George Sand et ses amis
CHAPITRE XIV
RETOUR A ALFRED DE MUSSET
A peine arrivée à Paris, George Sand se trouva dans la situation la plus fausse entre Pagello qu'elle avait amené, mais qu'elle n'aimait plus, et Alfred de Musset qui brûlait de la revoir et que peut-être elle aimait encore. Une entrevue eut lieu. Fut-elle sollicitée par elle ou par lui? On l'ignore. Ils se rapprochèrent en vertu de cette propriété mystérieuse et attractive qui appartient à l'aimant. Que pensa Pagello de la réunion, amicale en apparence, mais vouée à devenir amoureuse, dont il devait être le témoin? Il l'avait autorisée avec longanimité, ou plutôt il s'y était résigné. «La Sand, dit-il dans son journal intime, voulait partir avec ses deux petits enfants pour La Châtre, et moi j'avais manifesté la ferme volonté de ne pas la suivre. Elle voyait toute la singularité de ma position, tous les sacrifices que j'avais faits à mon amour: ma clientèle perdue, mes parents quittés, et moi exilé sans fortune, sans appui, sans espérance.» Ajoutez l'indifférence croissante de George Sand à son endroit, et la reprise ostensible, publique de l'ancienne passion pour Alfred de Musset. Aussi bien cette renaissance de tendresse ne devait-elle pas se produire sans de cruelles secousses. L'affection essaya vainement de demeurer platonique. «Georgette, écrit Musset, j'ai trop compté sur moi en voulant te revoir, et j'ai reçu le dernier coup.» Il s'éloignera, du moins il l'annonce; il ira aux Pyrénées, en Espagne. «Si Dieu le permet, je reverrai ma mère, mais je ne reverrai jamais la France… Je pars aujourd'hui pour toujours, je pars seul, sans un compagnon, sans un chien. Je te demande une heure, et un dernier baiser. Si tu crains un moment de tristesse, si ma demande importune Pierre, n'hésite pas à me refuser.» Et, recourant à ces grands effets de style qu'il savait irrésistibles auprès de George Sand, il poursuit sur le mode pathétique: «Reçois-moi sur ton coeur, ne parlons ni du passé, ni du présent, ni de l'avenir; que ce ne soit pas l'adieu de Monsieur un tel et de Madame une telle. Que ce soient deux âmes qui ont souffert, deux intelligences souffrantes, deux aigles blessés qui se rencontrent dans le ciel et qui échangent un cri de douleur avant de se séparer pour l'éternité! Que ce soit un embrassement, chaste comme l'amour céleste, profond comme la douleur humaine! O ma fiancée! Pose-moi doucement la couronne d'épines, et adieu! Ce sera le dernier souvenir que conservera ta vieillesse d'un enfant qui n'y sera plus!»
Les lettres suivantes, du mois d'août 1834, mais sans indication précise de date, développent les mêmes sentiments et affirment sa résolution de partir. «Quoique tu m'aies connu enfant, s'écrie-t-il, crois aujourd'hui que je suis homme… Tu me dis que je me trompe sur ce que j'éprouve. Non, je ne me trompe pas, j'éprouve le seul amour que j'aurai de ma vie… Adieu, ma bien-aimée Georgette, ton enfant, Alfred.» Toutefois, avant de se rendre à Toulouse d'abord, chez son oncle, puis à Cadix, il sollicite un suprême entretien. Ces entretiens-là sont périlleux. Le plus souvent, ils débutent par des adieux et s'achèvent en des recommencements. «Tu me dis que tu ne crains pas de blesser Pierre en me voyant. Quoi donc alors? Ta position n'est pas changée? Mon amour-propre, dis-tu? Ecoute, écoute, George, si tu as du coeur, rencontrons-nous quelque part, chez moi, chez toi, au Jardin des Plantes, au cimetière, au tombeau de mon père c'est là que je voulais te dire adieu… Songe que je pars, mon enfant. Ne fermons pas légèrement des portes éternelles.» Et la lettre se termine, à la pensée de ne pas la revoir, sur cette apostrophe et cette adjuration: «Ah! c'est trop, c'est trop. Je suis bien jeune, mon Dieu! Qu'ai-je donc fait?»
La réponse de George Sand est calme et raisonnable. Elle s'abrite derrière Pagello, derrière ses projets de voyage à Nohant. «Il est inquiet, dit-elle, et il n'a pas tort, puisque tu es si troublé, et il voit bien que cela me fait du mal… Je lui ai tout dit. Il comprend tout, il est bon. Il veut que je te voie sans lui une dernière fois et que je te décide à rester, au moins jusqu'à mon retour de Nohant.» Dans cette même lettre, elle autorise, elle invite Alfred de Musset à venir quai Malaquais: car elle est trop malade pour sortir, et il fait un temps affreux. Il vint, il s'attarda, et l'on pourrait croire qu'il allait abandonner ses idées de départ. Au contraire, il s'y attache, après une nuit qui porte conseil. Il ira à Baden. La lettre où il le signifie, au lendemain de l'entrevue de réconciliation, a été par lui très attentivement et très éloquemment composée: «Notre amitié est consacrée, mon enfant. Elle a reçu hier, devant Dieu, le saint baptême de nos larmes. Elle est immortelle comme lui. Je ne crains plus rien ni n'espère plus rien. J'ai fini sur la terre. Il ne m'était pas réservé d'avoir un plus grand bonheur. Eh bien, ma soeur chérie, je vais quitter ma patrie, ma mère, mes amis, le monde de ma jeunesse; je vais partir seul, pour toujours, et je remercie Dieu. Celui qui est aimé de toi ne peut plus maudire, George. Je puis souffrir encore maintenant, mais je ne puis plus maudire.»
Il lui offre le sacrifice de sa vie et d'aller mourir en silence à trois cents lieues, ou simplement de ne plus la poursuivre de ses lettres. Il est prêt à obéir: «Sois heureuse à tout prix, oh! sois heureuse, bien-aimée de mon âme! Le temps est inexorable, la mort avare; les dernières années de la jeunesse s'envolent plus rapidement que les premières.» Puis il ajoute, avec un tantinet de déclamation: «Les condamnés à mort ne renient pas leur Dieu… Rétrécis ton coeur, mon grand George, tu en as trop pour une poitrine humaine. Mais si tu renonces à la vie, si tu te retrouves jamais seule en face du malheur, rappelle toi le serment que tu m'as fait: «Ne meurs pas sans moi.» Souviens-t'en, souviens-t'en, tu me l'as promis devant Dieu.»
Le surplus de la lettre, où frémit et vibre l'émotion, est d'une rare beauté de pensée et de style. On y sent tressaillir l'âme douloureuse du poète:
«Je ne mourrai pas, moi, sans avoir fait mon livre sur moi et sur toi (sur toi surtout). Non, ma belle, ma sainte fiancée, tu ne te coucheras pas dans cette froide terre, sans qu'elle sache qui elle a porté. Non, non, j'en jure par ma jeunesse et mon génie, il ne poussera sur ta tombe que des lis sans tache. J'y poserai, de ces mains que voilà, ton épitaphe en marbre plus pur que les statues de nos gloires d'un jour. La postérité répétera nos noms comme ceux de ces amants immortels qui n'en ont plus qu'un à eux deux, comme Roméo et Juliette, comme Héloïse et Abélard; on ne parlera jamais de l'un sans parler de l'autre. Ce sera là un mariage plus sacré que ceux que font les prêtres; le mariage impérissable et chaste de l'Intelligence. Les peuples futurs y reconnaîtront le symbole du seul Dieu qu'ils adoreront. Quelqu'un n'a-t-il pas dit que les révolutions de l'esprit humain avaient toujours des avant-coureurs qui les annonçaient à leur siècle? Eh bien, le siècle de l'Intelligence est venu. Elle sort des ruines du monde, cette souveraine de l'avenir; elle gravera ton portrait et le mien sur une des pierres de son collier. Elle sera le prêtre qui nous bénira, qui nous couchera dans la tombe, comme une mère y couche sa fille le soir de ses noces; elle écrira nos deux chiffres sur la nouvelle écorce de l'arbre de vie. Je terminerai ton histoire par mon hymne d'amour; je ferai un appel, du fond d'un coeur de vingt ans, à tous les enfants de la terre; je sonnerai aux oreilles de ce siècle blasé et corrompu, athée et crapuleux, la trompette des résurrections humaines, que le Cbrist a laissée au pied de sa croix. Jésus! Jésus! et moi aussi, je suis fils de ton père. Je te rendrai les baisers de ma fiancée; c'est toi qui me l'as envoyée, à travers tant de dangers, tant de courses lointaines, qu'elle a couru pour venir à moi. Je nous ferai, à elle et à moi, une tombe qui sera toujours verte, et peut-être les générations futures répéteront-elles quelques-unes de mes paroles, peut-être béniront-elles un jour ceux qui auront frappé avec le myrte de l'amour aux portes de la liberté.»
Cette lettre, écrite avec une sensibilité qui ne dédaigne pas d'être très littéraire, fut envoyée la veille ou l'avant-veille du départ d'Alfred de Musset. Il quitta Paris la dernière semaine d'août, traversa Strasbourg le 28, et le 1er septembre, arrivé à Baden, il adressa à George Sand un nouvel hymne d'amour. En voici l'un des plus brûlants passages:
«Ma chère âme, tu as un coeur d'ange… Jamais homme n'a aimé comme je t'aime. Je suis perdu, vois-tu, je suis noyé, inondé d'amour; je ne sais plus si je vis, si je mange, si je marche, si je respire, si je parle; je sais que j'aime. Ah! si tu as eu toute ta vie une soif de bonheur inextinguible, si c'est un bonheur d'être aimée, si tu l'as jamais demandé au ciel, oh! toi, ma vie, mon bien, ma bien-aimée, regarde le soleil, les fleurs, la verdure, le monde! Tu es aimée, dis-toi cela, autant que Dieu peut être aimé par ses lévites, par ses amants, par ses martyrs. Je t'aime, ô ma chair et mon sang! Je meurs d'amour, d'un amour sans fin, sans nom, insensé, désespéré, perdu; tu es aimée, adorée, idolâtrée, jusqu'à mourir! Et non, je ne guérirai pas. Et non, je n'essaierai pas de vivre; et j'aime mieux cela, et mourir en t'aimant vaut mieux que de vivre. Je me soucie bien de ce qu'ils diront. Ils diront que tu as un autre amant. Je le sais bien, j'en meurs. Mais j'aime, j'aime, j'aime! Qu'ils m'empêchent d'aimer!»
Il est parti—il le confesse—dans un état d'exaltation éperdue, après avoir tenu entre ses bras ce corps adoré, après l'avoir pressé sur une blessure cbérie. Il emportait à ses lèvres le souffle des lèvres aimées, et, comme il l'exprime très poétiquement: «Je te respirais encore.» Ce baiser, il l'avait attendu cinq mois, dans une continuelle angoisse: «Sais-tu ce que c'est pour un pauvre coeur qui a senti pendant cinq mois, jour par jour, heure par heure, la vie l'abandonner, le froid de la tombe descendre lentement dans la solitude, la mort et l'oubli tomber goutte à goutte comme la neige; sais-tu ce que c'est pour un coeur serré jusqu'à cesser de battre, de se dilater un moment, de se rouvrir, comme une pauvre fleur mourante, et de boire une goutte de rosée vivifiante? O mon Dieu! je le sentais bien, je le savais, il ne fallait pas nous revoir.»
Vainement il avait tenté de l'oublier, de prendre un autre amour: nulle part, il n'a ni n'aurait trouvé ce qui le charme en elle. Les faciles et vénales amours l'ont écoeuré, et il le crie en quelques mots d'une vérité saisissante: «Ces belles créatures, je les hais; elles me dégoûtent avec leurs diamants, leur velours. Je les embrasse; après je me rince la bouche et je deviens furieux, je n'aime pas les Vénus. O mon amour, ce que j'aime, c'est ta petite robe noire, le noeud de ton soulier, ton col, tes yeux.» Et il se compare, en son agonie de passion, à l'un de ces taureaux blessés dans le cirque qui ont la permission d'aller se coucher dans un coin avec l'épée du matador dans l'épaule et de mourir en paix. Voilà le droit qu'il réclame. Il n'admet pas qu'on le lui conteste. «Le reste, dit-il, me regarde. Il serait trop cruel de venir dire à un malheureux qui meurt d'amour, qu'il a tort de mourir.» Elle ne l'entend pas, quand il l'appelle à cent cinquante lieues de distance, et pourtant il ne peut vivre sans elle. Il voudrait s'établir aux environs de Moulins ou de Châteauroux, louer un grenier avec une table et un lit. Elle viendrait le voir une fois ou deux, à cheval, et là, dans la solitude, il écrirait la mélancolique histoire de leur amour. Puisqu'il n'en peut être ainsi, du moins il a conçu un rêve et il formule une prière: «O ma fiancée, je te demande encore pourtant quelque chose. Sors un beau soir, au soleil couchant, seule; va dans la campagne, assieds-toi sur l'herbe, sous quelque saule vert; regarde l'occident, et pense à ton enfant qui va mourir. Tâche d'oublier le reste, relis mes lettres, si tu les as, ou mon petit livre. Pense, laisse aller ton bon coeur, donne-moi une larme, et puis rentre chez toi doucement, allume ta lampe, prends ta plume, donne une heure à ton pauvre ami. Donne-moi tout ce qu'il y a pour moi dans ton coeur. Efforce-toi plutôt un peu; ce n'est pas un crime, mon enfant. Tu peux m'en dire même plus que tu n'en sentiras; je n'en saurai rien, ce ne peut être un crime; je suis perdu.» Et la lettre se termine en un véritable spasme de passion, où éclate l'éréthisme névrosé du poète: «Dis-moi que tu me donnes tes lèvres, tes dents, tes cheveux, tout cela, cette tête que j'ai eue, et que tu m'embrasses, toi, moi! O Dieu, ô Dieu, quand j'y pense, ma gorge se serre, mes yeux se troublent, mes genoux chancellent. Ah! il est horrible de mourir, il est horrible d'aimer ainsi. Quelle soif, mon George, oh! quelle soif j'ai de toi! Je t'en prie, que j'aie cette lettre. Je me meurs. Adieu.» Après avoir indiqué son adresse, à Baden (Grand-Duché), près Strasbourg, poste restante, il ajoute en post-scriptum: «O ma vie, ma vie, je te serre sur mon coeur, ô mon George, ma belle maîtresse, mon premier, mon dernier amour!»
Que devient cependant George Sand? Elle a profité de son séjour à Paris pour régler ses intérêts avec Buloz, mais nous ne savons pas si elle a, comme elle projetait, sermonné le bavard et compromettant Gustave Planche, contre lequel Alfred de Musset nourrissait une rancune particulière. Planche, en effet, fils de pharmacien, avait joué au poète un tour pendable, du temps où ils étaient rivaux d'influence auprès de l'auteur de Lélia. Certain jour, il offrit à Musset des bonbons au chocolat. A peine en eut-il mangé deux ou trois qu'il dut céder la place. C'étaient des bonbons purgatifs que Gustave Planche avait dérobés à l'officine paternelle. Et cette anecdote, qui a son parfum moliéresque, a été transmise par madame Martelet, gouvernante d'Alfred de Musset.
Le 29 août, George Sand arrive à Nohant, en compagnie de son fils Maurice. Elle y retrouve Solange et le singulier M. Dudevant qui la reçoit placidement, comme si elle ne revenait pas de Venise. Elle a laissé à Paris, sans s'émouvoir, sans éprouver ni remords ni scrupules, le triste Pagello, qui ne paraît pas avoir supporté cette séparation avec son habituelle philosophie. Comme c'était la saison des vacances et que d'ailleurs George Sand se souciait peu de l'exhiber dans les milieux littéraires, il n'entra en relations qu'avec Gustave Planche et Buloz qui, par une politesse sans doute ironique, lui offrit de collaborer à la Revue des Deux Mondes. Il fit plusieurs visites à Alfred de Musset, dont l'accueil fut «des plus courtois, mais dépourvu de toute expansion cordiale; il était, au reste—d'après Pagello—d'un naturel peu expansif.» Il ne trouva de véritable intimité qu'auprès d'Alfred Tattet, bon vivant, amant de Déjazet avec qui il avait fait le voyage d'Italie; mais surtout compagnon de plaisir de Musset et grand amateur de vin de Chypre dont il se faisait envoyer chaque année un tonnelet. Voici la lettre découragée que Pagello lui adresse, le 6 septembre:
«Mon cher Alfred, votre pauvre ami est à Paris. Je suis allé chez vous demander de vos nouvelles; on m'a dit que vous étiez à la campagne. Si j'avais eu le temps, je serais allé vous donner un baiser, mais comme je suis ici pour peu, je vous l'envoie par cette feuille. Je ne sais combien de jours encore je resterai à Paris. Vous savez que je suis obligé d'obéir à ma petite bourse, et celle-ci me commande déjà le départ. Adieu. Si je puis vous voir à Paris, je serai heureux; si je ne puis, envoyez-moi un baiser, vous aussi, sur un petit bout de papier. Hôtel d'Orléans, n° 17, rue des Petits-Augustins. Adieu, mon bon, mon sincère ami, adieu, votre très affectionné ami,
Pietro PAGELLO.»
Le Vénitien déraciné prenait ses repas dans une pension tenue par un compatriote, Burnharda, hôtelier à Paris depuis trente-trois ans; mais souvent aussi, obligé d'être économe, il allait au Jardin des Plantes manger un pain et quelques fruits, au sortir de la clinique de Velpeau. George Sand, avant de partir pour Nohant, s'était bornée à lui donner quelques recommandations dans le monde médical. Or le malheureux, isolé, sans ressources, sans relations, parlant à peine notre langue, menait une vie de délaissement et de misère, inconsolable d'un injurieux abandon qui succédait à la passion la plus enflammée. «Il me semble, écrivait-il à son père le 18 août, être un oiseau étranger jeté dans une tempête.» Et plus loin: «Si quelqu'un a toutes raisons de se jeter à la Seine, c'est moi!»
George Sand, sur le point de quitter Paris, avait dû affronter une explication orageuse avec Pagello. Nous en trouvons l'écho dans la lettre qu'elle adresse de Nohant à Alfred de Musset, au commencement de septembre. Elle rêve,pour eux trois, un amour de l'âme où les sens ne seraient rien. Mais ni le poète ni le médecin ne veulent s'en accommoder. «Eh bien! s'écrie-t-elle, voilà que tu t'égares, et lui aussi. Oui, lui-même, qui dans son parler italien est plein d'images et de protestations qui paraîtraient exagérées si on les traduisait mot à mot, lui qui, selon l'usage de là-bas, embrasse ses amis presque sur la bouche, et cela sans y entendre malice, le brave et pur garçon qu'il est, lui qui tutoie la belle Cressini sans jamais avoir songé à être son amant; enfin, lui qui faisait à Giulia (je t'ai dit qu'elle était sa soeur de la main gauche) des vers et des romances tout remplis d'amore et de felicità, le voilà, ce pauvre Pierre, qui, après m'avoir dit tant de fois: il nostro amore per Alfredo, lit je ne sais quel mot, quelle ligne de ma réponse à toi le jour du départ, et s'imagine je ne sais quoi.» Pagello est jaloux. A-t-il décacheté une lettre de George Sand? A-t-il lu, par dessus l'épaule d'Alfred de Musset, une phrase ainsi conçue: «Il faut que je sois à toi, c'est ma destinée?» Elle nie l'avoir écrite. En réalité, il n'admet pas qu'on lui ait fait faire trois cents lieues pour l'abandonner et lui laisser l'unique distraction de promenades au Jardin des Plantes, ou lui infliger la lugubre solitude d'une misérable chambre d'hôtel.
Nous nous expliquons, mais George Sand semble ne pas s'expliquer la révolte de Pagello: «Lui qui comprenait tout à Venise, du moment qu'il a mis le pied en France, il n'a plus rien compris, et le voilà désespéré. Tout de moi le blesse et l'irrite. Et faut-il le dire? il part, il est peut-être parti à l'heure qu'il est, et moi, je ne le retiendrai pas, parce que je suis offensée jusqu'au fond de l'âme de ce qu'il m'écrit, et que, je le sens bien, il n'a plus la foi, par conséquent il n'a plus l'amour.» Elle ira à Paris, en apparence pour consoler Pagello—car elle ne veut ni se justifier ni le retenir—mais, à dire vrai, avec l'espoir et le désir de rencontrer Musset, à son retour de Baden. Le Vénitien l'obsède; elle en est excédée, et elle philosophe sur cet amour expirant, qui va rejoindre les affections défuntes: «Est-ce que l'amour élevé et croyant est possible? Est-ce qu'il ne faut pas que je meure sans l'avoir rencontré? Toujours saisir des fantômes et poursuivre des ombres! Je m'en lasse. Et pourtant je l'aimais sincèrement et sérieusement, cet homme généreux, aussi romanesque que moi, et que je croyais plus fort que moi. Je l'aimais comme un père, et tu étais alors notre enfant à tous deux. Le voilà qui redevient un être faible, soupçonneux, injuste, faisant des querelles d'Allemand et vous laissant tomber sur la tête ces pierres qui brisent tout.»
Elle espérait, certes, que Pagello serait raisonnable. N'avait-il pas accepté qu'elle revît Alfred de Musset et qu'elle l'embrassât en sa présence? «Les trois baisers que je t'ai donnés, un sur le front et un sur chaque joue, en te quittant, il les a vus, et il n'en a pas été troublé, et moi je lui savais tant de gré de me comprendre!» Elle hésite, elle flotte, elle ne sait où se prendre, partagée entre celui qui va partir et celui qui ne revient pas. Mais elle est «outrée» que Pagello ne la croie pas sur parole, et elle ne saurait descendre à se disculper. «Qu'il parte, je te redemanderai alors ma lettre, et je la lui enverrai pour le punir… Mais non, pauvre Pierre, il souffre, et je tâcherai de le consoler, et tu m'y aideras, car je sens que je meurs de tous ces orages, je suis tous les jours plus malade, plus dégoûtée de la vie, et il faut que nous nous séparions tous trois sans fiel et sans outrage. Je veux te revoir encore une fois et lui aussi; je te l'ai promis, d'ailleurs, et je te renouvelle ma promesse; mais ne m'aime plus, entends-tu bien? Je ne vaux plus rien. Le doute de tout m'envahit tout à fait. Aime-moi, si tu veux, dans le passé, et non telle que je suis à présent.»
Elle l'avertit que, s'ils se revoient à Paris, du moins aucun rapprochement d'amour n'est possible entre eux, et qu'elle ne saurait entreprendre de guérir cette passion qu'il croit et dit inguérissable. «Adieu donc le beau poème de notre amitié sainte et de ce lien idéal qui s'était formé entre nous trois, lorsque tu lui arrachas à Venise l'aveu de son amour pour moi et qu'il te jura de me rendre heureuse.» Elle lui rappelle la nuit mémorable, la nuit d'enthousiasme où, malgré eux, il joignit leurs mains et les bénit solennellement. «Tout cela était donc un roman? Oui, rien qu'un rêve, et moi seule, imbécile, enfant que je suis, j'y marchais de confiance et de bonne foi! Et tu veux qu'après le réveil, quand je vois que l'un me désire, et que l'autre m'abandonne en m'outrageant, je croie encore à l'amour sublime! Non, hélas! il n'y a rien de tel en ce monde, et ceux qui se moquent de tout ont raison. Adieu, mon pauvre enfant. Ah! sans mes enfants à moi, comme je me jetterais dans la rivière avec plaisir!»
Ainsi tous les trois, George Sand, Alfred de Musset, Pagello, arrivent à la même conclusion du suicide, de la noyade. Et aucun d'eux ne se jette dans la rivière…
Les tristesses de Pagello laissent, il va sans dire, Musset fort insensible. Il est trop pénétré de sa propre douleur pour s'apitoyer sur celle de son rival, et même il savoure la joie d'une équitable revanche. «S'il souffre, lui, eh bien! qu'il souffre, ce Vénitien, qui m'a appris à souffrir. Je lui rends sa leçon; il me l'avait donnée en maître. Qu'il souffre, il te possède… Par le ciel, en fermant cette lettre, il me semble que c'est mon coeur que je ferme. Je le sens qui se resserre et s'ossifie.»
Pareilles pensées de désespoir hantaient l'imagination de George Sand. Le 31 août, de Nohant elle écrit à Jules Boucoiran: «C'est un adieu que je venais dire à mon pays, à tous les souvenirs de ma jeunesse et de mon enfance; car vous avez dû le comprendre et le deviner: la vie m'est odieuse, impossible, et je veux en finir absolument avant peu. Nous en reparlerons.» Elle lui recommande Pagello, «un brave et digne homme de votre trempe, bon et dévoué comme vous. Je lui dois la vie d'Alfred et la mienne. Pagello a le projet de rester quelques mois à Paris. Je vous le confie et je vous le lègue; car, dans l'état de maladie violente où est mon esprit, je ne sais point ce qui peut m'arriver.»
De vrai, Pagello s'apprêtait à regagner Venise. Il avait décliné très dignement l'invitation que George Sand lui adressait, avec l'agrément de M. Dudevant, de venir passer huit ou dix jours à Nohant. Au surplus, malgré ses velléités de suicide, elle chargeait Boucoiran de dire au propriétaire qu'elle gardait son appartement du quai Malaquais, et elle donnait l'ordre de faire carder ses matelas, «ne voulant pas être mangée aux vers de son vivant.»
Dans la première quinzaine d'octobre, George Sand rentrait à Paris. Alfred de Musset y revenait le 13. Peu de jours après, le 23, Pagello reprenait le chemin de l'Italie. La vente de quatre tableaux—à l'huile, observe-t-il—de Zucarelli lui avait, par l'entremise de George Sand, procuré une somme de quinze cents francs. Il acheta une boîte d'instruments de chirurgie et quelques livres de médecine. «Le temps, dit-il, qui est un grand honnête homme, amena le jour redouté et désiré par moi du retour de la Sand à Paris.» Il reçut le complément du prix des tableaux, prépara son bagage et alla prendre congé de George Sand, devant Boucoiran. «Nos adieux furent muets; je lui serrai la main sans pouvoir la regarder. Elle était comme perplexe; je ne sais pas si elle souffrait; ma présence l'embarrassait. Il l'ennuyait, cet Italien qui, avec son simple bon sens, abattait la sublimité incomprise dont elle avait coutume d'envelopper la lassitude de ses amours. Je lui avais déjà fait connaître que j'avais profondément sondé son coeur plein de qualités excellentes, obscurcies par beaucoup de défauts. Cette connaissance de ma part ne pouvait que lui donner du dépit, ce qui me fit abréger, autant que je pus, la visite. J'embrassai ses enfants et je pris le bras de Boucoiran qui m'accompagna.»
En s'éloignant, Pagello ne lança pas la flèche du Parthe, bien qu'il fût en état de légitime défense. Le jour même où il quittait Paris, il écrivit à Alfred Tattet: «Mon bon ami, avant de partir, je vous envoie encore un baiser. Je vous conjure de ne jamais parler de mon amour avec la George. Je ne veux pas de vendette. Je pars avec la certitude d'avoir agi en honnête homme. Ceci me fait oublier ma souffrance et ma pauvreté. Adieu, mon ange. Je vous écrirai de Venise. Adieu, adieu.»
