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Henri IV en Gascogne (1553-1589)

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Il est probable qu'en poussant de la sorte les troupes de Lavardin, Henri avait recherché, outre les succès obtenus, l'occasion d'aller au-devant de son cousin, le comte de Soissons. Ce prince venait de prendre, avec le prince de Conti, la résolution de combattre sous les drapeaux du roi de Navarre. De Montsoreau, où il s'arrêta, Henri envoya Turenne vers le comte de Soissons, qui arriva bientôt à la tête de trois cents gentilshommes et de mille arquebusiers. Le prince de Conti devait rallier prochainement l'armée avec d'autres troupes, qu'il s'occupait de réunir au delà de la Loire. Avec les forces que Turenne venait de lui amener, le roi de Navarre était en mesure de tenir la campagne, mais il avait à choisir entre deux directions: ou marcher un peu à l'aventure, et peut-être prématurément, vers l'armée des reîtres, qui venait à peine de franchir la frontière, ou rebrousser en Poitou, s'y fortifier et partir de là, à bon escient, pour aller donner la main aux auxiliaires. Le second parti prévalut, et l'armée rétrograda. Or, sur ces entrefaites, Henri III, pressé par la Ligue, venait de mettre sur pied trois nouvelles armées: la première, commandée par le duc de Guise, reçut l'ordre de s'opposer à la marche des Allemands; la deuxième, formée des troupes restées sous le commandement de Lavardin, mais fortifiée de cavalerie et d'une magnifique troupe de noblesse, allait être menée contre le roi de Navarre par le duc de Joyeuse; la troisième enfin, conduite par Henri III en personne, devait opérer sur la Loire. Au mois d'août, la France entière était couverte de soldats. «C'était pitié, dit Mézeray, de voir alors ce misérable royaume gémissant sous le faix insupportable de tant d'armées qui le ravageaient sans miséricorde. Car le duc de Joyeuse en conduisait une en Guienne, le roi de Navarre y en avait une autre, Matignon une troisième; Montmorency et Lesdiguières en levaient une en Languedoc et Dauphiné; le prince de Conti ralliait tout ce qu'il pouvait d'hommes dans l'Anjou et pays du Maine; cette armée étrangère, semblable à un essaim de sauterelles, dévorait toutes les contrées par où elle passait; et celle du roi, qui s'était ramassée de toutes les provinces, avec le désordre et les pillages qui sont ordinaires dans un temps de licence, ravageait ces riches pays qui sont depuis Orléans jusqu'à Nevers.»

Henri III partit de Paris, le 12 septembre, pour aller rejoindre son armée à Gien; le duc de Guise et le duc de Joyeuse étaient déjà en campagne; Lesdiguières en Dauphiné, Montmorency en Languedoc étaient aux prises tantôt avec les troupes royales, tantôt avec les partisans de la Ligue. Avant que cette grande levée de boucliers fût complète, vers la mi-juillet, le roi de Navarre, d'accord avec le prince de Condé et le duc de Montmorency, avait lancé un nouveau manifeste destiné à justifier sa prise d'armes et à en expliquer les mobiles. Ce document faisait le procès à la Ligue et aux Guises, déclarait que les religionnaires prenaient les armes uniquement pour «garantir et défendre le roi, la Maison de Bourbon et tous les bons Français de l'oppression des ennemis conjurés de la couronne et de l'Etat», et concluait en ces termes: «Nous, Henri, roi de Navarre, premier prince et pair de France, Henri de Bourbon, prince de Condé, et Henri de Montmorency, premier officier de la couronne et maréchal de France..., supplions S. M. d'avoir pour agréable la prise de nos armes et de croire que nous ne les prenons que pour elle, pour sa liberté et pour son service; que nous sommes prêts d'aller la trouver dans tel endroit qu'il lui plaira nous commander. Prions aussi tous rois, princes, seigneurs..., tant voisins qu'alliés de cette couronne, nous vouloir assister et secourir... Déclarons tous ceux qui s'y opposeront ennemis conjurés de cet Etat et de la tranquillité de ce royaume, protestant les prendre en notre protection et sauvegarde..., sans rien altérer ni innover en aucune façon, ainsi que nous agissons en Guienne, Languedoc et Dauphiné.»

CHAPITRE IV

Le duc de Joyeuse cherche la bataille, et le roi de Navarre temporise.—Les motifs de la poursuite et ceux de la temporisation.—Joyeuse dédaigne l'appui de Matignon.—Occupation de Coutras.—Henri veut éviter la bataille en passant l'Isle.—Joyeuse ne lui laisse pas achever cette manœuvre.—Jactance de Joyeuse.—Journée de Coutras.—Le champ de bataille.—Les deux armées.—Echec des calvinistes.—Revanche.—Les grandes charges et la mêlée.—Défaite de l'armée catholique.—Exploits du roi de Navarre.—Mort de Joyeuse.—Les pertes des deux armées.—Après la victoire.—Grandeur d'âme de Henri.—Controverses sur la journée de Coutras.—Lettre au roi de France.—Lettre à Matignon.

Le roi de Navarre, en se repliant vers le midi, même avant l'arrivée de Joyeuse, comptait s'ouvrir un chemin par la Guienne et le Languedoc, pour aller faire sa jonction avec les auxiliaires allemands; mais Joyeuse avait reçu l'ordre de le suivre, de le harceler, en se concertant avec Matignon, de telle sorte que, enveloppé par les deux armées royales, il fût impossible à Henri d'éviter une bataille, qu'on pensait lui devoir être fatale, et dont la perte le mettrait, lui et la cause protestante, à la merci de Henri III. Si Joyeuse eût été un homme de guerre expérimenté, capable de suspendre ses coups pour en assurer l'effet, ce plan devait réussir, puisque, malgré l'incapacité de ce général, il s'en fallut de peu que le roi de Navarre n'eût à combattre à la fois les deux armées, dont c'eût été miracle qu'il triomphât. Mais le duc de Joyeuse, poussant la bravoure jusqu'à la témérité, entouré de gentilshommes ardents et ambitieux comme lui, s'imagina que joindre le roi et le battre, c'était tout un, et qu'une armée de dix mille hommes n'avait pas besoin de s'appuyer sur celle de Matignon pour défaire en bataille rangée sept ou huit mille huguenots qui semblaient fuir devant lui. Il courait donc sans relâche sur les traces du roi de Navarre, tandis que ce prince, qui sentait qu'une seule bataille perdue pourrait ruiner sa cause, cherchait à gagner les pays de la Dordogne, où les places qu'il possédait lui faciliteraient la résistance, d'abord, et ensuite la marche en avant du côté de l'armée étrangère. Il arriva, le 19 octobre, au passage de Chalais et d'Aubeterre, au moment où le duc établissait son quartier général à La Roche-Chalais. L'occupation de Coutras devait protéger ou contrarier les mouvements du roi; Henri et Joyeuse eurent la même pensée, qui les amena presque simultanément à se disputer ce poste. Mais Joyeuse, pourtant invité par un émissaire de Matignon à faire diligence pour s'emparer de Coutras, n'y envoya Lavardin que tard, et avec des forces insuffisantes pour s'y maintenir. Lavardin y était à peine, que La Trémouille, chargé d'une mission semblable par le roi de Navarre, s'y jeta à corps perdu avec deux cent cinquante salades, et força l'ennemi à rebrousser jusqu'à La Roche-Chalais. A deux heures du matin, le 20 octobre, l'armée calviniste passa la Drône et se logea dans Coutras et dans les villages voisins, excepté l'artillerie, la cavalerie légère, commandée par La Trémouille, et une troupe de quatre-vingts salades sous les ordres de La Boulaye, qui allèrent se poster entre Coutras et la Roche-Chalais. Suivant son plan de retraite, le roi de Navarre se mit en devoir d'effectuer le passage de l'Isle. La moitié de l'artillerie et des bagages, confiés aux soins de Clermont d'Amboise et de Rosny, était déjà passée, lorsque les batteurs d'estrade calvinistes vinrent annoncer les mouvements de l'armée royale, qui faisaient présumer qu'elle serait en vue au point du jour. A cette nouvelle, le roi de Navarre ordonna de faire repasser promptement du côté de Coutras tout ce qu'on avait transporté sur l'autre bord, et désigna un monticule pour y placer les trois pièces qui composaient son artillerie. Malgré tous les efforts de Clermont d'Amboise et de ses officiers, les deux armées étaient déjà aux prises, avant que cette artillerie eût pu servir; mais elle n'en contribua pas moins au gain de la bataille.

Quelques historiens, sans y prendre garde, ont parlé d'un conseil de guerre tenu par le roi de Navarre, dans lequel on aurait longuement discuté les avantages et les dangers d'une rencontre. L'heure où cette discussion aurait eu lieu n'est point celle où nous sommes arrivés dans notre récit. Avant que le roi ordonnât le passage de l'Isle, l'action n'avait pas été résolue, puisque la retraite continuait, et dès que l'on sut que Joyeuse arrivait sur Coutras, il ne fut pas besoin de conseil de guerre pour décider qu'on se battrait: le roi et ses lieutenants n'eurent qu'à concerter entre eux le plan de la bataille. Ils envisagèrent avec courage la nécessité où ils se trouvaient, et s'y comportèrent avec un héroïsme que la victoire couronna. Henri ne choisit ni le lieu ni l'heure; il fut forcé d'accepter l'un et l'autre, et le triomphe qui l'attendait, il ne l'ambitionna, on peut l'affirmer, que lorsqu'il lui fallut vaincre ou périr. Du côté de Joyeuse, il en fut autrement. On n'a jamais bien su si le duc se flattait, comme l'ont dit quelques-uns, de l'espoir de devenir le chef de la Ligue, à laquelle appartenait plus qu'au roi de France l'armée sous ses ordres; mais il avait, d'ailleurs, toutes les ambitions, toutes les témérités et toutes les vanités. Le 19 octobre, au soir, quand il sut que le roi de Navarre était à portée de ses coups, il ne put se contenir. Assemblant ses officiers, moins pour délibérer que pour faire échange de jactance, il leur dit tenir de Henri III l'ordre de combattre en toute occasion le Béarnais; que, même sans cet ordre, il n'hésiterait pas à l'attaquer avec la forte armée et la brillante noblesse qui marchaient sous ses enseignes; qu'à la vérité, il pouvait compter sur la prochaine arrivée de Matignon, mais qu'il n'était pas besoin de toutes ces forces pour anéantir des hordes de rebelles et d'aventuriers. Ce discours, qui se tenait au souper du duc, fut suivi d'acclamations, et l'on raconte que les convives s'engagèrent par serment à ne faire aucun quartier aux huguenots. Ces bravades irritèrent tellement l'impatience de Joyeuse, qu'il fit partir sa cavalerie légère à dix heures du soir et battre aux champs à onze, pour la faire suivre par le reste de l'armée. Dans la nuit, les coureurs des deux partis se livrèrent à quelques escarmouches de peu d'importance.

«Au soleil levant, la cavalerie légère du duc, qui faisait son avant-garde, ayant aperçu celle du roi de Navarre à une lieue et demie de Coutras, vint, sans délibérer, fondre sur elle. Le duc de La Trémouille soutint bravement le choc; mais, comme il ne voulait point s'engager, et que, suivant les ordres du roi de Navarre, il ne pensait qu'à faire sa retraite vers Coutras, il fit mettre pied à terre à soixante de ses arquebusiers et leur fit occuper un défilé. La Roche-Galet se mit à leur tête et s'acquitta parfaitement d'une si dangereuse commission par le feu qu'il fit sur la cavalerie ennemie; mais il courait risque d'y périr avec tous ses soldats, sans une vigoureuse charge que fit le capitaine Harambure. Sur ces entrefaites, arriva La Boulaye avec ses quatre-vingts salades; le nouveau feu qu'il fit sur les ennemis les fit reculer de cinq cents pas et donna moyen au duc de La Trémouille de faire sa retraite en bon ordre.

«Lorsqu'il arriva, le roi de Navarre rangeait son infanterie et ses hommes d'armes en bataille dans une garenne proche de Coutras, et il fit prendre poste, à côté, au duc de La Trémouille, à la tête de la cavalerie légère. Mais, ayant fait réflexion qu'il n'avait pas de quoi garnir un grand chemin plein de buissons, entre cette cavalerie et le reste des troupes, et que cet endroit était trop fourré, il résolut de changer de terrain. Le capitaine Favas lui représenta qu'il était un peu tard de prendre ce parti, vu qu'il ne pouvait le faire sans prêter le flanc aux ennemis; mais, ayant délibéré avec ce capitaine et le vicomte de Turenne, il jugea que l'armée du duc de Joyeuse n'étant pas encore là tout entière ni tout à fait rangée, elle n'entreprendrait pas de l'attaquer durant ce mouvement; et ainsi il fit avancer un peu son armée sur la droite, au delà du grand chemin.

«La plaine où il la rangea était de six à sept cents pas d'étendue en largeur. L'armée avait à dos le bourg de Coutras et à sa gauche le ruisseau de Palar; elle s'étendait à droite de la garenne de Coutras et dans un petit bois taillis, au delà duquel le roi de Navarre posta deux mille fantassins. La cavalerie faisait la première ligne. La Trémouille eut la droite, ayant devant lui Vignolles avec cent vingt arquebusiers. A la gauche de La Trémouille, était le vicomte de Turenne avec la cavalerie de Gascogne. Plus loin, en tirant toujours vers la gauche, était le prince de Condé, et puis le roi de Navarre jusqu'au bord du grand chemin. Les deux escadrons des deux princes étaient chacun de trois cents chevaux; celui du comte de Soissons, de deux cents chevaux seulement, fermait cette gauche.

«Le roi de Navarre suivit, en cette rencontre, une manière de l'amiral de Coligny, dont il avait remarqué l'utilité: ce fut de mettre des arquebusiers à pied à côté de chaque escadron. Leur emploi était d'attendre de pied ferme les escadrons ennemis, et de ne tirer sur eux que de vingt pas pour ne pas le faire inutilement. Ces petits bataillons étaient seulement de cinq de front et autant de file; les premiers étaient ventre à terre, les seconds sur un genou, les troisièmes penchés, et ceux de derrière debout, pour faire tous leurs décharges en même temps.

«Comme le bois de la droite était un poste très important, on avait mis de ce côté-là la plus grande partie de l'infanterie, et il n'en restait que très peu pour la gauche. D'Aubigné représenta fortement au roi le danger de ce défaut, mais il était difficile d'y remédier, car de faire marcher de l'infanterie, de la droite, par derrière l'armée, c'était lui faire prendre un chemin bien long, et il était fort hasardeux de la faire passer à la tête de l'armée, en présence de celle de l'ennemi qui se rangeait. Le parti que prit le roi de Navarre fut de tirer soixante arquebusiers de chacun des régiments de Valiraux, de Montgomery, des Bories, de Belzunce et de Salignac, et de les faire courir à la débandade entre les deux armées, ce qu'ils exécutèrent heureusement.

«La disposition de l'armée du duc de Joyeuse se fit de cette sorte. Il opposa au bois de la droite du roi de Navarre un gros d'infanterie, composé des régiments de Picardie et de Tiercelin, où il y avait environ dix-huit cents mousquetaires, et le fit soutenir de mille corcelets. Ceux-ci avaient à leur droite un escadron de quatre cents lances; suivait à côté un autre de cinq cents, opposé à celui du vicomte de Turenne; au delà, en tirant toujours vers la droite, était la cornette blanche du duc de Joyeuse, et dix des plus belles compagnies de gens d'armes qu'on eût vues depuis longtemps. Le gros était de treize à quatorze cents lances. La droite était fermée par un bataillon de Cluseaux et par sept cornettes d'arquebusiers à cheval; tout cela faisant en cet endroit environ deux mille cinq cents hommes. L'artillerie, qui n'était que de deux canons, fut placée entre la cornette du duc et l'escadron de cinq cents lances. Celle du roi de Navarre, qui n'avait non plus que deux canons et une coulevrine, arriva au moment qu'on était prêt de donner, et fut placée sur un petit tertre de sable, à la droite de l'escadron du comte de Soissons.

«Ces deux armées étaient à peu près égales en nombre d'infanterie, celle du duc étant de cinq mille fantassins, et celle du roi de Navarre de quatre mille cinq cents. Pour ce qui est de la cavalerie, ce prince n'avait que douze à treize cents chevaux, et le duc deux fois autant, beaucoup mieux équipés, et dans ce nombre beaucoup de gendarmerie.

«A en juger par ce qui paraissait à la vue, l'armée du duc de Joyeuse était une des plus lestes qui se fussent mises de longtemps en campagne. Grand nombre de seigneurs s'étaient à l'envi mis en dépense, pour briller dans cette expédition presque comme dans une fête, et avaient fourni libéralement aux frais des équipages d'une infinité de gentilshommes leurs amis ou leurs serviteurs, qui étaient à leur suite. On ne voyait de tous côtés que gens tout chamarrés d'or et d'argent, de magnifiques écharpes, des bouquets de plumes en forme d'aigrettes flottantes sur les casques, des armes luisantes et dorées, des chevaux richement harnachés; au lieu que, dans l'armée du roi de Navarre, les soldats, pour la plupart, étaient mal habillés, les chevaux sans housses, les princes et le roi de Navarre même fort simplement vêtus.»

