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Henri IV en Gascogne (1553-1589)

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CHAPITRE VI

La «guerre des Amoureux».—La dot de Marguerite.—Révolte de Cahors.—Le baron de Vesins.—Préparatifs de l'expédition contre Cahors.—Cahors au XVIe siècle.—Le plan de l'attaque.—Les pétards.—Succès et revers.—Conseils de retraite et réponse du roi.—Bataille de rue.—Le roi soldat.—Arrivée de Chouppes.—Le terrain gagné.—Arrivée et défaite d'un secours.—Prise du collège.—Les quatorze barricades.—Exploit du roi de Navarre.—Cri magnanime.—Le post-scriptum royal.—La lettre à Madame de Batz.—Effets de la prise de Cahors.—La petite guerre.—Prise de Monségur par le capitaine Meslon.—Négociations pour la levée d'une armée auxiliaire.

L'esprit satirique du XVIe siècle a presque flétri du surnom de «guerre des Amoureux», la nouvelle lutte qui commençait. C'était là le style des «pasquils», si complaisamment cités par P. de l'Estoile. Assurément, il put y avoir, à l'origine, une apparence de raison dans cette définition épigrammatique; mais si les petits moyens employés pour déterminer la prise d'armes, moyens fort à la mode, à cette époque, comme en d'autres temps qui les ont moins affichés, furent du domaine de la galanterie, il serait absolument déraisonnable de méconnaître la force des mobiles sérieux de cette guerre et la gravité des revendications qui la caractérisent. Les documents qui précèdent sont de nature, croyons-nous, à faire apparaître, sous son vrai jour, la prétendue «guerre des Amoureux», et par ce qui va suivre, on peut se convaincre qu'elle fut, du côté du roi de Navarre, comme une guerre de révélation. Il s'y montra, nous le voulons bien, fervent amoureux, mais amoureux de la gloire.

La plupart des historiens affirment qu'avant de se mettre en campagne, Henri, de concert avec les chefs calvinistes, avait projeté plus de «soixante entreprises». Nul n'en donne la liste complète, mais le succès de Cahors compensa beaucoup d'échecs. Ce fut contre Cahors, en effet, que le roi de Navarre dirigea ses premiers efforts. «Le roi (Charles IX), dit Mézeray, avait assigné la dot de la reine Marguerite en terres, l'ayant apanagée des comtés de Quercy et d'Agenais, même avec les droits de la couronne et pouvoir de nommer aux charges et aux grands bénéfices... Mais les habitants de Cahors, les uns affectionnés à la religion catholique, les autres craignant la revanche des massacres (de 1562), ne voulaient point recevoir le roi de Navarre. C'est pourquoi ce prince avait résolu de commencer la guerre par cette ville... Vesins était dedans avec quinze cents hommes de pied qu'il avait aguerris, une compagnie d'ordonnance et un grand nombre de noblesse. Sa vigilance, son courage et sa réputation étaient connus, tellement que l'entreprise était fort hasardeuse; et il n'y avait point de vieux capitaine qui ne dissuadât le roi d'entamer la guerre par une témérité dont le mauvais succès ferait échouer tous ses autres desseins.»

L'expédition contre Cahors, projetée d'assez longue date, fut résolue et préparée à Montauban. De cette ville, le roi de Navarre envoya ses ordres pour l'acheminement des troupes. Il crut pouvoir compter, à jour fixe, sur celles de la vicomté de Turenne, environ cinq cents hommes, que devait lui amener le mestre-de-camp Chouppes, et leur retard fut bien près de faire échouer l'entreprise. »Le roi de Navarre, disent les Economies royales, ayant passé par Montauban, Négreplisse, Saint-Antonin, Cajarc et Cénevières, pour rassembler toujours des gens, à cause que M. de Chouppes, qu'il avait mandé, n'était point encore joint; finalement, ayant fait une bonne traite, il arriva, environ minuit, à un grand quart de lieue de Cahors.» C'était le 27 mai. Les historiens contemporains donnent cette description sommaire de Cahors: «C'est une grande ville bâtie sur la rivière du Lot, qui l'environne de toutes parts, hormis d'un côté qu'on nomme La Barre. Il y a trois ponts, un desquels porte le nom de Chelandre, et un autre, du côté de Montauban, s'appelle le Pont-Neuf, ce dernier se fermant par chaque bout d'un portail assez bien accommodé, mais sans pont-levis, à cause de quoi on avait bâti au milieu deux petits éperons.»

Le roi de Navarre et les quinze ou seize cents hommes qu'il conduisait, firent halte «dans un vallon, sous plusieurs touffes de noyers, où il se trouve une source qui fut de grand secours, car il faisait grand chaud, le temps éclatant, de toutes parts, de plusieurs grondements de tonnerre, qui ne furent pas néanmoins suivis de grandes pluies». Ce fut là que le roi de Navarre arrêta le plan de l'attaque. Elle fut résolue, malgré l'absence de Chouppes, l'orage devant favoriser les assaillants plutôt que leur nuire. Le vicomte de Gourdon avait eu l'idée d'employer des pétards pour briser les portes. Aux hommes chargés de mettre en œuvre ces terribles engins, le roi donna une escorte de dix gardes. Les pétardiers devaient attaquer les deux portes du Pont-Neuf. Ils prirent les devants, suivis de vingt hommes d'armes et de trente arquebusiers, sous les ordres du capitaine Saint-Martin et du baron de Salignac; puis venaient quarante gentilshommes de Gascogne et soixante gardes du roi commandés par Roquelaure; Henri marchait à la tête du gros de ses troupes, composées de deux cents hommes d'armes et de mille ou douze cents arquebusiers. Des deux portes du Pont-Neuf abordées simultanément, l'une, à peine trouée par l'explosion du pétard, obligea les assaillants à s'introduire en rampant dans la ville; l'autre, au contraire, fut renversée du coup. L'orage était si violent, que la garnison ne prit pas tout de suite l'alarme. A la seconde explosion seulement, les assiégés parurent. Salignac, entré le premier dans la place, avec son détachement, rencontre Vesins, quarante gentilshommes et trois cents arquebusiers, armés à la hâte. Roquelaure et Saint-Martin s'étant joints à Salignac, il s'engage, à la lueur des éclairs, un combat où l'arquebuse fut bientôt inutile. Dès les premiers chocs, Vesins est mortellement blessé, et la chute de ce chef renommé trouble, un instant, les assiégés, qui reculent. Mais ils reprennent vite courage, à l'arrivée d'un renfort, venu du centre de la ville, et les assaillants voient tomber leurs trois capitaines, Salignac, Roquelaure et Saint-Martin, celui-ci pour ne plus se relever. Ils vont lâcher pied, lorsque Gourdon et Terrides arrivent à leur secours: on s'acharne de part et d'autre. Mais le jour a paru, toutes les forces de Cahors convergent vers le champ de bataille, et les calvinistes, combattus à la fois par la garnison, par la bourgeoisie armée, par les habitants, qui, du haut des maisons, font pleuvoir sur leur tête une grêle de projectiles, cèdent peu à peu devant tous ces obstacles; nombre d'entre eux sortent de la ville, et le roi, qui attendait le résultat de cette affaire d'avant-garde, se voyait déjà conseiller la retraite: «Il est dit là-haut, répond-il, ce qui doit être fait de moi en toute occasion. Souvenez-vous que ma retraite hors de cette ville, sans l'avoir conquise et assurée au parti, sera la retraite de ma vie hors de ce corps. Que l'on ne me parle plus que de combattre, de vaincre ou de mourir.» Et le roi de Navarre entre, à son tour, dans la ville, avec ses deux cents gentilshommes et ce qui lui restait d'arquebusiers. Quand il y fut, ses amis comprirent qu'il fallait vaincre à tout prix.

Les combats qui suivirent ne peuvent guère se raconter. Ce fut une bataille de rue: le terrain gagné pied à pied ou conservé avec peine; la barricade renversée laissant voir derrière elle une autre barricade; les maisons conquises l'une après l'autre; partout un danger, un piège, une alarme; jamais un moment de repos. Rien que pour se maintenir, il fallait faire des efforts incessants, et il s'agissait d'avancer! Cependant, on avançait peu, et l'espoir de la conquête s'évanouissait dans l'âme des plus braves; presque seul, le roi gardait son assurance et même sa bonne humeur; il disait, en réponse aux conseils de retraite qui recommençaient à se faire entendre: «Se peut-il que de si braves gens ignorent leurs forces!» Elles eussent fléchi certainement, s'il ne les eût décuplées par son exemple.

On luttait depuis deux jours et deux nuits, la ville attendant un secours, et le roi de Navarre, le corps de Chouppes. Sully raconte qu'il vit, pendant ces heures terribles, «les choses les plus belles et les plus effroyables tout ensemble». On ne mangeait et buvait «qu'un coup et un morceau, par-ci par-là, en combattant»; il fallait dormir «debout, les cuirasses appuyées sur quelques étaux de boutiques»; tout le monde, Henri le premier, avait «les pieds si écorchés et pleins de sang, que nul ne se pouvait quasi plus soutenir»; un grand nombre d'assaillants, entre autres Rosny, étaient blessés; les armes du roi étaient faussées de «coups d'arquebuse» et de «coups de main». Il ne restait peut-être plus aux calvinistes que la force de vouloir bien mourir avec leur chef, lorsque l'arrivée de Chouppes, à la tête de cinquante gentilshommes et de quatre ou cinq cents arquebusiers, vint justifier l'opiniâtreté du roi de Navarre.

A peine entré dans la ville, Chouppes donne, de furie, contre une barricade, l'enlève, en poursuit les défenseurs jusqu'à l'hôtel de ville, s'en empare et y trouve trois canons et une coulevrine. Il y met une garde et marche vers le collège, qui était une vraie forteresse. Il y est rejoint par le roi de Navarre. Là, on commence à entrevoir la fin ou ce qu'on croyait être la fin de ces rudes combats: on se trompait. Il fallut faire le siège en règle du collège et courir bien des risques pour s'en approcher en perçant les maisons. Cette tâche n'était pas terminée au soleil levant, qui montra un nouveau et plus redoutable danger: le secours attendu par les assiégés était en vue. Chouppes, commandé pour s'y opposer, use d'un heureux stratagème. Il va au-devant des quatre cents hommes qui s'approchaient, séparés en deux troupes, trompe la première par une réponse au qui-vive, la foudroie à bout portant, puis il lutte corps à corps avec la seconde et la met en déroute. Le lendemain, le collège est emporté: c'est la victoire enfin? Pas encore! Du collège, on aperçoit, dans la grande rue, quatorze barricades. C'est une nouvelle bataille, c'est un nouveau siège. Le roi de Navarre donne ses ordres, et Chouppes, encore une fois, marche à l'avant-garde; mais une pierre l'atteint à la tête et le renverse au moment où la besogne était en bonne voie. Le roi, qui le suivait, prend sa place. A la tête de ses gardes, et «en pourpoint comme eux», dit d'Aubigné, «il emporte la meilleure des barricades», du sommet de laquelle il fait entendre ce cri magnanime: «Grâce à tous ceux qui mettront bas les armes!» Cahors était pris.

