George Sand et ses amis
CHAPITRE VIII
LÉLIA
Lélia parut au mois d'août 1833. George Sand, en l'écrivant, était dans la période désespérée, désemparée, qui va de la fin de Jules Sandeau au commencement d'Alfred de Musset, et où nous verrons passer un jour, un seul jour, et fuir à la hâte—plus prestement que Galatée vers les saules—la silhouette de Prosper Mérimée. Le succès littéraire était venu avec Indiana, avec Valentine, sans satisfaire l'âme inquiète de la femme à qui Jules Sandeau avait laissé un morceau de son nom et qui était en train d'illustrer celui de George Sand. Du moins ces deux ouvrages, avantageusement vendus à un éditeur, avaient procuré à la romancière un capital de trois mille francs qui lui permit de régler son arriéré, d'avoir une servante et de s'accorder un peu plus d'aisance. En même temps, elle reçut des propositions de collaboration régulière à la Revue de Paris et à la Revue des Deux Mondes. Elle donna la préférence à celle-ci, dont François Buloz avait pris la direction en groupant autour de lui les plus éminents littérateurs. A George Sand il assurait par contrat une rente annuelle de quatre mille francs, en échange de trente-deux pages d'écriture toutes les six semaines. Vers cette époque, à la faveur du bien-être qui arrivait, l'auteur d'Indiana quitta le petit logement au cinquième du quai Saint-Michel, pour aller s'installer 19 quai Malaquais. Le bonheur ne l'y suivit pas. Le 12 décembre 1832, elle écrit à Maurice: «Nous avons un appartement chaud comme une étuve; nous voyons de grands jardins et nous n'entendons pas le moindre bruit du dehors. Le soir, c'est silencieux et tranquille comme Nohant: c'est très commode pour travailler. Aussi je travaille beaucoup.» Dans l'Histoire de ma Vie, elle fournit quelques détails complémentaires: «Les grands arbres des jardins environnants faisaient un épais rideau de verdure où chantaient les merles et où babillaient les moineaux avec autant de laisser-aller qu'en pleine campagne. Je me croyais donc en possession d'une retraite et d'une vie conformes à mes goûts et à mes besoins. Hélas! bientôt je devais soupirer, là comme partout, après le repos, et bientôt courir en vain, comme Jean-Jacques, à la recherche d'une solitude.» C'est, en effet, au quai Malaquais que survint la rupture avec Jules Sandeau, qui avait été l'hôte fort apprécié de la mansarde du quai Saint-Michel. La crise fut soudaine. Au début de 1833, George Sand eut l'idée de faire une aimable surprise à Sandeau et de revenir de Nohant sans l'avertir. En arrivant au logis, elle le trouva dans l'intime compagnie d'une blanchisseuse, Indiana était suppléée par Noun! Il se conduisait comme un simple Dudevant. L'amour libre ne valait donc pas mieux que le mariage? Ce fut pour George Sand un effondrement. Vainement celui qu'elle avait congédié essaya de s'excuser et de rentrer en grâce. Elle fut, à bon droit, inexorable. Et voici comment elle éconduisit ses supplications, le 15 avril 1833:
«Je veux croire votre lettre sincère, et, dans ce cas, l'absence pourra seule vous guérir. Si, après cette réponse, vous persistiez dans des prétentions que je ne pourrais plus attribuer à la folie, j'aurais pour vous fermer ma porte des motifs plus impérieux et plus décisifs encore. Aussi, quelle que soit l'explication que vous préfériez pour la lettre inexplicable que vous m'avez envoyée, je vous prie absolument, littéralement et définitivement, de ne plus vous présenter chez moi.»
On sent en elle la brisure d'âme. Elle s'ouvre à celui qui fut l'ami sincère et désintéressé de toute sa vie, l'avocat François Rollinat, de Châteauroux: «Je ne t'ai pas donné signe de souvenir et de vie depuis bien des mois. C'est que j'ai vécu des siècles; c'est que j'ai subi un enfer depuis ce temps-là. Socialement, je suis libre et plus heureuse. Ma position est extérieurement calme, indépendante, avantageuse. Mais, pour arriver là, tu ne sais pas quels affreux orages j'ai traversés… Cette indépendance si chèrement achetée, il faudrait savoir en jouir, et je n'en suis plus capable. Mon coeur a vieilli de vingt ans, et rien dans la vie ne me sourit plus. Il n'est plus pour moi de passions profondes, plus de joies vives. Tout est dit. J'ai doublé le cap.»
Si, en se séparant de Sandeau, elle avait tranché dans le vif, avec la rudesse d'amputation chirurgicale qui lui était familière, elle souffrit néanmoins, et très cruellement, dans son amour et dans son amour-propre. Sa vie et celle de son compagnon étaient si étroitement enchevêtrées qu'il y eut une liquidation difficile. Chacun dut reprendre sa part de mobilier, mais le plus gros lot revenait à George Sand qui fournissait à peu près tout l'argent du ménage. Sandeau en convient implicitement dans son roman Marianna, où certain Henry accepte volontiers les subsides de sa maîtresse, puisqu'ils ont tout mis en commun. Sur cette pente, on risque de glisser jusqu'à Des Grieux.
George Sand, qui avait la bourse aussi libéralement ouverte que le coeur, paya tout ce qu'il fallait pour reconquérir sa pleine liberté. Témoin cette lettre, du mois de juin 1833, à un jeune médecin, Emile Régnault, qui l'avait soignée et qui était le grand ami de Jules Sandeau:
«Je viens d'écrire à M. Desgranges pour lui donner congé de l'appartement de Jules et lui demander quittance des deux termes échus que je veux payer; l'appartement sera donc à ma charge jusqu'au mois de janvier 1834… Je reprends chez moi le reste de mes meubles. Je ferai un paquet de quelques hardes de Jules, restées dans les armoires, et je les ferai porter chez vous, car je désire n'avoir aucune entrevue, aucune relation avec lui à son retour, qui, d'après les derniers mots de sa lettre, que vous m'avez montrée, me paraît devoir ou pouvoir être prochain. J'ai été trop profondément blessée des découvertes que j'ai faites sur sa conduite, pour lui conserver aucun autre sentiment qu'une compassion affectueuse. Faites-lui comprendre, tant qu'il en sera besoin, que rien dans l'avenir ne peut nous rapprocher. Si cette dure commission n'est pas nécessaire, c'est-à-dire si Jules comprend de lui-même qu'il doit en être ainsi, épargnez-lui le chagrin d'apprendre qu'il a tout perdu, même mon estime. Il a sans doute perdu la sienne propre. Il est assez puni.»
Elle avait fait d'ailleurs, pour le tenir à distance, tous les sacrifices utiles. C'est avec l'argent qu'elle lui transmit qu'il put effectuer un voyage en Italie, cette même année 1833. George Sand, en lui fermant sa porte, en lui retirant le souper, le gîte et le reste, lui laissait du moins un viatique. Elle le congédiait en l'indemnisant. C'est le principe de la loi sur les accidents du travail.
Un philosophe a dit: «Une femme peut n'avoir qu'un amant, mais elle ne peut pas n'en avoir que deux.» Quand la série est commencée, il faut poursuivre. George Sand continua. Alea jacta est. Instituons donc une chronologie. Le second fut encore un homme de lettres, mais qui ne fit que passer, comme l'ombre sur la muraille dont parle Platon. Prosper Mérimée et George Sand n'avaient rien de ce qui importait, ni pour se complaire ni même pour se comprendre. Ce fut une déplorable expérience, sans lendemain. Sainte-Beuve y joua-t-il le rôle fâcheux de truchement et d'intermédiaire? Lui écrivit-elle après coup: «Vous me l'avez prêté, je vous le rends?» En tous cas, il exerça en cette occurrence l'emploi de confident. Elle lui explique comment, «déjà très vieille et encore un peu jeune», elle commit cette grossière erreur, sans enthousiasme, par nonchalance et désoeuvrement. Elle avait des pensées de suicide. Prête à s'aller noyer, elle se raccrocha à une branche qui manquait de solidité:
«Un de ces jours d'ennui et de désespoir, je rencontrai un homme qui ne doutait de rien, un homme calme et fort, qui ne comprenait rien à ma nature et qui riait de mes chagrins. La puissance de son esprit me fascina entièrement; pendant huit jours je crus qu'il avait le secret du bonheur, qu'il me l'apprendrait, que sa dédaigneuse insouciance me guérirait de mes puériles susceptibilités. Je croyais qu'il avait souffert comme moi, et qu'il avait triomphé de sa sensibilité antérieure. Je ne sais pas encore si je me suis trompée, si cet homme est fort par sa grandeur ou par sa pauvreté.»
Après bien des digressions, elle poursuit sa confession en ces termes: «Enfin je me conduisis à trente ans, comme une fille de quinze ne l'eût pas fait… L'expérience manqua complètement. Je pleurai de souffrance, de dégoût, de découragement. Au lieu de trouver une affection capable de me plaindre et de me dédommager, je ne trouvai qu'une raillerie amère et frivole. Si Prosper Mérimée m'avait comprise, il m'eût peut-être aimée, et s'il m'eût aimée, il m'eût soumise, et si j'avais pu me soumettre à un homme, je serais sauvée, car la liberté me ronge et me tue. Mais il ne me connut pas assez, et au lieu de lui en donner le temps, je me décourageai tout de suite.»
Et voici la conclusion du mélancolique épisode: «Après cette ânerie, je fus plus consternée que jamais, et vous m'avez vue en humeur de suicide très réelle.»
De l'aventure et de la lettre où elle est résumée avec toute la sincérité d'un mea culpa, il sied de retenir cette phrase décisive: «Je ne me convainquis pas assez d'une chose, c'est que j'étais absolument et complètement Lélia.» Elle l'écrit un mois avant la publication du roman, mais déjà elle en avait lu les principaux passages à Sainte-Beuve qui, au lendemain de la lecture, le 10 mars 1833, lui adressait ses félicitations et ses remerciements enthousiastes. Ce morceau d'intime critique littéraire a été publié par M. de Spoëlberch de Lovenjoul, dans la Véritable Histoire de «Elle et Lui.» C'est la consécration du talent ou plutôt du génie de George Sand par le juge le plus avisé:
«Madame, je ne veux pas tarder à vous dire combien la soirée d'hier et ce que j'y ai entendu m'a déjà fait penser depuis, et combien Lélia m'a continué et poussé plus loin encore dans mon admiration sérieuse et mon amitié sentie pour vous… Ce sera votre livre de philosophie, votre vue générale sur le monde et la vie. Tous vos romans suivants en seront éclairés d'en haut et y gagneront une autorité grave qui ne leur serait venue que plus lentement… Je ne vous dirai jamais assez combien j'ai été saisi de tant de fermeté, de suite et d'abondance, à travers des régions si générales, si profondes, si habitées à chaque pas par l'effroi et le vertige. Etre femme, avoir moins de trente ans, et qu'il n'y paraisse en rien au dehors quand on a sondé ces abîmes; porter cette science, qui, à nous, nous dévasterait les tempes et nous blanchirait les cheveux, la porter avec légèreté, aisance, sobriété de discours,—voilà ce que j'admire avant tout. C'est Lélia en vous-même, dans la substance de votre âme, dans ce que vous avez longuement senti et raisonné, dans ce que vous en exprimez si puissamment quand vous voulez le peindre, et aussi dans ce que vous savez en dérober aux yeux sous le simple extérieur et l'habitude ordinaire. Allez, madame, vous êtes une nature bien rare et forte. Quelque corrosive qu'ait été la liqueur dans le calice, le métal du calice est vierge et n'a pas été altéré.»
Si hardie que fût la métaphore, et quoique ce métal vierge dût un peu déconcerter George Sand, elle prêtait aux flatteries et aux louanges de Sainte-Beuve une oreille attentive. C'est lui qui la détermina, si nous en croyons l'Histoire de ma Vie, à publier Lélia. Elle affirme avoir composé d'abord des fragments épars, puis les avoir reliés par le fil d'une donnée romanesque. Toutefois elle mandait à François Rollinat, le 26 mai 1833: «Je t'enverrai un livre que j'ai fait depuis que nous nous sommes quittés. C'est une éternelle causerie entre nous deux. Nous en sommes les plus graves personnages. Quant aux autres, tu les expliqueras à ta fantaisie. Tu iras, au moyen de ce livre, jusqu'au fond de mon âme et jusqu'au fond de la tienne.»
Lélia, c'est donc bien—comme elle se complaisait à le confesser à Sainte-Beuve—George Sand elle-même. L'ouvrage a été conçu et écrit dans l'abattement, dans la désespérance, alors qu'elle s'isolait en sa rêverie pour tracer la synthèse du doute, de la souffrance, et la maladive inquiétude d'une âme errante, incapable de se fixer au rivage d'aucune certitude. «C'est, dit-elle, un livre qui n'a pas le sens commun au point de vue de l'art, mais qui n'en a été que plus remarqué par les artistes, comme une chose d'inspiration spontanée.»
Dans Lélia, de même que dans la Nouvelle Héloïse—et il existe entre ces deux oeuvres des traits de ressemblance caractéristiques—ce n'est point à l'intrigue qu'il faut s'attacher, mais bien au développement prestigieux de la pensée, à l'art de la forme et à l'ampleur du style. Aimée par le jeune poète Sténio, Lélia ne peut l'aimer d'amour. Elle appartient toute à la mélancolie, à la désespérance, qui se sont emparées de son imagination et de son coeur, en tuant chez elle le don de la tendresse. A Sténio elle ne saurait accorder que la sollicitude affectueuse d'une mère ou d'une soeur. Il a d'autres visées. Ce qu'il demande n'est pas ce qu'elle offre. Tout le roman roulera sur ce mécompte, qui n'est pas d'ordre purement métaphysique. Sa confiance, Lélia l'a octroyée à Trenmor, un ancien libertin qui a tué sa maîtresse dans une orgie, est devenu forçat, et au bagne s'est métamorphosé en parangon de vertu, comme plus tard le Jean Valjean des Misérables. Cependant, pour fuir Sténio, elle s'est retirée dans les ruines d'une abbaye qui s'écroulent en une nuit de tempête. Elle est arrachée à la mort par le moine Magnus, une manière de disciple de saint Antoine, mais moins réfractaire à la tentation, et qui est harcelé par tous les aiguillons du désir. C'est un devancier, moins réaliste, de frère Archangias, dans la Faute de l'abbé Mouret. Lélia se désintéresse des troubles de Magnus, mais elle voudrait apaiser ceux du triste et beau Sténio. De ce soin elle charge sa soeur Pulchérie, qu'elle retrouve après bien des années de séparation et qui, au lieu de s'adonner à la métaphysique, prodigue aux hommes des consolations momentanées et mercenaires. Entre les deux soeurs George Sand a ménagé une antithèse qui se peut ainsi résumer: Pulchérie, c'est la courtisane du corps; Lélia, la courtisane de l'âme. Et l'on retrouve là l'écho des controverses de l'auteur avec son amie, l'actrice Marie Dorval.
A la faveur de la nuit, une substitution s'opère, dans une fête de la villa Bambucci. Sténio, qui a passé des heures délicieuses à philosopher avec Lélia, s'aventure dans des appartements sombres et ne reconnaît qu'à l'aube Pulchérie. Désespoir du poète, détresse de Lélia. Seule Pulchérie ne se plaint pas. Désormais Sténio est voué à la débauche, et Lélia au cloître. Elle s'enferme et devient abbesse au couvent des Camaldules, pour régénérer la règle d'observance et faire régner le christianisme intégral, avec la pureté des âges primitifs. Elle pense ramener dans les sentiers de la vertu un cardinal pervers, qui s'intéresse passionnément à la communauté et à la révérende mère abbesse: nous sommes dans une atmosphère moins ascétique que celle de Port-Royal. Sténio, dont l'amour s'est transformé en jalousie et en haine, se déguise en religieuse et vient participer à une conférence contradictoire d'édification, où l'orthodoxie de Lélia triomphe de son diabolique adversaire. Faute de mieux, il essaie d'enlever une des novices, la princesse Claudia. Mais Lélia, vengeresse de l'honneur du couvent, surgit comme un fantôme et entrave ses desseins. Que reste-t-il au poète, sans abbesse, sans novice, sinon de se noyer dans le lac prochain? Il met ce projet à exécution, et il est temps, car le roman est déjà très long, débordant de digressions fastueuses, de descriptions variées et de tirades éloquentes. Lélia, qui n'a pas voulu partager la vie de Sténio, tient à le rejoindre dans la mort. C'est une femme d'un caractère compliqué et contradictoire. Mais l'au delà, paraît-il, ne comporte pas de solutions définitives; car Trenmor, voyant sur le lac, non loin des tombes de Lélia et de Sténio, voltiger deux feux follets qui tantôt se rapprochent, tantôt s'éloignent, se demande si les infortunés ont réussi, dans un effort posthume, à accrocher leurs atomes. Et ce Trenmor, qui est en même temps un grand réformateur, le mystérieux carbonaro et franc-maçon Valmarina, reprend son bâton pour aller soulager d'autres douleurs humaines. La route sera longue.
George Sand, se commentant elle-même, a essayé d'expliquer, dans un morceau adressé à François Rollinat, que les divers personnages de Lélia sont comme les reflets et les modalités de son être, les formes successives de sa pensée et de sa vie: «Magnus, c'est mon enfance, Sténio ma jeunesse, Lélia est mon âge mûr. Trenmor sera ma vieillesse peut-être.» Plus véridique nous apparaît l'interprétation donnée dans la seconde préface du livre, celle de l'édition revue de 1836, d'après laquelle les personnages représentent les divers éléments de synthèse philosophique du dix-neuvième siècle: «Pulchérie, l'épicuréisme héritier des sophismes du siècle dernier; Sténio, l'enthousiasme et la faiblesse d'un temps où l'intelligence monte très haut, entraînée par l'imagination, et tombe très bas, écrasée par une réalité sans poésie et sans grandeur; Magnus, le débris d'un clergé corrompu et abruti.» Quant à Lélia, c'est, au dire de George Sand, «la personnification encore plus que l'avocat du spiritualisme de ces temps-ci; spiritualisme qui n'est plus chez l'homme à l'état de vertu, puisqu'il a cessé de croire au dogme qui le lui prescrivait, mais qui reste et restera à jamais, chez les nations éclairées, à l'état de besoin et d'aspiration sublime, puisqu'il est l'essence même des intelligences élevées.»
La substance des caractères ainsi déterminée, cherchons à préciser les linéaments de ces physionomies. Lélia d'abord. Sténio lui écrit du style le plus tendu et avec des sentiments presque surhumains, à tout le moins suraigus: «J'aurais voulu m'agenouiller devant vous et baiser la trace embaumée de vos pas.» Ceci donne le ton et comme le parfum du livre, où toutes les sensations analysées ont une acuité extrême. Le vrai portrait de Lélia nous est offert au cours d'un bal costumé chez le riche musicien Spuela. Elle a «le vêtement austère et pourtant recherché, la pâleur, la gravité, le regard profond d'un jeune poète d'autrefois.» Et Sténio, qui la contemple avec extase, s'écrie amoureusement: «Regardez Lélia, regardez cette grande taille grecque sous ces habits de l'Italie dévote et passionnée, cette beauté antique dont la statuaire a perdu le moule, avec l'expression de rêverie profonde des siècles philosophiques; ces formes et ces traits si riches; ce luxe d'organisation extérieure dont un soleil homérique a seul pu créer les types maintenant oubliés… Regardez! C'est le marbre sans tache de Galatée avec le regard céleste du Tasse, avec le sourire sombre d'Alighieri. C'est l'attitude aisée et chevaleresque des jeunes héros de Shakespeare; c'est Roméo, le poétique amoureux; c'est Hamlet, le pâle et ascétique visionnaire; c'est Juliette, Juliette demi-morte, cachant dans son sein le poison et le souvenir d'un amour brisé.» Puis l'énumération continue, avec Raphaël, avec Corinne au Capitole, avec le page silencieux de Lara. Et tous ces hommes, et toutes ces femmes, toutes ces idéalités, c'est Lélia!
Elle nous apparaît aussi dans le cadre prestigieux de la nature, et c'est sous le pinceau de George Sand un paysage d'une magie transcendante et d'une perspective infinie: «Hier, à l'heure où le soleil descendait derrière le glacier, noyé dans des vapeurs d'un rose bleuâtre, alors que l'air tiède d'un beau soir d'hiver glissait dans vos cheveux, et que la cloche de l'église jetait ses notes mélancoliques aux échos de la vallée; alors, Lélia, je vous le dis, vous étiez vraiment la fille du ciel. Les molles clartés du couchant venaient mourir sur vous et vous entouraient d'un reflet magique. Vos yeux levés vers la voûte bleue où se montraient à peine quelques étoiles timides, brillaient d'un feu sacré. Moi, poète des bois et des vallées, j'écoutais le murmure mystérieux des eaux, je regardais les molles ondulations des pins faiblement agités, je respirais le suave parfum des violettes sauvages qui, au premier jour tiède qui se présente, au premier rayon de soleil pâle qui les convie, ouvrent leurs calices d'azur sous la mousse desséchée. Mais vous, vous ne songiez point à tout cela; ni les fleurs, ni les forêts, ni le torrent, n'appelaient vos regards. Nul objet sur la terre n'éveillait vos sensations, vous étiez toute au ciel. Et quand je vous montrai le spectacle enchanté qui s'étendait sous nos pieds, vous me dîtes, en élevant la main vers la voûte éthérée: «Regardez cela!» O Lélia! vous soupiriez après votre patrie, n'est-ce pas? vous demandiez à Dieu pourquoi il vous oubliait si longtemps parmi nous, pourquoi il ne vous rendait pas vos ailes blanches pour monter à lui?»
Trenmor, l'ex-forçat devenu presque prophète, est à l'unisson de la ténébreuse Lélia. Il inquiète, il effraie Sténio, qui interroge sa décevante amie: «Quel est donc cet homme pâle que je vois maintenant apparaître comme une vision sinistre dans tous les lieux où vous êtes?… Quand il m'approche, j'ai froid; si son vêtement effleure le mien, j'éprouve comme une commotion électrique.» Et il ajoute: «Avec lui, vous n'êtes jamais gaie. Voyez si j'ai sujet d'être jaloux!»
Quelle est l'origine de cet homme? Lélia l'apprend à Sténio. Il avait des trésors gagnés par l'abjection de ses parents; son père avait été le favori d'une reine galante, sa mère était la servante de sa rivale. Et il en rougissait. Jugez à quel point! «Ses larmes tombaient au fond de sa coupe dans un festin, comme une pluie d'orage dans un jour brûlant.» De son palais il est allé en un cachot, son génie dévoyé l'a conduit au bagne. «On le vit briser ses meubles, ses glaces et ses statues au milieu de ses orgies, et les jeter par les fenêtres au peuple ameuté. On le vit souiller ses lambris superbes et semer son or en pluie sans autre but que de s'en débarrasser, couvrir sa table et ses mets de fiel et de fange, et jeter loin de lui dans la boue des chemins ses femmes couronnées de fleurs.» Pourquoi n'avait-il pas d'amour? Lélia répond: «Parce qu'il n'avait pas de Dieu.» Au bagne, «il versait avec ses larmes une goutte de baume céleste dans des coupes à jamais abreuvées de fiel.» Et voilà l'homme avec qui, en compagnie de Lélia, Sténio n'hésite pas à monter en barque sur le lac endormi! Trenmor, enveloppé d'un manteau sombre, tient la barre du gouvernail, Sténio manie les rames. Un grand calme descend. «La brise tombe tout à coup, comme l'haleine épuisée d'un sein fatigué de souffrir.» Lélia rêve, en regardant le sillage de la barque où palpitent des étoiles. Et Trenmor soupire, en distinguant les arbres du rivage prochain: «Vous ramez trop vite, Sténio, vous êtes bien pressé de nous ramener parmi les hommes.»
Sténio, au gré de certains critiques, c'est Alfred de Musset; mais ils oublient que Lélia, fut composée entre l'été de 1832 et la fin du printemps de 1833, que l'oeuvre était terminée, déjà lue à Sainte-Beuve et livrée à l'imprimeur, lorsque le poète et la femme de lettres se rencontrèrent au mois de juin 1833. Tout au plus Alfred de Musset a-t-il pu fournir l'Inno ebrioso, l'hymne bachique qu'entonne Sténio au cours d'un souper, et dont voici les premières et les dernières strophes, empreintes d'un romantisme éperdu et délirant:
Que le chypre embrasé circule dans mes veines!
Effaçons de mon coeur les espérances vaines,
Et jusqu'au souvenir
Des jours évanouis dontl'importune image,
Comme au fond d'un lac pur un ténébreux nuage,
Troublerait l'avenir!
Oublions, oublions! La suprême sagesse
Est d'ignorer les jours épargnés par l'ivresse,
Et de ne pas savoir
Si la veille était sobre, ou si de nos années
Les plus belles déjà disparaissaient, fanées
Avant l'heure du soir.
Qu'on m'apporte un flacon, que ma coupe remplie
Déborde, et que ma lèvre, en plongeant dans la lie
De ce flot radieux,
S'altère, se dessèche et redemande encore
Une chaleur nouvelle à ce vin qui dévore
Et qui m'égale aux Dieux!
Sur mes yeux éblouis qu'un voile épais descende!
Que ce flambeau confus pâlisse et que j'entende,
Au milieu de la nuit,
Le choc retentissant de vos coupes heurtées,
Comme sur l'Océan les vagues agitées
Par le vent qui s'enfuit!
Et si Dieu me refuse une mort fortunée,
De gloire et de bonheur à la fois couronnée,
Si je sens mes désirs.
D'une rage impuissante immortelle agonie,
Comme un pâle reflet d'une lampe ternie,
Survivre à mes plaisirs,
De mon maître jaloux insultant le caprice,
Que ce vin généreux abrège le supplice
Du corps qui s'engourdit,
Dans un baiser d'adieu que nos lèvres s'étreignent,
Qu'en un sommeil glacé tous mes désirs s'éteignent,
Et que Dieu soit maudit!
En admettant que, dans l'édition remaniée et amplifiée de 1836, Alfred de Musset ait inspiré à George Sand certains traits complémentaires, il n'est pas le Sténio de 1833, l'enfant pur et suave, ainsi dépeint par Trenmor: «Je n'ai point vu de physionomie d'un calme plus angélique, ni de bleu dans le plus beau ciel qui fût plus limpide et plus céleste que le bleu de ses yeux. Je n'ai pas entendu de voix plus harmonieuse et plus douce que la sienne; les paroles qu'il dit sont comme les notes faibles et veloutées que le vent confie aux cordes de la harpe. Et puis sa démarche lente, ses attitudes nonchalantes et tristes, ses mains blanches et fines, son corps frêle et souple, ses cheveux d'un ton si doux et d'une mollesse si soyeuse, son teint changeant comme le ciel d'automne, ce carmin éclatant qu'un regard de vous, Lélia, répand sur ses joues, cette pâleur bleuâtre qu'un mot de vous imprime à ses lèvres, tout cela, c'est un poète, c'est un jeune homme vierge, c'est une âme que Dieu envoie souffrir ici-bas pour l'éprouver avant d'en faire un ange.»
Que deviendra Sténio au contact de Lélia, de Lélia qui définit en ces termes l'amour immatérialisé: «Ce n'est pas une violente aspiration de toutes les facultés vers un être créé, c'est l'aspiration sainte de la partie la plus éthérée de notre âme vers l'inconnu?» Il lui répond, avec des réminiscences d'Hamlet: «Doute de Dieu, doute des hommes, doute de moi-même, si tu veux, mais ne doute pas de l'amour, ne doute pas de ton coeur, Lélia!» Ou bien elle murmure mélancoliquement: «Pauvres hommes, que savons-nous?» Et il lui réplique, avec une précoce sagesse: «Nous savons seulement que nous ne pouvons pas savoir.» Du moins il rêvait de connaître le ciel, et Lélia lui révèle l'enfer. Bien sèche, en effet, pour cette candeur d'adolescent, est la doctrinaire du désenchantement qui, plus encore que Pulchérie, derrière l'amour voit le dégoût, la tristesse, la haine, et semble uniquement susceptible d'aimer, comme la Samaritaine, «celui qui, né parmi les hommes, vécut sans faiblesse et sans péché, celui qui dicta l'Evangile et transforma la morale humaine pour une longue suite de siècles, et dont on peut dire qu'il est vraiment le fils de Dieu.»
