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Henri IV en Gascogne (1553-1589)

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Dessille un peu les yeux, sang illustre de France;
Prince brave et vaillant, reconnais ton erreur.
Qui ne fault qu'une fois excuse son offense,
Qui persévère au mal se plaît en son malheur.

Une chose plus authentique que ce quatrain, c'est la lettre adressée, le 12 juillet, au duc d'Anjou, par le prince de Navarre, et dont voici un passage caractéristique: «Je ne puis bonnement penser avec quelle apparence de vérité on vous peut faire croire que nous veuillions ruiner et renverser cet Etat!... Cela se pourrait beaucoup mieux adresser à ceux qui ont tant de fois, avec si justes occasions, été notés et remarqués d'affecter cet Etat et jusqu'à faire faire une recherche de leur généalogie, par le moyen de laquelle ils ont bien osé mettre en avant que cette couronne avait été usurpée sur leurs prédécesseurs par nos ancêtres... Ce sont ceux-là qui désirent et pourchassent la subversion et ruine de ce royaume... Ce sont ceux-là qu'il faut craindre qu'ils veuillent introduire une autre puissance et autorité en ce royaume qui y est maintenant et que Dieu y a légitimement établie, et qui ont des communications et intelligences si étroites avec les étrangers, ennemis naturels et conjurés de cet Etat...»

Coligny, poursuivant ses succès, s'empara de Lusignan et de Châtellerault, et commit la grave faute d'aller mettre le siège devant Poitiers, dont la possession, au dire des gentilshommes du pays, lui était indispensable pour donner de la consistance à ses opérations. Henri fut, sur ce point, en désaccord avec l'amiral. Il représenta, dans le conseil, qu'à peine arrivée devant Poitiers, fortement défendu, l'armée calviniste pourrait avoir l'armée royale sur les bras; que le succès était douteux, et que, ne le fût-il pas, il ne saurait être acheté que par le sacrifice de beaucoup d'hommes et une perte de temps considérable. L'amiral, s'entêtant, perdit trois mille hommes en deux mois devant Poitiers. L'investissement de Châtellerault par l'armée royale, venant faire diversion, sauva les réformés du ridicule: ils levèrent le siège et se dirigèrent sur Châtellerault; mais le duc d'Anjou ne les attendit pas. Il manœuvrait de façon à profiter de la faute de Poitiers, cause d'affaiblissement et même de découragement pour les calvinistes. Le 30 septembre, saisissant une occasion favorable de prendre l'offensive, il offrit inopinément la bataille à Coligny, dont il culbuta l'arrière-garde à Saint-Clair, près de Moncontour. L'amiral aurait pu temporiser: il ne voulut pas s'y résoudre, de peur que sa retraite, après un échec, ne fût interprétée, par ses troupes elles-mêmes, comme le signe d'une irrémédiable faiblesse. Il se prépara de son mieux à la lutte; mais il avait devant lui, outre une armée supérieure en nombre et pleine de confiance dans le succès, des chefs tels que Montpensier et Tavannes, dont la bravoure éclairée n'abandonnait rien au hasard.

Peut-être l'amiral, en prenant la résolution de combattre, céda-t-il à quelque passion personnelle, au ressentiment légitime des mesures de proscription que la cour venait d'ordonner contre lui. «Après la levée du siège de Poitiers, dit Castelnau, le parlement de Paris, à la requête du Procureur général Bourdin, donna arrêt de mort contre l'amiral, le comte de Montgomery et le vidame de Chartres, comme rebelles, atteints et convaincus du crime de lèse-majesté, et le même jour furent mis en effigie (exécutés). L'arrêt aussi portait promesse de cinquante mille écus à celui qui livrerait l'amiral au roi et à la justice, soit étranger ou son domestique, avec abolition du crime par lui commis, s'il était adhérent ou complice de sa rébellion...» Plus tard, un autre arrêt, interprétatif du premier, portait que l'amiral pourrait être livré «mort ou vif.» «Arrêts, conclut Castelnau, que quelques politiques estimaient être donnés à contre-temps et qui servaient plutôt d'allumettes pour augmenter le feu des guerres civiles que pour l'éteindre, étant leur parti trop fort pour donner de la terreur, par de l'encre et de la peinture, à ceux qui n'en prenaient point devant des armées de trente mille hommes et aux plus furieuses charges des combats...» A ces rigueurs barbares il avait été question d'en ajouter d'autres de même nature contre Jeanne d'Albret, le prince de Navarre et le prince de Condé; mais Charles IX, tout en ordonnant de saisir leurs Etats et leurs domaines, ne voulut pas que les procédures dirigées contre la Maison de Châtillon s'étendissent à leurs personnes.

Coligny n'affronta la dangereuse partie qui lui était offerte que quarante-huit heures après l'escarmouche de Saint-Clair. La veille de ce grand jour, un avertissement, qui aurait pu être salutaire, lui fut donné dans des circonstances que La Noue raconte en ces termes: «Il advint que deux gentilshommes du côté des catholiques étant écartés, vinrent à parler à aucuns de la religion, y ayant quelque fossé entre deux: «—Messieurs, leur dirent-ils, nous portons marque d'ennemis, mais nous ne vous haïssons nullement, ni votre parti. Avertissez monsieur l'amiral qu'il se donne bien garde de combattre, car notre armée est merveilleusement puissante, pour les renforts qui y sont survenus, et est avec cela bien délibérée; mais qu'il temporise un mois seulement, car toute la noblesse a juré et dit à Monseigneur (le duc d'Anjou) qu'elle ne demourera davantage... S'ils n'ont promptement victoire, ils seront contraints de venir à la paix, et la vous donneront avantageuse. Dites-lui que nous savons ceci de bon lieu et désirions grandement l'en avertir.» D'autres Mémoires, qui n'ont pu s'inspirer de ceux de La Noue, rapportent le même fait avec des variantes de peu d'importance: il n'est donc pas douteux. L'amiral ne voulut pas tenir compte de cet avis, ou peut-être n'en eut-il pas le temps, sous le coup de quelques menaces de mutinerie des reîtres.

Le 3 octobre, dans l'après-midi, la bataille commença. Quarante-cinq ou cinquante mille hommes, parmi lesquels les Français étaient presque en minorité, se heurtèrent pendant une heure dans la plaine de Moncontour. Tous les corps furent engagés de part et d'autre et luttèrent avec un acharnement où se marquait un surcroît d'animosité. Dès le commencement de l'action, l'amiral fut grièvement blessé au visage par le Rhingrave, au service de la France depuis les dernières années du règne de Charles-Quint. Il y eut entre eux comme un combat singulier, dans lequel l'amiral tua son adversaire. Beaucoup de vaillants officiers de l'un et de l'autre parti périrent dans cette rencontre ou furent faits prisonniers; le duc d'Anjou eut un cheval tué sous lui. Parmi les prisonniers se trouva La Noue, qui dut la vie au frère du roi, empressé d'ailleurs, disent tous les historiens, à arrêter le massacre des calvinistes français. Leurs auxiliaires allemands furent écrasés. Quand l'armée de Coligny eut plié sous les dernières charges des catholiques, la cavalerie, un instant dispersée, parvint à se rallier et à se retirer en bon ordre; mais l'infanterie, rompue, traversée, cernée de tous côtés, en pleine débandade, fut à moitié anéantie; trois ou quatre mille reîtres restèrent sur la place. On n'évalue pas à moins de six mille morts la perte des calvinistes, tandis que les catholiques n'en laissèrent pas plus de cinq cents sur le champ de bataille. Le soir, on présenta cent quarante enseignes protestantes au duc d'Anjou.

Un mauvais génie semblait dicter à l'amiral ses résolutions. Avant l'action, incertain du succès, il prit des mesures pour soustraire aux chances funestes du combat le prince de Navarre et le prince de Condé. Ils furent tenus à l'écart, sous la garde du comte de Nassau et d'un fort détachement, et virent cependant le commencement de la bataille. A ce moment, Coligny venait de renverser l'avant-garde du duc d'Anjou. Henri, frémissant d'impatience et voyant la trouée faite par l'amiral: «—Donnons, donnons, mes amis, s'écria-t-il: voilà le point de la victoire!» Ce qui était vrai, dit un contemporain; car «si le comte eût fait une charge avec sa cavalerie, il eût merveilleusement ébranlé l'armée de Monseigneur et certainement déterminé la victoire». Les jeunes princes, forcés d'obéir au général en chef, tournèrent le dos à la bataille avant d'en connaître l'issue, et devancèrent l'amiral à Parthenay, où se rassemblèrent péniblement les débris de l'armée des calvinistes. Jeanne d'Albret, incapable de s'abandonner au désespoir, accourt au milieu des vaincus, relève leur courage, leur promet de meilleurs jours et leur fait, encore une fois, le sacrifice de sa fortune et de son fils. «Une femme qui n'avait de la femme que le nom et le visage», ont dit Quinte-Curce et d'Aubigné.

CHAPITRE VII

Les lenteurs du duc d'Anjou.—Les desseins des réformés.—Siège de Saint-Jean-d'Angély.—Commencement de la grande retraite de Coligny.—Le passage de la Dordogne.—Le pont et le moulin du Port-Sainte-Marie.—Jonction avec l'armée de Montgomery.—L'armée des princes en Languedoc.—«Justice de Rapin.»—Négociations pour la paix.—La «pelote de neige».—Passage du Rhône.—Arrivée à Saint-Etienne.—Maladie de l'amiral.—Combat d'Arnay-le-Duc.—Première victoire de Henri.—Ce qu'il apprit dans la retraite de Coligny.—Les affaires en Saintonge et en Poitou.—Bataille de Sainte-Gemme.—La Noue Bras-de-fer.—Montluc à Rabastens.—Coligny à La Charité.—La trêve.—Paix de Saint-Germain.

Si, après le désastre de Moncontour, le duc d'Anjou eût toujours marché droit à l'ennemi, c'en était fait peut-être de l'organisation militaire du calvinisme en France. Il en fut tout autrement. Le duc se laissa mener, par ses conseillers, de siège en siège, à Parthenay, abandonné, à Niort, qui ne résista pas, à Châtellerault, à Lusignan, dont les garnisons s'acheminaient vers la Saintonge et le Berry, pendant que, conformément aux résolutions prises à Parthenay par les calvinistes, leurs divers corps opéraient un mouvement de concentration à travers le Bas-Poitou et l'Angoumois, tirant vers les frontières de Guienne. On donnait à Coligny non seulement le temps d'agir, mais encore celui de réfléchir mûrement. Il fut arrêté, dans son conseil, que les réformés laisseraient de fortes garnisons à La Rochelle, à Angoulême et à Saint-Jean-d'Angély; que ce qui restait de «l'armée des princes», comme on appelait celle de Coligny, depuis la mort de Condé, battrait en retraite dans le midi, pour y prendre ses quartiers d'hiver, après avoir fait sa jonction avec l'armée de Montgomery; que Jeanne d'Albret s'enfermerait dans La Rochelle avec La Noue et La Rochefoucauld, chargés d'organiser la défense ou l'attaque, selon les cas; et, enfin, que le prince de Navarre et le prince de Condé marcheraient aux côtés de l'amiral, pour s'instruire à son école et montrer au pays que les princes du sang, quelle que fût la fortune, étaient toujours les chefs du parti calviniste.

L'exécution de ces desseins fut singulièrement facilitée par le temps que perdit le duc d'Anjou à faire le siège de Saint-Jean-d'Angély. «Comme l'assiégement de Poitiers, dit La Noue, fut le commencement du malheur des huguenots, aussi fut celui de Saint-Jean-d'Angély l'arrêt de la bonne fortune des catholiques.» Piles, gouverneur de cette place et un des plus vaillants capitaines calvinistes, arrêta, pendant près de deux mois, l'armée royale sous ses murs, malgré la présence de Charles IX, qui, jaloux des succès de son frère, avait voulu jouer au généralissime, ce qu'il fit, du reste, avec ardeur et bravoure. Saint-Jean-d'Angély se rendit, au mois de décembre, au moment où l'amiral, toutes choses réglées au mieux, commençait avec une armée disloquée, sans bagages et sans argent, la retraite la plus extraordinaire sur le sol français dont nos annales aient gardé le souvenir. «En neuf mois,» selon la remarque de La Noue, «l'armée de messieurs les princes fit près de trois cents lieues, tournoyant quasi le royaume de France.»

Jusque sur les bords de la Dordogne, l'armée n'eut guère à souffrir que du mauvais temps et des privations. Le passage de la rivière était une question capitale. Il s'effectua sans encombre, grâce à la prévoyance et à la vigueur de deux capitaines, La Loue et Chouppes. La Dordogne franchie, l'armée des princes remonte le cours de la Garonne sans être inquiétée, prend Aiguillon et diverses petites places, et s'ingénie à construire un pont de bateaux au Port-Sainte-Marie, pour favoriser sa jonction avec l'armée de Montgomery, qui, après sa foudroyante campagne d'Armagnac et de Béarn, hivernait à Condom. «Le pont, qui avait attendu le comte plus de quinze jours, dit d'Aubigné, fut rompu par quelque moulin qu'on laissa dériver la nuit; l'eau étant grande, les pièces en furent emportées jusques à Saint-Macaire; et ainsi il fallut que les troupes de Béarn passassent dans des bateaux, non sans grande longueur et incommodité. A ce terme, acheva l'année (1569).» Montluc se vante, dans ses Commentaires, d'avoir imaginé ce bélier flottant, bien digne, en effet, de son esprit inventif.

L'armée séjourna tout un mois à Montauban, côtoya le Tarn, le franchit et s'empara d'un fort, près de Toulouse, où l'amiral s'établit, comme un oiseau de proie dans son aire. Toulouse était à l'abri de ses entreprises, mais la campagne fut ravagée; on brûla presque toutes les maisons de plaisance, surtout celles des «justiciers». On vengeait, de la sorte, le meurtre judiciaire de Rapin. «Justice de Rapin!» lisait-on sur toutes les ruines que l'armée semait sur son passage. Après avoir vécu dans ces contrées, à la façon d'Annibal, les réformés, laissant de côté Carcassonne, qui avait brûlé ses faubourgs pour donner moins de prise à l'ennemi, entrent, sans coup férir, à Montréal. Là, ils sont rejoints par des négociateurs chargés de proposer la paix. On dispute avec courtoisie sur l'objet du message, mais on ne peut s'entendre sur la question de la liberté du culte, et de belles paroles sont envoyées au roi, en échange des siennes. Puis la marche en avant est reprise, l'armée se dirige du côté de Narbonne, tirant vers Montpellier. A Montpellier, Coligny se renforce de douze cents hommes commandés par Baudiné. On marche toujours: de petits sièges, chaque semaine; des escarmouches, chaque jour; quelquefois, des échecs; le plus souvent des succès; mais, en somme, des accroissements: la «pelote de neige» est déjà «devenue grosse comme une maison», au jugement de La Noue. Coligny possède une véritable armée, à l'artillerie près. A Aubenas, on trouve deux canons: cela suffit pour décider que l'armée des princes passera le Rhône. Et, en effet, on le passe, après une épopée de petits combats, de stratagèmes, de chances et de mésaventures que d'Aubigné, dans son style de bataille, décrit en moins de mots qu'il n'y eut d'affaires.

L'armée a parcouru deux cents lieues de pays, trois cents et plus, si l'on compte les circuits de rigueur; elle traverse les montagnes du Forez, comme elle avait escaladé quelques contreforts des Cévennes, et elle arrive à Saint-Étienne. Là, tout parut à la veille d'être perdu: l'amiral fut à la mort. Debout encore une fois, cet homme de fer retrouve toute son énergie. Beaucoup de soldats l'ont quitté: il ramasse quelques détachements qui viennent de parcourir une partie de la Bourgogne, et ordonne la marche vers la Loire. C'est alors que la cour, voyant les réformés près d'entrer au cœur de la France, songe, mais un peu tard, à leur opposer une armée. Le maréchal de Cossé la réunit en toute hâte: dix-sept mille hommes, parmi lesquels quatre mille Suisses, douze cents reîtres et six cents Italiens, forment une barrière vivante à Arnay-le-Duc, à cinq lieues d'Autun; il faut la tourner ou la renverser. L'amiral, qui se défiait d'une action générale, parvint à gagner le passage qu'il convoitait, après une escarmouche brillante, où les princes firent leurs premières armes. L'armée calviniste se présenta sur six lignes: Ludovic de Nassau commandait la première, sous le prince de Navarre; le marquis de Resnel, la deuxième, sous Condé; Coligny menait la troisième; Montgomery, Genlis, François de Briquemaut avaient charge des trois autres; le comte de Mansfeld commandait la cavalerie allemande. Il n'y eut point de mêlée générale, mais une série de combats meurtriers, où le prince de Navarre fit bravement son devoir, comme il aimait à le rappeler lui-même. «Je n'avais retraite, racontait-il, qu'à plus de quarante lieues de là, et je demeurais à la discrétion des paysans. En combattant, aussi je courais risque d'être pris ou tué, parce que je n'avais point de canon et les gens du roi en avaient. A dix pas de moi, fut tué un cavalier d'un coup de coulevrine; mais, recommandant à Dieu le succès de cette journée, il la rendit heureuse et favorable.»

A la suite de ces combats, l'armée du maréchal, troublée plutôt que défaite, laissa l'amiral s'acheminer vers la Charité, où il arriva avec des troupes fatiguées, mais encore en état de soutenir la lutte.

Si cette campagne de Coligny n'eût pas été un épisode de guerre civile, la France l'aurait inscrite avec orgueil au rang de ses glorieux exploits militaires. Elle fut une mémorable leçon pour le prince de Navarre. Vivre au jour le jour, sans cesse sur le qui-vive, souffrir et voir souffrir, manquer de tout, résister à tout, garder partout le sang-froid et la bonne humeur: voilà ce qu'il apprit, et de façon à ne l'oublier jamais. Pendant cette marche terrible, il suivit d'héroïques exemples et sut en donner à son tour. Mêlé à tous les accidents de cette existence nomade, il encourageait les faibles et doublait l'énergie des forts. Parfois on le vit, au milieu des troupes, portant en croupe un soldat blessé ou malade. Il préludait ainsi à sa mission de «vainqueur» et de «père».

Pendant que l'armée des princes poursuivait son odyssée, la guerre avait continué en Saintonge et en Poitou. Avant de quitter Saint-Jean-d'Angély, Catherine de Médicis, inquiète de l'étrange campagne entreprise par Coligny, avait essayé de conclure la paix avec Jeanne d'Albret, à qui elle envoya Castelnau, un des habiles négociateurs de cette époque. La reine de Navarre ne s'humilia point: elle voulait la paix, sans doute, mais une paix dont son parti n'eût pas à souffrir, et qui lui offrît de fortes garanties. Castelnau ne put la gagner, et les négociations tentées à l'armée des princes, pendant sa course à travers les provinces du midi, étaient restées pendantes. Au printemps de 1570, il y eut une reprise des hostilités. Un coup de main des catholiques sur La Rochelle échoua. Soubise et La Rochefoucauld s'emparèrent de Saintes, après une vive résistance. La Noue prit Marans et les Sables-d'Olonne, plusieurs autres villes, châteaux ou bicoques; il regagna la plupart des places perdues jusqu'à Niort. Déjà haut placé dans l'estime des gens de guerre, il se révéla grand capitaine par ses nombreux succès, mais surtout par la victoire de Sainte-Gemme, en Poitou, remportée, le 15 juin 1570, sur Puygaillard, avec des forces médiocres. Cette journée coûta aux catholiques seize drapeaux, deux étendards, les cornettes blanches de France, trois mille hommes de pied et deux cent cinquante chevaux. A la fin du mois de juin, La Noue assiégeait Fontenay-le-Comte, qui se rendit, lorsqu'il eut le bras emporté d'une mousquetade. Transporté à La Rochelle, il avait le choix entre l'amputation et la mort, et préférait celle-ci; mais Jeanne d'Albret obtint de lui qu'il subît l'opération. Quelques jours après, La Noue remontait à cheval, avec ce bras de fer auquel il doit son glorieux surnom[12].

[12] Appendice: VII.

Vers le même temps, par un retour offensif dans les États de Jeanne d'Albret, Montluc essaya de contrebalancer les succès des huguenots, et il eût fait, sans doute, une sanglante besogne dans ces pays, si l'on en juge par le siège et la destruction de Rabastens; mais la blessure qu'il y reçut, le 23 juillet, vint paralyser les mouvements de son armée. On touchait, du reste, à une suspension des hostilités. Coligny, toujours suivi des négociateurs de Catherine de Médicis, avait signé, à La Charité, une trêve qui amena la paix de Saint-Germain, dite la «paix du roi Charles», conclue le 8 août. Ce traité reproduit plusieurs articles des traités précédents, mais, dans l'ensemble, il est comme l'ébauche du célèbre édit de Nantes.

Le roi accorde aux «confédérés» une amnistie entière, la liberté de conscience, le libre exercice du culte dissident par toute la France, excepté dans Paris et à la cour; un cimetière protestant dans toutes les villes; l'admission, sans distinction de culte, des pauvres et des malades dans les écoles et dans les hôpitaux.

Il ordonne à tous ses sujets de vivre en bonne intelligence; rétablit l'exercice de la religion catholique dans toutes les parties du royaume; déclare qu'il regarde la reine de Navarre, les princes de Navarre et de Condé, comme ses bons et fidèles parents, et comme amis tous ceux qui ont suivi leur parti, même les princes étrangers.

Il approuve et ratifie tout ce qui a été fait, pendant la guerre, par les ordres des chefs confédérés, même la levée des deniers du roi, ordonnée par Jeanne, et défend toute recherche à ce sujet; reconnaît que les protestants, supportant les charges de l'Etat, en doivent partager les honneurs et les dignités; entend qu'on rende les biens et les meubles enlevés aux protestants; à certaines villes, le droit en vertu duquel elles étaient exemptes de garnisons; au prince d'Orange et à ses frères, les riches possessions acquises en France, depuis les traités conclus entre François Ier et la Maison de Nassau; à la reine de Navarre, toutes ses terres, villes et places fortes.

Charles IX ordonne que la justice soit égale pour tous; que les jugements, même criminels, rendus pendant les troubles, soient révoqués, annulés; que les protestants soient tenus d'observer toutes les lois et coutumes de l'Etat. Toutefois, comme le parlement de Toulouse leur est suspect, ils pourront appeler de ses jugements devant les maîtres des requêtes, qui en décideront en dernier ressort. On leur concède même le droit de récuser jusqu'à six juges, un président et un certain nombre de conseillers, dans les parlements de Dijon, de Rouen, d'Aix, de Grenoble, de Bordeaux et de Rennes, où ils comptaient beaucoup d'ennemis.

Comme garanties, le roi laisse aux calvinistes, pour places de sûreté, La Rochelle, Montauban, Cognac et La Charité, que les princes de Navarre et de Condé et quarante des principaux seigneurs du parti s'obligent de rendre deux ans après la publication de l'édit. Enfin, la peine de mort est prononcée contre quiconque oserait enfreindre le traité ou refuserait de le publier.

Enregistré au parlement de Paris, le 10 août 1570, l'édit de paix fut publié, le 11, au camp des princes, et, le 26, à La Rochelle.

CHAPITRE VIII

Le piège manifeste.—Aveuglement des calvinistes.—Coligny séduit.—Résistance de Jeanne d'Albret et de Henri.—Jeanne cède enfin.—La reine de Navarre à Blois.—Ses tribulations.—Sa lettre au prince de Navarre.—Signature du contrat de mariage de Henri avec Marguerite de Valois.—Jeanne d'Albret à Paris.—Sa maladie et sa mort.—Elle ne fut pas empoisonnée.—Son testament.—Jugement sur la vie de cette reine.

En présence de ce traité, si favorable aux vaincus de Jarnac et de Moncontour, une réflexion vient forcément à l'esprit. Comment les calvinistes ne gardèrent-ils pas, jusqu'à la fin, les sentiments de défiance qu'ils montrèrent, sitôt la paix conclue, et longtemps après? Terrassés deux fois, capables encore de troubler le royaume, mais impuissants à le subjuguer, on accueille toutes leurs revendications; on les amnistie; on leur rouvre toutes les voies qu'on avait voulu leur barrer, et qu'on leur avait barrées en effet; ils obtiennent, non après une victoire, mais au cours d'une campagne dont l'issue était au moins incertaine, plus d'avantages et plus de garanties qu'ils n'en eussent osé espérer; pour tout dire, on les restaure, agrandis, dans l'Etat, et leurs yeux ne s'ouvrent pas, et ils ne touchent pas du doigt le piège, ils n'entrevoient pas l'abîme! Ils le pressentirent; mais Coligny fut accablé par la cour de tant de caresses, jusqu'à ce point que le roi voulut favoriser le second mariage du nouveau Caton avec une nouvelle Porcia; on accueillit avec tant de déférence sa personne, ses amis, ses avis, ses projets de guerre contre l'Espagne, qu'il finit par ressentir et prêcher la plus entière confiance. L'amiral séduit, la cour espéra gagner aussi Jeanne d'Albret par le projet de mariage de Marguerite de Valois avec son fils. Mais la reine de Navarre résista plus longtemps que l'amiral, et, jusqu'aux derniers jours, elle fut méfiante, tout en se laissant aller, elle et les siens et leur fortune, sur la pente fatale où glissait tout un parti: plus clairvoyante, mais moins logique, il faut l'avouer, que l'amiral, qui niait encore le péril, la veille de sa mort.

