Fils d'émigré
CHAPITRE XX
RETOUR À SAINT-BASLEMONT
Une lourde chaise de poste chargée de bagages et contenant cinq voyageurs, sans compter le postillon, venait de traverser au grand trot des quatre chevaux qui y étaient attelés un des pittoresques vallons qu'on rencontre à l'entrée des Vosges. On était en l'an III de la République une et indivisible, au mois de brumaire, c'est-à-dire en octobre 1794, vers le milieu de l'après-midi. Des nuages grisâtres voilaient le fond du ciel et, lorsqu'à de longs intervalles, ils se déchiraient sous les efforts du soleil automnal, ce n'était que pour laisser passer de pâles rayons impuissants à égayer la mélancolie du paysage sur lequel soufflait un vent sec et rude, qui emportait dans ses courtes rafales les dernières feuilles des arbres, desséchées et jaunies.
Au sortir du vallon, la route se bifurquait. D'un côté, elle allait vers Épinal; de l'autre, par une montée très dure, vers le village de Saint-Baslemont qu'on apercevait au sommet du coteau que couronnait, comme une forteresse, le vieux château apporté en dot au comte de Malincourt par la riche héritière qu'il avait épousée. C'est cette montée que prirent les chevaux, en ralentissant leur allure.
Par des sentiers pierreux, la voiture s'éleva, dominant de plus en plus les prairies, les vignes, les forêts, au fur et à mesure que s'élargissait l'espace, vu de plus haut, dans son cadre de collines qui se violaçaient sous la lumière assombrie du jour déclinant.
—Réveille-toi, Bernard, dit tout à coup l'un des voyageurs, en s'adressant au chevalier de Malincourt qui sommeillait dans le fond de la voiture entre Nina endormie et tante Isabelle pensive, dans son coin.
—Où sommes-nous donc, Valleroy? demanda Bernard en frottant ses yeux encore appesantis.
—Nous arrivons à Saint-Baslemont et, comme je l'avais prévu, nous y arrivons avant la nuit.
Bernard, sans répondre, allongea le cou par-dessus les genoux de tante Isabelle, pour passer la tête à la portière afin de voir plus vite la maison où s'était écoulée son heureuse enfance et d'où il s'était enfui deux ans auparavant. Mais il ne vit rien qu'un grand mur du haut duquel tombait, sur les pierres moussues, un épais rideau de lierre et coupé, çà et là, par intervalles, de brèches qu'avait ouvertes le temps ou la main des malfaiteurs. Par ces brèches, le regard pénétrait dans le parc mais sans en percer les profondeurs, tant étaient pressés et branchus les troncs des arbres. Bernard se rejeta dans le fond de la voiture, dépité de n'avoir pu même apercevoir la façade grise dont sa mémoire conservait le souvenir, ni les vieilles tours de Saint-Baslemont. Puis, se tournant vers sa petite amie que venaient d'éveiller ses mouvements:
—Nina, fit-il, nous allons entrer dans mon château.
—Où est-il, ton château? interrogea Nina.
—Là, parmi ces arbres, répondit Bernard.
—Ne te hâte pas de le déclarer tien, mon petit, intervint alors Valleroy. Savons-nous seulement en quelles mains il est tombé et si elles voudront nous le restituer?
—Qu'on nous le restitue ou non, il n'en est pas moins la propriété de mon frère et la mienne, l'héritage de nos parents. On a pu nous en déposséder. Ce n'est pas ce qui nous empêche d'en être les maîtres légitimes, les seuls. N'ai-je pas raison, tante Isabelle?
—Vous avez raison, Monsieur Bernard. Mais il ne faut pas le crier trop vite ni trop haut.
—Ne pas crier si je suis dépouillé! répliqua Bernard avec impétuosité.
On me vole et je n'ai pas le droit de crier: «Au voleur!»
—Ce n'est pas le droit que je conteste, objecta tante Isabelle. Je dis qu'il est prudent, par les temps où nous sommes, de ne pas se lancer à l'aventure dans des réclamations bruyantes que la résistance des détenteurs actuels de votre bien, appuyés sur les lois, rendrait inutiles et que tout acte de violence rendrait dangereuses. Interrogez le P. David, Monsieur Bernard. Je suis sûre qu'il sera de mon avis.
Assis à côté de Valleroy, le P. David suivait ce débat en silence, mais un sourire sur les lèvres comme s'il eût été satisfait d'assister à cette éclosion de virile énergie dans l'âme de Bernard qu'il considérait un peu comme son ouvrage. Interpellé par tante Isabelle, il répondit:
—Votre droit n'est pas contestable, Bernard. Mais les jacobins en ont violé beaucoup d'autres qui n'étaient pas moins sacrés et que leurs victimes ne recouvreront jamais. Ils ont, par des lois arbitraires, sanctionné leurs iniquités et ils ont coupé le cou à ceux qui protestaient contre ces lois.
—Ce temps est passé, mon Père. Robespierre n'est plus.
—Ses successeurs valent-ils mieux que lui? demanda le vieillard d'un air de doute. Avant de quitter Paris, Valleroy, après avoir établi votre qualité d'héritier du comte de Malincourt, a fait constater que vous n'avez pas été porté sur la liste des émigrés et qu'en conséquence, vous n'êtes pas déchu de votre droit à l'héritage de vos parents. On lui a répondu qu'après leur mort, leurs biens ont été confisqués et mis en vente, et vous savez quelles démarches longues et multipliées il a dû faire pour obtenir que, si le château de Saint-Baslemont n'a pas trouvé d'acquéreur, mais dans ce cas seulement, vous en soyez considéré comme propriétaire.
—Alors, s'il y a eu un acquéreur?… fit Bernard.
—S'il y a eu un acquéreur, vous ne rentrerez en possession de votre bien qu'autant qu'il voudra bien vous le revendre. C'est inique; mais cela est ainsi.
Bernard ne protesta pas. Mais son attitude révélait qu'il n'était pas convaincu.
—Ajoutez, mon Père, reprit Valleroy, que la décision qui rend au chevalier son héritage, s'il n'a pas passé dans des mains étrangères, constitue une rare faveur; qu'elle n'a été rendue que parce que j'ai pu acheter les bonnes grâces de ceux qui étaient chargés de la rendre, et surtout parce qu'ils ignoraient que Bernard a été émigré de fait. Mais cette circonstance peut être divulguée, et alors nos efforts auraient été inutiles. Les lois contre les émigrés sont toujours en vigueur.
—La sagesse ne t'abandonne jamais, Valleroy, murmura Bernard vaincu par ce raisonnement et déjà résigné. Je me tairai, quoi qu'il arrive; je serai prudent et j'approuve d'avance ce que tu feras.
Le silence recommença dans l'intérieur de la voiture qui continuait à gravir la côte de Saint-Baslemont, et l'on n'entendit plus que le bruit des roues écrasant les cailloux et le pas régulier des chevaux sur la route montante.
Trois mois s'étaient écoulés depuis la chute de Robespierre. La France respirait, délivrée du sanglant cauchemar qui, durant deux ans, avait pesé sur elle. Peu à peu, elle prenait une physionomie nouvelle par suite du rétablissement de la vie sociale et de la vie domestique. Le luxe longtemps proscrit réapparaissait dans les rues de Paris comme dans les maisons! L'or recommençait à circuler. Les salons se rouvraient, non ceux de la noblesse que la peur et des lois rigoureuses non encore abolies retenaient à l'étranger, mais ceux de la bourgeoisie qui se hâtait de ressaisir son influence. Chacun se sentait redevenir libre. Sur les visages, si longtemps en larmes, des sourires révélaient l'allégement des âmes.
Cet allégement, il est vrai, n'était pas sans contrainte. Le coup de thermidor qui avait renversé Robespierre s'était produit plutôt comme un accident brutal et inattendu, aux effets passagers, que comme un événement venant en son temps et à son heure, avec un caractère définitif. On ne pouvait oublier que les personnages qui s'étaient déclarés brusquement contre Robespierre avaient été ses complices, que ses crimes étaient leurs crimes, et que, durant la Terreur, ils ne s'étaient montrés ni moins impitoyables, ni moins féroces que lui. Sur les mains de Tallien, de Barrère, de Collot d'Herbois, de Fouché, de Fréron, de Barras, de tous ceux qu'on appelait les thermidoriens, il n'y avait pas moins de sang que sur les siennes. S'ils s'étaient décidés à faire le siège de son pouvoir, c'est qu'ils avaient craint de devenir ses victimes. En l'envoyant à la mort, ils s'étaient moins préoccupés de faire cesser la Terreur que de sauver leur tête. Mais, à peine maîtres du gouvernement, ils avaient confirmé les mesures déjà votées contre les émigrés et les prêtres, et il n'était pas sûr que si quelque événement menaçait leur puissance, ils n'eussent recours, pour la consolider ou la défendre, à ces mêmes terroristes parmi lesquels ils comptaient tant d'anciens alliés et qui, même lorsqu'ils étaient traqués et proscrits, ne se résignaient pas à leur défaite.
Ces circonstances paralysaient encore les espoirs conçus au lendemain du 9 thermidor et maintenaient sur la France une anxieuse inquiétude. On s'efforçait cependant de la dissimuler ou de l'oublier. On se jetait avec d'autant plus d'ardeur dans la vie reconquise qu'on avait été plus près de la mort. Ce qui caractérisait la réaction soudain déchaînée c'était le besoin de représailles et de vengeances qui animait les coeurs. De toutes parte, elles commençaient à s'exercer, faisant succéder aux crimes qu'elles voulaient châtier d'autres crimes non moins abominables. Dans le Midi, c'étaient des massacres où périssaient par centaines coupables et innocents; un peu partout des assassinats isolés, quelques-uns aggravés par la cruauté des raffinements ajoutés au supplice. Pour assouvir ces fureurs, des bandes s'étaient formées. Elles allaient par les campagnes, pillaient les propriétés de ceux qui s'étaient montrés favorables au régime de la Terreur. Elles mettaient les propriétaires à mort. La plupart du temps, les assassins étaient masqués. Leur ordinaire vengeance consistait dans la chauffe, d'où le nom de chauffeurs qu'on leur donna. Avant de tuer la victime, on lui brûlait les pieds pour l'obliger à confesser ses crimes ou à révéler en quel lieu elle cachait son argent. C'était une Terreur nouvelle.
Au début, elle avait eu pour unique mobile des motifs politiques. Mais bientôt vinrent s'y mêler des motifs personnels et particuliers. Dès lors, personne ne fut assuré d'être à l'abri des exploits des réactionnaires thermidoriens. Ces exploits devinrent non moins atroces que ceux des terroristes. Ils dégénérèrent en un vaste brigandage: diligences arrêtées, voyageurs détroussés, courriers de poste attaqués et volés.
À Paris, la réaction offrait une physionomie moins barbare. Mais elle accomplissait son oeuvre avec une égale ardeur, une égale violence. Des bandes de jeunes hommes allaient par les rues, armés de gourdins, toujours prêts à courir sus à quiconque était suspect de terrorisme. On les rencontrait dans les bals populaires, dans les cafés, dans les salles de spectacles, sur les promenades, faisant fête aux nobles non émigrés, à peine sortis de leur prison ou des retraites obscures où ils avaient vécu depuis deux ans, et menaçant les jacobins exposés à leur tour aux délations, à l'emprisonnement ou même à la mort. La Convention s'effrayait de ces représailles déchaînées par elle, le jour où elle avait condamné Robespierre. Elle s'alarmait des progrès de l'opinion thermidorienne que professaient les royalistes, et, bien qu'elle s'efforçât de les contenir et de paralyser leur action, bien qu'elle les combattit sans répit ni trêve, ainsi qu'elle le fit en les écrasant à Quiberon, elle était contrainte de tolérer leurs violences dans les villes et leurs crimes dans les campagnes, de telle sorte qu'à l'effusion du sang des aristocrates succédait l'effusion du sang des révolutionnaires sans qu'il lui fût possible de l'arrêter. Tel était l'état de la France au moment où Bernard et Valleroy, accompagnés de Nina, de tante Isabelle et du P. David, arrivaient à Saint-Baslemont.
Plusieurs causes avaient déterminé ce voyage. L'une d'elles n'intéressait que Valleroy. Son mariage avec tante Isabelle étant décidé, c'est dans son village qu'il souhaitait de le voir célébrer. À cet effet, dès le lendemain du 9 thermidor, il avait fait part de ses intentions à sa fiancée, qui les avait approuvées, heureuse d'aller vivre durant quelques mois, sinon toujours, dans la paix des champs, sous le ciel natal de son mari. Les autres motifs du départ étaient tirés de l'intérêt de Bernard, que Valleroy considérait comme supérieur au sien.
Après avoir conservé l'hôtel de Malincourt aux héritiers du comte et de la comtesse, grâce au dévouement de Kelner et à sa propre habileté, il avait hâte de savoir ce qu'il était advenu du château de Saint-Baslemont. Pendant les jours sanglants de la Terreur, il n'avait osé s'en informer, une telle démarche offrant trop de périls, alors surtout qu'il faisait passer Bernard pour son neveu. Après la chute de Robespierre, quand il devenait possible de se renseigner, il s'était heurté à d'autres difficultés. On n'avait pu lui dire à Paris si le château confisqué de droit, à la suite de la condamnation de ses propriétaires, avait été mis en vente, ni même si des acquéreurs s'étaient présentés. Le désordre administratif, en ces temps agités, s'aggravait de la difficulté des communications, et, finalement Valleroy, résolu à partir pour les Vosges, s'était borné à faire établir que Bernard, ne figurant pas sur la liste des émigrés, devait être mis en possession des biens de ses parents, s'ils n'avaient pas été aliénés.
À une époque où toute faveur était tarifée, il n'avait pu enlever qu'à prix d'or et qu'à la suite de démarches multipliées cette décision bienveillante. Mais, à l'heure où il s'éloignait de Paris, en emmenant avec lui les êtres qu'il aimait, tant de joie gonflait son coeur qu'il ne regrettait ni le temps perdu ni l'argent dépensé. Les mauvais jours eux-mêmes, ces jours allongés par la douleur et l'angoisse, il les oubliait. Parvenu au terme de sa course, après un long et fatigant voyage, il n'y pensait plus, à ces jours maudits; toute son âme se concentrait dans la contemplation de l'avenir qui, pour la première fois, s'annonçait clément et doux. Cependant, on atteignait le sommet de la côte de Saint-Baslemont. La chaise de poste, emportée par son robuste attelage, roula avec fracas sur le pavé, entre les maisons du village, se dirigeant vers le château. Alors, dans l'entre-bâillement des portes, aux croisées entr'ouvertes se montrèrent des têtes curieusement penchées. Attirés au seuil de leurs demeures par le bruit des roues, les habitants de Saint-Baslemont se demandaient quels étaient ces voyageurs qui arrivaient en grand équipage dans un temps et dans un pays où, en fait d'équipages, on ne rencontrait guère, depuis plusieurs années, que ceux des commissaires de la République en mission. Et comme la voiture s'arrêtait sur la place du château, devant les vieilles grilles, elle y fut entourée d'une foule de gens pressés de voir les arrivants. Valleroy ouvrit vivement la portière et mit pied à terre. Puis, tandis que ses compagnons descendaient derrière lui, il interpella les curieux.
—Bonjour, mes amis, dit-il. Ne me reconnaissez-vous pas?
Et comme on lui répondait en prononçant son nom, il ajouta:
—Oui, c'est moi qui vous reviens après une longue séparation, et qui vous ramène le fils de vos anciens seigneurs, celui que vous appeliez le chevalier de Malincourt. Embrasse ces braves gens, Bernard, continua-t-il, en s'adressant à ce dernier. Ils ont toujours été les fidèles amis de ta maison.
Bernard s'exécutait. Très ému, mais très digne, il parcourait les groupes, distribuait des poignées de main, recevait de rudes accolades, et son retour inattendu provoquait tant de cris de joyeuse surprise, tant de manifestations sympathiques, qu'il ne savait comment exprimer sa propre joie et traduire sa reconnaissance. Pendant ce temps, Valleroy causait à l'écart avec de vieilles connaissances, s'informait des événements survenus en son absence et se renseignait, afin de savoir si le château avait été mis en vente. Tout à coup, il appela Bernard, et celui-ci s'étant approché, il lui dit:
—Remercions Dieu, Bernard. Le château t'appartient toujours. Après la mort de tes parents, il a été confisqué avec leurs autres biens et le décret de confiscation a même été signifié à la municipalité de Saint-Baslemont. Mais elle n'en a tenu aucun compte. Elle a toujours négligé de mettre le domaine en vente et s'est contentée de le prendre sous sa protection, de telle sorte qu'à défaut d'un nouveau propriétaire et grâce à la décision que j'ai fait rendre en ta faveur, non seulement tu es libre de rentrer à Saint-Baslemont, mais encore tu peux t'y considérer toujours comme chez toi, et ce résultat, tu le dois aux anciens vassaux de ton père qui, tous, sans exception, se sont faits les complices de la municipalité pour empêcher la vente de tes biens.
—Oh! les braves gens! s'écria Bernard. Mes amis, dit-il en s'adressant à eux, je n'oublierai jamais ce que vous avez fait pour mon frère et pour moi.
—Mais où est-il, votre frère? demanda une voix. Pourquoi ne le voyons-nous pas avec vous?
Embarrassé pour répondre, Bernard regarda Valleroy comme pour solliciter un conseil. Valleroy comprit et fit lui-même la réponse.
—Le citoyen Armand nous rejoindra bientôt et il s'unira au citoyen Bernard pour vous remercier du dévouement dont vous leur avez donné l'éclatant témoignage. Et maintenant, reprit-il, en s'adressant à Bernard, entre dans ta maison, mon enfant; entres-y la tête haute et reprends-en publiquement possession.
Lui-même s'avança vers la grille, saisit une chaîne qui descendait le long de la porte et la tira brusquement. On entendit un son de cloche, et, des communs situés sur la droite de la cour d'honneur, on vit sortir un vieillard robuste et très droit, dont le visage sillonné de rides s'éclaira d'un sourire d'étonnement en apercevant la bonne figure de Valleroy.
—C'est Chourlot! fit Valleroy. Arrive, mon vieux, cria-t-il. Je te ramène ton maître.
Chourlot hâtait le pas. Puis, quand il fut près de la grille, il tira de sa poche une clé que ses mains tremblantes introduisirent dans la serrure, tandis qu'il bégayait, d'une voix qu'étranglaient les larmes:
—Valleroy! Monsieur le Chevalier!
—Ne m'appelle plus ainsi, dit Bernard. La Révolution a aboli les titres.
—Elle a eu beau les abolir, vous serez toujours pour moi M. le chevalier!
La porte était ouverte, et Bernard, sautant au cou du brave homme, l'embrassa vigoureusement! Ce dernier balbutiait:
—M. le comte m'avait confié le château. Je vous le remets, Monsieur le chevalier; vous le trouverez tel qu'il l'a laissé. Grâce à Dieu, je n'ai pas eu à défendre votre domaine, car toute la population de Saint-Baslemont m'aidait à le garder.
Bernard, de nouveau, remercia ces braves gens. Puis, prenant congé d'eux, il franchit la grille, suivi de ses compagnons de route, et pénétra dans la cour d'honneur, au fond de laquelle le château déroulait son antique façade, enveloppée de silence et voilée de mélancolie, avec ses portes et ses fenêtres closes. Mais, quelques instants après, elles s'ouvraient, ces fenêtres et ces portes, et, de nouveau, la vieille maison se remplissait d'air et de lumière. Comme l'avait dit Chourlot, elle était telle que l'avait laissée Bernard, deux ans avant, lorsqu'il s'enfuyait sous la conduite de Valleroy. Il voulut la parcourir du haut en bas, revoir la chambre de ses parents, la salle où ils avaient été arrêtés par Joseph Moulette, la chambre où lui-même était né et où, tant de fois, il avait attendu le sommeil, bercé dans les bras de sa mère.
Pendant ce temps, Valleroy descendait dans les souterrains et s'assurait que les trésors de la famille de Malincourt étaient toujours à la place où le comte, au moment de partir, les avait enfouis. Tranquille de ce côté, il s'occupa de préparer pour Bernard, pour tante Isabelle, pour Nina, pour le P. David et pour lui-même, une installation provisoire, en attendant qu'on pût secouer la poussière entassée sur les murs, sur les meubles, sur le plancher, remettre chaque chose à sa place, rendre au château sa physionomie d'autrefois.
—Si j'avais été prévenu de votre arrivée, disait Chourlot, j'aurais tout préparé pour vous recevoir.
—Mais je ne pouvais te prévenir, répondait Valleroy. Je ne savais si le château n'avait pas passé en d'autres mains, ni même si tu y étais encore.
