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George Sand et ses amis

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The Project Gutenberg eBook of George Sand et ses amis

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Title: George Sand et ses amis

Author: Albert Le Roy

Release date: October 13, 2004 [eBook #13737]
Most recently updated: October 28, 2024

Language: French

Credits: Produced by Carlo Traverso, Mireille Harmelin and Distributed Proofreaders Europe. This file was produced from images generously made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK GEORGE SAND ET SES AMIS ***
GEORGE SAND ET SES AMIS

par

ALBERT LE ROY

1903

SOCIÉTÉ D'ÉDITIONS LITTÉRAIRES ET ARTISTIQUES, Librairie Paul Ollendorff, 50, CHAUSSÉE D'ANTIN, PARIS, Tous droits réservés.

A M. OCTAVE GRÉARD, de l'Académie Française, Vice-Recteur Honoraire de l'Académie de Paris

CHAPITRE PREMIER

LES ORIGINES

George Sand a voulu résumer sa personne littéraire et morale dans l'épigraphe qu'elle inscrivit en tête de l'Histoire de ma Vie: «Charité envers les autres, dignité envers soi-même, sincérité devant Dieu.» Fut-elle toujours fidèle, et dans ses livres et dans ses actes, à cette noble devise? C'est l'étude qu'il sera loisible d'entreprendre, en retraçant les vicissitudes de sa destinée, en analysant son oeuvre, en instituant une enquête sur les hommes de son temps et les événements auxquels elle fut mêlée.

A l'image de Jean-Jacques Rousseau, son maître, elle nous a légué un ouvrage autobiographique, composé non pas au déclin, mais au milieu même d'une existence diverse et contradictoire. La première partie de l'Histoire de ma Vie a été rédigée en 1847, alors que George Sand était dans tout l'éclat de sa renommée. Elle explique nettement l'objet qu'elle se propose et le plan qu'elle a conçu: «Je ne pense pas qu'il y ait de l'orgueil et de l'impertinence à écrire l'histoire de sa propre vie, encore moins à choisir, dans les souvenirs que cette vie a laissés en nous, ceux qui nous paraissent valoir la peine d'être conservés. Pour ma part, je crois accomplir un devoir, assez pénible même, car je ne connais rien de plus malaisé que de se définir… Une insurmontable paresse (c'est la maladie des esprits trop occupés et celle de la jeunesse par conséquent) m'a fait différer jusqu'à ce jour d'accomplir cette tâche; et, coupable peut-être envers moi-même, j'ai laissé publier sur mon compte un assez grand nombre de biographies pleines d'erreurs, dans la louange comme dans le blâme.» Ce sont, à dire vrai, ces erreurs de détail que George Sand s'est surtout complu à redresser en racontant les années de sa jeunesse, voire même les origines de sa maison, avec une singulière prolixité. Sur les quatre gros volumes de l'Histoire de ma Vie, le premier est consacré presque entièrement à nous décrire «l'Histoire d'une famille de Fontenoy à Marengo.» Elle remonte à Fontenoy pour rappeler que Maurice de Saxe fut son bisaïeul. Quelque démocrate qu'elle soit devenue, elle tire vanité d'être par le sang arrière-petite-fille de l'illustre maréchal, de même qu'elle est par l'esprit de la lignée de Jean-Jacques; puis elle formule ainsi son état civil: «Je suis née l'année du couronnement de Napoléon, l'an XII de la République française (1804). Mon nom n'est pas Marie-Aurore de Saxe, marquise de Dudevant, comme plusieurs de mes biographes l'ont découvert, mais Amantine-Lucile-Aurore Dupin.»

Aussi bien, en se défendant de la manie aristocratique, n'est-elle pas indifférente et veut-elle nous intéresser à tous les souvenirs généalogiques de sa famille. Elle s'étend longuement sur le maréchal de Saxe et sur cette noblesse de race qu'elle ramènera théoriquement à sa juste valeur dans le Piccinino. Sa grand'mère, Aurore Dupin de Francueil, avait vu Jean-Jacques une seule fois, mais en des conditions qu'elle n'eut garde d'oublier. Voici comment elle relatait l'anecdote dans les papiers dont George Sand hérita: «Il vivait déjà sauvage et retiré, atteint de cette misanthropie qui fut trop cruellement raillée par ses amis paresseux ou frivoles. Depuis mon mariage, je ne cessais de tourmenter M. de Francueil pour qu'il me le fît voir; et ce n'était pas bien aisé. Il y alla plusieurs fois sans pouvoir être reçu. Enfin, un jour, il le trouva jetant du pain sur sa fenêtre à des moineaux. Sa tristesse était si grande qu'il lui dit en les voyant s'envoler: «Les voilà repus. Savez-vous ce qu'ils vont faire? Ils s'en vont au plus haut des toits pour dire du mal de moi et que mon pain ne vaut rien.» En digne aïeule de George Sand, madame Dupin de Francueil avait le culte de Jean-Jacques. Lorsqu'il accepta de dîner chez elle, sans doute pour faire honneur à son hôte elle lut tout d'une haleine la Nouvelle Héloïse. Aux dernières pages elle sanglotait, et ce jour-là, du matin jusqu'au soir, elle ne fit que pleurer. «J'en étais malade, dit-elle, j'en étais laide.» Rousseau arrive sur ces entrefaites, et M. de Francueil se garde de la prévenir. «Je ne finissais pas de m'accommoder, ne me doutant point qu'il était là, l'ours sublime, dans mon salon. Il y était entré d'un air demi-niais, demi-bourru, et s'était assis dans un coin, sans marquer d'autre impatience que celle de dîner, afin de s'en aller bien vite. Enfin, ma toilette finie, et mes yeux toujours rouges et gonflés, je vais au salon; j'aperçois un petit homme assez mal vêtu et comme renfrogné, qui se levait lourdement, qui mâchonnait des mots confus. Je le regarde et je devine; je crie, je veux parler, je fonds en larmes. Jean-Jacques, étourdi de cet accueil, veut me remercier et fond en larmes. Francueil veut nous remettre l'esprit par une plaisanterie et fond en larmes. Nous ne pûmes nous rien dire. Rousseau me serra la main et ne m'adressa pas une parole. On essaya de dîner pour couper court à tous ces sanglots. Mais je ne pus rien manger, M. de Francueil ne put avoir de l'esprit, et Rousseau s'esquiva en sortant de table, sans avoir dit un mot.» Quant à George Sand, quatre-vingts ans plus tard, elle est radieuse d'avoir eu une grand'mère qui a pleuré avec Jean-Jacques.

La Révolution jeta en prison, pour quelques semaines, madame Dupin, très attachée aux hommes et aux choses de l'ancien régime. Son fils, Maurice, le père de George Sand, avait l'humeur plus libérale, et les lettres qu'il écrivit durant la Terreur, reproduites dans l'Histoire de ma Vie, sont d'un style assez alerte. Il gardait, d'ailleurs, certains préjugés du monde où il avait grandi, celui par exemple d'imputer à Robespierre la responsabilité de toutes les violences auxquelles la République fut condamnée, pour se défendre contre ses adversaires du dehors et du dedans. Plus équitable et mieux informée, George Sand s'applique à détruire cette légende. «Voilà, dit-elle, l'effet des calomnies de la réaction. De tous les terroristes, Robespierre fut le plus humain, le plus ennemi par nature et par conviction des apparentes nécessités de la Terreur et du fatal système de la peine de mort. Cela est assez prouvé aujourd'hui, et l'on ne peut pas récuser à cet égard le témoignage de M. de Lamartine. La réaction thermidorienne est une des plus lâches que l'histoire ait produites. Cela est encore suffisamment prouvé. A quelques exceptions près, les thermidoriens n'obéirent à aucune conviction, à aucun cri de la conscience en immolant Robespierre. La plupart d'entre eux le trouvaient trop faible et trop miséricordieux la veille de sa mort, et le lendemain ils lui attribuèrent leurs propres forfaits pour se rendre populaires. Soyons justes enfin, et ne craignons plus de le dire: Robespierre est le plus grand homme de la Révolution et un des plus grands hommes de l'histoire.»

L'esprit révolutionnaire animera George Sand, dirigera sa pensée et inspirera son oeuvre, encore qu'elle ait reçu des traditions de famille et une éducation qui devaient lui inculquer des sentiments contraires. Sa grand'mère, madame Dupin, au sortir des prisons de la Terreur, eut des procès qui entamèrent sa fortune: c'était double raison pour détester le régime nouveau. On vivait, au fond du Berry, dans cette terre de Nohant que George Sand a tant aimée. Elle y passa presque toute sa vie et elle souhaitait de pouvoir y mourir: son voeu s'est réalisé. Voici la peinture qu'elle a tracée de ce modeste domaine qu'il nous importe de connaître. C'est le cadre même de son existence:

«L'habitation est simple et commode. Le pays est sans beauté, bien que situé au centre de la Vallée Noire, qui est un vaste et admirable site… Nous avons pourtant de grands horizons bleus et quelque mouvement de terrain autour de nous, et, en comparaison de la Beauce ou de la Brie, c'est une vue magnifique; mais, en comparaison des ravissants détails que nous trouvons en descendant jusqu'au lit caché de la rivière, à un quart de lieue de notre porte, et des riantes perspectives que nous embrassons en montant sur les coteaux qui nous dominent, c'est un paysage nu et borné… Ces sillons de terres brunes et grasses, ces gros noyers tout ronds, ces petits chemins ombragés, ces buissons en désordre, ce cimetière plein d'herbe, ce petit clocher couvert en tuiles, ce porche de bois brut, ces grands ormeaux délabrés, ces maisonnettes de paysan entourées de leurs jolis enclos, de leurs berceaux de vigne et de leurs vertes chenevières, tout cela devient doux à la vue et cher à la pensée, quand on a vécu si longtemps dans ce milieu calme, humble et silencieux.»

C'est là que madame Dupin traversera des années de gêne extrême, au lendemain de la Terreur. Les revenus de Nohant ne s'élevaient pas à 4.000 francs, payables en assignats, et il fallait rembourser des emprunts onéreux contractés en 1793. Durant plus d'un an, on vécut, paraît-il, des médiocres revenus du jardin, de la vente des légumes et des fruits qui produisait au marché de 12 à 15 francs par semaine. Puis l'horizon s'éclaircit, sans que jamais la fortune patrimoniale, après la Révolution, ait dépassé 15.000 livres de rente.

Le père de George Sand, Maurice Dupin nous laisse l'impression d'un assez mauvais sujet. Est-ce la faute de l'éducation qu'il reçut ou des commotions politiques et sociales? Du moins il manquait d'équilibre, peut-être même de bon sens, et l'Histoire de ma Vie essaie en vain de colorer avantageusement ses défauts: «Ce père que j'ai à peine connu, et qui est resté dans ma mémoire comme une brillante apparition, ce jeune homme artiste et guerrier est resté tout entier vivant dans les élans de mon âme, dans les fatalités de mon organisation, dans les traits de mon visage.» Il y a là quelque hyperbole et un excès d'adoration filiale. La destinée de Maurice Dupin fut surtout hasardeuse, comme l'était sa pensée. A dix-neuf ans, il voulait être musicien et jouait la comédie dans les salons de La Châtre. L'année suivante, la loi du 2 vendémiaire an VII ayant institué le service militaire obligatoire, il lui fallut servir sous les drapeaux de la République. Sa mère, toute royaliste qu'elle fût, avait aliéné ses diamants pour l'équiper. Il est protégé par le citoyen La Tour d'Auvergne Corret, capitaine d'infanterie, et rejoint son régiment à Cologne; ensuite il passe en Italie. Entre temps, un incident était survenu à Nohant, que George Sand relate sans s'émouvoir, mais qui dut troubler la quiétude de madame Dupin: «Une jeune femme, attachée au service de la maison, venait de donner le jour à un beau garçon, qui a été plus tard le compagnon de mon enfance et l'ami de ma jeunesse. Cette jolie personne n'avait pas été victime de la séduction. Elle avait cédé, comme mon père, à l'entraînement de son âge. Ma grand'mère l'éloigna sans reproche, pourvut à son existence, garda l'enfant et l'éleva.» George Sand ajoute: «Elle avait lu et chéri Jean-Jacques; elle avait profité de ses vérités et de ses erreurs.» Maurice Dupin, lui aussi, avait-il lu Rousseau? En tous cas, il avait trouvé une Thérèse dans le personnel domestique de Nohant.

La guerre lui réserve d'autres aventures. Il traverse le Saint-Bernard en prairial an VIII et nous raconte comment il fut accueilli à Aoste par le Premier Consul, qui venait de l'attacher à son état-major: «Je fus à lui pour le remercier de ma nomination. Il interrompit brusquement mon compliment pour me demander qui j'étais.—Le petit-fils du maréchal de Saxe.—Ah oui! ah bon! Dans quel régiment êtes-vous?—1er de chasseurs.—Ah bien! mais il n'est pas ici. Vous êtes donc adjoint à l'état-major?—Oui, général.—C'est bien, tant mieux, je suis bien aise de vous voir.—Et il tourna le dos.»

Après avoir pris part à la bataille de Marengo, voici en quels termes
Maurice Dupin relate ses impressions, dans une lettre à son oncle de
Beaumont, ou, comme dit la suscription, au citoyen Beaumont, à l'hôtel de
Bouillon, quai Malaquais, Paris:

«Pim, pan, pouf, patatra! en avant! sonne la charge! en retraite, en batterie! nous sommes perdus! victoire! sauve qui peut! Courez à droite, à gauche, au milieu! revenez, restez, partez, dépêchons-nous! Gare l'obus! au galop! Baisse la tête, voilà un boulet qui ricoche!… Des morts, des blessés, des jambes de moins, des bras emportés, des prisonniers, des bagages, des chevaux, des mulets; des cris de rage, des cris de victoire, des cris de douleur, une poussière du diable, une chaleur d'enfer; un charivari, une confusion, une bagarre magnifique; voilà, mon bon et aimable oncle, en deux mots, l'aperçu clair et net de la bataille de Marengo, dont votre neveu est revenu très bien portant, après avoir été culbuté, lui et son cheval, par le passage d'un boulet, et avoir été régalé pendant quinze heures par les Autrichiens du feu de trente pièces de canon, de vingt obusiers et de trente mille fusils.»

Ce qui vaut mieux que tout ce verbiage, c'est qu'il fut nommé par Bonaparte lieutenant sur le champ de bataille. Mais il appréhende la fin de la guerre et il s'écrie avec une pointe de gasconnade: «Encore trois ou quatre culbutes sur la poussière, et j'étais général.» Le séjour enchanteur de Milan va tourner d'autre côté ses préoccupations. Il est amoureux, non pas à la légère comme il lui est advenu sur les bords du Rhin ou à Nohant, mais avec tout l'emportement d'une passion qui veut être durable. Et il s'en ouvre à sa mère, dans une lettre écrite d'Asola, le 29 frimaire an IX: «Qu'il est doux d'être aimé, d'avoir une bonne mère, de bons amis, une belle maîtresse, un peu de gloire, de beaux chevaux et des ennemis à combattre!» La femme qui soulève tout cet enthousiasme—et qui sera la mère de George Sand—s'appelait Sophie-Victoire-Antoinette Delaborde. Elle avait été en prison au couvent des Anglaises en même temps que madame Dupin, et pour lors elle usait de moyens d'existence assez fâcheux. L'Histoire de ma Vie recourt à des circonlocutions, à des euphémismes, et finit par convenir que «sa jeunesse avait été livrée par la force des choses à des hasards effrayants.» Ces explications très embarrassées ont pour objet de ne pas confesser crûment que Victoire Delaborde accompagnait un général de l'armée d'Italie et avait trouvé des ressources dans les dépouilles du pays conquis. George Sand ne s'arrête pas à ces misères. Elle veut excuser, sinon innocenter sa mère: «Un fait subsiste devant Dieu, c'est qu'elle fut aimée de mon père, et qu'elle le mérita apparemment, puisque son deuil, à elle, ne finit qu'avec sa vie.» Haussant encore le ton, elle s'écrie sur le mode déclamatoire: «Le grand révolutionnaire Jésus nous a dit un jour une parole sublime: c'est qu'il y avait plus de joie au ciel pour la recouvrance d'un pécheur que pour la persévérance de cent justes.» Redescendons des sommets de la morale évangélique dans la réalité: Maurice Dupin recevait de madame Delaborde des prêts d'argent, sans s'inquiéter d'abord d'où elle tirait ces subsides. Ce n'est qu'à la réflexion qu'il doute de la délicatesse du procédé et discute avec ses scrupules: «Qu'as-tu fait? qu'ai-je fait moi-même en acceptant ce secours?… Si j'avais su que tu n'étais pas mariée, que tout ce luxe ne t'appartenait pas!… Je me trompe, je ne sais ce que je dis, il t'appartient, puisque l'amour te l'a donné: mais quand je songe aux idées qui pourraient lui venir, à lui… Il ne les aurait pas longtemps, je le tuerais! Enfin je suis fou, je t'aime et je suis au désespoir. Tu es libre, tu peux le quitter quand tu voudras, tu n'es pas heureuse avec lui, c'est moi que tu aimes, et tu veux me suivre, tu veux perdre une position assurée et fortunée pour partager les hasards de ma mince fortune.»

Maurice Dupin réussit à détacher madame Delaborde de son général, mais il rencontra mille obstacles avant d'aboutir au mariage. Quatre années s'écoulèrent entre la rencontre d'Asola et la naissance de George Sand. Elles furent singulièrement agitées: maintes fois le jeune homme essaya de sacrifier son amour à sa mère, qui avait l'humeur ombrageuse et jalouse. Fait prisonnier par les Autrichiens en nivôse an IX, il ne recouvra la liberté, au bout de deux mois, que pour accourir à Nohant en floréal de la même année. Victoire Delaborde vint le rejoindre à La Châtre, «ayant tout quitté, tout sacrifié à un amour libre et désintéressé.» On sut sa présence dans la petite ville, et Maurice en parla à madame Dupin. Son précepteur, un certain Deschartres, ci-devant abbé, voulut intervenir et le fit très maladroitement. Un beau matin, il se rend à La Châtre, à l'auberge de la Tête-Noire, réveille la voyageuse, lui adresse des reproches et des menaces, la somme de repartir le jour même pour Paris. Elle riposte, lui ferme la porte au nez. Il va quérir le maire et les gendarmes, qui pénètrent dans la chambre de Victoire et trouvent «une toute petite femme, jolie comme un ange, qui pleurait, assise sur le bord de son lit, les bras nus et les cheveux épars.»

Les autorités constituées s'adoucissent. Elle leur raconte «qu'elle avait rencontré Maurice en Italie, qu'elle l'avait aimé, qu'elle avait quitté pour lui une riche protection et qu'elle ne connaissait aucune loi qui pût lui faire un crime de sacrifier un général à un lieutenant et sa fortune à son amour.» A ce récit, les magistrats municipaux sont émus. Ils prennent parti contre le pédagogue. Mais le coup était porté, le scandale produit, et madame Dupin, avertie par Deschartres, ne devait jamais oublier cet esclandre. Maurice s'efforça de consoler sa mère par de mensongères promesses. Il lui écrivit: «Enfin que crains-tu et qu'imagines-tu? Que je vais épouser une femme qui me ferait rougir un jour?… Ta crainte n'a pas le moindre fondement, Jamais l'idée du mariage ne s'est encore présentée à moi; je suis beaucoup trop jeune pour y songer, et la vie que je mène ne me permet guère d'avoir femme et enfants. Victoire n'y pense pas plus que moi» Puis il entre dans des détails pour rassurer madame Dupin, et il va sans nul doute à l'encontre de ses visées. Victoire est veuve, elle a une petite fille. Elle travaillera pour vivre. Elle a déjà été modiste; elle tiendra de nouveau un magasin de modes. Et il conclut: «Est-ce que je peux, est-ce que je pourrai jamais prendre un parti qui serait contraire à ta volonté et à tes désirs? Songe que c'est impossible, et dors donc tranquille.»

L'orgueil de la châtelaine de Nohant devait être exaspéré, à la seule pensée que cette modiste pourrait devenir sa bru et porter le nom presque seigneurial des Dupin. Mais il y avait plus. Victoire, éloignée de La Châtre, continuait d'écrire à Maurice, et quelles lettres! En ce point, elle était la digne émule de Thérèse Levasseur. Et George Sand, qui nous donne sur sa mère des renseignements qu'elle aurait pu et dû taire, souligne son manque d'instruction: «C'est tout au plus si à cette époque elle savait écrire assez pour se faire comprendre. Pour toute éducation, elle avait reçu en 1788 les leçons élémentaires d'un vieux capucin qui apprenait gratis à lire et à réciter le catéchisme à de pauvres enfants… Il fallait les yeux d'un amant pour déchiffrer ce petit grimoire et comprendre ces élans d'un sentiment passionné qui ne pouvait trouver de forme pour s'exprimer.» Cependant Maurice était conquis et subissait l'ascendant de cette nature inférieure. Il y a une histoire assez louche et assez répugnante au sujet de l'argent qu'elle lui avait prêté et qui venait du général. La restitution fut effectuée, mais péniblement, et Maurice est obligé de s'en expliquer avec sa mère: «Tous les dons, dit-il, qu'elle lui avait emportés pour en manger le profit avec moi se réduisaient à un diamant de peu de valeur qu'elle avait conservé par mégarde, et qui lui avait été renvoyé avant même qu'elle connût ses plaintes et ses calomnies.» N'importe, il devait être infiniment douloureux pour madame Dupin que son fils fût réduit à lui écrire: «Je ne sais pas si je suis un des Grieux, mais il n'y a point ici de Manon Lescaut.» Devant la perspective d'une telle union, on ne peut que comprendre et approuver les résistances de la mère. Il faudra pourtant qu'elle finisse par céder, par consentir à un mariage que George Sand tâche de justifier en recourant à de véritables paradoxes: «Il va épouser une fille du peuple, c'est-à-dire qu'il va continuer et appliquer les idées égalitaires de la Révolution dans le secret de sa propre vie. Il va être en lutte dans le sein de sa propre famille contre les principes d'aristocratie, contre le monde du passé. Il brisera son propre coeur, mais il aura accompli son rêve.» En vérité, c'est employer de trop grands mots pour expliquer des misères. Et, dans ce conflit d'ordre sentimental, nos sympathies iront plutôt vers madame Dupin que vers Victoire Delaborde.

Durant bien des mois les tiraillements se prolongèrent. Maurice écrivait à sa mère, le 3 pluviôse an X (février 1802): «Je te jure par tout ce qu'il y a de plus sacré que V*** travaille et ne me coûte rien… Ne parlons pas d'elle, je t'en prie, ma bonne mère, nous ne nous entendrions pas; sois sûre seulement que j'aimerais mieux me brûler la cervelle que de mériter de toi un reproche.» Aussi bien toutes les mercuriales de madame Dupin demeuraient impuissantes, et le pauvre Deschartres, chargé du rôle de Mentor, était berné sans vergogne, alors qu'il s'appliquait à tenir son ancien écolier sous sa férule. «Un matin, raconte George Sand, mon père s'esquive de leur commun logement, et va rejoindre Victoire dans le jardin du Palais-Royal, où ils s'étaient donné rendez-vous pour déjeuner ensemble chez un restaurateur. A peine se sont-ils retrouvés, à peine Victoire a-t-elle pris le bras de mon père, que Deschartres, jouantle rôle de Méduse, se présente au devant d'eux. Maurice paye d'audace, fait bonne mine à son argus et lui propose de venir déjeuner en tiers. Deschartres accepte. Il n'était pas épicurien, pourtant il aimait les vins fins, et on ne les lui épargna pas. Victoire prit le parti de le railler avec esprit et douceur, et il parut s'humaniser un peu au dessert; mais quand il s'agit de se séparer, mon père voulant reconduire son amie chez elle, Deschartres retomba dans ses idées noires et reprit tristement le chemin de son hôtel.»

Au printemps de 1802, Maurice va rejoindre son régiment à Charleville, et Victoire l'accompagne. Auprès des camarades de la garnison et des gens de la petite ville, ils passaient pour être secrètement mariés. Il n'en était rien. Mais la naissance de plusieurs enfants vint resserrer étroitement leurs liens. Ils ne poussèrent pas l'imitation de Jean-Jacques jusqu'à les livrer à la charité publique. Un seul survécut: ce devait être George Sand, qui ignore ou néglige de nous indiquer le nombre et le sexe des autres enfants issus de cette union et emportés en bas âge.

On était alors dans une période d'accalmie politique et militaire. Le gouvernement personnel s'établissait sur les ruines de la République. L'oeuvre de réaction débutait par une entente avec la Cour de Rome, aux fins de briser l'Eglise constitutionnelle et nationale de 1789. L'armée, en sa grande majorité, accueillait assez mal cette première étape sur la route de Canossa. «Le Concordat, écrit Maurice Dupin à sa mère, ne fait pas ici le moindre effet. Le peuple y est indifférent. Les gens riches, même ceux qui se piquent de religion, ont grand'peur qu'on n'augmente les impôts pour payer les évêques. Les militaires, qui ne peuvent pas obtenir un sou dans les bureaux de la guerre, jurent de voir le palais épiscopal meublé aux frais du gouvernement.» Et le jeune homme, fervent voltairien, raille la bulle du Pape, «écrite dans le style de l'Apocalypse, et qui menace les contrevenants de la colère de saint Pierre et de saint Paul.» Bref, conclut-il, «nous nous couvrons de ridicule.» A la cérémonie de Notre-Dame en l'honneur du Concordat, les généraux se rendirent à peu près comme des chiens qu'on fouette. Le légat était en voiture, et sa croix devant lui, dans une autre voiture. Ce fut là l'occasion de négociations Pour lui, soldat de la Révolution, ayant grandi auprès d'une mère royaliste mais philosophe, il voyait avec inquiétude «des changements dans les affaires publiques qui ne promettent rien de bon», et même «un retour complet à l'ancien régime». Démocrate, il devait s'affilier à la franc-maçonnerie qui était déjà le foyer des idées libérales. Il nous a malicieusement conté son initiation: «On m'a enfermé dans tous les trous possibles, nez à nez avec des squelettes; on m'a fait monter dans un clocher au bas duquel on a fait mine de me précipiter… On m'a fait descendre dans des puits, et, après douze heures passées à subir toutes ces gentillesses, on m'a cherché une mauvaise querelle sur ma bonne humeur et mon ton goguenard, et on a décidé que je devais subir le dernier supplice. En conséquence, on m'a cloué dans une bière, porté au milieu des chants funèbres dans une église, pendant la nuit, et, à la clarté des flambeaux, descendu dans un caveau, mis dans une fosse et recouvert de terre, au son des cloches et du De profundis. Après quoi chacun s'est retiré. Au bout de quelques instants, j'ai senti une main qui venait me tirer mes souliers, et, tout en l'invitant à respecter les morts, je lui ai détaché le plus beau coup de pied qui se puisse donner. Le voleur de souliers a été rendre compte de mon état et constater que j'étais encore en vie. Alors on est venu me chercher pour m'admettre aux grands secrets. Comme avant l'enterrement on m'avait permis de faire mon testament, j'avais légué le caveau dans lequel j'avais été enfermé au colonel de la 14e, afin qu'il en fît une salle de police; la corde avec laquelle on m'y avait descendu, au colonel du 4e de cavalerie, pour qu'il s'en servît pour se pendre, et les os dont j'étais entouré, à ronger à un certain frère terrible, qui m'avait trimbalé toute la journée dans les caves et greniers.»