La ville fut livrée au pillage. Quelle ville prise d'assaut n'était pillée, au XVIe siècle? Mais nous avons vainement cherché dans l'histoire la trace des innombrables «massacres» qui, selon des relations suspectes, auraient déshonoré la victoire des calvinistes. Les rigueurs dont souffrit Cahors, rigueurs déplorables assurément, furent celles que subissait, à cette époque, toute ville forcée[29].

[29] Appendice: XIX.

La correspondance du roi de Navarre fournit au récit de la prise de Cahors un post-scriptum du plus haut intérêt. C'est d'abord la lettre suivante, adressée à la baronne de Batz, dès la première heure qui suivit la reddition, c'est-à-dire le 31 mai ou le 1er juin:

«Madame de Batz, je ne me dépouillerai pas, combien que je sois tout sang et poudre, sans vous bailler bonnes nouvelles, et de votre mari, lequel est tout sain et sauf. Le capitaine Navailles, que je dépêche par delà, vous déduira, comme nous avons eu bonne raison de ces paillards de Cahors. Votre mari ne m'y a quitté de la longueur de sa hallebarde. Et nous conduisait bien Dieu par la main sur le bel et bon étroit chemin de sauveté, car force des nôtres, que fort je regrette, sont tombés à côté de nous. A ce coup, ceux-là que savez et qu'avez dans vos mains seront des nôtres. A ce sujet, je vous prie bailler à mondit Navailles lettres et instructions qui lui seront nécessaires, dont je vous prie bien fort lui aider à me gagner ceux-là et leurs amis, les assurant du bon parti que leur ferai. Et de telle manière que désirerez, je vous reconnaîtrai ce service, d'aussi bon cœur que je prie Dieu, ma cousine, qu'il vous ait en sa sainte garde».

Le 1er juin, Henri écrivait à M. de Scorbiac, son conseiller à Montauban: «Je crois que vous aurez été bien ébahi de la prise de cette ville; elle est aussi miraculeuse, car, après avoir été maître d'une partie, il a fallu acquérir le reste pied à pied, de barricade en barricade. Depuis que Dieu m'a fait la grâce de l'avoir, je désire la conserver et y établir quelque beau règlement. Pour travailler auquel, je vous prie m'y venir trouver avec La Marsillière et les autres auxquels j'écris...» Il ajoutait, le 6 juin: J'eusse fort désiré que vous fussiez venu par deçà, lorsque je vous ai demandé, parce que votre présence eût été bien requise ici, pour aider à régler toutes choses en cette ville, et y établir un bon ordre qui n'a pu sitôt y être mis... Nous y avons donné quelque acheminement; j'espère que tout s'y portera bien, au contentement des gens de bien...»

On voit, par la lettre à Madame de Batz, que le roi ne perdit pas un instant pour faire fructifier sa victoire jusqu'au fond de l'Armagnac: chez lui, le politique donnait toujours la main au capitaine. Les lettres à M. de Scorbiac, écrites dans un ordre d'idées analogue, attestent les préoccupations d'un esprit organisateur, toujours prêt à compléter par de «bons règlements» les succès militaires.

Par la prise de Cahors, le roi de Navarre étonna ses amis non moins que ses ennemis: hommes de guerre et hommes d'Etat comprirent qu'à dater de ce jour, le parti calviniste aurait à sa tête un chef doué de toutes les aptitudes qui domptent les événements et font, en quelque sorte, violence à la destinée. Si, à cette heure, Henri avait possédé une armée puissante et d'importantes ressources financières, il aurait pu tracer avec son épée la carte d'une France protestante, religieusement et politiquement constituée en face de la vieille monarchie catholique. La Providence en décida autrement. En sortant de Cahors, le roi de Navarre se retrouva, comme auparavant, avec sa poignée de partisans, et, longtemps encore, il dut se résigner à faire la petite guerre. Il la fit toujours avec entrain et parfois avec bonheur.

Après avoir laissé Cabrière gouverneur à Cahors, il visita sa bonne ville de Montauban et revint, sans plus tarder, à Nérac, où, ayant pris connaissance des mouvements de l'armée de Biron, il se prépara, de son mieux, à lutter contre ce capitaine expérimenté. En traversant la Lomagne et l'Armagnac, il avait déjà battu deux détachements catholiques, l'un à Beaumont, l'autre à Vic-Fezensac. Un de ses plus vaillants capitaines, Meslon, gouverneur de Castelmoron et de Gensac, venait de prendre Monségur par ce pétard, nommé alors «saucisse», que nous avons vu jouer son rôle à Saint-Emilion et à Cahors.

Au mois de juin, les lettres de Henri font allusion à une armée étrangère qui «s'apprête infailliblement et commence à marcher», mais qui ne se hâtait guère: c'était le corps de mercenaires dont les huguenots avaient obtenu la promesse du prince palatin Casimir. Cette armée resta en formation; il est certain, toutefois, qu'à la seule pensée de revoir les reîtres passer sur le ventre aux populations de cinq ou six provinces, les négociateurs royaux du traité de Fleix se sentirent, quelques mois plus tard, mieux disposés à la conciliation qu'ils ne l'eussent été en d'autres circonstances.

CHAPITRE VII

La campagne du maréchal de Biron.—Combats devant Marmande.—Les menées du prince de Condé.—Le stratagème de Biron.—Les boulets mal-appris.—Mayenne en Dauphiné.—Lesdiguières.—Siège et prise de La Fère par le maréchal de Matignon.—Surprise de Mont-de-Marsan par Baylens de Poyanne.—Désarroi des calvinistes.—Les vues de Monsieur, duc d'Anjou et d'Alençon.—Son entremise pour amener la paix.—Traité de Fleix.—Séjour de Monsieur en Guienne et en Gascogne.—La chambre de justice de Guienne.—La demi-promesse de Henri.—Monsieur recrute des officiers à la cour de Navarre.

Biron avait quitté Bordeaux, le 20 juin 1580, pour se mettre à la tête de son armée déjà en mouvement. Cette campagne, composée d'une longue série de petites actions, fut en définitive défavorable aux calvinistes. Biron prit, de force ou sans coup férir, une quarantaine de places ou de bicoques, entre autres Tonneins, Le Mas-d'Agenais, Damazan, Gontaud, dont il portait le nom, Valence-d'Agen, Auvillars, Lamontjoie, Francescas, Montaignac, Villeréal, Mézin, Sos, Vic-Fezensac, Astaffort et Fleurance. Mais il n'osa assiéger ni Sainte-Bazeille, sommée en vain de se rendre, ni Clairac, ni plusieurs autres places, dont la force de résistance lui était connue. Il en rencontra une très vive à Gontaud, qu'il bouleversa de fond en comble, à Auvillars, qui obtint «vie et bagues sauves», à Valence-d'Agen, qui, prise une première fois et révoltée, ne se rendit qu'après avoir été foudroyée de mille ou douze cents coups de canon. Il arriva au maréchal, pendant cette campagne, deux graves accidents. Devant Sainte-Bazeille, une maladie se mit dans son armée, il en fut atteint lui-même et dut cantonner ses troupes. Il touchait à la fin de ses expéditions, lorsque, au mois d'octobre, dit le journal du chanoine Syreuilh, «comme il faisait la revue de son armée et voltigeait sur son cheval, sondit cheval glissant, tomba sur sa jambe gauche et lui rompit l'os de ladite jambe, un doigt plus haut que la cheville». Il se fit remplacer à la tête des troupes, du consentement de tous les capitaines, par son fils, Charles de Gontaud, baron de Biron, alors âgé de dix-huit ans, le même qui, après avoir vécu avec tant de gloire, devait périr si misérablement de la main du bourreau.

Il y eut deux faits remarquables dans cette lutte de Henri et de Biron: le maréchal n'alla presque jamais droit au roi, et le roi ne fut qu'une fois ou deux en mesure d'affronter le maréchal en rase campagne. Quand on étudie leurs mouvements, on dirait qu'ils s'étaient entendus pour éviter une lutte personnelle. Devant Marmande, toutefois, Henri, au début de la campagne, eût bien voulu se mesurer avec les troupes du maréchal. L'armée du roi occupait Tonneins et Sainte-Bazeille, une partie de l'armée de Biron était dans Marmande. «Les soldats du maréchal, dit l'abréviateur des Economies royales, faisant tous les jours des courses sur le pays ennemi, Henri fit un jour avancer Lusignan, à la tête de vingt-cinq gentilshommes des mieux montés, jusqu'aux portes de Marmande, comme pour faire un défi. Il nous fit suivre par cent arquebusiers, qui mirent ventre à terre sur le bord d'un ruisseau, à quelque distance de nous, et il se tint lui-même caché dans un petit bois un peu éloigné, avec trois cents chevaux. Notre ordre était de faire simplement le coup de pistolet, de chercher à prendre quelques soldats que nous trouverions hors des murs, et de nous retirer vers le gros d'arquebusiers, d'abord qu'on commencerait à nous poursuivre, ce que nous exécutâmes aussitôt que nous eûmes vu cent chevaux sortir de la place pour venir à nous, quoique ces cavaliers nous criassent d'une manière assez insultante de les attendre. Un officier de notre troupe, nommé Quasy, qui s'entendit défier nommément, ne put s'empêcher de tourner bride vers celui qui lui faisait ce défi, le renversa mort, y perdit lui-même son cheval, et regagnait le gros de la brigade à pied, lorsqu'il fut attaqué par le parti ennemi entier, irrité de la mort de leur camarade. Nous marchâmes à son secours, et il y eut bientôt une mêlée des plus chaudes, pendant laquelle un de nos valets, saisi de frayeur, s'enfuit et porta l'alarme au roi de Navarre, en lui disant que nous et les arquebusiers avions été tous passés au fil de l'épée: ce qui était sans aucun fondement. Au contraire, après quelques moments de combat, les ennemis ayant aperçu les arquebusiers, qui sortaient de leur embuscade pour venir nous seconder, craignirent quelque surprise, et croyant que toute l'armée leur allait tomber sur le corps, ils se retirèrent dans la ville. On eut bien de la peine à arrêter le courage de Henri, qui voulait fondre sur l'armée ennemie pour nous venger et périr glorieusement. Mais on lui fit de si fortes instances de se retirer, qu'il prit enfin ce parti à regret. Son étonnement fut grand lorsqu'il nous vit revenir, et sa douleur le fut encore davantage d'avoir ajouté foi à des conseillers trop timides, surtout lorsqu'il vit Lusignan se plaindre, avec beaucoup d'aigreur, d'avoir été abandonné en cette occasion.»

