George Sand et ses amis
CHAPITRE XXI
INFLUENCE ARTISTIQUE: LISZT ET CHOPIN
C'est à Franz Liszt qu'est adressée la septième des Lettres d'un Voyageur, sur Lavater et la maison déserte. A ce grand musicien, «l'enfant sublime», de quoi George Sand pouvait-elle parler, sinon de musique? «Heureux amis! s'écrie-t-elle, que l'art auquel vous vous êtes adonnés est une noble et douce vocation, et que le mien est aride et fâcheux auprès du vôtre! Il me faut travailler dans le silence et la solitude, tandis que le musicien vit d'accord, de sympathie et d'union avec ses élèves et ses exécutants. La musique s'enseigne, se révèle, se répand, se communique. L'harmonie des sons n'exige-t-elle pas celle des volontés et des sentiments? Quelle superbe république réalisent cent instrumentistes réunis par un même esprit d'ordre et d'amour pour exécuter la symphonie d'un grand maître! Oui, la musique, c'est la prière, c'est la foi, c'est l'amitié, c'est l'association par excellence.» En même temps qu'à Franz Liszt, cette définition enthousiaste était destinée à celle qui partageait sa vie et qui, pour lui, avait sacrifié les séductions du monde et l'orgueil d'une origine aristocratique, la brillante Marie de Flavigny, comtesse d'Agoult, en littérature Daniel Stern.
George Sand avait rencontré Liszt, en 1834, au temps de son intimité avec Alfred de Musset. Elle le tint d'abord à distance, pour complaire sans doute à son ombrageux amant. Plus tard, quand l'illustre pianiste eut contracté une liaison rendue publique, tous obstacles disparurent. Au mois de mai 1835, George Sand écrivait à madame d'Agoult, qui avait suivi Liszt à Genève: «Ma belle comtesse aux beaux cheveux blonds, je ne vous connais pas personnellement, mais j'ai entendu Franz parler de vous et je vous ai vue. Je crois que, d'après cela, je puis sans folie vous dire que je vous aime, que vous me semblez la seule chose belle, estimable et vraiment noble que j'aie vue briller dans la sphère patricienne. Il faut que vous soyez en effet bien puissante pour que j'aie oublié que vous êtes comtesse. Mais, à présent, vous êtes pour moi le véritable type de la princesse fantastique, artiste, aimante et noble de manières, de langage et d'ajustements, comme les filles des rois aux temps poétiques.» Et la lettre se termine par ces simples mots, exquisement délicats: «Adieu, chère Marie. Ave, Maria, gratia plena!»
Si plus tard une brouille ou un refroidissement se produisit entre ces deux femmes de lettres, ce ne fut point à l'occasion de Liszt. Il ne plut jamais, amoureusement s'entend, à George Sand qui ne lui plut pas davantage. Leurs atomes crochus refusèrent de se joindre. Et pourtant Liszt était un séducteur irrésistible, qui traînait les coeurs sur son passage et cueillait ses fantaisies, comme des fleurs dans un parterre. Don Juan mystique, tour à tour voué à la passion et à la religiosité, il n'enrichit pas la galerie de George Sand. Peut-être eût-elle souhaité d'esquisser vaguement avec lui un marivaudage, pour réveiller par la jalousie la tendresse languissante de Musset. Mais «aimer Liszt, dit-elle familièrement, m'eût été aussi impossible que d'aimer les épinards.» Il y avait de rares plats qui n'étaient pas à son goût. Au demeurant, elle avait bon appétit.
Franz Liszt offre, au regard des aspirations intellectuelles, le même contraste que dans l'ordre moral et religieux. Son esprit fut aussi contradictoire que son coeur. Né en 1811 d'une famille très modeste de Hongrie—son père était attaché aux domaines du prince Esterhazy—il eut la fortune et les succès précoces d'un petit prodige, doué d'une merveilleuse virtuosité. La société la plus aristocratique de toute l'Europe lui octroya ses flatteries et ses caresses. Il se glissa pourtant quelques déboires à travers tant de cajoleries féminines. Franz Liszt ne put épouser la jeune fille qu'il aimait, une de ses élèves, mademoiselle Caroline de Saint-Criq. Cette déception, le tour naturel de son esprit idéaliste et humanitaire, le milieu ambiant, saturé d'effluves socialistes, l'amenèrent à professer des doctrines démocratiques qui s'harmonisaient avec les revendications de George Sand. Pour compléter une instruction demeurée fort incomplète en dehors de la musique, le pianiste hongrois s'adressait à tout venant, il cherchait, de ci, de là, cette lumière de l'âme que, plus tard, il pensera trouver dans le catholicisme. A l'avocat Crémieux, futur garde des sceaux et dès lors intime ami, voire même secrétaire de la tragédienne Rachel, il demandait un jour, à brûle-pourpoint: «Monsieur Crémieux, apprenez-moi toute la littérature française.»
Après une période saint-simonienne, analogue à celle que traversa Sainte-Beuve et qu'effleura George Sand, il vécut dans l'intimité de Lamennais dont il accepta avec enthousiasme la philosophie chrétienne, la foi élargie et le dogmatisme épuré. La religion du Christ devenait la religion d'une humanité supérieure, la communion des âmes en des croyances compréhensives et symboliques. Ce fut une des haltes de la pensée mobile de George Sand, qui aimait à fuir vers de nouveaux horizons. Franz Liszt lui servit d'intermédiaire auprès de Lamennais, dont l'âme foncièrement aimante, mais inquiète, revêtait des apparences de sauvagerie. Chez lui, l'humanitaire côtoyait le misanthrope. Le musicien servit de trait d'union entre l'apôtre et la néophyte. Alfred de Musset ne risquait plus de projeter sur cette relation tout amicale l'ombre de sa jalousie. George Sand conçut pour Lamennais de la vénération, pour Franz Liszt, partant pour madame d'Agoult, une sympathie qui s'épancha, de part et d'autre, en une correspondance chaleureuse.
On a publié bon nombre de lettres adressées par George Sand, non seulement à Liszt, mais encore à son amie. Or madame d'Agoult, abandonnant mari et enfant dans un de ces coups de tête familiers à une nature qui se plaisait au tapage et à la publicité, s'était réfugiée à Genève. Liszt l'y avait rejointe. C'était la, au vrai, le thème de l'un de ces romans où George Sand plaidait les droits de l'amour libre contre les entraves conjugales. Tout aussitôt, entre les deux femmes également sollicitées par la littérature, par la vie indépendante et par un besoin d'émancipation sociale, se noua ce que M. Rocheblave a dénommé «une Amitié romanesque.[16]» George Sand, aussi spontanée et simple que la comtesse d'Agoult était calculée et hautaine, livra son coeur et sa pensée avec sa prodigalité coutumière. De Nohant elle envoya à Genève des lettres charmantes. Dans celle du 1er novembre 1835, elle donne d'elle-même une définition précieuse à retenir: «Imaginez-vous, ma chère amie, que mon plus grand supplice, c'est la timidité. Vous ne vous en douteriez guère, n'est-ce pas? Tout le monde me croit l'esprit et le caractère fort audacieux. On se trompe. J'ai l'esprit indifférent et le caractère quinteux.»
[Note 16: Revue de Paris, du 15 décembre 1894.]
Elle explique que l'espèce humaine est son ennemie, qu'elle a eu, comme Alceste, des haines vigoureuses. Mais elles se sont calmées. Toute furie a disparu. Cependant, dit-elle, «il y a un froid de mort pour tout ce que je ne connais pas. J'ai bien peur que ce ne soit là ce qu'on appelle l'égoïsme de la vieillesse.» Elle se calomnie, car elle aime ses amis avec tendresse, avec engouement, avec aveuglement, et elle aspire à se guérir de ses moments de raideur. Pour cette cure morale, elle compte sur l'assistance bienveillante de madame d'Agoult et se remet entre ses mains. «Si nous nous lions davantage, comme je le veux, il faudra que vous preniez de l'empire sur moi; autrement, je serai toujours désagréable. Si vous me traitez comme un enfant, je deviendrai bonne, parce que je serai à l'aise, parce que je ne craindrai pas de tirer à conséquence, parce que je pourrai dire tout ce qu'il y a de plus bête, de plus fou, de plus déplacé, sans avoir honte. Je saurai que vous m'avez acceptée… Il faut vous arranger bien vite pour que je vous aime. Ce sera bien facile. D'abord, j'aime Franz. Il m'a dit de vous aimer. Il m'a répondu de vous comme de lui.» Puis voici, ce qui est assez rare sous la plume de George Sand, un mélange de coquetterie et de subtilité un peu mièvre, avec un impatient désir de plaire: «La première fois que je vous ai vue, je vous ai trouvée jolie; mais vous étiez froide. La seconde fois, je vous ai dit que je détestais la noblesse. Je ne savais pas que vous en étiez. Au lieu de me donner un soufflet, comme je le méritais, vous m'avez parlé de votre âme, comme si vous me connaissiez depuis dix ans. C'était bien, et j'ai eu tout de suite envie de vous aimer; mais je ne vous aime pas encore. Ce n'est pas parce que je ne vous connais pas assez. Je vous connais autant que je vous connaîtrai dans vingt ans. C'est vous qui ne me connaissez pas assez. Ne sachant si vous pourrez m'aimer, telle que je suis en réalité, je ne veux pas vous aimer encore.» Et elle se compare très modestement à un porc-épic que frôle une main douce et blanche. Elle appréhende de rebuter les caresses ou simplement la sollicitude. «Ainsi, voyez si vous pouvez accorder votre coeur à un porc-épic. Je suis capable de tout. Je vous ferai mille sottises. Je vous marcherai sur les pieds. Je vous répondrai une grossièreté à propos de rien. Je vous reprocherai un défaut que vous n'avez pas. Je vous supposerai une intention que vous n'aurez jamais eue. Je vous tournerai le dos. En un mot, je serai insupportable jusqu'à ce que je sois bien sûre que je ne peux pas vous fâcher et vous dégoûter de moi. Oh! alors, je vous porterai sur mon dos. Je vous ferai la cuisine. Je laverai vos assiettes. Tout ce que vous me direz me semblera divin. Si vous marchez dans quelque chose de sale, je trouverai que cela sent bon.»
Au porc-épic, comment va répondre celle que George Sand définissait «la blonde péri à la robe d'azur?» Elle se compare à une tortue qu'elle a reçue pour ses étrennes, ironique symbole de la rapidité et de la mobilité de ses idées. «Eh bien, ajoute-t-elle, ne vous laissez pas rebuter par les écailles de la tortue, qui ne s'effraie nullement des piquants du porc-épic. Sous ces écailles, il y a encore de la vie.» Est-ce une fable, imitée de La Fontaine, «la Tortue et le Porc-épic,» qui va nous déduire quelque moralité? Elle commence à merveille. George couvre Marie de louanges, s'extasie devant son incommensurable supériorité, lui conseille, la supplie d'écrire et de manifester son talent. «Faites-en profiter le monde: vous le devez.» La fumée de cet encens était suave à l'orgueilleuse sensualité de la comtesse d'Agoult. En cette lune de miel de l'amitié, George Sand déverse les effluves de sa tendresse. On se donne de petits noms caressants. Piffoël, de Nohant, adore les Fellows, de Genève. Elle aspire à les rejoindre. Ce projet, entravé par l'instance contre M. Dudevant, se réalise, non pas en septembre 1835, comme l'indique par erreur M. Rocheblave, mais seulement en septembre 1836. Ce sont douze mois d'attente impatiente. George Sand maudit les lenteurs de Thémis. Le 5 mai 1836, en pleine bataille judiciaire, elle écrit à Franz Liszt: «Je serais depuis longtemps près de vous, sans tous ces déboires. C'est mon rêve, c'est l'Eldorado que je me fais, quand je puis avoir, entre le procès et le travail, un quart d'heure de rêvasserie. Pourrai-je entrer dans ce beau château en Espagne? Serai-je quelque jour assise aux pieds de la belle et bonne Marie, sous le piano de Votre Excellence?» Et deux mois plus tard, le 10 juillet, elle emploie presque les mêmes termes, dans une lettre à madame d'Agoult: «Je rêve mon oasis près de vous et de Franz. Après tant de sables traversés, après avoir affronté tant d'orages, j'ai besoin de la source pure et de l'ombrage des deux beaux palmiers du désert.» Au préalable, ce sont des échanges d'impressions littéraires. Lamartine subit de rudes assauts. «Il m'est impossible, écrit Liszt, d'accepter comme une grande oeuvre l'ensemble de Jocelyn.» Et George Sand lui répond, non moins sévère: «Jocelyn est, en somme, un mauvais ouvrage. Pensées communes, sentiment faux, style lâché, vers plats et diffus, sujet rebattu, personnages traînant partout, affectation jointe à la négligence; mais, au milieu de tout cela, il y a des pages et des chapitres qui n'existent dans aucune langue et que j'ai relus jusqu'à sept fois de suite en pleurant comme un âne.» La postérité ne retiendra que la seconde partie de ce jugement. Ane ou non, celui qui a pleuré est désarmé et conquis.
A noter aussi cette appréciation d'un Italien que madame d'Agoult interrogeait sur les célébrités littéraires: «Conoscete i libri di George Sand?—Si, Signora (ici une moue indéfinissable voulant dire à peu près: ce n'est pas le Pérou) mi piace di più…», je crus entendre Victor Hugo; pourtant, pour plus de sûreté, et comme par un pressentiment de la joie qu'il allait me donner, je lui fis répéter le nom: «Mi piace molto di più, Paul de Kock.» Et madame d'Agoult a beau s'écrier: «O soleil, voile ta face! O lune, rougis de honte,» on se demande si elle n'a pas éprouvé quelque contentement à informer George Sand qu'on lui préfère Paul de Kock. N'est-ce pas bien d'une femme, à tout le moins d'une femme de lettres?
A Paris, le bruit courait que Liszt était à Genève, non pas avec madame d'Agoult, mais avec George Sand. Celle-ci, fort occupée à plaider, trouve plaisir à leur communiquer ce racontar extravagant, qui circule à travers la petite ville cancanière de La Châtre. Elle envie leur sort d'êtres libérés des servitudes mondaines, tandis qu'elle supporte l'inquisition des curiosités provinciales, et, travailleuse nocturne, elle termine ainsi sa lettre: «Bonjour! il est six heures du matin. Le rossignol chante, et l'odeur d'un lilas arrive jusqu'à moi par une mauvaise petite rue tortueuse, noire et sale.» Ce bonjour, elle le leur apporte en personne, dès qu'elle peut sortir de l'antre de la chicane et disposer de trois cents écus. Elle part de Nohant, le 28 août 1836, avec Maurice et Solange, et passe en Suisse tout le mois de septembre. Son arrivée à Genève est plaisante. En descendant de la diligence, elle demande au postillon le domicile de M. Liszt, en disant que c'est un artiste: l'un veut la conduire chez un vétérinaire, un autre chez un marchand de violons, un troisième chez un musicien du théâtre.
Ce mois de séjour fut charmant. Piffoëls et Fellows s'étaient rejoints à Chamonix. La troupe joyeuse et folle s'égayait de tout, mais d'abord des effarements d'Ursule, la servante berrichonne, qui, à Martigny, croyait être à la Martinique et tremblait de traverser la mer pour revenir au pays. La famille Piffoëls—surnom tiré du long nez de George Sand et de son fils—s'inscrivait ainsi sur un registre d'hôtel: Domicile, la nature; d'où ils viennent, de Dieu; où ils vont, au ciel; lieu de naissance, Europe; qualités, flâneurs.
Au mois d'octobre, George Sand rentre à Paris, après avoir touché barre à Nohant. Elle s'installe à l'Hôtel de France, rue Laffitte, où viennent également habiter Liszt et madame d'Agoult. Les deux femmes ont un salon commun. Au bout de deux mois de cette cohabitation de phalanstère, George Sand, fidèle à ses préférences pour la campagne, regagne son Berry: elle y travaille plus à l'aise. Elle était éblouie, fatiguée du mouvement intellectuel et mondain où se complaisait sa tumultueuse amie et où tournoyaient toutes les célébrités littéraires de l'époque: Lamennais, Henri Heine, Lamartine, Berryer, Pierre Leroux, Eugène Sue, Mickiewicz, Ballanche, Louis de Ronchaud. C'était un kaléidoscope, une lanterne magique.
L'intimité cependant subsistait. A la fin de janvier 1837, madame d'Agoult—autrement dit, «la Princesse» ou «Mirabelle»—se rendit à Nohant. Elle y passa plusieurs semaines, amenant derrière elle Franz Liszt et plusieurs amis, tels que Charles Didier, Alexandre Rey et l'acteur Bocage. Frédéric Chopin, l'émule de Liszt, avait été invité. Il ne vint pas.
L'illustre compositeur polonais, alors âgé de vingt-huit ans—de six ans plus jeune que George Sand—était récemment entré en relations avec elle. Dans quelles conditions? On a peine à le préciser. Il a raconté, et ses biographes répètent, que ce fut à une soirée chez la comtesse Marliani. Le comte Wodzinski, dans son livre, les Trois Romans de Chopin, a singulièrement dramatisé l'aventure: «Toute la journée, il crut entendre de ces appels mystérieux qui jadis, aux temps de son adolescence, le faisaient souvent se retourner, au milieu de ses promenades ou de ses rêveries, et qu'il disait être ses esprits avertisseurs… Le soir, arrivé à la porte de l'hôtel Marliani, un tremblement nerveux le secoua; un instant, il eut l'idée de retourner sur ses pas; puis il dépassa le seuil des salons. Le sort en décidait ainsi.» Il ne tarda pas à s'asseoir devant le piano et à improviser. Quand il s'arrêta, il se trouva en face de George Sand qui le félicitait.
Frédéric Chopin n'avait pas la beauté radieuse, la grâce florentine de Franz Liszt; mais celui-ci était le talent, celui-là le génie. George Sand fut vite éprise, encore que les choses se fussent plus simplement passées que ne l'indiquent les biographies romanesques. Elle avait un vif désir de connaître Chopin, lequel n'éprouvait aucune sympathie pour les bas-bleus. Liszt et madame d'Agoult les rapprochèrent et ne tardèrent pas à le regretter. Le 28 mars 1837, de Nohant George Sand écrit à Franz: «Dites à Chopin que je le prie de vous accompagner; que Marie ne peut pas vivre sans lui, et que, moi, je l'adore.» Et, le 5 avril, à madame d'Agoult elle-même: «Dites à Chopin que je l'idolâtre.» La belle Princesse fut aussitôt jalouse, mordante et acerbe. Elle envoya ce malicieux bulletin de santé: «Chopin tousse avec une grâce infinie. C'est l'homme irrésolu; il n'y a chez lui que la toux de permanente.» Est-ce pour détourner ses soupçons que George Sand réplique, le 10 avril 1837: «Je veux les Fellows, je les veux le plus tôt et le plus longtemps possible. Je les veux à mort. Je veux aussi le Chopin et tous les Mickiewicz et Grzymala du monde. Je veux même Sue, si vous le voulez… Tout, excepté un amant.» Or, cet amant, elle allait l'avoir en Chopin, pour près de dix années. Madame d'Agoult ne le pardonna, ni à elle, ni à lui. Les relations se refroidirent, les lettres s'espacèrent. Et Lamennais, qui jugeait toutes ces incartades de femmes avec sa sévérité ascétique, résumera ainsi la brouille, dans une lettre adressée de Sainte-Pélagie, le 20 mai 1841, à M. de Vitrolles: «Elles s'aiment comme ces deux diables de Le Sage, l'un desquels disait: «On nous réconcilia, nous nous embrassâmes; depuis ce temps-là, nous sommes ennemis mortels.»
Inquiète de la santé de son fils qu'elle avait dû retirer du collège Henri IV et soigner à Nohant de même que Solange, tous deux gravement atteints de la variole, George Sand résolut de passer dans le midi l'hiver de 1838-39. Tandis que Liszt et sa compagne s'étaient rendus en Italie afin de dérober à la société parisienne quelque événement extra-conjugal, l'auteur de Lélia partit pour les îles Baléares. Outre ses enfants, elle emmenait Chopin. Entre temps, elle avait fourni à Balzac les matériaux d'un roman qu'elle lui conseillait d'intituler les Galériens, et où Liszt et madame d'Agoult devaient occuper le premier plan. Il modifia légèrement le sujet, élargit le cadre, et dans Béatrix ajouta le portrait de George Sand, d'ailleurs idéalisée en Camille Maupin.
L'Histoire de ma Vie, d'où les préoccupations apologétiques ne sont jamais absentes, laisse croire que Chopin s'imposa comme compagnon de voyage et que George Sand l'emmena par pure affection maternelle. Elle lui portait alors, à dire vrai, des sentiments plus tendres, qu'elle dérobait officiellement en l'appelant son cher enfant, son malade ordinaire. Et nous ne devons pas être dupes, lorsqu'elle prétend, quinze ans après, que ses amis et ceux de Chopin lui forcèrent la main. «J'eus tort, dit-elle, par le fait, de céder à leur espérance et à ma propre sollicitude. C'était bien assez de m'en aller seule à l'étranger avec deux enfants, l'un déjà malade, l'autre exubérant de santé et de turbulence, sans prendre encore un tourment de coeur et une responsabilité de médecin.» M. Rocheblave a dit excellemment, pour qualifier cette fugue et ce coup de tête sentimental: «Le voyage de Majorque fut, comme folie, le pendant du voyage de Venise.» Mais, lorsque George Sand était énamourée, elle ne raisonnait point et cédait à des élans impulsifs, qu'elle désavouait plus tard.
Chopin rejoignit à Perpignan ses compagnons de route, qui étaient venus à petites journées par la vallée du Rhône. La traversée fut favorable. Le 14 novembre 1838, George Sand écrivait, de Palma de Mallorca, à madame Marliani: «J'ai une jolie maison meublée, avec jardin et site magnifique, pour cinquante francs par mois. De plus, j'ai, à deux lieues de là, une cellule, c'est-à-dire trois pièces et un jardin plein d'oranges et de citrons, pour trente-cinq francs par an, dans la grande chartreuse de Valdemosa.» Les désillusions furent presque immédiates. Elles apparaissent dans la Correspondance, elles pullulent dans le volume intitulé Un Hiver à Majorque. «Notre voyage, avoue-t-elle, est un fiasco épouvantable.» A Palma, il n'y avait pas d'hôtel. Ils durent se contenter de «deux petites chambres garnies, ou plutôt dégarnies, dans une espèce de mauvais lieu, où les étrangers sont bien heureux d'avoir chacun un lit de sangle avec un matelas douillet et rebondi comme une ardoise, une chaise de paille, et, en fait d'aliments, du poivre et de l'ail à discrétion.» On trouve de la vermine dans les paillasses, des scorpions dans la soupe. Pour se procurer les objets de première nécessité, diurne ou nocturne, il faut écrire à Barcelone. Deux mois sont le moindre délai pour confectionner une paire de pincettes. Le piano de Chopin est soumis à 700 francs de droits d'entrée, chiffre qui s'abaisse à 400, en faisant sortir l'instrument par une autre porte de la ville. «Enfin, dit George Sand, le naturel du pays est le type de la méfiance, de l'inhospitalité, de la mauvaise grâce et de l'égoïsme. De plus, ils sont menteurs, voleurs, dévots comme au moyen âge. Ils font bénir leurs bêtes, tout comme si c'étaient des chrétiens. Ils ont la fête des mulets, des chevaux, des ânes, des chèvres et des cochons. Ce sont de vrais animaux eux-mêmes, puants, grossiers et poltrons; avec cela, superbes, très bien costumés, jouant de la guitare et dansant le fandango.» D'où proviennent tous ces vices, toute cette misère intellectuelle et morale? Du joug clérical sous lequel Majorque est courbée. Ce ne sont que couvents. L'Inquisition a trouvé là sa terre d'élection. Tous les domestiques, tous les gueux du pays sont fils de moines.
L'alimentation était détestable pour la santé précaire de Chopin. Il y avait cinq sortes de viandes: du cochon, du porc, du lard, du jambon, du salé. Pour dessert, la tourte de cochon à l'ail. Le climat, propice à Maurice et à Solange, avait une humidité tiède, très nuisible à Chopin. Les Majorquains, le croyant phtisique au dernier degré et le voyant cohabiter avec une famille qui n'allait pas à la messe, les mirent tous à l'index. Trois médecins, les meilleurs de l'île, furent appelés en consultation. «L'un, raconte Chopin, prétendait que j'allais finir; le second, que je me mourais; le troisième, que j'étais mort.» Pour George Sand, ce fut une torture. «Le pauvre grand artiste, dit-elle, était un malade détestable. Doux, enjoué, charmant dans le monde, il était désespérant dans l'intimité exclusive… Son esprit était écorché vif; le pli d'une feuille de rose, l'ombre d'une mouche le faisaient saigner.»
Toute la colonie ne demandait qu'à repartir. Petits et grands geignaient, moitié riant, moitié pleurant: «J'veux m'en aller cheux nous, dans noute pays de La Châtre, l'ous' qu'y a pas de tout ça.» Au commencement de mars, Chopin eut un crachement de sang qui épouvanta George Sand. Le lendemain, ils s'embarquèrent, en compagnie de cent pourceaux, sur l'unique vapeur de l'île. Pendant la traversée, le malade vomissait le sang à pleine cuvette. A Barcelone, l'hôtelier voulait faire payer le lit où il avait couché, sous prétexte que la police ordonnait de le brûler.
