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Henri IV en Gascogne (1553-1589)

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The Project Gutenberg eBook of Henri IV en Gascogne (1553-1589)

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Title: Henri IV en Gascogne (1553-1589)

Author: Charles de Batz-Trenquelléon

Release date: October 23, 2012 [eBook #41147]
Most recently updated: October 23, 2024

Language: French

Credits: Produced by Hélène de Mink and the Online Distributed
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*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK HENRI IV EN GASCOGNE (1553-1589) ***

Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée. Les numéros des pages blanches n'ont pas été repris.

Cette version intègre les corrections de l'errata.

HENRI IV EN GASCOGNE

POITIERS.—TYPOGRAPHIE OUDIN.

frontispiece

HENRI IV
EN GASCOGNE
[1553-1589]

ESSAI HISTORIQUE
PAR
CH. DE BATZ-TRENQUELLÉON

Ouvrage orné d'un portrait à l'eau-forte et du fac-simile d'une des lettres les plus célèbres de Henri IV.


PARIS
LIBRAIRIE H. OUDIN, ÉDITEUR
17, RUE BONAPARTE, 17


1885
Tous droits réservés.

INTRODUCTION

Il est des hommes si universellement aimés, qu'on voudrait tout connaître d'eux, au risque d'arriver à la désillusion. Cette remarque, faite depuis longtemps, n'a jamais été plus justifiée que par la curiosité, mêlée d'enthousiasme et de vénération, qui s'est constamment attachée aux moindres détails comme aux actes solennels de la vie de Henri IV. Ses batailles et ses négociations, ses lettres et ses propos, ce qu'il a fait et ce qu'il a projeté, tout son personnage et toute sa personne, enfin, seront toujours, comme ils l'ont toujours été, un des nobles régals de l'esprit humain.

Ce n'est pas nous qui réagirons contre ce culte passionné. Des mille volumes d'inégal renom que trois siècles ont consacrés à la gloire de Henri IV, il en est peu où nous n'ayons cherché une raison de multiplier par elle-même, en quelque sorte, notre admiration pour le roi qui reçut tous les dons en partage et les mit au service de son pays, pour l'homme qui eut la grandeur héroïque et l'invincible charme. Mais, au milieu de cette bibliothèque sans cesse accrue par la piété des générations, nous avons vainement cherché le livre dont voici l'ébauche.

Henri de Bourbon, roi de France, se révèle à tous dans plusieurs écrits de notre temps, composés d'après ceux du XVIe et du XVIIe siècle, rectifiés et complétés par des correspondances heureusement exhumées, surtout par le recueil des Lettres royales. De 1589 à 1610, «Henri IV» revit tout entier dans les ouvrages auxquels nous faisons allusion, et il est probable qu'une nouvelle édition de l'Histoire de Poirson, qui bénéficierait des travaux parus depuis la première, serait, pour cette vaste période, le livre définitif.

Mais, en attendant un nouveau Poirson, nous sommes condamnés à poursuivre le «roi de Navarre» parmi d'épais in-folio non lisibles pour tous, d'énormes compilations où se perdent parfois ses traces, des Mémoires qui souvent racontent et jugent en sens divers, des lettres, caractéristiques et précieuses, mais dont le commentaire est un travail et la seule lecture, une étude[1].

[1] Appendice: I.

Ce fut de ces impressions personnelles que naquirent en nous, d'abord le regret de ne pas connaître un livre qui les épargnât au public, et ensuite la pensée d'essayer de l'écrire. Mais, à travers les lignes encore confuses du plan, nous eûmes tout à coup la claire vision d'un fait considérable, peut-être soupçonné auparavant, non indiqué toutefois, et que certainement pas un des historiens ni des biographes de Henri IV n'a mis en lumière. Le voici, tel qu'il ressort, à nos yeux, de l'histoire des années antérieures à l'avènement de ce prince au trône de France.

Quelque digne de l'admiration universelle que soit l'œuvre de Henri IV depuis 1589 jusqu'à sa mort, il n'en est presque rien de grand, presque rien d'heureux pour la France, que le roi de Navarre n'eût déjà manifestement voulu, projeté et entrepris. Avant de succéder à Henri III, il avait donné la mesure de son génie et laissé lire jusqu'au fond de son cœur. Capitaine, il portait en lui les secrets de la victoire, depuis Cahors et Coutras; politique, il arrivait au trône avec la connaissance approfondie des hommes, des idées et des besoins de son temps; pasteur de peuples, il avait fait entendre, le premier, au milieu des guerres civiles, ces mots sacrés de paix, de tolérance, de pitié, oubliés dans la fièvre des compétitions et la barbarie des luttes. Henri de Bourbon était «Henri IV» avant que le flot des événements l'eût transporté de «Gascogne» en «France», comme on disait au XVIe siècle. Quand il y fut, l'homme et l'œuvre s'accomplirent.

Cette vérité, qui explique l'apparente incorrection de notre titre, ne sera contestée, nous l'espérons, par aucun des lecteurs de Henri IV en Gascogne.

HENRI IV EN GASCOGNE
(1553-1589)


LIVRE PREMIER
(1553-1575)

CHAPITRE PREMIER

Le royaume de Navarre depuis les Carlovingiens jusqu'aux Valois.—Son démembrement par Ferdinand le Catholique.—Les Etats de la Maison d'Albret.—Les prétendants de Jeanne d'Albret.—Ses fiançailles, à Châtellerault, avec le duc de Clèves.—Marguerite, reine de Navarre, et la Réforme.—Antoine de Bourbon, duc de Vendôme, épouse Jeanne d'Albret.—Leurs deux premiers enfants.—Mort de la reine Marguerite.—Henri d'Albret et sa fille.—Naissance de Henri de Bourbon, prince de Navarre.—Ses huit nourrices.—Le baptême catholique de Henri.—Le calvinisme en 1553.

Quand on veut faire revivre dans un récit, même épisodique, la France du XVIe siècle, il faut avoir présente à l'esprit l'histoire de ce petit royaume de Navarre qui exerça une si grande influence sur nos destinées nationales. De même la figure de Henri IV n'apparaîtrait pas en pleine lumière, si l'on n'avait d'abord entrevu, tout au moins sous forme d'esquisse, la figure de Jeanne d'Albret. Dans les pages qui vont suivre, on verra longtemps la mère auprès du fils, et de cette vie à deux se dégageront quelques-unes des clartés nécessaires auxquelles nous venons de faire allusion. Les autres, celles qui tiennent à l'existence et à la situation du royaume de Navarre, doivent être mises avant tout à la portée du lecteur.

La Navarre, après d'ardentes luttes contre Pepin, Charlemagne et ses successeurs, s'était définitivement affranchie de la domination des Carlovingiens en l'an 860, où elle forma un royaume indépendant, avec Pampelune pour capitale. En 1224, Thibaut IV, comte de Champagne, neveu de Sanche IV, roi de Navarre, lui succéda par voie d'adoption, et ce fut en 1488, par le mariage de Catherine de Foix, sœur et héritière de François Phœbus, avec Jean d'Albret, que les ancêtres maternels de Henri IV entrèrent en possession de ce royaume, qui ne tarda pas à être démembré. Dix-sept ans après, en 1512, Ferdinand le Catholique, roi de Castille et d'Aragon, voulut faire de Jean d'Albret son allié dans une guerre contre Louis XII, et exigea le passage à main armée sur ses terres. Allié naturel du roi de France, Jean refusa, et Ferdinand, après avoir obtenu du pape Jules II une bulle d'excommunication contre le roi de Navarre, envahit les Etats de ce prince, incapable de lui opposer une sérieuse résistance. Ainsi fut perdue pour la Maison d'Albret toute la Navarre transpyrénéenne, qu'on appelait la Haute-Navarre. Constamment revendiquée par les successeurs de Jean, elle ne fut jamais restituée, et les lettres de Henri de Bourbon, avant son avènement au trône de France, font souvent allusion à cet acte de violence et d'iniquité.

La Basse-Navarre, sur laquelle Henri d'Albret régnait en 1553, n'était donc qu'une province de l'ancien royaume. Son étendue et celle du Béarn, autre pays souverain, égalaient à peine la superficie d'un de nos grands départements actuels. Outre ces Etats, la Maison d'Albret possédait, à titre de fiefs, ou gouvernait pour la couronne de France, les comtés de Foix, de Bigorre et d'Armagnac, la vicomté d'Albret, dont Nérac était la capitale, la Guienne, qui englobait le Languedoc; et enfin ses droits s'étendaient sur plusieurs autres seigneuries de moindre importance.

A vrai dire, le royaume de Navarre n'était plus qu'un nom, mais la Maison d'Albret était une puissance réelle, et lorsque, en 1548, elle s'unit à la Maison de Bourbon par le mariage de Jeanne avec Antoine, duc de Vendôme, prince du sang, les esprits pénétrants auraient pu noter cet agrandissement en quelque sorte dynastique. Il n'en fut pas ainsi: les politiques du temps semblent avoir vu dans cette alliance, du côté de la Maison d'Albret, plutôt un pis-aller qu'un progrès. C'est que Jeanne d'Albret, avant de devenir duchesse de Vendôme, avait paru destinée à s'asseoir sur un des premiers trônes du monde: son mariage avec Philippe, fils et héritier présomptif de Charles-Quint, fut considéré quelque temps comme probable, et malgré l'antipathie de François Ier pour le vainqueur de Pavie, il se fût peut-être accompli, si l'on avait pu s'entendre pour la restitution de la Haute-Navarre.

En 1540, le roi de France, saisissant l'occasion de créer un grave embarras à la Maison d'Autriche, résolut de marier Jeanne, sa nièce, avec le duc de Clèves et de Julliers, qui avait à se plaindre de l'Empereur. Henri d'Albret et Marguerite, par déférence, donnèrent leur consentement, quoique les Etats de Béarn se fussent élevés avec énergie contre ce projet, que la princesse elle-même, à peine âgée de douze ans, avait accueilli avec une répugnance manifeste. Le mariage religieux fut célébré, le 15 juillet, à Châtellerault. François Ier voulut qu'on déployât dans cette solennité toutes les magnificences royales; Brantôme raconte que Jeanne était si chargée d'atours et de pierreries, qu'elle dut être «portée à l'église» dans les bras du connétable de Montmorency. Mais ce n'étaient là que des fiançailles. Trois ans ne s'étaient pas écoulés, que le duc de Clèves, trahissant les intérêts de François Ier, par une soumission honteuse à l'Empereur, s'attira l'inimitié du roi. Paul III accorda une bulle d'annulation. Le mariage définitif de Jeanne d'Albret eut lieu sous le règne de Henri II. Le roi et la reine de Navarre hésitaient, depuis longtemps, entre plusieurs projets d'union, et leur plein agrément n'était pas acquis à Antoine de Bourbon, que présentait le successeur de François Ier; mais la préférence de Jeanne s'étant manifestée, le duc de Vendôme épousa, le 20 octobre 1548, l'héritière du royaume de Navarre.

De l'aveu de tous les historiens, Jeanne, surnommée la «mignonne des rois», était une princesse accomplie. Elle tenait de son père et aussi de François Ier, son oncle, un cœur chevaleresque, un caractère noblement altier; sa mère, la savante et poétique Marguerite, l'avait dotée d'un esprit cultivé, peut-être un peu trop libre, en même temps que d'un reflet de cette beauté et de cette grâce qui charmèrent un demi-siècle et dont trois siècles écoulés n'ont pu ternir l'éclat. La reine de Navarre avait transporté avec elle, à Pau et à Nérac, quelques-unes des splendeurs de la Renaissance et des élégances raffinées de la cour des Valois. On a prétendu qu'elle y avait fait éclore la Réforme, dont elle aurait même embrassé les doctrines. La vérité est que, d'un esprit curieux et hardi, elle voulut connaître la rhétorique du calvinisme, lui donna accès auprès d'elle, dans la personne de ses docteurs et de ses poètes, l'étudia, la discuta, la loua sur plus d'un point, et, sans s'en apercevoir, favorisa dangereusement l'œuvre d'une secte. Mais, sectaire ou même néophyte, elle ne le fut point, tous les témoignages le proclament: Marguerite vécut et mourut en catholique. Il n'en est pas moins certain que l'espèce de «libertinage» intellectuel dont Jeanne eut le spectacle à la cour de sa mère devait avoir sur son avenir une influence décisive, pour peu que les circonstances vinssent réveiller de vifs souvenirs et seconder de vagues penchants. Mais, à l'heure où se négociait son mariage, rien ne faisait pressentir en elle la princesse politique et la zélatrice de la Réforme qui, plus tard, méritèrent tantôt les admirations, tantôt les sévérités de l'histoire[2].

[2] Appendice: II.

Antoine de Bourbon, qu'elle allait épouser, était le chef de la Maison de Vendôme, issue de saint Louis. La terre de Vendôme était passée dans la famille de Bourbon en 1364, par le mariage de Catherine de Vendôme avec Jean de Bourbon, comte de la Marche. Ce domaine avait été érigé en duché par François Ier, l'année de son avènement, et Henri II tenait en réserve, pour l'apanage de son cousin, de nouveaux accroissements, tels que le duché-pairie d'Albret, formé de l'ancienne vicomté de ce nom et d'une importante fraction de la Gascogne. Né en 1518, Antoine de Bourbon avait la réputation d'un prince vaillant, «car de cette race de Bourbon», dit Brantôme, «il n'y en a point d'autres.» De grand air et de belle humeur, il eût joué un rôle prépondérant dans les luttes de cette époque, si la versatilité de son caractère et ses galanteries sans frein ne l'eussent jeté en proie aux intrigues de cour.

Le mariage d'Antoine et de Jeanne fut célébré à Moulins. Le roi et la reine de France, le roi et la reine de Navarre y assistèrent, avec la plupart des princes et des grands seigneurs, empressement qui s'explique aisément quand on songe que, la loi salique n'existant pas en Navarre, Jeanne d'Albret apportait en dot au duc de Vendôme, déjà prince du sang de France, non seulement la couronne de Navarre et la principauté de Béarn, mais encore de riches domaines. Par cette union, les Maisons de Bourbon et d'Albret semblaient prendre possession d'un avenir que plus d'une famille princière devait envier ou redouter.

A peine mariée, la duchesse de Vendôme dut se familiariser avec l'existence guerrière et nomade qui était celle d'Antoine de Bourbon. Ses deux premiers enfants vinrent au monde au milieu du bruit des combats. Le duc de Beaumont, né en 1551, mourut l'année suivante, à La Flèche, étouffé, pour ainsi dire, par sa gouvernante, la baillive d'Orléans, qui, dans son horreur maniaque du froid, mesurait parcimonieusement l'air aux poumons de l'enfant. Le second, nommé en naissant comte de Marle, donnait les plus belles espérances, et faisait à la fois la consolation et l'orgueil de Henri d'Albret, lorsqu'il périt à Mont-de-Marsan, de la façon la plus inopinée: sa nourrice le laissa choir par une fenêtre.

Ce fut un deuil inexprimable pour la cour de Navarre, surtout pour le roi, toujours profondément attristé de son veuvage. Marguerite était morte en 1549. Depuis la perte de son frère, ce magnifique François Ier qu'elle avait aimé jusqu'à l'idolâtrie, la reine de Navarre ne faisait plus que languir. Une pleurésie précipita sa fin. Elle séjournait au château d'Odos, près de Tarbes. Pendant une nuit de décembre, l'apparition d'une comète ayant excité sa curiosité, elle commit l'imprudence d'observer ce phénomène. Huit jours après, elle expirait, bénie par l'Eglise et dans des sentiments qui, malgré ses hardiesses d'esprit, avaient été ceux de toute sa vie. Elle fut inhumée dans la cathédrale de Lescar.

Heureusement pour la vieillesse de Henri d'Albret, l'heure des grandes consolations était proche. Au milieu de son deuil, la nouvelle lui parvint d'une troisième grossesse de la duchesse de Vendôme, en ce moment auprès d'Antoine de Bourbon, dans son gouvernement de Picardie. Le roi de Navarre exigea que sa fille revînt en Béarn; on raconte même qu'une députation fut envoyée de Pau à la duchesse, pour hâter son retour. Jeanne, malgré les premières rigueurs de l'hiver, se mit en devoir de traverser la France, entreprise presque téméraire, mais qui n'était pas faite pour effrayer cette princesse: «amazone hardie et courageuse», dit le vieux Favyn, «elle suivait son mari en guerre et en paix, à la cour et au camp.» Partie de Compiègne vers la fin de novembre, elle arriva, le 4 décembre, à Pau, après s'être reposée quelques heures à Mont-de-Marsan, où Henri d'Albret était venu à sa rencontre.