C'étaient là les menues distractions de la vie de garnison à Charleville. Toutes les journées ne devaient pas y être aussi plaisantes pour Maurice, partagé entre sa maîtresse et sa mère. Celle-ci, exempte de préjugés religieux, et qui n'acceptait guère que les doctrines du Vicaire savoyard ou cette foi à l'Etre suprême que George Sand appelle le culte épuré de Robespierre et de Saint-Just, admettait fort bien que jeunesse se passe, mais ne pouvait tolérer une mésalliance. C'est donc à son insu que le mariage fut conclu, le 16 prairial an XII (1804), par devant le maire du deuxième arrondissement de Paris, entre Maurice Dupin et Victoire Delaborde, qui désormais prendra le prénom de Sophie. Un mois plus tard, le 12 messidor (1er juillet), George Sand vit le jour, dans la maison portant le numéro 15 de la rue Meslay. Ces deux événements furent cachés à madame Dupin, qui, ultérieurement informée, courra à Paris et essayera vainement de faire casser le mariage. Celui-ci avait été célébré presque clandestinement. Sophie était allée à la mairie en modeste robe de basin, n'ayant au doigt qu'un mince filet d'or; car la gêne du ménage ne permit d'acheter que quelques jours plus tard une véritable alliance de six francs. En dépit de ces circonstances mystérieuses, George Sand, enfant de l'amour, naquit au milieu de la joie. La soeur de Sophie Delaborde allait épouser un officier, ami intime de Maurice, et l'on avait organisé une petite sauterie. «Ma mère, lisons-nous dans l'Histoire de ma Vie, avait une jolie robe couleur de rose, et mon père jouait sur son fidèle violon de Crémone une contredanse de sa façon». Tout à coup souffrante, Sophie passa dans la chambre voisine. Au milieu d'un chassez-huit, la tante Lucie accourut en s'écriant: «Venez, venez, Maurice, vous avez une fille.» Et elle ajouta: «Elle est née en musique et dans le rose, elle aura du bonheur.» On l'appela Aurore, en souvenir de la grand'mère absente et que l'on se garda bien d'informer. George Sand entrait dans le monde, l'an dernier de la République, l'an premier de l'Empire. Sa vie devait être agitée, comme la Révolution politique, philosophique, religieuse et sociale dont elle est issue et que reflètera son oeuvre.

CHAPITRE II

LES ANNÉES D'ENFANCE

Pour fil conducteur à travers l'enfance et la jeunesse de George Sand, nons avons encore l'Histoire de ma Vie, mais rédigée sous une inspiration sensiblement différente. Tous les premiers chapitres, relatifs aux origines, avaient été composés et publiés sous la monarchie de Juillet. L'écrivain reprend la plume et continue son autobiographie, le 1er juin 1848, après avoir participé aux événements de la Révolution qui renversa Louis-Philippe et avoir collaboré, auprès de Ledru-Rollin, fondateur du suffrage universel, aux circulaires du gouvernement provisoire. Il en résulte une évolution de sa pensée, une volte-face analogue à celle qu'on remarque, au regard de M. Thiers, dans les volumes de l'Histoire du Consulat et de l'Empire postérieurs au Deux Décembre. «J'ai beaucoup appris, déclare George Sand, beaucoup vécu, beaucoup vieilli durant ce court intervalle… Si j'eusse fini mon livre avant cette Révolution, c'eût été un autre livre, celui d'un solitaire, d'un enfant généreux, j'ose le dire, car je n'avais étudié l'humanité que sur des individus souvent exceptionnels et toujours examinés par moi à loisir. Depuis j'ai fait, de l'oeil, une campagne dans le monde des faits, et je n'en suis point revenue telle que j'y étais entrée. J'y ai perdu les illusions de la jeunesse, que par un privilège dû à ma vie de retraite et de contemplation, j'avais conservées plus tard que de raison.»

Ces illusions, nous les connaîtrons mieux et pourrons en apprécier la persistance, en repassant avec George Sand les péripéties de ses premières années et les hasards d'une éducation où se heurtèrent les influences rivales de sa mère et de son aïeule.

Madame Dupin, en dépit des fréquents voyages que son fils faisait à Nohant, n'avait appris de lui ni le mariage avec madame Delaborde ni la naissance de l'enfant survenue le 12 messidor. C'est seulement vers la fin de brumaire an XIII (novembre 1804) qu'elle conçut des soupçons et voulut les éclaircir. L'Histoire de ma Vie rapporte les deux lettres qu'elle adressa au maire du cinquième arrondissement: «J'ai de fortes raisons, écrivait-elle, pour craindre que mon fils unique ne se soit récemment marié à Paris sans mon consentement. Je suis veuve; il a vingt-six ans; il sert, il s'appelle Maurice-François-Elisabeth Dupin. La personne avec laquelle il a pu contracter mariage a porté différents noms; celui que je crois le sien est Victoire Delaborde. Elle doit être un peu plus âgée que mon fils—(elle avait effectivement trente ans),—tous deux demeurent ensemble rue Meslay, n° 15… Cette fille ou cette femme, car je ne sais de quel nom l'appeler, avant de s'établir dans la rue Meslay, demeurait en nivôse dernier rue de la Monnaie, où elle tenait une boutique de modes.»

Les lettres ni les démarches de madame Dupin ne purent aboutir à l'annulation du mariage. Elle recueillit seulement, comme pour attiser sa colère, des renseignements fort peu édifiants sur les origines de cette bru qui entrait subrepticement dans sa famille, sur le père, Claude Delaborde, oiselier au quai de la Mégisserie, sur le grand-père maternel, un certain Cloquart, qui portait encore, par delà la Révolution, un grand habit rouge et un chapeau à cornes, son costume de noces sous le règne de Louis XV.

Cependant l'officier de l'état civil, un maire à l'âme patriarcale, tentait de calmer les inquiétudes de madame Dupin. Il chargeait, selon ses propres expressions, une personne intelligente et sûre de pénétrer, sous un prétexte quelconque, dans l'intérieur des jeunes époux, et voici le tableau qu'il en trace, d'après ce témoin fidèle: «On a trouvé un local extrêmement modeste, mais bien tenu, les deux jeunes gens ayant un extérieur de décence et même de distinction, la jeune mère au milieu de ses enfants, allaitant elle-même le dernier, et paraissant absorbée par ces soins maternels; le jeune homme plein de politesse, de bienveillance et de sérénité… Enfin, quels qu'aient pu être les antécédents de la personne, antécédents que j'ignore entièrement, sa vie est actuellement des plus régulières et dénote même une habitude d'ordre et de décence qui n'aurait rien d'affecté. En outre, les deux époux avaient entre eux le ton d'intimité douce qui suppose la bonne harmonie, et, depuis des renseignements ultérieurs, je me suis convaincu que rien n'annonce que votre fils ait à se repentir de l'union contractée.»

Le maire termine par quelques paroles de condoléance, en prévoyant qu'un jour ou l'autre le jeune homme se repentira d'avoir brisé le coeur de sa mère. Mais c'est sa première, sa seule faute. Elle est réparable, elle comporte le pardon, et, au demeurant, le ton qu'on a vu chez lui ne justifie nullement les douloureux présages que madame Dupin avait conçus. Comme beaucoup de belles-mères, elle espérait que son fils serait malheureux et lui reviendrait. Il n'en était rien. Maurice n'avait d'autre souci immédiat que de chercher les voies d'une réconciliation malaisée. Il finit par les découvrir, sous une forme assez romanesque qui fut couronnée de succès. Madame Dupin était venue secrètement à Paris, afin de consulter M. de Sèze et deux autres avocats célèbres sur la validité du mariage. Ils déclarèrent l'affaire neuve, comme toutes celles du même genre qui découlaient de la législation civile récemment mise en vigueur; mais ils estimèrent que le mariage avait toutes chances d'être reconnu valable par les tribunaux, partant la naissance d'être proclamée légitime.

Sur ces entrefaites, Maurice, informé du voyage de sa mère, prit la petite Aurore dans ses bras et chargea la portière de monter avec l'enfant chez madame Dupin, en lui disant: «Voyez donc, madame, la jolie petite fille dont je suis grand'mère! Sa nourrice me l'a apportée aujourd'hui, et j'en suis si heureuse que je ne peux pas m'en séparer un instant.» Tout en bavardant, elle déposa le bébé sur les genoux de la vieille dame qui cherchait sa bonbonnière. Soudain un soupçon traversa l'esprit de madame Dupin. Elle s'écria: «Vous me trompez, cette enfant n'est pas à vous; ce n'est pas à vous qu'elle ressemble… Je sais, je sais ce que c'est.» Et elle repoussait la petite Aurore qui, effrayée, se mit à verser des larmes. La portière s'apprêtait à reprendre et à emporter l'enfant. La grand'mère fut vaincue. Lorsqu'elle sut que son fils était en bas, elle le fit appeler. C'était le pardon. Quand ils se retirèrent, Aurore avait dans la main une bague de rubis que madame Dupin envoyait à sa belle-fille: George Sand a toujours porté cette bague. Quelques semaines plus tard, la réconciliation fut complète. La châtelaine de Nohant consentit à recevoir l'humble modiste qui s'était introduite dans la famille; elle assista au mariage religieux, ainsi qu'au repas qui suivit. Aussitôt après, elle regagna son manoir berrichon.

Le jeune ménage s'était installé dans un étroit appartement de la rue Grange Batelière. Bientôt Maurice fut obligé de rejoindre son régiment pour la campagne d'Ulm, et sa femme demeura à Paris avec ses deux enfants, la petite Aurore et son aînée Caroline, qui n'était pas la fille de Maurice Dupin. Le train de vie était des plus modestes, l'existence des plus régulières. Celle qui jadis avait suivi un général sur les grandes routes de l'Italie, n'aspirait désormais qu'à la quiétude. Elle n'avait aucun goût pour le monde. «Les grands dîners, écrit George Sand, les longues soirées, les visites banales, le bal même, lui étaient odieux. C'était la femme du coin du feu ou de la promenade rapide et folâtre.» En ce point, ses sentiments étaient tout à fait conformes à ceux de son mari. «Ils ne se trouvaient heureux, ajoute l'Histoire de ma Vie, que dans leur petit ménage. Partout ailleurs ils étouffaient de mélancoliques bâillements, et ils m'ont légué cette secrète sauvagerie qui m'a rendu toujours le monde insupportable et le home nécessaire.»

Nous n'avons que de rares lettres de Maurice Dupin à sa femme et nous n'en possédons point qui aient été adressées à sa mère, durant la campagne de 1805. On sait toutefois qu'il participa à la série d'opérations militaires qui devaient se terminer par l'occupation de Vienne. Mais il n'est pas certain qu'il ait assisté à la bataille d'Austerlitz. Son avancement s'effectuait avec lenteur. Depuis Marengo, il marquait le pas au grade de lieutenant. Il s'en plaint dans sa correspondance. De là cette phrase de l'Histoire de ma Vie, sans qu'on voie bien exactement s'il faut l'attribuer à George Sand ou à son père: «Chacun sous l'Empire songe à soi; sous la République, c'était à qui s'oublierait.»

Nommé enfin capitaine du 1er hussards le 30 frimaire an XIV (20 décembre 1805) et chevalier de la Légion d'honneur à la même époque, Maurice Dupin revint passer quelques semaines à Paris. Entre temps, la petite Aurore avait été mise en sevrage à Chaillot, chez la tante Lucie, soeur de sa mère, qui avait épousé M. Maréchal, officier retraité. Elle jouait avec sa cousine Clotilde, leur fille, qui était du même âge et qui fut la meilleure amie de ses jeunes années. On louait, pour promener les enfants, l'âne d'un jardinier voisin, et on les plaçait sur du foin dans les paniers qui servaient à porter les fruits, les légumes ou le lait au marché, Caroline dans l'un, Clotilde et Aurore dans l'autre.

Voilà le plus lointain souvenir qu'ait gardé George Sand, ainsi que celui d'un accident qui vers deux ans lui arriva. La bonne qui la tenait dans ses bras la laissa tomber sur l'angle d'une cheminée. Ce fut pour l'enfant comme un éveil de la sensibilité. La venue du médecin, les sangsues, le départ de la bonne, sont restés gravés dans sa mémoire. A quatre ans, elle savait lire et elle récitait sans broncher ses prières, n'y comprenant rien, sauf ces quelques mots qui la touchaient: «Mon Dieu, je vous donne mon coeur.» C'était, assure-t-elle à distance, le seul endroit où elle eût une idée de Dieu et d'elle-même. Le Pater, le Credo et l'Ave Maria, qu'elle disait en français, lui étaient aussi inintelligibles que si elle les eût appris en latin. Quant aux fables de La Fontaine, elles lui étaient pareillement lettre close. A la réflexion, elle les juge trop fortes et trop profondes pour le premier âge.

Sa douceur n'était pas exempte d'un certain entêtement ingénu. Un jour, par exemple, au cours de la leçon d'alphabet, elle répondit à sa mère: «Je sais bien dire A, mais je ne sais pas dire B.» Et, comme elle épelait toutes les lettres excepté la seconde, elle donna pour unique raison de cette résistance opiniâtre: «C'est que je ne connais pas le B.» Le véritable fond de son caractère était une propension à la rêverie. «L'imagination, a-t-elle dit, c'est toute la vie de l'enfant.» Elle proteste contre la doctrine de Jean-Jacques qui, dans l'Emile, veut supprimer le merveilleux, sous prétexte de mensonge. Pour elle, l'impression fut très douloureuse, la première année où s'insinua dans son esprit un doute sur la réalité du père Noël. «J'avais, écrit-elle, cinq ou six ans, et il me sembla que ce devait être ma mère qui mettait le gâteau dans mon soulier. Aussi me parut-il moins beau et moins bon que les autres fois, et j'éprouvais une sorte de regret de ne pouvoir plus croire au petit homme à barbe blanche.»

Elle eut une affection très vive, très persistante pour ses poupées, et de l'horreur pour un certain polichinelle, somptueusement costumé, mais qui lui apparaissait comme un redoutable et malfaisant personnage. Plus tard un goût analogue s'emparera d'elle, celui des marionnettes. Elle leur élèvera un théâtre à Nohant et composera pour elles, en collaboration avec son fils, de véritables comédies. Dès son plus jeune âge, elle aimait se raconter à elle-même de longues et fantastiques histoires. Sa soeur Caroline avait été mise en pension, sa mère était très occupée par les soins du ménage. Aussi, pour qu'elle prît un peu l'air, la plaçait-on volontiers dans la cour, entre quatre chaises, au milieu desquelles il y avait une chaufferette sans feu, en guise de tabouret. Aurore, ainsi emprisonnée, employait ses loisirs à dégarnir avec ses ongles la paille des chaises, et grimpée sur la chaufferette, tandis que ses mains étaient occupées, elle laissait errer son imagination. A haute voix elle débitait les contes improvisés que sa mère appelait des romans.

A de longs intervalles, son père revenait entre deux campagnes. La maison s'emplissait de bruit et de gaîté. L'enfant entendait prononcer le nom et raconter les victoires de l'Empereur. Un jour, à la promenade, elle l'aperçut. Il passait la revue des troupes sur le boulevard. Sa mère s'écria, toute joyeuse: «Il t'a regardée, souviens-toi de ça; ça te portera bonheur!» Et George Sand ajoute dans l'Histoire de ma Vie: «Je crois que l'Empereur entendit ces paroles naïves, car il me regarda tout à fait, et je crois voir encore une sorte de sourire flotter sur son visage pâle, dont la sévérité froide m'avait effrayée d'abord. Je n'oublierai donc jamais sa figure et surtout cette expression de son regard qu'aucun portrait n'a pu rendre. Il était à cette époque assez gras et blême. Il avait une redingote sur son uniforme, mais je ne saurais dire si elle était grise; il avait son chapeau à la main au moment où je le vis, et je fus comme magnétisée un instant par ce regard clair, si dur au premier moment, et tout à coup si bienveillant et si doux.» Elle vit également le Roi de Rome dans les bras de sa nourrice, à une fenêtre des Tuileries d'où il riait aux passants. En apercevant Aurore, dont la physionomie lui plut sans doute, il se mit à rire davantage et jeta de son côté un gros bonbon. Malgré les signes de la gouvernante du Roi, le factionnaire qui était au pied de la fenêtre ne voulut pas que le bonbon fût ramassé.

De ces temps éloignés George Sand avait conservé des souvenirs très précis. Elle revoyait les jeux de son père qui, à table, pour la désappointer, feignait de vouloir manger tout le plat de vermicelle cuit dans du lait sucré, ou qui avec sa serviette faisait des figures de moine, de lapin ou de pantin,—distraction familière aux mess de sous-officiers. Cependant le bien-être et l'aisance ne régnaient pas à la maison. Maurice Dupin, aide de camp de Murat, en dépit de ses appointements et des dons de sa mère, se laissait endetter. On a accusé sa femme d'avoir été désordonnée et dépensière. L'Histoire de ma Vie proteste contre ce reproche: «Ma mère faisait elle-même son lit, balayait l'appartement, raccommodait ses nippes et faisait la cuisine. C'était une femme d'une activité et d'un courage extraordinaires. Toute sa vie, elle s'est levée avec le jour et couchée à une heure du matin.»

Le grand ami d'Aurore, en ces premières années d'enfance, fut un certain Pierret, d'origine champenoise, dont George Sand s'est complu à évoquer la physionomie. Il occupait au Trésor un emploi des plus modestes, et il était la seule personne que madame Maurice Dupin reçût dans l'intimité, en l'absence de son mari. Ce Pierret avait pour la fillette «la tendresse d'un père et les soins d'une mère». Le surplus de ses loisirs s'écoulait dans un estaminet du faubourg Poissonnière, à l'enseigne du Cheval blanc; car il aimait le vin, la bière, la pipe, le billard et le domino. Il aimait surtout Aurore. C'était un disgracié, à l'âme tendre, aux effusions sentimentales. «Le plus laid des hommes, dit George Sand, mais cette laideur était si bonne qu'elle appelait la confiance et l'amitié. Il avait un gros nez épaté, une bouche épaisse et de très petits yeux; ses cheveux blonds frisaient obstinément, et sa peau était si blanche et si rose qu'il parut toujours jeune. A quarante ans, il se mit fort en colère, parce qu'un commis de la mairie, où il servait de témoin au mariage de ma soeur, lui demanda de très bonne foi s'il avait atteint l'âge de majorité.» Grand et gros, la figure contractée par des tics nerveux, Pierret était le meilleur des hommes. Une année où Aurore ne cessait de troubler le sommeil de sa mère, il prit l'enfant, l'emporta chez lui, passa une vingtaine de nuits auprès du berceau, administrant le lait et préparant l'eau, sucrée avec la vigilance d'une nourrice. Le matin, il ramenait Aurore en allant à son bureau, et le soir il la reprenait en sortant du Cheval blanc.

Il fallut pourtant quitter l'ami Pierret. Madame Maurice Dupin, depuis longtemps éloignée de son mari et un peu jalouse, voulut le rejoindre à Madrid. Elle était enceinte, et ce voyage semblait assez imprudent. Elle résolut néanmoins de l'entreprendre, laissa Caroline en pension et partit avec Aurore. Comme Victor Hugo, George Sand était vouée, tout enfant, à visiter l'Espagne: Elle en a rapporté des impressions qui méritent d'être recueillies. D'abord son imagination fut émue par les hautes montagnes des Asturies, puis elle admira la végétation avec cet instinctif enthousiasme qui devait faire d'elle l'élève et l'imitatrice de Jean-Jacques: «Je vis, dit-elle, pour la première fois, sur les marges du chemin, du liseron en fleur. Ces clochettes roses, délicatement rayées de blanc, me frappèrent beaucoup.» Sa mère attira son attention: «Respire-les, cela sent le bon miel, et ne les oublie pas!» George Sand conserva, en effet, cette première sensation de l'odorat, et depuis lors elle ne put respirer des fleurs de liseron-vrille sans se rappeler le bord du chemin espagnol. Le liseron était pour elle comme pour Rousseau la pervenche des Confessions.

Une autre rencontre marqua le voyage avant l'arrivée à Madrid. C'était par une nuit assez claire. Tout à coup le postillon modéra l'allure de son attelage et cria au jockey: «Dites à ces dames de ne pas avoir peur, j'ai de bons chevaux.» Trois énormes silhouettes, d'aspect ramassé, se projetaient sur les bords de la route. Madame Dupin les prit pour des voleurs. C'étaient de grands ours de montagne.

Certaine nuit, il fallut coucher dans une chambre d'auberge où le plancher avait une large tache de sang. La mère d'Aurore, tremblante de peur, voulut aller à la découverte. Elle était persuadée qu'un pauvre soldat français avait été assassiné par les Espagnols. En ouvrant une porte, elle finit par découvrir les cadavres de trois porcs. Et cette anecdote rappelle celle de Paul-Louis Courier, au fin fond des Calabres.

Nous voici à Madrid. Maurice Dupin était logé au troisième étage du palais du prince de la Paix, «le plus riche, dit George Sand, et le plus confortable de Madrid, car il avait protégé les amours de la reine et de son favori (Godoy), et il y régnait plus de luxe que dans la maison du roi légitime.» Elle nous dépeint un appartement immense, tout tendu en damas de soie cramoisi. «Les corniches, les lits, les fauteuils, les divans, tout était doré et me parut en or massif, comme dans les contes de fées. Il y avait d'énormes tableaux qui me faisaient peur.» Si le palais était somptueux, il était également malpropre. Les animaux domestiques y pullulaient, notamment des lapins qui circulaient en liberté à travers les corridors, les chambres et les salons. La petite Aurore se prit d'une particulière affection pour l'un d'eux, tout blanc, avec des yeux de rubis. Il égratignait les inconnus, mais avec elle il était très familier, dormant sur ses genoux ou sur sa robe, tandis qu'elle racontait des histoires.

Le palais du prince de la Paix avait pour hôte principal Joachim Murat, à l'état-major duquel Maurice Dupin était attaché. Murat a laissé dans l'imagination de George Sand un souvenir éblouissant. Il avait pris en grande amitié cette enfant qu'on lui présenta revêtue d'un uniforme militaire, semblable à quelque déguisement de carnaval, mais que l'Histoire de ma Vie nous retrace avec complaisance: «Cet uniforme était une merveille. Il consistait en un dolman de Casimir blanc tout galonné et boutonné d'or fin, une pelisse pareille garnie de fourrure noire et jetée sur l'épaule, et un pantalon de casimir amarante avec des ornements et broderies d'or à la hongroise. J'avais aussi les bottes de maroquin rouge à éperons dorés, le sabre, le ceinturon de ganses de soie cramoisi à canons et aiguillettes d'or émaillés, la sabretache avec un aigle brodé en perles fines, rien n'y manquait. En me voyant équipée absolument comme mon père, soit qu'il me prît pour un garçon, soit qu'il voulût bien faire semblant de s'y tromper, Murat, sensible à cette petite flatterie de ma mère, me présenta en riant aux personnes qui venaient chez lui, comme son aide de camp, et nous admit dans son intimité.»

Aurore était gênée par ce bel uniforme très lourd et très serré. Aussi se lassa-t-elle bien vite de traîner son sabre et d'arborer sa pelisse. Volontiers elle quittait la fourrure et les galons pour le joli costume espagnol de l'époque, robe de soie noire très courte avec une frange qui tombait sur la cheville, mantille de crêpe noir à large bande de velours. Murat, si redoutable à la guerre, si héroïque sur le champ de bataille, était le plus douillet des hommes devant la maladie. George Sand se souvient de l'avoir entendu rugir comme si on l'assassinait, au milieu de la nuit, pour une simple inflammation qui ne mettait pas sa vie en danger. Elle se rappelle l'émoi qu'elle ressentit et ce cri qu'elle poussait au milieu des sanglots: On tue mon prince Fanfarinet. C'est le nom que dans ses contes elle donnait au beau Murat. Il était, d'ailleurs, plein de sollicitude et même de tendresse pour elle. Un jour, en s'éveillant, elle trouva à ses côtés, la tête sur le même oreiller, un jeune faon, couché en rond, les pattes repliées. Elle le tenait enlacé entre ses bras. C'était un cadeau que Murat lui avait apporté nuitamment, au retour de la chasse, et il venait, de bon matin, contempler le tableau. Certains foudres de guerre ont de ces recoins idylliques dans l'âme.

Madame Dupin avait mis au monde à Madrid un enfant chétif et aveugle; puis il fallut abandonner le palais du prince de la Paix. L'armée française était obligée de battre en retraite. Nos troupes, déguenillées et rongées par la gale, se repliaient sur les Pyrénées, tandis que Murat allait occuper le trône de Naples. On traversait des villages incendiés, on suivait des routes encombrées de cadavres. On avait soif, et dans l'eau des fossés on trouvait des caillots de sang. On avait faim, et l'on manquait de vivres. Un soir, dans un campement français, Aurore partagea la gamelle du soldat, un bouillon très gras où le pain se mêlait à quelques mèches noircies: c'était une soupe faite avec des bouts de chandelles.

Après maintes souffrances, la famille arriva à Nohant, chez la grand'mère, et George Sand la revoit, telle qu'elle lui apparut, sur le seuil de la demeure: «Une figure blanche et rosée, un air imposant, un invariable costume composé d'une robe de soie brune à taille longue et à manches plates, une perruque blonde et crêpée en touffe sur le front, un petit bonnet rond avec une cocarde de dentelle au milieu.» C'était la première fois que Maurice amenait sa femme et ses enfants, et sur-le-champ il fut nécessaire de les soigner tous pour l'affreuse maladie éruptive qu'ils avaient rapportée d'Espagne. Aurore, au bout de quelques jours de traitement, fut guérie. Elle eut vite lié connaissance avec Hippolyte, un gros garçon de neuf ans que Maurice avait eu avant son mariage, et aussi avec Deschartres, qui, pour recevoir les nouveaux hôtes, avait revêtu son plus beau costume: culottes courtes, bas blancs, guêtres de nankin, habit noisette, casquette à soufflet. Il semblait qu'après toutes les péripéties du voyage en Espagne ce dût être le repos et le bonheur. Bien au contraire, le petit aveugle mourut, consumé par la fièvre, et ce fut pour madame Maurice Dupin une telle douleur qu'elle éprouva une véritable hallucination. Elle s'imagina qu'on l'avait inhumé vivant, et elle persuada à son mari d'aller rouvrir la tombe. George Sand a relaté l'événement dans une des pages les plus tragiques de l'Histoire de ma Vie. Il y passe un frisson d'épouvante:

«Mon père se lève, s'habille, ouvre doucement les portes, va prendre une bêche et court au cimetière, qui touche à notre maison et qu'un mur sépare du jardin; il approche de la terre fraîchement remuée et commence à creuser… Il ne put voir assez clair pour distinguer la bière qu'il découvrait, et ce ne fut que quand il l'eut débarrassée en entier, étonné de la longueur de son travail, qu'il la reconnut trop grande pour être celle de l'enfant. C'était celle d'un homme de notre village qui était mort peu de jours auparavant. Il fallut creuser à côté, et là, en effet, il retrouva le petit cercueil. Mais, en travaillant à le retirer, il appuya fortement le pied sur la bière du pauvre paysan, et cette bière, entraînée par le vide plus profond qu'il avait fait à côté, se dressa devant lui, le frappa à l'épaule et le fit tomber dans le fossé.»