Avait-il, l'infortuné Pagello, été dûment informé de la réconciliation amoureuse survenue entre Alfred de Musset et George Sand? Il est probable. Le jour même de son retour à Paris, 13 octobre, le poète envoyait, non pas à Nohant, comme le croit M. Maurice Clouard, mais au quai Malaquais, où se trouvait George Sand, une lettre qui débute ainsi: «Mon amour, me voilà ici… Tu veux bien que nous nous voyions. Et moi, si je le veux! Mais ne crains pas de moi, mon enfant, la moindre parole, la moindre chose, qui puisse te faire souffrir un instant… Fie-toi à moi, George, Dieu sait que je ne te ferai jamais de mal. Reçois-moi, pleurons ou rions ensemble, parlons du passé ou de l'avenir, de la mort ou de la vie, de l'espérance ou de la douleur, je ne suis plus rien que ce que tu me feras.» Et il lui rappelle, et il s'approprie les touchantes paroles de Ruth à Noémi: «Laissez-moi vivre de votre vie; le pays où vous irez sera ma patrie, vos parents seront mes parents; là où vous mourrez, je mourrai, et dans la terre qui vous recevra, là je serai enseveli.» Ce mystique appel aboutit à la conclusion plus pratique d'un rendez-vous: «Dis-moi ton heure. Sera-ce ce soir? Demain? Quand tu voudras, quand tu auras une heure, un instant à perdre. Réponds-moi une ligne. Si c'est ce soir, tant mieux. Si c'est dans un mois, j'y serai. Ce sera quand tu n'auras rien à faire. Moi, je n'ai à faire que de t'aimer. Ton frère, Alfred.»
Ils se réconcilièrent amoureusement, dans le courant d'octobre, sans qu'on puisse préciser la date, car leurs lettres d'alors ne contiennent aucune indication; mais ce fut, selon toute apparence, avant le départ de Pagello. Il emportait cette blessure au coeur et, ne devant plus revoir George Sand, il ne lui écrira désormais, du fond de sa Vénétie, qu'à de lointains intervalles, pour recommander des amis. Aussi bien fut-il amplement vengé de cet abandon. Entre George Sand et Alfred de Musset, l'amour ne pouvait ni cesser ni durer, ni mourir ni renaître. Le lendemain même ou le surlendemain de leur rapprochement, les souvenirs du passé cruel se dressèrent devant eux. Il n'y eut, pour ainsi dire, point de journée sans raccommodement et sans brouille. La jalousie de Musset, et comme une rage infernale de torturer, se donnait carrière. «J'en étais bien sûre, écrit George Sand, que ces reproches-là viendraient dès le lendemain du bonheur rêvé et promis, et que tu me ferais un crime de ce que tu avais accepté comme un droit. A peine satisfait, c'est contre moi que tu tournes ton désespoir et ta colère.» Il accumule, en effet, les questions, les soupçons, les récriminations. «N'ai-je pas prévu, s'écrie-t-elle, que tu souffrirais de ce passé qui t'exaltait comme un beau poème tant que je me refusais à toi, et qui ne te paraît plus qu'un cauchemar, à présent que tu me ressaisis comme une proie. Voyons, laisse-moi donc partir. Nous allons être plus malheureux que jamais. Si je suis galante et perfide comme tu sembles me le dire, pourquoi t'acharnes-tu à me reprendre et à me garder?… Que nous restera-t-il donc, mon Dieu! d'un lien qui nous avait semblé si beau? Ni amour, ni amitié, mon Dieu!»
Après chacune de ces scènes, au sortir de chaque crise, Alfred de Musset s'humilie, implore son pardon, s'accuse et se condamne, pour recommencer le jour suivant: «Mon enfant, mon enfant, lui écrit-il, que je suis coupable envers toi! que de mal je t'ai fait cette nuit! Oh! je le sais, et toi, toi, voudrais-tu m'en punir? O ma vie, ma bien-aimée, que je suis malheureux, que je suis fou, que je suis stupide, ingrat, brutal!… O mon enfant, ô mon âme, je t'ai pressée, je t'ai fatiguée, quand je devrais passer les journées et les nuits à tes pieds, à attendre qu'il tombe une larme de tes beaux yeux pour la boire, à te regarder en silence, à respecter tout ce qu'il y a de douleur dans ton coeur; quand ta douleur devrait être pour moi un enfant chéri que je bercerais doucement. O George, George! Ecoute, ne pense pas au passé. Non, non, au nom du ciel, ne compare pas, ne réfléchis pas, je t'aime comme on n'a jamais aimé… O Dieul si je te perdais! ma pauvre raison n'y tient pas. Mon enfant, punis-moi, je t'en prie; je suis un fou misérable, je mérite ta colère… Ma vie, mon bien suprême, pardon, oh! pardon à genoux! Ah! pense à ces beaux jours que j'ai là dans le coeur, qui viennent, qui se lèvent, que je sens là, pense au bonheur, hélas! hélas! si l'amour l'a jamais donné. George, je n'ai jamais souffert ainsi. Un mot, non pas un pardon, je ne le mérite pas; mais dis seulement: J'attendrai. Et moi, Dieu du ciel, il y a sept mois que j'attends, je puis en attendre encore bien d'autres. Ma vie, doutes-tu de mon pauvre amour? O mon enfant, crois-y, ou j'en mourrai.» Ces cris de désespoir, d'ivresse, de folie, ces lamentations, succédant à des explosions de colère, ne sont qu'un faible écho des tourments qui secouaient deux êtres de génie, un homme enfiévré et hystérique, surexcité par l'alcool, une femme mobile et irritable, plus mère qu'amante. Ils vont se débattre cinq mois dans cette agonie d'amour.
CHAPITRE XV
LA RUPTURE DÉFINITIVE
Cette réconciliation avec George Sand, aussitôt suivie de reproches et de querelles, devait avoir sur l'organisme d'Alfred de Musset une répercussion fâcheuse. Au commencement de novembre, selon toute apparence—car les lettres ne sont pas datées,—il envoya à son amie un court billet, sans signature et d'une écriture tourmentée. En voici le texte: «J'ai une fièvre de cheval. Impossible de tenir sur mes jambes. J'espérais que cela se calmerait. Comment donc faire pour te voir? Viens donc avec Papet ou Rollinat; il entrerait le premier tout seul, et, quand il n'y aurait personne, il t'ouvrirait. Après dîner, cela se peut bien. Je me meurs de te voir une minute, si tu veux. Aime-moi. Vers huit heures tu peux venir, veux-tu?» Sur-le-champ George Sand lui répondit: «Certainement, j'irai, mon pauvre enfant. Je suis bien inquiète. Dis-moi, est-ce que je ne peux pas t'aller soigner? Est-ce que ta mère s'y opposerait? Je peux mettre un bonnet et un tablier à Sophie. Ta soeur ne me connaît pas. Ta mère fera semblant de ne pas me reconnaître, et je passerai pour une garde. Laisse-moi te veiller cette nuit, je t'en supplie. Parle à ta mère, dis-lui que tu le veux.» C'était un réveil, un revenez-y de cette tendresse maternelle qui se prodiguait au chevet du malade et s'atténuait après la guérison. Elle vint, en effet, revêtit le costume de la servante et soigna le poète avec sollicitude. Il fut vite rétabli, mais les soucis s'accumulaient autour de leur amour. Pour Alfred de Musset, il y eut d'abord une brouille avec Alfred Tattet, qui avait blâmé la reprise de la liaison rompue; puis une provocation adressée à Gustave Planche, qui nia avoir tenu les propos désobligeants qu'on lui prêtait. Enfin, entre Elle et Lui, les récriminations et les griefs s'amoncelaient. Perpétuelle alternance de soupçons, de colères, de repentirs et de pardons. On a prétendu qu'alors, comme avant le voyage de Venise, Alfred de Musset habitait chez George Sand, et l'on invoque à cet égard l'adresse, 19, quai Malaquais, mise au-dessous de sa signature dans le cartel à Gustave Planche. En réalité, ce ne devait être là qu'un domicile intermittent. Les billets qu'il envoyait à madame Sand portent presque tous cette suscription: Madame Dudevant, n° 19, quai Malaquais. Ils n'ont pas le cachet de la poste et étaient remis par un commissionnaire. En voici un qui a été écrit par Alfred de Musset dans un intervalle de calme relatif: «Le bonheur, le bonheur, et la mort après, la mort avec. Oui, tu me pardonnes, tu m'aimes! Tu vis, ô mon âme, tu seras heureuse! Oui, par Dieu, heureuse par moi. Eh! oui, j'ai vingt-trois ans, et pourquoi les ai-je? Pourquoi suis-je dans la force de l'âge, sinon pour te verser ma vie, pour que tu la boives sur mes lèvres? Ce soir, à dix heures, et compte que j'y serai plutôt (sic). Viens, dès que tu pourras; viens, pour que je me mette à genoux, pour que je te demande de vivre, d'aimer, de pardonner. Ce soir, ce soir!» Les bonnes résolutions d'Alfred de Musset duraient peu, ses promesses n'avaient pas de lendemain. George Sand le lui rappelle et s'en plaint avec une douce mélancolie: «Pourquoi nous sommes-nous quittés si tristes? Nous verrons-nous ce soir? Pouvons-nous être heureux? Pouvons-nous nous aimer? Tu as dit que oui, et j'essaie de le croire. Mais il me semble qu'il n'y a pas de suite dans tes idées, et qu'à la moindre souffrance tu t'indignes contre moi, comme contre un joug. Hélas! mon enfant, nous nous aimons, voilà la seule chose sûre qu'il y ait entre nous. Le temps et l'absence ne nous ont pas empêchés et ne nous empêcheront pas de nous aimer. Mais notre vie est-elle possible ensemble? La mienne est-elle possible avec quelqu'un? Cela m'effraie. Je suis triste et consternée par instants; tu me fais espérer et désespérer à chaque instant. Que ferai-je? Veux-tu que je parte? Veux-tu essayer encore de m'oublier? Moi, je ne chercherai pas, mais je puis me taire et m'en aller. Je sens que je vais t'aimer encore comme autrefois, si je ne fuis pas. Je te tuerai peut être et moi avec toi, penses-y bien.» Est-ce à cette lettre et à l'offre de rupture amiable qui y est formulée qu'Alfred de Musset, de nouveau malade, répond en quelques lignes? «Quitte-moi, toi, si tu veux. Tant que tu m'aimeras, c'est de la folie, je n'en aurais jamais la force. Ecris-moi un mot, je donnerais je ne sais quoi pour t'avoir là. Si je peux me lever, j'irai te voir.» Le lendemain ou le surlendemain, autre billet du poète, où l'on sent l'exaltation s'accroître. Ce ne sont plus guère que des exclamations: «Mon ange adoré, je te renvoie ton agent (l'r manque). Buloz m'en a envoyé. Je t'aime, je j'aime, je t'aime. Adieu! O mon George, c'est donc vrai? Je t'aime pourtant. Adieu, adieu, ma vie, mon bien; adieu, mes lèvres, mon coeur, mon amour. Je t'aime tant! O Dieu, adieu, toi, toi, toi, ne te moque pas d'un pauvre homme.» George Sand atteint, elle aussi, au paroxysme de la névrose; elle suit Musset sur le chemin de la frénésie amoureuse, et lui propose de rejoindre leur amie Roxanne dans cette forêt de Fontainebleau où ils ont connu, l'automne précédent, les joies de l'amour naissant, mais où, pour la première fois, se sont manifestées les hallucinations du poète. Là-bas, dans la solitude, ils pourront réaliser le lugubre et tragique dessein que chacun d'eux nourrit en son imagination maladive. «Tout cela, répond George Sand, vois-tu, c'est un jeu que nous jouons, mais notre coeur et notre vie servent d'enjeux, et ce n'est pas tout à fait aussi plaisant que cela en a l'air. Veux-tu que nous allions nous brûler la cervelle ensemble à Franchard? Ce sera plus tôt fait. Roxanne a eu une petite larme sur la joue, quand je lui ai lu le paragraphe qui la concerne. Viens pour elle, si ce n'est pour moi. Elle te donnera du lait et tu lui feras des vers. Je ne serai jalouse que du plaisir qu'elle aura à te soigner.»
Ces projets de suicide étaient dans le goût du jour et conformes à l'esthétique du romantisme. C'est l'époque où Victor Escousse, âgé de dix-neuf ans, s'asphyxiait avec son collaborateur Auguste Lebras, parce que sa troisième pièce, Raymond, avait été froidement accueillie.
Plus sages à la réflexion, George Sand et Alfred de Musset remplacèrent le suicide par une rupture. Ils parurent écouter les avis que leur donnaient, à Lui Alfred Tattet, à Elle Sainte-Beuve, qui exerçaient en partie double les fonctions de confident, presque de confesseur et de directeur de conscience sentimentale. Alfred Tattet n'aimait pas George Sand, et Sainte-Beuve jalousait un peu Musset. Ils devaient, l'un et l'autre, pousser à la séparation. Nous avons une lettre de madame Sand implorant de Sainte-Beuve assistance et protection, en cette crise du mois de novembre 1834: «Mon ami, écrit-elle, je voudrais vous voir et causer avec vous tête-à-tête; cela est impossible chez moi. Soyez assez bon pour aller au collège Henri IV demain, de midi et demi à une heure; demandez mon fils, je serai avec lui. De là nous irons faire un tour sur la place Sainte-Geneviève, et, en une demi-heure, je vous expliquerai ma situation et vous demanderai un conseil. J'ai une question de vie et de mort à trancher. Aidez-moi. A vous.»
Par malheur, nous n'avons pas la réponse de Sainte-Beuve; mais, au cours de la promenade sur la place Sainte-Geneviève, il dut conseiller le départ. Elle se rendit, en effet, à Nohant, d'où elle écrit, le 15 novembre, à Jules Boucoiran: «Je ne vais pas mal, je me distrais, et ne retournerai à Paris que guérie et fortifiée. Vous avez tort de parler comme vous faites d'Alfred. N'en parlez pas du tout, si vous m'aimez, et soyez sûr que c'est fini à jamais entre lui et moi.» De son côté, Musset va en Bourgogne, à Montbard, chez des parents, pour soigner sa santé fort ébranlée par ces secousses, et il mande, le 12 novembre, à Alfred Tattet: «Tout est fini. Si par hasard on vous faisait quelques questions, si peut-être on allait vous voir pour vous demander à vous-même si vous ne m'avez pas vu, répondez purement que non, et soyez sûr que notre secret commun est bien gardé de ma part.» Paul de Musset, dans la Biographie, passe rapidement sur tous ces détails, non sans tâcher de donner à son frère le beau rôle de l'homme poursuivi et harcelé: «Le retour, dit-il, d'une personne qu'il ne voulait pas revoir et qu'il revit bien malgré lui[12] le plongea de nouveau dans une vie si remplie de scènes violentes et de débats pénibles que le pauvre garçon eut une rechute, à croire qu'il ne s'en relèverait plus. Cependant il puisa dans son mal même les moyens de se guérir. A défaut de la raison, le soupçon et l'incrédulité le sauvèrent. Il s'ennuya des récriminations et de l'emphase, et prit la résolution de se dérober à ce régime malsain.»
[Note 12: Ceci est faux, comme l'indique le billet d'Alfred de Musset à son retour de Baden.]
Quoiqu'ils l'eussent juré, Elle et Lui, à Sainte-Beuve et à Tattet, rien n'était encore fini. Nous voici, au contraire, en pleine drame. Ni Montbard ni Nohant n'étaient assez loin de Paris. Ils y reviennent, l'un et l'autre. George Sand est reprise, à la fin de novembre, de la passion la plus effrénée; la plus délirante pour Musset:
C'est Vénus toute entière à sa proie attachée.
Et nous entendons ses sanglots, nous voyons couler ses larmes dans le Journal inédit où s'épanche le débordement de sa folie d'amour. Il faudrait citer toutes ces pages cruellement éloquentes, et nous n'en pouvons retenir que les passages les plus douloureusement émus. Avant le départ pour Nohant, elle avait consigné sur son Journal ces lignes navrantes: «Je t'aime avec toute mon âme, et toi, tu n'as pas même d'amitié pour moi. Je t'ai écrit ce soir. Tu n'as pas voulu répondre à mon billet. On a dit que tu étais sorti, et tu n'es pas venu seulement passer cinq minutes avec moi. Tu es donc rentré bien tard, et où étais-tu, mon Dieu? Hélas! c'est bien fini, tu ne m'aimes plus du tout. Je te deviendrais abjecte et odieuse, si je restais ici. D'ailleurs, tu désires que je parte. Tu m'as dit l'autre jour, d'un air incrédule: «Bah! tu ne partiras pas.» Ah! tu es donc bien pressé? Sois tranquille, je pars dans quatre jours, et nous ne nous reverrons plus. Pardonne-moi de t'avoir fait souffrir, et sois bien vengé; personne au monde n'est plus malheureux que moi.»
A son retour de Nohant, elle apprend que Musset est également rentré à Paris. Elle se rend chez lui; la porte est close. Alors elle se retourne vers Sainte-Beuve, comme vers le guide, le sauveur, et lui écrit, le 25 novembre: «Voilà deux jours que je ne vous ai vu, mon ami. Je ne suis pas encore en état d'être abandonnée, de vous surtout qui êtes mon meilleur soutien. Je suis résignée moins que jamais. Je sors, je me distrais, je me secoue, mais en rentrant dans ma chambre, le soir, je deviens folle. Hier, mes jambes m'ont emportée malgré moi; j'ai été chez lui. Heureusement je ne l'ai pas trouvé. J'en mourrai.» Elle allait, en effet, pleurer, sangloter, se morfondre à sa porte. Et il ne la recevait pas. Alors elle lui envoya un petit paquet qu'il ouvrit et qui contenait ses admirables nattes brunes, sa chevelure opulente, qu'elle avait coupée pour lui en faire don, comme mademoiselle de La Vallière à son Dieu, lors de cette vêture où s'émut la froideur majestueuse de Bossuet. Devant un pareil sacrifice, suprême abnégation féminine, le poète ne pouvait demeurer insensible. Ils se revirent, mais quel lugubre crépuscule d'amour! Nous en apercevons toute la mélancolie à travers le Journal de George Sand: «Si j'allais casser le cordon de sa sonnette jusqu'à ce qu'il m'ouvrît la porte? Si je m'y couchais en travers jusqu'à ce qu'il passe? Si je me jetais—non pas à ses pieds, c'est fou après tout, car c'est l'implorer, et certes il fait pour moi ce qu'il peut, il est cruel de l'obséder et de lui demander l'impossible—mais si je me jetais à son cou, dans ses bras, si je lui disais: «Tu m'aimes encore, tu en souffres, tu en rougis, mais tu me plains trop pour ne pas m'aimer. Tu vois bien que je t'aime, que je ne peux aimer que toi. Embrasse-moi, ne me dis rien, ne discutons pas; dis-moi quelques douces paroles, caresse-moi, puisque tu me trouves encore jolie malgré mes cheveux coupés, malgré les deux grandes rides qui se sont formées depuis l'autre jour sur mes joues. Eh bien! quand tu sentiras ta sensibilité se lasser et ton irritation revenir, renvoie-moi, maltraite-moi, mais que ce ne soit jamais avec cet affreux mot dernière fois! Je souffrirai tant que tu voudras, mais laisse-moi quelquefois, ne fût-ce qu'une fois par semaine, venir chercher une larme, un baiser qui me fasse vivre et me donne du courage.» Elle adjure la Providence d'intervenir, de la protéger, de la sauver. Volontiers elle demanderait un miracle: «Ah! il a tort, n'est-ce pas? mon Dieu, il a tort de me quitter à présent que mon âme est purifiée et que, pour la première fois, une volonté sévère s'est arrêtée en moi… Cet amour pourrait me conduire au bout du monde. Mais personne n'en veut, et la flamme s'éteindra comme un holocauste inutile. Personne n'en veut!… Ah! mais on ne peut pas aimer deux hommes à la fois. Cela m'est arrivé. Quelque chose qui m'est arrivé ne m'arrivera plus.»
Elle en donne alors une explication qui paraît véridique et où tressaille toute l'angoisse de la passion, au moment où elle voit disparaître irréparablement son bonheur: «Est-ce que je ne souffre pas des folies ou des fautes que je fais? Est-ce que les leçons ne profitent pas aux femmes comme moi? Est-ce que je n'ai pas trente ans? Est-ce que je ne suis pas dans toute ma force? Oui, Dieu du ciel, je le sens bien, je puis encore faire la joie et l'orgueil d'un homme, si cet homme veut franchement m'aider. J'ai besoin d'un bras solide pour me soutenir, d'un coeur sans vanité pour m'accueillir et me conserver. Si j'avais trouvé cet homme-là, je n'en serais pas où j'en suis. Mais ces hommes-là sont des chênes noueux, dont l'écorce repousse. Et toi, poète, belle fleur, j'ai voulu boire ta rosée. Elle m'a enivrée, elle m'a empoisonnée, et, dans un jour de colère, j'ai cherché un autre poison qui m'a achevée. Tu étais trop suave et trop subtil, mon cher parfum, pour ne pas t'évaporer chaque fois que mes lèvres t'aspiraient. Les beaux arbrisseaux de l'Inde et de la Chine plient sur une faible tige et se courbent au moindre vent. Ce n'est pas d'eux qu'on tirera des poutres pour bâtir des maisons. On s'abreuve de leur nectar, on s'entête de leur odeur, on s'endort et on meurt.»
N'y a-t-il pas là toute l'ivresse d'un amour qui, en échange du don de ses tresses noires, demandait à Musset et obtenait de lui une mèche de ses cheveux blonds? N'y a-t-il pas le délire de l'être livré à la frénésie des sens? Comme Liszt prétendait un soir que Dieu seul méritait d'être aimé, elle répondit: «C'est possible, mais quand on a aimé un homme, il est bien difficile d'aimer Dieu.» Ou bien elle demandait des consultations sur l'amour, ici et là. Henri Heine lui dit qu'on n'aime qu'avec la tête et les sens, que le coeur n'est que pour bien peu dans l'amour. Madame Allart lui déclara qu'il faut ruser auprès des hommes et faire semblant de se fâcher pour les ramener. Enfin, Sainte-Beuve, qui avait été mêlé à toute cette série de brouilles et de raccommodements avec Alfred de Musset, questionné par elle sur ce que c'était que l'amour, en donna cette définition exquise: «Ce sont les larmes. Vous pleurez, vous aimez.»
Si elle va au théâtre, en bousingot, les cheveux coupés, elle se trouve les yeux cernés, les joues creuses, l'air bête et vieux. Elle admire, au balcon, dans les loges, «toutes ces femmes blondes, blanches, parées, couleur de rose, des plumes, des grosses boucles de cheveux, des bouquets, des épaules nues.» Et elle s'écrie, la vibrante amoureuse: «Voilà, au-dessus de moi, le champ où Fantasio ira cueillir ses bluets!» Elle revient longuement, tristement, sur ses souvenirs de Venise, alors que, séparés déjà, il lui écrivait de Paris des lettres palpitantes de tendresse. «Oh! ces lettres que je n'ai plus, que j'ai tant baisées, tant arrosées de larmes, tant collées sur mon coeur nu, quand l'autre ne me voyait pas!» Combien, en effet, il lui est devenu odieux, l'autre, le Pagello, sur qui elle est prête à reporter la responsabilité de ses fautes et de ses malheurs! «Cet Italien, vous savez, mon Dieu, si son premier mot ne m'a pas arraché un cri d'horreur. Et pourquoi ai-je cédé, pourquoi, pourquoi? Le sais-je?» De ce crime involontaire elle est effroyablement punie. «Voilà dix semaines que je meurs jour par jour, et à présent, minute par minute! C'est une agonie trop longue. Vraiment, toi, cruel enfant, pourquoi m'as-tu aimée, après m'avoir haïe? Quel mystère s'accomplit donc en toi chaque semaine?»
Va-t-elle courir vers lui, le supplier encore, se traîner à ses pieds? Elle en a une furieuse envie. «Je vais y aller, j'y vais!—Non.—Crier, hurler, mais il ne faut pas y aller. Sainte-Beuve ne veut pas.» Et elle reprend, comme si elle prononçait, à voix haute, sa confession publique: «Enfin, c'est le retour de votre amour à Venise qui a fait mon désespoir et mon crime. Pouvais-je parler? Vous n'auriez plus voulu de mes soins, vous seriez mort de rage en les subissant. Et qu'auriez-vous fait sans moi, ma pauvre colombe mourante? Ah! Dieu, je n'ai jamais pensé un instant à ce que vous aviez souffert à cause de cette maladie et à cause de moi, sans que ma poitrine se brisât en sanglots. Je vous trompais, et j'étais là entre ces deux hommes, l'un qui me disait: «Reviens à moi, je réparerai mes torts, je t'aimerai, je mourrai sans toi!» et l'autre qui disait tout bas dans mon autre oreille: «Faites attention, vous êtes à moi, il n'y a plus à en revenir. Mentez, Dieu le veut. Dieu vous absoudra.»—Ah! pauvre femme, pauvre femme, c'est alors qu'il fallait mourir.»
Peut-être retournerait-il vers elle, le tendre enfant, le poète que Lamartine appellera «jeune homme au coeur de cire.» Mais il redoute le jugement des salons esthétiques et le blâme de M. Tattet, «qui dirait d'un air bête: «Dieu! quelle faiblesse!» lui qui pleure, quand il est saoûl, dans le giron de mademoiselle Déjazet.» Ah! elle regrette maintenant avec amertume les folies de Venise. Si elle avait su! «Je me serais, s'écrie-t-elle avec frénésie, je me serais coupé une main, je te l'aurais présentée en te disant: «Voilà une main menteuse et sale. Jetons-la dans la mer, et que le sang qui en coulera lave l'autre. Prends-la, et mène-moi au bout du monde.» Si tu devais accepter cette main ainsi lavée, je le ferais bien encore. Veux-tu?»
«Mais à qui, continue-t-elle dans une sorte d'extase, s'adresse tout cela? Est-ce à vous, murs de ma chambre, échos de sanglots et de cris? Est-ce à toi, portrait silencieux et grave? A toi, crâne effrayant, plein d'un poison plus sûr que tous ceux qui tuent le corps, cercueil où j'ai enseveli tout espoir? A toi, Christ sourd et muet? J'aurai beau dire, beau pleurer et me plaindre, il n'y a que vous qui me pardonnerez, mon Dieu! Que votre miséricorde commence donc par donner le repos et l'oubli à ce coeur dévoré de chagrin; car, tant que je souffre, tant que j'aime ainsi, je vois bien que vous êtes en colère. Ah! rendez-moi mon amant, et je serai dévote et mes genoux useront les pavés des églises.»
Essaiera-t-elle, de le rendre jaloux? Déploiera-t-elle des sortilèges pour le ramener, la pauvre «Madeleine sans cheveux, mais non pas sans larmes, sans croix et sans tête de mort?» De qui pourrait-il prendre ombrage? Ce ne serait ni de Buloz, ni de Sainte Beuve. Peut-être de Liszt? Mais Liszt, dit-elle, «ne pense qu'à Dieu et à la Sainte Vierge qui ne me ressemble pas absolument. Bon et heureux jeune homme!» Plus tard, il pensera aussi à madame d'Agoult. Au demeurant, elle se flatte de réconquérir Musset, en s'entourant d'hommes très illustres et très purs, Delacroix, Berlioz, Meyerbeer. Que lui demande-t-elle, pour avoir la force de patienter? Son amitié. «Si j'avais, soupire-t-elle, quelques lignes de toi, de temps en temps, un mot, la permission de t'envoyer de temps en temps une petite image de quatre sous achetée sur les quais, des cigarettes faites par moi, un oiseau, un joujou! Quelque chose pour tromper ma douleur et mon ennui, pour me figurer que tu penses un peu à moi en recevant ces niaiseries!»
Elle ne souhaite qu'une affection dans l'ombre et le silence, elle ne sollicite ni actes publics, ni démarches qui prouvent qu'elle n'est pas «une malheureuse chassée à coups de pied.» Ce qu'elle implore est pour son coeur, non pour son orgueil. «Mon Dieu, dit-elle, j'aimerais mieux des coups que rien. Rien, c'est ce qu'il y a de plus affreux au monde, mais c'est mon expiation.» Et elle ajoute, n'oubliant jamais que la douleur doit être un auxiliaire, un adjuvant de la littérature: «Alfred, je vais faire un livre. Tu verras que mon âme n'est pas corrompue; car ce livre sera une terrible accusation contre moi. Saints du ciel, vous avez péché, vous avez souffert!»