Il était neuf heures. Les deux armées étaient complètement rangées, et l'artillerie commençait à jouer, lorsque le roi de Navarre, qui, à diverses reprises, avait adressé la parole aux officiers et aux soldats, se tourna vers les princes de Condé et de Soissons, et leur dit simplement: «Souvenez-vous que vous êtes du sang de Bourbon, et vive Dieu! je vous ferai voir que je suis votre aîné!—Et nous, répondit le prince de Condé, nous vous montrerons que vous avez de bons cadets!» Alors, sur un signal attendu, deux ministres, La Roche-Chandieu, qui était aussi un homme de guerre, et Louis d'Amours, firent la prière, à laquelle s'unirent de cœur le roi, les princes et toute l'armée protestante. A ce spectacle, des railleries éclatèrent parmi les jeunes gentilshommes de l'armée catholique.—«Ils se confessent, ils sont à nous! disaient-ils.—Ne vous y fiez pas, répliqua de Vaux (ou Lavardin), qui connaissait ces rudes adversaires: quand les huguenots font cette mine, ils ont envie de se bien battre.»

«Le premier succès des deux artilleries ne fut pas égal. Celle des catholiques, fort mal placée et mal tirée, ne tua qu'un cheval, et après quelques volées, on fut obligé de la changer de place, au lieu que celle du roi de Navarre, admirablement bien servie par l'habileté de Clermont d'Amboise, faisait un grand effet. Le premier coup donna dans la cornette blanche du duc de Joyeuse: ce qui parut à quelques-uns d'un mauvais présage. Elle fit un grand ravage dans la cavalerie et dans le régiment de Picardie, dont des files de dix-huit et vingt hommes furent emportées.

«Lavardin, voyant ce ravage, piqua vers le duc, et lui dit en colère: «Monsieur, nous perdons pour attendre, il faut jouer.» La permission lui ayant été donnée de charger, il se met à la tête de son escadron, fait sonner la charge, et partant en même temps avec le capitaine Mercure, commandant d'une troupe d'Albanais, ils donnent l'un et l'autre de furie, Lavardin sur l'escadron de La Trémouille, et Mercure sur celui de Harambure. Ils les rompirent, et les vainqueurs poursuivirent les fuyards jusque dans Coutras; ceux-ci, pour la plupart, ayant traversé la Drône, se sauvèrent à toutes jambes, et entre autres plus de vingt gentilshommes qui s'étaient signalés en plusieurs rencontres. Quelques-uns fuirent jusqu'à Pons, et y allèrent répandre la nouvelle de la déroute entière du roi de Navarre. La Trémouille, se voyant abandonné de ses gens, se retira à l'escadron du vicomte de Turenne, qui, dans le moment, fut enfoncé par Montigny, et aussi malmené: de sorte qu'il fut contraint de gagner, lui troisième, avec La Trémouille et le capitaine Chouppes, l'escadron du prince de Condé.

«Comme les fuyards de l'escadron de Turenne passaient auprès de celui du prince, Montausier et Vaudoré, qui étaient auprès de lui, crièrent de toutes leurs forces: «Au moins, Messieurs, ceux qui s'enfuient ne sont ni Saintongeois ni Poitevins». Ils parlaient de la sorte par la jalousie qu'ils avaient contre les Gascons, dont le roi de Navarre exaltait sans cesse la bravoure. Cette raillerie eut un très bon effet; car, se sentant piqués jusques au vif d'un tel reproche, au lieu de fuir vers Coutras, comme les autres avaient fait, quelques officiers gascons prirent à droite avec une partie de bons soldats, et ils firent, dans la suite de la bataille, très bien leur devoir.

«Tandis que la cavalerie légère du roi de Navarre était si maltraitée, le peu d'infanterie qu'il avait jetée à sa gauche fut attaquée par deux cents enfants perdus, détachés du régiment de Cluseaux qu'elle avait en tête. Les capitaines Saint-Jean-de-Ligoure et Caravez allèrent au-devant avec six-vingt de leurs gens, et les reçurent si bien, qu'ils les recognèrent jusqu'à leurs piquiers.

«Ce fut dans ce même temps que de cet endroit on vit fuir les escadrons de Turenne et de La Trémouille, et que l'on commença à crier victoire dans l'armée catholique. Il y a des moments dans lesquels tout dépend de la disposition d'esprit où se trouve le soldat. Ce premier malheur, qui devait naturellement décourager cette infanterie huguenote, lui inspira de la fureur. Les capitaines Montgomery et Belzunce leur crièrent: «Enfants, il faut périr; mais il faut que ce soit au milieu des ennemis; allons, l'épée à la main, il n'est plus question d'arquebuses». Et se mettant avec les autres officiers à la tête du bataillon, qui n'était pas de plus de trois cents hommes, ils marchent, tête baissée, à l'infanterie catholique plus nombreuse des deux tiers que la leur, se jettent au travers des piques, les écartant ou les arrachant aux piquiers, l'enfoncent et la mettent en une entière déroute.

«L'infanterie du roi de Navarre ne se comporta pas avec moins de bravoure à la droite de l'armée, où le capitaine Charbonnières chargea les régiments de Tiercelin et de Picardie, qui avaient gagné le fossé du bouquet de bois où ce prince avait mis le gros de ses fantassins. Ces deux régiments furent défaits à plate couture, et il se fit, à cet endroit, un grand massacre.

«Toutes ces trois charges se firent dans le même temps. Le duc de Joyeuse, ayant vu la déroute d'une partie de la cavalerie huguenote, ne tarda pas à s'ébranler, pour aller enfoncer les deux gros escadrons du roi de Navarre et du prince de Condé et celui du comte de Soissons, qui n'avaient point encore combattu. Ce fut là que l'on vit combien la valeur en de telles occasions est inutile sans l'expérience et la discipline militaire. La gendarmerie du duc de Joyeuse était aux premiers rangs, la lance en arrêt sur la cuisse, pour enfoncer et culbuter la tête des escadrons opposés. Dans ces sortes d'assaut de gendarmerie, deux choses étaient essentielles: la première, que les gendarmes marchassent serrés et sur la même ligne, afin que l'effort se fît en même temps de tout le front; la seconde, qu'ils ne prissent pas trop longue carrière, ainsi qu'on parlait alors, c'est-à-dire, qu'ils ne commençassent pas de trop loin à courir à bride abattue, pour ne se pas mettre hors d'haleine, ni eux ni leurs chevaux, et ne pas perdre une partie de leurs forces, étant extrêmement chargés du poids de leurs armes. La fougue qui emportait cette jeune noblesse l'empêcha d'observer ces deux règles. Plusieurs, en approchant des escadrons ennemis, étaient hors de rang de la longueur de leurs chevaux, et, ayant pris carrière de trop loin, cela fut cause que presque pas un d'eux ne désarçonna celui qu'il attaquait; mais ce qui les déconcerta le plus, fut la décharge qui se fit très à propos et de fort près par les arquebusiers que le roi de Navarre avait placés à côté de chaque escadron; une infinité en fut jetée par terre, et les escadrons de ce prince qui n'avaient pas branlé, jusqu'à ce que les ennemis fussent à dix pas d'eux, ayant piqué et enfoncé par les brèches avec des lances plus courtes et par conséquent plus fortes, les percèrent et les serrèrent de si près que la plupart ne purent se servir de leurs longues lances, et furent obligés de les lever en l'air, signe d'une prochaine déroute dans ces sortes de combats. Elle ne tarda pas, en effet: tout ce gros de cavalerie fut percé d'un bout à l'autre, pris par les deux flancs et bientôt dissipé; et comme l'infanterie des deux ailes était déjà en déroute, la bataille, qui ne dura pas une heure, fut entièrement gagnée par le roi de Navarre.

«Le roi de Navarre fit paraître en cette journée toute la conduite d'un très grand capitaine, et s'exposa dans le plus chaud de la mêlée, comme un simple soldat.» Au moment de la charge, des gentilshommes se jetaient à l'envi au-devant de lui, pour le couvrir de leurs corps: «A quartier! à quartier! s'écria-t-il; ne m'offusquez pas: je veux paraître!» Il avait dans son escadron des compagnons et des serviteurs de la première heure, tels que Jean de Pons, Plassac, Charles de La Boulaye, Jacques de Caumont-La-Force, Frédéric de Foix-Candale, etc. Plusieurs furent grièvement blessés à ses côtés, entre autres le baron d'Entraigues et Manaud de Batz, son indomptable Faucheur.

«Dès le commencement du combat, il fut attaqué par le baron de Fumel et par Châteaurenard, cornette de Sansac, qui s'attachèrent à lui. Il fut secouru par Frontenac, qui abattit Fumel d'un coup de sabre sur la tête. Le roi de Navarre saisit au corps Châteaurenard, lui criant: «Rends-toi, Philistin». Et, dans ce moment, il courut un grand risque de la part d'un gendarme de Sansac, qui, tandis que ce prince tenait Châteaurenard embrassé, lui donna plusieurs coups sur le casque, du tronçon de sa lance; mais le capitaine Constant l'en délivra en tuant le gendarme. Le prince de Condé et le comte de Soissons se signalèrent beaucoup durant toute l'action. Le premier eut son cheval tué sous lui, et le second fit plusieurs prisonniers de sa propre main. L'action par laquelle Saint-Luc se conserva la vie dans cette déroute est remarquable et fut beaucoup louée. Ayant rencontré le prince de Condé poursuivant les fuyards, il pique à lui et le renverse de son cheval du coup de lance qu'il lui porte, et en même temps, sautant de dessus le sien, lui présente la main pour le relever et le gantelet, en lui disant: «Monseigneur, je me fais votre prisonnier!» A quoi le prince répondit en l'embrassant, et le fit mettre en sûreté.

«Le duc de Joyeuse ne fut pas aussi heureux, car, voyant tout perdu sans aucune ressource, et se retirant seul vers son artillerie, il fut rencontré par Saint-Christophe et La Vignole, auxquels il jeta son épée, leur promettant une rançon de cent mille écus. Mais les capitaines Bourdeaux, Des Centiers et La Mothe-Saint-Héray survenant, dans ce moment, ce dernier le tua d'un coup de pistolet dans la tête.»

Telle fut l'issue de la bataille de Coutras. La victoire du roi de Navarre était complète. Les catholiques perdaient trois mille hommes de pied, une grande partie de leur cavalerie et plus de quatre cents gentilshommes, la plupart ayant préféré la mort à la fuite. On comptait parmi eux, outre le duc de Joyeuse et Saint-Sauveur, son frère, Piennes, Brézé, Aubigeous, La Suze, Gouvello, Pluviaut, Neuvy, Fumel, La Croisette, de Vaux, Tiercelin. Au nombre des prisonniers se trouvèrent Bellegarde, qui mourut de ses blessures, Saint-Luc, Cypierre, Montigny, Piennes l'aîné, Montsoreau, Châteauvieux, Chastellux, Villegombelin, Châteaurenard, Guy du Lude et Sansac. La perte des vainqueurs fut peu considérable: un petit nombre de soldats et cinq gentilshommes seulement furent tués. Cette disproportion avec la perte des vaincus s'explique par le caractère foudroyant de la bataille. En moins d'une heure, l'armée de Joyeuse fut rompue de tous côtés et en fuite. La plupart des victimes de cette journée tombèrent dans la déroute.

«Le roi de Navarre eut, en cette occasion, la gloire d'avoir, le premier, gagné une grande bataille à la tête d'un parti qui, jusque-là, avait presque toujours été battu dans les actions générales et sous les plus habiles capitaines, tels qu'avaient été le feu prince de Condé et l'amiral de Coligny. Il ne s'acquit guère moins d'honneur par la manière généreuse et peu usitée alors dont il accueillit les vaincus tombés entre ses mains. Il donna ordre qu'on eût grand soin des blessés; il fit rendre les honneurs funèbres à Joyeuse et à son frère; il relâcha presque tous les prisonniers sans rançon, fit des présents à quelques-uns des principaux et rendit leurs drapeaux à quelques autres, comme au sieur de Montigny.» La prise de Cahors avait rendu redoutable le roi de Navarre; la victoire de Coutras le marquait, pour l'avenir, de tous les signes de la conquête et du triomphe. Ce jour-là, il mérita la couronne de France.

La journée de Coutras provoqua, dans son temps, de vives discussions, que les historiens, aux deux siècles suivants, et même de nos jours, ont reprises en sous-œuvre, s'accordant presque tous sur ce point, que le roi de Navarre ne sut pas profiter de sa victoire, que même il en perdit tous les fruits par la légèreté de sa conduite. C'est un lieu commun qu'il est difficile de ne pas rencontrer sous la plume des écrivains qui ont raconté, autrefois ou récemment, la vie de Henri IV. Cette quasi-unanimité n'a pu nous convaincre: sans poser en principe l'infaillibilité du roi de Navarre, nous avons vu distinctement dans les faits historiques la preuve qu'il fit, après la bataille de Coutras, ce qu'il pouvait et ce qu'il devait faire.

Tous les reproches adressés au roi de Navarre pour n'avoir pas profité de la journée de Coutras se réduisent à deux points: il ne marcha pas vers la haute Loire, afin de s'y joindre à l'armée auxiliaire; cette première faute commise, il abandonna son armée pour aller présenter les trophées de sa victoire à la comtesse de Gramont. La plupart des historiens, se copiant les uns les autres, n'ont même pas pris la peine d'examiner les arguments dont se compose leur thèse. Il n'est pas nécessaire de les scruter profondément, pour s'apercevoir qu'ils se contredisent. Le roi de Navarre devait-il marcher vers l'armée auxiliaire? Il le devait, assurent ces historiens. Qu'on les lise donc, eux et leurs devanciers, et l'on reconnaîtra que le roi de Navarre ne put pas faire ce qu'on lui reproche de n'avoir point fait: d'abord, parce que son conseil s'y opposa, Turenne et le comte de Soissons en tête; et, en second lieu, parce qu'il ne pouvait disposer, pour une aussi longue campagne, de l'armée qui venait de détruire celle de Joyeuse: elle était composée, en grande partie, de troupes enrôlées pour quelques semaines, qui n'entendaient pas demeurer indéfiniment sous les drapeaux du roi de Navarre, et dont quelques-unes commencèrent à plier bagages pour le retour, le soir même de la bataille. Aller au-devant des auxiliaires, à travers deux armées, avec deux ou trois mille hommes, c'eût été un acte de folie. Voilà des faits certains. Mais, ne pouvant joindre les Allemands, le roi de Navarre devait, tout au moins, occuper la Saintonge, l'Angoumois et le Poitou. Sans doute, il eût fait preuve d'une extrême incurie, en laissant ces provinces dépourvues de toute défense: aussi ne furent-elles point abandonnées. Condé garda la Saintonge; les garnisons du Poitou reçurent des renforts; Turenne, avec une petite armée, parcourut le Périgord et surveilla le Limousin, de même qu'une partie de la Guienne et de la Gascogne. Le roi de Navarre s'en tint d'une façon générale à la guerre défensive, en attendant une meilleure fortune. L'étude des faits prouve qu'il ne put pas faire autrement. Ajoutons, sans hésiter, que, même avec toute latitude, sa conduite aurait dû être ce qu'elle fut.

Le roi de France, à la tête d'une armée, était sur la Loire, vers laquelle marchaient les auxiliaires allemands et suisses des calvinistes. Les recevoir et attendre avec eux le choc d'une armée commandée par un Joyeuse ou un prince lorrain, c'était une résolution à laquelle aurait pu s'arrêter le roi de Navarre; mais les mener, avec ses troupes françaises, contre Henri III en personne, contre le symbole vivant de la royauté, voilà ce que l'héritier présomptif du trône n'aurait pu faire sans devenir le premier des rebelles, sans démentir toutes ses déclarations, toute sa politique depuis l'année 1576. Henri n'eût pas laissé échapper l'occasion d'écraser l'armée de Guise ou toute autre armée de la Ligue; contre l'armée du roi, il ne devait que se défendre. C'est ce qu'il eût fait, si Henri III eût marché sur lui, et, en réalité, c'est ce qu'il fit toujours.

Quant aux historiens qui, d'après d'Aubigné, accusent naïvement Henri d'avoir «donné à l'amour» les fruits de la victoire de Coutras, en allant faire visite à la comtesse de Gramont, pendant son voyage en Gascogne et en Béarn, le bon sens suffit pour les réfuter: nous ne dirons rien de plus de leur fantaisie de dénigrement.