Surmontant l'émotion qui l'agitait et lui mettait la sueur aux tempes, il rapporta le cercueil de son enfant. La mère dut se rendre compte que l'oeuvre de la mort était accomplie. Elle voulut pourtant garder le petit cadavre un jour et une nuit encore; puis ils allèrent le confier à la terre dans un coin du jardin, au pied d'un vieux poirier. Une semaine plus tard, Maurice, en rentrant de La Châtre où il avait dîné chez des amis, était désarçonné par un cheval ombrageux qu'il avait ramené d'Espagne. Il tomba sur un tas de pierres et se brisa les vertèbres du cou. La mort dut être instantanée.

Ce fut un deuil cruel; qui laissait face à face une mère affolée de douleur, une veuve désespérée. Les larmes auraient pu, semble-t-il, les réconcilier, effacer les souvenirs amers. Tout au rebours, leur tendresse jalouse et égoïste va se disputer la direction et l'affection de l'enfant. Sur tous les points essentiels de l'éducation elles seront en désaccord. La mère d'Aurore lisait et lui conseillait de lire des contes, des récits fantastiques, les romans de madame de Genlis, alors que la vieille madame Dupin, férue de principes voltairiens, eût souhaité un autre commerce intellectuel. Quoi qu'il en soit, George Sand contracta dès le premier âge ce goût passionné de la lecture qu'elle a délicieusement analysé dans la septième des Lettres d'un Voyageur, adressée à Franz Liszt:

«Un livre a toujours été pour moi un ami, un conseil, un consolateur éloquent et calme, dont je ne voulais pas épuiser vite les ressources, et que je gardais pour les grandes occasions. Oh! quel est celui de nous qui ne se rappelle avec amour les premiers ouvrages qu'il a dévorés ou savourés! La couverture d'un bouquin poudreux, que vous retrouvez sur les rayons d'une armoire oubliée, ne vous a-t-elle jamais retracé les gracieux tableaux de vos jeunes années? N'avez-vous pas cru voir surgir devant vous la grande prairie baignée des rouges clartés du soir, lorsque vous le lûtes pour la première fois, le vieil ormeau et la haie qui vous abritèrent, et le fossé dont le revers vous servit de lit de repos et de table de travail, tandis que la grive chantait la retraite à ses compagnes et que le pipeau du vacher se perdait dans l'éloignement? Oh! que la nuit tombait vite sur ces pages divines! que le crépuscule faisait cruellement flotter les caractères sur la feuille pâlissante! C'en est fait, les agneaux bêlent, les brebis sont arrivées à l'étable, le grillon prend possession des chaumes de la plaine. Les formes des arbres s'effacent dans le vague de l'air, comme tout à l'heure les caractères sur le livre. Il faut partir; le chemin est pierreux, l'écluse est étroite et glissante, la côte est rude; vous êtes couvert de sueur, mais vous aurez beau faire, vous arriverez trop tard, le souper sera commencé. C'est en vain que le vieux domestique qui vous aime aura retardé le coup de cloche autant que possible; vous aurez l'humiliation d'entrer le dernier, et la grand'mère, inexorable sur l'étiquette, même au fond de ses terres, vous fera, d'une voix douce et triste, un reproche bien léger, bien tendre, qui vous sera plus sensible qu'un châtiment sévère. Mais quand elle vous demandera, le soir, la confession de votre journée, et que vous aurez avoué, en rougissant, que vous vous êtes oublié à lire dans un pré, et que vous aurez été sommé de montrer le livre, après quelque hésitation et une grande crainte de le voir confisqué sans l'avoir fini, vous tirerez en tremblant de votre poche, quoi? Estelle et Némorin ou Robinson Crusoé! Oh! alors la grand'mère sourit. Rassurez-vous, votre trésor vous sera rendu: mais il ne faudra pas désormais oublier l'heure du souper. Heureux temps! ô ma Vallée Noire! ô Corinne! ô Bernardin de Saint-Pierre! ô l'Iliade! ô Millevoye! ô Atala! ô les saules de la rivière! ô ma jeunesse écoulée! ô mon vieux chien, qui n'oubliait pas l'heure du souper, et qui répondait au son lointain de la cloche par un douloureux hurlement de regret et de gourmandise!».

Tels sont les souvenirs que George Sand avait gardés de l'âge d'or, où elle eut comme compagne de jeu Ursule, nièce de la femme de chambre de madame Dupin, et qui restera pour elle, à travers la vie, une amie fidèle, malgré la différence des conditions. Quand il était question pour Aurore de choisir entre sa grand'mère et sa mère, de sacrifier celle-ci au profit de celle-là, Ursulette disait, en toute petite paysanne déjà attachée à l'argent: «C'est pourtant gentil d'avoir une grande maison et un grand jardin comme ça pour se promener, et des voitures, et des robes, et des bonnes choses à manger tous les jours. Qu'est-ce qui donne tout ça? C'est le richement. Il ne faut donc pas que tu pleures, car tu auras, avec ta bonne maman, toujours de l'âge d'or et toujours du richement.» L'enfant développait le mot qu'elle avait entendu sa tante Julie dire un jour à Aurore: «Vous voulez donc retourner dans votre petit grenier manger des haricots?»

George Sand convient que sa mère avait un caractère assez difficile à manier. Elle était brusque, emportée, vaniteuse en même temps, au point de se faire adresser son courrier au nom de madame de Nohant-Dupin. L'Histoire de ma Vie lui prête des opinions démocratiques qu'elle n'eut jamais. Elle était grisette dans l'âme et cherchait à inculquer à sa fille des habitudes de frivolité et de coquetterie. Ne passait-elle pas des heures à la coiffer à la chinoise? «C'était bien, dit George Sand, la plus affreuse coiffure que l'on pût imaginer, et elle a été certainement inventée par les figures qui n'ont pas de front. On vous rebroussait les cheveux en les peignant à contre-sens jusqu'à ce qu'ils eussent pris une attitude perpendiculaire, et alors on en tortillait le fouet juste au sommet du crâne, de manière à faire de la tête une boule allongée surmontée d'une petite houle de cheveux. On ressemblait ainsi à une brioche ou à une gourde de pèlerin. Ajoutez à cette laideur le supplice d'avoir les cheveux plantés à contre-poil; il fallait huit jours d'atroces douleurs et d'insomnie avant qu'ils eussent pris ce pli forcé, et on les serrait si bien avec un cordon pour les y contraindre qu'on avait la peau du front tirée et le coin des yeux, relevé comme les figures d'éventail chinois.» La grand'mère, qui trouvait ridicules toutes ces futilités et qui n'avait pour les goûts vulgaires et plébéiens de sa bru aucune indulgence, s'évertua et réussit à prendre en mains l'éducation d'Aurore. Les deux femmes, vers la fin de 1810, rompirent la vie commune. L'enfant passa presque toute l'année à Nohant, sauf un court séjour à Paris en hiver. Sophie, au contraire, domiciliée à Paris avec sa fille Caroline et jouissant d'une pension que lui servait sa belle-mère, allait seulement à Nohant pour la saison des vacances. Ce train d'existence dura jusqu'à la fin de 1814.

Outre Ursule, Aurore avait un grand ami à la campagne: c'était un âne, très vieux et très bon, qui ne connaissait ni la corde ni le râtelier. On le laissait errer en liberté. «Il lui prenait souvent fantaisie d'entrer dans la maison, dans la salle à manger et même dans l'appartement de ma grand'mère, qui le trouva un jour installé dans son cabinet de toilette, le nez sur une boîte de poudre d'iris qu'il respirait d'un air sérieux et recueilli. Il avait même appris à ouvrir les portes qui ne fermaient qu'au loquet… Il lui était indifférent de faire rire; supérieur aux sarcasmes, il avait des airs de philosophe qui n'appartenaient qu'à lui. Sa seule faiblesse était le désoeuvrement et l'ennui de la solitude qui en est la conséquence. Une nuit, ayant trouvé la porte du lavoir ouverte, il monta un escalier de sept ou huit marches, traversa la cuisine, le vestibule, souleva le loquet de deux ou trois pièces et arriva à la porte de la chambre à coucher de ma grand'mère; mais trouvant là un verrou, il se mit à gratter du pied pour avertir de sa présence. Ne comprenant rien à ce bruit, et croyant qu'un voleur essayait de crocheter sa porte, ma grand'mère sonna sa femme de chambre, qui accourut sans lumière, vint à la porte, et tomba sur l'âne en jetant les hauts cris.»

Chez madame Dupin, dans la solitude de Nohant, il y avait, à côté des heures de distraction, bien des journées moroses pour une enfant aussi exubérante que l'était instinctivement Aurore. Depuis l'arrangement—ou même l'engagement—signé par Sophie, et qui laissait à la grand'mère toute liberté et pleins pouvoirs pour l'éducation de la fillette, celle-ci était livrée sans contrepoids à une direction solennelle, cérémonieuse et guindée. La vieille madame Dupin, fuyant la familiarité, exigeait le respect, et semblait éviter de caresser sa petite-fille; elle lui donnait des baisers à titre de récompense. Aussi Aurore regrettait-elle l'humeur mobile, parfois brutale, mais affectueuse de sa mère, et souffrait-elle de l'excès de tenue qu'on lui imposait. Il était interdit de se rouler par terre, de rire bruyamment, de parler berrichon. Sa grand'mère lui disait vous, l'obligeait à porter des gants, à parler bas et à faire la révérence aux personnes qui venaient en visite. Défense d'aller à la cuisine et de tutoyer les domestiques. Avec madame Dupin Aurore devait même employer la troisième personne: Ma bonne maman veut-elle me permettre d'aller au jardin?

Les voyages à Paris étaient comme une oasis pour cette enfant qui avait soif de tendresse. On mettait trois ou quatre jours, car madame Dupin, quoique circulant en poste, refusait de passer la nuit en voiture. De Châteauroux à Orléans, le paysage était monotone: on traversait la Sologne. En revanche, la forêt d'Orléans, avec ses grands arbres, avait une réputation tragique; les diligences y étaient assez souvent arrêtées. Avant la Révolution, on s'armait jusqu'aux dents, lorsqu'il s'agissait de s'aventurer dans ce coupe-gorge. La maréchaussée avait d'ailleurs une singulière façon de rassurer les voyageurs: «Quand les brigands étaient pris, jugés et condamnés, on les pendait aux arbres de la route, à l'endroit même où ils avaient commis le crime; si bien qu'on voyait de chaque côté du chemin, et à des distances très rapprochées, des cadavres accrochés aux branches et que le vent balançait sur votre tête.» D'année en année, on comptait les nouveaux pendus, autour desquels volaient des corbeaux rapaces, et c'était tout ensemble un spectacle lugubre et une odeur répugnante.

Le séjour de Paris raviva chaque fois la tendresse d'Aurore pour sa mère dont on chercha vainement à la détacher. Madame Dupin, imbue de rancunes et de préjugés aristocratiques, ne voulait pas que sa petite-fille, qui descendait du maréchal de Saxe et d'un roi de Pologne, frayât avec cette soeur aînée, Caroline Delaborde, née de père inconnu. Ce fut la source de querelles où la grand'mère finit par céder. Il y avait, en effet, nous dit George Sand, deux camps dans la maison: «le parti de ma mère, représenté par Rose, Ursule et moi; le parti de ma grand'mère, représenté par Deschartres et par Julie.»

Quand Aurore eut la rougeole, comme sa mère ne venait pas la voir ou s'arrêtait au seuil de sa chambre, cette conduite fut, dans la domesticité, l'objet d'appréciations contradictoires. Pour les uns, madame Sophie Dupin craignait de contracter la maladie et s'abstenait d'approcher son enfant. Pour les autres—et cette version est plus vraisemblable—elle appréhendait d'apporter la rougeole à Caroline.

Chez sa bonne maman, Aurore avait coutume de voir en visite un certain nombre de personnes de qualité: son grand-oncle M. de Beaumont, madame de la Marlière, madame Junot, plus tard duchesse d'Abrantès, madame de Pardaillan, «petite bonne vieille qui avait été fort jolie, qui était encore proprette, mignonne et fraîche sous les rides,» et donnait à la jeune Aurore ce conseil en forme d'horoscope: «Soyez toujours bonne, ma pauvre enfant, car ce sera votre seul bonheur en ce monde.» Il y avait encore deux vieilles comtesses, comme disait dédaigneusement Sophie Dupin: madame de Ferrières qui, ayant de beaux restes à montrer, avait toujours les bras nus dans son manchon dès le matin; «mais ces beaux bras de soixante ans, relate George Sand, étaient si flasques qu'ils devenaient tout plats quand ils se posaient sur une table, et cela me causait une sorte de dégoût.»

L'autre était madame de Béranger, dont le mari prétendait descendre de
Béranger, roi d'Italie au temps des Goths. La Révolution les avait ruinés.
N'importe, ils demeuraient haut perchés sur leur orgueil,

Et comme du fumier regardaient tout le monde.

Madame de Béranger avait des prétentions à la sveltesse de la taille. Il fallait deux femmes de chambre pour serrer son corset en appuyant les genoux sur la cambrure du dos. A soixante ans, elle avait le ridicule de porter une perruque blonde frisée à l'enfant, qui contrastait avec la rudesse de ses traits et la teinte bilieuse de sa peau. Après dîner, en jouant aux cartes, elle ôtait fréquemment cette perruque qui la gênait, et, en petit serre-tête noir, elle ressemblait à un vieux curé. S'il survenait une visite, elle cherchait précipitamment sa perruque, qui était à terre ou dans sa poche, ou sur laquelle elle était assise, et elle la remettait de côté ou à l'envers, ce qui lui donnait l'aspect le plus comique.

Aurore était parfois enfant terrible. A une madame de Maleteste qui fréquentait chez sa grand'mère, elle demanda un jour comment elle s'appelait pour de bon, en ajoutant: «Mal de tête, mal à la tête, mal tête, ce n'est pas un nom. Vous devriez vous fâcher quand on vous appelle comme ça.» Et à l'abbé d'Andrezel qui portait des spencers sur ses habits, qui allait au spectacle et mangeait de la poularde le vendredi saint, Aurore posa une fois cette question embarrassante: «Si tu n'es pas curé, où donc est ta femme? Et, si tu es curé, où donc est ta messe?»

Il y avait également la famille de Villeneuve, alliée aux Dupin de Francueil, qui vivait de façon patriarcale dans une maison de la rue de Grammont où les quatre générations étaient réunies. A telles enseignes que la bisaïeule, madame de Courcelles, pouvait dire à madame de Guibert: «Ma fille, va-t'en dire à ta fille que la fille de sa fille crie.» C'étaient là, pour Aurore, les relations mondaines et élégantes qu'elle devait à sa grand'mère: elle en parle avec complaisance. Celles de sa mère étaient plus humbles: elle n'y fait même pas allusion. Mais, comme elle a contracté depuis 1835 des sentiments démocratiques, George Sand leur donne dans l'Histoire de ma Vie un caractère rétrospectif. A l'en croire, fillette de dix ans, elle dédaignait les gens de qualité et elle avait coutume de dire: «Je voudrais être un boeuf ou un âne; on me laisserait marcher à ma guise et brouter comme je l'entendrais, au lieu qu'on veut faire de moi un chien savant, m'apprendre à marcher sur les pieds de derrière et à donner la patte.» Elle atteste qu'il lui semblerait plus enviable d'être une laveuse de vaisselle qu'une vieille marquise fleurant le musc ou le benjoin. Il y a peut-être là quelque exagération systématique. A l'époque où George Sand faisait ces déclarations, elle était férue de socialisme, voire même de communisme; car le mot de collectivisme n'était pas encore à la mode. Et elle écrivait: «L'idée communiste a beaucoup de grandeur, parce qu'elle a beaucoup de vérité.»

A Nohant et à Paris, vers 1814, Aurore entendait, tantôt sa mère faire l'éloge de l'Empereur—et madame Sand a toujours conservé des sympathies napoléoniennes,—tantôt sa grand'mère, les vieilles comtesses et Deschartres raconter sur lui les anecdotes les plus invraisemblables. Il avait battu l'impératrice, arraché la barbe du Saint-Père, craché à la figure de M. Cambacérès. Le fils de Marie-Louise était mort en venant au monde, et on lui avait substitué l'enfant d'un boulanger. Voilà de quelles billevesées se repaissaient les habitués des salons royalistes.

La première communion de son frère Hippolyte frappa l'imagination d'Aurore. La cérémonie eut lieu à la paroisse voisine de Saint-Chartier, celle de Nohant étant supprimée. Le curé de Saint-Chartier était bien le prêtre le plus étrange et le plus paysan qui se pût concevoir. Bonhomme et terre à terre, il se souciait beaucoup moins de l'Evangile que des intérêts temporels de ses ouailles et des profits de son ministère. Entre beaucoup, George Sand nous a transmis l'un de ses sermons: «Mes chers amis, voilà que je reçois un mandement de l'archevêque qui nous prescrit encore une procession. Monseigneur en parle bien à son aise! Il a un beau carrosse pour porter sa Grandeur, et un tas de personnages pour se donner du mal à sa place; mais moi, me voilà vieux, et ce n'est pas une petite besogne que de vous ranger en ordre de procession. La plupart de vous n'entendent ni à hue ni à dia. Vous vous poussez, vous vous marchez sur les pieds, vous vous bousculez pour entrer ou pour sortir de l'église, et j'ai beau me mettre en colère, jurer après vous, vous ne m'écoutez point, et vous vous comportez comme des veaux dans une étable. Il faut que je sois à tout dans ma paroisse et dans mon église. C'est moi qui suis obligé de faire toute la police, de gronder les enfants et de chasser les chiens. Or je suis las de toutes ces processions qui ne servent à rien du tout pour votre salut et pour le mien. Le temps est mauvais, les chemins sont gâtés, et si Monseigneur était obligé de patauger comme nous deux heures dans la boue avec la pluie sur le dos, il ne serait pas si friand de cérémonies. Ma foi, je n'ai pas envie de me déranger pour celle-là, et, si vous m'en croyez, vous resterez chacun chez vous… Oui-da, j'entends le père un tel qui me blâme, et voilà ma servante qui ne m'approuve point. Ecoutez, que ceux qui ne sont pas contents aillent… se promener. Vous en ferez ce que vous voudrez; mais, quant à moi, je ne compte pas sortir dans les champs. Je vous ferai votre procession autour de l'église. C'est bien suffisant. Allons, allons, c'est entendu. Finissons cette messe, qui n'a duré que trop longtemps.»

Avec de tels prônes, les offices à Saint-Chartier ne devaient pas manquer d'imprévu, d'autant que le banc des marguilliers était occupé par la femme du maire, ci-devant religieuse qui avait escaladé les murailles de son couvent pour rejoindre un garde-française. Pendant le sermon, elle bâillait avec ostentation ou bien elle interpellait le curé: «Quelle diable de messe! ce gredin n'en finira pas!—Allez au diable, répliquait le curé à mi-voix en bénissant les fidèles. Dominus vobiscum!»

On juge que les cérémonies du culte ainsi pratiquées n'étaient pas fort édifiantes pour Aurore, qui respirait l'atmosphère voltairienne. Aussi, au retour de la première messe à laquelle elle assista, interrogée par sa grand'mère sur ses impressions, elle répondit: «J'ai vu le curé qui déjeunait tout debout devant une grande table et qui de temps en temps se retournait pour nous dire des sottises.»

George Sand raconte très plaisamment les circonstances qui accompagnèrent la première communion de son frère Hippolyte. Pour ce grand jour, le brave curé avait invité à déjeuner le jeune communiant qui lui apportait, à titre de cadeau, douze bouteilles de vin muscat de la part de madame Dupin. On en déboucha une. «Ma foi, dit l'abbé, voilà un petit vin blanc qui se laisse boire et qui ne doit pas porter à la tête comme le vin du cru; c'est doux, c'est gentil, ça ne peut pas faire de mal. Buvez, mon garçon, mettez-vous là. Manette, appelez le sacristain, et nous goûterons la seconde bouteille quand la première sera finie.»

La servante et le sacristain, Hippolyte et le curé déclarèrent, d'un commun accord, que ce vin ne portait pas l'eau. On passa, comme disait l'abbé, au troisième et au quatrième feuillet du bréviaire—figuré par les bouteilles du panier. Enfin les convives se séparèrent péniblement. Hippolyte voyait danser les buissons et se réveilla sous un arbre. Alors, conclut George Sand, «il put revenir à la maison, où il nous édifia tous par sa gravité et sa sobriété le reste de la journée.»

Le presbytère de Saint-Chartier était une maison joyeuse. Manette était sourde, le curé de même. Il disait d'elle: «Elle n'entend pas la grosse cloche.» Et il ne l'entendait pas davantage. Elle avait sauvé la vie de son maître pendant la Révolution et elle le faisait marcher comme un petit garçon, depuis cinquante-sept ans. C'était un prêtre, d'un modèle rare, jurant comme un dragon, buvant comme un templier. «Je ne suis point un cagot, moi, disait-il sous la Restauration. Je ne suis pas un de ces hypocrites qui ont changé de manières depuis que le gouvernement nous protège; je suis le même qu'auparavant et n'exige pas que mes paroissiens me saluent plus bas ni qu'ils se privent du cabaret et de la danse, comme si ce qui était permis hier ne devait plus l'être aujourd'hui.» Il se targuait d'être un vieux de la vieille roche, n'aimait pas la loi du sacrilège, non plus que de mettre de l'eau dans son vin. «Si l'archevêque n'est pas content, qu'il le dise, je lui répondrai, moi! Et je me moquerai bien de tous les archevêques du monde.» Le prélat en fit l'expérience.

Etant venu pour la confirmation à Saint-Chartier et déjeunant au presbytère, il dit au curé, par manière de badinage épiscopal: «Vous avez quatre-vingt-deux ans, monsieur le curé, c'est un bel âge.—Oui-da, Monseigneur, répliqua l'abbé en son libre langage, vous avez beau z'être archevêque, vous n'y viendrez peut-être point!» Et, au dessert, impatienté de la longueur du repas, il grommela entre haut et bas: «Ah! ça, emmenez-le donc et débarrassez-moi de tous ces grands messieurs-là, qui me font une dépense de tous les diables et qui mettent ma maison sens dessus dessous. J'en ai prou, et grandement plus qu'il ne faut pour savoir qu'ils mangent mes perdrix et mes poulets tout en se gaussant de moi.» Et l'archevêque et son vicaire général de rire aux éclats.

Ayant une fois été volé, le curé de Saint-Chartier se conduisit, au vrai, à peu près comme M. Myriel dans les Misérables: il refusa de dénoncer le coupable. Voilà le brave homme de prêtre qui forma la conscience religieuse de George Sand. «L'Aurore, avait-il coutume de dire, est une enfant que j'ai toujours aimée.» Il écrira à M. Dudevant: «Ma foi, monsieur, prenez-le comme vous voudrez, mais j'aime tendrement votre femme.» Il fréquentait chez les Dupin, ramenait parfois madame Dudevant en croupe; car il montait à cheval, s'endormait, et l'animal s'arrêtait pour brouter. Après dîner, le curé ronflait dans le salon du château, puis demandait un petit air d'épinette. Sa religion était tolérante, placide et bourgeoise. Il ne fut pour rien dans la crise de mysticisme qui guettait George Sand, vers la seizième année.

CHAPITRE III

AU COUVENT

L'éducation d'Aurore par les soins de sa grand'mère avait donné de médiocres résultats: l'enfant souffrait d'être séparée de sa mère. Deschartres, ci-devant précepteur de Maurice Dupin, n'était pas beaucoup plus heureux dans son enseignement. Il avait des bourrasques, des rages de vieux pédagogue, et la main leste. Un jour, comme la fillette était distraite au cours de la leçon, il lui jeta à la tête un gros dictionnaire latin. «Je crois, écrit-elle, qu'il m'aurait tuée si je n'eusse lestement évité le boulet en me baissant à propos. Je ne dis rien du tout, je rassemblai mes cahiers et mes livres, je les mis dans l'armoire, et j'allai me promener. Le lendemain, il me demanda si j'avais fini ma version: «Non, lui dis-je, je sais assez de latin comme cela, je n'en veux plus.» Deschartres ne revint jamais sur ce sujet, et le latin fut abandonné. On ne s'avisa que plus tard qu'il fallait compléter cette instruction faite à bâtons rompus. En attendant, Aurore tout enfant avait déjà ce culte de la nature qui hantera l'imagination de George Sand et inspirera exquisement la meilleure part de ses oeuvres. Elle nous vante, dans l'Histoire de ma Vie, l'automne et l'hiver, qui étaient ses saisons les plus gaies, et proteste contre l'habitude mondaine qui «fait de Paris le séjour des fêtes dans la saison de l'année la plus ennemie des bals, des toilettes et de la dissipation.» Elle loue les riches Anglais de passer l'hiver dans leurs châteaux, en goûtant les délices du coin du feu et de la vie de famille. Cette passion pour la campagne s'épanche en une jolie page de poésie descriptive:

«On s'imagine à Paris que la nature est morte pendant six mois, et pourtant les blés poussent dès l'automne, et le pâle soleil des hivers, on est convenu de l'appeler comme cela, est le plus vif et le plus brillant de l'année. Quand il dissipe les brumes, quand il se couche dans la pourpre étincelante des soirs de grande gelée, on a peine à soutenir l'éclat de ses rayons. Même dans nos contrées froides, et fort mal nommées tempérées, la création ne se dépouille jamais d'un air de vie et de parure. Les grandes plaines fromentales se couvrent de ces tapis courts et frais, sur lesquels le soleil, bas à l'horizon, jette de grandes flammes d'émeraude. Les prés se revêtent de mousses magnifiques, luxe tout gratuit de l'hiver. Le lierre, ce pampre inutile mais somptueux, se marbre de tons d'écarlate et d'or. Les jardins mêmes ne sont pas sans richesse. La primevère, la violette et la rose de Bengale rient sous la neige. Certaines autres fleurs, grâce à un accident de terrain, à une disposition fortuite, survivent à la gelée et vous causent à chaque instant une agréable surprise. Si le rossignol est absent, combien d'oiseaux de passage, hôtes bruyants et superbes, viennent s'abattre ou se reposer sur le faîte des grands arbres ou sur le bord des eaux! Et qu'y a-t-il de plus beau que la neige, lorsque le soleil en fait une nappe de diamants, ou lorsque la gelée se suspend aux arbres en fantastiques arcades, en indescriptibles festons de givre et de cristal? Et quel plaisir n'est-ce pas de se sentir en famille, auprès d'un bon feu, dans ces longues soirées de campagne où l'on s'appartient si bien les uns aux autres, où le temps même semble nous appartenir, où la vie devient toute morale et toute intellectuelle en se retirant en nous-mêmes?»

Voilà bien l'aimable tour de style qui fera le charme et le succès de George Sand, en donnant à la peinture d'un paysage certain reflet de psychologie! Elle écrira, par malheur, des pages moins soignées, sous le coup de l'improvisation hasardeuse; ainsi cette phrase d'Isidora: «Lorsqu'une main plus hardie cherche à soulever un coin du voile, elle aperçoit, non pas seulement l'ignorance, la corruption de la société, mais encore l'impuissance et l'imperfection de la nature humaine.» Cette main qui, en soulevant un voile, aperçoit…, évoque le souvenir d'une métaphore fameuse de roman-feuilleton: «Sa main était froide comme celle d'un serpent.»