Elle veut mourir, elle voit s'entr'ouvrir la tombe de sa jeunesse et de ses amours. Tout au plus s'accorde-t-elle quatre jours encore, avant que sonne l'heure fatale. «Et que serai-je ensuite? Triste spectre, sur quelle rive vas-tu errer et gémir? Grèves immenses, hivers sans fin! Il faut plus de courage pour franchir le seuil de la vie des passions et pour entrer dans le calme du désespoir que pour avaler la ciguë. Oh! mes enfants, vous ne saurez jamais combien je vous aime. Pourquoi m'avez-vous réveillée, ô mon Dieu, quand je m'étendais avec résignation sur cette couche glacée? Pourquoi avez-vous fait repasser devant moi ce fantôme de mes nuits brûlantes, ange de mort, amour funeste, ô mon destin, sous la figure d'un enfant blond et délicat? Oh! que je t'aime encore, assassin! Que tes baisers me brûlent donc vite, et que je meure consumée! Tu jetteras mes cendres au vent. Elles feront pousser des fleurs qui te réjouiront.»
Voici le paroxysme du mal d'aimer; nous touchons aux ultimes confins de la passion, tout près des régions de la folie: «O mes yeux bleus, vous ne me regarderez plus! Belle tête, je ne te verrai plus t'incliner sur moi et te voiler d'une douce langueur. Mon petit corps souple et chaud, vous ne vous étendrez plus sur moi, comme Elisée sur l'enfant mort, pour me ranimer. Vous ne me toucherez plus la main, comme Jésus à la fille de Jaïre, en disant: «Petite fille, lève toi.» Adieu, mes cheveux blonds, adieu, mes blanches épaules, adieu, tout ce que j'aimais, tout ce qui était à moi. J'embrasserai maintenant, dans mes nuits ardentes, le tronc des sapins et les rochers dans les forêts en criant votre nom, et, quand j'aurai rêvé le plaisir, je tomberai évanouie sur la terre humide.»
A nuit close, en plein jour, elle est en proie ù l'idée fixe, elle voit sans cesse un profil divin, toujours le même, qui se dessine entre son oeil et la muraille. Sur les épaules de ses interlocuteurs elle aperçoit une tête qui n'est pas la leur, la tête de l'aimé. Cette image la hante, la possède: «Quelle fièvre avez-vous fait passer dans la moelle de mes os, esprits de la vengeance céleste? Quel mal avais-je fait aux anges du ciel pour qu'ils descendissent sur moi et pour qu'ils missent en moi, pour châtiment, un amour de lionne? Pourquoi mon sang s'est-il changé en feu et pourquoi ai-je connu, au moment de mourir, des embrassements plus fougueux que ceux des hommes? Quelle furie t'anime donc contre moi, toi qui me pousses du pied dans le cercueil, tandis que ta bouche s'abreuve de mon corps et de ma chair? Tu veux donc que je me tue? Tu dis que tu me le défends, et cependant que deviendrai-je loin de toi, si cette flamme continue à me ronger? Si je ne puis passer une nuit sans crier après toi et me tordre dans mon lit, que ferai-je quand je t'aurai perdu pour toujours? Pâlirai-je comme une religieuse dévorée par les désirs? Deviendrai-je folle, et réveillerai-je les hôtes des maisons par mes hurlements? Oh! tu veux que je me tue!»
Est-il rien dans la littérature d'imagination qui soit plus déchirant que ce Journal véridique et vécu? Phèdre, Didon, la Religieuse portugaise ont-elles plus désespérément gémi ou crié leur amour? Qui la retient encore, au bord de l'abîme, «dans ces heures féroces où elle voudrait arracher son coeur et le dévorer»? Il ne subsiste, désormais, de sain dans son être que le recoin mystérieux de la tendresse maternelle: «O mon fils, mon fils, je veux que tu lises ceci un jour et que tu saches combien je t'ai aimé. O mes larmes, larmes de mon coeur, signez cette page, et que les siennes retrouvent un jour vos larmes auprès de son nom!»
Ce Journal, en effet, que George Sand ne voulut jamais publier, fut classé parmi ses papiers intimes, et n'a été édité ni par son fils ni par ses héritiers, alors même que la correspondance fut recueillie en volumes et qu'ensuite on livra très légitimement à la curiosité littéraire du public les lettres adressées à Alfred de Musset. Ces lettres, qui provoquèrent vers 1840 un échange de récriminations et, de réclamations entre Lui et Elle, sont finalement restées aux mains de George Sand. Elle faillit les donner au libraire après la mort de Musset, mais elle en fut dissuadée par Sainte-Beuve. Nous n'y trouvons que de trop rares indications sur la réconciliation du mois de janvier 1835, lorsque George Sand écrivait victorieusement à Tattet, le 14: «Alfred est redevenu mon amant», de même que sur la rupture définitive du mois suivant. Nous n'avons guère, pour pénétrer le secret, qu'une lettre de la malheureuse à celui qu'elle ne peut retenir: «Eh bien! oui, s-écrie-t-elle, tu es jeune, tu es poète, tu es dans ta beauté et dans ta force… Moi, je vais mourir, adieu, adieu. Je ne veux pas te quitter, je ne veux pas te reprendre, je ne veux rien, rien! J'ai les genoux par terre et les reins brisés. Qu'on ne me parle de rien! Je veux embrasser la terre et pleurer. Je ne t'aime plus, mais je t'adore toujours. Je ne veux plus de toi, mais je ne peux pas m'en passer. Il n'y aurait qu'un coup de foudre d'en haut qui pourrait me guérir en m'anéantissant. Adieu, reste, pars, seulement ne dis pas que je ne souffre pas: il n'y a que cela qui puisse me faire souffrir davantage. Mon seul amour, ma vie, mes entrailles, mon frère, mon sang, allez-vous-en, mais tuez-moi en partant.»
Alfred de Musset, dans un accès de délire, avait menacé de la tuer. Le lendemain, en annonçant son départ et en sollicitant chez elle une suprême entrevue de quelques instants, il ajoute: «Ne t'effraie pas, je ne suis de force à tuer personne ce matin.» Elle lui avait renvoyé ce qu'il avait laissé quai Malaquais, ce qu'il appelle «les oripeaux des anciens jours de joie.» Pour l'apitoyer peut-être, il l'avertit qu'il a retenu sa place dans la malle-poste de Strasbourg, mais il lui adresse auparavant l'adieu de Sténio à Lélia: «Il ne dort pas sous les roseaux du lac, ton Sténio; il est à tes côtés, il assiste à toutes tes douleurs; ses yeux trempés de larmes veillent sur tes nuits silencieuses.» Et il lui raconte une manière de rêve, une hallucination symbolique: «Moi, je me disais: Voilà ce que je ferai; je la prendrai avec moi pour aller dans une prairie, je lui montrerai les feuilles qui poussent, les fleurs qui s'aiment, le soleil qui réchauffe tout dans l'horizon plein de vie; je l'asseoirai sur du jeune chaume, elle écoutera et elle comprendra bien ce que disent tous ces oiseaux, toutes ces rivières, avec les harmonies du monde; elle reconnaîtra tous ces milliers de frères, et moi pour l'un d'entre eux. Elle me pressera sur son coeur, elle deviendra blanche comme un lis, et elle prendra racine dans la sève du monde tout-puissant.»
Un autre jour, il envoie, encore à la veille de partir, ces deux lignes sans signature: «Senza veder, e senza parlar, toccar la mano d'un pazzo che parte domani (sans se voir, sans se parler, serrer la main d'un fou qui part demain).» Elle lui répond, et c'est la lettre qui pose la pierre tombale sur leur amour, à la fin de février: «Non, non, c'est assez, pauvre malheureux, je t'ai aimé comme un fils, c'est un amour de mère, j'en saigne encore. Je te plains, je te pardonne tout, mais il faut nous quitter. J'y deviendrais méchante. Tu dis que cela vaudrait mieux, et que je devrais te souffleter quand tu m'outrages. Je ne sais pas lutter. Dieu m'a faite douce, et cependant fière. Mon orgueil est brisé à présent, et mon amour n'est plus que de la pitié. Je te le dis, il faut en guérir. Sainte-Beuve a raison. Ta conduite est déplorable, impossible! Mon Dieu, à quelle vie vais-je te laisser! l'ivresse, le vin! les filles, et encore et toujours! Mais, puisque je ne peux plus rien pour t'en préserver, faut-il prolonger cette honte pour moi et ce supplice pour toi-même? Mes larmes t'irritent, ta folle jalousie à tout propos, au milieu de tout cela! Plus tu perds le droit d'être jaloux, plus tu le deviens! Cela ressemble à une punition de Dieu sur ta pauvre tête. Mais mes enfants à moi, oh! mes enfants, mes enfants, adieu, adieu, malheureux que tu es, mes enfants, mes enfants!» Dans cette crise de lassitude amoureuse ou d'angoisse maternelle, elle exécuta la résolution dont il parlait toujours, sans l'accomplir. Ce fut elle qui se déroba clandestinement, en brisant la chaîne trop lourde. Le 6 mars, elle écrit à Jules Boucoiran, complice de son évasion: «Mon ami, aidez-moi à partir aujourd'hui. Allez au courrier à midi et retenez moi une place. Puis venez me voir. Je vous dirai ce qu'il faut faire. Cependant, si je ne peux pas vous le dire, ce qui est fort possible, car j'aurai bien de la peine à tromper l'inquiétude d'Alfred, je vais vous l'expliquer en quatre mots. Vous arriverez à cinq heures chez moi et, d'un air empressé et affairé, vous me direz que ma mère vient d'arriver, qu'elle est très fatiguée et assez sérieusement malade, que sa servante n'est pas chez elle, qu'elle a besoin de moi tout de suite et qu'il faut que j'y aille sans différer. Je mettrai mon chapeau, je dirai que je vais revenir et vous me mettrez en voiture. Venez chercher mon sac de nuit dans la journée. Il vous sera facile de l'emporter sans qu'on le voie et vous le porterez au bureau. Adieu, venez tout de suite, si vous pouvez. Mais si Alfred est à la maison, n'ayez pas l'air d'avoir quelque chose à me dire. Je sortirai dans la cuisine pour vous parler.»
Il en fut comme il était convenu. Trois jours après, le 9 mars, elle écrit à Boucoiran, de Nohant où elle va pour la quatrième fois depuis son retour de Venise: «J'ai fait ce que je devais faire. La seule chose qui me tourmente, c'est la santé d'Alfred. Donnez-moi de ses nouvelles, et racontez-moi, sans y rien changer et sans en rien atténuer, l'indifférence, la colère ou le chagrin qu'il a pu montrer en recevant la nouvelle de mon départ.» Et, dans un autre passage de la même lettre: «Je vais me mettre à travailler pour Buloz. Je suis très calme.» Elle n'était point aussi calme qu'elle le veut dire; car elle eut une crise hépatique qui lui couvrit tout le corps de taches et la mit en danger de mort. Puis le travail la reprit et l'absorba, tandis que Musset cherchait l'oubli dans ses plaisirs habituels, le vin et les filles. Le drame intime est terminé; la littérature reconquiert ses droits. George Sand orientera sa vie vers d'autres pensées et d'autres désirs. Alfred de Musset, en ses jours de répit, épanchera ses souvenirs et ses rancoeurs dans les strophes admirables des Nuits et la Confession d'un enfant du siècle. Elle et Lui auront trouvé, daus la mutuelle souffrance, un aliment pour leur génie. Sur les ruines de cet amour va croître et s'épanouir la luxuriante floraison des chefs-d'oeuvre.
CHAPITRE XVI
INFLUENCE POLITIQUE: MICHEL (DE BOURGES).
Retirée à Nohant, et résolue à se soustraire à l'affection troublante et tumultueuse d'Alfred de Musset, George Sand recouvre, après une violente secousse, la sérénité de son jugement. Elle ne traîne pas derrière soi ce cortège de rancunes ou de haines qui encombre trop souvent les lendemains de l'amour, jusqu'à transformer en mortels ennemis ceux qui s'étaient juré une tendresse éternelle. Comme Boucoiran, dans une de ses lettres, s'exprimait sur le compte de Musset avec une amertume dédaigneuse, elle lui écrit tout net, le 15 mars 1835: «Mon ami, vous avez tort de me parler d'Alfred. Ce n'est pas le moment de m'en dire du mal, et si ce que vous en pensez était juste, il faudrait me le taire. Mépriser est beaucoup plus pénible que regretter. Au reste ni l'un ni l'autre ne m'arrivera. Je ne puis regretter la vie orageuse et misérable que je quitte, je ne puis mépriser un homme que sous le rapport de l'honneur je connais aussi bien. J'ai bien assez de raisons de le fuir, sans m'en créer d'imaginaires. Je vous avais prié seulement de me parler de sa santé et de l'effet que lui ferait mon départ. Vous me dites qu'il se porte bien et qu'il n'a montré aucun chagrin. C'est tout ce que je désirais savoir, et c'est ce que je puis apprendre de plus heureux. Tout mon désir était de le quitter sans le faire souffrir. S'il en est ainsi, Dieu soit loué. Ne parlez de lui avec personne, mais surtout avec Buloz. Buloz juge fort à côté de toutes choses, et de plus il répète immédiatement aux gens le mal qu'on dit d'eux et celui qu'il en dit lui-même. C'est un excellent homme et un dangereux ami. Prenez-y garde, il vous ferait une affaire sérieuse avec Musset, tout en vous encourageant à mal parler de lui. Je me trouverais mêlée à ces cancans et cela me serait odieux. Ayez une réponse prête à toutes les questions: «Je ne sais pas.» C'est bientôt dit et ne compromet personne.»
La même circonspection, que George Sand recommande à Boucoiran, est mise par elle en pratique dans l'Histoire de ma Vie. On s'est étonné qu'elle y mentionnât à peine le nom d'Alfred de Musset, à qui elle avait adressé les trois premières Lettres d'un Voyageur. Pourquoi ce silence obstiné dans l'autobiographie officielle écrite par George Sand? Etait-elle, aux environs de la cinquantième année, embarrassée de revenir sur un épisode d'amour, vieux de vingt ans? Alfred de Musset lui semblait-il, dans les Nuits et la Confession d'un enfant du siècle, avoir épuisé le sujet? Craignait-elle d'engager une polémique et de susciter des récriminations? Voici l'insuffisante explication qu'elle donne, à la fin du chapitre VI de la cinquième partie de l'Histoire de ma Vie: «Des personnes dont j'étais disposée à parler avec toute la convenance que le goût exige, avec tout le respect dû à de hautes facultés, ou tous les égards auxquels a droit tout contemporain, quel qu'il soit; des personnes enfin qui eussent dû me connaître assez pour être sans inquiétude, m'ont témoigné, ou fait exprimer par des tiers, de vives appréhensions sur la part que je comptais leur faire dans ces mémoires. A ces personnes-là je n'avais qu'une réponse à faire, qui était de leur promettre de ne leur assigner aucune part, bonne ou mauvaise, petite ou grande, dans mes souvenirs. Du moment qu'elles doutaient de mon discernement et de mon savoir-vivre dans un ouvrage tel que celui-ci, je ne devais pas songer à leur donner confiance en mon caractère d'écrivain, mais bien à les rassurer d'une manière spontanée et absolue par la promesse de mon impartialité.»
Au premier rang de ces personnes qu'elle a connues, «même d'une manière particulière,» et dont elle ne parlera pas, se trouve Alfred de Musset. En rentrant à Nohant après la rupture, elle s'était promis de garder le silence sur leur amour défunt. Elle ne se départira de cette attitude qu'un quart de siècle plus tard, assez malencontreusement d'ailleurs, pour publier Elle et Lui, au lendemain même de la mort du poète.
D'autres sympathies, d'autres aspirations vont l'envahir et la posséder. Elles s'incarneront en un personnage nouveau, dont le nom figure la première fois dans une lettre qu'elle adresse, le 17 avril 1835, à son frère Hippolyte Chatiron: «J'ai fait connaissance avec Michel, qui me paraît un gaillard solidement trempé pour faire un tribun du peuple. S'il y a un bouleversement, je pense que cet homme fera beaucoup de bruit. Le connais-tu?» Michel (de Bourges) sera l'inspirateur politique de George Sand, l'âme de ses romans humanitaires, en même temps que son avocat dans le procès en séparation de corps contre Casimir Dudevant. Le dissentiment conjugal, en effet, ne tardera pas à se produire à la barre des tribunaux. Des vengeances de domestiques congédiés, et particulièrement d'une certaine femme de chambre, Julie, qui menait Solange à coups de verges durant l'absence de la mère, aigrirent la débonnaireté sournoise et lâche de M. Dudevant. Ayant du goût pour ce qu'on a appelé les amours ancillaires et ce qu'un réaliste nommerait «les poches grasses,» il correspondit avec la Julie, après qu'elle eut quitté son service. «Je ne prévoyais pas, relate George Sand dans l'Histoire de ma Vie, que mes tranquilles relations avec mon mari dussent aboutir à des orages. Il y en avait eu rarement entre nous. Il n'y en avait plus, depuis que nous nous étions faits indépendants l'un de l'autre. Tout le temps que j'avais passé à Venise, M. Dudevant m'avait écrit sur un ton de bonne amitié et de satisfaction parfaite, me donnant des nouvelles des enfants, et m'engageant même à voyager pour mon instruction et ma santé.» De vrai, il aimait mieux, suivant le train de ses vulgaires habitudes, que sa femme fût au loin qu'à Nohant. Il livrait la maison et Solange à la direction des domestiques, et laissait toute latitude à George Sand, pourvu qu'elle ne lui demandât pas d'argent et vécût du produit de sa plume. Des difficultés d'ordre financier surgirent entre eux, dès le printemps de 1835. A ce sujet, elle écrit, le 20 mai, à Alexis Duteil: «Ma profession est la liberté, et mon goût est de ne recevoir ni grâce ni faveur de personne, même lorsqu'on me fait la charité avec mon argent. Je ne serais pas fort aise que mon mari (qui subit, à ce qu'il paraît, des influences contre moi) prit fantaisie de se faire passer pour une victime, surtout aux yeux de mes enfants, dont l'estime m'importe beaucoup. Je veux pouvoir me faire rendre ce témoignage, que je n'ai jamais rien fait de bon ou de mauvais, qu'il n'ait autorisé ou souffert.» Casimir Dudevant appartenait à ce genre trop commun d'hommes suprêmement illogiques, définis par George Sand dans une lettre du mois de juin 1835, «qui ne veulent plus de femmes dévotes, qui ne veulent pas encore de femmes éclairées, et qui veulent toujours des femmes fidèles.» Sur ce dernier point, il devait avoir perdu certaines illusions.
Quel ressort d'énergie morale n'y eut-il pas cependant, à côté de maintes défaillances de l'imagination ou des sens, chez celle qui, inspirée par la tendresse maternelle, écrivait à son fils Maurice, le 18 juin de la même année, cette admirable lettre, guide de la conscience et règle du devoir:
«Travaille, sois fort, sois fier, sois indépendant, méprise les petites vexations attribuées à ton âge. Réserve ta force de résistance pour des actes et contre des faits qui en vaudront la peine. Ces temps viendront. Si je n'y suis plus, pense à moi qui ai souffert, et travaillé gaiement. Nous nous ressemblons d'âme et de visage. Je sais dès aujourd'hui quelle sera ta vie intellectuelle. Je crains pour toi bien des douleurs profondes, j'espère pour toi des joies bien pures. Garde en toi le trésor de la bonté. Sache donner sans hésitation, perdre sans regret, acquérir sans lâcheté. Sache mettre dans ton coeur le bonheur de ceux que tu aimes à la place de celui qui te manquera! Garde l'espérance d'une autre vie, c'est là que les mères retrouvent leurs fils. Aime toutes les créatures de Dieu; pardonne à celles qui sont disgraciées; résiste à celles qui sont iniques; dévoue-toi à celles qui sont grandes par la vertu. Aime-moi! je t'apprendrai bien des choses si nous vivons ensemble. Si nous ne sommes pas appelés à ce bonheur (le plus grand qui puisse m'arriver, le seul qui me fasse désirer une longue vie), tu prieras Dieu pour moi, et, du sein de la mort, s'il reste dans l'univers quelque chose de moi, l'ombre de ta mère veillera sur toi.
»Ton amie.
»George.»
Avant la fin de la même année, et alors que son affection pour ses enfants semblait l'incliner aux mesures de conciliation et de paix, George Sand prit la résolution d'introduire une instance en séparation de corps. Elle en avertit sa mère, par une lettre écrite de Nohant le 25 octobre 1835, qui débute ainsi: «Ma chère maman, je vous dois, à vous la première, l'exposé de faits que vous ne devez point apprendre par la voie publique. J'ai formé une demande en séparation contre mon mari. Les raisons en sont si majeures, que, par égard pour lui, je ne vous les détaillerai pas. J'irai à Paris dans quelque temps, et je vous prendrai vous-même pour juge de ma conduite.» Elle ne dit pas à sa mère, mais il importe de rechercher quels événements l'avaient induite à entamer cette lutte, alors qu'elle sortait à peine de sa liaison tourmentée avec Alfred de Musset.
Durant les séjours que George Sand fit à Nohant après le voyage de Venise, elle eut avec son mari, sinon des explications décisives, du moins des scènes pénibles devant témoins. M. Dudevant était un homme étrange, exempt de dignité morale. Il n'avait cessé d'écrire à sa femme, et même en termes affectueux, tandis qu'elle cohabitait avec Musset, puis avec Pagello; il avait invité celui-ci à venir passer quelques jours à la campagne. Bref, il acceptait la situation qui lui était faite, mais il prenait sa revanche dans les menues choses de la vie. Sous l'excitation du vin ou de l'alcool, il tempêtait à table, brusquait Solange, et, pour une bouteille cassée que George Sand commandait de remplacer, il défendait aux domestiques, devant les convives étonnés, de recevoir d'autres ordres que les siens. «Je suis le maître,» aimait-il à répéter. En tous cas, il avait fort mal géré ses affaires. Son patrimoine était dissipé, et déjà il entamait la fortune de sa femme. Elle proposa et il accueillit une séparation à l'amiable, qui réglerait leurs intérêts matériels. George Sand aurait Nohant; Casimir l'hôtel de Narbonne, à Paris. Solange serait élevée par sa mère, les vacances de Maurice se partageraient entre ses parents. Enfin, comme M. Dudevant n'avait plus que 1.200 francs de rente, sa femme se chargeait de lui fournir une pension supplémentaire de 3.800 francs, en même temps qu'elle assumait les autres obligations qui incombaient à la communauté.
Cette convention devait être exécutée à dater du 11 novembre 1835. Elle avait reçu l'assentiment des deux parties, l'approbation de divers hommes de loi, notamment de Michel (de Bourges) dont George Sand prenait les conseils. Deux amis communs, Fleury et Planet, les avaient mis en relations, et il allait devenir pour elle plus et mieux qu'un avocat.
Voici comment l'Histoire de ma Vie relate leur première rencontre, en lui conservant ce pseudonyme transparent d'Everard qui figure dans les Lettres d'un Voyageur: «Arrivée à l'auberge de Bourges, je commençai par dîner, après quoi j'envoyai dire à Everard par Planet que j'étais là, et il accourut. Il venait de lire Lélia, et il était toqué de cet ouvrage. Je lui racontai tous mes ennuis, toutes mes tristesses, et le consultai beaucoup moins sur mes affaires que sur mes idées.» L'entretien, commencé à sept heures du soir, se prolongea jusqu'à quatre heures du matin, par une promenade à travers les rues silencieuses et endormies. Ce ne fut guère qu'un monologue. Michel était un merveilleux, un intarissable causeur. Fils d'un républicain qui mourut en 1799 sous les coups de la réaction royaliste, il fut élevé par sa mère dans le culte et l'amour de la Révolution. En 1835, il avait trente-sept ans et comptait déjà les plus brillants succès à la barre. Sur l'âme mobile et ardente de George Sand, il exerça d'instinct, encore que plus tard elle ait voulu s'en défendre, une réelle fascination. Que dit-il donc, et comment, pour que la conquête fût si rapide? «Tout et rien, explique-t-elle. Il s'était laissé emporter par nos dires, qui ne se plaçaient là que pour lui fournir la réplique, tant nous étions curieux d'abord et puis ensuite avides de l'écouter. Il avait monté d'idée en idée jusqu'aux plus sublimes élans vers la Divinité, et c'est quand il avait franchi tous ces espaces qu'il était véritablement transfiguré. Jamais parole plus éloquente n'est sortie, je crois, d'une bouche humaine, et cette parole grandiose était toujours simple. Du moins elle s'empressait de redevenir naturelle et familière quand elle s'arrachait souriante à l'entraînement de l'enthousiasme. C'était comme une musique pleine d'idées qui vous élève l'âme jusqu'aux contemplations célestes, et qui vous ramène sans effort et sans contraste, par un lien logique et une douce modulation, aux choses de la terre et aux souffles de la nature.» Chez Michel (de Bourges) la séduction intellectuelle ne devait rien à la tromperie des agréments physiques. George Sand a tracé de l'orateur et du politique un portrait singulièrement élogieux, dans le sixième chapitre des Lettres d'un Voyageur, où se trouvent réunies les réponses qu'elle lui adressait au début même de leur liaison; puis, dans la septième Lettre à Liszt, elle l'analyse et le décrit, suivant les lois de la physionomonie de Lavater dont elle était alors férue. «Je salue, s'écrie-t-elle, à l'aspect de vos spectres chéris, ô mes amis! ô mes maîtres! les trésors de grandeur ou de bonté qui sont en vous, et que le doigt de Dieu a révélés en caractères sacrés sur vos nobles fronts! La voûte immense du crâne chauve d'Everard, si belle et si vaste, si parfaite et si complète dans ses contours qu'on ne sait quelle magnifique faculté domine en lui toutes les autres; ce nez, ce menton et ce sourcil dont l'énergie ferait trembler si la délicatesse exquise de l'intelligence ne résidait dans la narine, la bonté surhumaine dans le regard, et la sagesse indulgente dans les lèvres; cette tête, qui est à la fois celle d'un héros et celle d'un saint, m'apparaît dans mes rêves à côté de la face austère et terrible du grand Lamennais.» Moins idéalisé, plus véridique est le portrait d'Everard que nous offre l'Histoire de ma Vie. George Sand affirme avoir tout d'abord observé en lui la forme extraordinaire de la tête. Peut-être la phrénologie y trouvait-elle son compte, mais non pas l'esthétique. «Il semblait avoir deux crânes soudés l'un à l'autre, les signes des hautes facultés de l'âme étant aussi proéminents à la proue de ce puissant navire que ceux des généreux instincts l'étaient à la poupe. Intelligence, vénération, enthousiasme, subtilité et vastitude d'esprit étaient équilibrés par l'amour familial, l'amitié, la tendre domesticité, le courage physique. Everard était une organisation admirable. Mais Everard était malade, Everard ne devait pas, ne pouvait pas vivre. La poitrine, l'estomac, le foie étaient envahis. Malgré une vie sobre et austère, il était usé.» Et George Sand ajoute: «Ce fut précisément cette absence de vie physique qui me toucha profondément.» Déjà chez Alfred de Musset, elle s'était intéressée à un organisme frêle; mais chez Pagello elle avait été séduite par la bonne santé, l'agréable prestance et la vigueur musculaire. En Michel (de Bourges) elle distingua, s'il faut l'en croire, «une belle âme aux prises avec les causes d'une inévitable destruction.» Cette belle âme avait une enveloppe caduque. «Le premier aspect d'Everard, lisons-nous dans l'Histoire de ma Vie, était celui d'un vieillard petit, grêle, chauve et voûté. Le temps n'était pas venu où il voulut se rajeunir, porter une perruque, s'habiller à la mode et aller dans le monde… Il paraissait donc, au premier coup d'oeil, avoir soixante ans, et il avait soixante ans en effet; mais, en même temps, il n'en avait que quarante quand on regardait mieux sa belle figure pâle, ses dents magnifiques et ses yeux myopes d'une douceur et d'une candeur admirables à travers ses vilaines lunettes. Il offrait donc cette particularité de paraître et d'être réellement jeune et vieux tout ensemble.» Le contraste signalé se retrouvait dans l'allure de son intelligence. George Sand nous le représente mourant à toute heure et cependant débordant de vie, «parfois, dit-elle, avec une intensité d'expansion fatigante même pour l'esprit qu'il a le plus émerveillé et charmé, je veux dire pour mon propre esprit.» Ne va-t-elle pas, sinon jusqu'à la caricature, du moins jusqu'à cette ironie qui succède parfois aux passions hyperboliques, lorsqu'elle nous dépeint sa manière d'être extérieure? «Né paysan, il avait conservé le besoin d'aise et de solidité dans ses vêtements. Il portait chez lui et dans la ville une épaisse houppelande informe et de gros sabots. Il avait froid en toute saison et partout, mais, poli quand même, il ne consentait pas à garder sa casquette ou son chapeau dans les appartements. Il demandait seulement la permission de mettre un mouchoir, et il tirait de sa poche trois ou quatre foulards qu'il nouait au hasard les uns sur les autres, qu'il faisait tomber en gesticulant, qu'il ramassait et remettait avec distraction, se coiffant ainsi, sans le savoir, de la manière tantôt la plus fantastique et tantôt la plus pittoresque.» Il est vrai que ce paysan du Danube avait le goût du beau linge. Sa chemise était fine, toujours blanche et fraîche: On blâmait, dans certains cénacles, «ce sybaritisme caché et ce soin extrême de sa personne.» George Sand, au contraire, l'en loue comme d'une «secrète exquisité», et elle en profite pour faire l'éloge de l'élégance des manières et de l'agrément de la toilette, qui ne sont nullement incompatibles avec l'ardeur des convictions démocratiques. L'amour du peuple se concilie à merveille avec l'urbanité du langage et le souci de la beauté. Un démocrate n'est point obligé d'être hirsute et malpropre. George Sand savait gré à Michel (de Bourges) de n'être négligé qu'en apparence; le dessous valait mieux que la houppelande. «La propreté, dit-elle, est un indice et une preuve de sociabilité et de déférence pour nos semblables, et il ne faut pas qu'on proscrive la propreté raffinée, car il n'y a pas de demi-propreté.» Elle ne concède aux savants, aux artistes ou aux patriotes—que viennent faire ici les patriotes?—ni l'abandon de soi-même, ni la mauvaise odeur, ni les dents répugnantes à voir, ni les cheveux sales. Elle répudie ces habitudes malséantes et déclare, en femme très préoccupée du commerce masculin: «Il n'est point de si belle parole qui ne perde de son prix quand elle sort d'une bouche qui vous donne des nausées.» C'est là un truisme auquel nul ne contredira.