Ici-bas, Lélia—et sans doute George Sand—sait où se prendre, mais non pas où se fixer. «Je fus, dit-elle, infidèle en imagination, non seulement à l'homme que j'aimais, mais chaque lendemain me vit infidèle à celui que j'avais aimé la veille.» Encore que ce soit un peu précipité, Lélia avoue ses engouements successifs pour le musicien, le philosophe, le comédien, le poète, le peintre, le sculpteur. «J'embrassai, s'écrie-t-elle, plusieurs fantômes à la fois.» Entendez-vous, ô Alfred de Musset, ô Chopin, ô Michel de Bourges, et vous tous qui formez une longue théorie amoureuse derrière la Muse de Lélia?
A Sténio cependant elle ne peut offrir qu'une tendresse épurée, de platoniques embrassements, «l'amour qu'on connaît au séjour des anges, là où les âmes seules brûlent du feu des saints désirs.» Et le jeune homme, déçu dans ses espérances et ses convoitises, lui jette cet anathème: «Adieu, tu m'as bien instruit, bien éclairé, je te dois la science; maudite sois-tu, Lélia!»
Elle a bu, selon le mot de Trenmor, «les larmes brûlantes des enfants dans la coupe glacée de l'orgueil;» puis, en la solitude du couvent, elle vide son calice parmi le secret de ses nuits mélancoliques. L'homme qu'elle pourrait aimer n'est pas né, et ne naîtra peut-être, dit-elle, que plusieurs siècles après sa mort. Auparavant, il faut que de grandes révolutions s'accomplissent, et d'abord que le catholicisme disparaisse; car, tant qu'il subsistera, «il n'y aura ni foi, ni culte, ni progrès chez les hommes.» Elle a méconnu Sténio et ne commence à en avoir conscience que lorsqu'elle voit, «au bord de l'eau tranquille, sur un tapis de lotus d'un vert tendre et velouté, dormir pâle et paisible le jeune homme aux yeux bleus.» Alors elle assigne à celui qui n'est plus rendez-vous dans l'éternité. Lélia prenait des échéances plus lointaines que George Sand. Celle-là n'offrait à Sténio que des attendrissements après décès. Celle-ci accueillera moins fièrement Alfred de Musset et lui fera même escorte sur la route de Venise. La dame de Nohant n'était pas abbesse des Camaldules.
CHAPITRE IX
ALFRED DE MUSSET ET LE VOYAGE A VENISE
Le succès de Lélia fut prodigieux. Ce roman symbolique, où se retrouve la phraséologie du romantisme, obtint l'adhésion et emporta les éloges des critiques les plus sévères, notamment Sainte-Beuve et Gustave Planche. Celui-ci, qui épancha dans la Revue des Deux Mondes son admiration de classique impénitent, semble n'avoir été pour George Sand qu'un ami littéraire des plus dévoués. Elle s'en explique, sans ambages, au cours des lettres écrites à Sainte-Beuve, en juillet et août 1833: «On le regarde comme mon amant, on se trompe. Il ne l'est pas, ne l'a pas été et ne le sera pas.» Le pauvre Gustave Planche avait les charges de l'emploi, sans en recueillir les bénéfices. Il poussait l'obligeance jusqu'à faire sortir et promener, les jours de congé, le jeune Maurice Dudevant, élève au collège Henri IV. Non content de mettre sa plume au service de George Sand, il provoquait pour elle, en combat singulier—tel un chevalier du moyen âge arborant les couleurs de sa dame—certain Capo de Feuillide qui, dans l'Europe littéraire du 22 août 1833, avait parlé de Lélia irrévérencieusement. Le duel eut lieu, mais l'issue n'en fut pas tragique, aucun des adversaires n'ayant été atteint. Toutefois on assure que la balle de Gustave Planche alla, dans un pré voisin, tuer une vache que Buloz dut payer chèrement à son propriétaire. Seul, en effet, le directeur de la Revue des Deux Mondes était assez cossu pour assumer une si lourde indemnité.
A ce sujet fut composée une complainte, presque aussi longue que celle de Fualdès, et intitulée: «Complainte historique et véritable sur le fameux duel qui survint entre plusieurs hommes de plume, très inconnus dans Paris, à l'occasion d'un livre dont il a été beaucoup parlé de différentes manières, ainsi qu'il est relaté dans la présente complainte.» Il y a vingt-quatre couplets. Citons les trois premiers:
Monsieur Capot de Feuillide
Ayant insulté Lélia,
Monsieur Planche, ce jour-là,
S'éveilla fort intrépide,
Et fit preuve de valeur
Entre midi et une heur!
Il écrivit une lettre
Dans un français très correct,
Se plaignant que, sans respect,
On osât le méconnaître;
Et, plein d'indignation,
Il passa son pantalon.
Buloz, dedans sa chambrette,
Sommeillait innocemment.
Il s'éveille incontinent,
Et bâilla d'un air fort bête,
Lorsque Planche entra soudain,
Un vieux journal à la main.
Et voici la conclusion rimée de cette mémorable affaire, qui ne fit pas verser de sang, mais beaucoup d'encre:
Les combattants en présence
Firent feu des quatre pieds.
Planche tira le premier,
A cent toises de distance;
Feuillide, comme un éclair,
Riposta, cent pieds en l'air.
«Cessez cette boucherie,
Crièrent les assistants,
C'est assez répandre un sang
Précieux à la patrie;
Planche a lavé son affront
Par sa détonation.»
Dedans les bras de Feuillide
Planche s'élance à l'instant,
Et lui dit en sanglotant:
«Nous sommes deux intrépides,
Je suis satisfait vraiment,
Vous aussi probablement.»
Alors ils se séparèrent,
Et depuis ce jour fameux,
Ils vécurent très heureux.
Et c'est de cette manière
Qu'on a enfin reconnu
De George Sand la vertu.
Cette vertu, solennellement attestée, allait cependant subir une nouvelle secousse. Après la rupture avec Jules Sandeau et la courte et fâcheuse épreuve avec Prosper Mérimée, le coeur de George Sand était libre, et Lélia, au milieu de ses travaux, avait du vague à l'âme. Gustave Planche n'était pour elle qu'un officieux et un chargé d'affaires, Sainte-Beuve un confident et presque un confesseur laïque. Elle cherchait d'autres amitiés littéraires. Qui? Nous avons la trace de ses hésitations et de ses tâtonnements. Elle écrit, le 11 mars 1833, à son mentor, Sainte-Beuve: «A propos, réflexion faite, je ne veux pas que vous m'ameniez Alfred de Musset. Il est très dandy, nous ne nous conviendrions pas, et j'avais plus de curiosité que d'intérêt à le voir. Je pense qu'il est imprudent de satisfaire toutes ses curiosités, et meilleur d'obéir à ses sympathies. A la place de celui-là, je veux donc vous prier de m'amener Dumas en l'art de qui j'ai trouvé de l'âme, abstraction faite du talent. Il m'en a témoigné le désir, vous n'aurez donc qu'un mot à lui dire de ma part; mais venez avec lui la première fois, car les premières fois me sont toujours fatales.» Elle se souvenait de Mérimée.
Dumas vint et ne revint pas. Sa belle humeur copieuse ne pouvait s'accommoder de la sensibilité subtile de George Sand. Alors celle-ci se retourne vers Sainte-Beuve, et lui demande d'autres présentations. On essayait de tous les genres, on tâta même des philosophes. Elle écrit, en avril 1833, à son cicérone, qui tenait l'emploi de fourrier ou de pourvoyeur sentimental: «Mon ami, je recevrai M. Jouffroy de votre main.» La livraison ne fut pas faite. Lélia recula devant un personnage aussi grave. «Je crains un peu, dit-elle à Sainte-Beuve, ces hommes vertueux de naissance. Je les apprécie bien comme de belles fleurs et de beaux fruits, mais je ne sympathise pas avec eux; ils m'inspirent une sorte de jalousie mauvaise et chagrine; car, après tout, pourquoi ne suis-je pas comme eux? Je suis auprès d'eux dans la situation des bossus qui haïssent les hommes bien faits; les bossus sont généralement puérils et méchants, mais les hommes bien faits ne sont-ils pas insolents, fats et cruels envers les bossus?»
A l'image de Diogène allumant sa lanterne, George Sand cherchait un homme, moins léger que Sandeau, plus stable que Mérimée, moins affairé que Dumas, plus sociable que Jouffroy. Elle rencontra Alfred de Musset, au mois de juin 1833. Ce fut—si nous en croyons le frère du poète, son biographe et son panégyriste—à un grand dîner offert aux rédacteurs de la Revue chez les Frères provençaux. Paul de Musset ajoute: «Les convives étaient nombreux; une seule femme se trouvait parmi eux. Alfred fut placé près d'elle à table. Elle l'engagea simplement et avec bonhomie à venir chez elle. Il y alla deux ou trois fois, à huit jours d'intervalle, et puis il y prit habitude et n'en bougea plus.» C'est outre mesure précipiter les événements. George Sand ne fut pas tout à fait si expéditive; mais en la calomniant, soit dans la Biographie, soit dans Lui et Elle, Paul de Musset a toujours cru remplir un devoir de famille. Le vrai est que, le 24 juin, Alfred de Musset adressait à George Sand les fameux vers, Après la lecture d'Indiana, puis, quelques jours plus tard, un passage de Rolla qu'il était en train de composer et qu'accompagnait un billet cérémonieux, ainsi conçu:
«Voilà, Madame, le fragment que vous désirez lire, et que je suis assez heureux pour avoir retrouvé, en partie dans mes papiers, en partie dans ma mémoire. Soyez assez bonne pour faire en sorte que votre petit caprice de curiosité ne soit partagé par personne.
«Votre bien dévoué serviteur,
«Alfred de MUSSET.»
Près de deux mois s'écoulent. Lélia paraît dans les premiers jours d'août 1833, puisqu'il en est fait mention au Journal de la Librairie du 10 août. George Sand offre un exemplaire du roman à Alfred de Musset, avec cette dédicace sur le tome premier: «A monsieur mon gamin d'Alfred, George», et cette autre sur le tome II: «A monsieur le vicomte Alfred de Musset, hommage respectueux de son dévoué serviteur, George Sand.» Elle le prenait, on le voit, sur un ton assez familier, et lui-même marquait dans sa correspondance une progression d'intimité qu'il n'est pas sans intérêt de noter. Voici un premier billet, encore réservé d'allure:
«Votre aimable lettre a fait bien plaisir, Madame, à une espèce d'idiot entortillé dans de la flanelle comme une épée de bourgmestre… Que vous ayez le plus tôt possible la fantaisie de perdre une soirée avec lui, c'est ce qu'il vous demande surtout. Votre bien dévoué,
«Alfred de MUSSET.»
Quelques jours plus tard, la camaraderie s'accentue:
«Je suis obligé, Madame, de vous faire le plus triste aveu: je monte la garde mardi prochain; tout autre jour de la semaine ou ce soir même, si vous étiez libre, je suis tout à vos ordres et reconnaissant des moments que vous voulez bien me sacrifier. Votre maladie n'a rien de plaisant, quoique vous ayez envie d'en rire. Il serait plus facile de vous couper une jambe que de vous guérir. Malheureusement on n'a pas encore trouvé de cataplasme à poser sur le coeur. Ne regardez pas trop la lune, je vous en prie, et ne mourez pas avant que nous ayons exécuté ce beau projet de voyage dont nous avons parlé. Voyez quel égoïste je suis; vous dites que vous avez manqué d'aller dans l'autre monde; je ne sais vraiment pas trop ce que je fais dans celui-ci.»
«Tout à vous de coeur.
«Alfred de MUSSET.»
Dans une lettre, c'est souvent le post-scriptum qu'il faut lire avec le plus d'attention, et c'est la formule finale qui laisse volontiers pressentir l'intensité des sentiments. Ici, «tout à vous de coeur» a remplacé «votre bien dévoué serviteur» du début. Puis voici le billet par lequel il accuse réception des deux nouveaux volumes qui lui sont communiqués en bonnes feuilles:
«J'ai reçu Lélia. Je vous en remercie, et, bien que j'eusse résolu de me conserver cette jouissance pour la nuit, il est probable que j'aurai tout lu avant de retourner au corps de garde.
«Si, après avoir raisonnablement trempé vos doigts dans l'encre, vous vous couchez prosaïquement, je souhaite que Dieu vous délivre de votre mal de tête. Si vous avez réellement l'idée d'aller vous percher sur les tours de Notre-Dame, vous serez la meilleure femme du monde, si vous me permettez d'y aller avec vous. Pourvu que je rentre à mon poste le matin, je puis disposer de ma veillée patriotique. Répondez-moi un mot, et croyez à mon amitié sincère.
«Alfred de MUSSET.»
Sur tous les premiers incidents de cette liaison littéraire et sentimentale, l'Histoire de ma Vie est silencieuse, la Correspondance de George Sand, éditée par les soins de son fils, ne contient aucune lettre, la Biographie d'Alfred de Musset par son frère est muette ou de mauvaise foi. Les seuls documents authentiques et dignes de créance sont les lettres de George Sand à Sainte-Beuve, publiées chez Calmann Lévy par M. Emile Aucante avec une introduction de M. Rocheblave, et les lettres inédites d'Alfred de Musset à George Sand que la famille du poète n'a pas voulu laisser imprimer, mais que l'on colporte sous le manteau. Il en a paru des passages dans la biographie d'Alfred de Musset par Arvède Barine, dans les études de M. Maurice Clouard insérées à la Revue de Paris, et dans le volume de M. Paul Mariéton, Une Histoire d'Amour.
Voici, in extenso, le texte de la lettre adressée à madame Sand, 19 quai Malaquais, vers le milieu de juillet, et où Alfred de Musset formule son appréciation sur Lêlia. Il y a de l'amour, c'est-à-dire de l'hyperbole et de la flatterie, dans cet éloge aussi enthousiaste pour la femme que pour le livre:
«Eprouver de la joie à la lecture d'une belle chose faite par un autre, est le privilège d'une ancienne amitié. Je n'ai pas ces droits auprès de vous, Madame; il faut cependant que je vous dise que c'est là ce qui m'est arrivé en lisant Lélia.
»J'étais, dans ma petite cervelle, très inquiet de savoir ce que c'était; cela ne pouvait pas être médiocre, mais enfin ça pouvait être bien des choses, avant d'être ce que cela est. Avec votre caractère, vos idées, votre nature de talent, si vous eussiez échoué là, je vous aurais regardée comme valant le quart de ce que vous valez. Vous savez que malgré tout votre cher mépris pour vos livres, que vous regardez comme des espèces de contre-parties des mémoires de vos boulangers, etc., etc., vous savez, dis-je, que pour moi un livre c'est un homme ou rien. Je me soucie autant que de la fumée d'une pipe, de tous les arrangements, combinaisons, drames, qu'à tête reposée et en travaillant pour votre plaisir vous pourriez imaginer et combiner. Il y a dans Lélia des vingtaines de pages qui vont droit au coeur, franchement, vigoureusement, tout aussi belles que celles de René et Lara. Vous voilà George Sand; autrement vous eussiez été madame une telle, faisant des livres.
«Voilà un insolent compliment. Je ne saurais en faire d'autres. Le public vous les fera. Quant à la joie que j'ai éprouvée, en voici la raison.
«Vous me connaissez assez pour être sûre à présent que jamais le mot ridicule de «Voulez-vous ou ne voulez-vous pas?» ne sortira de mes lèvres avec vous. Il y a la mer Baltique entre vous et moi sous ce rapport. Vous ne pouvez donner que l'amour moral, et je ne puis le rendre à personne (en admettant que vous ne commenciez pas tout bonnement par m'envoyer paître, si je m'avisais de vous le demander); mais je puis être, si vous m'en jugez digne, non pas même votre ami—c'est encore trop moral pour moi—mais une espèce de camarade sans conséquence et sans droits, par conséquent sans jalousie et sans brouilles, capable de fumer votre tabac, de chiffonner vos peignoirs, et d'attraper des rhumes de cerveau en philosophant avec vous sous tous les marronniers de l'Europe moderne. Si, à ce titre, quand vous n'avez rien à faire, ou envie de faire une bêtise (comme je suis poli!) vous voulez bien de moi pour une heure ou une soirée, au lieu d'aller ces jours-là chez madame une telle, faisant des livres, j'aurai affaire à mon cher monsieur George Sand, qui est désormais pour moi un homme de génie. Pardonnez-moi de vous le dire en face, je n'ai aucune raison pour mentir.
«A vous de coeur.
«Alfred de MUSSET.»
Lélia avait servi d'entrée en matière ou de prétexte. Sous le couvert de la littérature, la déclaration était faite, par un artifice analogue à cette figure de rhétorique qui s'appelle la prétérition. L'aveu ne semble pas avoir été mal accueilli. Très peu de jours après, Alfred de Musset, qui avait un joli talent de dessinateur et surtout de caricaturiste, adresse à sa correspondante un petit portrait crayonné avec ces mots: «Mon cher George, vos beaux yeux noirs que j'ai outragés hier, m'ont trotté dans la tête ce matin. Je vous envoie cette ébauche, toute laide qu'elle est, par curiosité, pour voir si vos amis la reconnaîtront et si vous la reconnaîtrez vous-même.
Good night. I am gloomy to-day.»
Nous approchons de l'instant décisif. Les lettres d'Alfred de Musset se font de plus en plus familières. En voici une dont la date est sûre—28 juillet—comme on peut le constater par l'article qu'elle vise dans le Journal des Débats et qui traitait avec dédain le Spectacle dans un fauteuil et les Contes d'Espagne et d'Italie:
«Je crois, mon cher George, que tout le monde est fou ce matin. Vous qui vous couchez à quatre heures, vous m'écrivez à huit. Moi qui me couche à sept, j'étais tout grand éveillé au beau milieu de mon lit, quand votre lettre est venue. Mes gens auront pris votre commissionnaire pour un usurier, car on l'a renvoyé sans réponse. Comme j'étais en train de vous lire et d'admirer la sagesse de votre style, arrive un de mes amis (toujours à huit heures) lequel ami se lève ordinairement à deux heures de l'après-midi. Il était cramoisi de fureur contre un article des Débats où l'on s'efforce, ce matin même, de me faire un tort commercial de quelques douzaines d'exemplaires. En vertu de quoi j'ai essayé mon rasoir dessus.
«J'irai certainement vous voir à minuit. Si vous étiez venue hier soir, je vous aurais remerciée sept fois comme ange consolateur et demi, ce qui fait bien proche de Dieu. J'ai pleuré comme un veau pour faire ma digestion, après quoi je suis accouché par le forceps de cinq vers et une(?) hémistiche, et j'ai mangé un fromage à la crème qui était tout aigre.
«Que Dieu vous conserve en joie, vous et votre progéniture, jusqu'à la vingt-et-unième génération.
Yours truly
Alfred de MUSSET.
George Sand, qui avait en si peu de temps éprouvé de tels déboires d'amour, affectait-elle de ne pas entendre les sollicitations du poète? Ou voulait-elle—ce qui est bien féminin—l'amener et l'obliger à des supplications encore plus pressantes? Toujours est-il que l'auteur de la Ballade à la Lune dut mettre les points sur les i et formuler sa requête sentimentale. Il le fit dans une lettre naïve et touchante, exempte de cet insupportable dandysme qui recherchait les mots et le genre anglais:
«Mon cher George, j'ai quelque chose de bête et de ridicule à vous dire: Je vous l'écris sottement, au lieu de vous l'avoir dit, je ne sais pourquoi, en rentrant de cette promenade. J'en serai désolé ce soir. Vous allez me rire au nez, me prendre pour un faiseur de phrases dans tous mes rapports avec vous jusqu'ici. Vous me mettrez à la porte et vous croirez que je mens. Je suis amoureux de vous, je le suis depuis le premier jour où j'ai été chez vous. J'ai cru que je m'en guérirais tout simplement, en vous voyant à titre d'ami. Il y a beaucoup de choses dans votre caractère qui pourraient m'en guérir. J'ai tâché de me le persuader tant que j'ai pu; mais je paye trop cher les moments que je passe avec vous. J'aime mieux vous le dire, et j'ai bien fait, parce que je souffrirai bien moins pour m'en guérir à présent, si vous me fermez votre porte.
«Cette nuit, pendant que (ces deux derniers mots ont été biffés par George Sand à la plume, et la ligne suivante est coupée aux ciseaux dans la lettre originale d'Alfred de Musset.)
«J'avais résolu de vous faire dire que j'étais à la campagne, mais je ne veux pas vous faire de mystères, ni avoir l'air de me brouiller sans sujet. Maintenant, George, vous allez dire: «Encore un qui va m'ennuyer!» comme vous dites. Si je ne suis pas tout à fait le premier venu pour vous, dites-moi, comme vous me l'auriez dit hier en me parlant d'un autre, ce qu'il faut que je fasse. Mais, je vous en prie, si vous voulez me dire que vous doutez de ce que je vous écris, ne me répondez plutôt pas du tout. Je sais comme vous pensez de moi, et je n'espère rien en vous disant cela. Je ne puis qu'y perdre une amie et les seules heures agréables que j'ai passées depuis un mois. Mais je sais que vous êtes bonne, que vous avez aimé, et je me confie à vous, non pas comme à une maîtresse, mais comme à un camarade franc et loyal. George, je suis un fou de me priver du plaisir de vous voir pendant le peu de temps que vous avez encore à passer à Paris, avant votre voyage à la campagne et votre départ pour l'Italie, où nous aurions passé de belles nuits, si j'avais de la force. Mais la vérité est que je souffre et que la force me manque.
«Alfred de MUSSET.»
On n'a pas, par grand malheur, la réponse de George Sand à cette épître qui fleure un parfum de sincérité juvénile. Ce ne dut être ni un acquiescement ni un refus, mais une parole de vague espérance qui maintenait et surexcitait l'exaltation du poète. Il est au seuil de la Terre promise et il se désespère, dans une autre lettre qu'on n'a jamais entièrement citée. La voici en sa teneur intégrale:
«Je voudrais que vous me connaissiez mieux, que vous voyiez qu'il n'y a dans ma conduite envers vous ni rouerie ni orgueil affecté, et que vous ne me fassiez pas plus grand ni plus petit que je ne suis. Je me suis livré sans réflexion au plaisir de vous voir et de vous aimer. Je vous ai aimée, non pas chez vous, près de vous, mais ici, dans cette chambre où me voilà seul à présent. C'est là que je vous ai dit ce que je n'ai dit à personne.
«Vous souvenez-vous que vous m'avez dit un jour que quelqu'un vous avait demandé si j'étais Octave ou Célio, et que vous aviez répondu: «Tous les deux, je crois?» Ma folie a été de ne vous en montrer qu'un, George, et quand l'autre a parlé, vous lui avez répondu comme à…
(Les deux lignes suivantes ont été coupées.)
«A qui la faute? A moi. Plaignez ma triste nature qui s'est habituée à vivre dans un cercueil scellé, et haïssez les hommes qui m'y ont forcé. «Voilà un mur de prison, disiez-vous hier, tout viendrait s'y briser.»—Oui, George, voilà un mur; vous n'avez oublié qu'une chose, c'est qu'il y a derrière un prisonnier.
«Voilà mon histoire tout entière, ma vie passée, ma vie future. Je serai bien avancé, bien heureux, quand j'aurai barbouillé de mauvaises rimes les murs de mon cachot. Voilà un beau calcul, une belle organisation, de rester muet en face de l'être qui peut vous comprendre, et de faire de ses souffrances un trésor sacré pour le jeter dans toutes les voiries, dans tous les égouts, à six francs l'exemplaire. Pouah!
«Plaignez-moi, ne me méprisez pas. Puisque je n'ai pu parler devant vous, je mourrai muet. Si mon nom est écrit dans un coin de votre coeur, quelque faible, quelque décolorée qu'en soit l'empreinte, ne l'effacez pas. Je puis embrasser une fille galeuse et ivre-morte, mais je ne puis embrasser ma mère.
«Aimez ceux qui savent aimer, je ne sais que souffrir. Il y a des jours où je me tuerais; mais je pleure ou j'éclate de rire; non pas aujourd'hui, par exemple.
«Adieu, George, je vous aime comme un enfant.»
L'appel de Musset fut entendu, sa prière exaucée, dans les tout premiers jours d'août. On le peut pressentir, d'après une lettre que George Sand adressait à Sainte-Beuve le 3 août et où elle semble secouer le pessimisme de Lélia. Son aversion, récemment déclarée, pour l'amour n'est plus irréductible. «Quoique j'en médise souvent, écrit-elle, comme je fais de mes plus saintes convictions aux heures où le démon m'assiège, je sais bien qu'il n'y a que cela au monde de beau et de sacré.» Vite, elle éprouve le besoin de crier sa passion, de la rendre publique et de l'arborer comme une cocarde. Elle s'en ouvre à Sainte-Beuve, le 25 août, dans les termes les plus explicites; car elle veut qu'il voie clair dans sa conduite, qu'il connaisse ses actions et ses intentions:
«Je me suis énamourée, et cette fois très sérieusement, d'Alfred de Musset. Ceci n'est plus un caprice, c'est un attachement senti… Il ne m'appartient pas de promettre à cette affection une durée qui vous la fasse paraître aussi sacrée que les affections dont vous êtes susceptible. J'ai aimé une fois pendant six ans[1], une autre fois pendant trois[2], et, maintenant, je ne sais pas de quoi je suis capable. Beaucoup de fantaisies ont traversé mon cerveau, mais mon coeur n'a pas été aussi usé que je m'en effrayais; je le dis maintenant parce que je le sens.
[Note 1: Aurélien de Sèze.]
[Note 2: Jules Sandeau.]
«Loin d'être affligée et méconnue[3], je trouve cette fois une candeur, une loyauté, une tendresse qui m'enivrent. C'est un amour de jeune homme et une amitié de camarade. C'est quelque chose dont je n'avais pas l'idée, que je ne croyais rencontrer nulle part, et surtout là.
[Note 3: Ceci est un retour vers Prosper Mérimée.]
«Je l'ai niée, cette affection, je l'ai repoussée, je l'ai refusée d'abord, et puis je me suis rendue, et je suis heureuse de l'avoir fait. Je m'y suis rendue par amitié plus que par amour, et l'amour que je ne connaissais pas s'est révélé à moi sans aucune des douleurs que je croyais accepter.»
Après cette affirmation qui n'est flatteuse ni pour Casimir Dudevant, ni pour Aurélien de Sèze, ni pour Jules Sandeau, ni pour Prosper Mérimée, George Sand ajoute, comme si elle réclamait la bénédiction d'un confesseur:
«Je suis heureuse, remerciez Dieu pour moi… Si vous êtes étonné et effrayé peut-être de ce choix, de cette réunion de deux êtres qui, chacun de leur côté, niaient ce qu'ils ont cherché et trouvé l'un dans l'autre, attendez, pour en augurer les suites, que je vous aie mieux raconté ce nouveau roman… Je ne sais pas si ma conduite hardie vous plaira. Peut-être trouverez-vous qu'une femme doit cacher ses affections. Mais je vous prie de voir que je suis dans une situation tout à fait exceptionnelle, et que je suis forcée de mettre désormais ma vie privée au grand jour.»
Pour avancer dans cette voie sans encombre, elle demande l'assistance de deux ou trois nobles âmes, entre lesquelles est Sainte-Beuve, et elle conclut sur le mode mystique: «Ce sont des frères et des soeurs que je retrouverai dans le sein de Dieu au bout du pèlerinage.» Un mois plus tard, elle reprend son hosannah, dans une lettre du 19 septembre au même Sainte-Beuve: «Je suis heureuse, très heureuse, mon ami. Chaque jour je m'attache davantage à lui; chaque jour je vois s'effacer de lui les petites choses qui me faisaient souffrir; chaque jour je vois luire et briller les belles choses que j'admirais. Et puis encore, par dessus tout, ce qu'il est, il est bon enfant, et son intimité m'est aussi douce que sa préférence m'a été précieuse. Vous êtes heureux aussi, mon ami. Vous aimez, vous êtes aimé. Tant mieux. Après tout, voyez-vous, il n'y a que cela de bon sur la terre. Le reste ne vaut pas la peine qu'on se donne pour manger et dormir tous les jours.»