Les négociations et les pourparlers préliminaires avec Jeanne furent très laborieux, et durèrent depuis la fin de l'année 1570 jusqu'au mois d'avril 1572: elle mit sur les dents toute la diplomatie de Catherine de Médicis, aidée en cela par les répugnances de son fils pour l'union projetée. Henri, en effet, ne semble pas s'être jamais fait illusion sur les conséquences de son mariage, bien qu'il fût loin, sans doute, d'en prévoir les plus extrêmes. Il partageait, du reste, la méfiance de sa mère, et des historiens ont prétendu que, livré à lui-même, il n'eût pas voulu s'allier aux Valois dans les circonstances où il en était sollicité. On trouve l'expression personnelle de ses sentiments dans une lettre au roi de France, datée du 13 janvier 1571. Quelques semaines auparavant, Charles IX avait épousé Elisabeth d'Autriche, fille de l'empereur Maximilien II. Avant de rentrer à Paris avec la reine, il souhaita la présence du prince de Navarre, qui répondit: «Le maréchal de Cossé m'a dit de bouche, de votre part, l'honneur que me faites de me désirer près de vous, et me trouver à votre entrée à Paris... Il se pourrait que cela servît à l'établissement de la paix, ainsi que vous le mandez à la reine de Navarre, ma mère, laquelle n'en a moindre affection que moi... Mais les pratiques et les menées de ceux qui ne peuvent vivre sans remuer et brouiller, et les évidentes contraventions qui se font à votre édit nous font craindre que l'on nous veuille encore tromper...»

Jeanne d'Albret, par écrit ou verbalement, énuméra en détail ses griefs, sans en omettre un seul: restitutions, réparations, garanties, pour elle, pour son fils, pour ses coreligionnaires, elle ne fit grâce de rien à Catherine ou à ses envoyés. Elle stipula même qu'on obligerait Bordeaux, qui avait refusé ses portes à Henri et à Condé allant en Béarn, à reconnaître et à honorer comme son gouverneur le prince de Navarre. On discutait ses prétentions, mais on les admettait; plus elle retardait la conclusion du traité matrimonial, plus on lui faisait d'avances ou de concessions. Enfin, pressée de toutes parts, forcée de reconnaître que ses amis étrangers, comme ses partisans français, l'amiral en tête, comme ses propres sujets, se déclaraient en faveur du mariage, elle donna sa parole, promettant de se rendre à la cour pour arrêter les détails du contrat. Le 26 novembre 1571, Jeanne partit de Pau, accompagnée de son fils, de Catherine, sa fille, de Louis de Nassau, son cousin, et d'une grande partie de sa cour. Elle fit un assez long séjour à Nérac et dans plusieurs villes de Guienne, de Saintonge et de Poitou, et, se séparant de son fils, qu'elle ne devait plus revoir, elle arriva, dans les premiers jours du printemps, à Blois, où la cour de France s'était rendue pour lui faire accueil. Reçue avec toutes sortes de caresses, elle put croire, un instant, à la sincérité de ses hôtes: cette illusion ne dura pas longtemps. Dès que les affaires furent mises sur le tapis, ses tribulations commencèrent. Laissons-la les raconter au prince de Navarre dans cette longue lettre où, tout en se peignant elle-même, sans y songer, elle trace le tableau de la cour et peut-être aussi, quand on y regarde de près, celui de toute une époque. La lettre de Blois est un des plus précieux documents du XVIe siècle:

«Mon fils, je suis en mal d'enfant, et en telle extrémité, que si je n'y eusse pourvu, j'eusse été extrêmement tourmentée. La hâte en quoi je dépêche ce porteur me gardera de vous envoyer un aussi long discours que celui que je vous ai envoyé. Je lui ai seulement baillé des petits mémoires et chefs sur lesquels il vous répondra. Je vous eusse renvoyé Richardière; mais il est trop las, et aussi que lors, comme les choses se manient, il y pourra aller bientôt après ce porteur que je dépêche exprès pour une chose: c'est qu'il me faut négocier tout au rebours de ce que j'avais espéré et que l'on m'avait promis; car je n'ai nulle liberté de parler au roi ni à Madame, seulement à la reine-mère, qui me traite à la fourche, comme vous verrez par les discours de ce présent porteur. Quant à Monsieur, il me gouverne et fort furieusement, mais c'est moitié en badinant, moitié dissimulant. Quant à Madame, je ne la vois que chez la reine, lieu malpropre, d'où elle ne bouge, et ne va en sa chambre que aux heures qui me sont malaisées à parler; aussi que Madame de Curton ne s'en recule point; de sorte que je ne puis parler qu'elle ne l'ouïe. Je ne lui ai point encore montré votre lettre, mais je la lui montrerai. Je le lui ai dit, et elle est fort discrète, et me répond toujours en termes généraux d'obéissance à vous et à moi, si elle est votre femme. Voyant donc, mon fils, que rien ne s'avance, et que l'on veut faire précipiter les choses et non les conduire par ordre, j'en ai parlé trois fois à la reine, qui ne se fait que moquer de moi, et, au partir de là, dire à chacun le contraire de ce que je lui ai dit. Mes amis m'en blâment; je ne sais comment démentir la reine, car je lui ai dit: «Madame, vous avez dit et tenu tel et tel propos.» Encore que ce soit elle-même qui me l'ait dit, elle me le nie comme beau meurtre et me rit au nez, et m'use de telle façon, que vous pouvez dire que ma patience passe celle de Griselidis. Si je cuide avec raison lui montrer combien je suis loin de l'espérance qu'elle m'avait donnée de privauté et négocier avec elle de bonne façon, elle me nie tout cela. Et par ce que le présent porteur a par mémoire les propos, vous jugerez par là où j'en suis logée. Au partir d'elle, j'ai un escadron de huguenots qui me viennent entretenir, plus pour me servir d'espions que pour m'assister, et des principaux, et de ceux à qui je suis contrainte dire beaucoup de langage que je ne puis éviter sans entrer en querelle contre eux. J'en ai d'une autre humeur, qui ne m'empêchent pas moins, mais je m'en défends comme je puis, qui sont hermaphrodites religieux. Je ne puis pas dire que je sois sans conseil, car chacun m'en donne un, et pas un ne se ressemble.

«Voyant donc que je ne fais que vaciller, la reine m'a dit qu'elle ne se pouvait accorder avec moi, et qu'il fallait que de nos gens s'assemblassent pour trouver des moyens. Elle m'a nommé ceux que vous verrez tant d'un côté que d'autre; tout est de par elle. Qui est la principale cause, mon fils, qui m'a fait dépêcher ce porteur en diligence, pour vous prier m'envoyer mon chancelier, car je n'ai homme ici qui puisse ni qui sache faire ce que celui-ci fera. Autrement je quitte tout; car j'ai été amenée jusqu'ici sous promesse que la reine et moi nous accorderions. Elle ne fait que se moquer de moi, et ne veut rien rabattre de la messe, de laquelle elle n'a jamais parlé comme elle fait. Le roi, de l'autre côté, veut que l'on lui écrive. Ils m'ont permis d'envoyer quérir des ministres, non pour disputer, mais pour avoir conseil. J'ai envoyé quérir MM. d'Espina, Merlin et autres que j'aviserai; car je vous prie noter qu'on ne tâche qu'à vous avoir, et pour ça, avisez-y, car si le roi l'entreprend, comme l'on dit, j'en suis en grande peine.

«J'envoye ce porteur pour deux occasions, l'une pour vous avertir comme l'on a changé la façon de négocier envers moi que l'on m'avait promise, et pour cela qu'il est nécessaire que monsr de Francourt vienne comme je lui écris; vous priant, mon fils, s'il faisait quelque difficulté, le lui persuader et commander; car je m'assure que si vous saviez la peine en quoi je suis, vous auriez pitié de moi, car l'on me tient toutes les rigueurs du monde et des propos vains et moqueries, au lieu de traiter avec moi avec gravité, comme le fait le mérite. De sorte que je crève, parce que je me suis si bien résolue de ne me courroucer point, que c'est un miracle de voir ma patience. Et si j'en ai eu, je sais comme j'en aurai encore affaire plus que jamais; et m'y résoudrai aussi davantage. Je crains bien d'en tomber malade, car je ne me trouve guère bien.

«J'ai trouvé votre lettre fort à mon gré; je la montrerai à Madame, si je puis. Quant à sa peinture, je l'enverrai quérir à Paris. Elle est belle, bien avisée et de bonne grâce, mais nourrie en la plus maudite et corrompue compagnie qui fut jamais; car je n'en vois point qui ne s'en sente. Votre cousine la marquise en est tellement changée qu'il n'y a apparence de religion, si non d'autant qu'elle ne va point à la messe, car au reste de la façon de vivre elle fait comme les papistes, et la princesse ma sœur encore pis. Je vous l'écris privément. Ce porteur vous dira comme le roi s'émancipe; c'est pitié. Je ne voudrais pas, pour chose du monde, que vous y fussiez pour y demeurer. Voilà pourquoi je désire vous marier, et que vous et votre femme vous retiriez de corruption; car encore que je la croyais bien grande, je la vois davantage. Ce ne sont pas les hommes ici qui prient les femmes, ce sont les femmes qui prient les hommes. Si vous y étiez, vous n'en échapperiez jamais sans une grande grâce de Dieu. Je vous envoie un bouquet pour mettre sur l'oreille, puisque vous êtes à vendre, et des boutons pour un bonnet. Les hommes portent à cette heure force pierreries, mais on en achète pour cent mille écus et on en achète tous les jours. L'on dit que la reine s'en va à Paris, et Monsieur. Si je demeure ici, je m'en irai en Vendômois.

«Je vous prie, mon fils, me renvoyer ce porteur incontinent, et quand vous m'écrirez, me mander que vous n'osez écrire à Madame, de peur de la fâcher, ne sachant comment elle a trouvé bon celle que vous lui avez écrite. Votre sœur se porte bien. J'ai vu une lettre que monsr de La Case vous a écrite. Je serais d'avis que vous connussiez pour qui il parle. Je vous prie encore, puisqu'on m'a retranché ma négociation particulière et qu'il faut parler par avis et conseil, m'envoyer Francourt. Je demeure en ma première opinion, qu'il faut que vous retourniez vers Béarn. Mon fils, vous avez bien jugé, par mes premiers discours, que l'on ne tâche qu'à vous séparer de Dieu et de moi; vous en jugerez autant par ces dernières, et de la peine en quoi je suis pour vous. Je vous prie, priez bien Dieu, car vous en avez bien besoin en tout temps et même en celui-ci, qu'il vous assiste. Et je l'en prie, et qu'il vous donne, mon fils, ce que vous désirez.—De Blois, ce VIIIe de mars.

«De par votre bonne mère et meilleure amie.

«Jehanne.»

Jeanne patienta longtemps; mais, à la fin, jugeant qu'elle ne gagnerait rien à jouter avec la reine-mère sur le terrain des finesses diplomatiques, elle changea de ton et d'allure, et voulut que les questions en suspens fussent tranchées, à défaut de quoi elle menaçait de rompre toute négociation. Combattue de la sorte, Catherine céda sur tous les principaux points contestés, et le contrat fut signé le 11 avril. En voici les stipulations essentielles:

A part les villes et domaines, Marguerite reçoit pour dot trois cent mille écus d'or au soleil, l'écu évalué à cinquante-quatre sols. La reine-mère lui donne deux cent mille livres tournois; les ducs d'Anjou et d'Alençon, chacun vingt-cinq mille livres. Ces sommes ne furent pas payées comptant, mais constituées en achat de rentes, au denier douze, sur la ville de Paris. Jeanne d'Albret déclare son fils héritier de tous ses biens acquis et à venir; lui abandonne, dès à présent, les revenus, offices et bénéfices de l'Armagnac, son domaine, douze mille livres de rentes assises sur le comté de Marle, et les biens qu'elle tenait du cardinal de Bourbon, son beau-frère. Le prince s'oblige à fournir le château de Pau de meubles et ustensiles, jusqu'à concurrence de trente mille livres. Pour les bagues et joyaux, la reine de Navarre fera ce qu'elle jugera convenable.

La reine de Navarre se rendit à Paris, le 14 mai, et, avec son activité ordinaire, s'occupa des préparatifs du mariage, en attendant l'arrivée de son fils, encore dans ses Etats, et dont les messages de Charles IX pressaient le départ. Depuis plusieurs années, la santé de Jeanne dépérissait; les préoccupations et les soucis qui avaient rempli son séjour à Blois, et qu'elle retrouva, sous une autre forme, à Paris, brisèrent ses forces et hâtèrent une catastrophe qu'avaient pu prévoir les confidents de sa vie privée. «Etant arrivée le quinzième de mai, dit André Favyn, le premier jour de juin ensuivant, elle se trouva malade d'une lassitude de membres sur le soir, pour avoir été par la ville tout le long du jour; nonobstant cela elle ne laissa de traîner jusques au cinquième jour qu'elle alita, et mourut le dixième dudit mois de juin sur les trois heures après minuit, en l'hôtel du prince de Condé (dit aujourd'hui de Montpensier), rue de Grenelle. Elle décéda en l'âge de quarante-trois ans; son corps embaumé et mis dans un cercueil de plomb, couvert d'un velours noir, sans croix, flambeaux, ni armoiries, selon la nouvelle religion, fut porté en la chapelle de Vendôme, auprès de son mari.

«Quelques écrivains, pour taxer la mémoire des défunts rois de France Charles IX et Henri III d'heureuse mémoire, ont, par une extrême impudence, laissé par écrit, poussés plutôt d'un zèle inconsidéré de leur religion que de la vérité, que cette grande et docte princesse était morte ayant senti des gants empoisonnés; d'autres, qu'elle avait été empoisonnée d'un boucon qu'on lui donna, priée de souper chez le duc d'Anjou, depuis roi Henri troisième du nom. Ecrivains convaincus de mensonge par le témoignage des officiers domestiques de la feue reine, par la relation desquels l'on apprend qu'elle mourut pulmonique. Elle avait donné charge à ses médecins qu'après sa mort elle fût ouverte, et sa tête particulièrement, pour savoir le sujet d'une démangeaison qu'elle avait ordinairement sur icelle, à ce que si cette maladie était héréditaire aux prince et princesse de Navarre ses enfants, on y pût remédier. Son test (crâne) fut donc scié par un chirurgien de Paris nommé Desneux, en la présence de Caillart, médecin ordinaire de ladite reine Jeanne, et de sa religion: y furent trouvées certaines petites bulbes pleines d'eau entre le crâne et la taie du cerveau, sur laquelle s'épandant, elles causaient cette démangeaison. Au reste, cette taie du cerveau était belle et nette, ce qui n'eût été si on l'eût empoisonnée par des gants parfumés. Son corps fut pareillement ouvert, toutes les parties nobles lui furent trouvées saines et entières, les poumons exceptés, lesquels se trouvèrent gâtés du côté droit, avec une dureté et callosité extraordinaire et une apostème assez grosse, laquelle s'étant crevée dans le corps, fut cause de la mort de la reine.»

La version du vieil écrivain sur les derniers moments de Jeanne d'Albret est celle que l'histoire sérieuse a retenue, celle qui prévaut aujourd'hui, à travers les controverses passionnées de trois siècles. L'accusation d'empoisonnement aurait pu se produire, avec quelque apparence de raison, après le mariage de Henri: commis à ce moment, le crime eût été peut-être profitable; auparavant, il était nuisible et absurde. Il fut soupçonné, pourtant, et longtemps encore après l'événement; et même de nos jours, la thèse qui en fait la preuve contre la vérité et la raison se perpétue dans plus d'un livre nouveau. Il y a une école d'historiens, recrutée dans tous les camps, qui semble s'être vouée à la réhabilitation des anciennes erreurs.

La reine de Navarre mourut en pleine possession d'elle-même. Elle comprit, dès la première atteinte du mal, qu'elle allait, selon son expression, «entrer du tout (entièrement) dans l'autre vie», et se prépara avec résignation à ce terrible passage. Son testament porte l'empreinte d'une âme forte et religieuse[13]. La conscience humaine a pu hésiter, en d'autres temps, devant cette femme extraordinaire. Aujourd'hui que, sans l'emporter peut-être sur les générations du XVIe siècle, nous sommes loin des passions qui les armaient les unes contre les autres, nous ne saurions nous abandonner ni au dénigrement systématique, ni à l'admiration sans bornes. La mère de Henri IV eut un grand cœur et une âme royale, double héritage que recueillit et fit fructifier son fils. L'esprit de fanatisme lui dicta des actes iniques et attentatoires à la liberté humaine, qu'elle s'imaginait servir mieux que les catholiques; mais qui donc, à cette époque, surtout parmi les têtes couronnées, respecta toujours la liberté, fut constamment fidèle à la justice? Les deux auteurs du démembrement du royaume de Navarre furent un pape et un roi, Jules II et Ferdinand le Catholique, le souverain laïque agissant avec l'épée, le souverain religieux fulminant l'interdit, tous deux d'accord pour punir Jean, roi de Navarre, aïeul de Jeanne d'Albret, de n'avoir pas voulu trahir le roi de France, son allié et leur adversaire. Le souvenir de cette double iniquité, qui vécut toujours au cœur des petits souverains de Pau, ne suffirait pas, néanmoins, pour expliquer l'apostasie et le fanatisme de Jeanne d'Albret; mais il faut rappeler aussi les caresses prodiguées par Marguerite de Valois à la Réforme, et dont Jeanne fut témoin; il faut relire l'histoire des palinodies d'Antoine de Bourbon, contre qui Jeanne défendit, quelque temps, ses croyances traditionnelles, et qu'elle suivit enfin dans l'Eglise calviniste, mais lentement, à mesure que la conviction et la passion la maîtrisaient, et pour n'en plus sortir, pour en sortir d'autant moins que son mari en sortit lui-même, un peu avant sa mort, par ambition personnelle, au moment où ses fausses vues politiques et les scandaleux dérèglements de sa vie frappaient deux fois au cœur la reine de Navarre. L'histoire ne doit ni amnistier, ni excuser, mais expliquer. A la lumière de ses explications, Jeanne d'Albret nous apparaît comme une statue qui, vue de profil, resplendirait de beautés héroïques, et vue de face, attristerait le regard par ses difformités.

[13] Appendice: II.

CHAPITRE IX

Henri roi de Navarre.—Ses hésitations à Chaunai.—Il entre dans Paris avec huit cents gentilshommes.—Son mariage.—La Saint-Barthélemy.—Le «Discours de Cracovie».—La préméditation.—Le roi de Navarre et le prince de Condé sommés d'abjurer.—Conséquences de l'abjuration.—Abjuration forcée, comédie obligatoire.—Comment Henri joua son rôle.—Révolte de La Rochelle.—Siège de La Rochelle.—Défense héroïque.—Le duc d'Anjou élu roi de Pologne.—Accommodement avec les Rochelais.—L'édit par ordre.—Le massacre de Hagetmau.—Naissance du parti des «Malcontents».—Le duc d'Alençon et ses complots.—La conspiration de 1574.—La déposition du roi de Navarre.—Les calvinistes reprennent les armes et sont combattus par trois armées royales.—Mort de Charles IX.—Ses dernières paroles au roi de Navarre.—Henri III fait bon accueil à son beau-frère.—Autres complots du duc d'Alençon.—Il s'échappe de la cour et se ligue avec les protestants.—Le roi de Navarre médite un projet d'évasion.

Henri, désormais roi de Navarre, reçut à Chaunai, petite ville du Poitou, la nouvelle de la mort de sa mère. Terrassé par ce coup inattendu, le prince fut saisi de telles angoisses, qu'une fièvre violente s'empara de lui et l'empêcha de se remettre en route. Le 13 juin, il n'avait pas encore quitté Chaunai, d'où il écrivait la lettre suivante au baron d'Arros, lieutenant-général en ses Etats souverains. Il avait déjà pris connaissance du testament de Jeanne d'Albret, et il fait allusion à ce document: «J'ai reçu en ce lieu la plus triste nouvelle qui m'eût dû advenir en ce monde, qui est la perte de la reine ma mère, que Dieu a appelée à lui ces jours passés, étant morte d'un mal de pleurésie qui lui a duré cinq jours et quatre heures. Je ne vous saurais dire, Monsieur d'Arros, en quel deuil et angoisse je suis réduit, qui est si extrême que m'est bien malaisé de le supporter. Toutefois, je loue Dieu du tout. Or, puisque, après la mort de ladite reine ma mère, j'ai succédé à son lieu et place, il m'est donc de besoin que je prenne le soin de tout ce qui était de sa charge et domination; qui me fait vous prier bien fort, Monsieur d'Arros, de continuer, comme vous avez fait en son vivant, la charge qu'elle vous avait baillée en son absence, en ses pays de là, de la même fidélité et affection que vous avez toujours montrée, et tenir principalement la main à ce que les édits et ordonnances faites par Sa Majesté soient à l'avenir, comme je désire, gardés et observés inviolablement, de sorte qu'il ne soit rien attenté ni innové au contraire; à quoi je m'assure que vous vous emploierez de tout votre pouvoir...»

Le roi de Navarre débattit assez longtemps en lui-même et avec ses conseillers la résolution qu'il convenait de prendre. La prolongation de son séjour à Chaunai menaçait de ruiner tant de projets, du côté des huguenots comme du côté de la cour, que, des deux parts, il était assailli de sollicitations. Enfin, pressé par Coligny lui-même, il partit, accompagné du prince de Condé et de huit ou neuf cents gentilshommes, et entra dans Paris, le 20 juillet. Malgré la cordialité de l'accueil qu'il y reçut du roi, de la reine-mère et de leur entourage, Henri partagea difficilement la confiance et la satisfaction de ses coreligionnaires: des incidents de toute sorte surgissaient à chaque instant, qui, à trois siècles de distances, nous semblent avoir été de clairs avertissements. L'inaltérable bienveillance de Catherine, la débonnaireté subite et imperturbable de Charles IX à l'égard des huguenots, les indiscrétions qui se colportaient, mille bruits, mille indices, avant comme après le mariage, rien ne put dessiller les yeux, faire évanouir le rêve; à peine fut-il troublé, de temps à autre, chez les plus avisés.

La question du mariage avait offert de grandes difficultés: Rome s'y opposait. Avant l'arrivée des dispenses, Charles IX, impatient, donna des ordres absolus. Les fiançailles eurent lieu au Louvre, le 17 août, et, le 18, le mariage fut célébré, grâce aux aventureuses complaisances du cardinal de Bourbon, «sur un haut échafaud dressé devant la principale entrée» de la cathédrale de Paris. Après la bénédiction nuptiale, les catholiques entrèrent dans le chœur pour entendre la messe, et les calvinistes se tinrent ostensiblement à l'écart. Ainsi fut conclu le pacte jugé nécessaire pour l'exécution des desseins qui aboutirent à la Saint-Barthélemy.

Le récit de cette terrifiante journée n'exige pas sa place dans notre étude. Il est de ceux que le monde entier connaît, ce massacre ayant eu le triste don, par ses dramatiques péripéties, de fasciner la curiosité humaine, souvent cruelle dans ses investigations. Parmi les documents célèbres qui abondent sur la Saint-Barthélemy, nous n'en connaissons pas de plus riche en révélations poignantes, en aveux effrayants, en clartés terribles, que la relation du duc d'Anjou, roi de Pologne, que l'histoire a enregistrée sous le nom de «discours de Cracovie[14]». Nous la mentionnons parmi les pièces recueillies à la fin de cet ouvrage. Ici, la probité dicte quelques réflexions.

[14] Appendice: VIII.

L'œuvre sanglante de la Saint-Barthélemy a été, dans ces derniers temps, le sujet d'éclatantes controverses. On a écrit des volumes, d'ailleurs instructifs, sur cette question: «La Saint-Barthélemy a-t-elle été préméditée?» Par quel étrange abus de mots, par quel goût malsain pour les discussions byzantines, en est-on arrivé à transformer en problème ce qui, pendant trois siècles, n'a réclamé aucune démonstration? Depuis la paix de Saint-Germain jusqu'à l'attentat contre l'amiral, pendant plus de deux années, il n'y a pas, dans la politique de Catherine de Médicis, un seul acte qui ne tende visiblement à endormir la méfiance des calvinistes, à encourager leurs espérances, à flatter, sinon à satisfaire leurs ambitions; la cour leur promet tout, leur offre tout, leur donne tout; les Valois orthodoxes jettent leur fille dans les bras du Bourbon hérétique; toutes les amorces partent du Louvre et y ramènent l'élite de la France protestante: la voilà qui accourt au son des cloches de l'hymen royal. Et il n'y a pas eu de préméditation dans ce qui s'est fait, et il n'y en aura pas dans ce qui va suivre! C'est donc pour livrer la monarchie et le pays aux calvinistes qu'on les a rassemblés, leurs chefs en tête, autour du trône; ou bien, c'est par hasard que mille manœuvres inconscientes ont rempli deux années pour aboutir à l'immense manœuvre des derniers jours! Certes, une Saint-Barthélemy a été préméditée, longuement et savamment préméditée, si jamais quelque chose le fut en ce monde. Qu'on ait réglé, six mois, six semaines ou six jours auparavant, la mise en scène de l'effroyable dénouement; qu'on ait fait d'avance, dans l'œuvre de destruction, la part du feu, du poison et des cachots; qu'on ait condamné les uns, gracié les autres; que le nom de l'amiral ait figuré le premier ou le dernier sur la liste de proscription; qu'on ait hésité longtemps sur les mesures à prendre, sur les têtes à frapper, sur les agents à employer, sur l'économie du sinistre cérémonial, ce sont là des sujets précieux pour l'historiette, mais qui n'enlèvent rien à la réalité de ce grand fait caractérisant un grand crime: la préméditation.