Faut-il voir chez Michel (de Bourges), comme l'a dit George Sand, Robespierre en personne. Maximilien, qu'on a justement surnommé l'incorruptible, fut à la fois plus élégant, plus doctrinaire et plus désintéressé. Les opinions de Michel varièrent, comme l'importance qu'il attachait, selon les temps, ou n'attachait pas à son costume. Non seulement il fut tour à tour Montagnard et Girondin—ce qui serait excusable—mais les évolutions de sa pensée étaient déconcertantes: il s'éprenait successivement ou même simultanément de Babeuf et de Montesquieu, d'Obermann et de Platon, de la vie monastique et d'Aristote. C'étaient les soubresauts d'une imagination effervescente, prompte à s'engouer et à se déprendre. Il était agité, trépidant, contradictoire. En cela George Sand le trouvait inquiétant. Elle ne parvenait pas à le suivre et perdait sa trace. «J'étais forcée, dit-elle, de constater ce que j'avais déjà constaté ailleurs, c'est que les plus beaux génies touchent parfois et comme fatalement à l'aliénation. Si Everard n'avait pas été voué à l'eau sucrée pour toute boisson, même pendant ses repas, maintes fois je l'aurais cru ivre.» Quant aux attaques d'adversaires acharnés qui lui reprochaient un amour du gain inné chez le paysan, voici la réponse indignée de George Sand: «O mon frère, on ne peut pas inventer de plus folle calomnie contre toi que l'accusation de cupidité. Je voudrais bien que tes ennemis politiques pussent me dire en quoi l'argent peut être désirable pour un homme sans vices, sans fantaisies, et qui n'a ni maîtresses, ni cabinet de tableaux, ni collection de médailles, ni chevaux anglais, ni luxe, ni mollesse d'aucun genre?» Elle revient sur ce sujet dans l'Histoire de ma Vie, alors qu'à distance, le charme rompu, elle essaie de résumer leurs dissidences et d'expliquer son refroidissement. A ses enthousiasmes défunts succède une impitoyable clairvoyance. Elle serait portée, sinon à brûler, tout au moins à ravaler et à rejeter sans merci ce qu'elle avait adoré. Or elle défend encore, ou plutôt elle excuse Michel (de Bourges). «Au milieu, dit-elle, de ses flottements tumultueux et de ses cataractes d'idées opposées, Everard nourrissait le ver rongeur de l'ambition. On a dit qu'il aimait l'argent et l'influence. Je n'ai jamais vu d'étroitesse ni de laideur dans ses instincts. Quand il se tourmentait d'une perte d'argent, ou quand il se réjouissait d'un succès de ce genre, c'était avec l'émotion légitime d'un malade courageux qui craint la cessation de ses forces, de son travail, de l'accomplissement de ses devoirs. Pauvre et endetté, il avait épousé une femme riche. Si ce n'était pas un tort, c'était un malheur. Cette femme avait des enfants, et la pensée de les dépouiller pour ses besoins personnels était odieuse à Everard. Il avait soif de faire fortune, non seulement afin de ne jamais tomber à leur charge, mais encore par un sentiment de tendresse et de fierté très concevable, afin de les laisser plus riches qu'il ne les avait trouvés en les adoptant.»
La politique qui avait rapproché George Sand et Michel (de Bourges) devait contribuer à les diviser. Convertie par lui aux doctrines démocratiques, elle eut la tristesse de le voir s'attiédir. Il avait inculqué à son élève le culte des Jacobins, de ceux qu'elle appelait «mes pères, les fils de notre aïeul Rousseau», et qui sauvèrent effectivement la patrie aux jours de l'invasion et de la Terreur, à l'encontre de l'émigration et de la guerre civile. Mais bientôt elle devait dépasser et inquiéter son maître. Dès avant 1848, «j'étais devenue socialiste, dit-elle, Everard ne l'était plus.» Le dissentiment portait et sur l'idéal même et sur la méthode et la morale de la politique. Michel (de Bourges), que la Révolution de Février surprendra, selon l'expression de l'Histoire de ma Vie, dans une phase de modération un peu dictatoriale, serait comme l'ancêtre de l'opportunisme. A défaut du mot, il pratiqua la chose. Ses principes de justice ne répugnaient pas à fléchir et à supporter des compromissions, qui révoltent l'âme généreuse, un peu chimérique, de George Sand. «En même temps, écrit-elle, qu'Everard concevait un monde renouvelé par le progrès moral du genre humain, il acceptait en théorie ce qu'il appelait les nécessités de la politique pure, les ruses, le charlatanisme, le mensonge même, les concessions sans sincérité, les alliances sans foi, les promesses vaines. Il était encore de ceux qui disent que qui veut la fin veut les moyens. Je pense qu'il ne réglait jamais sa conduite personnelle sur ces déplorables errements de l'esprit de parti, mais j'étais affligée de les lui voir admettre comme pardonnables, ou seulement inévitables.» Michel (de Bourges) avait l'amour de l'autorité, l'humeur tyrannique. Si nous en croyons George Sand, «c'était le fond, c'était les entrailles mêmes de son caractère, et cela ne diminuait en rien ses hontes et ses condescendances paternelles. Il voulait des esclaves, mais pour les rendre heureux.» Singulière contre-façon du bonheur, qui consiste en la spoliation de la liberté! Ce fut le malheur de Michel (de Bourges) d'aspirer à une sorte de despotisme démocratique où il eût tenu l'emploi de dictateur. George Sand, apitoyée sur les déboires d'une ambition qui fut stérile pour la cause révolutionnaire, lui dédiera cette oraison funèbre: «Il a passé sur la terre comme une âme éperdue, chassée de quelque monde supérieur, vainement avide de quelque grande existence appropriée à son grand désir. Il a dédaigné la part de gloire qui lui était comptée et qui eût enivré bien d'autres. L'emploi borné d'un talent immense n'a pas suffi à son vaste rêve.»
En 1835, la cliente n'entrevoyait point les défauts de son avocat. Elle quitta Bourges, subjuguée, fascinée, et le lendemain elle reçut à son réveil «une lettre enflammée du même souffle de prosélytisme qu'il semblait avoir épuisé dans la veillée déambulatoire à travers les grands édifices blanchis par la lune et sur le pavé retentissant de la vieille cité endormie.» Une correspondance s'ensuivit, dont nous retrouvons une part, due à George Sand, dans les Lettres d'un Voyageur. Ils allaient d'ailleurs se rejoindre à Paris. Michel (de Bourges) plaidait dans le procès d'avril, le procès monstre, qui se déroula devant la Chambre des pairs et qui mettait aux prises la Monarchie et la République. C'était le va-tout du gouvernement de Louis-Philippe.
George Sand, habillée en homme, assista à l'audience du 20 mai, où elle pénétra en compagnie d'Emmanuel Arago. Chaque soir, le petit cénacle, moitié littéraire, moitié politique, se réunissait dans le logement du quai Malaquais. Ou bien, après un dîner frugal dans un modeste restaurant, on allait se promener, soit en bateau sur la Seine, soit le long des boulevards. Une de ces promenades exerça une influence décisive sur l'imagination et la foi de George Sand. C'était au sortir du Théâtre-Français. Par une nuit magnifique, elle ramenait Michel (de Bourges) à son domicile du quai Voltaire. Planet les accompagnait. Entre eux trois, la question sociale fut sérieusement posée. On discuta l'hypothèse du partage des biens, et George Sand, devenue conservatrice ou du moins modérée quand elle écrit l'Histoire de ma Vie, ajoute ce commentaire et cette rétractation: «J'entendais, moi, le partage des biens de la terre d'une façon toute métaphorique; j'entendais réellement par là la participation au bonheur, due à tous les hommes, et je ne pouvais pas m'imaginer un dépècement de la propriété qui n'eût pu rendre les hommes heureux qu'à la condition de les rendre barbares.» C'est alors que Michel (de Bourges), pressé par ses deux interlocuteurs, exposa son système. Ils étaient sur le pont des Saints-Pères, non loin du château brillamment illuminé. Il y avait bal à la cour, tandis que sur le quai trois réformateurs changeaient la face du monde. «On voyait, dit George Sand, le reflet des lumières sur les arbres du jardin des Tuileries. On entendait le son des instruments qui passait par bouffées dans l'air chargé de parfums printaniers, et que couvrait à chaque instant le roulement des voitures sur la place du Carrousel. Le quai désert du bord de l'eau, le silence et l'immobilité qui régnaient sur le pont contrastaient avec ces rumeurs confuses, avec cet invisible mouvement. J'étais tombée dans la rêverie, je n'écoutais plus le dialogue entamé, je ne me souciais plus de la question sociale, je jouissais de cette nuit charmante, de ces vagues mélodies, des doux reflets de la lune mêlés à ceux de la fête royale.»
Cependant, parmi les objections stimulantes de Planet, Michel (de Bourges) déduisait son plan de régénération sociale, dérivé de Babeuf ou emprunté à Jean-Jacques. Et comme George Sand, tirée de sa songerie, alléguait les droits et les devoirs d'une société civilisée, le tribun refit à la moderne la prosopopée de Fabricius. «La civilisation, s'écria-t-il courroucé et frappant de sa canne les balustrades sonores du pont; oui, voilà le grand mot des artistes! La civilisation! Moi, je vous dis que pour rajeunir et renouveler votre société corrompue, il faut que ce beau fleuve soit rouge de sang, que ce palais maudit soit réduit en cendres, et que cette vaste cité où plongent vos regards, soit une grève nue, où la famille du pauvre promènera la charrue et dressera sa chaumière!»
Tout le discours continua sur ce ton, avec de grands éclats de voix et de larges gestes qui enveloppaient l'espace et foudroyaient la tyrannie. George Sand résume ainsi cette harangue d'une austérité lacédemonienne, qui attestait un usage immodéré du Conciones et la lecture assidue de Plutarque. «Ce fut une déclamation horrible et magnifique contre la perversité des cours, la corruption des grandes villes, l'action dissolvante et énervante des arts, du luxe, de l'industrie, de la civilisation en un mot. Ce fut un appel au poignard et à la torche, ce fut une malédiction sur l'impure Jérusalem et des prédictions apocalyptiques; puis, après ces funèbres images, il évoqua le monde de l'avenir comme il le rêvait en ce moment-là, l'idéal de la vie champêtre, les moeurs de l'âge d'or, le paradis terrestre florissant sur les ruines fumantes du vieux monde par la vertu de quelque fée.»
Deux heures sonnèrent à l'horloge du château, et George Sand profita d'une pause de l'orateur pour hasarder, non pas un argument contraire, mais une approbation un tantinet ironique. Il se récria. A son tour, elle prit la parole en faveur de l'art, plaida pour la République athénienne contre la République Spartiate. Le démagogue ne fut pas convaincu. «Il était hors de lui, raconte son interlocutrice; il descendit sur le quai en déclamant, il brisa sa canne sur les murs du vieux Louvre, il poussa des exclamations tellement séditieuses que je ne comprends pas comment il ne fut ni remarqué, ni entendu, ni ramassé par la police. Il n'y avait que lui au monde qui pût faire de pareilles excentricités sans paraître fou et sans être ridicule.»
Comme George Sand, ébranlée et lasse, s'éloignait avec Planet, Michel (de Bourges) s'aperçut qu'il plaidait tout seul, devant un auditoire imaginaire. Il courut, rejoignit les fugitifs, leur fit une scène violente, s'offrant à les persuader s'ils lui accordaient encore quelques heures d'audience jusqu'à l'aurore, puis les menaçant de ne jamais les revoir s'ils le quittaient avant qu'il eût achevé sa démonstration. Et George Sand observe: «On eût dit d'une querelle d'amour, et il ne s'agissait pourtant que de la doctrine de Babeuf.» Mais, pour un idéaliste, pour un semeur d'espérance dans les sillons de l'avenir, qu'y a-t-il de plus séduisant que cette recherche d'un monde meilleur, que la conception d'une humanité régénérée? George Sand en ira quérir les origines, les premiers germes dans la Bohême de Jean Huss, de même que Jean-Jacques en a dessiné les linéaments dans son Contrat social. Certes les utopies de Michel (de Bourges) valaient mieux que la vulgarité de nos résignations égoïstes ou serviles. Il plaidait avec conscience toutes les causes qu'il accueillait, la thèse des revendications de la démocratie intégrale aussi bien que la réalité, plus contingente, des doléances conjugales de George Sand. Ce dernier procès était plus facile à gagner devant la justice humaine que l'autre à la barre d'un insaisissable tribunal.
CHAPITRE XVII
LA SEPARATION DE CORPS
Dans la neuvième des Lettres d'un Voyageur, adressée au Malgache, c'est-à-dire à son ami Jules Néraud, George Sand exprime son dégoût des contestations judiciaires, surtout lorsqu'elles touchent aux affections les plus sacrées. «Ce procès, écrit-elle, d'où dépend mon avenir, mon honneur, mon repos, l'avenir et le repos de mes enfants, je le croyais loyalement terminé. Tu m'as quitté comme j'étais à la veille de rentrer dans la maison paternelle. On m'en chasse de nouveau, on rompt les conventions jurées. Il faut combattre sur nouveaux frais, disputer pied à pied un coin de terre…, coin précieux, terre sacrée, où les os de mes parents reposent sous les fleurs que ma main sema et que mes pleurs arrosèrent.» Plus loin elle se demande comment poète, marquée au front pour n'appartenir à rien et à personne, pour mener une vie errante, elle s'est liée à la société et a fait alliance avec la famille humaine. «Ce n'était pas là mon lot, soupire t-elle. Dieu m'avait donné un orgueil silencieux et indomptable, une haine profonde pour l'injustice, un dévouement invincible pour les opprimés. J'étais un oiseau des champs, et je me suis laissé mettre en cage; une liane voyageuse des grandes mers, et on m'a mis sous une cloche de jardin. Mes sens ne me provoquaient pas à l'amour, mon coeur ne savait ce que c'était. Mon esprit n'avait besoin que de contemplation, d'air natal, de lectures et de mélodies. Pourquoi des chaînes indissolubles à moi?.. Et parce qu'en écrivant des contes pour gagner le pain qu'on me refusait je me suis souvenu d'avoir été malheureux, parce que j'ai osé dire qu'il y avait des êtres misérables dans le mariage, à cause de la faiblesse qu'on ordonne à la femme, à cause de la brutalité qu'on permet au mari, à cause des turpitudes que la société couvre d'un voile et protège du manteau de l'abus, on m'a déclaré immoral, on m'a traité comme si j'étais l'ennemi du genre humain!» Doutant de la justice d'ici-bas, elle tourne ses regards et tend ses mains vers l'autre, en s'écriant: «Non! toi seul, ô Dieu! peux laver ces taches sanglantes que l'oppression brutale fait chaque jour à la robe expiatoire de ton Fils et de ceux qui souffrent en invoquant son nom!… Du moins toi, tu le peux et tu le veux; car tu permets que je sois heureux, malgré tout, à cette heure, sans autre richesse que mon encrier, sans autre abri que le ciel, sans autre désir que celui de rendre un jour le bien pour le mal, sans autre plaisir terrestre que celui de sécher mes pieds sur cette pierre chauffée du soleil. O mes ennemis! vous ne connaissez pas Dieu; vous ne savez pas qu'il n'exauce point les voeux de la haine! Vous aurez beau faire, vous ne m'ôterez pas cette matinée de printemps.»
Entendez-la, cette plaideuse qui lutte pour la liberté, pour la possession de ses enfants, pour le salut de son foyer et la sauvegarde de sa dignité; écoutez comme elle célèbre le charme et l'allégresse de la nature en fleur:
«Le soleil est en plein sur ma tête; je me suis oublié au bord de la rivière sur l'arbre renversé qui sert de pont. L'eau courait si limpide sur son lit de cailloux bleus changeants; il y avait autour des rochers de la rive tant et de si brillantes petites nageoires de poissons espiègles; les demoiselles s'envolaient par myriades si transparentes et si diaprées, que j'ai laissé courir mon esprit avec les insectes, avec l'onde et ses habitants. Que cette petite gorge est jolie avec sa bordure étroite d'herbe et de buisson, son torrent rapide et joyeux, avec sa profondeur mystérieuse et son horizon borné par les lignes douces des guérets aplanis! comme la traîne est coquette et sinueuse! comme le merle propre et lustré y court silencieusement devant moi à mesure que j'avance.»
Quand George Sand écrivait au Malgache ces pages exquises, en mai 1836, elle portait depuis près d'un an le fardeau d'un procès auquel était suspendue toute sa tendresse maternelle. Vainement des amis lui avaient conseillé de se résigner et de «se rendre maîtresse de la situation en devenant la maîtresse de son mari.» Elle répugnait à un rapprochement sans amour. «Une femme, dit-elle, qui recherche son mari dans le but de s'emparer de sa volonté, fait quelque chose d'analogue à ce que font les prostituées pour avoir du pain et les courtisanes pour avoir du luxe.» Dès le milieu de 1835, George Sand était résolue à intenter l'instance en séparation de corps. Ses relations avec Michel (de Bourges), la confiance qu'il lui inspirait, les soins dont elle l'entoura au cours d'une bronchite aiguë contractée en plaidant devant la Chambre des pairs, ne firent que l'attacher plus étroitement à son dessein. L'ardent avocat avait été condamné par cette juridiction politique à un mois de prison, en raison de la lettre qu'il avait rédigée au nom des accusés d'avril. Il regagna Bourges, aussitôt rétabli, et George Sand, après l'avoir suivi, alla passer les vacances à Nohant. La vie pour elle y devint impossible. M. Dudevant était criblé de dettes, incapable de faire face à ses engagements. Il demanda une signature à sa femme, qui ne la refusa pas. C'était un vague palliatif. «Il avait acheté, dit-elle, des terres qu'il ne pouvait payer; il était inquiet, chagrin. Quand j'eus signé, les choses n'allèrent pas mieux, selon lui. Il n'avait pas résolu le problème qu'il m'avait donné à résoudre quelques années auparavant; ses dépenses excédaient nos revenus. La cave seule en emportait une grosse part.» Elle signala certaines friponneries flagrantes des domestiques. Il se fâcha, lui défendit de se mêler de ses affaires, de critiquer sa gestion et de commander à ses gens. Il la ruinait, et elle devait se taire.
Aussi bien, après avoir souscrit, puis rompu le contrat qui réglait leurs intérêts financiers, il ne craignit pas de se livrer aux pires outrages et même à des sévices envers sa femme. Le 19 octobre 1835, survint une scène décisive, irréparable. Voici en quels termes Michel la relate et l'explique, dans la plaidoirie qu'il prononça pour George Sand devant la Cour de Bourges et qui fut reproduite par la Gazette des Tribunaux, du 30 juillet 1836:
«Les femmes seules ne sont pas capricieuses; il y a des hommes qui ont aussi leurs caprices. Voilà que M. Dudevant veut mener la vie de garçon. Il fut question de procéder à l'exécution du traité de février, et de le mettre ainsi en position de satisfaire son nouveau caprice. Il y eut une entrevue entre les époux. Leurs amis communs furent invités. Il y eut un dîner. Après le repas, on prenait le café. L'enfant des deux époux, Maurice, demanda de la crème. «Il n'y en a plus, répondit le père; va à la cuisine; d'ailleurs, sors d'ici.» L'enfant, au lieu de sortir, se réfugia auprès de sa mère; M. Dudevant insista de nouveau pour qu'il sortît, et madame Dudevant dit elle-même à son fils: «Sors, puisque ton père le veut.» Il s'éleva alors une altercation entre les époux, altercation dans laquelle l'épouse montra le plus grand calme et le mari la plus grande violence. Il alla même jusqu'à dire à sa femme: «Sors, toi aussi.» Il fit mine de la frapper; il en fut empêché par les personnes qui étaient présentes. Il se retira pour aller prendre son fusil, qu'on parvint à lui retirer des mains.»
Cette version n'a pas été contredite par l'avocat de Casimir Dudevant. Elle est exacte de tous points et n'aggrave aucunement les faits. Ce fut chez cet égoïste, qui sentait qu'une partie de ses revenus allait bientôt lui échapper, une véritable crise de folie furieuse.
Les amis présents, notamment Duteil, tentèrent vainement une réconciliation. Le lendemain, après une nuit d'insomnie et d'angoisse, George Sand décida irrévocablement de ne plus vivre avec M. Dudevant et même de ne plus le revoir. Elle passa cette journée, la dernière des vacances, en compagnie de ses enfants, dans le bois de Vavray. «Un endroit charmant, dit-elle, d'où, assis sur la mousse à l'ombre des vieux chênes, on embrassait de l'oeil les horizons mélancoliques et profonds de la Vallée Noire. Il faisait un temps superbe, Maurice m'avait aidée à dételer le petit cheval qui paissait à côté de nous. Un doux soleil d'automne faisait resplendir les bruyères. Armés de couteaux et de paniers, nous faisions une récolte de mousse et de jungermannes que le Malgache m'avait demandé de prendre là, au hasard, pour sa collection, n'ayant pas, lui, m'écrivait-il, le temps d'aller si loin pour explorer la localité. Nous prenions donc tout sans choisir, et mes enfants, l'un qui n'avait pas vu passer la tempête domestique de la veille, l'autre qui, grâce à l'insouciance de son âge, l'avait déjà oubliée, couraient, criaient et riaient à travers le taillis.» Après un goûter sur l'herbe, on rentra à la nuit tombante, et ce furent les adieux. M. Dudevant, qui avait eu du moins ]a pudeur de quitter Nohant, attendait Maurice et Solange à La Châtre pour les ramener au collège et à la pension.
George Sand consulta tout d'abord à Châteauroux son vieil ami, l'avocat Rollinat, qui lui conseilla une séparation judiciaire; puis ils allèrent ensemble, le jour même, à Bourges, prendre l'avis de Michel, qui purgeait sa peine à la prison de ville, antique château des ducs de Bourgogne. Grâce à la complaisance d'un geôlier, ils s'introduisirent par une brèche, et dans les ténèbres suivirent des galeries et des escaliers fantastiques. Les deux avocats tombèrent d'accord et résolurent de mener la procédure en toute hâte, de manière à déconcerter M. Dudevant et à profiter de son désarroi. Le 30 octobre 1835, George Sand, élisant domicile de droit et de fait à La Châtre chez Duteil, ami commun du ménage, déposa devant le tribunal de cette ville une plainte avec demande de séparation de corps, pour injures graves, sévices et mauvais traitements. Le 1er novembre, elle en informe madame d'Agoult, alors à Genève: «Je plaide en séparation contre mon époux, qui a déguerpi, me laissant maîtresse du champ de bataille… Je ne reçois personne, je mène une vie monacale. J'attends l'issue de mon procès, d'où dépend le pain de mes vieux jours; car vous pensez bien que je n'amasserai jamais un denier pour payer l'hôpital où la tendresse d'un mari me laisserait mourir. Mais voyez! Il a eu l'heureuse idée de vouloir me tuer un soir qu'il était ivre.» En dépit de cet isolement et de ses inquiétudes, elle ressent une impression de soulagement physique; elle indique plaisamment à madame d'Agoult pourquoi le jardinier et sa femme ont refusé de demeurer dans la maison: «J'ai voulu en savoir le motif. Enfin le mari, baissant les yeux d'un air modeste, m'a dit: «C'est que madame a une tête si laide, que ma femme, étant enceinte, pourrait être malade de peur.» Il s'agissait, paraît-il, de la tête de mort que George Sand avait sur sa table.
Les formalités du procès se succédèrent assez vite. Dudevant était cité à comparaître le 2 novembre devant le tribunal. Il ne se présenta pas. Elle crut donc avoir gain de cause et écrivit le 9 novembre, de La Châtre, à Adolphe Guéroult, le fervent saint-simonien: «Le baron ne plaide pas, il demande de l'argent et beaucoup. Je lui en donne, on le condamne à me laisser tranquille, et tout va bien. Quant à ce qu'on en pensera à Paris, cela m'occupe aussi peu que ce qu'on pense en Chine de Gustave Planche.» S'adressant à un zélé défenseur des droits de la femme, elle allègue sa dignité blessée, elle réclame l'affranchissement de son sexe et conclut: «L'opinion est une prostituée qu'il faut mener à grands coups de pied quand on a raison… Nous ne savons pas faire des armes, et on ne nous permet pas de provoquer nos maris en duel; on a bien raison, ils nous tueraient, ce qui leur ferait trop de plaisir. Mais nous avons la ressource de crier bien haut, d'invoquer trois imbéciles en robe noire, qui font semblant de rendre la justice, et qui, en vertu de certaine bonté de législation envers les esclaves menacées de mort, daignent nous dire: «On vous permet de ne plus aimer monsieur votre maître, et, si la maison est à vous, de le mettre dehors.»