Pendant que George Sand épanchait ainsi ses confessions et son bonheur, Alfred de Musset s'était installé chez elle. De cette vie nouvelle, où la délicatesse du poète supportait malaisément certains bohêmes, hôtes familiers du logis, Paul de Musset nous a tracé, dans Lui et Elle, une peinture un peu chargée. George Sand eut tôt fait, d'ailleurs, d'écarter ceux de ses amis, de vieille ou fraîche date, qui déplaisaient à son aristocratique compagnon. Il semble, toutefois, qu'Alfred de Musset, au début, ne témoigna pas des répugnances aussi vives, non plus que des exigences aussi acariâtres; car c'est la belle humeur qui domine dans les versiculets par lui consacrés à peindre les réunions du quai Malaquais:
George est dans sa chambrette
Entre deux pots de fleurs,
Fumant sa cigarette,
Les yeux baignés de pleurs.
Buloz, assis par terre,
Lui fait de doux serments;
Solange par derrière
Gribouille ses romans.
Planté comme une borne,
Boucoiran tout mouillé
Contemple d'un oeil morne
Musset tout débraillé.
Dans le plus grand silence,
Paul, se versant du thé,
Ecoute l'éloquence.
De Ménard tout crotté.
Planche saoûl de la veille
Est assis dans un coin
Et se cure l'oreille
Avec le plus grand soin.
La mère Lacouture
Accroupie au foyer
Renverse la friture
Et casse un saladier.
De colère pieuse
Guéroult tout palpitant
Se plaint d'une dent creuse
Et des vices du temps.
Pâle et mélancolique,
D'un air mystérieux,
Papet, pris de colique,
Demande où sont les lieux.
Aussi bien les plaisanteries et les mystifications étaient à la mode dans ce milieu jeune et joyeux, d'où l'on élimina Gustave Planche, sous prétexte qu'il manquait de tenue, en réalité parce qu'il avait été épris de George Sand et la traitait sur un ton familier de camaraderie. Le critique atrabilaire s'éloigna en maugréant et en gardant rancune à Musset de l'avoir évincé. Il y avait, quai Malaquais, des inventions drôlatiques que n'eussent pas désavouées les héros folâtres d'Henri Murger. Témoin ce dîner où figuraient plusieurs rédacteurs de la Revue, notamment le sévère Lerminier. On lui donna pour voisin de table le mime Debureau qui, ce soir-là, avait revêtu, au lieu du blanc costume de Pierrot, l'habit noir et la mine grave d'un diplomate anglais. Tout le long du repas, il garda le silence professionnel. C'est seulement au dessert, après une dissertation copieuse de Lerminier sur la politique étrangère, qu'il voulut expliquer à sa manière l'équilibre européen. Il lança son assiette en l'air, la reçut et la fit tournoyer sur la pointe du couteau. Lerminier n'avait jamais entendu interpréter de la sorte les traités de 1815.
Cependant la place d'Alfred de Musset était demeurée vide. On regrettait vivement son absence. Le dîner fut servi assez mal par une jeune servante très novice, en costume de Cauchoise, «avec le jupon court, les bas à côtes, la croix d'or au cou et les bras nus.» Elle commettait maladresse sur maladresse, mais plusieurs des convives la regardaient avec intérêt. Troublée sans doute, elle laissait tomber les plats, posait les assiettes à l'envers, et, pendant la conférence sur l'équilibre européen, elle versa le contenu d'une carafe sur le crâne et dans le cou de Lerminier. La Normande appétissante n'était autre qu'Alfred de Musset que personne n'avait reconnu sous son déguisement. Seule George Sand était dans la confidence. La Cauchoise prit place à table à côté du diplomate, et l'on imagine si la soirée s'acheva gaiement.
Au mois de septembre, les deux amants, lassés du tumulte de Paris et peut-être aussi de la surveillance indiscrète qu'exerçait Paul de Musset, se rendirent à Fontainebleau. Ils y passèrent plusieurs semaines. De ce séjour on retrouve la trace dans l'oeuvre de l'un et l'autre écrivain, dans le Souvenir et la Confession d'un enfant du siècle, de même que dans divers romans, préfaces ou pages détachées de George Sand. C'est là qu'ils conçurent le projet d'un voyage en Italie qui, deux mois après, se réalisait. On a peine à croire, avec Arvède Barine, que déjà à Fontainebleau Alfred de Musset ait manifesté ces écarts de caractère, ces violences d'humeur dont s'accuse Octave dans la Confession d'un enfant du siècle. Nous n'avons pas le droit d'accueillir à la lettre et d'imputer au poète toutes les défaillances d'un personnage d'imagination qui n'est pas exactement son double. Certes il y a un trait d'éternelle vérité dans les vers fameux:
Ah! malheur à celui qui laisse la débauche
Planter le premier clou sous sa mamelle gauche!
Le coeur d'un homme vierge est un vase profond;
Lorsque la première eau qu'on y verse est impure,
La mer y passerait sans laver la souillure,
Car l'abîme est immense et la tache est au fond.
Alfred de Musset était libertin, buveur et fantasque; mais à Fontainebleau il aimait George Sand avec toute l'ardeur du premier enthousiasme, et ne pouvait manquer de se contraindre. Plus tard il donnera à ses vices, à ses soupçons et à ses violences, libre carrière avec frénésie.
Le voyage en Italie décidé, il s'agissait d'obtenir, d'une part l'assentiment de madame de Musset mère, de l'autre celui de M. Dudevant. Il ne tenait pas beaucoup de place dans l'existence de George Sand, mais il restait, somme toute, un mari et allait être obligé de s'occuper de la petite Solange, rentrée à Nohant, et de veiller sur Maurice, élève au collège Henri IV, sortant le dimanche chez sa grand'mère Dupin.
Alfred de Musset, dans l'intervalle de ses débauches et des hallucinations qui déjà le hantaient durant l'excursion à Franchard près de Fontainebleau, était d'une humeur joyeuse et même gamine, qui contrastait avec la rêverie sentimentale et lyrique de George Sand. Il atteste cette gaieté naturelle dans la série de dessins, de croquis et de caricatures que possède M. de Spoëlberch de Lovenjoul. On y voit de nombreuses esquisses représentant George Sand, «le nez légèrement busqué, la bouche sensuelle, l'oeil impérieux»; un Mérimée dédaigneux, avec cette légende: Carvajal renfonçant une expansion; un Sainte-Beuve sournoisement paterne, orné de cette devise: le bedeau du temple de Gnide canonisant une demoiselle infortunée; un jeune homme à la chevelure ondée, à la redingote serrée comme autour d'un corset, qui figure Musset dessiné par lui-même, et au-dessous: Don Juan allant emprunter dix sous pour payer son idéale et enfoncer Byron; enfin un oeil, une bouche, une mèche de cheveux, une verrue où se hérisse un poil, un bonnet grec, le tout symbolisant François Buloz, avec ce commentaire: Fragments de la Revue trouvés dans une caisse vide. Suivent des types humoristiques, comme ceux qui illustreront les Comédies et Proverbes, et qui sont ici dénommés: «Le chevalier Colombat du Roseau vert, l'abbé Potiron de Vent du soir, le baron Prétextat de Clair de lune, le marquis Gérondif de Pimprenelle.»
Tous ces croquis et nombre d'autres sont réunis dans un album qui a appartenu à George Sand. Sur le premier feuillet figure une inscription, sinueuse et désordonnée, ainsi conçue:
«Le public est prié de ne pas se méprendre.
Ceci est l'album de George Sand,
Le réceptacle informe de ses aberrations mentales
Et autres.
Je soussigné, Mussaillon Ier,
Déclare que mon album n'est pas si cochonné que ça.
Celui qui a inscrit son nom
Sur ce stupide album n'est qu'un vil facétieux.
Il est vexant d'être accusé des turpitudes de George Sand
MUSSAILLON Ier.»
Ce tempérament d'enfant gâté, à la fantaisie débridée et maladive, aux soubresauts nerveux et convulsifs, presque hystériques, s'accordait, au début, avec les instincts maternels de George Sand. Il avait de soudains caprices qu'il fallait immédiatement satisfaire. Autour de lui, dans sa famille, on avait pris l'habitude de lui céder. Pourtant, le projet ou plutôt l'idée fixe du voyage en Italie rencontra une résistance inusitée. Sur ce point, Paul de Musset semble avoir dit vrai dans la Biographie, quand il relate qu'aux premières ouvertures d'Alfred leur mère répondit: «Jamais je ne donnerai mon consentement à un voyage que je regarde comme une chose dangereuse et fatale. Je sais que mon opposition sera inutile et que tu partiras, mais ce sera contre mon gré et sans ma permission.» Devant les larmes de sa mère, il parut céder et alla donner contre-ordre aux préparatifs d'un départ tout prochain. George Sand ne se résigna pas si aisément. Voici comment elle intervint le jour même, si nous en croyons Paul de Musset: «Ce soir-là, vers neuf heures, notre mère était seule avec sa fille au coin de feu, lorsqu'on vint lui dire qu'une dame l'attendait à la porte dans une voiture de place, et demandait instamment à lui parler. Elle descendit accompagnée d'un domestique. La dame inconnue se nomma; elle supplia cette mère désolée de lui confier son fils, disant qu'elle aurait pour lui une affection et des soins maternels. Les promesses ne suffisant pas, elle alla jusqu'aux serments. Elle y employa toute son éloquence, et il fallait qu'elle en eût beaucoup, puisqu'elle vint à bout d'une telle entreprise. Dans un moment d'émotion, le consentement fut arraché.»
Selon ce récit, George Sand aurait réussi, par des paroles dorées, à consommer sans violence l'enlèvement ou plutôt le détournement d'un jeune homme à peine sorti de minorité. C'est à peu près la même version que nous donne madame de Musset dans une lettre écrite le 10 avril 1859, après l'apparition de Lui et Elle, et qui a été rendue publique grâce à M. Maurice Clouard,[4] vigilant gardien de la mémoire d'Alfred de Musset. Elle rapporte, en des termes analogues à ceux de la Biographie, la venue de George Sand dans un fiacre, 59 rue de Grenelle: «Je montai dans cette voiture, dit madame de Musset, voyant une femme seule. C'était Elle. Alors elle employa toute l'éloquence dont elle était maîtresse à me décider à lui confier mon fils, me répétant qu'elle l'aimerait comme une mère, qu'elle le soignerait mieux que moi. Que sais-je? La sirène m'arracha mon consentement. Je lui cédai, tout en larmes et à contre-coeur, car il avait une mère prudente, bien qu'elle ait osé dire le contraire dans Elle et Lui.»
[Note 4: Alfred de Musset et George Sand, par M. Maurice Clouard, dans la Revue de Paris du 15 août 1896.]
Quand elle rédigeait cette lettre aigrie et portait cette accusation, madame de Musset était enfiévrée par le conflit de récriminations rétrospectives qui avait suivi la mort de son fils et où, de part et d'autre, on eut le tort de batailler sur une tombe. Elle oubliait que, vingt-cinq ans plus tôt, le 17 mars 1834, elle écrivait de Paris à Alfred, malade à Venise: «J'ai une bien grande reconnaissance pour madame Sand et pour tous les soins qu'elle t'a donnés. Que serais-tu devenu sans elle? C'est affreux à penser.» A distance, la gratitude s'est transformée en invectives et en calomnies.
N'est-il donc pas possible d'analyser de sang-froid les torts respectifs de deux êtres de génie, doués de caractères foncièrement incompatibles, au cours de ce voyage qui leur semblait une échappée vers quelque Terre promise? Paul de Musset, âme cancanière et rancunière, note qu'il les conduisit, «par une soirée brumeuse et triste, jusqu'à la malle-poste où ils montèrent au milieu de circonstances de mauvais augure.» Est-ce parce qu'ils partaient le jeudi 13 décembre? Dans Lui et Elle, Pierre—lisez Paul—qui accompagne les voyageurs, observe que leur voiture était la treizième, qu'elle heurta la borne sous la porte cochère des messageries et renversa, au coin de la rue Jean-Jacques Rousseau, un tonneau de porteur d'eau et l'homme qui le traînait. Voilà, dans la fiction, et sans doute aussi dans la réalité, ce que Paul de Musset appelait «des circonstances de mauvais augure!»
L'Histoire de ma Vie, où George Sand glisse sur ce voyage comme chat sur braise et mentionne à peine le nom de son compagnon, en indiquant assez étrangement qu'elle regrettait de ne pas avoir ses enfants avec elle, fournit cependant quelques détails pour le trajet en bateau à vapeur de Lyon à Avignon. Ils lièrent connaissance avec Beyle, qui, sous le pseudonyme de Stendhal, a publié des oeuvres vantées outre mesure par toute une école légèrement fétichiste, éprise de cette manière sèche, satirique et coupante. Il regagnait Civita-Vecchia, où il occupait vaguement un poste de consul. George Sand signale le brillant de sa conversation et l'amertume de son esprit, immuablement dédaigneux et moqueur. «Je ne crois pas, dit-elle, qu'il fût méchant; il se donnait trop de peine pour le paraître.» C'était une affectation, une pose. En deux jours elle eut fait le tour de cette intelligence que plusieurs déclarent si profonde et si complexe. Au Pont-Saint-Esprit, «il fut d'une gaieté folle, se grisa raisonnablement, et, dansant autour de la table avec ses grosses bottes fourrées, devint quelque peu grotesque et pas du tout joli.» A Avignon, il manifesta ses sentiments esthétiques et son horreur de l'idolâtrie, en apostrophant dans une église un vieux christ en bois peint, énorme et fort laid, auquel il montrait le poing furieusement.
On se sépara à Marseille sans regret. Beyle apparaissait ennuyeux, fatigant et même obscène en ses propos. Il se rendait à Gênes par la voie de terre. «Je confesse, dit George Sand, que j'avais assez de lui, et que, s'il eût pris la mer, j'aurais peut-être pris la montagne. C'était, du reste, un homme éminent—ajoute-t-elle avec bienveillance—d'une sagacité plus ingénieuse que juste en toutes choses appréciées par lui, d'un talent original et véritable, écrivant mal, et disant pourtant de manière à frapper et à intéresser vivement ses lecteurs.»
De Marseille George Sand adressait, le 18 décembre, à son fils Maurice une lettre qu'elle ne montra sans doute pas à Alfred de Musset. Elle ne pouvait tenir à l'un et à l'autre le même langage. Il lui fallait être maternelle en partie double. «Mon cher petit, écrivait-elle au collégien, je vais m'embarquer sur la mer pour aller en Italie. Je n'y resterai pas longtemps; ne te chagrine pas. Ma santé me force à passer quelque temps dans un pays chaud. Je retournerai près de toi, le plus tôt possible. Tu sais bien que je n'aime pas à vivre loin de mes petits miochons, bien gentils tous deux, et que j'aime plus que tout au monde. Je voudrais bien vous avoir avec moi et vous mener partout où je vais.» En vérité, Maurice et Solange eussent été plutôt gênants durant ce voyage sentimental, et les raisons de santé qu'invoque George Sand ne nous semblent pas péremptoires. La fièvre la prit à Gênes dont le climat lui était défavorable, et c'est là aussi que surgirent ses premiers dissentiments avec Alfred de Musset. Sur ce point Lui et Elle, par miracle, ne contredit pas Elle et Lui. Dans l'un et l'autre roman, Gênes est le théâtre des querelles naissantes entre Laurent et Thérèse, entre Olympe et Edouard de Falconey. La version de George Sand est assez imprécise: on est en présence d'un jeune homme paresseux et dissipé, ou même dissolu. La fiction de Paul de Musset reproche, au contraire, à la jeune femme d'avoir tenu des propos étranges devant deux Italiens, de familles patriciennes, avec qui ils avaient fait la traversée et qu'ils retrouvaient à Gênes. Comme on parlait de la défense de cette ville par Masséna, elle aurait raconté que, «dans ce temps-là, sa mère accompagnait à l'armée un officier supérieur, à qui son père l'enleva pour l'épouser, et que sa naissance avait été un résultat si prompt de cette union que la célébration du mariage avait précédé d'un mois seulement son entrée en ce monde.» Malgré le mécontentement de son ami et l'étonnement des deux Italiens, elle insista, paraît-il, en raillant les préjugés de gentilhommerie et en vantant sa mère qui était une femme forte, obéissant au voeu de la nature.
Nous laisserons cette aventure pour compte à l'auteur de Lui et Elle, d'autant que nul indice n'en vient manifester l'authenticité et qu'elle doit émaner de l'imagination haineuse et perfide de Paul de Musset.
Du voyage par mer de Gênes à Livourne, de la visite à Pise et du séjour à Florence, ni George Sand ni son compagnon ne semblent avoir voulu nous transmettre d'autre trace que la simple notation de leur itinéraire. On sait que, sur tout cet épisode, Alfred de Musset observa un silence qui contraste avec les commérages tardifs et malsonnants que colporta son frère, lorsque la volonté du poète ne fut plus là pour lui fermer la bouche et lui arrêter la plume. George SDu voyage par mer de Gênes à Livourne, de la visite à Pise et du séjourand, dans l'Histoire de ma Vie, relate simplement qu'ils jouèrent à pile ou face s'ils iraient à Venise ou à Rome. «Venise face retomba dix fois sur le plancher.» Par Bologne et Ferrare, ils gagnèrent Venise, où le passeport d'Alfred de Musset fut visé le 19 janvier 1834. Le «bon pour séjour» porte la signature du consul de France, Silvestre de Sacy.
L'arrivée à Venise, qui a inspiré tant d'écrivains, ne pouvait manquer de solliciter la plume de George Sand. Elle l'a décrite dans une page, retrouvée et publiée par le vicomte de Spoëlberch de Lovenjoul, et qu'on peut regarder soit comme le début d'un roman abandonné, soit comme un morceau d'autobiographie. L'héroïne est atteinte de cette même fièvre qui depuis Gênes n'avait pas quitté la compagne d'Alfred de Musset. Il y a là des traits qui n'appartiennent pas au domaine de la fiction:
«Il était dix heures du soir lorsque le misérable legno, qui nous cahotait depuis le matin sur la route sèche et glacée, s'arrêta à Mestre. C'était une nuit de janvier sombre et froide. Nous gagnâmes le rivage dans l'obscurité. Nous descendîmes à tâtons dans une gondole. Le chargement de nos paquets fut long. Nous n'entendions pas un mot de vénitien. La fièvre me jetait dans une apathie profonde. Je ne vis rien, ni la grève, ni l'onde, ni la barque, ni le visage des bateliers. J'avais le frisson, et je sentais vaguement qu'il y avait dans cet embarquement quelque chose d'horriblement triste. Cette gondole noire, étroite, basse, fermée de partout, ressemblait à un cercueil. Enfin je la sentis glisser sur le flot… Il faisait si noir que nous ne savions pas si nous étions en pleine mer ou sur un canal étroit et bordé d'habitations. J'eus, un instant, le sentiment de l'isolement. Dans ces ténèbres, dans ce tête-à-tête avec un enfant que ne liait point à moi une affection puissante, dans cette arrivée chez un peuple dont nous ne connaissions pas un seul individu et dont nous n'entendions pas même la langue, dans le froid de l'atmosphère dont l'abattement de la fièvre ne me laissait plus la force de chercher à me préserver, il y avait de quoi contrister une âme plus forte que la mienne. Mais l'habitude de tout risquer à tout propos m'a donné un fond d'insouciance plus efficace que toutes les philosophies. Qui m'eût prédit que cette Venise, où je croyais passer en voyageur, sans lui rien donner de ma vie, et sans en rien recevoir, sinon quelques impressions d'artiste, allait s'emparer de moi, de mon être, de mes passions, de mon présent, de mon avenir, de mon coeur, de mes idées, et me ballotter comme la mer ballotte un débris, en le frappant sur ses grèves jusqu'à ce qu'elle l'ait rejeté au loin, et, faible jouet, avec mépris? Qui m'eût prédit que cette Venise allait me séparer violemment de mon idole, et me garder avec jalousie dans son enceinte implacable, aux prises avec le désespoir, la joie, l'amour et la misère?… Tout à coup Théodore, ayant réussi à tirer une des coulisses qui servent de double persienne aux gondoles, et regardant à travers la glace, s'écria:—Venise!»
Suit une description qui mérite d'être citée, car elle donne une impression à la fois véridique et pittoresque:
«Quel spectacle magique s'offrait à nous à travers ce cadre étroit! Nous descendions légèrement le superbe canal de la Giudecca; le temps s'était éclairci, les lumières de la ville brillaient au loin sur ces vastes quais qui font une si large et si majestueuse avenue à la cité reine! Devant nous, la lune se levait derrière Saint-Marc, la lune mate et rouge, découpant sous son disque énorme des sculptures élégantes et des masses splendides. Peu à peu, elle blanchit, se contracta, et, montant sur l'horizon au milieu de nuages lourds et bizarres, elle commença d'éclairer les trésors d'architecture variée qui font de la place Saint-Marc un site unique dans l'univers.
«Au mouvement de la gondole, qui louvoyait sur le courant de la Giudecca, nous vîmes passer successivement sur la région lumineuse de l'horizon la silhouette de ces monuments d'une beauté sublime, d'une grandeur ou d'une bizarrerie fantastique: la corniche transparente du palais ducal, avec sa découpure arabe et ses campaniles chrétiens soutenus par mille colonnettes élancées, surmontées d'aiguilles légères; les coupoles arrondies de Saint-Marc, qu'on prendrait la nuit pour de l'albâtre quand la lune les éclaire; la vieille Tour de l'Horloge avec ses ornements étranges; les grandes lignes régulières des Procuraties; le Campanile, ou Tour de Saint-Marc, géant isolé, au pied duquel, par antithèse, un mignon portique de marbres précieux rappelle en petit notre Arc triomphal, déjà si petit, du Carrousel; enfin, les masses simples et sévères de la Monnaie, et les deux colonnes grecques qui ornent l'entrée de la Piazzetta. Ce tableau ainsi éclairé nous rappelait tellement les compositions capricieuses de Turner qu'il nous sembla encore une fois voir Venise en peinture, dans notre mémoire ou dans notre imagination.
«—Que nous sommes heureux! s'écria Théodore. Cela est beau comme le plus beau rêve. Voilà Venise comme je la connaissais, comme je la voulais, comme je l'avais vue quand je la chantais dans mes vers. Et cette lune qui se lève exprès pour nous la montrer dans toute sa poésie! Ne dirait-on pas que Venise et le ciel se mettent en frais pour notre réception? Quelle magnifique entrée! Ne sommes-nous pas bénis? Allons, voilà un heureux présage. Je sens que la Muse me parlera ici. Je vais enfin retrouver l'Italie que je cherche depuis Gênes sans pouvoir mettre la main dessus!
«Pauvre Théodore! Tu ne prévoyais pas…»
Plus succinctement, mais presque dans les mêmes termes, l'Histoire de ma Vie traduit une impression analogue. George Sand a la passion de Venise. Toutefois, si elle allait y chercher la santé, l'erreur était grossière. L'insalubrité de la ville égale son charme prestigieux. C'est le lieu d'élection de la fièvre typhoïde. Tandis que George Sand continuait à être souffrante, Alfred de Musset tomba malade. Il menait, il est vrai, l'existence la plus agitée, et la plus contraire aux goûts comme aux habitudes de sa compagne. Alors qu'elle s'asseyait le soir à sa table de travail pour envoyer de la copie à Buloz, il reprenait la vie de noctambule, qui à Paris commençait de l'épuiser et faisait le désespoir de madame de Musset. Il courait les tavernes et les filles, doublement intempérant. Déjà, à Gênes, à Florence, George Sand avait eu sujet de plainte. Dès l'arrivée à Venise, elle avait fermé sa porte. Ils n'étaient plus qu'amis, ils avaient recouvré leur liberté respective. C'est ce que passent sous silence tous les biographes et les apologistes d'Alfred de Musset.
Les deux voyageurs s'étaient installés dans un appartement de l'hôtel Danieli. George Sand dut s'aliter durant deux semaines. Pendant sa maladie, Musset fréquentait les brelans; car il n'était pas seulement buveur et libertin, mais follement joueur. Il perdit dix mille francs et alla le lendemain se confesser à son amie: il lui fallait payer ou se tuer. George Sand—et nous avons sur ce point le témoignage d'Edmond Plauchut—demanda la somme à Buloz, à titre d'avance qu'elle devait rembourser en copie. Par retour du courrier le directeur de la Revue lui accorda satisfaction. Dès le début de sa convalescence, elle fut donc obligée de se remettre au travail pour acquitter en manuscrit les dettes de jeu du poète. Jamais les défenseurs d'Alfred de Musset n'ont révoqué en doute l'allégation formelle d'Edmond Planchut et de François Buloz.
A peine George Sand avait-elle repris sa tâche littéraire qu'elle dut mener de front des devoirs de garde-malade. Elle s'en explique avec un tact et une délicatesse extrêmes dans l'Histoire de ma Vie: «Alfred de Musset subit bien plus gravement que moi l'effet de l'air de Venise, qui foudroie beaucoup d'étrangers, on ne le sait pas assez. Il fit une maladie grave; une fièvre typhoïde le mit à deux doigts de la mort. Ce ne fut pas seulement le respect dû à un beau génie qui m'inspira pour lui une grande sollicitude et qui me donna, à moi très malade aussi, des forces inattendues; c'était aussi les côtés charmants de son caractère et les souffrances morales que de certaines luttes, entre son coeur et son imagination créaient sans cesse à cette organisation de poète. Je passai dix-sept jours à son chevet, sans prendre plus d'une heure de repos sur vingt-quatre.»
C'est bien une fièvre typhoïde que relate George Sand, et il n'est pas permis de transformer la nature de la maladie, comme l'a fait sans aucune preuve l'écrivain russe Wladimir Karénine, en une note ainsi conçue: «Il a été beaucoup parlé dans la presse de la maladie de Musset que personne, à commencer par le médecin, n'a jamais osé appeler de son vrai nom. Le médecin l'a poliment appelée «fièvre typhoïde», mais en réalité c'était le «delirium tremens», effet final de la vie de débauches de Musset.[5]»
[Note 5: George Sand, sa vie et ses oeuvres, par Wladimir Karénine (madame Komarof), II, 67.]
Il y a là une assertion que rien ne justifie ni n'étaie. Les excès indéniables d'Alfred de Musset ne l'avaient pas conduit jusqu'à un accès de delirium tremens, auquel d'ailleurs il n'aurait pas survécu vingt-trois ans. La nature et les progrès du mal peuvent se noter d'après les lettres que George Sand adressait à ses divers correspondants. Le 4 février, elle écrit à Boucoiran: «Je viens encore d'être malade cinq jours d'une dysenterie affreuse. Mon compagnon de voyage est très malade aussi. Nous ne nous en vantons pas, parce que nous avons à Paris une foule d'ennemis qui se réjouiraient en disant: «Ils ont été en Italie pour s'amuser et ils ont le choléra! quel plaisir pour nous! ils sont malades!» Ensuite madame de Musset serait au désespoir si elle apprenait la maladie de son fils, ainsi n'en soufflez mot. Il n'est pas dans un état inquiétant, mais il est fort triste de voir languir et souffroter une personne qu'on aime et qui est ordinairement si bonne et si gaie. J'ai donc le coeur aussi barbouillé que l'estomac.» Le lendemain, autre lettre plus sombre au même Boucoiran: «Je viens d'annoncer à Buloz l'état d'Alfred qui est fort alarmant ce soir, et en même temps je lui démontre qu'il me faut absolument de l'argent pour payer les frais d'une maladie qui sera sérieuse et pour retourner en France. Comme au bout du compte c'est un assez bon diable et qu'il a de l'attachement pour Alfred, je crois qu'il comprendra ce que notre position a de triste et qu'il n'hésitera plus… Adieu, mon ami, je vous écrirai dans quelques jours, je suis rongée d'inquiétudes, accablée de fatigue, malade et au désespoir. Embrassez mon fils pour moi. Mes pauvres enfants, vous reverrai-je jamais? Gardez un silence absolu sur la maladie d'Alfred, à cause de sa mère qui l'apprendrait infailliblement et en mourrait de chagrin.» Trois jours après, le 8 février, encore à Boucoiran: «Mon enfant, je suis toujours bien à plaindre. Il est réellement en danger et les médecins me disent: poco a sperare, poco a disperare, c'està-dire que la maladie suit son cours sans trop de mauvais symptômes alarmants. Les nerfs du cerveau sont tellement entrepris, que le délire est affreux et continuel. Aujourd'hui, cependant, il y a un mieux extraordinaire. La raison est pleinement revenue et le calme est parfait; mais la nuit dernière a été horrible. Six heures d'une frénésie telle que, malgré deux hommes robustes, il courait nu dans la chambre. Des cris, des chants, des hurlements, des convulsions, ô mon Dieu! mon Dieu! quel spectacle! Il a failli m'étrangler en m'embrassant. Les deux hommes ne pouvaient lui faire lâcher le collet de ma robe. Les médecins annoncent un accès du même genre pour la nuit prochaine, et d'autres encore peut-être, car il n'y aura pas à se flatter avant six jours encore. Aura-t-il la force de supporter de si horribles crises? Suis-je assez malheureuse, et vous qui connaissez ma vie, en connaissez-vous beaucoup de pires? Heureusement j'ai trouvé enfin un jeune médecin, excellent, qui ne le quitte ni jour ni nuit, et qui lui administre des remèdes d'un très bon effet.»