La veille du massacre, dans le dernier conseil secret qui précéda l'exécution, «la vie du roi de Navarre et du prince de Condé»,—dit Mézeray, qui résume ses devanciers,—«fut balancée quelque temps entre la grâce et la mort. Les Guises, à ce qu'on croit, ayant déjà conçu quelque rayon d'espérance de parvenir à la couronne, eussent bien souhaité qu'on les eût ôtés du monde, si bien que leurs confidents apportèrent quelques raisons dans le conseil pour le persuader, mais bien différentes de celles qui les mouvaient en effet. Quant au roi de Navarre, il fut considéré que le fait, qui de soi-même était fort étrange, paraîtrait beaucoup plus horrible aux nations étrangères, si un grand prince dont le père était mort au service du roi, et qui avait été enveloppé dans les mauvaises opinions par le malheur de sa naissance, était massacré dans le Louvre, à la vue de son beau-frère, entre les bras de sa nouvelle épouse; qu'au reste, l'on ne pourrait point se décharger d'un meurtre si atroce sur les Guises, parce que l'on savait bien qu'ils n'avaient point d'inimitié entre eux; et qu'après tout, ce serait une trop grande honte au roi de dire que ses sujets auraient eu l'audace de tuer son beau-frère à ses pieds. Ces puissantes raisons et d'ailleurs la facilité de son naturel, sa modération et sa grande bonté, qui, depuis qu'il était à la cour, avaient imprimé dans les cœurs de bons sentiments de lui, furent cause que le Conseil, presque tout d'une voix, conclut de lui sauver la vie. Mais pour celle du prince de Condé, comme son humeur inflexible et la mémoire de son père aggravaient sa cause, elle se trouva en grand danger. Il n'y eut que le duc de Nevers, qui avait épousé la sœur de sa femme, qui se montra ferme pour lui: ce qu'il fit de sorte qu'il l'emporta à la fin, mais avec grand'peine, en se rendant caution qu'il demeurerait dans l'obéissance du roi et se ferait catholique.»

Le 25 août, vers neuf heures du matin, d'autres disent vers deux heures et au plus fort du massacre, Charles IX manda le roi de Navarre et le prince de Condé. Réveillés par les archers de la garde, qui ne leur permirent pas de prendre leurs épées, ils furent traînés devant le roi comme des criminels. Charles IX, depuis deux ou trois jours en proie à une sorte de frénésie, «leur déclara que tout ce qu'ils voyaient avait été exécuté par son commandement; qu'il avait été forcé de se servir d'un si violent remède pour mettre fin à toutes les guerres et séditions; et que c'était ainsi qu'il faisait périr ceux qu'il ne pouvait faire obéir; qu'au reste, il avait sujet de les haïr mortellement eux deux, et occasion de se venger de ce qu'ils avaient osé se faire chefs d'une méchante et opiniâtre faction; toutefois qu'il donnait ce ressentiment à l'alliance et au sang, pourvu qu'ils changeassent de vie, et qu'ils embrassassent la religion catholique, parce qu'il n'était plus résolu d'en souffrir d'autre dans ses terres; qu'ils avisassent donc à lui témoigner leur obéissance en ce point: autrement qu'ils se préparassent à recevoir le même traitement qu'ils avaient vu faire à leurs domestiques. Le roi de Navarre, extrêmement étonné de ces mots prononcés avec une voix menaçante, et de l'effroyable spectacle qu'il avait vu devant ses yeux, répondit qu'il priait Sa Majesté de laisser leur vie et leur conscience en repos, et que du reste ils étaient prêts de lui obéir en toutes choses. Mais le prince repartit plus hautement, que Sa Majesté ordonnât comme il lui plairait de sa tête et de ses biens, qu'ils étaient en sa disposition; mais que pour sa religion il n'en devait rendre compte qu'à Dieu seul, duquel il en avait reçu la connaissance. Cette réponse mit le roi en si grand courroux, qu'il l'appela par plusieurs fois enragé séditieux, rebelle et fils de rebelle, jurant que si dans trois jours il ne changeait de langage, il le ferait étrangler; et après avoir exhalé sa colère par ces menaces, il commanda qu'on les gardât soigneusement, et qu'on ne permît à personne qu'à ceux qu'il ordonnerait d'approcher d'eux.»

Quelques historiens ont prétendu que Henri et Condé avaient obéi au roi, le premier sur-le-champ, et le second dans le délai fixé par Charles IX. La vérité paraît être que, pendant près d'un mois, «toute la cour travailla à la conversion de ces princes, lesquels, dit Mézeray, étant les chefs de cette faction, semblaient devoir amener les plus opiniâtres après eux».

L'abjuration forcée du roi de Navarre, prisonnier et politiquement irresponsable, entraîna pour lui les plus humiliantes conséquences. Il ne pouvait être, en ce moment, ni catholique de cœur, ni indifférent en matière de religion, puisque ses coreligionnaires et ses meilleurs amis venaient d'être massacrés, sous prétexte d'hérésie, et qu'on le contraignait lui-même à répudier leur mémoire. Il était condamné à jouer devant la cour et devant le pays une comédie pénible, d'une durée incertaine, et qui pouvait à jamais gâter son cœur et avilir son caractère. Sa jeunesse, sa souplesse d'esprit et, s'il faut le dire, ses penchants naturels, trop flattés par les mœurs corrompues de la cour, l'aidèrent à traverser cette épreuve, sans que ses amis eussent le droit de désespérer de lui, sans que ses ennemis eussent l'occasion de pénétrer son arrière-pensée. Après l'abjuration, il reçut de Charles IX l'ordre de rendre manifeste son changement de religion: ses lettres de soumission et celles du prince de Condé furent portées à Rome par M. de Duras.

Les protestants ne furent nullement ébranlés par ces apparentes défections. Les Rochelais, bien avant la Saint-Barthélemy, avaient exprimé au roi de Navarre, à l'amiral et aux autres chefs calvinistes leur mécontentement de les voir s'abandonner aux séductions de la cour. Après les massacres, «ils recueillirent humainement, dit Pierre Mathieu, tous ceux qui avaient échappé à cet orage, et s'ils n'eussent relevé les courages et les espérances, c'était fait du parti; mais ils retirèrent tous les gens de guerre qui étaient dispersés çà et là. Les gentilshommes de cette religion qui ne se sentaient assurés en leur maison s'y rendirent incontinent. La Rochelle donna moyen de vivre à cinquante-cinq ministres, et se mit en tel état qu'elle eut l'audace de refuser l'entrée à Biron, que le roi lui envoyait pour gouverneur. Pour ce, le roi lui fit écrire par le roi de Navarre et le prince de Condé de ne se précipiter aux malheurs que cette désobéissance lui apporterait».

A la suite de ces exhortations, deux partis se formèrent à La Rochelle: l'un voulait obéir, l'autre résister; mais les massacres qui, au mois d'octobre, eurent lieu à Bordeaux et dans quelques autres villes, tournèrent décidément les esprits vers la résistance, et les Rochelais s'y préparèrent avec une énergique résolution. En vain, la cour, sentant la nécessité d'une pacification générale, essaya-t-elle d'éviter le conflit: ses négociations, même celle de La Noue, qui voulut bien servir d'intermédiaire, trouvèrent les Rochelais inflexibles. Au mois de novembre, Biron investit la ville rebelle, et, le mois suivant, le siège était formé. Les habitants se défendirent vaillamment; on vit les femmes elles-mêmes s'exposer à tous les périls. L'arrivée du duc d'Anjou, envoyé par le roi comme généralissime, n'intimida pas les assiégés. Ce prince amenait avec lui la plupart des grands personnages du royaume, parmi lesquels fut obligé de figurer le roi de Navarre. Le siège fut rude et funeste à beaucoup d'officiers catholiques; le duc d'Anjou faillit y périr. De leur côté, les Rochelais endurèrent des souffrances de toute sorte. Ils eurent, un moment, l'espoir d'être secourus par Montgomery, arrivant d'Angleterre avec des troupes et des munitions; mais il ne put parvenir jusqu'à eux. Néanmoins, la place ayant reçu des poudres, les assiégés reprirent courage, et, malgré des assauts répétés, malgré la disette et la famine même, ils se montrèrent intraitables. Il fut heureux, pour l'honneur des armes royales, que l'élection du duc d'Anjou au trône de Pologne vînt faire diversion et provoquer des accommodements. La Rochelle ne fut pas forcée: il était réservé à la main de fer de Richelieu de détruire cette forteresse, sinon d'abattre cette fierté. La paix avec les Rochelais fut signée le 6 juillet 1573. Le 19 août, la ville de Sancerre, une des fortes places du Haut-Berry, révoltée comme La Rochelle, et que les calvinistes avaient défendue pendant huit mois, ouvrit ses portes à l'armée royale.

Pendant qu'il était devant La Rochelle, le roi de Navarre fut amené à s'occuper des affaires de ses Etats. Le 16 octobre, sur l'injonction de Charles IX, il avait rendu un édit pour rétablir la religion catholique dans ses pays souverains. Bafoué par les calvinistes, l'édit provoqua de nombreux soulèvements. Les bruits avant-coureurs de ces désordres étant venus jusqu'à la cour, Henri fut contraint d'écrire plusieurs lettres à ses officiers pour leur recommander la soumission au comte de Gramont, qu'il venait de nommer son lieutenant-général. On eut si peu égard à ses avis, à ses ordres et à ses prières, que le jeune baron d'Arros, excité par son père, massacra toute l'escorte du comte de Gramont, dans la cour de son château de Hagetmau. Gramont ne dut la vie qu'aux supplications et aux larmes de sa belle-fille, Diane d'Andouins. Le 8 juin, Henri écrivit à d'Arros pour condamner ces violences et ordonner la mise en liberté du comte de Gramont.

Ce fut au siège de La Rochelle, s'il faut en croire quelques historiens, que prit naissance le parti des «Malcontents», qui allait bientôt exercer une influence marquée sur les affaires du royaume. Il est certain, du moins, qu'après l'élection du duc d'Anjou, son frère, le duc d'Alençon, esprit inquiet et brouillon, forma ou se laissa inspirer des projets ambitieux. Charles IX régnait à peine et gouvernait moins que jamais. Le duc d'Alençon pouvait être roi, son frère aîné n'ayant pas d'enfant mâle, et le duc d'Anjou étant pourvu d'une couronne étrangère. Il se trouva subitement, à l'âge de dix-huit ans, et sans capacité reconnue, le chef d'un nouveau tiers-parti, où entrèrent des catholiques et des huguenots.

Tantôt d'accord, tantôt en querelle avec Henri, le duc d'Alençon ourdit intrigues sur intrigues, si bien qu'il devint aussi suspect que le roi de Navarre: il se laissa pousser jusqu'aux complots. Nous n'avons pas à énumérer toutes ces tentatives; mais il faut rappeler au moins la conspiration de 1574, qui devait faire concorder une reprise d'armes des huguenots avec l'évasion du roi de Navarre et du duc d'Alençon. On sait qu'elle coûta la vie à La Mole et à Coconnas, gentilshommes du duc. Les deux princes furent incarcérés, accusés d'un crime d'Etat et interrogés dans les formes. «Le duc, dit Mézeray, répondit en criminel, lâchement et en tremblant; l'autre, en accusateur plutôt qu'en accusé, avec des reproches qui firent perdre contenance à la reine-mère.» La déposition du roi de Navarre[15] fit juger, dès lors, quel homme il serait, à l'heure de la maturité. Marguerite de Valois prétend, dans ses Mémoires, qu'elle avait rédigé ce document, qui passe en revue toute la vie du royal accusé. Nous n'y contredisons pas, et la déposition n'en acquiert que plus de prix aux yeux de la postérité; mais si Marguerite a écrit, Henri a dicté, car on rencontre, à chaque alinéa, sa trempe d'esprit et sa finesse native.

[15] Appendice: IX.

Le complot, déjoué à la cour, n'en éclata pas moins en province. Montgomery, débarqué d'Angleterre, dirigea une prise d'armes dans la Basse-Normandie, et s'empara de quelques places; La Noue recommença la guerre autour de La Rochelle; les huguenots rouvrirent les hostilités dans le Dauphiné, la Provence et le Languedoc; le prince de Condé, qu'on se bornait à surveiller dans son gouvernement nominal de Picardie, s'était enfui en Allemagne, d'où il comptait ramener des troupes auxiliaires, en vue d'un soulèvement général des calvinistes français. Catherine de Médicis, à qui Charles IX, malade de corps et d'esprit, laissait tout le fardeau du gouvernement, déploya, dans cette crise, une remarquable activité. Trois armées furent simultanément mises sur pied: la première, commandée par Matignon, alla s'opposer à Montgomery, qu'elle força dans la ville de Domfront; la deuxième, sous les ordres de Montpensier, marcha contre La Noue; la troisième, avec le comte d'Auvergne, fils de Montpensier, qu'on appelait le prince Dauphin, fut envoyée dans le Dauphiné.

Au milieu de ces nouvelles luttes, Charles IX achevait de mourir. Le 30 mai 1574, il expira, laissant la régence à sa mère. Quoiqu'il eût criminellement abusé de son pouvoir sur la personne du roi de Navarre, il avait toujours eu pour ce prince des sentiments d'affection, et, au lit de mort, il les affirma avec quelque solennité: «Mon frère», dit-il à Henri après l'avoir embrassé, «vous perdez un bon maître et un bon ami. Je sais que vous n'êtes point du trouble qui m'est survenu. Si j'eusse voulu croire ce qu'on m'en voulait dire, vous ne seriez plus en vie. Je me fie en vous seul de ma femme et de ma fille: je vous les recommande.»

L'accueil que Henri III, à son retour de Pologne, fit au roi de Navarre et au duc d'Alençon, tenus en chartre privée par Catherine, eut l'apparence d'une mise en liberté. «La reine-mère, qui était venue de Paris à Lyon (au-devant de Henri III), dit Pierre Mathieu, poussa jusques au Pont-de-Beauvoisin pour le rencontrer. Elle lui présenta le duc d'Alençon et le roi de Navarre, lui disant: «Voici deux prisonniers que je vous remets; je vous ai averti de leurs fantaisies; c'est à vous d'en faire ce qu'il vous plaira». Le roi les embrassa, mais avec un peu de froideur, car un meilleur visage leur eût fait présumer qu'il ne croyait ce qu'elle venait de dire contre eux. Ils se mirent sur les excuses... Le roi leur dit: «Je vous donne la liberté, et ne veux pour cela autre chose de vous, sinon que vous m'aimiez et vous aimiez vous-mêmes, en vous préservant de ce qui vous peut nuire et offenser l'honneur de votre naissance.»

Les deux princes n'eurent qu'une médiocre confiance dans cette bonne grâce royale. Henri se contenta, pour le moment, des coudées franches dont on semblait lui faire l'octroi; mais le duc d'Alençon ne perdit pas de temps et se remit à conspirer. Le parti des Malcontents s'organisa sérieusement autour de lui, aidé par l'attitude du maréchal de Damville, gouverneur de Languedoc, qui venait d'établir, entre les catholiques «politiques» et les réformés, un pacte par lequel fut considérablement modifiée la situation générale. Au cours d'un de ces complots qui remplirent toute sa vie, le duc d'Alençon fut soupçonné par le roi d'avoir tenté de l'empoisonner, et Henri III essaya de s'entendre avec son beau-frère pour «se défaire de ce méchant». Henri eut beaucoup de peine à dissuader le roi, dont il ne voulut, à aucun prix, servir les rancunes.

Enfin, le 16 septembre 1575, après une feinte réconciliation avec Henri III, le duc d'Alençon quitta brusquement la cour, au moment où les troubles renaissaient de toutes parts, et où les reîtres venaient de passer la frontière, guidés par Guillaume de Montmorency, seigneur de Thoré. Le 10 octobre, Thoré était battu, entre Dormans et Château-Thierry, par le duc de Guise, qui reçut là sa balafre historique; mais la fuite de Monsieur jetait dans un trouble profond la politique royale, et Catherine tenta les plus grands efforts pour arriver à une pacification. A défaut d'un traité, dont les bases offraient des difficultés insurmontables, la reine-mère signa, le 22 novembre, une trêve générale de six mois. Quoiqu'elle en fît tous les frais, elle ne parvint à contenter personne: la trêve, mal observée, fut comme le signal d'une recrudescence d'hostilités, surtout de la part de Condé et de ses auxiliaires allemands. En quelques semaines, Monsieur et Condé comptèrent autour d'eux une armée de quarante mille hommes, Français ou étrangers, vivant, pour la plupart, aux dépens du Bourbonnais et du Berry.

Telle était la situation au mois de janvier 1576. Le roi de Navarre, entièrement effacé, presque oublié, pendant l'année précédente, n'en avait pas suivi d'un œil moins attentif la marche des événements, et l'heure lui sembla venue, sinon de s'y mêler avec éclat, du moins d'en profiter pour reconquérir sa liberté personnelle et son indépendance politique.

LIVRE DEUXIÈME
(1576-1580)

CHAPITRE PREMIER

L'évasion.—Henri, libre, retourne au calvinisme.—Le frère et la sœur.—Le traité de Beaulieu et ses conséquences.—Naissance et organisation de la Ligue.—Situation difficile.—Esprit politique de Henri.—Sa correspondance avec les Rochelais.—Séjour à La Rochelle.—Lettre du roi de France à Montluc.—Le roi de Navarre, le maréchal de Damville et les «politiques».—Lettre de Henri à Manaud de Batz.—Requête des Bordelais.

«Le vendredi, 3e février (1576), dit le journal de P. de l'Estoile, messire Henri de Bourbon, roi de Navarre, qui toujours avait fait semblant, depuis l'évasion de Monsieur, d'être en mauvais ménage avec lui et n'affecter aucunement le parti des huguenots,—ayant gagné ce point, par sa dextérité et bonne mine, que les plus grands catholiques, ennemis jurés des huguenots, voire jusques aux tueurs de la Saint-Barthélemy, ne juraient plus que par la foi que lui devaient,—sortit de Paris, sous couleur d'aller à la chasse en la forêt de Senlis, où il courut un cerf le samedi, et renvoya un gentilhomme nommé Saint-Martin, que le roi lui avait donné, lui porter une lettre en poste. Et, partant de Senlis, sur le soir, accompagné des seigneurs de Lavardin, de Fervaque et du jeune La Valette, auparavant affectionnés partisans du roi, prit le chemin de Vendôme, puis alla à Alençon, où il abjura la religion catholique en plein prêche, et de là se retira au pays de Maine et d'Anjou, où il commença à prendre le parti de Monsieur et du prince de Condé, son cousin, reprenant la religion qu'il avait été contraint, par force, d'abjurer à Paris, et recommençant l'ouverte profession d'icelle, par un acte solennel de baptême, tenant la fille d'un médecin au prêche.

«Bruit fut à Paris que ledit roi de Navarre, depuis son partement de Senlis jusqu'à ce qu'il eût passé la rivière de Loire, ne dit mot; mais aussitôt qu'il l'eut passée, jetant un grand soupir et levant les yeux au ciel, dit ces mots: «Loué soit Dieu, qui m'a délivré! On a fait mourir la reine, ma mère, à Paris, on y a tué M. l'amiral et tous mes meilleurs serviteurs; on n'avait pas envie de me mieux faire, si Dieu ne m'eût gardé. Je n'y retourne plus, si on ne m'y traîne.» L'Estoile ajoute ce qu'il appelle un «vrai trait de Béarnais». Deux jours avant son évasion, comme des soupçons planaient sur lui, parce qu'il avait passé une nuit hors de Paris, il se présenta, le lendemain, au roi et à la reine-mère, affecta de plaisanter sur sa fuite, et déclara qu'il n'aspirait qu'au bonheur de vivre et de mourir à leurs pieds. Il fallait jouer ce jeu-là avec la Florentine et sa cour.

La chronique de l'Estoile, bonne à citer pour sa saveur, raconte, avec une exactitude relative, l'évasion du roi de Navarre. Elle ne fut ni improvisée, comme le donne à entendre un récit d'Agrippa d'Aubigné, ni déterminée par ses exhortations, d'ailleurs éloquentes[16]. Henri, depuis longtemps, songeait à reprendre sa liberté, et il épiait l'heure favorable; nous avons à cet égard des témoignages décisifs. Au mois de janvier, il écrivait à Jean d'Albret, baron de Miossens: «La cour est la plus étrange que vous l'ayez jamais vue. Nous sommes presque toujours prêts à nous couper la gorge les uns aux autres. Nous portons dagues, jaques de mailles et bien souvent la cuirassine sous la cape... Le roi est aussi bien menacé que moi; il m'aime beaucoup plus que jamais. M. de Guise et M. du Maine ne bougent d'avec moi... En cette cour d'amis, je brave tout le monde... Toute la ligue que savez me veut mal à mort... Je n'attends que l'heure de donner une petite bataille, car ils disent qu'ils me tueront, et je veux gagner les devants. J'ai instruit bien au long Sévérac de tout.»

[16] Appendice: X.

Cette lettre, où l'esprit de décision se montre à chaque ligne, même et surtout sous les formes ironiques du langage, n'est pas d'un prince qui ait eu besoin d'être poussé ou même inspiré par d'Aubigné ni par aucun autre conseiller. Henri utilisa souvent et avec grand profit les lumières de ses amis et de ses serviteurs, mais il ne fut jamais à court d'idées ou de résolutions. Que ceci soit dit une fois pour toutes.

Il faut peu de mots pour compléter et rectifier le récit de l'Estoile. Le roi de Navarre, après sa partie de chasse, prenait quelque repos dans les faubourgs de Senlis, et se disposait à exécuter son dessein, lorsque, dans le but de gagner du temps, il envoya le capitaine Saint-Martin à Henri III, avec une lettre portant «que, sur les avis qu'on lui donnait que la reine-mère conseillait au roi de le retenir, il demeurait à Senlis pour être éclairci de sa volonté». Saint-Martin, qui était l'homme de Henri III, non celui du roi de Navarre, ne se douta pas du stratagème et partit à franc étrier. Un instant après, Henri se débarrassait d'un autre gardien, M. d'Espalungue, chargé d'apporter au roi un second message. Des bateaux étaient prêts pour le prince et sa petite escorte, composée des gentilshommes dont l'Estoile donne les noms et de quelques autres, parmi lesquels Rosny (plus tard Sully), Gramont et d'Aubigné. Pendant que ses messagers couraient les chemins, Henri les courait aussi, en sens inverse. «Il y eut de la peine, raconte d'Aubigné, à démêler les forêts, en une nuit très obscure et fort glaceuse; le secours de Frontenac lui fut, en cela, fidèle et bien à propos. Il passe donc l'eau au point du jour, à une lieue de Poissy, perce un grand pays de Beauce, tout semé de chevau-légers, repaît deux heures à Châteauneuf, là prend son maréchal des logis L'Espine pour guide, à l'heure que les compagnies pouvaient être averties, et le lendemain, il entre, d'assez bonne heure, dans Alençon. Au matin d'après, son médecin Caillard lui offre son enfant, afin qu'il fût de sa main présenté au baptême, ce qu'il accepta; et cette nouveauté le fit recevoir sans nulle autre façon ni cérémonie. On chanta, ce jour-là, au prêche, le psaume qui commence: Seigneur, le roi se réjouira d'avoir eu délivrance. Ce prince s'enquit si on avait pris ce psaume exprès pour sa bienvenue...» Il n'en était rien.

D'Alençon Henri se rendit à La Flèche, puis à Saumur, où il déclara solennellement que «tout ce qu'il avait fait sur le changement de sa religion était pure force et contrainte, et, partant, que la liberté de sa personne lui rendant celle de sa volonté, il remettait aussi son âme en l'exercice de sa première créance». Henri III lui fit tenir plusieurs messages conçus en termes persuasifs, pour l'inviter à revenir à la cour; mais ces démarches n'arrêtèrent pas un instant le roi de Navarre. Il mit à profit, cependant, les dispositions amicales de son beau-frère, pour obtenir que la princesse de Navarre, sa sœur, fût autorisée à le rejoindre. Catherine et Henri se rencontrèrent à Parthenay. En passant à Châteaudun, la princesse avait repris publiquement, comme son frère, l'exercice de la religion calviniste.

Aucune grande entreprise ne se dessinait, en ce moment, contre la cour; mais, de quelque côté que Catherine de Médicis tournât ses regards, elle ne voyait que des ennemis ou des mécontents à la veille de l'être. A la rigueur, elle pouvait combattre, et la coterie des Guises l'y poussait; mais Henri III ne se souvenait guère des penchants belliqueux de sa première jeunesse, et, d'ailleurs, la reine-mère comptait moins sur ses armées que sur les ressources de sa diplomatie. Cette diplomatie sans scrupules consistait généralement dans un magnifique étalage de promesses et dans la défection à beaux deniers de quelques adversaires de la cour.