Cette justice, dont George Sand pensait tant de mal, allait pourtant lui donner satisfaction. Le 1er décembre, une décision du tribunal reconnut les faits allégués par la plaignante pertinents et admissibles, et lui permit d'en administrer la preuve. Signification de ce jugement fut faite au domicile légal de M. Dudevant le 2 janvier 1836, et l'audition des témoins commença le 14 janvier. Le procès-verbal de leurs dépositions, d'ailleurs probantes, ayant été communiqué à la partie sans qu'il y eût de réponse, le 16 février, sur les conclusions favorables du ministère public, le tribunal rendit un jugement par défaut qui déclarait bien fondés et établis par l'enquête les griefs de madame Dudevant. La séparation de corps était prononcée, un notaire commis pour procéder au partage de la communauté et aux reprises. Casimir Dudevant ne comparut pas chez le notaire. Et le 26 février, George Sand, tout heureuse d'avoir la garde de son fils et de sa fille, mandait à madame d'Agoult: «Grâce à Dieu, j'ai gagné mon procès et j'ai mes deux enfants à moi. Je ne sais si c'est fini. Mon adversaire peut en appeler et prolonger mes ennuis.» M. Dudevant, en effet, qui dès le début de l'instance avait résigné ses fonctions de maire de Nohant et s'était installé à Paris, changea soudain de tactique. Stimulé par sa belle-mère, la baronne Dudevant, et peut-être aussi par la mère d'Aurore, l'étrange madame Dupin, il interjeta, le 8 avril, opposition aux jugements intervenus, en invoquant des vices de procédure et en réclamant une contre-enquête. On plaida, les 10 et 11 mai, devant le tribunal de première instance de La Châtre. Me Michel (de Bourges) était à la barre pour madame Dudevant, et Me Vergne pour le mari.
L'avocat de M. Dudevant se borna à traiter le point de droit; il demanda la nullité de la procédure. Michel (de Bourges), au contraire, abordant le fond du débat, montra ce mari ivrogne, brutal, débauché, qui laissait toute liberté à sa femme, à la seule condition de jouir de l'intégralité des revenus. Il était complaisant, parce qu'il était cupide et rapace. Puis, prenant la requête du 14 avril, à laquelle son confrère avait à peine osé faire allusion, Michel en signala les imputations ignominieuses, dont la plus infâme rappelait l'accusation dirigée contre Marie-Antoinette. Il évoqua et fit sienne la fameuse réponse de la reine: «J'en appelle à toutes les mères.» Et il s'indigna que M. Dudevant voulût obliger sa femme à réintégrer le domicile conjugal, après l'avoir menacée de mort, mais surtout après l'avoir épouvantablement offensée et suspectée des vices les plus ignobles.
Le tribunal de La Châtre donna gain de cause, en droit à M. Dudevant, en fait à la partie adverse. L'opposition était admise pour irrégularités de procédure; mais, à raison des imputations diffamatoires de l'acte du 14 avril—calomnies de servantes congédiées—la séparation de corps était maintenue et la garde des deux enfants attribuée à la mère.
George Sand atteignait-elle au terme de ses angoisses? Non pas. Il lui fallut encore aller en appel. Tour à tour alarmée et confiante, elle écrivait le 5 mai à Franz Liszt, qui avait accompagné la comtesse d'Agoult à Genève: «Mon procès a été gagné; puis l'adversaire, après avoir engagé son honneur à ne pas plaider, s'est mis à manquer de parole et à oublier sa signature et son serment, comme des bagatelles qui ne sont plus de mode. Si la possession de mes enfants et la sécurité de ma vie n'étaient en jeu, vraiment ce ne serait pas la peine de les défendre au prix de tant d'ennuis. Je combats par devoir plutôt que par nécessité.» Le 11 mai, tandis que son sort se débattait au tribunal de La Châtre, elle dormait profondément. On dut la réveiller à une heure de l'après-midi, pour lui apprendre que Michel (de Bourges) avait fait pleurer l'auditoire et que son procès était gagné. Provisoirement du moins. M. Dudevant, campé à Nohant, ne se souciait pas de rendre la dot de sa femme. Il voulut un nouvel éclat à l'audience de la Cour. George Sand, établie à La Châtre chez des amis et toujours ardente au travail, était armée pour la lutte. «S'il ne s'agissait que de ma fortune, écrit-elle le 25 mai à madame d'Agoult, je ne voudrais pas y sacrifier un jour de la vie du coeur; mais il s'agit de ma progéniture, mes seules amours, et à laquelle je sacrifierais les sept plus belles étoiles du firmament, si je les avais.» A aucun prix, elle n'admettait qu'on pût la séparer de ses enfants. Elle invoquait la justice et la loi, mais elle était prête à entrer en révolte, si la magistrature se montrait défavorable à ses revendications. De Paris elle avait ramené Solange, et toutes ses dispositions étaient prises pour enlever Maurice, pensionnaire au collège Henri IV. Elle plaçait les droits maternels au-dessus de tous autres et déniait à la société la faculté de les annuler ou de les amoindrir. «La nature, s'écrie-t-elle, n'accepte pas de tels arrêts, et jamais on ne persuadera à une mère que ses enfants ne sont pas à elle plus qu'à leur père. Les enfants ne s'y trompent pas non plus.» Voilà en quel état d'esprit elle comparut devant la Cour de Bourges, dont l'opinion, au seuil des débats, lui était plutôt hostile. Une légende, accréditée parmi l'aristocratie et la haute bourgeoisie locales, la représentait comme une créature extravagante et sans vergogne.
Les plaidoiries occupèrent les deux audiences des 25 et 26 juillet 1836. M. Mater, premier président, dirigeait les débats dont nous trouvons un compte-rendu dans les deux grands journaux judiciaires, la Gazette des Tribunaux et le Droit. La curiosité publique était violemment surexcitée. «Depuis longtemps, dit le chroniqueur de la Gazette, on n'avait vu une foule aussi considérable assiéger les portes du Palais de Justice pour une affaire civile… L'auteur d'Indiana, de Lélia et de Jacques était assise derrière son avocat, Me Michel (de Bourges). Des Parisiens ne l'auraient peut-être pas reconnue sous ce costume de son sexe, accoutumés qu'ils sont à voir cette dame, dans les spectacles et autres lieux publics, avec des habits masculins et une redingote de velours noir, sur le collet de laquelle retombent en boucles ondoyantes les plus beaux cheveux blonds (ils étaient bruns) que l'on puisse voir. Elle est mise avec beaucoup de simplicité: robe blanche, capote blanche, collerette tombant sur un châle à fleurs.» Est-ce bien là une toilette sévère pour procès en séparation de corps? Et le rédacteur judiciaire ajoute: «Cette dame semble n'être venue à l'audience que pour y trouver quelques éloquentes inspirations contre l'irrévocabilité des unions mal assorties.» L'avocat de l'appelant, Me Thiot-Varennes, prit d'abord la parole. Voici les principaux passages de sa plaidoirie: «M. Dudevant aimait sa femme, il s'en croyait aimé, et jusqu'en 1825 rien n'avait troublé le bonheur de cette union. Mais déjà l'humeur inquiète, le caractère aventureux de madame Dudevant présageaient que cette félicité ne serait pas durable. Elle éprouvait un ennui profond, un dégoût de toutes choses. Elle croyait que le bonheur était là où il n'était pas; elle demandait ce bonheur à tout; elle ne le trouvait nulle part; car son âme ardente et mobile n'avait pu comprendre qu'on ne saurait le goûter hors de l'accomplissement de ses devoirs. Un événement malheureux vint donner carrière aux désirs impétueux de cette imagination exaltée et jeta l'amertume dans le coeur de M. Dudevant. Madame Dudevant fit un voyage à Bordeaux. Entraînée par des penchants qu'elle ne voulut point dominer, elle conçut une passion, elle y céda. M. Dudevant apprit bientôt qu'il était trahi par celle qu'il adorait. Il sut tout et, maîtrisé par son amour et par sa tendresse conjugale, il pardonna tout. Madame Dudevant fut touchée de cet excès de générosité et d'indulgence; elle écrivit à son mari une lettre où elle faisait une confession générale et l'aveu d'une faute qu'elle se reprochait.»
Me Thiot-Varennes dénature le caractère de cette lettre, en nous laissant croire que madame Dudevant y faisait amende honorable, prenait posture de suppliante et «rendait justice à la bonté, à la générosité, aux soins prévenants, aux égards continuels de son cher Casimir.» C'est altérer la vérité plus qu'il n'est permis, même à la barre. De vrai, il y avait entre les époux une différence de goûts et de penchants, que l'avocat du mari présente en ces termes: «Madame Dudevant aimait avec passion la poésie, les beaux-arts, les entretiens littéraires et philosophiques. M. Dudevant avait les goûts simples de l'homme des champs, plus occupé de ses propriétés que de descriptions champêtres. Elle était rêveuse, mélancolique, cherchant parfois la solitude; il avait les habitudes et le laisser-aller d'un bon bourgeois.»
Il était malaisé de faire admettre à la Cour que M. Dudevant eût obéi à l'amour conjugal en repoussant la séparation, et il convenait d'invoquer quelque sentiment plus plausible. Me Thiot-Varennes s'y évertua sans grand succès, en alléguant la tendresse paternelle. «S'il n'y avait pas d'enfants, s'écria-t-il, on pourrait croire que l'intérêt seul guide M. Dudevant. Mais ici, s'il résiste, s'il pardonne, s'il veut rappeler auprès de lui la mère de ses enfants, c'est parce qu'il songe à leur avenir. Et qu'on ne dise pas que les plaintes qu'il a élevées, les griefs qu'il a exposés rendent impossible la réunion des époux! La loi a prévu le cas où le mari offensé peut poursuivre l'épouse infidèle, faire constater sa honte, sans qu'elle puisse cependant se soustraire au joug marital; il a recours à la voie correctionnelle, et elle n'est pas autorisée pour cela à demander la séparation; et même, la séparation prononcée, le mari peut la faire cesser en consentant à reprendre sa femme.» Toute cette argumentation, où intervient Jésus, homme ou Dieu, philosophe ou prophète, est très fragile. On sent que M. Dudevant avait un moindre souci de l'honneur que de l'argent. Et son avocat, pour masquer la vulgarité du personnage, hasarde la péroraison pathétique: «Madame, votre mari fut généreux en 1825; il l'est encore, car aujourd'hui comme alors il oublie vos torts et il vous pardonne.» Puis, venant à la question des enfants: «Peut-on les arracher à M. Dudevant pour les livrer à une mère qui a donné au monde le scandale de la vie la plus licencieuse et des préceptes les plus immoraux?… Vos ouvrages, madame, sont remplis de l'amertume et des regrets qui dévorent votre coeur; ils annoncent un dégoût profond. Les tourments de l'âme vous poursuivent au milieu de votre gloire et empoisonnent vos triomphes. Vous avez demandé le bonheur à tout, vous ne l'avez trouvé nulle part. Eh bien! je veux vous en indiquer la route; revenez à votre époux, rentrez sous ce toit où vos premières années s'écoulèrent douces et paisibles; redevenez épouse et mère, rentrez dans le sentier du devoir et de la vertu; soumettez-vous aux lois de la nature. Hors de là, tout n'est qu'erreur et déception, et là seulement vous trouverez le bonheur et la paix.»
A cette mercuriale bourgeoise Me Michel (de Bourges) répondit, en invoquant les immunités du génie. Son exorde est pompeux, à la manière antique: «Pourquoi cette foule empressée qui nous environne? Pourquoi cette réunion inaccoutumée qui se presse dans cette enceinte? Pourquoi ces femmes parées comme pour un jour de fête? Etes-vous appelés à délibérer sur une mesure d'où dépend le bonheur de l'Etat? Allez-vous donner votre sanction à l'un de ces édits de clémence qui font la gloire d'un règne? Non. Qu'est-ce donc, messieurs? Une femme veut reconquérir sa liberté outragée, son indépendance foulée aux pieds. Elle vient ici demander un asile pour sa vieillesse, et pour consolation aux calomnies dont on l'a abreuvée, ses enfants, le fruit de ses entrailles! Cette femme est la gloire de notre époque; c'est le génie qui vient s'abattre de la hauteur de son vol dans le sanctuaire de la justice et courber son imposante majesté devant l'autorité sacrée des lois!» Prenant alors l'offensive, Michel (de Bourges) reproche à M. Dudevant d'avoir rompu un traité de séparation librement signé, d'avoir profané le domicile conjugal en y introduisant la débauche et la prostitution. «Il faut un arrêt pour le purifier.» Et brandissant la lettre de vingt pages dont Me Thiot-Varennes n'avait donné que des extraits, il la lit tout entière,—«cette lettre que M. Dudevant conservait comme l'arche sainte renfermant les moyens qui devaient nous broyer»—il y découvre, il y souligne les preuves de l'innocence de sa cliente. Aux pieds des Pyrénées, dans la vallée de Lourdes, devant une nature grandiose, elle a consommé le sacrifice d'une inclination chaste.
L'effet de cette lecture fut saisissant, et le rédacteur de la Gazette des Tribunaux note dans son compte-rendu: «Ce passage, écrit à vingt ans avec une magie de style, un coloris brillant, digne des plus belles pages que l'auteur de Jacques a écrites depuis, a produit une impression impossible à décrire.»
Michel (de Bourges) poursuit victorieusement. Il rappelle les procédés grossiers de M. Dudevant traitant Aurore de folle, radoteuse, bête, stupide. Cet homme n'avait pas le talent de la divination. Il n'était que cupide, «faisant à sa femme une modique pension, tandis qu'il jouissait, dans l'opulence et dans une vie licencieuse, sous le toit qui appartenait à sa femme, d'une fortune qui était à elle.» N'acceptait-il pas sa situation maritale, au point de mander à madame Dudevant, en décembre 1831: «J'irai à Paris; je ne descendrai pas chez toi, parce que je ne veux pas te gêner, pas plus que je ne veux que tu me gênes?» Et l'avocat déduit avec force cette conclusion hardie: «Le pardon que vous offrez à votre femme est un outrage; c'est vous qui l'avez offensée.» Il insiste sur la requête du 14 avril, véritable monument de démence judiciaire, où sont articulés «des faits atroces, des faits qu'aucune bouche humaine n'a osé répéter dans leur hideuse nudité, dans leur révoltante difformité.» Cette épouse qu'on a accusée d'être une Messaline, capable de dépraver son fils, on lui offre le retour au foyer domestique. On parle de pardonner, alors qu'on a besoin de pardon. «N'est-ce pas vous, dit Michel (de Bourges) dans un bel élan oratoire, vous qui l'avez forcée à quitter le domicile conjugal en l'abreuvant de dégoûts? Vous n'êtes pas seulement l'auteur des causes de cette absence, vous en êtes l'instigateur et le complice. N'avez-vous pas livré votre femme, jeune et sans expérience, à elle-même? Ne l'avez-vous pas abandonnée? Vous ne pouvez plus dire aux magistrats: «Remettez dans mes mains les rênes du coursier,» quand vous-même les avez lâchées. Pour gouverner une femme, il faut une certaine puissance d'intelligence; et qu'êtes-vous, que prétendez-vous être, à côté de celle que vous avez méconnue? Quand une femme est près de succomber, il faut être capable de la relever; quand elle est faible, il faut la soutenir, être capable de lui donner le bon exemple; et quel exemple pouvez-vous lui donner? Pouvez-vous réclamer une femme que vous avez délaissée pendant huit ans? Etait-elle coupable, celle qui épanchait sa belle âme tout entière dans cette lettre que vous-même venez de livrer à la publicité des débats? Ils étaient donc bien faibles ses torts, puisque vous êtes réduit à les chercher dans cette lettre qui la justifie? Depuis, vous avez reçu votre femme, vous lui avez écrit, vous avez vécu intimement avec l'ami honnête et pur qui sut la respecter; vous lui avez serré la main. Pourquoi donc avez-vous délaissé, une épouse qui ne méritait aucun reproche?»
Aucun reproche? C'est aller un peu loin; mais nous sommes à l'audience, et c'est un avocat qui parle. Il se lance dans les réminiscences historiques. Mirabeau, pour un moindre outrage, fut débouté, lorsqu'il redemandait sa femme au Parlement de Provence, «faisant à la face du ciel et des hommes amende honorable d'une jeunesse désordonnée et plus égarée que coupable.» Dans quelles conditions M. Dudevant se présente-t-il au sanctuaire de la justice? Est-ce le coeur humilié et repentant, la tête courbée par la douleur et couverte d'un voile? Non, c'est l'invective à la bouche. «Et vous osez réclamer votre femme! continue Michel (de Bourges). Et vous osez appeler une nécessité de la défense ces diffamations! Vous la demandez, et vous lui fermez le chemin de la couche nuptiale; vous la demandez, et pour arc-de-triomphe, dans cette maison toute pleine des souvenirs de vos fureurs, vous lui préparez un pilori où vous inscrivez son déshonneur en caractères indélébiles… Vous la réclamez d'une main, et de l'autre vous lui enfoncez un poignard dans le sein. Mais vous dites que vous la voulez; non, vous ne la voulez pas! Vous n'oseriez pas dire cela sérieusement en face de la Cour. La voulez-vous avec vous, voulez-vous cohabiter avec elle, la garder? Dites-le, si vous l'osez!»
Michel (de Bourges) couronne sa plaidoirie en réfutant les griefs d'indignité maternelle imputés à madame Dudevant: «Parce qu'une femme cède aux caprices de sa lyre, aux inspirations d'un esprit créateur, vous la croiriez incapable d'élever ses enfants?» A ce titre, il faudrait refuser—observe-t-il—les qualités éducatrices à tant d'écrivains de génie qui commirent quelque oeuvre licencieuse. Ces qualités, madame Dudevant les possède, comme l'atteste la lettre qu'elle adressa à son fils au cours du procès et qui se termine par cette adjuration: «Mon enfant, prie Dieu pour ton père et pour moi.»
A l'audience du 26 juillet, il y eut répliques successives de Me Thiot-Varennes et de Me Michel (de Bourges). L'avocat de M. Dudevant fit un aveu qui mérite d'être retenu: «Sans doute mon client ne saurait promettre à son épouse un grand amour, au moins dans les premiers moments de la réunion. Mais le temps est un grand maître. Plus tard M. Dudevant rendra à sa femme sa tendresse, quand elle en sera devenue digne.» Enfin l'avocat général Corbin donna ses conclusions. Il constata que si les premiers torts pouvaient, en partie, être rejetés sur madame Dudevant, si elle avait commis tout au moins un adultère moral et peut-être quelque chose de plus, en revanche son mari l'avait gravement et gratuitement outragée par ses imputations infâmes et impies. En conséquence, le ministère public tendait à l'admission de la demande en séparation de corps et à ce que Maurice fût placé sous la surveillance de son père, Solange sous celle de sa mère.
Après trois quarts d'heure de délibéré, la Cour rentra en séance et le premier président annonça que, les voix étant partagées, la cause était renvoyée au lundi 1er août, pour être plaidée de nouveau, avec adjonction de trois conseillers. Dans l'intervalle, une solution amiable prévalut. M. Dudevant se désista de son appel, en échange d'un sacrifice d'argent consenti par George Sand. Elle lui concédait une rente annuelle de 5.000 francs. Et il le reconnaît implicitement dans une lettre, dite rectificative, qu'il adressa le 17 août à la Gazette des Tribunaux. En voici le dernier paragraphe: «Les deux parties ont fait une transaction portant qu'il y aurait partage égal d'enfants et de fortune, d'après les bases du traité du 15 février 1835, avant le commencement du procès qui m'a été intenté. Ainsi je garde mon fils, et madame Dudevant sa fille.»
Les démêlés pourtant n'étaient pas clos. On se querella encore au sujet du mode d'éducation de Maurice qui, malade, fut remis aux soins de sa mère. Par contre, M. Dudevant enleva de Nohant Solange, et George Sand eut grand'peine à la reprendre. Puis ce furent les contestations d'argent. Le baron ayant hérité de sa belle-mère, madame Dudevant demanda, par l'organe de Me Chaix-d'Est-Ange, la suppression de la pension qu'elle servait sur les revenus de l'hôtel de Narbonne. Le tribunal de la Seine, le 11 juillet 1837, refusa de statuer au fond. Et ce fut encore une transaction qui intervint. En échange de l'hôtel de Narbonne, M. Dudevant obtint 40.000 francs. Il renonçait à Maurice et à Solange, sous condition qu'on les lui conduisît une fois l'an et que leur mère supportât la moitié des frais de déplacement. C'était toujours le même homme qui, dans la liquidation, réclamait, par ministère d'avoué, quinze pots de confitures et un poêle en fer de la valeur de 1 franc 50 centimes, et qui, en 1841, revenait à la charge pour 125 francs. A son fils, il envoyait pour étrennes six pots de confitures, à partager avec sa soeur. Il devait aimer les confitures.
En 1846, les époux séparés se revirent une fois, puis, l'année suivante, lors du mariage de Solange, le baron vint à Nohant, et sa présence durant quelques heures jeta un froid. Il ne mourut qu'en 1871, après avoir intenté un procès à ses enfants. Sa vie s'était partagée entre l'ivrognerie et la cupidité.
CHAPITRE XVIII
L'ÉPOQUE DE MAUPRAT
Ni les tourments du coeur ni les tracas de justice n'avaient interrompu la production littéraire de George Sand. Elle travaillait chaque jour, ou plutôt chaque après-midi et chaque nuit, avec une régularité automatique. Le graveur Manceau, qui vécut longtemps dans son intimité et qui l'expliquait un peu comme un montreur de phénomènes, si nous en croyons le Journal des Goncourt, donnait d'elle cette définition: «C'est égal qu'on la dérange. Supposez que vous ayez un robinet ouvert chez vous, on entre, vous le fermez: c'est madame Sand.» Rien ne la pouvait distraire de sa besogne quotidienne. Bonne ou médiocre, la copie qu'elle devait fournir prenait le chemin de l'éditeur. Ainsi, en 1836-1837, deux oeuvres fort inégales: Simon et Mauprat. «Le roman de Simon, dit George Sand dans la notice, n'est pas, je crois, des mieux conduits, mais j'en avais connu les types, en plusieurs exemplaires dans la réalité.» De vrai, toute cette intrigue de l'avocat Simon, épousant Fiamma Faliero, fille de la comtesse, mais non pas du comte de Fougères, sous les auspices de maître Parquet et de sa fille Bonne, est fort ennuyeuse. Or Simon, fils de la modeste paysanne Jeanne Féline et neveu d'un abbé républicain, c'est l'image de Michel (de Bourges). George Sand, alors en pleine ferveur d'enthousiasme pour son défenseur, a peint ce portrait avec sollicitude: «Simon portait au dedans de lui-même la lèpre qui consume les âmes actives lorsque leur destinée ne répond pas à leurs facultés. Il était ambitieux. Il se sentait à l'étroit dans la vie et ne savait vers quelle issue s'envoler. Ce qu'il avait souhaité d'être ne lui semblait plus, maintenant qu'il avait mis les deux pieds sur cet échelon, qu'une conquête dérisoire hasardée sur le champ de l'infini. Simple paysan, il avait désiré une profession éclairée; avocat, il rêvait les succès parlementaires de la politique, sans savoir encore s'il aurait assez de talent oratoire pour défendre la propriété d'une haie ou d'un sillon… Cette maladie de l'âme est commune aujourd'hui à tous les jeunes gens qui abandonnent la position de leur famille pour en conquérir une plus élevée… Il souffrait, mais non pas comme la plupart de ceux qui se lamentent de leur impuissance; il subissait en silence le mal des grandes âmes. Il sentait se former en lui un géant, et sa frêle jeunesse pliait sous le poids de cet autre lui-même qui grondait dans son sein.» Simon, roman démocratique, est dédié en ces termes à la comtesse d'Agoult, aristocrate de naissance, républicaine de sentiment:
«Mystérieuse amie, soyez la patronne de ce pauvre petit conte.
«Patricienne, excusez les antipathies du conteur rustique.
«Madame, ne dites à personne que vous êtes sa soeur.
«Coeur trois fois noble, descendez jusqu'à lui et rendez-le fier.
«Comtesse, soyez pardonnée.
«Etoile cachée, reconnaissez-vous à ces litanies.»
En regard de Simon, et par un effet de contraste, il faut placer la Marquise, piquante nouvelle qui retrace l'aventure d'une coquette sous le règne de Louis XV. Voici comment, à quatre-vingts ans, elle résume sa liaison, qui dura plus d'un demi-siècle, avec le vicomte de Larrieux qu'elle avait rencontré et peut-être aimé, toute jeune veuve, très consolable, de seize ans et demi:
«En trois jours, le vicomte me devint insoutenable. Eh bien! mon cher, je n'eus jamais l'énergie de me débarrasser de lui! Pendant soixante ans il a fait mon tourment et ma satiété. Par complaisance, par faiblesse ou par ennui, je l'ai supporté.» En réalité, la marquise n'a jamais été touchée que d'une affection, platonique au demeurant, pour le comédien Lélio. Elle le guette, elle le suit jusque dans un café borgne, et alors elle le voit, tel qu'il est sans maquillage, loin de la rampe et des lustres: «Il avait au moins trente-cinq ans; il était jaune, flétri, usé; il était mal mis; il avait l'air commun; il parlait d'une voix rauque et éteinte, donnait la main à des pleutres, avalait de l'eau-de-vie et jurait horriblement. Je ne retrouvais plus rien en lui des charmes qui m'avaient fascinée, pas même son regard si noble, si ardent et si triste. Son oeil était morne, éteint, presque stupide; sa prononciation accentuée devenait ignoble en s'adressant au garçon de café, en parlant de jeu, de cabaret et de filles. Sa démarche était lâche, sa tournure sale, ses joues mal essuyées de fard. Ce n'était plus Hippolyte, c'était Lélio. Le temple était vide et pauvre; l'oracle était muet; le dieu s'était fait homme; pas même homme, comédien.»
D'où vient donc l'émotion qu'elle ressent, l'espèce d'amour qui l'enchaîne à Lélio, dès qu'elle le voit en scène, jouant Rodrigue ou Bajazet? C'est, note-t-elle, une passion toute intellectuelle, toute romanesque. Elle aime en lui les héros qu'il représente, les vertus qu'il fait revivre. L'imagination seule est en jeu.
Si la Marquise ressemble à un joli pastel, Mauprat est un merveilleux tableau de la vieille France féodale, un chef-d'oeuvre, ou de peu s'en faut. Les caractères y sont tracés de main de maître. Et pourtant ce roman avait été conçu et commencé parmi les pires angoisses du procès qui mettait tout en cause pour George Sand, son avenir, sa fortune, le sort de ses enfants. Quand Mauprat parut dans la Revue des Deux Mondes, du 1er avril au 15 juin 1837, ce fut un cri d'admiration. Les exagérations sentimentales d'Indiana, de Valentine et de Jacques, les déclamations éloquentes de Lélia cédaient la place à une intrigue attachante dans un décor pittoresque. La Roche-Mauprat dressait la redoutable image du château-fort occupé par des hobereaux dégénérés, devenus des brigands. Edmée, qui appartient à la branche honorable de la famille, trouverait dans ce repaire, où elle s'égare au terme d'une partie de chasse, soit le déshonneur, soit la mort, si elle n'était sauvée par son petit cousin, Bernard Mauprat. Elle emmène et veut apprivoiser le louveteau. Autour de ces deux personnages se groupent les figures les plus variées: les farouches habitants de la Roche-Mauprat, le généreux père d'Edmée, et don Marcasse le preneur de taupes, et le vertueux Monsieur Patience. Longue et méritoire sera la lutte de Bernard pour triompher de son naturel violent et de la sauvagerie héréditaire. Il ira guerroyer en Amérique, dans l'armée de La Fayette, et, lors de son retour, il sera soupçonné, accusé d'un attentat commis contre Edmée par le dernier des Mauprat félons. L'innocent est condamné, après des débats tragiques, mais un dénouement favorable vient réconforter le lecteur sensible. Bernard épouse sa cousine. Et George Sand, au sortir de toutes les amertumes d'un mariage malheureux, tient à affirmer son respect et son culte pour l'union de deux êtres harmonieusement attachés par l'amour. Abdiquant les théories révoltées de ses premières oeuvres, elle montra la sainteté du lien conjugal formé sous d'heureux auspices.