Des bruits inquiétants avaient couru sur les vues d'avenir du roi de Navarre. On disait que, craignant de ne pas se voir revivre dans un petit-fils, il songeait à se remarier, et que l'Espagne, de bonne foi ou par feinte, lui avait offert Catherine de Castille, sœur de Charles-Quint, avec une promesse de restitution de la Haute-Navarre. D'un autre côté, il passait pour être gouverné par une dame de sa cour, à qui son testament assurait de grands avantages. La duchesse de Vendôme, instruite de ces rumeurs, n'avait pu s'empêcher d'en montrer quelque émotion. Le roi s'en expliqua ouvertement avec elle. Dès qu'elle fut installée au château, où la sollicitude paternelle l'entoura de soins presque tyranniques, Henri d'Albret mit sous les yeux de sa fille «une grosse boîte d'or fermée à clef, et par-dessus, pour pendre icelle, une chaîne d'or qui eût pu faire vingt-cinq ou trente tours à l'entour du col; ouvrit cette boîte, lui montra son testament seulement par-dessus, et l'ayant refermée», il lui dit que, testament et bijoux, tout serait à elle, si, afin de ne pas mettre au monde un enfant pleureur ou rechigné, elle avait le courage de chanter un air béarnais, au moment de la naissance[3].

[3] Appendice: IV.

Cette naissance eut lieu, dix jours après l'arrivée de Jeanne, le 14 décembre 1553, vers une heure du matin. Averti aussitôt, Henri d'Albret entra dans l'appartement de sa fille. En l'apercevant, elle eut la force et la présence d'esprit de commencer un motet religieux et populaire:

Nousté Dame deü cap deü poun,
Adjudat-me a d'aqueste hore!

Henri, unissant sa voix à celle de la duchesse, n'avait pas achevé la première strophe, que son petit-fils entrait dans la vie: le nouveau-né devait être Henri IV. Le roi de Navarre était loin de pressentir pour sa race les destinées qui attendaient cet enfant; mais il avait pourtant ses rêves d'ambition dans la vie et outre-tombe: son premier vœu était exaucé, il pouvait bien augurer de l'accomplissement des autres. Transporté de joie, l'heureux aïeul tire de son sein la précieuse boîte qui contenait le testament royal, et la déposant entre les mains de la duchesse: «—Voilà qui est à vous, ma fille, dit-il; mais ceci est à moi!» Puis, faisant envelopper son petit-fils dans les pans de sa robe, il emporta, tout triomphant, cette chère et fragile proie jusque dans sa chambre. Là, les premiers soins furent donnés à l'enfant. D'autres traits de mœurs naïfs et touchants signalèrent cette naissance. Les historiens du temps racontent que Henri d'Albret, pour donner une sorte de baptême viril à son petit-fils, lui frotta les lèvres d'une gousse d'ail et lui fit sucer, dans une coupe d'or, quelques gouttes du célèbre vin de Jurançon, récolté sur les collines situées de l'autre côté du Gave, en face du château de Pau: scène pittoresque passée à l'état de tradition, et dont Louis XVIII se souvint, lors de la naissance du duc de Bordeaux. «—Tu seras un vrai Béarnais!» dit le roi de Navarre. Et, se rappelant le sarcasme espagnol qui avait accueilli la venue au monde de Jeanne, son unique héritière: «La vache de Béarn (Marguerite) a enfanté une brebis!» il se plaisait à dire à tout venant: «—Voyez! ma brebis a enfanté un lion!» Le prince dépossédé, le chef humilié de la Maison d'Albret, avait, auprès de ce berceau, la vision d'une revanche royale. La réalité dépassa le rêve: Henri IV fit plus que venger ses ancêtres maternels, il les glorifia par ses actes, en même temps que par son œuvre il replaçait la France, la grande patrie, à la tête des nations.

Les débuts dans la vie du prince de Navarre furent difficiles. L'histoire a fait le compte de ses nourrices: il en eut huit; sept échouèrent dans leur tâche, pour diverses causes; la huitième enfin réussit. C'était une humble paysanne, Jeanne Lafourcade, femme de Lassansa, laboureur qui demeurait à Bilhères, village encore existant de nos jours et, à cette époque, limitrophe de la commune de Pau. Au commencement de notre siècle, la maison de Lassansa avait conservé à peu près sa physionomie d'autrefois: une habitation toute rustique, avec un jardin d'un demi-arpent, clos d'un mur à hauteur d'appui; une porte ouvrant sur la cour, avec cette inscription au fronton: «Saoubegarde deü Rey,—Sauvegarde du Roi». Le parc du château s'étendait jusqu'au seuil de la maisonnette, si bien que Jeanne pouvait aller voir son fils sans sortir du domaine royal.

Le baptême du prince de Navarre ou du prince de Béarn, comme disaient de préférence les Béarnais, fut célébré le 6 mars 1554[4], dans la chapelle du palais, avec toute la solennité et toute la magnificence dont pouvait disposer la cour élégante de Henri d'Albret. Le roi présenta lui-même son petit-fils sur une écaille de tortue de mer, qui est restée une des reliques du château, et «Henri de Bourbon, comte de Viane, duc de Beaumont», fut baptisé dans des fonts de vermeil, par le cardinal d'Armagnac. Henri II de France et Henri II de Navarre étaient parrains, le premier représenté par le cardinal de Vendôme, frère d'Antoine de Bourbon. Le prince eut pour marraines la reine de France et Isabeau d'Albret, sa tante, veuve du comte de Rohan. Il peut sembler oiseux de commenter ce fait, que le baptême du fils de Jeanne d'Albret fut essentiellement catholique, et que tout l'était autour du berceau de Henri de Bourbon. Nous ne jugeons pourtant pas inutile de marquer d'une réflexion cette entrée dans la vie religieuse, en un temps où les contre-vérités historiques et les préjugés de secte sont parvenus à dénaturer tant d'événements, à travestir tant de figures, à rejeter dans l'ombre ou dans la pénombre ce que le bon sens doit juger clair comme la lumière du soleil. Beaucoup d'historiens passent légèrement sur le baptême du prince de Navarre, n'insistent pas sur la nouvelle foi que lui imposa plus tard Jeanne d'Albret, et parlent avec émotion, sinon avec amertume, de l'abjuration ou même de l'apostasie du roi de France! Henri était né catholique comme son père, comme sa mère, comme tous ses ancêtres; on abjura pour lui dans son enfance, et il abjura lui-même sous les poignards de la Saint-Barthélemy; chef de parti, dans la suite, il ne laissa jamais désespérer de son retour à la religion traditionnelle; homme et roi, enfin, il y tendit de toutes ses forces, avec une sincérité et une grandeur d'âme qui, plus que son épée peut-être, vainquirent et pacifièrent la France.

[4] Appendice: IV.

L'heure où il naquit n'était ni pour notre pays, ni pour l'Europe, celle de la paix et de la justice. Depuis trente ans déjà, la Réforme agitait le vieux monde, qu'elle avait bouleversé en partie et qu'elle était à la veille de faire trembler sur ses bases. Luther, couché dans la tombe, avait fait son œuvre, qui fructifiait en Allemagne, dans les pays scandinaves, en Hollande et, par contre-coup, en Angleterre. Calvin vivait encore, d'un esprit plus ardent et plus niveleur que son devancier; le «Pape de Genève» avait prêché et surtout suscité des prédicateurs en France. Politique autant que religieuse, la Réforme s'était heurtée aux impatiences de François Ier, qui sévit contre elle; mais, dès le début du règne de Henri II, elle avait reçu de ce prince des encouragements indirects par son alliance avec les princes luthériens d'Allemagne, soulevés contre Charles-Quint. La politique devrait être, ce semble, l'art de tout prévoir, et c'est presque toujours l'imprévu qui déconcerte ses desseins, paralyse ses actes et la met en péril. En donnant la main aux princes du Saint-Empire, Henri II avait oublié que la Réforme croissait et multipliait, par tolérance, dans ses propres Etats, parmi ses grands vassaux et ses capitaines, et jusque sur les marches du trône. Lorsque, plus tard, elle leva la tête au point qu'il fallut compter avec elle sur les champs de bataille, on doit avouer qu'elle avait, de son côté, tout au moins l'apparence du droit et de la logique. Les coquetteries d'esprit dont Marguerite de Valois l'avait honorée, l'intronisation de ses idées dans plusieurs pays, la contagion de l'exemple, la séduction des triomphes voisins, et enfin l'alliance aventureuse, quoique momentanée, de Henri II avec les luthériens couronnés, c'était plus qu'il n'en fallait pour lui révéler sa force d'expansion et lui dicter de hautes entreprises. Tout l'appelait au combat, et elle en cherchait vaguement le chemin, au moment où Jeanne d'Albret, qui devait être une de ses héroïnes, marquait du sceau catholique le front de son fils.

CHAPITRE II

La gouvernante du prince de Navarre.—Le château de Coarraze.—L'éducation à la «béarnaise».—Les premières leçons.—Mort de Henri d'Albret.—Résumé de son règne.—L'aïeul et le petit-fils.—Avènement de Jeanne et d'Antoine.—Les desseins de Henri II sur la Navarre et le Béarn.—Antoine protège la Réforme.—Menaces du roi de France.—Le prince de Navarre à la cour de Henri II.—Naissance de Catherine de Bourbon.—La paix de Cateau-Cambrésis.—Mort de Henri II et avènement de François II.—La politique de Catherine de Médicis.—Les Bourbons évincés par les Guises.—La revanche du roi et de la reine de Navarre.—La conjuration d'Amboise.—Mort de François II et avènement de Charles IX.—Catherine de Médicis régente.—Le triumvirat.—Le chancelier Michel de l'Hospital et l'édit de Janvier.—Les troubles.—La prise d'armes de Condé et de Coligny.

A la mort du comte de Marle, son second petit-fils, Henri d'Albret s'était fort courroucé contre la duchesse de Vendôme, «l'appelant marâtre», dit Favyn, «et indigne d'avoir des enfants, puisqu'elle en avait si peu de soin». Tout injuste qu'était ce reproche, il toucha au cœur la mère, qui, prenant pour guide l'affectueuse sévérité de l'aïeul, se voua, avec un redoublement de sollicitude, à l'éducation du jeune prince. Le roi de Navarre avait fait le plan de cette éducation; il fut exécuté de point en point. L'allaitement dans une chaumière, en plein air, pour ainsi dire, fit de Henri un nourrisson robuste; même avant le sevrage, il ravissait son grand-père par un agréable mélange de force et de gentillesse. Au sortir des bras de Jeanne Lafourcade, il eut pour gouvernante Susanne de Bourbon-Busset, baronne de Miossens, à qui fut donné l'ordre de l'élever, non dans le palais natal, mais dans un site agreste, aux environs de Pau. Elle s'établit avec Henri au château de Coarraze, chef-lieu d'une des treize baronnies du Béarn, et là commença, pour l'héritier des Maisons d'Albret et de Bourbon, cette éducation à la «béarnaise» qui devait préparer, comme dit d'Aubigné, «un ferme coin d'acier aux nœuds endurcis de nos calamités».

Trois siècles de vicissitudes sociales et politiques n'ont laissé de l'antique manoir qu'une tour et quelques pans de muraille, mais trois siècles de civilisation n'ont eu que peu de prise sur la nature. C'est toujours la même riante vallée du Gave, le même ciel radieux, le même air salubre; ce sont encore les collines boisées, les rocs stériles, les profonds ravins, tout ce cadre magnifiquement sauvage que la volonté de Henri d'Albret imposait à l'enfance de son petit-fils. Et ce ne fut pas en prince, mais en paysan, qu'il y passa ses premières années. Nourri de pain bis et de laitage, de bœuf et d'ail, vêtu sans élégance, souvent pieds nus et nu-tête, bravant le soleil et la pluie, courant les buissons, les bois et les rochers, ignorant toutes les superfluités et tous les luxes de la vie, s'ignorant lui-même, il fraternisait avec les fils de pâtres, parlait leur langue, se mêlait à leurs jeux et s'intéressait à leurs travaux. Il apprit à Coarraze trois choses qui résument presque toute sa vie: l'activité, la hardiesse et la cordialité. Il vit de près le peuple, le vrai peuple, celui qui travaille, et il l'aima, sûr moyen d'être aimé de lui. C'est le rustique châtelain de Coarraze qu'on retrouvera toujours en lui, lorsque, à la tête des armées, il prendra constamment la défense des «pauvres gens», même contre ses plus fidèles serviteurs, entraînés parfois à faire trop bon marché de la faiblesse et de la misère. C'est le coureur de bois et de montagnes, à la fois intrépide et insoucieux, qui, plus tard, saura railler la fortune inconstante, rire au danger, relever, par un mot d'héroïque gaîté, le courage chancelant de ses compagnons d'armes.

Tel était l'homme qui s'ébauchait dans la solitude de Coarraze. Malheureusement, Henri d'Albret ne vit pas grandir à son gré ce «lion généreux, capable de faire trembler les Espagnols». Le 25 mai 1555, le roi de Navarre, âgé de cinquante-trois ans, mourut à Hagetmau, pendant une absence de Jeanne, qui était allée rejoindre Antoine de Bourbon en Picardie, et au moment où les complications de la politique ravivaient, dans le cœur de cet irréconciliable ennemi de l'Espagne, l'espoir si souvent déçu de recouvrer ses Etats. Henri d'Albret est un des plus dignes ancêtres de Henri IV: rien qu'à ce titre, l'histoire lui devrait un pieux souvenir.

Il était né en 1503. Dans son enfance, attristée par le démembrement du royaume de Navarre, que ne sut pas défendre son père, Jean d'Albret, il se lia d'une étroite amitié avec le futur vainqueur de Marignan: les archives du château de Pau contiennent de nombreux témoignages de l'affection qui unissait les deux princes avant le désastre de Pavie. On sait de quelle vaillance fit preuve Henri d'Albret dans cette bataille, et tous les historiens ont raconté son évasion hardie, lorsque Charles-Quint voulut abuser de sa captivité pour lui imposer des conditions déshonorantes. L'héroïsme et le malheur communs firent des deux amis deux frères. Marguerite de Valois-Angoulême, veuve du duc d'Alençon, émue et charmée de la magnanimité du chevalier béarnais, lui donna sa main, qu'il avait ardemment désirée quelques années auparavant. Ce fut un grand bonheur pour le Béarn et les autres Etats de la couronne de Navarre, que cette illustre union. Henri et Marguerite se partagèrent la mission d'enrichir et d'embellir ces contrées. La reine, dit l'auteur du Château de Pau, appela des artistes italiens pour décorer les vastes appartements qu'elle fit construire au midi, le grand escalier que l'on admire encore, la cour intérieure et tout le dehors de l'édifice, remanié dans le style de la Renaissance. Le palais des rois de Navarre dut paraître magnifique: le vieux Louvre des rois de France, les Tuileries et le Luxembourg ne devaient resplendir que plus tard. Ce fut alors, sans doute, que les Béarnais ravis répandirent le fameux distique:

Qui n'a vist lo casteig de Paü,
Jamais n'a vist arey de taü.

Henri d'Albret s'associa aux nobles goûts de sa femme; mais, de son côté, il accomplissait une œuvre encore plus méritoire. En Béarn, de vastes étendues de terrain étaient incultes, les populations de ce pays s'adonnant surtout à la vie pastorale. Rien ne coûta au roi pour développer, on peut dire pour créer l'agriculture dans ses Etats: en quelques années, le territoire béarnais avait changé de face. En même temps, Henri, précurseur des progrès industriels, fondait à Nay une fabrique de draps et établissait à Pau une imprimerie. Partout, enfin, il favorisait la naissance ou le développement des entreprises qui avaient pour but l'amélioration de la fortune publique. Il ne s'en tint pas à ces actes de sollicitude éclairée. Les antiques Fors de Béarn morcelaient, en quelque sorte, la constitution du pays: il les fit reviser avec un soin minutieux, et les transforma en un For général qui répondait aux nécessités de l'époque. Rien n'échappait à son activité de gouvernant: il réorganisa la plupart des services publics, divisa son conseil en deux chambres, l'une civile, l'autre criminelle; créa des chambres des comptes, de nouvelles administrations, de nouveaux emplois d'une haute utilité; et législateur aussi ferme que fécond, il fit en sorte que ses lois fussent fidèlement appliquées.

L'enthousiasme d'un écrivain béarnais prête à Charles-Quint ce mot invraisemblable: «Je n'ai trouvé qu'un homme en France: c'est le roi de Navarre». L'exagération castillane n'est pas nécessaire pour peindre Henri d'Albret et honorer sa mémoire: le grand-père maternel de Henri IV fut un prince vaillant, sage, ami de son peuple, qui le pleura comme un bienfaiteur. Toutes ses royales vertus devaient revivre avec éclat dans son petit-fils. Il fut inhumé, comme Marguerite, dans le cathédrale de Lescar, en attendant, disaient ses dernières volontés, qu'il pût reposer à Pampelune, à côté des anciens rois de Navarre, ses prédécesseurs.