Le traité conclu, au mois de mai, au couvent de Beaulieu, près de Loches, et qu'on nomme aussi la «paix de Monsieur», fut conçu dans ces principes. Le roi de Navarre, le prince de Condé, le duc d'Alençon et le prince Casimir déposaient ou étaient censés déposer les armes, aux conditions les plus favorables, en apparence. Néanmoins, il se trouva que Monsieur était acheté au prix d'un beau supplément d'apanage, et le prince Casimir manifestement soudoyé; le faisceau des hostilités ainsi rompu, les protestants obtenaient des satisfactions platoniques et quelques avantages réels, mais dont l'énumération détaillée importe peu à l'histoire, puisque cette paix, qui devait être éternelle comme les autres, fut violée aussitôt que publiée. Dès le mois de juin, en effet, les huguenots surprenaient La Charité, au moment où le roi tenait un lit de justice pour l'établissement des Chambres mi-parties[17], qui était une des stipulations du traité. Quant aux reîtres de Casimir, ils ne repassèrent la frontière que trois mois plus tard, à moitié payés et nantis de gages sérieux pour le complément de la dette royale. Mais la conséquence la plus grave de la paix de Beaulieu fut l'émotion dangereuse qu'elle provoqua parmi les catholiques, et qui aboutit à l'organisation définitive, plus encore, à la première levée de boucliers de la Ligue. Les principaux faits qui caractérisent l'éclosion de cette nouvelle puissance doivent trouver place dans notre récit.

[17] Appendice: XI.

Aux termes du traité de Beaulieu, d'Humières, gouverneur de Péronne, reçut l'ordre de remettre cette place au prince de Condé. Péronne devenait un centre protestant qui pouvait attirer tous les fléaux de la guerre sur la Picardie, voisine des Pays-Bas. Le gouverneur, arguant de ce motif, dont fut frappé l'esprit des Picards, refusa de livrer Péronne, et toute la province fut invitée à former une ligue catholique analogue à celle qui s'était organisée, sous le règne précédent, en Bourgogne et en Guienne. Il y avait pourtant cette différence, que les ligues formées sous Charles IX par les gouverneurs devaient obéir au roi, et que les nouveaux ligueurs, sans s'élever contre l'autorité royale, s'apprêtaient, quoi qu'il arrivât, à agir contre les édits. L'incapacité du roi était posée en principe ou prévue, et la nouvelle ligue voulait être en mesure de prendre en mains la défense de la religion et du pays. Telles étaient les vues d'un grand nombre d'associés, vues hardies mais en partie légitimes; malheureusement, elles se modifièrent avec le temps, et les faits démontrèrent bientôt que la ligue était, pour les principaux meneurs, un instrument de domination et d'usurpation. Plusieurs associations ne tardèrent pas à se former à l'exemple de celle de Péronne. Celle du Poitou se montra des plus actives. La ligue parisienne fut organisée sous le patronage discret des Guises, dont elle devait servir si violemment la politique factieuse. Toutes ces ligues, d'abord distinctes, furent bientôt en correspondance les unes avec les autres, et arrivèrent à n'en former qu'une seule, qui embrassa la France entière.

Le texte des célèbres statuts de la ligue de Picardie, copié sur l'original par le Père Louis Maimbourg, est noté à l'Appendice[18]. Cette formule fut généralement adoptée, dans la suite, par tous les ligueurs de France. Ce qui en ressort avec une parfaite évidence, c'est la création d'un Etat dans l'Etat; aussi s'explique-t-on difficilement l'aberration du pouvoir royal, qui ne prévit pas les conséquences d'un tel acte, ou qui, les prévoyant, crut les conjurer, peut-être en profiter, par son adhésion. Eternelle histoire des gouvernements qui doivent périr: ils s'imaginent lier à leur joug, par le patronage, l'idée ou le parti qui sera l'instrument de leur perte!

[18] Appendice: XII.

Entre la signature du traité de Beaulieu et les résolutions prises aux Etats de Blois, dont nous parlerons à leur date, la situation fut difficile pour le roi de Navarre. Il y avait dans les faits une telle inconsistance, qu'il en pouvait résulter de l'incohérence dans son esprit. Mais, quoiqu'il eût à peine atteint sa vingt-troisième année, qu'il eût des ressources très bornées et peu d'amis à toute épreuve, il traversa, avec quelque bonheur, cette année de tâtonnements et d'aventures.

Une fois libre, il s'empressa de ressaisir, au moins par sa correspondance, le gouvernement de ses Etats, pendant que les négociations relatives à la paix lui faisaient un devoir d'en rester encore éloigné. La paix conclue, bien qu'il n'eût guère confiance dans les promesses de Catherine, il prit à l'égard de l'édit une attitude que nous lui verrons conserver systématiquement envers tous ceux qui suivirent: il en recommanda, publiquement et en particulier, la stricte observation à tous ses gouverneurs et officiers. C'était le début d'un esprit essentiellement politique et qui devait surpasser de beaucoup la plupart de ceux de son temps. Cette direction donnée à ses amis et à tous ses partisans, il se sentit attiré à La Rochelle, qui lui rappelait tant de souvenirs et qu'il savait être restée la vraie capitale de ce qu'on aurait pu appeler l'Etat calviniste français. De Niort et de Surgères, il écrivit aux «maire, échevins et pairs de La Rochelle». Devenus méfiants, depuis son abjuration, pourtant forcée, ils lui avaient envoyé, sur son désir de les visiter, des députés chargés de pénétrer ses intentions.

La glace ne fut pas rompue du premier coup, mais elle le fut enfin par la lettre du 26 juin, pressante, cordiale, et qui émut les Rochelais, très heureux, en somme, de revoir dans leurs murs le fils de cette grande Jeanne d'Albret qu'ils avaient tant aimée et admirée. Henri leur disait: «Désirant vous aller visiter, comme mes bons amis, avant que je m'éloigne de ces quartiers, d'autant que je suis contraint d'aller bientôt en Guienne, je ne veux point que, pour le présent, vous me fassiez aucune entrée, comme aussi je ne veux, cette fois, entrer comme gouverneur et lieutenant-général pour le roi: encore moins voudrais-je préjudicier aucunement à vos privilèges, ni au traité de la paix... Je n'entends aussi y établir aucun gouverneur, mais visiter privément comme ami, avec ma maison seulement, suivant la liste que je vous ai envoyée. Et n'y mènerai personne qui puisse être suspect et dont je ne réponde...»

Les Rochelais ne s'en tinrent pas au cérémonial de réception tracé dans ce billet. Sully nous apprend que, hormis la présentation du dais, ils rendirent au roi de Navarre tous les honneurs qu'ils auraient pu rendre au roi de France. En revanche, ils refusèrent d'accueillir quelques-uns des catholiques qui étaient à sa suite, quand ils surent que ces gentilshommes avaient trempé dans les massacres de la Saint-Barthélemy.

Rapproché de son gouvernement de Guienne et de ses pays souverains, le roi de Navarre entretint avec ses partisans de plus fréquentes et de plus fructueuses relations. Mais il y avait été précédé par les instructions de Henri III: «Je suis averti», écrivait le roi au maréchal de Montluc, que «le roi de Navarre a pris le chemin pour aller à mon pays de Guienne, où je sais qu'il n'aura faulte d'adhérents et serviteurs, tant à cause des grands biens qu'il y possède que pour plusieurs autres causes et considérations; au moyen de quoi, s'il ne trouve personne audit pays d'autorité et qualité, tel qu'il est nécessaire, pour donner opposition et empêchement à ses entreprises, je crains grandement qu'il en advienne de grands inconvénients à mon service. Partant, je vous prie vous employer pour me faire quelque bon et notable service, afin que mondit cousin trouve les choses mieux disposées pour mon service qu'il ne se promet...»

Un des premiers soins de Henri fut de tâcher d'établir une entente parfaite entre lui et le maréchal de Damville, gouverneur de Languedoc, ce chef militaire des politiques qui plus tard devait répudier l'alliance calviniste et, plus tard encore, embrasser la cause de Henri pour la servir jusqu'au triomphe. Le maréchal venait de convoquer l'assemblée des députés des provinces méridionales, composée de représentants de la noblesse et du Tiers-Etat, de magistrats et de ministres huguenots. Par leurs délibérations, ces députés pouvaient apporter un appui efficace au gouverneur dans la plupart de ses actes de politique ou d'administration. Henri avait donc un grand intérêt à entretenir des relations suivies et amicales avec Damville: il tendait logiquement à devenir lui-même le chef supérieur des politiques, comme il était celui des huguenots, et l'assemblée convoquée par le maréchal allait agiter des questions dont plusieurs pouvaient être de premier ordre. Aussi le roi disait-il à Damville, le 16 juin, après avoir loué la «bonne et sainte convocation» qu'il venait de faire: «J'espère envoyer bientôt mes députés pour me joindre à un si bon œuvre, duquel nous devons attendre beaucoup de fruit, y intervenant l'autorité de Monsieur et la présence de tant de gens de bien»; et il ajoutait: «Je m'achemine tant que je puis en mon gouvernement, et ce qui me fait plus désirer de passer de là est l'envie que j'ai de vous voir et communiquer avec vous de plusieurs choses concernant le bien commun de ce royaume et principalement de notre parti».

Avant de quitter La Rochelle, où il séjourna peu de temps, en compagnie de Catherine de Bourbon, le roi de Navarre fit tenir un certain nombre de messages écrits ou verbaux à des personnages influents du gouvernement de Guienne, du duché d'Albret et de l'Armagnac, afin d'aller moins à l'aventure quand il aborderait ces pays, qui ne le connaissaient plus guère que de nom. La lettre suivante, adressée à un seigneur catholique, Manaud de Batz, qui fut bientôt un de ses plus valeureux partisans, donne le ton à la fois royal et insinuant de cette correspondance: «Monsieur de Batz, je vous veux bien faire savoir qu'êtes sur l'état de la défunte reine, ma mère, de ceux-là à elle appartenant et de tout temps bons amis et serviteurs des siens. Par quoi, faisant état de votre bonne volonté, je vous prie faire et croire ce que vous dira M. d'Arros de ma part. Et serai bientôt à même de connaître les véritables gens de cœur qui se voudront acquérir honneur pour bien faire avec moi; entre lesquels je fais état de vous trouver toujours...—Je vous prie m'assurer vos amis et me venir voir à mon passer à Auch, partant de ce pays de La Rochelle[19]».

[19] Appendice: XIII.

Etant encore à La Rochelle, le roi de Navarre reçut du maire et des jurats de Bordeaux une requête à laquelle il s'empressa de faire droit, sans se douter que, peu de temps après, cet acte de bienveillance serait payé d'ingratitude par la capitale de la Guienne. Nous citons le texte royal, comme nous le citerons toutes les fois qu'il pourra sans inconvénient s'intercaler dans notre récit: plût à Dieu que Henri IV eût écrit son histoire tout entière! «Monsieur de Bajaumont, ordonne le roi de Navarre au général (trésorier général) d'Agenais, les maire et jurats de Bordeaux m'ont fait entendre qu'il a été mené en la ville d'Agen quelques pièces d'artillerie, balles, poudres et matériaux qui leur appartiennent. Maintenant qu'il a plu à Dieu nous donner la paix, ils désireraient que le tout leur fût rendu et restitué. A cette cause, désirant la conservation de ladite ville de Bordeaux, comme plus importante pour le pays de Guienne, je vous prie ordonner de restituer lesdites pièces, balles, poudres, etc.»

CHAPITRE II

Henri à Brouage et à Périgueux.—Séjour à Agen.—Entrevues politiques.—Du Plessis-Mornay.—Conquêtes pacifiques.—Surprise de Saint-Jean-d'Angély par le prince de Condé.—La convocation des Etats-Généraux.—Les députés calvinistes.—Henri à Nérac.—Démarche de la reine-mère.—Bordeaux ferme ses portes au roi de Navarre.—Exhortation aux Bordelais.—Les Etats de Blois.—Le vote contre l'hérésie.—Protestation des députés calvinistes.—La triple députation.—Révocation de l'édit de Beaulieu.—Henri III approuve et signe la Ligue.—Reprise des hostilités.—Protestation de Condé et manifeste du roi de Navarre.—L'aventure d'Eauze.—La pitié sous les armes.—Le «Faucheur».—Les affaires de Mirande, de Beaumont-de-Lomagne et du Mas-de-Verdun.—Henri et les pauvres gens.—Jean de Favas.—L'attentat de Bazas.—Prise de La Réole.—Attaque de Saint-Macaire.

Henri partit de La Rochelle, le 4 juillet, pour visiter son gouvernement. «Il voulut, dit d'Aubigné, commencer par Brouage, où Mirambeau le traita en toute magnificence, notamment avec quantité d'oiseaux inconnus à ceux de sa suite, et sur le soir, lui fit voir le combat d'un grand navire plein de Mores, combattu en diverses manières, par quatre pataches, enfin brûlé, l'équipage à la nage; cela fait avec les plus exquis artifices de feu. De là il passe à Montguyon, d'où, après pareil traitement, il s'achemine à Périgueux. Ceux de la ville lui donnèrent, pour toute entrée, un arc très haut, sans feuillure, peint de noir, et au milieu, un écriteau blanc qui disait: Urbis deforme cadaver. Un écuyer qui allait devant son maître lui dit que c'était la plus belle entrée où il l'eût jamais accompagné, à cause de ces trois mots, lesquels lui étant commandé d'expliquer, il s'en excusa sur ce qu'il n'y avait point de mots français pour les exprimer.» Cette inscription lugubre et la boutade de l'écuyer, qui n'était autre que d'Aubigné lui-même, sont deux traits caractéristiques de la misérable situation à laquelle beaucoup de provinces avaient été réduites par la guerre civile.

Le roi de Navarre fit un long séjour à Agen. Ce fut, pendant près de deux années, sa capitale provisoire. En arrivant dans cette ville, il y trouva un grand nombre de gentilshommes catholiques, ayant à leur tête le vieux maréchal de Montluc. Ils étaient venus pour lui rendre hommage et prendre ses ordres. «Vous ne sauriez croire», dit-il dans une lettre à Damville du 26 août, «combien ils se sont accordés avec ceux de la religion qui m'y sont pareillement venus trouver. Et tous ensemble ont promis et juré solennellement, en présence du sieur de Chémeraut, qui y est venu de la part du roi, l'entière et inviolable observation de la pacification et de courir sus au premier qui y contreviendrait.» La Noue vint aussi à Agen pour conférer avec le roi, de la part de Monsieur, et il s'y rencontra avec le conseiller de Foix, en ce moment l'homme de la cour, mais pourtant ami du roi de Navarre. Ce fut dans une conversation avec ces deux personnages, que Henri, ayant entendu faire l'éloge de Du Plessis-Mornay, fut pris du désir de le voir et d'utiliser ses talents. On sait quel grand serviteur il acquit en sa personne.

Bien établie dans Agen, l'autorité du roi de Navarre s'étendit aux alentours; Villeneuve-sur-Lot, entre autres places fortes, lui fut gagnée, sans la moindre violence, par l'entremise de Cieutat et le bon vouloir de beaucoup de catholiques, séduits par la modération et la spirituelle bonhomie du roi. Pendant qu'il faisait ces pacifiques conquêtes, son cousin, le prince de Condé, à qui le roi avait donné Saint-Jean-d'Angély, en échange de Péronne, devenue le berceau de la Ligue, était leurré de belles promesses. Angoulême avait fermé ses portes aux commissaires royaux chargés de faire exécuter l'édit, et Condé s'était plaint inutilement de ce refus d'obéissance. Il se plaignit aussi des difficultés qu'il rencontrait à Saint-Jean-d'Angély; mais déterminé, cette fois, à n'être pas dupe, il introduisit, un à un, cent vingt hommes dans la place, où les huguenots, d'ailleurs, étaient nombreux, et lorsque les catholiques s'aperçurent de la présence de ces intrus, ils furent obligés de se soumettre. «Tout cela pourtant, dit d'Aubigné, ne se put faire avec tant de modestie, que la cour ne s'en inquiétât: ce qui fit regarder chacun à sa mèche, hâter les convocations pour les Etats et dépêcher de toutes parts, pour éveiller les endormis, adoucir les réformés et les diviser où il se pourrait.»

La tenue des Etats-Généraux, convoqués le 16 août, était la grande préoccupation du pays. La cour avait l'espoir d'y reprendre quelques-unes des concessions qu'elle avait faites aux calvinistes; la Ligue, déjà entrée dans l'action, se préparait à dicter des lois à la royauté; quant aux protestants, menacés des deux parts, ils s'irritaient d'avance, à la pensée des futures délibérations. Lorsque, dans leurs négociations pour la paix et dans leurs assemblées particulières, ils avaient presque unanimement réclamé cette convocation, la Ligue ne se dressait pas encore devant eux, ou, tout au moins, ils étaient loin d'en prévoir la puissance. Plus la date fixée s'avançait, plus ils comprenaient qu'une fois encore leur existence serait mise en question. Aussi, le roi de Navarre et le prince de Condé désignèrent-ils des députés pour soutenir devant l'assemblée les intérêts de la cause calviniste et faire, dès le début, des remontrances au sujet des graves défauts de forme signalés dans le mode de convocation. Nous dirons plus tard comment ces députés accomplirent leur mission, ou plutôt comment ils furent empêchés de l'accomplir. Nous devons auparavant noter quelques incidents antérieurs à la réunion des Etats, et qui accusent le parti pris de la Ligue et de la cour d'acculer les huguenots à ce dilemme: la soumission absolue ou la guerre.

Le roi de Navarre avait reparu à Nérac, destiné à devenir bientôt sa résidence favorite. Il visita la plupart des villes du duché d'Albret et de l'Armagnac, et y prit des mesures de prévoyance par la nomination de gouverneurs à sa dévotion et l'introduction de garnisons bien commandées. Il travaillait, de la sorte, à s'assurer ces pays remuants, tout en surveillant de son mieux les manœuvres de la cour et de la Ligue, et se tenant en relations suivies avec Damville et Condé, lorsque, au mois de septembre, la reine-mère lui fit exprimer le désir d'avoir avec lui, à Cognac, une entrevue où devaient être présents Monsieur et la reine de Navarre. Henri, allant à ce rendez-vous, désira visiter, en passant, Bordeaux, capitale de son gouvernement de Guienne. Il était arrivé à Casteljaloux: la cour de parlement de Bordeaux, effrayée de l'émotion que ce projet avait fait naître dans la population bordelaise, envoya au prince une députation pour le complimenter, et surtout pour le supplier de ne pas entrer dans la ville. On lit dans le procès-verbal du Parlement: «... Avons été députés respectivement pour venir vers le roi de Navarre lui remontrer et supplier très humblement que, s'il a délibéré de venir bientôt en ladite ville, il lui plaise, pour les divers bruits et rumeurs qui y courent, le remettre en un autre temps que les habitants y seront mieux composés; même pour lui pouvoir plus dignement rendre l'honneur, l'obéissance et service qu'ils sont tenus et que ladite cour de parlement, lesdits maire et jurats et autres administrateurs de ladite ville désirent et reconnaissent lui être dus et appartenir.»

Henri comprit, par la démarche de la cour de parlement, que l'heure était venue pour lui de se tenir plus que jamais sur ses gardes. Qu'il ressentît vivement l'affront que lui faisaient les magistrats de Bordeaux, cela n'est point douteux; mais il avait fait ample provision de patience, pendant sa captivité, et sa politique ne fut nullement déconcertée par cet incident. Le 31 octobre 1576, il écrivit d'Agen aux maire et jurats de Bordeaux, au sujet de l'assemblée des Etats, les engageant, dans l'intérêt du royaume, à mettre de côté les haines et les antipathies, «comme je fais de ma part, ajoutait-il, laissant tout le déplaisir que j'ai eu l'occasion de recevoir du refus qui m'a été fait de passer par votre ville, combien qu'il ait produit de mauvais effets...—Je vous prie, par un contraire exemple, que chacun se contienne en son devoir et que dorénavant l'autorité du roi mon seigneur soit mieux reconnue en moi qu'elle n'a été par le passé, vous assurant qu'elle n'a jamais été et ne sera en mains de personne qui porte plus d'affection à votre bien et soulagement que je ferai».

Le roi de Navarre était sincère lorsqu'il faisait de semblables appels à la concorde, puisque les sentiments qu'il exprimait le desservaient auprès d'un grand nombre de ses coreligionnaires et le mettaient souvent en désaccord avec le prince de Condé, beaucoup plus âpre que lui dans ses revendications. Heureuse la France, si elle eût entendu le langage de ce roi de vingt-trois ans! Elle n'en comprit la sagesse que bien tard, mais dès qu'il fut arrivé à son cœur, les jours d'honneur et de prospérité revinrent illustrer son histoire.

L'œuvre des Etats-Généraux réunis à Blois, le 16 novembre, ne fut pas l'aurore de ces beaux jours. Les partisans de la Ligue y formaient la majorité, et ce n'était un secret pour personne que Henri III avait résolu de s'en déclarer le chef. Peu après l'ouverture des Etats, qui eut lieu le 6 décembre, et où brillèrent, assure-t-on, les qualités oratoires du roi de France, les députés du roi de Navarre et du prince de Condé se disposaient à faire leurs remontrances, quand ils jugèrent prudent d'y renoncer, sur la réflexion qu'ils firent que, par cet acte, ils reconnaîtraient, au nom des deux princes, la légitimité de l'assemblée. Ils s'abstinrent donc de siéger et se bornèrent à faire imprimer leurs protestations.

Le quinzième jour de la tenue, on mit en délibération, dans le Tiers-Etat, l'article qui proscrivait l'hérésie et contre lequel s'éleva énergiquement Jean Bodin, député de Vermandois. Le vingt-sixième jour, cet article fut voté. Il portait: «Que le roi serait supplié de réunir tous ses sujets à la religion catholique et romaine par les meilleures et plus saintes voies que faire se pourrait; d'ordonner que l'exercice de la religion prétendue réformée fût défendu tant en public qu'en particulier, et que les ministres, diacres, surveillants, sortissent du royaume dans le temps que le roi marquerait, nonobstant tous édits faits au contraire».

Comme on était résolu, selon le Père Daniel, «de mettre le roi de Navarre, le prince de Condé et le maréchal de Damville dans leur tort, on convint que les trois ordres leur enverraient chacun leurs députés, pour les inviter à venir aux Etats, à consentir à l'article principal de la défense de l'exercice de toute autre religion que de la catholique, et pour exhorter les deux princes à donner l'exemple à ceux de leur parti, en rentrant eux-mêmes dans le sein de l'Eglise».

Cette triple députation n'était donc qu'une formalité destinée à faire retomber, aux yeux du pays, la responsabilité des luttes prochaines sur les partis dissidents. La guerre avait déjà recommencé, ou plutôt elle n'avait jamais complètement cessé, dans la plupart des provinces. La cour avait tout fait, d'ailleurs, pour la rallumer. Aussitôt après le vote de l'unité de religion par les Etats, et bien avant l'envoi des députés aux princes et au maréchal, Henri III s'était empressé de révoquer l'édit de Beaulieu. En même temps, il signait la Ligue, la faisait signer à Monsieur, s'en déclarait le chef et prenait des mesures pour la faire recevoir dans les provinces qui n'y avaient pas encore adhéré. Or, ces actes significatifs, qui se produisirent dans les premiers jours de l'année 1577, étaient venus eux-mêmes après la trahison d'Albert de Luynes. Ce lieutenant de Damville livra le Pont-Saint-Esprit aux troupes royales, et en même temps, Thoré-Montmorency, frère du maréchal, était victime d'une arrestation arbitraire. Ces deux faits avaient motivé les réclamations du roi de Navarre, aussi mal accueillies par Henri III que les plaintes touchant les mauvais procédés de l'amiral de Villars, lieutenant-général en Guienne, et le refus outrageant des Bordelais. Tous ces dénis de justice, succédant aux menaces de la Ligue, déjà colportées dans le pays et aggravées encore par l'adhésion de la cour, comme par le vote dont nous avons parlé, avaient provoqué les fougueuses protestations du prince de Condé et un manifeste très digne et très ferme du roi de Navarre. Dans ce document, daté d'Agen, 21 décembre, et adressé à la noblesse, aux villes et communautés du gouvernement de Guienne, Henri se plaint des intrigues de l'amiral de Villars pour lui faire fermer les portes de Bordeaux; il rappelle la trahison du Pont-Saint-Esprit et quelques menées significatives, et il termine par ces belles déclarations: «La religion se plante au cœur des hommes par la force de la doctrine et persuasion, et se confirme par l'exemple de vie et non par le glaive. Nous sommes tous Français et concitoyens d'une même patrie; partant, il nous faut accorder par raison et douceur, et non par la rigueur et cruauté, qui ne servent qu'à irriter les hommes...—Prenons donc cette bonne et nécessaire résolution de pourvoir à notre conservation générale contre les pratiques et artifices des ennemis de notre repos... En quoi je n'épargnerai ma vie.»

Henri III n'eut pas plus égard au manifeste qu'aux doléances plus discrètes qui l'avaient précédé, et avant la fin de l'année 1576, les derniers lambeaux du traité de Beaulieu s'en allaient rejoindre les autres paix «éternelles», qui avaient, on peut le dire, si souvent troublé plutôt que restauré la France du XVIe siècle. Lorsque les députés des Etats envoyés à Henri arrivèrent en Guienne, on y guerroyait déjà, depuis quelque temps, et le roi de Navarre quitta le siège de Marmande pour leur donner audience à Agen: nous les y retrouverons vers la fin du mois de janvier. Les derniers jours de l'année 1576 et les premiers de l'année 1577 furent marqués, en Guienne et en Gascogne, par quelques faits de guerre dont le moment est venu de présenter le récit.