Henri manquait de forces, le peu qu'il en avait étant absorbé, en grande partie, par les garnisons. Il lui était donc impossible d'offrir une bataille à Biron; il lui fut même bientôt difficile de courir les champs. Le prince de Condé, non content de lui avoir débauché une partie de ses troupes, travaillait, dans le Languedoc et dans le Dauphiné, à se composer une souveraineté, aux dépens du roi de Navarre. Il fallut ramasser, dans tous les coins de Guienne et de Gascogne, un petit corps d'armée pour aller s'opposer aux empiètements du prince, et Turenne fut chargé de cette mission. Il restait au roi de Navarre à peine de quoi se garder. Heureusement, le comte de La Rochefoucauld ne tarda pas à lui amener deux ou trois cents chevaux, qui lui furent d'un grand secours. Henri et ses partisans n'en durent pas moins renoncer à tenir, en tout temps, la campagne, et se contenter de quelques rares occasions favorables. Le roi de Navarre, croyant en saisir une qui le tenta, fit courir à sa capitale et courut lui-même un sérieux danger.

Au commencement de la guerre, la reine Marguerite, résidant habituellement à Nérac, avait obtenu la neutralité de cette ville, tant que le roi n'y séjournerait pas. Le roi y étant venu passer trois jours, et le maréchal ayant été informé de sa présence, il usa d'un curieux stratagème pour avoir le droit d'alarmer et peut-être de surprendre Nérac. Il feint de venir sur la Garonne pour y recevoir des troupes que lui amenait M. de Cornusson, sénéchal de Toulouse, et fait tenir le faux avis de ce mouvement au roi. Henri part dans la nuit, pour aller lui tendre une embuscade, et le matin, à neuf heures, le maréchal, venu par un autre chemin, se présente devant Nérac avec son armée en bataille, à la portée du canon; si bien, qu'au moment où le roi, revenant de son expédition manquée, rentrait dans Nérac par une porte, il apprenait que Biron paradait devant l'autre. Malgré l'inégalité des forces, il y aurait eu mêlée générale ou, tout au moins, escarmouche, sans une pluie torrentielle qui vint «mouiller la poudre» et refroidir les cerveaux. Biron, en se retirant du côté de Mézin, qu'il allait occuper, lança quelques volées de canon, à coups perdus, sur la ville, et deux boulets se logèrent dans les murailles du château. Marguerite ne pardonna jamais cet affront au maréchal, quoiqu'il lui eût envoyé, en partant, de galantes excuses: aussi, à la paix, insista-t-elle, tout autant que le roi, pour que la lieutenance de Guienne fût remise en d'autres mains.

L'armée de Biron n'était pas la seule qui opérât contre les calvinistes: le maréchal de Matignon en avait mené une autre à La Fère, d'où était parvenu à s'évader le prince de Condé; Mayenne en avait conduit une troisième en Dauphiné, contre Lesdiguières, en voie de devenir un des premiers capitaines de son temps. Mayenne prit La Mure et trois ou quatre autres places. Quant au siège de La Fère, il dura trois mois et fut appelé le «siège de velours», parce que les assiégeants y faisaient assaut d'élégance et que le temps ne les y incommoda point. Du reste, il fut des plus meurtriers; Matignon y perdit deux mille hommes, beaucoup d'officiers de mérite, entre autres Philibert de Gramont, que les intrigues de Catherine avaient détaché du parti du roi de Navarre. La perte des assiégés fut de trente gentilshommes et de huit cents soldats. La reddition eut lieu le 31 août.

La chute de La Fère était prévue; elle ne fut pas aussi sensible au roi de Navarre que la perte de Mont-de-Marsan, surpris, au mois de septembre, par Baylens de Poyanne, un des plus vaillants capitaines catholiques[30]. Henri essaya souvent, mais en vain, de le ressaisir; le temps, les hommes, l'argent, tout lui faisait défaut, et Poyanne gardait bien sa conquête. Henri finit pourtant par prendre sa revanche.

[30] Appendice: XX.

Tout bien considéré, les affaires du parti calviniste et, en particulier, celles du roi de Navarre, étaient dans un état précaire: on pouvait encore durer, mais tout succès devenait douteux. Dans ces circonstances, les vues de Monsieur, tournées sans cesse vers la principauté des Pays-Bas, se trouvèrent d'accord avec les intérêts d'une cause presque vaincue. Il venait de traiter, par les soins du prince d'Orange, avec les Etats des Pays-Bas, déterminés à secouer le joug de l'Espagne et à reconnaître la souveraineté du duc d'Anjou. Les Etats se laissaient séduire par la double perspective d'une alliance virtuelle avec la France et du mariage, considéré comme probable, de Monsieur avec la reine d'Angleterre. Le duc, croyant toucher à cet avenir, voulut se l'assurer en rétablissant la paix à l'intérieur; car les forces militaires de la France devenant inactives, il avait l'espoir qu'elles l'appuieraient, en partie, dans l'expédition qu'il projetait.

Monsieur, sollicité d'ailleurs, on est fondé à le croire, par la reine Marguerite, s'offrit donc à Henri III pour médiateur entre lui et le roi de Navarre, et partit pour la Guienne, accompagné de Bellièvre et de Villeroi. Il avait donné rendez-vous, à Libourne, au roi et à la reine de Navarre, à Madame, sœur de Henri, et au prince de Condé. Les premiers pourparlers décisifs eurent lieu à Coutras, et les derniers à Fleix, en Périgord, dans le château du marquis de Trans. Les députés protestants y assistèrent, et après de longs débats, le nouveau traité, d'abord repoussé par le prince de Condé et ses adhérents, fut signé le 26 novembre. Il confirmait, en les amplifiant sur quelques points, les traités précédents: par exemple, on donnait par surcroît, au roi de Navarre, Figeac, en Quercy, et, dans le Bazadais, Monségur, si vaillamment conquis et gardé par le capitaine Meslon. Mézeray ajoute: «On croit qu'il y fut aussi accordé, en secret, pour satisfaire la passion de la reine Marguerite et même celle du roi son mari, que Biron serait révoqué de la lieutenance de Guienne, et que le roi en mettrait un autre à sa place, qui leur serait plus agréable». Ce fut le maréchal de Matignon[31].

[31] Appendice: XXI.

L'édit de Fleix, ratifié au mois de décembre, fut vérifié au parlement de Paris le 26 janvier 1581. Cette tâche accomplie, Monsieur passa quelque temps en Guienne et en Gascogne[32]. Il visita plusieurs villes, tantôt avec le roi et la reine de Navarre, tantôt avec Marguerite seule, comme à Bordeaux, où il fut reçu avec une pompe extraordinaire. Un des articles du nouveau traité supprimait la chambre mi-partie de cette ville et instituait une chambre de justice[33], composée de membres du conseil privé et de conseillers au parlement de Paris, qu'on supposait étrangers aux influences locales. Mais la première séance de cette chambre en mission n'eut lieu que le 26 juin 1582. Ces perpétuelles modifications des formes de la justice n'offraient en ce temps-là, et elles n'ont offert en aucun temps, que bien peu de garanties aux citoyens.

[32] Appendice: XXII.

[33] Appendice: XV.

Pendant son séjour à la cour de Navarre, le duc d'Anjou obtint de Henri une demi-promesse de se joindre à lui dans la prochaine campagne des Pays-Bas, où l'attendaient tant de déboires et de désastres. Heureusement pour le roi de Navarre, ce projet d'alliance resta lettre morte. Mais, en même temps que Monsieur essayait de le tenter de ce côté, il l'amoindrissait, d'un autre, en recrutant des officiers parmi les gentilshommes de Guienne et de Gascogne: beaucoup de catholiques et plusieurs protestants, parmi lesquels Rosny, acceptèrent les offres du prince. Henri les vit partir à regret, car il n'avait aucune confiance dans les entreprises de son beau-frère, et d'ailleurs il pouvait prévoir, même en pleine paix, qu'il aurait, un jour, grand besoin des services dont allait profiter le duc d'Anjou.

LIVRE TROISIÈME
(1581-1585)

CHAPITRE PREMIER.

Le triomphe de la patience.—Le roi de Navarre et Théodore de Bèze.—Surprise de Périgueux par les catholiques.—Correspondance de Henri avec Brantôme.—Assemblée de Béziers.—Velléités pacifiques.—Préparatifs de voyage de Marguerite à la cour de France.—Les toilettes de la reine de Navarre.—Henri à Saint-Jean-d'Angély.—Son entrevue avec Catherine de Médicis, à Saint-Maixent.—La cure aux Eaux-Chaudes.—Assemblée de Saint-Jean-d'Angély.—Les projets de mariage de Catherine de Bourbon.—Négociation avec le duc de Savoie.—L'affaire des frères Casse.—Invitation de Henri III et réponse du roi de Navarre.