Le 8 mars, ils étaient à Marseille, puis ils firent une excursion à Gênes. Qu'allait devenir Chopin? Il demanda à George Sand de la suivre à Nohant. Elle acquiesça, mais, dans l'Histoire de ma Vie, revenue à d'autres sentiments, elle fournit des explications peu vraisemblables. «La perspective, dit-elle, de cette sorte d'alliance de famille avec un ami nouveau me donna à réfléchir. Je fus effrayée de la tâche que j'allais accepter et que j'avais crue devoir se borner au voyage en Espagne.» A ce prix, elle obéissait, non pas à la passion, mais à une sorte d'adoration maternelle très vive, très vraie, qu'elle déclare d'ailleurs moins profonde en elle que «l'amour des entrailles, le seul sentiment chaste qui puisse être passionné.» Enfin, elle se persuade ou veut nous persuader qu'elle accueillit Chopin, pour se défendre contre l'éventualité d'autres amours qui auraient risqué de la distraire de ses enfants. Elle y vit, citons le mot, un préservatif contre des émotions qu'elle ne voulait plus connaître. Et elle s'écrie, longtemps après, en un élan de phraséologie mystique: «Un devoir de plus dans ma vie, déjà si remplie et si accablée de fatigue, me parut une chance de plus pour l'austérité vers laquelle je me sentais attirée avec une sorte d'enthousiasme religieux.» Bref, elle résume ainsi sa vocation sentimentale: «J'avais de la tendresse et le besoin impérieux d'exercer cet instinct-là. Il me fallait chérir ou mourir.» Elle a beaucoup chéri, et elle est morte plus que septuagénaire.
Huit années durant, Chopin fut un compagnon absorbant et tyrannique. Ilvoulait chaque année retourner à Nohant, et chaque année il y languissait. Mondain, il s'ennuyait à la campagne. Aristocrate et raffiné, il était froissé et choqué dans un milieu sans apprêt, où Hippolyte Chatiron, le bâtard né heureux, frère naturel de George Sand, lui prodiguait ses effusions d'après boire. Catholique exalté, il ne pouvait communier en la religion humanitaire de Lamennais ou de Pierre Leroux. Il demeurait pourtant, attaché par l'admiration, l'adulation, les caresses enveloppantes qui l'ensorcelaient. Ne se donnant qu'à demi, il voulait qu'on lui appartînt tout à fait. L'Histoire de ma Vie observe avec une netteté un peu cruelle: «Il n'était pas né exclusif dans ses affections; il ne l'était que par rapport à celles qu'il exigeait. Il aimait passionnément trois femmes dans la même soirée de fête, et s'en allait tout seul, ne songeant à aucune d'elles, les laissant toutes trois convaincues de l'avoir exclusivement charmé.» Sa vanité maladive et son égoïsme allaient à ce point qu'il rompit avec une jeune fille qu'il allait demander en mariage, parce que, recevant sa visite avec celle d'un autre musicien, elle avait offert une chaise à ce dernier avant de faire asseoir Chopin.
A Paris également, d'abord rue Pigalle, puis square d'Orléans, le pianiste poitrinaire vécut auprès de George Sand, qui remplit avec un zèle infatigable l'office de garde-malade. Un refroidissement advint, lorsqu'il crut qu'elle l'avait peint dans Lucrezia Floriani, sous les traits du prince Karol, un rêveur déséquilibré. Et Lucrezia n'était-ce pas elle-même, cette étrange femme qui a des passions de huit jours ou d'une heure toujours sincères, mère de quatre enfants issus de trois pères différents? Ainsi se résume son signalement pathologique: «Une pauvre vieille fille de théâtre comme moi, veuve de… plusieurs amants (je n'ai jamais eu la pensée d'en revoir le compte).» Chopin avait lu Lucrezia Floriani, jour après jour, sur la table de George Sand. Il ne s'alarma et ne se crut visé que lorsque l'oeuvre parut en feuilleton dans la Presse: c'était au commencement de 1847. Le roman se termine par la victoire que l'amour des enfants remporte sur l'amour des amants. Il en fut de même dans la vie réelle. A la suite d'une querelle avec Maurice qui parla de quitter la partie—«cela, dit George Sand, ne pouvait pas et ne devait pas être».—Chopin abandonna, en juillet 1847, la maison du square d'Orléans. Elle murmure avec mélancolie: «Il ne supporta pas mon intervention légitime et nécessaire. Il baissa la tête et prononça que je ne l'aimais plus. Quel blasphème, après ces huit années de dévouement maternel! Mais le pauvre coeur froissé n'avait pas conscience de son délire.» Et elle écrit à Charles Poncy, l'ouvrier-poète: «J'ai été payée d'ingratitude, et le mal l'a emporté dans une âme dont j'aurais voulu faire le sanctuaire et le foyer du beau et du bien… Que Dieu m'assiste! je crois en lui et j'espère.»
Avant la mort de Chopin survenue le 17 octobre 1849, ils se rencontrèrent une seule fois dans un salon ami. George Sand s'approcha avec angoisse; en balbutiant: «Frédéric.» Il rencontra son regard suppliant, pâlit, se leva sans répondre et s'éloigna. Quels étaient ses mystérieux griefs? C'est le mutuel secret que tous deux ont emporté dans la tombe. Au terme de l'Histoire de ma Vie, George Sand se contente de quelques éloquentes apostrophes à ceux qu'elle a aimés et qui ont cessé d'être. Chopin, qui avait eu le plus long bail, doit en prendre sa part: «Saintes promesses des cieux, s'écrie-t-elle, où l'on se retrouve et où l'on se reconnaît, vous n'êtes pas un vain rêve!… O heures de suprême joie et d'ineffables émotions, quand la mère retrouvera son enfant, et les amis les dignes objets de leur amour!» Puis, faisant un retour sur soi-même, voici qu'elle prononce cette lugubre parole: «Mon coeur est un cimetière.» Sans doute elle y voit défiler les cortèges et s'accumuler les tombes des affections défuntes. Dès 1833, Jules Sandeau, évincé et jetant la flèche du Parthe, la comparait à une nécropole. Plus habile, il avait évité d'être livré au fossoyeur.
CHAPITRE XXII
CONSUELO ET LES ROMANS SOCIALISTES
A son retour de Majorque, dans une lettre adressée à madame Marliani le 3 juin 1839, George Sand se jugeait elle-même en ces termes: «Je l'avoue à ma honte, je n'ai guère été jusqu'ici qu'un artiste, et je suis encore à bien des égards et malgré moi un grand enfant.» Au cours des années suivantes, sous les influences contraires de Chopin et de Pierre Leroux, la lutte va s'engager entre les préoccupations de l'art et les sollicitations de la politique. De là, dans les romans de George Sand, un double filon qu'il nous faut suivre: d'un côté, Consuelo et la Comtesse de Rudolstadt, de l'autre, Horace, le Compagnon du Tour de France, le Meunier d'Angibault et le Péché de Monsieur Antoine. C'est le parallélisme des conceptions esthétiques et des rêves humanitaires.
Consuelo fut composé sous l'inspiration immédiate et dans le commerce quotidien de Chopin. L'oeuvre vaut, non seulement par l'intérêt de la fable, mais encore et surtout par la délicatesse et l'agrément de l'exécution. Très touchante est l'aventure de cette cantatrice, fille d'une bohémienne. George Sand en a succinctement résumé les péripéties, à la page 176 du troisième et dernier volume. Ce sont: les fiançailles de Consuelo au chevet de sa mère avec Anzoleto, l'infidélité de celui-ci, la haine de la Corilla, les outrageants desseins de Zustiniani, les conseils du Porpora, le départ de Venise, l'attachement qu'Albert avait pris pour elle, les offres de la famille de Rudolstadt, ses propres hésitations et ses scrupules, sa fuite du château des Géants, sa rencontre avec Joseph Haydn, son voyage, son effroi et sa compassion au lit de douleur de la Corilla, sa reconnaissance pour la protection accordée par le chanoine à l'enfant d'Anzoleto, enfin son retour à Vienne et son entrevue avec Marie-Thérèse.
Le début du roman est un pur chef-d'oeuvre, avec de curieux détails sur la vie intime de Venise et cette attachante figure du Porpora, le professeur de chant de Consuelo qui ne tarda pas à être surnommée la Porporina. Puis c'est le début triomphal de la cantatrice au théâtre San Samuel, où elle devient l'objet des poursuites du directeur, le comte Zustiniani. Il y a là sur la vie des coulisses et des planches un brillant développement qui rappelle certaines tirades de Kean. Le sujet qu'Alexandre Dumas père avait traité avec éloquence, George Sand s'en empare et le renouvelle ingénieusement. «Un comédien, dit-elle, n'est pas un homme; c'est une femme. Il ne vit que de vanité maladive; il ne songe qu'à satisfaire sa vanité; il ne travaille que pour s'enivrer de vanité. La beauté d'une femme lui fait du tort. Le talent d'une femme efface ou conteste le sien. Une femme est son rival, ou plutôt il est la rivale d'une femme; il a toutes les petitesses, tous les caprices, toutes les exigences, tous les ridicules d'une coquette.» Consuelo en fait l'expérience auprès d'Anzoleto, jusqu'à ce qu'elle s'éloigne, sur les conseils du Porpora, et se réfugie en Bohême, dans la famille de Rudolstadt. L'héritier de cette noble race, le comte Albert, a l'âme d'un vrai Hussite. Il descend du roi George Podiebrad et de Jean Ziska du Calice, chef des Taborites. Les doctrines d'autrefois hantent son imagination extatique: «Il haïssait les papes, ces apôtres de Jésus-Christ qui se liguent avec les rois contre le repos et la dignité des peuples. Il blâmait le luxe des évêques et l'esprit mondain des abbés, et l'ambition de tous les hommes d'église.» Cette question du hussitisme, les débats et les luttes qui se sont engagés autour de «la coupe de bois» par opposition aux vases d'or des Romains, ont intéressé et passionné George Sand. En dehors du roman de Consuelo, elle a écrit sur ce sujet deux remarquables études historiques. Jean Ziska est un émouvant récit de la guerre des Hussites; on y rencontre l'exacte définition des points de désaccord avec Rome. Dans Procope le Grand apparaît la doctrine de ces généreux révoltés, telle que la formule le pape Martin V dans sa lettre au roi de Pologne, Wladislas IV: «Ils disent qu'il ne faut point obéir aux rois, que tous les biens doivent être communs, et que tous les hommes sont égaux.» Bref, à l'estime de George Sand, ce sont les précurseurs de la Révolution française, dont ils réalisent par anticipation la devise. Leur cri: «La coupe au peuple!» a la valeur d'un impérissable symbole. Ils prêchent la communion universelle de l'humanité et protestent contre la corruption et la débauche de l'Eglise ultramontaine. Derrière le dogme utraquiste qui revendique la Cène sous les deux espèces, l'héroïque Bohême réclame la liberté du culte, la liberté de conscience, la liberté politique, la liberté civile. George Sand synthétise en ces termes l'enseignement qui découle du martyre de Jean Huss et de Jérôme de Prague: «L'Eglise est tombée au dernier rang dans l'esprit des peuples, parce qu'elle a versé le sang. L'Eglise n'est plus représentée que par des processions et des cathédrales, comme la royauté n'est plus représentée que par des citadelles et par des soldats. Mais l'Evangile, la doctrine de l'Egalité et de la Fraternité, est toujours et plus que jamais vivant dans l'âme du peuple. Et voyez le crucifié, il est toujours debout au sommet de nos édifices, il est toujours le drapeau de l'Eglise! Il est là sur son gibet, ce Galiléen, cet esclave, ce lépreux, ce paria, cette misère, cette pauvreté, cette faiblesse, cette protestation incarnées!… Sa prophétie s'est accomplie: il est remonté dans le Ciel, parce qu'il est rentré dans l'Idéal. Et de l'Idéal il redescendra pour se manifester sur la terre, pour apparaître dans le réel. Et voilà pourquoi, depuis dix-huit siècles, il plane adoré sur nos têtes.» Puis George Sand, confrontant les bûchers de Constance et de Rouen, aboutit à cette conclusion, toute conforme à sa thèse: «Qui ne sent dans son coeur que si Jeanne d'Arc eût vu le jour en Bohême, elle aurait été une de ces intrépides femmes du Tabor qui mouraient pour leur foi en Dieu et en l'Humanité?»
Dans Consuelo, le hussitisme n'est qu'un épisode. La partie vraiment attrayante de l'oeuvre, ce sont les incidents romanesques où le génie de George Sand se donne carrière: le voyage souterrain de la Porporina pour rejoindre Albert de Rudolstadt, l'arrivée d'Anzoleto au château des Géants, l'odyssée d'Haydn, les embûches tendues par le recruteur Mayer. Ce sont aussi telles pages prestigieuses, comme le discours de Satan qui se dit le frère du Christ, et maints paysages qui évoquent devant nos yeux le charme et la diversité de la nature. Quel poète se flatterait d'égaler cette prose harmonieuse et rythmée? Voici, par exemple, un passage qui traduit beaucoup mieux que le Chemineau, de M. Jean Richepin, la vision d'une route se déroulant à travers champs, parmi les sapins et les bruyères: «Qu'y-t-il de plus beau qu'un chemin? pensait Consuelo; c'est le symbole et l'image d'une vie active et variée. Que d'idées riantes s'attachent pour moi aux capricieux détours de celui-ci! Je ne me souviens pas des lieux qu'il traverse, et que pourtant j'ai traversés jadis. Mais qu'ils doivent être beaux, au prix de cette noire forteresse qui dort là éternellement sur ses immobiles rochers! Comme ces graviers aux pâles nuances d'or mat qui le rayent mollement, et ces genêts d'or brûlant qui le coupent de leurs ombres, sont plus doux à la vue que les allées droites et les raides charmilles de ce parc orgueilleux et froid! Rien qu'à regarder les grandes lignes sèches d'un jardin, la lassitude me prend: pourquoi mes pieds chercheraient-ils à atteindre ce que mes yeux et ma pensée embrassent tout d'abord? Au lieu que le libre chemin qui s'enfuit et se cache à demi dans les bois m'invite et m'appelle à suivre ses détours et à pénétrer ses mystères. Et puis ce chemin, c'est le passage de l'humanité, c'est la route de l'univers. Il n'appartient pas à un maître qui puisse le fermer et l'ouvrir, à son gré. Ce n'est pas seulement le puissant et le riche qui ont le droit de fouler ses marges fleuries et de respirer ses sauvages parfums. Tout oiseau peut suspendre son nid à ses branches, tout vagabond peut reposer sa tête sur ses pierres. Devant lui, un mur ou une palissade ne ferme point l'horizon. Le ciel ne finit pas devant lui; et, tant que la vue peut s'étendre, le chemin est une terre de liberté. A droite, à gauche, les champs, les bois appartiennent à des maîtres; le chemin appartient à celui qui ne possède pas autre chose; aussi comme il l'aime! Le plus grossier mendiant a pour lui un amour invincible. Qu'on lui bâtisse des hôpitaux aussi riches que des palais, ce seront toujours des prisons; sa poésie, son rêve, sa passion, ce sera toujours le grand chemin.»
Après un séjour à la cour de Marie-Thérèse, où l'élève préférée du Porpora, la compagne d'Haydn, redevient cantatrice, voici le retour au château des Géants. Elle y arrive pour épouser Albert et pour assister à sa mort. Mais cette mort—comme nous le verrons dans les deux volumes suivants de la Comtesse de Rudolstadt—n'était qu'une crise de catalepsie. Consuelo, veuve aussitôt que mariée, et dédaigneuse de la richesse, a quitté Vienne pour se réfugier à Berlin. Elle y courra d'autres dangers. Frédéric la poursuivra de ses assiduités, puis de sa rancune. Alors se succèdent la silhouette de Voltaire et celle de la soeur du roi, Amélie, abbesse de Quedlimbourg. Elle a une périlleuse aventure d'amour. Consuelo, qui s'y trouve mêlée par dévouement, est arrêtée, incarcérée à Spandau, sous la surveillance des époux Schwartz. Or c'est à leur fils, le mystique et sentimental Gottlieb, qu'elle devra la liberté. Ça et là, apparaissent de délicieux épisodes, ainsi celui du rouge-gorge et les adieux de Consuelo à sa prison.
Elle est libre, sauvée, entraînée dans une voiture par un individu masqué. Quel est-il? Elle ressent un trouble profond et ne songe pas à se dérober. Tandis que les chevaux galopent, elle s'endort auprès de ce singulier compagnon, qui a serré les deux bras autour de sa taille. Au réveil, elle essaie de se dégager, mais sans trop insister. Un vague attrait la domine. «L'inconnu rapprocha Consuelo de sa poitrine, dont la chaleur embrasa magnétiquement la sienne, et lui ôta la force et le désir de s'éloigner. Cependant il n'y avait rien de violent ni de brutal dans l'étreinte douce et brûlante de cet homme. La chasteté ne se sentait ni effrayée ni souillée par ses caresses; et Consuelo, comme si un charme eût été jeté sur elle, oubliant la retenue, on pourrait même dire la froideur virginale dont elle n'avait jamais été tentée de se départir, même dans les bras du fougueux Anzoleto, rendit à l'inconnu le baiser enthousiaste et pénétrant qu'il cherchait sur ses lèvres. Comme tout était bizarre et insolite chez cet être mystérieux, le transport involontaire de Consuelo ne parut ni le surprendre, ni l'enhardir, ni l'enivrer. Il la pressa encore lentement contre son coeur; et quoique ce fut avec une force extraordinaire, elle ne ressentit pas la douleur qu'une violente pression cause toujours à un être délicat. Elle n'éprouva pas non plus l'effroi et la honte qu'un si notable oubli de sa pudeur accoutumée eût dû lui apporter après un instant de réflexion. Aucune pensée ne vint troubler la sécurité ineffable de cet instant d'amour senti et partagé comme par miracle. C'était le premier de sa vie. Elle en avait l'instinct ou plutôt la révélation; et le charme en était si complet, si profond, si divin, que rien ne semblait pouvoir jamais l'altérer. L'inconnu lui paraissait un être à part, quelque chose d'angélique dont l'amour la sanctifiait. Il passa légèrement le bout de ses doigts, plus doux que le tissu d'une fleur, sur les paupières de Consuelo, et à l'instant elle se rendormit comme par enchantement. Il resta éveillé cette fois, mais calme en apparence, comme s'il eût été invincible, comme si les traits de la tentation n'eussent pu pénétrer son armure. Il veillait en entraînant Consuelo vers des régions inconnues, tel qu'un archange emportant sous son aile un jeune séraphin anéanti et consumé par le rayonnement de la Divinité.»
Le lecteur a deviné, mais Consuelo ignore que l'inconnu c'est Albert de Rudolstadt, sorti de léthargie. Elle est légitimement enlevée par son époux. Avec lui, et sous la sympathique protection de cet homme masqué, elle s'initiera à la doctrine des Invisibles, confrérie franc-maçonnique. Ils lui révéleront la trilogie démocratique: Liberté, Egalité, Fraternité, et ils démontreront qu'elle procède de l'Evangile. Leur foi est le déisme chrétien. Ecoutez les questions et les réponses de cette initiation: «Qu'est-ce que le Christ?—C'est la pensée divine, révélée à l'humanité.—Cette pensée est-elle tout entière dans la lettre de l'Evangile?—Je ne le crois pas; mais je crois qu'elle est tout entière dans son esprit.» L'interrogatoire de Consuelo satisfait les Invisibles, qui la félicitent de son courage, de ses talents et des vertus. Elle recevra, en dépit de son sexe, les degrés de tous les rites. On le lui déclare solennellement: «L''épouse et l'élève d'Albert de Rudolstadt est notre fille, notre soeur et notre égale. Comme Albert, nous professons le précepte de l'égalité divine de l'homme et de la femme.» Avec Consuelo ils communieront en une sorte de christianisme supérieur et épuré. Aussi bien était-ce alors l'intime religion de George Sand. Elle charge son héroïne d'en esquisser les principaux linéaments: «Le Christ est un homme divin que nous révérons comme le plus grand philosophe et le plus grand saint des temps antiques. Nous l'adorons autant qu'il est permis d'adorer le meilleur et le plus grand des maîtres et des martyrs… Mais nous adorons Dieu en lui, et nous ne commettons pas le crime d'idolâtrie. Nous distinguons la divinité de la révélation de celle du révélateur.»
De même que pour composer Consuelo, qui parut en 1843, George Sand avait étudié les annales religieuses de la Bohême, elle consacra plusieurs mois à s'assimiler les doctrines des sociétés secrètes, qui forment la substance de la Comtesse de Rudolstadt. Elle écrit, le 6 juin 1843, à son fils: «Je suis dans la franc-maçonnerie jusqu'aux oreilles; je ne sors pas du Kadosh, du Rose-Croix et du Sublime Ecossais. Il va en résulter un roman des plus mystérieux. Je t'attends pour retrouver les origines de tout cela dans l'histoire d'Henri Martin, les templiers, etc.» Et la semaine suivante, à madame Marliani: «Dites à Pierre Leroux qu'il m'a jetée là dans un abîme de folies et d'incertitudes, mais que j'y barbote avec courage, sauf à n'en tirer que des bêtises. Dites-lui, enfin, que je l'aime toujours, comme les dévotes aiment leur doux Jésus.» Le 28 novembre 1843, elle avertit Maurice que la Comtesse de Rudolstadt, en cours de publication dans la Revue Indépendante, risque d'être interrompue. Il lui sera impossible de fournir du manuscrit pour le numéro du 10 décembre, tellement elle est envahie par la politique et préoccupée par la fondation d'un journal, l'Eclaireur de l'Indre.
En dépit de parties attachantes, la Comtesse de Rudolstadt n'égale pas Consuelo. Le dénouement tourne au symbole, alors que l'héroïque élève du Porpora devient réellement l'épouse d'Albert et se voue à rester cantatrice, pour offrir le spectacle de la vertu sur les planches. Ils accomplissent à travers l'Europe un infatigable pèlerinage: elle, s'adonnant à son art, lui, annonçant la république prochaine, plus de maîtres ni d'esclaves, les sacrements à tout le monde, la coupe à tous. Et Consuelo la Zingara, et Albert le mystique, vont de province en province, comme des bohémiens, accompagnés de leurs enfants. Ils prophétisent la renaissance du Beau et l'avènement du Vrai. Ils vont au triomphe ou au martyre, zélateurs de l'Idéal, précurseurs de la Révolution.
La curiosité artistique, qui anime Consuelo et la Comtesse de Rudolstadt, ne pouvait détacher George Sand des visions de renouveau social dont sa pensée était obsédée. Son rêve d'un monde régénéré et égalitaire s'épanche dans ses oeuvres, dans Horace qui, en 1841, la brouilla avec la Revue des Deux Mondes, mais surtout dans le Compagnon du Tour de France. Ce premier roman vraiment socialiste fut inspiré par la lecture d'un ouvrage qu'avait composé un simple ouvrier, Agricol Perdiguier, menuisier au faubourg Saint-Antoine, et plus tard représentant du peuple. Son Livre du Compagnonnage, publié sous le pseudonyme d'Avignonnais-la-Vertu, relatait la généalogie et les affiliations de ces associations ouvrières, véritables sociétés secrètes, non avouées par les lois, mais tolérées par la police, qui prirent le titre de Devoirs. On trouve là le lien qui rattache les syndicats ouvriers d'à présent aux anciennes corporations. Aussi bien les rites de ces Devoirs remontent-ils, les uns au moyen âge, les autres à la plus lointaine antiquité. Ils sont dominés, de même que l'institution de la franc-maçonnerie, par le symbole du Temple de Salomon.
Entre les différents Devoirs, il s'en fallait de beaucoup que régnât un accord parfait. De rite à rite, le compagnonnage avait ses querelles et ses batailles, qui enfantaient toute une littérature en prose et en vers, sorte de chansons de geste du prolétariat à travers les âges. Ce fut l'honneur d'Agricol Perdiguier de vouloir opérer une réconciliation durable parmi les associations ouvrières profondément divisées. Son petit volume, dont les journaux démocratiques de l'époque, notamment le National, reproduisirent de nombreux extraits, prêchait aux travailleurs manuels l'union et la concorde qui devaient améliorer leur condition morale et matérielle. Agricol Perdiguier ne se contenta pas d'enseigner à ses frères, les compagnons du Tour de France, la sublimité de l'idéal éclos et épanoui dans son coeur. Il effectua lui-même un voyage social et humanitaire à travers les départements. Tous les Devoirs entendirent cette bonne parole, animée d'un souffle évangélique. Presque tous en profitèrent. La devise d'Avignonnais-la-Vertu n'était autre que celle de l'apôtre Jean: «Aimez-vous les uns les autres.» Si la cause était gagnée auprès des compagnons, qui renoncèrent à leurs vieilles haines corporatives et ouvrirent leurs âmes au sentiment de la solidarité, il restait à faire pénétrer les idées nouvelles dans le public bourgeois, fort ignorant des questions ouvrières. La monarchie de Juillet avait institué le pays légal, qui affectait de ne point connaître et de dédaigner le pays véritable. Pour cette tâche de vulgarisation et de propagande au delà des frontières professionnelles, Agricol Perdiguier eut la plus retentissante et la plus efficace des collaborations. Il obtint le concours littéraire de George Sand.
L'auteur d'Indiana, de Valentine et de Mauprat ne pouvait demeurer insensible à aucune des manifestations du renouveau qui pénétrait dans les classes intellectuelles. Elle s'indignait de cet égoïsme ploutocratique, personnifié en Louis-Philippe. Elle aspirait à un réveil de l'esprit révolutionnaire qui, un demi-siècle plus tôt, s'était affirmé avec tant d'éclat. Selon l'expression qu'elle emploiera dans le Péché de Monsieur Antoine, elle voulait régénérer «l'antique bourgeoisie, cette race intelligente, vindicative et têtue, qui a eu de si grands jours dans l'histoire, et qui serait encore si noble, si elle avait tendu la main au peuple au lieu de le repousser du pied.» Et elle ajoutait, pour calmer les inquiétudes des libéraux et des républicains doctrinaires: «Ceux qui accusent les écrits socialistes d'incendier les esprits devraient se rappeler qu'ils ont oublié d'apprendre à lire aux paysans.»