En vertu des lois fondamentales du royaume de Navarre, Jeanne d'Albret succédait à son père et partageait la couronne avec son mari. Ils furent bien près de ne la porter ni l'un ni l'autre. Au moment où ils se préparaient à partir pour le Béarn, Henri II eut la pensée de réunir leurs Etats à la couronne de France, en échange de quelques domaines du centre et du nord. Il faut citer ici une page du vieil historien de la Navarre.

«Antoine de Bourbon se prépare, avec la reine Jeanne d'Albret, sa femme, pour aller prendre possession de leurs nouveaux Etats, où ils étaient attendus avec un grand désir de leurs sujets. Le roi Henri II, conseillé de quelques grands seigneurs de sa cour qui avaient son oreille, le persuadèrent de retenir ce prince auprès de lui, et que tout ainsi qu'il n'y avait qu'un soleil au monde, sans qu'aucune autre planète eût la lumière à part, de même la France ne pouvait souffrir qu'un roi; qu'il fallait récompenser le duc Antoine en France selon la valeur des terres et souverainetés qu'il avait en la Basse-Navarre, Béarn et Gascogne. Cette proposition trouvée bonne, il en avertit le roi de Navarre, lequel remet cette affaire si importante au consentement de la reine sa femme, à laquelle, disait-il, il appartenait d'agréer cet échange, d'autant que les dits royaumes et seigneuries étaient de son propre. Cette avisée princesse, résolue de conserver les biens que ses pères et aïeux lui avaient délaissés, pour apaiser le roi, lui promit de s'y résoudre, avec ses sujets, et lui donner en ceci et en toutes autres choses tout le contentement qu'il pouvait désirer. Sur ces promesses, le roi de Navarre ayant remis son gouvernement de Picardie entre les mains du roi, il lui fit le serment de celui de Guienne, arrêté pour lors être tenu à l'avenir par celui qui serait jugé et déclaré premier prince du sang, comme le fut le roi Antoine de Bourbon, duc de Vendôme, reçu en cette qualité au parlement de Paris, au mois de juin dudit an mil cinq cent cinquante-cinq, et depuis confirmé aux Etats d'Orléans. Et se dispose avec sa femme à faire son voyage.

«Le roi de Navarre et sa femme furent magnifiquement reçus par toutes les terres de leur obéissance, et nommément en Foix et en Béarn, où ayant été parlé de l'échange que le roi de France voulait faire à leurs princes, ce ne fut qu'assemblées pour en empêcher l'effet... Incontinent, la noblesse et le peuple en alarme pour la défense de leurs princes naturels, voilà tout aussitôt Navarrenx fortifié, et le même à Pau, où est établi le parlement, et la chambre des comptes du pays; et ensuite le même se fait par toutes les autres villes, pour résister au roi de France, s'il en venait à la force, ce qu'il ne fit, ayant entendu la réponse des Etats du pays. Ainsi cette affaire rompue, le roi en fut fâché, et en montra les effets, en ce que il retrancha le gouvernement de Guienne de la moitié, en ayant éclipsé et tiré le Languedoc, fit un gouvernement à part, dont la ville de Toulouse était le chef. Messire Anne de Montmorency en fut le premier gouverneur, auquel en cette charge, et à la dignité de connétable, la première de France, a succédé son fils Messire Henri de Montmorency. L'autre trait de l'indignation du roi parut, en ce que le roi de Navarre ayant remis entre ses mains le gouvernement de Picardie, et supplié Sa Majesté d'en investir Louis de Bourbon, prince de Condé, son frère, il le donna à l'amiral de France Gaspard de Coligny, seigneur de Châtillon, neveu dudit connétable. Ainsi furent assurés le roi de Navarre et sa femme en la jouissance de leurs souverainetés, sans plus parler d'échange.»

Antoine de Bourbon et Jeanne d'Albret furent couronnés, en cette même année, au château de Pau. Selon les traditions du pays, ils prêtèrent serment entre les mains des évêques, en présence du clergé et de la noblesse. Ils passèrent dans leurs Etats deux années de paix, durant lesquelles la grande affaire de la reine fut l'éducation de son fils, si bien commencée du vivant de Henri d'Albret. Mais Antoine et Jeanne avaient été blessés au cœur par la conduite de Henri II à leur égard et par la disgrâce où il tenait les Maisons d'Albret et de Bourbon, tout en favorisant la Maison de Lorraine, depuis le refus des Etats de Navarre et de Béarn de passer sous la domination française. De là, des ressentiments qui s'aigrissaient chaque jour et dont l'expression, par suite des circonstances, prit des formes provoquantes et scandaleuses.

Les imprudences de la reine Marguerite avaient donné pied, en Béarn, à la Réforme. Elle subsistait sans bruit et gagnait peu à peu du terrain. Antoine se mit en tête de la protéger ouvertement, ce qu'il fit bien plutôt pour mortifier Henri II que pour obéir à de nouvelles convictions religieuses. On le vit accueillir les ministres et les orateurs calvinistes; il donna même à David, l'un d'entre eux, le titre de prédicateur du roi et de la reine de Navarre, et ce moine apostat eut, un jour, licence de prêcher sa doctrine à Nérac, dans la grande salle du château. Il ne paraît pas que Jeanne ait personnellement donné les mains à ces premiers essais de propagande: loin de là, tous les historiens constatent qu'à cette époque, soit par politique, soit par respect des croyances traditionnelles, elle était et prétendait rester catholique. Brantôme dit à ce sujet: «La reine de Navarre, qui était jeune, belle et très honnête princesse, ne se plaisait point à cette nouveauté de religion, si tant qu'on eût bien dit... Je tiens de bon lieu qu'elle le remontra, un jour, au roi son mari, et lui dit, tout-à-trac, que s'il voulait se ruiner et faire confisquer son bien, elle ne voulait perdre le sien...» Il n'en est pas moins vrai que les progrès sérieux du calvinisme en Béarn et en Gascogne datent du patronage manifeste d'Antoine de Bourbon et de la tolérance de sa femme. Jeanne aurait pu, en effet, sans avoir recours à la persécution ni même à l'hostilité, paralyser et peut-être détruire des velléités d'hérésie dont l'esprit public ne s'émouvait que parce qu'il les voyait s'affirmer autour du roi et de la reine.

Les manifestations calvinistes organisées ou encouragées par Antoine de Bourbon prirent de tels développements, qu'à la fin elles offusquèrent Henri II. Des avis, des remontrances, des reproches furent d'abord adressés au roi et à la reine de Navarre, et, en 1557, Henri II en vint d'autant plus résolûment aux menaces d'intervention armée, qu'en ce moment, il sévissait contre les réformés, dans ses propres Etats. Il fallut courber la tête sous l'orage qu'on avait déchaîné de gaîté de cœur: Antoine et Jeanne imposèrent silence aux plus fougueux apôtres de la nouvelle religion, et résolurent d'aller faire leur paix avec le roi de France. Dans ce but, ils confièrent la lieutenance-générale de leurs Etats au cardinal d'Armagnac, et, accompagnés du prince de Navarre, âgé de cinq ans à peine, ils se rendirent à Amiens, où Henri II tenait sa cour. Froidement accueillis dès l'arrivée, ils auraient eu peut-être à regretter ce voyage, si les grâces naissantes et l'heureuse figure de leur fils n'eussent touché le cœur du roi de France. Rare mélange de noblesse et de rusticité, le petit prince ne pouvait passer nulle part inaperçu. Henri II fut frappé de ses allures primesautières, de cet œil d'aiglon qui reflétait quelque chose du ciel méridional et des âpres beautés d'un site pyrénéen. Il le prit dans ses bras et lui dit:—«Veux-tu être mon fils?—Aquet es lou seignou pay.—Celui-ci est mon seigneur et père», répondit l'enfant, qui ne parlait pas encore français, en désignant Antoine de Bourbon. «Le roi, dit Favyn, prenant plaisir à ce jargon, lui demanda: «Puisque vous ne voulez être mon fils, voulez-vous être mon gendre?» Il répondit promptement, sans songer: «Obé!—Oui bien!» On a voulu voir, dans cette riante scène d'intimité, l'origine du mariage, trop fameux dans l'histoire, qui fut une des péripéties les plus sinistres de la Saint-Barthélémy. Lorsque Catherine de Médicis et Charles IX donnèrent Marguerite de Valois à Henri de Bourbon, ce n'étaient plus les affections de famille qui inspiraient leurs actes!

Henri II voulait retenir le jeune prince à la cour et le faire élever parmi ses enfants; Jeanne et Antoine, trouvant leur fils trop jeune pour vivre loin d'eux, déclinèrent cette offre, et le ramenèrent en Béarn, au milieu de ses chères montagnes. Mais l'année suivante, ayant fait un nouveau voyage à la cour, à l'occasion du mariage du Dauphin avec Marie Stuart, ils durent céder aux sollicitations de Henri II: il fut décidé que le prince de Navarre resterait auprès du roi, sous la sauvegarde de sa gouvernante, la baronne de Miossens. Ce fut pendant son séjour à Paris que Jeanne d'Albret mit au monde, le 27 février 1559, Catherine, son dernier enfant, qui fut tenue sur les fonts par la reine de France.

Le règne de Henri II, si brillant dans la plus grande partie de son cours, allait finir par un désastre politique et une catastrophe personnelle. Le désastre fut la paix de Cateau-Cambrésis, suite des défaites de Saint-Quentin et de Gravelines. Les principaux négociateurs de cette paix, le connétable de Montmorency et le maréchal de Saint-André, humiliaient et dépouillaient la France au profit de l'Angleterre, de l'Espagne et de la Savoie. Il était stipulé, en outre, que Philippe II épouserait Elisabeth, fille de Henri II, dont la main avait été promise à don Carlos, fils du roi d'Espagne, et que le duc de Savoie aurait la main de Marguerite, sœur du roi de France. Les intérêts et les droits de la couronne de Navarre étaient absolument sacrifiés. Cette triste paix fut l'instrument diplomatique des divisions qui allaient de nouveau ensanglanter l'Europe.

A l'occasion du mariage des deux princesses françaises, Henri II ordonna des fêtes splendides, et surtout un tournoi, jeu guerrier qu'il aimait avec passion. Après y avoir fait ses prouesses habituelles, il voulut jouter une dernière fois contre le comte de Montgomery, capitaine de ses gardes, dont la lance rompue atteignit le roi à la tête. Henri II mourut le 10 juillet 1559.

Il laissait à son successeur une situation amoindrie au dehors et périlleuse à l'intérieur. Les progrès du calvinisme ne pouvaient plus se nier. Si Henri II eût vécu, peut-être la crise que sa fin précipita eût-elle avorté sous les coups de force auxquels il avait eu déjà recours; mais sa mort inopinée, livrant le pouvoir à un enfant débile, ou plutôt à Catherine de Médicis, fut, au contraire, l'origine des brigues et des dissensions les plus redoutables. A peine François II était-il sacré à Reims, que les partis se dessinèrent. Catherine se jette d'abord tout entière du côté des Guises; les Maisons de Bourbon, de Châtillon et de Montmorency sont laissées à l'écart, où elles n'entendent pas se morfondre, et elles vont s'efforcer de ressaisir, coûte que coûte, leurs avantages. Elles trouveront des armées dans la foule des mécontents et des sectaires. La veille, le trône était assiégé d'ambitions et d'intrigues; aujourd'hui, le voilà au milieu des factions. Catherine aura beau ruser avec elles, essayer de battre l'une par l'autre, s'appuyer sur les catholiques pour arrêter les «huguenots», dont le nom vient de surgir, flatter les protestants pour se dégager de l'étreinte des catholiques, favoriser ce que l'on appellerait, de nos jours, le «tiers-parti»: la France est sur le seuil de l'enfer des guerres civiles, des guerres de religion, où tomberont tant de générations fanatisées, criminelles ou innocentes, jusqu'à ce que le bras et le génie d'un roi aient rendu la patrie à elle-même et la paix à la patrie.

Les maisons princières évincées par les Guises s'efforcèrent de contrebalancer la toute-puissante influence des princes lorrains, en prenant la tête du parti protestant. Elles luttèrent mal, surtout Antoine, facile à duper. Catherine l'envoya rejoindre en Béarn sa femme et son fils, et, pour colorer ce congé d'un semblant de raison avouable, elle lui confia la mission de conduire en Espagne Elisabeth de France, mariée par procuration à Philippe II, après la paix de Cateau-Cambrésis. Le roi, la reine et le prince de Navarre prirent, dans cette occasion, une revanche qui ne fut pas sans noblesse. C'est ce que rapporte l'historien de la Navarre, dans son récit à la fois naïf et fier. «A Bordeaux, le roi Antoine vint recevoir Madame Elisabeth, et peu de temps après la reine Jeanne et le prince de Navarre son fils. De Bordeaux ils traversèrent le reste de la Guienne et les terres du roi de Navarre, où elle fut reçue et traitée avec tout honneur et magnificence. En Guienne, le premier logis était marqué par le maréchal pour la reine d'Espagne; dès l'entrée de Béarn, celui du roi Antoine le fut le premier, et celui de la reine Elisabeth après; à celui d'Antoine était crayé: pour le roi, sans autre addition; à l'autre: pour la reine d'Espagne. Arrivés en la Haute-Navarre, le même fut pratiqué nonobstant toutes les rodomontades espagnoles, épouvantails de chenevière à l'endroit des Français. Car le Béarn étant principauté souveraine, les rois de France n'y avaient aucune supériorité en ce temps-là. En Navarre, quoiqu'injustement usurpée par les rois d'Espagne, Antoine en étant roi par droit légitime et successif, il emporta de haute lutte que les étiquettes des logis marqués fussent de même façon qu'en Béarn, même dans Roncevaux, où le premier logis fut marqué: pour le roi, sans addition, et le second: pour la reine d'Espagne.

«Par le traité de mariage il avait nommément été stipulé que Madame Elisabeth serait délivrée aux Espagnols sur les frontières de France et d'Espagne, ce qui se pouvait faire, si elle eût pris le chemin du Languedoc, de Narbonne à Perpignan; mais par l'autre clef de France, qui est Bayonne et Saint-Jean-de-Luz, où la rivière d'Andaye fait la séparation de la France et de la Navarre, dont Fontarabie est la première ville, et de même par le Béarn, qui marchise à la France, d'un côté, et à la Navarre, de l'autre, cela ne se pouvait accomplir. De sorte que cette délivrance se faisait infailliblement, non sur les frontières de France ni d'Espagne, mais sur celles de la Haute et de la Basse-Navarre. C'est pourquoi le roi Antoine demanda acte de cette délivrance sur ses terres, à ce qu'on ne voulût inférer à l'avenir que le Béarn et la Basse-Navarre fussent retenus pour confins de la France, et la Haute-Navarre pour finages de l'Espagne, d'autant que laissant parachever cet acte solennel sans protestation, c'était n'être plus roi de Navarre en prétention, mais volontairement avouer n'y avoir aucun droit; de sorte que le cardinal D. François de Mendoça, évêque de Burgos, et le duc de l'Infantasgo D. Lopez de Mendoça, députés du roi d'Espagne pour recevoir la princesse, furent contraints de lui délivrer cet acte, et par celui-ci le reconnaître roi de Navarre, nonobstant toutes leurs exceptions dilatoires.

«Cet acte délivré ainsi que le roi Antoine l'avait fait dresser, le lieu où la reine Elisabeth devait être délivrée fut débattu durant cinq jours par les Espagnols. Car le roi de Navarre et la dite Elisabeth étaient logés à l'abbaye de Roncevaux, les Espagnols étaient à l'Espinal, deux heures au-dessus de Roncevaux. Ils voulaient que cette délivrance fût faite au Pignon, justement au milieu du chemin de l'Espinal à l'Abbaye, afin que chacun fît la moitié du chemin: néanmoins force leur fut de venir à Roncevaux.»