Ce jeune médecin, qui va aider George Sand à soigner et à sauver Alfred de Musset, s'appelait le docteur Pietro Pagello. Il a vécu soixante-quatre ans après ces événements qui lui ont valu une notoriété extra-professionnelle, et c'est seulement entre la quatre-vingtième et la quatre-vingt-dixième année qu'il s'est décidé à parler et à ouvrir ses archives, sous les sollicitations qui l'obsédaient.
Né à Castelfranco Veneto en 1807, Pagello venait de terminer ses études et exerçait depuis quelques mois la chirurgie et la médecine à Venise. Sa clientèle était encore mince. Un jour—c'est lui qui le raconte—en se promenant sur le quai des Esclavons avec un Génois de ses amis, il vit à un balcon de l'Albergo Danieli, «une jeune femme assise, d'une physionomie mélancolique, avec les cheveux très noirs et deux yeux d'une expression décidée et virile. Son accoutrement avait un je ne sais quoi de singulier. Ses cheveux étaient enveloppés d'un foulard écarlate, en manière de petit turban. Elle portait au cou une cravate, gentiment attachée sur un col blanc comme neige, et, avec la désinvolture d'un soldat, elle fumait un paquitos en causant avec un jeune homme blond, assis à ses côtés.» Le lendemain—est-ce pure coïncidence, ou George Sand avait-elle remarqué et désirait-elle connaître celui qui l'observait avec tant de curiosité?—Pagello fut appelé à l'hôtel Danieli. «Je fus introduit, raconte-t-il à des amis, dans l'appartement de la fumeuse qui, assise sur un petit siège, la tête mollement appuyée sur sa main, me pria de la soulager d'une forte migraine. Je lui tâtai le pouls; je lui proposai une saignée qu'elle accepta; je la pratiquai, et à l'instant elle fut soulagée. En me congédiant, elle me pria de revenir, si elle ne me faisait rien dire. Le jeune homme blond, son compagnon inséparable, me reconduisit avec beaucoup de courtoisie jusqu'au bas de l'escalier, et voilà tout, tout ce qui est arrivé aujourd'hui; mais un pressentiment—doux ou amer, je ne sais—me dit: «Tu reverras cette femme, et elle te dominera.»
Notons que déjà George Sand avait fait venir un médecin, le docteur Santini, qui n'avait pas pu la saigner, parce qu'elle avait, paraît-il, une veine fort difficile, vena difficilissima. Elle préféra Pagello, qui avait su trouver sa veine et qui était un fort joli garçon blond, presque roux, de vingt-sept ans. Elle aimait les blonds. Le surlendemain, il fit une seconde visite. Elle était debout et guérie. Quinze ou vingt jours plus tard, on l'appela de nouveau, mais non plus pour George Sand. Voici la traduction du billet qu'elle lui avait écrit, en mauvais italien:
«Mon cher monsieur Païello (Pagello),
«Je vous prie de venir nous voir le plus tôt que vous pourrez, avec un bon médecin, pour conférer ensemble sur l'état du signor français de l'Hôtel-Royal. Mais je veux vous dire auparavant que je crains pour sa raison plus que pour sa vie. Depuis qu'il est malade, il a la tête excessivement faible et raisonne souvent comme un enfant. C'est cependant un homme d'un caractère énergique et d'une puissante imagination. C'est un poète fort admiré en France. Mais l'exaltation du travail de l'esprit, le vin, la fête, les femmes, le jeu, l'ont beaucoup fatigué et ont excité ses nerfs. Pour le moindre motif, il est agité comme pour une chose d'importance.
«Une fois, il y a trois mois de cela, il a été comme fou, toute une nuit, à la suite d'une grande inquiétude. Il voyait comme des fantômes autour de lui, et criait de peur et d'horreur[6]. A présent, il est toujours inquiet, et, ce matin, il ne sait presque ni ce qu'il dit, ni ce qu'il fait. Il pleure, se plaint d'un mal sans nom et sans cause, demande son pays, dit qu'il est près de mourir ou de devenir fou!
[Note 6: Elle fait allusion aux hallucinations survenues à Franchard.]
«Je ne sais si c'est là le résultat de la fièvre, ou de la surexcitation des nerfs, ou d'un principe de folie. Je crois qu'une saignée pourrait le soulager. Je vous prie de faire toutes ces observations au médecin et de ne pas vous laisser rebuter par la difficulté que présente la disposition indocile du malade. C'est la personne que j'aime le plus au monde, et je suis dans une grande angoisse de la voir en cet état.
«J'espère que vous aurez pour nous toute l'amitié que peuvent espérer deux étrangers.
«Excusez le misérable italien que j'écris.
«G. SAND.»
Quel fut, au chevet de Musset, le diagnostic du docteur Pagello? Il l'a résumé longtemps après, alors qu'il ne s'agissait plus de violer le secret professionnel, dans une lettre au professeur Moreni: «L'impression que me fit l'extérieur de Musset n'était pas nouvelle pour moi; elle resta la même que quinze jours auparavant: figure fine et spirituelle, organisme enclin à la phtisie, ce que l'on voyait à ses mains longues et maigres, au faible développement de sa poitrine, à sa figure tirée et à la rougeur de ses pommettes. La maladie consistait en une fièvre nerveuse typhoïde[7]. La cure fut longue et difficile, par suite surtout de l'état agité du malade, qui fut mourant durant plusieurs jours. Enfin le mal prit une tournure favorable, et le malade se rétablit peu à peu. George Sand, durant toute la maladie, le soigna avec l'empressement d'une mère, constamment assise, nuit et jour, auprès de son lit, prenant à peine quelques heures de repos, sans se déshabiller et seulement lorsque je la remplaçais.»
[Note 7: «Une typhoïdette compliquée de délire alcoolique,» dit Pietro Pagello dans son entretien avec le docteur Cabanès. (Le Cabinet secret de l'Histoire, page 303.)]
Doute-t-on du témoignage de Pagello en faveur de la sollicitude vraiment maternelle de George Sand? Il est corroboré par le plus intime ami de Musset, Alfred Tattet, qui, de passage à Venise, avait séjourné auprès du malade et écrivait de Florence à Sainte-Beuve, le 17 mars 1834: «J'ai tâché de procurer quelques distractions à madame Dudevant, qui n'en pouvait plus; la maladie d'Alfred l'avait beaucoup fatiguée. Je ne les ai quittés que lorsqu'il m'a été bien prouvé que l'un était tout à fait hors de danger et que l'autre était entièrement remise de ses longues veilles. Soyez donc maintenant sans inquiétude, mon cher monsieur de Sainte-Beuve; Alfred est dans les mains d'un jeune homme tout dévoué, très capable, et qui le soigne comme un frère. Il a remplacé auprès de lui un âne qui le tuait tout bonnement. Dès qu'il pourra se mettre en route, madame Dudevant et lui partiront pour Rome, dont Alfred a un désir effréné.»
Ainsi Alfred Tattet rend, le plus formel et le plus élogieux hommage aux soins combinés de George Sand et du docteur Pagello. Il n'a rien vu, rien pressenti qui éveillât ses soupçons. Lié à Musset par la plus étroite camaraderie, il n'a recueilli de sa bouche aucune plainte, pas la moindre allusion à la scène mystérieuse et dramatique que le poète des Nuits n'a jamais retracée, mais qui, sous la plume haineuse de son frère, devient la plus cruelle des incriminations. L'âme généreuse d'Alfred de Musset ne peut ni avoir conçu ni avoir autorisé cette vengeance posthume. Aussi bien n'eût-il pas songé à partir avec George Sand pour Rome, si elle l'avait misérablement et cyniquement trompé.
CHAPITRE X
LE DOCTEUR PAGELLO
Avant d'examiner comment au chevet d'un malade la sympathie et la tendresse ont pu naître entre le docteur Pagello et George Sand, il importe, pour bien établir des responsabilités morales qui seront assez lourdes, de préciser s'il y avait rupture d'intimité entre Alfred de Musset et sa compagne de voyage. Cette rupture n'est pas niable. George Sand s'en explique catégoriquement, dans une des lettres qu'elle écrivit au cours des réconciliations et des brouilles qui se succédèrent durant l'hiver 1834-1835: «De quel droit d'ailleurs m'interroges-tu sur Venise? Etais-je à toi à Venise? Dès le premier jour, quand tu m'as vue malade, n'as-tu pas pris de l'humeur, en disant que c'était bien triste et bien ennuyeux, une femme malade? et n'est-ce pas du premier jour que date notre rupture? Mon enfant, moi, je ne veux pas récriminer, mais il faut bien que tu t'en souviennes, toi qui oublies si aisément les faits. Je ne veux pas dire tes torts, jamais je ne t'ai dit seulement ce mot-là, jamais je ne me suis plainte d'avoir été enlevée à mes enfants[8], à mes amis, à mon travail, à mes affections et à mes devoirs, pour être conduite à trois cents lieues et abandonnée avec des paroles si offensantes et si navrantes, sans aucun autre motif qu'une fièvre tierce, des yeux abattus et la tristesse profonde où me jetait ton indifférence. Je ne me suis jamais plainte, je t'ai caché mes larmes, et ce mot affreux a été prononcé, un certain soir que je n'oublierai jamais, dans le casino Danieli: «George, je m'étais trompé, je t'en demande pardon, mais je ne t'aime pas.» Si je n'eusse été malade, si on n'eût dû me saigner le lendemain, je serais partie; mais tu n'avais pas d'argent, je ne savais pas si tu voudrais en accepter de moi, et je ne voulais pas, je ne pouvais pas te laisser seul, en pays étranger, sans entendre la langue et sans un sou. La porte de nos chambres fut fermée entre nous, et nous avons essayé là de reprendre notre vie de bons camarades comme autrefois ici, mais cela n'était plus possible. Tu t'ennuyais, je ne sais ce que tu devenais le soir, et un jour tu me dis que tu craignais…
[Note 8: Est-ce qu'un jeune homme de vingt-trois ans peut enlever une femme de trente ans?]
(Ici quatre mots effacés par George Sand au crayon bleu).
«Nous étions tristes. Je te disais: «Partons, je te reconduirai jusqu'à Marseille», et tu répondais: «Oui, c'est le mieux, mais je voudrais travailler un peu ici, puisque nous y sommes.» Pierre venait me voir et me soignait, tu ne pensais guère à être jaloux, et certes je ne pensais guère à l'aimer. Mais quand je l'aurais aimé dès ce moment-là, quand j'aurais été à lui dès lors, veux-tu me dire quels comptes j'avais à te rendre, à toi, qui m'appelais l'ennui personnifié, la rêveuse, la bête, la religieuse, que sais-je? Tu m'avais blessée et offensée, et je te l'avais dit aussi: «Nous ne nous aimons plus, nous ne nous sommes pas aimés.»
Que s'était-il passé entre ces trois personnages, le malade, la garde et le médecin? A distance, quand Alfred de Musset, avec une perverse curiosité d'amour, veut connaître, jour par jour, heure par heure, l'historique de cette liaison superposée à la sienne, elle lui dénie le droit de la questionner: «Je m'avilirais en me laissant confesser comme une femme qui t'aurait trompé. Admets tout ce que tu voudras pour nous tourmenter, je n'ai à te répondre que ceci: Ce n'est pas du premier jour que j'ai aimé Pierre, et même après ton départ, après t'avoir dit que je l'aimais peut-être, que c'était mon secret et que n'étant plus à toi je pouvais être à lui sans te rendre compte de rien, il s'est trouvé dans sa vie à lui, dans ses liens mal rompus avec ses anciennes maîtresses, des situations ridicules et désagréables qui m'ont fait hésiter à me regarder comme engagée par des précédents quelconques. Donc, il y a eu de ma part une sincérité dont j'appelle à toi-même et dont tes lettres font foi pour ma conscience. Je ne t'ai pas permis à Venise de me demander le moindre détail, si nous nous étions embrassés tel jour sur l'oeil ou sur le front, et je te défends d'entrer dans une phase de ma vie où j'avais le droit de reprendre les voiles de la pudeur vis-à-vis de toi.»
Que faut-il entendre par «des précédents quelconques?» Quelle était, au cours de la maladie de Musset, la nature de cette intimité qu'elle circonscrit entre l'oeil et le front?
Devant le silence d'Elle et de Lui, et en présence des seules accusations proférées par Paul de Musset, il sied d'interroger Pagello. Son récit semble véridique et exempt de toute fatuité. Il parle des nuits qu'il a passées avec George Sand au chevet du poète: «Ces veillées n'étaient pas muettes, et les grâces, l'esprit élevé, la douce confiance que me montrait la Sand, m'enchaînaient à elle tous les jours, à toute heure et à chaque instant davantage.» Il se défend toutefois d'avoir fait les premiers aveux, et il déclare qu'il devenait rouge comme braise, quand elle lui demandait à quoi il pensait. Certain soir, elle se mit à écrire avec fougue, tandis qu'il parcourait un volume de Victor Hugo. Au bout d'une heure, elle posa la plume, parut longuement réfléchir la tête entre ses mains. «Puis, se levant, ajoute Pagello, elle me regarda fixement, saisit le feuillet où elle avait écrit et me dit: «C'est pour vous.»
Ils s'approchèrent du lit où Alfred de Musset dormait, et le docteur se retira, emportant le papier qu'il lut avec surprise. Etait-ce quelque page détachée d'un roman? Ou un fragment d'autobiographie? Il le demanda le lendemain à George Sand, en la priant d'indiquer à qui s'adressait et devait être remis ce morceau de prose passionnée.
—Au stupide Pagello,» écrivit-elle en travers du pli.
C'était, dans le style coloré et enflammé de Lélia, une véritable déclaration d'amour, intitulée «En Morée.» qui débutait ainsi:
«Nés sous des cieux différents, nous n'avons ni les mêmes pensées ni le même langage; avons-nous du moins des coeurs semblables? Le tiède et brumeux climat d'où je viens m'a laissé des impressions douces et mélancoliques: le généreux soleil qui a bruni ton front, quelles passions t'a-t-il données? Je sais aimer et souffrir, et toi, comment aimes-tu? L'ardeur de tes regards, l'étreinte violente de tes bras, l'audace de tes désirs me tentent et me font peur. Je ne sais ni combattre ta passion ni la partager. Dans mon pays on n'aime pas ainsi; je suis auprès de toi comme une pâle statue, je te regarde avec étonnement, avec désir, avec inquiétude.»
Elle continue, usant de ce don du développement qui lui est propre, et elle s'afflige de ne pas parler la même langue. Ce sont ensuite des questions singulièrement indiscrètes, qu'une femme ne pose pas, auxquelles un homme ne saurait répondre. Et voici la conclusion de ces pages, où le lyrisme romantique s'allie à de maladives curiosités qui devaient déconcerter le simple Pagello:
«Je ne sais ni ta vie passée, ni ton caractère, ni ce que les hommes qui te connaissent pensent de toi. Peut-être es-tu le premier, peut-être le dernier d'entre eux. Je t'aime sans savoir si je pourrai t'estimer, je t'aime parce que tu me plais, peut-être serai-je forcée de te haïr bientôt. Si tu étais un homme de ma patrie, je t'interrogerais et tu me comprendrais. Mais je serais peut-être plus malheureuse encore, car tu me tromperais. Toi, du moins, tu ne me tromperas pas, tu ne me feras pas de vaines promesses et de faux serments. Tu m'aimeras comme tu sais et comme tu peux aimer. Ce que j'ai cherché en vain dans les autres, je ne le trouverai peut-être pas en toi, mais je pourrai toujours croire que tu le possèdes. Les regards et les caresses d'amour qui m'ont toujours menti, tu me les laisseras expliquer à mon gré, sans y joindre de trompeuses paroles. Je pourrai interpréter ta rêverie et faire parler éloquemment ton silence. J'attribuerai à tes actions l'intention que je te désirerai. Quand tu me regarderas tendrement, je croirai que ton âme s'adresse à la mienne; quand tu regarderas le ciel, je croirai que ton intelligence remonte vers le foyer éternel dont elle émane.»
«Restons donc ainsi, n'apprends pas ma langue, je ne veux pas chercher dans la tienne les mots qui te diraient mes doutes et mes craintes. Je veux ignorer ce que tu fais de ta vie et quel rôle tu joues parmi les hommes. Je voudrais ne pas savoir ton nom, cache-moi ton âme, que je puisse toujours la croire belle!»
Obligé de comprendre l'appel de George Sand et d'y répondre, Pagello dut remettre au lendemain l'explosion de sa reconnaissance et de son enthousiasme. Lorsqu'il fit sa visite quotidienne à Alfred de Musset, il le trouva sensiblement mieux. «La Sand, dit-il, n'était pas là. Il y avait pourtant deux désirs contraires en moi: l'un qui haletait ardemment de la voir, l'autre qui aurait voulu la fuir; mais celui-ci perdait toujours à la loterie.»
Soudain George Sand entra, et, à long intervalle, Pagello la revoit, au plus profond de ses souvenirs, «introduisant sa petite main dans un gant d'une rare blancheur, vêtue d'une robe de satin couleur noisette, avec un petit chapeau de peluche orné d'une belle plume d'autruche ondoyante, avec une écharpe de cachemire aux grandes arabesques, d'un excellent et fin goût français. Je ne l'avais vue encore aussi élégamment parée et j'en demeurais surpris, lorsque s'avançant vers moi avec une grâce et une désinvolture enchanteresses, elle me dit: «Signor Pagello, j'aurais besoin de votre compagnie pour aller faire quelques petits achats, si cependant cela ne vous dérange pas.»
Les achats n'étaient qu'un prétexte pour le tête-à-tête. Elle eut tôt fait d'aborder le chapitre des confidences, de se plaindre du caractère et des procédés d'Alfred de Musset, et de manifester sa résolution de ne pas retourner avec lui en France. «Je vis alors mon sort, soupire Pagello, je n'en eus ni joie ni douleur, mais je m'y engouffrai les yeux fermés.» La promenade dura trois heures, et l'on ne fit aucune emplette. «Nous parlâmes comme tout le monde en pareil cas. C'étaient les variations accoutumées du verbe je t'aime.»
A moins que l'on ne révoque en doute l'authenticité de ce récit et de la «déclaration au stupide Pagello»—ce qui n'a jamais été tenté—il est acquis qu'au cours même de la maladie d'Alfred de Musset George Sand s'abandonnait à un autre amour. Fut-il d'abord platonique? Le docteur vénitien s'abstient de nous l'apprendre, et tout au contraire Paul de Musset produit une incrimination, qui serait accablante si elle était véridique. Il prétend que son frère lui aurait dicté, en décembre 1852, une relation dont il a transmis à sa soeur l'autographe et qui est l'équivalent de la scène fameuse de Lui et Elle. Edouard de Falconey, presque moribond, voyant sa maîtresse dans les bras du médecin qui le soignait, ce serait une tragique aventure de la vie réelle. Alfred de Musset, George Sand et Pagello en auraient été les acteurs.
Le témoignage de Paul de Musset semble entaché de ce que les jurisconsultes appellent la suspicion légitime,—disons tout net: la haine. D'autre part, George Sand a toujours protesté, notamment dans sa lettre du 6 février 1861 à Sainte-Beuve, contre «la saleté de cette accusation» d'avoir donné «le spectacle d'un nouvel amour sous les yeux d'un mourant.» Enfin, Alfred de Musset, qui a conservé une attitude si correcte et si digne au regard des événements de Venise, qui savait la violence du parti pris de son frère et qui la redoutait, ne peut pas lui avoir confié pour un usage posthume et perfide cette arme empoisonnée. Ne rendait-il point un délicat et chevaleresque hommage à George Sand, dès son retour à Paris, en écrivant à Sainte-Beuve le 27 avril 1834?
«J'ai à vous remercier, mon cher Sainte-Beuve, de l'intérêt que vous avez bien voulu prendre aux tristes circonstances qui m'ont forcé de quitter l'Italie. Buloz sort de chez moi maintenant, et j'apprends par lui que mon retour est interprété de plusieurs manières par certaines gens. Tant qu'il ne s'agit que de moi-même, je suis obligé d'avouer qu'un mépris naturel m'a toujours là-dessus tenu lieu de philosophie; mais je verrais avec le plus grand chagrin qu'on accusât madame Sand du plus léger tort à mon occasion, et surtout que de pareilles accusations pussent venir jusqu'à vous. Je sais que madame Sand tient à votre estime, et je mettrais autant d'empressement à la défendre auprès d'un homme capable de l'apprécier, que je mets d'orgueil à laisser parler les sots anonymes. Un mot de vous, à ce sujet, me ferait plaisir. J'ai pour madame Sand trop de respect et d'estime pour les renfermer en moi seul, et vous êtes un de ceux à qui je voudrais le plus possible les voir partager.
«Tout à vous de coeur.
«Alfred de MUSSET.»
S'il avait eu devant les yeux, quelques semaines auparavant, l'infâme trahison de sa maîtresse, Alfred de Musset n'aurait pas écrit cette lettre. L'ayant écrite, il ne désavouera pas les sentiments qu'il y traduit et dont on retrouve l'écho dans la Confession d'un enfant du siècle, il n'ira pas salir et déshonorer George Sand, en dictant à son frère Paul la page suivante, effroyablement accusatrice:
«Il y avait à peu près huit ou dix jours que j'étais malade à Venise. Un soir, Pagello et George Sand étaient assis près de mon lit. Je voyais l'un, je ne voyais pas l'autre, et je les entendais tous les deux. Par instants, les sons de leurs voix me paraissaient faibles et lointains; par instants, ils résonnaient dans ma tête avec un bruit insupportable.
«Je sentais des bouffées de froid monter du fond de mon lit, une vapeur glacée, comme il en sort d'une cave ou d'un tombeau, me pénétrer jusqu'à la moelle des os. Je conçus la pensée d'appeler, mais je ne l'essayai même pas, tant il y avait loin du siège de ma pensée aux organes qui auraient dû l'exprimer. A l'idée qu'on pouvait me croire mort et m'enterrer avec ce reste de vie réfugié dans mon cerveau, j'eus peur; et il me fut impossible d'en donner aucun signe. Par bonheur, une main, je ne sais laquelle, ôta de mon front la compresse d'eau froide, et je sentis un peu de chaleur.
«J'entendis alors mes deux gardiens se consulter sur mon état. Ils n'espéraient plus me sauver. Pagello s'approcha du lit et me tâta le pouls. Le mouvement qu'il me fit faire était si brusque pour ma pauvre machine que je souffris comme si on m'eût écartelé. Le médecin ne se donna pas la peine de poser doucement mon bras sur le lit. Il le jeta comme une chose inerte, me croyant mort ou à peu près. A cette secousse terrible, je sentis toutes mes fibres se rompre à la fois; j'entendis un coup de tonnerre dans ma tête et je m'évanouis. Il se passa ensuite un long temps. Est-ce le même jour ou le lendemain que je vis le tableau suivant, c'est ce que je ne saurais dire aujourd'hui. Quoi qu'il en soit, je suis certain d'avoir aperçu ce tableau que j'aurais pris pour une vision de malade, si d'autres preuves et des aveux complets ne m'eussent appris que je ne m'étais pas trompé. En face de moi, je voyais une femme assise sur les genoux d'un homme. Elle avait la tête renversée en arrière. Je n'avais pas la force de soulever ma paupière pour voir le haut de ce groupe, où la tête de l'homme devait se trouver. Le rideau du lit me dérobait aussi une partie du groupe; mais cette tête que je cherchais vint d'elle-même se poser dans mon rayon visuel. Je vis les deux personnes s'embrasser. Dans le premier moment, ce tableau ne me fit pas une vive impression. Il me fallut une minute pour comprendre cette révélation: mais je compris tout à coup et je poussai un léger cri. J'essayai alors de tourner ma tête sur l'oreiller et elle tourna. Ce succès me rendit si joyeux, que j'oubliai mon indignation et mon horreur et que j'aurais voulu pouvoir appeler mes gardiens pour leur crier: «Mes amis, je suis vivant!» Mais je songeai qu'ils ne s'en réjouiraient pas et je les regardai fixement. Pagello s'approcha de moi, me regarda et dit: «Il va mieux. S'il continue ainsi, il est sauvé!» Je l'étais en effet.
«C'est, je crois, le même soir, ou le lendemain peut-être, que Pagello s'apprêtait à sortir lorsque George Sand lui dit de rester et lui offrit de prendre le thé avec elle. Pagello accepta la proposition. Il s'assit et causa gaiement. Ils se parlèrent ensuite à voix basse, et j'entendis qu'ils projetaient d'aller dîner ensemble en gondole à Murano. «—Quand donc, pensais-je, iront-ils dîner ensemble à Murano? Apparemment quand je serai enterré.» Mais je songeai que les dîneurs comptaient sans leur hôte. En les regardant prendre leur thé, je m'aperçus qu'ils buvaient l'un après l'autre dans la même tasse. Lorsque ce fut fini, Pagello voulut sortir. George Sand le reconduisit. Ils passèrent derrière un paravent, et je soupçonnai qu'ils s'y embrassaient. George Sand prit ensuite une lumière pour éclairer Pagello. Ils restèrent quelque temps ensemble sur l'escalier. Pendant ce temps-là, je réussis à soulever mon corps sur mes mains tremblantes. Je me mis à quatre pattes sur le lit. Je regardai la table de toute la force de mes yeux. Il n'y avait qu'une tasse! Je ne m'étais pas trompé. Ils étaient amants! Cela ne pouvait plus souffrir l'ombre d'un doute. J'en savais assez. Cependant je trouvai encore le moyen de douter; tant j'avais de répugnance à croire une chose si horrible!»
Ce n'est pas seulement le doute, c'est une parfaite incrédulité que nous inspire le récit de Paul de Musset. Il ne revêt aucun caractère de vraisemblance. Il se produit après la mort du poète, qui par tous ses actes, par toutes ses lettres, l'a implicitement démenti. Il est rédigé en des termes déclamatoires et mélodramatiques qui ne sont pas le style d'Alfred de Musset. Il est inconciliable avec l'impression qu'Alfred Tattet rapportait de Venise, avec la plus élémentaire pudeur féminine, avec ce respect dû à la mort qui plane au-dessus du lit d'un être qu'on a aimé. George Sand a pu reprendre sa liberté et se détacher de Musset, convalescent et guéri. Il est impossible qu'elle l'ait trahi quand il était au seuil de l'agonie.
Toutefois entre le poète et sa maîtresse, à la suite des explications orageuses précédemment accumulées, était survenu ce que M. Paul Bourget a appelé «l'irréparable.» George Sand avait admirablement soigné l'ami malade; elle était incapable de pardonner à l'amant qui l'avait offensée. Sur ce point, elle donne de son caractère une analyse bien pénétrante dans une sorte de confession adressée à Pagello: «Quand je vois les torts recommencer après les larmes, le repentir qui vient après ne me semble plus qu'une faiblesse. Tu me commandes d'être généreuse. Je le serai; mais je crains que cela ne nous rende encore plus malheureux tous les trois… Tant que j'aime, il m'est impossible d'injurier ce que j'aime, et quand j'ai dit une fois je ne vous aime plus, il est impossible à mon coeur de rétracter ce qu'a prononcé ma bouche. C'est là, je crois, un mauvais caractère; je suis orgueilleuse et dure. Sache cela, mon enfant, et ne m'offense jamais. Je ne suis pas généreuse, ma conscience me force à te le dire. Ma conduite peut être magnanime, mon coeur ne peut pas être miséricordieux. Je suis trop bilieuse, ce n'est pas ma faute. Je puis servir encore Alfred par devoir et par honneur, mais lui pardonner par amour ce m'est impossible.»