Entre les diverses écoles réformatrices, George Sand cherchait sa voie. Elle était hantée, comme toutes les âmes fières, par le rêve d'une humanité meilleure, d'une société plus juste, qui aidât à réparer les inégalités de la naissance. Fourier et Victor Considérant proposaient le phalanstère, Pierre Leroux un vague communisme sentimental, Cabet une Icarie qui tenait de la république de Platon et de la cité d'Utopie. Lamennais, au lendemain de son héroïque rupture avec l'Eglise ultramontaine, ouvrait à la démocratie les avenues de l'idéalisme chrétien et de la fraternité évangélique. Il concevait un majestueux édifice, fondé sur les assises du devoir et habité par un peuple de sages.—Toutes ces doctrines, séduisantes à des degrés divers, George Sand les avait pressenties et éprouvées; elle en avait extrait le suc et la substance. Elle haïssait le «gouvernement infâme de Louis-Philippe», elle stigmatisait le «cancan des prostituées et de la bourgeoisie», elle entendait avec joie les craquements de l'édifice. Son coeur et sa raison la conduisaient de Jean-Jacques à Robespierre, et l'incitaient à se pencher avec sollicitude vers le peuple. De là ses sympathies pour Agricol Perdiguier, et l'enthousiasme qu'elle apporta, durant toute l'année 1840, à écrire le Compagnon du Tour de France. Cette oeuvre, qui suscita l'admiration parmi le monde de la pensée, répandit la terreur dans la société ignorante et cossue, pour qui toute nouveauté est une perturbation séditieuse. George Sand fut maudite par les gens du bel air, les classes dirigeantes et le clergé. Elle n'eut garde de s'en émouvoir. «Voilà, dit-elle simplement dans la préface du roman, comment un certain monde et une certaine religion accueillent les tentatives de moralisation, et comment un livre dont l'idée évangélique était le but bien déclaré, fut reçu par les conservateurs de la morale et les ministres de l'Evangile.» Le crime, en effet, de George Sand était double: dans la thèse et dans la fable. Pour exposer les doctrines du compagnonnage telles que les formulait Agricol Perdiguier, elle avait eu recours à une intrigue qui place le peuple au-dessus de la noblesse, exalte le travail aux dépens de l'oisiveté et célèbre les vertus plébéiennes. On estima, en haut lieu, que de pareilles maximes étaient subversives et antisociales.
Le héros du Compagnon du Tour de France, Pierre Huguenin, surnommé l'Ami-du-Trait, simple ouvrier menuisier, ne s'avise-t-il pas de se faire platoniquement aimer de la belle Yseult de Villepreux, et ne s'éloigne-t-il pas avec fierté, plutôt que de lui infliger ce que le monde appelle une mésalliance? Et son camarade Amaury, dit le Corinthien, ne pénètre-t-il pas assez intimement dans les bonnes grâces de la marquise Joséphine, pour que certaine calèche, durant la nuit, leur rende le même office hospitalier que le fiacre de Madame Bovary? Cela était impardonnable, au gré des lecteurs bien pensants. George Sand avait l'audace de montrer le travailleur qui s'élève, et des filles ou des femmes nobles qui tombent dans des bras plébéiens. Son Pierre Huguenin était bon, loyal et brave; il savait plaire. Et Yseult voulait épouser un homme du peuple, afin de devenir peuple elle-même!
Le type de cet ouvrier pouvait-il paraître embelli, poétisé, aux gens du monde qui n'avaient pas de rapports directs avec l'atelier? George Sand se défend de ce reproche: «Agricol Perdiguier, écrit-elle, était au moins aussi intelligent, aussi instruit que Pierre Huguenin. Un autre ouvrier, le premier venu, pouvait être jeune et beau, personne ne le niera. Une femme bien née, comme on dit, peut aimer la beauté dans un homme sans naissance, cela s'est vu!» Le romancier souhaite que l'aventure se généralise, que l'amour ne connaisse d'autres affinités que celles du coeur et de l'esprit. «Un ouvrier, s'écrie-t elle, est un homme tout pareil à un autre homme, un monsieur tout pareil à un autre monsieur, et je m'étonne beaucoup que cela étonne encore quelqu'un.» On s'étonna, effectivement, et même on se révolta, parmi les censitaires de 1840. George Sand, non contente de heurter les préjugés nobiliaires ou bourgeois, appelait un autre état social, fondé sur cette maxime: «A chacun selon ses besoins!» Elle estimait que le morcellement de la propriété gâte la beauté de la nature. Elle honorait le peuple qui peine avec résignation: «Effacez ses souillures, disait-elle, remédiez à ses maux, et vous verrez bien que ce vil troupeau est sorti des entrailles de Dieu tout aussi bien que vous. C'est en vain que vous voulez faire des distinctions et des catégories; il n'y a pas deux peuples, il n'y en a qu'un.» Et l'âme idéaliste de George Sand se rencontrait avec l'esprit pratique d'Agricol Perdiguier pour enseigner aux humbles l'ascension vers le mieux. Dans le compagnonnage, elle découvrait un germe bienfaisant, la loi mutuelle d'assistance et d'amour.
De la même inspiration procède le Meunier d'Angibault, qui parut en 1845. Marcelle, comtesse de Blanchemont, veuve et à demi ruinée, aime l'ouvrier mécanicien Henri Lémor, qui ne voulait pas l'épouser, la croyant riche. Elle se réfugie au fin fond du Berry; il la suit. Là surgit, en parallèle, un autre couple amoureux. Rose, fille de maître Bricolin, l'avide régisseur de Blanchemont, aime le meunier Grand-Louis, qui est sans fortune. Les parents de Rose, surtout sa mère, s'opposent au mariage. Ils ont pourtant une fille aînée qui est devenue folle «d'une amour contrariée» et qui erre à travers la campagne. Cette possédée incendie la ferme de Blanchemont. Alors les théories socialistes resplendissent de leur plus pur éclat. Marcelle, pauvre et radieuse, épouse Henri Lémor. Et Rose se marie avec le Grand-Louis, le farinier d'Angibault.
Plus accentuées encore sont les doctrines du roman qui suivit, le Péché de Monsieur Antoine. Composé en 1845 à la campagne, «dans une phase de calme extérieur et intérieur, nous dit George Sand, comme il s'en rencontre peu dans la vie des individus», cet ouvrage hardiment socialiste fut publié en feuilleton par un journal ultra-conservateur, l'Epoque, vers le même temps où les romans d'Eugène Sue paraissaient dans les Débats et le Constitutionnel, feuilles gouvernementales. En effet, les organes républicains, tels que le National, se refusaient à accueillir les oeuvres de George Sand qu'ils estimaient subversives et révolutionnaires.
Ce socialisme, purement intellectuel, n'eût pas été désavoué par Fénelon en sa république de Salente. Il n'est aucunement responsable du décevant résultat des ateliers nationaux, non plus que de la sinistre aventure des journées de Juin. A sa base on trouve un communisme virtuel, la communauté par association, embryon de propriété collective. Mais l'idée demeura incomprise et rejetée par les masses. «Elle est, déclare George Sand, antipathique dans la campagne et n'y sera réalisable que par l'initiative d'un gouvernement fort, ou par une rénovation philosophique, religieuse et chrétienne, ouvrage des siècles peut-être».
A sa thèse généreuse l'écrivain avait adapté une intrigue assez invraisemblable, mais attachante. Emile Cardonnet, étudiant enthousiaste, est appelé auprès de son père, industriel positif, esprit sec et précis, superlativement bourgeois. Dans le pays, aux environs de Gargilesse, sur les confins de la Marche, habitent en leurs manoirs respectifs deux anciens amis devenus ennemis mortels, le comte Antoine de Chateaubrun et le marquis de Boisguilbault. A Chateaubrun, tout est dévasté, et le comte ruiné s'est transformé en une manière de paysan qui s'appelle M. Antoine. Il a une fille de dix-huit ans, Gilberte, blanche et blonde, «belle comme la plus belle fleur inculte de ces gracieuses solitudes.» A Boisguilbault, autre original, hanté par l'hypocondrie, un misanthrope de soixante-dix ans. Encore droit, mais très maigre, ses vêtements semblaient couvrir un homme de bois. Et, de fait, il n'avait pas changé la coupe de son costume depuis un demi-siècle: «Un habit vert très court, des pantalons de nankin, un jabot très roide, des bottes à coeur, et, pour rester fidèle à ses habitudes, une petite perruque blonde, de la nuance de ses anciens cheveux et ramassée en touffe sur le milieu du front. Des cols empesés montant très haut, et relevant jusqu'aux yeux ses longs favoris blancs comme la neige, donnaient à sa longue figure la forme d'un triangle.» Habillé en petit maître de l'Empire, M. de Boisguilbault était communiste.
D'où provenait la brouille entre le comte et le marquis? Quel était le péché de M. Antoine? Quel était le grief du septuagénaire? C'est—nous l'apprendrons au dénouement—qu'Antoine de Châteaubrun, en sa fringante jeunesse, avait été l'amant de madame de Boisguilbault. Au demeurant, Emile Cardonnet, qui aime la fille du comte et les théories du marquis, entre en rébellion contre son père, prompt à pourfendre le socialisme. «Voilà, s'écrie l'industriel avec indignation, voilà les utopies du frère Emile, frère morave, quaker, néo-chrétien, néo-platonicien, que sais-je? C'est superbe, mais c'est absurde.» Sans cesse ils sont aux prises, l'un prenant pour formule: «A chacun suivant sa capacité», l'autre ayant pour axiome: «A chacun suivant ses besoins». Emile, rudoyé par l'infaillibilité paternelle, se console auprès du marquis, qui lui enseigne que l'égalité des droits implique l'égalité des jouissances, que la vérité communiste est tout aussi respectable que la vérité évangélique. C'est, en effet, l'Evangile qui, par les voies esséniennes, les conduit à une conclusion d'égalité niveleuse. Le Dieu qu'ils adorent est la justice sans alliage, la miséricorde sans défaillance. «Dieu est dans tout, et la nature est son temple.» Mais la raison pure peut-elle suffire à la vingtième année? Si l'esprit d'Emile est plus souvent à Boisguilbault, son coeur est presque toujours à Chateaubrun. Après des chapitres interminables de dissertations socialistes, la jeunesse et l'amour recouvrent leurs droits. Le fils altruiste de l'égoïste industriel épouse la fille de M. Antoine. On peut espérer que les deux époux n'examineront pas seulement les beautés du communisme. Vainement le marquis, qui se plaignait d'avoir jadis partagé sa femme, professe que tout doit être mis en commun: Emile n'y mettra pas Gilberte. Et les théories de George Sand viennent se briser sur le roc de l'amour, qui est un irréductible individualiste.
CHAPITRE XXIII
EN 1848
Dès 1830, George Sand était républicaine. Durant les dix-huit années du règne de Louis-Philippe, elle ne cessa d'appeler de ses voeux une révolution qui renversât la monarchie et le régime censitaire. Elle avait donné son âme à la démocratie, elle était en communion parfaite avec les accusés d'avril. Les ennemis du gouvernement de Juillet pouvaient compter sur sa coopération intellectuelle: les romans qu'elle publiait sapaient les assises de la royauté bourgeoise. Toutefois, elle refusa d'approuver l'échauffourée du 12 mai 1839, tentée par la Société des Saisons, et dont elle apprit à Gênes l'infructueuse issue. Elle se contenta de plaindre et d'admirer les vaincus. «A Dieu ne plaise, écrit-elle dans son autobiographie, que j'accuse Barbès, Martin Bernard et les autres généreux martyrs de cette série, d'avoir aveuglément sacrifié à leur audace naturelle, à leur mépris de la vie, à un égoïste besoin de gloire! Non! c'étaient des esprits réfléchis, studieux, modestes; mais ils étaient jeunes, ils étaient exaltés par la religion du devoir, ils espéraient que leur mort serait féconde. Ils croyaient trop à l'excellence soutenue de la nature humaine; ils la jugeaient d'après eux-mêmes. Ah! mes amis, que votre vie est belle, puisque, pour y trouver une faute, il faut faire, au nom de la froide raison, le procès aux plus nobles sentiments dont l'âme de l'homme soit capable! La véritable grandeur de Barbès se manifesta dans son attitude devant ses juges et se compléta dans le long martyre de la prison. C'est là que son âme s'éleva jusqu'à la sainteté. C'est du silence de cette âme profondément humble et pieusement résignée qu'est sorti le plus éloquent et le plus pur enseignement à la vertu qu'il ait été donné à ce siècle de comprendre. Les lettres de Barbès à ses amis sont dignes des plus beaux temps de la foi.»
A ce chevalier, à ce paladin héroïque de la démocratie, aboutissait le cycle des enthousiasmes de George Sand. Elle avait tour à tour demandé la certitude philosophique et la vérité sociale aux sources les plus diverses; elle avait interrogé le passé et le présent, elle s'était efforcée d'arracher à l'avenir son redoutable secret. Et elle s'écrie, au terme de l'Histoire de ma Vie: «Terre de Pierre Leroux, Ciel de Jean Reynaud, Univers de Leibnitz, Charité de Lamennais, vous montez ensemble vers le Dieu de Jésus… Quand, avec la jeunesse de mon temps, je secouais la voûte de plomb des mystères, Lamennais vint à propos étayer les parties sacrées du temple. Quand, indignés après les lois de septembre, nous étions prêts encore à renverser le sanctuaire réservé, Leroux vint, éloquent, ingénieux, sublime, nous promettre le règne du ciel sur cette même terre que nous maudissions. Et de nos jours, comme nous désespérions encore, Reynaud, déjà grand, s'est levé plus grand encore pour nous ouvrir, au nom de la science et de la foi, au nom de Leibnitz et de Jésus, l'infini des mondes comme une patrie qui nous réclame.»
La République, en effet, qu'elle attend, qu'elle appelle, c'est l'Evangile en acte, c'est la réalisation de cette doctrine «toute d'idéal et de sentiment sublime» qui fut apportée aux hommes par le Nazaréen. Du haut de ses rêves, elle devait choir dans la réalité. La désillusion sera cruelle.
Douée d'une intelligence religieuse et d'une raison anticléricale, elle était délibérément hostile à la théologie et aux pratiques du catholicisme. L'Eglise romaine lui apparaissait inconciliable avec l'esprit de liberté. Le 13 novembre 1844, elle répondait à un desservant qui, par circulaire, venait la solliciter pour une oeuvre pie: «Depuis qu'il n'y a plus, dans la foi catholique, ni discussions, ni conciles, ni progrès, ni lumières, je la regarde comme une lettre morte, qui s'est placée comme un frein politique au-dessous des trônes et au-dessus des peuples. C'est à mes yeux un voile mensonger sur la parole du Christ, une fausse interprétation des sublimes Evangiles, et un obstacle insurmontable à la sainte égalité que Dieu promet, que Dieu accordera aux hommes sur la terre comme au ciel.» Plus tard, en février 1848, à la veille de la Révolution, George Sand communique au Constitutionnel une lettre adressée à Pie IX par Joseph Mazzini, et elle y ajoute un commentaire qui se termine par cette adjuration: «Courage, Saint-Père! Soyez chrétien!»
C'est avec le même instinct de générosité confiante et un peu crédule qu'elle se tourne vers le prince Louis-Napoléon Bonaparte, prisonnier au fort de Ham, pour le féliciter de son «remarquable travail, l'Extinction du Paupérisme.» Cette correspondance est du mois de décembre 1844. George Sand était alors vaguement communiste, tout au moins dans le Compagnon du Tour de France, le Meunier d'Angibault et le Péché de Monsieur Antoine. Elle compte, pour assurer le triomphe de la liberté, sur l'impérial rêveur, chez qui se dérobe un sinistre ambitieux. En lui elle ne veut voir qu'un guerrier captif, un héros désarmé, un grand citoyen. Elle demande impatiemment à l'homme d'élite de tirer la France des mains d'un homme vulgaire, pour ne rien dire de pis. Par là elle a désigné Louis-Philippe. Comme la plupart des contemporains, elle subit la fascination de la légende napoléonienne. «Ce n'est pas, dit-elle, le nom terrible et magnifique que vous portez qui nous eût séduit. Nous avons à la fois diminué et grandi depuis les jours d'ivresse sublime qu'IL nous a donnés: son règne illustre n'est plus de ce monde, et l'héritier de son nom se préoccupe du sort des prolétaires!… Quant à moi personnellement, je ne connais pas le soupçon, et, s'il dépendait de moi, après vous avoir lu, j'aurais foi en vos promesses et j'ouvrirais la prison pour vous faire sortir, la main pour vous recevoir… Parlez-nous donc encore de liberté, noble captif! Le peuple est comme vous dans les fers. Le Napoléon d'aujourd'hui est celui qui personnifie la douleur du peuple comme l'autre personnifiait sa gloire.» A célébrer ainsi le renouveau des souvenirs d'antan, George Sand ne pressent pas qu'elle est sur le chemin de l'élection présidentielle, du coup d'Etat et de l'Empire.
Dès 1844, elle estimait, comme elle le proclamera en 1848 dans sa lettre Aux Riches, que «le communisme, c'est le vrai christianisme,» et elle ajoutera: «Hélas! non, le peuple n'est pas communiste, et cependant la France est appelée à l'être avant un siècle.» Sous le ministère Guizot, elle recueille des signatures en faveur de la Pétition pour l'organisation du travail, qui contient en germe la doctrine socialiste de Louis Blanc et les ateliers nationaux. Elle va de l'avant, mais sans discerner très nettement ceux qu'elle suit, non plus que ceux qu'elle entraîne. Le 18 février 1848, elle ne croit aucunement à la révolution qui éclatera six jours plus tard. «Je n'y vois pas, écrit-elle à son fils, de prétexte raisonnable dans l'affaire des banquets. C'est une intrigue entre ministres qui tombent et ministres qui veulent monter. Si l'on fait du bruit autour de leur table, il n'en résultera que des horions, des assassinats commis par les mouchards sur des badauds inoffensifs, et je ne crois pas que le peuple prenne parti pour la querelle de M. Thiers contre M. Guizot. Thiers vaut mieux, à coup sûr; mais il ne donnera pas plus de pain aux pauvres que les autres.» Elle déclare que se faire assommer pour Odilon Barrot et compagnie, ce serait trop bête, et elle exhorte Maurice à observer les événements de loin, sans se fourrer dans une bagarre que du reste elle ne prévoit pas. Et voici sa conclusion: «Nous sommes gouvernés par de la canaille.»
Le 24 février, le peuple de Paris est debout. George Sand accourt de Nohant, à la première nouvelle de la Révolution. Elle vient mettre sa plume à la disposition du Gouvernement provisoire: on l'utilisera. Le 6 mars, elle écrit à son ami Girerd, commissaire de la République à Nevers: «Tout va bien. Les chagrins personnels disparaissent quand la vie publique nous appelle et nous absorbe. La République est la meilleure des familles, le peuple est le meilleur des amis.» Elle lui envoie—car elle est l'auteur de sa nomination—les instructions suivantes, au nom du citoyen Ledru-Rollin, ministre de l'Intérieur: «Agis avec vigueur, mon cher frère. Dans une situation comme celle où nous sommes, il ne faut pas seulement du dévouement et de la loyauté, il faut du fanatisme au besoin. Il faut s'élever au-dessus de soi-même, abjurer toute faiblesse, briser ses propres affections si elles contrarient la marche d'un pouvoir élu par le peuple et réellement, foncièrement révolutionnaire. «Elle lui en offre une preuve en sacrifiant un ami que, d'ailleurs, elle a cessé d'aimer—ce qui amoindrit son mérite d'héroïne à la Corneille: «Ne t'apitoie pas sur le sort de Michel (de Bourges); Michel est riche, il est ce qu'il a souhaité, ce qu'il a choisi d'être. Il nous a trahis, abandonnés, dans les mauvais jours. A présent, son orgueil, son esprit de domination se réveillent. Il faudra qu'il donne à la République des gages certains de son dévouement s'il veut qu'elle lui donne sa confiance.» Elle n'admet aucune transaction, aucun accommodement; on doit balayer tout ce qui a l'esprit bourgeois. C'est avec encore plus d'allégresse qu'elle mande, le 9 mars, à Charles Poncy, l'ouvrier-poète de Toulon: «Vive la République! Quel rêve, quel enthousiasme, et, en même temps, quelle tenue, quel ordre à Paris! J'ai vu s'ouvrir les dernières barricades sous mes pieds. J'ai vu le peuple grand, sublime, naïf, généreux, le peuple français, réuni au coeur de la France, au coeur du monde; le plus admirable peuple de l'univers! J'ai passé bien des nuits sans dormir, bien des jours sans m'asseoir. On est fou, on est ivre, on est heureux de s'être endormi dans la fange et de se réveiller dans les cieux… J'ai le coeur plein et la tête en feu. Tous mes maux physiques, toutes mes douleurs personnelles sont oubliés. Je vis, je suis forte, je suis active, je n'ai plus que vingt ans.» Cet hosannah, nous le retrouvons dans tous les écrits de George Sand, en ces deux mois de mars et d'avril, notamment dans les Lettres de Blaise Bonnin, qui figurent au volume intitulé Souvenirs de 1848 et qui sont d'excellente propagande démocratique à l'usage des paysans. De même, sous le titre générique: Questions politiques et sociales, voici les Lettres au peuple, celle par exemple du 7 mars, où George Sand déploie une éloquence qu'elle n'a jamais surpassée: «Venez, tous, morts illustres, maîtres et martyrs vénérés, venez voir ce qui se passe maintenant sur la terre; viens le premier, ô Christ, roi des victimes, et, à ta suite, le long et sanglant cortège de ceux qui ont vécu d'un souffle de ton esprit, et qui ont péri dans les supplices pour avoir aimé ton peuple! Venez, venez en foule, et que votre esprit soit parmi nous!» Puis, le 19 mars, s'adressant encore au peuple dans un élan mystique, elle s'écrie: «La République est un baptême, et, pour le recevoir dignement, il faut être en état de grâce. L'état de grâce, c'est un état de l'âme où, à force de haïr le mal, on n'y croit pas.»
Ces envolées dans l'empyrée ne lui font point négliger les réalités de la politique courante et des intérêts électoraux. Elle recommande à Maurice, qui est maire de Nohant, de travailler à prêcher, à républicaniser les bons paroissiens, et elle n'oublie pas l'irrésistible argument: «Nous ne manquons pas de vin cette année, tu peux faire rafraîchir ta garde nationale armée, modérément, dans la cuisine, et, là, pendant une heure, tu peux causer avec eux et les éclairer beaucoup.» Elle lui adresse, pour être lues aux populations, les circulaires officielles qu'elle-même a rédigées comme secrétaire bénévole de Ledru-Rollin, et elle hasarde un calembour—ce qui est assez rare sous sa plume—à propos du maire qui recevra les instructions de sa mère. De vrai, elle est occupée, absorbée comme un homme d'Etat. Le romancier a cédé la place au publiciste politique, qui alimente de sa prose le Bulletin de la République. Elle en est fière, mais cette collaboration «ne doit pas être criée sur les toits.» Elle ne signe pas.
George Sand serait-elle antisémite? En 1861, dans son roman de Valvèdre, elle créera l'étrange figure de l'Israélite Moserwald, et l'un des personnages formulera cette déclaration de principes: «Le juif a instinctivement besoin de manger un morceau de notre coeur, lui qui a tant de motifs pour nous haïr, et qui n'a pas acquis avec le baptême la sublime notion du pardon.» Déjà, le 24 mars 1848, elle écrivait à son fils: «Rothschild fait aujourd'hui de beaux sentiments sur la République. Il est gardé à vue par le Gouvernement provisoire, qui ne veut pas qu'il se sauve avec son argent et qui lui mettrait de la mobile à ses trousses. Encore motus là-dessus.» Elle professe, en effet, la répugnance des républicains si probes et si désintéressés d'alors, à l'endroit des hommes d'affaires, des spéculateurs et des agioteurs. Dans une admirable lettre à Lamartine, au commencement d'avril, elle le plaint de s'asseoir et de manger à la table des centeniers. Elle en profite pour exposer ce qu'on pourrait appeler la conception idéaliste de la démocratie: «Eh quoi! dit-elle, en peu d'années, vous vous êtes élevé dans les plus hautes régions de la pensée humaine, et, vous faisant jour au sein des ténèbres du catholicisme, vous avez été emporté par l'esprit de Dieu, assez haut pour crier cet oracle que je répète du matin au soir: «Plus il fait clair, mieux on voit Dieu!» Alors elle l'interroge, elle l'adjure, elle le presse: «Pourquoi êtes-vous avec ceux que Dieu ne veut pas éclairer, et non avec ceux qu'il éclaire? pourquoi vous placez-vous entre la bourgeoisie et le prolétariat?… Vous avez de la conscience, vous êtes pur, incorruptible, sincère, honnête dans toute l'acception du mot en politique, je le sais maintenant; mais qu'il vous faudrait de force, d'enthousiasme, d'abnégation et de pieux fanatisme pour être en prose le même homme que vous êtes en vers!… Mais non, vous n'êtes pas fanatique, et cependant vous devriez l'être, vous à qui Dieu parle sur le Sinaï. Vous devez porter les feux dont vous avez été embrasé dans votre rencontre avec le Seigneur, au milieu des glaces où les mauvais coeurs languissent et se paralysent. Vous êtes un homme d'intelligence et un homme de bien. Il vous reste à être un homme vertueux. Faites, ô source de lumière et d'amour, que le zèle de votre maison dévore le coeur de cette créature d'élite!»