Le lendemain de la bataille, le roi de Navarre écrivit au roi de France une lettre dont le texte, avant de venir jusqu'à nous, a subi certainement quelques altérations, ne fût-ce que dans les formules usuelles, mais qui n'en est pas moins un document authentique. Voici cette lettre, que La Burthe, maître des requêtes du roi de Navarre, fut chargé de présenter à Henri III:

«Sire, mon seigneur et frère, remerciez Dieu: j'ai battu vos ennemis et votre armée. Vous entendrez de La Burthe si, malgré que je sois l'arme au poing au milieu de votre royaume, c'est moi qui suis votre ennemi, comme ils le vous disent. Ouvrez donc vos yeux, Sire, et connaissez qui sont-ils. Est-ce moi, votre frère, qui peux être l'ennemi de votre personne? Moi, prince de votre sang, de votre couronne? Moi, Français de votre peuple? Non, Sire; vos ennemis, ce sont ceux-là qui, par la ruine de notre sang et de la noblesse, veulent la vôtre, et au par-dessus votre couronne. Certes, si n'y eût Dieu mis la main, c'était fait de vous, en ce lieu de Coutras, et ils vous eussent en nous tué, Sire, comme en votre cœur ils nous ont tués. Car par après, tout seul resté de tant de rois et princes, de quel sommeil eussiez dormi entre ces épées rouges de votre sang, ou même entre pires choses que ces épées? Avisez promptement à cette besogne, si encore en est temps; car le tout est caché dans les abîmes de la volonté de Dieu. Mais devant lui je proteste de la justice de mes armes et de tout ce sang dont un jour vous faudra lui rendre compte. Bandez, Sire, cette plaie de votre peuple; baillez-lui la paix; baillez-la à Dieu, à vos Etats, à votre frère, à votre conscience. Vainqueur, c'est moi qui vous la demande; ou s'il faut guerre, laissez-la-moi rendre à ceux-là qui seuls vous la font et à nous, et me les baillez à mener, à cette heure qu'ils savent quel je suis. La Burthe, un des plus hommes de bien qui soient en la chrétienté, et que par devers vous je dépêche avec simple lettre de créance, pour ce qu'en sa fidélité du reste m'en assure, et aussi pour ce qu'autrement ne puis faire, vous fera entendre que je ne veux que le repos de tous et la conservation du mien. Et de quoi votre pape se mêle de me vouloir ôter ce que de Dieu je tiens? Par quoi lui a Dieu été et lui sera toujours contraire en si méchante œuvre. Lequel Dieu vivant je prie bien fort, Sire, qu'il vous rouvre le clair entendement qu'il vous a baillé, et qu'il a permis être troublé pour les grands péchés de ce royaume, et aussi celui de la grande part de votre brave noblesse, à tel point aveuglée par ces Lorrains; alors verriez à plein, Sire, qu'en toute cette pauvre France, n'est pas un seul cœur français ennemi de son roi; la grande source de ce poison serait découverte à tous; et vous, Sire, verriez qu'ici sommes, plus que ne pensez, vos véritables serviteurs et sauveurs de votre couronne.»

Cette page à la fois héroïque et politique porte l'esprit à des hauteurs où l'élèvent bien rarement les bulletins de victoire.

Le 23 octobre, Henri adressait au maréchal de Matignon une autre lettre beaucoup plus intime assurément, mais qui atteste, par quelques détails pleins de délicatesse, comme par les déclarations qui la terminent, la générosité attendrissante du vainqueur de Coutras: «Avant que de partir de Coutras, j'avais donné ordre pour faire conduire les corps de M. de Joyeuse et de son frère à Libourne... Auparavant je commandai que leurs entrailles fussent enterrées avec leurs cérémonies (catholiques), à quoi les seigneurs et gentilshommes (catholiques) qui sont ici (prisonniers) et aucuns des miens assistèrent aussi. Je suis bien marri qu'en cette journée, je ne puis faire différence des bons et naturels Français d'avec les partisans et adhérents de la Ligue; mais, pour le moins, ceux qui sont restés en mes mains témoigneront la courtoisie qu'ils ont trouvée en moi et en mes serviteurs qui les ont pris. Croyez, mon cousin, qu'il me fâche fort du sang qui se répand, et qu'il ne tiendra point à moi qu'il ne s'étanche[50]».

[50] Appendice: XXXVII.

CHAPITRE V

Voyage de Henri en Gascogne et en Béarn.—Le comte de Soissons et ses vues d'avenir.—Défaite des auxiliaires allemands et suisses.—Saül et David.—Conseil de la Ligue à Nancy.—Siège de Sarlat par Turenne.—Défense victorieuse.—Expédition de Favas en Gascogne.—Petits faits de guerre racontés par Henri.—Le mal domestique.—Mort du prince de Condé à Saint-Jean-d'Angély.—Arrestation de la princesse de Condé.—Les récits du roi de Navarre.—Nouveaux projets d'attentat contre sa personne.—Perte de Marans.—Monbéqui et Dieupentale.—Les menées factieuses des Seize.—Menaces de Henri III.—Les Seize appellent le duc de Guise à leur aide.—La journée des Barricades.—Henri III en fuite.—Négociations des factieux avec le roi.—Il leur accorde l'édit d'union du 21 juillet.—Toute-puissance des Guises et de la Ligue.—Henri III reconnaît pour héritier présomptif le cardinal de Bourbon.—L'arrière-pensée royale.

Le roi de Navarre, accompagné du comte de Soissons, passa quelques semaines en Gascogne et en Béarn. Des historiens lui ont presque fait un crime d'avoir présenté à Madame de Gramont les drapeaux et enseignes conquis à la bataille de Coutras, comme si un pareil acte d'héroïque galanterie n'était pas la digne récompense d'un dévouement qui avait été pour quelque chose dans la récente victoire!

Le comte de Soissons, selon l'abréviateur des Economies royales d'accord avec les Mémoires contemporains, avait su gagner le cœur de Madame, sœur du roi, et il entretenait constamment Henri de son dessein d'épouser cette princesse; mais il avait, en agissant ainsi, des vues ambitieuses qui se découvrirent dans la suite. «Il prétendait se faire subroger par ce mariage dans tous les droits du roi de Navarre, et comme il ne voyait aucune apparence que ce prince, ayant pour ennemis déclarés le pape, l'Espagne et les catholiques de France, pût jamais venir à bout de ses entreprises, il comptait s'enrichir de ses dépouilles, et y gagner du moins les grands biens qui composaient l'apanage de la Maison d'Albret, en deçà de la Loire... Ce voyage servit au roi de Navarre à connaître plus particulièrement celui qu'il était sur le point de se donner pour beau-frère. Le comte de Soissons ne put si bien dissimuler que le roi ne devinât une partie de ses sentiments, et une lettre qu'il reçut de Paris acheva de les lui dévoiler. On lui apprenait que le comte avait juré qu'aussitôt qu'il aurait épousé Madame, il l'emmènerait à Paris et abandonnerait le parti de son bienfaiteur, et qu'on prendrait alors des mesures pour achever le reste. Cette lettre, que le roi de Navarre reçut au retour de la chasse, et prêt à tomber dans le piège qu'on lui tendait, lui donna pour le comte une aversion que rien ne put jamais effacer.»

Le comte de Soissons ne se sépara définitivement du roi de Navarre qu'après la journée des Barricades. «Livré à de perpétuelles chimères, il regarda cet événement comme un coup de la fortune, qui, en le délivrant de tous ses rivaux, allait le rendre tout-puissant dans le conseil et à la cour de Henri III. Changeant donc incontinent de batterie, il résolut d'aller s'offrir à ce prince, et pour donner plus de relief à son action, il voulut paraître devant le roi, suivi d'un grand nombre de créatures, qu'il chercha dans la cour du roi de Navarre et parmi ses plus affectionnés serviteurs, dont il ne se fit point de scrupule de tenter la fidélité. Le roi de Navarre sentit comme il le devait l'indignité de ce procédé...»

Pendant son séjour à Nérac ou dans les environs de cette ville, vers la mi-novembre, le roi de Navarre reçut la nouvelle des multiples échecs que les deux armées royales, celle du duc de Guise et celle de Henri III, avaient infligés aux auxiliaires allemands, à Vimory, à Auneau et sur quelques autres points. Leurs corps nombreux et redoutables, mais indisciplinés et démoralisés par l'absence du roi de Navarre, furent tour à tour écrasés. Ils avaient fait péniblement leur jonction avec les Suisses protestants, qui, s'imaginant être venus en France pour défendre Henri III contre la Ligue et trouvant le roi en personne devant eux, refusèrent de se battre et négocièrent une retraite. Les débris de l'armée allemande, commandée par le baron de Donha, reprirent le chemin de la frontière, laissant, à chaque pas, des blessés et des malades, qui périssaient sous les coups des paysans. Le 2 décembre, les Suisses protestants obtinrent du roi un traité et une gratification de quatre cent mille écus. Leur retraite ne fut pas moins désastreuse que celle des Allemands... Rentré à Paris, Henri III fit chanter un Te Deum solennel et recueillit quelques vivats populaires; mais les ligueurs réagirent contre ce triomphe de commande, en exaltant les exploits du duc de Guise: leurs prédicateurs affectèrent d'appliquer au souverain et au sujet le verset de la Bible: «Saül en a tué mille, et David, dix mille». L'Estoile a noté en quelques traits vifs cet épisode: «Ainsi la victoire d'Auneau fut le cantique de la Ligue, la réjouissance du clergé, qui aimait mieux la marmite que le clocher, la braverie de la noblesse guisarde, et la jalousie du roi, qui reconnut bien qu'on ne donnait ce laurier à la Ligue que pour flétrir le sien: en ce véritablement misérable, qu'il fallait qu'un grand roi comme lui fût jaloux de son vassal.»

Le roi, blessé dans son orgueil, se vengea en surchargeant son «archimignon», le duc d'Epernon, de nouvelles faveurs. La Maison de Lorraine, doublement irritée de voir Epernon arriver au faîte, pendant qu'elle était elle-même battue en brèche à la cour, tint à Nancy, le 8 janvier 1588, en présence du cardinal de Bourbon, un conseil où se formulèrent de nouvelles prétentions. D'abord repoussées par le roi, elles devinrent plus tard la base du fameux édit d'union, développement et consécration du traité de Nemours. En même temps, les vues et les pratiques factieuses de la Ligue s'affirmèrent de plus en plus dans Paris et dans les principaux centres de son action: on pouvait déjà prévoir le jour où Henri III dans sa capitale serait moins roi que le duc de Guise.

Le roi de Navarre, n'ayant plus rien à attendre des mouvements de cette armée étrangère dont la levée l'avait occupé si longtemps, et sur laquelle il avait fondé tant d'espérances, reprit en Gascogne son existence de petits combats et de coups de main. Ses capitaines ne restèrent pas inactifs. Après la séparation de l'armée calviniste, le lendemain de la bataille de Coutras, Turenne s'empara de toutes les places entre l'Isle et la Dordogne, et résolut d'assiéger Sarlat. La ville ayant fièrement répondu à la sommation, les opérations du siège commencèrent le 25 novembre. Sarlat, qui avait soutenu un siège, en 1562, contre Duras, et connu, en 1574, le poids des armes de Geoffroy de Vivans, était à peu près démantelé: petit à petit, les habitants avaient détruit les ouvrages rudimentaires laissés par ce capitaine. Les Sarladais ne s'en mirent pas moins courageusement à l'œuvre, exhortés par La Mothe-Fénelon, leur évêque, et par son cousin. Le siège, très meurtrier, surtout pour les assiégeants, que, pour comble de malheur, la maladie décima, fut levé le vingt-unième jour, mardi 15 décembre. Plusieurs épisodes firent grand honneur à la bravoure des habitants. En vain Turenne livra-t-il à la ville un furieux assaut, le 5 décembre; en vain fit-il venir des renforts du Limousin et de l'Agenais: les assiégés ne faillirent pas un seul instant, quoique Matignon, à qui le roi de Navarre donnait des préoccupations et des inquiétudes par le siège d'Aire, qui fut prise vers le 7 décembre, n'eût pu envoyer à Sarlat le moindre secours. Cette ville ne fut aidée dans sa vigoureuse résistance que par quelques gentilshommes du voisinage, qui s'y jetèrent, au péril de leur vie.

D'un autre côté, Favas, de retour en Gascogne, où il avait le commandement de Casteljaloux, délogea les catholiques de quelques petits forts situés dans le voisinage de cette ville. Il alla ensuite mettre le siège devant Vic-Fezensac, comptant y surprendre Lau et une partie de la noblesse d'Armagnac qu'il avait associée à la défense de la place. Vic-Fezensac, Nogaro et plusieurs autres villes de moindre importance tombèrent au pouvoir de Favas; mais, ayant été grièvement blessé devant Jegun, sa campagne finit là, et ses troupes allèrent rallier l'armée de Turenne. Au mois de janvier, le roi de Navarre se remit aux champs; ses lettres à la comtesse de Gramont nous donnent quelques détails sur les faits de guerre auxquels il prit part:

Le 20 février (de Casteljaloux): «Dieu a béni mon labeur; j'ai pris Damazan sans perdre qu'un homme. Je monte à cheval pour aller reconnaître le Mas-d'Agenais. Je ne sais si je l'attaquerai.»

Le 23 février: «...J'avais bloqué le Mas-d'Agenais, mais je n'y avais mené l'artillerie, craignant que l'armée du maréchal (Matignon) ne me la fît lever de devant en diligence, le grand-prieur de Toulouse étant joint à lui avec l'armée de Languedoc. Je vais monter à cheval avec trois cents chevaux et donnerai jusqu'à la tête de leur armée.»

Le 1er mars (de Nérac): «Hier, le maréchal et le grand-prieur vinrent nous présenter la bataille, sachant bien que j'avais congédié toutes nos troupes. Ce fut au haut des vignes, du côté d'Agen. Ils étaient cinq cents chevaux et près de trois mille hommes de pied. Après avoir été cinq heures à mettre leur ordre, qui fut assez confus, ils partirent, résolus de nous jeter dans les fossés de la ville, ce qu'ils devaient véritablement faire, car toute leur infanterie vint au combat. Nous les reçûmes à la muraille de ma vigne qui est la plus loin, et nous nous retirâmes au pas, toujours escarmouchant, jusqu'à cinq cents pas de la ville, où était notre gros, qui pouvait être de trois cents arquebusiers. L'on les ramena de là jusques où ils nous avaient assaillis. C'est la plus furieuse escarmouche que j'aie jamais vue, et de moindre effet; car il n'y a eu que trois soldats blessés, tous de ma garde, dont les deux n'est rien. Il y demeura deux des leurs, dont nous eûmes la dépouille, et d'autres qu'ils retirèrent à notre vue, et force blessés que nous voyions amener.»

Ce fut vraisemblablement à cette date que les perfidies du comte de Soissons révélées au roi de Navarre, qui dut laisser paraître quelque chose de son mécontentement, donnèrent naissance aux querelles intestines auxquelles fait allusion la lettre suivante, adressée de Nérac, le 8 mars, à la comtesse de Gramont: «Le diable est déchaîné. Je suis à plaindre et est merveille que je ne succombe sous le faix. Si je n'étais huguenot, je me ferais Turc. Ha! les violentes épreuves par où l'on sonde ma cervelle! Je ne puis faillir d'être bientôt ou fol ou habile homme. Cette année sera ma pierre de touche. C'est un mal bien douloureux que le domestique! Toutes les géhennes que peut recevoir un esprit sont sans cesse exercées sur le mien. Je dis toutes ensemble. Plaignez-moi...»

Ce «mal domestique» dont Henri se plaignait à bon droit, allait se jeter au travers de sa vie agitée, en y apportant, par surcroît, une nouvelle complication politique. Le 5 mars 1588, Henri Ier de Bourbon, prince de Condé, mourut subitement à Saint-Jean-d'Angély. On voulut attribuer cette catastrophe aux suites du coup de lance dont il fut renversé à Coutras, non blessé; mais «les marques du poison», comme le dit le roi de Navarre, furent visibles, et, selon l'opinion la plus générale, le crime fut commis à l'instigation ou du consentement de la princesse elle-même, Charlotte de La Trémouille. Arrêtée par ordre du roi de Navarre, la veuve de Condé ne fut jamais jugée. On procéda contre elle, mais il y eut sursis jusqu'après ses couches, et le procès interrompu n'aboutit, six ans plus tard, en 1595, qu'à un arrêt du parlement de Paris déclarant la princesse innocente. Belcastel, page de sa maison, s'était enfui après la mort du prince, mais Ancelin Brillaud ou Brillant, intendant au service du prince de Condé, fut accusé de complicité, condamné et écartelé. Il n'est rien resté, que nous sachions, de la procédure dirigée, dès les premiers jours, contre la princesse, de sorte que les lettres du roi de Navarre à madame de Gramont sont doublement précieuses pour l'histoire de ce tragique épisode.

Le 10 mars: «Pour achever de me peindre, il m'est arrivé l'un des plus extrêmes malheurs que je pouvais craindre, qui est la mort subite de Monsieur le Prince. Je le plains comme ce qu'il me devait être, non comme ce qu'il m'était...—Ce pauvre prince (non de cœur), jeudi, ayant couru la bague, soupa, se portant bien. A minuit, il lui prit un vomissement très violent, qui lui dura jusques au matin. Tout le vendredi, il demeura au lit. Le soir, il soupa, et ayant bien dormi, il se leva le samedi matin, dîna debout et puis joua aux échecs. Il se lève de sa chaise, se met à promener par sa chambre, devisant avec l'un et l'autre. Tout à coup, il dit: «Baillez-moi ma chaise, je sens une grande faiblesse». Il n'y fut assis qu'il perdit la parole, et soudain après, il rendit l'âme, assis. Les marques de poison sortirent soudain. Il n'est pas croyable l'étonnement que cela a porté en ce pays-là. Je pars, dès l'aube du jour, pour y aller pourvoir en diligence. Je me vois en chemin d'avoir bien de la peine. Priez Dieu hardiment pour moi. Si j'en échappe, il faudra bien que ce soit lui qui m'ait gardé.»