Avant la nuit, grâce à Chourlot et à d'anciens serviteurs du comte de Malincourt qui s'étaient consacrés aussi à la garde et à la conservation du domaine, les ordres donnés par Valleroy étaient exécutés, les chambres prêtes, et les voyageurs pouvaient procéder à quelques soins de toilette avant de se réunir pour le souper. Quand on se mit à table, Bernard avait déjà parcouru le parc en compagnie de Nina et revu les lieux familiers où s'était écoulée son enfance.
Après le repas, tante Isabelle alla coucher l'enfant, qui tombait de fatigue et de sommeil. Elle ne vint retrouver, ses amis qu'après l'avoir vu s'endormir. Bernard alors se retira, car lui aussi était las de ce long voyage de Paris à Saint-Baslemont qui durait depuis huit jours.
Tante Isabelle, le P. David et Valleroy restèrent donc seuls.
—Parlons maintenant de nous, mon Père, dit alors Valleroy à l'ancien religieux. Avant de quitter Paris, je vous ai confié l'intention où nous sommes, tante Isabelle et moi, de nous marier et notre volonté de célébrer ici notre mariage. C'est même pour nous aider à réaliser ce projet que vous avez consenti à nous accompagner à Saint-Baslemont.
—Ce n'est en effet, que dans ce but, répondit le P. David. J'ai hâte de partir pour l'Italie. Il y a à Rome une maison de l'Ordre auquel j'appartiens. J'espère qu'on voudra m'y recevoir. La Révolution m'a délié de mes voeux, mais elle n'en avait pas le droit, et l'eût-elle possédé, ce droit, je n'en voudrais pas profiter. Moine je suis, moine je veux mourir. Je partirai donc, dès que vous serez mariés, mes amis.
—Nous ne vous retiendrons pas longtemps, mon Père. Dès demain, je ferai à la municipalité de Saint-Baslemont les déclarations nécessaires en vue de notre union. D'ici à huit jours, elle pourra y procéder. Mais comme tante Isabelle et moi ne considérons le mariage civil que comme une formalité insuffisante, nous vous demanderons ensuite de nous bénir. La cérémonie s'accomplira ici, secrètement, et ensuite vous serez libre. M'approuvez-vous, tante Isabelle?
—J'approuve tout ce que vous faites, Valleroy, répondit la jeune femme en tendant la main à son fiancé.
—Tout reste donc ainsi convenu, reprit Valleroy.
On dormit paisiblement cette nuit-là au château de Saint-Baslemont. Pour la première fois depuis deux ans, après tant de cruelles épreuves héroïquement supportées, Bernard et ses amis pouvaient se livrer au repos en toute sécurité, sans avoir à redouter les jours qui devaient suivre.
Le lendemain, tout le monde était debout de bonne heure. Tandis que Bernard promenait à travers le domaine de Malincourt tante Isabelle, Nina et le P. David, Valleroy commençait ses démarches auprès de la municipalité en vue de hâter son mariage et de faire régulariser en même temps la situation de Bernard, à l'aide des décisions qu'il avait obtenues avant de quitter Paris, en faveur de l'héritier des Malincourt. Comme il l'avait prévu, ces démarches et les formalités qu'elles nécessitaient exigèrent une semaine durant laquelle il eut à s'occuper de rendre habitable le château. Mais il se prodigua, et, grâce à son activité, les choses, à l'expiration du terme qu'il s'était fixé, avaient marché comme il le souhaitait.
CHAPITRE XXI
LE TEMPS S'ENVOLE
Un matin, de bonne heure, tante Isabelle et Valleroy se rendirent à la municipalité de Saint-Baslemont. En présence de quatre témoins, le maire les maria conformément aux lois nouvelles édictées par la Révolution. Puis ils rentrèrent au château où le P. David devait, la nuit venue, consacrer leur union d'après les rites de l'Eglise, abolis par le nouveau régime, mais que, même en pleine Terreur, les catholiques avaient observés autant qu'ils le pouvaient. Après le souper, dans une pièce située au premier étage, qui servait jadis d'oratoire à la comtesse de Malincourt, le P. David, aidé de Bernard et de Valleroy, dressa un autel qu'il orna de guipures et de dentelles, de candélabres d'argent et de fleurs d'arrière-saison, cueillies dans le parc avant la fin du jour par tante Isabelle. L'église du village, abandonnée depuis longtemps, avait fourni les vêtements sacerdotaux, les vases sacrés, et même pour Bernard, qui devait assister l'officiant, une soutane rouge et un surplis d'enfant de choeur.
Puis, lorsque ces préparatifs furent terminés, on attendit dans le recueillement que sonnât minuit. Alors, dans cette chapelle improvisée, vinrent prendre place Chourlot et Nina qui seuls devaient être présents à la cérémonie, puis Valleroy et tante Isabelle. Ils s'agenouillèrent devant l'autel, et, au moment où les pendules du château frappaient les douze coups de minuit, le P. David entra, précédé de Bernard.
En quelques paroles éloquentes, il traça aux époux le tableau de leurs nouveaux devoirs et formula les voeux dont il allait demander pour eux la réalisation. Il les unit ensuite et célébra la messe à leur intention, tandis que, courbés au pied de la croix, ils remerciaient Dieu qui mettait un terme à leurs épreuves et liait à jamais leurs coeurs en leur versant l'oubli du passé dans la perspective d'un bonheur infini.
La cérémonie était terminée déjà, le P. David avait quitté les vêtements sacerdotaux, quand soudain, du rez-de-chaussée, monta un bruit sourd. À l'une des portes du château, du côté du parc, des coups précipités se faisaient entendre. Il y eut un moment de surprise et d'inquiétude.
—Qui nous arrive? demanda Valleroy en se levant.
—Nous n'attendons personne, objecta tante Isabelle.
—C'est peut-être Armand qui revient! s'écria Bernard. Sur ce mot, Valleroy s'élança hors de la pièce, suivi de Chourlot qui portait un flambeau. Ils arrivèrent au rez-de-chaussée contre la porte à laquelle on frappait. Et comme les coups redoublaient:
—Qui va là? interrogea Valleroy.
—Un proscrit qui sollicite un asile, répondit une voix mâle.
—Il n'y a de proscrits aujourd'hui que les jacobins et les terroristes souffla Valleroy à l'oreille de Chourlot. Défions-nous…
—N'ouvrez pas! murmura Chourlot.
—Tous les malheureux ont droit à notre pitiés Tournant la clé dans la serrure, Valleroy entre-bâilla la porte. L'ouverture n'était pas grande, mais, si peu qu'elle le fût, elle l'était assez pour permettre à un homme de passer, et le proscrit, s'y précipitant, entra dans le château où, à peine entré, il tomba à genoux, sans qu'on pût voir son visage dissimulé sous les larges bords de son chapeau.
—Par pitié, ne me repoussez pas, murmura-t-il. Je suis poursuivi; j'ai marché depuis le lever du jour et n'ai pu trouver ni un morceau de pain ni un verre d'eau.
—Dites au moins qui vous êtes, reprit Valleroy. Puisque vous vous êtes arrêté à cette porte, c'est que vous saviez que personne, dans notre maison, n'est capable de vous dénoncer.
Alors, l'inconnu redressa son front courbé, en se relevant lentement. Mais, tout à coup, il bondit et poussa un cri en montrant son visage à Valleroy, qui, stupéfait à son tour, laissait échapper de ses lèvres le nom de celui qu'il venait de reconnaître et qui n'était autre que Joseph Moulette, dit Curtius Scoevola, président du club des jacobins d'Epinal, et ancien secrétaire de l'accusateur public Fouquier-Tinville.
—Oui, c'est moi, c'est bien moi, Joseph Moulette. Mais, toi-même,
Valleroy, comment es-tu ici?
—Je répondrai plus tard à ta question, fit Valleroy. Tu m'as dit tout à l'heure que tu avais faim et soif. Tu vas manger et boire. Nous causerons ensuite.
À voix basse, il donna un ordre à Chourlot, qui disparut.
—Le château est-il habité? interrogea Joseph Moulette en promenant tout autour de lui des regards qui trahissaient son inquiétude.
Valleroy devina sa pensée;
—Il est habité. Mais ceux qui l'habitent ont l'âme noble et généreuse, et tu ne cours aucun risque au milieu d'eux.
—Je peux donc respirer. C'est la première fois depuis mon départ de Paris, que je dormirai sans craindre d'être surpris par ceux qui me cherchent.
—Viens d'abord te rassasier.
Passant le premier, Valleroy conduisit le citoyen président dans la salle à manger où Chourlot venait de mettre un couvert sur un coin de table et de servir les restes du souper.
—Je me reconnais, dit Joseph Moulette, on s'asseyant. C'est ici, dans cette pièce, qu'en 92, j'arrêtai le ci-devant comte de Malincourt et la ci-devant comtesse, son épouse.
—C'est donc par ta faute qu'ils sont allés à l'échafaud, répliqua Valleroy. Ne rappelle pas ce souvenir dans leur maison. Cela te porterait malheur.
Joseph Moulette le regarda, une expression de crainte aux yeux, car, dans cet avertissement, il avait saisi comme un accent de menace. La physionomie tranquille de Valleroy le rassura. Cédant au besoin, il se mit à manger avec avidité. Tant que dura son repas, Valleroy resta silencieux, se contentant de le contempler. Mais, bientôt, cette attitude devint intolérable à Joseph Moulette. Pour échapper plus vite à ce regard qui l'enveloppait et semblait vouloir pénétrer jusqu'à son âme, il se hâta.
—J'ai fini, dit-il tout à coup en repoussant son assiette d'un geste brusque et en s'écartant de la table. Raconte-moi maintenant comment il se fait que je te retrouve dans cette maison.
—Parle le premier, citoyen président.
—Eh ne me donne plus ce titre. J'expie assez cruellement le périlleux honneur de l'avoir porté. Je lui dois mes malheurs actuels. C'est grâce à lui que je suis hors la loi.
—Après le rôle que tu as joué pendant la Terreur, il fallait s'y attendre, observa philosophiquement Valleroy.
—Tu te souviens qu'au moment de la chute de Robespierre, j'étais en prison, continua Joseph Moulette. L'événement de thermidor ne me surprit pas. Je l'avais prévu le jour même de mon arrestation. Du moment qu'il tolérait qu'on emprisonnât les patriotes tels que moi, Robespierre était perdu.
—Tu fus arrêté parce que Fouquier-Tinville t'accusa de le trahir.
—Et c'est vrai que je le trahissais. Mais, tu sais pourquoi, Valleroy.
Je voulais que la ci-devant chanoinesse de Jussac et la nommée Isabelle
Lebrun vécussent aussi longtemps que ce serait utile à nos intérêts.
—N'invoque pas cette excuse, Joseph Moulette. Ce n'est pas en prolongeant l'existence de ces pauvres femmes que tu t'es perdu. Fouquier-Tinville a toujours ignoré les engagements que tu avais pris envers moi et notre accord. Ce qui t'a valu ta disgrâce, c'est que tu vendis tes services à d'autres malheureux auxquels tu avais promis de les sauver. Et cela, tu le faisais à mon insu. Tu ne les as pas sauvés, quoique ayant reçu le prix dont vous étiez convenus ensemble, et leurs parents t'ont dénoncé.
Joseph Moulette ne put contenir un geste de surprise irritée. Mais, il le réprima presque aussitôt, et, souriant d'un mauvais sourire, il reprit:
—Quelle qu'ait été la cause de mon arrestation, sans le 9 thermidor, j'étais perdu. Cette journée assura mon salut, et le mois suivant, j'obtenais ma mise en liberté. J'en profitai pour fuir Paris où les patriotes ne trouvaient plus justice. Je retournai à Épinal avec l'espoir de m'y faire oublier. Mais, là aussi la réaction triomphait, et quand j'arrivai dans cette ville ce fut pour apprendre que les autorités nouvelles avaient demandé à Paris et obtenu ma mise hors la loi, comme terroriste. Depuis, j'erre de tous côtés, dénoncé, poursuivi, traqué. Partout on me demande mes papiers d'identité, et comme je ne puis les exhiber sans révéler qui je suis et sans me perdre de partout je suis obligé de m'enfuir.
—Mais, dans quel but es-tu venu te réfugier ici?
—Les hasards de ma fuite m'ont conduit de ce côté. Alors, je me suis rappelé que ce château, son parc, les bois qui l'entourent offraient d'inaccessibles retraites. J'y suis venu dans la pensée d'y vivre caché. Mais, ce soir, j'étais exténué, affamé, couvert de meurtrissures. Quand, tout à l'heure, j'ai frappé à cette porte, au risque de rencontrer des hommes sans entrailles, capables de me livrer à mes ennemis, j'étais las de vivre, et la mort me semblait préférable aux souffrances que j'ai endurées. Heureusement, je t'ai trouvé et tu me sauveras.
—Oui, je te sauverai, répondit gravement Valleroy. L'humanité m'en fait un devoir.
—L'humanité et l'amitié, car tu es mon ami.
—Dis plutôt que tu as cru que je l'étais.
—M'aurais-tu trompé? demanda Joseph Moulette stupéfait.
Depuis un moment, Valleroy se contenait. À cette question, il éclata:
—Si je t'ai trompé! Mais je n'ai pas fait autre chose depuis que je te connais! Je t'ai trompé à Coblentz où, tout en feignant de seconder tes menées criminelles, je te dénonçais à la police de l'Électeur et obtenais ton arrestation pour t'empêcher de nuire à la famille de Malincourt. Je t'ai trompé au club des jacobins quand je t'y retrouvai en te laissant croire que j'étais disposé à devenir de nouveau ton complice pour t'enrichir et m'enrichir de la dépouille des innocents. Je t'ai trompé, le lendemain, dans le cabinet de Fouquier-Tinville, en inventant une histoire de trésor caché dans le château de Jussac, à l'unique effet de sauver la chanoinesse. Je t'ai trompé plus tard encore quand j'exigeai qu'Isabelle Lebrun ne comparût pas devant le tribunal révolutionnaire. Oui, grâce à ta sottise plus encore qu'à mon habileté, j'avais fait de toi ma dupe et l'instrument de mes desseins. Et toi, pauvre niais, tu n'as rien vu, rien deviné, rien compris. Tu as ajouté foi à tous mes mensonges. Plus ils étaient grossiers, plus ils te trouvaient crédule. Si tu m'avais observé pourtant… Regarde-moi, citoyen président, ai-je l'air d'un scélérat de ton espèce?
Tout en parlant, Valleroy marchait fiévreusement à travers la salle, passant et repassant devant Joseph Moulette médusé, immobile et comme cloué sur sa chaise.
-Mais qui donc es-tu? demanda timidement ce dernier. Valleroy s'arrêta et, penché sur lui, il répondit:
—Je suis le fidèle serviteur du comte et de la comtesse de Malincourt, que tu es venu surprendre ici quand ils allaient s'enfuir et dont, pour t'emparer de leurs biens, tu as causé la mort. Je suis l'ami de leurs fils qui auraient subi le même sort que leurs parents si, à Coblentz, je ne m'étais mis entre eux et toi pour les protéger contre tes tentatives d'espionnage. Je suis enfin le mari d'Isabelle Lebrun qui, plus heureuse que la chanoinesse de Jussac, a été préservée et qui seule te protège aujourd'hui, car si elle avait péri, tu ne serais pas vivant.
—Vas-tu maintenant chercher à te venger de moi? interrogea Joseph
Moulette, courbé sous l'effroi.
—Me venger? Non, dit dédaigneusement Valleroy. Tu es arrivé à Saint-Baslemont dans un jour heureux, un de ces jours qui disposent à la clémence. Je t'ai promis de te sauver et je te sauverai. Seulement, je dois t'avertir que le maître de ce château se nomme le chevalier Bernard de Malincourt. C'est cet enfant qui, à Paris, passait pour mon neveu, et qui, maintes fois, alla te porter mes messages. Tâche de ne pas te trouver sur son chemin, car il te connaît, et je ne sais si, en songeant à ses parents guillotinés, il serait disposé à user envers toi d'une clémence égale à la mienne.
À ces mots, Joseph Moulette se leva. S'efforçant de dissimuler sous une ironie voulue la peur qu'excitait en lui l'impétueux discours de Valleroy, il murmura:
—Elle me semble dangereuse, ta clémence, citoyen. Et peut-être vaut-il mieux que j'aille chercher ailleurs un autre asile…
—Tu es libre de partir et libre de rester. Si tu restes et si tu suis aveuglément mes conseils, je me porte garant de ta sécurité. Si tu pars, on tâchera de t'oublier. Choisis.
Joseph Moulette ne répondit pas sur-le-champ, comme s'il eût voulu se recueillir avant de prendre une décision. Eh attendant qu'il la fit connaître, Valleroy allait et venait de nouveau dans la salle silencieuse, cherchant à dominer son impatience et sa colère, évitant d'arrêter ses regards sur le sinistre coquin que la destinée vengeresse venait de lui livrer. En se montrant généreux, il croyait n'avoir rien à redouter de lui. Il ne le considérait plus que comme une bête venimeuse mise à jamais dans, l'impossibilité de mordre. Mais, s'il l'eût observé, il aurait bien vite compris que le drôle ne se jugeait pas ainsi, et que, loin de se croire désarmé, il ruminait déjà quelque vengeance, car sur sa face blêmie revenait l'expression sournoise qui lui était habituelle.
—Es-tu décidé? demanda brutalement Valleroy lassé d'attendre.
—Je reste et je me fie à ta générosité, supplia d'un ton très humble
Joseph Moulette.
Chourlot attendait dans une pièce voisine la fin de cet entretien.
Valleroy l'appela.
—Voici un homme que je te confie, lui dit-il, en désignant le citoyen président. C'est un proscrit. À ce titre, et puisqu'il est venu chercher près de nous un refuge, nous lui devons secours. Cette nuit, il couchera près de toi, dans les communs. Demain, nous aviserons à le mieux installer.
—Suivez-moi, Monsieur, répondit Chourlot.
Joseph Moulette balbutia un remerciement. Puis il sortit; la tête basse, derrière le vieux paysan, à la garde duquel Valleroy venait de le remettre, et ce dernier s'empressa de rejoindre sa femme et ses amis. Nina dormait. Mais Bernard n'avait pas voulu se coucher sans revoir Valleroy. Il veillait avec tante Isabelle et le P. David.
—Que s'est-il passé? demanda-t-il à Valleroy.
—Un événement sans importance. Nous en reparlerons:
Ce soir-là, Valleroy ne voulut rien dire de plus. Mais, le lendemain, il confessa à Bernard toute la vérité.
—Comment ce misérable a-t-il osé se présenter ici? s'écria Bernard; indigné.
—Il ignorait qu'il nous y trouverait;
—Mais, maintenant qu'il sait que nous y sommes, persistera-t-il à y demeurer?
—Il est convaincu que tu ne chercheras pas à tirer vengeance de lui.
—Il se trompe. J'ai le droit de châtier le meurtrier de mes parents.
—As-tu ce droit, Bernard? N'est-ce pas à Dieu, à Dieu seul qu'il appartient? Et puis, frapper un homme qui est venu se réfugier à ton foyer!… Laisse-le à ses remords.
—Alors, qu'il aille les traîner ailleurs. Je ne puis répondre de moi si mon regard s'arrête sur lui.
—Tu lui refuses donc l'hospitalité?
—Je consens à la lui accorder tant qu'il sera empêché de trouver un autre asile. Mais, peut-être, est-il possible de lui en assurer un ailleurs que dans cette maison, ou même de le faire sortir de France. Tout ce que tu voudras, Valleroy, sauf la prolongation de son séjour ici.
—C'est bien, il partira, répondit Valleroy.
Le même jour; il signifia à Joseph Moulette la volonté de Bernard.
—Tu ne peux rester près de lui, dit-il. Ta présence lui rappellerait trop d'affreux souvenirs, et toi-même, tu comprendrais bientôt que tu n'es pas en sûreté dans une maison où tu as laissé des traces sanglantes.
—Je partirai, puisqu'on me chasse.
—On ne te chasse pas. On consent même à te garder tant que ta vie et ta liberté seront en péril. Mais on souhaite ton éloignement et on pense, que tu trouveras aisément une autre retraite. Si même tu veux passer la frontière on s'offre à seconder tes efforts, pour y atteindre.
—Passer la frontière! Comment? Elle est occupée par l'armée de la République, et je ne parviendrais pas jusque-là. Je ne veux pas tenter l'aventure. Je quitterai Saint-Baslemont à la nuit.