A douze ans, Aurore fait sa première communion, non à la paroisse de Saint-Chartier comme son demi-frère Hippolyte, mais à La Châtre, sous la direction d'un vieux curé qui avait du tact et lui épargna les questions inutiles et messéantes de la confession. Cette cérémonie accomplie—et la voltairienne madame Dupin disait volontiers: cette affaire bâclée—l'enfant était en règle avec l'Eglise. Sa grand'mère, qui n'entrait jamais dans un lieu de culte, tremblait qu'elle ne devînt dévote. «Il n'en fut rien, raconte George Sand. On me fit faire une seconde communion huit jours après, et puis on ne me reparla plus de religion.»

Pourtant la crise mystique allait atteindre cette jeune imagination, éclose et développée dans une atmosphère d'incrédulité philosophique. Elevée un peu à l'aventure, entre sa grand'mère, Deschartres et des domestiques, Aurore devenait fantasque et presque révoltée. Elle refusait de travailler et demandait obstinément à rejoindre sa mère. Madame Dupin essaya des moyens de rigueur; l'enfant dut prendre ses repas seule, sans que personne lui adressât la parole. Enfin la grand'mère, pour briser cette résistance, usa d'un moyen détestable. Comme Aurore venait s'agenouiller et implorer son pardon, elle lui dit avec sécheresse: «Restez à genoux et m'écoutez avec attention; car ce que je vais vous dire, vous ne l'avez jamais entendu et jamais plus vous ne l'entendrez de ma bouche. Ce sont des choses qui ne se disent qu'une fois dans la vie, parce qu'elles ne s'oublient pas; mais, faute de les connaître, quand par malheur elles existent, on perd sa vie, on se perd soi-même.» Et la cruelle, l'impitoyable aïeule étala sous les yeux de cette fillette de treize ans les secrets de la famille; elle lui raconta le passé de son père, de sa mère, leur mariage tardif, sa naissance hâtive. Elle laissa même planer des doutes sur la conduite actuelle de sa bru. Et George Sand, qui a gardé de cette épouvantable confession un odieux souvenir, résume ainsi, quarante ans après, ses impressions ineffaçables:

«Ma pauvre bonne maman, épuisée par ce long récit, hors d'elle-même, la voix étouffée, les yeux humides et irrités, lâcha le grand mot, l'affreux mot: ma mère était une femme perdue, et moi un enfant aveugle qui voulait s'élancer dans un abîme.»

Une telle révélation produisit sur Aurore une secousse dont elle nous a transmis la description précise: «Ce fut pour moi comme un cauchemar; j'avais la gorge serrée; chaque parole me faisait mourir, je sentais la sueur me couler du front, je voulais interrompre, je voulais me lever, m'en aller, repousser avec horreur cette effroyable confidence; je ne pouvais pas, j'étais clouée sur mes genoux, la tête brisée et courbée par cette voix qui planait sur moi et me desséchait comme un vent d'orage. Mes mains glacées ne tenaient plus les mains brûlantes de ma grand'mère, je crois que machinalement je les avais repoussées de mes lèvres avec terreur.»

Dès lors, le séjour de Nohant devint odieux à Aurore. Il y avait un lien d'affection, ou brisé ou détendu, entre elle et sa grand'mère. Elle se comporta en enfant terrible, rebelle au travail, s'évadant de la maison pour courir les chemins, les buissons, les pacages, et ne revenir qu'à nuit close avec des vêtements déchirés. Madame Dupin décida de la mettre au couvent à Paris. Aurore accueillit avec joie cette nouvelle; du moins elle verrait sa mère.

Au début de l'hiver 1817-1818, madame Dupin conduisit sa petite-fille, alors dans sa quatorzième année, au couvent des Anglaises, institué par la veuve de Charles Ier pour les religieuses catholiques émigrées sous le protectorat de Cromwell. George Sand devait y passer trois ans, jusqu'au printemps de 1820. Elle a raconté avec d'amples détails son séjour dans cette communauté, où les élèves, assez indisciplinées, semble-t-il, se divisaient en trois catégories: les diables, les sages et les bêtes. Ces dernières, il va sans dire, étaient les plus nombreuses, et l'Histoire de ma Vie relate avec une complaisante prolixité maintes anecdotes de couvent qui ne sauraient nous inspirer le même intérêt qu'à madame Sand, lorsqu'elle se retournait vers les années de pension où son esprit reçut la profonde commotion du mysticisme.

La communauté des Anglaises consistait en «un assemblage de constructions, de cours et de jardins qui en faisait une sorte de village plutôt qu'une maison particulière.» C'était un dédale de couloirs, d'escaliers, de galeries, d'ouvertures, de paliers; des chambres qui ouvraient à la file sur des corridors interminables, et puis, ajoute George Sand, «de ces recoins sans nom où les vieilles filles, et les nonnes surtout, entassent mystérieusement une foule d'objets fort étonnés de se trouver ensemble, des débris d'ornements d'église avec des oignons, des chaises brisées avec des bouteilles vides, des cloches fêlées avec des guenilles, etc., etc.» Des salles d'étude, et particulièrement de la petite classe où étaient entassées une trentaine de fillettes, George Sand a gardé un déplaisant souvenir. Elle revoit et nous montre «les murs revêtus d'un vilain papier jaune d'oeuf, le plafond sale et dégradé, des bancs, des tables et des tabourets malpropres, un vilain poêle qui fumait, une odeur de poulailler mêlée à celle du charbon, un vilain crucifix de plâtre, un plancher tout brisé; c'était là que nous devions passer les deux tiers de la journée, les trois quarts en hiver.» Et de cette laideur des locaux scolaires de son temps, elle tire argument pour expliquer la médiocrité ou l'absence des aspirations esthétiques, alors qu'un simple paysan vit dans une atmosphère et a sous les yeux des spectacles de beauté. A très bon droit, elle demande qu'on élargisse et qu'on embellisse l'horizon intellectuel des prolétaires français. Elle veut qu'on leur révèle les trésors et les splendeurs de l'art.

Des religieuses et des maîtresses de la communauté George Sand a esquissé des portraits qui nous offrent, sous les aspects les plus divers, le personnel d'une congrégation enseignante. C'était, d'abord, la maîtresse de la petite classe, mademoiselle D…, «grasse, sale, voûtée, bigote, bornée, irascible, dure jusqu'à la cruauté, sournoise, vindicative; elle avait de la joie à punir, de la volupté à gronder, et, dans sa bouche, gronder c'était insulter et outrager.» Il paraît qu'elle écoutait aux portes, qu'elle obligeait les élèves, en manière de punition, à baiser la terre. Et si, d'aventure, elles faisaient le simulacre et baisaient leur main en se baissant vers le carreau, la farouche mademoiselle D… leur poussait la figure dans la poussière. C'est qu'elle appartenait à l'espèce des maîtresses séculières, des pions femelles—selon l'expression de George Sand—qui sont la plaie des couvents.

Tout au rebours, il y avait la mère Alippe, «une petite nonne ronde et rosée comme une pomme d'api trop mûre qui commence à se rider.» Chargée de l'instruction religieuse, elle demanda à Aurore, le jour de son arrivée, où languissaient les âmes des enfants morts sans baptême. La petite-fille de madame Dupin était peu ferrée sur le catéchisme. Une de ses compagnes, qui avait un fort accent anglais, lui souffla: «Dans les limbes.» Aurore entendit et répéta: «Dans l'Olympe» Toute la classe éclata de rire, d'autant que la nouvelle venue ne savait pas faire le signe de la croix. Rose, la femme de chambre, lui avait appris à porter la main à l'épaule droite avant l'épaule gauche. C'était une hérésie, et le brave curé jovial de Saint-Chartier ne s'en était pas aperçu. On crut qu'une païenne était entrée dans la communauté. Elle mettait l'Olympe dans le catéchisme, se signait de travers, et disait «mon Dieu»—presque un juron—hors de ses prières, dans la conversation courante.

Ses camarades essayèrent de la tourner en dérision. Mary G…, qui était le grand chef des diables et la terreur des bêtes, l'aborda en ces termes: «Mademoiselle s'appelle Du pain? some bread? elle s'appelle Aurore? rising-sun? lever du soleil? les jolis noms! et la belle figure! Elle a la tête d'un cheval sur le dos d'une poule. Lever du soleil, je me prosterne devant vous; je veux être le tournesol qui saluera vos premiers rayons. Il paraît que nous prenons les limbes pour l'Olympe; jolie éducation, ma foi, et qui nous promet de l'amusement.»

Aurore eut vite désarmé la malveillance et conquis les sympathies de ses compagnes. Elle s'associa aux excursions de la diablerie qui, imitant le miaulement des chats, courait par les corridors et grimpait sur les toits, au risque de briser des vitres avec un fracas épouvantable. La punition, quand on était surprise, consistait à revêtir le bonnet de nuit; au début, ce fut pour Aurore la coiffure habituelle. On composait aussi, pour se distraire, et l'on se passait de main en main des modèles de confession ou d'examen de conscience, destinés aux petites et adressés à l'abbé de Villèle, confesseur d'une partie de la communauté. Voici l'un de ces scénarios assez irrespectueux:

«Hélas! mon petit père Villèle, il m'est arrivé bien souvent de me barbouiller d'encre, de moucher la chandelle avec mes doigts, de me donner des indigestions d'haricots, comme on dit dans le grand monde où j'ai été z'élevée; j'ai scandalisé les jeunes ladies de la classe par ma malpropreté; j'ai eu l'air bête, et j'ai oublié de penser à quoi que ce soit, plus de deux cents fois par jour. J'ai dormi au catéchisme et j'ai ronflé à la messe; j'ai dit que vous n'étiez pas beau; j'ai fait égoutter mon rat sur le voile de la mère Alippe, et je l'ai fait exprès. J'ai fait cette semaine au moins quinze pataquès en français et trente en anglais, j'ai brûlé mes souliers au poêle et j'ai infecté la classe. C'est ma faute, c'est ma faute, c'est ma très grande faute, etc.»

Le samedi soir particulièrement, ou la veille des fêtes, on s'évertuait à mettre en colère la D…, qui donnait des gifles à tour de bras et tout à coup s'écriait lamentablement: «J'ai perdu mon absolution.» Ou bien on racontait gravement aux nouvelles arrivées que l'une des doyennes de la communauté, madame Anne-Augustine, ne digérait qu'au moyen d'un ventre d'argent et que, lorsqu'elle marchait, on entendait le cliquetis de ce ventre de métal. Les pires escapades de ces fillettes étaient de rassembler des victuailles, des fruits, des gâteaux, des pâtés, et de se concerter pour aller les dévorer de nuit, dans un coin de la maison. «Mettre en commun nos friandises et les manger en cachette aux heures où l'on ne devait pas manger, c'était une fête, une partie fine et des rires inextinguibles, et des saletés de l'autre monde, comme de lancer au plafond la croûte d'une tarte aux confitures et de la voir s'y coller avec grâce, de cacher des os de poulet au fond d'un piano, de semer des pelures de fruits dans les escaliers sombres pour faire tomber les personnes graves. Tout cela paraissait énormément spirituel, et l'on se grisait à force de rire; car en fait de boisson nous n'avions que de l'eau ou de la limonade.»

Soudain la plus invraisemblable des révolutions se produisit chez cette espiègle d'Aurore, adonnée à la diablerie. Elle devint dévote. Elle avait quinze ans. L'éveil de son coeur fut une crise de mysticisme. Elle avait besoin d'aimer hors d'elle-même. Elle aima Dieu. Voici comment la métamorphose s'opéra. L'ordinaire religieux des pensionnaires était la messe tous les matins, à sept heures, puis dans l'après-midi une méditation d'une demi-heure à la chapelle. Celles qui méditaient péniblement avaient le droit de faire une lecture pieuse. Plusieurs bâillaient, chuchotaient ou sommeillaient: Aurore était du nombre. Un jour, par ennui, elle ouvrit un abrégé de la Vie des Saints, lut la légende de Siméon le Stylite, y prit intérêt, rouvrit le volume le lendemain et les jours suivants. Un tableau du Titien, placé au fond du choeur, et qui représentait Jésus au Jardin des Olives, lui sembla s'illuminer et révéler le sens profond de l'agonie du Christ. Elle eut la vague curiosité de poursuivre ses lectures, d'aborder la vie de saint Augustin, celle de saint Paul, d'évoquer le peu de latin qu'elle avait su pour comprendre et admirer les psaumes. Elle ouvrit l'Evangile, s'en pénétra, s'y complut, et elle retourna au pied de l'autel, non seulement aux heures obligatoires, mais pendant les récréations. A la pâle clarté de la lampe du sanctuaire, elle priait, suivait son rêve mystique. Et le spectacle de cette chapelle, où son âme se renouvelle et s'épure, est demeuré gravé en sa mémoire: «La flamme blanche se répétait dans les marbres polis du pavé, comme une étoile dans une eau immobile. Son reflet détachait quelques pâles étincelles sur les angles des cadres dorés, sur les flambeaux ciselés et sur les lames d'or du tabernacle. La porte placée au fond de l'arrière-choeur était ouverte à cause de la chaleur, ainsi qu'une des grandes croisées qui donnaient sur le cimetière. Les parfums du chèvrefeuille et du jasmin couraient sur les ailes d'une fraîche brise. Une étoile perdue dans l'immensité était comme encadrée par le vitrage et semblait me regarder attentivement. Les oiseaux chantaient; c'était un calme, un charme, un recueillement, un mystère, dont je n'avais jamais eu l'idée.»

Peu à peu la chapelle se vida, la dernière religieuse, après avoir, selon la coutume de la communauté, non seulement plié le genou, mais baisé le sol devant l'autel, alluma sa bougie à la lampe symbolique. Aurore resta seule, et le grand ébranlement nerveux des conversions et des extases se produisit en elle. La grâce opérait avec la soudaineté de son efficace.

«L'heure s'avançait, la prière était sonnée, on allait fermer l'église. J'avais tout oublié. Je ne sais ce qui se passait en moi. Je respirais une atmosphère d'une suavité indicible, et je la respirais par l'âme plus encore que par les sens. Tout à coup un vertige passe devant mes yeux, comme une lueur blanche dont je me sens enveloppée. Je crois entendre une voix murmurer à mon oreille: Tolle, lege

C'en était fait. Elle aimait Dieu. Tout son être lui appartenait. Un voile venait de se déchirer devant ses regards. Elle entrevoyait une Terre promise et voulait y pénétrer. Ses appels, ses prières allaient à la divinité inconnue qu'elle adorait. Et les sanglots qui secouaient sa gorge, les larmes qui inondaient ses joues, attestaient la ferveur de son exaltation. De sens rassis, longtemps après, elle nous en donne une preuve décisive: «J'étais tombée derrière mon banc. J'arrosais littéralement le pavé de mes pleurs.»

Dès lors sa dévotion prit une forme passionnée et fougueuse. Les résistances de sa raison, les fantaisies de son humeur, les singularités de son caractère eurent tôt fait de capituler devant l'explosion victorieuse et triomphante de la foi. Ce zèle fut contenu par le tact d'un confesseur habile homme, l'abbé de Prémord, jésuite, ou, comme on disait alors, Père de la foi. Il écouta avec bienveillance la confession générale d'Aurore, c'est-à-dire le récit de sa vie passée qui dura trois heures. Quand elle eut terminé, il refusa d'entendre sa confession—elle s'était confessée en se racontant—et il lui donna sur-le-champ l'absolution: «Allez en paix, vous pouvez communier demain. Soyez calme et joyeuse, ne vous embarrassez pas l'esprit de vains remords, remerciez Dieu d'avoir touché votre coeur; soyez toute à l'ivresse d'une sainte union de votre âme avec le Sauveur.» Elle communia le lendemain, fête de l'Assomption. Elle avait quinze ans. Ce fut, à l'en croire, 1e véritable jour de sa première communion. Dans l'intervalle, elle ne s'était pas approchée du sacrement. Pour réparer cette négligence, durant plusieurs mois, elle communia tous les dimanches, et même deux jours de suite. «J'en suis revenue, dit-elle dans l'Histoire de ma Vie, à trouver fabuleuse et inouïe l'idée matérialisée de manger la chair et de boire le sang d'un Dieu; mais que m'importait alors?… Je brûlais littéralement comme sainte Thérèse; je ne dormais plus, je ne mangeais plus, je marchais sans m'apercevoir du mouvement de mon corps; je me condamnais à des austérités qui étaient sans mérite, puisque je n'avais plus rien à immoler, à changer ou à détruire en moi. Je ne sentais pas la langueur du jeûne. Je portais autour du cou un chapelet de filigrane qui m'écorchait, en guise de cilice. Je sentais la fraîcheur des gouttes de mon sang, et au lieu d'une douleur c'était une sensation agréable. Enfin je vivais dans l'extase, mon corps était insensible, il n'existait plus.» Bref, le mysticisme s'était emparé d'elle, annihilait son corps et emportait sa pensée vers des songes paradisiaques.

Par esprit sans doute de mortification, elle se plaisait au commerce des soeurs converses chargées des basses besognes de la communauté, et spécialement de la soeur Hélène, une pauvre écossaise vouée à la phtisie, qui s'arrêtait au milieu d'un couloir ou au bas d'un escalier, incapable de porter les seaux d'eau sale qu'elle devait descendre du dortoir. Cette malheureuse créature était laide, vulgaire, marquée de taches de rousseur; mais elle avait des dents merveilleuses et sur le visage une expression de souffrance d'une infinie mélancolie. Aurore voulut la seconder dans son gros travail, l'aida à enlever ses seaux, à balayer, à frotter le parquet de la chapelle, à épousseter et brosser les stalles des nonnes, voire même à faire les lits au dortoir. Qu'eût pensé madame Dupin si elle avait su que sa petite-fille se livrait à d'aussi viles occupations? En retour, Aurore apprenait à soeur Hélène les éléments de la langue française, et c'était là un touchant échange de services. A l'image de son élève, la future châtelaine de Nohant voulait entrer en religion, et non pas comme dame du choeur, mais comme simple converse, servante volontaire, par pur amour de Dieu, dans quelque communauté.

La supérieure des Anglaises et l'abbé de Prémord se garderont d'encourager une vocation qui leur semblait factice et sans avenir. Ce fut, de leur part, très avisé. Ils exigèrent même qu'Aurore renonçât aux exagérations de son mysticisme, qu'elle jouât et courût avec ses compagnes, au lieu de passer à la chapelle les heures de récréation. L'ordre était formel: «Vous sauterez à la corde, vous jouerez aux barres.» Elle dut se soumettre à la proscription, tout en continuant à communier le dimanche, et vite elle recouvra son équilibre physique et moral. De la sorte elle eut plusieurs mois de béatitude. «Ils sont, dit-elle, restés dans ma mémoire comme un rêve, et je ne demande qu'à les retrouver dans l'éternité pour ma part de paradis. Mon esprit était tranquille. Toutes mes idées étaient riantes. Il ne poussait que des fleurs dans mon cerveau, naguère hérissé de rochers et d'épines. Je voyais à toute heure le ciel ouvert devant moi, la Vierge et les anges me souriaient en m'appelant; vivre ou mourir m'était indifférent. L'empyrée m'attendait avec toutes ses splendeurs, et je ne sentais plus en moi un grain de poussière qui pût ralentir le vol de mes ailes. La terre était un lieu d'attente où tout m'aidait et m'invitait à faire mon salut. Les anges me portaient sur leurs mains, comme le prophète, pour empêcher que, dans la nuit, mon pied ne heurtât la pierre du chemin.»

Ce retour à la gaieté—une gaieté pieuse et pratiquante—fut marqué par un goût très vif pour les charades d'abord, puis pour de petites comédies qu'Aurore organisait avec cinq ou six de la grande classe. On élaborait des scénarios sur lesquels on dialoguait d'abondance, à l'improvisade. Les travestissements étaient un peu bien primitifs, ceux surtout des rôles masculins. C'était une manière de costume Louis XIII, où les hauts-de-chausses consistaient en un retroussis des jupes froncées jusqu'à mi-jambe. Avec des tabliers cousus on faisait des manteaux; avec du papier frisé on simulait des plumes. Il y eut même des bottes, des épées et des feutres fournis par les parents. Madame la supérieure daigna assister à l'une des représentations avec toute la communauté, et l'on eut ce soir-là permission de minuit. Aurore, qui était l'impresario de la troupe, retrouva dans sa mémoire quelques scènes du Malade imaginaire qu'elle ajusta, et les religieuses, sans s'en douter, applaudirent une vague paraphrase de Molière proscrit au couvent. Elles prirent plaisir aux pratiques de monsieur Purgon, avec des intermèdes renouvelés de Monsieur de Pourceaugnac. On avait découvert, dans le matériel de l'infirmerie, les instruments classiques. Le latin de Molière fut apprécié par les Anglaises qui avaient l'habitude de lire ou de psalmodier les offices en latin.

Cette représentation marqua l'apothéose d'Aurore. Peu de temps après, au lendemain de l'assassinat du duc de Berry qui interrompit les réjouissances théâtrales préparées au couvent pour le carnaval, avec un programme de violons, de bal et de souper, madame Dupin s'avisa de ramener sa petite-fille à Nohant. Elle avait appris ses projets d'entrer en religion, qui d'ailleurs subsistaient à travers les distractions dramatiques, et elle ne se souciait pas qu'Aurore devînt nonne ou béguine. Il fallut quitter le couvent. O désespoir! C'était le paradis sur la terre. L'idée de revoir le monde, la perspective d'être mariée, épouvantaient cette imagination de seize ans. Par bonheur la mère et la grand'mère ne devaient pas s'entendre pour choisir un prétendant. On accorda quelque répit à Aurore. Elle espérait du moins qu'un rapprochement pourrait survenir entre les deux influences qui s'étaient disputé son affection. Mais, lorsqu'elle aborda ce sujet, sa mère lui répliqua violemment: «Non certes! Je ne retournerai à Nohant que quand ma belle-mère sera morte.» Et elle ajoutait avec son humeur emportée et aigrie: «Va-t'en sans te désoler, nous nous retrouverons, et peut-être plus tôt que l'on ne croit!» Au début du printemps de 1820, Aurore rentra à Nohant avec sa grand'mère dans la grosse calèche bleue, et le lendemain matin, quand elle s'éveilla, ce fut une sensation neuve et troublante: «Les arbres étaient en fleur, les rossignols chantaient, et j'entendais au loin la classique et solennelle cantilène des laboureurs.» Le couvent allait bientôt s'effacer et disparaître dans les brumes du passé.

CHAPITRE IV

LE MARIAGE

Le retour à Nohant fut pour Aurore un changement douloureux. Elle se sentit d'abord dépaysée et pleura. Sans doute elle était libre, elle pouvait dormir la grasse matinée et n'avait pas à craindre d'être réveillée par la cloche du couvent et la voix criarde de soeur Marie-Josèphe. Elle sortait de tutelle et disposait de son temps, de ses pensées en toute indépendance: mais elle n'y trouvait aucun agrément. La règle habituelle manquait à son accoutumance. Les gens de la maison, ceux des alentours ne l'avaient pas reconnue, tant elle était grandie, et la traitaient avec un respect cérémonieux. Deschartres l'appelait «mademoiselle». Seuls les grands chiens, ses vieux amis, après quelques instants de surprise, l'accablèrent de caresses. Il y avait des domestiques nouveaux, notamment un certain Cadet promu aux fonctions d'aide-valet de chambre, qui, lorsqu'on lui reprochait de briser les carafes, répondait avec un grand sérieux: «Je n'en ai cassé que sept la semaine dernière.» Il semblait à Aurore qu'elle fût dans un monde inconnu. Elle regrettait la placidité routinière de la communauté. Elle s'ennuyait, elle avait «le mal du couvent».

Madame Dupin n'était pas faite pour égayer cette solitude et dissiper la mélancolie de sa petite-fille. Elle luttait contre la surdité, la somnolence, la lassitude intellectuelle. «Aux repas, dit George Sand, elle se montrait avec un peu de rouge sur les joues, des diamants aux oreilles, la taille toujours droite et gracieuse dans sa douillette pensée;» puis, cet effort accompli, elle se retirait dans son boudoir, persiennes closes. Pour la distraire, on jouait la comédie comme au couvent: c'était le passe-temps favori d'Aurore. Les représentations ne devaient pas se prolonger trop avant dans la soirée; vers dix heures, on procédait au coucher de madame Dupin, et cette importante opération durait souvent jusqu'à minuit. L'Histoire de ma Vie nous en décrit le cérémonial: «Des camisoles de satin piqué, des bonnets à dentelles, des cocardes de rubans, des parfums, des bagues particulières pour la nuit, une certaine tabatière, enfin tout un édifice d'oreillers splendides, car elle dormait assise, et il fallait l'arranger de manière qu'elle se reveillât sans avoir fait un mouvement.»

Après dîner, elle aimait qu'Aurore lui fît la lecture. On commença, en février 1821, le Génie du Christianisme, qui ne s'harmonisait guère avec les goûts littéraires non plus qu'avec les doctrines philosophiques de l'invétérée voltairienne, et elle formulait sur le fond et la forme de l'oeuvre les appréciations les plus judicieuses. Soudain, un soir, elle interrompit la lectrice au milieu d'une riante description des savanes et dit d'un air égaré: «Arrête-toi, ma fille. Ce que tu me lis est si étrange que j'ai peur d'être malade et d'entendre autre chose que ce que j'écoute. Pourquoi me parles-tu de morts, de linceul, de cloches, de tombeaux? Si tu composes tout cela, tu as tort de me mettre ainsi des idées noires dans l'esprit.» Cet accès de délire fut vite dissipé. Madame Dupin réclama des cartes pour jouer au grabuge; puis, abordant un sujet qu'elle n'avait jamais effleuré, elle fit part à Aurore d'une demande en mariage formée par «un homme immensément riche, mais cinquante ans et un grand coup de sabre à travers la figure.» C'était un général de l'Empire qui ne tenait pas à la dot. Il est vrai qu'il mettait pour première condition qu'aussitôt mariée elle cesserait de voir sa mère. Malgré toute l'antipathie qu'elle éprouvait pour sa bru, la vieille madame Dupin avait eu le bon sens de refuser et d'éconduire le prétendant plus que quinquagénaire. Elle prononça même dans cet entretien quelques paroles conciliantes envers celle qui avait été l'épouse de son fils.

Le lendemain matin, pour Aurore le réveil fut lugubre. Deschartres vint lui annoncer que sa grand'mère avait eu une attaque d'apoplexie. Elle s'était levée durant la nuit, était tombée et n'avait pu se relever. Elle resta paralysée, avec un côté mort depuis l'épaule jusqu'au talon. C'étaient des divagations presque continuelles, un lamentable état d'enfance. Elle voulait qu'on lui lût le journal et ne pouvait fixer son attention. Elle demandait des cartes, n'avait pas la force de les tenir et se plaignait qu'on ne voulût pas la soulager en lui faisant une application de la dame de pique sur le bras. Et cette dégénérescence des facultés dura tout le printemps, tout l'été, tout l'automne, avec quelques rares heures de lucidité.