Le 13 mars (d'Eymet): «Il m'arriva, l'un à midi, l'autre au soir, deux courriers de Saint-Jean. Le premier rapportait comme Belcastel, page de Madame la Princesse, et son valet de chambre, s'en étaient fuis, soudain après avoir vu mort leur maître; avaient trouvé deux chevaux, valant deux cents écus, à une hôtellerie du faubourg, que l'on y tenait il y avait quinze jours, et avaient chacun une mallette pleine d'argent. Enquis, l'hôte dit que c'était un nommé Brillant qui lui avait baillé les chevaux, et lui allait dire tous les jours qu'ils fussent bien traités. Ce Brillant est un homme que Madame la Princesse a mis en la maison, et lui faisait tout gouverner. Il fut tout soudain pris. Confesse avoir baillé mille écus au page, et lui avoir acheté ces chevaux, par le commandement de sa maîtresse, pour aller en Italie. Le second (courrier) confirme, et dit de plus que l'on avait fait écrire une lettre à ce Brillant, au valet de chambre qu'on savait être à Poitiers, par où il lui mandait être à deux cents pas de la porte, qu'il voulait parler à lui. L'autre sortit. Soudain, l'embuscade qui était là le prit, et fut mené à Saint-Jean. Il n'avait encore été ouï, mais bien disait-il à ceux qui le menaient: «Ah! que Madame est méchante! que l'on prenne son tailleur, je dirai tout sans gêne (torture)». Ce qui fut fait. Voilà ce que l'on en sait jusques à cette heure. Souvenez-vous de ce que je vous ai dit d'autres fois; je ne me trompe guère en mes jugements: c'est une dangereuse bête qu'une mauvaise femme... J'ai découvert un tueur pour moi...»

Le 15 mars: «Je serai jeudi à Saint-Jean, d'où je vous manderai toutes nouvelles. L'on a trouvé sur le valet de chambre des perles et des diamants qui ont été reconnus.»

Le 17 mars: «... Les soupçons croissent du côté où les avez pu juger. Je verrai tout demain. J'appréhende fort la vue des fidèles serviteurs de la maison, car c'est, à la vérité, le plus extrême deuil qui se soit jamais vu. Les prêcheurs romains prêchent tout haut, par les villes d'ici autour, qu'il n'y en a plus qu'un à avoir, canonisent ce bel acte et celui qui l'a fait, admonestent tous bons catholiques de prendre exemple à une si chrétienne entreprise...»

Le 21 mars: «Pour le fait de la procédure de la mort de Monsieur le Prince, de plus en plus, l'on découvre la méchanceté, et tout du côté que vous pûtes juger par ma dernière...»

Cette procédure occupa longtemps le roi de Navarre. Il croyait évidemment à la culpabilité de la princesse de Condé; mais quoiqu'il eût sollicité les bons offices de la reine-mère pour faciliter l'arrestation de Belcastel, le page échappa à toutes les recherches.

La correspondance dont on vient de lire des extraits fait allusion aux nouveaux attentats dirigés contre le roi de Navarre. Dans une lettre adressée, le 20 mars, de Saint-Jean-d'Angély au maréchal de Matignon, il revient sur le fait indiqué en ces termes: «J'ai découvert un tueur pour moi». Il raconte que, pendant son dernier séjour à Nérac, un homme dépêché pour le tuer fut soupçonné et pris, et il ajoute: «Lequel, depuis mon partement, a confessé le fait et déposé pareillement comme et par qui il avait été employé pour ce faire. J'ai bien voulu vous faire la présente pour vous prier affectueusement me faire ce plaisir d'envoyer deux ou trois personnes qualifiées pour voir le personnage, sa déposition et comme tout s'est passé, afin que vous soyez mieux éclairé de la vérité du fait. J'envoie un passe-port pour ceux qui iront de votre part et une lettre adressante aux consuls de Nérac.» Le même jour, annonçant à La Roche-Chandieu, ministre calviniste, qu'il s'occupe du procès des assassins du prince de Condé, il l'entretient également du projet d'attentat de Nérac, et donne d'autres détails: «En même temps, il y avait vingt quatre hommes dépêchés pour me tuer; il y en a un qui est Lorrain et se disait Frison, à qui le cœur faiblit en me présentant une requête à Nérac.» L'histoire ne donne pas le dernier mot de cette affaire.

Tout en surveillant l'action de la justice, le roi de Navarre guerroyait çà et là. Vers la fin de mars, Lavardin ayant occupé Marans, Henri reprit sur-le-champ un des forts de cette place et se donna beaucoup de peine pour la ressaisir; mais elle ne retomba en son pouvoir qu'au mois de juillet. Dans une de ses expéditions antérieures en Languedoc, il avait pris deux bourgs fortifiés, Monbéqui et Dieupentale. Pendant qu'il investissait Marans, il apprit que les garnisons laissées dans ces deux places les avaient abandonnées après les avoir pillées. «J'entends, écrivait-il à M. de Scorbiac, gouverneur de Castres, que punition exemplaire soit faite de ceux qui ont quitté et pillé Monbéqui et Dieupentale, que j'avais conquis au danger de ma vie.»

Mais on touchait au moment où les violences de la Ligue allaient bouleverser la scène politique, et rejeter à l'arrière-plan tous les petits faits de guerre semblables à ceux dont nous venons de parler. Les Seize, enhardis par l'impunité que leur assuraient l'ascendant des Guises et la faiblesse de Henri III, formaient, chaque jour, quelque nouveau complot contre l'autorité royale, et dépassaient même dans leur zèle les vues des chefs supérieurs de la Ligue. Ils avaient provoqué, vers la fin de l'année 1587, une déclaration des docteurs de Sorbonne portant qu'on peut ôter le gouvernement aux princes qu'on ne trouve pas tels qu'il faut, comme l'administration au tuteur qu'on tient pour suspect. Le roi s'était borné à leur adresser des réprimandes et des menaces. Deux fois, un projet d'enlèvement de Henri III fut déjoué, grâce aux avis secrets que lui fit tenir Nicolas Poulain, lieutenant de la prévôté. Au mois d'avril 1588, cependant, le roi perdit patience. Il fit venir en sa présence quelques-uns des Seize, entre autres le président de Neuilly, leur parla sur un ton très irrité, leur dit qu'il connaissait leurs menées factieuses, et leur déclara qu'il en ferait, au besoin, prompte et sévère justice. Aussitôt les Seize mandèrent au duc de Guise de venir à leur aide. Prévenu de cette démarche, le roi interdit au duc l'accès de Paris; mais Guise, n'ayant pas reçu ou feignant de n'avoir pas reçu à temps les ordres du roi, passa outre, et le 9 mai, il entrait dans Paris, où il descendait au palais de la reine-mère. Henri III fut obligé de recevoir ce sujet révolté et triomphant, et n'osa pas châtier son insolence; mais comme il ne voulut pas lui accorder tout ce qu'il demandait, la Ligue organisa une insurrection, et, le 12 avril, à la suite de la célèbre journée des Barricades, Henri III quitta Paris en fugitif, pendant que, pour comble d'humiliation, la reine-mère affectait de négocier avec le duc de Guise pour lui dissimuler le projet de fuite du roi. Le duc et la Ligue furent bientôt effrayés de leur victoire: elle arrivait trop tôt, et faisait d'eux manifestement des rebelles. Henri III, retiré à Chartres, sembla d'abord résolu à traiter Guise et les ligueurs en criminels de lèse-majesté; mais peu à peu, effrayé, à son tour, de la puissance de ces ennemis, il consentit à traiter avec eux, et signa à Rouen l'édit d'union, qui fut enregistré à Paris, le 21 juillet. Les prétentions formulées, l'année précédente, par l'assemblée de Nancy, formèrent les articles du nouvel édit. Le roi promettait de combattre les huguenots jusqu'à leur entière destruction, et de ne laisser le trône qu'à un prince catholique. Il était stipulé que nul ne pourrait être nommé à un office public, sans prêter un serment «de catholicité». Des articles secrets amnistiaient tous les actes de la Ligue, maintenaient ses troupes, lui accordaient de nouvelles places de sûreté. Quinze jours après, le duc de Guise était nommé généralissime des armées royales, et les autres chefs ligueurs recevaient des commandements. Mayenne était mis à la tête d'une armée qui devait aller combattre Lesdiguières dans le Dauphiné, et le duc de Nevers en devait mener une autre contre les huguenots du Poitou. Enfin Henri III reconnut pour héritier présomptif de la couronne ce cardinal de Bourbon dont il avait raillé, quelques années auparavant, les ridicules prétentions. A la nouvelle de ces victoires inespérées, la Ligue poussa des cris de joie dans la France entière, et, à Paris, elle fit chanter un Te Deum pour célébrer la forclusion du roi de Navarre.

Quand on étudie ce traité d'union, où l'abdication s'étale en articles, il est bien difficile de conserver le moindre doute sur l'existence d'une arrière-pensée dans l'esprit de Henri III. Un roi qui met tant d'armes dans les mains de son ennemi rêve le suicide ou la vengeance, et Henri III montra bientôt, par de tragiques résolutions, qu'il n'avait pas entendu se précipiter lui-même du trône. Ce qu'il cédait au duc de Guise fait revenir à la mémoire ce qu'autrefois Charles IX avait cédé à Coligny. Il faut nécessairement résoudre ce dilemme: ou Henri III n'avait ni intelligence, ni amour-propre, et alors on conçoit qu'il ait tout livré à la Maison de Lorraine; ou, profondément irrité, mais dissimulant pour mieux préparer sa revanche, il était capable de dresser le piège solennel des Etats de Blois, pour y détruire politiquement, par la sentence de ces assises, ou y supprimer par la force un homme qui en était arrivé à chasser le roi de sa capitale. Si les Etats de Blois n'eussent pas été, en majorité, sous le joug de la Ligue, Henri III eût obtenu d'eux la condamnation de la Ligue et des Guises, et les poignards des Quarante-Cinq fussent restés au fourreau. Mais les Etats et le duc, mis face à face, ne firent qu'un, et ce fut alors que Henri III, malgré ses pauvres finesses, qui consistaient à débaptiser la Ligue et à faire la part de ses excès et celle de ses actes légitimes, fut amené à choisir entre l'abdication réelle et le pouvoir conservé par un crime.

CHAPITRE VI

La politique du roi de Navarre en face de Henri III et de la Ligue.—Lettre à l'abbesse de Fontevrault.—Lettre au vicomte d'Aubeterre.—La ruine de l'Armada.—Les affaires des calvinistes en Dauphiné, en Languedoc et en Guienne.—Sage activité de Henri.—Grandes et petites négociations.—Les Etats-Généraux à Blois.—Discours de Henri III.—La Ligue amnistiée dans le passé et incriminée dans l'avenir.—Revanche des Guises.—Condamnation du roi de Navarre par les Etats.—Résistance de Henri III.—Le roi de Navarre à l'assemblée de La Rochelle.—Réclamation des députés, à Blois et à La Rochelle, contre les abus de pouvoir.—Henri reprend le harnais.—Prise de Niort.—Le coup d'Etat de Blois.—Les deux conseils donnés au roi de France.—Assassinat du duc de Guise.—Henri III ne sait pas profiter de son crime.—Négociations puériles.—Soulèvement universel contre le roi de France.—Menaces du Saint-Siège.—Débandade de l'armée royale.—Mort de Catherine de Médicis.—Son dernier conseil à Henri III.—Il se décide à négocier avec son beau-frère.—Expéditions et maladie du roi de Navarre.

Entre la convocation des Etats-Généraux, annoncée à Rouen, au mois de juillet, et leur séance d'ouverture, qui eut lieu seulement le 16 octobre 1588, le roi de Navarre, habitué de longue date à se voir anathématiser par la cour de France comme par la Ligue, eut le loisir d'étudier le nouveau terrain où les partis allaient se livrer bataille. L'édit d'union ne le surprit ni ne l'effraya; il en fut moins ému que de cette néfaste journée des Barricades qui avait vu le roi de France chassé de son palais par une démonstration populaire. Il n'avait jamais voulu, même au plus fort des perfidies de Catherine et de Henri III, se poser en adversaire de l'autorité royale, et depuis la victoire de Coutras, il comprenait, encore mieux qu'auparavant, que le salut de la couronne et du pays, et par conséquent le succès de sa juste cause dépendaient d'une sincère alliance entre Henri III et son héritier présomptif. Cette alliance, Henri III l'avait souvent désirée, mais en y mettant des conditions qui auraient rendu le roi de Navarre odieux au parti calviniste, lui eussent fait perdre brusquement son appui, et, le laissant suspect et isolé à côté du roi de France, auraient privé celui-ci du bénéfice de la réconciliation. Mettre librement son épée au service de Henri III, donner pour base à l'entente un édit de large tolérance, de sage liberté, préluder à l'action commune contre la Ligue par la pacification entre les royalistes et les calvinistes, d'où naîtrait logiquement, au profit des deux rois et pour le bien du pays, un nouveau et puissant parti de la couronne, telles avaient toujours été les vues hautement avouées du roi de Navarre. Après la journée des Barricades, il s'attacha plus que jamais à les faire prévaloir.

Vers la fin du mois de mai, répondant à une lettre pressante d'Eléonore de Bourbon-Vendôme, sœur du feu roi Antoine et abbesse de Fontevrault, qui le priait de se soumettre à la fois à l'Eglise et au roi de France, il découvrait sa pensée discrètement, tout en dénonçant l'hypocrisie des meneurs de la Ligue. Cette confidence d'un roi politique et guerrier à une femme vénérable est d'une beauté d'expression que nul commentaire ne saurait rendre: «Ma tante, disait Henri, il ne saurait rien venir de votre part que je ne reçoive comme de ma propre mère. Je sais que les avertissements que me donnez procèdent d'une entière et parfaite amitié que me portez; mais vous savez quelle est ma résolution, de laquelle il me semble que je ne dois me départir, et que vous-même ne me le devez conseiller; connaissant (comme je vous ai toujours dit) que ce n'est à la religion qu'on en veut, mais à l'Etat, ainsi que vous peut assez témoigner ce qui est naguère advenu à Paris, et l'entreprise que la Ligue a voulu, ces jours passés, faire sur le roi, qui est plus catholique que pas un d'icelle. Toutefois vous voyez si on a laissé de le traiter en huguenot. Croyez, ma tante, que ceux qui ont les armes à la main ne manquent jamais de prétexte; et quant à moi aussi, je ne m'arrête point là, mais je me remets en la bonté de Dieu, qui connaît la justice de ma cause et qui la saura discerner des pernicieux desseins des méchants. Celui qui donne et conserve les couronnes, conservera, s'il lui plaît, à notre roi celle qu'il lui a donnée. Il faut se résoudre à sa volonté et obéir à ses jugements...» Et dans une lettre d'un tout autre caractère, mais sur le même sujet, adressée, le mois suivant, au vicomte d'Aubeterre, officier au service de Henri III, le roi de Navarre indiquait avec une incomparable droiture de sens le but où devaient tendre, selon lui, et sa politique et celle de Henri III: «...Encore il y a remède (à la situation), pourvu que le roi soit fidèlement servi de ses bons sujets et qu'ils fassent leur devoir. C'est maintenant la saison où on connaîtra les bons Français. De ma part, je n'ai autre désir que d'employer tout ce qui est en mon pouvoir et ma personne...»

Ce n'étaient ni la crainte ni le désarroi de ses affaires qui dictaient des déclarations semblables au roi de Navarre; car les démêlés survenus entre les royalistes et la Ligue avaient donné une nouvelle vigueur aux revendications de son parti et démontré à beaucoup de «bons Français» le danger qu'il y avait à seconder les entreprises des princes de la Maison de Lorraine. A la vérité, Henri III n'avait pas encore signé l'édit d'union ni confié le commandement général de son armée au duc de Guise; et la sentence de proscription contre le roi de Navarre ne fut rendue par les Etats de Blois que quatre mois plus tard; mais que Henri prévît ou non ces conséquences,—et il pouvait sans beaucoup de peine les prévoir, connaissant ses adversaires,—il devait compter sur la logique des choses, sur la lumière qui se dégagerait des faits, sur le sentiment de la conservation, qui, tôt ou tard, jetterait le roi de France dans ses bras, pourvu qu'ils fussent bien armés et capables de dompter la Ligue. Il lui fallait à la fois prouver sa force et attester, avec une inébranlable constance, son dessein de faire cause commune avec Henri III.