En prononçant ces mots sa voix révélait moins de résignation que de sourde colère. On eût dit qu'il menaçait. Mais Valleroy ne s'en alarma pas convaincu que le personnage ne pouvait rien, contre les habitants du château. Toutefois, par prudence, il le surveilla jusqu'au soir. La nuit venue, dans la petite chambre qu'occupait Joseph Moulette et de laquelle il n'était pas sorti de tout le jour, Chourlot lui servit un copieux repas. Le citoyen président put manger à sa faim et boire à sa soif. Quand il eut fini, Valleroy lui glissa quelques pièces d'or dans la main et accompagna ce don généreux d'un avertissement solennel:
—Tu nous as fait beaucoup de mal, Joseph Moulette. Tu as vu comment nous nous vengeons. Profite de cet exemple et puisse le ciel ouvrir ton âme au repentir! Et surtout, garde-toi de revenir par ici. Il ne faut braver ni Dieu ni les hommes.
Joseph Moulette s'inclina sans prononcer une parole. Puis il s'éloigna, suivi de Valleroy et de Chourlot qui l'escortèrent jusqu'au delà de la grille et demeurèrent debout, sur le seuil du château jusqu'à ce qu'il eût disparu au détour de la route déserte qu'enveloppait l'ombre du soir.
—Bon voyage! murmura Valleroy.
—Est-ce bien prudent de laisser partir ce coquin? demanda Chourlot. M'est avis que, puisque vous le teniez, il fallait le mettre dans l'impossibilité de nuire.
—L'assassiner? Y penses-tu, Chourlot?
—Quand on rencontre une vipère, on l'écrase.
—Bah! celle-ci a épuisé son venin.
—Puissiez-vous dire vrai, Monsieur Valleroy, et n'avoir pas à regretter un jour votre bonté!
Durant la semaine qui suivit cet événement, les habitants de Saint-Baslemont assistèrent à un autre départ. Mais loin d'être pour eux une délivrance, celui-ci devait exciter leurs regrets. Le P. David les quittait pour se rendre à Rome, où il allait reprendre le joug monastique sous lequel il voulait finir sa vie. Depuis longtemps, il partageait et consolait leurs douleurs. Grands et petits lui avaient voué autant d'affection que de reconnaissance. Tout ce qu'avait appris Bernard pendant ces deux années, tout ce qu'il savait, les développements de son esprit, la maturité de ses jugements, l'élévation de son âme, c'est au P. David qu'il en était redevable non moins qu'aux tragiques événements dans lesquels il avait puisé l'expérience, le sang-froid, l'énergie. En le perdant, il perdait un maître indulgent, patient et sûr, une source inépuisable de sages conseils. La séparation fut cruelle, et Bernard pleurait quand, au moment de s'éloigner, le P. David voulut bénir les amis qu'il laissait derrière soi. Le jour de son départ fut un jour de tristesse et de deuil.
Maintenant, l'existence des habitants de Saint-Baslemont allait revêtir une physionomie nouvelle. Aux troubles de Paris, à ces agitations révolutionnaires au milieu desquelles ils avaient vécu de longs jours, succédait pour eux le calme réconfortant de la libre vie des champs. En quelques semaines, ils en avaient ressenti si vivement les salutaires effets que, venus dans les Vosges avec le dessein de n'y faire qu'une halte, Bernard, tante Isabelle et Valleroy tombèrent d'accord pour y demeurer jusqu'au moment où la France serait pacifiée. Les intérêts de Bernard n'exigeaient pas sa présence à Paris, pas plus que celle de Valleroy; Kelner suffisait à les défendre. En revanche, ils justifiaient son séjour à Saint-Baslemont, où manquait depuis longtemps l'oeil du maître, où manquait surtout pour l'exploitation du domaine la main habile et vigoureuse de l'intendant des Malincourt. Il était donc décidé qu'on ne retournerait pas à Paris de si tôt, et comme après les épreuves antérieures, la perspective de quelques mois à passer loin du bruit des villes et dans la paix de la campagne offrait une rare douceur, la décision rendait tout le monde heureux.
On touchait alors à la fin de l'automne. Au-dessus des bois effeuillés et jaunis, le vent froid des hautes montagnes annonçait l'hiver. Mais la neige ne tombait pas encore et fréquemment le soleil se montrait. On partait alors pour de grandes promenades d'où les enfants rapportaient appétit, force et santé. Nina se développait à miracle. Sous son visage de chérubin brun, dans le flot de ses cheveux noirs, perçait la beauté de la jeune fille en éclosion.
Ce n'était pas seulement une fraternelle tendresse que Bernard nourrissait pour elle: c'était aussi une admiration passionnée qui ne tolérait ni les critiques ni même les maternelles remontrances de tante Isabelle. Cette admiration était d'ailleurs réciproque, car Nina considérait son chevalier comme le plus accompli des chevaliers comme le plus beau, le plus vigoureux, le plus habile, et à la voir près de lui, on devinait aisément qu'elle tirait vanité de ce protecteur dont ses exigences enfantines et ses caprices ne lassaient jamais la patience. Quoi quelle voulût, quoi qu'elle demandât, Bernard s'ingéniait toujours à la satisfaire. Rien ne se pouvait de plus touchant que les témoignages de son incessante sollicitude pour la mignonne créature que la destinée avait introduite et fixée au foyer des Malincourt.
Quant à lui, il se transformait à vue d'oeil. Il allait vers, seize ans et avait presque la taille d'un homme. Bien qu'encore un peu grêle, sa poitrine s'élargissait. Son visage s'était virilisé; l'expression pénétrante et grave de son regard s'accentuait. Sa démarche, ses gestes, son allure décelaient le noble sang dont il était issu. Sous cette séduisante enveloppe, battait un coeur fier, généreux, sensible, une âme ardente, toujours prête à s'enthousiasmer au spectacle des actions éclatantes et des mâles vertus. Tout en lui révélait qu'il était d'assez forte trempe pour affronter les luttes de la vie. Son esprit de résolution, sa raison s'affirmaient en toutes circonstances avec tant de spontanéité que Valleroy lui-même en subissait l'empire et qu'après avoir été longtemps les guide il se laissait tenant guider volontiers.
Au moment où commençait l'hiver de 1794, le bonheur semblait, revenu au château de Saint-Baslemont. Bernard en aurait joui sans contrainte si l'absence de son frère n'eût entretenu dans son coeur une plaie toujours saignante. Mais cette absence incompréhensible et mystérieuse se prolongeait. Après avoir vainement attendu Armand, après avoir patiemment attendu de ses nouvelles, Bernard, déçu dans son attente, ne savait que penser ni comment s'y prendre pour s'éclairer sur le sort de ce frère chéri duquel il ne pouvait dire s'il était vivant ou s'il était mort.
Dès les premiers froids, la neige avait étendu sur le sol, en couches épaisses, son tapis blanc et ouaté. Le pays des Vosges, dans le cercle de ses montagnes, était comme enseveli sous ce linceul. Les routes devenant impraticables, il semblait séparé du reste du monde. Les nouvelles du dehors n'arrivaient plus que rarement à Saint-Baslemont. On n'en connaissait guère que ce que racontait Kelner dans les lettres qu'il écrivait une ou deux fois par mois, que ce qu'on apprenait par quelques rares voyageurs. Les uns et les autres décrivaient l'état de Paris, ses agitations incessantes la lutte qui s'engageait entre les thermidoriens et les royalistes, les progrès de l'esprit réactionnaire, activés par ceux-ci, combattus par ceux-là. Unies quand il s'était agi de renverser Robespierre, ces deux factions maintenant se menaçaient, et leur accidentelle alliance était en train de se rompre.
Paris, si longtemps dominé par la Terreur, se prononçait pour les royalistes. La Convention, à l'effet de lui résister, cherchait un point d'appui du côté des jacobins, qui commençaient à reprendre espoir. À la veille de se séparer, l'Assemblée discutait une constitution nouvelle, qui devait, sous le nom de Constitution de l'an III, remplacer celle qui, dans les mains de Robespierre, était devenue l'instrument des maux de la France et qu'elle ne considérait plus qu'avec horreur.
Aux frontières, les hostilités duraient encore. Des seize armées que la France avait opposées à ses ennemis, il en restait huit. Au Nord, au Midi, avec des fortunes diverses, elles défendaient son territoire. Mais la Prusse et l'Espagne demandaient la paix. Les Autrichiens et les Anglais étaient seuls disposés à continuer la guerre, les premiers en Allemagne et en Italie, les seconds sur les mers et en Vendée, où ils soutenaient de leur or et de leurs conseils l'insurrection non encore abattue.
Les causes de troubles et de conflits étaient donc innombrables. L'avenir restait obscur tant à cause des difficultés du dehors que des rivalités du dedans. Mais, en attendant qu'il se réalisât, la société française se livrait au bonheur de vivre, sans regarder au delà de l'heure présente.
Ces événements n'avaient à Saint-Baslemont que des échos affaiblis. Ils n'altéraient pas la sérénité de l'existence et ne troublaient en rien le repos réparateur que goûtaient Bernard, tante Isabelle et Valleroy. Quand tombait la neige ou la pluie, ils restaient enfermés. Le travail, l'étude, les occupations usuelles remplissaient leurs instants. La pétulance juvénile de Nina les égayait. Dès qu'un rayon de soleil se montrait dans le ciel, on allait courir les bois. Le soir, à la veillée, devant les flammes dansantes sur les bûches énormes entassées dans la cheminée, on commentait les incidents de la promenade, à défaut de mieux.
Ce long hiver durant lequel Bernard vécut comme dans une retraite fut salutaire à son corps et à son esprit. L'exercice et l'air sain des montagnes imprimèrent la vigueur à son organisme, en même temps que son instruction se complétait par des lectures suivies. La salle où se trouvait la bibliothèque devint son séjour préféré. Il y passait des heures et des heures sans se lasser. Il en dévora tous les volumes, s'attachant de préférence à ceux qui racontaient des batailles, d'éclatants faits d'armes, la vie de soldats illustres. Ces récits flattaient son goût pour les choses de la guerre, qu'avaient fait naître, depuis 1792, les périls de la patrie attaquée de toutes parts et l'héroïsme déployé par ses défenseurs. Cette patrie devenue l'objet de son culte, il brûlait de la défendre. Il s'y préparait en ne négligeant aucune occasion d'admirer ceux qui l'avaient défendue et qu'il se proposait d'imiter.
Au printemps, les relations de Saint-Baslemont avec le reste de la France se renouèrent. On put recevoir régulièrement les journaux de Paris. Les lettres de Kelner devinrent plus fréquentes, et on cessa de vivre dans l'ignorance complète de ce qui se passait au dehors. Alors Bernard s'intéressa aux événements plus encore qu'il ne l'avait fait jusque-là. Mais c'est le mouvement des armées engagées sur le Rhin et en Italie qu'il suivait de préférence au mouvement des partis dans Paris. Sa pensée le conduisait anxieux, fiévreux, passionné, à la suite des soldats français. Il pleurait sur leurs défaites, applaudissait à leurs victoires, accordant à peine une attention dédaigneuse aux luttes politiques qui présageaient la guerre civile. Il suivait dans leurs campagnes les généraux de la République: Pichegru, Moreau, Jourdan, Kellermann, Moncey, Hoche, Marceau, Kléber, Championnet, Lefebvre, d'autres encore, destinés, les uns, à une glorieuse carrière, les autres, à une mort prochaine, non moins glorieuse. Il connaissait leurs noms, leur valeur, leurs exploits, tandis qu'il n'aurait pu dire quels hommes étaient Barras, Tallien, Fouché, ni ceux qui, par eux et avec eux, allaient devenir les maîtres de la France, en attendant celui qui devait les éclipser tous, Bonaparte, dont à ce moment les services étaient encore trop obscurs pour être admirés et commentés dans un village perdu du département des Vosges.
C'est ainsi que le temps s'écoula heureux et paisible pour les habitants du château de Saint-Baslemont.
CHAPITRE XXII
LES DERNIERS MÉFAITS DU CITOYEN PRÉSIDENT
Vers la fin de l'été de 1795, une après-midi du mois de vendémiaire, Valleroy rentrait d'une promenade sur les terres de Saint-Baslemont quand il vit une voiture qu'escortaient deux gendarmes à cheval s'arrêter sut la place du château devant la grille, et descendre de cette voiture trois personnages. Il pressa le pas et les rejoignit au moment où ils pénétraient dans la cour d'honneur. De loin, il n'avait reconnu aucun d'eux. Mais, en les abordant, il éprouva la même sensation que s'il se fût trouvé à l'improviste en présence d'une bande de malfaiteurs. L'un de ces personnages était Joseph Moulette.
Si violent fut le saisissement de Valleroy que, d'abord, il perdait son ordinaire sang-froid, affolé par le retour inattendu du sinistre coquin parti de Saint-Baslemont, un an auparavant, misérable, vêtu de haillons, proscrit, et qui s'y présentait maintenant en brillant équipage, les pistolets à sa ceinture et, des pieds à la tête, transformé. Assurément, ce retour ne présageait rien de bon. Il suffisait de voir le méchant sourire qui voltigeait sur la face patibulaire du citoyen président pour comprendre, bien qu'il affectât de garder le silence et de s'effacer derrière ses compagnons, qu'il revenait triomphant, animé de mauvais desseins, avide de reprendre sa revanche, ainsi qu'un messager de malheur.
Comme Valleroy s'était trouvé aux prises avec d'autres périls, la nécessité de faire face à celui-ci lui rendit bientôt son énergie. Les individus qu'accompagnait Joseph Moulette lui étaient inconnus. Mais ils portaient une écharpe sur leur habit à longues basques et à larges revers, une cocarde rouge à leur chapeau, autour des reins une ceinture à laquelle attenait un sabre, et il n'eut aucune peine à deviner leur qualité. Celui qui semblait le plus important des deux s'empressa d'ailleurs de la décliner.
—Nous sommes délégués par le district d'Épinal, citoyen, dit-il, et envoyés vers toi pour procéder à une enquête sur des faits qui te concernent.
—Je suis à vos ordres, citoyens, répondit Valleroy. Si vous voulez entrer dans la maison, nous pourrons causer librement.
Marchant devant eux, il traversa la cour et les introduisit dans une salle au rez-de-chaussée. En y entrant, celui qui avait déjà parlé s'allongea dans un fauteuil avec un air de grande fatigue, et, d'un geste lassé, jeta son chapeau sur une table.
—Vous arrivez d'Epinal? demanda Valleroy en essayant de se donner des airs niais.
—Sans débrider, répondit le délégué. Nous sommes partis au petit jour.
—Mais alors, vous devez avoir besoin de vous réconforter! Le délégué consulta du regard ses compagnons et répondit:
—II est certain qu'un verre de vin et une croûte de pain seraient les bienvenus.
—Je vais vous faire servir une collation, reprit Valleroy.
—Nous acceptons, et, avec le consentement du citoyen Joseph Moulette ici présent, nous t'autorisons à nous envoyer deux ou trois bonnes bouteilles de ce vin vieux de Moselle dont la cave du château de Saint-Baslemont était abondamment pourvue, à ce qu'il paraît, au temps du tyran Capet. Tu permets, citoyen Moulette?
—Je permets, dit froidement celui-ci.
Valleroy était stupéfait.
—Je ne vois pas en quoi le consentement du citoyen Moulette…
Le délégué l'interrompit.
—Tu verras tout à l'heure, citoyen Valleroy. Mais, d'abord, fais-nous servir; nous causerons ensuite.
Quoiqu'il ne comprît rien à ce langage, Valleroy ne s'attarda pas à discuter. Il sortit, saisissant avec empressement l'occasion qui lui était offerte d'être seul un moment, de se recueillir et d'aviser aux moyens de conjurer le danger qui venait d'éclater. Dans quel but le district d'Épinal envoyait-il des délégués à Saint-Baslemont? De quelle mission étaient-ils chargés? Pourquoi Joseph Moulette les accompagnait-il? Autant de questions auxquelles Valleroy était empêché de répondre. Mais la présence des nouveaux venus, leur langage, leurs allures, les airs mystérieux et compassés que se donnait Joseph Moulette en disaient assez pour prouver à Valleroy que la sécurité des habitants de Saint-Baslemont était menacée. En moins de temps qu'il n'en faut pour l'exprimer, cette conviction se forma dans son esprit, et, du même coup, il conçut tout un plan, d'une exécution rapide et facile, à l'effet de mettre à l'abri du péril mystérieux qu'il devinait sans le voir les êtres aimés confiés à sa garde.
Une fois hors de la pièce où venaient d'entrer les délégués, il aperçut
Chourlot. Le vieux brave homme avait assisté à leur arrivée. Saisi
d'inquiétude, il attendait anxieux, le moment de se trouver seul avec
Valleroy. Il allait l'interroger. Celui-ci lui coupa la parole.
—Ecoute-moi, lui dit-il, et n'oublie aucune des instructions que je vais te donner. Notre salut à tous en dépend. Ce que veulent ces gens-là, je l'ignore. Mais Joseph Moulette est avec eux. Par conséquent, leurs intentions sont perfides.
—Je vous l'avais bien dit, que ce coquin nous jouerait un vilain tour! objecta Chourlot. Vous vous êtes montré généreux envers lui. Il en a profité pour nous nuire.
—Je que j'ai fait, je le ferais encore, si c'était à recommencer, répliqua Valleroy. Je ne suis pas un assassin et je n'avais pas le droit de me faire justicier. Les récriminations d'ailleurs sont maintenant inutiles, et nous ne devons songer qu'à nous tirer de la situation où nous sommes.
—Que dois-je faire? demanda Chourlot.
—Tu vas servir aux citoyens du vin, du pain, de la viande froide, des fruits, ce que tu trouveras à l'office, du vin surtout. Tu en feras autant pour leur postillon, à qui tu promettras de prendre soin de ses chevaux, et pour les deux gendarmes que tu installeras avec lui dans la cuisine. Puis, quand tu les verras attablés, tu monteras sur le siège de leur voiture et tu la conduiras au bas du parc. Une fois là, tu attendras M. le chevalier. Il ne tardera pas à te rejoindre avec ma femme et Nina, et tous trois partiront pour une destination que je leur aurai indiquée. Quand ils seront partis, tu viendras me le dire.
—Mais, vous, Monsieur Valleroy?
—Ne t'inquiète pas de moi. Je filerai quand il en sera temps. Après notre départ, et si notre absence devait se prolonger, tu demeureras ici et, quoi qu'il arrive, tu laisseras faire sans protester. Si même il faut feindre de nous oublier et de nous trahir tu feindras. M'as-tu compris?
—Je vous ai compris. Mais que redoutez-vous donc?
—La vengeance de Joseph Moulette, et je veux la déjouer.
Tu vois que j'ai besoin de compter sur ton activité, sur ta présence d'esprit pour exécuter mes ordres. Il faut que, dans une demi-heure, M. le chevalier ne soit plus à Saint-Baslemont.
—Je cours, je cours, répondit Chourlot. Seulement, si, au lieu de prendre la voiture des délégués, vous preniez une des nôtres?
—Ce serait du temps de perdu, et les moments sont comptés. Va, mon bon Chourlot, et souviens-toi que je fais appel aujourd'hui à ton vieux dévouement, à ce même dévouement qu'invoquait, il y a trois ans, notre maître, au moment de s'enfuir.
À ce moment, Bernard, tante Isabelle et Nina étaient réunis dans la bibliothèque du château. Tous les jours, ils s'y trouvaient ainsi, à la même heure, l'heure de l'étude, assis autour d'une grande table. À l'un des bouts de cette table, Bernard lisait; à l'autre bout, Nina, un modèle sous les yeux, prenait sa leçon d'écriture, surveillée par tante Isabelle, qui s'était improvisée professeur pour l'instruire. Comme les croisées de la bibliothèque donnaient sur le parc, ils ignoraient l'arrivée des délégués du district d'Epinal et ne se doutaient pas qu'à côté d'eux, commençaient de graves événements qui, de nouveau, allaient bouleverser leur existence. Aussi, furent-ils surpris en voyant apparaître Valleroy; non qu'il ne lui fût jamais arrivé de venir assister au travail de Bernard et de Nina, mais, parce qu'à l'expression de sa physionomie, ils devinèrent qu'il avait hâte de leur parler. Bernard quitta sa place pour aller au-devant de lui; tante Isabelle se leva, dominée par le pressentiment d'un malheur, et Nina resta, la plume en l'air, une expression de crainte dans les yeux.
—Joseph Moulette est revenu, dit Valleroy, sans attendre qu'on l'interrogeât.
—Il a été assez imprudent pour revenir! s'écria Bernard. Vas-tu, une fois de plus, le laisser s'échapper?
—Il n'est pas revenu seul, continua Valleroy. Deux délégués du district d'Epinal l'accompagnent, escortés eux-mêmes par deux gendarmes.