Autour du fauteuil, auprès du lit où s'éteignait cette belle intelligence comme une lampe privée d'huile, Aurore passa neuf grands mois hantés par de mélancoliques méditations. Elle dut prendre la direction de la maison. Deschartres, fort avisé, exigea qu'elle fît chaque jour une sortie à cheval, qu'elle respirât l'air du matin, après être demeurée des après-midi ou des soirées entières dans la chambre de la malade, absorbant du tabac à priser, du café noir sans sucre et même de l'eau-de-vie pour ne pas succomber au sommeil. Il advenait souvent que la pauvre paralysée prenait la nuit pour le jour, exigeait qu'on ouvrît les volets et se croyait aveugle, puisqu'elle ne voyait pas le soleil.

Par une singulière volte-face de la pensée, Aurore, au chevet de sa grand'mère, allait insensiblement se détacher des croyances et des habitudes religieuses qu'elle avait contractées au couvent. La lecture du Génie du Christianisme et de l'Imitation, loin de la confirmer dans la certitude de sa foi, lui apporta des scrupules et des doutes. Elle trouvait une contradiction irréductible entre la doctrine de Gerson et celle de Chateaubriand, et elle était incapable d'opter. «Il me fallait, dit-elle, faire un choix entre le ciel et la terre; ou la manne d'ascétisme dont je m'étais à moitié nourrie était un aliment pernicieux dont il fallait à tout jamais me débarrasser, ou bien le livre (de l'Imitation) avait raison, je devais repousser l'art et la science, et la poésie, et le raisonnement, et l'amitié et la famille; passer les jours et les nuits en extase et en prières auprès de ma moribonde, et, de là, divorcer avec toutes choses et m'envoler vers les lieux saints pour ne jamais redescendre dans le commerce de l'humanité.» Il en résultait pour Aurore d'insurmontables perplexités et des points de vue différents, selon qu'elle était en pleine campagne, à cheval, ou dans sa chambre, agenouillée sur son prie-Dieu. «Au galop de Folette, j'étais tout Chateaubriand. A la clarté de ma lampe, j'étais tout Gerson et me reprochais le soir mes pensées du matin.» Entre temps, elle se tourmentait de l'idée que sa grand'mère pouvait mourir sans sacrements, et elle n'osait aborder avec la malade cette redoutable question. Elle en référa à son confesseur, l'abbé de Prémord, qui, dans une lettre d'ailleurs fort sage, l'approuva d'avoir gardé le silence. «Cet homme, dit George Sand, était un saint, un vrai chrétien, dirai-je quoique jésuite, ou parce que jésuite?» Et elle saisit cette occasion, dans l'Histoire de ma Vie, pour nous donner son opinion—celle d'après 1850—sur la Compagnie de Jésus. «Soyons équitables, écrit-elle. Au point de vue politique, en tant que républicains, nous haïssons ou redoutons cette secte éprise de pouvoir et jalouse de domination. Je dis secte en parlant des disciples de Loyola, car c'est une secte, je le soutiens. C'est une importante modification à l'orthodoxie romaine. C'est une hérésie bien conditionnée. Elle ne s'est jamais déclarée telle, voilà tout. Elle a sapé et conquis la papauté sans lui faire une guerre apparente; mais elle s'est ri de son infaillibilité, tout en la déclarant souveraine. Bien plus habile en cela que toutes les autres hérésies, et, partant, plus puissante et plus durable. Oui, l'abbé de Prémord était plus chrétien que l'Eglise intolérante, et il était hérétique parce, qu'il était jésuite. La doctrine de Loyola est la boîte de Pandore.»

Sa déclaration de principe une fois formulée, George Sand va plaider les circonstances atténuantes pour la Compagnie de Jésus. Il sera impossible de souscrire à cette conclusion, pour peu que l'on ait devant les yeux et dans la mémoire les enseignements de l'histoire, l'oeuvre exécrable de l'Inquisition, les censures de l'Assemblée du Clergé de France, les protestations de Bossuet et de Port-Royal, les arrêts des Parlements et la condamnation même prononcée par le pape Clément XIV qui, en 1773, dissolvait l'ordre des Jésuites, sans parler des débats engagés en Sorbonne autour du grand Arnauld à propos de l'Augustinus, non plus que de l'écho, qui ne saurait s'affaiblir, des immortelles et vengeresses Provinciales. En dépit de son indulgence, George Sand est obligée de répudier la morale, ou plutôt l'immoralité jésuitique. «Dirai-je, écrit-elle, pourquoi Pascal eut raison de flétrir Escobar et sa séquelle? C'est bien inutile; tout le monde le sait et le sent de reste: comment une doctrine qui eût pu être si généreuse et si bienfaisante est devenue, entre les mains de certains hommes, l'athéisme et la perfidie.» Voilà les deux mots auxquels il faut se tenir, et qui résument l'intégrale vérité sur la doctrine du perinde ac cadaver.

Se tournant derechef vers l'abbé de Prémord, Aurore lui demanda de départager son esprit entre les sollicitations contraires de l'Imitation et du Génie du Christianisme. Il répondit par le simple conseil—ce qui est assez surprenant de la part d'un confesseur—de multiplier ses lectures et de profiter de la latitude que lui avait laissée sa grand'mère en la chargeant des clefs de la bibliothèque. Madame Dupin lui avait montré le rayon des ouvrages qu'elle ne devait pas ouvrir. Pour le surplus, c'était la liberté absolue, et le jésuite se range à cet avis: «Lisez les poètes. Tous sont religieux. Ne craignez pas les philosophes. Tous sont impuissants contre la foi. Et si quelque doute, quelque peur s'élève dans votre esprit, fermez ces pauvres livres, relisez un ou deux versets de l'Evangile, et vous vous sentirez docteur à tous ces docteurs.»

Elle suivit le conseil et lut tour à tour Mably, Locke, Condillac, Montesquieu, Bacon, Bossuet, Aristote, Leibnitz, Pascal, Montaigne—«dont ma grand'mère, dit-elle, m'avait marqué les chapitres et les feuillets à passer,»—puis La Bruyère, Pope, Milton, Dante, Virgile, Shakespeare, bref une véritable encyclopédie, et elle absorba le tout pêle-mêle. Enfin Rousseau arriva, celui qui devait la conquérir et la posséder sans conteste, «Rousseau, écrit-elle, l'homme de passion et de sentiment par excellence, et je fus entamée.» La sensibilité de Jean-Jacques allait triompher de ses inclinations religieuses et des pratiques formalistes de son catholicisme. Elle marque cette étape: «L'esprit de l'Eglise n'était plus en moi; il n'y avait peut-être jamais été.»

C'était l'époque où l'Italie et la Grèce se soulevaient pour leur affranchissement. Or la monarchie et l'Eglise n'hésitaient pas à se prononcer en faveur du Grand-Turc contre les chrétiens justement révoltés. Aurore, avec lord Byron comme guide, avait embrassé la cause hellénique. Deschartres soutenait le sultan, représentant de l'autorité. Et c'étaient d'interminables discussions au cours de leurs promenades. Un jour, le pédagogue distrait tomba sur le gazon, tout en ayant soin d'achever sa phrase. «Après quoi, relate George Sand, il dit fort gravement en s'essuyant les genoux: «Je crois vraiment que je suis tombé?—Ainsi tombera l'empire ottoman,» répliqua Aurore, que son précepteur traitait de jacobine, de régicide, de philhellène et de bonapartiste.

Cependant les inquiétudes d'Aurore pour le salut de l'âme de sa grand'mère subsistaient et survivaient même à l'ébranlement de sa foi religieuse. Dégoûtée du culte tel qu'on le pratiquait à Saint-Chartier ou à La Châtre, elle s'abstenait d'aller à la messe pour entendre les beuglements des chantres, leurs calembours involontaires en latin, le ronflement des bonnes femmes qui s'endormaient sur leur chapelet, les bavardages de la bonne société, les disputes des sacristains et des enfants de choeur, et le bruit des gros sous qu'on récolte et qu'on compte. Elle préférait lire sa messe dans sa chambre; mais elle aurait voulu—et en cela son catholicisme persistait—réconcilier sa grand'mère avec l'Eglise. Cet événement si souhaité se produisit par les soins de l'archevêque d'Arles, Loménie de Brienne, qui était pour la malade une manière de beau-fils, car il était issu des fameuses amours de son mari Francueil et de madame d'Epinay. Ce prélat, que madame Dupin avait entouré naguère de sollicitude presque maternelle, était d'une balourdise et d'une stupidité d'autant plus déconcertantes que son père et sa mère auraient dû lui léguer quelque trait de leur remarquable intelligence. Physiquement, il ressemblait à madame d'Epinay qui, de l'aveu unanime des contemporains et d'après son propre témoignage, fut laide. Au surplus, George Sand nous a tracé le portrait de l'archevêque: «Il n'avait pas plus d'expression qu'une grenouille qui digère. Il était, avec cela, ridiculement gras, gourmand ou plutôt goinfre, car la gourmandise exige un certain discernement qu'il n'avait pas; très vif, très rond de manières, insupportablement gai, quelque chagrin qu'on eût autour de lui; intolérant en paroles, débonnaire en actions; grand diseur de calembours et de calembredaines monacales; vaniteux comme une femme de ses toilettes d'apparat, de son rang et de ses privilèges; cynique dans son besoin de bien-être; bruyant, colère, évaporé, bonasse, ayant toujours faim ou soif, ou envie de sommeiller, ou envie de rire pour se désennuyer, enfin le chrétien le plus sincère à coup sûr, mais le plus impropre au prosélytisme que l'on puisse imaginer.»

C'est ce prélat qui, en arrivant à Nohant, devait surmonter la résistance voltairienne de madame Dupin. Il lui fit une grotesque homélie débutant par cet exorde: «Chère maman, je ne vous ai pas prise en traître et n'irai pas par quatre chemins. Je veux sauver votre âme.» Il continuait en la priant d'être bien gentille et bien complaisante pour son gros enfant, refusait de discuter avec elle et ses beaux esprits reliés en veau, et terminait ainsi sa fantaisiste allocution: «Il ne s'agit pas de ça; il s'agit de me donner une grande marque d'amitié, et me voilà tout prêt à vous la demander à genoux. Seulement, comme mon ventre me gênerait fort, voilà votre petite qui va s'y mettre à ma place.» Avec de tels arguments, renforcés par les regards suppliants d'Aurore, il eut cause gagnée. «Allons, s'écria-t-il en se frottant les mains et en se frappant sur la bedaine, voilà qui est enlevé! Il faut battre le fer pendant qu'il est chaud. Demain matin, votre vieux curé viendra vous confesser et vous administrer. Ce sera une affaire faite, et demain soir vous n'y penserez plus.» Il passa le reste de la journée à rire, à jouer avec les chiens en leur disant qu'ils pouvaient bien regarder un évêque. Et il taquinait Aurore, lui reprochait d'avoir failli tout faire manquer et les mettre dans de beaux draps. Elle était stupéfaite de ce langage, de cette familiarité, de cette façon, écrit-elle, de fourrer les sacrements. Par bonheur le curé eut un peu plus de tact que le prélat. Devant Aurore qui assistait à la cérémonie, il résuma ainsi la doctrine de l'Eglise: «Ma chère soeur, je serons tous pardonnés, parce que le bon Dieu nous aime et sait bien que quand je nous repentons, c'est que je l'aimons.» En aparté madame Dupin dit à Aurore: «Je ne crois pas que ce brave homme ait eu le pouvoir de me pardonner quoi que ce soit, mais je reconnais que Dieu a ce pouvoir, et j'espère qu'il a exaucé nos bonnes intentions à tous trois.» Au regard du monde elle était en règle avec la divinité.

L'archevêque, piqué de prosélytisme, essaya de chapitrer la petite-fille après la grand'mère, en se promenant ou, nous dit George Sand, en roulant comme une toupie à travers le jardin. Il eut moins de succès. «Fais ton examen de conscience pour demain. Je parie que j'aurai à te laver la tête.» Elle refusa. Et lui de reprendre: «Qu'est-ce à dire, oison bridé? Mais voilà l'heure du dîner. J'ai une faim de chien. Dépêchons-nous de rentrer.» Enfin, comme la sottise n'excluait pas chez lui le fanatisme, il se rendit à la bibliothèque la veille de son départ, brûla et lacéra des livres hétérodoxes. Deschartres l'arrêta dans cette besogne.

Le spectacle de la confession de sa grand'mère avait attristé Aurore. Elle-même ne devait plus solliciter l'absolution, à la suite d'une question indiscrète du curé de La Châtre qui, sur des bavardages de petite ville, lui demanda si elle avait un commencement d'amour pour un jeune homme. Elle quitta le confessionnal, et ne voulut pas davantage s'adresser au vieux curé de Saint-Chartier qui, lorsqu'on s'attardait à énumérer des péchés, avait coutume de grommeler: «Très bien, très bien. Allons, est-ce bientôt fini?»

Pour occuper ses loisirs et détendre son imagination, elle s'adonna à l'ostéologie, à l'anatomie, avec Deschartres et un camarade qu'elle appelle Claudius et qui leur apportait des têtes, des bras, des jambes, voire un squelette entier de petite fille qu'elle garda longtemps sur sa commode et qui lui causait des cauchemars. Alors elle mettait le squelette à la porte de sa chambre, et s'endormait paisiblement. Il va sans dire qu'à La Châtre on jasait de cette jeune fille qui étudiait des os de mort, tirait au pistolet, chassait, et s'habillait en garçon. On prétendit qu'elle profanait les hosties et qu'elle entrait à cheval dans l'église, caracolant autour du maître-autel, ou encore que la nuit elle déterrait les cadavres.

Le 22 décembre 1821, madame Dupin succomba. Depuis le mois de février ses facultés s'étaient obscurcies, mais elle eut, à l'instant suprême, un retour de lucidité et dit à sa petite-fille: «Tu perds ta meilleure amie.» Deschartres, que cette mort avait affolé, réveilla Aurore vers une heure du matin et par le verglas la conduisit au cimetière. Il avait ouvert le cercueil de Maurice Dupin, souleva la tête qui se détacha d'elle-même, et dit à Aurore: «Demain cette fosse sera fermée. Il faut y descendre, il faut baiser cette relique. Ce sera un souvenir pour toute votre vie.» Etla jeune fille, s'associant à l'exaltation du précepteur, accomplit, après lui, cet acte, faut-il dire de dévotion ou de profanation? Il referma ensuite le cercueil, et ajouta en sortant du cimetière: «Ne parlons de cela à personne. On croirait que nous sommes fous, et pourtant nous ne le sommes pas.»

Aurore passait sous la direction de sa mère qui n'avait pas assisté aux funérailles, mais qui arriva pour l'ouverture du testament. Les dispositions prises par l'aïeule confiaient sa petite-fille à son cousin paternel René de Villeneuve, mais elles ne furent pas respectées. Il y eut des scènes violentes: madame Maurice Dupin s'abandonna à des récriminations injurieuses contre la défunte. Aurore fut révoltée. Elle aurait voulu rentrer au couvent. Il ne s'y trouvait pas de chambre vacante. Elle dut suivre sa mère à Paris. Cette période de sa vie lui laissa une impression d'amertume et de rancoeur. Entre la mère et la fille, il se produisit une série de froissements inoubliables qui attestaient une véritable incompatibilité d'humeur. Madame Maurice Dupin alla jusqu'à exhiber à Aurore des lettres de La Châtre ou de Nohant, des délations de domestiques, qui incriminaient la conduite de la jeune fille et cherchaient à la salir. Ce fut le comble, un débordement de désespoir et de nausée.

De vrai, madame Maurice Dupin était folle, ou peu s'en faut. Ses nerfs malades la dominaient et lui faisaient commettre des insanités. Si elle voyait Aurore lire, elle lui arrachait le volume des mains, incapable qu'elle était elle-même de se livrer à une lecture sérieuse. Elle ne songeait qu'à s'attifer, à changer de toilette, à remuer; elle avait des perruques, tour à tour blond, châtain clair, cendré et noir roux. Parfois, elle entamait avec sa fille le chapitre de son passé et lui faisait des confidences à tout le moins superflues.

Aussi, lorsque l'occasion s'offrit pour Aurore d'aller passer quelques jours à la campagne, près de Melun, chez des amis de l'oncle de Beaumont, M. et madame Roettiers du Plessis, elle ne demanda qu'à y demeurer plusieurs semaines, et sa mère consentit avec empressement. La famille était charmante et la maison très agréable. Aurore s'y plut et s'y attarda, entourée d'affection et de tendresse par madame Roettiers du Plessis. Parmi les jeunes gens qui venaient en visite dans ce milieu très bonapartiste et dont le chef James, ancien ami de Maurice Dupin, a inspiré certains passages du roman de Jacques, figurait le fils naturel du baron Dudevant, colonel en retraite. Casimir Dudevant avait vingt-sept ans; il faisait son droit, après avoir servi comme sous-lieutenant dans l'armée. Il était—dit George Sand à trente ans d'intervalle—«mince, assez élégant, d'une figure gaie et d'une allure militaire» Au Plessis, il s'associait à tous les jeux des enfants, colin-maillard, cache-cache, parties de barres et d'escarpolette. Avec madame Angèle Roettiers il était affectueusement familier, et, comme elle appelait Aurore «sa fille», il observa malicieusement un jour: «Alors c'est ma femme? Vous savez que vous m'avez promis la main de votre fille aînée.» Ce badinage devait devenir une réalité.

La plaisanterie fut reprise par les uns, par les autres. Casimir disait à madame Angèle: «Votre fille est un bon garçon.» Et Aurore de répliquer: «Votre gendre est un bon enfant.» Après plusieurs séjours au Plessis qui se rapprochaient et se prolongeaient, le jeune Dudevant déclara ses sentiments à mademoiselle Dupin, en s'excusant de ne pas agir selon les usages, mais il voulait avoir son acquiescement et être assuré de sa sympathie avant qu'une démarche fût tentée auprès de sa mère. Aurore désira réfléchir. Casimir était très estimé par M. et madame Roettiers du Plessis; il n'affectait pas une grande passion, restait silencieux sur le chapitre de l'amour, parlait d'amitié, de bonheur domestique. Elle appréciait cette réserve. Et, de vrai, il tenait un langage singulièrement calme, que d'autres jeunes filles, celles qui ont l'instinct et l'enthousiasme de leur âge, auraient jugé réfrigérant: «Je veux vous avouer, disait-il, que j'ai été frappé, à la première vue, de votre air bon et raisonnable. Je ne vous ai trouvée ni belle ni jolie… Mais, quand je me suis mis à rire et à jouer avec vous, il m'a semblé que je vous connaissais depuis longtemps et que nous étions deux vieux amis.» On ne saurait alléguer qu'il ait cherché à exciter l'imagination d'Aurore. C'était un prétendant respectueux, comme les mères en souhaitent à leurs filles, qui les rêvent plus effervescents.

Une entrevue fut ménagée, au Plessis, entre madame Dupin et le colonel. Celui-ci, avec sa chevelure d'argent, sa décoration et son air respectable, plut à la veuve qui, on le sait, avait toujours eu beaucoup de goût pour les militaires. Le fils lui était moins sympathique. «Il n'est pas beau, disait-elle. J'aurais aimé un beau gendre pour lui donner le bras.» Cette ci-devant modiste, à l'âme de grisette, avait les mêmes instincts que la Grande-Duchesse de Gerolstein fredonnant à Fritz ces couplets qui portent la signature de deux académiciens:

  Voici le sabre de mon père!
  Tu vas le mettre à ton côté!
  Ton bras est fort, ton âme est fière,
  Ce glaive sera bien porté!

Ou encore:

  Dites-lui qu'on l'a remarqué,
  Distingué;
  Dites-lui qu'on le trouve aimable.

Madame Dupin accepta en principe l'idée du mariage, exprima le désir qu'on arrêtât les conditions pécuniaires, quitta le Plessis en y laissant sa fille, puis elle revint au bout de quelques jours, toute bouleversée. Elle avait découvert des choses monstrueuses: Casimir avait été garçon de café! On rit, elle se fâcha, elle emmena Aurore à l'écart, pour lui dire que dans cette maison on mariait les héritières avec des aventuriers, moyennant pot-de-vin.

C'était là une calomnie gratuite à l'adresse des Roettiers, mais l'écervelée avait vu clair dans le jeu de Casimir. Celui-ci, férocement cupide—nous le découvrirons plus tard—se souciait surtout et même uniquement de faire un riche mariage. Aurore était un beau parti; elle avait presque un demi-million, et il ne devait apporter, en fin de compte, après avoir jeté beaucoup de poudre aux yeux, qu'une soixantaine de mille francs. Comment madame Dupin se laissa-t-elle persuader? Elle reçut la visite de madame Dudevant, qui la séduisit par une rare distinction mondaine et sut la flatter. Avec des éloges on trouvait aisément le chemin de son coeur et les avenues de sa pensée. Aurore elle-même jugea charmante la belle-mère de Casimir. Le mariage fut décidé, abandonné, repris. Madame Dupin ne pouvait accepter la perspective d'avoir «ce garçon de café» pour gendre. Son nez lui déplaisait. Elle allait si loin dans ses diatribes qu'elle produisit sur sa fille un effet contraire à ses desseins. Enfin elle exigea le régime dotal et qu'une rente annuelle de 3.000 francs fût attribuée à Aurore pour ses besoins personnels. En cela fit-elle acte de malveillance ou preuve de perspicacité? Il semble qu'elle avait deviné la rapacité de Casimir, et elle rendit à sa fille un signalé service. Ces 3.000 francs seront un jour pour George Sand le moyen de conquérir l'indépendance. Mais, dans ses illusions de fiancée, elle n'y vit qu'une précaution injurieuse. Elle aimait peut-être Casimir Dudevant; à coup sûr, elle avait confiance en lui.

Le mariage fut célébré le 10 septembre 1822 à Paris, et quelques jours après les jeunes époux partirent pour Nohant où Deschartres les accueillit avec joie. La vie conjugale réserve à Aurore des désillusions rapides, vite accrues, et qui la pousseront aux résolutions extrêmes.

CHAPITRE V

LA CRISE CONJUGALE

Après s'être étendue avec complaisance et prolixité sur les origines de sa famille et les événements de sa prime jeunesse, George Sand ne consacre, dans l'Histoire de ma Vie, qu'un petit nombre de pages aux années qui suivirent son mariage. De lune de miel il n'est pas question. Si elle s'efforça d'aimer son mari, elle ne trouva en lui aucune ressource d'affection ni de sensibilité. Tout aussitôt elle se tourna vers les espérances, puis vers les joies de la maternité. Sa santé fut assez éprouvée par l'hiver très rude de 1822-1823, et Aurore connut les longues journées solitaires et silencieuses. Casimir Dudevant étant à la chasse de l'aube au crépuscule, elle occupait ses loisirs par le travail de la layette. «Je n'avais, dit-elle, jamais cousu de ma vie; mais, quand cela eut pour but d'habiller le petit être que je voyais dans tous mes songes, je m'y jetai avec une sorte de passion.» Vite elle apprit le surjet et le rabattu. Depuis lors elle déclare avoir toujours aimé le travail à l'aiguille, véritable récréation et détente pour l'esprit. Son opinion à cet égard mérite d'être retenue; c'est l'apologie de la couture formulée par une femme qui fut, entre toutes, adonnée au labeur intellectuel: «J'ai souvent entendu dire que les travaux du ménage, et ceux de l'aiguille particulièrement, étaient abrutissants, insipides, et faisaient partie de l'esclavage auquel on a condamné notre sexe. Je n'ai pas de goût pour la théorie de l'esclavage, mais je nie que ces travaux en soient une conséquence. Il m'a toujours semblé qu'ils avaient pour nous un attrait naturel, invincible, puisque je l'ai ressenti à toutes les époques de ma vie, et qu'ils ont calmé parfois en moi de grandes agitations d'esprit.» Elle acquit ainsi «la maestria du coup de ciseaux» dont elle sera, sur le tard, presque aussi fîère que de son talent littéraire.

Deschartres, qui faisait office de médecin consultant, entoura de mille précautions la grossesse d'Aurore. Il exigea qu'elle demeurât six semaines couchée. C'était à l'époque des grandes neiges. Pour la distraire, on apporta sur son lit de petits oiseaux qui, affamés et grelottants, se laissaient prendre à la main. Au baldaquin elle fit suspendre des branches de sapin et elle passa ces longues journées d'inaction dans une véritable volière, parmi les pinsons, les rouges-gorges, les verdiers, les moineaux apprivoisés, à qui elle donnait la becquée et qui venaient se réchauffer sur ses couvertures. Dès que la température fut plus clémente et qu'on ouvrit les fenêtres, tous ces oiseaux—est-ce ingratitude ou amour de la liberté?—s'envolèrent à tire-d'aile. «Un seul rouge-gorge, dit George Sand, s'obstina à demeurer avec moi. La fenêtre fut ouverte vingt fois, vingt fois il alla jusqu'au bord, regarda la neige, essaya ses ailes à l'air libre, fit comme une pirouette de grâces et rentra, avec la figure expressive d'un personnage raisonnable qui reste où il se trouve bien. Il resta ainsi jusqu'à la moitié du printemps, même avec les fenêtres ouvertes pendant des journées entières. C'était l'hôte le plus spirituel et le plus aimable que ce petit oiseau. Il était d'une pétulance, d'une audace et d'une gaieté inouïes. Penché sur la tête d'un chenet, dans les jours froids, ou sur le bout de mon pied étendu devant le feu, il lui prenait, à la vue de la flamme brillante, de véritables accès de folie. Il s'élançait au beau milieu, la traversait d'un vol rapide et revenait prendre sa place sans avoir une seule plume grillée… Il avait des goûts aussi bizarres que ses exercices, et, curieux d'essayer de tout, il s'indigérait de bougie et de pâte d'amandes. En un mot, la domesticité volontaire l'avait transformé au point qu'il eut beaucoup de peine à s'habituer à la vie rustique, quand, après avoir cédé au magnétisme du soleil, vers le quinze avril, il se trouva dans le jardin. Nous le vîmes longtemps courir de branche en branche autour de nous, et je ne me promenais jamais sans qu'il vînt crier et voltiger près de moi.»

Avec le printemps, la santé d'Aurore s'améliora. Il fut décidé qu'elle ferait ses couches à Paris, et le 30 juin 1823, dans un petit appartement garni de l'hôtel de Florence, rue Neuve des Mathurins, elle mit au monde un fils qui fut nommé Maurice. On sait quelle affection elle lui voua et quelle intimité d'existence, de pensée, quelle communion de tendresse il y eut entre eux durant plus d'un demi-siècle. La Correspondance de George Sand en est l'éclatant témoignage. Dès le premier vagissement, elle éprouva l'émoi d'un coeur que Casimir Dudevant n'avait pas su toucher. «Ce fut, dit-elle, le plus beau moment de ma vie que celui où, après une heure de profond sommeil qui succéda aux douleurs terribles de cette crise, je vis en m'éveillant ce petit être endormi sur mon oreiller.» Est-il besoin de noter qu'en fidèle disciple de Jean-Jacques elle allaita Maurice? Elle se plaint seulement d'avoir gardé le lit beaucoup plus longtemps qu'il n'était nécessaire. Après la naissance de sa fille, elle se vante de s'être levée le second jour et de s'en être trouvée bien. C'était une précipitation un peu chanceuse.