Tandis que les princes navarrais tenaient en échec l'arrogance castillane, la conspiration d'Amboise s'ourdissait dans l'ombre avec une ampleur et une activité qui forcent presque l'admiration en faveur de La Renaudie, son audacieux organisateur. Nous n'avons pas à raconter cette sanglante aventure. Il est probable que la plupart des conjurés croyaient marcher seulement à l'assaut du pouvoir excessif des Guises, mais que les chefs visaient plus haut. Le prince de Condé, frère puîné d'Antoine de Bourbon, fut soupçonné d'être le «capitaine muet» de cette prise d'armes. A demi justifié par sa fière attitude, puis soupçonné une seconde fois, après les revendications de l'assemblée des notables tenue à Fontainebleau, il finit par être emprisonné à Orléans, jugé et condamné à mort. Le roi de Navarre avait eu la générosité ou la faiblesse, peut-être l'une et l'autre, de se livrer aux accusateurs de son frère. Il pouvait d'autant mieux s'en dispenser qu'après la découverte de la conspiration, il avait, sur l'ordre du roi, réprimé avec vigueur, dans son gouvernement de Guienne, quelques mouvements tentés par les factieux. Il n'en fut pas moins traité en ennemi; mais, comme on ne pouvait relever contre lui les charges qui pesaient sur le prince de Condé, on se contentait de le garder à vue, et on hésitait, pour le faire disparaître, entre une exécution sommaire[5] et une détention perpétuelle, lorsque la mort du roi de France modifia brusquement la situation. Condé recouvra la liberté, et Antoine fut revêtu du titre à peu près illusoire de lieutenant-général du royaume, tandis que les Guises, en gens avisés, affectaient un simulacre de retraite. Alors commença le gouvernement direct de Catherine de Médicis, déclarée régente, au détriment d'Antoine, pendant la minorité de Charles IX.

[5] Appendice: III.

La reine-mère arrivait au pouvoir sous les plus défavorables auspices. La conjuration d'Amboise, les troubles qui l'avaient précédée ou suivie dans diverses provinces, la rigueur de la répression, les ressentiments des calvinistes, le procès du prince de Condé et, plus encore peut-être, la déclaration qui le déchargea, le 13 mars 1561, des accusations portées contre lui, enfin, les tergiversations qui caractérisèrent, dès le début, la politique de Catherine, tout faisait pressentir de longs et funestes déchirements. Les actes du triumvirat formé par le connétable de Montmorency, François de Guise et le maréchal de Saint-André, la naissance du «tiers-parti» que personnifia le chancelier Michel de l'Hospital, les assemblées ou colloques de Pontoise et de Poissy, où les discours déguisèrent mal les passions, semblèrent pourtant devoir aboutir à une sorte de paix. Ce fut l'édit de tolérance du 17 janvier 1562, qui proclamait, non l'entière liberté du culte, mais une liberté de conscience relative. Il ne sortit de cet essai, dicté par l'Hospital, qu'une surexcitation générale et un antagonisme plus manifeste entre les croyants, surtout entre les partisans des deux religions. De là, de nouveaux troubles en Bourgogne, en Provence, en Guienne et en Bretagne; les excès de Montluc dans le sud-ouest, égalés tout au moins par les violences du baron des Adrets dans le midi; puis la sanglante querelle de Vassy, les émeutes de Sens, de Cahors, de Toulouse, la surprise de Rouen par les huguenots; et, pour dernier coup aux espérances de paix, l'éclatante prise d'armes de Condé et de Coligny, au moment où le roi de Navarre achevait de se rapprocher des catholiques, dans les rangs desquels nous le retrouverons bientôt. Le récit de tous ces désordres, de ces révolutions successives ou simultanées, n'entre pas dans le cadre de notre sujet. Revenons au héros de cette histoire, qui ne tardera pas à nous ramener lui-même au milieu des discordes civiles et des combats.

CHAPITRE III

L'éducation du prince de Navarre.—Ses gouverneurs et son premier précepteur.—Le caractère et la méthode de La Gaucherie.—Maximes et sentences.—Le Coriolan français et le chevalier Bayard.—La première lettre connue de Henri.—Ses condisciples au collège de Navarre.—Le sentiment religieux du maître et de l'élève.—Pressentiments de La Gaucherie.—L'instruction militaire.—Le plus bel habit de Henri.—L'otage de Catherine de Médicis.—Le «petit Vendômet».—Choix d'une devise.—Les deux premiers amis du prince.—Mort de La Gaucherie.

En 1560, le prince de Navarre était entré dans sa septième année. Robuste, agile, pétillant d'esprit, mais ignorant, il fallut songer à greffer ce sauvageon royal. Tout d'abord, il passa des mains de la baronne de Miossens sous la direction d'un gouverneur. Charles de Beaumanoir-Lavardin, désigné pour remplir ces fonctions, dut bientôt, pour raison de santé, céder la place à Pons de La Caze, qui, à son tour, fut remplacé par le baron de Beauvais, que la mort seule, et une mort terrible, le jour de la Saint-Barthélemy, put séparer de son élève. Au gouverneur on adjoignit, bientôt après, un pédagogue. Le premier précepteur de Henri fut La Gaucherie, homme de mœurs pures, de grand sens, savant pour son époque, et dont la méthode, à la fois simple et sagace, ne serait pas à dédaigner de nos jours. La Gaucherie sut, avant tout, se faire aimer du jeune prince en devenant son ami. Quant à l'instruction, point de livres imposés, mais des livres désirés; des études courtes, des récréations courtes aussi, mais nombreuses et viriles, telles que le jeu de paume, où Henri excella de bonne heure et qu'il aima toute sa vie. Il apprit l'histoire et le latin comme par curiosité, à mesure que son intérêt s'éveillait sur un nom, un fait ou une idée, et il y puisa une admiration des grands caractères, des belles actions, des vertus qui ont glorifié l'humanité à toutes les époques. Le grec même ne lui fut pas étranger. Ses livres favoris étaient Plutarque, César et Tite-Live. Dans la préface latine des Œuvres de Polybe, Casaubon écrivait, après l'avènement de Henri IV, en s'adressant à son royal protecteur: «N'avez-vous pas, dans votre enfance, traduit les Commentaires de César en français? J'ai vu moi-même, oui, j'ai vu et feuilleté avec admiration le cahier contenant l'ouvrage très bien écrit de votre main...» Scaliger a fourni également son témoignage: «Il ne faudrait pas mal parler latin devant le roi: il s'en apercevrait fort bien». On a cité cent fois la devise favorite de Henri, composée, dit-on, par lui-même: Invia virtuti nulla est via. La Gaucherie lui avait dicté et fait commenter un grand nombre de maximes et de sentences parfaitement choisies. Duflos, dans son Education de Henri IV, nous en a conservé quelques-unes traduites ou imitées des anciens. Il semble, à lire celles-ci, que le grand Corneille n'en eût pas buriné d'autres pour le fils d'un des héros qu'il a fait revivre dans ses vers immortels:

«Heureux les rois qui ont des amis! Malheur à ceux qui n'ont que des favoris!»

«Il faut vaincre avec justice, ou mourir avec gloire.»

«Les rois ont sur leurs peuples une grande autorité; mais celle de Dieu sur les rois est bien plus grande encore.»

«Un héros croit n'avoir rien fait, quand il lui reste quelque chose à faire.»

«Les souverains, par leur puissance, ne se font que craindre et respecter: c'est la bienfaisance seule qui les fait aimer.»

«Le droit le plus flatteur de la royauté est de pouvoir faire du bien.»

«Le prince qui règne sur les plus vastes Etats, mais qui se laisse tyranniser par ses passions, n'est qu'un esclave couronné.»

«Par la clémence on imite la Divinité; par la vengeance on se met au-dessous de l'homme.»

«Un roi doit préférer la patrie à ses propres enfants.»

«Que devient la vertu qui n'a rien à souffrir?»

«Un roi que la prospérité rend orgueilleux est toujours lâche et faible dans l'adversité.»

«Un souverain qui aime la flatterie et craint la vérité n'a que des esclaves autour de son trône.»

«Un roi prouve qu'il a du mérite et de la vertu quand il récompense ceux qui en ont.»

«Il vaut mieux conserver un seul citoyen que de faire périr mille ennemis.»

«Un roi qui n'aime point le travail dépend de ceux qui travaillent à sa place.»

L'histoire, que Henri devait enrichir de lui-même, le passionnait; il était fasciné par les hommes de Plutarque et par les capitaines qui ont illustré nos annales. La Gaucherie applaudissait à son enthousiasme, mais lui en demandait la raison. Un jour que l'entretien roulait sur Coriolan et Camille, Henri marqua hautement sa préférence pour celui-ci et s'éleva contre l'allié des Volsques. Le précepteur l'approuva, mais, pour aller au fond de son cœur, il lui raconta les aventures d'un Coriolan français, la défection du connétable de Bourbon. Ce fut un des premiers chagrins de Henri, obligé de reconnaître qu'il y avait eu un mauvais Français dans sa famille. Honteux et indigné, il s'élance vers une carte généalogique toujours à sa portée, et, à la place du nom du connétable, inscrit celui de Bayard.

On rapporte qu'il avait du goût pour les arts et de l'élégance dans l'écriture. La Bibliothèque royale posséda jadis le dessin à la plume d'un vase antique au-dessous duquel il avait écrit: Opus principis otiosi. Quant à son écriture d'enfant, elle est venue jusqu'à nous, et l'on peut voir, dans le recueil des Lettres missives, le fac-simile du billet suivant, qu'à l'âge de huit ou neuf ans, il adressait au roi de Navarre, absent de la cour: «Mon père, quand j'ai su que Fallesche (Falaische, maître d'hôtel d'Antoine de Bourbon) vous allait trouver, incontinent, je me suis mis à écrire la présente, et vous mander la bonne santé de ma mère, de ma sœur et la mienne. Je prie Dieu que la vôtre soit encore meilleure.—Votre très humble et très obéissant fils. Henry.»

A l'époque où il écrivait ces lignes (1562), Henri était l'enfant vigoureux et alerte dont la statuaire a si heureusement popularisé l'image. On aime à se le représenter traversant les salles du Louvre ou les rues de Paris, la plume au vent, le jarret tendu, la main à la garde de sa petite épée, la tête pleine de ces rêves d'enfant royal que dépassèrent, quels qu'ils fussent, les réalités de son règne. Son esprit mûrissait vite, bien que, grâce à son âge et selon les ordres de Jeanne d'Albret, il fût tenu autant que possible dans l'ignorance des choses de la cour et de la politique. Ses relations d'écolier au collège de Navarre, dont il suivit les classes, tout en restant sous la direction de La Gaucherie et de Beauvais, contribuèrent beaucoup à son développement intellectuel. Il s'y rencontra avec le duc d'Anjou, plus tard Henri III, et avec Henri de Guise. Déjà, pour exciter son émulation, La Gaucherie avait associé à ses études Agrippa d'Aubigné, plus âgé que lui de trois ans et d'une intelligence précoce. Le prince de Navarre fut ce qu'il fallait être dans cette compagnie: il n'y oublia pas sa première existence, mais il en retira de nouveaux avantages par le contact, par l'exemple, par les inspirations d'un amour-propre sagement réglé.

La Gaucherie était un calviniste convaincu, non un sectaire. Il avait reçu de Jeanne d'Albret la mission d'élever son fils dans les principes de la Réforme, qu'elle avait embrassés elle-même, quoique sans éclat, depuis son départ de Pau, après la mort de François II. Nous aurons à raconter cet incident et quelques autres non moins graves. La Gaucherie tournait donc l'esprit de son élève vers le calvinisme, mais aucun témoignage historique ne l'accuse d'avoir cherché à le fanatiser: le sentiment religieux, tel que le doivent honorer toutes les communions, fut fortement imprimé par La Gaucherie dans le cœur du prince. L'austère précepteur ayant surpris, un jour, l'écolier dans un accès d'ambition enfantine, lui dit: «Vous vous proposez de faire, dans l'avenir, aussi bien et mieux que beaucoup d'autres princes; mais comment justifiez-vous cette prétention?» Henri invoqua son désir, sa volonté, son courage. «—Cela n'est rien, repartit La Gaucherie, si Dieu n'y met sa main toute-puissante.» Cette main, Henri, enfant ou roi, la sentit et la révéra toujours dans les événements de sa vie. Il eut ses défauts et ses vices; jamais on ne put lui reprocher un acte d'impiété. Il avait appris de La Gaucherie, homme scrupuleux, à remplacer les jurements à la mode par l'innocent juron de «Ventre-saint-gris!» Ses discours, ses lettres, même ses billets galants, sont d'un homme qui croit et prie. Bien longtemps après que les préceptes de La Gaucherie ne lui rappelaient plus son devoir, il se laissa aller aux habitudes de libertinage de la cour; mais cette faiblesse, dont il ne sut pas se corriger, même dans l'âge mûr, amoindrit l'homme, non le souverain. Tempérament déréglé, âme saine, sa vie privée fut un mélange surprenant de fautes scandaleuses et de traits admirables, entre lesquels la balance reste en suspens. Ce qui l'incline irrésistiblement du côté de la sympathie et de la gloire, ce sont les royales vertus que rappellera toujours le nom de Henri IV.

La Gaucherie semble avoir eu le pressentiment du rôle historique destiné à son élève: il l'instruisait moins en prince qui doit régner qu'en prince qui doit conquérir son royaume. L'esprit d'ordre dominait le système d'éducation: les heures réglées, chaque instant mis à profit, le temps multiplié par son emploi. La Gaucherie, voyant les Valois se flétrir sur leurs dernières tiges, pouvait bien prévoir, en effet, que Henri aurait, plus tard, besoin de savoir ce que vaut une heure dans la lutte des partis et les accidents de la politique. Instinctivement, il dota le prince de Navarre de deux de ses qualités maîtresses, la ponctualité et l'activité, qui lui valurent, dans la suite, tant de ressources et de victoires. Bien plus, Henri garda, dans une juste mesure, les habitudes de frugalité de Coarraze, le mépris du luxe et des douceurs de la vie, sans en excepter le doux sommeil lui-même.

Vers la douzième année, La Gaucherie, content de ses progrès intellectuels, redoubla de sollicitude pour son développement physique, d'autant plus que le temps de l'instruction militaire était venu. Ce furent alors de rudes chevauchées, des chasses obligatoires, à heure fixe et par tous les temps, des nuits passées dans quelque chaumière, sur une paillasse et sous un manteau, le mouvement jusqu'à la fatigue, la fatigue vaincue. Aussi, lorsque La Coste, lieutenant aux gardes de Charles IX, le reçut au milieu d'un groupe de jeunes gentilshommes confiés à ses soins, Henri n'eut aucune répugnance à passer sous le niveau égalitaire. En peu de temps, il devint un petit soldat modèle. Il s'amouracha de l'uniforme au point que Charles IX lui reprochant d'avoir répudié ses habits de gala, il répondit: «Sire, mon plus bel habit, et qui me plaît le mieux, est celui qui me rappelle que je suis au service du roi». Il eut, plus d'une fois, la tentation de faire ses premières armes avec quelques-uns de ces gentilshommes précoces qui, au XVIe siècle, allaient au feu avant même l'adolescence.

Pendant son séjour à la cour de Charles IX, Henri eut à subir plusieurs épreuves pénibles, dont nous parlerons en reprenant le récit des faits politiques. Le jeune roi, quoique violent et capricieux, lui montrait de la cordialité; mais on assure que la reine-mère finit par laisser percer, à son égard, des sentiments empreints de peu de sympathie. A vrai dire, les relations souvent hostiles de la cour de France avec la cour de Navarre devaient le faire considérer comme un otage par Catherine de Médicis. D'un autre côté, il n'est pas déraisonnable de croire qu'elle voyait d'un œil jaloux et inquiet cet enfant, à qui pouvait échoir le trône des Valois, si leur sang appauvri venait à se tarir. Il faut ajouter que le caractère du fils de Jeanne d'Albret se marquait, en mainte circonstance, par des traits qu'il était impossible de ne pas retenir. Il connaissait son rang et le gardait; au besoin, il tenait tête à Charles IX, quand le jeune roi jouait au tyran; les princes et les grands seigneurs qu'il coudoyait n'auraient pas impunément traité sans conséquence le «petit Vendômet», comme l'appelaient les ennemis des Maisons de Bourbon et d'Albret. Henri pensait, et parfois un mot, un regard, un éclair de fierté ou d'enthousiasme, trahissait sa pensée. Ce fut ainsi que, dans une loterie de cour où chacun fournissait une devise, il choisit celle-ci, écrite en grec: «Vaincre ou mourir». Catherine de Médicis lui en ayant demandé la traduction, il refusa de satisfaire sa curiosité. Etonnée de ce caprice, la reine-mère voulut en avoir le cœur net, et quand on lui eut traduit la devise, elle en parut mécontente, disant que de telles pensées n'étaient bonnes qu'à faire du jeune prince «un enfant opiniâtre». Elle prévoyait peut-être, non l'opiniâtreté, mais la constance dans les desseins, qui fut, en effet, une des grandes qualités de Henri.