La périlleuse aventure d'Eauze, que la plupart des historiens du temps ont racontée, sans être d'accord sur la date, doit figurer, selon nous, à celle que lui assigne Berger de Xivrey dans le recueil des Lettres missives, c'est-à-dire à la fin du mois de décembre 1576. Nous indiquerons dans l'Appendice[20] la raison de notre choix et aussi les versions de Sully et de Du Plessis-Mornay. Plusieurs traits de ces versions sont identiques; l'une et l'autre pourtant sont incomplètes, comme l'ont prouvé les lettres de Henri à Manaud de Batz, documents précieux pour l'histoire de ce prince, et dont ni Du Plessis-Mornay ni Sully n'ont eu connaissance.

[20] Appendice: XIV.

A mesure que le roi de Navarre pénétrait dans les pays de Guienne et de Gascogne, il se préoccupait de la sûreté des places, et se voyait parfois obligé de recourir à de véritables coups de main pour vaincre les résistances ou déjouer les complots. Il visitait l'Albret et l'Armagnac, lorsque deux gentilshommes, qu'il honorait d'une estime particulière, Antoine de Roquelaure et Manaud de Batz, l'instruisirent des menées séditieuses qu'on pratiquait à Eauze, principale ville de l'Eauzan, pays d'Armagnac. Eauze appartenait sans conteste au roi de Navarre, «comte d'Armagnac», et c'était alors une des clefs de la Gascogne. Henri conçut le dessein de s'assurer de près des sentiments de cette ville. Ayant donné rendez-vous à un petit corps de troupes et simulé une partie de chasse, dans le voisinage d'Eauze, il fit exprimer aux magistrats son désir de visiter la place. Le maire et les jurats, remplissant leur devoir avec ou sans arrière-pensée, vinrent, en chaperons, devant la principale porte, lui présenter les clefs de la ville. Sur la foi de cet accueil, Henri, qui n'avait, à ses côtés, que huit ou dix gentilshommes, entre autres Roquelaure, Batz, Mornay, Rosny et Béthune, et deux de ses gardes, Cumont et Ferrabouc, entra sans hésiter dans la cité hospitalière. Mais à peine avait-il franchi le pont-levis, qu'une sentinelle cria, en gascon: «Coupo toun rast, toun rey y es!» Mot à mot: «Coupe ton râteau, ton roi y est». Au même instant, la herse-coulisse tomba, et le roi, avec quatre ou cinq gentilshommes, se trouva séparé du reste de son escorte. Etait-il victime d'une maladresse ou d'un guet-apens? Il sut bientôt à quoi s'en tenir.

Dès ses premiers pas, le bruit du tocsin éclate, des cris menaçants y répondent, et une foule ameutée, soldats de la garnison, bourgeois et hommes du peuple, l'enferme dans un cercle de piques et d'arquebuses. Il avait avec lui quatre ou cinq vaillants prêts à faire bon marché de leur vie pour sauver la sienne, manifestement en danger. Qu'on juge des prouesses qu'ils accomplirent, lorsque Henri, avec un héroïque entrain, leur donna, par son exemple, le signal de la lutte. On court droit aux mutins, leur brûlant l'amorce au visage et les chargeant à coups d'épée. Rompus, ils se reforment, et, désignant le roi, ils crient: «Tire à la jupe rouge! tire au panache!» Ils tirent en effet, et tant de coups, que si, à tout événement, Henri et ses compagnons n'avaient pris des armes défensives sous leurs tuniques de chasse, ils eussent tous succombé aux premières décharges. Par un bonheur inouï, aucun d'eux ne fut dangereusement blessé. Le combat, en se prolongeant, aurait pourtant bientôt épuisé les forces de ces rudes jouteurs; mais ayant pu, à travers la mêlée, gagner la porte d'une tour voisine, ils s'y retranchèrent et donnèrent ainsi à l'escorte royale le temps de briser la herse ou d'escalader les murailles. Quand les hommes d'armes du roi parurent, la scène changea subitement. Cette population égarée se vit perdue et demanda grâce. Il fallut toute l'autorité du roi pour empêcher le sac de la ville. C'est la première occasion solennelle notée par l'histoire où il montra et fit bénir sa clémence; Sully parle de quatre mutins condamnés au gibet; mais d'autres récits ajoutent que la corde s'étant rompue, le roi s'écria: «Grâce à ceux que le gibet épargne!»

Ce trait de spirituelle bonté, même inventé pour couronner une journée d'héroïsme, resterait encore dans la vraisemblance et la réalité du caractère historique de Henri. Dès qu'il paraît sur les champs de bataille, revêtu de l'autorité souveraine, à la tête de quelques partisans, comme à Eauze, ou au milieu d'une armée imposante, comme à Coutras, la guerre tend à s'humaniser, s'il est possible: les chefs apprennent de lui et font comprendre aux soldats que tout ne leur appartient pas dans la route meurtrière tracée à leur activité; que la vie est toujours respectable et quelquefois sacrée chez un ennemi abattu; que la victoire n'est que plus belle, affranchie de la cruauté; qu'il y a des humbles, des faibles, un «peuple» à épargner, même quand on est obligé de le froisser, de le «fouler», de le blesser au passage. Henri IV s'est formé, en Gascogne, à beaucoup de vertus royales: il n'y a pas fait de plus noble apprentissage que celui de la pitié sous les armes.

En quittant Eauze, le roi de Navarre laissa cette place sous le commandement de Béthune; mais, peu de temps après, il en donna le gouvernement, avec celui de tout le pays, au baron de Batz. Ce choix n'était pas dicté seulement par la reconnaissance de Henri envers son «Faucheur», comme il surnomma ce gentilhomme, après le combat d'Eauze, mais encore par l'intérêt politique bien entendu. Manaud de Batz, descendant direct des vicomtes de Lomagne, des premiers comtes d'Armagnac, et par conséquent, des anciens ducs de Gascogne, était, par sa religion, par ses alliances et son influence personnelle dans la contrée, capable de rendre d'importants services à la cause du roi. Henri le nomma gouverneur par la lettre suivante: «Monsieur de Batz, pour ce que je ne puis songer à ma ville d'Euse qu'il ne me souvienne de vous, ni penser à vous qu'il ne me souvienne d'elle, je me suis délibéré vous établir mon gouverneur en icelle et pays d'Eusan. Adonc aussi me souviendra, quant et quant, d'y avoir un bien sûr ami et serviteur, sur lequel me tiendrai reposé de sa sûreté et conservation: pour tout ce dont je vous ai bien voulu choisir...»

Le guet-apens d'Eauze faillit se renouveler à Mirande, autre ville de l'Armagnac vers laquelle Henri se dirigea pour secourir Saint-Cricq, seigneur catholique de son parti. Ce capitaine était entré dans Mirande, à la suite d'un coup de main plus audacieux que raisonnable; mais à peine croyait-il tenir la place qu'il eut à se défendre contre la garnison, hostile au roi de Navarre et soutenue par les habitants. N'ayant pas assez de monde pour se maintenir dans la ville, Saint-Cricq s'était retiré dans une tour. Il y fut assiégé et tué avec une partie de sa troupe. Sully raconte que la catastrophe était accomplie lorsque le roi de Navarre parut devant Mirande. Son arrivée inspira aux habitants l'idée d'un stratagème qui fut bien près de réussir. Dès qu'ils aperçurent le roi, ils firent sonner des fanfares, comptant que les nouveaux venus les prendraient pour des signes d'allégresse ordonnés par Saint-Cricq. Ce fut précisément ce qui arriva, et le roi de Navarre allait se jeter dans le piège, quand un soldat huguenot, voyant le danger qu'il courait, sortit de la ville et vint lui donner un avis salutaire. Le roi battit sagement en retraite, tout en faisant tête, de temps à autre, aux défenseurs de Mirande, qui le serraient de près, fort enhardis par le succès précédent. La nuit et le voisinage de Jegun, place fidèle dont les portes s'ouvrirent au roi, mirent fin à cette lutte. Le surlendemain, un fort détachement des troupes royales, à la tête desquelles était l'amiral de Villars en personne, vint manœuvrer autour de Jegun. En rase campagne, les forces eussent été par trop inégales, et Villars n'avait aucun matériel de siège: après quelques bravades, on se tint coi de part et d'autre.

Peu après la date des affaires de Mirande et de Jegun, Sully place le récit de plusieurs petits combats meurtriers, sous les murs de Beaumont-de-Lomagne et du Mas-de-Verdun. Nous résumons les Economies royales, mais en faisant observer qu'il y a divergence, pour l'ordre chronologique, entre la version de ces Mémoires et celle d'Agrippa d'Aubigné.

Le roi de Navarre, allant de Lectoure à Montauban, était en vue de Beaumont: son avant-garde rencontra plusieurs détachements que les habitants de cette ville avaient placés en embuscade pour disputer le passage aux calvinistes. On les mena battant jusqu'aux portes, d'où il sortit une centaine d'hommes à leur secours. La plupart périrent dans le combat qui suivit; mais le roi de Navarre, ne jugeant pas opportun d'aller plus avant, continua son voyage. Au retour de Montauban, par la route du Mas-de-Verdun, à une lieue de cette ville, il trouva sur son chemin un parti d'arquebusiers, qui lâchèrent pied devant son escorte: poursuivis et assiégés dans une église convertie en forteresse, ils y furent réduits à merci et impitoyablement massacrés par une troupe de Montalbanais, qui leur reprochaient toutes sortes de crimes.

Quoique la vie du roi de Navarre fût un voyage perpétuel, comme elle devait l'être pendant un quart de siècle, il ne lui avait pas fallu grand temps pour s'apercevoir que le défaut de discipline paralysait les forces de son parti. Partout où il se trouvait, il empêchait ou restreignait les abus, enseignait l'ordre, prêchait la modération et le respect du droit, en général, de celui des faibles, en particulier. Mais il ne pouvait suffire à tout, et, à chaque instant, des plaintes lui parvenaient sur les irrégularités, les excès de pouvoir et les violences de quelques-uns de ses partisans. La guerre ouvertement déclarée, il était obligé de fermer les yeux sur plus d'un acte peu avouable, sous peine de s'aliéner de fidèles mais peu scrupuleux serviteurs; en tout autre temps, nous le verrons toujours préoccupé de faire justice et d'établir, autant que possible, comme il dit, «de bons règlements». Dans les premiers jours du mois de janvier 1577, entre deux expéditions, il apprit qu'en divers lieux de son gouvernement de Guienne, il y avait eu de notables violences et «voleries». Il expédia aussitôt les plus formelles instructions à plusieurs de ses officiers pour réparer les dommages causés, «n'ayant rien en si grande détestation, déclarait-il, que l'oppression du peuple». De Montauban, la même année, il donne par écrit l'ordre «de ne molester les paysans et les laboureurs et de ne leur prendre leurs biens et bétail, sur peine de vie». Il y avait quelque mérite, de sa part, à donner aux pauvres gens de semblables marques de sollicitude, au moment où les Etats-Généraux venaient de voter la destruction de son parti et la proscription de sa croyance, et de le mettre, par conséquent, dans la nécessité de faire la guerre.

Cette guerre gagnait de proche en proche; elle n'avait été, jusqu'alors, que défensive, du côté de Henri; la révocation de l'édit de Beaulieu (6 janvier 1577) lui créait l'obligation, comme au prince de Condé et au maréchal de Damville, de ne pas attendre les premiers coups. Damville n'eut qu'à se maintenir, en attendant une défection dont la pensée germait dans son esprit; Condé agitait la Saintonge et le Poitou, et visait Loudun, qu'il prit en janvier. Le roi de Navarre trouvait devant lui d'autant plus de besogne, que son lieutenant-général en Guienne, l'amiral de Villars, le traitait et l'avait déjà fait traiter en ennemi; les populations de cette province lui étaient, pour la plupart, hostiles. Heureusement, il avait, même dans la Guienne, des partisans déterminés, qui le servirent, quelques-uns violemment, il est vrai, mais presque tous avec succès, comme va l'établir le récit de quelques faits de guerre, accomplis depuis les derniers jours de l'année 1576 jusqu'au mois de mars 1577.

Jean de Favas ou Fabas, seigneur de Castets-en-Dorthe, qui, «dès sa plus tendre jeunesse, au témoignage de l'historien de Thou, avait servi avec distinction dans les dernières guerres contre les Turcs», fut amené à se ranger dans le parti du roi de Navarre par l'issue d'une entreprise où la politique semblait n'avoir eu aucune part. Il y avait à Bazas une riche héritière que Favas voulait marier à un de ses cousins, membre de la famille de Gascq, puissante dans toute la contrée. Mais la jeune fille était sous l'autorité du capitaine Bazas, second mari de sa mère, et il refusa son consentement à cette union. Favas poussa jusqu'au crime son dévouement au gentilhomme éconduit. Avec le concours des frères Casse (ou Ducasse), connus dans le pays pour leur violence, il tue le capitaine, arrache la jeune fille des mains de sa mère et la livre à son poursuivant. Puis, soit que cette sinistre aventure l'eût mis en goût de guerroyer, soit qu'il l'eût considérée comme un début sanglant, dans une nouvelle carrière militaire et politique, Favas introduisit des hommes à lui dans la ville de Bazas, s'en rendit maître, la pilla en partie, surtout la maison du Chapitre, en dévasta la cathédrale, et, tout à coup, se proclama calviniste et partisan du roi de Navarre. Cette déclaration lui valut des recrues, et il en profita pour étendre son action: Langon, Villandraut, Uzeste sentirent ses coups et portèrent les marques du brigandage de ses soldats. A ce moment, il n'était nullement avoué par le roi de Navarre; mais Favas, à tout prendre, était un homme de valeur; il agrandit son rôle, et peut-être par vocation, peut-être aussi pour faire oublier ses criminelles violences, il voulut compter parmi les bons capitaines de cette époque. A la tête d'une troupe aguerrie et exaltée par les précédentes expéditions, il résolut d'enlever La Réole au roi de France, pour l'offrir aux huguenots. Il eut, dans cette entreprise, le concours de quelques gentilshommes à la suite du roi de Navarre, entre autres Rosny, qui, dans l'affaire, commanda un détachement de cinquante soldats. Le 6 janvier 1577, le jour même où Henri III signait la révocation de l'édit de Beaulieu, La Réole fut prise par escalade, avec des «échelles de plus de soixante pieds, faites de plusieurs pièces, dit d'Aubigné, les emboîtures n'ayant jamais été pratiquées auparavant cette invention». Favas ayant des intelligences dans la place, y entra presque sans coup férir. Les vainqueurs s'amoindrirent en ne faisant pas preuve d'autant de modération que le commandaient les circonstances: ils ne respectèrent ni les édifices catholiques, ni les biens des habitants. Néanmoins, la prise de La Réole fonda sérieusement la réputation et la fortune de Favas. Nommé gouverneur de cette place importante, et qui fit grand service au parti, il devint un des lieutenants les plus actifs et les plus habiles du roi de Navarre: heureux s'il n'eût débuté par des actes si manifestement coupables! De La Réole, Favas fit, dans les contrées voisines, quelques expéditions dont on a gardé le souvenir. Dans la Bénauge, il battit les partisans catholiques, et mit en déroute, à Targon, une compagnie de gendarmes du baron de Vesins. Aux environs d'Auros, il anéantit un petit corps d'infanterie qui avait fait mine d'attaquer Bazas. Enfin, il détruisit la petite ville de Pondaurat, dont la garnison gênait les mouvements de La Réole.

Langoiran, autre capitaine calviniste renommé, échoua dans une tentative qu'il fit sur Saint-Macaire, à la suite de la prise de La Réole. «C'est une ville sur Garonne, nous dit d'Aubigné, élevée sur une roche de cinq toises de haut, sur laquelle est un mur de dix-huit pieds qui clôt le fossé d'entre la ville et le château. On peut monter d'abord de la rivière, qui est au pied du rocher, jusqu'au pied de la muraille, par le côté du terrier. Tout cela fait un coude, dedans lequel Favas désigna une escalade en plein jour, à savoir, pour passer la muraille qui était sans corridor; et pourtant il fallait porter un autre escalot pour descendre au fossé d'entre la ville et le château, où il y avait encore peine pour remonter à la ville.»

La troupe de Langoiran se grossit de quarante gentilshommes de la cour du roi de Navarre, qui s'y portèrent volontairement, et de quelques capitaines choisis dans les garnisons voisines. Parmi ces derniers figuraient d'Aubigné et Castera. On mit sur deux bateaux, à La Réole, les assaillants munis de deux échelles, et l'on recouvrit le tout avec soin de quelques voiles, pour les dérober à tous les regards. Aux premiers cris des sentinelles, on répond:

«C'est du blé que nous portons». Et, presque au même instant, cette prétendue marchandise se dressant dans les deux embarcations, tous les réformés s'élancent au rivage. Appliquées à la muraille, les échelles se trouvent trop courtes; mais les assaillants n'en persistent pas moins dans leur résolution, et, le pistolet au poing, ils essaient, en s'aidant les uns les autres, de se jeter dans la place. A toutes les fenêtres du château donnant sur la muraille, ainsi qu'à celles de la maison la plus voisine, parurent alors des arquebusiers, qui dirigèrent sur les assaillants le feu le plus meurtrier. D'Aubigné fut le premier atteint et, presque au même instant, un coup de chevron, que lui asséna le capitaine Maure, l'envoya dans la rivière, où il tomba, du haut du rocher, en roulant sur lui-même et laissant son pistolet dans la ville. A son côté, tomba Génissac, frappé, comme d'Aubigné, d'une arquebusade. Castera et Sarrouette prirent leur place, et tel fut l'acharnement de la troupe assaillante que, malgré le feu du château qui les foudroyait de front, malgré celui d'un faubourg qui les prenait en flanc, d'Aubigné et les autres blessés retournèrent aux échelles. Du côté de la ville, les femmes rivalisèrent de courage avec les soldats dans cette défense, et Guerci, un des officiers de Langoiran, périt sous une barrique jetée sur sa tête par une de ces héroïnes. Cependant les gardes du roi de Navarre s'étaient groupés sur un rocher voisin en demandant quartier. La garnison de Saint-Macaire, ayant reçu d'eux l'assurance qu'ils étaient catholiques, leur accorda la vie. Les autres assaillants, criblés de blessures, regagnèrent péniblement leurs barques. «Il ne sortit de cette affaire, affirme d'Aubigné, dont on vient de lire le récit, que douze hommes qui ne fussent morts, blessés ou prisonniers...»

CHAPITRE III

Le siège de Marmande.—Bravoure du roi de Navarre.—Arrivée de la députation des Etats.—La trêve de Sainte-Bazeille.—Démêlés de Henri avec la ville d'Auch.—Réponse de Henri aux députés.—Sa lettre aux Etats.—Autre députation.—La diplomatie du roi de Navarre.—L'armée de Monsieur sur la Loire et en Auvergne.—Le duc de Mayenne en Saintonge.—Mésintelligence entre Henri et Condé.—Prise de Brouage.—Situation critique des réformés.—Le maréchal de Damville se sépare d'eux.—La cour leur offre la paix.—Négociations.—Déclarations de Henri au duc de Montpensier.—La paix de Bergerac.

Après le succès de La Réole et l'échec de Saint-Macaire, le roi de Navarre se laissa persuader par Lavardin, un de ses lieutenants, gouverneur de Villeneuve-sur-Lot, de tenter une entreprise sur Marmande. Elle offrait quelque péril et ne réussit qu'à demi. Le roi, pourtant, la jugeait d'importance, car il fit venir de Saintonge La Noue pour commander le siège.

«La Noue étant venu de Saintonge, dit d'Aubigné, eut charge d'investir Marmande sur la Garonne, ville en très heureuse assiette, franche de tous commandements, qui avait un terre-plain naturel revêtu de brique. Les habitants y avaient commencé six éperons et étaient aguerris par plusieurs escarmouches légères que le roi de Navarre y avait fait attaquer, en y passant et repassant. Le jour que La Noue vint pour les investir, n'ayant que six-vingt chevaux et soixante arquebusiers à cheval, les battants jettent hors de la ville de six à sept cents hommes mieux armés que vêtus pour recevoir les premiers qui s'avanceraient. La Noue, ayant fait mettre pied à terre à ses soixante arquebusiers, et à quelques autres qui arrivèrent, sur l'heure, de Tonneins, attira cette multitude à quelque cent cinquante pas et non plus de la contrescarpe, puis ayant vu qu'il n'y avait pas de haies, à la main gauche de cette arquebuserie, qui leur pût servir d'avantage, il appela à lui le lieutenant de Vachonnière (d'Aubigné), lui fit trier douze salades à sa compagnie; lui donc, avec le gouverneur de Bazas et son frère, faisant en tout quinze chevaux, défend de mettre le pistolet à la main, et prend la charge à cette grosse troupe; mais il n'avait pas reconnu deux fossés creux sans haies, qui l'arrêtèrent à quatre-vingts pas des ennemis, qui firent beau feu sur l'arrêt, comme fit aussi la courtine; de là deux blessés s'en retournèrent. Cependant, le lieutenant de Vachonnière ayant donné à la contrescarpe et reconnu que par le chemin des hauteurs qui faisaient un éperon, on pouvait aller mêler, en donne incontinent avis à La Noue, aussitôt suivi. Cette troupe donc passe dans le fossé de la ville et sort par celui de l'éperon, quitté d'effroi par ceux qui étaient dessus, pour aller mêler cette foule d'arquebusiers dont les deux tiers se jetèrent dans le fossé de l'autre côté de la porte; mais le reste vint l'arquebuse à la main gauche, et l'épée au poing; avec eux quatre ou cinq capitaines et sept ou huit sergents firent jouer la pertuisane et la hallebarde; pourtant, les cavaliers leur firent enfin prendre le chemin des autres, hormis trente, qui demeurèrent sur la place. La Noue fit emporter deux de ses morts, ramenant presque tous les siens blessés, plusieurs de coups d'épée, lui, avec six arquebusades heureuses, desquelles l'une le blessa derrière l'oreille.

«Le roi de Navarre, arrivé le lendemain avec un mauvais canon, une coulevrine et deux faucons de Casteljaloux, et de quoi tirer cent vingt coups, logea ses gens de pied, le premier jour, et, le lendemain, par l'avis des premiers venus, et pour entreprendre selon son pouvoir, battit la jambe d'un portail qui soutenait une tour de briques fort haute, afin que la tour, par sa chute, dégarnissant l'éperon de devant, on pût donner à tout; celui qui donnait l'avis demandait trente hommes pour tenir dans un jardin, sur le ventre, et habilement se jeter dans la ruine, avant qu'il y fît clair; mais Lavardin s'opposa à cela, disant qu'il savait bien son métier et qu'il voulait marcher avec tout le gros; la cérémonie donc qu'il y fit fut cause que, la tour étant tombée, ceux de dedans eurent mis une barricade dans la ruine, et quatre pipes au-devant des deux petites pièces qui leur tiraient de Valassens, et Lavardin ayant marché vers la contrescarpe, vu le passage bouché, fit tourner visage à son bataillon. Sur cette affaire, arriva le maréchal de Biron...»

D'Aubigné passe sous silence un épisode fort intéressant, que Sully a noté. Pendant une attaque, le roi ayant fait avancer plusieurs gros d'arquebusiers pour s'emparer d'un chemin creux et de quelques points stratégiques, Rosny, à la tête d'un de ces détachements, fut assailli par des forces triples. Retranchés derrière quelques maisons, mais cernés de toutes parts, les arquebusiers auraient infailliblement succombé, si le roi de Navarre, sans prendre même le temps de revêtir son armure, ne se fût précipité à leur secours. Après les avoir dégagés, il combattit en personne, jusqu'à ce qu'ils se fussent emparés des postes désignés.

Avant d'aller donner audience aux députés des Etats, qui l'attendaient à Agen, Henri convint d'une trêve avec Biron. Le maréchal était à Sainte-Bazeille, où il discutait les termes de l'accord avec Ségur et Du Plessy-Mornay.

On raconte que, pendant les pourparlers, Biron prêtait l'oreille aux détonations de la petite artillerie du roi de Navarre. Tout à coup, le canon a cessé de se faire entendre: c'est que les boulets manquaient et que, en outre, le maître artilleur des assiégeants venait d'être tué. Mais Du Plessis de s'écrier: «Hâtons-nous! la brèche est faite, et l'on monte à l'assaut». Et Biron, sans défiance, signa le traité, pour éviter l'effusion du sang. Quoi qu'il en soit de cette anecdote, un accommodement se fit entre le roi de Navarre et la ville de Marmande. Il y eut, de la part du prince, un simulacre de prise de possession, et les Marmandais reconnurent ses droits.