—Oh! mais c'est une expédition! observa tante Isabelle.
—Quel en est le but? reprit Bernard.
—Je ne sais encore, puisque je n'ai pu m'entretenir avec ces puissants personnages. Mais, quel qu'il soit, m'est avis qu'ils ont en tête de détestables desseins. Je serai mieux instruit tout à l'heure. Toutefois, comme j'entends ne pas vous mettre à leur merci, vous partirez sur le champ tous les trois.
—Ne partez-vous pas avec nous? dit tante Isabelle alarmée déjà.
—Je ne peux pas partir sans avoir conversé avec nos voyageurs, sans m'être enquis de leurs projets, ni m'exposer à laisser derrière moi un danger inconnu. Mais soyez sans crainte. Avant la fin du jour, je vous rejoindrai.
—En quel lieu? demanda Bernard.
—Au bourg de Darney.
—À quatre lieues d'ici! C'est un long trajet pour des piétons.
—Il est court, pour de bons chevaux. Au moment où je vous parle, une voiture attelée stationne en bas du parc, où vous allez vous rendre. Tu prendras les rênes, Bernard, et tu conduiras, bon train, tante Isabelle et Nina à Darney, où tu m'attendras avec elles. Tu auras soin de renvoyer ici l'équipage sous la conduite d'un homme sûr, afin qu'il soit restitué à ses propriétaires, les citoyens délégués du district d'Épinal, à qui je l'emprunte pour quelques heures. Nous ne sommes pas des voleurs, nous!
—Tu as l'esprit ingénieux, Valleroy, fit Bernard en riant.
Je me demande seulement comment tu nous rejoindras.
—C'est mon affaire. Je vous rejoindrai.
—Et alors, que ferons-nous?
—Ce que les circonstances exigeront.
Ce fut dit avec tant de force que ni tante Isabelle, ni Bernard ne songèrent à résister. Accoutumés à l'intrépide sang-froid dont Valleroy avait fait preuve en maintes circonstances périlleuses, ils savaient qu'on pouvait se confier à lui, et ses rapides conseils les trouvèrent prêts à obéir.
—En route donc, dit résolument Bernard.
—Oui, pressez-vous, fit Valleroy, il n'y a pas un instant à perdre.
Tante Isabelle se hâtait de jeter dans un sac de voyage ses rares bijoux, un peu d'or, de couvrir Nina d'une mante, d'en prendre une pour elle-même, un vêtement chaud pour Bernard. Ces préparatifs terminés, elle embrassa son mari, très émue, mais sans défaillance, se mettant courageusement à la hauteur du péril qu'il s'agissait de conjurer. Valleroy l'étreignit entre ses bras et, après elle, leur fille adoptive et le cher chevalier. Puis il les accompagna jusqu'à l'une des portes du château du côté du parc, et resta là les regardant s'éloigner.
Quand il les eut vus disparaître au détour d'une avenue qui descendait vers l'endroit où attendait la voiture, il soupira en essuyant du doigt une larme. Mais cet attendrissement ne dura pas. À cette heure, il avait mieux à faire qu'à s'attendrir. Une fois seul, il courut aux écuries. Des nombreux et superbes chevaux qu'elles contenaient autrefois, au temps de la splendeur de Saint-Baslemont, il n'en restait que deux. Employés maintenant à tous les usages, ils avaient perdu leur ardeur. L'un, cependant, était encore assez agile pour fournir une longue course. Valleroy le sella, sans le détacher, de manière à l'avoir sous la main et prêt à partir au moment opportun. Quant à ceux des gendarmes, il les enferma sous clé dans l'arrière-écurie. Puis, ces précautions prises, il revint à pas comptés vers la salle où l'attendaient les délégués et Joseph Moulette. Il trouva les deux personnages officiels attablés, le teint haut monté en couleur et la face épanouie. Trois bouteilles vides attestaient qu'ils avaient agréablement employé la durée de son absence. Quant à Joseph Moulette, assis avec eux, il s'abstenait de manger et de boire, et le regard dédaigneux dont il les enveloppait exprimait le blâme muet que leur intempérance mettait sur ses lèvres.
—Voilà un drôle qui tient à ne pas laisser sa raison dans les pots, pensa Valleroy. C'est donc qu'il médite quelque crime. Attention!
Comme pour justifier cette opinion, Joseph Moulette, en le voyant entrer, lui dit d'un accent de froide sévérité:
—Tu as bien tardé, citoyen Valleroy!
—Le temps m'était-il mesuré, citoyen Moulette?
—Les citoyens t'attendent pour t'interroger.
—Me voici prêt à leur répondre.
Joseph Moulette fit aux délégués un signe à la fois impérieux et suppliant. Ce signe fut compris et l'un d'eux, se tournant vers Valleroy, lui parla:
—Une grave accusation pèse sur toi, citoyen, et nous sommes ici pour nous informer de ce qui peut la fortifier ou la réduire à néant. Avant de commencer notre enquête, j'ai le devoir de t'interroger et je vais le remplir.
—Je remplirai le mien en répondant sans détours.
—Savais-tu qu'après la mort du ci-devant comte et de la ci-devant comtesse, propriétaires de ce château, leurs biens avaient été confisqués au profit de la nation? Ne me réponds pas que tu l'ignorais. Nous savons le contraire.
—Alors, pourquoi m'interrogez-vous? observa railleusement Valleroy.
L'observation décontenança le citoyen délégué, préparé déjà par quelques verres de vin à une défaite facile. Il adressa à Joseph Moulette, dans un regard éteint, une interrogation.
—Cède-moi la parole, dit ce dernier. Ce n'est pas un interrogatoire qu'il y a lieu de faire subir au citoyen, mais un acte d'accusation qu'il faut lui signifier.
—Et je l'aime mieux ainsi, répliqua Valleroy. Voyons ton acte d'accusation, citoyen président.
Celui-ci continua:
—L'an dernier, à Paris, après thermidor, tu t'es présenté au Comité de sûreté générale, et, surprenant sa bonne foi, tu as fait restituer ce château de Saint-Baslemont à celui que tu appelles ton maître, le ci-devant chevalier Bernard de Malincourt. Tu n'as obtenu cette restitution qu'à l'aide d'un mensonge. Contrairement à la vérité, et profitant d'une erreur, tu as affirmé que le ci-devant chevalier n'avait pas émigré. C'était faux. Non seulement il avait émigré, mais tu ne l'ignorais pas, puisque tu vécus avec lui à Coblentz, où vous conspiriez tous deux contre la République et contre la liberté. J'ai été le témoin de vos complots et j'en fus la victime.
—Où veux-tu en venir, citoyen président?
—A ceci, c'est que la restitution prononcée au profit du ci-devant chevalier de Malincourt, n'ayant été obtenue que par un subterfuge coupable, elle est nulle en fait et en droit; qu'en conséquence, ce château n'a pas cessé d'appartenir à la nation, et que c'est faussement que le ci-devant chevalier s'en prétend propriétaire. Il le prétend sans droit et c'est sans droit aussi qu'il l'habite et que tu l'habites avec lui. Tu ne seras donc pas surpris si les citoyens délégués vous signifient à tous deux un arrêté d'expulsion.
—Un arrêté d'expulsion! Pris par qui?
—Par le Comité de sûreté générale, qui l'a transmis au district d'Epinal avec l'ordre de l'exécuter. Injonction vous est faite à ton prétendu maître et à toi de vider les lieux. Et pour que tu n'en ignores, voici l'arrêté.
Joseph Moulette tira d'une des poches de son habit une liasse de papiers et de cette liasse une feuille, couverte d'écriture qu'il brandit triomphalement.
—Est-ce tout? demanda Valleroy.
—Ce n'est pas tout, reprit Joseph Moulette. Écoute encore. Le château appartenant à la nation, elle avait le droit de le vendre. Elle l'a vendu, et c'est moi qui en ai été l'acquéreur. Voici l'arrêté de mise en vente et l'acte qui me déclare propriétaire au lieu et place de la nation. Tu verras que je suis ici chez moi.
Il tira deux autres feuilles de sa liasse de papiers et les présenta à
Valleroy.
—Est-ce tout? répéta Valleroy.
—Non, ce n'est pas tout. Mais ce qui reste à dire doit être dit par le représentant de la loi. Parle citoyen délégué.
Durant cette scène, le citoyen délégué, un moment perdu dans les brouillards du vin, s'était retrouvé et ressaisi. Il se leva et dit à Valleroy:
—J'ai l'ordre de procéder à ton arrestation, citoyen, et à celle du ci-devant chevalier. Voici les mandats, ajouta-t-il, en désignant deux autres feuilles que Joseph Moulette agitait en souriant haineusement.
—Et quand nous serons arrêtés, que fera-t-on de nous?
—Vous serez conduits à Epinal et incarcérés pour être soumis aux formalités judiciaires.
Valleroy était un peu pâle. Mais son attitude comme sa voix marquait qu'il conservait toute sa présence d'esprit. Soudain, son visage s'éclaira d'un sourire. Par la croisée, il venait d'apercevoir Chourlot, dont le retour lui annonçait que Bernard était en sûreté.
—Je proteste contre les infamies que vous venez de débiter, dit-il avec gravité. Je ne souscris ni à l'arrêté d'expulsion, ni à l'arrêté qui dépouille mon maître au profit d'un coquin. Libre à toi, Joseph Moulette, de nous chasser d'ici et de t'y mettre à notre place. Tu n'y resteras pas longtemps, car, si tu viens de Paris, moi j'irai et j'obtiendrai justice.
—Pour aller à Paris, il faut être libre. Tu oublies que tu es décrété d'arrestation, fit Joseph Moulette en ricanant.
—Est-ce toi qui m'arrêteras? demanda Valleroy.
—Je suis ici à cet effet. Je t'arrêterai, j'arrêterai ton chevalier, celui que tu appelais ton neveu!
—Pour ce qui est de lui, je t'en défie.
—Un enfant en rébellion contre les lois! Et Joseph Moulette levait les épaules.
—Il est parti, répliqua froidement Valleroy.
—Eh bien, tu payeras pour deux et tu sauras comment je me venge. Holà! gendarmes!
Le citoyen président, en poussant ce cri, avait ouvert une croisée pour le faire mieux entendre du dehors. Il le répéta d'une voix exaspérée. Mais les gendarmes étaient lents à se montrer.
—Prêtez-moi main forte, citoyens délégués, reprit-il. À nous trois nous en aurons raison.
Ils se précipitèrent sur Valleroy. Mais il s'attendait à leur agression, et, comme ils croyaient le tenir, il s'arma de deux chaises à l'aide desquelles il fit le vide autour de lui, avant de les leur jeter dans les jambes. Puis, pendant qu'ils s'efforçaient de se débarrasser de cet obstacle inattendu, Valleroy, d'un bond, sauta dans la cour par la fenêtre ouverte. Joseph Moulette, furieux et hurlant, se précipita à sa poursuite. Valleroy courait du côté des écuries. Il y entra par une porte qu'il ferma derrière lui et contre laquelle vint s'abattre Joseph Moulette, s'obstinant à vouloir passer par celle-là, sans remarquer qu'un peu plus loin il y en avait une autre par où sortit tout à coup celui qu'il poursuivait. Mais, maintenant il était à cheval et traversait la cour d'un furieux galop pour atteindre la grille. Comme il y arrivait, une détonation retentit. C'était Joseph Moulette qui venait de tirer sur lui un coup de pistolet, sans l'atteindre. Dans son trouble, il avait mal visé. La balle alla se loger dans un des piliers de l'entrée, après avoir rasé la tête du cavalier qui s'élançait sur la route.
À ce moment, à la porte des cuisines, apparurent les gendarmes et le postillon.
—Misérables! leur cria Joseph Moulette, grâce à votre négligence, le coquin nous échappe… Courez derrière lui à pied, à cheval, en voiture, comme vous voudrez; mais ramenez-le moi mort ou vif, sinon je vous envoie au Conseil de guerre.
Il y eut une minute d'affolement. Les gendarmes cherchaient de tous côtés leurs chevaux, le postillon sa voiture, les délégués, au milieu de la cour, se répandaient en gestes désespérés, tandis que Joseph Moulette écumait, debout sur la route où se formaient autour de lui des groupes de paysans attirés par cet esclandre.
—Poursuivez-le, cria-t-il. Au nom de la loi, je vous ordonne de le poursuivre.
Mais personne ne bougeait, et Valleroy gagnait du terrain. Bientôt, il disparut au détour de la route en envoyant un adieu, dans un geste railleur, à Joseph Moulette, qui s'arrachait les cheveux. Tout à coup, Chourlot apparut dans la cour, sortant du château, ayant sur le visage une expression d'ahurissement, comme s'il ne comprenait pas les causes de cette agitation. Le postillon et les gendarmes s'élancèrent vers lui.
—Ma voiture, où est-elle? cria le premier.
—Et nos chevaux? ajoutèrent les seconds.
—La voiture est sous la remise, les chevaux sont à l'écurie, répondit-il.
Le postillon et les gendarmes coururent vers l'endroit qu'il désignait. Mais la porte de la petite écurie était fermée à clé. Quant à la voiture, elle avait disparu.
—Voilà qui est bien extraordinaire, murmurait Chourlot, en feignant la surprise, tandis que les gendarmes enfonçaient la porte.
Joseph Moulette revenait dans la cour.
—Qui es-tu, toi? demanda-t-il à Chourlot.
—Un pauvre valet de ferme, obligé, pour gagner son pain, de servir les aristocrates.
—Sais-tu où est le ci-devant chevalier de Malincourt?
—Il est parti ce matin, avec la citoyenne Valleroy, pour une destination inconnue.
—Vous le voyez, citoyens délégués, reprit Joseph Moulette, nous avons été trahis. Notre visite avait été annoncée, et les coupables se sont dérobés à la vengeance des lois.
Et comme les gendarmes, ayant retrouvé leurs chevaux, se mettaient en selle pour courir après Valleroy, il les arrêta d'un geste.
—Toute poursuite serait inutile, dit-il. Le coquin a sur vous une trop grande avance. Vous ne l'atteindriez pas. Demeurez ici et attendez mes ordres.
Puis il rentra dans la maison avec les délégués, en ordonnant à Chourlot de le suivre. Chourlot s'empressa d'obéir.
—La République sait toujours retrouver ses ennemis, lui dit alors Joseph Moulette, et le citoyen Valleroy n'échappera pas au châtiment qu'ont mérité ses crimes. Sous peu de jours, le Comité de sûreté générale sera averti de ce qui vient de se passer et prendra les mesures nécessaires pour assurer l'exécution de ses volontés. Malheur à toi si, dans ces circonstances, tu as été le complice de ceux que tu servais.
—Leur complice, moi? prétexta Chourlot. Mais, si j'avais su que vous vouliez vous emparer d'eux, je vous les aurais livrés! Je suis patriote.
—Voilà de bonnes paroles et je te félicite de ces sentiments. S'ils sont sincères, tu apprendras avec satisfaction que le ci-devant chevalier de Malincourt n'a plus aucun droit sur ce domaine, et que, désormais, c'est à moi qu'il appartient. Voici les pièces légales qui m'en déclarent propriétaire.
—Me garderez-vous à votre service? demanda Chourlot avec une inquiétude jouée.
—Oui, si tu me promets de me servir avec dévouement et fidélité.
—Mettez-moi à l'épreuve, et vous verrez qu'on peut compter sur moi.
—Alors, occupe-toi de faire préparer un bon souper ainsi que des chambres pour cette nuit. Je pense, citoyens, que vous accepterez mon hospitalité fraternelle, ajouta t-il en s'adressant aux délégués, et que vous ne rentrerez pas à Épinal avant demain.
—N'y rentreras-tu pas avec nous? demanda l'un d'eux.
—Non, j'attends ici mes associés de Paris, car vous pensez bien que ce n'est pas pour ressusciter les traditions des aristocrates et pour y vivre dans un luxe antirépublicain que j'ai acheté ce château. Je l'ai acheté pour le démolir et pour en vendre les terres morcelées.
Et plus bas il ajouta en riant:
—Ce sera ma vengeance.
Chourlot sortait en ce moment. Il eut le temps de recueillir ces paroles menaçantes.
—Ah! bandit, murmura-t-il, si quelqu'un porte un jour une main sacrilège sur le château de Saint-Baslemont, ce ne sera pas toi!
Jusqu'au soir, Joseph Moulette fit aux citoyens délégués les honneurs de son château. Il voulut le leur montrer des caves aux greniers et les promener à travers les avenues de son parc. Avec eux, il s'occupa ensuite de rédiger un rapport détaillé sur les événements qui venaient de s'accomplir, rapport que le district d'Epinal devait envoyer au Comité de sûreté générale. Enfin, à 8 heures, ils se mirent à table, déjà consolés de leur déconvenue de la journée. À ce moment, un paysan ramenait leur voiture à Saint-Baslemont. Ils apprirent de sa bouche qu'à Darney, dans l'après-midi, Valleroy, Bernard, tante Isabelle et Nina avaient pris le coche qui faisait en ce temps la route de Nancy à Paris.
CHAPITRE XXIII
LES CHAUFFEURS
Le lendemain, à la tombée du jour, dans la grande salle du château de Saint-Baslemont, autour d'un luxueux couvert, vingt convives achevaient un repas qui durait depuis midi. À en juger par le nombre des plats et des bouteilles vides que Chourlot, aidé de deux camarades, employés comme lui sur les terres du château, entassait dans un coin, au fur et à mesure qu'il en débarrassait la table, le banquet avait été copieux et largement arrosé. Ce qui le prouvait encore, c'étaient les couleurs écarlates plaquées aux joues des convives par l'afflux du sang surexcité et l'expression mourante de leurs yeux où se devinait la fatigue des estomacs gorgés à l'excès. À la place d'honneur, Joseph Moulette, majestueux et solennel, présidait. À sa droite et à sa gauche, il était flanqué des deux délégués du district d'Épinal, dont il avait retardé le départ, afin de se faire honneur de leur présence aux agapes offertes par lui au maire, aux officiers municipaux et aux notables de Saint-Baslemont, à l'occasion de son installation en qualité de propriétaire.
Ah! il avait utilement employé son temps, Joseph Moulette, depuis le jour où il était parti de Saint-Baslemont, fugitif, après y avoir trouvé un refuge durant quelques heures. Pendant plusieurs mois, il s'était caché dans les montagnes des Vosges, errant, misérable, vendant ses services comme valet de ferme, n'osant rester dans le même endroit au delà de quelques semaines, de peur d'être reconnu et dénoncé comme jacobin, ne s'approchant des centres habités que pour y recueillir les nouvelles de Paris et s'informer des progrès de la contre-révolution.
Ce supplice avait duré jusqu'à l'été de 1796. À ce moment, ayant appris que le gouvernement des thermidoriens, menacé par les royalistes, recherchait l'appui des anciens partisans de la Terreur, il s'était dirigé vers Épinal. Il y était rentré un soir, à la dérobée, comme un voleur. Mais, dès le lendemain, il osait se montrer publiquement dans les rues, où ses amis et ses complices, naguère proscrits comme lui, tenaient de nouveau le haut du pavé, retrouvaient leur crédit et leur influence. Une fois de plus, royalistes et prêtres se cachaient; une fois de plus, les jacobins devenaient puissants. À la faveur de ces dispositions nouvelles, Joseph Moulette partait pour Paris. Là, le courant de l'opinion était hostile aux thermidoriens. Les sections de la capitale s'armaient contre la Convention et contre les Comités où siégeaient Barras, Tallien, Carnot. Mais ceux-ci résistaient. Ils accueillaient à bras ouverts quiconque se déclarait pour eux, Joseph Moulette avait retrouvé en place des amis d'autrefois. C'est par eux qu'il avait sollicité et obtenu les arrêtés et les ordres à l'aide desquels il s'était présenté, tête haute et triomphant, au château de Saint-Baslemont, où il poursuivait une vengeance qu'il voulait éclatante.
Maintenant, il avait réussi; il était bel et bien maître, seul maître du domaine. Afin d'établir publiquement ses droits, il avait convié les autorités du village à s'asseoir à sa table de châtelain frais émoulu et bon patriote. Tous ceux qu'il avait appelés étaient venus, non qu'ils fussent disposés à fêter le personnage qui osait se parer de la dépouille des Malincourt, mais parce que son invitation ressemblait à un ordre et que le temps n'était pas encore arrivé où les honnêtes gens cesseraient d'avoir peur des terroristes. Si, dans l'enivrement de sa facile victoire, il avait conservé assez de sang-froid pour observer ses convives, il aurait deviné, à leur attitude embarrassée, à leurs gestes compassés, à leur visage contraint, qu'ils n'étaient là qu'à contre-coeur, et que, tout en se courbant devant lui, ils souhaitaient que quelque événement soudain l'emportât aussi vite qu'il était venu. Mais, loin de comprendre cet état d'esprit, loin de pressentir les malédictions qu'ils appelaient sur sa tête, il croyait les avoir éblouis, en se montrant à eux protégé par deux des plus farouches suppôts de la Terreur, et s'être à jamais assuré leur docilité.