Lamartine, sur ses sommets, n'entendit pas l'appel de George Sand, et ce fut pour elle un prémier déboire. Elle en éprouva un second, encore plus amer, en cette journée du 17 avril où deux cent mille bouches proférèrent les cris: «Mort aux communistes! Mort à Cabet!» Le soir même, elle écrit à Maurice une lettre désespérée: «J'ai bien dans l'idée que la République a été tuée dans son principe et dans son avenir, du moins dans son prochain avenir.» Elle s'apitoie sur ceux qui seront les vaincus, les victimes, les proscrits, et plus particulièrement sur Barbès, en qui elle voit—étrange rapprochement!—la vertu de Jeanne d'Arc et la pureté de Robespierre l'incorruptible. Il lui semble que son rôle, à elle, son rôle civique est fini, qu'il est temps de regagner Nohant. Elle a rédigé un Bulletin qu'elle déclare «un peu raide» et qui a déchaîné toutes les fureurs de la bourgeoisie. Un moment, elle reprend courage, le 20 avril, devant la fête de la Fraternité, «la plus belle journée de l'histoire», où un million d'âmes communient dans la religion d'amour: «Du haut de l'Arc de l'Etoile, le ciel, la ville, les horizons, la campagne verte, les dômes des grands édifices dans la pluie et dans le soleil, quel cadre pour la plus gigantesque scène humaine qui se soit jamais produite! De la Bastille, de l'Observatoire à l'Arc de triomphe, et au delà et en deçà hors de Paris, sur un espace de cinq lieues, quatre cent mille fusils pressés comme un mur qui marche, l'artillerie, toutes les armes de la ligne, de la mobile, de la banlieue, de la garde nationale, tous les costumes, toutes les pompes de l'armée, toutes les guenilles de la sainte canaille, et toute la population de tout âge et de tout sexe pour témoin, chantant, criant, applaudissant, se mêlant au cortège. C'était vraiment sublime.» Trois semaines s'écoulent. Le 15 mai, l'Assemblée Constituante, à peine réunie, est envahie sous prétexte d'une manifestation en faveur de la Pologne. George Sand, qui avait l'âme polonaise—en ce temps-là on exécrait la Russie—s'est mêlée à la foule des pétitionnaires, sans peut être conniver à leur dessein de violer la représentation nationale. Elle est dénoncée, compromise, et se retire à Nohant, d'où elle envoie des articles au journal ultra démocratique du citoyen Théophile Thoré, la Vraie République. Par ainsi elle se sépare de Ledru-Rollin, qui devient suspect de modérantisme et que, dans certains départements, on appelait le duc Rollin. Dans le Berry, une réaction forcenée domine. Les bourgeois racontent, et les paysans croient, que George Sand est l'ardent disciple du père Communisme, «un gaillard très méchant qui brouille tout à Paris et qui veut que l'on mette à mort les enfants au-dessous de trois ans et les vieillards au-dessus de soixante.» Comment réfuter de telles inepties, propagées par le fanatisme, accueillies par l'ignorance et la sottise? George Sand épanche sa tristesse dans des lettres indignées, adressées soit à Barbès, détenu au donjon de Vincennes, soit à Joseph Mazzini, qui caressait à Milan son beau rêve de l'unité italienne, avec la glorieuse devise: Dio e Popolo. Dieu, où est-il? On croirait qu'il se désintéresse du train des choses humaines. La solitaire de Nohant gémit de ce spectacle. «Si Jésus reparaissait parmi nous, s'écrie-t-elle, il serait empoigné par la garde nationale comme factieux et anarchiste.»
Sa mélancolie va redoubler devant les journées de Juin. Elle est atteinte dans les oeuvres vives de sa foi. Où peut aller, sinon au suicide, une République qui, suivant sa vigoureuse expression, commence par tuer ses prolétaires? De vrai, George Sand, en proie à l'exaltation de généreuses utopies, ne s'aperçoit pas qu'on a épouvanté les classes moyennes en discutant leurs croyances les plus chères, en ébranlant et sapant la propriété individuelle, pour lui substituer on ne sait quelle propriété sociale qui, un demi-siècle plus tard, ne sera pas encore clairement définie. Il va falloir que la docile élève de Pierre Leroux dépouille, une à une, toutes ses illusions. Ce sera une mue lente et douloureuse. Nous retrouvons les angoisses de son coeur et de sa pensée, à travers la Correspondance. Le 30 septembre 1848, elle écrit à Joseph Mazzini: «La majorité du peuple français est aveugle, crédule, ignorante, ingrate, méchante et bête; elle est bourgeoise enfin! Il y a une minorité sublime dans les villes industrielles.» Elle dit vrai; c'est cette minorité qui, par la bouche d'un ouvrier parisien, prononçait l'héroïque parole: «Nous avons encore trois mois de misère au service de la République.» Mais que peuvent des dévouements épars et indisciplinés, en face de la veulerie générale? George Sand a résumé en une formule synthétique la résistance des uns, l'impuissance des autres: «Les riches ne veulent pas, et les pauvres ne savent pas.»
Durant l'année 1849, le découragement s'accentue. A distance, elle s'évertue à porter sur les événements et sur les hommes un jugement impartial. De Ledru-Rollin elle esquisse un portrait où subsiste à peine quelque vague trace de son engouement d'autrefois: «Je commence par vous dire, mande-t-elle à Mazzini le 5 juillet 1849, que j'ai de la sympathie, de l'amitié même pour cet homme-là. Il est aimable, expansif, confiant, brave de sa personne, sensible, chaleureux, désintéressé en fait d'argent. Mais je crois ne pas me tromper, je crois être bien sûre de mon fait quand je vous déclare, après cela, que ce n'est point un homme d'action; que l'amour-propre politique est excessif en lui; qu'il est vain; qu'il aime le pouvoir et la popularité autant que Lamartine; qu'il est femme dans la mauvaise acception du mot, c'est-à-dire plein de personnalité, de dépits amoureux et de coquetteries politiques; qu'il est faible, qu'il n'est pas brave au moral comme au physique; qu'il a un entourage misérable et qu'il subit des influences mauvaises; qu'il aime la flatterie; qu'il est d'une légèreté impardonnable; enfin, qu'en dépit de ses précieuses qualités, cet homme, entraîné par ses incurables défauts, trahira la véritable cause populaire.» Et l'appréciation se résume ainsi: «C'est l'homme capable de tout, et pourtant c'est un très honnête homme, mais c'est un pauvre caractère.
Les préférences de George Sand vont à Louis Blanc, dont le socialisme érudit lui paraît plus substantiel que le jacobinisme à la fois déclamatoire et bourgeois de Ledru-Rollin. Dès 1845, elle avait consacré à l'Histoire de Dix ans un article enthousiaste, qui figure dans le volume Questions politiques et sociales. Pareil éloge, en novembre 1847, pour les deux premiers tomes de l'Histoire de la Révolution française. Ils avaient, elle et lui, le même culte de Robespierre, le même respect de la Montagne, le même amour religieux de cette Convention nationale qui a fondé la République une et indivisible. Et les vers, prosaïques mais excellemment intentionnés de Ponsard, dans le Lion amoureux, remontent à la mémoire:
La Convention peut, comme l'ancien Romain,
Sur l'autel attesté posant sa forte main,
Répondre fièrement, alors qu'on l'injurie:
«Je jure que tel jour j'ai sauvé la patrie!»
George Sand n'était pas Girondine. A telles enseignes qu'elle se déroba à l'universelle admiration soulevée par l'Histoire des Girondins. Elle ne goûtait ni la prose poétique ni la forme oratoire, élégamment verbeuse, de Lamartine. Même elle le juge avec quelque cruauté dans une lettre du 4 août 1850, adressée à Mazzini: «Croyez-moi, ceux qui sont toujours en voix et qui chantent d'eux-mêmes, sont des égoïstes qui ne vivent que de leur propre vie. Triste vie que celle qui n'est pas une émanation de la vie collective. C'est ainsi que bavarde, radote et divague ce pauvre Lamartine, toujours abondant en phrases, toujours ingénieux en appréciations contradictoires, toujours riche en paroles et pauvre d'idées et de principes; il s'enterre sous ses phrases et ensevelit sa gloire, son honneur peut-être, sous la facilité prostituée de son éloquence.» Est-elle plus favorable à Victor Hugo? Il s'échauffait pour la République à l'époque même où, tout au contraire, elle commençait à se refroidir. On ne trouve dans la Correspondance aucune appréciation sur les discours, gonflés d'emphase et d'antithèses, qu'il prononçait à la Législative, mais bien ce passage un peu rude qui vise les Contemplations: «Je n'ai jamais compris les poètes faisant des vers sur la tombe de leur mère et de leurs enfants. Je ne saurais faire de l'éloquence sur la tombe de la patrie!» Elle n'en fera même pas sur les ruines de la liberté. Au fond de l'âme, elle était, sinon impérialiste et napoléonienne, du moins teintée de bonapartisme. Un régime consulaire devait lui agréer. De là ses sympathies, avant et pendant l'Empire, pour Jérôme Napoléon, le prince qui se disait républicain. Au 10 décembre 1848, quand le suffrage universel alla jusqu'à préférer le neveu de l'Empereur au général Cavaignac, George Sand voulut voir dans ce résultat un triomphe, non pas de l'esprit rétrograde, mais du socialisme et même du communisme dont alors elle était férue. Cette opinion paradoxale inspire l'article intitulé: A propos de l'élection de Louis Bonaparte à la présidence de la République. Trois ans plus tard, on souhaiterait que la démocrate exaltée de 1848 s'indignât devant le 2 Décembre, devant la victoire de la force brutale, le triomphe du parjure et la violation du droit. Or, elle écrit simplement de Nohant, le 6 décembre 1851, à son amie madame Augustine de Bertholdi: «Chère enfant, rassure-toi. Je suis partie de Paris, le 4 au soir, à travers la fusillade, et je suis ici avec Solange, sa fille, Maurice, Lambert et Manceau.»—Lambert était un peintre, ami de Maurice; Manceau, un graveur, mi-artisan, mi-artiste, qu'elle avait attaché à sa personne et qui demeura quinze ans en fonctions, lentement phtisique. Il eut le chant du cygne.—Elle poursuit: «Le pays est aussi tranquille qu'il peut l'être, au milieu d'événements si imprévus. Cela tue mes affaires qui étaient en bon train.» Voilà le cri de l'égoïsme ou de la lassitude! Puis elle reprend: «N'importe! tant d'autres souffrent en ce monde, qu'on n'a pas le droit de s'occuper de soi-même.» Et ce vague correctif est la seule protestation que lui arrache le coup d'Etat, l'assassinat de cette République qu'elle a tant aimée. Elle garde le silence, alors que partent en exil Victor Hugo, Charras, Edgar Quinet, Barni, Emile Deschanel, et tant d'autres, les meilleurs citoyens, demeurés les serviteurs de la liberté. Elle désarme et capitule.
Sans doute elle profite de ses relations amicales avec le prince Jérôme pour le prier d'intercéder auprès de son cousin et solliciter quelques grâces en faveur de républicains livrés aux commissions mixtes, et condamnés à la prison, à la déportation ou au bannissement. Elle demande qu'on relaxe Fleury, Périgois, Aucante. Mais, s'il faut reconnaître la générosité de l'intention, le ton des lettres est parfois déconcertant. Dès le 3 janvier 1852, elle s'adresse à Son Altesse le Prince Jérôme Napoléon, et les réponses inédites de son impérial correspondant mériteraient d'être publiées. Il écrit le 14 janvier: «On m'a promis, mais toujours avec des restrictions, on n'obtient pas, on arrache!» Le 18 février, il la félicite de dérober le plus de victimes possible à la réaction. Et le 27 mai: «Voici, dit-il, une occasion pour moi d'être utile à de malheureux républicains dont je partage les opinions.» Langage de prince, qui se déclare démocrate, mais qui a accepté une grosse dotation et, l'Empire rétabli, habitera au Palais-Royal!
C'est au Président lui même que George Sand demande une audience, le 26 janvier 1852, en une longue lettre dont il faut retenir les passages essentiels: «Je ne suis pas madame de Staël. Je n'ai ni son génie ni l'orgueil qu'elle mit à lutter contre la double force du génie et de la puissance… Prince, je vous ai toujours regardé comme un génie socialiste, et, le 2 Décembre, après la stupeur d'un instant, en présence de ce dernier lambeau de société républicaine foulé aux pieds de la conquête, mon premier cri a été: «O Barbès, voilà la souveraineté du but! Je ne l'acceptais pas même dans ta bouche austère: mais voilà que Dieu te donne raison et qu'il l'impose à la France, comme sa dernière chance de salut, au milieu de la corruption des esprits et de la confusion des idées… Vous qui, pour accomplir de tels événements, avez eu devant les yeux une apparition idéale de justice et de vérité, il importe bien que vous sachiez ceci: c'est que je n'ai pas été seule dans ma religion à accepter votre avènement avec la soumission qu'on doit à la logique de la Providence.» Enfin, la lettre se termine par ces mots: «Amnistie, amnistie bientôt, mon Prince!» A travers l'appel à la pitié, c'est l'acquiescement au régime issu du coup d'Etat. Tandis qu'elle adresse encore à Jules Hetzel, le 20 février 1832, une profession de foi républicaine où elle atteste que «toute la sève était dans quelques hommes aujourd'hui prisonniers, morts ou bannis,» George Sand écrit, le 1er du même mois, au chef de cabinet du ministre de l'Intérieur: «Le peuple accepte, nous devons accepter.» Et le même jour, hélas! qu'elle renouvelait à Hetzel l'assurance de son républicanisme, elle disait humblement au Prince-Président: «Prenez la couronne de la clémence; celle-là, on ne la perd jamais.» Puis le mois suivant: «Prince, prince, écoutez la femme qui a des cheveux blancs et qui vous prie à genoux; la femme cent fois calomniée, qui est toujours sortie pure, devant Dieu et devant les témoins de sa conduite, de toutes les épreuves de la vie, la femme qui n'abjure aucune de ses croyances et qui ne croit pas se parjurer en croyant en vous. Son opinion laissera peut-être une trace dans l'avenir.»
Dans le camp républicain, parmi les proscrits et les vaincus, on la désavoue, on lui crie: «Vous vous compromettez, vous vous perdez, vous vous déshonorez, vous êtes bonapartiste.» Elle s'en défend, mais elle déclare au Prince qu'elle est le seul esprit socialiste qui lui soit resté personnellement attaché, malgré tous les coups frappés sur son Eglise. Elle confesse à son brave ami Fleury que s'il fallait tomber dans un pouvoir oligarchique et militaire, elle aime autant celui-ci. Lorsque l'Empire est proclamé, elle s'incline devant le fait accompli. Que dis-je? elle a déjà répudié ses anciens compagnons d'armes, dans une ample lettre à Mazzini, du 23 mai 1852, qui contient ce triste passage: «La grande vérité, c'est que le parti républicain, en France, composé de tous les éléments possibles, est un parti indigne de son principe et incapable, pour toute une génération, de le faire triompher.» Est-ce bien là ce qu'elle pense du parti qui comptait dans ses rangs Lamartine, Louis Blanc, Ledru-Rollin, Michelet, Edgar Quinet, Barbès, Victor Hugo? Ceux-là n'ont pas chanté la palinodie. Et Mazzini, que de tels aveux devaient navrer, mais qui restait courtois devant la faiblesse d'une femme, prononce le mot de résignation. Elle est plus que résignée à l'Empire, elle est ralliée, ou peu s'en faut. Qu'elle retourne à la littérature! De nouveaux chefs-d'oeuvre vont pallier les défaillances et les virevoltes de sa politique.
CHAPITRE XXIV
LES ROMANS CHAMPÊTRES
La rude commotion de 1848 eut l'effet inattendu de renouveler le talent de George Sand, en la soustrayant aux préoccupations politiques et sociales qui risquaient d'accaparer sa pensée et de restreindre son horizon littéraire. Issue de la lignée intellectuelle de Jean-Jacques, elle était, comme son glorieux ancêtre, tour à tour sollicitée par les problèmes du Contrat social et par la contemplation de la nature. C'est celle-ci qui va définitivement triompher. La sociologie—pour user du néologisme créé par Auguste Comte—devra s'avouer vaincue, après avoir ajouté au bagage de George Sand le Compagnon du Tour de France, le Meunier d'Angibault et le Péché de Monsieur Antoine. Jamais, à dire vrai, l'auteur de Mauprat et de Consuelo n'avait déserté ce filon purement romanesque qui était la vraie richesse de son domaine et sera la meilleure part de son héritage. En 1840, elle retraçait dans Pauline les aventures d'une fille de province, devenue actrice, qui rentre dans sa ville natale, revoit une amie, l'emmène à Paris, et ne réussit qu'à troubler une placide existence. Le manuscrit, commencé en 1832, au temps de Valentine, fut égaré, puis retrouvé huit ans après, et terminé; on sent que cette nouvelle n'est pas d'une seule venue et que deux procédés différents s'y rencontrent, sans se fondre et s'amalgamer.—Il y a lieu pareillement de faire des réserves sur Isidora, médiocre roman en trois parties, publié en 1845. Le jeune Jacques Laurent a le coeur partagé entre la courtisane Isidora, mariée in extremis au comte Félix, et sa belle-soeur la chaste Alice. C'est une série de dissertations où se rencontre cette définition alambiquée: «L'amour est un échange d'abandon et de délices; c'est quelque chose de si surnaturel et de si divin, qu'il faut une réciprocité complète, une fusion intime des deux âmes; c'est une trinité entre Dieu, l'homme et la femme. Que Dieu en soit absent, il ne reste plus que deux mortels aveugles et misérables qui luttent en vain pour entretenir le feu sacré, et qui l'éteignent en se le disputant.» Plus loin, un parallèle entre la jeunesse, comparée à un admirable paysage des Alpes, et la vieillesse, qui ressemble à un vaste et beau jardin, bien planté, bien uni, bien noble, à l'ancienne mode.
Teverino est de la même année 1845. Il n'y faut voir qu'une fantaisie sans plan, sans but, à la suite d'un jeune aventurier déguisé en homme du monde. Emule de Figaro, tour à tour modèle, batelier, jockey, enfant de choeur, figurant de théâtre, chanteur des rues, marchand de coquillages, garçon de café, cicérone, Teverino est un de ces enfants de l'Italie qui ont le sens de la beauté, le goût de la paresse et l'immoralité native.—De provenance analogue le roman de Lucrezia Floriani, paru en 1847. Fille du pêcheur Menapace, la Floriani est enlevée par le jeune Memmo Ranieri, remporte de grands succès au théâtre, et se retire au bord du lac d'Iseo, où elle conquiert le coeur du prince Karol de Roswald. Et l'on prétendit que leur étrange et vraisemblable liaison était précisément celle de George Sand et de Chopin.—A la même époque et à la même inspiration se rattache une petite nouvelle, Lavinia, qui met en scène une héroïne coupant ses cheveux pour en faire un sacrifice à l'amour. A cela près, cette restitution de lettres, après dix ans de rupture, n'offre, en dépit du cadre pyrénéen de Saint-Sauveur, qu'un médiocre agrément.
Entre toutes les oeuvres contemporaines des romans socialistes, il en est une qui mérite d'être retenue et attentivement examinée. C'est Jeanne, publiée en 1844 par le Constitutionnel, alors que George Sand avait rompu avec la Revue des Deux Mondes. Pour la première fois elle se hasardait dans le feuilleton d'un journal quotidien. «Ce mode, dit-elle, exige un art particulier que je n'ai pas essayé d'acquérir, ne m'y sentant pas propre. Alexandre Dumas et Eugène Sue possédaient dès lors, au plus haut point, l'art de finir un chapitre sur une péripétie intéressante, qui devait tenir sans cesse le lecteur en haleine, dans l'attente de la curiosité ou de l'inquiétude. Tel n'était pas le talent de Balzac, tel est encore moins le mien.» Mais surtout George Sand abordait un genre nouveau, celui où elle obtiendra ses plus éclatants et plus durables succès. Elle le déclare dans la notice de 1852: «Jeanne est une première tentative qui m'a conduit à faire plus tard la Mare au Diable, le Champi et la Petite Fadette. La vierge d'Holbein m'avait toujours frappé comme un type mystérieux où je ne pouvais voir qu'une fille des champs rêveuse, sévère et simple: la candeur infinie de l'âme, par conséquent un sentiment profond dans une mélancolie vague, où les idées ne se formulent point. Cette femme primitive, cette vierge de l'âge d'or, où la trouver dans la société moderne?» George Sand a voulu que son héroïne fût une paysanne gauloise, sorte de Jeanne d'Arc ignorée, qui ne sût ni lire ni écrire, et vécût, non pas même aux champs, mais au désert, «sur une lande inculte, sur une terre primitive qui porte les stigmates mystérieux de notre plus antique civilisation.» Malheureusement, le romancier fut entravé ou par la hâte de son travail, ou par la nouveauté de son dessein, ou par l'idiome semi-campagnard prêté aux personnages. La notice plaide, à ce sujet, les circonstances atténuantes: «Je n'osai point alors faire ce que j'ai osé plus tard, peindre mon type dans son vrai milieu, et l'encadrer exclusivement de figures rustiques en harmonie avec la mesure, assez limitée en litterature, de ses idées et de ses sentiments.» Jeanne est un ouvrage composite, où des sensations et des pensées contradictoires ne procurent pas cette impression d'unité qui est la règle supérieure de l'art. Ici, les contrastes du fond se retrouvent dans la forme, et l'auteur en a très nettement conscience: «Je me sentis dérangé de l'oasis austère où j'aurais voulu oublier et faire oublier à mon lecteur le monde moderne et la vie présente. Mon propre style, ma phrase me gênait. Cette langue nouvelle ne peignait ni les lieux, ni les figures que j'avais vues avec mes yeux et comprises avec ma rêverie. Il me semblait que je barbouillais d'huile et de bitume les peintures sèches, brillantes, naïves et plates des maîtres primitifs, que je cherchais à faire du relief sur une figure étrusque, que je traduisais Homère en rébus, enfin que je profanais le nu antique avec des draperies modernes.» Or, ce sont précisément ces imperfections qu'il est précieux de saisir et d'analyser. On y discerne les tâtonnements de George Sand, avant que son génie pût découvrir et suivre la large voie du roman champêtre.
La dédicace de Jeanne est adressée à une humble paysanne, Françoise Maillant, en des termes d'une touchante délicatesse: «Tu ne sais pas lire, ma paisible amie, mais ta fille et la mienne ont été à l'école. Quelque jour, à la veillée d'hiver, pendant que tu fileras ta quenouille, elles te raconteront cette histoire qui deviendra beaucoup plus jolie en passant par leurs bouches.» Les principales scènes du récit se déroulent à Toull-Sainte-Croix, sur la frontière de la Marche. Nous assistons à l'agonie de Tula, mère de Jeanne, et c'est un émouvant spectacle que la veillée funèbre, sur la pierre d'Ep-Nell. La silhouette de la jeune fille se détache, immobile et tragique, au-dessus du cadavre: «Peut-être s'était-elle endormie dans l'attitude de la prière. Sa mante grise, dont le capuchon était rabattu sur son visage en signe de deuil, lui donnait, au clair de la lune, l'aspect d'une ombre. Le curé, tout vêtu de noir, et la morte roulée dans son linceul blanc, formaient avec elle un tableau lugubre. De temps en temps, le feu, contenu sous les amas de débris, faisait, en petit, l'effet d'une éruption volcanique. Il s'échappait avec une légère détonation, lançait au loin la paille noircie qui l'avait couvé, et montait en jets de flamme pour s'éteindre au bout de peu d'instants. Ces lueurs fugitives faisaient alors vaciller tous les objets. La morte semblait s'agiter sur sa pierre, et Jeanne avait l'air de suivre ses mouvements, comme pour la bercer dans son dernier sommeil. On entendait au loin le hennissement de quelques cavales au pâturage et les aboiements des chiens dans les métairies. La reine verte des marécages coassait d'une façon monotone, et ce qu'il y avait de plus étrange dans ces voix, insouciantes des douleurs et des agitations humaines, c'était le chant des grillons de cheminée, ces hôtes incombustibles du foyer domestique, qui, réjouis par la chaleur des pierres, couraient sur les ruines de leur asile en s'appelant et en se répondant avec force dans la nuit silencieuse et sonore.»
Voilà les prémices du genre littéraire où George Sand excellera, et voilà aussi l'apothéose de la beauté en son épanouissement juvénile. Jeanne la paysanne—c'est encore la thèse égalitaire—a un charme et une grâce qui ne redoutent aucune comparaison avec les femmes les plus élégantes de la bourgeoisie ou de la noblesse. Le curé lui-même la regarde avec une discrète complaisance. La remarque en est faite, sans irrévérence ni malice: «Comme il n'avait pas plus de trente ans, qu'il avait des yeux, du goût et de la sensibilité, il était bien un peu agité auprès d'elle». Non moins ému, et plus libre en ses desseins, sera l'Anglais millionnaire, Arthur Harley, qui veut épouser Jeanne, domestique chez madame de Boussac. Et ce roman, qui débute par une mort, se termine par une agonie mystique. La pastoure expire, ayant à son chevet sir Arthur, et les dernières paroles qui viennent à ses lèvres sont les vers d'une chanson de terroir:
En traversant les nuages,
J'entends chanter ma mort.
Sur le bord du rivage
On me regrette encore.