Outre les chagrins de famille qui l'affligèrent en certaines circonstances, pendant qu'il vivait à la cour, il eut à souffrir de l'isolement où le tenait l'absence de sa mère: on lui parlait d'elle, il lui écrivait et recevait ses lettres, mais ne la voyait point; et comme elle avait prescrit à La Gaucherie une extrême prudence touchant les dangereuses amitiés de cour, Henri avait des compagnons d'étude, de chasse et d'armes, mais pas un ami. Un jour, il en souhaita deux, dont l'affection fut une de ses joies jusqu'au massacre de la Saint-Barthélemy: c'étaient Ségur et La Rochefoucauld. Il venait de les acquérir, quand l'ami par excellence, l'honnête précepteur, quitta la vie. En le présentant au prince, Jeanne d'Albret avait dit: «—Mon fils, je vous donne un bon maître, revêtu de toute mon autorité. Il faudra l'aimer comme moi-même.—Je le veux bien, avait répondu l'enfant, s'il veut bien m'aimer aussi.» Ils s'étaient tenu parole, et La Gaucherie fut sincèrement pleuré par le prince de Navarre. Un autre homme de sens, Florent Chrestien, fut attaché, dans la suite, à la personne de Henri, et, une fois encore, Jeanne d'Albret eut la main heureuse. Nous dirons, plus tard, quelques mots de ce complément d'éducation. Il faut reprendre maintenant l'historique des faits à travers lesquels La Gaucherie avait accompli la tâche que nous venons de résumer.

CHAPITRE IV

Catherine de Médicis entre les catholiques et les protestants.—Antoine de Bourbon retourne au catholicisme.—Ses querelles avec Jeanne d'Albret, résolûment calviniste.—Henri entre la messe et le prêche.—Réponse de la reine de Navarre à Catherine de Médicis.—Jeanne quitte la cour de France.—Lettre de Henri.—La guerre civile.—Le siège de Rouen.—Mort d'Antoine de Bourbon.—Jeanne d'Albret zélatrice de la Réforme.—Le monitoire de Pie IV contre la reine de Navarre, dont Charles IX prend la défense.—Jeanne ramène son fils en Béarn.—Le complot franco-espagnol contre Jeanne et ses enfants.—Catherine de Médicis ressaisit son «otage».—Voyage de la cour en France.—Charles IX dans le midi.—La prédiction de Nostradamus.—L'entrevue de Bayonne.—Le prince de Navarre devant l'ennemi héréditaire.—La cour à Nérac.—L'assemblée de Moulins.—Retour de Jeanne et de Henri en Béarn.

Antoine de Bourbon ayant accepté la lieutenance-générale du royaume, en échange de la régence, à laquelle il avait droit, fit venir à la cour sa femme et ses enfants. Le roi de Navarre et le prince de Condé passaient alors pour être les chefs du parti huguenot, et il pouvait sembler étrange que la reine mère, naguère inféodée aux Guises, chefs incontestés du parti catholique, se tournât ostensiblement du côté opposé. Elle révélait de la sorte son système de gouvernement, qui consista toujours, non seulement à diviser pour régner, comme on l'a dit si souvent, mais encore à réagir contre l'influence de ceux sur qui elle s'était appuyée, aussitôt que cette influence lui donnait de l'ombrage. Durant le règne de dix-huit mois de François II, elle avait senti et subi le joug mal dissimulé des Guises, et s'il n'entrait pas dans ses desseins de les frapper de disgrâce, elle jugea, du moins, que son intérêt lui commandait de relever quelque peu la fortune de leurs adversaires naturels, sans toutefois se livrer à ceux-ci. C'est ce qui explique l'espèce de faveur dont les réformés parurent jouir dès les premiers mois de sa régence. Elle avait, du reste, une arrière-pensée, qui se manifesta par la suite: c'était, au cas où les réformés ne s'amenderaient pas, de les priver de leurs chefs par la séduction ou par quelque mesure de rigueur arbitraire. La reine-mère ne manqua jamais de vues ni de finesses; seulement, ses vues étaient courtes, ses finesses trop multipliées, et, quoique travaillant toujours à concilier les partis qui assiégèrent si longtemps le pouvoir, elle ne réussit qu'à les précipiter tour à tour et tous ensemble sur le trône.

En appelant Jeanne d'Albret et ses enfants à la cour de France, Catherine comptait qu'il lui serait aisé, par quelques flatteries ou, au besoin, par quelques menaces, d'arrêter l'élan de la reine de Navarre vers la Réforme. Antoine, esprit flottant et circonvenu par des galanteries diplomatiques, semblait déjà prêt à combattre ses coreligionnaires de la veille; mais la reine de Navarre n'était pas une âme facile à pétrir: lentement gagnée aux doctrines de la Réforme, rien ne put l'en détacher. Dans son voyage de Pau à Paris, elle se montra ouvertement favorable aux calvinistes, partout où ils invoquèrent sa protection; en passant à Nérac, elle leur donna le couvent des Cordeliers; à Périgueux et en plusieurs autres villes, ils reçurent des marques de sa munificence et de sa sympathie. Quand elle arriva à la cour, elle était huguenote sans réserve et sans esprit de retour.

Une lutte pénible, qui eut ses jours de scandale et de funestes contre-coups dans l'esprit public, commença bientôt entre la reine de Navarre et son mari, manié par Catherine de Médicis et par les princes lorrains. On fut sur le point de décider Antoine à répudier sa femme pour épouser Marie Stuart, veuve de François II. Ce projet abandonné, on lui fit proposer, par les Espagnols, la cession de la Sardaigne, en échange de ses prétentions sur la Haute-Navarre, proposition qu'il finit par décliner aussi. On cherchait moins à le gagner qu'à le paralyser. On lui dicta tout un système de persécutions contre sa femme, qu'il s'efforça de ramener au catholicisme avec ses enfants, déjà calvinistes, sinon de cœur, du moins d'éducation. Le prince de Navarre, mêlé à ces querelles de famille, dont le sens politique lui échappait, reçut de son père l'ordre d'aller à la messe, et de sa mère, celui de s'en abstenir. A mesure que de nouveaux troubles éclataient dans les provinces au nom de la religion, cette lutte, qui était, au fond, celle de deux factions, arrivait à des éclats dont retentissait l'Europe entière. Assiégée de toutes parts, la reine de Navarre eut à défendre sa nouvelle foi contre Catherine de Médicis en personne. Un jour que la reine-mère s'évertuait à la convertir par des raisons tirées de l'intérêt politique: «—Madame, répondit Jeanne, si j'avais mon fils et tous les royaumes du monde dans la main, je les jetterais au fond de la mer plutôt que d'aller à la messe[6]!» Enfin, fatiguée des combats de toute sorte qu'on lui livrait, ne pouvant plus douter du parti pris d'Antoine de devenir l'épée des catholiques, après avoir été le champion des protestants, blessée, d'ailleurs, dans sa double dignité d'épouse et de mère, par le spectacle des dérèglements de son mari, la reine de Navarre reprit le chemin de ses Etats, laissant auprès de son fils le précepteur dont nous avons raconté la tâche heureusement accomplie. De cette séparation, qui devait être éternelle pour les deux époux, il existe un touchant souvenir: c'est la lettre suivante, écrite par le prince de Navarre, quelques jours après le départ de sa mère, et adressée à Nicolas de Grémonville, seigneur de Larchant, qui accompagnait la reine dans son voyage: «Larchant, écrivez-moi pour me mettre hors de peine de la reine ma mère; car j'ai si grande peur qu'il lui advienne mal de ce voyage où vous êtes, que le plus grand plaisir que l'on me puisse faire, c'est m'en mander souvent des nouvelles. Dieu vous veuille bien conduire en toute sûreté. Priant Dieu vous conserver.—De Paris, le vingt-deuxième jour de septembre (1562).»

[6] Appendice: II.

Le départ de Jeanne ressembla fort à une fuite: la reine crut, non sans raison, qu'il y allait, pour elle, de la perte de sa couronne et de la ruine de ses enfants. «Je fermai mon cœur à la tendresse que je portais à mon mari, dit-elle dans une de ses lettres, pour l'ouvrir tout entier à mon devoir.» Sa résolution prise, elle se mit en route dans l'été de 1562, avec une suite nombreuse de gentilshommes protestants ou catholiques, à laquelle se joignit, en Guienne, une escorte béarnaise. On a prétendu, sans preuves, que ce déploiement de forces fut nécessité par les desseins hostiles d'Antoine de Bourbon: c'est une accusation que ne justifie pas la correspondance récemment publiée du roi et de la reine de Navarre. Il suffisait, d'ailleurs, pour motiver les précautions dont s'entoura cette princesse, des difficultés habituelles d'un long voyage, à cette époque de troubles et de violences. Arrivée en Guienne, elle trouva cette province en pleine guerre civile. Montluc, lieutenant d'Antoine de Bourbon, était aux prises avec les réformés. Jeanne séjourna quelque temps au château de Duras, puis au château de Caumont, où elle tomba malade. De là, elle se rendit en Béarn, après avoir vainement tenté de pacifier la Guienne et la Gascogne, à travers lesquelles Montluc promenait son impitoyable épée. Vers la fin du mois de novembre, Jeanne, devenue l'ennemie de la religion catholique, s'était déjà mise à l'œuvre pour la détruire au moins dans ses pays souverains, lorsqu'elle reçut la nouvelle de la mort d'Antoine de Bourbon.

Pendant que la reine de Navarre s'éloignait de la cour de France, les événements avaient suivi un cours rapide, l'ère des guerres civiles s'était rouverte au nord et au midi: l'armée royale dut reprendre Poitiers et Bourges aux protestants, vainqueurs à Saint-Gilles, dans le Bas-Languedoc, au moment où se concluait l'alliance de Condé et de Coligny avec l'Angleterre. Maîtres de Rouen depuis le 15 avril, les réformés s'y étaient fortifiés de deux mille mercenaires anglais. Assiégés par l'armée royale sous le commandement d'Antoine de Bourbon, de François de Guise et du connétable de Montmorency, ils ne furent forcés qu'après une vive résistance. Le roi de Navarre, blessé dans la tranchée, rendit sa blessure mortelle par toutes sortes d'imprudences, dont l'une, du moins, fut héroïque: il voulut entrer dans Rouen par la brèche, porté dans sa litière. Un mois après, il rendait le dernier soupir. C'était le 17 novembre 1562, deux jours avant la bataille de Dreux, et trois mois avant la mort de François de Guise, assassiné au siège d'Orléans. Brave et affable, mais d'un faible caractère, Antoine n'avait presque aucune des qualités nécessaires à un prince dans le temps où il vivait; il fut loin, toutefois, de mériter les injures dont le parti calviniste poursuivit sa mémoire[7].

[7] Appendice: III.

Après la mort de son mari, Jeanne d'Albret laissa encore quelque temps le prince de Navarre à la cour de France. Henri assista, le 17 août 1563, à la déclaration de majorité de Charles IX, faite à Rouen, en lit de justice. La reine de Navarre avait apparemment de graves motifs pour ajourner le retour de son fils: l'histoire ne les a pas pénétrés. Peut-être fut-elle obligée de s'incliner devant quelque refus de Charles IX ou de Catherine de Médicis; peut-être aussi ne voulut-elle pas que Henri assistât à la révolution qu'elle méditait: Jeanne s'était mise en tête de protestantiser son petit royaume. L'auteur du Château de Pau a résumé avec une parfaite mesure le rôle de réformatrice assumé par la reine de Navarre[8].

[8] Appendice: II.

Aussitôt après la mort de son mari, elle fit connaître son inflexible volonté de répandre partout les nouvelles doctrines. Son hostilité contre le catholicisme se manifestait jusque dans les actes de sa vie privée, jusque dans ses plaisirs: on la vit accueillir des œuvres de théâtre qui tournaient en dérision les prêtres et les sacrements. Elle assistait régulièrement au prêche, où, par une étrange tolérance des ministres, rapporte Pierre Mathieu, elle travaillait à des ouvrages de tapisserie, sans perdre, pour cela, un mot du sermon. Le jour de Pâques de l'année 1563, elle fit son abjuration à Pau, dans une cérémonie publique, et communia selon le rite calviniste. Enflammée de zèle, comme la plupart des néophytes, elle commença par interdire la procession de la Fête-Dieu. Cette atteinte portée à de pieux usages causa une irritation profonde parmi les catholiques béarnais; malgré la défense royale, ils firent leur procession traditionnelle dans les rues de Pau, et les huguenots s'étant ameutés, il s'ensuivit une sanglante mêlée. De réformatrice qu'elle s'était montrée dans l'origine, elle devint bientôt persécutrice, soit gratuitement, soit par représailles. En 1566, en 1569 et en 1571, elle rendit des ordonnances qui dépassaient de beaucoup l'intolérance reprochée par les calvinistes aux édits royaux. Dans le préambule de l'ordonnance de 1571, par exemple, Jeanne d'Albret déclare «que les rois sont tenus, non seulement d'établir parmi leurs sujets le fondement et la perfection de la doctrine du salut», mais «qu'ils doivent encore bannir du milieu d'eux le mensonge, l'erreur, la superstition et les autres abus...» Elle ajoute: «En quoi la reine désirant se prêter, satisfaisant, en même temps, aux vœux de son cœur et à ceux de ses sujets exprimés dans la supplication que viennent de lui présenter les Etats de son pays légitimement assemblés, voulant, en conséquence, procéder à l'extirpation des idolâtries et semblables abus qui ont régné dans son présent pays, pour y planter et rétablir la véritable religion chrétienne et réformée, déclare, veut, ordonne que tous ses sujets, de quelque qualité qu'ils soient, fassent profession publique de la confession solennelle de foi qu'elle présente». Les pénalités qu'édictait l'ordonnance étaient excessives: l'amende, la prison, le bannissement.

La reine de Navarre n'en était pas encore arrivée, en 1563, à ces violentes manifestations de l'esprit de secte, mais elle s'y acheminait, quand la cour de Rome, inquiète des bouleversements religieux qui s'accomplissaient en Béarn, la cita, au mois de septembre, devant le tribunal de l'inquisition. Jeanne devait comparaître dans un délai de six mois, sous peine, disait le monitoire, d'être déclarée «convaincue du crime d'hérésie, privée de la dignité royale, et son royaume et ses Etats adjugés au premier qui s'en saisirait». La cour de France ne pouvait arguer contre l'accusation d'hérésie formulée par le monitoire; «mais le roi très chrétien, dit Mézeray, jugeant de la conséquence, comme il le devait, en montra un très grand ressentiment...» Les ambassadeurs français à Rome reçurent l'ordre de faire au Pape des remontrances dont le texte offre de l'interêt, sous plusieurs rapports[9]. Ce document se terminait par une protestation formelle et une supplication au Saint-Père de vouloir bien, par acte public, révoquer la sentence fulminée contre la reine de Navarre. Pie IV, qui, au moment de son élévation, avait dit: «Il me faut la paix!» usa de prudence et de modération: la sentence fut annulée. Ce résultat produisit quelque attiédissement dans l'esprit de l'ardente Navarraise. Elle se rendit à la cour de France pour remercier Charles IX de l'avoir défendue, elle et ses Etats, contre les décrets pontificaux et les arrêts de déchéance des parlements de Toulouse et de Bordeaux. Elle retrouva son fils entre les mains dévouées de La Gaucherie, et, avec l'agrément du roi, le ramena avec elle en Béarn.

[9] Appendice: II.

Lorsque Jeanne rentra dans ses Etats, le comte de Gramont, son lieutenant-général, était aux prises avec les mécontents catholiques, dont il eut raison. Elle réprima ce soulèvement, provoqué par ses hostilités contre la religion traditionnelle, mais sans la passion qu'elle devait apporter plus tard à la défense de ses droits ou de ses prétentions abusives. Cet orage passé, Jeanne paraît avoir gouverné avec sagesse. Ses actes sont inspirés par une vive sollicitude pour les intérêts du pays. Elle diminue les impôts, publie de bons règlements, établit une police bien entendue, reprend la tâche paternelle de Henri d'Albret. Quoique vouée, corps et âme, à la Réforme, qu'elle favorise publiquement, elle impose des bornes aux empiétements des ministres du nouveau culte: ses lettres-patentes du 28 mai 1564 refrènent leur zèle oppressif et interdisent toute espèce de contrainte pour le choix d'une religion. En même temps, elle s'occupait sans relâche de l'éducation de Henri et de sa sœur Catherine, noble devoir qui domina toujours ses préoccupations. Il y eut là, enfin, pour les membres de la famille royale et pour les Etats de Jeanne, une courte période de paix et de prospérité. Et, cependant, une étrange conspiration s'ourdissait, au loin, contre elle, sa Maison et son pays.