Le repas terminé, il se leva. Tous suivirent son exemple, quittèrent la salle où la nuit naissante allongeait ses ombres, et entrèrent derrière lui dans un salon brillamment éclairé par la flamme de cent bougies. Démeublé en partie depuis le départ du comte et de la comtesse de Malincourt, ce salon, sous l'ardente clarté qui tombait des candélabres et d'un lustre, semblait pauvre et nu. Joseph Moulette, mécontent, en fit la remarque à Chourlot.
—Valleroy, malgré le retour du jeune maître, s'est toujours refusé à remettre le château dans son ancien état, répondit froidement le brave homme, qui jouait son rôle en habile comédien.
—Mais où sont les meubles? demanda Joseph Moulette. Il y avait sans doute des tapisseries sur ces murs, des tapis sur ces planchers, des rideaux aux fenêtres, des objets de prix dans ces vitrines, des livres dans ces bahuts. Qu'a-t-on fait de ces objets?
—On les a enfermés dans des coffres.
—Avec l'argenterie probablement, avec des bijoux, des portraits. Où sont-ils, ces coffres?
—Cachés dans des souterrains du château.
—Tu les feras monter demain et nous les ouvrirons.
—Croyez-vous que ce soit prudent, citoyen? demanda Chourlot.
—Je ne comprends pas ta question. Précise…
—Depuis quelques jours, des bandes de chauffeurs et de pillards se sont montrées dans le pays. Peut-être convient-il d'éviter de les attirer ici par l'étalage de vos richesses.
—Je ne crains ni les chauffeurs ni les pillards, répliqua avec hauteur
Joseph Moulette. Tu exécuteras l'ordre que je viens de te donner.
Chourlot s'inclina en signe d'obéissance et disparut. Alors Joseph Moulette regarda autour de lui. Les convives, en ce moment, formaient un groupe dont les deux délégués occupaient le centre. Ceux-ci parlaient avec animation aux paysans, qui les écoutaient, déférents et silencieux, et le citoyen président, qui s'était approché, entendit tomber de leur bouche, dans le silence, des mots qui lui étaient familiers; devoirs civiques… complots liberticides… audace des aristocrates… infamies de Pitt et Cobourg. Il comprit que les hauts personnages plaidaient la cause du peuple et de la liberté et appelaient la foudre sur la tête des ennemis de la République. Il attendit la fin de ces harangues éloquentes. Puis, quand personne ne parla plus, il parla lui-même.
—Les ennemis de la République, fit-il d'un accent dramatique, il y en a partout. Mais qu'ils tremblent! Le châtiment qui les attend sera terrible; ils seront, écrasés…
Et comme un frisson passait dans l'âme de ses auditeurs, il ajouta:
—Doivent être tenus pour tels les émigrés, nobles ou non, les prêtres, les accapareurs et ces brigands qui infestent nos campagnes et y portent l'effroi. C'est à ces bandits que nous devons faire une guerre incessante et implacable. Peut-être certains d'entre eux en veulent-ils à mes jours. Mais je ne les crains pas, car s'ils venaient m'attaquer ici, les braves patriotes de Saint-Baslemont voleraient à mon secours. N'est-ce pas, braves patriotes que vous sauriez me défendre?…
Et comme la réponse lui parut manquer d'unanimité et d'enthousiasme, il ajouta:
—Si je périssais sans avoir été défendu, la République saurait venger un de ses plus vaillants serviteurs, en punissant les lâches qui auraient laissé triompher le crime et succomber la vertu.
—Bien dit, Joseph Moulette, répliqua l'un des délégués, en accentuant par ce mot les menaces que venait de proférer le citoyen président. Mais, tu es en sûreté, puisque nous te mettons sous la garde des habitants de cette commune, toi et tes propriétés.
Un grand silence succéda à ces discours, et Joseph Moulette en profita pour entraîner les délégués hors du groupe où ils venaient de pérorer. Une fois à l'écart, il leur dit à voix basse:
—Merci pour le secours que vous venez de me donner. Mais j'attends de vous un autre service. La population de ce pays est imbue de préjugés aristocratiques; elle s'est abreuvée du lait du modérantisme. Je ne me sens pas en sûreté au milieu d'elle. Quand vous serez rentrés à Épinal, obtenez qu'on m'envoie quelques soldats pour me garder et pour assurer dans ce pays le respect et l'exécution des lois.
Les délégués promirent à Joseph Moulette d'obtempérer à son désir. Cependant, l'heure qu'ils avaient fixée pour leur départ approchait. Chourlot vint les avertir que leur voiture les attendait, et que les gendarmes qui devaient les suivre étaient prêts à monter à cheval. Les délégués se dirigèrent vers la porte. Joseph Moulette les accompagna jusque dans la cour, suivi des autres convives, puis, quand, après un échange d'adieux, l'équipage se mit en marche, le citoyen président leva son chapeau en criant:
—Vive la République une et indivisible! Meurent les aristocrates!
Quelques voix répétèrent ces cris jusqu'au moment où voiture et chevaux se perdirent dans les brumes grises de la nuit. Alors, Joseph. Moulette rentra dans le château en compagnie des notables de Saint-Baslemont, et les entretiens recommencèrent. Mais ils n'offraient plus l'intéressante vivacité de ceux de tout à l'heure, comme si les délégués, en partant, avaient emporté l'âme de la réunion. Les conversations se traînaient dans des banalités et des lieux communs, et plus Joseph Moulette multipliait ses questions, moins on mettait d'empressement à lui répondre.
—Je ne vous retiens pas, braves patriotes, dit-il alors. Je me reprocherais de vous séparer plus longtemps de vos familles. Rejoignez-les et répétez à vos épouses et à vos fils les patriotiques propos que vous avez entendus.
Les braves patriotes ne se le firent pas dire deux fois. Humbles et respectueux, ils défilèrent un à un devant le nouveau châtelain de Saint-Baslemont, et bientôt il resta seul avec Chourlot.
—Le citoyen a-t-il des ordres à me donner? demanda ce dernier.
Au lieu de répondre à cette question, Joseph Moulette se jeta dans un fauteuil, et, regardant Chourlot bien en face, il lui dit:
—Tu m'as avoué, hier, que tu étais las d'être l'esclave des aristocrates et que tu serais heureux de te dévouer à mon service. Est-ce bien vrai?
—Je ne mens pas, répondit hypocritement Chourlot.
—Alors, quoi que je te demande, tu le feras?
—Je le ferai.
—Eh bien, je te prends au mot. Je désire, sans attendre jusqu'à demain, me rendre compte, dès ce soir, de la valeur des richesses que le ci-devant comte de Malincourt fit enfouir autrefois dans les souterrains du château. Prends une lanterne et conduis-moi dans ces souterrains. Nous examinerons ensemble les objets qu'ils renferment.
Chourlot tressaillit, et son visage exprima le sentiment de révolte qui s'emparait de lui. Mais, presque du même coup, il se domina. Son regard, où avait passé une flamme, s'éteignit, et ce fut très calme qu'il répondit:
—Ce n'est pas en quelques heures, citoyen, que vous pourrez procéder à cet examen. Il y faudra plusieurs journées, et, si vous m'en croyez, vous remettrez à demain cette longue besogne.
—Je ne remets jamais au lendemain ce que je peux faire la veille, répliqua Joseph Moulette. J'ai hâte de savoir si, en achetant le château de Saint-Baslemont, mes associés et moi avons fait urne opération lucrative. Il me suffira d'un coup d'oeil pour m'en rendre compte.
—Alors, je suis à vos ordres, fit Chourlot. Je vais quérir une lanterne.
Il s'éloigna pour revenir bientôt.
—Passe devant et guide-moi, lui dit le citoyen président; je te suivrai.
Chourlot obéit. À l'extrémité d'un corridor qui traversait le château dans sa largeur, il ouvrit une porte massive. Elle laissa voir les premières marches d'un escalier descendant dans les caves. Il s'y engagea lentement, afin d'éclairer la marche de Joseph Moulette. Au bas de cet escalier, commençait un autre corridor à droite et à gauche duquel se voyaient des portes basses. Il en poussa une et introduisit Joseph Moulette dans une vaste pièce autour de laquelle étaient rangées des bouteilles de vin.
Au milieu de cette pièce, se servant d'une pelle qu'il prit dans un coin, il gratta le sol au niveau duquel la terre rejetée à droite et à gauche découvrit une large dalle blanche. La dalle soulevée, apparut un nouvel escalier plus étroit que le premier et qu'il se mit à descendre. Bientôt, les deux hommes se trouvèrent dans un caveau voûté aux murs enduits de ciment.
C'est là que, dans de nombreux coffres de toutes tailles, étaient cachées les richesses du château de Saint-Baslemont. Pressé de savoir ce qu'ils contenaient, Joseph Moulette soulevait les couvercles et les laissait aussitôt retomber ébloui par la vision rapide qui frappait ses regards: couverts et plats d'argent, aiguières en cristal montées en or, pendules artistiques, flambeaux ciselés, coffrets, flacons, écrins sur le velours desquels s'étalaient des parures précieuses. Christs en ivoire, reliquaires, tout un trésor d'un prix inestimable qui dormait depuis plusieurs années, en attendant qu'on le remît en lumière. Puis, c'étaient des tableaux de maîtres et des portraits de famille, rangés dans des coins, des glaces de Venise avec des cadres en bois sculpté et doré, des meubles de grand prix, des tentures et des tapis roulés, tout ce qui formait, en d'autres temps, la splendeur et le luxe du château de Saint-Baslemont.
Bien qu'il s'efforçât de rester impassible à la vue de ces richesses, maintenant devenues siennes, elles déchaînaient dans l'âme de Joseph Moulette d'ardentes cupidités. Sous la lueur rougeâtre de la lanterne que soulevait Chourlot, les mains du citoyen président les effleuraient, toutes tremblantes. Et si violente était son émotion, qu'il ne trouvait pas un mot à dire pour exprimer le mépris qu'en sa qualité de bon patriote il aurait voulu feindre.
—Vous voyez, citoyen, que ce n'est pas en quelques heures qu'on pourrait procéder à l'inventaire de ces trésors.
—Je commencerai demain, répondit Joseph Moulette. Remontons, maintenant.
Soudain, ses doigts heurtèrent un coffret revêtu de cuir noir. Il le tira à lui, non sans peine, car ce coffret était très lourd. Mais quand il voulut l'ouvrir, le couvercle résista.
—Je le garde, fit-il alors. J'essayerai ce soir de forcer la serrure.
Cela m'amusera.
Lentement, ils reprirent le chemin par lequel ils étaient venus, remettant en place la dalle qui cachait l'ouverture du caveau, fermant les portes derrière eux, et, quelques instants après, Joseph Moulette déposait le coffret sur une table, dans sa chambre, la propre chambre du comte de Malincourt, qu'il avait choisie, la veille, pour s'y installer. De nouveau, Chourlot se tenait debout, attendant les ordres du maître.
—Tu peux te retirer, lui dit ce dernier. Avant d'aller dormir, assure-toi que toutes choses sont en ordre et les portes et croisées closes.
Il resta seul dans la vaste chambre, très sévère avec son lit de pied, hissé sur une estrade entre de lourdes tentures. Pour combattre la fraîcheur de la nuit, on avait allumé du feu. Les flammes qui dansaient sur les bûches géantes enterrées sous les cendres, au fond de la haute cheminée, éclairaient les murs d'une clarté plus vive que celle des bougies.
—On est mieux ici qu'à battre la campagne, pensa Joseph Moulette.
Sur sa face épanouie, un sourire exprima le bien-être qu'il ressentait. Un grand calme régnait dans le château. Au dehors, l'ombre et le silence enveloppaient le paysage. Un vent très doux soufflait dans les arbres; sa rumeur arrivait, affaiblie, aux oreilles de Joseph Moulette, et berçait son repos. Il était seul, bien seul, libre de suivre sa pensée capricieuse vers l'avenir où elle l'emportait. Il le voyait radieux, cet avenir, embelli par la possession des biens dont un habile coup de main venait de le rendre maître. Les combats qu'il livrait depuis plusieurs années avaient pris fin; les aristocrates étaient vaincus, les bons patriotes installés à leur place. Les temps devenaient paisibles, des lois rigoureuses protégeaient les nouveaux seigneurs de la France. Et il était un de ces heureux, lui! Qu'aurait-il pu souhaiter de plus?
Son regard, perdu dans l'espace, s'arrêta soudain sur le coffret qu'il avait rapporté de sa visite dans les souterrains du château. Il s'assit devant la table sur laquelle en entrant il l'avait déposé, et, le prenant dans ses robustes mains, il essaya de l'ouvrir. Mais la serrure était solide, et, faute de clé, le citoyen président restait impuissant devant la lourde boite dont il brûlait de connaître le contenu. Il n'était pas homme à se résigner à cette impuissance, et brusquement il se mit en devoir de faire sauter la serrure. Les pincettes lui servirent de levier. Il en introduisit l'extrémité entre les rainures du coffret et pesa de tout son poids sur l'autre bout. On entendit un craquement, et le couvercle brisé se leva.
Joseph Moulette ne put retenir un cri d'étonnement et de joie. La boîte était pleine de pièces d'or, rangées en piles pressées les unes contre les autres, de telle sorte qu'il devait y en avoir pour une somme considérable. Il voulut les compter et retourna la boîte dont le contenu s'éparpilla sur le tapis avec un son métallique. Alors, il plongea dans cet amas d'or ses mains brûlantes de fièvre. Pendant quelques instants, il les y laissa comme s'il eût espéré trouver un remède contre son excitation passagère, et si complètement absorbé qu'il perdit soudain la sensation des choses extérieures, emporté haut et loin dans des rêves fous dont sa nouvelle fortune lui assurait la réalisation.
Il ne vit donc pas ce qui se passait, au même instant, derrière lui. La porte de la chambre s'ouvrait avec lenteur, sans bruit, et un homme entrait, marchant d'un pas si léger qu'on ne pouvait l'entendre. Cet homme portait un masque sur le visage, un masque noir aux ouvertures duquel brillaient des yeux ardents et lumineux, comme ceux d'un chat dans la nuit. Une fois le seuil franchi, cet homme, s'étant assuré que Joseph Moulette lui tournait le dos, fit un signe d'appel, et quatre autres personnages, le visage couvert d'une couche de suie qui les défigurait, entrèrent en silence l'un après l'autre. Le dernier venu ferma la porte, devant laquelle ils se rangèrent toujours silencieux. Alors, celui qui était entré le premier prononça le nom de Joseph Moulette à haute et intelligible voix. Joseph Moulette sursauta, repoussa violemment sa chaise, et se trouva debout, appuyé dans une attitude de défense et de résistance contre la table chargée d'or, véritablement pétrifié, une sueur glacée au visage et au coeur la trouée aiguë d'une lame effilée.
—Les chauffeurs! murmura-t-il enfin.
Et, comme s'il revenait à lui, il bondit vers l'une des croisées, l'ouvrit, et, se penchant au dehors, il appela:
—Au secours! À moi, Chourlot!
Les chauffeurs demeuraient immobiles et impassibles. Mais celui qui portait un masque dit:
—N'appelle pas, Joseph Moulette. Personne ne viendra à ton secours.
Nulle puissance au monde ne peut te soustraire au sort qui t'attend.
L'heure est venue d'expier tes crimes.
À ce menaçant langage, le citoyen président, qui s'était éloigné de la fenêtre, instinctivement, voulut s'en rapprocher, décidé, dans ce péril extrême, à sauter de la hauteur du premier étage pour s'enfuir à travers le parc. Mais elle était fermée et gardée par deux hommes. Il se précipita vers l'autre; elle était également gardée.
—On, ne sort plus, reprit l'homme masqué.
Il fit un signe, et ses complices au visage noir de suie se jetèrent sur
Joseph Moulette.
—Allez-vous m'assassiner? s'écria le citoyen président, tentant en vain de se débattre.
Personne ne lui répondit. On le couchait brutalement par terre, et, tandis que trois chauffeurs le clouaient au sol en fixant ses bras au long de son corps, un quatrième déroulait un peloton de grosse ficelle et ligotait le malheureux des épaules aux genoux. Ce fut fait en un tour de main. Lorsque l'opération se termina, il était hors d'état de remuer. Cependant, tout en lui infligeant cet abominable traitement, on ne l'avait pas encore frappé. Il se demandait, avec une angoisse mêlée d'espoir, à quel genre de supplice il allait être soumis. Son incertitude fut brève. Une main brutale lui arracha ses bottes et ses bas. Bientôt, sous ses jambes et ses pieds nus, il sentait la fraîcheur des dalles. Il comprit et fit entendre une plainte. Mais elle ne pouvait attendrir ses bourreaux. Ceux-ci, l'ayant soulevé, le portèrent devant la cheminée, les pieds nus tendus vers le feu.
—Chauffez! ordonna l'homme masqué.
À ce mot, un lourd tisonnier tenu par un bras ferme tomba sur les bûches à demi consumées. Dans un crépitement d'étincelles, les flammes se ravivèrent et vinrent lécher les extrémités du patient. Pendant quelques secondes il tenta de se raidir contre la douleur. Mais la chaleur devint vite intolérable. Un jet de flamme plus violent que les autres la transforma en une brûlure lancinante. Alors, aux gémissements, des cris succédèrent, des cris déchirants qui redoublaient lorsque le malheureux, essayant de plier les genoux pour éloigner ses pieds du feu, des coups de bâton sur les jambes l'obligeaient à les étendre.
—Pitié! Pitié! fit-il enfin d'une voix expirante.
Il allait perdre connaissance. Sur un geste de l'homme masqué, son corps, raide dans ses liens, fut porté en arrière comme une masse inerte, et, de sa poitrine, s'échappa un soupir de délivrance. L'homme masqué parla de nouveau:
—Tu es condamné, Joseph Moulette. Tu vas périr et rejoindre tes victimes. Mais c'est toi-même qui dois prononcer ton arrêt, après avoir confessé tes forfaits.
—Je suis innocent et n'ai rien à confesser, tas de bandits, répondit Joseph Moulette, dont le naturel reprenait le dessus en même temps que s'apaisait sa souffrance.
—C'est ce que nous allons voir. Chauffez! répéta l'homme masqué.
De nouveau, les pieds furent tendus vers la flamme, et par un raffinement de cruauté, posés sur les chenets brûlants.
—Je confesserai tout ce que vous voudrez, hurla Joseph Moulette.
Le misérable se tordait sous les mains de fer qui le maintenaient couché; une écume légère blanchissait le coin de ses lèvres et des larmes emplissaient ses yeux. Une fois de plus, on l'éloigna de la cheminée.
—Tu vois que nous avons les moyens de te faire parler, continua l'homme masqué. Parle donc de bonne grâce et réponds à mes questions sans détour.
—Interrogez-moi, scélérats, soupira Joseph Moulette en enveloppant les chauffeurs d'un regard où se trahissait, sous son involontaire résignation, sa rage impuissante.
—Reconnais-tu que tu as envoyé à l'échafaud le comte et la comtesse de Malincourt? demanda l'homme masqué. Reconnais-tu qu'ils étaient innocents?
—Ils étaient coupables; coupables d'être nobles, coupables d'avoir voulu émigrer, coupables d'avoir tramé des complots contre la liberté. Ils avaient justement encouru la rigueur des lois.
—Reconnais-tu que leur mort est un crime?
—Je ne le reconnais pas, je ne le reconnaîtrai jamais.
—À ton aise; chauffez, vous autres.
—Non, non, se hâta de supplier Joseph Moulette.
—Alors, avoue que tu as lâchement assassiné les seigneurs de ce château.
—Je l'avoue, mais je proteste contre la violence qui m'est faite.
L'homme masqué leva les épaules et continua:
—Reconnais-tu qu'après les avoir assassinés, tu as tenté de faire subir le même sort à leur fils et à leur fidèle serviteur Valleroy?
—Valleroy est un traître et…
—Veux-tu, oui ou non, avouer ta perfidie à leur égard?
Si terrible était l'accent de cette question, que Joseph Moulette frissonna.
—Eh bien oui, fit-il, vaincu, j'avoue… J'avoue, parce que je suis impuissant à me défendre et à faire entendre la vérité.
—Tu reconnais aussi que tu es venu dans ce pays pour dépouiller l'héritier des Malincourt, que tu l'as obligé à sortir de sa maison, en t'en emparant par le mensonge et la ruse?