Dans l'avant-propos de François le Champi, George Sand imagine un dialogue, à nuit close, avec un ami qui censure la forme mixte dont elle s'est servie pour instituer un genre où la littérature se mêle à la paysannerie. L'homme des champs, à ce prix, ne parle ni son véritable langage—il serait besoin d'une traduction pour l'entendre—ni la langue de la société polie—ce serait aussi invraisemblable que l'Astrée. George Sand s'est arrêtée à un procédé intermédiaire, conventionnel et aimable, qui est une manière de transposition ou d'adaptation artistique. Et l'ami anonyme répond: «Tu peins une fille des champs, tu l'appelles Jeanne, et tu mets dans sa bouche des paroles qu'à la rigueur elle peut dire. Mais toi, romancier, qui veux faire partager à tes lecteurs l'attrait que tu éprouves à peindre ce type, tu la compares à une druidesse, à Jeanne d'Arc, que sais-je? Ton sentiment et ton langage font avec les siens un effet disparate comme la rencontre de tons criards dans un tableau; et ce n'est pas ainsi que je peux entrer tout à fait dans la nature, même en l'idéalisant.» Il veut qu'elle raconte une de ces histoires qu'on a entendues à la veillée, comme si elle avait un Parisien à sa droite, un paysan à sa gauche, et qu'il fallût parler clairement pour le premier, naïvement pour le second. C'est sur ce patron qu'elle a excellemment tracé l'aventure de François le Champi, l'enfant trouvé, le bâtard, abandonné dans les champs, qui, recueilli par Madeleine Blanchet, s'éprend pour sa mère adoptive d'une mystérieuse et grandissante tendresse.
Ce sentiment équivoque, où l'affection filiale se mue en inclination amoureuse, était délicat à analyser. George Sand s'y complaît et devait y réussir. Elle connaissait les déviations troublantes des sollicitudes et des caresses qui se croient ou se disent maternelles. Dans Madeleine, veuve de Cadet Blanchet, elle a mis quelque chose d'elle-même, un peu de cette passion ambiguë qu'elle éprouva pour Alfred de Musset et Chopin. Avec le prestige d'un cadre de nature, l'élément de vague inceste se dissipe, et s'évanouit. Nous connivons au secret désir de deux êtres, trop inégaux d'âge, mais appariés par le coeur, qui se recherchent et s'adorent sans oser murmurer l'aveu.
En regard, le roman comporte le personnage inhérent et indispensable à tout bon mélodrame, celui du traître. Ici, c'est une traîtresse, la Sévère, faraude commère, qui a déjà dominé, ruiné fou Blanchet, et qui maintenant porte sa convoitise sur les dix-sept ans du Champi. C'est la sirène, la Circé de village, dont le chanvreur à la verve conteuse esquisse ainsi le portrait: «Cette femme-là s'appelait Sévère, et son nom n'était pas bien ajusté sur elle, car elle n'avait rien de pareil dans son idée. Elle en savait long pour endormir les gens dont elle voulait voir reluire les écus au soleil. On ne peut pas dire qu'elle fût méchante, car elle était d'humeur réjouissante et sans souci, mais elle rapportait tout à elle, et ne se mettait guère en peine du dommage des autres, pourvu qu'elle fût brave et fêtée. Elle avait été à la mode dans le pays, et, disait-on, elle avait trouvé trop de gens à son goût. Elle était encore très belle femme et très avenante, vive quoique corpulente, et fraîche comme une guigne.» Comment en vint-elle à s'amouracher du Champi? D'abord, ce fut un jeu, un badinage: «Si elle le rencontrait dans son grenier ou dans sa cour, elle lui disait quelque fadaise pour se moquer de lui, mais sans mauvais vouloir, et pour l'amusement de le voir rougir; car il rougissait comme une fille quand cette femme lui parlait, et il se sentait mal à son aise.» Puis elle le considéra avec plus d'attention et de contentement; elle le trouva diablement beau garçon. Or il l'était. «Il ne ressemblait pas aux autres enfants de campagne, qui sont trapus et comme tassés à cet âge-là, et qui ne font mine de se dénouer et de devenir quelque chose que deux ou trois ans plus tard. Lui, il était déjà grand, bien bâti; il avait la peau blanche, même en temps de moisson, et des cheveux tout frisés qui étaient comme brunets à la racine et finissaient en couleur d'or.»
François le Champi paraissait en feuilleton dans le Journal des Débats, lorsque éclata la révolution de février 1848. Il fallut interrompre la publication: la politique reléguait à l'arrière-plan la littérature romanesque. Quatre mois révolus, George Sand, désabusée, reprenait sa plume rustique et composait la Petite Fadette. Elle explique, dans la notice de l'ouvrage, que «l'horreur profonde du sang versé de part et d'autre et une sorte de désespoir à la vue de cette haine, de ces injures, de ces menaces, de ces calomnies qui montent vers le ciel comme un impur holocauste, à la suite des convulsions sociales», s'emparèrent de son esprit, au lendemain des journées de Juin. Elle alla demander au contact de la nature et à la contemplation de la vie rurale, sinon le bonheur, du moins la foi. Tout comme un politique évincé, elle retournait à ses chères études. Les lettres ont une vertu mystérieusement apaisante, que George Sand préconise. «L'artiste, dit-elle, qui n'est que le reflet et l'écho d'une génération assez semblable à lui, éprouve le besoin impérieux de détourner la vue et de distraire l'imagination, en se reportant vers un idéal de calme, d'innocence et de rêverie. Sa mission est de célébrer la douceur, la confiance, l'amitié, et de rappeler ainsi aux hommes endurcis ou découragés, que les moeurs pures, les sentiments tendres et l'équité primitive sont ou peuvent être encore de ce monde. Les allusions directes aux malheurs présents, l'appel aux passions qui fermentent, ce n'est point là le chemin du salut; mieux vaut une douce chanson, un son de pipeau rustique, un conte pour endormir les petits enfants sans frayeur et sans souffrance, que le spectacle des maux réels renforcés et rembrunis encore par les couleurs de la fiction.»
Dans la Petite Fadette, George Sand remplit son dessein. C'est une naïve et touchante histoire que celle des deux bessons, Landry et Sylvinet. Et Fadette, «le pauvre grelet,» est une étrange créature, qui se rend à la danse, plaisamment habillée: «Elle avait une coiffe toute jaunie par le renfermé, qui, au lieu d'être petite et bien retroussée par le derrière, selon la nouvelle mode du pays, montrait de chaque côté de sa tête deux grands oreillons bien larges et bien plats; et, sur le derrière de sa tête, la cayenne retombait jusque sur son cou, ce qui lui donnait l'air de sa grand'mère et lui faisait une tête large comme un boisseau sur un petit cou mince comme un bâton. Son cotillon de droguet était trop court de deux mains; et, comme elle avait grandi beaucoup dans l'année, ses bras maigres, tout mordus par le soleil, sortaient de ses manches comme deux pattes d'aranelle. Elle avait cependant un tablier d'incarnat dont elle était bien fière, mais qui lui venait de sa mère, et dont elle n'avait point songé à retirer la bavousette, que, depuis plus de dix ans, les jeunesses ne portent plus.»
Landry précisément, le bel adolescent, fait grief à Fanchon Fadet de ne point être coquette comme le sont les autres danseuses. «C'est, dit-il, que tu n'as rien d'une fille et tout d'un garçon, dans ton air et dans tes manières; c'est que tu ne prends pas soin de ta personne. Pour commencer, tu n'as point l'air propre et soigneux, et tu te fais paraître laide par ton habillement et ton langage.» En effet, elle galope sur une jument sans bride ni selle, elle grimpe aux arbres comme un chat-écurieux, et les enfants du pays l'appellent le grelet ou même le mâlot.
De tous ces reproches Fadette est fort marrie, car elle a du penchant pour Landry, le joli gars. Mais à quoi bon y songer et se troubler la cervelle? «Je sais, dit-elle, ce qu'il est, et je sais ce que je suis. Il est beau, riche et considéré; je suis laide, pauvre et méprisée.» N'importe, elle est touchée, et l'amour exerce sur elle son influence coutumière. Elle en sera embellie, métamorphosée. Et voyez comme elle apparaît un dimanche à la messe: «C'était bien toujours son pauvre dressage, son jupon de droguet, son devanteau rouge et sa coiffe de linge sans dentelle; mais elle avait reblanchi, recoupé et recousu tout cela dans le courant de la semaine. Sa robe était plus longue et tombait plus convenablement sur ses bas, qui étaient bien blancs, ainsi que sa coiffe, laquelle avait pris la forme nouvelle et s'attachait gentillement sur ses cheveux noirs bien lissés; son fichu était neuf et d'une jolie couleur jaune doux qui faisait valoir sa peau brune. Elle avait aussi rallongé son corsage, et, au lieu d'avoir l'air d'une pièce de bois habillée, elle avait la taille fine et ployante comme le corps d'une belle mouche à miel. De plus, je ne sais pas avec quelle mixture de fleurs ou d'herbes elle avait lavé pendant huit jours son visage et ses mains, mais sa figure pâle et ses mains mignonnes avaient l'air aussi net et aussi doux que la blanche épine du printemps. Landry, la voyant si changée, laissa tomber son livre d'heures, et, au bruit qu'il fit, la petite Fadette se retourna tout à fait et le regarda, tout en même temps qu'il la regardait. Et elle devint un peu rouge, pas plus que la petite rose des buissons; mais cela fa fit paraître quasi belle, d'autant plus que ses yeux noirs, auxquels jamais personne n'avait pu trouver à redire, laissèrent échapper un feu si clair qu'elle en parut transfigurée. Et Landry pensa encore: Elle est sorcière; elle a voulu devenir belle de laide qu'elle était, et la voilà belle par miracle. Il en fut comme transi de peur, et sa peur ne l'empêchait pourtant point d'avoir une telle envie de s'approcher d'elle et de lui parler, que, jusqu'à la fin de la messe, le coeur lui en sauta d'impatience.»
Enfin les aveux s'échangent, le jour où Fadette doit s'éloigner, et les paroles qu'elle prononce sont d'une chasteté parfaite et d'une suavité pénétrante, Landry en est tout troublé. Il rit, il pleure, comme un fou. «Et il embrassait Fanchon sur ses mains, sur sa robe; et il l'eût embrassée sur ses pieds, si elle avait voulu le souffrir; mais elle le releva et lui donna un vrai baiser d'amour dont il faillit mourir; car c'était le premier qu'il eût jamais reçu d'elle, ni d'aucune autre, et, du temps qu'il en tombait comme pâmé sur le bord du chemin, elle ramassa son paquet, toute rouge et confuse qu'elle était, et se sauva en lui défendant de la suivre et en lui jurant qu'elle reviendrait.» Elle revient en effet, et ils s'épousent. Heureuse et riche, elle se comporte en bonne villageoise à l'âme socialiste, tout comme la châtelaine de Nohant. Dans sa demeure elle recueille, quatre heures chaque jour, les enfants nécessiteux de la commune, les instruit, les assiste, leur enseigne la vraie religion, sans doute le christianisme intégral. Mais il y a une ombre à ce patriarcal tableau. Landry, hélas! n'était pas seul à aimer Fanchon Fadette. Le besson Sylvinet nourrissait les mêmes sentiments. Il lui serait trop cruel d'être le témoin d'un bonheur dont il se trouve frustré. Alors il s'engage dans la Grande Armée, devient capitaine, obtient la croix, et peut-être ira-t-il finir ses jours au village, quand la blessure de son coeur sera définitivement cicatrisée.
Pour compléter la trilogie des romans champêtres, voici le plus court, mais le plus exquis, la Mare au Diable, qui fut composé avant François le Champi et la Petite Fadette. Ce triptyque, dans la pensée de l'auteur, ne correspondait à aucun système, à aucune prétention révolutionnaire en littérature. George Sand se bornait à traduire d'instinct les douces émotions rurales qui lui étaient familières. «Si l'on me demande, écrit-elle dans la «notice» de la Mare au Diable, ce que j'ai voulu faire, je répondrai que j'ai voulu faire une chose très touchante et très simple, et que je n'ai pas réussi à mon gré. J'ai bien vu, j'ai bien senti le beau dans le simple, mais voir et peindre sont deux! Tout ce que l'artiste peut espérer de mieux, c'est d'engager ceux qui ont des yeux à regarder aussi. Voyez donc la simplicité, vous autres, voyez le ciel et les champs, et les arbres, et les paysans surtout dans ce qu'ils ont de bon et de vrai: vous les verrez un peu dans mon livre, vous les verrez beaucoup dans la nature.»
Par quel étrange caprice du romancier cette oeuvre, essentiellement descriptive et reposante, met-elle à son frontispice le mélancolique spectacle d'une composition d'Holbein, presque macabre? Un laboureur, qui pousse son maigre attelage, est talonné par un personnage fantastique, squelette armé d'un fouet. Ce valet de charrue, c'est la Mort. Et George Sand, dans le chapitre préliminaire intitulé: «L'auteur au lecteur», proteste contre cette philosophie du désespoir, résumée dans le vieux quatrain:
A la sueur de ton visaige
Tu gagnerois ta pauvre vie.
Après long travail et usaige,
Voicy la mort qui te convie.
L'optimisme, non pas inné, mais acquis et voulu, qui inspire les «romans champêtres,» ne saurait souscrire à une conception aussi désenchantée. Une voix s'élève, la voix bienfaisante de l'idéalisme: «Non, nous n'avons plus affaire à la mort, mais à la vie. Nous ne croyons plus ni au néant de la tombe, ni au salut acheté par un renoncement forcé; nous voulons que la vie soit bonne, parce que nous voulons qu'elle soit féconde. Il faut que Lazare quitte son fumier, afin que le pauvre ne se réjouisse plus de la mort du riche. Il faut que tous soient heureux, afin que le bonheur de quelques-uns ne soit pas criminel et maudit de Dieu. Il faut que le laboureur, en semant son blé, sache qu'il travaille à l'oeuvre de vie, et non qu'il se réjouisse de ce que la mort marche à ses côtés. Il faut enfin que la mort ne soit plus ni le châtiment de la prospérité, ni la consolation de la détresse. Dieu ne l'a destinée ni à punir, ni à dédommager de la vie: car il a béni la vie, et la tombe ne doit pas être un refuge où il soit permis d'envoyer ceux qu'on ne veut pas rendre heureux.»
Telle est, chez George Sand, la transition du roman socialiste au roman champêtre. Elle formule d'abord la théorie idéaliste, qui se flatte d'embellir un peu le domaine de l'imagination: «L'art, dit-elle, n'est pas une étude de la réalité positive; c'est une recherche de la vérité idéale»; puis elle se retourne, comme dans un adieu, vers la théorie socialiste qui lui fut si chère: «Ces richesses qui couvrent le sol, ces moissons, ces fruits, ces bestiaux orgueilleux qui s'engraissent dans les longues herbes, sont la propriété de quelques-uns et les instruments de la fatigue et de l'esclavage du plus grand nombre.» Elle ne se résigne pas, mais elle cesse de s'indigner, et demeure triste et perplexe devant les déplorables inégalités.
La Mare au Diable n'est guère qu'une promenade nocturne, mais pénétrée d'une harmonie suave et d'une sensibilité toute virgilienne. Germain, le fin laboureur, est veuf et doit se décider à reprendre femme, afin d'élever ses trois enfants. Son beau-père lui parle de la Léonard, veuve d'un Guérin. Il ira docilement la voir au domaine de la Fourche, et, comme il est homme d'honnêteté, on le charge de conduire Marie, fille de la Guillette, qui se rend en condition, tout auprès, pour faire l'office de bergère. Germain n'a que vingt-huit ans, et «quoique, selon les idées de son pays, il passât pour vieux au point de vue du mariage, il était encore le plus bel homme de l'endroit.» Le teint frais, l'oeil vif et bleu comme le ciel de mai, la bouche rose, des dents superbes, le corps élégant et souple comme celui d'un jeune cheval qui n'a pas encore quitté le pré, —voilà prestement dessiné le «veuf» auquel est confiée la mission de mener aux Ormeaux la petite pastoure de seize ans. Marie monte en croupe sur la Grise, et Petit-Pierre, l'enfant de Germain, les rejoint à un détour du sentier. Ce sera comme leur ange gardien. Ils s'égarent à travers bois. La nuit est glacée. Il faut allumer un feu de brindilles et de feuilles à demi-sèches. Petit-Pierre murmure sa prière et s'endort sur les genoux de la jeune fille, après avoir balbutié ces touchantes et simples paroles: «Mon petit père, si tu veux me donner une autre mère, je veux que ce soit la petite Marie.» L'appel candide de l'enfant sera exaucé, et sur la naïveté charmante du récit s'épand une atmosphère de sérénité. Le génie de George Sand s'est épuré, rajeuni, apaisé, au sein de la nature, radieuse et consolatrice.
CHAPITRE XXV
SOUS LE SECOND EMPIRE
La politique n'est qu'une aventure, les romans champêtres ne sont qu'une étape, peut-être une oasis, dans la destinée laborieuse et féconde de George Sand. Dès le lendemain des journées de Juin, elle avait repris sa plume, et, lorsque le coup d'Etat du 2 Décembre étrangle la République et envoie les meilleurs citoyens en exil ou à Lambessa, elle continue paisiblement à produire, vaille que vaille, ses deux volumes par année. Elle appartient à son métier et accomplit ainsi une fonction naturelle. C'est la poule, exacte et diligente, qui pond son oeuf au fond de la basse-cour, sans s'inquiéter si l'on se querelle à la maison. Certains amis de George Sand s'émeuvent de cette quiétude, devant la détresse du parti et des hommes qui lui étaient chers. Elle veut s'expliquer et se disculper dans une lettre du 15 décembre 1853, à Joseph Mazzini: «Vous vous étonnez que je puisse faire de la littérature; moi, je remercie Dieu de m'en conserver la faculté, parce qu'une conscience honnête, et pure comme la mienne, trouve encore, en dehors de toute discussion, une oeuvre de moralisation à poursuivre. Que ferais-je donc si j'abandonnais mon humble tâche? Des conspirations? Ce n'est pas ma vocation, je n'y entendrais rien. Des pamphlets? Je n'ai ni fiel ni esprit pour cela. Des théories? Nous en avons trop fait et nous sommes tombés dans la dispute, qui est le tombeau de toute vérité, de toute puissance. Je suis, j'ai toujours été artiste avant tout; je sais que les hommes purement politiques, ont un grand mépris pour l'artiste, parce qu'ils le jugent sur quelques types de saltimbanques qui déshonorent l'art. Mais vous, mon ami, vous savez bien qu'un véritable artiste est aussi utile que le prêtre et le guerrier; et que, quand il respecte le vrai et le bon, il est dans une voie où Dieu le bénit toujours. L'art est de tous les temps et de tous les pays; son bienfait particulier est précisément de vivre encore quand tout semble mourir.»
George Sand va-t-elle traduire en actes cette fière profession de foi? Trouvera-t-elle les mêmes inspirations éloquentes et pathétiques, alors que l'exaltation enthousiaste de ses premières oeuvres fera place à des sentiments plus pondérés et plus bourgeois? Il semble qu'elle ait voulu dresser son bilan en composant l'Histoire de ma Vie, qu'elle termine ou plutôt qu'elle arrête à la veille des événements de 1848. Son oeuvre, à partir de cette époque, cesse d'être orientée, soit vers la thèse conjugale, soit vers la formule socialiste, soit vers les horizons rustiques, et tente un peu au hasard des sentiers nouveaux.
Le Château des Désertes est la suite de Lucrezia Floriani: dans cette demeure des Boccaferri on joue la comédie de salon sur une petite estrade, comme à Nohant.—Les Mississipiens sont une pièce écrite à la hâte sur l'affaire de Law, et qui met aux prises la noblesse et la roture.—Dans les Maîtres Sonneurs, publiés en 1853, résonne un écho, mélancoliquement affaibli, des romans champêtres. La dédicace est adressée à cet Eugène Lambert, l'hôte familier de Nohant, sorte d'enfant adoptif, qui disait un jour à George Sand: «A propos, je suis venu ici, il y a bientôt dix ans, pour y passer un mois. Il faut pourtant que je songe à m'en aller.» Dans la préface des Maîtres Sonneurs, elle lui répond: «Je t'ai laissé partir, mais à la condition que tu reviendrais passer ici tous les étés. Je t'envoie ce roman comme un son lointain de nos cornemuses, pour te rappeler que les feuilles poussent, que les rossignols sont arrivés, et que la grande fête printanière de la nature va commencer aux champs.» Sur les faits et gestes des muletiers maîtres sonneurs du Bourbonnais, et notamment du Grand Bûcheur dont le fils Huriel aime la gracieuse Brulette, se détachent quelques jolis dessins de la vie campagnarde, un brin poétisée. Voici des propos tenus entre deux danses, à une assemblée villageoise: «Je suis sotte et rêvasseuse, dit la fille, enfin je m'imagine d'être aussi mal placée en une compagnie que le serait un loup ou un renard que l'on inviterait à danser.» Et le gars réplique: «Vous n'avez pourtant mine de loup ni d'aucune bête chafouine, et vous dansez d'une aussi belle grâce que les branches des saules quand un air doux les caresse.» Très séduisante aussi cette antithèse, qui évoque le souvenir de Cendrillon et de telle de ses soeurs: «Je venais de voir Brulette, aussi brillante qu'un soleil d'été, dans la joie de son amour et le vol de sa danse; Thérence était là, seule et contente, aussi blanche que la lune dans la nuit claire du printemps. On entendait au loin la musique des noceux; mais cela ne disait rien à l'oreille de la fille des bois, et je pense qu'elle écoutait le rossignol qui lui chantait un plus beau cantique dans le buisson voisin.»—Des champs nous passons sur les planches, avec Adriani. C'est, en quelque château du Vivarais, l'histoire d'un chanteur, d'abord amateur, qui s'éprend de Laure de Larnac, veuve d'Octave de Monteluz. Elle n'a guère plus de vingt ans et passe pour folle. Il la console. Ils s'aiment, et elle l'épouse, malgré les anathèmes de son entourage aristocratique. L'idée maîtresse du roman est l'apologie des musiciens, des acteurs, de tous les gens de théâtre. Et Laure déclare, au dénouement: «Je haïssais l'état de comédien. Tu t'es fait comédien. J'ai reconnu que c'était le plus bel état du monde.»—Même thèse, ou peu s'en faut, dans Narcisse: la vertueuse mademoiselle d'Estorade aime le chanteur Albany. Elle résiste à sa passion et se retire au couvent. Plus tard, quand elle épouse le brave, mais vulgaire Narcisse Pardoux, elle succombe à un mal de langueur. Elle a silencieusement adoré Albany.
Le Piccinino, qui sort de la manière habituelle de l'auteur, est un roman d'aventures ayant pour cadre la Sicile et se déroulant dans une atmosphère de conspirations. George Sand décrivait là une contrée qu'elle n'avait pas visitée: c'est le procédé dont usa Méry, puis Victor Hugo lui-même, dans les Orientales et Han d'Islande. Or, le Piccinino contient des paysages, par exemple ceux de Catane, qu'un voyageur bien informé peut attester scrupuleusement exacts.—C'est, au contraire, après un séjour à Rome que George Sand écrivit la Daniella (1857), où s'amalgament une intrigue romanesque et le guide du touriste dans «la ville éternelle de Satan.» De Guernesey Victor Hugo lui envoya de chaleureuses félicitations, en cette forme hyperbolique qui caractérise ses jugements littéraires: «La Daniella est un grand et beau livre. Je ne vous parle pas du côté politique de l'ouvrage, car les seules choses que je pourrais écrire à propos de l'Italie seraient impossibles à lire en France et empêcheraient ma lettre de vous parvenir. Quant aux grandes aspirations de liberté et de progrès, elles font invinciblement partie de votre nature, et une poésie comme la vôtre souffle toujours du côté de l'avenir. La Révolution, c'est de la lumière, et qu'êtes-vous, sinon un flambeau?» La Rome, célébrée par tant d'écrivains et classiques et romantiques et modernes, voire même par les frères de Goncourt dans Madame Gervaisais, avait causé à George Sand une déception profonde, qui se traduit dans une lettre du 20 janvier 1861 à Ernest Périgois: «Vous avez envie de voir les splendeurs de la papauté? Vous verrez trois comparses mal costumés et une bande d'affreux Allemands prétendus Suisses, dont le déguisement tombe en loques et dont les pieds infectent Saint-Pierre de Rome. Pouah! Je ne donnerais pas deux sous pour revoir la pauvre mascarade.» Dans la Daniella, George Sand nous montre un étrange artiste qui, ayant à choisir entre deux amours, préfère à l'élégante miss Médora sa camériste, bientôt devenue stiratrice, c'est-à-dire blanchisseuse. Deux fois par jour, il échange quelques regards avec cette Daniella qui, dans une salle basse des communs, travaille à une formidable lessive. Mais cet homme, suprêmement délicat avec les lavandières, a grand soin d'ajouter: «J'ai tant de respect pour elle qu'afin de ne pas l'exposer aux plaisanteries des gens de la maison, je fais semblant de ne pas la connaître.» O pudeur des tendresses subalternes, ô poésie des amours ancillaires, sous le ciel où Lamartine a rencontré Graziella!
Vers la même époque (1855), George Sand, sollicitée par les rêveries palingénésiques de Ballanche et par l'idéalisme cosmique de Jean Reynaud, imaginait de reconstituer, hors des frontières du christianisme, un mythe analogue à celui d'Adam et d'Eve. L'aventure sentimentale d'Évenor et de Leucippe s'intitula définitivement les Amours de l'âge d'or. La théorie darwinienne y est réfutée, plutôt par des impressions morales que par des arguments scientifiques. «Écoutez, dit George Sand, les grands esprits; ils vous diront que l'homme est vraiment le fils de Dieu, tandis que toutes les créatures inférieures ne sont que son ouvrage.» Et elle cite, à l'appui de sa foi spiritualiste, ces vers d'un poète alors très jeune, Henri Brissac, dans le Banquet:
Je cherche vainement le sein
D'où découle notre origine.
Je vois l'arbre;—mais la racine?
Mais la souche du genre humain?
Le singe fut-il notre ancêtre?
Rude coup frappé sur l'orgueil!
Soit! mais je trouve cet écueil:
Homme ou singe, qui le fit naître?