On a voulu faire remonter l'idée première de cette conspiration, niée par plusieurs historiens, aux jours qui suivirent la mort d'Antoine de Bourbon. A ce moment, a-t-on prétendu, les ennemis des Maisons de Bourbon et d'Albret, d'accord avec Philippe II et inspirés par François de Guise, auraient préparé un projet d'enlèvement de Jeanne d'Albret et de ses enfants, jugeant que, ce coup fait, il serait plus aisé de venir à bout des partisans français de la Réforme. On va même jusqu'à parler d'une armée rassemblée par Philippe II à Barcelone, et dont un corps léger, transporté secrètement à Tarragone, devait arriver à Pau par les montagnes. Là, aidés, au besoin, de Montluc et de quelques hauts affidés, les Espagnols eussent enlevé la famille royale pour la mettre au pouvoir de Philippe II. Un capitaine béarnais, nommé Dimanche, servait d'entremetteur aux conjurés. Tout était prêt, et il ne restait plus qu'à échanger les dernières instructions, lorsque François de Guise fut assassiné. Il y eut un temps d'arrêt. Reprise en 1563, la ténébreuse affaire échoua par un remarquable concours de circonstances: le capitaine Dimanche, tombé malade en Espagne, confia son secret à un valet de chambre de la reine Elisabeth, qui fit agir l'ambassadeur de France et prévenir la reine de Navarre[10].

[10] Appendice: V.

A la suite des explications que provoqua cette tentative, Catherine de Médicis, émue ou feignant de s'émouvoir des dangers qu'avaient courus Jeanne et ses enfants, insista auprès de la reine pour qu'elle lui confiât de nouveau le jeune prince, qui, placé directement sous la protection du roi de France, serait désormais à l'abri de semblables accidents. Le refus était difficile: Jeanne accéda au désir de la reine-mère, d'autant mieux qu'elle connaissait le projet de la cour de faire prochainement un voyage en France, et jusque dans les provinces méridionales. Henri retourna donc auprès du roi, et ce fut avec la cour qu'il partit de Fontainebleau pour ce voyage, dont l'histoire a noté l'influence considérable sur les événements politiques du règne de Charles IX. En l'ordonnant, Catherine obéissait à une double pensée: elle comptait assurer, dans une certaine mesure, l'exécution de l'édit d'Amboise, expédient inspiré par la mort du duc de Guise, en même temps qu'attirer les sympathies populaires sur la personne du jeune roi. L'édit d'Amboise, daté du 19 mars 1563, avait fait remettre l'épée au fourreau, mais non rétabli la paix dans les esprits. Il autorisait l'exercice du nouveau culte dans une ville par bailliage, dans quelques seigneuries et dans l'intérieur de chaque maison noble. A ce prix, les réformés rendaient les villes et les églises dont il s'étaient emparés. Exclus des charges publiques, comme précédemment, ils étaient amnistiés pour tous leurs actes antérieurs. Cet édit, œuvre ingénieuse du chancelier de l'Hospital, était considéré par les deux partis comme la préface d'une nouvelle politique, et Catherine eût bien voulu qu'il devînt la loi fondamentale de la paix définitive dont elle sentait le besoin.

Charles IX, en quittant Fontainebleau après un séjour de deux mois, se rendit à Sens, puis à Troyes, où il signa, le 11 avril 1564, avec l'Angleterre, un traité avantageux, par lequel furent atténuées quelques-unes des conséquences onéreuses de la paix de Cateau-Cambrésis. La cour fut retenue à Troyes par une chute du prince de Navarre. Catherine de Médicis écrivit à Jeanne d'Albret pour la rassurer sur les suites de cet accident et lui transmettre une invitation du roi. «Vous le trouverez (Henri) à votre contentement, disait-elle, car tous ceux qui le voient en sont bien contents, et le trouvent, comme il est, le plus joli enfant que l'on vît jamais. Je m'assure que vous ne le trouverez pas empiré en mes mains.» Jeanne joignit la cour à Lyon, et voyagea quelque temps avec elle; mais, arrivée dans le midi, la reine de Navarre, peu satisfaite de ce qu'elle voyait ou entendait, et d'ailleurs assez gravement atteinte dans sa santé, repartit pour ses Etats, en recommandant au jeune prince de visiter, sur son passage, tous les domaines de la couronne de Navarre. Suivant cet avis, il parcourut le comté de Foix, et séjourna à Pamiers et à Mazères, accompagné de ses gouverneurs et d'un nombreux cortège de gentilshommes.

Avant le séjour à Lyon, qui fut d'un mois, la cour avait visité Bar-le-Duc et la Lorraine, et Catherine, profitant du voisinage, avait entamé avec les princes allemands des négociations destinées, dans sa pensée, à les tenir à l'écart des mouvements calvinistes en France. Chassé de Lyon par la peste, Charles IX s'établit au château de Roussillon, en Dauphiné, d'où furent datés plusieurs actes de gouvernement et d'administration, tels que la destruction d'un grand nombre de citadelles élevées pendant la guerre civile, la fortification de diverses places, et la restriction, sur quelques points, des immunités accordées aux calvinistes par l'édit d'Amboise. Il reçut dans ce château la visite des ducs de Savoie et de Ferrare.

Après avoir visité le Dauphiné, surtout les contrées de cette province où la guerre civile avait laissé le plus de traces, le roi se rendit à Orange et à Avignon. Il donna audience, dans la ville pontificale, à un envoyé du Pape: le Saint-Siège et l'Italie sollicitaient, d'un commun accord, la cour de France de prendre contre l'hérésie des mesures sévères et décisives. Charles IX entrait et séjournait dans presque toutes les villes importantes. Il fut reçu à Aix, à Marseille, à Nîmes, à Montpellier, et il passa l'hiver à Carcassonne. Là, lui parvinrent les plaintes des calvinistes du Languedoc contre Damville-Montmorency, gouverneur de cette province, le même qui devait plus tard protéger et embrasser leur cause. En traversant la Provence, le prince de Navarre fut l'objet d'une curieuse prédiction du fameux Nostradamus. «Henri n'avait que dix à onze ans, rapporte P. de L'Estoile, et il était nommé prince de Navarre ou de Béarn, lorsqu'au retour du voyage de Bayonne, que le roi Charles IX fit en 1564, étant arrivé avec Sa Majesté à Salon du Crau, en Provence, où Nostradamus faisait sa demeure, celui-ci pria son gouverneur qu'il pût voir ce jeune prince. Le lendemain, le prince étant nu à son lever, dans le temps que l'on lui donnait sa chemise, Nostradamus fut introduit dans sa chambre; et, l'ayant contemplé assez longtemps, il dit au gouverneur qu'il aurait tout l'héritage. «Et si Dieu, ajouta-t-il, vous fait grâce de vivre jusque-là, vous aurez pour maître un roi de France et de Navarre.» Ce qui semblait lors incroyable est arrivé en nos jours: laquelle histoire prophétique le roi a depuis racontée fort souvent, même à la reine; y ajoutant par gausserie qu'à cause qu'on tardait trop à lui bailler la chemise, afin que Nostradamus pût le contempler à l'aise, il eut peur qu'on voulût lui donner le fouet.»

Le roi tint un lit de justice à Toulouse, le 1er février 1565, et séjourna longtemps dans cette ville. Il fit son entrée à Bordeaux le 9 avril, y tint un autre lit de justice et accorda aux Bordelais l'institution d'un tribunal consulaire semblable à celui de Paris. Les protestants de la Guienne profitèrent du passage de la cour pour se plaindre d'une ligue formée par le comte de Candale et favorisée par le maréchal de Bourdillon. Toute décision sur cette affaire fut ajournée: elle devait se lier, dans la pensée de la cour, aux entreprises de même nature que faisaient, en divers lieux, les catholiques, à l'imitation de l'association protestante. En passant à Mont-de-Marsan, Charles IX, dévoilant cette pensée, décida, en conseil, que toute prise d'armes non soumise à la volonté royale serait considérée comme un crime de lèse-majesté.

La cour, arrivée à Bayonne le 3 juin, s'y rencontra avec la reine Elisabeth, sœur de Charles IX, accompagnée du duc d'Albe. Philippe II avait accrédité ce personnage dominant pour influer sur les décisions qui pourraient être prises ou préparées dans l'entrevue des deux cours.

Les historiens se sont partagés en deux camps, au sujet de cette entrevue. Les calvinistes ont voulu y voir des négociations formelles tendant à l'extirpation violente de l'hérésie dans les Etats de France et d'Espagne, et qui auraient abouti à un traité secret, préliminaire de la Saint-Barthélemy. La plupart des écrivains catholiques des siècles précédents se sont élevés avec énergie contre cette interprétation; selon eux, les deux cours se rencontrèrent à Bayonne sans aucun but politique. Les mêmes divergences subsistent de nos jours, mais seulement chez les esprits voués aux thèses absolues. L'histoire digne de sa mission ne peut adopter ni l'ancienne version calviniste, ni la version contraire: des faits authentiques ont démenti celle-ci, et de celle-là les preuves manquent. Ajoutons que la vraisemblance témoigne contre l'une et l'autre.

La vérité, comme il arrive souvent, paraît être à égale distance des deux opinions extrêmes. L'entrevue de Bayonne ne pouvait être qu'essentiellement politique: il y fut question des vœux communs que faisaient les cours de France et d'Espagne pour la ruine ou l'abaissement d'un parti religieux et politique dont l'existence seule menaçait, à chaque instant, la paix dans les deux royaumes. Nul n'a vu le «traité secret», le «pacte de sang»; nul ne saurait mettre au jour un seul protocole, à plus forte raison, le texte d'un «projet arrêté»; mais il y eut certainement des velléités d'accord et de ligue, un échange de vues générales, de doléances et de paroles courroucées contre la Réforme: on n'a pas inventé les témoignages qui abondent sur ces divers points; François de la Noue, Pierre Mathieu, le duc de Nevers et de Thou sont dignes de foi quand ils les reproduisent, et tombent dans l'erreur seulement lorsqu'ils concluent. Le propos du duc d'Albe, entendu par le prince de Navarre, «qu'une tête de saumon vaut mieux que mille têtes de grenouilles», n'est qu'un propos, mais des plus caractéristiques. Il s'en tint bien d'autres de ce genre, on peut l'affirmer, et si, tous ensemble, ils ne suffisent pas pour inscrire une conjuration de plus dans l'histoire, pareillement ils démontrent l'inanité de la thèse qui refuse à l'entrevue de Bayonne tout caractère d'hostilité contre les protestants.

Le prince de Navarre, malgré son extrême jeunesse, ne passa pas inaperçu dans cette réunion des cours de France et d'Espagne. Jeanne était venue à Bordeaux visiter Charles IX et la reine-mère, et les prier de s'arrêter à Nérac, au retour de Bayonne. Elle avait pris des mesures pour que le prince de Navarre parût sur la frontière d'Espagne avec l'appareil qui convenait à son rang: il importait, selon elle, que l'héritier des débris du royaume de Navarre se montrât avec éclat, à côté du roi de France, devant les représentants de la nation ennemie. Une lettre de Henri, datée de Bazas, 8 mai 1565, porte les traces de cette maternelle et royale préoccupation: «Monsieur d'Espalungue, ayant délibéré de m'accompagner, au voyage de Bayonne, des plus notables et apparents gentilshommes que je pourrai aviser, je vous ai bien voulu avertir que, pour la bonne confiance que j'ai eue toute ma vie en vous, je vous ai choisi et élu pour me faire compagnie audit voyage».

Pendant les fêtes de Bayonne, qui durèrent dix-sept jours, le prince de Navarre, dit Favyn, «tint toujours son rang de premier prince du sang, magnifique en son train, splendide en son service, doux et agréable à tous, mais avec une telle majesté, qu'il était admiré des Français et redouté par les Espagnols, qui, en un âge si tendre de ce prince, jugeaient bien que cet aigle presserait, quelque jour, de ses serres leur lion, pour lui faire démordre son royaume de Navarre. C'est pourquoi le duc de Rio-Secco, ambassadeur de Philippe II, ayant considéré les actions de ce prince de plus près que les autres, dit ces paroles, qui furent depuis bien remarquées: «Ce prince est empereur ou le doit être.—Mi parece este principe o es imperador, o lo ha de ser.» Ce succès un peu théâtral répondit aux sollicitudes de Jeanne d'Albret et des gentilshommes béarnais dont elle avait formé le cortège de son fils; malheureusement, leur joie ne fut pas sans mélange: Charles IX, pour plaire à la reine sa sœur, consentit, en faveur de l'Espagne, au démembrement du diocèse de Bayonne, qui fut amoindri de tout le Guipuscoa.

La cour de France revint de Bayonne par Condom et Nérac. Jeanne d'Albret lui avait préparé une réception royale: il y eut quatre jours de gala[11], pendant lesquels la reine de Navarre fut vivement sollicitée, mais en vain, de rentrer au giron de l'Eglise. Quelques historiens placent à cette époque sa hautaine réponse à Catherine de Médicis sur l'inflexibilité de ses nouvelles convictions religieuses. Elle dut, cependant, faire une importante concession. La liberté du culte catholique n'existait plus dans la capitale de l'Albret, et comme ce duché n'était pas un pays souverain, mais un fief, Jeanne, se rendant au vœu de Charles IX, leva son interdiction. Il fut convenu, en outre, que les magistrats municipaux seraient mi-partis, et Montluc, lieutenant-général en Guienne, reçut l'ordre de tenir la main à cet arrangement.

[11] Appendice: VI.

Après avoir quitté la Gascogne et la Guienne, Charles IX traversa Angoulême, Niort, Thouars, Angers, Tours, et il arriva à Blois à l'entrée de l'hiver. Il rapportait de ce long voyage beaucoup d'impressions pénibles et de souvenirs irritants. Frappé, de tous côtés, du spectacle des églises, des châteaux, des hameaux dévastés par les réformés, il en conçut contre eux, au rapport de Davila, une sorte d'aversion et de dégoût. Au mois de janvier 1566, la cour se rendit à Moulins, où le chancelier de l'Hospital avait convoqué, avec les personnages les plus considérables du royaume, les présidents de tous les parlements de France. Il s'agissait de réconcilier solennellement les Maisons de Guise et de Châtillon, de reviser l'édit d'Amboise, déjà modifié, et de discuter quelques projets de réforme judiciaire ou administrative préparés par le chancelier. La réconciliation eut lieu, et personne ne la tint pour sincère; les projets de réforme furent approuvés, en attendant que la guerre les rendît illusoires; quant à la révision de l'édit d'Amboise, elle occupa les esprits sans les apaiser.

Vers ce temps-là, Jeanne fut rappelée à la cour par diverses affaires, entre autres un procès qu'elle soutenait contre son beau-frère le cardinal de Bourbon, au sujet de ses domaines du Vendômois. Elle comprit bientôt, au premier aspect des choses, que la guerre allait sortir de tous les instruments de paix forgés sur le pupitre du chancelier. Elle avait laissé elle-même, dans ses Etats, des ferments de discorde qui lui inspiraient peu de confiance en l'avenir. D'un autre côté, le prince de Navarre touchait à un âge critique, et la cour des Valois n'était guère le lieu où se pût achever son éducation. Jeanne prit le parti de le ramener en Béarn. Ce fut presque un enlèvement, nécessité, il faut le dire, par la persistance de Catherine de Médicis à conserver son otage. Epiant le moment favorable, Jeanne, avec l'agrément de Charles IX, partit, accompagnée de son fils, pour ses domaines de Picardie, d'où elle passa dans le Vendômois, et de là en Anjou. De La Flèche, elle écrit au roi pour excuser son départ précipité, alléguant les troubles qui venaient d'éclater dans la Navarre; elle gagne le Poitou, traverse la Guienne et la Gascogne, et arrive à Pau. Son allégation au roi n'était que trop exacte: elle trouva une partie du Béarn soulevée, et il fallut, peu de temps après, recourir aux armes pour avoir raison de ces nouveaux désordres, provoqués, comme les précédents, par les dissensions religieuses.

CHAPITRE V

La popularité du prince de Navarre.—Florent Chrestien.—L'éducation littéraire, militaire et politique.—Voyage de Henri dans les Etats de sa mère.—Son séjour à Bordeaux.—Reprise des hostilités entre les protestants et la cour.—La tentative de Meaux.—Bataille de Saint-Denis.—Paix de Lonjumeau.—Le geôlier politique et militaire de Jeanne d'Albret.—Henri réclame vainement le gouvernement effectif de Guienne.—Autres griefs des réformés.—Projet d'arrestation de Condé, de Coligny et de plusieurs autres chefs calvinistes.—Ils se sauvent à La Rochelle.—Retraite du chancelier de l'Hospital.—Boutade du prince de Navarre contre le cardinal de Lorraine.—Jeanne quitte ses Etats, malgré Montluc, et se retire à La Rochelle avec ses enfants.—Ses lettres à la cour de France et à la reine d'Angleterre.—L'organisation militaire du parti calviniste.—La première armure de Henri.—Essai de pacification.—Edit de Saint-Maur contre les protestants.—Les forces des calvinistes et leurs succès.