Il fallut retourner à Nohant. Deschartres, qui était venu à Paris pour le baptême de Maurice et qui l'avait consciencieusement démailloté afin de s'assurer s'il était bien conformé, ne voulait pas continuer l'administration du domaine. Casimir Dudevant dut s'en charger, et l'installation du ménage à la campagne parut, sinon définitive, du moins à long terme. Elle fut préjudiciable à l'un et à l'autre des époux. Aurore, au printemps de 1824, ressentit les atteintes d'un spleen profond. Son mari, qui avait l'esprit terre à terre et de la vulgarité dans les goûts, contracta les habitudes oisives et peu relevées du gentilhomme campagnard. Chacun d'eux s'ennuyait de son côté, et ils s'ennuyaient d'être ensemble. Un séjour d'été au Plessis vint rompre la monotonie de cette existence; puis ils passèrent l'hiver dans la banlieue de Paris, à Ormesson. «Nous aimions la campagne, dit George Sand, mais nous avions peur de Nohant; peur probablement de nous retrouver vis-à-vis l'un de l'autre, avec des instincts différents et des caractères qui ne se pénétraient pas mutuellement.» Aussi bien Casimir, avec la fatuité du sot, traitait-il sa femme du haut de son dédain. Il la jugeait idiote, l'accablait de la supériorité de sa toute-puissance masculine. Elle courbait la tête, «écrasée et comme hébétée devant le monde.» La première scène de violence publique s'était produite durant leur séjour au Plessis: George Sand n'en fait pas mention dans l'Histoire de ma Vie, mais l'incident fut relaté au cours du procès en séparation et figure dans deux lettres adressées par elle, l'une à son amie Félicie Saint-Agnan, l'autre à son avoué. Vers la fin de juillet, tandis qu'on prenait le café après dîner, les jeunes gens et quelques nouvelles mariées, parmi lesquelles Aurore, se mirent à se poursuivre sur la terrasse. Ils se jetèrent du sable, dont quelques grains tombèrent dans la tasse de M. James Roettiers. On les invita à cesser ce jeu ridicule. Comme Aurore continuait, Casimir s'élança sur elle, l'insulta grossièrement et lui administra un soufflet. Il faut croire que, de sa part, c'était un acte d'après boire, mais particulièrement fâcheux dans ce milieu où ils s'étaient connus et fiancés. En vérité, Casimir était trop flegmatique comme prétendant et trop pétulant comme mari. D'abord il avait le coeur sec, et ensuite la main leste. Aurore, à très bon droit, ne pardonna jamais ce procédé brutal, qui devait se renouveler.

Henri Heine, ayant plus tard rencontré M. Dudevant chez sa femme alors qu'ils étaient déjà séparés de fait, nous a laissé un pittoresque portrait du personnage: «Il avait une de ces physionomies de philistin qui ne disent rien, et il ne semblait être ni méchant, ni grossier, mais je compris facilement que cette quotidienneté humidement froide, ces yeux de porcelaine, ces mouvements monotones de pagode chinoise auraient pu amuser une commère banale, mais devaient, à la longue, donner le frisson à une femme d'âme plus profonde et lui inspirer, avec l'horreur, l'envie de s'enfuir.» L'heure n'était pas encore venue où la coupe d'amertume, trop pleine, déborderait; mais ni à Nohant, ni à Ormesson, ni à Paris dans un logement meublé du faubourg Saint-Honoré, Aurore ne trouva la quiétude. Elle alla consulter son vieux confesseur l'abbé de Prémord, elle fit une retraite à son couvent; car Casimir, qui était libre-penseur, voulait une religion pour les femmes. C'était, à son estime, un paratonnerre à l'usage des maris contre certains accidents conjugaux qui n'épargnent même pas les têtes couronnées. Il y a là une égalité, de tous les temps et de tous les pays, antérieure à la Révolution française et à la Déclaration des droits de l'homme. George Dandin a des confrères dans toutes les conditions sociales; la Petite Paroisse d'Alphonse Daudet est une grande confrérie.

  Et la garde qui veille aux barrières du Louvre
  N'en défend pas les rois.

Pour Aurore le couvent même fut inefficace. On y avait cependant admis Maurice, à condition qu'il passât par le tour; il y passa. Entre temps, survint un gros chagrin, la mort subite et vraisemblablement le suicide de Deschartres, qui s'était ruiné dans des spéculations malheureuses sur l'huile de navette et de colza. Le séjour de Paris ne convenait guère ni à Aurore ni à Casimir. Ils y voyaient assez fréquemment le baron Dudevant qui sympathisait avec sa bru; mais sa femme était plus rèche. Elle ne consentait à recevoir le petit Maurice que sous serment qu'on aurait pris toutes les précautions désirables et que ses parquets seraient indemnes. «C'était fort difficile, dit George Sand, Maurice n'ayant pas encore bien compris la religion du serment. Il avait dix-huit mois.»

Au printemps de 1825, M. et madame Dudevant regagnèrent Nohant, où Casimir vivait en grande intimité de table et de cabaret avec le demi-frère d'Aurore, Hippolyte Chatiron, marié à une demoiselle Emilie de Villeneuve, et qui était le plus incorrigible des buveurs et le meilleur des garçons à jeun. M. Dudevant, en prenant sur lui modèle, fut non moins ivrogne, mais il eut le vin hargneux et méchant. A eux deux, ils symbolisaient l'un et l'autre aspect du genre: le bon et le mauvais pochard. Et Aurore était obligée de supporter leurs interminables et bruyantes «beuveries» qui se prolongeaient parfois jusqu'à l'aube.

La santé de la jeune femme étant assez précaire, les médecins conseillèrent une cure à Cauterets. «J'avais, dit-elle, une toux opiniâtre, des battements de coeur fréquents et quelques symptômes de phtisie.» Elle murmurait en partant: «Allons, adieu, Nohant, je ne te reverrai peut-être plus.» Ce voyage aux Pyrénées est longuement relaté dans l'Histoire de ma Vie, sous forme de journal, et inspira quelques lettres descriptives adressées à madame Dupin: ce sont les premiers essais littéraires de George Sand. M. et madame Dudevant avaient quitté Nohant le 5 juillet 1825; ils s'arrêtèrent à Bordeaux, et Aurore entra en relations avec l'avocat général Aurélien de Sèze, fils du défenseur de Louis XVI, qui lui-même devait siéger à la Constituante et à la Législative, sur les bancs de l'extrême droite légitimiste. Ce fut pour Aurore l'objet d'un premier amour, essentiellement platonique. De vrai, l'homme était charmant et le paraissait encore davantage, par contraste avec Casimir Dudevant. C'est à celui-ci que fait allusion un passage du journal: «Monsieur*** chasse avec passion. Il tue des chamois et des aigles. Il se lève à deux heures du matin et rentre à la nuit. Sa femme s'en plaint. Il n'a pas l'air de prévoir qu'un temps peut venir où elle s'en réjouira.» Suivent des observations de psychologie ou de physiologie conjugale, qui renferment la substance des premiers romans où s'épanchera la rancoeur de George Sand contre la tyrannie du ménage. «Le mariage est beau pour les amants et utile pour les saints. En dehors des saints et des amants, il y a une foule d'esprits ordinaires et de coeurs paisibles qui ne connaissent pas l'amour et qui ne peuvent atteindre à la sainteté. La mariage est le but suprême de l'amour. Quand l'amour n'y est plus ou n'y est pas, reste le sacrifice.» Aurore commençait à se trouver sacrifiée et s'en ouvrait à Aurélien de Sèze, leur compagnon de voyage.

On faisait des excursions aux environs de Cauterets. La promenade traditionnelle à Luz, Saint-Sauveur et Gavarnie amène sous la plume de madame Dudevant des descriptions solennelles et des croquis humoristiques. Celles-là sont sans intérêt, ceux-ci ont un tour assez piquant. Voici la caravane devant le Marboré: «Mon mari est des plus intrépides. Il va partout et je le suis. Il se retourne et il me gronde. Il dit que je me singularise. Je veux être pendue si j'y songe. Je me retourne, et je vois Zoé qui me suit. Je lui dis qu'elle se singularise. Mon mari se fâche parce que Zoé rit. Mais la pluie des cataractes est un grand calmant, et on s'y défâche vite. Les uns ont peur, les autres ont froid. Un monsieur qui est dans le commerce compare la vallée coupée par petits enclos cultivés à une carte d'échantillons. Une très jolie Bordelaise, très élégante, s'écrie tout à coup avec une voix flûtée et un accent renforcé: Oh! la tripe me jappe! Ça signifie qu'elle a faim.» Passons sur les propos du mari qui sont encore plus prosaïques.

Le retour de M. et madame Dudevant s'effectua par Bagnères de Bigorre, Lourdes et Nérac. Il fallut se séparer d'Aurélien de Sèze, et Aurore avoue n'avoir gardé aucun souvenir de la suite du voyage: «Il en est ainsi, dit-elle, de beaucoup de pays que j'ai traversés sous l'empire de quelque préoccupation intérieure: je ne les ai pas vus. Les Pyrénées—(était-ce bien les Pyrénées?)—m'avaient exaltée et enivrée comme un rêve qui devait me suivre et me charmer pendant des années.» Bref, elle emportait un viatique sentimental.

Un séjour chez son beau-père, à Guillery, semble avoir laissé à Aurore une impression favorable. Elle aimait ce vieillard, qui la traitait avec une pointe de galanterie respectueuse, et dont elle résume ainsi le caractère, «enjoué et bienveillant, colère, mais tendre, sensible et juste.» Elle loue les Gascons, qu'elle ne trouve pas plus menteurs ni plus vantards que les autres provinciaux, qui le sont tous un peu», mais elle n'aime pas leur cuisine à la graisse, en dépit de la plantureuse chère que l'on faisait à Guillery. Elle énumère les pièces de résistance qui composaient des menus pantagruéliques: jambons, poulardes farcies, oies grasses, canards obèses, truffes, gibier, gâteaux de millet et de maïs. Nul ne séjournait en cette abbaye de Thélème, sans s'apercevoir, dit Aurore, d'une notable augmentation de poids dans sa personne. Seule elle dérogeait à la règle et maigrissait à vue d'oeil. Comment expliquer ce dépérissement? Etait-ce le fait de la cuisine à la graisse ou de l'éloignement d'Aurélien? Un voyage à Bordeaux les remit en présence. Dans une longue conversation à la Brède, ils prirent la résolution définitive—malgré lui, malgré elle, comme Titus et Bérénice—de n'être jamais qu'amis. «J'eus là, écrit-elle, un très violent chagrin, un moment de désespérance absolue.» Mais le calme revint dans son esprit et elle trouva un équilibre provisoire.

Le baron Dudevant mourut pendant l'hiver 1825-1826. Aurore était absente de Guillery. Son mari lui annonça brusquement la nouvelle: «Il est mort.» Immédiatement elle songea à son fils Maurice et tomba sur les genoux, anéantie. Quand elle sut qu'il s'agissait de son beau-père, elle eut un éclair de joie—«les entrailles maternelles sont féroces»—puis elle se mit à pleurer, car elle aimait le vieux Dudevant. La veuve lui inspira bientôt des sentiments tout autres. Sous des formes affables, c'était une nature de glace, profondément égoïste. George Sand nous a tracé d'elle une amusante silhouette: «Elle avait une jolie figure douce sur un corps plat, osseux, carré et large d'épaules. Cette figure donnait confiance, mais en regardant ses mains sèches et dures, ses doigts noueux et ses grands pieds, on sentait une nature sans charme, sans nuances, sans élans ni retours de tendresse. Elle était maladive et entretenait la maladie par un régime de petits soins dont le résultat était l'étiolement. Elle était vêtue en hiver de quatorze jupons qui ne réussissaient pas à arrondir sa personne. Elle prenait mille petites drogues.»

Au cours de l'été, M. et madame Dudevant retournèrent à Nohant, et durant les cinq années suivantes Aurore ne devait guère s'en absenter. Sa santé, chaque hiver, était très éprouvée par les rhumatismes qui l'obligeaient à se couvrir de flanelle. «Je suis, mandait-elle à sa mère le 9 octobre 1826, comme un capucin (à la saleté près) sous un cilice. Je commence à m'en trouver bien et à ne plus sentir ce froid qui me glaçait les os et me rendait toute triste.» En réalité, elle souffre de la même maladie morale que Saint-Preux et Julie, René, Werther, Obermann. Elle a des crises de mélancolie causées par l'incompatibilité d'humeur—comme disent les gens de basoche—et aggravées par l'inquiétude d'un tempérament littéraire. Son unique consolation, c'est son fils Maurice, doué d'une santé robuste. «Il est grand, écrit-elle, gros et frais comme une pomme. Il est très bon, très pétulant, assez volontaire quoique peu gâté, mais sans rancune, sans mémoire pour le chagrin et le ressentiment. Je crois que son caractère sera sensible et aimant, mais que ses goûts seront inconstants; un fonds d'heureuse insouciance lui fera, je pense, prendre son parti sur tout assez promptement.»

En dépit de la tristesse et de la mauvaise santé, plusieurs des lettres d'Aurore, datées de cette époque, sont d'un tour assez leste, notamment celle qui est adressée à sa mère le 17 juillet 1827. Elle la plaint d'être malheureuse dans le choix de ses servantes, mais lui demande si elle ne les prend pas trop jeunes, à l'âge de la coquetterie et de la légèreté. Elle lui conseille une femme d'un âge mûr, «quoiqu'il y ait souvent l'inconvénient de l'humeur revêche et rabâcheuse.» Tout aussitôt elle lui offre le spécimen de Marie Guillard, une des domestiques de Nohant, veuve après vingt ans de mariage avec un vieillard borgne: «C'est la plus drôle de vieille qui soit au monde. Active, laborieuse, propre et fidèle, mais grognon au delà de ce qu'on peut imaginer. Elle grogne le jour, et je crois aussi la nuit en dormant. Elle grogne en faisant du beurre, elle grogne en faisant manger ses poules, elle grogne en mangeant même. Elle grogne les autres, et, quand elle est seule, elle se grogne. Je ne la rencontre jamais sans lui demander comment va la grognerie, et elle ne grogne que de plus belle.» Voilà bien, sous la plume d'Aurore, un des modèles du parfait domestique, attaché à la maison et dévoué à ses maîtres!

L'été de 1827 fut en partie occupé par une saison thermale au Mont-Dore, avec des excursions à Clermont-Ferrand, à Pontgibaud, à Aubusson. Madame Dudevant en a fait le récit dans un Voyage en Auvergne destiné à son amie Zoé Leroy, le premier ouvrage limé et ciselé qui soit sorti de sa plume. Il s'y trouve des lenteurs, de la redondance et de la déclamation; c'est composé comme devant une glace. En rentrant à Nohant, on eut affaire à d'autres préoccupations. Les élections législatives, par haine du ministère Villèle, avaient amené un accord entre les républicains et les bonapartistes. Casimir Dudevant, qui était de ce dernier parti, contribua à faire nommer, dans le collège de La Châtre, M. Doris-Dufresne, beau-frère du général Bertrand et républicain de vieille roche. Aurore lui consacre un chaleureux éloge: «C'était un homme d'une droiture antique, d'une grande simplicité de coeur, d'un esprit aimable et bienveillant. J'aimais ce type d'un autre temps, encore empreint de l'élégance du Directoire, avec des idées et des moeurs plus laconiennes. Sa petite perruque rase et ses boucles d'oreilles donnaient de l'originalité à sa physionomie vive et fine. Ses manières avaient une distinction extrême. C'était un jacobin fort sociable.»

Une campagne électorale, où la sobriété n'est pas de rigueur et où le candidat et son escorte sont voués à boire chez tous les personnages influents, devait agréer à Casimir Dudevant. Les élections passèrent; l'habitude persista, invétérée et accrue. Le seigneur de Nohant était sans cesse en parties et en fêtes. «Vous savez, écrivait Aurore le 1er avril 1828 à un vieil ami de Paris M. Caron, comme il est paresseux de l'esprit et enragé des jambes. Le froid, la boue ne l'empêchent pas d'être toujours dehors, et, quand il rentre, c'est pour manger ou ronfler.» Il est vrai que, dans une autre lettre du 4 août de la même année, elle écrit à sa mère, qu'elle voulut tenir le plus longtemps possible dans l'ignorance de ses tristesses conjugales: «Le cher père est très occupé de sa moisson. Il a adopté une manière de faire battre le blé qui termine en trois semaines les travaux de cinq à six mois. Ainsi il sue sang et eau. Il est en blouse, le râteau à la main, dès le point du jour.» Par malheur, si Casimir avait du goût pour les occupations champêtres, il en avait également pour les filles de ferme et pour les femmes de chambre. Aurore sera contrainte de s'en apercevoir.

En septembre 1828, elle mit au monde son second enfant, Solange. Le médecin arriva quand la mère s'était déjà endormie et que le nouveau-né était tout pomponné: Solange avait devancé l'époque à laquelle on l'attendait. Aurélien de Sèze, qui venait quelques jours auparavant rendre une visite sentimentale à Aurore, fut surpris de la trouver, sans avoir été prévenu, ornée d'un respectable embonpoint et travaillant à une layette. «Que faites-vous donc là? dit-il.—Ma foi, vous le voyez, je me dépêche pour quelqu'un qui arrive plus tôt que je ne pensais.» Devant cette layette et cette rotondité, l'affection platonique de «l'ami de Bordeaux»—comme l'appelle l'Histoire de ma Vie—dut choir du septième ciel dans une prosaïque réalité.

Aurore ne se réveilla quelques heures après l'événement que pour assister à un assez pitoyable spectacle. Son frère Hippolyte, qui était allé chercher le médecin et qui, ravi sans doute d'avoir une nièce, avait fait le repas le plus plantureux et le plus arrosé, entra dans la chambre de l'accouchée en un tel état d'ivresse que, croyant s'asseoir au pied du lit, il tomba comme une masse sur le plancher. Incapable de se relever, il grommelait, avec l'idée fixe du pochard: «Eh bien! je suis gris, voilà tout. Que veux-tu? j'ai été très ému, très inquiet, ce matin; ensuite j'ai été très content, très heureux, c'est la joie qui m'a grisé; ce n'est pas le vin, je te le jure, c'est l'amitié que j'ai pour toi qui m'empêche de me tenir sur mes jambes.» Aurore, pour cette fois, rit du raisonnement de l'ivrogne; mais de telles scènes, où son mari tenait un rôle, devenaient hélas! presque quotidiennes. C'étaient de misérables orgies: les hobereaux des environs avaient des moeurs et un langage de valetaille. «Tant que l'on—c'est-à-dire Casimir—se bornait à être radoteur, fatigant, bruyant, malade même et fort dégoûtant, je tâchais de rire, et je m'étais même habituée à supporter un ton de plaisanterie qui, dans le principe, m'avait révoltée.» Mais quand les nerfs se mettaient de la partie, quand on devenait obscène et grossier, il fallait bien qu'Aurore se réfugiât dans sa chambre. Or le tapage et les libations continuaient jusqu'à six ou sept heures du matin. Ajoutez que de son lit madame Dudevant, le lendemain de la naissance de Solange, entendit son mari lutinant et poursuivant une chambrière. C'était tantôt l'espagnole Pépita, «sale et paresseuse comme une véritable castillane,» tantôt la berrichonne Claire, sans préjudice de la plus ignoble liaison à Bordeaux et du scandale public causé par une de ces créatures qui réclamait une pension alimentaire pour son enfant. Et Aurore, afin de rester fidèle à ses devoirs, avait écarté la tendresse si loyale et si profonde d'Aurélien de Sèze!

Dès lors, toute intimité conjugale fut supprimée. Une irréductible mélancolie s'empare d'Aurore, qui par esprit d'abnégation envers ses enfants essaie de demeurer à Nohant, comme la chèvre attachée à son piquet. De ci, de là, on trouve quelques fugitives éclaircies de belle humour dans sa correspondance, quand elle est à Bordeaux. Elle écrit à son ami Duteil, avocat à La Châtre: «Loin de la patrie, le ciel est d'airain, les pommes de terre sont mal cuites, le café est trop brûlé. Les rues, c'est de la séparation de pierres; cette rivière, c'est de la séparation d'eau; ces hommes, de la séparation en chair et en os! Voyez Victor Hugo.» Ou à son vieux Caron, le 4 juin 1829: «Comment traitez-vous ou plutôt comment vous traite la goutte, le catarrhe, la crachomanie, la prisomanie, la mouchomanie, en un mot le cortège innombrable des maux qui vous assiègent depuis tantôt quarante-cinq ans que j'ai le bonheur de vous connaître? Fasse le ciel, ô digne vieillard, que vous conserviez le peu de cheveux et les deux ou trois dents qui vous restent, comme vous conserverez, jusqu'à la mort, le sentiment et le dévouement de tous ceux qui vous entourent!»

Pour remédier aux déboires de son existence, Aurore avait la consolation de beaucoup lire—elle faisait venir de Paris les nouveautés—et de soigner les malades de Nohant et des alentours. Elle était médiocre ménagère, dépensant 14.000 francs en une année, quand son mari lui avait assigné le maximum de 10.000. Dans les lettres à Jules Boucoiran, précepteur de Maurice, ou à sa mère, elle n'a qu'une pensée dominante: la sollicitude pour ses enfants. Le reste lui importe peu. Le spectacle de la vie lui a donné un dégoût prématuré. Elle parle de sa sciatique, de ses douleurs, à la façon d'une sexagénaire, et elle ajoute sous couleur de badinage: «Je suis un peu dans les pommes cuites.» Nohant, c'était pour elle la «stagnation permanente.» Elle avait comme compagnon de ses rêveries un cricri, qui venait manger ses pains à cacheter, que d'ailleurs elle choisissait blancs, de peur qu'il ne s'empoisonnât. Il se promenait sur son papier, voulait goûter à l'encre, et périt écrasé par une servante qui fermait une fenêtre. «Je ne trouvai, dit Aurore, de mon ami que les deux pattes de derrière, entre la croisée et la boiserie. Il ne m'avait pas dit qu'il avait l'habitude de sortir… J'ensevelis ses tristes restes dans une feuille de datura que je gardai longtemps comme une relique.»

La mort de ce grillon, ainsi qu'elle l'observe avec délicatesse, va marquer de façon symbolique la fin de son séjour à Nohant. Elle écrivait beaucoup, à l'aventure, d'abord par pure distraction, puis avec l'arrière-pensée de trouver un gagne-pain et l'indépendance. Elle les aurait demandés, très volontiers, à la peinture ou à la broderie, mais ni l'une ni l'autre n'était rémunératrice. Or elle voulait être libre. M. Dudevant la traitait en enfant, lui apportant par exemple une procuration à signer sans lui permettre de la lire. Une vocation littéraire s'éveilla en elle, ou plutôt le désir de vivre de sa prose. Vers douze ans, elle avait commencé un vague roman, Corambé; en 1827, elle composait le Voyage en Auvergne; en 1829, la Marraine, qui ne fut pas publiée. «Je reconnus, dit-elle, que j'écrivais vite, facilement, longtemps, sans fatigue; que mes idées, engourdies dans mon cerveau, s'éveillaient et s'enchaînaient par la déduction, au courant de la plume.» Elle avait secoué l'attachement platonique qui, durant de longues années, avait lié son âme à celle d'Aurélien de Sèze. Ses enfants même ne parvenaient pas à la retenir à Nohant: la répulsion pour cette vie vulgaire et plate auprès de M. Dudevant était trop forte. «Ma petite chambre, s'écrie-t-elle, ne voulait plus de moi.»

La Révolution de 1830, qu'elle accueillit avec enthousiasme, vint encore accroître son désir d'être à Paris, parmi la fermentation des idées nouvelles, d'y retrouver ses compatriotes, Duvernet, Fleury et Jules Sandeau. Puis ce fut, au mois de septembre, un accès de fièvre cérébrale qui mit ses jours en danger. «Pendant quarante-huit heures, écrit-elle à sa mère, j'ai été je ne sais où. Mon corps était bien au lit sous l'apparence du sommeil, mais mon âme galopait dans je ne sais quelle planète.» Enfin un incident favorisa son évasion, lui inspira la résolution définitive. Le 3 décembre 1830, elle écrit à Jules Boucoiran: «Sachez qu'en dépit de mon inertie et de mon insouciance, de ma légèreté à m'étourdir, de ma facilité à pardonner, à oublier les chagrins et les injures, sachez que je viens de prendre un parti violent. Vous connaissez mon intérieur, vous savez s'il est tolérable. Vous avez été étonné vingt fois de me voir relever la tête le lendemain, quand la veille on me l'avait brisée. Il y a un terme à tout.» Et elle donne dans cette lettre une explication que l'Histoire de ma Vie passe sous silence. Elle a trouvé—était-ce par hasard?—dans le secrétaire de son mari un paquet à son adresse, avec cette suscription: «Ne l'ouvrez qu'après ma mort.» Naturellement elle l'a ouvert, n'ayant pas, dit-elle, la patience d'attendre d'être veuve. C'était un testament, rempli pour elle de malédictions et d'injures. Sur-le-champ son parti fut pris. Elle se rappela la pension de 3.000 francs stipulée dans le contrat de mariage et dont elle n'avait jamais usé. Le jour même de la découverte, elle dit à son mari: «Je veux cette pension, j'irai à Paris, mes enfants resteront à Nohant.» Ne s'éloignait-elle pas d'eux un peu bien aisément? Elle assure que c'était une menace, qu'elle comptait les emmener. Toujours est-il qu'elle eut gain de cause. Après huit ans d'humiliation, éclatait la révolte. Il fut convenu qu'elle passerait six mois à Nohant, six mois à Paris. Dès qu'elle eut la certitude que Jules Boucoiran reviendrait occuper sa place de précepteur auprès de Maurice, elle se prépara au départ. Malgré son frère, malgré ses amis de La Châtre, elle prenait le 4 janvier 1831 le chemin de Paris. C'était la route de la littérature.

CHAPITRE VI

LES DÉBUTS LITTÉRAIRES

L'arrivée d'Aurore Dudevant à Paris, au commencement de janvier 1831, a été l'objet des récits les plus contradictoires et les plus bizarres. Arsène Houssaye, dans ses Confessions et ses Souvenirs de Jeunesse, donne carrière à une imagination exubérante et conteuse. Félix Pyat a publié, dans la Grande Revue de Paris et de Pétersbourg, un article intitulé: Comment j'ai connu George Sand, qui est purement fantaisiste. Il prétend être allé, en compagnie de Jules Sandeau, son compatriote berrichon, recevoir au bureau des diligences une dame qui n'était autre que la baronne Dudevant. Elle descendit de l'impériale sous le costume d'un jeune bachelier, en vêtement de velours, avec un béret. Cette anecdote est de tous points controuvée. La voyageuse n'avait pas pris la diligence, comme en témoigne la lettre que sur-le-champ elle écrivit à son fils: «La chaise de poste ne fermait pas, j'étais glacée. Je ne suis arrivée à Paris qu'à minuit. J'étais bien embarrassée de ma voiture, parce qu'il n'y a pas de cour dans la maison que j'habite et que je ne pouvais pas la laisser passer la nuit dans la rue. Enfin je l'ai fourrée à l'hôtel de Narbonne.» Elle promet à Maurice d'être de retour à Nohant dans huit jours au plus. Il n'en sera rien, et elle le sait elle-même, en faisant ce mensonge maternel. Elle a l'intention de passer au moins trois mois hors de sa famille.

Où descendit-elle dès l'abord à Paris? Ce point est obscur. En tous cas, ce ne fut pas chez son frère Hippolyte, car elle écrit à Maurice dans sa première lettre: «Je n'ai pas encore eu le temps de voir ton oncle. Je pense que je le verrai aujourd'hui.» Elle n'alla donc pas directement 31 rue de Seine, où était l'appartement de M. Chatiron; mais on ignore si elle se rendit rue Racine, chez Jules Sandeau, comme l'affirme M. Henri Amic, ou 4 rue des Cordiers, proche la Sorbonne, en cet hôtel Jean-Jacques Rousseau, ainsi dénommé parce que le philosophe genevois y avait rencontré et aimé Thérèse.