Cette doctrine, généreuse et réconfortante, d'un au delà où régnera l'absolue justice avec ses réparations providentielles, George Sand l'a synthétisée dans une lettre du 25 mai 1866 à M. Desplanches: «Croyons quand même et disons: Je crois! ce n'est pas dire: «J'affirme;» disons: J'espère! ce n'est pas dire: «Je sais.» Unissons-nous dans cette notion, dans ce voeu, dans ce rêve, qui est celui des bonnes âmes. Nous sentons qu'il est nécessaire; que, pour avoir la charité, il faut avoir l'espérance et la foi; de même que, pour avoir la liberté et l'égalité, il faut avoir la fraternité.»
En l'année 1855, une grande douleur frappa George Sand. Elle perdit sa petite-fille Jeanne, issue du mariage, hélas! si orageux, de Solange et du sculpteur Clésinger. Ce deuil, cruel à la grand'mère, ne fit qu'aviver et renforcer l'idéalisme de l'écrivain. «Je vois, mande-t-elle le 14 février 1855 à Edouard Charton, disciple de Jean Reynaud, je vois la vie future et éternelle devant moi comme une certitude, comme une lumière dans l'éclat de laquelle les objets sont insaisissables; mais la lumière y est, c'est tout ce qu'il me faut. Je sais bien que ma Jeanne n'est pas morte, je sais bien que je la retrouverai et qu'elle me reconnaîtra, quand même elle ne se souviendrait pas, ni moi non plus. Elle était une partie de moi-même, et cela ne peut être changé.» Quinze mois révolus, le ler mai 1856, elle écrit encore à madame Arnould-Plessy, la délicieuse artiste: «Ce que j'ai retrouvé à Nohant, c'est la présence de cette enfant qui, ici, ne me semble jamais possible à oublier. Dans cette maison, dans ce jardin, je ne peux pas me persuader qu'elle ne va pas revenir un de ces jours. Je la vois partout, et cette illusion-là ramène des déchirements continuels. Dieu est bon quand même: il l'a reprise pour son bonheur, à elle, et nous nous reverrons tous, un peu plus tôt, un peu plus tard.» Elle a mis de côté les poupées de l'enfant, ses joujoux, ses livres, sa brouette, son arrosoir, son bonnet, ses petits ouvrages, et elle contemple, aïeule mélancolique, tous ces objets qui attendent vainement le retour de l'absente.
Il faut pourtant que la vie de labeur suive son cours, il faut travailler, peiner, produire; car le budget de Nohant est lourd. Pour que la maison maintienne sa large hospitalité et que les siens aient le superflu, George Sand se prive souvent du nécessaire. Le 8 janvier 1858, elle avoue à Charles Edmond qu'elle n'a pas pu s'acheter un manteau et une robe d'hiver. Depuis vingt-cinq ans, elle gagne au jour le jour l'argent vite dépensé. Les circonstances ou sa nature lui ont interdit l'épargne. Et elle entasse les volumes, sacrifiant peut-être la qualité à la quantité.—En 1855, c'est Mont-Revêche où se manifeste la thèse proclamée dans la préface: «Le roman n'a rien à prouver.» Il ne s'agit que d'intéresser. Ici, Duterte, grand propriétaire et député, marié en secondes noces à une jeune et jolie femme, Olympe, fait la cruelle expérience des misères qu'entraîne la disproportion d'âge. Olympe succombe à une maladie de langueur. Les caractères dissemblables des trois filles de Dutertre, Nathalie, Eveline et Caroline, sont agréablement dessinés. Mont-Revêche est d'une littérature fluide et facile.—La même année, George Sand termine le Diable aux Champs, commencé avant le Deux Décembre et dédié à son intime commensal, le graveur Manceau. Le livre parut, expurgé de toutes les théories politiques et sociales que l'Empire eût pu trouver subversives, et ce sont, sous forme de dialogue, des dissertations longuettes sur la nature du diable, sur les châtiments après la mort, étranges propos tenus par des personnages au nombre desquels figurent des héros de George Sand, tels que Jacques, le mari qui se suicide pour libérer sa femme, et Ralph, d'Indiana.
La mort d'Alfred de Musset, ravivant des souvenirs vieux d'un quart de siècle, provoquait en 1858 la déplorable polémique, réciproquement diffamatoire, où George Sand publiait Elle et Lui, et Paul de Musset Lui et Elle. Si ce fut une faute grave, une manière de sacrilège sentimental sous forme posthume, George Sand en a été trop rudement châtiée. Elle avait expliqué une crise, commenté une rupture. Paul de Musset lança contre une femme des imputations ignominieuses. Elle produisit, peu après, une justification émue et éloquente, dans la préface de Jean de la Roche, où, à propos de Narcisse, elle affirme le droit pour l'artiste de puiser dans sa vie et d'analyser les sentiments de son coeur. Venant alors au cas de Paul de Musset, elle le résout par prétérition: «Sans nous occuper, dit-elle, d'une tentative déshonorante pour ceux qui l'ont faite, pour ceux qui l'ont conseillée en secret et pour ceux qui l'ont approuvée publiquement, sans vouloir en appeler à la justice des hommes pour réprimer un délit bien conditionné d'outrage et de calomnie, répression qui nous serait trop facile, et qui aurait l'inconvénient d'atteindre, dans la personne des vivants, le nom porté par un mort illustre… On peut, ajoute-t-elle, être femme et ne pas se sentir atteint par les divagations de l'ivresse ou les hallucinations de la fièvre, encore moins par les accusations de perversité qui viennent à l'esprit de certaines gens habitués à trop vivre avec eux-mêmes.» Elle atteste qu'Elle et Lui est un livre sincère—mais était-ce un livre utile?—elle le déclare «vrai sans amertume et sans vengeance»; enfin, elle lance cette apostrophe où l'indignation imprime au style un incomparable éclat: «Quant aux malheureux esprits qui viennent d'essayer un genre nouveau dans la littérature et dans la critique en publiant un triste pamphlet, en annonçant à grand renfort de réclames et de déclamations imprimées que l'horrible héroïne de leur élucabration était une personne vivante dont il leur était permis d'écrire le nom en toutes lettres, et qui lui ont prêté leur style en affirmant qu'ils tenaient leurs preuves et leurs détails de la main d'un mourant, le public a déjà prononcé que c'était là une tentative monstrueuse dont l'art rougit et que la vraie critique renie, en même temps que c'était une souillure jetée sur une tombe. Et nous disons, nous, que le mort illustre renfermé dans cette tombe se relèvera indigné quand le moment sera venu. Il revendiquera sa véritable pensée, ses propres sentiments, le droit de faire lui-même la fière confession de ses souffrances et de jeter encore une fois vers le ciel les grands cris de justice et de vérité qui résument la meilleure partie de son âme et la plus vivante phase de sa vie. Ceci ne sera ni un roman, ni un pamphlet, ni une délation. Ce sera un monument écrit de ses propres mains et consacré à sa mémoire par des mains toujours amies. Ce monument sera élevé quand les insulteurs se seront assez compromis. Les laisser dans leur voie est la seule punition qu'on veuille leur infliger. Laissons-les donc blasphémer, divaguer et passer.» D'un dernier trait dédaigneux, l'auteur de la préface signale qu'occupé en Auvergne à suivre les traces d'un roman nouveau à travers les sentiers embaumés, au milieu des plus belles scènes du printemps, «il avait bien emporté le pamphlet pour le lire, mais il ne le lut pas. Il avait oublié son herbier, et les pages du livre infâme furent purifiées par le contact des fleurs du Puy-de-Dôme et du Sancy.»
Il y a, dans Jean de la Roche, mieux qu'une préface vibrante, le récit délicat d'un amour contrarié, avec la perspective des paysages d'Auvergne où se dresse la pittoresque silhouette du château de Murols. Jean, élevé par une mère pieuse dans un petit manoir du Velay, aime Love, la fille un peu capricieuse de M. Butler. «En elle la grâce et les parfums couvraient un coeur de pierre inaccessible.» Ecarté d'abord par la maladive jalousie du jeune Hope, frère de Love, il part pour un voyage de cinq ans autour du monde. Quand il revient, il trouve Hope apaisé, et les accordailles se concluent sur les pentes du Sancy, alors que Jean de la Roche, déguisé en guide, aide à porter la chaise de Love qui s'est foulé le pied à la Roche-Vendeix.
Un peu auparavant, George Sand avait publié, en 1859, les Dames Vertes, bizarre aventure du jeune avocat Nivières, qui, chargé de plaider en 1788 pour la famille d'Ionis contre la famille d'Aillane, couche au château d'Ionis dans la chambre où apparaissent les dames vertes: l'apparition, c'est mademoiselle d'Aillane qu'il épousera;—la Filleule, non moins baroque odyssée de la gitanilla Morenita, recueillie à Fontainebleau par le romanesque Stephen, et qui s'éprend de son protecteur:—Laura, avec le sous-titre: Voyage dans le cristal, rêverie fantasmagorique de pérégrination au pôle arctique;—Flavie, analyse d'une jeune fille à l'âme de papillon, qui hésite entre deux prétendants Malcolm et Emile de Voreppe, honnête récit où il n'y a lieu de retenir que cet aphorisme où se reflète George Sand: «Je n'aime pas l'argent, mais j'adore la dépense»; —Constance Verrier, dont la préface est consacrée à réfuter la théorie de Jean-Jacques contre la pernicieuse influence des romans, et dont la fable est un peu bien singulière. Trois femmes sont intimement liées et dissertent sur l'amour: la duchesse Sibylle d'Evereux, veuve galante qui sauve les apparences, la cantatrice Solia Mozzelli, et Constance Verrier, jeune fille bourgeoise de vingt-cinq ans, qui attend son fiancé, absent depuis quatre longues années. Or, ce Raoul Mahoult a été, en voyage, l'amant de la duchesse d'Evereux et de la Mozzelli. Etrange coïncidence! Quand Constance l'apprend, elle tombe évanouie; on la soigne, on la sauve. Elle pardonne ou plutôt efface, et finit par épouser Raoul: ils seront peut-être heureux. Constance Verrier aurait dû s'intituler «Trois femmes pour un mari». Il s'y trouve quelques jolis développements sur l'amour et aussi ce portrait, qui semble celui de George Sand dessiné par elle-même: «Elle ne se piquait, comme feu Ninon, que d'unir le plaisir à l'amitié; elle bannissait les grands mots de son vocabulaire; mais elle était bonne, serviable, dévouée, indulgente, courageuse dans ses opinions, généreuse dans ses triomphes… Tout ce qu'elle déployait de finesse, de persévérance, d'habileté, d'empire sur elle-même pour se satisfaire sans blesser personne et sans porter atteinte à la dignité de sa position, est inimaginable.» De vrai, pour George Sand, nombre d'hommes, en un long cortège depuis Jules Sandeau jusqu'à Manceau, pourraient en témoigner.
En 1859, parut un véritable chef-d'oeuvre en trois volumes, l'Homme de neige. C'est, dans un paysage de Dalécarlie, au manoir gothique de Stollborg, la série des épreuves traversées par Christiano, montreur de marionnettes, qui recouvre son noble nom de Waldemora et épouse la gracieuse comtesse Marguerite Elveda, après avoir été ouvrier mineur. Voici la double morale, sociale et métaphysique, de l'ouvrage: «Dans toute misère (ce doit être George Sand qui parle), il y a moitié de la faute des gouvernants et moitié de celle des gouvernés.» C'est encore elle qui formule, par la bouche de Christiano, sa profession de foi déiste: «Nous vivons dans un temps où personne ne croit à grand'chose, si ce n'est à la nécessité et au devoir de la tolérance; mais, moi, je crois vaguement à l'âme du monde, qu'on l'appelle comme on voudra, à une grande âme, toute d'amour et de bonté, qui reçoit nos pleurs et nos aspirations. Les philosophes d'aujourd'hui disent que c'est une platitude de s'imaginer que l'Etre des êtres daignera s'occuper de vermisseaux de notre espèce. Moi, je dis qu'il n'y a rien de petit et rien de grand devant celui qui est tout, et que, dans un océan d'amour, il y aura toujours de la place pour recueillir avec bonté une pauvre petite larme humaine.»
De même aloi et de non moindre mérite est le Marquis de Villemer, qui a conquis au théâtre une éclatante notoriété, grâce à la précieuse collaboration d'Alexandre Dumas fils. Le roman, moins alerte, mais plus délicat, met agréablement en lumière le caractère hautain de la marquise et la rivalité de ses deux fils, le duc Gaëtan d'Aléria et le marquis Urbain de Villemer, qui ont distingué, celui-là pour le mauvais, celui-ci pour le bon motif, la trop attrayante lectrice Caroline de Saint-Geneix. Toute la partie descriptive qui disparaît à la scène, les paysages du Velay, la poursuite d'Urbain enseveli sous la neige au pied du Mezenc et sauvé par Caroline, tous ces détails purement romanesques ont un charme pénétrant; puis le dénouement est de nature à satisfaire les âmes sensibles. Comme il convient, Urbain épouse Caroline au gré de son coeur, et Gaëtan la jeune Diane de Xaintrailles, plusieurs fois millionnaire. Eternelle antithèse de l'honneur et de l'argent.
Voici des oeuvres de second plan:—Valvèdre, où le très entreprenant Francis Valigny séduit et enlève madame Alida de Valvèdre, épouse d'un savant adonné à la botanique et à la météorologie; mais la science reprend ses droits, alors que l'expiation arrive et qu'Alida, minée par le chagrin, rapprochant à son lit de mort mari et amant, leur tient ce mirifique discours: «Je voudrais mourir entre vous deux, lui qui a tout fait pour sauver ma vie, vous qui êtes venu sauver mon âme.» Et la réconciliation finale a lieu, au bord de l'alcôve, dans cette molle atmosphère de Palerme embaumée par les orangers.—C'est Tamaris, où la peinture d'une plage méditerranéenne qu'habita George Sand encadre les amours du lieutenant de vaisseau la Florade, lequel courtise à la fois mademoiselle Roque, une demi-mahométane, la Zinovèse, femme d'un brigadier, et la marquise d'Elmeval. Or, la Zinovèse s'empoisonne, la marquise épouse un médecin, et la Florade mademoiselle Roque.—Antonia est le nom d'un lis merveilleux, créé par les soins d'un septuagénaire aussi riche qu'égoïste, Antoine Thierry, dont le neveu Julien, peintre très pauvre et très sentimental, aime la comtesse Julie d'Estrelle. Et leur amour finit par attendrir le vieillard.—La Famille de Germandre, c'est le Testament de César Girodot transporté dans un milieu de noblesse, vers 1808. L'héritage du marquis de Germandre appartient à celui de ses collatéraux qui découvre le secret pour ouvrir une boîte qu'il a minutieusement fabriquée.—La Ville-Noire, retour indirect vers les préoccupations sociales, atteste la supériorité de l'ouvrier sur le patronat.
Une incursion dans le roman d'aventures produit cette oeuvre charmante, les Beaux Messieurs de Bois-Doré (1862). Céladon de Bois-Doré, aimable paladin attardé, demande, en sa soixante-dixième année, la main de Lauriane de Beuvre, petite veuve de dix-huit ans. Très spirituelle, elle feint d'être émue et l'ajourne à sept années d'intervalle. On réfléchira, au préalable. Après des faits et gestes divers, batailles, sièges, assassinats, le marquis Céladon retrouve, pour sa plus grande joie, et adopte son neveu Mario, qui épousera Lauriane. L'oncle galant renonce au bénéfice de l'échéance promise.
Très long, très lent est le roman intitulé la Confession d'une jeune fille, odyssée d'une enfant volée à sa nourrice.—Dans Monsieur Sylvestre et dans le volume qui lui fait suite, le Dernier Amour, il y a des parties descriptives qui ne sont point sans agrément. C'est le récit des recherches et des déboires d'un isolé, Monsieur Sylvestre, qui aspire à la vérité, en poursuivant la définition du bonheur. Voici celle qu'il propose: «Le bonheur n'est pas un mot, mais c'est une île lointaine. La mer est immense, et les navires manquent.» A soixante ans—c'est un peu tard—Monsieur Sylvestre est aimé par la mystérieuse Félicie, qui atteint la trentaine et qui cache une faute de la seizième année. Elle a une rechute et s'empoisonne. «Ne jouez pas avec l'amour!» murmure le sexagénaire, à qui le dernier amour n'a pas plus réussi que le premier.
Pierre qui roule et le Beau Laurence sont l'histoire, en deux tomes, d'un comédien qui voit apparaître une inconnue exquisement belle dans une maison de Blois. Il mène la vie errante de sa profession, va au Monténégro, revient, fait un héritage, retrouve en madame de Valdère sa délicieuse apparition et l'épouse.—Dans Mademoiselle Merquem (1868), George Sand, reprenant un sentier parallèle à Balzac, dépeint, non pas la femme, mais la fille de trente ans, élève d'un Bellac qui n'était pas professeur pour dames, mais pour simples ruraux. Célie Merquem servira de modèle et de consolation aux célibataires attardées du sexe féminin: «Peut-être, observe l'auteur, ne sait-on pas à quel degré de charme et de mérite pourrait s'élever la femme bien douée, si on la laissait mûrir, et si elle-même avait la patience d'attendre son développement complet pour entrer dans la vie complète. On les marie trop jeunes, elles sont mères avant d'avoir cessé d'être des enfants.»
Entre tous les romans écrits par George Sand sous le Second Empire, celui où elle a mis assurément le plus d'elle-même, l'ardeur intense de sa foi, c'est Mademoiselle La Quintinie, consacrée à réfuter Sibylle, d'Octave Feuillet. A l'apologie de l'éducation catholique et de la direction cléricale elle oppose la libre-pensée spiritualiste. C'est le contraste du fanatisme et de la philosophie. Emile Lemontier aime Lucie, fille du général La Quintinie, mais elle lui est disputée et manque de lui être ravie par le confesseur Moreali, qui jadis a dominé la femme du général. La fille après la mère! Contre les directeurs de conscience, contre la confession, il y a des pages enflammées. George Sand évoque le fameux passage de Paul-Louis Courier qui commence ainsi: «On leur défend l'amour, et le mariage surtout; on leur livre les femmes. Ils n'en peuvent avoir une, mais ils vivent avec toutes familièrement,» et qui se termine en ces termes: «Seuls et n'ayant pour témoins que ces voûtes, que ces murs, ils causent! De quoi? Hélas! de tout ce qui n'est pas innocent. Ils parlent, ou plutôt ils murmurent à voix basse, et leurs bouches s'approchent, et leur souffle se confond. Cela dure une heure, et se renouvelle souvent.» Mademoiselle La Quintinie est l'éloquente et émouvante paraphrase de cette profession de foi anticléricale. George Sand montre la religion qui se matérialise, en même temps que se spiritualise la philosophie. Elle répudie les illusions ou les espérances catholiques de certains républicains de 1848, et elle prête à Moreali lui-même cet aveu: «J'ai vu Rome, et j'ai failli perdre la foi.» Le grand-père voltairien de Lucie, M. de Turdy, lance l'anathème traditionnel à l'infâme: «Maudite et trois fois maudite soit l'intervention du prêtre dans les familles!» En la place de cette devise de l'Eglise: «que tout chemin mène à Rome», George Sand demande «que tout chemin mène Rome à Dieu.» Et, à côté de Moreali, jésuite mondain de robe courte, elle place le moine grossier Onorio, vêtu de bure et souillé de poussière, exhalant une odeur de terre et d'humidité. Contre l'intrusion de l'un et de l'autre elle érige la maxime vraiment évangélique: «La parole de Jésus est l'héritage de tous.» En doctrine et en discipline, elle conclut au mariage des prêtres ou à l'abolition de la confession, dans quelques pages d'une révolte sublime: «Ah! vous vous y entendez, s'écrie-t elle, apôtres persistants du quiétisme. Vous prélevez la fleur des âmes, vous respirez le parfum du matin, et vous nous laissez l'enveloppe épuisée de ses purs aromes. Vous appelez cela le divin amour pour vous autres!» Au dénouement, comme il sied, Emile épouse Lucie. Il a vaincu Moreali. L'amour a triomphé du fanatisme.
Dans la Correspondance de George Sand, mais surtout de 1860 à 1870, nous retrouvons les mêmes croyances qui s'épanouissent en Mademoiselle La Quintinie. Ce sont de fougueuses déclarations contre le cléricalisme, contre «les parfums de la sacristie,» particulièrement dans ses lettres au prince Jérôme. «Monseigneur, lui écrit-elle, ne laissez pas élever votre fils par les prêtres.» Elle prêche d'exemple dans sa famille. Maurice a épousé civilement mademoiselle Lina Calamatta, et plus tard c'est à un pasteur protestant qu'ils s'adressent pour bénir leur mariage et baptiser leurs enfants. «Pas de prêtres, s'écrie George Sand le 11 mai 1862, nous ne croyons pas, nous autres, à l'Eglise catholique, nous serions hypocrites d'y aller.» Dans sa pensée, le protestantisme est une affirmation pure et simple de déisme chrétien. De là ce qu'elle appelle «les baptêmes spiritualistes» de ses petites-filles. Elle voit, avec une sorte de prescience, l'expansion menaçante des Jésuites, le réveil du parti prêtre, comme on disait sous la Restauration. Elle montre la France envahie par les couvents et «les sales ignorantins s'emparant de l'éducation, abrutissant les enfants.» Dans le naufrage de sa foi politique, il n'a surnagé que l'horreur de l'intolérance et de la superstition.
CHAPITRE XXVI
LE THEATRE
George Sand avait-elle le tempérament dramatique? On en peut douter, encore qu'elle ait remporté au théâtre quelques succès authentiques et durables. Ses comédies étaient moins favorablement accueillies par les directeurs que ses romans par les revues et les journaux. Elle se plaignait qu'on voulût en général, et Montigny en particulier, l'obliger à remanier ses pièces. «Il y a pourtant, écrivait-elle à Maurice le 24 février 1855, une observation à faire, c'est que toutes les pièces qu'on ne m'a pas fait changer: le Champi, Claudie, Victorine, le Démon du Foyer, le Pressoir, ont eu un vrai succès, tandis que les autres sont tombées ou ont eu un court succès. Je n'ai jamais vu que les idées des autres m'aient amené le public, tandis que mes hardiesses ont passé malgré tout. Et quelles hardiesses! Trop d'idéal, voilà mon grand vice devant les directeurs de théâtre.» Elle regimbe contre les projets d'amélioration qu'on lui suggère ou qu'on lui impose. Les exigences de la forme scénique l'impatientent, et elle s'écrie: «Je suis ce que je suis. Ma manière et mon sentiment sont à moi. Si le public des théâtres n'en veut pas, soit, il est le maître; mais je suis le maître aussi de mes propres tendances, et de les publier sous la forme qu'il sera forcé d'avaler au coin de son feu.» Dans une lettre à Jules Janin, du 1er octobre 1855, elle épanche sa colère, en lui reprochant de trouver mauvaises toutes ses productions dramatiques, et elle plaide avec quelque amertume pour chacune des pièces qu'elle a fait représenter. Plus sagace et plus concluante est la préface qui se trouve en tête des quatre volumes du Théâtre complet. George Sand y développe la thèse idéaliste. Elle se flatte d'avoir contribué à délivrer les planches du matérialisme qui les envahissait. De même dans la dédicace de Maître Favilla, adressée à M. Rouvière: «Une seule critique, dit-elle, m'a affligée dans ma vie d'artiste: c'est celle qui me reprochait de rêver des personnages trop aimants, trop dévoués, trop vertueux, c'était le mot qui frappait mes oreilles consternées. Et, quand je l'avais entendu, je revenais, me demandant si j'étais le bon et l'absurde don Quichotte, incapable de voir la vie réelle, et condamné à caresser tout seul des illusions trop douces pour être vraies.» C'est encore la doctrine qu'elle expose, dans la profession de foi qu'elle a mise en préambule de sa traduction d'une comédie de Shakespeare, Comme il vous plaira, sous la forme d'une lettre à M. Régnier. «Le temps, dit-elle, n'est guère à la poésie, et le lyrisme ne nous transporte plus par lui-même au-dessus de ces régions de la réalité dont nous voulons que les arts soient désormais la peinture. Si, à cette heure (1856), la Ristori réveille notre enthousiasme, c'est qu'elle est miraculeusement belle, puissante et inspirée. Il ne fallait pas moins que l'apparition d'une muse descendue de l'Hymette pour nous arracher à nos goûts matérialistes. Elle nous fascine et nous emporte avec elle dans son rêve sacré; mais, quant à l'hymne qu'elle nous chante, nous l'écoutons fort mal, et nous nous soucions aussi peu d'Alfieri que de Corneille; c'est-à-dire que nous ne nous en soucions pas du tout, puisque, notre muse Rachel absente, la tragédie française est morte jusqu'à nouvel ordre.»
Le programme de George Sand était noble et vaste; mais elle n'a pu en réaliser toute l'ampleur. De là une nuance de mélancolie, quand elle parle de ceux qui cherchent et découvrent la fibre du succès d'argent. Elle n'est pas envieuse—un tel sentiment lui fut toujours étranger—mais elle estime que le public manque de justice distributive. «L'auteur, dit-elle, qui n'obtient pas le succès d'argent, ne trouve plus que des portes fermées dans les directions de théâtre.» A elle, on lui fait grief de présenter de trop grands caractères, des personnages trop honnêtes, partant invraisemblables, de ne pas chercher les effets. En dépit des aristarques, elle persiste à affirmer, sinon à atteindre, la supériorité d'une forme dramatique, uniquement soucieuse de «flatter le beau côté de la nature humaine, les instincts élevés qui, tôt ou tard, reprennent le dessus.» Si la critique lui a été parfois sévère, amère et même irréfléchie, elle garde l'espoir d'un retour favorable. «Nous l'attendons, écrit-elle, à des jours plus rassis et à des jugements moins précipités. Ce qu'elle nous accordera un jour, ce sera de n'avoir pas manqué de conscience et de dignité dans nos études de la vie humaine; ce sera d'avoir fait de patients efforts pour introduire la pensée du spectateur dans un monde plus pur et mieux inspiré que le triste et dur courant de la vie terre à terre. Nous avons cru que c'était là le but du théâtre, et que ce délassement, qui tient tant de place dans la vie civilisée, devait être une aspiration aux choses élevées, un mirage poétique dans le désert de la réalité.» En effet, l'oeuvre dramatique de George Sand est aux antipodes du réalisme. Elle n'offre pas, comme on disait alors, un daguerréotype des misères et des plaies humaines, mais un tableau riant, embelli, un peu idyllique. Son souci était de réagir contre le laid, le bas et le faux, et de poétiser la vie. Il en est parfois besoin. Et faut-il nous étonner si un romancier produisit un théâtre romanesque?