Vient ensuite l'hymne d'adoration qu'elle dédie à Pagello, comme à l'idole vers qui tendent ses désirs et ses extases:
«Es-tu sûr que je sois digne d'un coeur aussi noble que le tien? Je suis si exigeante et si sévère, ai-je bien le droit d'être ainsi? Mon coeur est-il pur comme l'or pour demander un amour irréprochable? Hélas! j'ai tant souffert, j'ai tant cherché cette perfection sans la rencontrer! Est-ce toi, est-ce enfin toi, mon Pietro, qui réaliseras mon rêve? Je le crois, et jusqu'ici je te vois grand comme Dieu. Pardonne-moi d'avoir peur quelquefois. C'est quand je suis seule et que je songe à mes maux passés que le doute et le découragement s'emparent de moi.
«Quand je vois ta figure honnête et bonne, ton regard tendre et sincère, ton front pur comme celui d'un enfant, je me rassure et ne songe plus qu'au plaisir de te regarder. Tes paroles sont si belles et si bonnes! tu parles une langue si mélodieuse, si nouvelle à mes oreilles et à mon âme! Tout ce que tu penses, tout ce que tu fais est juste et saint. Oui, je t'aime, c'est toi que j'aurais dû toujours aimer. Pourquoi t'ai-je rencontré si tard, quand je ne t'apporte plus qu'une beauté flétrie par les années et un coeur usé par les déceptions?—Mais non, mon coeur n'est pas usé. Il est sévère, il est méfiant, il est inexorable, mais il est fort, ce passionné. Jamais je n'ai mieux senti sa vigueur et sa jeunesse que la dernière fois que tu m'as couverte de tes caresses.
»Oui, je peux encore aimer. Ceux qui disent que non en ont menti. Il n'y a que Dieu qui puisse me dire: «Tu n'aimeras plus».—Et je sens bien qu'il ne l'a pas dit. Je sens bien qu'il ne m'a pas retiré le feu du ciel; et que, plus je suis devenue ambitieuse en amour, plus je suis devenue capable d'aimer celui qui satisfera mon ambition. C'est toi, oui, c'est toi. Reste ce que tu es à présent, n'y change rien. Je ne trouve rien en toi qui ne me plaise et ne me satisfasse. C'est la première fois que j'aime sans souffrir au bout de trois jours. Reste mon Pagello, avec ses gros baisers, son air simple, son sourire de jeune fille, ses caresses, son grand gilet, son regard doux… Oh! quand serai-je ici seule au monde avec toi? Tu m'enfermeras dans ta chambre et tu emporteras la clef quand tu sortiras, afin que je ne voie, que je n'entende rien que toi, et tu…
»Etre heureuse un an et mourir. Je ne demande que cela à Dieu et à toi. Bonsoir, mio Piero, mon bon cher ami, je ne pense plus à mes chagrins quand je parle avec toi. Pourtant mentir toujours est bien triste. Cette dissimulation m'est odieuse. Cet amour si mal payé, si déplorable, qui agonise entre moi et Alfred, sans pouvoir recommencer ni finir, est un supplice. Il est là devant moi comme un mauvais présage pour l'avenir et semble me dire, à tout instant: «Voilà ce que devient l'amour.» Mais non, mais non, je ne veux pas le croire, je veux espérer, croire en toi seul, t'aimer en dépit de tout et en dépit de moi-même. Je ne le voulais pas. Tu m'y as forcée. Dieu aussi l'a voulu. Que ma destinée s'accomplisse!»
Tel est l'aveu que nous recueillons sur les lèvres mêmes de George Sand, tels sont les torts qui lui peuvent être reprochés. Ils furent assez graves pour qu'on n'aille pas en chercher d'imaginaires. Or, Paul de Musset a jeté dans la circulation et livré à la sottise humaine des griefs où le ridicule le dispute à l'odieux. Comme le malade parlait et se plaignait—est-ce plausible?—de l'ignoble spectacle qu'il pensait avoir eu devant les yeux, on—est-ce George Sand ou Pagello?—l'aurait menacé de l'enfermer dans une maison de santé, en tant qu'atteint de folie. Elle aurait fait cela, l'admirable garde-malade qui n'avait pas quitté son chevet? Et voilà les énormités, les absurdités, les mensonges que Paul de Musset tente audacieusement d'accréditer! Il va jusqu'à prétendre que son frère lui aurait dicté un autre récit dont il faut noter l'invraisemblable, l'extravagante teneur:
«Je m'expliquai un soir avec George Sand. Elle nia effrontément ce que j'avais vu et entendu et me soutint que tout cela était une invention de la fièvre. Malgré l'assurance dont elle faisait parade, elle craignait qu'en présence de Pagello il lui devint impossible de nier, et elle voulut le prévenir, probablement même lui dicter les réponses qu'il devrait me faire lorsque je l'interrogerais. Pendant la nuit, je vis de la lumière sous la porte qui séparait nos deux chambres. Je mis ma robe de chambre et j'entrai chez George. Un froissement m'apprit qu'elle cachait un papier dans son lit. D'ailleurs elle écrivait sur ses genoux et l'encrier était sur sa table de nuit. Je n'hésitai pas à lui dire que je savais qu'elle écrivait à Pagello et que je saurais bien déjouer ses manoeuvres. Elle se mit dans une colère épouvantable et me déclara que si je continuais ainsi, je ne sortirais jamais de Venise. Je lui demandai comment elle m'en empêcherait. «En vous faisant enfermer dans une maison de fous,» me répondit-elle. J'avoue que j'eus peur. Je rentrai dans ma chambre sans oser répliquer. J'entendis George Sand se lever, marcher, ouvrir la fenêtre et la refermer. Persuadé qu'elle avait déchiré sa lettre à Pagello et jeté les morceaux par la fenêtre, j'attendis le point du jour et je descendis en robe de chambre dans la ruelle. La porte de la maison était ouverte, ce qui m'étonna beaucoup. Je regardai dans la rue et j'aperçus une femme en jupon enveloppée d'un châle. Elle était courbée. Elle cherchait quelque chose à terre. Le vent était glacial. Je frappai sur l'épaule de la chercheuse, lui disant, comme dans le Majorat: «George, George, que viens-tu faire ici à cette heure? Tu ne retrouveras pas les morceaux de ta lettre. Le vent les a balayés; mais ta présence ici me prouve que tu avais écrit à Pagello.»
«Elle me répondit que je ne coucherais pas ce soir dans mon lit; qu'elle me ferait arrêter tout à l'heure; et elle partit en courant. Je la suivis le plus vite que je pus. Arrivée au Grand-Canal, elle sauta dans une gondole, en criant au gondolier d'aller au Lido; mais je m'étais jeté dans la gondole, à côté d'elle, et nous partîmes ensemble. Elle n'ouvrit pas la bouche pendant le voyage. En débarquant au Lido, elle se remit à courir, sautant de tombe en tombe dans le cimetière des Juifs. Je la suivais et je sautais comme elle. Enfin elle s'assit épuisée sur une pierre sépulcrale. De rage et de dépit, elle se mit à pleurer: «A votre place, lui dis-je, je renoncerais à une entreprise impossible. Vous ne réussirez pas à joindre Pagello sans moi et à me faire enfermer avec les fous. Avouez plutôt que vous êtes une c…—Eh bien! oui, répondit-elle.—Et une désolée c…,» ajoutai-je.—Et je la ramenai vaincue à la maison.»
Qui accordera créance à cette grotesque anecdote? Paul de Musset passe la mesure en proposant de telles niaiseries à la crédulité du lecteur. Au vrai, les événements suivirent un cours plus simple. Jusqu'au 22 mars, George Sand et Alfred de Musset devaient partir ensemble de Venise. Sept jours plus tard, le poète reprit seul la route de France. Il était survenu, dans l'intervalle, un incident que la Confession d'un enfant du siècle nous aide à comprendre. George Sand avait spontanément confessé son inclination croissante, son amour pour Pagello. Musset voulut être héroïque. Non seulement il refusa d'entraver cette tendresse, mais il y donna son consentement et comme sa bénédiction. Dans une nuit d'extase, il unit leurs mains en s'écriant: «Vous vous aimez, et vous m'aimez pourtant; vous m'avez sauvé, âme et corps.» Et ils s'aimèrent, effectivement, plus qu'à la manière mystique, en Alfred de Musset, leur enfant d'adoption. Pagello célèbre avec elle il nostro amore per Alfredo. Il y eut là une triple déviation du sens moral.
Ces émotions, toutefois, et la surexcitation qui en résultait étaient funestes à la convalescence d'Alfred de Musset. Il fallait qu'il s'éloignât. Son immolation n'avait pas supprimé son amour. Le 29 mars, il fit viser son passeport. George Sand avait vainement essayé de le retenir; car il courait la ville, échappant à la surveillance de son gondolier pour entrer dans les tavernes. Il avait quitté le domicile commun, sans doute afin de se soustraire au spectacle du bonheur de Pagello, et il écrivait à George Sand, au moment du départ: «Adieu, mon enfant, je pense que tu resteras ici et que tu m'enverras l'argent par Antonio[9]. Quelle que soit ta haine ou ton indifférence pour moi, si le baiser d'adieu que je t'ai donné aujourd'hui est le dernier de ma vie, il faut que tu saches qu'au premier pas que j'ai fait dehors avec la pensée que je t'avais perdue pour toujours, j'ai senti que j'avais mérité de te perdre, et que rien n'est trop dur. Mais s'il t'importe peu de savoir si ton souvenir me reste ou non, il m'importe à moi aujourd'hui que ton spectre s'efface déjà et s'éloigne devant moi, de te dire que rien d'impur ne restera dans le sillon de ma vie où tu as passé, et que celui qui n'a pas su t'honorer quand il te possédait peut encore y voir clair à travers ses larmes, et t'honorer dans son coeur, où ton image ne mourra jamais. Adieu, mon enfant.»
[Note 9: Un jeune perruquier qui accompagna Musset à Paris.]
Sur le verso de cette lettre apportée par un gondolier, George Sand écrivit au crayon la réponse suivante:
«Al signor A. de Musset.
«Non, ne pars pas comme ça! Tu n'es pas assez guéri, et Buloz ne m'a pas encore envoyé l'argent qu'il faudrait pour le voyage d'Antonio. Je ne veux pas que tu partes seul. Pourquoi se quereller, mon Dieu? Ne suis je pas toujours le frère George, l'ami d'autrefois?»
Alfred de Musset s'obstina à partir. Il avait annoncé à sa mère son arrivée en ces termes: «Je vous apporterai un corps malade, une âme abattue, un coeur en sang, mais qui vous aime encore.» Cependant George Sand et Pagello, désireux de lui offrir un petit souvenir, s'étaient cotisés et lui avaient acheté un portefeuille qu'ils ornèrent de deux dédicaces. Sur la première page il y avait: «A son bon camarade, frère et ami, sa maîtresse, George. Venise, 28 mars 1834. «Quel étrange amalgame de mots! Et sur la page 72 et dernière était écrit: «Pietro Pagello raccomanda M. Alfred de Musset a Pietro Pinzio, a Vicenzo Stefanelli, à Aggiunta, ingegneri.» Le poète, ainsi lesté de recommandations, avait son congé et sa lettre de voyage. Il s'éloigna avec Antonio, accompagné jusqu'à Mestre par George Sand qui prétend qu'au retour elle voyait tous les objets, particulièrement les ponts, à l'envers. Encore qu'elle ne l'avoue pas, elle ressentait comme une impression de soulagement, de délivrance. Loin de ses enfants, séparée d'Alfred de Musset, elle va pouvoir travailler et aimer. Auprès de ce Pagello qui lui donne la quiétude au sortir des grands orages de la passion romantique, elle écrira abondamment pour la Revue des Deux Mondes, et composera, en recueillant et distillant ses émotions, ce chef-d'oeuvre de description et d'analyse, les Lettres d'un Voyageur.
CHAPITRE XI
LES ROMANS DE VENISE
Après le départ d'Alfred de Musset, la vie de George Sand semble se dédoubler. Par intervalles, son imagination suit le poète sur la route de France, et le reste du temps elle est à Pagello ou à sa tâche opiniâtre, infatigable, pour alimenter de romans la Revue de Buloz. «J'en suis arrivée, écrit-elle à son frère Hippolyte, à travailler, sans être malade, treize heures de suite, mais, en moyenne, sept ou huit heures par jour, bonne ou mauvaise soit la besogne. Le travail me rapporte beaucoup d'argent et me prend beaucoup de temps, que j'emploierais, si je n'avais rien à faire, à avoir le spleen, auquel me porte mon tempérament bilieux.» N'éprouvait-elle, dans ses moments de loisir et de méditation, aucun scrupule d'avoir confié, à peine convalescent, aux soins d'un garçon perruquier, le poète avec qui elle avait entrepris ce voyage et qu'elle délaissait pour demeurer auprès du docteur Pagello? Elle explique et cherche à justifier sa conduite dans une lettre à Jules Boucoiran, du 6 avril 1834[10]: «Alfred est parti pour Paris sans moi, et je vais rester ici quelques mois encore. Vous savez les motifs de cette séparation. De jour en jour elle devenait plus nécessaire, et il lui eût été impossible de faire le voyage avec moi sans s'exposer à une rechute… La poitrine encore délicate lui prescrivait une abstinence complète, mais ses nerfs, toujours irrités, lui rendaient les privations insupportables. Il a fallu mettre ordre à ces dangers et à ces souffrances et nous diviser aussitôt que possible. Il était encore bien délicat pour entreprendre ce long voyage, et je ne suis pas sans inquiétude sur la manière dont il le supportera. Mais il lui était plus nuisible de rester que de partir, et chaque jour consacré à attendre le retour de sa santé le retardait au lieu de l'accélérer. Il est parti enfin sous la garde d'un domestique très soigneux et très dévoué. Le médecin m'a répondu de sa poitrine en tant qu'il la ménagerait. Je ne suis pas bien tranquille, j'ai le coeur bien déchiré, mais j'ai fait ce que je devais. Nous nous sommes quittés peut-être pour quelques mois, peut-être pour toujours. Dieu sait maintenant ce que deviendront ma tête et mon coeur. Je me sens de la force pour vivre, pour travailler, pour souffrir. La manière dont je me suis séparée d'Alfred m'en a donné beaucoup. Il m'a été doux de voir cet homme, si athée en amour, si incapable (à ce qu'il m'a semblé d'abord) de s'attacher à moi sérieusement, devenir bon, affectueux et plus loyal de jour en jour. Si j'ai quelquefois souffert de la différence de nos caractères et surtout de nos âges, j'ai eu encore plus souvent lieu de m'applaudir des autres rapports qui nous attachaient l'un à l'autre. Il y a en lui un fonds de tendresse, de bonté et de sincérité qui doivent le rendre adorable à tous ceux qui le connaîtront bien et qui ne le jugeront pas sur des actions légères. S'il conservera de l'amour pour moi, j'en doute, et je n'en doute pas. C'est-à-dire que ses sens et son caractère le porteront à se distraire avec d'autres femmes, mais son coeur me sera fidèle, je le sais, car personne ne le comprendra mieux que moi et ne saura mieux s'en faire entendre. Je doute que nous redevenions amants. Nous ne nous sommes rien promis l'un à l'autre sous ce rapport, mais nous nous aimerons toujours et les plus doux moments de notre vie seront ceux que nous pourrons passer ensemble. Il m'a promis de m'écrire durant son voyage et après son arrivée.»
[Note 10: Cette lettre a été mutilée dans la Correspondance, I, 265-269.]
Cette correspondance, partiellement inédite en ce qui concerne les lettres d'Alfred de Musset, est du plus vif intérêt sentimental et littéraire. Elle indique quelles impressions et quelles émotions subsistaient dans ces cerveaux et ces coeurs douloureusement dissociés. Voici, d'abord, un billet du voyageur à la première étape de sa route, qui témoigne quelle influence George Sand conservait sur lui, même à distance et après toute l'amertume de la séparation: «Tu m'as dit de partir, et je suis parti; tu m'as dit de vivre, et je vis. Nous nous sommes arrêtés à Padoue; il était huit heures du soir, et j'étais fatigué. Ne doute pas de mon courage. Ecris-moi un mot à Milan, frère chéri, George bien-aimé.»
Dès le lendemain du départ, le dimanche 30 mars, George Sand adressait de Trévise, où elle s'était rendue avec Pagello, une lettre à Alfred de Musset, poste restante à Milan. Elle avait d'abord conçu le projet—du moins elle l'affirme—de le rejoindre à Vicence, pour savoir comment s'était écoulée la première et triste journée. Elle se fit violence et resta auprès de son médecin. «J'ai senti, dit-elle, que je n'aurais pas le courage de passer la nuit dans la même ville que toi sans aller t'embrasser encore le matin. J'en mourais d'envie.» Mais elle a craint de l'émouvoir outre mesure, et elle préfère que leurs attendrissements s'échangent par correspondance. «Un voyage si long, s'écrie-t-elle, et toi si faible encore! Mon Dieu! mon Dieu! Je prierai Dieu du matin au soir, j'espère qu'il m'entendra… Ne t'inquiète pas de moi. Je suis forte comme un cheval, mais ne me dis pas d'être gaie et tranquille. Cela ne m'arrivera pas de si tôt. Pauvre ange, comment auras-tu passé cette nuit? J'espère que la fatigue t'aura forcé de dormir. Sois sage et prudent et bon, comme tu me l'as promis… Adieu, adieu, mon ange, que Dieu te protège, te conduise et te ramène un jour ici, si j'y suis. Dans tous les cas, certes, je te verrai aux vacances, avec quel bonheur alors! Comme nous nous aimerons bien! n'est-ce pas, n'est-ce pas, mon petit frère, mon enfant? Ah! qui te soignera, et qui soignerai-je? Qui aura besoin de moi, et de qui voudrai-je prendre soin désormais? Comment me passerai-je du bien et du mal que tu me faisais? Puisses-tu oublier les souffrances que je t'ai causées et ne te rappeler que les bons jours, le dernier surtout, qui me laissera un baume dans le coeur et en soulagera la blessure! Adieu, mon petit oiseau. Aime toujours ton pauvre vieux George.»
Cependant, avant de clore sa lettre, elle cède à la tentation de lui parler de l'autre. Etait-ce un sujet qui devait agréer au voyageur et le réconforter? Peu importe! Il faut qu'elle entretienne l'absent de celui qui occupe ses regards et sa pensée:
«Je ne te dis rien de la part de Pagello, sinon qu'il te pleure presque autant que moi.» Or, si nous comprenons les larmes de Musset, voire même de George Sand, celles de Pagello sont moins explicables. N'est-il pas, pour le moment, le plus heureux des trois?
De Genève, Alfred de Musset répond, le 4 avril. Il envoie sa lettre à M. Pagello, docteur-médecin, pharmacie Ancillo, pour remettre à madame Sand. «Mon George chéri, écrit-il, je t'ai laissée bien lasse, bien épuisée de ces deux mois de chagrins; tu me l'as dit d'ailleurs, tu as bien des choses à me dire. Dis-moi surtout que tu es tranquille, que tu seras heureuse; tu sais que j'ai très bien supporté la route; Antonio doit t'avoir écrit. Je suis fort bien portant, presque heureux. Te dirai-je que je n'ai pas souffert, que je n'ai pas pleuré bien des fois dans ces tristes nuits d'auberges? Ce serait me vanter d'être une brute, et tu ne me croirais pas.
«Je t'aime encore d'amour, George; dans quatre jours il y aura trois cents lieues entre nous, pourquoi ne parlerais-je pas franchement? A cette distance-là, il n'y a plus ni violences ni attaques de nerfs. Je t'aime, je te sais auprès d'un homme que tu aimes, et cependant je suis tranquille. Les larmes coulent abondamment sur mes mains, tandis que je t'écris; mais ce sont les plus douces, les plus chères larmes que j'aie versées. Je suis tranquille; ce n'est pas un enfant épuisé de fatigue qui te parle ainsi. J'atteste le soleil que j'y vois aussi clair dans mon coeur que lui dans son orbite. Je n'ai pas voulu t'écrire avant d'être sûr de moi; il s'est passé tant de choses dans cette pauvre tête! De quel rêve étrange je m'éveille!
«Ce matin, je courais les rues de Genève en regardant les boutiques; un gilet neuf, une belle édition d'un livre anglais, voilà ce qui attirait mon attention. Je me suis aperçu dans une glace, j'ai reconnu l'enfant d'autrefois. Qu'avais-tu donc fait, ma pauvre amie? C'était là l'homme que tu voulais aimer! Tu avais dix ans de souffrance dans le coeur, tu avais depuis dix ans une soif inextinguible de bonheur, et c'était là le roseau sur lequel tu voulais t'appuyer! Toi, m'aimer! Mon pauvre George, cela m'a fait frémir. Je t'ai rendue si malheureuse! Et quels malheurs plus terribles n'ai-je pas encore été sur le point de te causer! Je le verrai longtemps, mon George, ce visage pâli par les veilles, qui s'est penché dix-huit nuits sur mon chevet, je te verrai longtemps dans cette chambre funeste où tant de larmes ont coulé. Pauvre George, pauvre chère enfant! Tu t'étais trompée, tu t'es crue ma maîtresse, tu n'étais que ma mère. Le ciel nous avait faits l'un pour l'autre; nos intelligences, dans leur sphère élevée, se sont reconnues comme deux oiseaux des montagnes; elles ont volé l'une vers l'autre; mais l'étreinte a été trop forte. C'est un inceste que nous commettions.
«Eh bien! mon unique amie, j'ai été presque un bourreau pour toi, du moins dans ces derniers temps. Je t'ai fait beaucoup souffrir; mais, Dieu soit loué, ce que je pouvais faire de pis encore, je ne l'ai pas fait. Oh! mon enfant, tu vis, tu es belle, tu es jeune, tu te promènes sous le plus beau ciel du monde, appuyée sur un homme dont le coeur est digne de toi. Brave jeune homme! Dis-lui combien je l'aime, et que je ne puis retenir mes larmes en pensant à lui. Eh bien! je ne t'ai donc pas dérobée à la Providence, je n'ai donc pas détourné de toi la main qu'il te fallait pour être heureuse! J'ai fait peut-être, en te quittant, la chose la plus simple du monde, mais je l'ai faite; mon coeur se dilate malgré mes larmes; j'emporte avec moi deux étranges compagnes, une tristesse et une joie sans fin. Quand tu passeras le Simplon, pense à moi, George. C'était la première fois que les spectres éternels des Alpes se levaient devant moi, dans leur force et dans leur calme. J'étais seul dans le cabriolet, je ne sais comment rendre ce que j'ai éprouvé. Il me semblait que ces géants me parlaient de toutes les grandeurs sorties de la main de Dieu. «Je ne suis qu'un enfant, me suis-je écrié, mais j'ai deux grands amis, et ils sont heureux.»
«Ecris-moi, mon George: sois sûre que je vais m'occuper de tes affaires. Que mon amitié ne te soit jamais importune; respecte-la, cette amitié plus ardente que l'amour; c'est tout ce qu'il y a de bon en moi. Pense à cela, c'est l'ouvrage de Dieu; tu es le fil qui me rattache à lui; pense à la vie qui m'attend.»
George Sand recevait ces lettres enflammées des mains de Pagello et les lisait avec lui; car elle habitait à San-Fantino un petit logement, séparé seulement par une salle de l'appartement du médecin. Elle répond à Alfred de Musset, le 15 avril, sur le même ton passionné, avec cette nuance de sollicitude maternelle qui donne à l'amour un caractère fâcheux et équivoque: «Que j'aie été ta maîtresse ou ta mère, peu importe, que je t'aie inspiré de l'amour ou de l'amitié, que j'aie été heureuse ou malheureuse avec toi, tout cela ne change rien à l'état de mon âme à présent. Je sais que je t'aime, et c'est tout. Veiller sur toi, te préserver de tout mal, de toute contrariété, t'entourer de distractions et de plaisirs, voilà le besoin et le regret que je sens depuis que je t'ai perdu. Pourquoi cette tâche si douce, et que j'aurais remplie avec tant de joie, est-elle devenue peu à peu si amère et puis tout à coup impossible? Quelle fatalité a changé en poison les remèdes que je t'offrais? Pourquoi, moi qui aurais donné tout mon sang pour te donner une nuit de repos et de calme, suis-je devenue pour toi un tourment, un fléau, un spectre? Quand ces affreux souvenirs m'assiègent (et à quelle heure me laissent-ils en paix?) je deviens presque folle. Je couvre mon oreiller de mes larmes, j'entends ta voix m'appeler dans le silence de la nuit. Qu'est-ce qui m'appellera à présent? qui est-ce qui aura besoin de mes veilles? à quoi emploierai-je la force que j'ai amassée pour toi, et qui maintenant se tourne contre moi-même? Oh! mon enfant! mon enfant! que j'ai besoin de ta tendresse et de ton pardon!»
Elle l'invite alors à quelque union surnaturelle de l'intelligence et du coeur; elle lui propose de se guérir mutuellement par une affection sainte. «Nos caractères, dit-elle, plus âpres, plus violents que ceux des autres, nous empêchaient d'accepter la vie des amants ordinaires. Mais nous sommes nés pour nous connaître et pour nous aimer, sois-en sûr. Sans ta jeunesse et la faiblesse que tes larmes m'ont causée un matin, nous serions restés frère et soeur. Nous savions que cela nous convenait, nous nous étions prédit les maux qui nous sont arrivés. Eh bien! qu'importe, après tout? Nous avons passé par un rude sentier, mais nous sommes arrivés à la hauteur où nous devions nous reposer ensemble.» Et elle conclut qu'en renonçant l'un à l'autre ils se lient pour l'éternité. O paradoxe! ô chimère!
Tout à coup George Sand change de ton, descend des sommets de l'amour dans la simplicité de l'existence quotidienne. Il lui plaît de rassurer Musset, en accumulant des détails sur l'emploi de son temps. On peut douter qu'ils soient conformes à la vérité. Elle ment pour endormir les inquiétudes de l'absent: «Je vis à peu près seule. Rebizzo vient me voir une demi-heure le matin. Pagello vient dîner avec moi et me quitte à huit heures. Il est très occupé de ses malades.» Elle raconte ensuite les mésaventures amoureuses du beau docteur, poursuivi, relancé par une ancienne maîtresse, l'Arpalice, une véritable furie. «Cette femme, dit-elle, vient me demander de les réconcilier; je ne peux pas faire autrement, quoique je sente bien que je leur rends à l'un et à l'autre un assez mauvais service. Pagello est un ange de vertu et mériterait d'être heureux… Je passe avec lui les plus doux moments de ma journée à parler de toi. Il est si sensible et si bon, cet homme! Il comprend si bien ma tristesse, il la respecte si religieusement! C'est un muet qui se ferait couper la tête pour moi. Il m'entoure de soins et d'attentions dont je ne me suis jamais fait l'idée. Je n'ai pas le temps de former un souhait, il devine toutes les choses matérielles qui peuvent servir à me rendre la vie meilleure.»
Pour compléter l'idylle et occuper les moments où Pagello est retenu par sa clientèle et par l'Arpalice, George Sand a un autre compagnon dont Alfred de Musset ne prendra pas ombrage, non plus que Catulle du moineau de Lesbie. «J'ai, dit-elle, un ami intime qui fait mes délices et que tu aimerais à la folie. C'est un sansonnet familier que Pagello a tiré un matin de sa poche et qu'il a mis sur mon épaule. Figure-toi l'être le plus insolent, le plus poltron, le plus espiègle, le plus gourmand, le plus extravagant. Je crois que l'âme de Jean Kreyssler est passée dans le corps de cet animal. Il boit de l'encre, il mange le tabac de ma pipe tout allumée; la fumée le réjouit beaucoup et, tout le temps que je fume, il est perché sur le bâton et se penche amoureusement vers la capsule fumante. Il est sur mon genou ou sur mon pied quand je travaille; il m'arrache des mains tout ce que je mange; il foire sur le bel vestito de Pagello. Enfin c'est un animal charmant. Bientôt il parlera; il commence à essayer le nom de George.»