Pendant qu'il était occupé au siège de Marmande et aux négociations qui suivirent, le roi de Navarre eut quelques démêlés avec la ville d'Auch. Il avait nommé Antoine de Roquelaure au gouvernement de cette capitale de l'Armagnac; mais les consuls, prévenus par les lettres de Henri III, n'agréèrent point Roquelaure, et celui-ci, perdant patience, n'épargna ni les menaces, ni les mesures de rigueur pour entrer en possession de sa charge, si bien que les Auscitains, se raidissant de plus en plus et encouragés par l'amiral de Villars, poussèrent les sentiments d'hostilité jusqu'à faire entrer dans leurs murs la compagnie de la Barthe-Giscaro. Henri, retenu par ses affaires dans l'Agenais, écrivit, à ce sujet, plusieurs lettres, en attendant l'occasion de faire valoir plus efficacement ses droits: «Vous n'avez rien à commander sur ce qui m'appartient, disait-il au capitaine Giscaro... Autrement, où vous vous oublieriez de tant que de l'entreprendre, vous pouvez penser que je ne suis pas pour le souffrir sans en avoir ma revanche en quelque temps que ce soit. De quoi je serais tant marri d'être occasionné que je désirerais toute ma vie vous faire plaisir en tous les endroits où j'en aurais le moyen...» Le roi de Navarre et les consuls d'Auch se réconcilièrent, l'année suivante, lors du séjour des deux reines dans cette ville.

Les députés arrivés à Agen étaient: Pierre de Villars, archevêque de Vienne en Dauphiné, André de Bourbon, seigneur de Rubempré, Mesnager, trésorier général de France. Nous avons dit qu'une députation semblable avait été envoyée au prince de Condé et au maréchal de Damville. Condé refusa toute audience. Damville, plus politique, reçut les députés avec courtoisie, mais fut inflexible sur la question principale, deux religions pouvant coexister, à son sens, puisqu'il les faisait vivre en paix dans le gouvernement de Languedoc. Henri tint une conduite analogue. Biron l'avait suivi à Agen pour tâcher de concilier Catherine de Bourbon aux intérêts de la cour. Il n'était pas nécessaire d'assiéger Henri pour tirer de lui de bonnes paroles: elles lui venaient naturellement aux lèvres. Il fit le meilleur accueil aux députés, s'attendrit au tableau des calamités publiques tracé par l'archevêque de Vienne, se défendit de toute opiniâtreté en matière de religion, déclara qu'il restait fidèle à la sienne, parce qu'il la jugeait bonne, mais qu'il entendait toujours suivre sur ce point les inspirations de sa conscience. Au surplus, il protestait contre les mesures de rigueur délibérées à Blois, et déplorait d'avance les malheurs que de telles résolutions pouvaient attirer sur le pays. Aussi bien que les députés, le roi de Navarre savait que les ambassades et les discours seraient impuissants à établir la paix dont chacun se disait partisan. Néanmoins, après avoir fait entendre aux envoyés des Etats les déclarations les plus conciliantes, il adressa aux Etats eux-mêmes, en date du 1er février, une lettre destinée à prouver sa bonne volonté, et surtout à dégager sa responsabilité dans les éventualités prochaines. Il disait à «MM. les gens assemblés pour les Etats à Blois:—Je vous remercie très affectionnément de ce qu'il vous a plu envoyer devers moi, et même des personnages de toute qualité émérite, lesquels j'ai vus et ouïs très volontiers, comme je recevrai toujours, avec toute affection et respect, tout ce qui viendra de la part d'une si honorable compagnie; ayant un extrême regret de ce que je n'ai pu m'y trouver et vous montrer en personne en quelle estime j'ai et tiens une telle assemblée...»—Après cet exorde insinuant, il ajoutait: «Mais le succès et l'événement d'une si haute entreprise tendant à la restauration de ce royaume dépend, à mon avis, de ce que requériez et conseilliez le roi touchant la paix. Si vos requêtes et vos conseils tendent à la conserver, il vous sera aisé d'obtenir toute bonne provision à toutes vos plaintes, remontrances et doléances, et de faire exécuter et entretenir de point en point, et, par ce moyen, de recueillir vous-mêmes et transmettre à la postérité le fruit de vos bons avis et bons conseils...»

Jamais prince français n'en appela au glaive aussi souvent que Henri, et, par un étrange contraste, ne fit autant que lui de sacrifices à la paix. Déconcertée d'abord par les violents refus de Condé et les résistances plus mesurées mais fermes du roi de Navarre et de Damville, la cour revint à la charge par une députation spéciale et qu'on supposait, avec raison, capable d'obtenir de Henri tout ce qu'il pouvait accorder. «Le duc de Montpensier et le sieur de Biron furent de nouveau envoyés au roi de Navarre et le firent consentir à modifier l'édit de pacification. Le duc, à son retour, ayant fait part aux Etats de sa négociation, le Tiers-Etat présenta une requête au roi, pour le supplier de faire de nouvelles réflexions là-dessus. Mais enfin, après bien des délibérations et des souplesses, on s'en tint à la première requête des Etats, qui avaient d'abord demandé qu'on ne souffrît l'exercice d'aucune religion en France différente de la catholique; et l'on n'eut nul égard à la clause que plusieurs avaient voulu que l'on y insérât, savoir: qu'il fallait que la chose fût ainsi, pourvu qu'elle se pût faire sans qu'on en vînt à la guerre. La Ligue fut autorisée, après qu'elle eut été signée par le roi même, par Monsieur, par la plupart des princes et seigneurs catholiques, qui s'étaient rendus aux Etats, et cela contre l'avis du duc de Montpensier, du maréchal de Cossé, de Biron et de quelques autres. La formule en fut envoyée dans les provinces aux gouverneurs et aux villes, dont quelques-unes, et Amiens entre autres, s'excusèrent d'entrer dans la Ligue. Ainsi finirent les Etats, au commencement de mars, ajoute le Père Daniel, sans autre effet que la signature de la Ligue; car on n'y conclut rien de particulier pour la réformation de l'Etat, et même on n'y fournit rien au roi pour l'entretien de la guerre qu'il allait entreprendre. Il eut recours au clergé, qui lui donna quelque secours. Il tira encore de l'argent de la création de quelques nouvelles charges, et se prépara à commencer au plus tôt la guerre.»

Tout en laissant voir son goût pour la paix, le roi de Navarre travaillait à se fortifier, soit en vue de la rendre meilleure pour lui, quand elle viendrait en discussion, soit en prévision de luttes futures et probables. Il avait, depuis quelque temps, des conseillers et des négociateurs en quête de ressources et d'alliances: la tâche était ardue, mais Du Plessis-Mornay et Ségur s'y employèrent avec tant d'ardeur, qu'ils en arrivèrent, dans la suite, à agiter une partie de l'Europe en faveur de leur cause. En attendant ces grands résultats, la diplomatie naissante du roi de Navarre contribua, dans une notable mesure, à la formation d'une contre-ligue entre les calvinistes français, Elisabeth d'Angleterre, les rois de Suède et de Danemark, les Suisses et les princes protestants d'Allemagne. Cette association, dont les bases furent jetées au mois de février 1577, se perpétua et s'accentua dans les années suivantes; la correspondance du roi de Navarre nous en fera connaître, de temps en temps, les projets un peu vagues et les actes souvent indécis. L'existence de la contre-ligue n'eut pour effet, dès le début, que d'irriter la cour de France et de hâter les préparatifs de la guerre qu'elle avait résolu de faire aux huguenots et à leurs alliés. Au moment où le prince de Condé partait pour une expédition incohérente aux Sables-d'Olonne, Henri III mit sur pied deux armées, qui prirent sur-le-champ l'offensive: l'une occupa le Poitou et la Saintonge, sous le commandement du duc de Mayenne; l'autre, sous les ordres de Monsieur, duc d'Alençon et d'Anjou, remonta le cours de la Loire. Les premiers coups furent portés par Monsieur. Il entra, le 1er mars 1577, par composition, dans La Charité, et, de là, il marcha vers Issoire, en Auvergne; après un siège de trois semaines, un sanglant assaut mit, le 12 juin, cette place au pouvoir de l'armée royale, qui s'y livra à toutes les fureurs de la guerre. Là se bornèrent les exploits du duc d'Anjou. La campagne de Mayenne fut plus longue et non moins heureuse. Après avoir fait lever le siège de Saintes au prince de Condé, qui ne réussissait nulle part, il prit Tonnay-Charente et Marans, inquiéta La Rochelle et entreprit le siège de Brouage. Ce port, héroïquement défendu pendant deux mois, comptait sur un double secours; celui de mer ne put lui parvenir, surveillé et constamment repoussé par Lansac de Saint-Gelais; Condé, en mésintelligence avec le roi de Navarre, ne sut pas faire arriver le secours de terre. Brouage se rendit le 28 août.

Il ne tint pas au roi de Navarre que les événements ne prissent une meilleure tournure. Quoiqu'il eût beaucoup de peine à défendre ses intérêts en Guienne et en Gascogne, il tenta des efforts pour aller s'opposer aux succès de Mayenne; mais les entreprises du prince de Condé, qui tendait de plus en plus à faire bande à part, n'inspiraient qu'une médiocre confiance aux partisans de Henri, surtout aux catholiques. Ils étaient d'ailleurs fort occupés dans leurs propres foyers, où ils avaient à compter avec les troupes de Villars. Henri se multipliait: en personne ou par ses lieutenants, il était toujours en campagne, si bien que l'histoire a dû renoncer à l'ordre chronologique, pour la plupart des faits de guerre auxquels nous faisons allusion[21]. Le roi n'en essaya pas moins de réunir des forces pour défendre la cause commune. Plusieurs lettres de ce prince, datées des mois de juin et de juillet, révèlent son projet de se joindre aux troupes calvinistes, dont Mayenne devait finir par triompher. Ce projet avorta, et nous n'en avons guère d'autres traces que quelques ordres d'acheminement sur Bergerac, et six lignes de d'Aubigné sur un mouvement du roi de Navarre, «qui allait passer la Garonne avec ce qu'il pouvait ramasser, pour tendre vers Bergerac, où il faisait aussi acheminer les forces du Quercy et du Limousin, pour venir à la conjoincture du prince de Condé, du duc de Rohan, du vicomte de Turenne, du comte de La Rochefoucaud, tous mandés pour faire un rendez-vous à Bergerac.» D'Aubigné ajoute que «ce dessein tira en longueur, pour les violentes occupations du prince de Condé et la besogne qu'on lui tendait en Saintonge».

[21] Appendice: XV.

Les affaires des calvinistes allaient donc aussi mal que possible: ils ne comptaient que des échecs, depuis l'entrée en campagne des deux armées royales, et leur peu d'entente rendait leur situation encore plus précaire. Condé visait ouvertement à l'indépendance, sinon à la prééminence; le maréchal de Damville, voyant son alliance avec les huguenots de son gouvernement porter des fruits de rébellion, servir des desseins qui tendaient à créer de petites républiques au sein du royaume, s'était séparé du parti, dès le mois de mai. Enfin, le roi de France semblait n'avoir devant lui que des adversaires déjà vaincus ou à la veille de l'être; et ce fut pourtant à ce moment que les idées de paix reprirent faveur à la cour.

«Après tout, dit le Père Daniel, quoique le roi n'eût pu déclarer avec plus d'éclat qu'il avait fait dans les Etats, la résolution où il était de pousser les huguenots et de ne plus souffrir désormais, dans son royaume, l'exercice de la religion calviniste, on vit bientôt son ardeur se ralentir à cet égard; il écouta les avis du duc de Montpensier et de quelques autres du Conseil qui le portaient à la paix et lui faisaient envisager la ruine entière de son royaume dans la continuation de la guerre. Ce duc négociait toujours avec le roi de Navarre et était secondé des sieurs de Biron et de Villeroi, qui trouvaient ce prince toujours fort disposé à la paix, mais ferme et inébranlable sur l'article de l'exercice public de la religion protestante dans le royaume, quoiqu'il ne refusât pas d'admettre quelque tempérament dans l'édit de pacification.» Les déclarations suivantes, adressées par Henri au duc de Montpensier, pendant la conférence de Bergerac, marquaient bien ses vues conciliantes: «... Je veux vous témoigner, et à toute cette bonne compagnie, que je désire tant la paix et repos de ce royaume, que je sais bien que, pour la conservation et la tranquillité publique, il y a des choses qui ont été accordées à ceux de la religion par l'édit de pacification dernier, qui ne peuvent pas sortir leur effet et doivent être diminuées et retranchées. Et, pour cette occasion, je ne fauldrai, à la prochaine assemblée qui se doit faire à Montauban, de le remontrer... Voulant bien vous assurer de rechef que je désire tant la paix et repos de ma patrie que je ferai mentir ceux qui m'ont voulu calomnier..., offrant de m'en aller et me bannir pour dix ans de la France..., si l'on pense que mon absence puisse servir pour apaiser les troubles qui ont eu cours jusques ici...» Les intentions du roi de Navarre ne rencontrèrent aucune opposition chez son cousin. «Le prince de Condé, après la prise de Brouage par le duc de Mayenne, voyait tous les jours ses troupes se débander. Il était mal satisfait des Rochelais, qui ne s'accordaient point entre eux, les uns souhaitant la paix, et les autres s'y opposant, et tous ou la plupart, refusant de lui accorder l'autorité qu'il souhaitait prendre dans leur ville et qu'il se croyait nécessaire pour bien conduire la guerre. Ainsi, on se rapprocha insensiblement, on convint d'une trêve, au commencement de septembre: elle fut suivie de la paix que le roi signa à Poitiers, et le roi de Navarre, à Bergerac, et puis, d'un nouvel édit de pacification différent du dernier seulement, en ce qu'il donnait un peu moins d'étendue à l'exercice public du calvinisme, et que les places de sûreté n'étaient pas tout à fait les mêmes que celles que le roi avait accordées aux calvinistes par le précédent édit; car on leur donna Montpellier au lieu de Beaucaire, et Issoire, qui avait été prise, ne leur fut pas rendue.

«Le roi de Navarre conclut cette paix, sans consulter le duc Casimir, qui s'en tint fort offensé... Pour ce qui est du prince de Condé, il en eut tant de joie, que le courrier qui lui en vint apporter la nouvelle à La Rochelle (d'autres disent à Saint-Jean-d'Angély) étant arrivé la nuit, il la fit publier sur-le-champ aux flambeaux. Les calvinistes du Languedoc, toujours en défiance de la cour, eurent plus de peine à la recevoir; mais Jean de Montluc, évêque de Valence, y ayant été envoyé par le roi, quelque temps après, ramena les esprits. Le maréchal de Damville, que la cour avait recommencé de regagner par la maréchale sa femme, accepta aussi la paix et la fit accepter dans les endroits où il était le maître.»

CHAPITRE IV

Paix illusoire.—Le nouveau lieutenant-général en Guienne.—Henri ne gagne pas au change.—Biron et l'éducation militaire du roi de Navarre.—Henri et Catherine de Médicis.—La cour de Navarre s'établit à Nérac.—L'affaire de Langon.—Le voyage de Catherine et de Marguerite en Gascogne.—Les deux reines à Bordeaux.—Henri les reçoit à La Réole.—Séjour à Auch.—La Réole livrée aux troupes royales.—L'«Escadron volant».—Surprise de Fleurance.—«Chou pour chou.»—Surprise de Saint-Emilion.—La conférence de Nérac.—Traité favorable aux calvinistes.—La cour de Nérac.—Galanteries dangereuses.—Les revanches de Catherine de Médicis.—Séductions et calomnies.—Le roi de Navarre entre les protestants et les catholiques.—Beaux traits de caractère.—Mémorable déclaration.—Départ de la reine-mère.—La chasse aux ours.—Mésaventures de la reine de Navarre à Pau.

La paix dont la conférence de Bergerac débattit les conditions fut conclue dans cette ville, le 17 septembre 1577, et confirmée, le 5 octobre suivant, par l'édit de Poitiers. Elle paraissait avoir comblé presque tous les vœux des partis en lutte, et ces partis en jouissaient à peine, qu'ils s'évertuèrent à la violer. Les provinces du midi ne désarmèrent pas; nous trouvons, dans la correspondance de Henri avec le maréchal de Damville, l'énumération des principaux troubles qui ensanglantèrent parfois le Languedoc. Dans ses lettres, le roi de Navarre affirme que partout où sa main peut s'étendre, où sa voix peut être entendue, il veille à la réparation des fautes commises par ses coreligionnaires, qui ne sont plus les alliés du maréchal. «Je voudrais bien, dit-il, que, de toutes parts, on fît de même...» Il n'en est rien: «De tous côtés, j'ai vu plusieurs plaintes de meurtre et entreprises faites contre ceux de la religion, sans qu'on leur fasse administrer la justice... Au contraire, on crie contre eux désespérément et les charge des plus grands crimes du monde.» Là-dessus il articule nettement: «On a surpris Saint-Anastase, on a tué le baron de Fougères, puis on couvre ce fait d'une querelle particulière. Sur cette nouvelle prise d'Avignonnet, on a emprisonné partout ceux de la religion, on en a tué une centaine... Je ne vois qu'on s'échauffe pour cela d'en faire justice, ni qu'on soit prompt à en faire donner avertissement au roi, comme on a accoutumé de faire pour le moindre fait de ceux de la religion.» L'énumération continue: «Voilà, conclut Henri, les plaintes que j'entends ordinairement de ceux de la religion et que j'ai bien voulu vous représenter, afin que vous les entendiez et que vous y apportiez les remèdes convenables».

Henri n'oubliait pas, sans doute, qu'il était le chef d'un parti dont il devait s'efforcer d'atténuer les torts, tout en faisant ressortir ceux du parti opposé; mais, dans sa réponse aux doléances du maréchal, le roi, après avoir parlé des actes de justice émanés de lui-même, signale des griefs dont on ne semble pas disposé à lui rendre raison. Il en était réduit à protester contre des dommages personnels: les agents de Henri III ajournaient outrageusement le paiement de ses pensions et la perception même d'un impôt. «Par un des articles du dernier édit de pacification, dit Berger de Xivrey, le roi avait accordé au roi de Navarre le produit de l'impôt sur les pastelz, cette plante appelée aussi guède, et qui était, à cette époque, le seul ingrédient employé pour la teinture en bleu. Mais on paraissait n'être disposé à rien accorder à ce prince, que Davila représente réduit en un coin de la Guienne, dont il n'était gouverneur que de nom, privé de la plupart de ses revenus, et entièrement exclu des bienfaits du roi; choses par le moyen desquelles ses ancêtres avaient soutenu leur dignité depuis la perte du royaume de Navarre.»

Le roi de Navarre n'avait pas eu à se louer des actes de l'amiral de Villars, son lieutenant imposé en Guienne: à la conférence de Bergerac, il avait exprimé le désir de voir un autre officier à la tête de ce gouvernement. La cour rappela Villars, d'ailleurs fort avancé en âge, et mit à sa place le maréchal de Biron, dont Henri espérait s'accommoder mieux que de son prédécesseur. Il ne gagna pas au change: Biron, qui le servit plus tard glorieusement, après la mort de Henri III, n'était pas encore d'humeur à exposer pour lui sa fortune et sa vie. Il lui rendit pourtant un grand service, pendant la durée de sa charge: toujours à l'affût de quelque déconvenue à lui infliger, souvent à ses trousses, tantôt l'empêchant de reprendre une ville révoltée, tantôt lui en prenant une, sous ses yeux, Biron, sans le vouloir, lui apprit ce qu'il savait de l'art de la guerre, où il comptait peu de rivaux. En attendant, le maréchal s'appliquait, à Bordeaux et dans tout le gouvernement, à contrarier les vues, à déconcerter les projets du roi de Navarre. Henri en eut force déplaisirs, qui, s'ajoutant à beaucoup d'autres, le poussèrent à écrire au roi de France, le 6 juillet, une lettre que Chassincourt était chargé de présenter à Henri III, comme l'entrée en matière et le thème de plaintes assez vives. «Le sieur de Chassincourt vous fera entendre bien au long l'état des affaires en deçà, qui ne sont pas, à mon grand regret, selon l'intérêt de V. M., déclaré tant par l'édit de la paix et traité de conférence faite avec la reine votre mère, que par plusieurs de vos dépêches, mais, au contraire, selon la mauvaise affection d'aucuns vos principaux ministres et officiers qui, ayant les moyens pour remédier aux maux, ne les veulent employer. De sorte que, faute de punition, et voyant qu'on me fait expérimenter une telle défaveur de me priver de la jouissance de mes maisons et châteaux de Nontron, Montignac, Aillas et autres, la licence de mal faire et la témérité des turbulents accroît tous les jours pour entreprendre sur vos villes et places...—Il est besoin que votre autorité soit fortifiée par V. M. plus qu'elle n'est en ce gouvernement. A quoi il vous plaira de pourvoir. Autrement, je me vois gouverneur du seul nom et titre, qui m'est fort mal convenable, ayant cet honneur de vous être ce que je suis...»

On a remarqué l'allusion à Catherine de Médicis. Henri connaissait, de longue date, la reine-mère, toujours maîtresse du pouvoir, et ce fut à la dernière extrémité, après le traité de Nemours, qu'il rompit décidément avec elle, ou du moins se déshabitua de solliciter son influence. Jusque-là, nous le verrons, non seulement respectueux envers Catherine, comme il fut toujours, mais encore prêt à prendre devant elle l'attitude d'un client. La reine-mère gouvernait la France, autant qu'à cette époque on pouvait la gouverner. Aussi, ne faut-il pas s'étonner de voir le roi de Navarre écrire presque toujours à Catherine en même temps qu'à Henri III. Il lui arrivait aussi parfois de n'invoquer que l'appui de la reine-mère. C'est ainsi que, dans une lettre du mois de juillet 1578, il prie Catherine d'accorder sa protection à «un sieur de Pierrebussière, impliqué dans un procès de meurtre aboli» par l'édit de pacification, et en faveur de qui le roi de Navarre demande que l'affaire soit envoyée devant la chambre tri-partie[22], établie à Agen, en conséquence de l'article 22 de l'édit de Poitiers.

[22] Appendice: XI.

Henri aurait eu grand besoin des bons offices de la reine-mère pour échapper aux persécutions de Biron. Au mois d'août, le maréchal, sans l'agrément du roi de Navarre, mit des garnisons à Agen et à Villeneuve-sur-Lot, et força la petite cour à se réfugier à Lectoure, puis à Nérac. Déjà le 8 avril, date douteuse, à notre avis, mais adoptée par plusieurs historiens, les catholiques avaient surpris, saccagé et pillé la ville de Langon, qui se reposait sur la foi du traité de paix. Biron, accouru trop tard, n'avait trouvé rien de mieux, pour réparer ces désordres, que de faire combler les fossés et démolir les fortifications, en un mot, de punir les victimes, dont les dépouilles furent transportées, à pleines barques, à Bordeaux. Henri se plaignait en vain de ces dénis de justice et de bien d'autres à Henri III ou au maréchal de Damville, dont il n'avait pas perdu l'espoir de reconquérir le dévouement. Il prenait patience, néanmoins, comptant ou affectant de compter sur la présence de la reine-mère, pour redresser tant de torts. Le voyage en Gascogne de Catherine et de la reine de Navarre venait, en effet, d'être décidé. Le 1er septembre, Henri écrivait à Damville, en protestant contre les procédés abusifs de Biron: «J'espère que, à cette prochaine venue de la reine, il sera pourvu à une générale exécution de l'édit et à l'établissement d'une paix assurée».

Le but apparent de ce voyage était simple. Il s'agissait, pour Catherine, de présider à la réunion de Marguerite avec le roi de Navarre, Henri ayant jugé que le séjour de sa femme en Guienne et en Gascogne pourrait avoir quelque heureuse influence, et exprimé, par un message spécial, le désir de la revoir. En réalité, la reine-mère se mettait en route, la tête pleine de ces projets machiavéliques, tantôt déjoués par les événements, tantôt menés à bonne fin, dans lesquels avait toujours consisté sa science politique. Elle quitta Paris, au mois d'août, pendant que Monsieur se ridiculisait par sa première aventure dans les Pays-Bas, qu'il réussit à agiter, mais d'où il ne sortit pour la France que de nouveaux embarras diplomatiques. Les deux reines voyageaient avec toute une cour, au sein de laquelle on remarquait un groupe de jeunes femmes d'une élégance et d'une coquetterie extrêmes, baptisées du nom de dames d'honneur, selon le cérémonial, et surnommées «l'escadron volant», parce que la reine-mère, qui les avait, pour ainsi dire, enrégimentées, les menait avec elle partout où elle voulait accroître, par leurs séductions, les ressources de sa diplomatie.

La cour de parlement de Bordeaux envoya une députation au-devant de Leurs Majestés, et leur fit une entrée solennelle. «Il fut arrêté par la cour, dit l'abbé O'Reilly, qu'elle ferait aux deux princesses une entrée aussi solennelle que possible, et qu'elle y assisterait en robes rouges, en chaperons fourrés et à cheval; que le maréchal de Biron, gouverneur et maire de Bordeaux, et, en l'absence du roi de Navarre, lieutenant du roi en Guienne, serait vêtu d'une robe de velours cramoisi et de toile d'argent ou de velours blanc; que les parements et le chaperon seraient de brocatelle; que les jurats et les clercs de la ville auraient des robes de satin cramoisi et blanc; que le poêle serait de damas blanc; qu'il serait fait à la reine-mère un présent d'un pentagone d'or massif du poids de deux marcs, ayant les bords richement émaillés, et que sur les angles et sur chaque face du pentagone seraient gravées les lettres qui forment le mot grec signifiant salut; que sur un des côtés serait représentée une nuée d'azur, à rayons d'or et surmontant deux sceptres violets, entrelacés d'une chaîne; que sur le revers et au centre serait gravée l'inscription: A l'immortelle vertu de la divine Marguerite de France, reine de Navarre, fille de roi et sœur de trois rois, Bordeaux».