La première pièce de George Sand fut Cosima ou la Haine dans l'amour, drame en cinq actes et un prologue, représenté à la Comédie-Française le 29 avril 1840. La préface constate que Cosima fut fort mal accueillie, et elle ajoute: «L'auteur ne s'est fait illusion ni la veille ni le lendemain sur l'issue de cette première soirée. Il attend fort paisiblement un auditoire plus calme et plus indulgent. Il a droit à cette indulgence, il y compte.» Moins solennelle et encore plus sincère est l'impression formulée dans une lettre du 1er mai au graveur Calamatta: «J'ai été huée et sifflée comme je m'y attendais. Chaque mot approuvé et aimé de toi et de mes amis a soulevé des éclats de rire et des tempêtes d'indignation. On criait sur tous les bancs que la pièce était immorale, et il n'est pas sûr que le gouvernement ne la défende pas. Les acteurs, déconcertés par ce mauvais accueil, avaient perdu la boule et jouaient tout de travers. Enfin, la pièce a été jusqu'au bout, très attaquée et très défendue, très applaudie et très sifflée. Je suis contente du résultat et je ne changerai pas un mot aux représentations suivantes. J'étais là, fort tranquille et même fort gaie; car on a beau dire et beau croire que l'auteur doit être accablé, tremblant et agité; je n'ai rien éprouvé de tout cela, et l'incident me paraît burlesque.»
Cosima avait pour interprètes les meilleurs artistes de la Comédie-Française: Menjaud, Geffroy, Maillard, Beauvallet, madame Dorval, alors dans toute la splendeur de son talent, et intimement liée avec George Sand. Mais le sujet était invraisemblable et maladroitement exposé. Cosima, épouse d'Alvice Petruccio, bourgeois et négociant de Florence, se trouve en butte aux assiduités d'un riche Vénitien, Ordonio Elisei. Il la poursuit à l'église—où se passe le premier acte—puis à la promenade; il monte la garde sous ses fenêtres. Une telle obsession d'amour voudrait le déploiement des grandes tirades romantiques d'Antony, d'Henri III et sa Cour, ou de Chatterton. Il paraît que l'auteur de Jacques et d'Indiana se piquait de mettre en scène l'intérieur d'un ménage. Son dessein a été médiocrement rempli; car il n'avait à sa disposition ni les ressources d'une psychologie délicate ni l'éblouissement du dialogue. Au dénouement, Cosima s'empoisonne. Pourquoi? Ce n'est cependant pas une Lucrèce. George Sand allègue des raisons qui sont insuffisantes et mal adaptées: «Non, dit-elle, tous les hommes d'aujourd'hui ne sont pas livrés à des pensées de despotisme et de cruauté. Non, la vengeance n'est pas le seul sentiment, le seul devoir de l'homme froissé dans son bonheur domestique et brisé dans les affections de son coeur. Non, la patience, le pardon et la bonté ne sont pas ridicules aux yeux de tous; et, si la femme est encore faible, impressionnable et sujette à faiblir, dans le temps où nous vivons, l'homme qui se pose auprès d'elle en protecteur, en ami et en médecin de l'âme, n'est ni lâche ni coupable: c'est là l'immoralité que j'ai voulu proclamer.» Il se peut que l'auteur ait pensé mettre tout cela dans Cosima et l'y ait mis en effet; mais nous avons peine à l'y découvrir.
En 1848, pour le Théâtre de la République, c'est-à-dire pour la Comédie-Française, George Sand composa un prologue intitulé le Roi attend. On y voyait Molière et les acteurs et actrices de sa troupe, ainsi que les ombres de Sophocle, Eschyle, Euripide, Shakespeare, Voltaire et Beaumarchais. La représentation eut lieu le 9 avril. Les rôles étaient tenus par Samson, Ligier, Maubant, Maillard, Geffroy, Provost, Régnier, Delaunay, Mirecour, Leroux, mesdames Rachel et Augustine Brohan. Dans cette pièce de circonstance, destinée à glorifier la Révolution récente, il n'y a lieu de retenir qu'une tirade où Molière, déchirant les voiles de l'avenir, pressent et annonce l'avènement de la démocratie. Et voici son dithyrambe: «Je vois bien un roi, mais il ne s'appelle plus Louis XIV; il s'appelle le peuple! le peuple souverain! C'est un mot que je ne connaissais point, un mot grand comme l'éternité! Ce souverain-là est grand aussi, plus grand que tous les rois, parce qu'il est bon, parce qu'il n'a pas d'intérêt à tromper, parce qu'au lieu de courtisans il a des frères… Ah! oui, je le reconnais maintenant, car j'en suis aussi, moi, de cette forte race, où le génie et le coeur vont de compagnie. Quoi! pas un seul marquis, point de précieuse ridicule, point de gras financier, point de Tartufe, point de fâcheux, point de Pourceaugnac?» George Sand, on le sent de reste, ne recule pas devant l'anachronisme, et cette apologie de la République, dans la bouche de Molière, a la valeur d'un feu d'artifice pour fête officielle.
Molière, tel est le titre d'un drame en cinq actes que madame Sand fit représenter, le 10 mai 1851, à la Gaîté. Le sujet, c'est la mort du grand et mélancolique écrivain, qui tant aura fait rire les contemporains et la postérité, et qui fut un mari malheureux, jaloux de son élève Baron. De ci, de là, quelques sentences égalitaires, celle-ci par exemple: «Les grands ne sont grands que parce que nous les portons sur nos épaules; nous n'avons qu'à les secouer pour en joncher la terre.» Si l'oeuvre est médiocre, la préface, dédiée à Alexandre Dumas, ne manque pas d'intérêt. George Sand y relate que l'absence d'incidents et d'action est un peu volontaire. Elle oppose le théâtre psychologique au théâtre dramatique, et préconise une forme nouvelle, destinée tout ensemble à distraire, à éduquer et à moraliser le peuple. Un de ses personnages, reprenant un thème développé dans Kean et qu'elle-même a utilisé dans plusieurs de ses romans, analyse ainsi le caractère de Molière: «Qui croirait que ce misanthrope est, sur les planches, le plus beau rieur de la troupe? Le public ne se doute guère de l'humeur véritable du joyeux Gros-René! le public ne sait point que le masque qui rit et grimace est souvent collé au visage du comédien par ses pleurs!»
Il y a, dans le bagage théâtral de George Sand, trois pièces champêtres, de valeur inégale: François le Champi, Claudie et le Pressoir. François le Champi est la plus réputée. Non qu'elle vaille le roman d'où elle a été extraite, et l'on peut à ce propos se demander, selon la formule employée dans la préface de Mauprat, «s'il est favorable au développement de l'art littéraire de faire deux coupes de la même idée.» Le cadre romanesque ne suffisait plus aux curiosités rurales de George Sand. Elle voulait porter à la scène les moeurs campagnardes avec la bonne odeur des guérets et le parfum des traînes berrichonnes. Elle y fut vivement incitée par son ami, l'acteur républicain Bocage, devenu directeur de l'Odéon. C'est à lui que sont dédiées les deux préfaces de François le Champi et de Claudie. La première de ces oeuvres fut représentée le 25 novembre 1849 à l'Odéon, la seconde le 11 janvier 1851 à la Porte-Saint-Martin. Elles ont d'étroites affinités.
Si la préface de Claudie, est un simple remerciement à Bocage qui avait créé le rôle du père Rémy, celle de François le Champi a l'allure d'un manifeste dramatique. Sans affecter la solennité de Victor Hugo dans la profession de foi qui accompagna Cromwell, George Sand apporte une conception renouvelée du théâtre. Elle introduit le paysan sur les planches, en la place du berger et de la pastorale. Son paysan ne ressemble en aucune manière à celui que M. Emile Zola devait présenter quarante ans plus tard dans le milieu naturaliste de la _Terre. Il a ses origines chez Jean Jacques, il procède des Confessions, des Rêveries d'un promeneur solitaire et des Lettres de la Montagne. On lui trouve un air de parenté avec Saint-Preux et Julie; il est d'une branche rustique de la même lignée. Aussi bien George Sand, alors que ses personnages revêtent des costumes et tiennent des propos champêtres, demeure telle délibérément attachée à l'école idéaliste. Elle s'en explique sous une forme un peu sinueuse: «L'art cherchait la réalité, et ce n'est pas un mal, il l'avait trop longtemps évitée ou sacrifiée. Il a peut-être été un peu trop loin. L'art doit vouloir une vérité relative plutôt qu'une réalité absolue. En fait de bergerie, Sedaine, dans quelques scènes adorables, avait peut-être touché juste et marqué la limite. Je n'ai pas prétendu faire une tentative nouvelle; j'ai subi comme nos bons aïeux, et pour parler comme eux, la douce ivresse de la vie rustique.» Se rattachant au Comme il vous plaira de Shakespeare et à la Symphonie pastorale de Beethoven, George Sand déclare avec sa modestie coutumière: «J'ai cherché à jouer de ce vieux luth et de ces vieux pipeaux, chauds encore des mains de tant de grands maîtres, et je n'y ai touché qu'en tremblant, car je savais bien qu'il y avait là des notes sublimes que je ne trouverais pas.» Elle aspire à nous montrer, sous des vêtements et avec des sentiments modernes, Nausicaa tordant le linge à la fontaine et Calypso trayant les vaches. Toutefois elle se défend de faire acte de réaction littéraire et de s'associer au mouvement néo-classique de l'école du bon sens, qui se manifestait avec Lucrèce et Agnès de Méranie, de Ponsard, avec la Ciguë et Gabrielle, d'Emile Augier. Elle définit François le Champi une pastorale romantique.
Par la doctrine non moins que par le style, le théâtre champêtre de George Sand rappelle l'enseignement moral et social de Jean-Jacques, le grand ancêtre. Elle invoque et même elle «prend à deux mains ce pauvre coeur que Dieu a fait tendre et faible, que les discordes civiles rendent amer et défiant.» N'entendez-vous pas l'écho de l'Emile, quand un de ces paysans s'écrie avec la naïveté berrichonne: «Mon Dieu, je suis pourtant bon; d'où vient donc que je suis méchant?»
Le socialisme humanitaire de 1840 a touché l'auteur et ses personnages. Il est question des vertus du peuple, de l'éducation du coeur, du bon grain qui germe dans la bonne terre. George Sand ajoute avec attendrissement: «Il n'y a pas de mauvaise terre, les agriculteurs vous le disent; il y a des ronces et des pierres: ôtez-les; il y a des oiseaux qui dévorent la semence, préservez la semence. Veillez à l'éclosion du germe, et croyez bien que Dieu n'a rien fait qui soit condamné à nuire et à périr.» Telle est la poétique qui inspire les deux pièces champêtres de George Sand. Il s'y rencontre des maximes sociales, celle-ci notamment: «Vous m'avez fait apprendre à lire, ce qui est la clef de tout pour un paysan.» Et c'est aussi la réhabilitation des naissances illégitimes, thèse qu'Alexandre Dumas fils reprendra dans le Fils naturel. François le Champi, l'enfant de l'hospice, trouvé dans les champs, abandonné de père et de mère, sera le parfait exemplaire du dévouement et du sacrifice, encore que bien étranges nous apparaissent, à la scène et surtout dans le roman, ses sentiments pour Madeleine Blanchet qui l'a recueilli et élevé. Mais il est issu de l'imagination, semi-maternelle, semi-passionnée, de George Sand. C'est un petit cousin rural de l'Alfred de Musset que nous avons entrevu à Venise dans une atmosphère de sollicitude et de duperie, à travers les dissertations pathétiques et les paysages chaudement colorés des Lettres d'un Voyageur.
Plus dramatique et moins exceptionnelle que François le Champi est l'intrigue de Claudie. Cette jeune fille de vingt et un ans, qui travaille comme un moissonneur de profession, aux côtés de son grand-père octogénaire, a une noblesse et une vérité que Léopold Robert ne sut pas imprimer aux personnages de son tableau fameux, solennellement romantique. Et la physionomie de l'aïeul revêt un caractère de majesté qui domine la pièce et émeut le spectateur. Nos sympathies conspirent avec celles de George Sand, pour que Claudie n'expie pas trop sévèrement l'erreur de ses quinze ans abusés et pour qu'après la tromperie de Denis Ronciat elle trouve chez Sylvain Fauveau les joies du foyer domestique. C'est, dans un milieu paysan, un sujet analogue à celui qu'Alexandre Dumas fils, avec les Idées de Madame Aubray, placera en bonne bourgeoisie. L'infortune de Claudie sera celle de Denise.
Pour fêter la gerbaude, George Sand a mis dans la bouche du père Rémy un couplet de superbe prose, élégante et rythmée: «Gerbe! gerbe de blé, si tu pouvais parler! si tu pouvais dire combien il t'a fallu de gouttes de notre sueur pour t'arroser, pour te lier l'an passé, pour séparer ton grain de ta paille avec le fléau, pour te préserver tout l'hiver, pour te remettre en terre au printemps, pour te faire un lit au tranchant de l'arrau, pour te recouvrir, te fumer, te herser, t'héserber, et enfin pour te moissonner et te lier encore, et pour te rapporter ici, où de nouvelles peines vont recommencer pour ceux qui travaillent… Gerbe de blé! tu fais blanchir et tomber les cheveux, tu courbes les reins, tu uses les genoux. Le pauvre monde travaille quatre-vingts ans pour obtenir à titre de récompense une gerbe qui lui servira peut-être d'oreiller pour mourir et rendre à Dieu sa pauvre âme fatiguée.»
Tout ce morceau, où s'épanouit la gloire de la terre restituant au laboureur le fruit de ses peines opiniâtres, évoque le souvenir de l'antique Cybèle, l'oeuvre mystérieuse de Cérés. On dirait d'un épisode des Géorgiques, illustré par le romantisme et transformé en symbole.
C'est un sujet analogue que George Sand traite dans le Pressoir (1853), où elle met en scène, non plus des paysans, mais des villageois. «Les villageois, dit-elle, sont plus instruits. Ils ont des écoles, des industries qui étendent leurs relations. Ils ont des rapports et des causeries journalières avec le curé, le magistrat local, le médecin, le marchand, le militaire en retraite, que sais-je? tout un petit monde qui a vu un peu plus loin que l'horizon natal.» L'intrigue du Pressoir est des plus simples, mais non sans agrément. La petite Reine, filleule de Maître Bienvenu, menuisier, aime le gars Valentin, fils de Maître Valentin, charpentier, et ne veut pas l'avouer; car elle est sans dot. D'autre part, le fils Valentin a de l'amitié pour Pierre Bienvenu et craint de le supplanter. On surmonte les obstacles, et Valentin épouse Reine. Pour donner un spécimen du parler villageois, il suffit de citer cette déclaration d'un coureur de cotillons: «Savez-vous, Reine, que vous êtes tous les matins plus jolie que la veille, et que ça crève un peu le coeur à un jeune homme sur le point de se marier, de voir que tant de belles roses fleurissent quand même dans le jardin des amours?»
A propos de Claudie, Gustave Planche avait surnommé George Sand le disciple de Sedaine. Elle voulut mériter cette flatteuse dénomination et composa le Mariage de Victorine, qui fut représenté le 26 novembre 1851 au Gymnase-Dramatique. C'était, en trois actes, la suite attrayante du Philosophe sans le savoir. Victorine, fille du brave caissier Antoine, aime le fils Vanderke, et là, comme dans le Pressoir, l'amour triomphe des difficultés. Le théâtre de George Sand se complaît aux dénouements optimistes.
Que dire des Vacances de Pandolphe (1852), sinon que c'est une très médiocre restitution de la comédie italienne?—Dans le Démon du Foyer, il y a trois soeurs qui avec des mérites inégaux sont cantatrices. Camille Corsari a le talent, Flora la beauté—c'est le «démon du foyer»—et Nina tient l'emploi de Cendrillon. Le prince qui enlève Flora n'est pas sans ressemblance avec Carnioli de Dalila, mais le mélomane d'Octave Feuillet prodigue une verve et un brio qui manquent à son émule.—Flaminio (1854) est un proche parent de Teverino, le type de l'aventurier effronté et pourtant sympathique. Champi italien, il a été trouvé sous un berceau de pampres, au bord de l'Adriatique, au pied d'une belle et souriante madone. De pauvres pêcheurs l'ont recueilli, nourri, battu, puis délaissé, le jour où il fut assez fort pour devenir contrebandier. Voici son portrait peint par lui-même: «Je suis artiste, monsieur; je chante, j'ai une voix magnifique. Je ne suis pas musicien précisément, mais je joue de tous les instruments, depuis l'orgue d'église jusqu'au triangle. Je suis né sculpteur et je dessine… mieux que vous, sans vous offenser. J'improvise en vers dans plusieurs langues. Je suis bon comédien dans tous les emplois. Je suis adroit de mes mains, j'ai une superbe écriture, je sais un peu de mécanique, un peu de latin et le français comme vous voyez. Je ne monte pas mal les bijoux; je suis savant en céramique et en numismatique. Je danse la tarentelle, je tire les cartes, je magnétise. Attendez! j'oublie quelque chose. Je suis bon nageur, bon rameur, homme de belles manières, hardi conteur, orateur entraînant!… enfin j'imite dans la perfection le cri des divers animaux.» Tel est l'homme qui, sous son déguisement mondain, a touché la trop sensible Sarah Melvil et réussit à l'épouser.—Maître Favilla (1855) est un musicien halluciné qui croit avoir hérité du château de Muhldorf; on flatte sa manie.—Dans Lucie, André revient au gîte et s'éprend de celle qu'il croit être sa soeur naturelle. Il n'en est rien. Ils peuvent se marier.—Françoise, représentée au Gymnase en 1856 avec le concours précieux de Rose-Chéri, retrace l'aventure sentimentale de la fille du docteur Laurent. George Sand y réfute l'égoïsme d'une bourgeoise qui formule ainsi sa conception de la vie: «L'amour, ça passe; le rang, ça reste.»—Marguerite de Sainte-Gemme, à ce même théâtre du Gymnase, et en dépit de la même interprète, n'eut qu'une médiocre fortune en 1859.—George Sand devait être plus heureuse avec deux pièces tirées de ses romans: d'abord avec Mauprat, quoique la distribution des actes et des tableaux soit imparfaitement agencée, mais surtout avec le Marquis de Villemer, où elle eut la prestigieuse collaboration d'Alexandre Dumas fils saupoudrant d'esprit le dialogue et donnant à l'oeuvre une allure entraînante. Le succès fut éclatant à l'Odéon, le 29 février 1864, et se prolongea durant plusieurs mois. Aussi bien George Sand rendait-elle justice à son précieux auxiliaire. Elle savait qu'il avait imprimé à l'ouvrage le tour vraiment dramatique. La veille de la première représentation, elle écrit à Maurice: «Le théâtre, depuis le directeur jusqu'aux ouvreuses, dont l'une m'appelle notre trésor, les musiciens, les machinistes, la troupe, les allumeurs de quinquets, les pompiers, pleurent à la répétition comme un tas de veaux et dans l'ivresse d'un succès qui va dépasser celui du Champi.» Le lendemain, elle raconte à son fils les ovations frénétiques, et que les étudiants l'ont escortée aux cris de «Vive George Sand! Vive Mademoiselle La Quintinie! A bas les cléricaux!» Puis cinq ou six mille personnes sont allées manifester devant le club catholique et la maison des Jésuites, en chantant: Esprit saint, descendez en nous! La police les a dispersées avec quelque rudesse, peut-être parce qu'on saluait l'impératrice par les couplets du Sire de Framboisy. Dans la salle, c'était un enthousiasme confinant au délire. L'empereur applaudissait et pleurait. De même Gustave Flaubert. Le prince Jérôme faisait l'office de chef de claque, en criant à tue-tête. George Sand était radieuse.
Elle retrouvera un succès presque égal avec une pièce à thèse, l'Autre, représentée à l'Odéon, le 25 février 1870. Il s'y pose un assez curieux cas de conscience: Une jeune fille doit-elle pardonner à celui qui est son véritable père, hors du mariage, et absoudre ainsi la faute de sa mère? Les divers personnages épiloguent. La morale du pardon est indiquée par la vieille grand'mère, et l'autre, qui s'appelle Maxwell, érige ainsi sa protestation, pareille à celle du marquis de Neste, dans l'Enigme de M. Paul Hervieu: «J'en appelle à la justice de l'avenir. Il faudra bien que la pitié entre dans les jugements humains et qu'on choisisse entre protéger ou pardonner! Mais le monde ne comprend pas encore.»
De moindre valeur, Cadio, qui fut primitivement un roman dialogué en onze parties, puis un drame sur la guerre de Vendée, où l'on voit l'ascension du peuple, et le paysan Cadio, devenu capitaine républicain, réhabiliter la fille au sang bleu, déshonorée par le vil patricien Saint-Gueltas;—ensuite, les Beaux Messieurs de Bois-Doré, extraits du roman par M. Paul Meurice, et où Bocage trouva le dernier rôle, les suprêmes applaudissements d'une glorieuse carrière, assombrie vers le déclin par la double éclipse de la République et du romantisme.
Faut-il ranger dans le bagage dramatique de George Sand les essais et les fantaisies qu'elle rassembla sous le titre de Théâtre de Nohant? La moins négligeable de ces petites oeuvres est le Drac, rêverie en trois actes, dédiée à Alexandre Dumas fils, et dont le titre évoque un lutin des bords de la Méditerranée. Ces dialogues, improvisés pour la scène familiale de Nohant, pouvaient être la distraction de quelques soirées consacrées à répéter et à jouer la pièce. Les réunir en volume ne devait rien ajouter au renom de George Sand. Les lire est un peu fastidieux. Ce sont les amusettes enfantines d'un talent qui vieillit.
La grand'mère, en effet, apparaît chez George Sand, au lendemain du deuil qui frappe son coeur encore sensible de sexagénaire. En septembre 1865, à Palaiseau, elle perd Alexandre Manceau, le graveur, qui fut moins un compagnon qu'un factotum. «Me voilà, écrit-elle à Gustave Flaubert, toute seule dans ma maisonnette… Cette solitude absolue, qui a toujours été pour moi vacance et récréation, est partagée maintenant par un mort qui a fini là, comme une lampe qui s'éteint, et qui est toujours là. Je ne le tiens pas pour malheureux, dans la région qu'il habite; mais cette image qu'il a laissée autour de moi, qui n'est plus qu'un reflet, semble se plaindre de ne pouvoir plus me parler.» Nous tenons ainsi le dernier chaînon, nous avons égrené tout le chapelet d'amour qui d'Aurélien de Sèze, l'aristocrate raffiné, à Manceau, l'artisan dégrossi, occupa quarante années d'une existence partagée entre le travail régulier et la curiosité vagabonde.
CHAPITRE XXVII
LES DERNIÈRES ANNÉES.