Sa ligne de conduite ainsi tracée conformément au devoir et à l'intérêt bien entendu, aucun événement ne put l'en faire dévier, et plus d'un vint lui démontrer la sagesse de ses résolutions. Telle fut, par exemple, au mois d'août, la destruction de «l'invincible Armada», cette flotte immense sous l'effort de laquelle Philippe II avait rêvé d'anéantir la puissance de l'Angleterre, et que la Ligue accompagnait de ses vœux, attendant les plus heureux contre-coups de sa victoire. Ce désastre, en paralysant pour quelque temps l'Espagne, privait les ligueurs du seul point d'appui important qu'ils eussent à l'étranger. L'aspect général des affaires du parti calviniste inspirait, du reste, à ses chefs plus de confiance qu'elle ne leur causait d'inquiétude. Au moment où l'édit d'union les menaçait d'une nouvelle et implacable guerre, presque à l'heure où périssait l'Armada, Lesdiguières, chef des calvinistes en Dauphiné, signait avec La Valette, frère aîné du duc d'Epernon et lieutenant du roi, un traité d'alliance défensive et offensive contre tous ceux qui entreraient en armes dans cette province, convention qui réduisait à l'impuissance l'armée dont Mayenne avait reçu le commandement. Le duc d'Epernon, qui ne fut pas étranger à ce traité, était entré lui-même en lutte contre la Ligue, à propos de son gouvernement d'Angoulême, dont le roi, sollicité par les Guises, l'avait dépouillé, mais dont il n'entendait pas se dessaisir, et cet incident pouvait déconcerter plus d'une entreprise des ligueurs dans l'Angoumois et les provinces voisines. La Guienne, la Gascogne et le Béarn n'étaient pas des pays où la Ligue, mal vue de Matignon, pût aisément s'étendre. Dans le Languedoc, Henri pouvait compter sur Montmorency. Enfin il tenait lui-même la Saintonge et ne manquait pas de ressources en Poitou. Accroître ces ressources, grossir ses troupes de façon à contenir l'armée du duc de Nevers qu'il allait avoir sur les bras, se donner ainsi le loisir d'attendre que Henri III lui revînt, éclairé par les événements et pressé par la nécessité, c'était l'œuvre à laquelle il devait s'employer avant tout. Il l'entreprit avec son activité habituelle.

Il entretenait une correspondance suivie avec ses négociateurs auprès de la reine d'Angleterre et des princes protestants d'Allemagne, dont il espérait obtenir de nouveaux secours en hommes et en argent. En même temps, il convoquait, de toutes parts, ses partisans disséminés, et les priait, avec une héroïque gaîté, comme dans la lettre suivante adressée au baron d'Entraigues, de venir se mettre, eux et leur fortune, au service de sa cause: «Dieu aidant, j'espère que vous êtes, à l'heure qu'il est, rétabli de la blessure que vous reçûtes à Coutras... Sans doute, vous n'aurez manqué, ainsi que vous l'avez annoncé à Mornay, de vendre vos bois, et ils auront produit quelques mille pistoles. Si ce est, ne faites faute de m'en apporter tout ce que vous pourrez. Je ne sais quand, ni d'où, si jamais je pourrai vous les rendre, mais je vous promets force honneur et gloire, et argent n'est pas pâture pour des gentilshommes comme vous et moi.»

A travers ces grandes ou petites négociations, il se tenait constamment en haleine, lui et ses troupes, courant de place en place, reprenant, au mois de juillet, ce délicieux Marans si éloquemment vanté à la comtesse de Gramont et qu'il n'avait pu ressaisir pendant l'hiver, et gagnant, d'une chevauchée à l'autre, nombre de forts et de villettes, surtout Beauvoir-sur-Mer, château puissamment fortifié par le duc de Mercœur.

Les délibérations des Etats-Généraux réunis à Blois, le 16 octobre, ne tardèrent pas à prouver au roi de Navarre, comme à tous les esprits attentifs, que l'accord était précaire entre le roi de France et le duc de Guise. Nous n'avons à retenir de ces assises que deux faits principaux. Dans la séance royale, Henri III prononça un discours qui tout à la fois amnistiait la Ligue dans le passé et la condamnait dans l'avenir. Il se déclarait prêt à jurer l'édit d'union et entendait que les Etats le jurassent avec lui, mais il proclamait que dorénavant les associations, pratiques, menées, levées d'hommes et d'argent seraient considérées par lui comme autant de crimes de lèse-majesté: c'était incriminer et interdire l'existence même de la Ligue. Les Guises sentirent le coup, et s'efforcèrent de prendre leur revanche dans les délibérations suivantes. Ils l'obtinrent des Etats, au mois de novembre, par la proclamation de la déchéance du roi de Navarre, en tant qu'héritier présomptif de la couronne de France. Cette résolution, à laquelle les Etats eussent logiquement abouti en suivant la pente des choses, sous l'influence des Guises qui les dominaient, fut provoquée par une requête des députés calvinistes réunis à La Rochelle, sous la présidence du roi de Navarre, et par laquelle ils demandaient qu'on leur accordât la liberté de conscience, selon l'édit de janvier 1562, la restitution de leurs biens saisis et la réunion d'un concile général libre, promettant de se soumettre à ses décisions. Les calvinistes déclaraient que si leur requête était repoussée, ils ne reconnaîtraient pas la légitimité de l'assemblée des Etats. «La demande du concile, dit Mézeray, était mise en avant, à l'instance du roi de Navarre, qui désirait, par cet expédient, faire connaître aux catholiques qu'il n'était point ennemi mortel de leur religion, ni si opiniâtre dans la sienne qu'on leur avait persuadé: ce qu'il tâcha d'insinuer dans les esprits, par un livre, en forme d'avertissement aux Etats, dont les termes étaient fort recherchés et tout le discours conduit avec beaucoup de circonspection. Mais, en des matières si chatouilleuses, le milieu étant bien souvent plus dangereux que les extrémités, d'autant qu'en tâchant de complaire à l'un et l'autre des deux partis, on les offense tous les deux, ce moyen redoubla plus fort les soupçons des consistoriaux et donna sujet à la Ligue de procéder avec plus d'animosité contre lui.» Le Père Daniel, parlant du même écrit, donne la raison de son insuccès parmi les députés des Etats: «Le roi de Navarre avait affaire à des gens qui, pour la plupart, appréhendaient plus sa conversion qu'ils ne la souhaitaient». Henri avait donc contre lui dans cette circonstance tous les ligueurs de parti pris et tous les protestants fanatiques. Ce fut à vaincre et à conquérir ces deux sortes d'adversaires qu'il employa ses efforts et son génie, et mérita une gloire immortelle.

«La condamnation du roi de Navarre, dit Palma Cayet, se traita par toutes les trois chambres (clergé, noblesse, tiers-état). Douze de chacune chambre furent députés vers S. M. pour lui faire entendre leur résolution et lui dire qu'ils avaient avisé que le roi de Navarre serait déclaré hérétique, chef d'iceux, relaps, excommunié, indigne de toute succession, couronne, royauté et gouvernement.» Il faut rendre cette justice à Henri III, qu'il opposa une vive résistance à l'exorbitante prétention de la Ligue. Il voulut, en présence des députés, faire discuter leur requête par son procureur général Jacques de La Guesle, «lequel, ajoute Favyn, par une grave et judicieuse remontrance, montra l'impertinence de cette proposition». En définitive, le roi sacrifia ou parut sacrifier son beau-frère.

Pendant que les Etats de Blois disposaient de l'autorité royale, pour le présent et pour l'avenir, le roi de Navarre était obligé, de son côté, de livrer bataille à ses partisans, dans cette assemblée de La Rochelle dont nous venons de parler. Au milieu de leurs revendications factieuses, les Etats de Blois eurent de légitimes velléités de réforme politique et administrative, et, par une remarquable coïncidence, les députés calvinistes réunis à La Rochelle firent entendre des réclamations et des critiques analogues à celles dont les Etats eurent à s'occuper. Il y avait dans les esprits, à ce moment, comme une vague tendance à contrôler et limiter les actes du pouvoir royal, et à regagner le terrain perdu, pour les libertés anciennes, pendant quarante ans d'arbitraire, de favoritisme et de guerre civile. Mézeray, dans sa grande Histoire, nous a laissé sur cette crise une page d'autant meilleure à reproduire ici, qu'elle donne la physionomie de l'assemblée de La Rochelle.

«Ce n'était pas seulement la Ligue qui remuait toutes choses pour embarrasser l'esprit du roi, mais avec elle était joint encore le désir unanime de tous les peuples, qui, voyant les affaires sur le point d'une entière révolution, étaient poussés ou par je ne sais quel instinct, ou par les raisonnements des plus avisés politiques qui s'étaient répandus parmi eux, à faire leur profit de ce changement. Et ils le désiraient avec d'autant plus d'ardeur, qu'ils avaient sous les règnes derniers ressenti de plus grandes oppressions.

«Cette passion régnait dans les esprits des religionnaires aussi bien que parmi les catholiques, et au même temps qu'elle faisait tant de peine au roi dans les Etats de Blois, elle n'en donnait guère moins au roi de Navarre dans ceux de La Rochelle. Ce prince avait convoqué les Etats de son parti en cette ville; les députés de leurs dix-huit provinces auxquelles ils avaient réglé leurs Eglises s'y étant rendus, et y ayant été reçus selon l'ordre qu'ils ont accoutumé d'observer en leurs synodes, il en avait fait l'ouverture le quatorzième de novembre. Or, il avait procuré cette assemblée, tant pour réunir à soi la créance et l'affection de tous les religionnaires, dont plusieurs n'avaient pas bonne opinion de lui, que pour se servir de leurs forces à défendre son droit à la succession de la couronne; mais il pensa bien y trouver tout le contraire de ce qu'il en avait espéré. Elle le contraignit d'en défendre l'entrée à quelques-uns des siens qui lui étaient suspects; il fallut qu'il y souffrît de sévères reproches, et même des calomnies contre sa conduite; les ministres ne lui celèrent aucune de ses fautes; ils firent une rude censure de toute sa vie, n'épargnèrent pas ses amours, et le blâmèrent de tiédeur au fait de la religion. Quand on en fut sur le premier point des contributions, les députés du Languedoc, animés par leur instigation, se bandèrent directement contre ses officiers pour les impôts des passages, se plaignant que ces derniers se convertissaient au profit de quelques personnes particulières... Ils proposèrent de choisir des protecteurs de leur religion, parce qu'ils s'imaginaient que cette considération retiendrait le roi qu'il ne se fît catholique, comme ils appréhendaient, ou du moins que s'il les abandonnait, il ne pût pas les ruiner.

«A tous leurs reproches, ce prince ne répondit qu'avec une merveilleuse patience et une discrétion qui faisait violence à son courage. Pour leurs autres entreprises, il tâcha de les dissiper en gagnant doucement les uns, divisant les autres, et recherchant soigneusement tous ceux qu'il savait les plus animés. L'adresse et les soins de Du Plessis-Mornay, dont il employait heureusement la plume et le crédit dans ses plus épineuses affaires, le servirent utilement en cette occasion.

«Enfin, après diverses propositions fort rudes qu'ils faisaient pour se prémunir contre la tyrannie, c'étaient leurs termes, lesquelles il sut adroitement détourner ou arrêter, il en fut quitte pour leur accorder l'établissement de quelques chambres particulières, à Saint-Jean-d'Angély, Bergerac, Montauban, Nérac, Foix et Gap en Dauphiné, qui, recevant les plaintes de chacun et leur rendant justice, contiendraient ses officiers en leur devoir, selon les règlements qui se feraient en cette assemblée. Après que les Etats selon leur opinion eurent ainsi pourvu à leur liberté contre les entreprises du dedans, ils travaillèrent avec une parfaite union à chercher les moyens de soutenir le grand effort que la Ligue leur allait jeter sur les bras, et pendant un mois que cette assemblée dura, ils firent de si beaux règlements pour la levée et distribution des deniers, pour les ordres qu'il fallait tenir, tant pour attaquer que pour se défendre, pour la discipline militaire et pour l'étroite observance des lois, que l'on jugea par là qu'ils n'étaient pas si faciles à vaincre, comme la Ligue le publiait.»

Au sortir de l'assemblée de La Rochelle, Henri écrivait à la comtesse de Gramont: «Vous me pensiez soulagé pour être retiré en nos garnisons. Vraiment, s'il se refaisait encore une assemblée, je deviendrais fol! Tout est achevé, et bien, Dieu merci! Je m'en vais à Saint-Jean-d'Angély assembler mes troupes pour visiter M. de Nevers, et peut-être lui faire un signalé déplaisir, non en sa personne, mais en sa charge.» En somme, il se remettait à l'œuvre, fortifié et plus déterminé que jamais. Dans la campagne précédente, il avait refoulé en Bretagne et attaqué jusque dans ses foyers le duc de Mercœur, gouverneur de cette province. Il avait pris dix ou douze places, entre autres Beauvoir-sur-Mer. Présentement, il courait à Niort, qu'il comptait enlever d'un coup de main et qu'il prit, en effet, par escalade, à la fin du mois. Mais pendant qu'il s'y acheminait, et que, de toutes parts, ses amis convoqués se dirigeaient vers la Saintonge et le Poitou, pour lui faire une armée capable non seulement de tenir tête à celle du duc de Nevers, mais de dominer sur la Loire, dans le voisinage même de Henri III, le château de Blois était le théâtre d'un événement tragique, qui allait changer la face des choses. Les Etats, dans la main du duc de Guise, faisaient, depuis deux mois, le siège de l'autorité royale; de quelque côté que se tournât Henri III, il rencontrait une humiliation ou un danger. On lui imposait la publication des décisions du concile de Trente, dans lesquelles il pouvait lire, la Ligue aidant, une menace de déchéance à bref délai; le duc de Savoie venait de mettre la main sur le marquisat de Saluces; le roi d'Espagne, l'allié, le patron étranger de la Ligue, avait, au moins indirectement, coopéré à cette victoire frauduleuse, et les Etats, excepté la noblesse, refusaient au roi de France les moyens de venger un tel affront: il lui fallait subir le démembrement. Au même instant, les avis, les révélations lui arrivaient de tous côtés sur d'anciennes menées du duc de Guise dont il n'avait eu jusqu'alors que le soupçon, et sur de nouveaux projets qui tendaient directement à mettre le roi dans l'absolue dépendance du sujet. Henri III hésita quelques jours entre l'abdication, que lui conseillait le dégoût, et un coup de force, que lui suggéraient son amour-propre blessé et ce qu'il croyait être l'intérêt de la couronne elle-même. Il se décida enfin pour la répression violente, et prit conseil. Il avait à choisir entre deux modes d'exécution: la justice et l'arbitraire. Les uns lui conseillaient les voies légales; les autres, objectant la popularité de Guise et son ascendant sur les Etats, le portaient à se défier d'un procès et à se faire justice lui-même. L'arrêt prononcé, le duc dédaigna tous les avertissements qu'un assez long délai lui permit de recevoir, et, avec une force d'âme incroyable, pendant que les terreurs anticipées de la catastrophe assombrissaient tous les visages, il s'en tint au mot superbe: «On n'oserait». Il se précipita, pour ainsi dire, au devant de la mort, qui le frappa dans la matinée du 23 décembre 1588.

On attribue à Catherine de Médicis mourante[51] ce mot sur l'exécution de Blois: «C'est bien coupé, mon fils, mais il faut recoudre». Henri III ne sut pas profiter de l'assassinat du duc de Guise: il se jeta dans les finesses pour gagner les Etats, presque en entier dévoués à la Ligue; il entama des négociations avec les factieux, sans en excepter les Seize; il voulut attirer Mayenne lui-même, le frère de la principale victime; il se priva du bénéfice de sa criminelle énergie en perdant un temps précieux et en laissant au parti décapité le loisir de se reconnaître et de se réorganiser pour de nouvelles luttes. Le sang du Balafré, qui devait, dans la pensée de Henri III, éteindre la guerre civile, en aviva le foyer dans la France entière. La chute de ce vassal formidable, sur laquelle le roi prisonnier avait compté pour redevenir un roi libre, laissa la couronne dans un isolement qui parut comme l'agonie du pouvoir. Henri III n'eut gain de cause nulle part: les Etats s'inclinèrent devant lui, et s'en allèrent souffler la vengeance et la rébellion dans toute les provinces. Rome fut inflexible, et sa réponse au meurtre du cardinal de Guise et à l'emprisonnement du cardinal de Bourbon fit prévoir une prochaine excommunication. Les Seize, déjà maîtres de Paris, l'accablaient d'une honteuse dictature, en attendant la lieutenance-générale de Mayenne, qui fut proclamée le 17 février 1589; en quelques semaines, plus de cent villes de premier ordre se déclarèrent pour la Ligue, et plusieurs d'entre elles traînèrent dans la boue l'effigie royale; enfin, le roi vit la plupart de ses régiments se débander sous les ordres de leurs officiers et passer du côté des factieux. Blois n'était plus sûr; Henri III vint à Tours, dans les premiers jours de mars, avec les débris de son armée. Ce fut à ce moment qu'il songea, trop tard pour son honneur, à l'unique appui qui lui restait, à cet héritier présomptif qu'il avait sacrifié à la Ligue, à ce Bourbon hérétique, seul capable, s'il était honnête homme, de relever la fortune du dernier Valois.

[51] Appendice: XXXVIII.