«Le 18 septembre, la reine-mère fut reçue sur le port, au Portau-Barrat, par les autorités de la ville; elle fut conduite, avec pompe, chez M. de Pontac, trésorier, d'autres disent chez M. de Villeneuve, président au parlement; on lui présenta un dauphin de huit pieds qu'on venait de pêcher. La reine de Navarre logea chez M. Guérin, conseiller, près du palais.»

De Bordeaux, les deux reines allèrent à La Réole, où elles avaient donné rendez-vous au roi de Navarre. Il y vint accompagné de six cents gentilshommes catholiques ou huguenots, qui donnèrent aux princesses et à leur suite une assez favorable idée de la cour de «Gascogne». De La Réole, le roi et les reines se rendirent à Agen. Là, se succédèrent de nombreuses fêtes, après lesquelles Catherine jugea nécessaire de pousser jusqu'à Toulouse, pour résoudre quelques questions relatives aux affaires du Languedoc. Le 2 novembre, elle revint sur ses pas, toujours accompagnée de Marguerite, et se rendit à l'Isle-Jourdain, pour conférer avec le roi de Navarre. Les princesses y reçurent une magnifique hospitalité, au château de Pibrac. La reine-mère et la reine de Navarre firent l'une après l'autre, le 20 et le 21 novembre, leur entrée solennelle à Auch. Catherine entra la première. «Cinq consuls, dit l'abbé Monlezun, vinrent à sa rencontre, à la tête d'un grand nombre d'habitants. Vivès, l'un d'eux, la harangua, et après la harangue, un enfant de la ville prononça une oraison ou discours d'apparat, où il relevait les vertus de l'illustre princesse qui honorait la Gascogne de sa présence. La reine s'avança ensuite, portée dans une grande coche. Les autres consuls l'attendaient, avec le reste de la population, à la porte de Latreille. Ils lui offrirent les clefs de leur cité; mais Catherine les refusa en disant qu'on les gardât pour le roi son fils. Les consuls montèrent alors à cheval et escortèrent la princesse jusque sous le porche de l'église métropolitaine, où les chanoines la reçurent au son des cloches et au chant du Te Deum. Marguerite entra le lendemain, portée dans une magnifique litière de velours, et reçut les mêmes honneurs que sa mère. Le chapitre de Saint-Orens s'était joint au cortége. Des enfants faisaient retentir les airs de chants composés à sa louange; on arriva ainsi aux portes de Sainte-Marie. Le chapitre métropolitain attendait en habit de chœur. La princesse prétexta une indisposition, et se fit conduire à l'ancien cloître des chanoines, qui lui avait été préparé pour logement, ainsi qu'à la reine sa mère. Marguerite ne s'était jamais montrée à Auch. Elle usa de la faculté que lui donnait sa qualité de comtesse d'Armagnac, et en l'honneur de sa première entrée, elle fit élargir, par l'évêque de Digne, son premier aumônier, deux malheureux détenus dans la prison du sénéchal.»

Henri arriva le jour suivant, et alla loger à l'archevêché. Il avait refusé les honneurs d'une réception officielle; néanmoins, il fallut que les consuls vinssent lui offrir les clefs de la ville et l'hommage de leur fidélité. La position était embarrassante pour des magistrats qui, deux ans auparavant, avaient fermé leurs portes au prince. Les consuls ne purent s'empêcher de le lui rappeler, au moins indirectement: «Non, non, répondit Henri, avec sa courtoisie ordinaire, il ne me souvient pas du passé, mais vous, soyez-moi gens de bien, à l'avenir.» Puis, prenant les clefs des mains de Vivès et les lui rendant aussitôt, il ajouta: «Tenez, à condition que vous me serez tel que vous devez».

Entre autres réjouissances organisées pour les royales visiteuses, un bal leur fut offert par Madame de La Barthe, parente de ce capitaine Giscaro qui avait offensé le roi de Navarre. Le jour de cette fête fut marqué par un épisode qui tient du roman, si même il n'en dépasse pas les récits imaginaires.

Le bal avait commencé dans l'après-midi. Il était dans tout son éclat, les deux cours y joutant d'entrain et de galanterie, lorsque le roi de Navarre fut averti par Armagnac, son valet de chambre, qu'une grave nouvelle venait d'arriver de La Réole.

Cette place, confiée à la garde du vieux baron d'Ussac, calviniste zélé, avait ouvert ses portes aux catholiques. D'Ussac s'était laissé vaincre, au passage, par une des plus séduisantes amazones de l'«escadron volant». Hors d'âge et de mine rébarbative, il fut, après sa défaite, le sujet des railleries des jeunes gentilshommes venus avec le roi de Navarre au-devant des deux reines, et Henri, lui-même, dit-on, lui lança quelque sarcasme. D'Ussac, blessé dans sa vanité, laissa voir beaucoup d'humeur à sa maîtresse, cette belle et rieuse Anne d'Acquaviva, fille du duc d'Atrie, et que d'Aubigné qualifie de «bouffonne Atrie». La dame d'honneur de Catherine exploita ce dépit de guerrier et d'amoureux, et conseilla la vengeance. Deux mois après, d'Ussac laissait entrer les catholiques dans La Réole.

A cette fâcheuse nouvelle, Henri contient son émotion. D'un geste, il appelle à lui quelques-uns de ses partisans les plus sûrs, entre autres Turenne, Rosny et Manaud de Batz. On tient conseil. «Le premier mouvement, dit Turenne dans ses Mémoires, fut si nous étions assez forts pour nous saisir de la ville d'Auch: il fut jugé que non. Soudain, je dis qu'il nous fallait sortir et qu'avec raison, nous pourrions nous saisir du maréchal de Biron et autres principaux personnages qui étaient avec la reine, pour ravoir La Réole.» La seconde proposition de Turenne fut rejetée comme la première; mais quelqu'un ayant ouvert l'avis de surprendre Fleurance, petite ville située à quelques lieues d'Auch, Henri adopta le projet. Ordonnant le secret, il se confia au baron de Batz pour l'exécution. Le gouverneur d'Eauze court vers Fleurance avec quelques hardis cavaliers, s'embusque dans le voisinage de la place, et, par affidé, essaie vainement d'y nouer quelque intelligence, comme le lui avait recommandé le roi. Jugeant qu'il faut en venir aux coups, il envoie un message à Henri, qui, le pied à l'étrier, lui répond sur-le-champ: «C'est merveille que la diligence de votre homme et la vôtre. Tant pis que n'ayez pu pratiquer ceux du dedans à Fleurance: la meilleure place m'est trop chère du sang d'un seul de mes amis. Mais puisque est, cette fois, votre envie de pratiquer la muraille, bien volontiers. Pour ce, ne vous enverrai ni le monde ni le pétard que vous me demandez, mais bien vous les mènerai, et y seront les bons de mes braves. Par ainsi, ne bougez de la tuilerie, où vous irons trouver. Sur ce, avisez le bon endroit pour notre coup: de quoi et du reste pour bien faire se repose sur vous le bien vôtre à jamais.»

A trois heures du matin, Henri, Turenne, Rosny arrivaient devant Fleurance, avec une poignée d'hommes déterminés, et, se joignant à ceux du baron de Batz, qui avait trouvé le «bon endroit», enlevaient cette place, après avoir essuyé quelques arquebusades. Il n'en coûta pas même au roi «le sang d'un seul de ses amis». Cette prouesse accomplie, Henri tourne bride et regagne Auch. Au lever du jour, il se trouvait désarmé et souriant auprès de la reine-mère. On venait d'annoncer à Catherine la nouvelle de la prise de Fleurance par le roi en personne, et elle refusait d'y croire, convaincue que Henri, au sortir de la fête, avait passé la nuit à Auch. Quand le doute ne fut plus permis, elle dit au roi: «C'est la revanche de La Réole; vous avez fait chou pour chou; mais le nôtre est mieux pommé».

Sully raconte que, peu de temps après, il arriva pareille aventure pendant un séjour que les deux cours firent à Coutras. Dès l'arrivée de la reine-mère en Guienne, une trêve avait été conclue entre les deux partis. Catherine aurait pu convenir avec le roi de Navarre d'une trêve générale; mais, obéissant à une arrière-pensée que la trahison de La Réole permit de pénétrer, elle décida que la trêve serait locale, c'est-à-dire que tout fait de guerre serait interdit dans un rayon de deux lieues environ, autour de la résidence royale. Dans ces limites, catholiques et protestants devaient fraterniser; aussitôt qu'elles étaient franchies, ils avaient le droit de se couper la gorge. La cour étant à Coutras, le roi sut que les habitants de Saint-Emilion avaient dépouillé un marchand calviniste, et s'en plaignit à la reine-mère: elle ne répudia point la prise. Henri résolut donc de faire encore «chou pour chou», et, cette fois, le sien fut le mieux pommé.

De Coutras, il envoya Roquelaure, Rosny et quelques autres jeunes capitaines bien accompagnés passer la nuit à Sainte-Foy, pour y faire plus librement leurs préparatifs, parce que cette ville n'était pas dans les limites de la trêve. Le récit des Economies royales offre de l'intérêt: «... Deux heures avant jour, on se trouva à un quart de lieue de Saint-Emilion, où ayant mis pied à terre, disent les secrétaires de Sully, vous marchâtes par un profond vallon et arrivâtes sans alarmes près des murailles. Celui qui menait le dessein marchait devant avec six soldats choisis qui portaient les saucisses (les pétards), lesquelles ils fourrèrent dans une assez grosse tour, par deux canonnières (embrasures) assez basses qui étaient en icelle; auxquelles saucisses le feu ayant été mis, le tour s'entr'ouvrit, de sorte que deux hommes y pouvaient entrer de front, avec un tel tintamarre qu'il fut entendu jusqu'à Coutras; laquelle occasion fut aussitôt embrassée par tous vous autres qui étiez couchés sur le ventre, départis en trois bandes, chacune composée de vingt hommes et soixante arquebusiers, et après eux, venait encore M. de Roquelaure avec soixante hommes armés, pour demeurer dehors et subvenir aux accidents qui se pourraient présenter. Vous entrâtes dans la ville sans aucune opposition et ne rencontrâtes que deux troupes qui, ayant tiré quelques arquebusades, se retirèrent. Bref, il n'y eut que quatre hommes de tués de ceux de la ville, et six ou sept de blessés; et de votre côté, deux soldats tués et trois ou quatre blessés; puis tous les habitants se renfermèrent dans leurs maisons, sans faire plus aucune défense; puis on s'employa au pillage, où les gens de guerre, et surtout les voisins du lieu, s'employèrent comme braves Gascons.»

Quand la reine-mère fut informée de cette nouvelle revanche, elle se fâcha, et dit qu'elle ne pouvait regarder la prise de Saint-Emilion que comme un acte déloyal, cette ville étant dans les limites de la trêve; mais le roi de Navarre la réduisit, sans trop de peine, au silence, en lui rappelant l'affaire toute récente du marchand molesté par ceux dont elle prenait la défense.

D'Auch, les deux reines allèrent s'établir à Nérac, où Catherine séjourna plus longtemps que dans aucune autre ville de Guienne ou de Gascogne. C'était là qu'elle avait résolu de livrer au roi de Navarre et à ses partisans une vraie bataille de diplomatie et de galanterie. Au mois de janvier, s'ouvrirent des conférences en vue d'un nouveau traité ou d'une interprétation du traité précédent. Y prirent part: la reine-mère, le cardinal de Bourbon, oncle du roi de Navarre, le duc de Montpensier et son fils, le prince dauphin d'Auvergne, Armand de Gontaud, maréchal de Biron, Guillaume de Joyeuse, Louis de Saint-Gelais, seigneur de Lansac, Bertrand de Salignac de la Mothe-Fénelon, Guy Dufaur de Pibrac, et Jean-Etienne Duranti, avocat général au parlement de Toulouse, nommé, l'année suivante, président à la même cour. Le traité, signé, le 28 février 1579, par ces personnages et par le roi de Navarre, était en vingt-neuf articles. Il fut ratifié à Paris, le 19 mars suivant, par le roi de France. Le jour même de la signature, Catherine de Médicis et Henri communiquèrent le texte de ce document au maréchal de Damville: «Nous avons, grâces à Dieu, résolu et arrêté, par l'avis des princes et sieurs du conseil privé du roi, après avoir aussi ouï les remontrances de ceux de la religion prétendue réformée, les moyens qu'il faut tenir, tant pour faire cesser tout acte d'hostilité que pour l'entière exécution de l'édit de pacification fait et arrêté, au mois de septembre 1570.» La lettre royale invitait le maréchal à publier cette nouvelle, avec des injonctions conformes, et elle était signée: «Votre bonne cousine et cousin, Catherine,—Henri». Diverses lettres du roi de Navarre et de la reine-mère, sur le même sujet et dans le même sens, furent adressées aux officiers généraux, gouverneurs et capitaines, soit immédiatement, soit après la ratification. La plupart des clauses du traité de Nérac étaient favorables aux calvinistes. «On accorda encore au roi de Navarre trois places en Guienne pour l'assurance de l'exécution de cet édit, savoir: Figeac, Puymirol et Bazas, qu'ils devaient rendre, au mois d'août suivant, et onze aux calvinistes de Languedoc, à condition de s'en dessaisir, au mois d'octobre; les principales étaient Alais, Sommières et Lunel. On ne les leur accorda que sur la parole qu'ils donnèrent qu'on n'y ferait nulle nouvelle fortification, qu'on y conserverait les églises, et qu'on n'y maltraiterait point les catholiques. Mais, quand ils en furent une fois les maîtres, ils en chassèrent les prêtres et firent tomber tous les impôts sur les catholiques, pour en décharger ceux de leur religion. C'est ainsi, ajoute le Père Daniel, que les calvinistes profitaient de l'envie que l'on avait à la cour d'entretenir la paix, tandis que, sous main, ils prenaient entre eux de nouvelles liaisons, pour ne pas se laisser surprendre, en cas qu'il fallût en revenir à la guerre, ou qu'ils trouvassent l'occasion favorable de la recommencer eux-mêmes.»

Mézeray prétend expliquer les avantages que les protestants trouvèrent dans la paix de Nérac: la reine Marguerite, recherchant tous les moyens de se venger de Henri III, aurait «pris soin de s'acquérir secrètement le cœur de Pibrac, qui était le conseiller de sa mère, en sorte que, n'agissant que par son mouvement et contre les intentions de la reine-mère, il éclaircit plusieurs articles en faveur des religionnaires et leur fit accorder beaucoup de choses, même plusieurs places de sûreté». En somme, Catherine de Médicis avait été battue sur le terrain diplomatique[23]. Ses artifices et les manœuvres de son «escadron volant» lui valurent une revanche dont se ressentirent longtemps les affaires du roi de Navarre.

[23] Appendice: XVI.

La présence des deux reines à Nérac transforma en capitale cette ville, déchue, par plus de vingt années de guerre et de troubles, du rang qu'elle avait occupé sous le règne de Henri d'Albret et de la première Marguerite. La seconde, dans ses Mémoires, nous a laissé un tableau riant de la cour de Nérac: «Notre cour était si belle et plaisante, que nous n'enviions point celle de France, y ayant la princesse de Navarre et moi, avec nombre de dames et filles, et le roi mon mari étant suivi d'une belle troupe de seigneurs et gentilshommes aussi honnêtes que les plus galants que j'aie vus à la cour; et n'y avait rien à regretter en eux, sinon qu'ils étaient huguenots. Mais de cette diversité de religion il ne s'en oyait point parler, le roi mon mari et la princesse sa sœur allant d'un côté au prêche, et moi et mon train à la messe, à une chapelle, d'où, quand je sortais, nous nous rassemblions pour nous aller promener ensemble en un très beau jardin ou bien au parc, dont les allées, de trois mille pas de long, côtoyaient la rivière; et le reste de la journée se passait en toutes sortes d'honnêtes plaisirs, le bal se tenant d'ordinaire l'après-dînée et le soir.» Sully et d'Aubigné apportent leur témoignage à Marguerite: Nérac jouissait de toutes les élégances et de tous les plaisirs d'une cour; mais il en offrait aussi les vices et les dangers, comme l'éprouvèrent le roi de Navarre et un grand nombre de ses partisans. Henri avait pris, à la cour de France, des habitudes de libertinage dont rien, pas même l'âge, ne put jamais le guérir. Il tomba, plus d'une fois, dans les pièges tendus à sa faiblesse trop connue par les suivantes de Catherine et de Marguerite: à l'histoire de ses liaisons avec Madame de Sauves et Mademoiselle de Tignonville, s'ajouta la chronique scandaleuse de ses caprices pour Mademoiselle Dayelle, Mademoiselle de Fosseuse-Montmorency et Mademoiselle Le Rebours. Tout ce qu'il est permis de dire, pour atténuer, s'il se peut, ces torts et bien d'autres qui gâtèrent sa vie privée, c'est que la cour des Valois n'allait point sans ces débordements, et que, fort heureusement pour lui et pour la France, ils ne lui firent jamais oublier ni les devoirs de la politique, ni le noble souci de la gloire.

Les amis et les serviteurs du roi payèrent aussi leur tribut aux roueries italiennes de la reine-mère: on vit Turenne, Roquelaure, Béthune domptés à leur tour, et Rosny, qui devait être plus tard le grave ministre d'un grand roi, succomba comme les autres. Il faut même ajouter que, après le départ de Catherine et de son dangereux «escadron», la galanterie ne laissa pas de régner à la cour de Nérac, du moins tant qu'elle fut tenue par la belle reine de Navarre. Ces passions ou amourettes à la mode entraînèrent de fâcheuses conséquences politiques. Catherine semait l'esprit de division et de défection. Quand elle quitta la Gascogne, vingt trahisons étaient à la veille de se déclarer, et elles amoindrirent le parti: Lavardin, Gramont et Duras, entre autres, devinrent les adversaires de Henri. Nous ne mentionnerons que pour mémoire les rivalités, les querelles et les duels: Condé et Turenne eux-mêmes, brouillés par le contre-coup des intrigues de la reine-mère, en arrivèrent à croiser le fer, et le vicomte faillit périr quelque temps après, dans une rencontre, à Agen, avec Durfort de Rauzan.

Lorsque Catherine de Médicis ne pouvait ni subjuguer par son manège personnel, ni désarmer par la galanterie les partisans du roi de Navarre, elle les faisait habilement calomnier auprès de lui, comme il arriva pour le gouverneur d'Eauze. La reine-mère, se souvenant que l'expédition de Fleurance avait été organisée par ce gentilhomme, donna mission à un de ses affidés, personnage important, de faire naître, dans l'esprit du roi, des soupçons sur la fidélité de son «Faucheur». Averti, Manaud de Batz sollicita une explication de Henri, qui la lui donna dans une lettre où se marquent, en termes éloquents, la délicatesse et la magnanimité de son cœur[24].

[24] Appendice: XIII.

C'est avec une sorte de prédilection, remarquée par les historiens de notre temps, que le roi de Navarre a prodigué les traits de son beau et séduisant caractère dans ses lettres au baron de Batz. Sully et d'Aubigné constatent qu'il y eut souvent rivalité entre les protestants et les catholiques au service de Henri, et qu'il fallait à ce prince beaucoup de tact pour les mettre d'accord. Quand les principaux calvinistes, tels que Turenne, d'Aubigné et Du Plessis-Mornay, lui conseillaient de se défier de ses officiers catholiques, il leur fermait la bouche par cette juste réflexion, que les «papistes» méritaient toute sa confiance, puisqu'ils le servaient par un pur attachement à sa cause ou à sa personne. Du reste, il excella de bonne heure à lire au fond des cœurs. «Beaucoup m'ont trahi, mais peu m'ont trompé», écrivait-il à propos d'une défection prévue; et il ajoutait: «Celui-ci me trompera, s'il ne me trahit bientôt». L'habileté n'eût pas toujours suffi pour maintenir le faisceau de tant de fidélités diverses; mais, dans les cas extraordinaires, Henri puisait en lui-même une éloquence irrésistible.

Pendant la campagne de 1580, un jour que l'on discutait, en présence du roi de Navarre, le plan d'une petite expédition, les avis se partagèrent. Du Plessis-Mornay opinait absolument pour l'action immédiate, et Manaud de Batz, qui connaissait le pays et les difficultés de l'entreprise, n'épargnait pas les objections. «Je ne puis comprendre», dit à la fin Mornay, «comment un homme si déterminé aux armes est si timide en conseil!» Le roi de Navarre se chargea de la réponse: «Un vrai gentilhomme, répliqua-t-il, est le dernier à conseiller la guerre, et le premier à la faire!» Mais on connaît de Henri de Bourbon une parole encore plus haute, la plus royale peut-être qui ait été prononcée dans les temps modernes.

En 1578, pendant que le roi de Navarre était en Agenais, quelques-uns de ses partisans béarnais, pourchassés à travers l'Armagnac par les troupes du roi de France, furent recueillis par Antoine de Roquelaure et Manaud de Batz, qui les prirent sous leur sauvegarde. Henri écrivit, à ce sujet, au gouverneur d'Eauze:

«Monsieur de Batz, j'ai entendu avec plaisir les services que vous et M. de Roquelaure avez faits à ceux de la Religion, et la sauveté que vous particulièrement avez donnée, dans votre château de Suberbies, à ceux de mon pays de Béarn, et aussi l'offre, que j'accepte pour ce temps, de votre dit château. De quoi je vous veux bien remercier et prier de croire que, combien que soyez de ceux-là du Pape, je n'avais, comme vous le cuydiez, méfiance de vous dessus ces choses. Ceux qui suivent tout droit leur conscience sont de ma religion, et moi, je suis de celle de tous ceux-là qui sont braves et bons[25]

[25] Voir le fac-simile.

C'était au nom de cette «religion» faite d'honneur, de probité et de vaillance, que le roi de Navarre savait conquérir de fidèles amis, et ce fut elle qui monta avec lui sur le trône de France.

La paix de Nérac signée, Catherine se dirigea vers le Languedoc, où elle avait plusieurs affaires à traiter avec le maréchal de Damville. Après une excursion à Agen, elle passa dans le comté de Foix, accompagnée du roi et de la reine de Navarre. Ce pays de montagnes offrit aux deux cours une fête qui fut tragique. C'était une chasse aux ours. Les chasseurs, surexcités par la présence des reines, des dames et de tant de grands personnages, firent des prodiges d'audace, et plusieurs d'entre eux périrent dans une lutte corps à corps avec les redoutables fauves. A Castelnaudary, où l'attendaient les Etats de Languedoc, la reine-mère prit congé de sa fille et de son gendre, qui allèrent séjourner dans le Béarn. Bascle de Lagrèze a esquissé le tableau pittoresque de l'entrée et du séjour de Marguerite à Pau.

«Elle arrive dans sa litière faite à piliers doublés de velours incarnadin d'Espagne, en broderie d'or et de soie nuée à devise, pour me servir des expressions de ses Mémoires. Cette litière est toute vitrée et les vitres sont faites à devise, y ayant, ou à la doublure, ou aux vitres, quarante devises toutes différentes, avec des mots en espagnol et en italien sur le soleil et ses effets. Après la litière de la reine s'avancent celles de ses dames d'honneur. Dix filles à cheval l'entourent; puis viennent à la suite six carrosses ou chariots contenant les autres dames ou femmes de la cour. C'est dans le château de Pau que la reine étale ses plus brillantes toilettes. Elle est décidée à user ses robes; car, lorsqu'elle retournera à Paris, elle n'y portera que des ciseaux et des étoffes pour se faire habiller à la mode du jour.»

L'abbé Poeydavant rapporte que la nouvelle de l'arrivée de cette princesse ne fut pas agréable aux consistoires du pays: ils en conçurent des alarmes dont on aperçut bientôt les signes. «Le fondement en était pris du zèle de cette princesse pour la religion catholique. On craignait, avec quelque apparence de raison, qu'il ne portât atteinte à la dernière constitution qui la bannissait du pays souverain. Sur cette appréhension, le synode, qui, vers la fin de cette année (1578), se tint dans Oloron, fit publier un jeûne pour obtenir du ciel la grâce de détourner le grand malheur dont on se croyait menacé. Tandis que ces réformateurs appréhendaient si vivement le retour de la liberté religieuse et civile pour leurs concitoyens, ils abusaient eux-mêmes, d'une manière étrange, des édits que l'intolérance avait dictés contre les catholiques.» Les Mémoires de Marguerite nous apprennent, en effet, qu'elle fut elle-même victime de l'intolérance calviniste.

La reine, jouissant du libre exercice de sa religion, faisait dire la messe au château de Pau par des aumôniers de sa suite. Les catholiques, dont le nombre était considérable dans la ville, désiraient ardemment l'entendre. Il y avait, au château, un pont-levis d'où l'on s'introduisait dans la cour qui conduisait à la chapelle. Chaque fois qu'on disait la messe, on prenait la précaution de lever le pont, afin d'interdire aux catholiques l'accès du lieu saint. La fête de la Pentecôte étant survenue, raconte Marguerite, plusieurs d'entre eux trouvèrent le moyen de s'introduire dans la cour et de gagner la chapelle avant que le pont fût levé. Des huguenots, les ayant aperçus, coururent les dénoncer à Du Pin, secrétaire du roi, et intraitable adversaire des catholiques. Du Pin dépêche aussitôt des gardes, qui, sans nul respect pour le lieu, ni pour l'assemblée, ni pour la personne de la reine, expulsent violemment les catholiques et les traînent en prison. Ils y furent détenus pendant plusieurs jours, et n'en sortirent qu'au moyen d'une grosse amende, après avoir risqué de n'en être pas quittes à si bon marché.