C'est sa réponse aux outrages et aux calomnies de M. Dudevant. «Le mariage—écrit-elle dans la notice de Mauprat—dont jusque-là j'avais combattu les abus, laissant peut-être croire, faute d'avoir suffisamment développé ma pensée, que j'en méconnaissais l'essence, m'apparaissait précisément dans toute la beauté morale de son principe… Tout en faisant un roman pour m'occuper et me distraire, la pensée me vint de peindre un amour exclusif, éternel, avant, pendant et après le mariage. Je fis donc le héros de mon livre attestant, à quatre-vingts ans, sa fidélité pour la seule femme qu'il eût aimée. L'idéal de l'amour est certainement la fidélité éternelle.» A ceux qui incriminent George Sand et allèguent l'immoralité de son oeuvre, il n'est point inutile d'opposer la thèse de Mauprat, où le mariage est proclamé «une institution sacrée que la société a le tort de rabaisser, en l'assimilant à un contrat d'intérêts matériels.» Et cette déclaration mérite d'être retenue: «Le sentiment qui me pénétrait se résume dans ces paroles de Mauprat vers la fin de l'ouvrage: «Elle fut la seule femme que j'aimai dans toute ma vie; jamais aucune autre n'attira mon regard et ne connut l'étreinte de ma main.»
On retrouve cette même doctrine, au terme du chapitre XI de la cinquième partie de l'Histoire de ma Vie, après que George Sand a rappelé les péripéties de ses procès et tout l'effort de son travail pour subvenir à l'éducation de ses enfants. «D'où je conclus, dit-elle, que le mariage doit être rendu aussi indissoluble que possible; car, pour mener une barque aussi fragile que la sécurité d'une famille sur les flots rétifs de notre société, ce n'est pas trop d'un homme et d'une femme, un père et une mère se partageant la tâche, chacun selon sa capacité. Mais l'indissolubilité du mariage n'est possible qu'à la condition d'être volontaire, et, pour la rendre volontaire, il faut la rendre possible. Si, pour sortir de ce cercle vicieux, vous trouvez autre chose que la religion de l'égalité de droits entre l'homme et la femme, vous aurez fait une belle découverte.»
A l'année 1837, se rattachent trois oeuvres secondaires de George Sand, qui procèdent de l'inspiration ou du souvenir de Venise: les Maîtres Mosaïstes, la Dernière Aldini et l'Uscoque. Elle écrivit les Maîtres Mosaïstes pour son fils, qui n'avait encore lu qu'un roman, Paul et Virginie. «Cette lecture, dit-elle, était trop forte pour les nerfs d'un pauvre enfant. Il avait tant pleuré, que je lui avais promis de lui faire un roman où il n'y aurait pas d'amour et où toutes choses finiraient pour le mieux.» A cette fin, elle composa une nouvelle assez longue relatant la rivalité professionnelle qui surgit entre deux groupes de mosaïstes de Saint-Marc à l'époque du Tintoret, les Zuccatti et les Bianchini. Sous le couvert de la fiction, c'est une description de Venise, avec quelques pages émouvantes sur ces effroyables plombs que Silvio Pellico a voués à notre exécration. On sent que George Sand, avec tous les libéraux et tous les démocrates de son temps, déteste l'occupation autrichienne sous laquelle gémit la ville des Doges. Et le volume se termine par le rayonnement d'une aurore qui incite l'un des personnages à cette réflexion mélancolique: «Voilà la seule chose que l'étranger ne puisse pas nous ôter. Si un décret pouvait empêcher le soleil de se lever radieux sur nos coupoles, il y a longtemps que trois sbires eussent été lui signifier de garder ses sourires et ses regards d'amour pour les murs de Vienne.»
Les lettres de George Sand à Luigi Calamatta, l'éminent graveur dont la fille Lina devait en 1863 épouser Maurice Sand, nous apprennent qu'en mai 1837, à Nohant, elle travaillait aux Maîtres Mosaïstes, «un petit conte qui vous plaira, j'espère, non pas qu'il vaille mieux que le reste, mais parce qu'il est dans nos idées et dans nos goûts, à nous artistes.» Puis, le 12 juillet, elle écrit au même Calamatta, qui lui avait envoyé des dessins sur Venise et la Renaissance: «Lisez, dans le prochain numéro de la Revue, les Maîtres Mosaïstes. C'est peu de chose, mais j'ai pensé à vous en traçant le caractère de Valerio. J'ai pensé aussi à votre rivalité avec Mercuri. Enfin, je crois que cette bluette réveillera en vous quelques-unes de nos sympathies et de nos saintes illusions de jeunesse.» Il y a, effectivement, dans cette oeuvre délicate et chaste, une atmosphère de sérénité. On perçoit que l'âme de l'auteur était en pleine quiétude: l'accalmie après l'orage. «Je ne sais pourquoi, dit-elle, j'ai écrit peu de livres avec autant de plaisir que celui-là. C'était à la campagne, par un été aussi chaud que le climat de l'Italie, que je venais de quitter. Jamais je n'ai vu autant de fleurs et d'oiseaux dans mon jardin. Liszt jouait du piano au rez-de-chaussée, et les rossignols, enivrés de musique et de soleil, s'égosillaient avec rage sur les lilas environnants.»
La Dernière Aldini fut composée à Fontainebleau, où les souvenirs de l'automne de 1833, en compagnie de Musset, ramenaient l'imagination de George Sand vers Venise. Elle se plut à raconter l'aventure de Nello, gondolier chioggiote, qui est aimé de la princesse Bianca Aldini. Elle lui offre de l'épouser, il refuse. Plus tard, devenu le grand chanteur Lélio, il attire l'attention de la petite Alezia, qui l'entend à San Carlo. Or elle est la fille de la princesse Aldini. Il l'a jadis bercée, toute enfant, de ses chansons de gondolier. Il se dérobe à une manière d'inceste sentimental. Et ce roman, où les deux Aldini font une agréable antithèse, offre à nos méditations un cas de conscience ou plutôt une énigme voluptueuse que George Sand formule ainsi: «A quoi connaît-on l'amour? au plaisir qu'on donne ou à celui qu'on éprouve?» Le champ est ouvert aux controversistes.
Moindre nous apparaît l'intérêt de l'Uscoque, conte byronien. Orio Soranzo épouse la belle Giovanna Morosini, en la détournant de son fiancé, le comte Ezzelin. Officier au service de la république de Venise, Orio se fait pirate, autrement dit, uscoque. Il tue Ezzelin, sa femme, ses complices, avec le concours de Naam, jolie fille turque, déguisée en homme, qui l'a délivré lui-même en assassinant le pacha de Patras. Arrêté, Orio simule la folie, mais il est condamné à mort et exécuté. Naam subirait le même sort sans l'intervention d'un juge, frappé de sa beauté. Or Naam était un homme. Dès lors, le juge fut-il content ou déçu? Tout cela est obscur et troublant.
En même temps qu'elle fournissait ainsi à la Revue des Deux Mondes sa production romanesque, George Sand s'orientait vers des idées plus graves. Lamennais et Pierre Leroux allaient la convertir aux conceptions d'une philosophie démocratique, égalitaire et socialiste. Elle y inclinait progressivement, comme on le peut voir dans diverses lettres à son fils, notamment dans celle du 3 janvier 1836. Cette correspondance, adressés à un collégien de treize ans, traite fort éloquemment la question sociale, soulevée par toutes les écoles réformatrices d'alors. «Quand tu seras plus grand, écrit-elle à Maurice, tu liras l'histoire de cette Révolution dont tu as tant entendu parler et qui a fait faire un grand pas à la raison et à la justice.» Mais, à son estime, l'oeuvre révolutionnaire n'est qu'ébauchée, imparfaite. Il faut la parachever, en organisant une société meilleure, toute différente de «cette immense armée de coeurs impitoyables et d'âmes viles qui s'appelle la Garde Nationale» Elle ne veut pas que son fils se range un jour du côté de ces hommes, plus bêtes que méchants, qui défendent la propriété avec des fusils et des baïonnettes et qui regardent comme des brigands et des assassins ceux qui donnent leur vie pour la cause du peuple. Sur tous ces points elle catéchise Maurice, elle lui communique la ferveur républicaine, en lui recommandant de ne montrer ses lettres à personne,—ce qui visait particulièrement M. Dudevant, modèle achevé de l'électeur censitaire et du bourgeois rétrograde. «Dis-moi, demande-t-elle à son fils, si tu trouves juste cette manière de partager inégalement les produits de la terre, les fruits, les grains, les troupeaux, les matériaux de toute espèce, et l'or (ce métal qui représente toutes les jouissances, parce qu'un petit fragment se prend en échange de tous les autres biens). Dis-moi, en un mot, si la répartition des dons de la création est bien faite, lorsque celui-ci a une part énorme, cet autre une moindre, un troisième presque rien, un quatrième rien du tout! Il me semble que la terre appartient à Dieu, qui l'a faite, et qui l'a confiée aux hommes pour qu'elle leur servît d'éternel asile. Mais il ne peut pas être dans ses desseins que les uns y crèvent d'indigestion et que les autres y meurent de faim. Tout ce qu'on pourra dire là-dessus ne m'empêchera pas d'être triste et en colère quand je vois un mendiant pleurant à la porte d'un riche.»
Voilà le mal social clairement et justement dénoncé. Où est le remède? George Sand le cherchera avec persévérance. Elle le demandera aux divers systèmes socialistes qui sollicitaient la faveur ou la curiosité publique. De même que Sainte-Beuve, elle traversa le saint-simonisme, mais sans y trouver la satisfaction de son esprit et la réalisation de ses rêves. En compagnie d'Alfred de Musset, elle avait assisté à l'une des cérémonies rituelles de cette nouvelle religion humanitaire. Elle ne se soucia pas d'être la Mère que cherchait le Père Enfantin, et elle explique ses réserves dans une lettre du 14 février 1837 à Adolphe Guéroult. Les saint-simoniens ont le tort grave, à ses yeux, de déserter la cause de la justice et de la vérité en France, de transporter leurs efforts en Orient, de pactiser avec le gouvernement de Louis-Philippe et de négliger l'idéal républicain. Ces compromissions-là, elle ne peut y acquiescer. Dès le 15 février 1836, dans l'ardeur de son premier zèle de néophyte, elle écrivait à la famille saint-simonienne de Paris: «Fidèle à de vieilles affections d'enfance, à de vieilles haines sociales, je ne puis séparer l'idée de république de celle de régénération; le salut du monde me semble reposer sur nous pour détruire, sur vous pour rebâtir. Tandis que les bras énergiques du républicain feront la ville, les prédications sacrées du saint-simonien feront la cité. Vous êtes les prêtres, nous sommes les soldats.»
Suit un hymne enflammé où, républicaine, elle annonce sa foi combative en de vagues croyances philanthropiques: «Quant à moi, solitaire jeté dans la foule, sorte de rapsode, conservateur dévot des enthousiasmes du vieux Platon, adorateur silencieux des larmes du vieux Christ, admirateur indécis et stupéfait du grand Spinoza, sorte d'être souffrant et sans importance qu'on appelle un poète, incapable de formuler une conviction et de prouver, autrement que par des récits et des plaintes, le mal et le bien des choses humaines, je sens que je ne puis être ni soldat ni prêtre, ni maître ni disciple, ni prophète ni apôtre; je serai pour tous un frère débile, mais dévoué; je ne sais rien, je ne puis rien enseigner; je n'ai pas de force, je ne puis rien accomplir. Je puis chanter la guerre sainte et la sainte paix; car je crois à la nécessité de l'une et de l'autre. Je rêve dans ma tête de poète des combats homériques, que je contemple le coeur palpitant, du haut d'une montagne, ou bien au milieu desquels je me précipite sous les pieds des chevaux, ivre d'enthousiasme et de sainte vengeance. Je rêve aussi, après la tempête, un jour nouveau, un lever de soleil magnifique; des autels parés de fleurs, des législateurs couronnés d'olivier, la dignité de l'homme réhabilitée, l'homme affranchi de la tyrannie de l'homme, la femme de celle de la femme, une tutelle d'amour exercée par le prêtre sur l'homme, une tutelle d'amour exercée par l'homme sur la femme; un gouvernement qui s'appellerait conseil et non pas domination, persuasion et non pas puissance. En attendant, je chanterai au diapason de ma voix, et mes enseignements seront humbles; car je suis l'enfant de mon siècle, j'ai subi ses maux, j'ai partagé ses erreurs, j'ai bu à toutes ses sources de vie et de mort, et, si je suis plus fervent que la masse pour désirer son salut, je ne suis pas plus savant qu'elle pour lui enseigner le chemin. Laissez-moi gémir et prier sur cette Jérusalem qui a perdu ses dieux et qui n'a pas encore salué son messie. Ma vocation est de haïr le mal, d'aimer le bien, de m'agenouiller devant le beau.»
Comment vont se traduire ces maximes en actes? Et, d'abord, comment le républicanisme de George Sand va-t-il s'adapter à l'éducation de Maurice? Elle sait que son fils est, au collège Henri IV, camarade du duc de Montpensier, qu'il a été invité aux Tuileries, qu'il est allé chez la reine. Elle s'en émeut: «Tu es encore trop jeune pour que cela tire à conséquence; mais, à mesure que tu grandiras, tu réfléchiras aux conséquences des liaisons avec les aristocrates. Je crois bien que tu n'es pas très lié avec Sa Majesté et que tu n'es invité que comme faisant partie de la classe de Montpensier. Mais, si tu avais dix ans de plus, tes opinions te défendraient d'accepter ces invitations.»
Elle le met en garde contre les séductions de la cour, contre les sortilèges de la puissance: «Les amusements que Montpensier t'offre sont déjà des faveurs. Songes-y! Heureusement elles ne t'engagent à rien; mais, s'il arrivait qu'on te fit, devant lui, quelque question sur tes opinions, tu répondrais, j'espère, comme il convient à un enfant, que tu ne peux pas en avoir encore; tu ajouterais, j'en suis sûre, comme il convient à un homme, que tu es républicain de race et de nature; c'est-à-dire qu'on t'a enseigné déjà à désirer l'égalité, et que ton coeur se sent disposé à ne croire qu'à cette justice-là. La crainte de mécontenter le prince ne t'arrêterait pas, je pense. Si, pour un diner ou un bal, tu étais capable de le flatter, ou seulement si tu craignais de lui déplaire par ta franchise, ce serait déjà une grande lâcheté.»
Toutefois elle l'incite à s'abstenir d'une arrogance déplacée, à ne dire, devant Montpensier, ni du mal de son père: ce serait une espèce de crime—ni du bien: ce serait vendre sa conscience. Bref, Maurice devra éviter, à la cour, d'appeler Louis-Philippe la Poire, selon l'expression que George Sand emploie au courant de la plume. Mais qu'il se garde de toute familiarité, de tout abandon avec les princes! «Ce sont nos ennemis naturels, et, quelque bon que puisse être l'enfant d'un roi, il est destiné à être tyran. Nous sommes destinés à être avilis, repoussés ou persécutés par lui. Ne te laisse donc pas trop éblouir par les bons dîners et par les fêtes. Sois un vieux Romain de bonne heure, c'est-à-dire, fier, prudent, sobre, ennemi des plaisirs qui coûtent l'honneur et la sincérité.» Et Maurice lui répond: «Montpensier m'a invité à son bal, malgré mes opinions politiques. Je m'y suis bien amusé. Il nous a tous fait cracher avec lui sur la tête des gardes nationaux.» On ne s'ennuyait pas à un gala du roi-citoyen.
Voilà cette correspondance extraordinaire que George Sand recommandait à son fils de garder secrète, sans la montrer jamais à son père et même sans lui en parler. «Tu sais, ajoutait-elle, que ses opinions diffèrent des miennes. Tu dois écouter avec respect tout ce qu'il te dira; mais ta conscience est libre et tu choisiras, entre ses idées et les miennes, celles qui te paraîtront meilleures. Je ne te demanderai jamais ce qu'il te dit; tu ne dois pas non plus lui faire part de ce que je t'écris.» Aussi a-t-elle soin de ne point envoyer ses lettres par la poste ni par l'intermédiaire du proviseur. Comme s'il s'agissait de billets d'amour, elle les fait porter par son jeune ami Emmanuel Arago, qui va voir l'enfant aux heures de récréation et qui, trois ou quatre jours après, reçoit les réponses du collégien, pour les transmettre à la mère. De plus, Maurice doit laisser cette correspondance dans sa baraque au collège et ne jamais l'emporter les jours de sortie. Que de mystères pour des effusions politiques!
Au demeurant, George Sand ne pratiquera pas toujours l'intransigeance républicaine qu'elle enseigne et préconise. Sous le second Empire, elle aura des accointances avec le Palais-Royal, sinon avec les Tuileries. Elle sera en commerce épistolaire des plus assidus avec le prince Jérôme Napoléon, et témoignera pour les Bonaparte une sympathie qu'elle interdit à son fils envers les d'Orléans. En 1836, sa raison, son âme et son coeur appartiennent à la République. Michel (de Bourges) a suscité en elle la foi démocratique; le saint-simonisme, côtoyé, lui a communiqué une ardeur de régénération sociale et de prosélytisme égalitaire qu'elle pousse jusqu'à déclarer à Adolphe Guéroult: «Je ne connais et n'ai jamais connu qu'un principe: celui de l'abolition de la propriété.» Sous les auspices de Lamennais, elle va donner l'essor à son idéal humanitaire.
CHAPITRE XIX
INFLUENCE PHILOSOPHIQUE: LAMENNAIS
Quand George Sand rencontra Lamennais, il n'était plus le prêtre ultramontain dont Rome avait pensé faire un cardinal, ni même le catholique libéral qui fondait le journal l'Avenir avec le comte de Montalembert, les abbés Lacordaire et Gerbet. Il était devenu, par une évolution logique, loyale et douloureuse de la pensée, le démocrate chrétien qui trouvait dans l'Evangile la loi de liberté, d'égalité et de fraternité, recueillie par les philosophes et proclamée par la Révolution. Républicain, son amour du peuple lui dicta cette oeuvre de génie, les Paroles d'un Croyant. Excommunié, il continua à dire la messe dans son oratoire. Et le parti clérical ne cessa de l'accabler d'outrages, de le représenter comme un apostat prédestiné à cette chute, pour ce que, dès ses débuts dans le sacerdoce, il avait commis le double méfait de renoncer à la lecture quotidienne du bréviaire et de porter un chapeau de paille. En dépit des calomnies et de la haine des dévots, il reste l'un des plus sublimes penseurs et le premier prosateur du siècle écoulé. Son style a la concision et la majesté bibliques.
C'est Liszt qui, au milieu des péripéties du procès monstre, en mai 1835, mit en relations George Sand et Lamennais. «Il le fit consentir, dit-elle, à monter jusqu'à mon grenier de poète.» Tout aussitôt elle reçut la commotion de l'enthousiasme, voire même de la vénération, et cette fois l'imagination seule était en cause. Félicité de Lamennais n'avait aucun agrément physique et pratiquait la plus stricte chasteté[13]. Né en 1782 à Saint-Malo, il était alors âgé de cinquante-trois ans et paraissait en avoir plus de soixante. Voici comment George Sand le vit avec les yeux de l'extase: «M. Lamennais, petit, maigre et souffreteux, n'avait qu'un faible souffle de vie dans la poitrine. Mais quel rayon dans sa tête! Son nez était trop proéminent pour sa petite taille et pour sa figure étroite. Sans ce nez disproportionné, son visage eût été beau. L'oeil clair lançait des flammes; le front droit et sillonné de grands plis verticaux, indice d'ardeur dans la volonté, la bouche souriante et le masque mobile sous une apparence de contraction austère, c'était une tête fortement caractérisée pour la vie de renoncement, de contemplation et de prédication. Toute sa personne, ses manières simples, ses mouvements brusques, ses attitudes gauches, sa gaieté franche, ses obstinations emportées, ses soudaines bonhomies, tout en lui, jusqu'à ses gros habits propres, mais pauvres, et à ses bas bleus, sentait le cloarek breton. Il ne fallait pas longtemps pour être saisi de respect et d'affection pour cette âme courageuse et candide. Il se révélait tout de suite et tout entier, brillant comme l'or et simple comme la nature.»
[Note 13: Il y eut pourtant un voisin de campagne de George Sand assez ineptement calomniateur pour prétendre qu'il avait aperçu Lamennais, sur la terrasse de Nohant, en robe de chambre orientale, avec des babouches et une calotte grecque, fumant un narghileh, auprès de l'auteur de Lélia.]
Lamennais quittait sa Bretagne afin de commencer une vie nouvelle, où le philosophe stoïque allait se doubler d'un lutteur intrépide. Il s'improvisait avocat, en acceptant de défendre les accusés d'avril, à la barre de la Chambre des pairs. «C'était beau et brave, dit George Sand. Il était plein de foi, et il disait sa foi avec netteté, avec clarté, avec chaleur; sa parole était belle, sa déduction vive, ses images rayonnantes, et chaque fois qu'il se reposait dans un des horizons qu'il a successivement parcourus, il y était tout entier, passé, présent et avenir, tête et coeur, corps et biens, avec une candeur et une bravoure admirables. Il se résumait alors dans l'intimité avec un éclat que tempérait un grand fonds d'enjouement naturel. Ceux qui, l'ayant rencontré perdu dans ses rêveries, n'ont vu de lui que son oeil vert, quelquefois hagard, et son grand nez acéré comme un glaive, ont eu peur de lui et ont déclaré son aspect diabolique.»
Ce passage de l'Histoire de ma Vie, postérieur à la mort de Lamennais, fait justice des calomnies et des invectives qui s'acharnèrent sur le penseur sublime, sur le merveilleux écrivain. George Sand, même par delà les dissidences de doctrine, ne peut parler de lui qu'avec un infini respect. Elle répond à ceux qui le méconnaissent: «S'ils l'avaient regardé trois minutes, s'ils avaient échangé avec lui trois paroles, ils eussent compris qu'il fallait chérir cette bonté, tout en frissonnant devant cette puissance, et qu'en lui tout était versé à grandes doses, la colère et la douceur, la douleur et la gaieté, l'indignation et la mansuétude.» Elle honore en Lamennais «le prêtre du vrai Dieu, crucifié pendant soixante ans», qui fut «insulté jusque sur son lit de mort par les pamphlétaires, conduit à la fosse commune sous l'oeil des sergents de ville, comme si les larmes du peuple eussent menacé de réveiller son cadavre». Elle montre l'homogénéité, non pas apparente peut-être, mais intime, de cette destinée qui nous révèle l'ascension du génie vers la vérité et la lumière. C'est, dit-elle, «le progrès d'une intelligence éclose dans les liens des croyances du passé et condamnée par la Providence à les élargir et à les briser, à travers mille angoisses, sous la pression d'une logique plus puissante que celle des écoles, la logique du sentiment.» Elle explique, avec une clairvoyance doublée de poésie, ce mélange de dogmatisme absolu et de sensibilité impétueuse qui détermina Lamennais à chercher, d'étape en étape, un lieu d'asile pour son imagination tourmentée et morose. Maintes fois il crut l'avoir trouvé. Il s'en réjouissait et le proclamait. Mais le duel continuait entre son coeur et sa raison, et celui-là criait à celle-ci une adjuration que George Sand résume en ces termes: «Eh bien! tu t'étais donc trompée! car voilà que des serpents habitaient avec toi, à ton insu. Ils s'étaient glissés, froids et muets, sous ton autel, et voilà que, réchauffés, ils sifflent et relèvent la tête. Fuyons, ce lieu est maudit et la vérité y serait profanée. Emportons nos lares, nos travaux, nos découvertes, nos croyances; mais allons plus loin, montons plus haut, suivons ces esprits qui s'élèvent en brisant leurs fers; suivons-les pour leur bâtir un autel nouveau, pour leur conserver un idéal divin, tout en les aidant à se débarrasser des liens qu'ils traînent après eux et à se guérir du venin qui les a souillés dans les horreurs de cette prison.»
Alors sur d'autres bases et d'autres plans, en quelque contrée qui avoisine la République de Salente et la Cité de Dieu, surgit une église nouvelle, ouverte toute grande à des foules qui préféreront, hélas! l'étroitesse et la vulgarité de leurs anciens sanctuaires. La foi démocratique et chrétienne de Lamennais ne s'adresse qu'à une élite idéaliste. De là les déceptions et les surprises qu'il éprouve, lorsqu'il entre en contact avec les réalités coutumières, lorsqu'il redescend des sommets radieux vers l'humanité misérable. Il se laissait parfois, à l'estime de George Sand, séduire et duper par des influences passagères et inférieures. Elle se plaint d'en avoir pâti. «Ces inconséquences, écrit-elle, ne partaient pas des entrailles de son sentiment. Elles étaient à la surface de son caractère, au degré du thermomètre de sa frêle santé. Nerveux et irascible, il se fâchait souvent avant d'avoir réfléchi, et son unique défaut était de croire avec précipitation à des torts qu'il ne prenait pas le temps de se faire prouver.» Il en attribua, paraît-il, quelques-uns à George Sand, dont elle se défend, sans les préciser. De vrai, il y avait entre eux une divergence irréductible sur un point essentiel. Elle revendiquait pour la femme des titres et des droits qu'il ne voulait, en aucune manière, concéder. Ils se heurtèrent, et elle n'en garda ni froissement ni rancune. S'ils ne se brouillèrent pas, selon l'habituelle issue des enthousiasmes de George Sand, c'est qu'elle ne ressentit pour lui qu'une tendresse intellectuelle, tout immatérielle. «J'avais, déclare-t-elle dans l'Histoire de ma Vie, comme une faiblesse maternelle pour ce vieillard, que je reconnaissais en même temps pour un des pères de mon Eglise, pour une des vénérations de mon âme. Par le génie et la vertu qui rayonnaient en lui, il était dans mon ciel, sur ma tête. Par les infirmités de son tempérament débile, par ses dépits, ses bouderies, ses susceptibilités, il était à mes yeux comme un enfant généreux, mais enfant à qui l'on doit dire de temps en temps: «Prenez garde, vous allez être injuste. Ouvrez donc les yeux!»
La communauté des aspirations républicaines les avait rapprochés; mais l'élève ne tarda pas à alarmer le maître par l'audace de ses tendances socialistes. Lamennais ne souhaitait que d'instituer le règne de l'Evangile dans les consciences. George Sand avait des conceptions plus hardies et plus hasardeuses. Elle battait en brèche l'autorité maritale et la propriété individuelle. Elle professait déjà une sorte de collectivisme qui ne demandait qu'à devenir gouvernemental. Et Lamennais renonçait à la suivre. «Après m'avoir poussée en avant, dit-elle, il a trouvé que je marchais trop vite. Moi, je trouvais qu'il marchait parfois trop lentement à mon gré. Nous avions raison tous les deux à notre point de vue: moi, dans mon petit nuage, comme lui dans son grand soleil, car nous étions égaux, j'ose le dire, en candeur et en bonne volonté. Sur ce terrain-là, Dieu admet tous les hommes à la même communion.»
Elle avait promis d'écrire, et elle n'a pas écrit l'histoire de leurs petites dissidences; elle voulait le montrer «sous un des aspects de sa rudesse apostolique, soudainement tempérée par sa suprême équité et sa bonté charmante.» Nous savons seulement qu'il exerça sur elle l'action d'un directeur de conscience, et l'initia à une méthode de philosophie religieuse qui la toucha profondément, «en même temps, ajoute-t-elle, que ses admirables écrits rendirent à mon espérance la flamme prête à s'éteindre.»