Attelée à sa besogne quotidienne, George Sand, pour qui le théâtre avait été un délassement, composait le roman périodique, à peu près bi-annuel, qu'elle s'était engagée à fournir à Buloz pour la Revue des Deux Mondes. Alors même que le mérite littéraire fléchissait, elle avait conservé une clientèle indéfectible, et, parmi l'abondance de sa production automnale, de temps à autre apparaissait encore une oeuvre où l'on retrouvait le charme de ses débuts et l'éclat de sa maturité. Ce fut le cas de Malgrétout, paru en mars 1870, et qui obtint un gros succès d'allusion malicieuse. Le récit des amours de Miss Sarah Owen pour le violoniste Abel, virtuose de l'archet, reprenait un thème maintes fois traité par George Sand; mais la rivale de la jeune fille était une certaine Carmen d'Ortosa, en qui l'on voulut voir le portrait de l'impératrice Eugénie, au temps où avec sa mère, madame de Montijo, elle fréquentait les villes d'eaux et les plages à la mode, en quête de quelque épouseur. L'auteur de Malgrétout se défendit énergiquement d'avoir eu une telle pensée et de spéculer sur le scandale. Le 19 mars 1870, elle écrivit à Gustave Flaubert: «Je sais, mon ami, que tu lui es très dévoué. Je sais qu'Elle est très bonne pour les malheureux qu'on lui recommande; voilà tout ce que je sais de sa vie privée. Je n'ai jamais eu ni révélation ni document sur son compte, pas un mot, pas un fait, qui m'eût autorisée à la peindre. Je n'ai donc tracé qu'une figure de fantaisie, je le jure, et ceux qui prétendraient la reconnaître dans une satire quelconque seraient, en tous cas, de mauvais serviteurs et de mauvais amis. Moi, je ne fais pas de satires; j'ignore même ce que c'est. Je ne fais pas non plus de portraits: ce n'est pas mon état. J'invente. Le public, qui ne sait pas en quoi consiste l'invention, veut voir partout des modèles. Il se trompe et rabaisse l'art. Voilà ma réponse sincère!» Cette lettre fut communiquée par les soins de Flaubert à madame Cornu, filleule de la reine Hortense et soeur de lait de Napoléon III. George Sand revient sur ce sujet, eu s'adressant, le 3 juillet, d'abord à Emile de Girardin, puis au docteur Henri Favre. Elle atteste qu'on lui fait injure, dans certaine presse, en assimilant la tâche de l'artiste à celle du pamphlétaire honteux. «Si j'avais voulu, dit-elle, peindre une figure historique, je l'aurais nommée. Ne la nommant pas, je n'ai pas voulu la désigner; ne la connaissant pas, je n'aurais pu la peindre. S'il y a ressemblance fortuite, je l'ignore, mais je ne le crois pas.» Quelle était donc cette Carmen d'Ortosa, personnage épisodique de Malgrétout, qui soulevait une ardente controverse? Voici le portrait de l'aventurière, tracé par elle-même: «Je suis la fille d'une très grande dame. Le comte d'Ortosa, époux de ma mère, était vieux et délabré; il lui avait procuré des fils rachitiques qui n'ont pas vécu. Ma mère, en traversant certaines montagnes, fut enlevée par un chef de brigands fort célèbre chez nous. Il était jeune, beau, bien né et plein de courtoisie. Il lui rendit sa liberté sans conditions, en lui donnant un sauf-conduit pour qu'elle pût circuler à l'avenir dans toutes les provinces où il avait des partisans, car c'était une manière d'homme politique à la façon de chez nous. Voilà ce que racontait ma mère. Je vins au monde à une date qui correspond à cette aventure. Ma ressemblance avec le brigand est une autre circonstance bizarre que personne n'a prétendu expliquer. Le comte d'Ortosa prétendit bien que je ne pouvais pas appartenir à sa famille; mais il mourut subitement, et je vécus riche d'un beau sang dont je remercie celui qui me l'a donné. Je fus élevée à Madrid, à Paris, à Londres, à Naples, à Vienne, c'est-à-dire pas élevée du tout. Ma mère, belle et charmante, ne m'a jamais appris que l'art de bien porter la mantille et le jeu non moins important de l'éventail. Mes filles de chambre m'ont enseigné la jota aragonese et nos autres danses nationales, qui ont été pour moi de grands éléments de santé à domicile et de précoces succès dans le monde… Je vis les amours de ma mère; elle ne s'en cachait pas beaucoup, et j'étais curieuse. J'en parle parce qu'ils sont à sa louange, comme vous devez l'entendre. Elle était plus tendre qu'ambitieuse, plus spontanée que prévoyante. Sa jeunesse se passa dans des ivresses toujours suivies de larmes. Elle était bonne et pleurait devant moi en me disant: «Embrasse-moi, console ta pauvre mère, qui a du chagrin!» Pouvait-elle s'imaginer que j'en ignorais la cause?»
Cependant, il est un passage où les analogies se précisent et semblent devenir de formelles allusions. Carmen d'Ortosa indique ce qu'elle rêve, ce qu'elle veut être, ce qu'elle sera. «Ce but normal et logique pour moi, ce n'est pas l'argent, ce n'est pas l'amour, ce n'est pas le plaisir; c'est le temple où ces biens sont des accessoires nécessaires, mais secondaires: c'est un état libre, brillant, splendide, suprême. Cela se résume pour moi dans un mot qui me plaît: l'éclat! Je veux épouser un homme riche, beau, jeune, éperdument épris de moi, à jamais soumis à moi, et portant avec éclat dans le monde un nom très illustre. Je veux aussi qu'il ait la puissance, je veux qu'il soit roi, empereur, tout au moins héritier présomptif ou prince régnant. Tous mes soins s'appliqueront désormais à le rechercher, et, quand je l'aurai trouvé, je suis sûre de m'emparer de lui, mon éducation est faite.»
Malgrétout était publié quelques mois ou plutôt quelques semaines avant la guerre de 1870, et certes, si George Sand avait eu d'aventure la pensée de prendre la souveraine pour modèle, elle eût été vite désolée d'avoir atteint celle qui devait tomber du trône, parmi la plus lamentable des catastrophes nationales. La dynastie allait sombrer, en manquant d'entraîner la patrie dans sa ruine. Ici, la Correspondance de George Sand nous sert de fil conducteur, pour suivre les sinuosités de sa pensée. Le 14 juillet, elle est opposée à la guerre, où elle ne voit «qu'une question d'amour-propre, à savoir qui aura le meilleur fusil.» C'est un jeu de princes. Elle proteste contre «cette Marseillaise autorisée» que l'on chante sur les boulevards et qui lui paraît sacrilège. Le 18 août, elle écrit à Jérôme Napoléon, au camp de Châlons: «Quel que soit le sort de nos armes, et j'espère qu'elles triompheront, l'Empire est fini, à moins de se maintenir par la violence, s'il le peut… Sachez bien que la République va renaître et que rien ne pourra l'empêcher. Viable ou non, elle est dans tous les esprits, même quand elle devrait s'appeler d'un nom nouveau, j'ignore lequel. Moi, je voudrais qu'une fois vos devoirs de famille remplis, vous puissiez vous réserver, je ne dis pas comme prétendant,—vous ne le voulez pas plus que moi, vous avez la fibre républicaine,—mais comme citoyen véritable d'un état social qui aura besoin de lumière, d'éloquence, de probité.» En même temps, et par une étonnante contradiction—est-ce un regain de ses opinions de 1848?—elle déclare à son ami Boutet: «Je suis, moi, de la sociale la plus rouge, aujourd'hui comme jadis.» A l'en croire, elle avait toujours prévu un dénouement sinistre à l'ivresse aveugle de l'Empire; mais le 31 août, dans une lettre à Edmond Plauchut, elle se prononce pour les moyens de légalité constitutionnelle: «Faire une révolution maintenant serait coupable; elle était possible à la nouvelle de nos premiers revers, quand les fautes du pouvoir étaient flagrantes; à présent, il cherche à les réparer. Il faut l'aider. La France comptera avec lui après.» Elle proclame que désorganiser et réorganiser le gouvernement en face de l'ennemi, ce serait le comble de la démence. Cinq jours plus tard, avec une mobilité bien féminine, elle salue de ses voeux enthousiastes la République nouvelle. «Quelle grande chose, écrit-elle à Plauchut le 5 septembre, quelle belle journée au milieu de tant de désastres! Je n'espérais pas cette victoire de la liberté sans résistance. Voilà pourquoi je disais: «N'ensanglantons pas le sol que nous voulons défendre.» Mais, devant les grandes et vraies manifestations, tout s'efface. Paris s'est enfin levé comme un seul homme! Voilà ce qu'il eût dû faire, il y a quinze jours. Nous n'eussions pas perdu tant de braves. Mais c'est fait: vive Paris! Je t'embrasse de toute mon âme. Nous sommes un peu ivres.» Cette ivresse sera de courte durée. Sans doute elle charge André Boutet, le 15 septembre, de porter mille francs, de son mois prochain, au gouvernement pour les blessés ou pour la défense; mais les préoccupations de famille l'assiègent et dominent le zèle républicain. Une épidémie de petite vérole charbonneuse sévit à Nohant et la détermine à se retirer, avec tous les siens, dans la direction de Boussac; puis elle se rend à La Châtre et ne regagne son logis que vers la mi-novembre. Sur les hommes et les choses de la Défense nationale ses premières impressions sont flottantes et confuses. Elle s'évertue à justifier la sincérité des contradictions où elle se débat.» Ne suis-je pas, écrit-elle au prince Jérôme, républicaine en principe depuis que j'existe? La république n'est-elle pas un idéal qu'il faut réaliser un jour ou l'autre dans le monde entier?» Mais, si l'on analyse sa Correspondance et surtout le Journal d'un Voyageur pendant la guerre, on voit croître l'aigreur des récriminations. Le 11 octobre, quand elle apprend que deux ballons, nommés Armand Barbès et George Sand, sont sortis de Paris, emportant entre autres personnes M. Gambetta, elle le définit «un remarquable orateur, homme d'action, de volonté, de persévérance.» Trois semaines après, il a «une manière vague et violente de dire les choses qui ne porte pas la persuasion dans les esprits équitables. Il est verbeux et obscur, son enthousiasme a l'expression vulgaire, c'est la rengaine emphatique dans toute sa platitude.» Cette opinion s'accentue ultérieurement et atteint une extrême virulence de vocabulaire. «Arrière la politique! écrit-elle le 29 janvier 1871 à M. Henry Harrisse, arrière cet héroïsme féroce du parti de Bordeaux qui veut nous réduire au désespoir et qui cache son incapacité sous un lyrisme fanatique et creux, vide d'entrailles!» Elle aspire impatiemment à la paix et maudit «une dictature d'écolier». Sa colère l'entraîne jusqu'à mander au prince Jérôme: «Vous avez raison, cet homme est fou.» Elle ne retrouve le calme de sa pensée et l'impartialité de son jugement que lorsque la guerre étrangère et la guerre civile ont fait place à un gouvernement régulier. Non qu'elle eût beaucoup de goût pour Thiers et qu'elle appréciât judicieusement ses mérites. Elle avait contre lui des préventions, ainsi qu'il résulte de sa Correspondance et de conversations que relate M. Henri Amic: «La carrière politique de cet homme, disait-elle, finit mieux qu'elle n'a commencé. Il a toujours eu plus d'habileté que d'honnêteté.» De vrai, ils étaient en froid, depuis certaine scène d'antichambre qui montre Thiers sous un jour plus léger et George Sand sous un aspect plus farouche qu'on ne serait induit à l'imaginer. C'était à un dîner de cérémonie, avant la révolution de 1848. George Sand s'apprêtait à se retirer et avait envoyé Emmanuel Arago chercher son manteau. «J'étais, raconte-t-elle, tranquillement dans le vestibule, lorsque survint le petit Thiers. Il se mit aussitôt à me parler avec quelque empressement, je lui répondis de mon mieux; mais tout d'un coup, je n'ai jamais su pourquoi, voici qu'assez brusquement la fantaisie lui vint de m'embrasser. Je refusai, bien entendu; il en fut très profondément étonné, il me regardait tout ébahi, avec des yeux bien drôles. Lorsque Emmanuel Arago revint, je me mis à rire de bon coeur. Le petit bonhomme Thiers ne riait pas, par exemple, il semblait très furieux et tout déconcerté. Monsieur Thiers Don Juan, voilà comme le temps change les hommes.» Peu à peu cependant, devant l'oeuvre accomplie par celui qui devait être le libérateur du territoire, George Sand atténue sa sévérité.«M. Thiers n'est pas l'idéal, écrit-elle à Edmond Plauchut le 26 mars 1871, il ne fallait pas lui demander de l'être. Il fallait l'accepter comme un pont jeté entre Paris et la France, entre la République et la réaction.» Et, le 6 juillet de la même année, dans une lettre à M. Henry Harrisse: «Je crois à la sincérité, à l'honneur, à la grande intelligence de M. Thiers et du noyau modéré qui joint ses efforts aux siens.»
La politique, au demeurant, la laisse assez indifférente. Elle vit de plus en plus retirée à Nohant, en famille, avec d'intimes amis, recevant les visites espacées de quelques grands hommes de lettres. Voici comment Théophile Gautier racontait la sienne, si nous en croyons le Journal des Goncourt: «A propos, lui demandait-on au dîner Magny, vous revenez de Nohant, est-ce amusant?—Comme un Couvent des frères moraves… Il y avait Marchal le peintre, Alexandre Dumas fils… On déjeune à dix heures… Madame Sand arrive avec un air de somnambule et reste endormie tout le déjeuner… Après le déjeuner, on va dans le jardin. On joue au cochonnet; ça la ranime… A trois heures, madame Sand remonte faire de la copie jusqu'à six heures… Après dîner, elle fait des patiences sans dire un mot, jusqu'à minuit… Par exemple, le second jour, j'ai commencé à dire que si on ne parlait pas littérature je m'en allais… Ah! littérature, ils semblaient revenir tous de l'autre monde… Il faut vous dire que pour le moment il n'y a qu'une chose dont on s'occupe là-bas: la minéralogie. Chacun a son marteau, on ne sort pas sans… Tout de même Manceau lui avait joliment machiné ce Nohant pour la copie. Elle ne peut s'asseoir dans une pièce sans qu'il surgisse des plumes, de l'encre bleue, du papier à cigarettes, du tabac turc et du papier à lettre rayé. Et elle en use… La copie est une fonction chez madame Sand. Au reste, on est très bien chez elle. Par exemple, c'est un service silencieux. Il y a dans le corridor une boîte qui a deux compartiments: l'un est destiné aux lettres pour la poste, l'autre aux lettres pour la maison. J'ai eu besoin d'un peigne, j'ai écrit: «M. Gautier telle chambre,» et ma demande. Le lendemain, à six heures, j'avais trente peignes à choisir.» Si l'abondante chevelure de Théophile Gautier réclamait un démêloir, Charles Edmond avait d'autres exigences. George Sand l'avertit, le 20 décembre 1873, qu'à son prochain voyage il recevra satisfaction: «On a acheté pour vous une énorme cuvette, Solange nous ayant dit que vous trouviez la vôtre trop petite. Alors, Lina s'est émue, et elle a fait venir de tous les environs une quantité de cuvettes. Les Berrichons, qui s'en servent fort peu, ouvraient la bouche de surprise, et demandaient si c'était pour couler la lessive.» George Sand relate tous ces menus détails avec sa placidité coutumière, et, quand Théophile Gautier toujours effervescent s'étonne et s'impatiente d'un mutisme opiniâtre, elle répond à Alexandre Dumas fils qui s'était fait l'écho des doléances du poète: «Vous ne lui avez donc pas dit que j'étais bête?»
Nohant est une usine ou plutôt un comptoir, où l'on débite de la copie. Il faut suivre cette production ininterrompue.—En 1870, c'est Césarine Dietrich, analyse d'un caractère de jeune fille très riche, très belle et très fantasque, qui ne réussit pas à se faire aimer du seul homme qui lui plaise, Paul Gilbert. Il préfère épouser sa maîtresse, une fille du peuple qu'il relève et qu'il instruit. Césarine, par dépit de s'être offerte et d'avoir été repoussée, devient marquise de Rivonnière et courra les aventures.—Francia, qui date de 1871, est un épisode de l'entrée des Cosaques à Paris. Le prince Mourzakine retrouve cette petite Francia qu'il a sauvée durant la retraite de Russie. Grisette sensible, elle l'aime. Française, elle en rougit et le tue, dans un accès d'exaltation chauvine.—Nanon (1871) nous reporte aux événements de la Révolution que George Sand envisage, non plus avec l'ardeur de 1848, mais avec une modération sénile. La jacobine est passée au parti de la Gironde. «Couthon et Saint-Just, écrit-elle, rêvent-ils encore la paix fraternelle après ces sacrifices humains? En cela, ils se trompent; on ne purifie pas l'autel avec des mains souillées, et leur école sera maudite, car ceux qui les auront admirés sans réserve garderont leur férocité sans comprendre leur patriotisme.»—Dans Ma soeur Jeanne, Laurent Bielsa, fils d'un contrebandier, a terminé ses études de médecine et sent grandir en lui une tendresse inquiétante pour Jeanne. Par bonheur Jeanne n'est pas sa soeur. Il pourra la chérir sans trouble et l'épouser.—Flamarande et les Deux Frères, qui lui font suite, sont les mémoires d'un valet de chambre qui retrace les infortunes de la famille de Flamarande. Il y a là une étude assez tenace de la jalousie et des persécutions dirigées par un mari contre sa femme qu'il croit adultère. Elle passe vingt ans à gémir et à réclamer l'enfant qui lui a été ravi.—Marianne est un retour vers les moeurs simples de la campagne, avec une nuance d'idylle, et la Tour de Percemont met en scène une belle-mère qui tyrannise une jeune fille pour lui extorquer son héritage.—Reste un roman, Albine, qui demeura interrompu, et dont les premiers chapitres furent publiés par la Nouvelle Revue.
Les autres volumes de George Sand sont ou des contes pour les enfants, comme le Chêne parlant, le Château de Pictordu, la Coupe, les Légendes rustiques, recueils de glanures, ou des ouvrages de critique généralement indulgente et consacrée à louanger des amis, sous les rubriques diverses de Questions d'art et de littérature, Autour de la Table, Impressions et Souvenirs, Dernières Pages. Il y a plus d'agrément dans les Promenades autour d'un village, où elle a rassemblé des paysages du bas Berry, d'aimables descriptions des rives de la Creuse et des sous-bois de la Vallée Noire, ou dans les Nouvelles Lettres d'un Voyageur, qui nous conduisent à Marseille, en Italie, et sur les vagues confins d'une botanique imprégnée de mysticisme, «au pays des anémones.» La visite des Catacombes romaines a suggéré à George Sand d'admirables pages, d'une éloquence pathétique, sur la mort: «Homme d'un jour, s'écrie-t-elle, pourquoi tant d'effroi à l'approche du soir? Si tu n'es que poussière, vois comme la poussière est paisible, vois comme la cendre humaine aspire à se mêler à la cendre régénératrice du monde! Pleures-tu sur le vieux chêne abattu dans l'orage, sur le feuillage desséché du jeune palmier que le vent embrasé du sud a touché de son aile? Non, car tu vois la souche antique reverdir au premier souffle du printemps et le pollen du jeune palmier, porté par le même vent de mort qui frappa la tige, donner la semence de vie au calice de l'arbre voisin!»
Voici l'oeuvre de George Sand qui touche à son terme, toujours avec la même ferveur de spiritualisme, la même continuité de labeur, la même amplitude d'horizons! A soixante-sept ans, en juillet 1871, au cours d'une brouille provoquée par le refus de Buloz d'insérer la très belle Lettre de Junius d'Alexandre Dumas fils, elle projette de créer une concurrence à la Revue des Deux Mondes. «Dites-moi donc, écrit-elle à l'auteur de la Dame aux Camélias, pourquoi nous ne ferions pas une Revue, vous, moi, About, Cherbuliez et nombre d'autres également mécontents du droit que s'arroge la Revue, de refuser, de changer, de couper ceci et cela, de faire passer tous les esprits sous le même gaufrier?» Ce vague dessein n'eut pas de suite. La curiosité de George Sand était surtout portée vers le théâtre. Elle ne venait guère à Paris que pour s'aboucher avec les directeurs, négocier la reprise de ses pièces, apporter quelque manuscrit. A la fin de 1872, elle voulut faire jouer un drame tiré de Mademoiselle La Quintinie. L'ouvrage fut même mis en répétition à l'Odéon; mais l'état de siège opposa son veto. Le 29 novembre 1872, George Sand écrit à Gustave Flaubert: «Les censeurs ont déclaré que c'était un chef-d'oeuvre de la plus haute et de la plus saine moralité, mais qu'ils ne pouvaient pas prendre sur eux d'en autoriser la représentation. Il faut que cela aille plus haut, c'est-à-dire au ministre qui renverra au général Ladmirault; c'est à mourir de rire.» Et à Charles Edmond elle ajoute: «Ne laissez pas La Quintinie tomber dans la main des généraux!» Parmi les théâtres, l'Odéon est sa maison de prédilection. Elle y est adorée des artistes, des ouvreuses. Pour tous et toutes elle a un mot gracieux et familier. Une restriction vient cependant sous sa plume. «Sarah, dit-elle, n'est guère consolante, à moins qu'elle n'ait beaucoup changé. C'est une excellente fille, mais qui ne travaille pas et ne songe qu'à s'amuser; quand elle joue son rôle, elle l'improvise; ça fait son effet, mais ce n'est pas toujours juste.» En revanche, George Sand éprouve une tendresse et une estime profondes pour mademoiselle Baretta, qui allait émigrer de l'Odéon à la Comédie-Française et jouer avec un tact si exquis le Mariage de Victorine. Cette reprise eut lieu la première semaine de mars 1876, sans que l'auteur pût y assister. Elle était retenue à Nohant par le médiocre état de sa santé, mais elle gardait cette humeur sereine qui s'épanouit surtout dans les lettres à Flaubert.» Faut pas être malade, lui écrivait-elle, faut pas être grognon, mon vieux troubadour. Il faut tousser, moucher, guérir, dire que la France est folle, l'humanité bête, et que nous sommes des animaux mal finis; il faut s'aimer quand même, soi, son espèce, ses amis surtout. J'ai des heures bien tristes. Je regarde mes fleurs, ces deux petites qui sourient toujours, leur mère charmante et mon sage piocheur de fils que la fin du monde trouverait chassant, cataloguant, faisant chaque jour sa tâche, et gai quand même comme Polichinelle aux heures rares où il se repose. Il me disait ce matin: «Dis à Flaubert de venir, je me mettrai en récréation tout de suite, je lui jouerai les marionnettes, je le forcerai à rire.» Et, dans une autre lettre au même Flaubert, George Sand finit par cette formule de salutation: «J'embrasse les deux gros diamants qui t'ornent la trompette.» Elle le blâmait un peu d'être inapaisé et inquiet, impatient de perfection et d'immortalité. «Je n'ai pas monté aussi haut que toi, dit-elle, dans mon ambition. Tu veux écrire pour les temps. Moi, je crois que dans cinquante ans je serai parfaitement oubliée et peut-être méconnue. C'est la loi des choses qui ne sont pas de premier ordre, et je ne me suis jamais crue de premier ordre. Mon idée a été plutôt d'agir sur mes contemporains, ne fût-ce que sur quelques-uns, et de leur faire partager mon idéal de douceur et de poésie.» Elle se tient très consciencieusement au courant du mouvement littéraire. Le mois qui précède sa mort, elle lit des volumes de Renan, d'Alphonse Daudet; elle projette d'écrire un feuilleton sur les romans de M. Emile Zola, et il eût été fort digne d'intérêt d'avoir le jugement de cette idéaliste impénitente sur le propagateur du naturalisme. En voici l'esquisse dans une lettre à Flaubert, du 25 mars 1876: «La chose dont je ne me dédirai pas, tout en faisant la critique philosophique du procédé, c'est que Rougon est un livre de grande valeur, un livre fort, comme tu dis, et digne d'être placé au premier rang.»
Le 28 mai 1876, George Sand adressa au docteur Henri Favre, à Paris, la dernière lettre qu'on ait recueillie. Elle lui promettait de suivre toutes ses prescriptions, et ajoutait: «L'état général n'est pas détérioré, et, malgré l'âge (soixante et douze ans bientôt), je ne sens pas les atteintes de la sénilité. Les jambes sont bonnes, la vue est meilleure qu'elle n'a été depuis vingt ans, le sommeil est calme, les mains sont aussi sûres et aussi adroites que dans la jeunesse… Mais, une partie des fonctions de la vie étant presque absolument supprimées, je me demande où je vais, et s'il ne faut pas m'attendre à un départ subit, un de ces matins.» Deux jours plus tard, George Sand s'alitait pour ne plus se relever. Elle souffrait, depuis plusieurs années, d'une maladie chronique de l'intestin, dont l'évolution avait été lente. Son tempérament robuste lui permit de résister longtemps. A soixante-huit ans, elle se plongeait tous les jours dans l'Indre, sous sa cascade glacée. Elle avait d'ailleurs des moments de cruelle douleur, des crampes d'estomac «à en devenir bleue» qui l'obligeaient à s'étendre sur son lit, à interrompre tout travail, toute lecture. Mais, écrivait-elle à Flaubert au sortir d'une de ces crises, le 25 mars 1876, je pense toujours à ce que me disait mon vieux curé quand il avait la goutte: Ça passera ou je passerai. Et là-dessus il riait, content de son mot.» En huit jours, du 30 mai au 8 juin, la paralysie de l'intestin accomplit son oeuvre, en dépit ou à la suite d'une opération faite par le docteur Péan. George Sand mourut, entourée de tous les siens. Elle eut les funérailles qui convenaient à sa gloire et à sa simplicité, le concours de l'élite intellectuelle, Alexandre Dumas fils, Ernest Renan, Gustave Flaubert, Paul Meurice, le prince Napoléon, et l'affluence de tous les villages environnants. Victor Hugo envoya par le télégraphe un suprême adieu qui débutait ainsi: «Je pleure une morte et je salue une immortelle», et qui se terminait par cette affirmation spiritualiste: «Est-ce que nous l'avons perdue? Non. Ces hautes figures disparaissent, mais ne s'évanouissent pas. Loin de là, on pourrait presque dire qu'elles se réalisent. En devenant invisibles sous une forme, elles deviennent visibles sous l'autre, transfiguration sublime!» Alexandre Dumas fils, tout en larmes, n'eut pas la force de prononcer le discours qu'il avait composé durant la nuit. Devant cette tombe, les lettres françaises étaient en deuil: un génie lumineux venait de nous être ravi. Mais surtout les paysans sanglotaient: ils avaient perdu leur bienfaitrice, leur amie, la bonne dame de Nohant. Cet hommage des humbles, plus encore que les louanges officielles, honorait la mémoire et pouvait toucher l'âme tendre, sentimentale et fraternelle de George Sand.
FIN
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TABLE
CHAPITRE Ier. Les origines 1
II. Les années d'enfance 19
III. Au couvent 48
IV. Le mariage 64
V. La crise conjugale 80
VI. Les débuts littéraires 99
VII. Le roman féministe: Indiana et Valentine 117
VIII. Lélia 133
IX. Alfred de Musset et le voyage de Venise 152
X. Le docteur Pagello 191
XI. Les romans de Venise 210
XII. Les Lettres d'un Voyageur 230
XIII. Entre Venise et Paris 251
XIV. Retour à Alfred de Musset 270
XV. La rupture définitive 289
XVI. Influence politique: Michel (de Bourges) 309
XVII. La séparation de corps 329
XVIII. L'époque de Mauprat 349
XIX. Influence philosophique: Lamennais 364
XX. Influence métaphysique: Pierre Leroux 384
XXI. Influence artistique: Liszt et Chopin 404
XXII. Consuelo et les romans socialistes 423
XXIII. En 1848 441
XXIV. Les romans champêtres 460
XXV. Sous le second Empire 476
XXVI. Le théâtre 495
XXVII. Les dernières années 512
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