Elle tient également Alfred de Musset au courant de ses travaux littéraires; car il est chargé de négocier avec Buloz, qui réclame sans cesse de la copie et ne se hâte pas d'envoyer de l'argent. Avant de quitter Paris, elle a livré à la Revue le Secrétaire intime, oeuvre faite à la hâte, qui nous montre la princesse Cavalcanti rencontrant sur les grandes routes le jeune comte de Saint-Julien et l'attachant à sa personne. Durant les six mois de séjour à Venise, la production de George Sand est particulièrement abondante. Ce sont des nouvelles, comme Mattea, histoire de la fille du marchand de soieries, Zacomo Spada, qui devient amoureuse du Turc Abul. C'est Leone Leoni, composé en huit jours. Le dessein de l'auteur fut de faire de Manon Lescaut un homme, de Des Grieux une femme. On réputa dangereux cet ouvrage qui nous présente un aventurier enlevant une jeune fille, vivant de jeu et de vol, sachant malgré tout se faire aimer de la malheureuse et la soumettant à son empire. Une partie du roman se passe à Venise, où il fut écrit durant le carnaval. George Sand a étrangement idéalisé le misérable Leoni et tristement ravalé l'infortunée Juliette qu'il tâche de vendre à son ami lord Edwards et qu'il oblige à demeurer chez sa maîtresse, une princesse Zagarolo, riche et phtisique, qui l'a institué son héritier. Et Juliette se résigne, par une monstrueuse bassesse d'amour. «J'avais fini, avoue-t-elle, par m'habituer à voir leurs baisers et à entendre leurs fadeurs sans en être révoltée.» En dépit des avanies qu'il lui faut subir, elle ne peut briser la chaîne qui l'attache à Leoni. «C'est le boulet qui accouple les galériens, mais c'est la main de Dieu qui l'a rivé.»
André, que George Sand avait commencé avant le départ d'Alfred de Musset, est une étude de moeurs provinciales, telle qu'elle avait pu les observer à La Châtre. «C'est, dit la préface de 1851, au sein de la belle Venise, au bruit des eaux tranquilles que soulève la rame, au son des guitares errantes, et en face des palais féeriques qui partout projettent leur ombre sur les canaux les plus étroits et les moins fréquentés, que je me rappelai les rues sales et noires, les maisons déjetées, les pauvres toits moussus, et les aigres concerts de coqs, d'enfants et de chats de ma petite ville.» L'intrigue est menue: c'est l'histoire des amours du jeune comte André de Morand avec la grisette—comme on disait alors—Geneviève, ouvrière en fleurs artificielles. La grisette, selon la définition des dictionnaires, était et est peut-être encore une fille de condition modeste, de moeurs accueillantes, mais non vénales. Telle la Mimi Pinson d'Alfred de Musset ou l'héroïne favorite d'Henri Murger en la bohême du quartier latin. André est un personnage romantique, voué à l'idéalisme, et qui poursuit la réalisation de son rêve en une «belle chercheuse de bluets.» Geneviève lui apparaît, la première fois, habillée de blanc, avec un petit châle couleur arbre de Judée et un mince chapeau de paille; elle est occupée à cueillir les fleurettes de la prairie, au bord de la rivière. Selon le tour d'esprit familier à George Sand, en cette humble fille s'incarne la poésie qui ne saurait mourir et qui, «exilée des hauteurs sociales», se réfugie dans le peuple et y rayonne. La passion d'André se heurte à la résistance hautaine, intraitable, de son père le marquis, lequel ne veut pas avoir pour bru une grisette. Et c'est l'occasion, vite saisie par George Sand, de développer une autre thèse qui lui est chère, l'apologie de l'amour libre: «Qu'y a-t il d'impur entre deux enfants beaux et tristes, et abandonnés du reste du monde? Pourquoi flétrir la sainte union de deux êtres à qui Dieu inspire un mutuel amour? André ne put combattre longtemps le voeu de la nature.» Mais, s'il savait aimer, il était incapable de gagner sa vie et de subvenir aux besoins de la femme qu'il avait entraînée. Comme la plupart des héros de George Sand, il n'exerçait aucune autre profession que celle d'amoureux, qui nourrit mal son homme. «Instruit et intelligent, il n'était pas industrieux.» Geneviève lutta contre la misère. «Elle essaya de consoler André en pleurant avec lui. Mais une femme ne peut pas aimer d'amour un homme qu'elle sent inférieur à elle en courage; l'amour sans vénération et sans enthousiasme n'est plus que l'amitié: l'amitié est une froide compagne pour aider à supporter les maux immenses que l'amour a fait accepter.» Parfois Geneviève prenait un lis et disait à André, agenouillé devant elle: «Tu es blanc comme lui, et ton âme est suave et chaste comme son calice; tu es faible comme sa tige, et le moindre vent te courbe et te renverse. Je t'ai aimé peut-être à cause de cela; car tu étais, comme mes fleurs chéries, inoffensif, inutile et précieux.» Et le roman finit mélancoliquement par le mal de langueur auquel succombe Geneviève. Sur son lit d'agonie, telle Albine dans la Faute de l'abbé Mouret, elle demande à mourir et à reposer parmi les fleurs amoncelées.
Jacques est d'une tout autre valeur. On peut le regarder comme le plus psychologique et le plus profond des premiers romans de George Sand. La forme même, imitée de la Nouvelle Héloïse, qui consiste en lettres échangées par les divers personnages, ajoute ici à l'émotion. Non que la personnalité ni les doctrines de l'auteur disparaissent. On sent, au contraire, palpiter son âme et vibrer ses nerfs, dans cette oeuvre écrite au printemps de 1834, en une période d'extrême agitation morale et de tiraillement entre la présence réelle de Pagello et le souvenir obsédant d'Alfred de Musset. «Que Jacques, déclare George Sand dans la notice rédigée quoique vingt ans après, soit l'expression et le résultat de pensées tristes et de sentiments amers, il n'est pas besoin de le dire. C'est un livre douloureux et un dénouement désespéré. Les gens heureux, qui sont parfois fort intolérants, m'en ont blâmé. A-t-on le droit d'être désespéré? disaient-ils. A-t-on le droit d'être malade? Jacques n'est cependant pas l'apologie du suicide; c'est l'histoire d'une passion, de la dernière et intolérable passion d'une âme passionnée.» Aussi bien George Sand professe-t-elle que, dans l'état actuel de la société, «certains coeurs dévoués se voient réduits à céder la place aux autres.» Dans Jacques, et au gré de l'auteur, c'est le mari qui doit disparaître. Il obtiendra l'aumône de la compassion, mais il faut qu'il s'immole. Ainsi l'exige la morale de l'union libre. Elle veut cet holocauste. George Sand le proclame en termes courroucés: «Le mariage est toujours, selon moi, une des plus barbares institutions que la société ait ébauchées. Je ne doute pas qu'il ne soit aboli, si l'espèce humaine fait quelque progrès vers la justice et la raison; un lien plus humain et non moins sacré remplacera celui-là, et saura assurer l'existence des enfants qui naîtront d'un homme et d'une femme, sans enchaîner à jamais la liberté de l'un et de l'autre.» Tels sont les principes que Jacques, vague disciple de M. de Wolmar, énonce dans une lettre adressée à Sylvia, qui rappelle la Claire de Jean-Jacques. Pour compléter le quatuor, Octave c'est exactement Saint-Preux, et Fernande Julie. Quand Jacques, âgé de trente-cinq ans, va épouser Fernande qui en a dix-sept, il l'avertit congrûment que les liens et les promesses du mariage ne sont rien, que le libre consentement est tout. Il n'entend la tenir que de sa seule volonté:
«La société, dit-il, va vous dicter une formule de serment. Vous allez me jurer de m'être fidèle et de m'être soumise, c'est à-dire de n'aimer jamais que moi et de m'obéir en tout. L'un de ces serments est une absurdité, l'autre une bassesse. Vous ne pouvez pas répondre de votre coeur, même quand je serais le plus grand et le plus parfait des hommes; vous ne devez pas me promettre de m'obéir, parce que ce serait nous avilir l'un et l'autre. Ainsi, mon enfant, prononcez avec confiance les mots consacrés sans lesquels votre mère et le monde vous défendraient de m'appartenir; moi aussi je dirai les paroles que le prêtre et le magistrat me dicteront, puisqu'à ce prix seulement il m'est permis de vous consacrer ma vie. Mais à ce serment de vous protéger que la loi me prescrit, et que je tiendrai religieusement, j'en veux joindre un autre que les hommes n'ont pas jugé nécessaire à la sainteté du mariage, et sans lequel tu ne dois pas m'accepter pour époux. Ce serment, c'est de te respecter, et c'est à tes pieds que je veux le faire, en présence de Dieu, le jour où tu m'auras accepté pour amant.»
A l'estime de Jacques, partant de George Sand, les êtres humains ne sont rendus malheureux que par les liens indissolubles. Mais Octave, qui connaît les approches et les détours du coeur féminin, excelle à apaiser les scrupules de Fernande qu'il veut séduire, en lui offrant les joies éthérées de la tendresse platonique. «Ah! je saurai, s'écrie-t-il, m'élever jusqu'à toi, et planer du même vol au-dessus des orages des passions terrestres, dans un ciel toujours radieux, toujours pur. Laisse-moi t'aimer, et laisse-moi donner encore le nom d'amour à ce sentiment étrange et sublime que j'éprouve; amitié est un mot trop froid et trop vulgaire pour une si ardente affection; la langue humaine n'a pas de nom pour la baptiser.» Depuis George Sand, et tout récemment, le baptême a eu lieu. Une brillante élève de Guy de Maupassant n'a-t-elle pas défini et dénommé ce sentiment complexe et subtil, un peu hypocrite, mais suprêmement habile pour obtenir de l'avancement, quand elle a composé son joli roman, Amitié amoureuse?
C'est de l'avancement, en effet, que ne tarde pas à réclamer Octave, et il a une singulière façon de postuler. Sa passion s'exaspère, au moment où Fernande sèvre ses jumeaux; car cette femme poétique fut une nourrice accomplie, qui, fidèle aux leçons de l'Emile, n'eut garde de recourir aux Remplaçantes qu'a flétries M. Brieux. Et voici en quels termes elle est admonestée par Octave: «Quand vous parliez de votre mari, sans blasphémer un mérite que personne n'apprécie mieux que moi, sans nier une affection que je ne voudrais pas lui arracher, vous aviez le secret ineffable de me persuader que ma part était aussi belle que la sienne, quoique différente. A présent, vous avez le talent inutile et cruel de me montrer combien sa part est magnifique et la mienne ridicule. Ne pouviez-vous me cacher ce tripotage d'enfants et de berceaux? me comprenez-vous? Je ne sais comment m'expliquer, et je crains d'être brutal; car je suis aujourd'hui d'une singulière âcreté. Enfin, vous avez fait emporter vos enfants de votre chambre, n'est-ce pas? A la bonne heure. Vous êtes jeune, vous avez des sens; votre mari vous persécutait pour hâter ce sevrage. Eh bien! tant mieux! vous avez bien fait: vous êtes moins belle ce matin, et vous me semblez moins pure. Je vous respectais dans ma pensée jusqu'à la vénération, et en vous voyant si jeune, avec vos enfants dans vos bras, je vous comparais à la Vierge mère, à la blanche et chaste madone de Raphaël caressant son fils et celui d'Elisabeth. Dans les plus ardents transports de ma passion, la vue de votre sein d'ivoire, distillant un lait pur sur les lèvres de votre fille, me frappait d'un respect inconnu, et je détournais mon regard de peur de profaner, par un désir égoïste, un des plus saints mystères de la nature providente. A présent, cachez bien votre sein, vous êtes redevenue femme, vous n'êtes plus mère; vous n'avez plus de droit à ce respect naïf que j'avais hier, et qui me remplissait de piété et de mélancolie. Je me sens plus indifférent et plus hardi.»
Aussi bien Jacques, l'époux héroïque, confiant et trahi, qui refuse de se venger et préfère se sacrifier, personnage surhumain dont nous avons vu l'équivalent dans le drame de M. Gabriel Trarieux, A la Clarté des Etoiles, pose par lettre à l'amant un singulier questionnaire. En voici la teneur, qui est destinée à lui épargner l'embarras d'une explication verbale:
«1° Croyez-vous que j'ignore ce qui s'est passé entre vous et une personne qu'il n'est pas besoin de nommer?
«2° En revenant ici, ces jours derniers, en même temps qu'elle, et en vous présentant à moi avec assurance, quelle a été votre intention?
«3° Avez-vous pour cette personne un attachement véritable? Vous chargeriez-vous d'elle, et répondriez-vous de lui consacrer votre vie, si son mari l'abandonnait?»
Octave, ainsi interrogé, s'explique en trois points, comme s'il était dans le cabinet d'un juge d'instruction:
«1° Je savais, en quittant la Touraine, que vous étiez informé de ce qui s'est passé entre elle et moi;
«2° Je suis venu ici pour vous offrir ma vie en réparation de l'outrage et du tort que je vous ai fait; si vous êtes généreux envers elle, je découvrirai ma poitrine, et je vous prierai de tirer sur moi ou de me frapper avec l'épée, moi les mains vides; mais si vous devez vous venger sur elle, je vous disputerai ma vie et je tâcherai de vous tuer;
«3° J'ai pour elle un attachement si profond et si vrai, que, si vous devez l'abandonner soit par la mort, soit par le ressentiment, je fais serment de lui consacrer ma vie tout entière, et de réparer ainsi, autant que possible, le mal que je lui ai fait.»
Selon toute apparence, cette réponse donna satisfaction à Jacques, car il résolut de s'effacer. «Je n'ai plus à souffrir, je n'ai plus à aimer; mon rôle est achevé parmi les hommes.» Vainement Sylvia, à qui il adressait cette profession de foi ou plutôt cette lettre de démission, lui suggérait un étrange et chimérique modus vivendi: «N'es-tu pas au-dessus d'une vaine et grossière jalousie? Reprends le coeur de ta femme, laisse le reste à ce jeune homme! Tu t'es résigné à ce sacrifice, résigne-toi à en être le témoin, et que la générosité fasse taire l'amour-propre. Est-ce quelques caresses de plus ou de moins qui entretiennent ou détruisent une affection aussi sainte que la vôtre?» L'abnégation de Jacques n'allait pas jusqu'à servir de témoin et à compter les coups portés à son honneur conjugal. On cherchait cependant à le ménager, on pensait à lui aux moments pathétiques, et Fernande avait de touchantes attentions. «O mon cher Octave, écrivait-elle, nous ne passerons jamais une nuit ensemble sans nous agenouiller et sans prier pour Jacques.» Au demeurant, ils étaient enchantés qu'il s'éloignât. Ils honoraient le gêneur, mais lui conseillaient do voyager. Il le note, au moment du départ: «Les deux amants étaient radieux de bonheur, et je leur rends justice avec joie, ils me comblèrent tout le jour d'amitiés et de caresses délicates… Octave m'a embrassé avec effusion quand je suis parti, et elle aussi. Ils étaient bien contents!» Sylvia s'indigne de cette capitulation de Jacques. Sans doute elle l'appelle le Christ, mais n'est-ce pas avec une nuance d'ironie? Et elle ajoute: «Qu'ils s'aiment et qu'ils dorment sur ton cercueil; ce sera leur couche nuptiale.» Puis elle lui propose, pour le dissuader du suicide, d'élever deux enfants de sexe différent et de les marier un jour «à la face de Dieu, sans autre temple que le désert, sans autre prêtre que l'amour; il y aura peut-être alors, grâce à nous, un couple heureux et pur sur la surface de la terre.» Le projet n'agrée pas à Jacques. Il a fait ses préparatifs pour le grand voyage. Volontiers il dirait à Fernande: «Je sais tout, et je pardonne à tous deux; sois ma fille, et qu'Octave soit mon fils; laissez-moi vieillir entre vous deux, et que la présence d'un ami malheureux, accueilli et consolé par vous, appelle sur vos amours la bénédiction du ciel.» Il n'ose pas hasarder cette tentative insolite, dont le sublime pourrait déchoir au ridicule. En quelque glacier de la Suisse il ira trouver une mort qui paraîtra accidentelle; mais d'abord il défend à Sylvia de maudire les deux amants: «Ils ne sont pas coupables, ils s'aiment. Il n'y a pas de crime là où il y a de l'amour sincère.» Dans une de ses dernières lettres, le ressouvenir de Fernande lui inspire cette émouvante et poétique invocation: «Oh! je t'ai aimée, simple fleur que le vent brisait sur sa tige, pour ta beauté délicate et pure, et je t'ai cueillie, espérant garder pour moi seul ton suave parfum, qui s'exhalait à l'ombre et dans la solitude; mais la brise me l'a emporté en passant, et ton sein n'a pu le retenir. Est-ce une raison pour que je te haïsse et te foule aux pieds? Non! je te reposerai doucement dans la rosée où je t'ai prise, et je te dirai adieu, parce que mon souffle ne peut plus te faire vivre, et qu'il en est un autre dans ton atmosphère qui doit te relever et te ranimer. Refleuris donc, ô mon beau lis! je ne te toucherai plus.» Et cette voix de Jacques, qui semble déjà d'outre-tombe, a la langueur d'un murmure, la mélancolie d'une plainte et la gravité d'un pardon. C'est la majesté de la mort absolvant les misères de la vie.
CHAPITRE XII
LES LETTRES D'UN VOYAGEUR
Selon l'humeur naturelle des écrivains qui utilisent leurs douleurs et leurs larmes, George Sand s'apprêtait à tirer un parti littéraire de la crise morale qu'elle venait de traverser. Alfred de Musset à peine parti, elle avait effectué avec Pagello une petite excursion pédestre dans les Alpes vénitiennes. Elle imagina d'en amalgamer les impressions avec les ressouvenirs et sans doute les remords de son amour brisé. Cet alliage étrange produisit un métal d'une trempe merveilleuse. Jamais elle n'en a retrouvé la souplesse malléable et ductile. «Je t'ai écrit, mande-t-elle à Musset le 15 avril, une longue lettre sur mon voyage dans les Alpes, que j'ai intention de publier dans la Revue, si cela ne te contrarie pas. Je te renverrai, et, si tu n'y trouves rien à redire, tu la donneras à Buloz. Si tu veux y faire des corrections et des suppressions, je n'ai pas besoin de te dire que tu as droit de vie et de mort sur tous mes manuscrits passés, présents et futurs. Enfin, si tu la trouves entièrement impubliable, jette-la au feu ou mets-la dans ton portefeuille, ad libitum.» Alfred de Musset, apprenant ce voyage, écrit le 19 avril: «Tu es donc dans les Alpes? N'est-ce pas que c'est beau? Il n'y a que cela au monde. Je pense avec plaisir que tu es dans les Alpes; je voudrais qu'elles pussent te répondre, elles te raconteraient peut-être ce que je leur ai dit. O mon enfant, c'est là cependant qu'il est triste d'être seul.» Dans la même lettre il annonce son arrivée à Paris, presque bien portant, en dépit d'un coup de soleil sur la figure et d'un érysipèle aux jambes. «Grâce à Dieu, je suis debout aujourd'hui et guéri, sauf une fièvre lente qui me prend tous les soirs au lit, et dont je ne me vante pas à ma mère, parce que le temps seul et le repos peuvent la guérir. Du reste, à peine dehors du lit, je me suis rejeté à corps perdu dans mon ancienne vie.» Elle à Venise avec Pagello, lui à Paris, livré aux voluptés faciles, ils se paient de la même monnaie. Mais, tout en racontant qu'il cherche un nouvel amour et dîne avec des filles d'Opéra, il ajoute: «Plus je vais, plus je m'attache à toi, et, bien que très tranquille, je suis dévoré d'un chagrin qui ne me quitte plus.» Et tout aussitôt: «Dis-moi que tu t'es donnée à l'homme que tu aimes, parle-moi de vos joies; non, ne me dis pas cela, dis-moi simplement que tu aimes et que tu es aimée. Alors je me sens plus de courage, et je demande au ciel que chacune de mes souffrances se change en joie pour toi… Madame Hennequin avait fait à ma mère tous les cancans possibles sur ton compte. Je n'ai pas eu de peine à la désabuser; il a suffi de lui parler des nuits que tu as passées à me soigner, c'est tout pour une mère… Adieu, ma soeur adorée. Va au Tyrol, à Venise, à Constantinople; fais ce qui te plaît, ris et pleure à ta guise; mais le jour où tu te retrouveras quelque part seule et triste comme à ce Lido, étends la main avant de mourir, et souviens toi qu'il y a dans un coin du monde un être dont tu es le premier et le dernier amour.» A cette lettre si complexe et si contradictoire, George Sand répond le 29 avril: «Tu es un méchant, mon petit ange, tu es arrivé le 12 et tu ne m'as écrit que le 19. J'étais dans une inquiétude mortelle.» Puis c'est la sollicitude maternelle qui reparaît: «Ce qui me fait mal, c'est l'idée que tu ne ménages pas ta pauvre santé. Oh! je t'en prie à genoux, pas encore de vin, pas encore de filles! c'est trop tôt. Songe à ton corps qui a moins de force que ton âme et que j'ai vu mourant dans mes bras. Ne t'abandonne au plaisir que quand la nature viendra te le demander impérieusement, mais ne le cherche pas comme un remède à l'ennui et au chagrin. C'est le pire de tous. Ménage cette vie que je t'ai conservée, peut-être, par mes veilles et mes soins. Ne m'appartient-elle pas un peu à cause de cela? Laisse-moi le croire, laisse-moi être un peu vaine d'avoir consacré quelques fatigues de mon inutile et sotte existence à sauver celle d'un homme tel que toi.»
Ces conseils de tempérance et de sobriété concordent avec une lettre que Pagello écrivait, un peu plus tard, au «cher Alfred» et où il célèbre «cette réciprocité d'affection qui nous liera toujours de liens sublimes pour nous, et incompréhensibles aux autres.» Il rappelle au poète la nécessité de «résister à ces tentations de désordres qui sont les compagnes d'une nature trop impétueuse.» Et il conclut: «Lorsque vous êtes entouré d'une douzaine de bouteilles de champagne, souvenez-vous de cette petite barrique d'eau de gomme arabique que je vous ai fait vider à l'hôtel Danieli, et je suis certain que vous aurez le courage de les fuir! Adieu, mon bon Alfred. Aimez-moi comme je vous aime. Votre véritable ami, Pietro Pagello.»
Dans la correspondance de George Sand et d'Alfred de Musset, on a pu observer que les préoccupations littéraires et même les intérêts de librairie avaient leur place. Le 29 avril, elle lui fait tenir le manuscrit précédemment annoncé, et l'on voit toute l'importance qu'elle y attache. L'amour-propre d'auteur se complique d'une arrière-pensée sentimentale: «Je t'envoie la Lettre dont je t'ai parlé. Je l'ai écrite comme elle m'est venue; sans songer à tous ceux qui devaient la lire. Je n'y ai vu qu'un cadre et un prétexte pour parler tout haut de ma tendresse pour toi et pour fermer tout à coup la gueule à ceux qui ne manqueront pas de dire que tu m'as ruinée et abandonnée. En la relisant, j'ai craint pourtant qu'elle ne te semblât ridicule. Le monde que tu as recommencé à fréquenter ne comprend rien à ces sortes de choses, et peut-être te dira-t-on que cet amour imprimé et comique est anti-mériméen. Si tu m'en crois, tu laisseras dire et tu donneras la Lettre à la Revue. S'il y a quelque ridicule à encourir, il n'est que pour ton oisillon qui s'en moque et qui aime mieux le blâme que la louange de certaines gens. Que les belles dames crient au scandale, que t'importe? Elles ne t'en feront la cour qu'un peu plus tendrement. D'ailleurs, il n'y a pas de nom tracé dans cette Lettre, on peut la prendre pour un fragment de roman, nul n'est obligé de savoir si je suis une femme. En un mot, je ne la crois pas trop inconvenante; pour la forme, tu retrancheras ou changeras ce que tu voudras, tu la jetteras au feu, si tu veux.»
La Lettre, à laquelle George Sand fait allusion, est la première de celles qui parurent au nombre de douze, à différentes dates, de 1834 à 1836, et qui furent rassemblées sous le titre général, Lettres d'un Voyageur. Elles sont adressées à des correspondants tels que Néraud, Rollinat, Everard—pseudonyme de Michel (de Bourges)—Liszt, Meyerbeer, Désiré Nisard. Les trois premières sont dédiées «A un poète,» c'est-à-dire à Alfred de Musset. On y rencontre des pages d'une incomparable éloquence. A ce propos, il est surprenant que Pagello ait osé noter dans son mémorial: «J'écrivais aussi; nous avons du moins travaillé ensemble aux Lettres d'un Voyageur, où nous dépeignîmes en quelques croquis, et plutôt à sa façon qu'à la mienne, les coutumes de Venise et des environs.» A dire vrai, la «façon» de George Sand nous inspire plus de confiance et jouit de plus de notoriété que celle de Pagello, qui très glorieusement déclare avoir servi de modèle et de protagoniste pour l'intrigue de Jacques. Aussi bien il était très fier de son intimité avec George Sand, en dépit des représentations de son père qui lui reprochait ce «mauvais pas» et ordonnait à son autre fils Robert de s'éloigner du logis et de la société de Pietro, tant que durerait la liaison. «Je prévoyais cette première amertume, dit Pagello, et je la supportai, sinon en paix, du moins avec assez d'aplomb. Plusieurs de mes clients et de mes amis, parmi lesquels beaucoup de personnes distinguées, souriaient en me rencontrant dans les rues; d'autres pinçaient les lèvres en me regardant, et évitaient de me saluer quand je paraissais sur la place avec la Sand à mon bras. Quelques femmes me complimentaient malicieusement. George Sand, avec cette perception qui lui était propre, voyait et comprenait tout, et lorsque quelque léger nuage passait sur mon front, elle savait le dissiper à l'instant avec son esprit et ses grâces enchanteresses.»
Il fallait que la clientèle du docteur Pagello ne fût ni bien nombreuse ni bien absorbante pour lui permettre de courir la campagne avec George Sand, habillée en garçon. Elle avait apporté de France un costume très simple, pantalon de toile, casquette et blouse bleue. Tous deux, légers d'argent, mais dans l'allégresse d'un amour naissant, se livraient à la joie des excursions pédestres que Jean-Jacques a pratiquées et vantées. Le délicieux printemps du nord de l'Italie favorisait leur dessein, et, quand ils rentraient à Venise, George Sand, en disciple fidèle, retrouvait, pour traduire ses impressions de touriste, le merveilleux coloris des Confessions. Dans les Lettres d'un Voyageur, la partie descriptive renferme peut-être les plus belles pages qui soient sorties de la plume du romancier; mais ce que nous jugerons le plus digne d'intérêt par delà la somptuosité ou la délicatesse du style, ce sont les aveux d'une âme tumultueuse, qui encadre ses inquiétudes ou ses remords dans le décor prestigieux de la nature.
Lorsque George Sand, à distance et à loisir, composa une préface pour l'ensemble des Lettres d'un Voyageur, elle y mit des idées philosophiques, de la métaphysique même, avec un grain de déclamation. Elle récuse l'opinion de la plupart de ceux qui ont voulu se mirer dans son âme et se sont fait peur à eux-mêmes. «Ils se sont écriés que j'étais un malade, un fou, une âme d'exception, un prodige d'orgueil et de scepticisme. Non, non! je suis votre semblable, hommes de mauvaise foi! Je ne diffère de vous que parce que je ne nie pas mon mal et ne cherche point à farder des couleurs de la jeunesse et de la santé mes traits flétris par l'épouvante. Vous avez bu le même calice, vous avez souffert les mêmes tourments. Comme moi vous avez douté, comme moi vous avez nié et blasphémé, comme moi vous avez erré dans les ténèbres, maudissant la Divinité et l'humanité, faute de comprendre!» Et, cherchant la cause et la source des misères morales qui travaillent la société moderne: «Le doute, dit-elle, est le mal de notre âge, comme le choléra… Il est né de l'examen. Il est le fils malade et fiévreux d'une puissante mère, la liberté. Mais ce ne sont pas les oppresseurs qui le guériront. Les oppresseurs sont athées.» George Sand ici semble paraphraser la maxime si judicieuse de Maximilien Robespierre: «L'athéisme est aristocratique.» De vrai, le spiritualisme est le principe, l'idéalisme est la loi de la démocratie, en sa forme la plus noble et la plus féconde.