A la fin de l'année 1580, et dans les premiers jours de l'année suivante, le roi de Navarre eut à se défendre contre les imputations de quelques-uns de ses coreligionnaires influents, qui lui reprochaient d'avoir sacrifié, par le traité de Fleix, les intérêts de la cause calviniste. C'était le contre-coup des mécontentements du prince de Condé. Henri lisait trop bien dans l'avenir pour croire à l'efficacité et à la longue durée d'une paix qu'il subissait plus qu'il n'en triomphait; mais il était déjà l'homme qui devait écrire un jour: «Par patience, je vaincs les enfants de ce siècle». S'il n'avait pas possédé cette vertu essentiellement politique, jamais peut-être la France ne fût sortie, à son honneur, des redoutables épreuves que lui imposait, depuis vingt ans, l'antagonisme des deux religions, et dont les revendications de la Ligue allaient démesurément accroître le péril. La correspondance de Henri IV nous a livré le secret de sa force et de sa suprême victoire: c'est qu'il sut, presque toujours, selon les cas, résister à ses partisans, comme à ses adversaires.

La paix de Fleix lui ayant attiré les remontrances de Théodore de Bèze, cet éloquent mais âpre docteur de l'Eglise calviniste, il lui répondit, de Coutras, par une apologie discrète de ses actes et de ses intentions; et, comme Théodore de Bèze ne lui avait épargné, sur d'autres points, ni les conseils ni les critiques, il le remerciait de tant d'avis salutaires, lui en demandait de nouveaux, et semblait faire allusion, dans les lignes suivantes, à quelques reproches indirects touchant les mœurs de la cour de Navarre: «Je reconnais la charge que Dieu m'a commise, et ne souhaite rien plus, sinon qu'il me fasse la grâce de m'en pouvoir acquitter dignement. A quoi j'ai délibéré de m'employer à bon escient et de régler ma maison, confessant, à la vérité, que toutes choses se sentent de la perversité des temps.» La même lettre vise, à mots couverts, quelques-unes des intrigues dont il était environné, spécialement l'esprit remuant et les vues dominatrices du prince de Condé: «Lesquels (conseils), dit-il à Théodore de Bèze, je vous prie me départir encore sur les pratiques et menées qui se font par ceux qui veulent bâtir leur grandeur sur la ruine des autres, mêmement sur les derniers degrés desquels ils semblent tâcher de me déjeter et gagner les devants, pour plus facilement me repousser et renverser en bas. Cette trame se connaît si manifestement, que peu de gens en doutent.» Théodore de Bèze dut sentir ces traits, d'autant mieux qu'il était, par tempérament, plus porté à s'entendre avec le prince de Condé qu'avec le roi de Navarre.

Henri écrivit plus de cinquante lettres pour démontrer à ses villes et à ses capitaines les avantages de la paix et la nécessité de l'observer fidèlement. Il est vrai qu'il en écrivait en même temps pour se plaindre des nombreuses infractions relatives à ses «maisons, châteaux et villes», et d'abusives inhibitions concernant le libre exercice du culte; mais toute paix était querelleuse, en ce temps-là. Celle-ci fut bruyamment troublée par les catholiques. Le 26 juillet 1581, sous le commandement des capitaines d'Effieux et de Montardy, ils surprirent la ville de Périgueux. «La noblesse du Périgord et des environs, dit le président de Thou, fatiguée par les courses continuelles des garnisons protestantes, engagea les commandants des troupes du roi à se saisir de Périgueux. Ils surprirent cette ville, la nuit, et ils la traitèrent avec tant de barbarie, qu'ils semblaient vouloir venger celle que le baron de Langoiran y avait exercée, six ans auparavant, lorsqu'il se rendit maître de la ville. Le roi de Navarre ayant porté ses plaintes au roi, il n'en reçut que des excuses.»

On n'en usa pas aussi cavalièrement avec le roi de Navarre: il n'était pas homme à se contenter de si peu. Notons, en outre, que de Thou s'est trompé en accusant de «barbarie» les auteurs de la surprise de Périgueux. Sans doute, les catholiques, agissant sans l'agrément de Henri III, commirent de trop nombreux excès dans cette place; mais ils n'usèrent pas, dans le sens complet du mot, des représailles qu'il était en leur pouvoir d'exercer: en quoi ils montrèrent une modération relative; car les calvinistes, en 1575, avaient été sans pitié pour les vaincus. La vérité, sur l'affaire de Périgueux, n'est ni dans le jugement sommaire de de Thou, ni dans cette note comique de P. de L'Estoile: «En ce mois de juillet, les catholiques de la ville de Périgueux se remirent en la libre possession de leur ville, et en chassèrent les soldats huguenots qui despieça y étaient en garnison. Ceux de la religion n'en firent pas grand'clameur, et eut-on opinion que ce qui en avoit été fait étoit par intelligence du roi de Navarre et des habitants, qu'on disoit avoir donné cent mille francs pour être déchargés de cette garnison, qui leur faisoit mille maux. Quoi que c'en soit, il n'y en eut point de coups rués, et se passa doucement cette entreprise.»

Les témoignages incontestables ressortent de la correspondance du roi de Navarre. Le 10 août, il écrit à Brantôme, seigneur de Bourdeille, sénéchal de Périgord: «Mon cousin, j'ai été fort aise d'entendre la bonne affection et diligence que vous avez montrées depuis la prise de Périgueux, pour empêcher ou modérer les mauvais effets des preneurs contre ceux qui étaient dedans, dont je vous remercie; mais je suis fort marri d'avoir su que votre bonne intention n'a pu être effective selon votre dessein, d'autant que la plupart des maisons de ceux de la religion ont été pillées et saccagées, et plusieurs faits prisonniers, et il y en a encore auxquels on veut faire payer rançon, comme on a déjà fait faire aux autres, entre lesquels est le sieur Saulière, qu'on ne veut élargir sans cela, quelque grande perte qu'il ait faite de ses meubles et titres; qui serait son entière ruine et celle de ses enfants.

«Je ne puis croire que le roi mon seigneur ne réprouve grandement la prise de ladite ville, comme étant advenue par trop grand attentat, fait au préjudice de son service et de la paix et tranquillité publique.

«Je ne puis aussi, pour mon devoir et pour mon honneur, que je n'en poursuive la raison et réparation envers Sa Majesté.

«Je vous prie donc, mon cousin, considérer que ne puis autre chose là-dessus que d'attendre la volonté et intention de Sa Majesté, pour me ranger et conformer selon icelle. Cependant, puisqu'il y a encore dedans la ville des prisonniers, et plusieurs meubles pillés appartenant à ceux de ladite religion, je vous prie derechef faire le tout rendre, et mettre en liberté tous lesdits prisonniers, principalement ledit Saulière, de sorte qu'il n'en puisse être fait aucune plus grande plainte.»

Brantôme s'efforça de contenter Henri; mais l'affaire n'en resta pas là. Henri III chargea Matignon, le nouveau lieutenant de Guienne, et Bellièvre, un de ses négociateurs favoris, de régler ce grave différend. A vrai dire, le roi de Navarre ne reçut jamais que des demi-satisfactions. La cour lui avait fait offrir d'abord, à titre d'indemnité, une forte somme. En principe, il acceptait; mais il exigeait, de plus, une autre place. On finit par lui accorder Puymirol, après des contestations qui dépassèrent le terme de l'année 1581.

Le 20 décembre 1581, à Béziers, s'ouvrit une assemblée des Eglises réformées de Languedoc, où Henri III avait envoyé Bellièvre, et le roi de Navarre, Clervaux, afin de hâter la pacification de la province. La mission fut longue et difficile, mais elle réussit dans une assez large mesure. Le roi de France, lui aussi, voulait la paix, et il est probable qu'elle se fût bientôt et solidement établie entre lui et le roi de Navarre sans l'existence de la Ligue, qui, déjà, soufflait discrètement le feu qu'elle mit, plus tard, aux quatre coins de la France. Mézeray résume dans une page pittoresque les vues et les velléités pacifiques de Henri III: «Les conseillers du parlement de Paris que le roi envoya en Guienne (à la suite du traité de Fleix), pour mettre d'accord ceux de la chambre mi-partie de cette province, y furent reçus avec l'applaudissement général des peuples, et les maintinrent en paix trois ans durant. La froideur de Matignon s'accommodait fort bien avec le feu des Gascons, et savait bien conserver l'autorité du roi, sans blesser le respect qui se doit aux princes du sang; les courtoisies du duc de Mayenne avaient adouci les courages les plus farouches dans le Dauphiné; et le maréchal de Montmorency, ennuyé de la guerre, contenait le Languedoc dans un doux repos. Le roi aussi était fermement persuadé, par trop d'expériences, que la force des armes n'était point propre à ramener les dévoyés au sein de l'Eglise, et que la saignée ni les remèdes violents ne valaient rien à cette maladie. Partant il se résolut de la traiter avec un certain régime de vivre qui corrigeât peu à peu la malignité des humeurs, et rétablit le tempérament des viscères qu'on avait trop échauffés. Sa Majesté fit connaître aux religionnaires qu'ils ne devaient point craindre aucun mal de sa part, mais aussi qu'ils n'en devaient espérer aucun bien... Avec cela il tâchait de les fléchir tout doucement par les instructions et par les exemples, exerçant souvent en public des œuvres de piété, ayant près de lui des religieux qui pratiquaient des dévotions très austères, faisant imprimer toutes sortes de livres bien catholiques, et défendant la lecture et l'impression de ceux qui ne l'étaient pas.

«Ces moyens convertirent plus de huguenots en trois ou quatre ans, que les bourreaux ni les armées n'en avaient converti en quarante; et s'ils eussent continué, cette opinion de conscience se fût sans doute dissipée dans peu de temps par une opinion d'honneur, et toutes les factions se fussent amorties durant ce calme, comme elles s'irritaient par l'émotion. Mais ce roi, au lieu de se fortifier pendant ce temps-là, s'affaiblissait davantage; et, comme un homme à qui on aurait coupé les veines dans un bain chaud, il perdait avec plaisir ce qui lui restait de vigueur et d'autorité; puis cette défaillance le mettait dans le mépris; et l'orgueil et l'avarice des favoris, choquant les grands et vexant les peuples, excitaient contre lui la haine des uns et irritaient la patience des autres...»