Durant les six ou sept années qui suivirent 1835, ce fut chez George Sand une adhésion sans réserve aux doctrines propagées par l'auteur des Paroles d'un Croyant. Dans la septième des Lettres d'un Voyageur, elle célèbre «la probité inflexible, l'austérité cénobitique, le travail incessant d'une pensée ardente et vaste comme le ciel; mais, poursuit-elle, le sourire qui vient tout d'un coup humaniser ce visage change ma terreur en confiance, mon respect en adoration.» Elle unit alors dans un même culte Lamennais et Michel (de Bourges), l'écrivain et l'orateur qui font vibrer en elle les cordes secrètes. «Les voyez-vous, s'écrie-t-elle, se donner la main, ces deux hommes d'une constitution si frêle, qui ont paru cependant comme des géants devant les Parisiens étonnés, lorsque la défense d'une sainte cause les tira dernièrement de leur retraite, et les éleva sur la montagne de Jérusalem pour prier et pour menacer, pour bénir le peuple, et pour faire trembler les pharisiens et les docteurs de la loi jusque dans leur synagogue?»
Entre tous les jugements littéraires portés par George Sand sur le caractère et le génie de Lamennais, le plus décisif est celui qu'elle formula dans un article de la Revue Indépendante de 1842. Elle y analysait l'oeuvre étrange et vigoureuse qu'il venait de publier sous ce titre symbolique: Amschaspands et Darvands—c'est-à-dire les bons et les mauvais génies. Et George Sand, spirituelle et malicieuse contre son ordinaire, proposait de traduire ainsi en français moderne, pour être compris du Journal des Débats et de la presse conservatrice: Chenapans et Pédants. Cet article, après une sortie véhémente contre le gouvernement de Louis-Philippe qui est accusé de corruption et de vénalité, contient une éloquente apologie de Lamennais: «Ecoutez avec respect la voix austère de cet apôtre. Ce n'est ni pour endormir complaisamment vos souffrances, ni pour flatter vos rêves dorés que l'esprit de Dieu l'agite, le trouble et le force à parler. Lui aussi a souffert, lui aussi a subi le martyre de la foi. Il a lutté contre l'envie, la calomnie, la haine aveugle, l'hypocrite intolérance. Il a cru à la sincérité des hommes, à la puissance de la vérité sur les consciences. Il a rencontré des hommes qui ne l'ont pas compris, et d'autres hommes qui ne voulaient pas le comprendre, qui taxaient son mâle courage d'ambition, sa candeur de dépit, sa généreuse indignation de basse animosité. Il a parlé, il a flétri les turpitudes du siècle, et on l'a jeté en prison. Il était vieux, débile, maladif: ils se sont réjouis, pensant qu'ils allaient le tuer, et que de la geôle, où ils l'enfermaient, ils ne verraient bientôt sortir qu'une ombre, un esprit déchu, une voix éteinte, une puissance anéantie. Et cependant il parle encore, il parle plus haut que jamais. Ils ont cru avoir affaire à un enfant timide qu'on brise avec les châtiments, qu'on abrutit avec la peur. Les pédants! ils se regardent maintenant confus, épouvantés, et se demandent quelle étincelle divine anime ce corps si frêle, cette âme si tenace.» Au seul Lamennais George Sand attribue le réveil évangélique qui combat le matérialisme, institue une philosophie chrétienne et triomphe du voltairianisme, répandu dans le peuple aussi bien que dans les hautes classes. «Il est, dit-elle, le dernier prêtre, le dernier apôtre du christianisme de nos pères, le dernier réformateur de l'Eglise qui viendra faire entendre à vos oreilles étonnées cette voix de la prédication, cette parole accentuée et magnifique des Augustin et des Bossuet, qui ne retentit plus, qui ne pourra plus jamais retentir sous les voûtes affaissées de l'Eglise.»
Que va-t-il cependant devenir, sortant de sa tour d'ivoire, de sa solitude de La Chesnaie, pour entrer dans la politique militante, dans la mêlée des partis? Il se fixe à Paris, il fonde un journal, qui s'appelle le Monde. George Sand l'annonce à madame d'Agoult, dans une lettre envoyée de La Châtre à Genève, le 25 mai 1836. Que sera ce journal? Sera-t-il viable? Lamennais sera-t-il l'homme de la polémique quotidienne? Et elle se répond à elle-même: «Il lui faut une école, des disciples. En morale et en politique, il n'en aura pas, s'il ne fait d'énormes concessions à notre époque et à nos lumières. Il y a encore en lui, d'après ce qui m'est rapporté par ses intimes amis, beaucoup plus du prêtre que je ne croyais. On espérait l'amener plus avant dans le cercle qu'on n'a pu encore le faire. Il résiste. On se querelle et on s'embrasse. On ne conclut rien encore. Je voudrais bien que l'on s'entendît. Tout l'espoir de l'intelligence vertueuse est là. Lamennais ne peut marcher seul.»
Va-t-elle s'enrégimenter dans la phalange sacrée du prophète? Sera-t-elle une unité dans cette armée? «Le plus grand général du monde, dit-elle, ne fait rien sans soldats. Mais il faut des soldats éprouvés et croyants.» Elle l'invite à se méfier des gens qui ne disputeront pas avant d'accepter sa direction. Elle-même est fort indécise en réfléchissant aux conséquences d'un tel engagement, et le confesse: «Je m'entendrais aisément avec lui sur tout ce qui n'est pas le dogme. Mais, là, je réclamerais une certaine liberté de conscience, et il ne me l'accorderait pas.» S'il échoue, qu'adviendra-t-il de ceux qui aspirent à la religion de l'idéal? A cette pensée, elle éprouve une grande consternation de coeur et d'esprit: «Les éléments de lumière et d'éducation des peuples s'en iront encore épars, flottant sur une mer capricieuse, échouant sur tous les rivages, s'y brisant avec douleur, sans avoir pu rien produire. Le seul pilote qui eût pu les rassembler leur aura retiré son appui et les laissera plus tristes, plus désunis et plus découragés que jamais.» Elle adjure madame d'Agoult et Franz Liszt de déterminer Lamennais à bien connaître et bien apprécier «l'étendue du mandat que Dieu lui a confié. Les hommes comme lui, ajoute-t-elle, font les religions et ne les acceptent pas. C'est là leur devoir. Ils n'appartiennent point au passé. Ils ont un pas à faire faire à l'humanité. L'humilité d'esprit, le scrupule, l'orthodoxie sont des vertus de moine que Dieu défend aux réformateurs.»
Elle cède toutefois à l'ascendant du maître, au prestige du génie, et collabore au Monde, en même temps qu'elle refuse de travailler dans les Débats. De ce refus elle donne l'explication en une lettre à Jules Janin, du 15 février 1837: «Je ne vous parle pas des opinions, qui sont choses sacrées, même chez une femme, mais seulement de la manière d'envisager la question littéraire. Songez que je n'ai pas l'ombre d'esprit, que je suis lourde, prolixe, emphatique, et que je n'ai aucune des conditions du journalisme.» Comme Jules Janin pouvait s'étonner qu'elle préférât aux Débats, riches et solides, un journal qui ne payait pas ses rédacteurs, elle déclare à son correspondant: «Je ne travaille pas dans le Monde, je ne suis l'associée de personne. Associée de l'abbé de Lamennais est un titre et un honneur qui ne peuvent m'aller. Je suis son dévoué serviteur. Il est si bon et je l'aime tant que je lui donnerai autant de mon sang et de mon encre qu'il m'en demandera. Mais il ne m'en demandera guère, car il n'a pas besoin de moi, Dieu merci! Je n'ai pas l'outrecuidance de croire que je le sens autrement que pour donner, par mon babil frivole, quelques abonnés de plus à son journal; lequel journal durera ce qu'il voudra et me paiera ce qu'il pourra. Je ne m'en soucie pas beaucoup. L'abbé de Lamennais sera toujours l'abbé de Lamennais, et il n'y a ni conseil ni association possibles pour faire, de George, autre chose qu'un très pauvre garçon.»
Un journal, tel que le Monde, ne pouvait guère insérer un vulgaire roman. George Sand lui donna une sorte de feuilleton philosophique, les Lettres à Marcie, qu'elle écrivait au jour le jour, malgré sa répugnance pour ce labeur hâtif et haletant. Elle se reconnaît impropre à la «fabrication rapide, pittoresque et habilement accidentée de ces romans dont l'intérêt se soutient malgré les hasards de la publication quotidienne.» Elle ne continua pas les Lettres à Marcie, du jour où Lamennais abandonna la direction du Monde. «Je n'avais pas de goût, dit-elle, et je manquais de facilité pour ce genre de travail interrompu, et pour ainsi dire haché.» L'oeuvre avait cependant une idée directrice. George Sand voulait répondre aux prétendus moralistes qui l'avaient souvent mise au défi de dévoiler ses criminelles intentions à l'endroit du mariage. Elle expose sa doctrine sous le patronage de Lamennais, qui sera bientôt assez gêné de couvrir cette marchandise de son pavillon.
L'héroïne, Marcie, est une fille de vingt-cinq ans, sans fortune, à qui sont adressées les six Lettres qui traitent de la condition de la femme et de l'égalité des droits des deux sexes. Néanmoins, l'ami qui correspond avec elle, n'admet pas les équivoques revendications féminines formulées par les saint-simoniens. La théorie de l'amour libre, naguère préconisée par George Sand, a cédé devant l'austère influence de Lamennais. Voici la déclaration très explicite de la première Lettre: «Quant à ces dangereuses tentatives qu'ont faites quelques femmes dans le saint-simonisme pour goûter le plaisir dans la liberté, pensez-en ce que vous voudrez, mais ne vous y hasardez pas.» Et dans la troisième Lettre: «Les femmes crient à l'esclavage. Qu'elles attendent que l'homme soit libre, car l'esclavage ne peut donner la liberté!» En revendiquant certains droits pour la femme, George Sand n'a garde d'identifier ses facultés avec celles de l'homme. «L'égalité, dit-elle, n'est pas la similitude.» Et elle répudie telles tendances aventureuses et chimériques: «Des velléités d'ambition se sont trahies chez quelques femmes trop fières de leur éducation de fraîche date. Les complaisantes rêveries des modernes philosophes les ont encouragées, et ces femmes ont donné d'assez tristes preuves de l'impuissance de leur raisonnement. Il est à craindre que les vaines tentatives de ce genre et ces prétentions mal fondées ne fassent beaucoup de tort à ce qu'on appelle aujourd'hui la cause des femmes. Les femmes ont des droits, n'en doutons pas, car elles subissent des injustices. Elles doivent prétendre à un meilleur avenir, à une sage indépendance, à une plus grande participation aux lumières, à plus de respect, d'estime et d'intérêt de la part des hommes. Mais cet avenir est entre leurs mains. Les hommes seront un jour à leur égard ce qu'elles les feront.» Aussi bien George Sand s'abstient-elle de postuler pour la femme, soit la mission sacerdotale, soit l'action politique. Elle ne l'estime pas propre à tous les emplois. «Vous ne pouvez être qu'artiste, écrit-elle, et cela, rien ne vous en empêchera… Loin de moi cette pensée que la femme soit inférieure à l'homme. Elle est son égale devant Dieu, et rien dans les desseins providentiels ne la destine à l'esclavage. Mais elle n'est pas semblable à l'homme, et son organisation comme son penchant lui assignent un autre rôle, non moins beau, non moins noble, et dont, à moins d'une dépravation de l'intelligence, je ne conçois guère qu'elle puisse trouver à se plaindre.» Ce sont les fonctions et les joies de la maternité, ce sont les fatigues et les devoirs du ménage, c'est la tendresse consolatrice qui assiste et réconforte. George Sand a exprimé la même pensée en d'autres termes, dans ce récit de la guerre des Hussites, intitulé Jean Ziska: «Femmes, je n'ai jamais douté que malgré vos vices, vos travers, votre insigne paresse, votre absurde coquetterie, votre frivolité puérile, il n'y eût en vous quelque chose de pur, d'enthousiaste, de candide, de grand et de généreux, que les hommes ont perdu ou n'ont point encore. Vous êtes de beaux enfants. Votre tête est faible, votre éducation misérable, votre prévoyance nulle, votre mémoire vide, vos facultés de raisonnement inertes. La faute n'en est point à vous.» Elle reprenait là et développait une idée favorite de Lamennais, qui compare la femme à un brillant et folâtre papillon. Mais, chez cet être plus délicat que réfléchi, quelles ressources de sensibilité! «Les larmes précieuses des âmes mystiques, écrit George Sand, fécondent un germe de salut.» Et quelle ardeur vers une foi religieuse qui est l'humaine figuration de l'idéal! La femme a l'instinct ritualiste. Dans les cérémonies du culte, elle cherche les formes plus encore que la substance, elle croit et elle pratique plutôt par les sens que par la raison. Elle veut «la splendeur des rites, les émotions du sanctuaire, la richesse ou la grandeur des temples, ce concours de sympathies explicites, l'autorité du prêtre, en un mot tout ce qui frappe l'imagination.» George Sand s'inscrit là contre et répudie ce matérialisme religieux. «Il faudra, dit-elle, que les femmes renoncent à faire du culte un spectacle.» Elle demande une croyance plus mâle, des communications plus directes, plus intimes avec la Divinité. Elle formule ce qui nous apparaît comme la religion épurée et sublime. «Dieu, écrit-elle, a placé notre vie entre une foi éteinte et une foi à venir… Votre catholicisme, Marcie, est tombé dans les ténèbres du doute. Votre christianisme est à son aurore de foi et de certitude… S'il est encore des âmes croyantes, laissons-les s'endormir, pâles fleurs, parmi l'herbe des ruines.» Et voici le mystérieux appel qu'elle adresse à la vierge en qui se symbolisent le rêve et la recherche des vérités futures, aux clartés radieuses:
«Marcie, il est une heure dans la nuit que vous devez connaître, vous qui avez veillé au chevet des malades ou sur votre prie-Dieu, à gémir, à invoquer l'espérance: c'est l'heure qui précède le lever du jour; alors, tout est froid, tout est triste; les songes sont sinistres et les mourants ferment leurs paupières. Alors, j'ai perdu les plus chers d'entre les miens, et la mort est venue dans mon sein comme un désir. Cette heure, Marcie, vient de sonner pour nous; nous avons veillé, nous avons pleuré, nous avons souffert, nous avons douté; mais vous, Marcie, vous êtes plus jeune; levez-vous donc et regardez: le matin descend déjà sur vous à travers les pampres et les giroflées de votre fenêtre. Votre lampe solitaire lutte et pâlit; le soleil va se lever, son rayon court et tremble sur les cimes mouvantes des forêts; la terre, sentant ses entrailles se féconder, s'étonne et s'émeut comme une jeune mère, quand, pour la première fois, dans son sein, l'enfant a tressailli.»
Vers qui se tournera l'espérance de ceux qui cherchent les horizons nouveaux de la Terre promise? Vers Lamennais, au gré de George Sand. Il conduira l'humanité par des sentiers inconnus, il abaissera devant elle les barrières et les obstacles. Ce sera le bon guide de l'heureux voyage, sous des cieux propices. Les Lettres à Marcie nous entraînent sur ses traces: «Quelques élus ont marché sans crainte et sans fatigue par des chemins bénis; ils ont gravi des pentes douces à travers de riantes vallées… Ils ont dépouillé sans effort ni terreur le fond de la forme, l'erreur du mensonge; ils ont tendu la main à ceux qui tremblaient, ils ont porté dans leurs bras les débiles et les accablés. Déjà ils pourraient sans doute formuler le christianisme futur, si le monde voulait les écouter; et, quant à eux, ils ont placé leur temple sur les hauteurs au-dessus des orages, au-dessus du souffle des passions humaines. Ceux-là ne connaissent ni indignation contre la faiblesse, ni colère contre l'incertitude, ni haine contre la sincérité. Peut-être l'avenir n'acceptera-t-il pas tout ce qu'ils ont conservé des formes du passé; mais ce qu'ils auront sauvé d'éternellement durable, c'est l'amour, élan de l'homme à Dieu; c'est la charité, rapport de l'homme à l'homme. Quant à nous qui sommes les enfants du siècle, nous chercherons dans notre Eden ruiné quelques palmiers encore debout, pour nous agenouiller à l'ombre et demander à Dieu de rallumer la lampe de la foi… Là où notre conviction restera impuissante à percer le mystère de la lettre, nous nous rattacherons à l'esprit de l'Evangile, doctrine céleste de l'idéal, essence de la vie de l'âme.»
Est-ce à dire que Lamennais acceptât de tous points les théories de sa collaboratrice? Il devait, au contraire, en être inquiet et même épouvanté, si l'on s'en rapporte à la lettre que lui adressait George Sand, le 28 février 1837: «Monsieur et excellent ami, écrit-elle de Nohant, vous m'avez entraînée, sans le savoir, sur un terrain difficile à tenir.» Elle en est effrayée, elle voudrait parler de tous les devoirs de la femme, du mariage, de la maternité, et ce sont matières scabreuses. Evitera-t-elle les fondrières?» Je crains, confesse-t-elle, d'être emportée par ma pétulance naturelle, plus loin que vous ne me permettriez d'aller, si je pouvais vous consulter d'avance. Mais ai-je le temps de vous demander, à chaque page, de me tracer le chemin? Avez-vous le temps de suffire à mon ignorance? Non, le journal s'imprime, je suis accablée de mille autres soins, et, quand j'ai une heure le soir pour penser à Marcie, il faut produire et non chercher.»
Dans cette lettre qui résume ses hardiesses, elle proclame la nécessité du divorce, bien que, pour sa part, elle aimât mieux passer le reste de sa vie dans un cachot que de se remarier. Elle renonce à la théorie de l'union libre, mais elle proteste contre l'indissolubilité du mariage. «J'ai beau, dit-elle, chercher le remède aux injustices sanglantes, aux misères sans fin, aux passions souvent sans remède qui troublent l'union des sexes, je n'y vois que la liberté de rompre et de reformer l'union conjugale. Je ne serais pas d'avis qu'on dût le faire à la légère et sans des raisons moindres que celles dont on appuie la séparation légale aujourd'hui en vigueur.» Elle estime que Lamennais, chaste et inaccessible aux faiblesses humaines, ignore certains abîmes qu'elle-même a mesurés. «Vous avez vécu avec les anges; moi, j'ai vécu avec les hommes et les femmes. Je sais combien on souffre, combien on pèche.» Mais, si elle évoque les fautes passées, elle déclare que son âge lui permet d'envisager avec calme les orages qui palpitent et meurent à son horizon. En cela, ou bien elle s'abuse, ou bien elle induit en erreur celui qu'elle appelle «père et ami.» La pécheresse n'a pas terminé son cycle.
Si Lamennais fut effarouché des Lettres à Marcie, il dut l'être bien davantage du Poème de Myrza, où George Sand transpose le procédé littéraire des Paroles d'un Croyant sur le mode amoureux. C'est, en un style alternativement mystique et voluptueux, la rencontre paradisiaque de l'homme et de la femme. Il la voit, l'admire et reconnaît l'oeuvre et la fille de Dieu. «Il marcha devant elle, et elle le suivit jusqu'à la porte de sa demeure, qui était faite de bois de cèdre et recouverte d'écorce de palmier. Il y avait un lit de mousse fraîche; l'homme cueillit les fleurs d'un rosier qui tapissait le seuil, et, les effeuillant sur sa couche, il y fit asseoir la femme en lui disant:—«L'Eternel soit béni.»—Et, allumant une torche de mélèze, il la regarda, et la trouva si belle qu'il pleura, et il ne sut quelle rosée tombait de ses yeux, car jusque là l'homme n'avait pas pleuré. Et l'homme connut la femme dans les pleurs et dans la joie.»
Au réveil, «quand l'étoile du matin vint à pâlir sur la mer,» il se demanda si c'était un rêve, et il attendit avec impatience que le jour éclairât l'obscurité de sa demeure. «Mais la femme lui parla, et sa voix fut plus douce à l'homme que celle de l'alouette qui venait chanter sur sa fenêtre au lever de l'aube.» Tout aussitôt il se mit à verser des pleurs d'amertume et de désolation. Pourquoi? C'est qu'avec l'amour il a conçu la précarité de son destin. «Car tu vaux mieux que la vie, dit-il, et pourtant je te perdrai avec elle.» D'un regard, d'un sourire, elle le console en murmurant ces mots: «Si tu dois mourir, je mourrai aussi, et j'aime mieux un seul jour avec toi que l'éternité sans toi.» Il suffit de cette parole pour endormir la douleur de l'homme. La femme lui a apporté l'espérance. «Il courut chercher des fruits et du lait pour la nourrir, des fleurs pour la parer.» Et le Poème de Myrza, qui commence par une cantilène d'hyménée, se termine par un appel mystique sur la route qui mène au désert de la Thébaïde. En allant de l'homme à Dieu, Myrza peut encore dire: «Ma foi, c'est l'amour!»
Lamennais et George Sand allaient suivre des chemins divers, elle vers le socialisme sentimental de Pierre Leroux, lui vers l'idéalisme d'une démocratie chrétienne. En février 1841, quand l'auteur des Paroles d'un Croyant, enfermé à Sainte-Pélagie, lança une sorte d'anathème contre les revendications féministes, George Sand lui répliqua en s'étonnant qu'il refusât estime et confiance à tout ce qui ne porte pas de barbe au menton. «Nous vous comptons, dit-elle, parmi nos saints, vous êtes le père de notre Eglise nouvelle.» Mais tous ces éloges ne sauraient ébranler la rigidité de Lamennais. Le 23 juin 1841, il mande à M. de Vitrolles dans une de ces lettres qu'a publiées en 1883 la Nouvelle Revue: «Je crois vraiment que George Sand m'a pardonné mes irrévérences; mais elle ne pardonne point à saint Paul d'avoir dit: Femmes, obéissez à vos maris. C'est un peu dur, en effet.» Dans une autre lettre du 25 novembre 1841 au même M. de Vitrolles, Lamennais stigmatise les tendances anti-chrétiennes de la Revue Indépendante, et prédit que son directeur Pierre Leroux ne tardera pas à rester seul avec madame Sand. «Celle-ci, ajoute-t-il, fidèle au révélateur, prêche, dès la première livraison, le communisme, dans un roman[14] où je crains bien qu'on trouve peu de traces de son ancien talent. Comment peut-on gâter à plaisir des dons naturels aussi rares!»
[Note 14: Horace.]
Dans la Correspondance de George Sand, on ne rencontre, à partir de 1842, aucune lettre adressée à Lamennais. Mais elle lui dédia, le 4 mai 1848, un article recueilli dans le volume intitulé: Souvenirs de 1848. Elle y discute le projet de Constitution élaboré par Lamennais, et lui reproche de remettre aux mains d'un seul homme le pouvoir exécutif. «La présidence, dit-elle, serait forcée de devenir la dictature, et tout dictateur serait forcé de marcher dans le sang.» Pour n'être que d'une femme, l'argument avait sa valeur. Lamennais et la France en comprirent la portée au lendemain du 2 Décembre. George Sand avait été plus clairvoyante que les hommes politiques et les fabricants de constitutions.
CHAPITRE XX
INFLUENCE MÉTAPHYSIQUE: PIERRE LEROUX
Lorsque la doctrine idéaliste, chrétienne et démocratique de Lamennais ne suffit plus à satisfaire la ferveur réformatrice de George Sand, elle trouva un nouveau guide et un autre Mentor, un peu nébuleux celui-là, en la personne de Pierre Leroux. Un enthousiasme non moins moindre, plus humain et sans doute mieux payé de retour, la posséda. Durant quatre ou cinq ans, elle jura sur la foi de ce métaphysicien socialiste. A propos de la traduction qu'il fit de Werther et qui était illustrée d'eaux-fortes de Tony Johannot, elle écrivit: «C'est une chose infiniment précieuse que le livre d'un homme de génie traduit dans une autre langue par un autre homme de génie.» Le mot dépasse, à coup sûr, le jugement que la postérité portera sur Pierre Leroux; mais George Sand, comme on sait, n'était pas sans outrance dans ses admirations. Le philosophe, à qui Buloz refusait un jour certain article sur Dieu parce que ce n'était point un sujet d'actualité, fut présenté à l'auteur de Lélia par le berrichon Planet, toujours préoccupé d'élucider et de résoudre la question sociale. Ils cherchaient, les uns et les autres, à tâtons, le moyen de compléter et de parachever la Révolution de 1789 qu'ils jugeaient trop exclusivement politique. George Sand explique, dans l'Histoire de ma Vie, comment et pourquoi elle désira entrer en relations avec Pierre Leroux: «J'ai ouï dire à Sainte-Beuve qu'il y avait deux hommes dont l'intelligence supérieure avait creusé et éclairé particulièrement ce problème dans une tendance qui répondait à mes aspirations et qui calmerait mes doutes et mes inquiétudes. Ils se trouvent, par la force des choses et par la loi du temps, plus avancés que M. Lamennais, parce qu'ils n'ont pas été retardés comme lui par les empêchements du catholicisme. Ils sont d'accord sur les points essentiels de leur croyance, et ils ont autour d'eux une école de sympathies qui les entretient dans l'ardeur de leurs travaux. Ces deux hommes sont Pierre Leroux et Jean Reynaud. Quand Sainte-Beuve me voyait tourmentée des désespérances de Lélia, il me disait de chercher vers eux la lumière, et il m'a proposé de m'amener ces savants médecins de l'intelligence.» Elle hésita longtemps, s'estimant «trop ignorante pour les comprendre, trop bornée pour les juger, trop timide pour leur exposer ses doutes intérieurs.» Egale, sinon plus grande, était la timidité de Pierre Leroux. Enfin, ce fut la femme qui fit les premirs pas. Elle lui demanda par lettre, pour un meunier de ses amis, le catéchisme du républicain en deux ou trois heures de conversation. Planet tint l'emploi du meunier, personnage muet.
Un dîner rassembla les trois convives dans la mansarde de George Sand. «Pierre Leroux fut d'abord gêné, dit-elle; il était trop fin pour n'avoir pas deviné le piège innocent que je lui avais tendu, et il balbutia quelque temps avant de s'exprimer.» La bonhomie de Planet, la sollicitude attentive de l'hôtesse, le mirent à l'aise. Et voici l'impression que laissa chez son auditrice cette première entrevue: «Quand il eut un peu tourné autour de la question, comme il fait souvent quand il parle, il arriva à cette grande clarté, à ces vifs aperçus et à cette véritable éloquence qui jaillissent de lui comme de grands éclairs d'un nuage imposant. Nulle instruction n'est plus précieuse que la sienne, quand on ne le tourmente pas trop pour formuler ce qu'il ne croit pas avoir suffisamment dégagé pour lui-même. Il a la figure belle et douce, l'oeil pénétrant et pur, le sourire affectueux, la voix sympathique, et ce langage de l'accent et de la physionomie, cet ensemble de chasteté et de bonté vraies qui s'emparent de la persuasion autant que la force des raisonnements. Il était dès lors le plus grand critique possible dans la philosophie de l'histoire, et, s'il ne vous faisait pas bien nettement entrevoir le but de sa philosophie personnelle, du moins il faisait apparaître le passé dans une si vive lumière, et il en promenait une si belle sur tous les chemins de l'avenir, qu'on se sentait arracher le bandeau des yeux comme avec la main.»
George Sand confesse qu'elle ne l'entendit qu'à moitié, quand il développa le système de la propriété des instruments de travail. Elle essaie de croire ou de faire croire que c'était le fait des arcanes de la langue philosophique, inaccessible à la médiocrité de sa culture intellectuelle. En vérité, elle est trop modeste, et le Pierre Leroux n'est pas très clair. Néanmoins, elle discerna des lueurs et le proclame avec joie: «La logique de la Providence m'apparut dans ses discours, et c'était déjà beaucoup: c'était une assise jetée dans le champ de mes réflexions. Je me promis d'étudier l'histoire des hommes, mais je ne le fis pas, et ce ne fut que plus tard que, grâce à ce grand et noble esprit, je pus saisir enfin quelques certitudes.»
Ces certitudes, que nous tâcherons de démêler, resteront assez vagues, la philosophie de Pierre Leroux étant si éthérée, si loin des réalités mesquines ou grossières, qu'elle risque parfois de disparaître dans les nuages ou de planer aux régions lointaines et imprécises de l'empyrée.