A la nouvelle de l'assassinat du duc de Guise, le roi de Navarre dit: «Tout autre que moi rirait du malheur de la Maison de Lorraine, et serait bien aise de voir l'indignation, les déclarations et les armes du roi tournées contre eux; moi, certes, je ne le puis faire ni ne le fais, sinon en tant que, de deux maux, je suis contraint de prendre le moindre.»

C'était là un sentiment humain et politique; mais il fut aisé à Henri de prévoir les conséquences que devait entraîner pour ses propres affaires le coup d'Etat de Blois. Il jugea qu'après cet événement l'entente n'était plus possible entre le roi de France et la Ligue, et se tint prêt à répondre à l'appel de Henri III. A vrai dire, les négociations entre les deux princes avaient été plutôt suspendues que rompues, et Rosny, s'il faut en croire son récit, les avait secrètement renouées, peu de temps après la catastrophe. Tout conspirait pour les faire aboutir à un salutaire accord; on y exhortait, de toutes parts, Henri III et le roi de Navarre; au dire de quelques historiens, Catherine de Médicis elle-même, à son lit de mort, avait fait entendre des paroles de paix sincère et durable, des conseils qui démentaient toute sa vie politique; mais la nécessité parlait encore plus haut que tous les conseillers. Néanmoins, tout en négociant avec son beau-frère, le roi de Navarre tenait la campagne avec autant de succès que d'activité. A la fin du mois de décembre, il avait pris Niort; le 1er janvier, Saint-Maixent et Maillezais recevaient ses garnisons; le 9 janvier, il allait au secours de La Garnache, qu'assiégeaient les troupes du duc de Nevers, lorsqu'il tomba malade d'une forte pleurésie qui le mit en un tel danger qu'on fit courir le bruit de sa mort. «Certes, écrivait-il à la comtesse de Gramont, j'ai vu les cieux ouverts, mais je n'ai été assez homme de bien pour y entrer. Dieu veut se servir de moi encore. En deux fois vingt-quatre heures, je fus réduit à être tourné avec le linceul. Je vous eusse fait pitié. Si ma crise eût demeuré deux heures à venir, les vers auraient fait grand'chère de moi.» Le 18, il était en pleine convalescence, et au mois de février, il reprenait le harnais pour préparer le coup qu'il méditait sur Châtellerault, l'Ile-Bouchard et d'autres places. Il y entra avant le mois de mars. Pendant qu'il faisait toute cette besogne, il ne négligeait pas ses projets à longue vue. Il déférait à La Noue le commandement des mercenaires qu'on levait, pour son compte, en Allemagne; il trouvait même le temps de continuer sa correspondance religieuse avec les princes protestants, et surtout il suivait avec une extrême vigilance les phases de sa négociation avec Henri III, négociation capitale et dont l'historique demande quelques détails.

CHAPITRE VII

Négociation entre les deux rois.—Le rôle de Rosny et celui de Du Plessis-Mornay.—Opposition et intrigues de Morosini, légat du pape.—Prise de Châtellerault et de l'Ile-Bouchard.—Tergiversations de Henri III.—Ferme attitude du roi de Navarre.—Le «moyen de servir».—L'accord s'établit.—Le manifeste de Châtellerault.

Le roi de France, connaissant la bonne volonté du roi de Navarre, et conseillé par quelques personnages influents, tels que le duc d'Epernon et la duchesse d'Angoulême, qui lui offrirent leur entremise, fit tenir des paroles conciliantes à son beau-frère, et Henri lui envoya d'abord secrètement Rosny, comme l'attestent les Economies royales. Les bases d'un accord furent verbalement établies, mais Henri III, toujours craintif et se défiant de son entourage, ne voulut pas que les conventions fussent formulées par écrit: Rosny dut se contenter de la parole royale, avec laquelle il revint auprès du roi de Navarre. Ce prince, raconte Bury, après avoir écouté avec attention le récit que lui faisait le baron de Rosny, ayant de la peine à résister à la défiance que le passé lui avait inspirée, lui demanda plusieurs fois, d'un ton inquiet, si le roi, pour cette fois, agissait sincèrement. «Il m'a parlé, dit Rosny, avec tant de fermeté, il m'a donné sa parole avec tant d'assurance, que je n'en doute plus, et j'y joins le témoignage de Rambouillet, qui me l'a confirmé.—Puisqu'il traite avec moi de bonne foi, dit Henri, je ne veux donc plus prendre de villes.»—Il venait de prendre, ce jour-là même, Châtellerault.—«Retournez, continua le roi, lui porter mes lettres; car je ne crains ni Morosini, ni Nevers.» Rosny reprit la poste, et se rendit à Montrichard, où le roi s'était avancé avec toute sa suite, pour recevoir plus promptement la réponse du roi de Navarre. L'impatience qu'il en avait était si grande, qu'aussitôt que Rosny fut arrivé, il approuva toutes les demandes du roi de Navarre, même le passage sur la Loire, et voulut que Rosny repartît sur-le-champ pour lui en porter la nouvelle. D'après les Economies royales, Rosny n'eut pas la satisfaction de conclure définitivement le traité, parce que, étant tombé malade dès son retour, la suite des négociations fut confiée à Du Plessis-Mornay, qui s'en acquitta avec l'habileté dont il faisait preuve dans toutes les missions dont il était chargé. Au cours de celle-ci, Morosini, légat du pape, en surprit le secret et s'efforça de la faire échouer, non seulement par ses instances auprès du roi, mais encore par des intrigues avec les ligueurs, où il franchit les bornes des convenances diplomatiques. Avant d'arriver à sa conclusion, le traité parut souvent à la veille de rester à l'état de projet. Le 8 mars, Henri écrivait à Madame de Gramont: «Dieu me continue ses bénédictions. Depuis la prise de Châtellerault, j'ai pris l'Isle-Bouchard, passage sur la Vienne et la Creuse, bonne ville et aisée à fortifier. Nous sommes à Montbazon, six lieues près de Tours, où est le roi. Son armée est logée jusques à deux lieues de la nôtre, sans que nous nous demandions rien; nos gens de guerre se rencontrent et s'embrassent, au lieu de se frapper, sans qu'il y ait trêve ni commandement exprès de ce faire. Force de ceux du roi se viennent rendre à nous, et des miens nul ne veut changer de maître. Je crois que S. M. se servira de moi; autrement il est mal, et sa perte nous est un préjugé dommageable.»

Henri était d'autant mieux fondé, en ce moment, à prévoir l'heureuse issue des négociations, qu'il avait adressé de Châtellerault, le 4 mars, aux trois Etats du royaume ce célèbre manifeste qui n'a peut-être pas d'égal dans les fastes de l'éloquence politique, et que nous allons reproduire. Mais Henri III, déterminé quant au fond du traité, ne pouvait se départir de ses habitudes de tergiversation. Dix fois, tout fut prêt, jusqu'à la signature; dix fois, elle fut tenue en suspens. La correspondance du roi de Navarre avec Du Plessis-Mornay donne une idée de ces misérables ajournements. Le 23 mars, Henri déplore tant de retards. Il avait offert une trêve de cinq mois; Henri III, après l'avoir acceptée, veut qu'elle dure toute une année. Il demandait une ville de passage, pour franchir sûrement la Loire; Henri III offrait les Ponts-de-Cé, mauvaise place à laquelle le roi de Navarre préfère Saumur. «Pour Dieu! dit enfin le roi de Navarre, que l'on ne m'ôte point le moyen de servir!»

A ce cri, qui fait vibrer le cœur français, même à trois siècles de distance, Henri III pourtant se rendit: le roi de Navarre eut à peu près licence de travailler, comme il l'entendait, au salut de son maître, de la royauté et de son pays; il devenait, à la charge d'être «toléré», lui et les siens, pendant une année, l'auxiliaire de Henri III contre la Ligue ou tout autre ennemi qui méconnaîtrait les droits de la couronne. Il avait bien mérité ce succès par sa constance, son énergie et son génie déjà mûr pour les suprêmes victoires; il en eût été digne rien que par les déclarations de Châtellerault, dans lesquelles, tout en donnant le bilan de sa conscience, comme l'a dit un historien, il faisait resplendir, pour son temps et pour la postérité, les grandioses images du roi et de la patrie. Voici quelques-unes des pensées de ce document immortel:

«S'il eût plu à Dieu tellement toucher le cœur du roi mon seigneur et les vôtres, qu'en l'assemblée que quelques-uns de vos députés ont faite à Blois, près S. M., j'eusse été appelé, comme certes il me semble qu'il se devait, et qu'il m'eût été permis librement de proposer ce que j'eusse pensé être de l'utilité de cet Etat, j'eusse fait voir comme quoi j'en avais non seulement le désir au cœur, la parole à la bouche, mais encore les effets aux mains. Puisque cela ne s'est point fait, je veux au moins vous faire entendre, à ce dernier coup, ce que j'estime nécessaire au service de Dieu, du roi mon seigneur, et au bien de ce royaume...

«On m'a souvent proposé de changer de religion; mais comment? La dague à la gorge! Quand je n'eusse point eu de respect à ma conscience, celui de mon honneur m'en eût empêché, par manière de dire...—Instruisez-moi, je ne suis point opiniâtre. Si vous me montrez une autre vérité que celle que je crois, je m'y rendrai et ferai plus, car je pense que je n'y laisserai nul de mon parti qui ne s'y rende avec moi...

«Je vous conjure tous, par cet écrit, autant catholiques serviteurs du roi mon seigneur, comme ceux qui ne le sont pas; je vous appelle comme Français; je vous somme que vous ayez pitié de cet Etat, de vous-mêmes; que, le sapant par le pied, ne vous sauverez jamais, que la ruine ne vous en accable... Je vous conjure de dépouiller, à ce coup, les misérables humeurs de guerre et de violence qui dissipent et démembrent ce bel Etat, qui nous ensanglantent du sang les uns des autres, et qui nous ont déjà tant de fois fait la risée des étrangers...

«Il faut que le roi fasse la paix, et la paix générale, avec tous ses sujets; et, à ce propos, qu'un chacun juge de mon intention. Voilà comme j'entends l'animer contre ses sujets qui ont été de cette belle Ligue! Et vous savez tous, néanmoins, que quand je le voudrais faire (comme je le ferai, s'il me le commande), je traverserai beaucoup leurs desseins et leur taillerai bien de la besogne...

«J'appelle notre noblesse, notre clergé, nos villes, notre peuple: qu'ils considèrent où nous allons entrer, ce que deviendra la France, quelle sera la face de cet Etat, si ce mal continue. Que fera la noblesse si notre gouvernement se change, comme il le fera indubitablement, et vous le voyez déjà. Que deviendront les villes, quand, sous une apparence vaine de liberté, elles auront renversé l'ancien ordre de ce bel Etat?... Et toi, peuple, quand ta noblesse et tes villes seront divisées, quel repos auras-tu? Peuple, le grenier du royaume, le champ fertile de cet Etat, de qui le travail nourrit les princes, la sueur les abreuve, les métiers les entretiennent, l'industrie leur donne les délices à rechange, à qui auras-tu recours, quand la noblesse te foulera, quand les villes te feront contribuer? Au roi, qui ne commandera ni aux uns, ni aux autres? Aux officiers de la justice? où seront-ils? A ses lieutenants? quelle sera leur puissance? Au maire d'une ville? quel droit aura-t-il sur la noblesse? Au chef de la noblesse? quel ordre parmi eux? Pitié, confusion, désordre, misères partout! Et voilà le fait de la guerre...

«On m'a mis les armes en main par force. Contre qui les emploierai-je à cette heure? Contre mon roi? Dieu lui a touché le cœur: il a pris la querelle pour moi. Contre ceux de la Ligue? Pourquoi les mettrais-je au désespoir? Pourquoi, moi, qui prêche la paix en France, aigrirais-je le roi contre eux et ôterais-je, par l'appréhension de mes forces, à lui l'envie, à eux l'espérance de réconciliation? Et voyez ma peine: car si je demeure oisif, ou ils feront encore leur accord, et à mes dépens, comme j'ai vu deux ou trois fois advenir; ou ils affaibliront tellement le roi et se rendront si forts, que moi, après sa ruine, n'aurai guère de force ni de volonté pour empêcher la mienne...

«Nous sommes dans une maison qui va fondre, dans un bateau qui se perd, et n'y a nul remède que la paix...—Pour conclusion donc, moi, meilleur (je le puis dire) et plus intéressé en ceci que vous tous, je la demande, au nom de tous, au roi mon seigneur. Je la demande pour moi, pour ceux de la Ligue, pour tous les Français, pour la France. Qui la fera autrement, elle n'est pas bien faite. Je proteste de me rendre mille fois plus traitable que je ne le fus jamais, si jamais j'ai été difficile. Je veux servir d'exemple aux autres par l'obéissance que je montre à mon roi...

«Et cependant, jusqu'à ce qu'il ait plu à Dieu de donner au roi mon seigneur le loisir de pourvoir aux affaires de son Etat, y remettant la paix, qui y est si nécessaire, je ferai, aux lieux où j'aurai plus de pouvoir, reconnaître son autorité. Et, pour cet effet, je prends en ma protection et sauvegarde tous ceux, de quelques condition et qualité qu'ils soient, tant de la noblesse, de l'Eglise, que des villes, que le peuple, qui se voudront unir avec moi en cette bonne résolution, sans permettre qu'à leurs personnes et biens il soit touché en manière quelconque... Je proteste devant Dieu que, tout ainsi que je n'ai pu souffrir que l'on m'ait contraint en ma conscience, aussi ne souffrirai-je ni ne permettrai jamais que les catholiques soient contraints en la leur ni en leur libre exercice de la religion...»

CHAPITRE VIII

La trêve de Tours.—Passage de la Loire.—Nouvelle déclaration.—Henri III veut recevoir le roi de Navarre.—Méfiance et murmures des vieux huguenots.—Henri va au rendez-vous.—Entrevue de Plessis-lès-Tours.—Paroles du roi de Navarre.—Heureux effets de la réconciliation.—Henri se remet en campagne.—Attaque de Tours par l'armée de Mayenne.—Conseils salutaires du roi de Navarre à Henri III.—Succès des royalistes.—La grande armée royale.—Monitoire de Sixte-Quint contre Henri III.—Siège de Pontoise.—Les deux rois devant Paris.—Assassinat de Henri III à Saint-Cloud.—Sa mort.—Henri IV en Gascogne et Henri IV en France.

La trêve de Tours fut signée le 3 avril. Elle n'accordait au roi de Navarre, pour assurer le passage de son armée sur la Loire, que les Ponts-de-Cé; mais des difficultés pour la prise de possession de cette place y firent substituer la ville de Saumur, dont Du Plessis-Mornay fut nommé gouverneur. Saumur devint la base d'opérations du roi de Navarre. Il passa la Loire, le 21 avril, et distribua aussitôt son armée dans de nouveaux quartiers. L'avant-veille, il avait fait paraître une déclaration sur les motifs de cette démarche décisive, qui annonçait publiquement sa prochaine réunion avec le roi de France. Ce nouveau manifeste, rédigé par Du Plessis-Mornay, contient un tableau saisissant des désordres provoqués par la Ligue et un jugement plein de force sur la situation politique de la Maison de Lorraine[52]. C'est, dans l'ensemble, un résumé du manifeste de Châtellerault; en voici la conclusion: «Nous protestons que l'ambition ne nous met point aux armes; assez avons-nous montré que nous la méprisons; assez avons-nous aussi d'honneur d'être ce que nous sommes, et l'honneur de cet Etat ne peut périr que n'en périssions. Aussi peu, et Dieu nous est témoin, nous mène la vengeance. Nul n'a plus reçu de torts et d'injures que nous, nul jusques ici n'en a moins poursuivi, et nul ne sera plus libéral de les donner (remettre) aux ennemis, s'ils veulent s'amender, en tout cas, à la tranquillité, à la paix de la France.»

[52] Appendice: XXXIX.

Il ne restait plus aux deux rois qu'à sceller leur réconciliation sur le cœur l'un de l'autre, en présence de leurs amis et à la face du pays tout entier, afin que leurs deux armées apprissent d'eux à n'en faire qu'une pour la défense de la même cause. Le 28 avril, le roi de Navarre prit son gîte à Maillé, à deux lieues de Tours. Henri III, qui était à Plessis-lès-Tours, lui fit savoir qu'il aurait, le 30 avril, sa visite pour agréable. Il y eut là, pour les vieux capitaines huguenots, quelques heures de terrible anxiété et de défiance trop légitime. Les souvenirs de la Saint-Barthélemy et la récente exécution de Blois obsédaient leur esprit et leur dictaient des remontrances qui allèrent jusqu'au blâme et jusqu'à l'exaspération, lorsque, sur le désir exprimé par Henri III, le roi de Navarre, au lieu de s'arrêter au pont de Lamotte, comme il l'avait d'abord projeté, résolut de traverser la Loire pour aller saluer son beau-frère à Plessis-lès-Tours. Aux discours et aux murmures qui tendaient à le dissuader de se fier à Henri III, le roi de Navarre répondit: «Dieu me dit que je passe et que je voie, il n'est en la puissance de l'homme de m'en garder, car Dieu me guide et passe avec moi, je suis assuré de cela, et me fera voir mon roi avec contentement, et trouverai grâce devant lui.» Il passa donc, avec une escorte de gentilshommes et de gardes, auxquels il recommanda de se tenir à l'écart.