Les relations cordiales qui tendaient à rapprocher les deux rois n'auraient pas plus résisté aux boute-feux de la Ligue qu'aux intrigues de cour des mignons et de leur coterie; mais il n'en fallut pas tant pour provoquer une nouvelle rupture. Un séjour de la reine de Navarre à la cour de Henri III ressuscita les hostilités. Marguerite annonça l'intention d'aller à Paris, vers la fin de l'hiver 1582. L'histoire n'a pu trouver un but politique précis à ce voyage, qui peut-être n'en avait pas, quoique l'empressement du roi de Navarre à favoriser l'exécution du projet de sa femme permette de supposer qu'elle emportait avec elle quelque plan concerté entre eux. On s'égaie vraiment à voir le vainqueur de Cahors s'occuper, pendant deux mois, des préparatifs assez compliqués du voyage de la reine. Il écrit lettres sur lettres, tantôt pour convoquer des gentilshommes de haut rang, chargés d'accompagner la reine jusqu'en Saintonge, tantôt pour régler l'itinéraire et annoncer le passage, de ville en ville, du cortège royal, tantôt enfin pour faciliter, par tous les moyens, les chevauchées de la royale voyageuse. Il pousse la sollicitude jusqu'à des détails amusants: dans une lettre à M. de Scorbiac, il demande «huit mulets de bât», pour renforcer l'équipage de transport du «bagage» de la reine. Et les indiscrétions de l'histoire nous donnent, à peu près, la composition de ce bagage. Marguerite, la plus élégante princesse de son temps, voyageait toujours avec une garde-robe au grand complet, comme nous l'apprend Brantôme. Catherine de Médicis, en laissant Marguerite en Gascogne, lui avait dit: «Ma fille, c'est vous qui inventez et produisez les belles façons de s'habiller, et, en quelque part que vous alliez, la cour les prendra de vous, et non vous, de la cour». Brantôme ajoute: «Comme de vrai, par après qu'elle y retourna, on ne trouva rien qui ne fût encore plus que de la cour».

Mais, tout en vaquant à ces soins conjugaux, Henri n'oubliait pas les affaires sérieuses. Il accompagne la reine jusqu'à Saint-Jean-d'Angély; mais c'est là aussi qu'il doit «communiquer avec M. le Prince», et recevoir de Catherine un message avant-coureur d'une nouvelle entrevue, dont le bruit avait déjà transpiré. «J'espère, écrit-il à Théodore de Bèze, qu'il tient à mettre, autant que possible, de son côté, que nous verrons, dans dix jours, la reine (Catherine), ce que j'ai pensé être nécessaire pour le bien de la paix et le repos de nos Eglises. Je vous prie assurer tout le monde que je ne ferai rien qui nous porte préjudice.» Néanmoins, toujours prudent quand il s'agissait pour lui de se rapprocher, en personne, des auteurs de la Saint-Barthélemy, il ne voulut pas aller au-devant de la reine, aussi loin qu'elle l'avait souhaité. Il s'arrêta à Saint-Maixent et lui envoya Lusignan, pour s'excuser de «ne pas aller plus avant, ayant une si grande et si belle troupe de noblesse près de lui, avec son oncle de Rohan et son cousin le comte de La Rochefoucauld». L'entrevue pourtant eut lieu dans la ville où s'était arrêté le roi de Navarre, et, soit politique, soit contentement réel du résultat de la conférence, il s'en montra satisfait dans les lettres qu'il écrivit ensuite.

Au mois d'avril, Henri passa en Béarn, pour faire une «cure aux Eaux-Chaudes». Étant à Pau, le 11 mai, il convoqua l'assemblée des députés des Eglises réformées, à Saint-Jean-d'Angély, pour la fin du mois. Cette convocation avait été décidée dans les pourparlers du roi de Navarre avec le prince de Condé, après l'entrevue de Saint-Maixent. Nous avons, dans une lettre à Henri III, datée de Saint-Jean-d'Angély, 29 juin, un aperçu des délibérations et résolutions de cette assemblée: «Ayant, sous votre autorité, convoqué et assemblé, en la ville de Saint-Jean-d'Angély, les députés des Eglises réformées des provinces de votre royaume, pour aviser aux moyens qu'il y aurait de faire effectuer votre édit de pacification et établir la paix, partant, selon votre bonne volonté, je les ai tous trouvés fort disposés à cela. Mais pour ce que la faute de l'exécution procède principalement de l'impunité des excès et désordres..., ils ont, pour cette occasion, dressé un cahier des contraventions faites à votre édit en vosdites provinces et m'ont requis de l'envoyer à V. M., comme je fais, vous suppliant très humblement, Monseigneur, qu'il vous plaise déclarer votre bonne volonté sur chacun des articles...»

On verra bientôt que le «cahier» n'eut aucune heureuse influence sur les sentiments de la cour.

A son passage à Pau, Henri avait retrouvé, avec sa sœur Catherine, régente de Béarn et des autres pays souverains, quelques-unes de ses obligations de roi et de frère. On avait déjà, plusieurs fois, parlé du mariage de Catherine. Des historiens prétendent qu'il fut question, dès le berceau, de donner sa main au duc d'Alençon, et que Henri III lui-même, en 1575, songea, un instant, à la faire asseoir sur le trône de France. Ce qu'il y a de certain, c'est que presque toute la vie de Catherine se passa dans l'attente de diverses unions, dont une seule était selon son cœur[34]. De retour à Pau, vers la fin de l'année 1582, Henri eut à s'occuper sérieusement d'un projet de mariage, qui donna lieu à des négociations délicates. Emmanuel de Savoie, avec des vues d'avenir encore secrètes, mais que révéla, en 1589, sa prise de possession du marquisat de Saluces, avait chargé Bellegarde, passé à son service, de demander au roi de Navarre la main de sa sœur. La correspondance de Henri et du duc traite cette question, mais à mots couverts. A la date du 3 septembre, le roi de Navarre, non content d'avoir échangé plusieurs messages avec Emmanuel, écrivait au chancelier de Savoie: «Le désir que j'ai que l'amitié qui est entre M. le duc de Savoie et moi soit si ferme et établie qu'elle ne puisse être ébranlée pour quelque occasion que ce soit, me fait vous prier, comme l'un de ses plus confidents serviteurs, faire en sorte qu'elle soit inviolable, et employer votre vertu et prudence à la maintenir et conserver par un lien indissoluble. Et m'ayant été la négociation de M. de Bellegarde très agréable, je désire que, par votre dextérité et conduite, cette affaire réussisse au contentement de nous deux, en telle sorte qu'elle ne préjudicie à ma conscience, devoir et réputation. Pour mon regard, j'y apporterai tout ce qui pourra servir à la faciliter, pour l'aise que j'aurai de voir le tout conduit à une heureuse fin.»

[34] Appendice: XXIII.

L'accord s'était établi sur tous les points principaux entre le roi et le duc, et le consentement de Catherine était probablement acquis d'avance. Mais Emmanuel formula une exigence qui rompit la négociation. Il entendait que Catherine abjurât la religion calviniste, et Henri lui déclara franchement que cette condition lui paraissait «trop dure».

D'autres préoccupations, et d'une tout autre nature, attendaient le roi de Navarre dans son gouvernement de Guienne. On se souvient de l'entreprise criminelle de Favas et des frères Casse, en 1577, sur la ville de Bazas. Il s'en était suivi, l'année d'après, une sentence capitale contre plusieurs des auteurs de cette agression. Ils furent amnistiés par le traité de Fleix. Mais ces frères Casse, qui semblaient avoir pour ancêtres les routiers ou les soudards des Grandes Compagnies, restèrent fidèles à leur existence de violence et de déprédations. La plupart des incidents et des scandales que provoqua leur conduite manquent de dates précises, quoique les lettres du roi de Navarre, dans les derniers mois de l'année 1582, y fassent quelquefois allusion. Samazeuilh nous paraît avoir groupé, avec toute la clarté possible, les faits relatifs à cet épisode, dont les premiers semblent remonter à 1581, après la paix de Fleix, et les derniers ne dépassent guère le commencement de l'année 1583. «On reprochait notamment aux frères Casse d'avoir dévalisé et ruiné complètement un marchand de Loudun, qui les fit condamner à mort par le parlement de Bordeaux. Quand il fallut les saisir au corps, ils se renfermèrent dans le château du capitaine Lafitte, et firent trembler toute la contrée, qui les savait amplement munis d'armes et de munitions de guerre, comme échelles, pétards et autres engins. Le roi de Navarre prêta main-forte aux officiers du parlement. Mais il fallut assiéger le château de Pelleport, et Casse, Lafitte et leurs complices périrent tous plutôt que de se rendre. On eut à regretter la mort du jeune Lafitte, qui fut tué de sang-froid par les assaillants. Ce fut peut-être cet événement qui porta l'un des deux frères Casse restant à fortifier sa maison dans la ville de Bazas, malgré les représentations du roi de Navarre, dont il avait suivi le parti. Bientôt le maréchal de Matignon reçut l'ordre de Henri III de lever quelques troupes et de marcher contre ce capitaine avec du canon. Henri avait trop de sagacité pour ne pas pressentir tous les dangers qui pouvaient résulter de cette mesure. Le roi de Navarre donna l'ordre de courir sus à ces aventuriers et de les disperser. Le 2 février, il se porta, de sa personne, à Casteljaloux, pour presser l'exécution de cet ordre, et de Casteljaloux il poussa jusqu'à Bazas, afin de renouveler ses représentations auprès de Casse et de l'engager à détruire ses fortifications. Mais ce capitaine ayant rejeté toutes propositions d'arrangement, Henri fit raser sa maison dans les journées des 19 et 20 juillet 1583.»

Cette misérable affaire tourmenta, pendant plus d'un an, le roi de Navarre, contre qui le maréchal de Matignon et surtout la cour s'en firent toutes sortes d'arguments pour repousser ou ajourner ses légitimes revendications. Vers la fin de l'année, pourtant, Henri III, soit de son propre mouvement, soit à l'instigation de Catherine de Médicis ou de la reine de Navarre, qui était à la cour, invita formellement son beau-frère à venir, pour quelque temps, auprès de lui, afin d'arriver à une meilleure entente sur les points en litige et sur l'ensemble des affaires. Etait-ce de la part de Henri III une démarche machiavélique, ou l'effet de la sympathie qu'il eut toujours, dit-on, pour le roi de Navarre? Si l'histoire doute, à plus forte raison Henri fut-il porté à se méfier de cette invitation. Il y répondit, le 21 décembre, par une lettre dont Du Plessis-Mornay, dans ses Mémoires, s'attribue la rédaction. Après une dissertation pleine de gravité sur les dangers de la situation, et les irrégularités judiciaires qui jetaient le trouble dans son gouvernement de Guienne, le roi de Navarre oppose au roi de France cette piquante fin de non-recevoir: «Le plus grand plaisir et honneur que je puisse avoir, c'est d'être près de V. M., pour pouvoir déployer mon cœur devant Elle par quelques bons services. Mais une chose me retarde d'avoir cet heur si tôt, qui est que je désirerais, premier que partir d'ici, emporter ce contentement avec moi d'avoir éteint en cette province toute semence de troubles et altérations, pour n'avoir ce malheur et regret, quand je serais près de V. M., qu'il y eût encore quelque folie. Et, pour parler franchement, je ne vois cela si bien et si sincèrement accompli qu'il serait à souhaiter.» La plume et les conseils de Du Plessis-Mornay étaient à son service; mais cela n'eût point suffi, s'il n'y eût mis lui-même cet esprit de pénétration et de dextérité qui, dès la jeunesse, inspirèrent la plupart de ses actes et de ses déclarations. Il allait avoir grand besoin de ces qualités maîtresses.