Dès ce temps-là, la métaphysique nourrissait mal son prêtre. Pierre Leroux, en dépit d'un travail énorme, avait grand'peine à suffire aux besoins d'une famille nombreuse. Aussi, lorsqu'il alla passer quelques jours à Nohant en octobre 1837, George Sand conçut le projet de lui élever ses enfants et de le tirer de la misère à son insu. «C'est plus difficile que nous ne pensions, écrit-elle à madame d'Agoult. Il a une fierté d'autant plus invincible qu'il ne l'avoue pas et donne à ses résistances toute sorte de prétextes. Je ne sais pas si nous viendrons à bout de lui. Il est toujours le meilleur des hommes et l'un des plus grands. Il est très drôle quand il raconte son apparition dans votre salon de la rue Laffitte. Il dit:
»—J'étais tout crotté, tout honteux. Je me cachais dans un coin. Cette dame est venue à moi et m'a parlé avec une bonté incroyable. Elle était bien belle!
»Alors je lui demande comment vous étiez vêtue, si vous êtes blonde ou brune, grande ou petite, etc. Il répond:
—Je n'en sais rien, je suis très timide; je ne l'ai pas vue.
—Mais comment savez-vous si elle est belle?
—Je ne sais pas; elle avait un beau bouquet, et j'en ai conclu qu'elle devait être belle et aimable.
»Voilà bien une raison philosophique! qu'en dites-vous?»
Entre temps, Pierre Leroux reprenait auprès de George Sand la place laissée vide par Sainte-Beuve, lui servait de directeur de conscience. Il avait fort à faire. Elle le chargeait notamment de sermonner Félicien Mallefille, qui, occupant à Nohant le poste de précepteur auquel Eugène Pelletan fut trouvé impropre, ajouta à ses fonctions officielles un autre emploi que l'on présume. Six mois durant, il eut l'honneur d'être un secrétaire très intime, et il ne voulait pas abdiquer; mais l'affection de George Sand suivit l'évolution coutumière. Au début, pendant l'hiver de 1837-38, elle atteste que Mallefille est une «nature sublime», qu'elle «l'aime de toute son âme» et donnerait pour lui «la moitié de son sang.» Or, il advint que le sentimental et envahissant précepteur s'avisa de vouloir supplanter ou doubler Liszt, et adressa à la comtesse d'Agoult une lettre enflammée et irrespectueuse. George Sand, que cette liaison domestique commençait à lasser, saisit l'occasion propice pour le rendre à ses stricts devoirs de pédagogue. Il résista, fit des scènes, faillit se battre en duel avec un ami de la maison. Afin de calmer cet effervescent, elle le dépêcha auprès de Pierre Leroux, en le munissant d'une petite image coloriée qui représentait saint Pierre au moment où le Christ le préserve d'être englouti par les flots. Elle avait joint cette dédicace: «Soyez le sauveur de celui qui se noie.» Et elle fournissait des explications complémentaires, dans une lettre en date du 26 septembre 1838: «Quand viendra entre vous la question des femmes, dites-lui bien qu'elles n'appartiennent pas à l'homme par droit de force brutale, et qu'on ne raccommode rien en se coupant la gorge.» Pierre Leroux administra la mercuriale demandée, débarrassa George Sand, sauva Mallefille et fut son remplaçant.
A Nohant, l'existence était celle de la liberté absolue, en même temps que du travail opiniâtre. De même à Paris, lorsque George Sand y faisait de rapides séjours. Elle se sentit délivrée de ses dernières entraves morales, lorsqu'elle perdit sa mère, à la fin d'août 1837. Tout aussitôt, elle écrit de Fontainebleau à son ami Gustave Papet: «Elle a eu la mort la plus douce et la plus calme; sans aucune agonie, sans aucun sentiment de sa fin, et croyant s'endormir pour se réveiller un instant après. Tu sais qu'elle était proprette et coquette. Sa dernière parole a été: «Arrangez-moi mes cheveux.» Pauvre petite femme! fine, intelligente, artiste, généreuse; colère dans les petites choses, et bonne dans les grandes. Elle m'avait fait bien souffrir, et mes plus grands maux me sont venus d'elle. Mais elle les avait bien réparés dans ces derniers temps, et j'ai eu la satisfaction de voir qu'elle comprenait enfin mon caractère et qu'elle me rendait une complète justice. J'ai la conscience d'avoir fait pour elle tout ce que je devais. Je puis bien dire que je n'ai plus de famille. Le ciel m'en a dédommagée en me donnant des amis tels que personne peut-être n'a eu le bonheur d'en avoir.»
Dans le nombre, Pierre Leroux occupe une situation avantageuse et comme privilégiée. Il n'était ni assez jeune ni assez séduisant pour obtenir l'affection exaltée qu'eurent en partage Jules Sandeau, Alfred de Musset et le docteur Pagello. Du moins il n'encourut pas la même disgrâce que Michel (de Bourges), Félicien Mallefille et plusieurs autres. En ce qui le concerne, la brouille retentissante ne succéda pas au violent enthousiasme. Ce fut une bonne liaison très littéraire, plus intellectuelle que tendre. George Sand y recueillit la substance métaphysique de Pierre Leroux, qui reçut en échange des romans humanitaires pour la Revue Indépendante. Elle subit cependant à tel point l'ascendant du philosophe qu'elle voulut éduquer ses enfants dans les principes de cette religion sociale. D'autres furent ses amants, Pierre Leroux fut son grand-prêtre laïque. «Dites-lui, mande-t-elle le 22 février 1839 de Majorque où elle cohabite avec Chopin, que j'élève Maurice dans son Evangile. Il faudra qu'il le perfectionne lui-même, quand le disciple sera sorti de page. En attendant, c'est un grand bonheur pour moi, je vous jure, que de pouvoir lui formuler mes sentiments et mes idées. C'est à Leroux que je dois cette formule, outre que je lui dois aussi quelques sentiments et beaucoup d'idées de plus[15].»
[Note 15: Il convient, d'ailleurs, d'observer qu'elle écrira plus tard, en décembre 1847: «C'est un génie admirable dans la vie idéale, mais qui patauge toujours dans la vie réelle.»]
Où trouver cette formule? Sera-ce dans les deux oeuvres de George Sand que Pierre Leroux a marquées de son empreinte la plus profonde, Spiridion et les Sept Cordes de la Lyre? L'élément de haute et abstraite psychologie y domine et presque y étouffe l'intrigue romanesque. Buloz n'avait aucune sympathie pour ce genre de littérature et ne l'accueillait dans la Revue des Deux Mondes qu'en maugréant et en réclamant pour ses lecteurs une pâture plus légère, plus facilement assimilable. George Sand, le 22 avril 1839, s'en explique dans une lettre à madame Marliani: «Dites à Buloz de se consoler! Je lui fais une espèce de roman dans son goût. Mais il faudra qu'il paye comptant, et qu'avant tout il fasse paraître la Lyre. Au reste, ne vous effrayez pas du roman au goût de Buloz, j'y mettrai plus de philosophie qu'il n'en pourra comprendre. Il n'y verra que du feu, la forme lui fera avaler le fond.» De quel roman s'agit-il là? Ce ne peut être d' Engelwald, un long récit dont l'intrigue, se déroulant au Tyrol, reflétait les doctrines républicaines de Michel (de Bourges), et dont le manuscrit fut retiré et détruit. Il est sans doute question, non pas d'Horace qui sera refusé par la Revue en raison de ses tendances socialistes, mais de Gabriel, roman devenu un drame, qui obtint les éloges les plus chaleureux de Balzac et repose sur l'ambiguïté de sexe d'une jeune fille, déguisée en garçon pour recueillir un majorat. Gabriel fut écrit à Marseille, au retour du voyage aux îles Baléares, et l'on peut supposer que l'écrivain y mit le reflet de son caractère et de sa pensée.
Spiridion, commencé à Nohant et terminé à Majorque, dans la chartreuse de Valdemosa, en janvier 1839, est dédié en ces termes à Pierre Leroux: «Ami et frère par les années, père et maître par la vertu et la science, agréez l'envoi d'un de mes contes, non comme un travail digne de vous être offert, mais comme un témoignage d'amitié et de vénération.» Ils étaient alors, elle et lui, en parfaite communion d'aspirations philosophiques, en pleine lune de miel littéraire. «J'ai la certitude, écrira-t-elle encore le 27 septembre 1841 à Charles Duvernet, qu'un jour on lira Leroux comme on lit le Contrat social. C'est le mot de M. de Lamartine… Au temps de mon scepticisme, quand j'écrivais Lélia, la tête perdue de douleurs et de doutes sur toute chose, j'adorais la bonté, la simplicité, la science, la profondeur de Leroux; mais je n'étais pas convaincue. Je le regardais comme un homme dupe de sa vertu. J'en ai bien rappelé; car, si j'ai une goutte de vertu dans les veines, c'est à lui que je la dois, depuis cinq ans que je l'étudie, lui et ses oeuvres.» Cette étude inspira à George Sand la thèse de Spiridion, ainsi qu'elle l'indique dans la préface générale écrite en 1842 et recueillie dans le volume, Questions d'art et de littérature: «Je demandai à mon siècle quelle était sa religion. On m'observa que cette préoccupation de mon cerveau manquait d'actualité. Les critiques qui m'avaient tant reproché de n'avoir ni foi ni loi, de n'être qu'un artiste, c'est-à-dire, dans leurs idées d'alors, un brouillon et un athée, m'adressèrent de doctes et paternels reproches sur ma prétention à une croyance, et m'accusèrent de vouloir me donner des airs de philosophe. «Restez artiste!» me disait-on alors de toutes parts, comme Voltaire disait à son perruquier: «Fais des perruques.»
Dans Spiridion apparaît la trilogie ou la trinité mystique, chère à Pierre Leroux, et que George Sand résumait en une lettre à mademoiselle Leroyer de Chantepie, le 28 août 1842: «Je crois à la vie éternelle, à l'humanité éternelle, au progrès éternel.» Cette religion de bienfaisance et d'amour ouvre à nos regards des perspectives infinies de beauté, de bonheur et d'espoir. Le maître a vu clair dans ces espaces, et le néophyte, qui a la foi, redit ce que le maître a vu. Il s'en fait gloire et le proclame dans une lettre à M. Guillon, du 14 février 1844: «George Sand n'est qu'un pâle reflet de Pierre Leroux, un disciple fanatique du même idéal, mais un disciple muet et ravi devant sa parole, toujours prêt à jeter au feu toutes ses oeuvres, pour écrire, parler, penser, prier et agir sous son inspiration. Je ne suis que le vulgarisateur à la plume diligente et au coeur impressionnable, qui cherche à traduire dans des romans la philosophie du maître. Otez-vous donc de l'esprit que je suis un grand talent. Je ne suis rien du tout, qu'un croyant docile et pénétré.» Suit une déclaration, que nous n'accepterons pas sans réserve, sur le genre d'amour, essentiellement platonique,—«psychique» dirait le Bellac du Monde où l'on s'ennuie,—qui a fait ce miracle. «L'amour de l'âme, dit-elle, je le veux bien, car, de la crinière du philosophe, je n'ai jamais songé à toucher un cheveu et n'ai jamais eu plus de rapports avec elle qu'avec la barbe du Grand Turc. Je dis cela pour que vous sentiez bien que c'est un acte de foi sérieux, le plus sérieux de ma vie, et non l'engouement équivoque d'une petite dame pour son médecin ou son confesseur. Il y a encore de la religion et de la foi en ce monde.»
Cette foi, cette religion, qui évoquent la mémoire du Vicaire Savoyard, vont prendre corps dans un couvent de Bénédictins où doit éclore et rayonner la lumière du renouveau. Hébronius, c'est-à-dire Spiridion, moine parvenu aux extrêmes confins d'un spiritualisme épuré qui, derrière le mythe et le symbole, entrevoit la réalité divine, a dépouillé, au sanctuaire de sa conscience, toutes les superstitions rituelles. George Sand nous dépeint ainsi l'état douloureux de cette âme: «Il renonça sans retour au christianisme; mais, comme il n'avait plus de religion nouvelle à embrasser à la place, et que, devenu plus prudent et plus calme, il ne voulait pas se faire inutilement accuser encore d'inconstance et d'apostasie, il garda toutes les pratiques extérieures de ce culte qu'il avait intérieurement abjuré. Mais ce n'était pas assez d'avoir quitté l'erreur; il aurait encore fallu trouver la vérité. «Spiridion l'a cherchée, et après lui son disciple Fulgence, et ensuite Alexis, disciple de Fulgence, et enfin Angel, disciple d'Alexis. A quel résultat sont-ils parvenus? Ils n'ont établi que ce qu'on pourrait appeler des constatations négatives. Leur doctrine, très nette en sa partie critique, demeurera vague en ses conclusions positives. Le P. Alexis a été conçu fort exactement: il expose à Angel les vices et les calculs des moines, leurs voisins de cellules. C'est un tableau, sévère mais véridique, de la vie conventuelle et de l'âme monacale: «Ils ont pressenti en toi un homme de coeur, sensible à l'outrage, compatissant à la souffrance, ennemi des féroces et lâches passions. Ils se sont dit que dans un tel homme ils ne trouveraient pas un complice, mais un juge; et ils veulent faire de toi ce qu'ils font de tous ceux dont la vertu les effraie et dont la candeur les gêne. Ils veulent t'abrutir, effacer en toi par la persécution toute notion du juste et de l'injuste, émousser par d'inutiles souffrances toute généreuse énergie. Ils veulent, par de mystérieux et vils complots, par des énigmes sans mot et des châtiments sans objet, t'habituer à vivre brutalement dans l'amour et l'estime de toi seul, à te passer de sympathie, à perdre toute confiance, à mépriser toute amitié. Ils veulent te faire désespérer de la bonté du maître, te dégoûter de la prière, te forcer à mentir ou à trahir tes frères dans la confession, te rendre envieux, sournois, calomniateur, délateur. Ils veulent te rendre pervers, stupide et infâme. Ils veulent t'enseigner que le premier des biens c'est l'intempérance et l'oisiveté, que pour s'y livrer en paix il faut tout avilir, tout sacrifier, dépouiller tout souvenir de grandeur, tuer tout noble instinct. Ils veulent t'enseigner la haine hypocrite, la vengeance patiente, la couardise et la férocité. Ils veulent que ton âme meure pour avoir été nourrie de miel, pour avoir aimé la douceur et l'innocence. Ils veulent, en un mot, faire de toi un moine.» Et, comme Angel se récrie devant cette peinture d'un monastère avili, peuplé de prévaricateurs, Alexis résume ce qui, dans sa bouche, n'est pas une philippique ou une déclamation sous forme de réquisitoire, mais une thèse étayée par des faits: «Tu chercherais en vain un couvent moins souillé et des moines meilleurs; tous sont ainsi. La foi est perdue sur la terre, et le vice est impuni.»
Comment réveiller la foi et exterminer le vice? Il faut d'abord, à l'estime du P. Alexis, écho de Spiridion, c'est-à-dire de Pierre Leroux, remonter à l'origine de l'Etre et se donner à soi-même une explication plus normale que la simple pré-existence d'un Dieu pur esprit, qui tire de sa seule substance la matière et peut la faire rentrer en lui par un anéantissement pareil à sa création. Voici de la Cause des causes, dont nous sommes les effets, l'interprétation métaphysique que le vertueux Alexis ne saurait admettre: «Organisé comme il l'est, l'homme, qui ne doit pourtant juger et croire que d'après ses perceptions, peut-il concevoir qu'on fasse de rien quelque chose, et de quelque chose rien? Et sur cette base, quel édifice se trouve bâti? Que vient faire l'homme sur ce monde matériel que le pur esprit a tiré de lui-même? Il a été tiré et formé de la matière, puis placé dessus par le Dieu qui connaît l'avenir, pour être soumis à des épreuves que ce Dieu dispose à son gré et dont il sait d'avance l'issue, pour lutter, en un mot, contre un danger auquel il doit nécessairement succomber, et expier ensuite une faute qu'il n'a pu s'empêcher de commettre.»
A cette conception des antiques théologies, que l'on retrouve encore dans le christianisme, Spiridion opposait une croyance d'éternel devenir et de perpétuel recommencement, qu'il déduisait au cours de ses entretiens avec Fulgence: «Que peut signifier ce mot, passé? et quelle action veut marquer ce verbe, n'être plus? Ne sont-ce pas là des idées créées par l'erreur de nos sens et l'impuissance de notre raison? Ce qui a été peut-il cesser d'être? Et ce qui est peut-il n'avoir pas été de tout temps?» Puis, comme Fulgence l'interroge à la manière dont les apôtres interrogeaient le Christ, et lui demande s'il ne mourra point ou si on le verra encore après qu'il ne sera plus, Spiridion insiste et cherche à préciser. C'est ici qu'en dépit de ses efforts la doctrine devient fluide: «Je ne serai plus et je serai encore, répondit le maître. Si tu ne cesses pas de m'aimer, tu me verras, tu me sentiras, tu m'entendras partout. Ma forme sera devant tes yeux, parce qu'elle restera gravée dans ton esprit; ma voix vibrera à ton oreille, parce qu'elle restera dans la mémoire de ton coeur; mon esprit se révélera encore à ton esprit, parce que ton âme me comprend et me possède.» Par suite, la mort n'est plus qu'une apparence, c'est en réalité une transformation de la substance et une migration. Spiridion, à son lit d'agonie, lègue cette promesse et cette certitude à Fulgence: «Je ne m'en vais pas… Tous les éléments de mon être retournent à Dieu, et une partie de moi passe en toi.» Ainsi le spiritualisme transcendant de Pierre Leroux rejoint l'enseignement du Christ. A défaut du Jardin des Olives et du Golgotha, nous gardons une Cène symbolique et une Pentecôte qui veut répandre à travers le monde d'autres évangélistes. Il n'y a pas résurrection de l'être, mais pérennité de l'esprit. A telles enseignes que, lorsque Spiridion apparaît à ses disciples, on peut se demander si c'est par la présence réelle ou par la permanence secrète et la survivance suprasensible. Ni Alexis ni Angel, ni George Sand ni Pierre Leroux, ne se chargent de traduire le mythe, d'élucider le mystère.
Voici l'une de ces apparitions, à peine entrevue, bientôt enfuie comme un mirage, alors qu'Alexis, hanté par la curiosité de l'inconnu, pénètre dans la bibliothèque close, réservée aux livres hérétiques: «Il 'était assis dans l'embrasure d'une longue croisée gothique, et le soleil enveloppait d'un chaud rayon sa lumineuse chevelure blonde; il semblait lire attentivement. Je le contemplai, immobile, pendant environ une demi-minute, puis je fis un mouvement pour m'élancer à ses pieds; mais je me trouvai à genoux devant un fauteuil vide: la vision s'était évanouie dans le rayon solaire.» Au sortir de ces hallucinations ou de ces extases, Alexis, ne pouvant déchiffrer l'énigme de l'au delà, essaie au moins d'arracher à l'histoire des religions le secret de leurs vicissitudes. Il étudie tour à tour Abélard, Arnauld de Brescia, Pierre Valdo, tous les hétérodoxes du moyen âge, Wiclef, Jean Huss, Luther, ainsi que les philosophes de l'antiquité païenne. C'est la voie qui conduira George Sand, sur les traces de Pierre Leroux, vers les prodigieux héros de la guerre des Hussites, un Jean Ziska, un Procope le Grand, pour aboutir à la fiction de Consuelo et de la Comtesse de Rudolstadt. De cette pérégrination, et le P. Alexis et George Sand ont rapporté une sainte et légitime horreur contre cette fausse orthodoxie et cette prétendue infaillibilité qui édictent la maxime abominable: «Hors de l'Eglise, point de salut.» Et l'auteur de Spiridion, se substituant à son personnage, aboutit à une conclusion aussi lamentable que patente: «Il n'y a pas de milieu pour le catholique: il faut qu'il reste catholique ou qu'il devienne incrédule. Il faut que sa religion soit la seule vraie, ou que toutes les religions soient fausses.»
Sur ces ruines et avec les matériaux qui jonchent le sol, est-il possible d'opérer une reconstruction, d'édifier la Jérusalem nouvelle? Dans Spiridion, George Sand a consommé la besogne de démolition. Dans les Sept Cordes de la Lyre, se dessinera en 1839 le concept de la Cité future, où l'humanité, au lieu de végéter, devra prospérer et s'épanouir en une atmosphère de lumière et de beauté. Cette idée se formule sous les espèces d'un drame philosophique, analogue à ceux que s'est complu à concevoir Renan sur son déclin: l'Abbesse de Jouarre, Caliban, l'Eau de Jouvence, le Prêtre de Némi. Ici, l'oeuvre se divise en cinq actes, qui ont pour dénominations: la Lyre, les Cordes d'or, les Cordes d'argent, les Cordes d'acier, la Corde d'airain. Maître Albertus, docteur ès métaphysique, a hérité cette lyre de son vieil ami, le luthier Meinbaker, qui lui a légué le soin d'élever sa fille Hélène. Elle grandit parmi les disciples du philosophe, encline à cultiver la poésie et la musique qui lui sont interdites. Maître Albertus est un éducateur austère, incorruptible. A tous les acheteurs successifs il refusera de vendre la lyre merveilleuse; il la protégera contre le perfide Méphistophélès, qui tâchera de la dérober ou de la détruire. Il honore en elle la majesté d'un symbole. «L'âme, dit-il, est une lyre dont il faut faire vibrer toutes les cordes, tantôt ensemble, tantôt une à une, suivant les règles de l'harmonie et de la mélodie; mais, si on laisse rouiller ou détendre ces cordes à la fois délicates et puissantes, en vain l'on conservera avec soin la beauté extérieure de l'instrument, en vain l'or et l'ivoire de la lyre resteront purs et brillants; la voix du ciel ne l'habite plus, et ce corps sans âme n'est plus qu'un meuble inutile. «C'est la même doctrine que professe Hanz, disciple favori du maître, et qui paraît être un double de Pierre Leroux. Il récite fort congrûment sa leçon de métaphysique: «L'humanité est un vaste instrument dont toutes les cordes vibrent sous un souffle providentiel, et, malgré la différence des tons, elles produisent la sublime harmonie. Beaucoup de cordes sont brisées, beaucoup sont faussées; mais la loi de l'harmonie est telle que l'hymne éternel de la civilisation s'élève incessamment de toutes parts, et que tout tend à rétablir l'accord souvent détruit par l'orage qui passe.»
Le drame entier des Sept Cordes de la Lyre est sur ce ton métaphorique, un peu sibyllin. Tantôt, ce sont des apostrophes: «Principe éternel, âme de l'univers, ô grand esprit, ô Dieu! toi qui resplendis dans ce firmament sublime, et qui vis dans l'infini de ces soleils et de ces mondes étincelants…» Tantôt, des sentences synthétiques: «Je définis la métaphysique l'idée de Dieu, et la poésie, le sentiment de Dieu.» Ou encore: «Vous autres artistes, vous êtes des colombes, et nous, logiciens, des bêtes de somme.» Parfois, mais rarement, il y a un trait d'ironie: «A quoi sert la critique? A tracer des épitaphes.» Et ce passage, assez amer, semble viser Victor Cousin, chef de l'éclectisme, irréductible adversaire de Pierre Leroux: «Au nom de la philosophie, tel ambitieux occupe les premières charges de l'Etat, tandis que, martyr de son génie, tel artiste vit dans la misère, entre le désespoir et la vulgarité.»
De ci, de là, le dialogue s'émaille de morceaux d'éloquence, de maximes d'un style noble, un peu tendu. Hélène s'écrie, en soutenant la lyre d'une main, en levant l'autre vers le ciel: «La vie est courte, mais elle est pleine! L'homme n'a qu'un jour, mais ce jour est l'aurore de l'éternité!» Et la lyre résonne magnifiquement, et Hanz s'écrie à son tour, comme l'antistrophe succédant à la strophe: «Oui, l'âme est immortelle, et, après cette vie, l'infini s'ouvrira devant nous.» Puis, résonne à notre oreille, tandis que nous gravissons les pentes du Parnasse, du Pinde ou de l'Hélicon, le Choeur des esprits célestes: «Chaque grain de poussière d'or qui se balance dans le rayon solaire chante la gloire et la beauté de l'Eternel; chaque goutte de rosée qui brille sur chaque brin d'herbe chante la gloire et la beauté de l'Eternel; chaque flot du rivage, chaque rocher, chaque brin de mousse, chaque insecte chante la gloire et la beauté de l'Eternel! Et le soleil de la terre, et la lune pâle, et les vastes planètes, et tous les soleils de l'infini avec les mondes innombrables qu'ils éclairent, et les splendeurs de l'éther étincelant, et les abîmes incommensurables de l'empyrée, entendent la voix du grain de sable qui roule sur la pente de la montagne, la voix que l'insecte produit en dépliant son aile diaprée, la voix de la fleur qui sèche et éclate en laissant tomber sa graine, la voix de la mousse qui fleurit, la voix de la feuille qui se dilate en buvant la goutte de rosée; et l'Eternel entend toutes les voix de la lyre universelle.»
Pourquoi maître Albertus brise-t-il successivement les deux cordes d'or, les deux cordes d'argent, qui représentent, celles-là la foi et l'infini, celles-ci l'espérance et la beauté? Ce n'est pas pour complaire à Méphistophélès, qu'il traite avec une rudesse antisémite: «Votre maladie, dites-vous, était mortelle, mais les juifs ont la vie si dure!… Quand un juif se plaint, c'est signe qu'il est content.» Albertus, quoique ce drame ne soit ni localisé ni daté, est un idéaliste que le machinisme moderne doit déconcerter. Mais l'Esprit de la lyre lui annonce—comme la Sibylle à Enée les glorieux destins réservés aux chemins de fer. Cette prophétie ne sera point sans intérêt, formulée qu'elle est en 1839: «Sur ces chemins étroits, rayés de fer, qui tantôt s'élèvent sur les collines et tantôt s'enfoncent et se perdent dans le sein des la terre, vois rouler, avec la rapidité de la foudre, ces lourds chariots enchaînés à la file, qui portent des populations entières d'une frontière à l'autre dans l'espace d'un jour, et qui n'ont pour moteur qu'une colonne de noire fumée! Ne dirait-on pas du char de Vulcain roulé par la main formidable des invisibles cyclopes?» On pourrait ajouter que la description de George Sand ressemble au développement d'une matière de vers latins ou à une paraphrase en prose de l'abbé Delille.
Après les cordes d'acier brisées, qui étaient les cordes humaines, il ne reste plus que la seule corde d'airain, la corde d'amour. Et l'Esprit de la lyre murmure à Hélène, mystiquement éprise d'Albertus: «O Hélène, aime-moi comme je t'aime! L'amour est puissant, l'amour est immense, l'amour est tout; c'est l'amour qui est dieu; car l'amour est la seule chose qui puisse être infinie dans le coeur de l'homme.» En un paroxysme d'extase, la jeune fille saisit la lyre, touche avec impétuosité la corde d'airain et la brise. Elle tombe morte, Albertus évanoui. Quand il se réveille, il dit à ses disciples ces simples paroles: «Mes enfants, l'orage a éclaté, mais le temps est serein; mes pleurs ont coulé, mais mon front est calme; la lyre est brisée, mais l'harmonie a passé dans mon âme. Allons travailler!» Et ce dernier mot est précisément celui que Claude Ruper, qui a prié comme Albertus, adresse à son disciple Antonin, quand le rideau du dernier acte tombe sur la Femme de Claude.
Voilà les pensées sublimes d'éternité et de pardon que nous retrouverons au terme de la Comtesse de Rudolstadt! Elles rappellent la maxime admirable du sage: «Il faut travailler comme si l'on devait vivre toujours, et être prêt comme si l'on devait partir demain.» Cet idéal de perfection, de bonté et d'amour, hantait l'âme généreuse de George Sand, alors que la calomnie stupide l'accusait d'aller le dimanche à la barrière et d'en revenir ivre avec Pierre Leroux.