—Je le reconnais.
—Et que, lorsque nous t'avons surpris, tu étais en train, de lui voler l'or dont cette table est couverte.
—Je le reconnais.
—Donc, tu es assassin et voleur… Veux-tu le déclarer?
Cette fois, Joseph Moulette garda le silence, comme si cet aveu était au-dessus de ses forces.
—Faut-il chauffer? demanda l'homme masqué.
Le citoyen président poussa un soupir de colère et répondit:
—Je suis un assassin et un voleur.
—Je renonce à te demander compte de tes autres crimes. Tu les expieras avec ceux que tu as confessés et toutes tes victimes seront vengées en même temps. Reconnais-tu avoir mérité la mort?
—Je le reconnais.
—Tu vas donc la recevoir, mais la recevoir de la main du seul assassin qui se trouve parmi nous, de ta propre main.
Joseph Moulette jeta autour de lui un regard effaré. Il ne comprenait pas. Soudain, il vit les chauffeurs se pencher, détendre ses liens, non pour le délivrer, mais pour rendre à son bras droit seul la liberté des mouvements, et l'un d'eux mettre un poignard dans sa main redevenue libre. Alors, il reprit espoir. Armé, il pouvait encore se sauver en tuant un ou plusieurs de ses bourreaux, après avoir coupé ses liens. L'énergie avec laquelle il serrait entre ses doigts la poignée de l'arme trahissait cet espoir soudain et inattendu.
—Frappe-toi! lui dit brusquement l'homme masqué.
—Et si je refuse? demanda Joseph Moulette en se soulevant, appuyé sur son bras lié et en agitant l'autre pour atteindre ses bourreaux.
La réponse qu'il provoquait imprudemment ne se fit pas attendre. D'un vigoureux coup de pied, il fut précipité devant la cheminée, mais si près cette fois que ses jambes nues allèrent heurter les bûches incandescentes et en firent jaillir un flot d'étincelles. Une odeur de roussi monta dans la chambre avec des hurlements de douleur.
—Bâillonnez-le! fit l'homme masqué. L'ordre fut exécuté. Dans la bouche ouverte et convulsée, un mouchoir tordu, roulé, serré, fit l'office d'une poire d'angoisse et étouffa les cris. Maintenant, le misérable était cloué au sol par les lourdes bottes des chauffeurs. Il ne pouvait ni crier, ni remuer. Son bras droit, toujours armé, s'agitait dans le vide. Sur la braise ardente, sa chair se grésillait, et la souffrance qui le laissait encore vivant était si cuisante qu'elle mettait dans ses yeux démesurément agrandis une expression de terreur et de folie furieuse qui n'avait plus rien d'humain.
L'homme masqué s'inclina vers lui.
—Tu vois bien que tu feras mieux de mourir et d'abréger ton supplice, lui criait-il d'un accent railleur.
Lui-même saisit le bras de Joseph Moulette et posa sur le coeur du supplicié la pointe du poignard. La main crispée autour du manche s'agita. Un peu de sang rougit la chemise. La lame s'enfonçait d'un seul coup dans la poitrine jusqu'à la garde. Une dernière convulsion, un bruyant soupir, et ce fut tout. Le club des jacobins d'Épinal n'avait plus de président.
Alors, l'homme masqué se releva, arracha son masque et laissa voir la vieille face parcheminée de Chourlot.
—Justice est faite, dit-il, nos maîtres sont vengés et leurs héritiers ne seront pas dépouillés. Demain, nous le ferons savoir à M. le chevalier et à Valleroy. Quant à vous autres, vous témoignerez tous au besoin que cet homme s'est donné volontairement la mort.
CHAPITRE XXIV
UN PROFIL HISTORIQUE
Dans la soirée du 13 vendémiaire, vers 11 heures, la diligence qui faisait à cette époque le service de Nancy à Paris s'arrêta toute poudreuse devant une auberge située aux portes de Meaux, à côté du relais de poste. Tandis que le postillon dételait ses chevaux couverts de sueur, qui allaient être remplacés par des chevaux frais, les voyageurs descendaient et entraient dans l'auberge où les attendait le souper. Parmi eux, se trouvaient Bernard, Valleroy, tante Isabelle et Nina, partis quatre jours avant de Darney, où ils s'étaient donné rendez-vous. En s'y rencontrant, après s'être enfuis de Saint-Baslemont, ils avaient décidé de se rendre à Paris. À Paris seulement ils pouvaient organiser «une défense efficace contre les machinations de Joseph Moulette, et s'y dérober, s'ils ne parvenaient pas à les déjouée. À Paris seulement ils pouvaient obtenir justice contre le scélérat gui venait de dépouiller traîtreusement les héritiers de Malincourt. Cette résolution une fois prise, ils l'avaient exécutée sans délai. Ayant eu la bonne fortune de trouver quatre places disponibles dans la diligence venant de Nancy, et qui s'arrêtait à Darney, ils s'étaient mis en route quelques, heures après avoir quitté Saint-Baslemont.
Maintenant ils touchaient au terme de leur voyage. Au lever du soleil, ils arriveraient à Paris, où Bernard et Valleroy entendaient commencer sur-le-champ les démarches qu'ils avaient en vue. Au mois d'octobre, les nuits sont déjà froides, et, ce soir-là, le vent soufflait avec violence, enveloppant hommes et choses de tourbillons d'une poussière sèche qui cinglait et rougissait le visage. Aussi les voyageurs ne s'attardaient-ils pas au dehors. À peine descendus de voiture, ils s'empressaient d'entrer dans la grande salle de l'auberge, ouverte sur la cuisine, où brillait, au fond d'une cheminée monumentale, une flamme joyeuse devant laquelle des poulets mis en broche achevaient de se rôtir.
Valleroy, ayant avisé dans un coin une table de quatre couverts, en prit possession pour ses compagnons et pour lui, et dit à l'aubergiste qui s'empressait autour d'eux:
—Vous nous servirez ici.
Et comme tante Isabelle s'asseyait, en plaçant à côté d'elle avec sollicitude Nina qui venait de s'éveiller et se frottait les yeux, il ajouta en s'adressant à l'enfant:
—Allons, mignonne, assez dormi. Pour le moment, il s'agit de souper. Tu feras ensuite un bon somme jusqu'à Paris, où nous serons demain matin.
Ce langage affectueux, le mouvement, la chaleur, la lumière, la perspective d'un bon repas rendirent à Nina sa vivacité:
—Où est Bernard? demanda-t-elle en voyant une place vide.
Soudain, elle l'aperçut debout au milieu de la salle. D'un bond, elle quitta sa place, courut à lui, et lui prit la main comme pour l'entraîner du côté de la table.
—Attends, répondit Bernard.
Elle obéit, demeura immobile et silencieuse, sans comprendre d'abord ce qu'il faisait. Comme elle cherchait à savoir, elle vit le regard de son ami fixé sur l'une des extrémités de la salle. Le sien suivit instinctivement la même direction. Là, se tenait seul, à l'écart et un peu perdu dans l'ombre, mangeant très vite et sans doute pressé de partir, un petit vieux vêtu de noir qui donnait l'impression d'un honnête tabellion de province ayant bon appétit et le désir de n'adresser la parole à personne.
C'est ce petit vieux que regardait Bernard et qu'à son tour se mit à regarder Nina. Brusquement et comme si leur attention l'eût importuné, il se leva et vint au-devant d'eux. Ce mouvement mit son visage en pleine lumière, et ils reconnurent le vidame d'Épernon. Mais, avant qu'ils l'eussent nommé, il les pressait dans ses bras, en disant:
—Je vous ai reconnus, mes enfants, ainsi que Valleroy et tante Isabelle. Je vous ai reconnus au moment où vous êtes entrés. Mais je redoutais, un peu les éclats de votre surprise et j'ai gardé le silence.
Et, se penchant vers Bernard, il continua:
—Vous me comprendrez quand vous saurez que je me suis enfui de Paris ce matin, afin de me dérober aux vengeances des vainqueurs.
—Quels vainqueurs? demanda Bernard.
—C'est vrai! Vous ne pouvez connaître encore les événements qui se sont accomplis ce matin. Je vous les raconterai tout à l'heure.
—Oh! oui, tout à l'heure, Monsieur, dit vivement Bernard. Avant tout, j'ai hâte de vous adresser une question.
—Parlez vite, mon enfant, et si je peux vous répondre…
—Savez-vous ce qu'est devenu mon frère?
—Le vicomte Armand? Etes-vous donc sans nouvelles de lui?
—Sans nouvelles, oui, Monsieur, et cela depuis le jour où nous nous séparâmes à Coblentz, en 1793. Est-il vivant? Est-il mort? Je l'ignore.
—Il est vivant, n'en doutez pas, se hâta de répondre M. d'Épernon pour rassurer Bernard.
—Comment donc ne m'a-t-il pas écrit?
—Avant thermidor, quand régnait la Terreur, il ne pouvait vous écrire sans vous compromettre. D'ailleurs, savait-il seulement où vous étiez? Depuis, sans doute, il vous a envoyé de ses nouvelles; mais vous ne les avez pas reçues. Songez qu'il y a loin de l'Autriche à Paris.
—Il est donc en Autriche? s'écria Bernard.
—Vous l'ignoriez!
—Par qui et comment l'aurais-je su? Et que fait-il dans ce pays lointain?
Cette fois, M. d'Épernon ne se pressait pas de répondre, et sons attitude indiquait clairement que ce n'était pas par ignorance qu'il restait silencieux, mais parce que ce qu'il avait à lui dire lui coûtait.
—L'avez-vous vu? demanda Bernard suppliant.
—Non, je ne l'ai pas vu. Mais, à diverses reprises, j'ai rencontré des gens qui m'ont parlé de lui, il y a quelques mois encore, et c'est ainsi que j'ai appris…
De nouveau M. d'Épernon hésitait.
—Qu'avez-vous appris? Par grâce, Monsieur!…
—J'ai appris qu'il avait pris du service dans l'armée autrichienne!
—Lui! mon frère le vicomte de Malincourt? Un Français dans les rangs des ennemis de la France!
Bernard était devenu très pâle et des larmes brillaient dans ses yeux.
—Malheureusement, il n'est pas le seul, reprit tristement M. d'Épernon. Que d'émigrés, étreints par la nécessité, se sont engagés dans les troupes étrangères! C'était une question de vie et de mort, et votre frère…
—C'est bien, Monsieur, c'est bien, ne parlons plus de lui, interrompit vivement Bernard.
Et changeant de ton, il ajouta:
—Voulez-vous saluer tante Isabelle?
Elle venait à la rencontre de M. d'Épernon, l'ayant, elle aussi, reconnu. Valleroy la suivait, souriant, exprimant sa surprise. Quelques instants après, assis tous ensemble à la même table, ils se confiaient les circonstances à la suite desquelles ils venaient de se retrouver. Valleroy parla le premier; il révéla au vieux gentilhomme les émouvantes aventures survenues depuis deux ans: l'arrivée de Bernard à Paris la mort de son père et de sa mère, l'échec du complot ourdi pour sauver la reine, l'exécution de Guilleragues, de Morfontaine et de Grignan. Le vidame d'Épernon ignorait la plupart de ces événements. Il n'en connaissait même qu'un seul, la tragique fin de son neveu et de ses deux complices. Après avoir donné de nouveaux regrets à leur mémoire, il interrogea Valleroy.
—Et maintenant, lui dit-il, qu'allez-vous faire à Paris?
—Nous allons demander justice contre le citoyen Joseph Moulette.
—Justice contre un jacobin! Et à qui la demanderez-vous, grand Dieu!
—Au gouvernement de la République.
—Vous ne savez donc pas ce qui se passe? Vous ignorez donc que les
Jacobins sont en train de redevenir les maîtres de la France?
—J'ai cru qu'ils tentaient de reconquérir leur ancien pouvoir. La criminelle conduite de Joseph Moulette envers Bernard nous a fourni la preuve de leurs efforts. Mais je ne pensais pas que ces efforts eussent réussi.
—Rien n'est plus vrai pourtant, reprit M. d'Épernon. C'est l'esprit jacobin qui de nouveau règne en France. Les pouvoirs de la Convention touchent à leur fin. Encore quelques semaines, cette assemblée néfaste n'existera plus et la Constitution qu'elle a votée sera mise en pratique. Nous aurons une assemblée nouvelle, un gouvernement nouveau, mais les principes resteront les mêmes. On prêchera encore au peuple la haine des nobles et des prêtres, et comme par le passé, on nous persécutera. La persécution est déjà commencée, et j'en suis, comme vous, la victime. Les royalistes ont un moment espéré de rétablir la monarchie. Mais cet espoir est détruit. Nous avons, été vaincus.
—Vaincus sans combat? demanda Valleroy.
—Après un combat opiniâtre au contraire. Aujourd'hui même, le peuple de Paris, que nous avions travaillé depuis le 9 thermidor, s'est soulevé. Les sections en armes ont marché contre la Convention pour l'abattre. Nous espérions, à la faveur de ce mouvement, nous rendre maîtres du pouvoir et préparer le retour du roi. Mais la Convention s'était mise en état de nous résister. Elle avait confié à Barras, l'un de ses membres, le soin de sa défense. Ce dernier avait investi du commandement militaire un jeune général nommé Bonaparte, qu'on dit homme d'énergie et qui nous a prouvé ce qu'il vaut.
—Il a déjà combattu à Toulon et en Italie, observa Bernard.
—C'est à lui que nous devons notre défaite, continua M. d'Épernon. Grâce aux mesures qu'il avait prises, les sections ont été écrasées, la Convention triomphe, et, de nouveau, la France est livrée aux terroristes. Pour leur échapper, je me suis enfui de Paris où j'étais revenu après la chute de Robespierre. Je n'ai plus d'autre ressource que de prendre une fois de plus le chemin de l'exil, et je crains bien, mes amis, que vous ne soyez bientôt réduits à en faire autant.
À ces mots, Bernard protesta.
—Lorsque j'ai émigré, dit-il, j'étais un enfant et tenu d'obéir aveuglément aux ordres de mon père. Mais, aujourd'hui, je suis un homme, libre de mes volontés, et, quoi qu'il arrive, je n'émigrerai pas.
—Bien dit, Bernard, s'écria Valleroy.
—Même si vous êtes décrété d'arrestation? fit M. d'Épernon.
—Même dans ce cas, ni dans aucun cas. J'ai l'âge d'être soldat, et c'est aux armées que j'irai servir ma patrie.
Il y eut un court silence; puis Mr d'Épernon reprit:
—Vous êtes jeune, Bernard. Les hommes de votre génération sont sans engagements. Ils peuvent faire ce que nous, les vieux, nous ne pouvons faire. Je vous envie: oui, je vous envie et je vous approuve.
À ces récits, à ces retours vers le passé, les instants rapidement s'étaient enfuis; de nouveau, il fallait se séparer.
La diligence qui se dirigeait vers Paris allait repartir; la chaise de poste qui devait emporter M. d'Épernon jusqu'à la frontière l'attendait tout attelée dans la cour de l'auberge. En hâte, on échangea de tendres adieux auxquels se mêlèrent des larmes. Se reverrait-on jamais? C'est sur cette question attristante qu'on se quitta. M. d'Épernon, pressé de s'éloigner de la capitale, où il n'aurait pu demeurer qu'au péril de ses jours, ses amis, au contraire, pressés d'y rentrer, parce que, quoi qu'il leur eût dit pour les détourner du but de leur course, ils attendaient des démarches qu'ils allaient entreprendre la réalisation de leurs espérances.
À minuit, la diligence qui emportait Bernard roulait dans les plaines de la Brie, en route vers Paris. Les rayons de la lune, entrant par les vitres couvertes de buée, éclairaient le visage de tante Isabelle et celui de Nina, qui, toutes deux, s'étaient endormies. Alors, quand Bernard se fut assuré qu'elles ne pouvaient l'entendre, il dit à demi-voix:
—Dors-tu, Valleroy?
—Non, cher Bernard. Comment pourrais-je dormir quand je te vois si préoccupé, si triste? Qu'as-tu donc?
—Le vidame m'a donné des nouvelles d'Armand.
—De bonnes nouvelles?
—Mon frère est soldat dans l'armée autrichienne, murmura Bernard, et je crois que j'aimerais mieux qu'il fût mort!
Et le pauvre enfant, qui, depuis quelques instants, s'efforçait de contenir ses larmes, les laissa librement couler, tandis que Valleroy, sans prononcer une parole, lui prenait les mains et les gardait dans les siennes, comme pour bercer sa douleur dans cette paternelle étreinte.
Au lever du jour, la diligence entrait dans Paris et conduisait au bureau des Messageries de la rue Notre-Dame des Victoires les voyageurs qu'elle transportait. Une heure plus tard, Bernard, Valleroy, tante Isabelle et Nina arrivaient en fiacre à l'hôtel de Malincourt, où ils étaient reçus par Kelner et par Rose, que comblait de surprise et de joie ce retour imprévu.
Dès le lendemain, tandis que Valleroy et Kelner se rendaient au Comité de sûreté générale pour s'enquérir des formes sous lesquelles devaient être présentées les réclamations des héritiers du comte de Malincourt contre le citoyen Joseph Moulette, Bernard sortait seul afin de faire une promenade à travers Paris. Il avait hâte de revoir les lieux où désormais et jusqu'à la fin de sa vie il devait retrouver vivants les poignants souvenirs de sa jeunesse. Il passa par la rue du Four-Saint-Germain et devant la boutique de Grignan. Elle s'était transformée; on n'y vendait plus de meubles; un pâtissier y débitait ses friandises. Transformé aussi le Luxembourg. Le vieux palais avait cessé d'être une prison; une armée d'ouvriers le remettait à neuf en vue de l'installation du Directoire exécutif qui allait gouverner la France pendant cinq ans.
Le Palais de justice, la Conciergerie et l'Hôtel de ville, ces étapes d'une route que Bernard ne pourrait jamais plus parcourir sans ressentir des impressions douloureuses, conservaient leur physionomie d'autrefois, assombrie encore par les pleurs et le sang que leurs murailles avaient vu verser. De tous côtés, ce n'étaient que maisons à louer, antiques hôtels et vieux mobiliers à vendre. Au fronton des monuments, on lisait en gros caractères ces mots sinistres: «Unité, indivisibilité de la République; liberté, égalité, fraternité ou la mort.» Au sommet des églises, un bonnet phrygien au bout d'une pique remplaçait la croix renversée. Mais, en dépit de tant de témoignages de la Terreur non encore apaisée, la vie de Paris avait pris un air plus rassurant et plus joyeux. La foule qui circulait dans les rues osait sourire, et, quoiqu'on fût au lendemain de l'émeute du 13 vendémiaire, quoique les rues fussent sillonnées de patrouilles et les maisons assaillies par des descentes de police, qui allaient à domicile désarmer les citoyens, on devinait que, indifférente ou insensible à ces derniers épisodes d'un temps exécré, la population cessait d'avoir peur et s'adonnait de nouveau à la douceur de vivre.
Dans le jardin des Tuileries, sur la terrasse des Feuillants, au palais Egalité, Bernard rencontra des femmes en parure élégante, poussée jusqu'à l'excentricité. Les sans-culottes et les tricoteuses ne circulaient plus dans les rues, ni en aussi grand nombre qu'autrefois, ni avec la même audace. Sur les murs s'étalaient des affiches annonçant des spectacles innombrables, des bals publics, des plaisirs variés. Enfin, les brillants équipages, longtemps proscrits, de nouveau se montraient et transportaient, à défaut des grands seigneurs de jadis, tous morts ou émigrés, les parvenus du moment, les puissants du jour, pour la plupart spéculateurs véreux qui s'étaient enrichis pendant la Révolution au détriment de ce peuple qu'elle n'avait délivré d'un tyran que pour lui en imposer des milliers d'autres.
Bernard avait commencé sa promenade, un trouble amer au coeur. Mais, bientôt, il s'était laissé prendre par le mouvement des rues, par les vitrines des magasins où réapparaissait le luxe des jours heureux. Il n'était si mince épisode qui ne captivât ses regards. Marchands ambulants, chanteurs, joueurs de vielle, charlatans, escouades de soldats, tout contribuait à le distraire de sa tristesse, et, la naturelle gaieté de son âge reprenant le dessus, il se sentait redevenir confiant et fort.