George Sand ne se soucie pas de nous fournir à cet égard des renseignements précis. Elle imprime même à l'Histoire de ma Vie une tout autre allure, à dater du départ de Nohant, et elle s'en explique, non sans quelque embarras, au début du treizième chapitre de la quatrième partie: «Comme je ne prétends pas donner le change sur quoi que ce soit en racontant ce qui me concerne, je dois commencer par dire nettement que je veux taire et non arranger ni déguiser plusieurs circonstances de ma vie. Mais, vis-à-vis du public, je ne m'attribue pas le droit de disposer du passé de toutes les personnes dont l'existence a côtoyé la mienne. Mon silence sera indulgence ou respect, oubli ou déférence, je n'ai pas à m'expliquer sur ces causes. Elles seront de diverses natures probablement, et je déclare qu'on ne doit rien préjuger pour ou contre les personnes dont je parlerai peu ou point. Toutes mes affections ont été sérieuses, et pourtant j'en ai brisé plusieurs sciemment et volontairement. Aux yeux de mon entourage, j'ai agi trop tôt ou trop tard, j'ai eu tort ou raison, selon qu'on a plus ou moins bien connu les causes de mes résolutions… Tout le monde sait de reste que dans toute querelle, qu'elle soit soit de famille ou d'opinion, d'intérêt ou de coeur, de sentiments ou de principes, d'amour ou d'amitié, il y a des torts réciproques et qu'on ne peut expliquer et motiver les uns que par les autres. Il est des personnes que j'ai vues à travers un prisme d'enthousiasme et vis-à-vis desquelles j'ai eu le grand tort de recouvrer la lucidité de mon jugement. Tout ce qu'elles avaient à demander, c'étaient de bons procédés, et je défie qui que ce soit de dire que j'aie manqué à ce fait. Pourtant leur irritation a été vive, et je le comprends très bien. On est disposé, dans le premier moment d'une rupture, à prendre le désenchantement pour un outrage. Le calme se fait, on devient plus juste. Quoi qu'il en soit de ces personnes, je ne veux pas avoir à les peindre; je n'ai pas le droit de livrer leurs traits à la curiosité ou à l'indifférence des passants.»

Observera-t-elle toujours la règle qu'elle édicte? Non pas, puisqu'elle publiera ce roman si transparent, Elle et Lui, bien peu de mois après la mort d'Alfred de Musset. La théorie exposée dans l'Histoire de ma Vie n'est qu'un prétexte commode pour éviter des explications difficiles ou des justifications incomplètes. N'oublions pas qu'elle a cinquante ans et qu'elle est entrée dans la période de calme relatif, quand elle rédige son autobiographie. Il ne lui est donc pas malaisé de prendre une attitude de suprême bienveillance et d'excuser tout à la fois les torts qu'on a eus envers elle et ceux qu'elle a eus envers autrui.

«Moi, je pardonne, s'écrie-t-elle, et si des âmes très coupables devant moi se réhabilitent sous d'autres influences, je suis prête à bénir. Le public n'agit pas ainsi; il condamne et lapide. Je ne veux donc pas livrer mes ennemis (si je peux me servir d'un mot qui n'a pas beaucoup de sens pour moi) à des juges sans entrailles ou sans lumières, et aux arrêts d'une opinion que ne dirige pas la moindre pensée religieuse, que n'éclaire pas le moindre principe de charité. Je ne suis pas une sainte: j'ai dû avoir, je le répète, et j'ai eu certainement ma part de torts, sérieux aussi, dans la lutte qui s'est engagée entre moi et plusieurs individualités. J'ai dû être injuste, violente de résolutions, comme le sont les organisations lentes à se décider, et subir des préventions cruelles, comme l'imagination en crée aux sensibilités surexcitées.»

Ainsi formulées, les excuses de George Sand peuvent à la rigueur être accueillies. Il lui sera beaucoup pardonné, comme à la Madeleine, parce qu'elle a beaucoup aimé, avec une successivité un peu rapide, parfois même avec une simultanéité qui semble avoir été sincère en partie double. Peut-être, se rendant à Paris, obéissait-elle plus aux suggestions de son esprit et à la passion de l'indépendance qu'aux curiosités de son imagination et au vagabondage de son coeur. Le 13 janvier 1831, elle écrit à Jules Boucoirau: «Je m'embarque sur la mer orageuse de la littérature. Il faut vivre.» Cinq jours plus tard, elle est moins explicite ou moins franche dans une lettre à sa mère: «Vous me demandez ce que je viens faire à Paris. Ce que tout le monde y vient faire, je pense: me distraire, m'occuper des arts que l'on ne trouve que là dans tout leur éclat. Je cours les musées, je prends des leçons de dessin; cela m'occupe tellement que je ne vois presque personne.» Elle ne parle pas de ses ambitions littéraires, elle ne fait aucunement allusion aux compatriotes qu'elle fréquente assidûment, les trois hugolâtres, Alphonse Fleury, Félix Pyat, Jules Sandeau. Ce dernier, né à Aubusson le 19 février 1811, devait être son initiateur, à tout le moins dans le monde des lettres. Il avait connu M. et madame Dudevant, vers la fin de 1829, près de La Châtre, dans une maison amie, chez les Duvernet. C'est à Charles Duvernet précisément qu'Aurore adressait, le 1er décembre 1830, une épître romantique où elle manifeste tout son enthousiasme pour la libre existence parisienne et profile quelques malicieuses silhouettes. D'abord celle de son correspondant: «O blond Charles, jeune homme aux rêveries sentimentales, au caractère sombre comme un jour d'orage… L'hôte solitaire des forêts désertes, le promeneur mélancolique des sentiers écartés et ombreux n'étant plus là pour les chanter, ils sont devenus secs comme des fagots et tristes comme la nature, veuve de toi, ô jeune homme!» Puis c'est le gigantesque Alphonse Fleury: «Homme aux pattes immenses, à la barbe effrayante, au regard terrible; homme des premiers siècles, des siècles de fer, homme au coeur de pierre, homme fossile, homme primitif, homme normal, homme antérieur à la civilisation, antérieur au déluge.» Et, donnant cours à cette humeur de grosse bouffonnerie que le romantisme encourageait et qui s'épanouira en Victor Hugo, elle le plaisante sur sa poitrine volcanique, sur le refroidissement de la contrée depuis qu'il ne la réchauffe plus de son souffle, sur le déchaînement des vents que n'emprisonnent plus ses poumons athlétiques. «Depuis ton départ, écrit-elle, toutes les maisons de La Châtre ont été ébranlées dans leurs fondements, le moulin à vent a tourné pour la première fois, quoique n'ayant ni ailes, ni voiles, ni pivot. La perruque de M. de la Genetière a été emportée par une bourrasque au haut du clocher, et la jupe de madame Saint-O… a été relevée à une hauteur si prodigieuse, que le grand Chicot assure avoir vu sa jarretière.»

Ce sont là, semble-t-il, badinages de rapins, comme Henri Murger nous en offrira à profusion dans la Vie de Bohême. Mais, pour esquisser le troisième portrait, le crayon de madame Dudevant devient plus délicat. La caricature s'atténue. Sous les apparences de la blague, l'ironie se nuance d'émotion ou tout au moins de discrète sympathie: «Et toi, petit Sandeau! aimable et léger comme le colibri des savanes parfumées! gracieux et piquant comme l'ortie qui se balance au front battu des vents des tours de Châteaubrun! depuis que tu ne traverses plus avec la rapidité d'un chamois, les mains dans les poches, la petite place, les dames de la ville ne se lèvent plus que comme les chauves-souris et les chouettes, au coucher du soleil; elles ne quittent plus leur bonnet de nuit pour se mettre à la fenêtre, et les papillotes ont pris racine à leurs cheveux. La coiffure languit, le cheveu dépérit, le fer à friser dort inutile sur les tisons refroidis. L'usage des peignes commence à se perdre, la brosse tombe en désuétude et la garnison menace de s'emparer de la place. Ton départ nous a apporté une plaie d'Egypte bien connue.»

Tandis que ses amis goûtaient les délices de la vie parisienne, Aurore n'aspirait qu'à les rejoindre. Elle se plaignait d'avoir la fièvre et un bon rhumatisme, d'être «empaquetée de flanelles et fraîche comme une momie dans ses bandelettes.» A l'en croire, elle fait à grand'peine en un jour le voyage de son cabinet au salon, et l'une de ses jambes est auprès de la cheminée du dit appartement que l'autre est encore dans la salle à manger. Elle parle de s'acheter une de ces brouettes qui servent à voiturer les culs-de-jatte. Mais, le mois suivant,—est-ce l'effet du séjour de Paris ou du traitement de Jules Sandeau?—la guérison s'opère comme par miracle. Elle mène la vie de l'étudiant enthousiaste et exubérant, avide tout ensemble de travail et de plaisir.

A La Châtre, il va sans dire que cette existence, dont on exagérait les singularités, faisait scandale. Madame Dudevant s'était mise au ban de la société, et les cancans allaient leur train. «Ceux qui ne m'aiment guère, écrivait-elle à Jules Boucoiran, disent que j'aime Sandot (vous comprenez la portée du mot); ceux qui ne m'aiment pas du tout disent, que j'aime Sandot et Fleury à la fois; ceux qui me détestent, que Duvernet et vous, par dessus le marché, ne me font pas peur. Ainsi j'ai quatre amants à la fois. Ce n'est pas trop quand on a comme moi les passions vives.» A dire vrai, sur les quatre il fallait en éliminer trois et garder le seul Jules Sandeau. Elle affirme lui avoir résisté pendant trois mois à Paris; mais déjà l'intrigue avait pris naissance dans un petit bois, aux environs de Nohant. La littérature les rapprocha. Ils collaborèrent et cohabitèrent. «J'ai résolu, écrit-elle à Charles Duvernet le 19 janvier 1831, de l'associer à mes travaux ou de m'associer aux siens, comme vous voudrez. Tant y a qu'il me prête son nom, car je ne veux pas paraître, et je lui prêterai mon aide, quand il en aura besoin. Gardez-nous le secret sur cette association littéraire.» Ce fut bientôt le secret de Polichinelle, à La Châtre et à Paris; mais l'associée de Jules Sandeau n'en avait cure. Elle ne se souciait que de l'opinion de ses amis et des profits que pouvait rapporter ce labeur en commun. «Pour moi, dit-elle, âme épaisse et positive, il n'y a que cela qui me tente. Je mange de l'argent plus que je n'en ai; il faut que j'en gagne, ou que je me mette à avoir de l'ordre. Or, ce dernier point est si difficile qu'il ne faut même pas y songer.»

Jules Sandeau, qui prêtait ainsi à Aurore Dudevant la moitié de son nom et de son appartement, était plus jeune qu'elle de sept ans—elle n'a jamais aimé les hommes très mûrs—et ni l'un ni l'autre ne possédait de notoriété dans le monde des lettres. Elle dut donc chercher des appuis pour aborder une carrière, de tout temps, mais alors surtout, difficilement accessible aux femmes. Sa pension de 3.000 francs ne pouvait lui suffire. «Vous savez, mande-t-elle à Jules Boucoiran, que c'est peu pour moi qui aime à donner et qui n'aime pas à compter. Je songe donc uniquement à augmenter mon bien-être. Comme je n'ai nulle ambition d'être connue, je ne le serai point. Je n'attirerai l'envie et la haine de personne.» Le premier littérateur avec qui elle entra en relations fut Henri de Latouche, un compatriote, né en 1785 à La Châtre, qui s'exerça dans le journalisme, la poésie, le roman et le théâtre. Il édita André Chénier et fonda le Figaro. Elle s'adressa également à M. Doris-Dufresne, le député républicain; il la mit en rapport avec son collègue à la Chambre, M. de Kératry, romancier à ses heures, qui avait écrit le Dernier des Beaumanoir. L'Histoire de ma Vie raconte assez plaisamment la façon dont elle se présenta chez lui, à huit heures du matin:

«M. de Kératry me parut plus âgé qu'il ne l'était. Sa figure, encadrée de cheveux blancs, était fort respectable. Il me fit entrer dans une jolie chambre où je vis, couchée sous un couvre-pied de soie rose très galant, une charmante petite femme qui jeta un regard de pitié languissante sur ma robe de stoff et sur mes souliers crottés, et qui ne crut pas devoir m'inviter à m'asseoir. Je me passai de la permission et demandai à mon nouveau patron, en me fourrant dans la cheminée, si mademoiselle sa fille était malade. Je débutais par une insigne bêtise. Le vieillard me répondit, d'un air tout gonflé d'orgueil armoricain, que c'était là madame de Kératry, sa femme. «Très bien, lui dis-je, je vous en fais mon compliment; mais elle est malade, et je la dérange. Donc je me chauffe et je m'en vas.—Un instant, reprit le protecteur; M. Duris-Dufresne m'a dit que vous vouliez écrire, et j'ai promis de causer avec vous de ce projet; mais tenez, en deux mots, je serai franc, une femme ne doit pas écrire.—Si c'est votre opinion, nous n'avons point à causer, repris-je. Ce n'était pas la peine de nous éveiller si matin, madame de Kératry et moi, pour entendre ce précepte.»

Le plus joli mot de tout l'entretien fut celui de l'escalier ou plutôt de l'antichambre, alors que l'auteur du Dernier des Beaumanoir parachevait sa théorie sur l'infériorité intellectuelle de la femme. Il eut, au seuil de l'appartement, un trait superbe, à la Napoléon: «Croyez-moi, ne faites pas de livres, faites des enfants.» Il y a deux versions de la réponse de George Sand. Voici la sienne: «Ma foi, monsieur, gardez le précepte pour vous-même, si bon vous semble.» Henri de Latouche y apporta cette variante: «Faites-en vous-même, si vous pouvez.»

Les lettres de George Sand, publiées par le vicomte de Spoëlberch de Lovenjoul dans la Véritable Histoire de Elle et Lui, présentent d'autre sorte ses premières relations avec Kératry. «Il m'a reçue, écrit-elle, d'une manière paternelle, et j'ai bonne espérance maintenant.» De même elle mande, le 12 février, à Jules Boucoiran: «Je vais chez Kératry le matin et nous causons au coin du feu. Je lui ai raconté comme nous avions pleuré en lisant le Dernier des Beaumanoir. Il m'a dit qu'il était plus sensible à ce genre de triomphe qu'aux applaudissements des salons. C'est un digne homme. J'espère beaucoup de sa protection pour vendre mon petit roman. Je vais paraître dans la Revue de Paris

Entre temps, elle fait de la copie, à sept francs la colonne, pour le Figaro, dirigé par Henri de Latouche. «C'est, dit-elle, le dernier des métiers.» Et dans une lettre à l'avocat Duteil: «J'essaye de fourrer des articles dans les journaux. Je n'arrive qu'avec des peines infinies et une persévérance de chien. Si j'avais prévu la moitié des difficultés que je trouve, je n'aurais pas entrepris cette carrière. Eh bien, plus j'en rencontre, plus j'ai la résolution d'avancer.» Elle est, en effet, envahie par une passion violente, irrésistible, la passion d'écrire. A ce prix, elle supporte mainte privation et tout d'abord de peiner chaque jour au Figaro, de neuf heures du matin à cinq heures, en qualité de manoeuvre, «ouvrier-journaliste, garçon-rédacteur.» Puis elle ajoute: «Le journalisme est un postulat par lequel il faut passer.»

Le soir, elle va assez fréquemment au théâtre; mais par esprit d'économie—et en suivant, écrit-elle à Boucoiran, certain conseil que vous m'avez donné—elle s'habille en homme. Ainsi elle évite de renouveler sa garde-robe, et c'est en costume d'étudiant qu'elle occupe, avec Jules Sandeau et d'autres amis, les loges qu'Henri de Latouche lui donne presque tous les soirs. Le bruit en est arrivé jusqu'à sa mère, qui exprime son étonnement de cette singularité. George Sand lui répond, pendant un de ses séjours à Nohant, en feignant de prendre le change: «On vous a dit que je portais culotte, on vous a bien trompée. En revanche, je ne veux point qu'un mari porte mes jupes. Chacun son vêtement, chacun sa liberté.»

Parmi les relations littéraires que se créa George Sand à ses débuts, il faut au premier rang placer Balzac. C'était la rencontre des deux écrivains qui, dans le roman, allaient personnifier les tendances contraires de l'idéalisme et du réalisme. Balzac n'avait pas encore produit ses chefs-d'oeuvre, mais déjà il manifestait cette humeur inquiète et fastueuse qui devait sans cesse courir à la poursuite de la fortune, de découvertes merveilleuses et des fantaisies du luxe. L'Histoire de ma Vie raconte plaisamment qu'il avait aménagé son petit appartement de la rue de Cassini en boudoirs de marquise, tendus de soie et de dentelle. Bohême à sa façon, il éprouvait le besoin du superflu et se privait de soupe et de café plutôt que d'argenterie et de porcelaine de Chine. Au surplus, il avait des bizarreries et des caprices d'enfant, dont George Sand relate un spécimen très caractéristique:

«Un soir que nous avions dîné chez Balzac d'une manière étrange, je crois que cela se composait de boeuf bouilli, d'un melon et de champagne frappé, il alla endosser une belle robe de chambre toute neuve, pour nous la montrer avec une joie de petite fille, et voulut sortir ainsi costumé, un bougeoir à la main, pour nous reconduire jusqu'à la grille du Luxembourg. Il était tard, l'endroit désert, et je lui observais qu'il se ferait assassiner en rentrant chez lui. «Du tout, me dit-il; si je rencontre des voleurs, ils me prendront pour un fou, et ils auront peur de moi, ou pour uu prince, et ils me respecteront.» Il faisait une belle nuit calme. Il nous accompagna ainsi, portant sa bougie allumée dans un joli flambeau de vermeil ciselé, parlant des quatre chevaux arabes qu'il n'avait pas encore, qu'il aurait bientôt, qu'il n'a jamais eus, et qu'il a cru fermement avoir pendant quelque temps. Il nous eût reconduits jusqu'à l'autre bout de Paris, si nous l'avions laissé faire.»

Entre Balzac et George Sand il y avait antinomie de conception. Non qu'elle eût une théorie préconçue lorsqu'elle commença à écrire; mais son tour d'esprit devait la porter à idéaliser les sentiments de ses personnages, alors que Balzac suivait une impulsion toute contraire et qu'il a définie à merveille dans un entretien avec madame Sand: «Vous cherchez l'homme tel qu'il devrait être; moi, je le prends tel qu'il est. Croyez-moi, nous avons raison tous deux.» Et, après avoir indiqué son propre procédé qui consiste à grandir ses personnages dans leur laideur ou leur bêtise, à donner à leurs difformités des proportions effrayantes ou grotesques, il conclut en disant à sa rivale: «Idéalisez dans le joli et dans le beau, c'est un ouvrage de femme.»

Certes le premier roman de George Sand ne laisse rien prévoir du développement ultérieur de son génie. Rose et Blanche, ou la Comédienne et la Religieuse, qu'elle composa en collaboration avec Jules Sandeau et qui parut en février 1832 sous le pseudonyme commun de J. Sand, porte la marque de cette gaminerie blagueuse qui était à la mode parmi les néophytes du romantisme. C'est l'oeuvre d'un étudiant qui s'amuse et qui écrit à la hâte sur un coin de table, être énigmatique au sexe indécis, avec des cheveux tombant sur les épaules et une de ces longues redingotes à la propriétaire, descendant jusqu'aux talons, dont Hippolyte Chatiron a précisé la coupe: «Le tailleur prend mesure sur une guérite, et ça va à tout un régiment.»

George Sand aussi travaillait sur commande, pour satisfaire au goût du jour. Sans compter des articles et des fantaisies dans le Figaro, elle publiait dans la Revue de Paris une nouvelle, la Prima Donna, et, dans la Mode du 15 mars, la Fille d'Albano. Ce sont des bluettes.

Après deux séjours à Nohant au milieu et à la fin de 1831, elle revient à Paris en avril 1832, amène Solange et s'installe quai Saint-Michel, au cinquième étage d'une grande maison d'où elle a une vue superbe sur Notre-Dame, Saint-Jacques la Boucherie et la Sainte-Chapelle. «J'avais, écrit-elle, du ciel, de l'eau, de l'air, des hirondelles, de la verdure sur les toits.» Disons plus exactement: trois petites pièces avec balcon pour trois cents francs par an. Mais les étages étaient rudes à monter, d'autant qu'il fallait porter Solange déjà très lourde. La portière faisait le ménage pour quinze francs par mois; un gargotier du voisinage apportait la nourriture, moyennant deux francs par jour. George Sand savonnait, repassait son linge fin. Et elle était plus heureuse que dans le bien-être matériel de Nohant. Elle avait emprunté quelque argent à Henri de Latouche pour s'acheter des meubles, somme qui fut remboursée par M. Dudevant. Dans cette existence étroite et presque misérable, elle goûtait les joies de la liberté et celles de la tendresse. «Vivre, mandait-elle à Charles Duvernet, que c'est doux! que c'est bon! malgré les chagrins, les maris, l'ennui, les dettes, les parents, les cancans, malgré les poignantes douleurs et les fastidieuses tracasseries. Vivre, c'est enivrant! Aimer, être aimé, c'est le bonheur, c'est le ciel!» Ici George Sand laisse transparaître l'enthousiasme de son premier amour vraiment complet, autrement fougueux que les expansions d'antan avec Aurélien de Sèze. Elle confesse, en sa correspondance, l'ardeur qui circule dans ses veines, qui bouillonne dans son sein. Nous sommes sous le premier consulat, celui de Jules Sandeau.

Il en résulta ce roman longuet, Rose et Blanche, où il est malaisé de faire la part des deux collaborateurs. C'est un parallélisme assez factice entre les destinées de Blanche la novice et de Rose la comédienne. La lecture de ces cinq petits volumes laisse une impression monotone et maussade. On se contente, à l'ordinaire, de parcourir le premier chapitre, intitulé «la Diligence,» qui est un peu bien naturaliste. Jamais ce ton faubourien ne se retrouvera dans l'oeuvre de George Sand. Il n'est même pas possible de transcrire certains passages plus que lestes. Il faut se borner à reproduire le portrait de la soeur Olympie, qui grimpe sur l'impériale de la diligence et s'assied à côté d'un vieux dragon: «Le militaire, c'était son élément. En avait-elle vu, des militaires, en avait-elle vu! A Limoges, elle avait guéri de la gale le 35e d'infanterie de ligne; à Lyon, tout le 12e de chasseurs lui avait passé par les mains pour une colique contagieuse; aux frontières, pendant la campagne de Russie, elle avait reçu des envois de blessés, des cargaisons de gelés, des convois d'amputés. Elle avait exploré le hussard, cultivé le canonnier, analysé le tambour-maître et monopolisé le cuirassier. Le voltigeur l'avait bénie, le lancier l'avait adorée; et, dans une effusion de reconnaissance, plus d'un l'avait embrassée, en dépit de ses grosses verrues et de sa joue profondément sillonnée par la petite vérole; car elle était si laide qu'elle pouvait se passer de pudeur… Après cinquante ans d'une semblable existence, après une vie d'emplâtres, d'infections et d'ordures, la soeur Olympie, rude et grossière comme la charité active, n'avait plus de sexe: ce n'était ni un homme, ni une femme, ni un soldat, ni une vierge; c'était la force, le dévouement, le courage incarné, c'était le bienfait personnifié, la providence habillée d'une robe noire et d'une guimpe blanche.» Aussi, quand le dragon lui offre une prise, «Sensible! s'écrie-t-elle, en enfonçant ses longs doigts osseux dans la tabatière et en portant à son nez une prise de tabac dont la moitié tomba sur un rudiment de moustache grise qui couronnait sa lèvre supérieure.»

De même provenance gouailleuse est le récit des infortunes intimes d'un soprano masculin, ainsi que l'énumération des professions de M. Robolanti, «homme universel, industriel encyclopédiste, voyageur européen, physicien, organiste, chef d'orchestre, instructeur de chiens, de serins et de lièvres, fabricant de thé suisse, d'eau de Cologne, de pommade, d'onguent odontalgique, de faux râteliers et de semelles imperméables.»

Pour reconnaître la marque de George Sand, il faut s'arrêter à certains épisodes: par exemple, au tome II, l'arrivée de l'archevêque qui rappelle de tous points la visite du prélat à Nohant, au chevet de madame Dupin. Dans Rose et Blanche il a été croqué sur le vif: «Un homme court et gras, à figure ronde et bourgeoise, taillé pour faire un épicier, un voltigeur de la garde nationale ou un adjoint de village. Sa robe violette, costume si noble et si beau sur un homme pâle et élancé, ressemblait sur lui au premier fourreau d'un gros marmot; sa ceinture de moire était perdue sons l'empiétement du ventre sur la poitrine, et sa croix d'or, cherchant en vain sa place entre un cou qui n'existait pas et un estomac qui n'existait plus, occupait tout l'espace intermédiaire entre le menton et l'ombilic.»

Quelques autres pages attestent encore la forme littéraire qui sera celle de George Sand. Ainsi la description des Landes, au chapitre 5 du tome II, mais surtout la peinture du couvent des Augustines, dirigé par madame de Lancastre, et où d'innombrables détails proviennent du séjour d'Aurore à la communauté des Anglaises. De l'intrigue même de Rose et Blanche il n'y a rien à retenir. Horace et Laorens sont deux jeunes hommes sans grand relief. L'un aime la comédienne Rose, qui devient religieuse. L'autre, après avoir commis envers Blanche, alors idiote, le pire méfait qui se puisse imaginer, la retrouve le jour où elle va prononcer ses voeux, fait scandale dans la chapelle, la contraint au mariage et la voit mourir au sortir de la bénédiction nuptiale. Ce n'est ni du roman psychologique, ni du roman feuilleton qui tienne la curiosité en haleine. Aussi bien George Sand discernait-elle nettement les défauts de son oeuvre: «Je suis fort aise, écrit-elle à sa mère le 22 février 1832, que mon livre vous amuse. Je me rends de tout mon coeur à vos critiques. Si vous trouvez la soeur Olympie trop troupière, c'est sa faute plus que la mienne. Je l'ai beaucoup connue, et je vous assure que, malgré ses jurons, c'était la meilleure et la plus digne des femmes… En somme, je vous ai dit que je n'avais pas fait cet ouvrage seule. Il y a beaucoup de farces que je désapprouve: je ne les ai tolérées que pour satisfaire mon éditeur, qui voulait quelque chose d'un peu égrillard. Vous pouvez répondre cela pour me justifier aux yeux de Caroline, si la verdeur des mots la scandalise. Je n'aime pas non plus les polissonneries. Pas une seule ne se trouve dans le livre que j'écris maintenant et auquel je ne m'adjoindrai de mes collaborateurs que le nom, le mien n'étant pas destiné à entrer jamais dans le commerce du bel esprit.» En effet, lorsqu'elle rompt avec Jules Sandeau cette courte association intellectuelle, elle garde de lui une partie de son nom pour en faire George Sand. Désormais elle a trouvé sa voie, son style, sa doctrine sociale, sa conception romanesque. C'est Indiana qu'elle compose durant l'hiver de 1831-1832. Valentine va suivre, puis Lélia: toute une série d'oeuvres spontanées et hardies, révélatrices d'un art nouveau et d'une pensée qui se libère.