CHAPITRE II

Déclarations de Henri au coadjuteur de Rouen.—Désordres en Rouergue, en Quercy et à Mont-de-Marsan.—Tentatives de corruption de l'Espagne, révélées par Henri au roi de France.—Correspondance latine avec les princes protestants de l'Europe.—Querelles de Henri III avec la reine de Navarre.—Marguerite chassée de la cour.—Arrestation de ses dames d'honneur.—Duplicité de Henri III.—Reprise de Mont-de-Marsan par le roi de Navarre.—Michel de Montaigne.—Actes arbitraires du maréchal de Matignon.—Réclamations de Henri.—Attitude des habitants de Casteljaloux.—Négociations au sujet du retour de Marguerite à Nérac.—La Ligue protestante: vues chimériques et but pratique.

Les deux premiers mois de l'année 1583 ne nous offrent aucun événement remarquable. Le 6 mars, Henri répondit de Nérac à une lettre pressante que lui adressait son cousin germain, Charles de Bourbon, coadjuteur de l'archevêque de Rouen. Le prélat, se plaçant sur le terrain purement politique, le conjurait de changer de religion. Il avait écrit, selon toute apparence, avec l'agrément de Henri III. Ce prince, voyant monter, peu à peu, le flot de la Ligue, saisissait toutes les occasions de donner ou de faire donner au roi de Navarre le conseil de rentrer dans l'Eglise, et par conséquent de détruire la raison ou le prétexte invoqué par les ligueurs. La réponse est d'une éloquence presque sacerdotale: il s'y trouve des mots qu'on admira plus tard dans les œuvres oratoires de Bossuet. «Vous m'alléguez qu'il peut mésavenir (arriver mal) au roi et à Monsieur. Je ne permets jamais à mon esprit de pourvoir de si loin à choses qu'il ne m'est bienséant ni de prévenir ni de prévoir... Mais quand Dieu en aurait ainsi ordonné (ce que n'advienne), celui qui aurait ouvert cette porte, par la même providence et puissance nous saurait bien aplanir la voie; car c'est lui par qui les rois règnent et qui a en sa main le cœur des peuples. Croyez-moi, mon cousin, que le cours de votre vie vous apprendra qu'il n'est que de se remettre en Dieu, qui conduit toutes choses, et qui ne punit jamais rien plus sévèrement que l'abus du nom de religion.»

Au mois d'avril et au mois de mai, il y eut en Guienne des «levées, armements et constructions militaires», que Henri signale à Matignon et désapprouve, les jugeant inutiles et de nature à répandre l'alarme. Quoique les relations fussent amicales entre le roi et le maréchal, il ne fut guère tenu compte de ces observations, qu'il dut renouveler et accentuer, au sujet de quelques mouvements en Rouergue et en Quercy et à Mont-de-Marsan. «Je vous prie, dit-il à Matignon, que vous nous veniez voir, le plus tôt que vous pourrez... Nous résoudrons s'il faudra aller à Mont-de-Marsan, ou en Quercy ou Rouergue, où les choses sont en mauvais état, et à quoi il est besoin de remédier, si on ne veut y voir un grand mal...» Il est presque démontré que Henri III, peu de temps après, laissa entrevoir au roi de Navarre qu'il le verrait, sans trop de déplaisir, rentrer dans la ville de Mont-de-Marsan; mais Matignon, selon ses habituelles façons d'agir, ou suivant des instructions secrètes de la cour, temporisa outre mesure. Henri, de son côté, fut obligé, par de graves préoccupations, de prendre plus longuement patience qu'il ne l'eût voulu et d'ajourner une revendication décisive. Il reçut, au mois de mai, de la cour d'Espagne, des propositions qu'un ambitieux vulgaire eût jugées séduisantes. «Le vicomte d'Echaus ou d'Etchau, sujet du roi de Navarre, dit Berger de Xivrey, avait un beau-frère nommé Udiano, sujet de Philippe II. Ce prince profita des relations entre ces deux gentilshommes, pour faire proposer au roi de Navarre une somme de trois cent mille écus à toucher immédiatement, suivie de cent mille écus par mois, s'il voulait faire la guerre à Henri III. Saint-Geniès et Mornay, chargés de refuser cette offre, eurent, en même temps, mission de faire prier le roi d'Espagne de prêter à leur maître, sans conditions politiques, une somme de cinq cent mille écus, pour laquelle il aurait engagé tous ses biens. Le roi d'Espagne ne prêta rien, et chercha inutilement à renouer l'affaire vers l'automne.»

Ce fut en ce moment, semble-t-il, que le roi prit le parti d'avertir Henri III des offres de l'Espagne. Seulement, soit par hasard, soit plutôt par un habile calcul politique, l'avis que Du Plessis-Mornay était chargé de transmettre ne parvint au roi de France qu'après la prise de Mont-de-Marsan par le roi de Navarre. La lettre qui accréditait Mornay fut écrite à la fin du mois de décembre: «La dévotion que j'ai et aurai, toute ma vie, à tout ce qui touche V. M. et le bien de son service, m'a fait dépêcher promptement le sieur Du Plessis, pour la grande confiance que j'ai en lui, et de sa fidélité, aussitôt que l'occasion s'est présentée d'affaires très importantes, et dont il est nécessaire que V. M. soit au plus tôt avertie et bien particulièrement informée. Il plaira à V. M. l'ouïr et le croire de ce qu'il vous dira de ma part, comme moi-même...»

Une note de Berger de Xivrey complète cet historique sommaire. Mornay avait été à la cour, au sujet de l'affaire de Marguerite. A ce moment (fin du mois de décembre 1583), il y retourna chargé de dévoiler au roi les tentatives de corruption du roi d'Espagne et l'entreprise formée pour livrer aux Espagnols la ville d'Arles. On mit beaucoup de mystère dans cette négociation. La Vie de Mornay place à la fin de 1583 le départ de l'envoyé, mais il n'arriva à la cour que dans le mois de janvier ou février. Quant à ce que dit d'Aubigné, copié par d'autres historiens, que Henri n'aurait-pas repoussé spontanément les propositions de Philippe II, et qu'il les eût acceptées définitivement, sans la mort de Monsieur, qui arriva le 10 juin 1584, il suffit de rapprocher cette assertion des dates et des faits authentiques, pour la réduire à néant: une semblable erreur, calomnie inconsciente, peut s'expliquer d'ailleurs par l'ignorance, où fut certainement laissé d'Aubigné, des négociations entre Philippe II et le roi de Navarre et des démarches de Henri auprès de la cour de France.

Avant cette affaire, le roi de Navarre en avait eu sur les bras plusieurs autres, dont il convient de parler avec quelques détails. Ce fut, d'abord, celle de Mont-de-Marsan, à travers les préoccupations de laquelle vint se jeter une volumineuse correspondance latine avec tous les princes protestants de l'Europe[35], œuvre de Du Plessis-Mornay, qui, sous prétexte de travailler à l'établissement de la concorde et de l'unité de doctrine parmi les réformés, déjà divisés, s'efforçait de créer une Ligue protestante, pour l'opposer à la Ligue catholique, dont il redoutait la prochaine entrée en campagne. De la mi-juin aux premiers jours d'août, l'esprit de Henri est obsédé par les désordres en Rouergue, en Quercy et à Mont-de-Marsan, qu'il a déjà signalés à Matignon. On sent, dans ces lettres, que la patience lui échappe et qu'il finira par songer à quelque coup de vigueur. Il en méditait un, assurément, lorsque survint le scandale retentissant qui termina le séjour de la reine de Navarre à la cour de France.

[35] Appendice: XXIV.