Sur les boulevards, à la hauteur de la rue du Mont-Blanc, il se trouva soudain arrêté par un flot de foule qui stationnait aux abords de cette rue, vers laquelle tous les regards se dirigeaient. Il fit comme la foule, il s'arrêta et regarda dans la même direction qu'elle. Alors il vit s'avancer vers le boulevard, venant du fond de la rue, un homme à cheval, portant l'uniforme des généraux de la République, suivi à une courte distance de deux hussards. Cet homme avait des cheveux noirs, longs et plats, dont les extrémités cachaient sa nuque et caressaient le collet montant de son habit à larges revers. Son visage aux joues creuses, éclairé par des yeux où s'allumait, dans un éclat sombre, une expression saisissante d'indomptable volonté, ressemblait à celui d'un ascète. Il était impassible et impénétrable, ce masque blême qui rappelait celui de César.
Mais ce qui frappa Bernard, ce fut l'air d'extrême jeunesse du cavalier.
C'était à croire qu'il n'avait pas vingt ans.
—Voilà le général Bonaparte! dit une voix.
Le général Bonaparte, le héros du jour, celui qui, la veille, avait mitraillé les sections et sauvé la Convention d'une chute irrémédiable, celui dont maintenant, et après les avoir longtemps tenus en oubli, on vantait les éclatants services en Italie, celui enfin que, depuis quelques heures, on commençait à désigner comme le futur commandant en chef de l'armée des Alpes, c'était lui. Bernard fut bouleversé. Ses yeux s'attachèrent sur le cavalier silencieux qui passait au milieu de la foule sans avoir l'air de la voir, et il était déjà loin qu'ils le suivaient encore avec admiration. L'enfant rentra très impressionné à l'hôtel de Malincourt, si plein de cette vision qu'il n'entendit que d'une oreille distraite le récit que lui faisait Valleroy de sa visite au Comité de sûreté générale. Et comme Valleroy se plaignait de l'accueil qu'il avait reçu dans les bureaux du Comité, des mauvaises dispositions des jacobins qui y régnaient en maîtres et qui avaient osé opposer à ses justes réclamations les prétendus droits de Joseph Moulette, Bernard s'écria:
—Eh bien, j'irai trouver le général Bonaparte et je lui demanderai justice! Oui, justice et l'autorisation de servir comme volontaire dans les rangs de l'armée qu'il commandera.
—Es-tu donc résolu à être soldat? demanda Valleroy avec émotion.
—Inébranlablement résolu. Il est grand temps qu'on voie un Malincourt combattre à l'ombre du drapeau tricolore.
Cette résolution hantait depuis longtemps la pensée de Bernard. Elle s'était présentée à son esprit pour la première fois, à Bruxelles, dans le cabinet du colonel de Jussac, lorsque, à l'exemple de ce vaillant soldat, passionnément dévoué à sa patrie, il avait crié, lui, fils de noble et émigré: «Vive la République!» Il avait compris, ce jour-là, que quel que ce soit le drapeau sous lequel elle s'abrite, les enfants d'une même patrie lui doivent de l'aimer, de la servir et de la défendre. Ces sentiments, son voyage de Bruxelles à Paris, en compagnie du sergent Rigobert, les avait fortifiés. Pendant le long séjour qu'il venait de faire à Saint-Baslemont, la réflexion, des lectures quotidiennes les avaient entretenus, et maintenant, après sa rencontre imprévue avec le général Bonaparte, ils gonflaient son coeur. Il brûlait du désir de voler aux frontières pour combattre les ennemis de son pays, C'était comme un accès de patriotisme qui, brusquement, éclatait en lui, après avoir mis des années à mûrir sous les impressions successives que subissait son âme réfléchie et enthousiaste. Ces dispositions, personne autour de lui ne tentait de les contrarier. Dès ce moment, il fut admis que Bernard serait soldat. Il n'attendait plus qu'une occasion propice pour mettre son projet à exécution. Elle ne tarda pas à se présenter.
Quelques jours après son arrivée à l'hôtel de Malincourt, on reçut une lettre de Saint-Baslemont. Elle était de Chourlot, ou plutôt du maître d'école du village, qui l'avait écrite sous sa dictée:
«Je dois faire connaître à Monsieur le chevalier, y était-il dit, que le lendemain de son départ, est survenu ici un fâcheux événement. Le citoyen Joseph Moulette a été trouvé dans sa chambre les pieds rôtis et un poignard dans le coeur. On n'a pu établir si la mort était le résultat d'un crime ou d'un suicide. Le juge de paix de Saint-Baslemont a été immédiatement prévenu. Il a dressé un procès-verbal qui a été envoyé à Épinal et a fait enterrer le défunt dans le cimetière de la commune.
»S'il y a eu crime, il est à craindre que les assassins, des chauffeurs probablement, restent inconnus. S'il y a eu suicide, on n'en peut attribuer la cause qu'à la fièvre chaude ou peut-être à des remords, car il paraît que ce Joseph Moulette était un grand scélérat. Le district d'Épinal a déclaré que le château de Saint-Baslemont devait faire retour à la nation, et moi j'ai pensé que ces détails pourraient être utiles, à Monsieur le chevalier.»
—Voilà un bon débarras, dit Valleroy, après avoir lu cette lettre, très propre à faciliter nos démarches au Comité de sûreté générale.
Il y retourna le même jour, accompagné de Kelner, le brave suisse ayant conservé dans les bureaux des intelligences qui pouvaient servir. Mais cette démarche n'avança pas leurs affaires. On leur déclara que le château était devenu une fois de plus la propriété de la nation, la nation avait le droit et le devoir de le mettre en vente de nouveau.
—Nous n'obtiendrons rien de ces drôles-là, soupirait Valleroy découragé. Vois-tu, Bernard, ajouta-t-il, si tu persistes dans ton projet de faire appel à la protection du général Bonaparte, le moment est venu de l'exécuter, car un miracle peut seul nous faire obtenir justice.
—Eh bien, j'irai voir le général, répondit résolument Bernard.
Le lendemain, dès le matin, sans faire part à personne de ses intentions, il sortit. Depuis son retour à Paris, il avait repris les habits de sa condition, des habits à la mode du jour, lévite en velours noir à pèlerine, culotte grise, bottes à revers. Il était coiffé d'un chapeau noir en soie bas de forme, orné sur le devant d'une boucle d'acier: il avait fière mine sous ce costume, la mine d'un homme de race, sans pouvoir cependant être confondu avec ces jeunes incroyables qui tenaient le haut du pavé et qu'il méprisait parce qu'ils affectaient une mise excentrique. Sa taille svelte, son fin visage au regard grave et doux, son élégance naturelle ne pouvaient que prévenir en sa faveur le puissant général auquel, avec la téméraire confiance que donne la jeunesse, il allait porter ses réclamations.
Depuis la journée du 13 vendémiaire, Bonaparte commandait les forces militaires réunies à Paris. En cette qualité, il y avait son quartier général dans la rue Neuve-des-Capucines. Bernard connaissait bien ce somptueux hôtel, ancienne demeure d'une noble famille, devant lequel il lui était arrivé de passer à plusieurs reprises et même de stationner, curieux du va-et-vient des officiers à travers la cour pavée qu'il fallait traverser pour accéder au perron d'entrée où se tenaient deux factionnaires. C'est donc au quartier général qu'il se rendit. Il passa sous la haute porte, si fier, l'air si décidé, que le portier, debout sur le seuil de sa loge, ne songea même pas à lui demander où il allait et ce qu'il voulait. À la suite d'un groupe d'officiers, Bernard gravit le monumental escalier de l'hôtel. Au premier étage, il entra derrière eux, dans un salon où quelques personnes attendaient, après avoir donné leur nom à l'aide de camp de service.
Le coeur de Bernard battait très fort, mais ce n'était ni crainte, ni timidité. Enfant, il avait connu les splendeurs de la cour de France; plus tard approché les frères du roi dans leur exil. En des circonstances mémorables, il s'était agenouillé devant la reine Marie-Antoinette captive; il avait subi sans trembler les menaces de Fouquier-Tinville. Il n'éprouvait donc aucune appréhension à la pensée de se présenter devant Bonaparte. Mais la gloire naissante de ce soldat l'éblouissait, et son émotion prenait sa source dans l'admiration même qu'excitait en lui cette gloire. Il s'approcha de l'aide de camp pour solliciter la faveur d'être introduit auprès du général.
—Que lui voulez-vous? demanda l'officier.
—Je ne peux le dire qu'à lui.
—Avez-vous une lettre d'audience?
—On m'a affirmé que je n'en avais pas besoin et que le général recevait tous ceux qui se présentaient pour le voir.
—Il faudrait donc qu'il reçût tout Paris. On vous a trompé, mon jeune ami. D'ailleurs, il est occupé. La veuve du général de Beauharnais est auprès de lui.
—J'attendrai, répondit froidement Bernard.
Triste et pensif, il se mit à l'écart. Le nom de Beauharnais venait de lui rappeler un trait raconté, peu de jours avant, par les gazettes et dont tout Paris s'était entretenu. Le général de Beauharnais, quoique gentilhomme, était resté au service de la République. Mais ce témoignage de son patriotisme n'avait pu le défendre contre les fureurs jacobines. Déclaré suspect, décrété d'arrestation, traduit devant le tribunal révolutionnaire, condamné, il était monté à l'échafaud quelques jours avant le 9 thermidor, ne laissant à sa femme et à son fils unique d'autre héritage que le souvenir de ses exploits. Lorsque, au lendemain de vendémiaire, la Convention avait ordonné le désarmement général des sections, la police s'était présentée chez sa veuve et, malgré ses supplications, lui avait enlevé le sabre de son mari, relique précieuse qui devait être transmise à son fils. Alors, ce dernier, quoique enfant, était venu réclamer ce sabre glorieux au général Bonaparte, qui, touché par ses larmes et ses prières, le lui avait fait rendre.
—C'est sans doute afin de le remercier que Mme de Beauharnais s'est présentée au quartier général, pensait Bernard. Ce qu'il a fait pour le jeune de Beauharnais en lui rendant l'arme de son père, pourquoi ne le ferait-il pas pour l'héritier des Malincourt en lui rendant le château de ses aïeux?
Et, sur cette question qu'il se posait à lui-même, Bernard, un moment découragé par l'accueil de l'aide de camp, reprenait espoir.
Soudain, une porte s'ouvrit. Sur le seuil, apparut le général Bonaparte. Il reconduisait Mme de Beauharnais. Elle lui exprimait encore sa reconnaissance, et, devant cette jeune femme, séduisante et charmante sous les blonds cheveux qui encadraient comme d'une auréole sa beauté, il semblait à ce point soumis et subjugué, que Bernard acquit instantanément la conviction que, si sa demande était présentée par elle, elle serait exaucée. Son parti fut pris aussitôt. Il s'approcha, et, s'inclinant devant Mme de Beauharnais:
—Madame, dit-il, je me nomme Bernard de Malincourt. Je suis ici pour présenter une requête au général Bonaparte. Mais on vient de me refuser sa porte et de me déclarer qu'il ne m'écouterait pas. Daignez intercéder pour moi et il consentira à m'entendre.
Bonaparte s'était retourné, surpris, une expression de mécontentement sur le visage. Quant à Mme de Beauharnais, elle souriait d'un sourire de bienveillance et d'intérêt, en enveloppant Bernard d'un regard affectueux.
—Général, dit-elle, vous vous êtes offert tout à l'heure à exaucer mes désirs. Permettez donc que j'intervienne pour cet enfant, en faveur de sa jeunesse et de l'illustre nom qu'il porte. Recevez-le, écoutez-le, et, si vous le pouvez, accueillez favorablement sa demande. Il n'est pas, en ce moment, de meilleur moyen de me faire votre cour.
—Oh! merci, Madame, s'écria Bernard.
Alors il sentit la main de Bonaparte qui s'appuyait familièrement sur son épaule et il entendit le général dire à demi-voix, en saluant Mme de Beauharnais:
—Il sera fait selon vos ordres, Madame.
Une minute après, Bernard se trouvait seul en présence du soldat à l'autorité duquel il avait osé recourir.
—Exposez-moi ce qui vous amène, dit celui-ci.
—Debout devant une table couverte de papiers et de plans, il feuilletait machinalement un dossier, comme s'il lui eût été impossible de rester inoccupé, même en accordant une audience. Alors Bernard lui raconta brièvement son histoire, sa fuite à Coblentz, son retour en France, la mort tragique de ses parents, ses efforts pour sauver la reine, sa rentrée à Saint-Baslemont et son départ, précipité quand Joseph Moulette était venu s'emparer de ses biens.
—Maintenant cet homme est mort, ajouta-t-il; le château qu'il m'avait volé est redevenu la propriété de la nation, et c'est afin d'obtenir qu'on me le rende, mon général, que je viens à vous.
—Savez-vous que vous êtes passible des lois de la République, Monsieur? objecta froidement Bonaparte. Vous avez émigré et, par conséquent, vous n'aviez pas le droit de rentrer en France sans autorisation.
Bernard ne se laissa pas décontenancer par cette parole sévère et hautaine.
—J'avais douze ans quand j'ai émigré, répondit-il avec assurance. Je n'ai pas été libre d'agir autrement. Mais j'ai abrégé autant que je l'ai pu la durée de mon séjour à l'étranger et saisi la première occasion qui m'a été offerte de rentrer dans mon pays.
—Vous y êtes revenu pour conspirer, pour vous associer à des fauteurs de complots.
—Pour arracher à sa prison et à la mort, une femme, une reine, la veuve du prince qu'on m'avait accoutumé à considérer comme mon roi, s'écria Bernard. Ce que j'ai fait, mon général, si vous aviez été à ma place, si vous aviez porté le nom que je porte, vous l'eussiez fait aussi.
Bonaparte releva brusquement son visage au teint bilieux, et ses yeux clairs et perçants s'arrêtèrent étonnés sur le jeune audacieux qui osait adressée cet appel indirect, à sa générosité.
—Avec l'éducation que vous avez reçue et dans les milieux où vous avez vécu, vous avez dû apprendre à haïr la République, ajouta-t-il.
—Je n'ai appris qu'à aimer la France, affirma Bernard.
—Et maintenant, qu'avez-vous à lui offrir en échange de ce que vous êtes venu réclamer de moi?
—J'ai à lui offrir mon bras, mon sang, toute ma vie.
—Vous voulez être soldat?
—Oui, mon général, et en même temps que je demande justice, je sollicite l'honneur de marcher à l'avant-garde de l'armée que vous commanderez.
Un éclair traversa le regard de Bonaparte. D'un geste affectueux et familier, il prit l'oreille de Bernard et en serra l'extrémité entre ses doigts, en disant:
—Bien, jeune homme. Voilà des sentiments dignes d'un Français. Ils vous assurent ma protection. Rédigez votre requête aujourd'hui; apportez-la moi demain et je la mettrai sous les yeux de Barras, en me portant garant de votre loyauté, de votre courage et de votre volonté de servir sous les drapeaux de la République. Quel âge avez-vous?
—Seize ans passés, mon général.
Bonaparte revint vers la table, y prit une plume et tirant à lui une feuille de papier il y traça quelques lignes.
—Vous vous présenterez aux bureaux de la place avec l'ordre que voici, dit-il. On y recevra votre engagement. Conduisez-vous de manière à mériter les éloges de vos chefs; j'aurai l'oeil sur vous.
Les mains de Bernard tremblaient quand il reçut de celles de Bonaparte le billet que celui-ci venait d'écrire.
—Ah! mon général, dit-il, je n'oublierai jamais que c'est à vous que j'aurai dû d'entrer dans la carrière des armes et je saurai m'y montrer digne de la protection que vous m'avez accordée.
Il sortit ivre de joie.
Vers la fin de la semaine suivante, deux gendarmes se présentaient successivement dans la même journée au ci-devant hôtel de Malincourt. Le premier était porteur d'un décret du Comité de l'Intérieur qui réintégrait l'héritier du comte et de la comtesse dans la possession du château de Saint-Baslemont; le second venait remettre au jeune volontaire l'ordre de rejoindre à Nice la cinquième demi-brigade des grenadiers d'infanterie, appartenant à l'armée des Alpes dans laquelle il était incorporé.
Bonaparte avait tenu sa promesse; c'était maintenant à Bernard à tenir la sienne.
Ce fut un triste jour, un jour de deuil et de larmes, que celui où, il dut s'arracher aux étreintes de Valleroy, de tante Isabelle et de Nina. Ils allaient quitter Paris en même temps que lui, mais c'était pour remonter vers l'Est, pour retourner à Saint-Baslemont, tandis que lui-même descendrait vers le Midi. Afin d'affronter les émotions de cette heure douloureuse, il avait fait provision d'énergie et, aux douleurs de la séparation, il s'était promis d'opposer tout son courage.
Mais, au dernier moment, énergie et courage s'évanouirent. Il redevint, pour quelques instants, l'enfant timide et doux à qui Valleroy s'était passionnément dévoué, qu'il avait protégé contre de pressants et fréquents périls et qui lui gardait au fond de l'âme une reconnaissance égale à sa tendresse. En quittant ce fidèle ami de sa maison, ce vieux compagnon d'infortune, Bernard avait le coeur déchiré, impuissant à s'arracher à ces bras vigoureux, qui tant de fois s'étaient croisés autour de son corps frêle et qui maintenant ne se résignaient pas à s'en détacher.
—Ne nous oublie pas, mon Bernard, soupirait Valleroy. Quoi qu'il arrive, souviens-toi que, toujours et pour toujours, Valleroy appartient à Malincourt.
—Valleroy et tante Isabelle, ajoutait celle-ci d'une, voix que les pleurs étouffaient.
Et Nina sanglotait aussi.
—Reviens bientôt, Bernard, suppliait-elle, car ta petite amie sera malheureuse jusqu'à ton retour…
—Sois digne de ton nom, de tes aïeux, reprenait Valleroy.
—Nous prierons pour vous matin et soir, continuait tante Isabelle.
—Nous t'aimerons éternellement, promettait Nina. Et lui ne pouvait que répéter:
—Mes amis! Mes chers amis!
Ah! la vie n'est pas rose tous les jours. Il n'est pas de bonheur qu'elle ne fasse expier. Bernard payait de ses sanglots et de ses déchirements la patriotique joie qui gonflait son coeur d'adolescent au moment où il allait combattre pour sa patrie.
CHAPITRE XXV
PREMIÈRES ARMES
En mars 1796, le volontaire Bernard de Malincourt était à Nice depuis cinq mois, dans la division du général Masséna. Cette division faisait partie de l'armée des Alpes en formation. Par suite de la rigueur de la saison, du manque de vêtements, de chaussures et de vivres, l'hiver qui finissait avait été dur pour les soldats de la République. Les ressources du trésor national étant épuisées depuis longtemps, l'administration de la Guerre en était réduite à fermer l'oreille aux plaintes et aux prières des généraux qui réclamaient des secours pour leurs troupes. Bernard avait souffert, comme les camarades, des privations imposées à l'armée, mais vaillamment supporté sa souffrance, grâce à sa belle jeunesse, à sa robuste santé, à son goût passionné pour l'état militaire.
Ardemment attaché à ses nouveaux devoirs, il s'était appliqué à l'étude de son métier. En quelques semaines, il avait acquis les connaissances techniques qui, son courage et les circonstances aidant, allaient faciliter son avancement. Quoiqu'il n'eût pas encore dix-sept ans, toute sa personne respirait une dignité si haute, tant de mâle énergie, sa parole trahissait tant de volonté, une raison si mûre, le tout sous une attrayante enveloppe de naturel et de simplicité que, bien vite autour de lui, on s'était accoutumé à le respecter et à l'aimer. Dans sa compagnie on le désignait sous le nom du «petit gentilhomme, et ses chefs eux-mêmes, séduits par sa bonne grâce et sa fière mine, pressentant qu'un jour il serait leur égal, se plaisaient à l'appeler ainsi et à lui témoigner, sous cette forme, leur estime et leur bienveillance. Pour lui, il attendait avec impatience l'ouverture de la campagne. Il brûlait de se mesurer avec les Piémontais qui, de l'autre côté des Alpes, défendaient la route de Turin, et avec les Autrichiens qui gardaient la route de la Lombardie. Avec le printemps revenu et les longues journées et la tiédeur de la température, on ne parlait plus que d'une prochaine mise en marche de l'armée et on s'attendait, chaque matin, à recevoir l'avis de la nomination du général en chef.
La nouvelle de cette nomination arriva enfin. Le commandement des troupes destinées à marcher en Italie était confié à Bonaparte. Ce général était encore un inconnu pour la plupart de ses futurs soldats. Mais Bernard, qui le connaissait se réjouit.
—J'aurai l'oeil sur vous, lui avait dit Bonaparte.