«De toute sa troupe, dit Cayet, nul n'avait de manteau et de panache que lui; tous avaient l'écharpe blanche; et lui, vêtu en soldat, le pourpoint tout usé, sur les épaules et aux côtés, de porter la cuirasse, le haut-de-chausses de velours de feuille morte, le manteau d'écarlate, le chapeau gris avec un grand panache blanc, où il y avait une très belle médaille, étant accompagné du duc de Montbazon et du maréchal d'Aumont, qui l'étaient venus trouver de la part du roi, arriva au château du Plessis. Le roi y était venu une heure auparavant avec tous les princes et toute sa noblesse, et, en attendant l'arrivée dudit roi de Navarre, il alla aux Bons-Hommes. Toute la noblesse était dans le parc avec une multitude de peuple curieux de voir cette entrevue. Incontinent que le roi de Navarre fut entré dans le château, on alla avertir le roi, lequel s'achemina le long du jeu de Paillemail, cependant que le roi de Navarre et les siens descendaient l'escalier par lequel on sortait du château pour entrer dans le parc. Au pied des degrés, M. le comte d'Auvergne, assisté de Messieurs de Sourdis, de Liancourt et autres chevaliers des ordres du roi, le reçurent et l'accompagnèrent pour aller vers Sa Majesté. Au bruit que les archers firent, criant: Place! place! voici le roi! la presse se fendit, et sitôt que le roi de Navarre vit Sa Majesté, il s'inclina, et le roi vint l'embrasser.»

«Monseigneur, dit le roi de Navarre, embrassez votre cousin; servez-vous, pour votre défense, de celui que vous avez offensé par la guerre... Ma foi vous clame roi, et votre résolution me fait ami du roi. Les peuples à venir ne passeront ceci sous silence. Les étrangers sont assis au trône royal et vous fuyez vos sujets jusqu'aux frontières de votre royaume. Vous ne perdriez pas votre couronne tout seul: votre royauté et ma vie prendraient fin au même jour; ou, si je vous survis, Votre Majesté vivra en moi, et jamais personne ne régnera par-dessus les rois[53].» Henri III le serra plusieurs fois dans ses bras, l'appelant son frère et manifestant la joie la plus vive. «Le roi pensait avec le roi de Navarre faire un tour de promenade dans le parc; il lui fut impossible, pour la multitude du peuple, dont les arbres mêmes étaient tout chargés. L'on n'entendait partout que ces cris d'allégresse de Vive le roi! Quelques-uns criaient aussi: Vivent les rois! Ainsi Leurs Majestés, ne pouvant aller de part ni d'autre, rentrèrent dans le château, où se tint le conseil, et y demeurèrent l'espace de deux heures. Au sortir du conseil, ils montèrent à cheval, et le roi de Navarre reconduisit le roi jusques au pont Sainte-Anne, à mi-chemin du faubourg de la Riche; et prenant congé de S. M., il s'en retourna passer la rivière de Loire et alla loger au faubourg Saint-Symphorien, en une maison vis-à-vis du pont de Tours.»

[53] Appendice: X..

Le soir même, Henri adressait à Du Plessis-Mornay le bulletin de cette heureuse journée: «La glace a été rompue, non sans nombre d'avertissements que si j'y allais, j'étais mort. J'ai passé l'eau en me recommandant à Dieu, lequel par sa bonté ne m'a pas seulement préservé, mais fait paraître au visage du roi une joie extrême, au peuple, un applaudissement non pareil, même criant: Vivent les rois! de quoi j'étais bien marri. Il y a eu mille particularités que l'on peut dire remarquables. Envoyez-moi mon bagage et faites avancer toutes nos troupes.»

Le lendemain, dès la première heure, le roi de Navarre, à pied et suivi d'un seul page, entra dans la ville pour donner le bonjour à Henri III. «Toute cette matinée, ajoute Palma Cayet, fut employée en conseil et délibération d'affaires, jusque sur les dix heures que le roi alla à la messe, et fut accompagné jusqu'à la porte de l'église Saint-Gatien par le roi de Navarre, qui de là s'en alla visiter les princesses de Condé et de Conti. L'après-dînée se passa à courir la bague, le long des murs du parc du Plessis, où le roi de Navarre et tous les princes et grands seigneurs s'exercèrent cependant que le roi était à vêpres aux Bons-Hommes. Deux jours se passèrent en cette entrevue, durant lesquels le roi résolut de faire une armée forte et puissante pour aller assiéger Paris.»

Les éléments de cette puissante armée qu'il importait de former sans délai, pour arrêter les progrès de la Ligue, étaient fort disséminés. L'entrevue de Plessis-lès-Tours équivalait à la publication du ban et de l'arrière-ban pour tous les royalistes de France sans distinction de culte; mais il fallait se hâter. Les deux rois expédièrent des ordres et des convocations de tous côtés, sans oublier les levées d'auxiliaires en Allemagne et en Suisse. Mais l'activité de Henri III avait grand besoin du concours de son nouvel allié. Il y eut encore, de la part du roi de France et de ses lieutenants, des hésitations, des ajournements que le roi de Navarre était incapable de subir dans l'inaction. Aussi avait-il repris la campagne, superbe de vigueur et d'entrain. Pendant qu'il était éloigné de Tours, Mayenne, par une marche forcée, vint surprendre les faubourgs de cette ville, faillit enlever Henri III, et eût emporté la ville, où il avait des intelligences, si quelques troupes du roi de Navarre, qui le précédaient de peu, n'eussent arrêté l'élan du chef de la Ligue. Le danger auquel Henri III venait d'échapper fut un argument dont le roi de Navarre se servit pour presser, de part et d'autre, la réunion des forces et la jonction des deux armées. A cheval jour et nuit, ou occupé à dicter des messages pour ses capitaines, ses gouverneurs et ses villes les plus éloignées, il trouva le loisir d'adresser à Henri III les plus salutaires et les plus pressants avis. «Le bruit courait, lui écrit-il, qu'alliez en Bretagne: j'en étais enragé, car pour regagner votre royaume, il faut passer sur les ponts de Paris. Qui vous conseillera de passer par ailleurs n'est pas bon guide.» Et, dans une autre lettre, il trace le plan de l'action avec une précision et une autorité où s'affirment le grand capitaine et le grand politique. «Mon avis est que, tant que vous ferez de diverses armées, il ne faut douter que ne soyez sujet à tels accidents. Je dirai donc que Votre Majesté doit avoir un chef aux provinces où il n'y en a point, avec ce qu'il lui faut seulement pour conserver ce que vos serviteurs tiennent, et faire que ce qu'il y aura de plus vienne tout à vous. Car, rabattant l'autorité du chef, les membres ne sont rien. Ceux que vous envoyez aux provinces veulent tous vous acquérir quelque chose, et par là se rendre recommandables. C'est un juste désir, mais non propre pour votre service à cette heure. Trois mois de défensive par vos serviteurs, et vous employer ce temps à assaillir, vous mettent non du tout hors de peine, mais vos affaires en splendeur et celles de vos ennemis en mépris, grand chemin de leur ruine. Je puis vous donner ce conseil plus hardiment que personne; nul n'a tant d'intérêt à votre grandeur et conservation que moi, nul ne vous peut aimer tant que moi, nul n'a plus expérimenté ceci que moi, à mon grand regret. Lorsque nous oyions dire: «Le roi fait diverses armées», nous louions Dieu et disions: Nous voilà hors de danger d'avoir du mal. Quand nous entendions: «Le roi assemble ses forces et vient en personne, et ne fait qu'une armée», nous nous estimions, selon le monde, ruinés. Mon maître, gardez cette lettre pour, si vous me croyez et qu'il vous en arrive mal, me le reprocher; aussi qu'elle me serve d'acte de ma fidélité, si vous ne me croyez et que vous vous en trouviez mal. Montrez cet avis à qui il vous plaira. Je voudrais avoir donné beaucoup et être près de Votre Majesté, pour alléguer mille raisons, qui seraient trop longues à écrire. Voici un coup de partie: résolvez mûrement et exécutez diligemment.»

Ces conseils étaient donnés dans les premiers jours du mois de juin. A ce moment, l'union des deux rois avait déjà produit d'heureux fruits. Leurs armées infligeaient partout des échecs à la Ligue; les gentilshommes arrivaient avec des renforts, de tous les pays de France; un corps de dix mille Suisses, à la solde de Henri III, était sur le point de franchir la frontière. Enfin le mouvement de concentration et la marche sur Paris commencèrent. Il n'y eut bientôt qu'une seule armée royale, dont le roi de Navarre commanda l'avant-garde. Tout plia sous l'effort de cette armée, excepté Orléans, qui parut en état de l'arrêter assez longtemps pour compromettre le succès du plan général: on passa outre. Le roi de Navarre se jetait dans le péril avec la fougue des premières armes; catholiques et protestants rivalisaient de bravoure; Henri III lui-même semblait avoir ressaisi l'épée de Jarnac et de Moncontour: c'était bien la monarchie française reconstituée sur le champ de bataille. A Etampes, Henri III reçut le monitoire par lequel Sixte-Quint le frappait d'excommunication, si, dans dix jours, le cardinal de Bourbon et l'archevêque de Lyon, prisonniers depuis le coup d'Etat de Blois, n'étaient pas remis en liberté. «Le roi, dit le Père Daniel, en fut consterné, et quelques remontrances qu'on lui fît pour le convaincre des nullités de cet acte, il ne pouvait revenir des inquiétudes de conscience qu'il lui causait, jusqu'à ce que le roi de Navarre, l'ayant entretenu là-dessus pour lever ses scrupules, lui dit qu'il y avait un remède à ce mal, qui était d'assiéger Paris au plus tôt. «Vainquons, ajouta-t-il, et nous aurons l'absolution; mais si nous sommes battus, nous serons excommuniés, aggravés et réaggravés.» Henri reproduisait, dans cette boutade, l'avis récemment envoyé au roi par le cardinal de Joyeuse, instruit des sentiments de la cour de Rome.

Pontoise résista quelques jours. Le roi de Navarre, «qui voulait être présent à tout, y courut grand risque de la vie, car il était appuyé sur les épaules du mestre-de-camp Charbonnières, quand une arquebusade lui brisa les deux bras; pareille chose était déjà arrivée à ce prince, au siège de Jargeau, où Philippe de Montcassin-Houeillets, autre mestre-de-camp, fut tué à ses pieds». Le 24 juillet, Pontoise était aux mains de l'armée royale; le 25, les auxiliaires suisses arrivaient; deux jours après, le siège de Paris était résolu; le 30 juillet, les deux rois, après avoir chassé les ligueurs de Saint-Cloud, établissaient leur quartier-général, Henri III, dans le bourg même, et le roi de Navarre, à Meudon. La Ligue, depuis trois mois partagée entre le découragement et la fureur, vit s'étendre, autour des murailles où l'ambition et le fanatisme avaient établi son règne, une armée de quarante mille hommes, ayant à sa tête, sous le roi de France et son héritier présomptif, plus de cent capitaines, princes, grands seigneurs, officiers de fortune, habitués à vaincre depuis longtemps, et sûrs de vaincre une fois de plus. Aucune force humaine, sortant de Paris, n'aurait pu, par le glaive, détourner ou suspendre les coups de cette armée. Paris vomit sur le camp de Henri III un assassin fanatique, et le meurtrier du duc de Guise, l'instigateur de la Saint-Barthélemy, tomba, le 1er août, sous le couteau de Jacques Clément.

Pendant quelques heures, sur l'avis du premier chirurgien Du Portal, tout le monde crut que la blessure n'était pas mortelle. Le roi de Navarre, mandé en toute hâte, reçut le plus affectueux accueil de Henri III, qui, s'exprimant comme si la succession à la couronne était ouverte, fit entendre de magnanimes et prophétiques paroles, plus roi sur son lit de mort qu'il ne l'avait jamais été pendant sa vie. L'espérance de le sauver ne dura pas longtemps. Vers minuit, il entrait dans une agonie qui se prolongea jusqu'aux premières heures du jour. Avec lui s'éteignit une race qui avait eu sa part de gloire, mais dont les vertus et le génie, dégénérant de règne en règne, en étaient arrivés, sous le sien, à un complet épuisement. Presque épuisé aussi, le pays avait besoin de se refaire autour d'un chef capable de guérir ses plaies, de rallier ses forces et de lui ouvrir de nouvelles et larges voies dans le conflit des nations, des dogmes et des idées. En sortant de la chambre mortuaire de Henri III, Henri IV était ce chef, et s'il avait rencontré une fidélité unanime chez les anciens serviteurs du dernier des Valois, il aurait pu, d'un seul élan, relever à la fois le trône et la patrie. Mais il trouva devant lui, avec la Ligue et l'étranger faisant cause commune, ces déserteurs et ces trafiquants du droit qui ont, dans tous les temps, perdu tant de grandes causes. Cette vaste conspiration ne troubla jamais ni son courage ni sa foi dans l'avenir: par le génie autant que par les armes, par le cœur non moins que par le génie, il sut vaincre et sauver les Français. Nous le laissons au seuil de cette mémorable lutte. Il y a deux cycles dans sa glorieuse vie. Pendant la durée du premier, fermé sur le cercueil de Henri III, nous l'avons vu naître et s'élever jusqu'à la hauteur de son incomparable destinée: c'est Henri IV en Gascogne. Dès que s'ouvre le second cycle, Henri de Bourbon entre de plain-pied dans l'histoire de France, où la gloire le couronnera, parce qu'il a su apprendre, sur une terre fertile en héros, à devenir Henri le Grand.

CONCLUSION.

Reprenons le dernier mot de notre récit pour achever de justifier, s'il en est besoin, la thèse historique énoncée dans l'introduction et prouvée dans le livre.

Le roi de France tout entier s'était affirmé dans le roi de Navarre, à la sanction près des actes, pour laquelle lui firent si longtemps défaut la force et le pouvoir. Il suffit, pour s'en convaincre, de se représenter les traits principaux du souverain durant les deux périodes, parallèlement résumées.

L'homme de guerre qui avait fait ses premières armes sous Condé et Coligny, qui avait tenu tête à Biron et à Matignon, qui s'était joué de Mayenne, qui avait étonné la France par la prise de Cahors et l'Europe par la victoire de Coutras, qui, sans argent, sans allié notable, et avec des poignées de soldats, avait, en douze ans, combattu, fatigué, défait ou détruit huit ou dix armées, ce capitaine, déjà l'égal des plus vaillants et des plus habiles, n'avait plus rien à apprendre lorsqu'il planta sa tente en vue de Paris: le héros d'Arques et d'Ivry s'était formé en Gascogne. Vérité absolue et que ne saurait effleurer même le moindre doute.

L'étude de l'œuvre politique, plus vaste et plus complexe que l'œuvre militaire, aboutit à une conclusion analogue.

Le roi de France pacifia son pays. La paix avait été le but constant du roi de Navarre, prêt à tous les sacrifices pour l'établir ou la maintenir, même quand il n'était entouré que d'ennemis, qu'il avait sujet de redouter les perfidies de Catherine de Médicis et la politique versatile de Henri III, même quand, à se prêter aux accommodements, il risquait, parmi les calvinistes, sa popularité si chèrement acquise.

L'édit de Nantes, qui élargissait l'Etat en y introduisant la liberté de conscience et faisant de la tolérance une de ses lois fondamentales, ce dogme philosophique et politique des temps modernes, si péniblement enfanté, ne fut promulgué qu'en 1599; mais on le rencontre partout dans la vie du roi de Navarre, tantôt comme un sentiment qu'il exprime d'instinct, tantôt comme une pensée dominante, formulée avec ampleur, tantôt enfin, à l'état de revendication précise, dans les négociations, dans les manifestes, dans les traités. La paix de Saint-Germain elle-même, qui précéda la Saint-Barthélemy et en fut la première amorce, c'est l'édit de Nantes avec l'arrière-pensée du piège. Mais il n'y avait aucune arrière-pensée dans l'esprit du roi de Navarre, quand il écrivait à un catholique, cinq ans après la Saint-Barthélemy: «Combien que soyez de ceux-là du Pape, je n'avais aucune méfiance de vous...—Ceux qui suivent tout droit leur conscience sont de ma religion, et moi je suis de celle de tous ceux-là qui sont braves et bons.» La religion dont il parlait en ces termes, à l'âge de vingt-trois ans, qui fut toujours la sienne et finit par lui gagner la France entière, était celle du droit, de l'honneur, de la paix due à tous les hommes de bonne volonté, à tous les fidèles serviteurs de la royauté et du pays. Et ce n'est là qu'une pensée; mais elle reparaît, à chaque instant, confirmée et développée dans les lettres, les déclarations et les protocoles que nous avons cités ou résumés. Henri de Bourbon portait l'édit de Nantes sous sa cuirasse, au milieu des camps et des batailles, un quart de siècle avant qu'il fît de tous les bons Français une seule famille.