La reine de Navarre ressentit vivement cette «indignité», et en porta ses plaintes au roi son mari, le suppliant de faire relâcher ces pauvres catholiques, qui ne méritaient point, disait-elle, un pareil traitement, pour avoir voulu, dans un jour solennel, profiter de son arrivée pour assister au saint sacrifice de la messe, dont ils avaient été privés depuis si longtemps. Du Pin, sans être interpellé, se mit à la traverse entre la reine et son mari, osant dire à la reine qu'il n'en serait ni plus ni moins, pour ce dont elle se plaignait touchant les catholiques, se fondant, quant à sa conduite, sur la teneur des ordonnances qui défendaient la messe en Béarn, «sur peine de la vie». La reine, outrée des propos insolents de Du Pin, renouvela ses plaintes au roi, en présence de plusieurs personnes qu'elle mit dans ses intérêts. Henri lui promit de s'employer auprès des conseillers du parlement de Pau, en faveur des catholiques prisonniers, pour obtenir un jugement plus modéré et qui hâtât leur délivrance. Afin de complaire à Marguerite, le roi congédia, pour quelque temps, son secrétaire. Mais cet incident et les menées fanatiques dont elle avait le spectacle inspirèrent à la reine un dégoût qu'elle ne put surmonter.

CHAPITRE V

Départ de Pau.—Henri malade à Eauze.—Les Etats de Béarn.—Fragilité de la paix.—La surprise de Figeac.—La paix prêchée, la guerre préparée.—Le rôle de Condé et celui de Damville.—Assemblée de Mazères.—L'embuscade sur la route de Castres.—Entente du roi de Navarre avec Châtillon et Lesdiguières.—Desseins belliqueux.—Lettre à Henri III.—Lettre-manifeste à la reine de Navarre.—Manifeste de l'Isle à la noblesse.—Correspondance avant l'entrée en campagne.

Avant d'aller de nouveau établir sa résidence à Nérac, selon le désir de la reine, qui avait pris le séjour de Pau en aversion, Henri fit avec elle un voyage à Montauban, si renommé par son dévouement passionné à la Réforme. Au retour de ce voyage, et en se rendant à Nérac, il fit un long circuit pour visiter les principales villes de l'Armagnac. Arrivé à Eauze, le 19 juin, il y tomba malade, disent les Mémoires de Marguerite, «d'une grande fièvre continue, avec une extrême douleur de tête, et qui lui dura dix-sept jours, durant lesquels, il n'avait repos, ni jour ni nuit, et le fallait perpétuellement changer de lit à autre». La reine l'entoura de soins affectueux. Pendant cette maladie, il reçut une lettre de Henri III contenant des avis et des réclamations au sujet des anciennes ordonnances de Jeanne d'Albret contre les catholiques béarnais. En quittant Eauze, le 10 juillet, il répondit au roi de France que les faits visés dans sa lettre provenaient du gouvernement de la feue reine, non du sien, mais qu'il en serait parlé aux Etats de Béarn. Le roi de Navarre entretenait avec ces Etats des relations qui furent constamment à l'honneur du prince et des sujets, et dont les pages suivantes font ressortir le caractère[26]:

[26] Appendice: XVII.

«... Les rapports entre Henri de Navarre et l'assemblée des représentants étaient toujours empreints d'une bienveillance réciproque. Le roi est-il empêché de présider ou de convoquer lui-même les Etats, il s'en excuse; il fait connaître ses motifs, comme on le peut voir aux archives des Etats de Béarn, à l'année 1576. Veut-il communiquer à son nouveau lieutenant général, le sire de Saint-Geniès, qui préside l'assemblée des Etats, en 1579, un ordre de nature à engager la responsabilité des Etats, par exemple, la défense d'assembler des troupes de guerre, à l'insu du roi, c'est à l'assemblée elle-même que cette lettre sera adressée, et c'est dans l'assemblée même qu'il en sera donné lecture. Remarquable déférence d'un souverain aux institutions libérales de son pays, en un temps où, partout en Europe, la monarchie absolue était seule en vigueur et paraissait l'unique forme d'un bon gouvernement! C'est au moment où la reine Elisabeth assure et consolide en Angleterre le despotisme fondé par les premiers Tudors, lorsqu'elle asservit le parlement et substitue à l'action des tribunaux et des cours de justice du pays la juridiction exceptionnelle de la Chambre Etoilée; c'est lorsque Philippe II en Espagne, reprenant la politique de Ferdinand, impose silence aux Cortès, ruine les libertés de l'Aragon, ou menace d'un sort semblable les antiques fueros de la Navarre et des pays Basques, que tous les rois précédents avaient respectés;—c'est à ce moment que Henri débat avec les représentants du Béarn les intérêts du pays et donne l'exemple de l'accord qui doit régner entre les grands pouvoirs constitutifs d'une nation sagement gouvernée. Loin de redouter le contrôle d'une autorité autre que la sienne, il en provoque l'exercice; il réunit annuellement les députés, dont le dévouement a d'autant plus de prix à ses yeux et dont l'action communique d'autant plus de force à son gouvernement, que l'âme de ces députés ne connaît pas de lâche complaisance et qu'ils savent faire entendre une voix libre et fière.

«L'accord intime et la parfaite harmonie de sentiments entre le prince et la nation se firent surtout remarquer au renouvellement des hostilités qui éclatèrent en 1580. Henri, qui s'y était préparé de bonne heure, trouva un concours énergique dans les Etats réunis en 1579. La princesse, sa sœur, qu'il avait instituée régente dans le Béarn, deux ans auparavant, n'eut aucune peine à obtenir de cette assemblée les sommes nécessaires pour l'entretien d'une troupe de 1,200 hommes et pour faire conduire de la ville de Navarrenx jusqu'aux limites du pays de Béarn, des pièces d'artillerie dont le roi de Navarre avait besoin pour entrer en campagne. Les Etats fournirent les munitions de guerre pour l'approvisionnement de Navarrenx. Mais, qu'on veuille bien le remarquer, ils stipulèrent que ces subsides étaient octroyés, «sans tirer à conséquence» (réservant ainsi l'avenir), et sous la condition expresse que le prince aurait soin de réparer les griefs de la nation. En même temps, sur la demande du roi, et d'après une lettre qu'il avait écrite aux syndics du pays, les Etats nommèrent des commissaires chargés de veiller aux plus pressants besoins.»

La reprise des hostilités, à laquelle font allusion les lignes précédentes, allait être déterminée par le cours naturel des choses inconciliables dont se composait une «paix» en ces temps orageux, et le roi de Navarre, instruit par l'expérience, n'était pas homme à se laisser surprendre par les événements. Il était, du reste, fortement incité à prendre les devants, s'il faut s'en rapporter à quelques historiens, par des avis détournés de Monsieur et même de la reine-mère, tous deux arguant des menaces de la Ligue. Ces démarches, quel qu'en fût le mobile, le mettaient encore plus dans l'obligation d'être prêt à toutes les éventualités. Aussi, quand il vit, au mois d'août 1579, les négociateurs de Henri III venir lui redemander les places de sûreté, au moment où les infractions à l'édit se multipliaient de toutes parts, il n'eut pas besoin des conseils de Marguerite, ni du dépit qu'elle ressentait des commérages de Henri III sur ses amours vraies ou supposées avec Turenne, pour comprendre qu'une lutte prochaine était inévitable. L'affaire de Figeac, ville forte du Quercy, ralluma, sinon la guerre ouverte, du moins les hostilités d'où elle devait sortir.

Le 16 septembre, Henri, étant à Nérac, écrit à Geoffroi de Vivans: «Je vous prie, celle-ci reçue, de vous acheminer pour aller secourir Figeac, amenant avec vous le plus grand nombre de gens que vous pourrez, et vous diligenter le plus qu'il vous sera possible, de sorte que, par votre aide et secours, s'en puisse ensuivre le succès qui est à désirer, que j'espère de vous...» D'Aubigné raconte ainsi ce qui se passa dans cette ville: «La Meausse, gouverneur de Figeac, avait emporté une ordonnance pour prendre les deniers du roi, à la concurrence de son état, car les trésoriers ne payaient aucunement la garnison pour la rendre faible et facile à l'entreprise que l'on dressait dessus. Comme donc ceux du pays virent que le gouverneur reprenait des soldats, les habitants catholiques de la ville ayant fait entrer quelque noblesse et autres forces du pays, se prirent eux-mêmes, à la mi-septembre (1579), et quant et quant, toute la noblesse du pays y accourut. Tout cela assiège la citadelle, et de près.» Mais la citadelle ayant tenu bon, ces démonstrations de la noblesse protestante firent abandonner Figeac aux catholiques.

A partir de cet incident, tout ce qui se fait ostensiblement, de divers côtés, en vue de la paix, n'est destiné qu'à voiler les préparatifs de guerre. Henri, pour sa part, joue deux rôles bien distincts; rien de plus curieux à lire que sa correspondance à cette époque. Tantôt il se dépense, même auprès de ses amis, en toute sorte de sollicitudes, pour le maintien de cette «bonne paix» que le XVIe siècle connut si peu; tantôt il emploie toute son activité à fortifier ses garnisons, à tenir ses petites troupes en haleine, à mettre ses capitaines sur le qui-vive. Il n'avait plus, pour le moment, à compter sur le prince de Condé, qui s'était affranchi de la discipline du parti et nourrissait un peu naïvement l'espoir de ressaisir, à l'amiable, son gouvernement de Picardie, qu'il fut obligé de revendiquer, les armes à la main, en surprenant La Fère, le 29 novembre. Henri ne pouvait pas davantage proposer une alliance défensive et offensive à Damville, devenu duc de Montmorency, par la mort de son frère: le maréchal passait pour s'être rallié entièrement à la cour, depuis le voyage de la reine-mère; tout au plus, le roi se flattait-il de le maintenir, à son égard, dans une attitude pacifique. En attendant, néanmoins, il projetait de se rencontrer avec lui dans une assemblée convoquée à Mazères pour le mois de décembre, et de juger par là des chances d'action combinée qu'il pouvait avoir de ce côté. Le 24 septembre, il écrit, de Nérac, à Montmorency qu'il fait démarches sur démarches pour assurer l'exécution de l'édit. Le 7 octobre, il fait part au gouverneur de Languedoc du déplaisir qu'il a ressenti, à la nouvelle des excès commis par les catholiques, lors de la reprise de Montaignac, le 22 septembre: «Grand meurtre des habitants, ignominieuse mort des ministres, pillage et saccagement de ladite ville»; et il ajoute qu'il vient de dénoncer le fait à MM. de la chambre de justice établie à l'Isle[27]. Le 4 novembre, enfin, il exprime à Montmorency le désir de conférer avec lui, à l'assemblée de Mazères, dont il affecta d'abord de se promettre de «bons effets» pour la paix, quoique l'insuccès des précédentes conférences de Montauban ne pût lui laisser, à ce sujet, beaucoup d'illusions.

[27] Appendice: XI.

L'assemblée de Mazères, dans le comté de Foix, eut lieu, du 10 au 19 décembre, avec l'agrément du roi de France. Malgré la présence du roi de Navarre et du duc de Montmorency, elle n'eut d'autre résultat que d'aigrir les esprits au fond et de les tourner vers les résolutions extrêmes, tout en paraissant les avoir rapprochés. Après ce premier essai de conciliation, le roi de Navarre se sentit irrévocablement condamné à faire la guerre. Son gouvernement de Guienne était purement nominal, depuis la Saint-Barthélemy; la dot de sa femme, l'Agenais et le Quercy, lui était disputée de toutes les façons, au besoin par les armes; on ne tolérait sa religion qu'avec l'arrière-pensée, ou plutôt le dessein avoué de la détruire, même par la violence; enfin, sa qualité de premier prince du sang et son mariage avec une fille de France, au lieu de faire de lui un souverain incontesté, ne lui laissaient que le choix de la servitude. Fortement tenté auparavant de prendre un parti décisif, il s'y résolut froidement, au sortir des inutiles conversations de Mazères. Cependant, il ne négligea rien pour accroître les chances d'un accommodement. Le 26 décembre 1579, il essaie de complaire à Henri III en lui annonçant le prochain remplacement, à Périgueux, de Vivans, gouverneur des comté de Périgord et vicomté de Limousin, par le baron de Salignac. Huit jours après, il proteste contre les coups de force d'un de ses coreligionnaires, le capitaine Merle de Salavas, qui venait de s'emparer de Mende. Au mois de février, au mois de mars, jusque dans les premiers jours d'avril, il reste fidèle à ce langage pacifique. Il lui importe, au suprême degré, qu'on ne puisse lui imputer la rupture éclatante qu'il prévoit, qu'il considère même, dans son for intérieur, comme un fait accompli. Et pourtant, on ne l'épargnait guère. Vers la fin du mois de janvier, on lui tendit, sur la route de Castres, une embuscade dont il avait heureusement reçu avis, en temps opportun, de la reine de Navarre. «On m'avait dressé», écrit-il au roi de France, après s'être plaint des tracasseries de Biron, «une partie de quelque deux cents chevaux lestes et bien armés»; et Henri III lui ayant demandé par qui il avait été prévenu, il refusa de le dire, mais le laissa deviner par cette phrase: «Avec le temps, je vous le dirai, et m'assure que vous serez bien étonné, pour être personnes de qui vous ne l'eussiez jamais soupçonné».

Du reste, s'il gardait le respect et parlait avec modération, il voyait très distinctement les dangers qui le menaçaient, et s'occupait, sans relâche, d'être en mesure de les affronter. Il avait envoyé des instructions précises à Lesdiguières, en Dauphiné, et à Châtillon, en Languedoc, expédié des agents sûrs dans diverses provinces, pour concerter, autant que possible, les prises d'armes, si elles devenaient nécessaires. Autour de lui, rien n'échappait à son attention. Les gouverneurs et les capitaines recevaient, à chaque instant, ses ordres et l'invitation de le tenir au courant de tous les faits de quelque importance. Il écrivit vingt lettres comme celle-ci, adressée à Vivans, en Périgord: «Puisqu'il n'a pas tenu à moi, ni à ceux qui m'ont assisté à l'entrevue de mon cousin le maréchal de Montmorency à Mazères, que nous n'ayons fait quelque chose de bon pour l'établissement de la paix..., j'en ai ma conscience déchargée. Mais je ne laisse pas pourtant de considérer les maux qui semblent se préparer sur les uns et sur les autres... Vous priant tenir la main, de votre côté, qu'on se tienne prudent en vos quartiers..., prenant garde surtout qu'on ne vous puisse imputer d'être des premiers remuants».

Sa correspondance est parsemée de fières déclarations, qui sonnent le boute-selle: «Monsieur de Saint-Geniès, toutes vos lettres me sont parvenues, non les poudres. Je ne veux rompre la trêve, mais en veux profiter pour préparer la guerre... Si l'événement me bat, je ne m'en prendrai qu'à moi et à ma fortune. Qui aime le repos sous la cuirasse, il ne lui appartient point de se mêler à l'école de la guerre». Enfin l'heure vint où, même dans ses lettres au roi de France, on devinait que l'explosion était proche. Le 23 mars, il écrit à Henri III, pour énumérer de nouveaux griefs, et termine par ces mots presque menaçants: «Je laisse cela à considérer et à y pourvoir par votre prudence, attendant toujours la réponse aux remontrances que, dès le mois de février, nous vous avons envoyées».

Ce fut la fin du jeu entre les deux rois. Le 10 avril, Henri faisait remettre la lettre suivante à la reine:

«M'amie, encore que nous soyons, vous et moi, tellement unis que nos cœurs et nos volontés ne soient qu'une même chose, et que je n'aie rien si cher que l'amitié que me portez, pour vous en rendre les devoirs dont je me sens obligé, si vous prierai-je ne trouver étrange une résolution que j'ai prise, contraint par la nécessité, sans vous en avoir rien dit. Mais puisque c'est force que vous le sachiez, je vous puis protester, m'amie, que ce m'est un regret extrême qu'au lieu du contentement que je désirais vous donner, et vous faire recevoir quelque plaisir en ce pays, il faille tout le contraire, et qu'ayez ce déplaisir de voir ma condition réduite à un tel malheur. Mais Dieu sait qui en est la cause. Depuis que vous êtes ici, vous n'avez ouï que plaintes; vous savez les injustices qu'on a faites à ceux de la Religion, les dissimulations dont on a usé à l'exécution de l'édit; vous êtes témoin de la peine que j'ai prise, pour y apporter la douceur, ayant, tant que j'ai pu, rejeté les moyens extraordinaires pour espérer, de la main du roi et de la reine votre mère, les remèdes convenables. Tant de voyages à la cour, tant de cahiers de remontrance et de supplication en peuvent faire foi.

«Tout cela n'a guéri de rien; le mal, augmentant toujours, s'est rendu presque incurable. Le roi dit qu'il veut la paix; je suis content de le croire; mais les moyens dont son conseil veut user tendent à notre ruine. Les déportements de ses principaux officiers et de ses cours de parlement nous le font assez paraître. Depuis ces jours passés, nous avons vu comme on nous a cuydé surprendre au dépourvu; nos ennemis sont à cheval, les villes ont levé les armes. Vous savez quel temps il y a que nous avons eu avis des préparatifs qui se font, des états qu'on a dressés pour la guerre. Ce que considéré et que tant plus nous attendons, plus on se fortifie de moyens, ayant aussi, par les dépêches dernières qui sont venues de la cour, assez connu qu'il ne se faut plus endormir, les desseins de nos adversaires, et, d'autre part, la condition de nos églises réformées qui me requèrent incessamment de pourvoir à leur défense, je n'ai pu plus retarder, et suis parti avec autant de regret que j'en saurai jamais avoir, ayant différé de vous en dire l'occasion, que j'ai mieux aimé vous écrire, parce que les mouvements nouveaux ne se savent que trop tôt. Nous aurons beaucoup de maux, beaucoup de difficultés, besoin de beaucoup de choses; mais nous espérons en Dieu, et tâcherons de surmonter tous les défauts par patience, à laquelle nous sommes usités de tout temps.

«Je vous prie, m'amie, commander, pour votre garde, aux habitants de Nérac. Vous avez là Monsieur de Lusignan pour en avoir le soin, s'il vous est agréable, et qu'il fera bien. Cependant aimez-moi toujours comme celui qui vous aime et estime plus que chose de ce monde. Ne vous attristez point; c'est assez qu'il y en ait un de nous deux malheureux, qui néanmoins, en son malheur, s'estime d'autant plus heureux que sa cause devant Dieu sera juste et équitable. Je vous baise un million de fois les mains.»[28]

[28] Appendice: XVIII.

Le 13 avril, le roi de Navarre, qui a l'œil et l'esprit partout, écrit de Lectoure au comte de Sussex, grand chambellan d'Angleterre, pour lui faire connaître l'état des affaires et demander l'appui d'Elisabeth en faveur des églises réformées. Deux jours après, le 15 avril, à l'Isle, dans le diocèse d'Albi, Henri signe un manifeste «à la noblesse», dont voici tous les passages essentiels:

«Messieurs, je ne doute point qu'une bonne partie d'entre vous et du peuple même, qui, sous la faveur des édits du roi mon seigneur, avait déjà goûté quelque fruit de la dernière paix, ne trouve maintenant étrange de voir les troubles dont ce royaume est si longuement agité, et que l'on estimait assoupis, se renouveler encore et les armes reprises par ceux de la Religion. J'estime aussi qu'après plusieurs discussions des raisons et occasions qui les ont mûs de ce faire, chacun jugeant selon sa passion ou selon qu'il aura pu entendre, ils en voudront rejeter toute la haine sur moi... Les déportements, artifices, entreprises, surprises, voleries, massacres, injustices, toute espèce de contraventions dont les ennemis de cet Etat et du repos et tranquillité publique ont usé depuis l'édit de la paix et conférence de Nérac, me peuvent servir de défense...

«Nous avons, par la dernière paix, quitté, comme chacun sait, six ou sept-vingt bonnes places, lesquelles, nonobstant la violence de ceux qui s'y fussent aheurtés, on aurait pu si bien garder et pour si longtemps, qu'enfin ils eussent été contraints nous laisser en repos; et nous sommes contentés de quinze ou vingt des moindres d'icelles, pour servir de sûreté à ceux qui ne pourraient rentrer ou vivre dans leurs maisons. Cela seul peut témoigner que nous désirons la paix; car autrement c'eût été une grande simplicité de quitter un tel avantage. Et, de fait, n'avons-nous pas, au même instant qu'elle a été publiée, fait cesser tous actes d'hostilité? Néanmoins, les ennemis de cet Etat, impatientés de n'avoir aise et repos, se sont incontinent saisis de ce que nous avions délaissé, armé les places que nous avions désarmées, fermé celles que nous avions ouvertes, surpris les autres qui n'étaient plus gardés, chassé dehors ceux qui les ont reçues, tué ou meurtris ceux qui n'étaient plus en défense...»

Ici, le manifeste entre dans le détail de quelques-uns de ces actes d'arbitraire et de violence: prise, révolte ou pillage de Villemur, de Lauzerte, de Langon, de La Réole, de Montaignac, de Pamiers, de Sorèze, etc.

«J'en laisse, pour brièveté, poursuit le roi, plusieurs autres, qui peuvent assez donner d'arguments de complainte. Cependant, on n'en a vu aucun exploit de justice. Les auteurs et coupables ont été reçus aux bonnes villes, honorés, déchargés, rémunérés et récompensés; leur butin reçu et vendu publiquement... De sorte que la plupart ont pensé que la paix et les édits n'étaient qu'une chose feinte, et que la rompre ou différer l'exécution d'icelle était tacitement permis. Qu'on remarque un seul exploit contre aucun qui ait attenté contre ceux de la Religion; lesquels, au contraire, voyant que parmi eux il y en avait de mal vivants, ont pris, à leur propre poursuite et dépens, plus de cent-vingt prisonniers qu'ils ont livrés eux-mêmes et qui ont été condamnés et exécutés à mort... Les maisons des particuliers sont encore retenues; plusieurs châteaux qui m'appartiennent ne m'ont point été rendus, quelque commandement qu'il ait plu au roi d'en faire...—Quant à la religion, on est à pourvoir encore de lieux pour l'exercice d'icelle en la plupart des bailliages et sénéchaussées... L'institution des enfants n'est permise dans les colléges, s'ils ne font profession de la religion romaine... Cependant, mes ennemis se préparaient à la guerre; ils en dressaient les états, avaient le pied à l'étrier; par ruses et artifices, ils nous y provoquent; et j'avais chaque jour avis qu'on dressait des entreprises pour attenter sur ma personne.

«Toutes ces considérations mises en avant, les justes complaintes de nos églises, qui imploraient mon assistance, m'ont contraint de venir en cette nécessité et presse de maux si extrêmes, protestant devant Dieu et ses anges que c'est à mon très grand regret et que mon intention n'est point d'attenter contre la personne du roi que nous reconnaissons comme notre souverain seigneur, contre son Etat ni sa couronne, de laquelle je désire la conservation et grandeur, ayant cet honneur d'y appartenir. Ce n'est pour m'enrichir ni augmenter mes moyens; chacun sait assez combien je suis éloigné de ce but; ce n'est que pour notre défense, pour nous garantir et délivrer de l'oppression de ceux qui, sous l'autorité du roi et le manteau de la justice, tâchent de nous exterminer. Lesquels nous tenons et déclarons pour ennemis de l'Etat, fracteurs des édits et lois conservatrices d'icelui. Contre ceux-là nous portons les armes, non contre les catholiques paisibles, que chacun voit que nous embrassons également, sans aucune passion ni distinction quelconque, auxquels nous n'entendons empêcher l'exercice de leur religion ni la perception des biens ecclésiastiques, si ce n'est de ceux qui suivent parti contraire: conjurant tous princes, seigneurs et magistrats, villes et communautés, et principalement vous, Messieurs de la noblesse, tous gens de bien, de quelque ordre ou état qu'ils soient, amateurs de leur patrie, désirant le repos d'icelle, nous secourir et assister, se joindre à nous, à notre si juste cause, pour laquelle nous sommes résolus d'employer vie et moyens...»

Le 16 avril, «au partir de l'Isle», le roi de Navarre écrit à la cour de parlement de Toulouse pour attester que la guerre qui commence n'est pas de sa faute. Le 20 avril, de Nérac, lettre au roi de France: apologie de ses actes et de ses intentions, protestations contre les iniquités qui lui mettent les armes à la main, mais assurance de ses sentiments de fidélité à l'autorité royale. En même temps, lettre analogue mais superficielle à Catherine de Médicis. Le 12 mai, une dernière lettre d'avis et de confidence, datée aussi de Nérac, et adressée au vieux duc de Montpensier, que le roi de Navarre chérissait. Puis il y a, dans la correspondance royale, comme une lacune, comme un silence mystérieux. Dans trois semaines, il sera rompu par le coup de tonnerre de Cahors.

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