Et cette phrase résonnait, pleine de promesses, à l'oreille de Bernard. Le 2 avril, à 9 heures du matin, la demi-brigade à laquelle il appartenait était rangée aux portes de Nice, dans une plaine sur le bord de la mer. Elle allait être passée en revue par le commandant en chef. Un tiède soleil répandait sa claire lumière sur les flots bleus de la Méditerranée, sur les rochers du rivage, sur les avenues d'aloès et de palmiers, qui sillonnaient de toutes parts le paysage. Par cette matinée féerique, les soldats oubliaient leurs maux passés. Ils ne songeaient plus qu'ils avaient eu faim et froid, qu'ils étaient chaussés de bottes éculées, vêtus d'uniformes en lambeaux. L'enthousiasme qui échauffait leurs âmes effaçait le souvenir de leurs dures épreuves.
Quand le général Bonaparte apparut à cheval, à la tête de son état-major, quand son regard s'arrêta sur eux, ils furent saisis d'une émotion indicible. Ils reconnaissaient en lui celui qui devait leur donner la victoire. Il leur parla et sa parole les électrisait. Il les engageait à être patients, à se résigner à souffrir encore. Mais, en même temps, il leur disait que leurs souffrances touchaient à leur terme, et, la main tendue vers l'Italie, il leur promettait de les conduire dans les plus fertiles plaines du monde. Quand il eut fini de se faire entendre, de toutes parts des acclamations s'élevèrent. Dans le bruit des clairons vibrait l'âme même de la patrie, qui de nouveau se réveillait et se préparait à la conquête du monde.
Très pâle, le coeur agité, la fièvre aux yeux, Bernard, placé au premier rang de sa compagnie, assistait à ce spectacle, maintenant convaincu que, sous peu de jours, il verrait enfin l'ennemi. Lorsque Bonaparte passa près de lui, il se redressa vivement et demeura immobile au port d'arme, étouffant, par respect pour la discipline, le cri de reconnaissance et d'admiration qui brûlait ses lèvres. Mais le général l'avait aperçu et reconnu. Et, au passage, il lui envoya un sourire. Trois jours après, Bernard quittait Nice avec sa division. Le surlendemain, il campait avec elle, vingt lieues, plus loin, à Albenga, sur la route de Gênes.
Le projet de Bonaparte était de passer les Alpes au-dessus de Savone, de descendre en Piémont, et, une fois là, de se placer entre l'armée autrichienne, concentrée aux environs d'Alexandrie, sous les ordres du général de Beaulieu, et l'armée sarde, commandée par le général de Colli, protégeant Turin. Après un court repos à Albenga, la division Masséna se portait sur la route de Savone qui traverse la montagne et s'occupait d'y élever des redoutes. C'est là que le 10 avril, un des lieutenants de Beaulieu, le comte d'Argenteau, vint l'attaquer et que Bernard vit le feu pour la première fois. Vivement repoussé, d'Argenteau se replia sur le village de Montenotte et s'y retrancha, tandis que les soldats français, la nuit venue, se préparaient à coucher sur leurs positions. Cette soirée, Bernard la passa avec plusieurs «de ses camarades; dans une chaumière, au bord d'un chemin dont les troupes de la division Masséna occupaient toutes les issues.
Vers 11 heures, comme la fatigue l'accablait, il se jeta sur la terre durcie qui formait le plancher de la cabane, et, la tête sur son sac, il ferma les yeux et s'endormit. Mais brusquement on le réveilla. Il fut debout en un clin d'oeil et vit devant lui son sergent. Il l'interrogea.
—Qu'y a-t-il, sergent?
—Il y a, mon petit gentilhomme, que nous déménageons sans tambours ni trompettes, histoire d'aller surprendre l'Autrichien chez lui!
—Nous marchons sur Montenotte?
—Tu l'as dit, sur Montenotte où on ne nous attend pas. On se mit en route dans un profond silence. Quoique deux divisions, celle de Masséna et celle d'Augereau, fussent en mouvement, on n'entendait presque aucun bruit. La nuit n'était pas très claire, elle l'était assez cependant pour que les soldats pussent se guider par les nombreux petits chemins qui allaient sur le village où d'Argenteau passait la nuit. Le général autrichien avait pris pour se garder les précautions les plus minutieuses. Mais soit que ses ordres eussent été mal exécutés, soit que la rigueur des consignes se fut relâchée à la faveur de cette nuit paisible qui éloignait toute idée de surprise, les troupes françaises arrivèrent devant son camp vers minuit, sans avoir été signalées.
Quand les sentinelles autrichiennes donnèrent l'alarme, c'était déjà trop tard. Les Français pénétraient dans la place avec impétuosité. En quelques instants, ils s'emparaient de quatre drapeaux, et de cinq canons, faisaient deux mille prisonniers, rendaient libre la route que se proposait de suivre Bonaparte pour gagner le Piémont, et inauguraient, par un avantage marqué, cette série de combats qui allaient se succéder durant cinq jours, aboutir à la défaite de l'armée austro-sarde et permettre à Bonaparte de marcher sur Turin.
Pendant le combat d'avant-garde, engagé le matin sur la route de Savone. Bernard n'avait pas eu l'occasion de tirer un coup de fusil. Au moment de l'attaque, il se trouvait en arrière, et elle était déjà repoussée, quand sa compagnie recevait l'ordre de se porter en avant sur les talons de l'ennemi. Mais, à Montenotte, il n'en fut pas de même. Il était parmi ceux qui se jetèrent les premiers sur les Autrichiens, et, pendant plus d'une heure, il combattit effectivement, à travers les rues du village où il fallait conquérir les maisons l'une après l'autre et en déloger l'ennemi. Il ne cessait de tirer que pour croiser la baïonnette, très excité, mais n'ayant rien perdu de sa présence d'esprit, et tout aussi attentif à se défendre qu'à profiter de toute bonne occasion pour frapper.
À la première détonation, au premier sifflement de balle à ses oreilles, son intrépidité, un moment ébranlée pendant la marche en avant, lui était revenue tout entière, et, loin de l'affaiblir, la vue du sang et l'odeur de la poudre l'excitaient, le jetaient dans une sorte de griserie sous l'empire de laquelle il était entraîné. De ce qui se passait hors de sa portée, il ne voyait rien et ne savait rien. Pour lui, l'intérêt du combat était entièrement concentré dans l'espace resserré où, avec une poignée d'hommes, il s'évertuait à repousser l'ennemi. C'était maintenant sur la place du village où l'avaient conduit les péripéties de cette lutte nocturne. De tous côtés, les Autrichiens fuyaient. Mais il en restait, encore une centaine, qui s'étaient retranchés dans l'église. L'officier qui les commandait avait planté lui-même sous le porche le drapeau de son régiment, et ce drapeau, maintenant criblé de balles, semblait marquer la ligne que cette poignée d'hommes, électrisée par son chef, s'était juré de ne pas laisser franchir.
Par trois fois les Français s'étaient élancés à l'assaut de l'église, et par trois fois, une fusillade nourrie les avait obligés à reculer, en décimant leurs rangs. Assaillants et assiégés s'exaspéraient de leurs pertes inutiles, ceux-ci comprenant qu'ils étaient condamnés, à périr jusqu'au dernier et que rien ne les empêcherait de succomber; ceux-là rendus furieux par la rançon de sang et de vies humaines, dont la valeur de leurs adversaires les contraignait à payer une victoire désormais certaine. Et dans l'ombre de la nuit où passaient tour à tour la blanche lueur de pâles rayons de lune perçant les nuages, et la clarté rougeâtre de quelques torches allumées dans le temple dévasté, c'était une folle poussée d'hommes se ruant les uns sur les autres et ne se séparant qu'après avoir mis entre eux de nouveaux cadavres et fait couler des flots de sang.
Du côté des Autrichiens, ce qui tirait l'oeil, c'était la silhouette de l'officier qui les commandait. Elle se dessinait, svelte et claire dans un uniforme blanc, toujours bondissante, à travers les groupes des soldats et autour du drapeau, de telle sorte que c'est en vain que les Français la prenaient pour cible. À droite, à gauche, partout, on ne voyait qu'elle, et incessamment, elle se dérobait. Soudain, une grêle de balles s'abattit sur la hampe du drapeau. Elle s'inclina, cassée par le milieu. L'officier s'élança pour la saisir et en prévenir la chute. Mais lui-même chancela, en portant la main à sa poitrine. Cette fois, il était atteint.
Du côté des Français, un soldat, en le voyant tomber, se jeta sur le drapeau. Il s'en empara et, comme la silhouette blanche de l'officier s'abîmait parmi les cadavres, il brandit son trophée, en criant en allemand aux Autrichiens épouvantés:
—Braves gens, rendez-vous!
À ces accents, on vit l'officier renversé se redresser d'un mouvement automatique, sa main tremblante saisir par le bras le soldat français, le tirer à lui comme pour le dévisager et, dans la rumeur tumultueuse que mêlaient les vainqueurs aux gémissements des vaincus, deux voix, déchirées par le désespoir, se firent entendre.
—Bernard! Bernard! criait l'une.
—Armand, mon frère! répondit l'autre.
Et les deux fils du comte de Malincourt, effarés et frémissants, en se retrouvant les armes à la main, fondaient en larmes, tandis que le plus jeune s'agenouillait et recevant entre ses bras le corps de l'aîné qui venait de perdre connaissance, le couvrait de baisers et de larmes.
Au petit jour, dans un coin de l'église, dévastée, transformée en ambulance, Bernard se tenait agenouillé devant un matelas sur lequel son frère était étendu. Depuis plusieurs heures, le pauvre enfant demeurait immobile à la même place, anxieusement penché sur le cher blessé, qui s'était assoupi après avoir été pansé en hâte par un chirurgien militaire. Du projectile, entré dans la poitrine et logé sous le poumon gauche, on pouvait redouter d'irréparables ravages, de telle sorte que Bernard ne savait ce qu'il devait craindre et encore moins ce qu'il pouvait espérer. En suivant avec sollicitude le sommeil de son frère, en le regardant si fier et si beau sous la pâleur livide du visage, en écoutant cette respiration oppressée et sifflante, il se demandait avec effroi si, après avoir connu la douleur de voir ses parents aller au supplice, il connaîtrait cette autre douleur de perdre ce frère adoré, tombé dans les rangs ennemis, frappé par une balle française, et de le perdre au moment où il le retrouvait.
Devant l'imminence de la catastrophe qu'il redoutait, une question se dressait, terrible, dans sa pensée. Le coup auquel son frère allait peut-être succomber, qui l'avait porté? N'était-ce pas lui? Il essayait alors de reconstituer le combat et de ressusciter le moment décisif où Armand était tombé. Il aurait voulu savoir s'il avait une responsabilité quelconque dans l'événement. Mais c'est là justement ce que son esprit obscurci et troublé ne pouvait discerner. Et ce doute affreux déchirait son coeur, mettait sur ses lèvres des malédictions contre les luttes fratricides qui arment les peuples les uns contre les autres, éteignait comme dans des flots de sang et de pleurs l'enthousiasme qui naguère gonflait son âme quand, par l'imagination, il voyait se dérouler devant lui, brillante et glorieuse, sa carrière de soldat. Ah! maintenant, elle lui semblait criminelle, cette carrière, et peut-être l'eût-il, ce jour-là, prise en horreur, s'il n'eût été retenu par le caractère des engagements qu'il avait contractés et par un souci supérieur, obsédant et puissant, de se dévouer à son pays, de le défendre et au besoin de mourir pour lui.
La gloire des armes! Il la voyait à cette heure dans toute sa beauté sinistre. Son frère mourant, tué par lui peut-être, et tout autour de cette couche improvisée, d'autres grabats dressés en hâte d'où montaient des gémissements et des râles. Et un peu partout, des cadavres allongés dans des flaques de sang, des vêtements en lambeaux, des sacs éventrés, des débris d'armes dans des débris de murailles écroulées; partout la dévastation, la ruine, la mort. Sur ces abominations, le jour montait dans les brumes grisâtres du matin, un jour de printemps clair et joyeux, fouetté par une brise fraîche, toute chargée des senteurs des premières feuilles. Qu'importaient au ciel bleu, au soleil qui s'allumait vers l'Orient par-dessus les Alpes, aux fleurs, aux pousses nouvelles, que leur importaient ces sanglants témoignages de la folie des hommes! L'impassible nature, poursuivant sa marche, allait resplendir au-dessus d'eux, et verser aux vivants l'oubli des morts.
Bernard, abîmé dans son angoisse, aurait voulu ne pas penser à ces choses, mais elles l'assaillaient, l'obsédaient, le dominaient. En même temps, le passé s'implantait en maître dans sa mémoire et y revivait avec la précision de la réalité. C'était comme un tableau se déroulant devant lui et ramenant à son souvenir les innombrables épisodes de sa vie encore si courte et déjà si pleine. En se rappelant tout ce qu'il avait vu, tout ce qu'il avait souffert, il s'attendrissait, il pleurait sur lui-même, sur ses parents suppliciés, sur les défunts compagnons de ses tragiques aventures, sur la cruauté des bourreaux, sur l'infortune des victimes et aussi sur les aberrations des partis, cause initiale de la guerre civile et de la guerre étrangère.
Et une violente protestation s'élevait en lui, une révolte de tout son être qui grondait dans sa poitrine et soudain s'apaisait dans une ardente prière que sa bouche d'adolescent accoutumée à implorer le ciel aux heures de détresse envoyait vers le Dieu qui a créé les hommes non pour qu'ils se haïssent, mais pour qu'ils s'aiment. Et alors, il se sentait pris d'une pitié profonde pour ceux qui souffrent et d'une clémence infinie pour ceux qui font souffrir, les uns et les autres instruments mystérieux de desseins qu'ils ignorent et qui précipitent l'humanité vers les destinées inconnues qu'elle doit parcourir.
Tout à coup, ses méditations douloureuses furent interrompues. Son frère se réveillait. Il le vit se soulever et promener fiévreusement autour de lui ses yeux égarés, en disant d'une voix rauque:
—Où suis-je?
—Vous êtes auprès de moi, cher Armand.
—Auprès de toi, Bernard! Mais que signifie cet uniforme? Tu es donc soldat? Ah! oui, je me souviens; tout à l'heure, nous combattions l'un contre l'autre.
Et couvrant son front de ses mains tremblantes, il murmura:
—Oh! les frères ennemis!
—Non, Armand, non, pas ennemis, mais réconciliés.
—Et dire que j'aurais pu te tuer, mon Bernard! Te tuer, toi que je chéris! Mais le ciel a voulu m'éviter ce grand crime. Il m'a désarmé à temps. C'est égal, mon frère, je ne me consolerai jamais.
—De quoi ne vous consolerez-vous pas, Armand?
—D'avoir porté les armes contre la France.
Et il retomba, des sanglots plein la gorge, sur sa couchette qui trembla sous les convulsions de ses membres meurtris.
—Mon frère, par grâce, revenez à vous, supplia Bernard: vous me désespérez.
—Je ne suis pas coupable, cependant, soupira Armand. C'est pour Dieu et le roi que je combattais.
Après cette crise, le blessé parut s'apaiser. Mais son agitation, en se dissipant, en cessant de le soutenir, le laissait tel que l'avait fait sa blessure, c'est-à-dire d'une faiblesse extrême, par suite de tout le sang qu'il perdait depuis quelques heures. Il ne parlait plus que très doucement, avec lenteur, comme s'il eût cherché des mots pour exprimer sa pensée.
—Donne-moi des nouvelles de nos amis, Bernard; de Valleroy, d'abord?
—Valleroy appartient toujours à Malincourt. C'est un coeur fidèle et vaillant. Je lui dois d'avoir traversé, sans y périr, tous les dangers que j'ai courus.
—Et où est-il, ce serviteur éprouvé?
—Il est à Saint-Baslemont.
—La République n'a donc pas confisqué notre château?…
—Elle nous l'avait pris; elle nous l'a rendu.
—Oui, c'était bien assez d'avoir mis à mort nos parents.
—Vous avez connu ce malheur, mon frère?
—Par une gazette française que je lus un soir, à Londres. Ah! comme, en ce moment, j'aurai voulu me trouver près de toi, mon Bernard! Mais comment te rejoindre? Et puis, savais-je seulement où tu étais? C'est cette cruelle ignorance qui m'a empêché de t'écrire, de te donner de mes nouvelles…
—Je vous ai cru mort.
—Et tu ne te trompais pas, car, je le suis, vois-tu; c'est maintenant comme si je l'étais.
—Mon frère aimé, ne parlez pas ainsi.
—Pourquoi se dissimuler la vérité? Avec l'uniforme que tu portes, tu dois avoir le courage de la regarder en face, et la vérité, c'est que je suis flambé.
—Non, non, s'écria Bernard, nous vous guérirons. Armand secoua la tête en se frappant le coeur comme pour marquer que le mal avait son siège là, et qu'il était incurable. Puis, pour détourner l'entretien, il ajouta en souriant:
—Tu ne m'as rien dit de ta petite amie Nina?
—Elle est auprès de Valleroy avec tante Isabelle, répondit Bernard qui s'efforçait, lui aussi, de sourire pour cacher sa douleur. En épousant tante Isabelle, Valleroy a adopté l'enfant.
—Valleroy, marié! Puisse-t-il être heureux… Et la fillette aime-t-elle toujours son chevalier?
—Tout autant que son chevalier la chérit.
Il y eut un silence; puis Armand reprit, moitié sérieux, moitié plaisant:
—Je me figure qu'un jour, dans quelques années, cette petite Nina sera une charmante châtelaine pour Saint-Baslemont, et une aimable compagnie pour Bernard de Malincourt.
Les joues pâlies de Bernard se teignirent d'une légère rougeur.
—Vous vous fatiguez à parler, Armand, dit-il.
—Malheureusement, continua ce dernier, d'une voix qui s'éteignait, je ne serai plus là pour le voir.
Ses yeux se fermèrent; il demeura immobile, sans abandonner la main de Bernard qu'il avait prise dans la sienne. Celui-ci aurait voulu se dégager, se mettre à la recherche du chirurgien, le ramener auprès de son frère. Mais trop forte était l'étreinte du mourant.
—Reste là, Bernard, fit-il tout à coup; ne me quitte pas.
—Laissez-moi appeler le médecin, Armand.
—À quoi bon! Ni lui, ni personne ne pourrait me sauver. Ma blessure est mortelle; je l'ai compris en sentant pénétrer en moi la balle qui l'a faite. Que du moins je m'en aille en paix, toi à mes côtés. Il m'eût été doux d'avoir un prêtre en ce moment. Mais, à défaut de son assistance, j'ai la tienne, mon frère… Et à toi, je peux dire, comme à un confesseur, que ma conscience est en repos. J'ai aimé Dieu et mon roi! Je meurs dans la religion de mes parents et digne d'eux. Si j'ai pris les armes contre mon pays, c'est que j'ai cru que son intérêt même me le commandait. Je crois bien que je me suis trompé; mais ce n'est pas pour cette erreur involontaire dont je suis durement puni que le ciel voudra me châtier davantage.
Sa voix devenait plus faible. Bernard, dont il continuait à étreindre la main, comprit que la mort venait; il se raidit contre sa douleur, et dévorant ses larmes pour ne pas en donner au mourant le spectacle, il se courba sur lui en disant:
—Apaisez-vous, mon frère adoré, ne songez qu'à vivre pour votre petit
Bernard.
—Oh! mon petit Bernard n'a plus besoin de moi, répondit Armand d'un accent qui s'éteignait. C'est maintenant un homme mûri par les épreuves et préparé aux luttes de la vie. Il portera vaillamment le nom de Malincourt; il relèvera notre maison, et la perpétuera, toujours fidèle à la tradition de nos aïeux… Adieu, mon Bernard, adieu, ou plutôt, au revoir… Dieu m'appelle. Je vais revoir nos parents… Mon frère, en leur nom, je te bénis… Tu prieras pour le repos de mon âme et, dès que tu le pourras, tu ramèneras mon corps à Saint-Baslemont… Embrasse-moi…
Les lèvres de Bernard se posèrent sur le front de son frère au moment où la mort y déposait aussi son baiser, Alors, le pauvre enfant s'agenouilla désespéré devant le petit lit où Armand de Malincourt venait de rendre l'âme, et il laissa couler librement ses pleurs.
À ce moment, dans l'espace où maintenant resplendissait le soleil, retentit et monta un battement de tambour, que d'autres battements successifs vinrent bientôt grossir. C'était l'appel qui éveillait les troupes endormies après le combat de la nuit et leur annonçait que le moment était venu de se mettre en marche.
Quelques instants plus tard, elles couvraient la route de leurs masses sombres et bruyantes. Bernard était à son rang, la tête haute malgré sa douleur. Après avoir donné à son frère, dans le cimetière de Montenotte, une sépulture provisoire, il redevenait soldat, et le «petit-gentilhomme», mêlé aux bataillons de la République, allait suivre le drapeau tricolore dans ses pérégrinations glorieuses à travers l'Italie.