Marguerite y était arrivée le 15 mars 1582. La légèreté de ses mœurs l'autorisait peu à faire la satire des mœurs du roi et de ses favoris. Elle s'attira par là leur animadversion; et sa liaison avec Monsieur, que Henri III avait toujours détesté, ajouta un grief politique à ceux qu'on fit valoir contre elle auprès de son frère. Le duc de Joyeuse, alors au comble de la faveur, était en mission à Rome. Henri III lui envoya une lettre qu'on supposa pleine d'épigrammes contre Marguerite. La reine de Navarre, devinant cet acte de vengeance, fit assassiner, dit-on, le courrier du roi et s'empara de la lettre. La vérité n'a jamais été entièrement divulguée au sujet de cet incident. Quoi qu'il en soit, les soupçons du roi tombèrent sur sa sœur, et il se répandit contre elle en injures et en menaces. Il lui reprocha, devant la cour, les désordres de sa vie, lui jeta au visage la liste de ses amants, et l'accusa même d'avoir eu un bâtard depuis son mariage. Il lui ordonna enfin de quitter sans délai Paris, afin de délivrer la cour de sa «présence contagieuse. Le lundi, huitième jour du présent mois d'août 1583, dit le journal de L'Estoile, la reine de Navarre, après avoir demeuré en la cour du roi son frère l'espace de dix-huit mois, partit de Paris, pour s'acheminer en Gascogne, retrouver le roi de Navarre son mari, par commandement du roi réitéré plusieurs fois...» Mais, à la réflexion, Henri III se ravisa, et jugeant politique d'ajouter un scandale à celui de la veille, pour avoir un prétexte de l'atténuer, il donna l'ordre de courir après sa sœur et de la séparer de deux de ses suivantes, Mme de Duras et Mlle de Béthune. Un capitaine des gardes, accompagné d'archers et d'arquebusiers, arrête la litière de la reine près de Palaiseau, force Marguerite à se démasquer, ce qui était la suprême injure pour une femme de qualité, à cette époque, maltraite Mme de Duras et Mlle de Béthune, et, laissant la reine presque seule continuer son voyage, les conduit prisonnières à l'abbaye de Ferrière, où elles subirent devant le roi lui-même, assure-t-on, un interrogatoire dont Henri III voulut avoir le procès-verbal. Le roi écrivit alors à son beau-frère qu'il s'était cru obligé de chasser d'auprès de la reine Mme de Duras et Mlle de Béthune «comme une vermine très pernicieuse, et non supportable auprès d'une princesse d'un tel rang»; mais il ne disait rien de l'affront subi en pleine cour par la reine elle-même. La lettre de Henri III trompa si bien le roi de Navarre, qu'il se crut obligé d'y répondre par des remercîments. «Je m'assure, disait-il, que quand ma femme aura su ce qui en est, elle ne pourra qu'elle ne reconnaisse l'honneur que Vos Majestés lui font d'avoir tant de soin de la dignité et réputation de sa personne et de sa maison... Au reste, il n'est pas besoin que je vous die que je la désire extrêmement ici, et qu'elle n'y sera jamais assez tôt venue.» Mais, dès que la vérité lui fut connue, «l'extrême désir» du roi se changea en répugnance. Il envoya d'abord Du Plessis-Mornay demander à Henri III des explications; d'Aubigné assure qu'il reçut une semblable mission, dont il rend compte dans ses Mémoires; et, vers la fin du mois de décembre 1583, Yolet fut chargé, à son tour, d'aller négocier, à ce sujet, auprès de la cour de France; car cette affaire avait dégénéré peu à peu en contestation politique, comme nous le verrons plus loin. Les négociations durèrent plus d'un an. Marguerite ne rentra que le 13 février 1585 à Nérac, où le roi la vit deux ou trois fois en passant, par politesse, mais sans pouvoir dissimuler le mépris qu'elle lui inspirait.

Les tribulations conjugales du roi de Navarre ne lui firent pas oublier ses vues sur Mont-de-Marsan: cette place était de son patrimoine; elle avait une importance de premier ordre, «assise, dit la Vie de Mornay, sur le confluent de deux rivières, et commandant un grand pays». Le traité de Fleix stipulait qu'elle serait rendue sans délai au roi de Navarre. A plusieurs reprises, il avait été mandé aux consuls de Mont-de-Marsan de recevoir ce prince et ses officiers, et au maréchal de Matignon, d'exiger des consuls l'obéissance. «Diverses jussions en avaient été expédiées, mais le maréchal, qui connaissait les intentions de la cour, tergiversait, depuis trois ans, et payait d'excuses le roi de Navarre.» Après avoir temporisé lui-même, à son corps défendant, Henri, au milieu des soucis et des tracas dont nous venons de parler, résolut d'en appeler à la force.

Le 19 novembre 1583, il écrivait à Saint-Geniès, son lieutenant-général en Béarn: «Ayant eu réponse du maréchal de Matignon, par laquelle je perds toute espérance de rentrer au Mont-de-Marsan par son moyen, je me résolus hier de faire exécuter une entreprise avec mes gardes et celles de M. le Prince, la nuit d'entre le dimanche et le lundi. Dont je n'ai voulu faillir de vous avertir par ce porteur exprès, vous priant faire tenir prêts six cents arquebusiers pour les faire acheminer audit Mont-de-Marsan, si vous avez un avertissement... De ma part, je m'y acheminerai aussi dès que je saurai la nouvelle.»

L'entreprise, mûrement projetée et conduite avec vigueur, réussit à souhait. «Le roi de Navarre, raconte la Vie de Mornay, portant impatiemment d'avoir été abusé tant de fois, ayant fait reconnaître Mont-de-Marsan par les sieurs de Castelnau, de Chalosse et de Mesmes, se résout de l'exécuter. M. le prince de Condé l'était venu voir à Nérac; sans autre amas, ils prennent leurs gardes et donnent à quelques-uns de leurs voisins rendez-vous au milieu des Landes. La nuit ensuivante, ils traversent la rivière qui sert de fossé à la ville, avec des petits bateaux d'une pièce, pour porter l'escalade à la muraille. L'escarpe était haute et pleine de buissons épais, tellement qu'il fallut chercher des serpes et s'y faire un chemin. Dieu voulut néanmoins qu'on leur en donnât le loisir, et, parvenus au pied de la muraille, ils y posèrent une échelle assez proche de la sentinelle, et par là entrèrent dans la ville. A l'alarme qui fut donnée par un coup de pistolet qui leur échappa, accourut le peuple, mais qui fut tôt dissipé sans meurtre que d'un seul; puis la porte fut ouverte au roi de Navarre, et le tout composé si promptement, qu'à huit heures du matin, les boutiques étaient ouvertes, chacun à sa besogne, sans aucune apparence d'hostilité.»

Aussitôt après la prise de Mont-de-Marsan, le roi de Navarre en donna avis à Michel de Montaigne, maire de Bordeaux, par une lettre que malheureusement Berger de Xivrey n'a pu ajouter à son précieux recueil. Du Plessis-Mornay écrivit encore, sur le même sujet, une lettre apologétique à Montaigne.

L'auteur des Essais jouissait dans la province de Guienne, et surtout à Bordeaux, d'une influence qu'il mit presque toujours au service des idées de conciliation. La cour de France prêtait volontiers l'oreille à ses conseils ou à ses réclamations. Ce fut à sa demande qu'en 1582, le roi accorda la suppression de la traite foraine, c'est-à-dire des droits qui grevaient les marchandises, à l'entrée ou à la sortie du port de Bordeaux, traite qui violait les droits antérieurs des Bordelais. De 1533 à 1585, les fréquentes absences du maréchal de Matignon, obligé de parcourir la province pour rétablir l'ordre, favorisèrent les velléités factieuses de la grande ville dont Montaigne avait l'administration. Usant d'un heureux mélange de modération et de fermeté, et au risque de perdre une popularité sans égale, il sut épargner à Bordeaux, sinon les émotions, du moins les troubles sanglants dont la cité avait été si souvent le théâtre, et qui devaient, dans la suite, ajouter plus d'une page de deuil à ses annales. Montaigne, esprit tolérant et pénétrant, était un des grands hommes du XVIe siècle les plus capables de comprendre le caractère et le génie du prince qu'il voyait s'élever entre les Valois dégénérés et la Ligue menaçante. Sa personne, ses actes et ses vues trouvèrent d'ailleurs toujours un accueil gracieux auprès du roi de Navarre. Vers la fin de cette année 1583, où nous le voyons recevoir les confidences de Henri, il avait présenté au prince gouverneur de Guienne une adresse dans laquelle le roi était supplié de maintenir, entre Bordeaux et Toulouse, les communications libres pour tous les bateaux de commerce qui naviguaient sur la Garonne. Ces communications étaient parfois interrompues par la garnison du Mas-de-Verdun, mal payée et cherchant à s'indemniser d'une mauvaise paie par des actes de piraterie. L'adresse sollicitait, en même temps, des dégrèvements considérables en faveur du «pauvre peuple», et suppliait le roi d'intercéder, dans ce sens, à la cour de France. Michel de Montaigne, maire, et de Lurbe, procureur-syndic, obtinrent aisément du roi de Navarre qu'il en écrivît au maréchal de Matignon et aux gouverneurs des places riveraines.

Au coup hardi mais légitime de Mont-de-Marsan, la cour et Matignon répondirent par des actes arbitraires, sur plusieurs points, mais surtout à Bazas, où le maréchal mit garnison royale, ce qui provoqua une énergique protestation du roi de Navarre: «Vous dites que le roi trouve mauvais que j'aie repris possession de ma ville et maison de Mont-de-Marsan, demeure ordinaire de mes prédécesseurs, et que S. M. trouve bon de continuer la garnison que vous avez mise en la ville de Bazas... Il ne le pourrait avoir commandé sans qu'on lui ait déguisé et mal interprété mes actions..., et lui avoir celé la façon et modération dont j'ai usé en me remettant en ma maison. Tout cela ne peut tendre qu'à me rendre odieux et m'éloigner de sa bonne grâce, de quoi je ne puis être que très mal content, et que de cette façon on veuille, à mes dépens, se faire valoir...—Je ne sais ce que vous entendez faire, ni quelle autorité vous voulez prendre en mon gouvernement; de quoi je voudrais bien être promptement éclairci...»

Et, à la même heure, il écrit à Henri III pour justifier ses actes à Mont-de-Marsan, renouveler des remontrances peu écoutées, et se plaindre du constant retard apporté au paiement de sa pension, «qui est autrement considérable, dit-il, que les autres, comme V. M. le sait, parce qu'elle est fondée sur la perte d'un royaume faite pour le service de la couronne».

Ces apologies, ces plaintes, ces attaques, ces ripostes s'entre-croisent avec les messages relatifs au retour de Marguerite à Nérac. Instruit, à ce moment, de la conduite de Henri III envers la reine de Navarre, ayant d'ailleurs fait son deuil de toutes les espérances, de l'ordre privé ou de l'ordre politique, que son union avec Marguerite avait pu faire naître en lui, il ne traitait plus cette question qu'au point de vue strict des affaires. Le roi de France veut tenir garnison à Condom, à Agen, à Bazas et à Casteljaloux: c'est, selon Henri, vouloir l'enfermer à Nérac, où rien de lui ne sera libre, pas même sa personne. Il proteste, il veut avoir ses coudées franches, et, quand il les aura, il pourra offrir à la fille des Valois, dans sa bonne ville de Nérac, une hospitalité royale. Il avait réclamé contre les garnisons de Bazas, d'Agen et de Condom; il n'eut pas besoin de lutter sérieusement pour affranchir Casteljaloux des garnisaires de France. Ceux qui occupaient Bazas ayant été soupçonnés de projeter quelque entreprise contre certaines places du voisinage, l'ancienne ville des sires d'Albret reçut le message suivant du roi de Navarre: «Chers et bien-amés, ayant entendu de bon lieu que ceux de Bazas sont après à exécuter certaine entreprise sur quelque ville de ceux de la Religion..., nous ne pouvons penser que ce ne soit sur notre ville de Casteljaloux, dont nous vous avons voulu avertir, par ce porteur exprès, afin que vous fassiez encore meilleure garde qu'à l'accoutumé et préveniez, par ce moyen, leur dessein...» Ces conseils furent suivis, et les habitants de Casteljaloux méritèrent, par leur vigilance, les remercîments que Henri leur adressait, quelques jours après: «... Nous sommes bien aise d'entendre le soin que vous apportez à la garde et conservation de notre ville de Casteljaloux. Et afin que vous ne soyez nullement empêchés d'y vaquer, avec l'ordre qu'il faut, nous mandons à notre cousin, le vidame de Chartres (gouverneur d'Albret) de permettre que vous mettiez dans notre château tel nombre d'hommes que vous aviserez, lorsque le temps et l'occasion le requerra, etc.»