A l'encontre du scepticisme, et dans l'attente et le désir d'une foi sûre, la préface des Lettres d'un Voyageur nous propose cette saisissante image: «Au retour de la campagne de Russie, on voyait courir sur les neiges des spectres effarés qui s'efforçaient, en gémissant et en blasphémant, de retrouver le chemin de la patrie. D'autres, qui semblaient calmes et résignés, se couchaient sur la glace et restaient là engourdis par la mort. Malheur aux résignés d'aujourd'hui! Malheur à ceux qui acceptent l'injustice, l'erreur, l'ignorance, le sophisme et le doute, avec un visage serein! Ceux-là mourront, ceux-là sont morts déjà, ensevelis dans la glace et dans la neige. Mais ceux qui errent avec des pieds sanglants et qui appellent avec des plaintes amères, retrouveront le chemin de la Terre promise, et ils verront luire le soleil.»
Si la préface se complaît ainsi à évoquer des sentiments généraux et altruistes, ce sont des émotions tout intimes qui se traduisent et se reflètent dans les trois premières Lettres d'un Voyageur. Le souvenir d'Alfred de Musset y plane ou y flotte. Au murmure de la Brenta, par exemple, elle pense à la veillée du Christ dans le jardin des Olives, et elle se remémore un soir où ils ont longuement parlé de ce chant du divin poème évangélique. «C'était, dit-elle, un triste soir que celui-là, une de ces sombres veillées où nous avons bu ensemble le calice d'amertume. Et toi aussi, tu as souffert un martyre inexorable; toi aussi, tu as été cloué sur une croix. Avais-tu donc quelque grand péché à racheter pour servir de victime sur l'autel de la douleur? qu'avais-tu fait pour être menacé et châtié ainsi? est-on coupable à ton âge? sait-on ce que c'est que le bien et le mal? Tu te sentais jeune, tu croyais que la vie et le plaisir ne doivent faire qu'un. Tu te fatiguais à jouir de tout, vite et sans réflexion. Tu méconnaissais ta grandeur et tu laissais aller ta vie au gré des passions qui devaient l'user et l'éteindre, comme les autres hommes ont le droit de le faire. Tu t'arrogeas ce droit sur toi-même, et tu oublias que tu es de ceux qui ne s'appartiennent pas. Tu voulus vivre pour ton compte, et suicider ta gloire par mépris de toutes les choses humaines. Tu jetas pêle-mêle dans l'abîme toutes les pierres précieuses de la couronne que Dieu t'avait mise au front, la force, la beauté, le génie, et jusqu'à l'innocence de ton âge, que tu voulus fouler aux pieds, enfant superbe!»
Puis, sur le mode mystique, elle célèbre le poète qu'elle a aimé, admiré, soigné, guéri, et remplacé, mais non pas oublié, et qui a été éloigné d'elle par l'inévitable lassitude des sentiments périssables: «Au milieu des fougueux plaisirs où tu cherchais vainement ton refuge, l'esprit mystérieux vint te réclamer et te saisir. Il fallait que tu fusses poète, tu l'as été en dépit de toi-même. Tu abjuras en vain le culte de la vertu; tu aurais été le plus beau de ses jeunes lévites; tu aurais desservi ses autels en chantant sur une lyre d'or les plus divins cantiques, et le blanc vêtement de la pudeur aurait paré ton corps frêle d'une grâce plus suave que le masque et les grelots de la Folie… Tu poursuivais ton chant sublime et bizarre, tout à l'heure cynique et fougueux comme une ode antique, maintenant chaste et doux comme la prière d'un enfant. Couché sur les roses que produit la terre, tu songeais aux roses de l'Eden qui ne se flétrissent pas; et, en respirant le parfum éphémère de tes plaisirs, tu parlais de l'éternel encens que les anges entretiennent sur les marches du trône de Dieu. Tu l'avais donc respiré, cet encens? Tu les avais donc cueillies, ces roses immortelles? Tu avais donc gardé, de cette patrie des poètes, de vagues et délicieux souvenirs qui t'empêchaient d'être satisfait de tes folles jouissances d'ici-bas?» Et cette éloquente apostrophe aboutit à une véridique peinture de la mélancolie du poète, mal incurable au sein des voluptés. Tel le goût amer dont parle Lucrèce, et qui corrompt ou dénature la douceur du breuvage: «Suspendu entre la terre et le ciel, avide de l'un, curieux de l'autre, dédaigneux de la gloire, effrayé du néant, incertain, tourmenté, changeant, tu vivais seul au milieu des hommes; tu fuyais la solitude et la trouvais partout. La puissance de ton âme te fatiguait. Tes pensées étaient trop vastes, tes désirs trop immenses, tes épaules débiles pliaient sous le fardeau de ton génie. Tu cherchais dans les voluptés incomplètes de la terre l'oubli des biens irréalisables que tu avais entrevus de loin. Mais quand la fatigue avait brisé ton corps, ton âme se réveillait plus active et ta soif plus ardente. Tu quittais les bras de tes folles maîtresses pour t'arrêter en soupirant devant les vierges de Raphaël.—Quel est donc, disait à propos de toi un pieux et tendre songeur, ce jeune homme qui s'inquiète tant de la blancheur des marbres?»
Dans ce récit à mots couverts, mais transparent, quelle sera l'explication que donnera George Sand de leur rupture, et qui doit satisfaire à la fois Musset, Pagello, elle-même, le public et la vérité? C'est peut-être, sous la grâce et la sinuosité des métaphores, le passage le plus audacieux de la première Lettre: «Ton corps, aussi fatigué, aussi affaibli que ton coeur, céda au ressentiment de ses anciennes fatigues, et comme un beau lis se pencha pour mourir. Dieu, irrité de ta rébellion et de ton orgueil, posa sur ton front une main chaude de colère, et, en un instant, tes idées se confondirent, ta raison t'abandonna. L'ordre divin établi dans les fibres de ton cerveau fut bouleversé. La mémoire, le discernement, toutes les nobles facultés de l'intelligence, si déliées en toi, se troublèrent et s'effacèrent comme les nuages qu'un coup de vent balaie. Tu te levas sur ton lit en criant:—Où suis-je, ô mes amis? pourquoi m'avez-vous descendu vivant dans le tombeau?—Un seul sentiment survivait en toi à tous les autres, la volonté, mais une volonté aveugle, déréglée, qui courait comme un cheval sans frein et sans but à travers l'espace. Une dévorante inquiétude te pressait de ses aiguillons; tu repoussais l'étreinte de ton ami, tu voulais t'élancer, courir. Une force effrayante te débordait.—Laissez-moi ma liberté, criais-tu, laissez-moi fuir; ne voyez-vous pas que je vis et que je suis jeune?—Où voulais-tu donc aller? Quelles visions ont passé dans le vague de ton délire? Quels célestes fantômes t'ont convié à une vie meilleure? Quels secrets insaisissables à la raison humaine as-tu surpris dans l'exaltation de ta folie? Sais-tu quelque chose à présent, dis-moi? Tu as souffert ce qu'on souffre pour mourir; tu as vu la fosse ouverte pour te recevoir; tu as senti le froid du cercueil, et tu as crié:—Tirez-moi, tirez-moi de cette terre humide!»
Ainsi se trouve relatée et affirmée par George Sand l'hallucination étrange et morbide d'Alfred de Musset à Venise, et cela précisément dans une Lettre qu'elle le chargea de relire, de corriger, de transmettre à la Revue des Deux Mondes, si mieux il n'aimait la détruire! Du même coup s'évanouit la narration mensongère et odieuse de Paul de Musset. Son frère, si George Sand n'avait pas dit vrai, aurait-il donné son acquiescement et son concours à l'impression d'un manuscrit, passé par ses mains, qui évoquait et précisait les chimères de son cerveau délirant? Devant ces navrantes détresses de l'humaine fragilité, à mi-chemin entre la vie et la mort, l'âme angoissée de la femme se tourne vers la source invisible, mais certaine, de toute consolation. Elle prie en un essor d'amour. «La seule puissance, dit-elle, à laquelle je croie est celle d'un Dieu juste, mais paternel… Ecoute, écoute, Dieu terrible et bon! Il est faux que tu n'aies pas le temps d'entendre la prière des hommes; tu as bien celui d'envoyer à chaque brin d'herbe la goutte de rosée du matin!» Dans cet élan de reconnaissance infinie et d'humble respect envers l'Etre des êtres, il y a la nécessaire adoration de la créature qui ne discerne en soi-même ni son origine ni sa fin, qui perçoit, avec la certitude de la raison plus décisive que le témoignage des sens, l'existence d'une force éternelle, extérieure et supérieure à sa faiblesse. Nier Dieu est un incommensurable orgueil; l'ignorer est une transcendante indifférence; l'honorer et l'adorer est l'acte réfléchi de la foi libre et consciente. Alfred de Musset ne nous a-t-il pas, en deux vers sublimes, incités à ce réconfort de la prière, confiant appel de l'isolé et viatique d'espérance?
Si le ciel est désert, nous n'offensons personne,
Si quelqu'un nous entend, qu'il nous prenne en pitié.
Ce généreux spiritualisme, nous le retrouvons dans l'oeuvre entière de George Sand, et il se manifeste en un instinct de survivance pour les pensées, les affections, comme pour la substance même de l'être, par delà l'inconnu de la tombe. Ainsi l'exquise senteur, emportée d'une fleur que l'on a touchée et qui confie aux doigts un peu de son arome, inspire à George Sand une image d'un touchant symbolisme: «Quelle chose précieuse est donc le parfum, qui, sans rien faire perdre à la plante dont il émane, s'attache aux mains d'un ami, et le suit en voyage pour le charmer et lui rappeler longtemps la beauté de la fleur qu'il aime?—Le parfum de l'âme, c'est le souvenir. C'est la partie la plus délicate, la plus suave du coeur, qui se détache pour embrasser un autre coeur et le suivre partout. L'affection d'un absent n'est plus qu'un parfum; mais qu'il est doux et suave! qu'il apporte, à l'esprit abattu et malade, de bienfaisantes images et de chères espérances!—Ne crains pas, ô toi qui as laissé sur mon chemin cette trace embaumée, ne crains jamais que je la laisse se perdre. Je la serrerai dans mon coeur silencieux, comme une essence subtile dans un flacon scellé. Nul ne la respirera que moi, et je la porterai à mes lèvres dans mes jours de détresse, pour y puiser la consolation et la force, les rêves du passé, l'oubli du présent.»
Du fond de ses souvenirs de jeunesse, George Sand appelle et nous montre les palombes ensanglantées que rapportaient les chasseurs, en la saison d'automne. Quelques-unes vivaient encore. On les donnait à Aurore. Elle les soignait avec cette sollicitude de tendre mère que plus tard elle ne devait pas réserver aux seules palombes. Quand elles étaient guéries, dans la cage qui les emprisonnait, elles avaient la soif du plein air, la nostalgie de la liberté. Et Aurore, qui déjà était douée de l'instinct sentimental, les voyant refuser les fèves vertes et se heurter aux impitoyables barreaux, songeait à leur rendre la plénitude de vivre. «C'était un jour de vives émotions, de joie triomphante et de regret invincible, que celui où je portais une de mes palombes sur la fenêtre. Je lui donnais mille baisers. Je la priais de se souvenir de moi et de revenir manger les fèves tendres de mon jardin. Puis j'ouvrais une main que je refermais aussitôt pour ressaisir mon amie. Je l'embrassais encore, le coeur gros et les yeux pleins de larmes. Enfin, après bien des hésitations et des efforts, je la posais sur la fenêtre. Elle restait quelque temps immobile, étonnée, effrayée presque de son bonheur. Puis elle partait avec un petit cri de joie qui m'allait au coeur. Je la suivais longtemps des yeux; et quand elle avait disparu derrière les sorbiers du jardin, je me mettais à pleurer amèrement…»
Alfred de Musset venait d'être, lui aussi, la palombe ensanglantée, souffreteuse, lentement réchauffée, péniblement guérie, qui d'une aile encore lasse, à peine remise de sa brisure, avait fui la cage vénitienne pour s'envoler vers la douce France et rentrer au nid déserté, au vrai nid maternel.
«Quand nous nous sommes quittés—murmure celle qui reste et s'attarde—j'étais fier et heureux de te voir rendu à la vie; j'attribuais un peu à mes soins la gloire d'y avoir contribué. Je rêvais pour toi des jours meilleurs, une vie plus calme. Je te voyais renaître à la jeunesse, aux affections, à la gloire. Mais quand je t'eus déposé à terre, quand je me retrouvai seul dans cette gondole noire comme un cercueil, je sentis que mon âme s'en allait avec toi. Le vent ne ballottait plus sur les lagunes agitées qu'un corps malade et stupide. Un homme m'attendait sur les marches de la Piazzetta.—Du courage! me dit-il.—Oui, lui répondis-je, vous m'avez dit ce mot-là une nuit, quand il était mourant dans nos bras, quand, nous pensions qu'il n'avait plus qu'une heure à vivre. A présent, il est sauvé, il voyage, il va retrouver sa patrie, sa mère, ses amis, ses plaisirs. C'est bien; mais pensez de moi ce que vous voudrez, je regrette cette horrible nuit où sa tête pâle était appuyée sur votre épaule, et sa main froide dans la mienne. Il était là entre nous deux, et il n'y est plus. Vous pleurez aussi, tout en haussant les épaules. Vous voyez que vos larmes ne raisonnent pas mieux que moi. Il est parti, nous l'avons voulu; mais il n'est plus ici, nous sommes au désespoir.»
Il faudrait, dans les Lettres d'un Voyageur, dans celles qui furent écrites à Venise comme dans celles qui sont postérieures, noter tant de pages exquises où transparaît l'âme de George Sand: les idées qu'elle professe et n'appliquera qu'à demi pour l'éducation de ses enfants; le portrait du Juste: la critique de Lélia et de Jacques; les vues sur Manon Lescaut, sur la Nouvelle Héloïse et la probabilité du suicide de Rousseau. «Martyr infortuné, qui avez voulu être philosophe classique comme un autre, pourquoi n'avoir pas crié tout haut? Cela vous aurait soulagé, et nous boirions les gouttes de votre sang avec plus de ferveur; nous vous prierions comme un Christ aux larmes saintes.» Il faudrait entendre et répercuter l'apostrophe émouvante qu'elle adresse à ses dieux Lares, et cet éloge de l'amitié qui rappelle les belles périodes cicéroniennes: «Amitié! amitié! délices des coeurs que l'amour maltraite et abandonne; soeur généreuse qu'on néglige et qui pardonne toujours!» Mais, parmi tant de cris de douleur, de soupirs ou de murmures qui sortent d'une poitrine angoissée, est-il rien qui égale cet aveu de repentir et de remords, proféré par une âme en deuil:
«Je n'ai pas rencontré l'être avec lequel j'aurais voulu vivre et mourir, ou, si je l'ai rencontré, je n'ai pas su le garder. Ecoute une histoire, et pleure.
«Il y avait un bon artiste, qu'on appelait Watelet, qui gravait à l'eau-forte mieux qu'aucun homme de son temps. Il aima Marguerite Le Conte et lui apprit à graver à l'eau-forte aussi bien que lui. Elle quitta son mari, ses biens et son pays pour aller vivre avec Watelet. Le monde les maudit; puis, comme ils étaient pauvres et modestes, on les oublia. Quarante ans après, on découvrit aux environs de Paris, dans une maisonnette appelée Moulin-Joli, un vieux homme qui gravait à l'eau-forte et une vieille femme, qu'il appelait sa meunière, et qui gravait à l'eau-forte, assise à la même table. Le premier oisif qui découvrit cette merveille l'annonça aux autres, et le beau monde courut en foule à Moulin-Joli pour voir le phénomène. Un amour de quarante ans, un travail toujours assidu et toujours aimé; deux beaux talents jumeaux; Philémon et Baucis du vivant de mesdames Pompadour et Dubarry. Cela fit époque, et le couple miraculeux eut ses flatteurs, ses amis, ses poètes, ses admirateurs. Heureusement le couple mourut de vieillesse peu de jours après, car le le monde eût tout gâté. Le dernier dessin qu'ils gravèrent représentait le Moulin-Joli, la maison de Marguerite, avec cette devise: Cur valle permutem Sabina divitias operosiores?
«Il est encadré dans ma chambre au-dessus d'un portrait dont personne ici n'a vu l'original. Pendant un an, l'être qui m'a légué ce portrait s'est assis avec moi toutes les nuits à une petite table, et il a vécu du même travail que moi… Au lever du jour, nous nous consultions sur notre oeuvre, et nous soupions à la même petite table, tout en causant d'art, de sentiment et d'avenir. L'avenir nous a manqué de parole. Prie pour moi, ô Marguerite Le Conte!»
On voit qu'en cette page pathétique elle ne cherche pas à plaider non coupable. Elle confesse implicitement ses torts, ses chutes et ses rechutes. «Je tombai souvent», dit-elle; puis elle parle avec mélancolie de l'hiver de son âme qui est venu, un éternel hiver. Dans sa pensée surgit une comparaison entre les jours d'autrefois, si lumineux, si doux, et ceux d'à présent, voués à un déplorable veuvage: «Il fut un temps où je ne regardais ni le ciel ni les fleurs, où je ne m'inquiétais pas de l'absence du soleil et ne plaignais pas les moineaux transis sur leur branche. A genoux devant l'autel où brûlait le feu sacré, j'y versais tous les parfums de mon coeur. Tout ce que Dieu a donné à l'homme de force et de jeunesse, d'aspiration et d'enivrement, je le consumais et le rallumais sans cesse à cette flamme qu'un autre amour attisait. Aujourd'hui l'autel est renversé, le feu sacré est éteint, une pâle fumée s'élève encore et cherche à rejoindre la flamme qui n'est plus; c'est mon amour qui s'exhale et qui cherche à ressaisir l'âme qui l'embrasait. Mais cette âme s'est envolée au loin vers le ciel, et la mienne languit et meurt sur la terre.»
Tels sont les ressouvenirs et les regrets que George Sand exprime, à quelques mois d'intervalle, dans la cinquième des Lettres d'un Voyageur, adressée à François Rollinat. L'heure viendra—mais il lui faut auparavant traverser la crise la plus douloureuse—où elle pourra sortir d'esclavage et, selon l'admirable métaphore de la sixième Lettre à Everard, se délivrer de la flèche qui lui perce le coeur. «C'est ma main qui l'a brisée, c'est ma main qui l'arrachera; car chaque jour je l'ébranle dans mon sein, ce dard acéré, et chaque jour, faisant saigner ma plaie et l'élargissant, je sens avec orgueil que j'en retire le fer et que mon âme ne le suit pas.» Elle veut alors, elle veut abdiquer sa grande folie, l'amour! A cette idole de sa jeunesse, dont elle croit—ô illusion!—déserter le temple à jamais, elle envoie un éloquent et solennel adieu: «Adieu! Malgré moi mes genoux plient et ma bouche tremble en te disant ce mot sans retour. Encore un regard, encore l'offrande d'une couronne de roses nouvelles, les premières du printemps, et adieu!» A d'autres, à de plus jeunes lévites elle laisse les courtes joies, les longs soucis et les cruels tourments de la passion. Ceux-là continueront d'aimer au jour le jour, sans prévoir les lendemains de souffrance. «Régne, amour, règne en attendant que la vertu et la république te coupent les ailes.»
Une évolution, en effet, à laquelle nous assisterons, s'annonce et s'effectue dans la pensée et la sensibilité de George Sand. De l'amour égoïste et sensuel elle voudrait s'élever à l'amour idéaliste et immatériel. Mais combien malaisée est la délivrance de tout ce passé qui l'enlace! Elle entend encore, durant ses insomnies fiévreuses, les tendres modulations du rossignol. «O chantre des nuits heureuses! comme l'appelle Obermann… Nuits heureuses pour ceux qui s'aiment et se possèdent; nuits dangereuses à ceux qui n'ont point encore aimé; nuits profondément tristes pour ceux qui n'aiment plus! Retournez à vos livres, vous qui ne voulez plus vivre que de la pensée, il ne fait pas bon ici pour vous. Les parfums des fleurs nouvelles, l'odeur de la sève, fermentent partout trop violemment; il semble qu'une atmosphère d'oubli et de fièvre plane lourdement sur la tête; la vie de sentiment émane de tous les pores de la création. Fuyons! l'esprit des passions funestes erre dans ces ténèbres et dans ces vapeurs enivrantes. O Dieu! il n'y a pas longtemps que j'aimais encore et qu'une pareille nuit eût été délicieuse. Chaque soupir du rossignol frappe la poitrine d'une commotion électrique. O Dieu! mon Dieu, je suis encore si jeune!»
Cependant elle veut et croit se ressaisir; elle se reproche d'avoir trop vécu, de n'avoir rien fait de bon; elle aspire à mettre sa vie, ses forces, son intelligence, «au service d'une idée et non d'une passion, au service de la vérité et non à celui d'un homme.» Pour la Liberté et pour la Justice, pour l'avenir républicain et la foi démocratique, sur les traces de Jésus, de Washington, de Franklin ou de Saint-Simon, elle demande à servir dans le rang d'une grande armée libératrice. «Je ne suis qu'un pauvre enfant de troupe, emmenez-moi!» Et voici le couplet où elle épanche son nouvel amour, humanitaire et social: «République, aurore de la justice et de l'égalité, divine utopie, soleil d'un avenir peut-être chimérique, salut! rayonne dans le ciel, astre que demande à posséder la terre. Si tu descends sur nous avant l'accomplissement des temps prévus, tu me trouveras prêt à te recevoir, et tout vêtu déjà conformément à tes lois somptuaires. Mes amis, mes maîtres, mes frères, salut! mon sang et mon pain vous appartiennent désormais, en attendant que la république les réclame. Et toi, ô grande Suisse! ô vous, belles montagnes, ondes éloquentes, aigles sauvages, chamois des Alpes, lacs de cristal, neiges argentées, sombres sapins, sentiers perdus, roches terribles! ce ne peut être un mal que d'aller me jeter à genoux, seul et pleurant, au milieu de vous. La vertu et la république ne peuvent défendre à un pauvre artiste chagrin et fatigué d'aller prendre dans son cerveau le calque de vos lignes sublimes et le prisme de vos riches couleurs. Vous lui permettrez bien, ô échos de la solitude, de vous raconter ses peines; herbe fine et semée de fleurs, tu lui fourniras bien un lit et une table; ruisseaux limpides, vous ne retournerez pas en arrière quand il s'approchera de vous; et toi, botanique, ô sainte botanique! ô mes campanules bleues, qui fleurissez tranquillement sous la foudre des cataractes! ô mes panporcini d'Oliero, que je trouvai endormis au fond de la grotte et repliés dans vos calices, mais qui, au bout d'une heure, vous éveillâtes autour de moi comme pour me regarder avec vos faces fraîches et vermeilles! ô ma petite sauge du Tyrol! ô mes heures de solitude, les seules de ma vie que je me rappelle avec délices!»
Alors, dans l'enthousiasme de cette religion nouvelle, disant adieu à l'amour qui décline et saluant l'aurore de la vérité prochaine, George Sand s'écrie, avec toute sa ferveur de néophyte: «Si vous proclamez la république pendant mon absence, prenez tout ce qu'il y a chez moi, ne vous gênez pas; j'ai des terres, donnez-les à ceux qui n'en ont pas; j'ai un jardin, faites-y paître vos chevaux; j'ai une maison, faites-en un hospice pour vos blessés; j'ai du vin, buvez-le; j'ai du tabac, fumez-le; j'ai mes oeuvres imprimées, bourrez-en vos fusils. Il n'y a dans tout mon patrimoine que deux choses dont la perte me serait cruelle: le portrait de ma vieille grand'mère, et six pieds carrés de gazon plantés de cyprès et de rosiers. C'est là qu'elle dort avec mon père. Je mets cette tombe et ce tableau sous la protection de la république, et je demande qu'à mon retour on m'accorde une indemnité des pertes que j'aurais faites, savoir: une pipe, une plume et de l'encre; moyennant quoi je gagnerai ma vie joyeusement, et passerai le reste de mes jours à écrire que vous avez bien fait.»
Si nous prenions ce serment à la lettre, c'en serait fait pour George Sand des terrestres amours. La conversion serait accomplie. De même qu'on avait dit de Racine: «Il aima Dieu comme il avait aimé la Champmeslé,» on pourrait croire qu'elle va chérir l'idéal républicain avec la fougue qui l'avait entraînée aux voluptés humaines. Mais ce sont là promesses hâtives et révocables. Ni Pagello, ni Alfred de Musset n'auront calmé en George Sand les curieuses inquiétudes du coeur.
CHAPITRE XIII
ENTRE VENISE ET PARIS
Tandis que George Sand s'attarde à Venise, écrivant des romans, se livrant à de menus travaux manuels ou même aidant sa servante la Catina à faire la cuisine, qu'advient-il à Paris d'Alfred de Musset? Nous l'apprenons par sa correspondance encore inédite, mais dont certains passages ont été publiés de ci de là, notamment dans les études de M. Maurice Clouard et d'Arvède Barine, ainsi que dans le volume de M. Paul Mariéton. Le 30 avril, il envoie de meilleures nouvelles de sa santé, mais surtout il parle de cet amour interrompu, non pas rompu, et qu'il affirme être toujours vivace en son coeur. «Songe à cela, s'écrie-t-il, je n'ai que toi, j'ai tout nié, tout blasphémé, je doute de tout, hormis de toi… Sais-tu pourquoi je n'aime que toi? Sais-tu pourquoi, quand je vais dans le monde à présent, je regarde de travers comme un cheval ombrageux? Je ne m'abuse sur aucun de tes défauts; tu ne mens pas, voilà pourquoi je t'aime. Je me souviens bien de cette nuit de la lettre. Mais, dis-moi, quand tous mes soupçons seraient vrais, en quoi me tromperais-tu? Me disais-tu que tu m'aimais? N'étais-je pas averti? Avais-je aucun droit? O mon enfant chéri, lorsque tu m'aimais, m'as-tu jamais trompé? Quel reproche ai-je jamais eu à te faire, pendant sept mois que je t'ai vue jour par jour? Et quel est donc le lâche misérable qui appelle perfide la femme qui l'estime assez pour l'avertir que son heure est venue? Le mensonge, voilà ce que j'abhorre, ce qui me rend le plus défiant des hommes, peut-être le plus malheureux. Mais tu es aussi sincère que tu es noble et orgueilleuse. Voilà pourquoi je crois en toi, et je te défendrai contre le monde entier jusqu'à ce que je crève.»
Non qu'il promette à George Sand une autre fidélité que celle du souvenir. Il entend garder sa liberté; il aura—et il l'en avertit—d'autres attachements. Déjà, depuis son retour, il a cédé à des fantaisies, comme pour secouer le joug de l'absente. La raison qu'il en donne est physiologique et printanière: «Les arbres se couvrent de verdure, et l'odeur des lilas entre ici par bouffées, tout renaît, et le coeur me bondit malgré moi.» Aussi bien s'est-il promis à lui-même que la première femme qu'il aimera sera jeune. Et cette déclaration est médiocrement flatteuse pour les trente ans révolus de George Sand; mais presque aussitôt, et par contraste, il ajoute une impression tendre et même une câlinerie sentimentale. Il est allé chez elle quai Malaquais, il a trouvé dans la soucoupe des cigarettes qu'elle avait faites avant leur départ. «Je les ai fumées, dit-il, avec une tristesse et un bonheur étranges. J'ai, de plus, volé un petit peigne à moitié cassé dans la toilette, et je m'en vais partout avec cela dans ma poche.» Quelques lignes plus loin, nouvelle et singulière virevolte de la pensée: «Sais-tu une chose qui m'a charmé dans ta lettre? C'est la manière dont tu me parles de Pagello, de ses soins pour toi, de ton affection pour lui, et la franchise avec laquelle tu me laisses lire dans ton coeur. Traite-moi toujours ainsi, cela me rend fier. Mon amie, la femme qui parle ainsi de son nouvel amant à celui qu'elle quitte et qui l'aime encore, lui donne la preuve d'estime la plus grande qu'un homme puisse recevoir d'une femme.» Du même coup ses félicitations et ses sympathies s'étendent à son successeur. Il la charge de l'en informer: «Dis à Pagello que je le remercie de t'aimer et de veiller sur toi comme il le fait. N'est-ce pas la chose la plus ridicule du monde que ce sentiment-là? Je l'aime, ce garçon, presque autant que toi; arrange cela comme tu voudras. Il est cause que j'ai perdu toute la richesse de ma vie, et je l'aime comme s'il me l'avait donnée. Je ne voudrais pas vous voir ensemble, et je suis heureux de penser que vous êtes ensemble. Oh! mon ange, mon ange, sois heureuse et je le serai.» Puis c'est l'aveu, le cri du coeur, qu'à cette époque il profère dans chacune de ses lettres: «Je t'ai si mal aimée!»