CHAPITRE VII

LE ROMAN FÉMINISTE: INDIANA ET VALENTINE

Si, dans un bagage aussi complexe que celui de George Sand, toute classification n'est pas fatalement artificielle et étroite, il semble qu'on puisse diviser ses romans en quatre périodes ou catégories: le roman féministe, le roman socialiste, le roman champêtre, et, durant les dernières années, le roman purement sentimental et romanesque. Sa première manière est une revendication éclatante des droits de la femme. Dans la douzième des Lettres d'un Voyageur, elle discute le reproche, qui lui est adressé par Désiré Nisard, d'avoir voulu réhabiliter l'égoïsme des sens, d'avoir fait la métaphysique de la matière et poursuivi un but antisocial. Elle oppose une dénégation formelle: «Vous dites, monsieur, que la haine du mariage est le but de tous mes livres. Permettez-moi d'en excepter quatre ou cinq, entre autres Lélia, que vous mettez au nombre de mes plaidoyers contre l'institution sociale, et où je ne sache pas qu'il en soit dit un mot… Indiana ne m'a pas semblé non plus, lorsque je l'écrivais, pouvoir être une apologie de l'adultère. Je crois que dans ce roman (où il n'y a pas d'adultère commis, s'il m'en souvient bien), l'amant (ce roi de mes livres), comme vous l'appelez spirituellement a un pire rôle que le mari. Le Secrétaire intime a pour sujet (si je ne me trompe pas absolument sur mes intentions) les douceurs de la fidélité conjugale. André n'est ni contre le mariage, ni pour l'amour adultère, Simon se termine par l'hyménée, ni plus ni moins qu'un conte de Perrault ou de madame d'Aulnoy; et enfin dans Valentine, dont le dénoûment n'est ni neuf ni habile, j'en conviens, la vieille fatalité intervient pour empêcher la femme adultère de jouir, par un second mariage, d'un bonheur qu'elle n'a pas su attendre.» Mais la critique de Désiré Nisard va plus loin et revêt un caractère de grief personnel: «Il serait peut-être, écrivait-il, plus héroïque à qui n'a pas eu le bon lot, de ne pas scandaliser le monde avec son malheur en faisant d'un cas privé une question sociale.» Pour compléter cet argument ad hominem—ou plutôt ad feminam—Nisard ajoute: «La ruine des maris, ou tout au moins leur impopularité, tel a été le but des ouvrages de George Sand.» Voici sa réplique: «Oui, monsieur, la ruine des maris, tel eût été l'objet de mon ambition, si je me fusse senti la force d'être un réformateur.» A quoi se bornait donc son dessein? A attaquer les abus, les ridicules, les préjugés et les vices du temps. Si elle a incriminé les lois sociales, elle n'y a apporté aucune arrière-pensée subversive: «Qui pouvait me supposer l'intention de refaire les lois du pays?» Et, quand des saint-simoniens, philanthropes consciencieux, à la recherche de la vérité, lui ont demandé ce qu'elle mettrait à la place des maris, «je leur ai répondu naïvement, dit-elle, que c'était le mariage, de même qu'à la place des prêtres, qui ont tant compromis la religion, je crois que c'est la religion qu'il faut mettre.» Enfin, pour excuser ses défaillances et justifier ses aspirations, elle se place sous l'invocation de la justice, «éternel rêve des coeurs simples.»

Indiana parut le 19 mai 1832. Dans l'Histoire de ma Vie, George Sand affirme que ce roman, composé à Nohant, fut commencé sans projet et sans espoir, voire même sans aucun plan, mais surtout sans aucune des visées sociales que la critique affecta d'y découvrir. «On n'a pas manqué, poursuit-elle, de dire qu'Indiana était ma personne et mon histoire. Il n'en est rien.» Admettons la véracité de cette déclaration. C'est à l'insu de l'écrivain que sont venus sous sa plume, à la faveur de la fiction, les souvenirs de ses tristesses conjugales. Les malheurs d'Indiana ressemblent à ceux d'Aurore; il y a une parenté intellectuelle et morale, assez fâcheuse d'ailleurs, entre le colonel Delmare, «vieille bravoure en demi-solde,» et Casimir Dudevant, officier démissionnaire.

Aussi bien, pour découvrir l'idée maîtresse et directrice d'Indiana, il ne suffit pas de suivre les péripéties du roman, il convient encore de comparer les deux préfaces, celle de 1832 et celle de 1842. La première est modeste et plaide presque les circonstances atténuantes pour les audaces de l'ouvrage: «Si quelques pages de ce livre encouraient le grave reproche de tendance vers des croyances nouvelles, si des juges rigides trouvaient leur allure imprudente et dangereuse, il faudrait répondre à la critique qu'elle fait beaucoup trop d'honneur à une oeuvre sans importance… Le narrateur n'a point la prétention de cacher un enseignement grave sous la forme d'un conte; il ne vient pas donner son coup de main à l'édifice qu'un douteux avenir nous prépare, son coup de pied à celui du passé qui s'écroule. Il sait trop que nous vivons dans un temps de ruine morale, où la raison humaine a besoin de rideaux pour atténuer le trop grand jour qui l'éblouit. S'il s'était senti assez docte pour faire un livre vraiment utile, il aurait adouci la vérité, au lieu de la présenter avec ses teintes crues et ses effets tranchants. Ce livre-là eût fait l'office des lunettes bleues pour les yeux malades.»

De ce même style qui n'est pas exempt de mauvais goût, le romancier se défend de «prendre des conclusions sur le grand procès entre l'avenir et le passé» et de «s'affubler de la robe du philosophe.» Il n'aura garde de «porter la main sur les grandes plaies de la civilisation agonisante—il faut être si sûr de pouvoir les guérir, quand on se risque à les sonder!» Après nous avoir attesté qu'il n'emploiera pas son talent, «s'il en avait, à foudroyer les autels renversés,» il aboutit à cette conclusion ampoulée: «Vous verrez que, s'il n'a pas effeuillé des roses sur le sol où la loi parque nos volontés comme des appétits de mouton, il a jeté des orties sur les chemins qui nous en éloignent.» Nous apprenons qu'Indiana, c'est un type d'être faible qui représente les passions comprimées ou supprimées par les lois. Car George Sand, disciple de Jean-Jacques, estime que l'oeuvre de l'Etre suprême est pervertie par notre prétendue civilisation. De là les protestations qu'elle formule contre les iniquités sociales, tout en déclarant, dans une langue singulière, n'avoir pas pour son livre «le naïf amour paternel qui emmaillote les productions rachitiques de ces jours d'avortements littéraires.»

En 1842, la pensée et les métaphores de George Sand sont mieux équilibrées. Dans cette seconde préface, elle proclame qu'Indiana et la plupart de ses premiers romans sont basés sur une même donnée: le rapport mal établi entre les sexes, par le fait de la société. Dix années de réflexion ou plutôt de noviciat, le spectacle des misères humaines, le commerce, dit-elle, de «quelques vastes intelligences religieusement interrogées»—c'est-à-dire de Lamennais, de Pierre Leroux, de Michel (de Bourges)—ont élargi son horizon. Elle confirme et accentue la thèse d'Indiana, en paraphrasant le vers de Polyeucte:

Je le ferais encor si j'avais à le faire.

Elle a conscience de s'être acquittée d'une tâche utile et nécessaire. «J'ai cédé, dit-elle, à un instinct puissant de plainte et de reproche que Dieu avait mis en moi, Dieu qui ne fait rien d'inutile, pas même les plus chétifs êtres.» Aussi bien la cause qu'elle défendait était celle de la moitié du genre humain, et s'élevait bien au-dessus de la poursuite d'un profit particulier ou de l'apologie d'un intérêt personnel. C'est alors qu'elle formule une théorie qui recèle en substance les revendications actuelles du féminisme: «J'ai écrit Indiana avec le sentiment non raisonné, il est vrai, mais profond et légitime, de l'injustice et de la barbarie des lois qui régissent encore l'existence de la femme dans le mariage, la famille et la société… La guerre sera longue et rude; mais je ne suis ni le premier, ni le seul, ni le dernier champion d'une si belle cause, et je la défendrai tant qu'il me restera un souffle de vie.» Apôtre des droits de la femme dans cette préface, George Sand oublie sans nul doute qu'elle s'est infligé à elle-même un démenti, en écrivant à la page 235 d'Indiana: «La femme est imbécile par nature.»

Si les thèses proposées sont discutables et captieuses, le roman en soi est attachant. L'intrigue n'offre aucune complication. Indiana, âme sentimentale et romanesque, souffre auprès du colonel Delmare. Ce rude personnage a juré de tuer quiconque braconne sur ses terres. Il atteint ainsi, mais d'un coup de fusil chargé de gros sel, un jeune voisin, Raymon de Ramière, qui escaladait son mur pour rendre visite à Noun, une créole, soubrette d'Indiana. Assez vite, d'ailleurs, le Don Juan provincial est las de la femme de chambre en tablier blanc et en madras. Il ne demanderait qu'à passer de l'escalier de service au grand escalier. Noun s'en aperçoit et se jette dans la rivière prochaine. Indiana n'a-t-elle rien deviné ou ne s'alarme-t-elle pas de succéder à sa camériste? Du moins elle s'éprend de Raymon de Ramière, malgré les adjurations de sir Ralph Brown qui tient auprès d'elle l'emploi de soupirant volontairement platonique. Elle suit son mari à l'île Bourbon, mais sans pouvoir oublier l'amour qui la possède. Dans un accès d'exaltation, elle s'embarque pour la France, afin de rejoindre Raymon. Elle le trouve marié. Crise de désespérance. Ralph la soigne, la guérit, et tous deux vont terminer leurs jours dans quelque chaumière indienne, renouvelée de Bernardin de Saint-Pierre. Ainsi se manifeste l'apophtegme de George Sand: «L'amour est un contrat aussi bien que le mariage.» La démonstration semble assez sinueuse.

Il est déplaisant que les rendez-vous de Raymon et de Noun aient lieu dans la chambre même d'Indiana absente, «où des orangers en fleurs répandaient leurs suaves émanations, des bougies diaphanes brûlaient dans les candélabres.» Noun a pris soin d'effeuiller sur le parquet des roses du Bengale et de semer le divan de violettes. Elle a préparé un souper fin, et pourtant les regards de Raymon ne se dirigent pas vers les fruits et les flacons du guéridon, mais vers ce qui lui rappelle Indiana: ses livres, son métier, sa harpe, les gravures de l'île Bourbon, et «surtout ce petit lit à demi caché sous les rideaux de mousseline, ce lit blanc et pudique comme celui d'une vierge, orné au chevet, en guise de rameau bénit, d'une palme enlevée peut-être, le jour du départ, à quelque arbre de la patrie.» Accueilli par la camériste, c'est à la maîtresse qu'il va songer. Noun cependant a fait des frais de toilette, avec la garde-robe de madame Delmare, mais toute cette élégance est visiblement empruntée. Elle a forcé le décolletage. Voici comment George Sand nous l'explique: «Indiana eût été plus cachée, son sein modeste ne se fût trahi que sous la triple gaze de son corsage; elle eût peut-être orné ses cheveux de camélias naturels, mais ce n'est pas dans ce désordre excitant qu'ils se fussent joués sur sa tête; elle eût pu emprisonner ses pieds dans des souliers de satin, mais sa chaste robe n'eût pas ainsi trahi les mystères de sa jambe mignonne.» Bref, Raymon est saturé des amours ancillaires. Il demande à monter en grade, c'est-à-dire à descendre de la mansarde à l'appartement.

Pour traduire ces fluctuations d'un amour qui va de l'office au boudoir, George Sand use assez volontiers du style hyperbolique et fleuri, à la mode de 1830. Ce sont des exclamations: «Pauvre enfant! si jeune et si belle, avoir déjà tant souffert!» Ou bien de singulières manifestations de tendresse: «Je vous aurais portée dans mes bras pour empêcher vos pieds de se blesser; je les aurais réchauffés de mon haleine.» Comment madame Delmare accueille-t-elle ces déclarations adressées à ses pieds? Avec quelque complaisance, ce semble. «Si l'on mourait de bonheur, Indiana serait morte en ce moment.» Il est vrai que Raymon hausse le ton et secoue furieusement les cordes de sa lyre: «Tu es la femme que j'avais rêvée, la pureté que j'adorais, la chimère qui m'avait toujours fui, l'étoile brillante qui luisait devant moi pour me dire: «Marche encore dans cette vie de misère, et le ciel t'enverra un de ses anges pour t'accompagner. De tout temps, tu m'étais destinée, ton âme était fiancée à la mienne!… Vois-tu, Indiana, tu m'appartiens, tu es la moitié de mon âme, qui cherchait depuis longtemps à rejoindre l'autre… Ne me reconnais-tu pas? ne te semble-t-il pas qu'il y a vingt ans que nous ne nous sommes vus? Ne t'ai-je pas reconnue, ange, lorsque tu étanchais mon sang avec ton voile, lorsque tu plaçais ta main sur mon coeur éteint pour y ramener la chaleur et la vie?» Et des pages entières se déroulent ainsi sur le mode déclamatoire. Raymon s'y abandonne avec une particulière volubilité. Au matin, quand il se retrouve dans cet appartement, où, suivant l'étrange expression de George Sand, Noun s'était endormie souveraine et réveillée femme de chambre, il se jette à genoux, «la face tournée contre ce lit foulé et meurtri qui le faisait rougir,» et il profère une invocation: «O Indiana! s'écrie-t-il en se tordant les mains, t'ai-je assez outragée!… Repousse-moi, foule-moi aux pieds, moi qui n'ai pas respecté l'asile de ta pudeur sacrée; moi qui me suis enivré de tes vins comme un laquais, côte à côte avec ta suivante; moi qui ai souillé ta robe de mon haleine maudite et ta ceinture pudique de mes infâmes baisers sur le sein d'une autre; moi qui n'ai pas craint d'empoisonner le repos de tes nuits solitaires, et de verser jusque sur ce lit que respectait ton époux lui-même les influences de la séduction et de l'adultère! Quelle sécurité trouveras-tu désormais derrière ces rideaux dont je n'ai pas craint de profaner le mystère? Quels songes impurs, quelles pensées acres et dévorantes ne viendront pas s'attacher à ton cerveau pour le dessécher? Quels fantômes de vice et d'insolence ne viendront pas ramper sur le lin virginal de ta couche? Et ton sommeil, pur comme celui d'un enfant, quelle divinité chaste voudra le protéger maintenant? N'ai-je pas mis en fuite l'ange qui gardait ton chevet? N'ai-je pas ouvert au démon de la luxure l'entrée de ton alcôve? Ne lui ai-je pas vendu ton âme? et l'ardeur insensée qui consume les flancs de cette créole lascive ne viendra-t-elle pas, comme la robe de Déjanire, s'attacher aux tiens pour les ronger? Oh! malheureux! coupable et malheureux que je suis! que ne puis-je laver de mon sang la honte que j'ai laissée sur cette couche!»

Raymon de Ramière pourrait continuer longtemps sur ce ton, si Noun n'arrivait avec son madras et son tablier, et ne s'étonnait de le voir agenouillé, baisant et arrosant de ses larmes le lit d'Indiana. Elle crut qu'il faisait sa prière. Et George Sand ajoute: «Elle ignorait que les gens du monde n'en font pas.» Noun était naïve, Indiana pareillement. Le romancier se charge de nous en faire part: «Femmes de France, vous ne savez pas ce que c'est qu'une créole.» Désormais c'est suffisamment expliqué.

Par bonheur, et pour effacer l'impression de ce pathos, il est des pages charmantes dans la partie descriptive. Voici, notamment, un paysage nocturne, qui encadre un rendez-vous d'amour: «Il fallait traverser la rivière pour entrer dans le parterre, et le seul passage en cet endroit était un petit pont de bois jeté d'une rive à l'autre; le brouillard devenait plus épais encore sur le lit de la rivière, et Raymon se cramponna à la rampe pour ne pas s'égarer dans les roseaux qui croissaient autour de ses marges. La lune se levait alors, et, cherchant à percer les vapeurs, jetait des reflets incertains sur ces plantes agitées par le vent et par le mouvement de l'eau. Il y avait, dans la brise qui glissait sur les feuilles et frissonnait parmi les remous légers, comme des plaintes, comme des paroles humaines entrecoupées. Un faible sanglot partit à côté de Raymon, et un mouvement soudain ébranla les roseaux; c'était un courlis qui s'envolait à son approche.» Ne trouvez-vous pas dans cette peinture des touches délicates qui rappellent le procédé de Jean-Jacques et évoquent la vision d'une toile de Corot?

Entre les divers jugements, presque tous élogieux, que provoqua Indiana, nous retiendrons seulement celui d'Alfred de Musset, sans ajouter créance à une anecdote de Paul de Musset: il prétend que son frère avait raturé sur les premières pages du roman tous les adjectifs inutiles et que l'exemplaire tomba sous les yeux de George Sand, cruellement atteinte dans son amour-propre littéraire. Ce récit ne concorde guère avec la lettre et les vers, si enthousiastes, qu'Alfred de Musset adressa, le 24 juin 1833, à l'auteur d'Indiana:

«Madame,

«Je prends la liberté de vous envoyer quelques vers que je viens d'écrire en relisant un chapitre d'Indiana, celui où Noun reçoit Raymon dans la chambre de sa maîtresse. Leur peu de valeur m'avait fait hésiter à les mettre sous vos yeux, s'ils n'étaient pour moi une occasion de vous exprimer le sentiment d'admiration sincère et profonde qui les a inspirés.

«Agréez, Madame, l'assurance de mon respect. Alfred de MUSSET.»

  Sand, quand tu l'écrivais, où donc l'avais-tu vue,
  Cette scène terrible où Noun, à demi-nue,
  Sur le lit d'Indiana s'enivre avec Raymon?
  Qui donc te la dictait, cette page brûlante
  Où l'amour cherche en vain, d'une main palpitante,
  Le fantôme adoré de son illusion?
  En as-tu dans le coeur la triste expérience?
  Ce qu'éprouve Raymond, te le rappelais-tu?
  Et tous ces sentiments d'une vague souffrance
  Ces plaisirs sans bonheur, si pleins d'un vide immense,
  As-tu rêvé cela, George, ou t'en souviens-tu?
  N'est-ce pas le réel dans toute sa tristesse,
  Que cette pauvre Noun, les yeux baignés de pleurs,
  Versant à son ami le vin de sa maîtresse,
  Croyant que le bonheur, c'est une nuit d'ivresse,
  Et que la volupté, c'est le parfum des fleurs?
  Et cet être divin, cette femme angélique,
  Que dans l'air embaumé Raymon voit voltiger,
  Cette frêle Indiana, dont la forme magique
  Erre sur les miroirs comme un spectre léger,
  O George! n'est-ce pas la pâle fiancée
  Dont l'Ange du désir est l'immortel amant?
  N'est-ce pas l'Idéal, cette amour insensée
  Qui sur tous les amours plane éternellement?
  Ah! malheur à celui qui lui livre son âme,
  Qui couvre de baisers sur le corps d'une femme
  Le fantôme d'une autre, et qui sur la beauté
  Veut boire l'Idéal dans la réalité!
  Malheur à l'imprudent qui, lorsque Noun l'embrasse,
  Peut penser autre chose, en entrant dans son lit,
  Sinon que Noun est belle et que le temps qui passe
  A compté sur ses doigts les heures de la nuit!

  Demain viendra le jour; demain, désabusée,
  Noun, la fidèle Noun, par la douleur brisée,
  Rejoindra sous les eaux l'ombre d'Ophélia;
  Elle abandonnera celui qui la méprise,
  Et le coeur orgueilleux qui ne l'a pas comprise
  Aimera l'autre en vain,—n'est-ce pas, Lélia?

Valentine, qui parut trois mois après Indiana, avait été composée à Nohant et achevée pendant les journées caniculaires de l'été de 1832. Le 6 août de cette année, George Sand mandait à sa mère: «Je ne puis mieux faire que de m'enfermer dans mon cabinet et de travailler à Valentine.» Ce second roman est d'une contexture supérieure au premier. Les campagnes du Berry où il se déroule ont inspiré fort heureusement l'écrivain, à qui elles étaient familières. «Cette Vallée Noire, si inconnue, lisons-nous dans la préface, ce paysage sans grandeur, sans éclat, qu'il faut chercher pour le trouver, et chérir pour l'admirer, c'était le sanctuaire de mes premières, de mes longues, de mes continuelles rêveries. Il y avait vingt-deux ans que je vivais dans ces arbres mutilés, dans ces chemins raboteux, le long de ces buissons incultes, au bord de ces ruisseaux dont les rives ne sont praticables qu'aux enfants et aux troupeaux.» La thèse de Valentine est la même que celle d'Indiana. George Sand a voulu montrer les dangers et les douleurs des unions mal assorties. «Il paraît, ajoute-t-elle, que, croyant faire de la prose, j'avais fait du Saint-Simonisme sans le savoir.»

Elle prétend n'avoir ni vu si loin ni visé si haut. Elle demandait à la littérature le pain quotidien: «J'étais obligée d'écrire et j'écrivais.»

L'intrigue de ce nouveau roman est assez attachante. Valentine, mariée à un gentilhomme égoïste et cupide, M. de Lansac, aime un simple campagnard, Bénédict, qui, comme la plupart des héros de George Sand, n'a pas de profession. C'est le fils de la nature, en face de ce Lansac, produit d'une civilisation factice. Il sera aimé de reste, le séduisant Bénédict, par toutes celles qui l'approchent, par la riche Athénaïs, fille du gros fermier Lhéry, par Louise, soeur aînée de Valentine, qui a dû quitter le toit familial à la suite d'une faute de jeunesse. Entre les trois d'abord son coeur balance, puis s'arrête définitivement à Valentine. Sa tendresse sera payée de retour. Cette fille noble aimera ce virtuose de l'amour, à la fois poète et laboureur. «J'étais née, dit-elle, pour être fermière.» Et elle ressentira la première commotion en jouant à cache-cache et à colin-maillard, à la nuit tombante, dans les prés du père Lhéry, après un plantureux repas arrosé de champagne. Bénédict, guidé, ce semble, par l'instinct de l'amour—ou peut-être en regardant sous le bandeau—atteignait toujours Valentine, la saisissait et, feignant de ne pas la reconnaître, la gardait dans ses bras un peu plus longtemps qu'il n'était nécessaire. «Ces jeux-là, observe George Sand, sont la plus dangereuse chose du monde.»

En quoi consistait le charme de Bénédict, si irrésistible qu'il s'emparait de la chaste Valentine, qu'on nous dépeint comme la plus belle oeuvre de la création et qui s'amourache d'un paysan? Voici les passages où le romancier trace le portrait de son héros. Bénédict, doué d'une voix harmonieuse, chante non loin du château. Valentine s'approche de la fenêtre, l'écoute et le regarde, tandis qu'il descend le sentier: «Bénédict n'était pas beau; mais sa taille était remarquablement élégante. Son costume rustique, qu'il portait un peu théâtralement, sa marche légère et assurée sur les bords du ravin, son grand chien blanc tacheté qui bondissait devant lui, et surtout son chant, assez flatteur et assez puissant pour suppléer chez lui à la beauté du visage, toute cette apparition dans une scène champêtre qui, par les soins de l'art, spoliateur de la nature, ressemblait assez à un décor d'opéra, c'était de quoi émouvoir un jeune cerveau.» Et ailleurs: «Bénédict n'était pas absolument dépourvu de beauté. Son teint était d'une pâleur bilieuse, ses yeux longs n'avaient pas de couleur; mais son front était vaste et d'une extrême pureté.» Or, Valentine le trouve autrement attrayant que son correct et flegmatique fiancé, M. de Lansac, secrétaire d'ambassade. Il est vrai que celui-ci ne songeait pas à se pencher au-dessus d'un ruisseau pour y contempler, comme dans un miroir, l'image gracieuse de Valentine. Bénédict avait de ces attentions romanesques. D'où son charme victorieux. «Bénédict, pâle, fatigué, pensif, les cheveux eu désordre; Bénédict, vêtu d'habits grossiers et couvert de vase, le cou nu et hâlé; Bénédict, assis négligemment au milieu de cette belle verdure, au-dessus de ces belles eaux; Bénédict, qui regardait Valentine à l'insu de Valentine, et qui souriait de bonheur et d'admiration, Bénédict alors était un homme; un homme des champs et de la nature, un homme dont la mâle poitrine pouvait palpiter d'un amour violent, un homme s'oubliant lui-même dans la contemplation de ce que Dieu a créé de plus beau. Je ne sais quelles émanations magnétiques nageaient dans l'air embrasé autour de lui; je ne sais quelles émotions mystérieuses, indéfinies, involontaires, firent tout d'un coup battre le coeur ignorant et pur de la jeune comtesse.»

Toujours est-il que le magnétisme opère, et nous l'entrevoyons à travers des descriptions qui mériteraient d'être confrontées avec certaines pages de Madame Bovary. La mélancolie, «ce mal terrible qui avait envahi la destinée de Bénédict dans sa fleur», a une influence si communicative que Valentine cède au sortilège. La veille de son mariage, elle accorde, au fond du parc, une entrevue à Bénédict, qui se montre «le plus timide des amants et le plus heureux des hommes.» Même scène, à huis clos, la nuit des noces. Bénédict pleurait beaucoup; c'était un préservatif. Et M. de Lansac lui laissait le champ libre, ayant accepté une migraine opportune invoquée par Valentine. De là une scène assez pathétique d'hallucination ou de somnambulisme, à laquelle Bénédict assiste avec émotion et qui lui révèle un amour partagé. Puis, à deux heures du matin, au pied du lit de Valentine, il lui écrit une lettre d'adieu, avant de s'évader par la fenêtre. Cette lettre est un beau morceau de prose. En voici la péroraison: «Je viens de m'approcher de vous, vous dormez, vous êtes calme. Oh! si vous saviez comme vous êtes belle! oh! jamais, jamais une poitrine d'homme ne renfermera sans se briser tout l'amour que j'avais pour vous. Si l'âme n'est pas un vain souffle que le vent disperse, la mienne habitera toujours près de vous. Le soir, quand vous irez au bout de la prairie, pensez à moi si la brise soulève vos cheveux, et si, dans ses froides caresses, vous sentez courir tout à coup une haleine embrasée: la nuit, dans vos songes, si un baiser mystérieux vous effleure, souvenez-vous de Bénédict.»

Une situation aussi tendue ne saurait se dénouer que de façon tragique. M. de Lansac a été tué en duel. Valentine va donc pouvoir épouser Bénédict. Déjà il entonne l'épithalame: «Tu seras suzeraine dans la chaumière du ravin; tu courras parmi les taillis avec ta chèvre blanche. Tu cultiveras tes fleurs toi-même; tu dormiras sans crainte et sans souci sur le sein d'un paysan. Chère Valentine, que tu seras belle sous le chapeau de paille des faneuses!» Eh bien! non, Bénédict meurt sous la fourche d'un paysan jaloux qui le soupçonnait de courtiser sa femme, alors qu'elle favorisait les rendez-vous de Valentine. Et celle-ci succombe au désespoir. Le dénouement pessimiste de Valentine succède au dénouement florianesque et mystique d'Indiana.

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