Forcé de tirer l'épée contre les armées que Henri III prêtait aux Guises et à la Ligue plutôt qu'il ne les envoyait, de son propre mouvement, contre lui, le roi de Navarre, en un temps où les ambitions étaient sans scrupules et où ses coreligionnaires mêmes projetèrent souvent de démembrer la France, en haine de la monarchie qui les opprimait, donna l'exemple de la fidélité à la patrie et même au roi, en repoussant les propositions de l'Espagne, en combattant les idées anarchiques de Condé et des vieux huguenots, en ne permettant jamais qu'on le regardât comme l'adversaire de Henri III. Il était donc, longtemps avant 1589, le roi «patriote», le roi de la réconciliation, de l'union, de l'unité française.

Les meilleurs mêmes d'entre les souverains sont condamnés, par leur principe, par la loi qui les institue, à tenir pour ennemis, au dedans certains hommes, au dehors certaines nations, et à leur rendre guerre pour guerre. Si ce sentiment d'inimitié est de la haine, il y eut une haine au cœur de Henri IV. Roi de France, il détesta, combattit et voulut abattre cette puissance hispano-allemande qui s'incarnait dans la Maison d'Autriche et, depuis Charles-Quint, menaçait constamment l'Europe de son joug. C'est que, tout enfant, au milieu des débris d'un royaume conquis par l'Espagnol, il avait connu, par tradition, le poids de ce joug, et que, plus tard, roi de Navarre, vivant dans le dangereux voisinage de Philippe II, il avait vu souvent, non seulement ses petits Etats, mais le royaume de France voués au démembrement par les Espagnols et les «espagnolisés». Toute sa politique extérieure, toutes ses vues sur un équilibre européen favorable à son pays, vinrent de la haute et salutaire aversion que lui légua Jeanne d'Albret pour l'ennemi héréditaire, et qui s'entretint au spectacle des marchés de la Ligue avec Philippe II.

Il ne suffit pas à un roi d'aimer son pays, d'être grand par lui-même, d'être le premier de son temps: s'il ne connaît pas les hommes, s'il ne sait pas les susciter ou les choisir pour les associer à sa mission, il ne la remplira point. Cette science des hommes, Henri IV la posséda au plus éminent degré: il eut les ministres, les capitaines, les négociateurs, les magistrats, tous les coopérateurs que réclamait sa royale tâche. Mais il n'avait pas attendu l'héritage de Henri III pour lire dans le cœur et dans l'esprit de ses serviteurs. Il les connut dès la première heure, il les devina, les appela, les mit en leur place, fut leur compagnon autant que leur chef, et il aurait pu dire de la plupart d'entre eux ce qu'il dit un jour de Biron, avant sa chute: «Je le montre volontiers à mes amis et à mes ennemis».

La vertu souveraine, le charme tout-puissant de Henri de Bourbon furent sa clémence et sa tendre sollicitude pour le «pauvre peuple». La vie du roi de Navarre est pleine de pardons généreux, de charités touchantes, d'exquises cordialités. C'est avec de tels trésors qu'il remporta ses plus belles victoires; et quand ils montèrent avec lui sur le trône enfin conquis, ils attirèrent toute la France à ses pieds.

Ici peut s'arrêter ce parallèle, maintenu à dessein dans les principales lignes de l'histoire, par où se jugent les hommes et les époques. L'œuvre de Henri IV est le patrimoine de la France et de la civilisation elle-même. A Dieu ne plaise que, pour flatter l'orgueil des pays nourriciers désignés sous le nom collectif de Gascogne, nous les invitions à revendiquer un injuste privilège de gloire! Mais qu'elle sache bien, cette première patrie du fils de Jeanne d'Albret, depuis les frontières espagnoles du Béarn jusqu'aux plaines de la Dordogne, depuis les plages de La Rochelle jusqu'aux portes de Toulouse, qu'elle sache bien que ce n'est pas seulement l'enfant-roi qui est sorti de son sein, mais le roi tout entier.

APPENDICE

I.

Voici la liste des principaux ouvrages qu'il a fallu consulter pour écrire la présente étude:

  • Lettres missives de Henri IV, recueil de Berger de Xivrey et de J. Guadet.
  • Histoire de Navarre, par André Favyn.
  • Histoire des derniers troubles de France, par Pierre Mathieu.
  • Chronologie Novenaire, de Palma Cayet.
  • Histoire et Mémoires, d'Agrippa d'Aubigné.
  • Economies royales, de Sully.
  • Vie de Mornay.
  • Journal de P. de L'Estoile.
  • Histoire de Jacques-Auguste de Thou.
  • Mémoires divers (Castelnau, La Noue, duc de Bouillon, Marguerite de Valois, Brantôme).
  • Vie militaire et privée de Henri IV, par Musset-Pathay.
  • Histoire de France, par Mézeray.
  • Histoire de France, par le Père Daniel.
  • Histoire de Henri le Grand, par Hardouin de Péréfixe.
  • Education de Henri IV, par Duflos.
  • Histoire des troubles en Béarn, par l'abbé Poeydavant.
  • Histoire de Jeanne d'Albret, par Mademoiselle Vauvilliers.
  • Histoire de la Gascogne, par l'abbé Monlezun.
  • Histoire de l'Agenais, du Condomois et du Bazadais, par J.-F. Samazeuilh.
  • De l'amour de Henri IV pour les lettres, par l'abbé Brizard.
  • Le Château de Pau, par Bascle de Lagrèze.
  • Les Béarnais au temps de Henri IV, par Alphonse Pinède.
  • Variétés Girondines, par Léo Drouyn.
  • Archives historiques de la Gironde, précieux recueil, créé et dirigé par M. Jules Delpit, et enrichi, d'année en année, par des travaux,—entre autres ceux de MM. Delpit, Tamizey de Larroque et Léo Drouyn,—dont nous voudrions pouvoir louer dignement le mérite. (Page 2.)

II.

Jeanne d'Albret «était, dit Favyn, d'une humeur si joviale, que l'on ne pouvait s'ennuyer auprès d'elle. Eloquente entre les personnes de son siècle, selon les erres de la reine Marguerite, elle pouvait, par le moyen de ses discours, charmer les ennuis et passions de l'âme».

Tel est le portrait, sans doute ressemblant, de la jeune fille et de la jeune femme. Plus tard, Jeanne connut, à son tour, les «ennuis et passions de l'âme».

«C'était, dit Bascle de Lagrèze, la femme la plus instruite de son temps: elle savait le grec, le latin, la plupart des langues vivantes; elle surveillait les études de ses enfants. Instruite par Marot dans l'art de faire des vers, elle enseignait à ses élèves la poésie, qui ennoblit le langage et donne à la prose plus de charme et d'harmonie.»

Les anciens auteurs vantent sa «santé florissante», qui ne tarda pourtant pas à dépérir.

«On aime à interroger le château de Pau sur la manière dont Jeanne d'Albret y vivait. Elle consacrait toute la matinée au travail; elle répondait, de sa propre main, aux gouverneurs et aux magistrats, lorsqu'ils s'adressaient directement à elle. Après son dîner, elle donnait audience, soit dans son palais, soit dans son parc, à tout le monde, pendant deux heures; ensuite les seigneurs et les dames étaient admis à lui faire leur cour jusqu'à son souper. Ses plus doux moments étaient ceux qu'elle passait à s'entretenir avec des savants et des hommes de lettres attirés et retenus auprès d'elle par son esprit supérieur autant que par ses libéralités. Si les vertus privées de la reine eussent suffi pour rendre son peuple heureux, le Béarn aurait joui de la continuation des temps de prospérité de Henri II et de Marguerite.» (Page 8.)


C'est à l'époque du passage de Charles IX à Nérac, en 1565, que Mézeray place la réponse de Jeanne d'Albret à Catherine de Médicis, et il rapporte cette réponse dans les termes suivants: «Si j'avais mon fils et tous les royaumes de la terre dans ma main, je les jetterais tous au fond de la mer, plutôt que de perdre mon salut.» (Page 34.)


On lit dans le Château de Pau qu'aussitôt que Jeanne eut pris possession de la souveraineté tout entière, elle ne cacha plus ses sentiments et sa ferme volonté de répandre partout ce qu'elle appelait la «liberté évangélique». Ce haut esprit tomba dans la manie. «Elle travaillait, comme sa mère, à décorer ses appartements de tapisseries brodées de ses mains habiles. Elle avait composé, au château, une tente de plusieurs pièces qu'elle nommait les prisons «rompues». C'était l'emblème des liens et du joug du pape, qu'elle prétendait avoir brisés. Elle y avait retracé diverses scènes de l'histoire sacrée, comme la délivrance de Suzanne, celle du peuple d'Israël opprimé par Pharaon, l'élargissement de Joseph, etc. Elle se plaisait à figurer des chaînes rompues, des menottes, des estrapades, des gibets mis en pièces, et au-dessus, elle inscrivait, en grosses lettres, ces paroles de saint Paul: «Ubi spiritus, ibi libertas». Son animosité contre la religion catholique se montrait partout. Elle avait une très belle tapisserie, faite de la main de Marguerite, et représentant le sacrifice de la messe; elle enleva la partie où le prêtre montrait au peuple la sainte hostie, et y substitua un renard qui, se tournant vers l'assemblée, semblait dire, en faisant d'horribles grimaces: «Dominus vobiscum».

Bascle de Lagrèze, après avoir rappelé les excès commis en Béarn par les réformés, ajoute: «Faut-il donc s'étonner que le souvenir de ces scènes de désolation et de carnage ait laissé une impression profonde dans la mémoire populaire, et jeté sur le nom de Jeanne d'Albret un reflet de sang? Je n'ai pas oublié les récits des anciens du pays que j'aimais à écouter, dans mon enfance, comme un écho des traditions du temps passé. Ils faisaient d'étranges histoires sur la cruauté de la reine Jeanne, à laquelle ils attribuaient toutes les horreurs commises dans son temps, et, de plus, singulièrement augmentées et grossies par leur imagination effrayée et crédule.» (Page 37.)


On lit dans l'Histoire de France de Mézeray, au sujet du monitoire contre Jeanne d'Albret: «... Le roi très-chrétien (Charles IX) commanda à Loysel et à L'Isle, ses ambassadeurs à Rome, de remontrer au pape: Qu'en cette entreprise sur la personne d'une reine menaçant tous les rois qui sont frères, ils étaient tous obligés d'empêcher ce coup qui portait directement sur leurs têtes, lui principalement, à qui cette princesse touchait si près d'alliance et de parenté, qui savait que son aïeul avait été dépouillé de ses Etats pour l'affection qu'il avait témoignée envers la France, qui avait vu mourir son mari pour son service dans la guerre contre les huguenots, et qui nourrissait son fils aîné dans sa cour. Par ainsi qu'il ne pouvait abandonner la protection d'un orphelin et d'une veuve... Mais qu'outre ces considérations de piété et de générosité, celles de son Etat y étaient jointes de trop près pour le dissimuler...» (Page 38.)


Voici le résumé du testament de Jeanne d'Albret:

Après avoir recommandé son âme à Dieu et l'avoir supplié de lui pardonner ses péchés, elle ordonne que son corps soit inhumé, sans pompe ni cérémonie, au lieu où le roi son père avait été enseveli. Ensuite, elle enjoint au prince son fils de cultiver la piété, en la réglant selon le culte dans lequel il a été nourri, de ne pas s'en laisser détourner par les intérêts, les passions et les plaisirs du monde; de veiller à l'exécution de ses ordonnances; de fuir les mauvais conseillers, les libertins, et d'appeler dans son conseil les hommes vertueux; d'avoir un soin particulier de sa sœur Catherine, de la traiter en bon frère, de faire achever son éducation en Béarn, et de la marier avec un prince de sa religion; d'aimer comme ses frères le prince de Condé et le prince de Conti, ses cousins. Enfin, elle institue le prince de Navarre son héritier et met ses deux enfants, leur personne, leur fortune et leur croyance, sous la protection du roi, de la reine et des ducs d'Anjou et d'Alençon. (Page 77.)

III.

«Antoine de Bourbon descendait en ligne directe et masculine de Robert, comte de Clermont, cinquième fils du roi saint Louis.

«Ce Robert épousa Béatrix, fille et héritière de Jeanne de Bourgogne, baron de Bourbon de par sa femme Agnès, à cause de quoi Robert prit le nom de Bourbon, non pas toutefois les armes, mais il retint celles de France.

«Cette sage précaution a beaucoup servi à ses descendants pour se maintenir dans le rang de princes du sang, qui peut-être se fût perdu, s'ils n'en eussent pas usé de la sorte.

«Entre les branches puînées qui sont issues de cette branche de Bourbon, la plus considérable et la plus illustre a été celle de Vendôme. Elle portait ce nom, parce qu'elle possédait cette grande terre, qui lui était venue, en 1364, par le mariage de Catherine de Vendôme, sœur et héritière de Bouchard, dernier comte de Vendôme, avec Jean de Bourbon, comte de la Marche. Pour lors, elle n'était que comté; mais elle fut depuis érigée en duché par le roi François Ier, l'an 1515, en faveur de Charles, qui était deux fois arrière-fils de Jean et père d'Antoine. Ce Charles eut sept enfants mâles: Louis, Antoine, François, un autre Louis, Charles, Jean, et un troisième Louis. Le premier Louis et le second moururent en enfance, Antoine demeura l'aîné; François, qui fut comte d'Enghien, et gagna la bataille de Cérisoles, mourut sans être marié; Charles fut cardinal du titre de Saint-Chrysogone et archevêque de Rouen: c'est lui qu'on nomme le vieux cardinal de Bourbon; Jean perdit la vie à la bataille de Saint-Quentin; le troisième Louis s'appela le prince de Condé et eut des enfants mâles des deux lits: du premier sortirent Henri, prince de Condé, François, prince de Conti, et Charles, qui fut cardinal-archevêque de Rouen, après la mort du vieux cardinal de Bourbon; du second vint Charles, comte de Soissons.

«Or, conclut Hardouin de Péréfixe, il y avait huit générations de mâle en mâle depuis saint Louis jusqu'à Antoine, qui était duc de Vendôme, roi de Navarre et père de notre Henri.»

Brantôme a tracé un portrait d'Antoine de Bourbon:

«Il était très bien né, brave et vaillant, car de cette race de Bourbon il n'y en a point d'autres; belle apparence, belle taille, et plus haute de beaucoup que celle de tous messieurs ses frères; la majesté toute pareille, la parole et éloquence très bonne. Il acquit et laissa après lui une très belle réputation en Picardie et en Flandre, quand il fut lieutenant du roi et quand il s'en alla, roi de Navarre, commander en Guienne; car il conserva très bien à ses rois ces pays, et si en conquêta: de sorte qu'on ne parlait, en cela, que de M. de Vendôme.

«Mal récompensé pourtant de ses rois, et même du roi Henri, quand il l'oublia en son traité de paix entre lui et le roi d'Espagne, qu'il ne se fit aucune mention du recouvrement de son royaume de Navarre d'un seul petit trait de plume; et certes, il y eut du tort, car ce prince avait fidèlement servi la couronne de France, pour laquelle soutenir, au moins les siens, la reine Jeanne était déshéritée, et était aussi cousine germaine du roi...»


De Thou rapporte que les conseillers de François II, à l'époque de la conjuration d'Amboise, voulurent faire assassiner Antoine de Bourbon dans le cabinet même du roi. Le roi de Navarre, informé du complot, ne laissa pas d'entrer dans le cabinet. «S'ils me tuent, dit-il à un de ses gentilshommes, prenez ma chemise toute sanglante, portez-la à mon fils et à ma femme: ils liront dans mon sang ce qu'ils doivent faire pour me venger.»

Sa droiture et sa respectueuse contenance devant François II firent échouer le complot.


Ce prince avait, outre les défauts déjà signalés, une honteuse et bien étrange monomanie,—que quelques écrivains, par une confusion qui s'explique, ont gratuitement prêtée à son fils Henri IV. Il prenait, il volait tout ce qui lui convenait! Chaque soir, ses valets de chambre, en le déshabillant, inspectaient ses poches, et, le lendemain, ils allaient à la recherche des personnes victimes du vol royal. (Pages 24-36.)

IV.

Il est à remarquer, dit Bascle de Lagrèze, comme une particularité historique très curieuse, que tous les historiens se sont trompés sur la date de la naissance de Henri IV, qu'ils fixent au 13 décembre. Voici ce que nous lisons dans le Journal des naissances et morts des princes de Béarn, tenu par l'évêque d'Oloron: «Ce 14 de décembre 1553, ma dicte Jehanne, princesse de Navarre, accoucha de son troisième fils à Pau en Béarn, entre une et deux heures après minuict. Lequel fut baptisé le mardi VIe jour de mars dudict an, audit lieu de Pau; et furent ses parrains, le roi de Navarre, son grand-père, qui le nomma Henry, et Monseigneur le cardinal de Vendôme, son oncle paternel, et fut sa marraine, la sœur du roi de Navarre, veufve de feu Monseigneur de Rohan.» (Page 11.)


On connaît la première strophe du motet religieux et populaire que, selon la tradition, Jeanne d'Albret aurait chanté à la naissance de Henri IV.

En voici la traduction:

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