Cependant il l'entretient de projets littéraires auxquels elle est mêlée. Il a l'intention d'écrire un roman qui sera leur histoire, celui-là même qu'il intitulera la Confession d'un enfant du siècle. «Il me semble que cela me guérirait et m'élèverait le coeur. Je voudrais te bâtir un autel, fût-ce avec mes os; mais j'attendrai ta permission formelle.» Il insiste, il entend la venger de tant de calomnies stupides. Le monde s'étonnera, rira peut-être de ce mouvement chevaleresque d'un amant abandonné. Qu'importe? «Il m'est bien indifférent qu'on se moque de moi, mais il m'est odieux qu'on t'accuse avec toute cette histoire de maladie.» Et voilà, sous la plume d'Alfred de Musset, la réfutation anticipée de tout ce qu'inventera et publiera l'humeur enfiellée de son frère!
Le 12 mai, George Sand répond point par point et donne au poète pleine licence d'user de sa liberté reconquise: «Aime donc, mon Alfred, aime pour tout de bon. Aime une femme jeune, belle et qui n'ait pas encore aimé, pas encore souffert. Ménage-la, et ne la fais pas souffrir; le coeur d'une femme est une chose si délicate, quand ce n'est pas un glaçon ou une pierre.» A ses confidences elle en oppose d'autres, qui ont trait à Pagello. Avec lui, dit-elle, «je n'ai pas affaire à des yeux aussi pénétrants que les tiens, et je puis faire ma figure d'oiseau malade sans qu'on s'en aperçoive. Si on me soupçonne un peu de tristesse, je me justifie avec une douleur de tête ou un cor au pied… Ce brave Pierre n'a pas lu Lélia, et je crois bien qu'il n'y comprendrait goutte. Il n'est pas en méfiance contre ces aberrations de nos têtes de poètes. Il me traite comme une femme de vingt ans et il me couronne d'étoiles comme une âme vierge. Je ne dis rien pour détruire ou pour entretenir son erreur. Je me laisse régénérer par cette affection douce et honnête; pour la première fois de ma vie, j'aime sans passion.»
Se retournant alors vers Alfred de Musset, elle lui conseille, elle le supplie de veiller sur son coeur, de ne pas en mésuser. «Qu'il se mette, dit-elle, tout entier ou en partie dans toutes les amours de la vie, mais qu'il y joue toujours son rôle noble, afin qu'un jour tu puisses regarder en arrière et dire comme moi: «J'ai souffert souvent, je me suis trompé quelquefois, mais j'ai aimé; c'est moi qui ai vécu, et non pas un être factice créé par mon orgueil et mon ennui.» Or, ces quelques lignes d'un billet intime ont paru à Alfred de Musset assez éloquentes et assez émouvantes pour qu'il les reproduisît textuellement dans On ne badine pas avec l'amour, en les plaçant dans la bouche de Perdican.
Le surplus de la lettre est consacré à des détails familiers. «Mon oiseau est mort, et j'ai pleuré, et Pagello s'est mis à rire, et je me suis mise en colère, et il s'est mis à pleurer et je me suis mise à rire.» Elle remplacera le sansonnet, quand elle aura quelques sous, en achetant une tourterelle dont elle est éprise. Ce sont ensuite des commissions dont elle charge Alfred de Musset. Elle le prie de lui envoyer douze paires de gants glacés, deux paires de souliers de satin noir et deux paires de maroquin noir, en recommandant à Michiels, cordonnier au coin de la rue du Helder et du boulevard, de les faire un peu plus larges que sa mesure; car elle a les pieds enflés, et le maroquin de Venise est dur comme du buffle. Enfin elle a besoin de parfumerie, mais elle appréhende qu'Alfred de Musset ne paie trop cher un quart de patchouli. Il devra le prendre chez Leblanc, rue Sainte-Anne. «Ne te fais pas attraper, cela vaut deux francs le quart; Marquis le vend six francs.» Et ce sont encore d'autres indications pour du papier à lettre, des romances espagnoles, des paquets de journaux.
Le 18 mai, elle reçoit à Venise, datée du 10, la réponse d'Alfred de Musset à sa «lettre du Tyrol,» la première des Lettres d'un Voyageur, qui parut le 15 mai dans la Revue des Deux Mondes. En la lisant, il a versé des larmes, il a senti sa blessure se raviver, et ce qui devrait être le baume le plus doux, le plus céleste, «tombe comme une huile brûlante sur un fer rouge.» Alors il veut s'adonner au plaisir, follement, éperdument, au risque de n'avoir qu'un an ou deux à vivre. «Mais avec qui? où?» Puis ce sont les idées de suicide qui le hantent, ce suicide par l'ivresse qu'il devait accomplir avec une lente ténacité. «Voilà pourquoi j'ai des envies de mettre ma blouse de cotonnade bleue, de prendre une bouteille de rhum avec un peu d'opium autour de ma ceinture, et d'aller m'étendre sur le dos sur la roche de Fontainebleau.» Cette persistance de mélancolie n'est pas sans inquiéter ses amis, notamment Alfred Tattet. Mais, dit-il, «je bois autant de vin de champagne que devant, ce qui le rassure.»
Combien plus sympathique que ce buveur invétéré et taciturne est l'autre Alfred de Musset, celui qui a des retours de sensibilité et qui confesse ses fautes avec une sincérité juvénile! Ses repentirs ont le double attrait de l'éloquence et de la vérité. «Et c'est à un homme, s'écrie-t-il, qui fait du matin au soir de pareilles réflexions ou de pareils rêves, que tu adresses cette lettre du Tyrol, cette lettre sublime! Mon George, jamais tu n'as rien écrit d'aussi beau, d'aussi divin; jamais ton génie ne s'est mieux trouvé dans ton coeur. C'est à moi, c'est de moi que tu parles aussi! Et j'en suis là! Et la femme qui a écrit ces pages-là, je l'ai tenue sur mon sein! Elle y a glissé comme une ombre céleste, et je me suis réveillé à son dernier baiser. Elle est ma soeur et mon amie; elle le sait, elle me le dit. Toutes les fibres de mon corps voudraient s'en détacher pour aller à elle et la saisir; toutes les nobles sympathies, toutes les harmonies du monde nous ont poussés l'un vers l'autre, et il y a entre nous un abîme éternel!»
Afin d'occuper ses tristes loisirs, il lit Werther, la Nouvelle Héloïse. «Je dévore, dit-il, toutes ces folies sublimes dont je me suis tant moqué. J'irai peut-être trop loin dans ce sens-là, comme dans l'autre. Qu'est-ce que cela me fait? J'irai toujours.» Et sous sa plume vient une de ces pensées charmantes par où il savait effacer les bizarreries de son humeur et les pires écarts de sa conduite: «Ne t'offense pas de ma douleur, ange chéri. Si cette lettre te trouve dans un jour de bonheur et d'oubli, pardonne-la moi, jette-la dans la lagune; que ton coeur n'en soit pas plus troublé que son flot tranquille, mais qu'une larme y tombe avec elle, une de ces belles larmes que j'ai bues autrefois sur tes yeux noirs.»
Le 24 mai, George Sand écrit à son tour; la lettre arrive à Paris le 2 juin. Il n'en faut retenir que ce qui précise respectivement leur état d'âme. Elle revient sur les mérites de Pagello et les énumère avec complaisance: «J'ai là, près de moi, mon ami, mon soutien; il ne souffre pas, lui; il n'est pas faible, il n'est pas soupçonneux; il n'a pas connu les amertumes qui t'ont rongé le coeur; il n'a pas besoin de ma force, il a son calme et sa vertu; il m'aime en paix, il est heureux sans que je souffre, sans que je travaille à son bonheur. Eh bien, moi, j'ai besoin de souffrir pour quelqu'un, j'ai besoin d'employer ce trop d'énergie et de sensibilité qui sont en moi. J'ai besoin de nourrir cette maternelle sollicitude qui s'est habituée à veiller sur un être souffrant et fatigué. Oh.'pourquoi ne pouvais-je vivre entre vous deux et vous rendre heureux sans appartenir ni à l'un ni à l'autre? J'aurais bien vécu dix ans ainsi.»
Cette idée lui agrée; elle y insiste, et elle croit ouïr la voix de Dieu, tandis que les hommes, déconcertés par la singularité de ses paroles, de ses actes, et par l'audace de ses professions de foi, lui crient: horreur, folie, scandale, mensonge, la couvrent d'anathèmes et de malédictions. Elle ne veut ni s'en émouvoir ni s'en indigner. Les clabauderies d'en bas ne sauraient l'atteindre, et elle a recours, pour s'en expliquer, à une réminiscence de sa prime jeunesse: «Je me souviens du temps où j'étais au couvent. La rue Saint-Marceau passait derrière notre chapelle. Quand les forts de la Halle et les maraîchères élevaient la voix, on entendait leurs blasphèmes jusqu'au pied du sanctuaire. Mais ce n'était pour moi qu'un son qui frappait les murs. Il me tirait quelquefois de ma prière dans le silence du soir; j'entendais le bruit, je ne comprenais pas le sens des jurements grossiers. Je reprenais ma prière sans que mon oreille ni mon coeur se fussent souillés à les entendre. Depuis, j'ai vécu retirée dans l'amour comme dans un sanctuaire, et quelquefois les sales injures du dehors m'ont fait lever la tête, mais elles n'ont pas interrompu l'hymne que j'adressais au ciel, et je me suis dit comme au couvent: «Ce sont des charretiers qui passent.» Cependant elle annonce son retour pour le mois d'août. Sans doute, quand ils se reverront, il sera engagé dans un nouvel amour. Elle le désire et le craint tout ensemble. C'est une lutte entre sa tendresse de mère et ses instincts d'amante. «Je ne sais, écrit-elle, ce qui se passe en moi quand je prévois cela. Si je pouvais lui donner une poignée de main à celle-là! et lui dire comment il faut te soigner et t'aimer; mais elle sera jalouse, elle te dira: «Ne me parlez jamais de madame Sand, c'est une femme infâme.» Plus heureuse—et ici la liaison des idées est d'une rare ingénuité—elle peut parler d'Alfred de Musset à Pagello, sans voir un front se rembrunir, sans entendre une parole amère. Le nouvel occupant est d'une complexion sentimentale des plus accommodantes; il a de l'amour pour son prédécesseur, et George Sand se complaît à l'entretenir dans ce culte pieux. «Ton souvenir est une relique sacrée, ton nom est une parole solennelle que je prononce le soir dans le silence des lagunes et auquel répond une voix émue et une douce parole, simple et laconique, mais qui me semble si belle alors: Io l'amo!» Elle ne pouvait évoquer face à face Musset et Pagello, sans inviter Dieu à assister à la confrontation. C'est au paradis qu'elle donne volontiers ses rendez-vous mystiquement galants. Au cas où elle n'arriverait pas la première, elle charge Alfred de Musset d'une commission utile: «Mon petit ange, si tu rejoins Dieu avant moi, garde-moi une petite place là-haut, près de toi. Si c'est moi qui pars la première, sois sûr que je la garderai bonne.»
Les anges ont, d'ailleurs, un rôle prépondérant dans cette correspondance qui ne semblait pas devoir être précisément séraphique. Alfred de Musset, en sa lettre du 4 juin arrivée le 12 mai à Venise[11], traite un sujet analogue et s'élève, lui aussi, aux sphères éthérées. «Deux êtres, dit-il, qui s'aiment bien sur la terre, font un ange dans le ciel.» A ce prix, le paradis ne saurait jamais souffrir de la dépopulation. Une image aussi hardie, pour expliquer la naissance des anges en des conditions humaines et très laïques, était, paraît-il, de l'invention de Latouche. George Sand trouve la métaphore exquise. Elle avait figuré dans une comédie, la Reine d'Espagne, qui fut outrageusement sifflée et qui, à l'en croire, méritait un meilleur sort. «A cette phrase si belle et si sainte, dit-elle, un monsieur du parterre a crié: «Oh! quelle cochonnerie!» et les sifflets n'ont pas permis à l'acteur d'aller plus loin.» Sans doute les spectateurs avaient une autre conception de la genèse des anges.
[Note 11: Les dates indiquées ici sont bien celles qui figurent sur le livre publié en 1903 par la Librairie Paul Ollendorff]
Presque en chacune de ses lettres, Alfred de Musset, avec la fatuité naïve de la jeunesse, aime à parler des bonnes fortunes qui s'offrent à lui et qu'il repousse. C'est peut-être une manière de rendre à George Sand la monnaie de Pagello. Du moins il se targue d'une belle impertinence dans les préludes obligés de la galanterie: «L'autre soir, une femme que j'estime beaucoup sous le rapport de l'intelligence, dans un entretien de bonne amitié que j'avais avec elle, commençait à se livrer. Je m'approchais d'elle franchement et de bonne foi, lorsqu'elle a posé sa main sur la mienne, en me disant: «Soyez sûr que le jour où vous êtes né, il est né une femme pour vous.»—J'ai reculé malgré moi.—«Cela est possible, me suis-je dit, mais alors je vais chercher ailleurs, car assurément ce n'est pas vous.» Cette affectation de dandysme et de byronisme, dédaigneux ou insolent, est l'élément insupportable du caractère d'Alfred de Musset. De même, dans sa littérature et jusque dans cette correspondance intime avec George Sand, on s'irrite parfois d'un surcroît de rhétorique et de déclamation qui altère la sincérité des sentiments. Ainsi ce passage où il évoque, sur un ton de mélodrame, l'image de son cadavre: «Prie pour moi, mon enfant. Quoi qu'il doive m'arriver, plains-moi; je t'ai connue un an trop tôt. J'ai cru longtemps à mon bonheur, à une espèce d'étoile qui me suivait. Il en est tombé une étincelle de la foudre sur ma tête, de cet astre tremblant. Je suis lavé par ce feu céleste qui a failli me consumer. Si tu vas chez Danieli, regarde dans ce lit où j'ai souffert; il doit y avoir un cadavre, car celui qui s'en est levé n'est pas celui qui s'y était couché.»
George Sand avait chargé Boucoiran de voir son fils et d'envoyer à Venise une somme que lui devait Buloz. Or elle ne recevait ni nouvelles de Maurice ni argent. Elle prie Alfred de Musset d'aller au collège Henri IV et de stimuler la négligence et l'apathie de Boucoiran. La lettre où elle lui transmet cette requête est inquiète et agitée. On y sent l'affection maternelle—la vraie—qui se réveille, et en même temps elle confesse ses embarras et ses tourments financiers. Pagello a mis toutes ses pauvres roba au Mont-de-Piété; elle doit deux cents francs à Rebizzo, fait des économies sur son estomac et se nourrit de deux sardines. Va-t-elle être obligée de demander l'aumône, alors qu'elle travaille, qu'elle a gagné son salaire et attend un argent qui lui est dû? Sa colère se déchaîne contre Boucoiran. En réalité, il n'était pas coupable. La lettre, qui contenait un mandat de onze cents francs sur un banquier de Venise, s'était égarée au fond d'une case à la poste restante. On ne la retrouva que tardivement. Dans l'intervalle, George Sand connut les angoisses de la gêne et presque la détresse. Elle en parle très discrètement à Alfred de Musset, mais surtout elle s'alarme de la santé de Maurice; elle le croit mort, elle est comme folle toutes les nuits. Qui la rassurera? Boucoiran n'écrit pas, Papet est peut-être absent. Elle ne veut s'adresser ni à Paultre, qui n'est pas exact, ni à Sainte-Beuve, avec qui elle n'est pas assez liée, ni à Gustave Planche, qu'elle a tenu à distance, car il est encombrant et vantard. «Les cancans, dit-elle, recommenceraient sur notre prétendue passion.» Il semblerait naturel qu'elle recourût à sa famille. Elle y répugne. «Mon frère est parfaitement indifférent à tout ce qui me concerne, mon mari voudrait bien me savoir crevée.» Aussi sa lettre n'est qu'un long épanchement de tristesse et de désespérance. Elle a l'obsession du suicide: «Quelle vie! J'ai bien envie d'en finir, bien envie, bien envie! Tu es bon et tu m'aimes. Pietro aussi, mais rien ne peut empêcher qu'on soit malheureux.»
La lettre suivante de George Sand, datée du 13 juin, réitère les mêmes doléances. Elle n'a pas encore reçu de Boucoiran l'argent qu'elle réclame avec impatience. «Cet excès de misère, écrit-elle à Alfred de Musset, empoisonne beaucoup ma vie et me force à de continuelles privations ou à des mortifications d'orgueil auxquelles je ne saurais m'habituer.» Elle fait diversion à ses soucis en donnant à son correspondant des leçons sur l'amour, dont elle espère qu'il tirera profit. Voici les définitions et les métaphores qu'elle lui propose: «L'amour est un temple que bâtit celui qui aime à un objet plus ou moins digne de son culte, et ce qu'il y a de plus beau dans cela, ce n'est pas tant le dieu que l'autel. Pourquoi craindrais-tu de te risquer? Que l'idole reste debout longtemps, ou qu'elle se brise bientôt, tu n'en auras pas moins bâti un beau temple. Ton âme l'aura habité, elle l'aura rempli d'un encens divin, et une âme comme la tienne doit produire de grandes oeuvres. Le dieu changera peut-être, le temple durera autant que toi. Ce sera un lieu de refuge sublime où tu iras retremper ton coeur à la flamme éternelle, et ce coeur sera assez riche, assez puissant pour renouveler la divinité, si la divinité déserte son piédestal.» Au milieu de cette page de noble allure, elle insinue une question qui a tout l'air, sous sa forme prudente, d'être un plaidoyer pro domo. «Crois-tu donc qu'un amour ou deux suffisent pour épuiser et flétrir une âme forte? Je l'ai cru aussi pendant longtemps, mais je sais à présent que c'est tout le contraire. C'est un feu qui tend toujours à monter et à s'épurer.» Ainsi sa doctrine—et sa pratique—consiste à multiplier les foyers d'incendie. Elle y trouvera des points de comparaison et décidera, sur le tard, lequel fut le plus lumineux. Il faut aimer, à son école, jusqu'en l'arrière-saison, par delà l'automne et l'été de la Saint-Martin, même en hiver. «C'est peut-être, dit-elle, l'oeuvre terrible, magnifique et courageuse de toute une vie. C'est une couronne d'épines qui fleurit et se couvre de roses quand les cheveux commencent à blanchir.» Or, voici en quels termes elle encourage à la récidive, à la persévérance opiniâtre, ceux qui du premier coup n'ont pas eu la main heureuse: «Peut-être que plus on a cherché en vain, plus on devient habile à trouver; plus on a été forcé de changer, plus on devient propre à conserver. Qui sait?» C'est la théorie du mouvement perpétuel. C'est l'apologie de la prodigalité sentimentale. Si l'on n'a pas gagné à la loterie, il faut prendre de nouveaux billets, jusqu'à ce que l'escarcelle soit vide. Est-ce prudent? Mais elle invoque comme autorité Jésus disant à Madeleine: «Il te sera beaucoup remis, parce que tu as beaucoup aimé.» Et elle compte sur le même traitement.
Ses conseils littéraires valent mieux que ses exhortations douteusement morales. «Aime et écris, dit-elle à Alfred de Musset, c'est ta vocation, mon ami. Monte vers Dieu sur les rayons de ton génie et envoie ta muse sur la terre raconter aux hommes les mystères de l'amour et de la foi.» Tandis qu'elle l'incite de la sorte à l'ascension des sommets qui se perdent dans la nue, elle goûte à Venise le placide et bourgeois amour de Pagello. Aucune de ses souffrances ne lui vient de l'honnête et consciencieux médecin, très appliqué à tous ses devoirs professionnels. En dehors de l'exactitude, il témoigne même de délicates attentions d'amoureux pauvre, mais enflammé: «N'ayant pas une petite pièce de monnaie pour m'acheter un bouquet, il se lève avant le jour et fait deux lieues à pied pour m'en cueillir un dans les jardins des faubourgs. Cette petite chose est le résumé de toute sa conduite. Il me sert, il me porte et il me remercie. Oh! dis-moi que tu es heureux, et je le serai.»
Heureux, Alfred de Musset ne pouvait l'être, ni alors ni plus tard, avec ce tempérament de fièvre et ces habitudes de débauche qui useront ses nerfs et brûleront sa vie. De près, il n'a pas su—il le reconnaît—aimer George Sand et lui donner le bonheur. De loin, il offre de sauter pour elle dans un précipice, avec une joie immortelle dans l'âme. «Mais sais-tu, dit-il, ce que c'est que d'être là, dans cette chambre, seul, sans un ami, sans un chien, sans un sou, sans une espérance, inondé de larmes depuis trois mois et pour bien des années, d'avoir tout perdu, jusqu'à mes rêves, de me repaître d'un ennui sans fin, d'être plus vide que la nuit? Sais-tu ce que c'est que d'avoir pour toute consolation une seule pensée: qu'il faut que je souffre, et que je m'ensevelisse en silence, mais que du moins tu es heureuse! peut-être heureuse par mes larmes, par mon absence, par le repos que je ne trouble plus! O mon amie, mon amie, si tu ne l'étais pas!…» Il veut qu'elle le soit; elle doit l'être. Pagello est «une noble créature, bonne et sincère.» C'est même cette certitude qui lui a donné le courage de quitter Venise, de fuir. Mais le bonheur est un hiéroglyphe terrible, l'énigme indéchiffrable sur cette route de Thèbes où le sphinx dévore tant de pèlerins de l'éternel voyage. Et il lui pose à elle, il se pose à lui-même la douloureuse question: «Ce mot si souvent répété, le bonheur, ô mon Dieu, la création tout entière frémit de crainte et d'espérance en l'entendant! Le bonheur! Est-ce l'absence du désir? Est-ce de sentir tous les atomes de son être en contact avec d'autres? Est-ce dans la pensée, dans les sens, dans le coeur que se trouve le bonheur? Qui sait pourquoi il souffre?» Ni le génie qui s'interroge, ni les efforts de l'humanité pensante, ni la simplicité des humbles, ne découvriront la solution du mystérieux problème.
Le 26 juin, George Sand écrit de Venise la dernière lettre que nous possédions. Elle a reçu, grâce à Alfred de Musset, de bonnes nouvelles de son fils, elle a trouvé son argent à la poste restante. C'est un soulagement. Elle annonce son retour à Paris pour la première quinzaine d'août, car elle veut assister à la distribution des prix du collège Henri IV. Reviendra-t-elle seule? Non, Pagello va l'accompagner. Le voyage est coûteux, mais il a, dit-elle, «bien envie de ne pas me quitter, et il se fait une joie de t'embrasser; j'espère que cela l'emportera sur les embarras de sa position.» Une fois encore—mais c'est la dernière—elle remercie Musset de «l'avoir remise dans les mains d'un être dont l'affection et la vertu sont immuables comme les Alpes.» Elle va donc revoir ses enfants et son Alfred—ses trois enfants—elle constatera, de ses propres yeux, s'il est rose comme autrefois et gras comme il s'en vante. «Que je sois bien rassurée sur ta santé, écrit-elle, et que mon coeur se dilate en t'embrassant comme mon Maurice, et en t'entendant me dire que tu es mon ami, mon fils bien-aimé, et que tu ne changeras jamais pour moi!» Cette maternité en partie double—ou même triple, si l'on n'oublie pas Solange—est le tout de sa vie. Et Pagello? direz-vous. Elle a vite fait sa part. «Quant à Pierre, c'est un corps qui nous enterrera tous, c'est un coeur qui ne s'appartient plus et qui est à nous comme celui que nous avons dans la poitrine.» Puis elle termine en hâte par ce paragraphe qui résume bien la complexité bizarre de ses sentiments: «Adieu, adieu, mon cher ange, ne sois pas triste à cause de moi. Cherche, au contraire, ton espérance et ta consolation dans le souvenir de ta vieille mignonne, qui te chérit et qui prie Dieu pour que tu sois aimé.»
Enfin, il y a une lettre d'Alfred de Musset, en date du 11 juillet, qui se divise en deux parties. L'une est dédiée al mio caro Pietro Pagello. Elle traite sur le ton du badinage ses recommandations relatives au vin de champagne: «Je vous promets que jamais, jamais je ne boirai plus de cette maudite boisson—sans me faire les plus grands reproches.» Et le poète ajoute: «George me mande que vous hésitez à venir ici avec elle; il faut venir, mon ami, ou ne pas la laisser partir.» Signé: «Un de vos meilleurs amis, Alfred de Musset.» Les autres feuilles, destinées à George Sand, ont été dépecées par elle à coups de ciseaux. Il n'en subsiste, pour ainsi dire, que ce bout de conversation: «Dites-moi, monsieur, est-il-vrai que madame Sand soit une femme adorable?»—Telle est l'honnête question qu'une belle bête m'adressait l'autre jour. La chère créature ne l'a pas répétée moins de trois fois, pour voir apparemment si je varierais mes réponses.—«Chante, mon brave coq, me disais-je tout bas, tu ne me feras pas renier, comme saint Pierre.»
Ni l'Histoire de ma Vie, ni la Correspondance ne contiennent de détails sur les circonstances qui précédèrent et déterminèrent le départ de George Sand. Le journal intime de Pagello est plus explicite. Quand elle parla de la nécessité de rejoindre ses enfants pour les vacances et qu'elle lui demanda de l'accompagner, sauf à retourner ensuite à Venise ensemble, il fut tout déconcerté et sollicita le temps de la réflexion. «Je compris du coup que j'irais en France et que j'en reviendrais sans elle; mais je l'aimais au delà de tout, et j'aurais affronté mille désagréments plutôt que de la laisser courir seule un si long voyage.» Il finit par accepter, en spécifiant qu'il ne se rendrait pas à Nohant, qu'il habiterait seul à Paris et compléterait dans les hôpitaux son instruction médicale. Ils tombèrent d'accord, mais ils avaient compris ce qui allait les séparer. «A partir de ce moment-là, dit Pagello, nos relations se changèrent en amitié, au moins pour elle. Moi, je voulais bien n'être qu'un ami, mais je me sentais néanmoins amoureux.» Hélas! ses soupirs et ses appels ne seront plus guère entendus.
Le trajet s'effectua par Milan, Domo d'Ossola, le Simplon, Chamonix—où ils firent l'excursion de la Mer de Glace—et Genève. Le 29 juillet, ils étaient à Milan; le 10 août, ils arrivaient à Paris. «A mesure que nous avancions, dit Pagello, nos relations devenaient plus circonspectes et plus froides. Je souffrais beaucoup, mais je faisais mille efforts pour le cacher. George Sand était un peu mélancolique et beaucoup plus indépendante de moi. Je voyais douloureusement en elle une actrice assez coutumière de telles farces, et le voile qui me bandait les yeux commençait à s'éclaircir.» Pagello, qui semble avoir eu l'esprit porté au sentiment plutôt qu'à la géographie, raconte qu'ils allèrent de Genève à Paris par le Dauphiné et la Champagne: on a peine à croire que la diligence ait suivi cet itinéraire fantaisiste. En descendant de voiture, George Sand, attendue par le fidèle Boucoiran, gagna son appartement du quai Malaquais, et Pagello, tout dépaysé, alla occuper, à l'hôtel d'Orléans, rue des Petits-Augustins, une chambrette du troisième étage à 1 fr. 50. Pauvre Pietro, les jours sombres commencent. A Venise, il avait supplanté Alfred de Musset. A Paris, il va être évincé par lui. Juste revanche. Pagello n'était pas un article d'exportation. Tels ces fruits qui demandent à être consommés sur place et supportent mal le voyage.