Le retour du prince de Navarre dans son pays natal fut un événement pour le petit royaume: les visites et les députations se succédèrent longtemps au château; mais ce fut surtout le pays de Coarraze qui afflua autour du donjon de Gaston-Phœbus. Duflos raconte qu'un beau jour, tous les habitants de ce coin de terre, endimanchés, les mains pleines de fleurs, de galettes et de fromages, se mirent en route pour aller voir «lou nousté Henric». Ils traversent Pau, soulevé de joie et de curiosité sur leur passage, abordent le château et font tumultueusement irruption dans la cour d'honneur. Henri et sa mère paraissent au milieu d'eux, salués de vivats tels qu'en savent faire retentir les robustes poumons des montagnards pyrénéens. Il y eut des harangues et des embrassades, des attendrissements et des enthousiasmes indescriptibles, le tout couronné par un banquet homérique. C'était la popularité du Béarnais qui commençait: elle devait aller grandissant jusqu'à l'heure de l'immortalité.

Après les joies du retour, le prince de Navarre se remit à l'étude, sous l'œil vigilant de sa mère. Il avait perdu son précepteur La Gaucherie, à qui venait de succéder Florent Chrestien, bien digne d'achever l'œuvre de son devancier. C'était un homme docte, de bonnes mœurs, mais d'un esprit plus vif que La Gaucherie. Il passe pour avoir formé le goût littéraire de son élève, ce qui est croyable, car Florent Chrestien était un écrivain de talent: on lui attribue une part considérable de collaboration dans cette fameuse Satire Ménippée qui aida puissamment Henri IV à conquérir la population parisienne. Mais, sans abandonner les livres, Henri dut porter son attention sur d'autres objets. Son gouverneur militaire, le baron de Beauvais, ne le laissait pas chômer d'exercices virils et d'études pratiques; Florent Chrestien le nourrissait de bonne littérature; Jeanne d'Albret voulut contribuer à cet apprentissage par une sorte de lieutenance du royaume, dont elle l'investit. Il écrivit des lettres d'affaires, donna des audiences, représenta la reine partout où elle jugeait qu'une délégation de son pouvoir n'offrait pas d'inconvénients. Il fit même son début sous les armes, un semblant de première campagne, à l'occasion des troubles d'Oloron, en 1567. Jeanne d'Albret l'envoya contre les rebelles, pour les ramener à la soumission par sa présence, ou, au besoin, pour les combattre. Il s'acquitta de cette mission avec un plein succès. A l'approche de ce généralissime de treize ans, les révoltés se retirèrent dans les montagnes; mais quelques-uns étant tombés au pouvoir du prince, il les employa comme négociateurs, les chargeant de dire à leurs compagnons que, s'ils voulaient recourir à la clémence de la reine, ils n'auraient pas sujet de s'en repentir. Ils suivirent ce conseil et mirent bas les armes. Quelques exemples furent faits, mais la modération l'emporta dans les conseils de la reine.

Jeanne d'Albret, recherchant toutes les occasions de donner un but à l'activité déjà exubérante de son fils et de compléter son éducation politique, lui traça l'itinéraire d'un grand voyage à travers ses Etats et dans le gouvernement de Guienne, dont il était investi, quoique le véritable gouverneur de cette province fût le maréchal Blaise de Montluc.

Le voyage eut lieu en 1567. Henri partit de Pau, accompagné de Florent Chrestien, du baron de Beauvais et d'une suite digne de son rang. Quelques souvenirs de ce voyage nous ont été conservés par Duflos, qui s'est aidé des Mémoires de Nevers, de relations manuscrites et des traditions locales. Le prince y fit un bon apprentissage de patience et de diplomatie. Il dut parler souvent, et plus souvent écouter. Parfois il se trouva dans une situation difficile. L'Éducation de Henri IV rapporte que, dans une petite ville de Guienne, où il n'y avait guère que des calvinistes, Henri prit part à un banquet dont les vins généreux délièrent les langues au point de les faire toutes médire du roi et de la cour de France. Le prince invite les convives à plus de réserve; les propos continuent; il proteste formellement et sort, ne voulant pas paraître complice.

A Lectoure, un épisode touchant. Le prince arrive sous les murs de cette place; un malentendu fait qu'on ne vient pas au-devant de lui; des pauvres gens, des mendiants même, lui font accueil à leur manière, le suivent et entrent avec lui dans la ville. Il marchait avec ce cortège, lorsque les magistrats de Lectoure le rencontrent, stupéfaits et honteux de leur maladresse. «—Qu'auriez-vous dépensé, Messieurs, pour me fêter aujourd'hui?—Six cents livres et plus, Sire.—Eh bien! donnez six cents livres à ces bonnes gens, et demain vous serez mes convives.»

A Bordeaux, Henri eut une réception magnifique, tous les succès et toutes les admirations. On lit, sur son séjour, dans les Mémoires de Nevers, l'extrait suivant d'une lettre écrite par un des principaux magistrats de Bordeaux: «Nous avons ici le prince de Navarre. Il faut avouer que c'est une jolie créature. A l'âge de treize ans, il a toutes les qualités de dix-huit et dix-neuf; il vit avec tout le monde d'un air si aisé, qu'on fait toujours la presse où il est; il agit si noblement en toutes choses, qu'on voit bien qu'il est un grand prince; il entre dans les conversations comme un fort honnête homme; il parle toujours à propos, et quand il arrive qu'on parle de la cour, on remarque qu'il est fort bien instruit et qu'il ne dit jamais rien que ce qu'il faut dire en la place où il est. Je haïrai, toute ma vie, la nouvelle religion de nous avoir enlevé un si digne sujet.» Une autre lettre, citée dans ces Mémoires, ajoute de curieux détails sur sa façon de vivre et les penchants auxquels il semblait déjà destiné à se livrer: «Le prince de Navarre aime le jeu et la bonne chère. Quand l'argent lui manque, il a l'adresse d'en trouver, et d'une manière toute nouvelle et toute obligeante pour les autres aussi bien que pour lui-même: il envoie à ceux qu'il croit de ses amis une promesse écrite et signée de lui; il prie qu'on lui envoie le billet ou la somme qu'il porte: jugez s'il y a maison où il soit refusé! On tient à beaucoup d'honneur d'avoir un billet de ce prince.» Il n'eut pas, plus tard, à beaucoup près, autant de facilités pour battre monnaie, surtout lorsque, au milieu des camps, il manquait de chemises et portait le pourpoint troué. Il faut reproduire encore un trait de caractère, daté de cette époque, et qui prophétisait la passion dominante de ce prince. Les historiens citent cette note d'un contemporain anonyme: «Le prince de Navarre acquiert tous les jours de nouveaux serviteurs. Il s'insinue dans les cœurs avec une adresse incroyable. Si les hommes l'honorent et l'estiment beaucoup, les dames ne l'aiment pas moins. Il a le visage fort bien fait, le nez ni trop grand, ni trop petit, les yeux fort doux, le teint brun, mais fort uni; et cela est animé d'une vivacité si peu commune, que, s'il n'est bien avec les dames, il y aura bien du malheur.»

Cette même année 1567 vit, en France, des essais de ligue catholique, dont les calvinistes s'autorisèrent pour s'exciter à la lutte et parler à la cour sur un ton plus hardi. Charles IX, dans cette occurrence, eut un colloque très vif avec Coligny. L'amiral voulait se mettre à la tête de la noblesse pour aller combattre le duc d'Albe, dont la politique d'extermination inondait de sang les Pays-Bas. «—Il n'y a pas longtemps», dit le roi à Coligny, «que vous vous contentiez d'être soufferts par les catholiques; maintenant, vous demandez à être égaux; bientôt vous voudrez être seuls et nous chasser du royaume.» Les calvinistes se crurent à la veille d'être attaqués et résolurent de prendre l'offensive. Leur prise d'armes débuta par la tentative de Meaux contre le roi et la cour. Elle échoua, grâce à la bravoure des gardes suisses, et les troupes de Condé et de l'amiral ayant fait devant Paris un simulacre de siège, il s'ensuivit la bataille de Saint-Denis, où l'action resta indécise, quoique La Noue accorde l'avantage à l'armée royale. Le vieux connétable de Montmorency y fut mortellement blessé. «—Votre Majesté n'a pas gagné la bataille», dit au roi le maréchal de Vieilleville; «encore moins le prince de Condé.—Qui donc?» demanda Charles IX.—«Le roi d'Espagne, Sire; car il y est mort, d'une part et d'autre, tant de valeureux seigneurs, si grand nombre de noblesse, tant de vaillants capitaines et braves soldats, tous de la nation française, qu'ils étaient suffisants pour conquêter la Flandre et tous les pays sortis autrefois de votre royaume!»

La fin de l'année 1567 et les premiers mois de l'année suivante sont pleins d'émeutes et de prises d'armes partielles dans le midi, depuis le Dauphiné jusque dans le Poitou. Condé et l'amiral, s'affaiblissant autour de Paris, poussèrent leur armée vers la frontière d'Allemagne, pour donner la main aux reîtres levés par eux dans ce pays. La jonction se fit à Pont-à-Mousson, malgré la poursuite de l'armée royale. Fortifiés, mais ne se jugeant pas en état de tenir la campagne dans l'Ile-de-France, les réformés se dirigèrent sur Orléans, prirent Blois et mirent le siège devant Chartres. Là, les incessantes négociations de Catherine de Médicis les trouvèrent disposés à conclure une paix que leur rendait salutaire l'indiscipline des mercenaires allemands. Ce fut la paix de Chartres ou de Lonjumeau. Signé au mois de mars, ce traité, aussi mal observé, de part et d'autre, que les précédents, multiplia et envenima les griefs réciproques: au mois d'août suivant, il n'en restait plus vestige.

En Guienne et en Gascogne, Montluc était le geôlier politique et militaire de Jeanne d'Albret. Nous avons dit que, à raison de la jeunesse de Henri, les fonctions de sa charge de gouverneur de Guienne étaient exercées par le maréchal, qui ne péchait pas, envers les «Navarrais», par excès de bienveillance. La reine jugea opportun de réclamer pour son fils un pouvoir plus effectif, et elle en écrivit à Charles IX, accompagnant sa requête d'une lettre de Henri, dans laquelle il priait le roi de France de ne pas écouter «ceux qui se voulaient fonder sur son bas âge» pour l'empêcher d'être employé en sa charge de gouverneur de Guienne. Il y a déjà, dans cette lettre, un accent de juste revendication et de légitime amour-propre: «Qu'il vous plaise», dit-il au roi en parlant de sa charge purement nominale, «de ne laisser pourtant de permettre et de me commander que je commence d'y vaquer et entendre selon que madite dame et mère le vous remontre et requiert. Car il me semble, Monseigneur, pour l'honneur que j'ai d'être le premier prince de votre sang, et sentant en moi une extrême affection au service de V. M., ensuivant celle de mes prédécesseurs, que je tarde trop à faire paraître ma bonne volonté...»

Cette réclamation et bien d'autres, que provoquèrent, quelques semaines après, de la part de Jeanne, de Condé et de Coligny, les flagrantes violations de la nouvelle paix, furent impuissantes à prolonger celle-ci. De graves incidents en bornèrent étroitement la durée, tels que l'attentat commis, par les ordres du parlement de Toulouse, sur la personne de Rapin, gentilhomme du prince de Condé. Envoyé dans cette ville pour faire enregistrer l'édit, Rapin fut condamné à mort et sommairement exécuté. Le parlement n'enregistra l'édit, et encore avec des restrictions, qu'après la quatrième lettre de jussion. Nul ne se fiant à la paix de Lonjumeau, Condé et Coligny moins que tout autre, ces deux chefs, retirés dans leurs terres, continuèrent à entretenir d'actives correspondances avec leurs alliés français et étrangers, jusqu'au jour où, informés que la reine-mère avait donné des ordres pour les arrêter, eux et d'autres personnages importants de leur parti, ils prirent la fuite et se dirigèrent du côté de La Rochelle. Ce malheureux coup de force, indice de tant de faiblesse, amena le chancelier de l'Hospital, le modérateur systématique de cette époque, à faire à la cour de sévères remontrances, auxquelles on ne put rien objecter de raisonnable, mais qui lui attirèrent l'animadversion des conseillers du roi et de sa mère. Se voyant à la veille d'une disgrâce, il la prévint par sa retraite. C'était un contre-poids qui disparaissait de la scène: dorénavant, les événements vont se précipiter.

La reine de Navarre n'avait pris aucune part à la guerre de 1567-1568, quoiqu'elle en eût ressenti les contre-coups. Nous avons vu qu'elle s'en était plainte au roi. Dans ses négociations à ce sujet, elle eut à expliquer ses griefs et à défendre ses intérêts devant La Mothe-Fénelon, chargé de lui transmettre les paroles royales et de rapporter les siennes à la cour. Fénelon, qui devait s'illustrer, en 1587, par la belle défense de Sarlat contre Turenne, était un esprit généreux et modéré. Il déplorait sincèrement les nouvelles perspectives de guerre civile. «—Ce feu dévorateur,» dit-il à la reine de Navarre, «embrasera les deux royaumes.»—«Bah! Monsieur,» répliqua Henri avec l'impétuosité et le ton narquois qui accentuèrent souvent ses discours, «c'est un feu à éteindre avec un seau d'eau!»—«Eh! comment, Monseigneur?» reprit Fénelon stupéfait.—«En faisant boire ce seau au cardinal de Lorraine, jusqu'à en crever!» Ce prélat passait, en effet, pour être le plus impitoyable adversaire des huguenots et le conseiller ardent des mesures de violence.

Jeanne d'Albret, à la nouvelle de la fuite de Condé et de Coligny, avait compris que ces mesures finiraient par l'atteindre elle-même. Déjà Catherine lui avait fait redemander son fils, comme si elle eût pressenti que le jeune prince aurait bientôt à jouer un rôle personnel et prépondérant. Cette sollicitude de la reine-mère était plutôt de nature à effrayer Jeanne qu'à la rassurer. Elle répondit à ses avances d'une façon évasive, et conçut un dessein qui devait avoir sur la présente crise une redoutable influence. Elle savait que les chefs calvinistes étaient en marche vers La Rochelle; que cette ville, où l'esprit de la Réforme était vivace, leur tendait les bras et aspirait à devenir le boulevard du parti. Elle résolut de s'y transporter avec ses enfants et son trésor. L'entreprise était difficile sous les yeux de Montluc; elle semblait même téméraire, puisque, au moment où Jeanne y songeait, de nouveaux soulèvements commençaient à agiter ses Etats. Mais comment apaiser des troubles que Montluc avait peut-être reçu la mission de provoquer par-dessous main ou de favoriser, ne fût-ce que par son attitude, souvent malveillante à l'égard de la reine? Elle n'hésita pas longtemps; mais l'exécution de son projet exigeait la force ou la ruse. Une armée régulière, si elle l'eût possédée, Montluc l'aurait défaite; or, elle n'avait que des serviteurs disséminés un peu partout. Elle se confia aux uns, le plus petit nombre, pour l'escorter et pour acheminer, plus tard, les autres vers des lieux désignés; puis elle tendit à Montluc un vrai piège de femme et d'héroïne.

Jeanne et ses enfants quittent le Béarn vers la fin du mois d'août 1568, emportant avec eux tout ce que la reine put réunir d'argent, de joyaux et d'objets précieux. Arrivée à Nérac, Jeanne feint de s'occuper des préparatifs d'une grande fête à laquelle sont invités Montluc et sa famille. Elle endort à moitié la vigilance du rude capitaine, et tout à coup, le 6 septembre, elle part de Nérac avec son fils et sa fille et une escorte de cinquante gentilshommes, laissant derrière elle toute sa cour avec des instructions précises. Prévenu un peu tard, Montluc court après la reine, la manque de quatre heures à Casteljaloux, la suit, la voit, impuissant, entrer dans Bergerac, où la nouvelle lui parvient de la prise de Mazères par Caumont La Force. Chemin faisant, l'escorte de la reine est devenue une petite armée. Montluc et d'Escars, gouverneur de Périgord et de Limousin, la serrent de près, mais n'osent l'attaquer. Bien plus, Montluc, par une étrange fortune, se voit dans la nécessité de rendre, en quelque sorte, les honneurs militaires à Jeanne et aux royaux enfants. Il s'en tire en Gascon, et fait supplier la reine de s'employer à contenir les protestants, jurant, de son côté, de maintenir les catholiques dans la bonne voie. Jeanne poursuit son voyage; elle passe à Mussidan, s'arrête quelques jours à Archiac pour attendre le prince de Condé, qui avait dû forcer les portes de Cognac, et enfin elle entre dans La Rochelle, le 26 septembre, suivie de toute sa cour. Les Rochelais lui firent une réception triomphale.

Elle avait déjà écrit, de Bergerac, le 16 septembre, au roi, à la reine-mère, au duc d'Anjou, au cardinal de Bourbon, des lettres dans lesquelles elle expliquait les motifs de son voyage et de son attitude, qui était manifestement celle d'une belligérante. Le ton en était mesuré, quoique vif. A La Rochelle, exaltée par l'acte qu'elle venait d'accomplir et aussi par l'émotion de son entourage, elle rédigea un manifeste dont ses panégyristes eux-mêmes regrettent la forme violente. Elle écrivit aussi à la reine Elisabeth d'Angleterre pour lui donner des explications et lui demander son appui et ses secours. «Ce n'est point contre le ciel et contre le Roi, comme le disent nos ennemis, que la pointe de nos épées est tournée. Grâce à Dieu, nous ne sommes point criminels de lèse-majesté divine ni humaine; nous sommes fidèles à Dieu et au Roi.» Pendant ses longs démêlés avec la cour de France, et même au plus fort de ses luttes armées contre elle, le roi de Navarre tint constamment le même langage.

Au milieu des épanchements qui signalèrent la réception de la reine de Navarre à La Rochelle, on remarqua la réponse du jeune prince à la pompeuse harangue du maire, Jean de Labèze. «Je ne me suis pas tant étudié pour parler comme vous, dit-il; je ferai mieux: je sais beaucoup mieux faire que dire.» Le commandement de l'armée était dû à Henri, et Condé s'empressa de le lui remettre; mais Jeanne et son fils ne l'acceptèrent que comme un honneur, et, dans une déclaration publique, Condé fut prié par la reine de rester à la tête des troupes, «étant, elle et ses enfants, prêts à lui obéir en tout et partout». On sut gré, de toutes parts, au fils et à la mère, de ce désistement prudent et politique. Un incident caractéristique donna la mesure de la supériorité d'esprit et de l'influence de la reine de Navarre. Condé la supplia d'accepter le gouvernement civil de l'armée, tandis qu'il en assumerait le gouvernement militaire. Elle accepta cette mission bien difficile pour une femme, et y déploya ses rares qualités d'ordre, de prévoyance et de résolution. Le jeune prince de Condé devint le compagnon d'armes de Henri, que Jeanne voulut elle-même revêtir de sa première armure, à Tonnay-Charente, au milieu d'une cérémonie militaire. «Toute l'Europe a les yeux fixés sur vous, lui dit-elle: vous cessez d'être enfant. Allez, en obéissant, apprendre, sous Condé, à commander un jour.» A la veille des combats et des périls qu'on prévoyait, aucun signe de faiblesse: «Le contentement de soutenir une si belle cause, dit-elle plus tard, surmontait en moi le sexe, en lui l'âge.»

Henri eût bien voulu se jeter sans délai dans cette nouvelle existence. Fatigué de l'inaction qui lui était imposée pendant que se faisaient les préparatifs de guerre, il cherchait partout le mouvement. Il faillit trouver la mort dans une promenade en mer, où il eût péri sans la vigueur d'un marin de La Rochelle, qui le ramena au rivage. L'armée protestante, renforcée à chaque instant, bien armée et approvisionnée, grâce aux sacrifices de Jeanne d'Albret et aux secours de toute espèce qu'elle avait obtenus d'Elisabeth, devenait de jour en jour plus puissante. Ce n'était plus, à vrai dire, une armée, c'en était trois, sans compter les enfants perdus et les bandes de toute sorte. Il y avait, d'abord, la grande armée de Condé et de Coligny, puis un corps nombreux, commandé par Dandelot, frère de l'amiral, et enfin quinze ou vingt mille religionnaires, levés par Jacques de Crussol, comte d'Acier, en Dauphiné, en Provence et en Languedoc.

La cour, inquiète de cette affluence sous les drapeaux de la Réforme, s'avisa d'écrire aux gouverneurs et lieutenants-généraux que le roi n'entendait pas faire une guerre systématique aux réformés. A rester chez eux, ils ne risquaient rien, ils étaient sous la protection du Roi. Il y eut quelques défections, mais de peu d'importance, et ce fut alors qu'on recourut aux mesures de rigueur. L'édit de Saint-Maur défend, sous peine de mort, l'exercice de la religion réformée, ordonne à tous les ministres de sortir du royaume dans un délai de quinze jours, et aux magistrats de n'épargner que ceux des dissidents qui abjureraient l'hérésie. Un autre édit, qui suit, prononce la confiscation des biens des réformés, et enfin, par lettres-patentes, Charles IX, sous prétexte que Jeanne et ses enfants sont prisonniers des rebelles, ordonne au baron de Luxe de s'emparer du Béarn. Les réformés, par la voix de Jeanne et de leurs chefs, publièrent des protestations et des apologies, sans se faire illusion sur l'efficacité de ces démonstrations. La parole était à l'épée.

L'armée de Saintonge avait des chefs entreprenants, qui la mirent bientôt en campagne. La cour n'était pas prête à soutenir la grande guerre qu'elle prévoyait. Le duc de Montpensier, chargé d'arrêter les religionnaires commandés par Crussol, les avait battus, le 14 octobre 1568, à Mensignac, près de Périgueux, mais sans pouvoir les empêcher de rejoindre le prince de Condé. En moins de trois semaines, le généralissime calviniste comptait autour de lui dix-huit mille arquebusiers et trois mille chevaux. Une seconde armée royale se formait, dont le duc d'Anjou, frère du roi, devait prendre le commandement. Avant qu'elle fût en marche, les huguenots avaient pris Niort, Meslay, Fontenay, Saint-Maixent et nombre de petites places dans le Poitou. Angoulême, réputée imprenable, repoussa victorieusement un assaut de Montgomery, mais fut forcée de se rendre au prince de Condé, menant avec lui son neveu, le prince de Navarre: ce fut le premier siège auquel assista Henri de Bourbon. Dans la Saintonge, les armées protestantes faisaient tout plier: reddition de Saint-Jean-d'Angély, reddition de Saintes, prise de Pons. Quand l'armée du duc d'Anjou se mit en mouvement vers la fin du mois d'octobre, le duc de Montpensier pouvait à peine tenir la campagne du côté de Châtellerault, et de toutes les grandes places du Poitou, il ne restait au roi que Poitiers, où commandait le maréchal de Vieilleville.

CHAPITRE VI

L'armée du duc d'Anjou.—Temporisation.—Escarmouche de Loudun.—Les renforts attendus.—Bataille de Bassac ou de Jarnac.—Mort du prince de Condé.—Son éloge par La Noue.—Jeanne d'Albret à Tonnay-Charente.—Henri proclamé généralissime.—Affaires de Béarn.—Arrivée des reîtres en Limousin.—La campagne de Montgomery en Gascogne et en Béarn.—Combat de La Roche-Abeille.—Siège de Poitiers, désapprouvé par le prince de Navarre.—Tactique du duc d'Anjou.—Combat de Saint-Clair.—Mesures de proscription contre Coligny.—L'avis avant la bataille.—Bataille de Moncontour.—L'inaction de Henri et la grande faute de l'amiral.—Héroïsme de Jeanne d'Albret.

L'armée royale comptait plus de vingt mille hommes, tant Français que Suisses, Allemands et reîtres. Le duc d'Anjou, ayant sous ses ordres Tavannes et Sansac, recueillit les troupes de Montpensier et fut bientôt en présence de l'ennemi. Mais, soit qu'il y eût, de part et d'autre, comme un parti pris de temporisation, soit que le duc d'Anjou voulût attendre des renforts qui, en effet, vinrent, plus tard, grossir son armée, l'automne de 1568 se passa en manœuvres et en escarmouches. Dans une de ces rencontres, près de Loudun, Henri eut l'occasion de prouver qu'il avait acquis déjà le sens militaire. Les réformés étaient en force: le prince de Navarre s'étonna qu'on ne marchât point résolûment à l'ennemi. «—Si le duc d'Anjou, dit-il, se croyait assez fort, il ne manquerait pas de nous attaquer. Marchons donc sans délai: la victoire est certaine.» Elle était, du moins, probable, et les deux chefs principaux, Condé et Coligny, auraient pu suivre un plus mauvais conseil. Les rigueurs de l'hiver interrompirent les opérations. Les catholiques s'établirent dans le Poitou septentrional et le Limousin; les calvinistes, dans le Bas-Poitou, l'Angoumois et la Saintonge. La reine de Navarre et son fils passèrent le reste de l'hiver à Niort, d'où partirent les ordres et les messages en vue de la rentrée en campagne. Les deux armées nourrissaient également l'espoir d'être renforcées en temps opportun: les catholiques pressaient l'arrivée de nouvelles troupes, qui ne leur firent pas défaut, et les protestants attendaient avec impatience des renforts du Quercy, qui ne vinrent pas, et les auxiliaires allemands en marche sous les ordres du duc de Deux-Ponts. Ceux-ci arrivèrent trop tard.

Le duc d'Anjou, instruit du demi-désarroi de l'armée calviniste, prit l'offensive, dès les premiers jours du mois de mars 1569. Le 13, par une marche rapide, il arrive dans le voisinage de l'ennemi, qui occupait Cognac, Jarnac et les ponts de la Charente. Le duc jette un pont, pendant la nuit, près de l'abbaye de Bassac, non loin du logis de l'amiral. Coligny, surpris, veut se retirer; le désordre se met dans ses troupes, elles combattent en fuyant; l'arrière-garde est enveloppée; La Noue tombe au pouvoir de l'armée royale, et le prince de Condé, en chargeant les reîtres, la jambe cassée d'un coup de pied de cheval, est tué par Montesquiou, capitaine des gardes du duc d'Anjou, au moment où il venait de rendre son épée à deux gentilshommes catholiques.

Sans la mort de ce chef intrépide, la défaite de Jarnac n'eût été qu'un simple échec pour les protestants: leur infanterie était intacte, et elle se mit, en grande partie, à l'abri derrière les hautes murailles de Cognac. Mais en perdant Condé, les calvinistes perdaient plus qu'une armée: outre le courage et l'esprit de décision, il avait mis au service de la cause un vrai talent de généralissime, que rehaussait encore sa qualité de prince du sang. «En hardiesse, dit François de La Noue dans ses Mémoires, aucun de son siècle ne l'a surpassé, ni en courtoisie. Il parlait fort disertement, plus de nature que d'art, était libéral et très affable à toutes personnes; et avec cela excellent chef de guerre, néanmoins amateur de paix. Il se portait encore mieux en adversité qu'en prospérité.» Condé laissait un vide où menaçaient de s'engloutir les espérances du parti, malgré les mérites reconnus de l'amiral. Jeanne d'Albret et son fils firent bientôt oublier ce moment de défaillance.

A la nouvelle de la défaite de Jarnac, la reine de Navarre quitte La Rochelle. Comme elle avait «un grand cœur et un esprit mâle», dit de Thou, elle ne s'arrêta point à déplorer ce malheur. Elle court à Tonnay-Charente, où s'était rassemblée une partie de l'armée rompue. Elle parle en reine affligée, mais en héroïne indomptable; elle offre sa vie, celle de son fils; elle provoque le serment des résistances suprêmes. De longues acclamations accueillent ses paroles. Henri parle à son tour: «—Votre cause est la mienne; vos intérêts sont les miens. Je jure, sur mon âme, honneur et vie, d'être à jamais tout à vous.» Le fils de Condé s'associe à ce serment, que les chefs et l'armée prêtent à leur tour. Henri sera généralissime avec Condé pour lieutenant et Coligny pour lieutenant-général. Jeanne réunit les chefs. L'argent manque: elle donne tout ce qu'elle a; on l'imite; les pierreries, les bijoux seront mis en gage en Angleterre. Mais cela sauvegarde seulement le présent, il faut songer à l'avenir: on battra monnaie par la vente des biens ecclésiastiques dans les provinces conquises. C'est la guerre à outrance. Pauvre pays! que d'épreuves lui sont réservées! On aime à voir, du moins, le prince de Navarre, à peine revêtu d'un titre officiel à l'armée, s'occuper de venir en aide à quelques victimes de la guerre. Le 18 mars, il écrit au duc d'Anjou pour recommander à sa bienveillance les prisonniers calvinistes et lui offrir ses bons offices pour les prisonniers catholiques. «Nous avons en nos mains quelques prisonniers des vôtres, comme aussi vous en avez bien des nôtres; s'il vous plaît trouver bon de les mettre à rançon ou d'en faire échange, nous y entendrons volontiers, et vous plaira m'en mander votre volonté.»

Pendant que les calvinistes se relevaient en Saintonge, ils étaient écrasés dans la Navarre, surtout en Béarn. Antoine de Lomagne-Terrides, à la tête des catholiques, et avec l'agrément de Charles IX, avait conquis rapidement le pays. Il n'eut bientôt plus devant lui d'autre obstacle que Navarrenx, qui résista héroïquement. Pour recouvrer le Béarn, Jeanne comptait sur l'armée des quatre vicomtes, Gourdon, Paulin, Montclar et Bruniquel, qui opérait dans le Quercy et le Haut-Languedoc, et sur l'appui des auxiliaires allemands, que Coligny attendait aussi pour prendre l'offensive. Ceux-ci arrivèrent enfin. Après avoir traversé la France, presque sans coup férir, grâce à la mésintelligence des deux armées chargées de les arrêter, l'une commandée par Montpensier, l'autre par le duc d'Aumale, les reîtres passèrent la Loire à la Charité, et Coligny marcha à leur rencontre; mais leur chef, le duc de Deux-Ponts, mourut, le 11 juin, à Nexon, petite ville à trois lieues de Limoges.

Jeanne d'Albret se rendit à Chalus, au-devant des renforts allemands, dont le comte de Mansfeld avait pris le commandement. Elle distribua aux principaux chefs, en signe d'alliance, des médailles d'or, frappées à La Rochelle, suspendues à des chaînes de même métal. On voyait, d'un côté, son portrait et celui du prince de Navarre; de l'autre, cette inscription: Pax certa, victoria integra, mors honesta. Elle venait de recevoir d'Elisabeth les secours accordés sur la garantie de ses joyaux, et elle en avait fait passer sur-le-champ une partie à l'armée des vicomtes, avec ordre de se tenir prêts à entrer dans le Béarn; mais ces chefs n'étant pas suffisamment d'accord, elle fit appel au comte de Montgomery, le meurtrier involontaire de Henri II. Après avoir conféré avec la reine et ses conseillers habituels, il accepta la périlleuse mission qui lui était offerte, et se mit presque seul en route pour cette campagne à travers le royaume de Navarre, merveilleuse de vigueur et de rapidité, mais odieuse par les excès auxquels se livrèrent les troupes calvinistes. Navarrenx est délivré; Orthez, emporté d'assaut, est saccagé et noyé dans son sang. Le 23 août 1569, Montgomery fait son entrée à Pau, où il se déshonore et marque d'avance d'une tache de sang la mémoire de Jeanne d'Albret, en faisant massacrer, le lendemain, les chefs catholiques, que la capitulation du château d'Orthez mettait formellement à l'abri de tout acte de rigueur.

A peine Jeanne d'Albret avait-elle sujet de se féliciter des succès de Montgomery, que le désastre de Moncontour vint menacer d'une ruine absolue et sa couronne et le parti calviniste tout entier.

Quoique l'armée royale, qui avait beaucoup souffert, et que la reine-mère était venue encourager par sa présence, se fût grossie de quelques corps allemands, italiens et espagnols, les conseillers du duc d'Anjou le dissuadèrent longtemps de chercher la bataille: ses trente mille hommes de diverses nationalités ne semblaient pas de force à venir aisément à bout des vingt-cinq mille hommes de Coligny, pliés à une sévère discipline par cet habile capitaine. Les deux partis s'observèrent longtemps dans le Limousin. Enfin, les huguenots, plus portés que leurs adversaires à en venir aux mains, engagèrent, le 23 juin, à La Roche-Abeille, près de Saint-Yrieix, une affaire d'avant-garde qui tourna à leur avantage: plus de quatre cents catholiques restèrent sur le terrain. La présence du prince de Navarre à cette sanglante escarmouche ne put empêcher les calvinistes, irrités des nouvelles du massacre de quelques chefs béarnais par les troupes de Terrides, de faire main basse sur la plupart des prisonniers. Ce fut, dit-on, à la suite de cette affaire que des catholiques firent tracer les vers suivants au bas d'un de ses portraits:

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