Les négociations engagées à propos de la rentrée de Marguerite dans les Etats du roi de Navarre furent, nous l'avons dit, très laborieuses. Henri III s'y mêla en personne, avec une remarquable vivacité, et une des lettres qu'il écrivit, à ce sujet, vers la fin du mois de janvier 1584, nous révèle son esprit flottant, son caractère irrésolu, si peu faits, l'un et l'autre, pour venir à bout d'un homme à la fois aussi souple et aussi tenace que l'était ce Navarrais, ce «Béarnais», ce «roitelet de Gascogne», dont les mignons et les mignonnes du Louvre faisaient encore des gorges chaudes. Le roi de France disait, dans une dépêche à Bellièvre: «... Enfin, il (le roi de Navarre) demande que j'ôte les garnisons qui sont à dix lieues de ma ville de Nérac (Agen, Condom et Bazas), et qu'il recevra madite sœur et se remettra avec elle, selon mon intention; fondant telle demande sur ce qu'étant ledit Nérac sa principale demeure, il ne voit aucune sûreté pour sa personne, demeurant lesdites garnisons. A quoi vous me mandez qu'il a depuis ajouté que, considérant le mécontentement que j'avais de la négociation de Ségur, il estime que je le tiens pour criminel de lèse-majesté, et partant qu'il avait d'autant plus à se garder et penser à la conservation de sa vie.» Là-dessus, Henri III rétorque, à sa façon, les arguments du roi de Navarre, et il arrive à cette conclusion: «Toutes ces considérations, jointes aux justes occasions que j'ai de me défier de lui et des pratiques et menées qui se font pour troubler mon royaume, m'admonestent de persévérer en mon premier propos, et vouloir, devant toute autre chose, que mondit frère revoie madite sœur et la reçoive auprès de lui, comme la raison veut qu'il fasse. Cela fait, je suis content traiter et convenir avec lui de la sortie desdites garnisons...»—Et quatre lignes plus loin, il ajoute: «Toutefois, s'il s'obstine à ne le vouloir, je désire tant me mettre à la raison et obvier à toute altercation, que je suis content lui accorder...»—Il accordait précisément ce que demandait le roi de Navarre! Henri III est là tout entier.

La conclusion de l'affaire fut à peu près selon les vœux du roi de Navarre. Ni Condom, ni Agen ne gardèrent leurs garnisons, et l'on réduisit à cinquante hommes celle de Bazas. Cet accord ne fut définitivement établi que dans les premiers jours de l'année 1584. Vers la fin de l'année précédente, le roi de Navarre, à qui Henri III reprochait, comme on vient de le voir, ses négociations avec les princes protestants, stimule, à chaque instant, le zèle de ses agents et de ses coreligionnaires étrangers, par de nombreuses dépêches adressées aux souverains ou à leurs principaux ministres, et à Ségur, son ambassadeur en Angleterre; jusqu'au mois de juin 1584, où un grand événement va modifier la situation des partis et rapprocher l'heure des crises, ces négociations difficiles restent au premier rang de ses préoccupations. L'œuvre diplomatique de Henri consistait, dans l'ensemble, comme il le dit lui-même, à rechercher les moyens d'établir l'union entre toutes les Eglises et d'arriver, par là, à l'organisation d'une puissante ligue protestante; mais il est difficile d'admettre qu'un esprit aussi net et aussi pratique se soit abusé sur le côté chimérique de cette entreprise. A travers toutes ces négociations, auxquelles se mêla même, un instant, la pensée d'un mariage de Catherine de Bourbon avec le roi d'Ecosse, Henri cherchait surtout, et peut-être exclusivement, l'appui efficace de la reine d'Angleterre et des princes allemands; et cet appui n'était ni dans les discussions théologiques des synodes, ni dans la révision des symboles, mais dans les secours immédiats en hommes et en argent. Ces secours n'arrivèrent qu'à la dernière extrémité, et trop tard, malgré les promesses dont on leurrait, à la journée, les négociateurs de Henri. Ils jouèrent pourtant un rôle considérable dans la politique de cette période, soit tant qu'ils étaient à l'état de projet, soit lorsqu'on sentit leur poids dans la balance des événements.

CHAPITRE III

Mort de Monsieur, duc d'Anjou et d'Alençon.—La «folie d'Anvers» et l'incurie politique des Valois.—Conséquences de la mort de Monsieur.—Le roi de Navarre sur la première marche du trône.—Visées de la Maison de Lorraine.—Henri revendique son titre de «seconde personne du royaume».—Mission du duc d'Epernon auprès du roi de Navarre.—La conférence de Pamiers.—Le pour et le contre.—Détermination de Henri.—Indiscrétion de Du Plessis-Mornay.—Rapprochement entre les deux rois.—Assemblée de Montauban.—Traité de Joinville entre la Ligue et le roi d'Espagne.—Négociations en Suisse.—Ambassade des Pays-Bas à Henri III.—Déclaration de la Ligue.—La Ligue en armes.

Le 10 juin 1584, mourut, à Château-Thierry, Monsieur, duc d'Anjou et d'Alençon, duc souverain de Brabant et marquis du Saint-Empire. Esprit malsain dans un corps gâté, il avait, toute sa vie, conspiré ou couru des aventures qui tournaient toujours à la conspiration. Il était revenu mourir en France, sous le coup de son dernier désastre, que l'histoire a justement surnommé la «folie d'Anvers». Il avait pourtant dépendu de la cour de France que la conquête des Pays-Bas devînt une réalité; mais il eût fallu pour cela secouer le joug des intrigues espagnoles qui enveloppaient de toutes parts la politique de Henri III et de la reine-mère. La France donna au duc d'Anjou un grand nombre de ses enfants, dont quelques-uns des plus illustres, comme La Noue; mais la cour n'entra pas ouvertement dans la lutte, quoiqu'elle eût pu avoir la partie belle, si elle s'y fût jetée franchement, et surtout si elle eût accueilli les propositions que lui firent, en temps opportun, le roi de Navarre et le prince de Condé. Mais rien de viril ne pouvait plus venir des Valois. Relisons cette page attristante de Mézeray:

«François, duc de Montpensier, qu'on nommait le prince-dauphin avant la mort de son père, et le maréchal de Biron y avaient mené un renfort de quatre mille hommes de pied français, trois mille Suisses et douze cents chevaux; de plus, avec un peu d'argent de la reine-mère, Monsieur avait levé quelques cornettes de reîtres. Mais, à parler ainsi, c'était là sa dernière main, il ne devait plus rien attendre de France, son crédit était à bout et le roi n'avait nulle inclination de l'assister.

«Monsieur avait bien quelques traités avec le prince Casimir et les autres protestants d'Allemagne; mais les armes de ce pays-là ne se remuant point sans argent, il n'en devait rien espérer...—Il pensait tirer quelque secours du roi de Navarre, lequel poussé à cela, non moins pour l'honneur de la France que par le désir de recouvrer la Haute-Navarre, offrait au roi de France, tandis que l'on ferait effort dans les Pays-Bas, de porter la guerre jusque dans le cœur de l'Espagne, d'employer pour cela cinq cent mille écus de son bien, pour laquelle somme il engagerait ses comtés patrimoniaux de Rouergue et de L'Isle, qui valaient plus d'un million d'or...—Pour comble de sûreté, avant que de mettre en campagne, il promettait de donner Madame, sa sœur unique, en otage, comme eût fait le prince de Condé, sa fille; même quand l'entreprise eût été commencée, il se fût dessaisi des places de sûreté avant le temps échu. Mais les ennemis particuliers de ce roi et la cabale espagnole firent qu'on rejeta bien loin ces offres, qui semblaient bien avantageuses à la France...»

La vie de Monsieur avait souvent bouleversé la cour de France et agité la politique européenne; sa mort prématurée posa ou compliqua subitement, dans notre pays, des questions où se trouvaient engagés et mis aux prises tous les intérêts légitimes et toutes les ambitions. Monsieur mourant sans avoir été marié, Henri III n'ayant pas d'enfant et paraissant destiné à ne laisser aucune postérité, la race des Valois ne tenait plus qu'à la vie d'un homme, et la couronne de France devait fatalement échoir, soit au Bourbon hérétique, qui avait pour lui le droit national, soit à un prétendant capable de s'imposer par l'intrigue ou par la force. Telle était la perspective qui s'ouvrit devant Henri III.

De son côté, Henri de Bourbon, roi de Navarre, se trouvait brusquement porté sur la première marche du trône, et, de cette hauteur, il voyait une France catholique à conquérir, non seulement sur des croyances et des traditions séculaires encore toutes-puissantes, mais sur une famille princière, féconde en hommes de guerre et en hommes d'Etat, appuyée sur des alliances de premier ordre, et manifestement placée à la tête de la Ligue. Quant aux Guises, la mort venait de supprimer un obstacle redoutable sur la voie où leur politique de domination et d'usurpation s'était déjà essayée; il ne leur restait plus qu'à détruire, par la Ligue, et le pouvoir du dernier Valois et les chances de succession de son héritier. C'est l'œuvre qu'ils vont tenter avec une vigueur et une audace que ne déconcerteront pas les plus sanglantes catastrophes, jusqu'à ce que l'abjuration vienne achever et assurer la conquête du pays par leur royal adversaire.

Dès que la nouvelle de la mort de Monsieur fut connue, chaque parti prit sa direction. Les Guises firent publier discrètement, en attendant l'éclat prochain, le ban de leur croisade politique et religieuse; le roi de France, qui les devinait, conçut, une fois de plus, pour leur échapper, le dessein de convertir son beau-frère; et le roi de Navarre, après les lettres de condoléance sur ce deuil de famille, revendiqua sans délai, en qualité d'héritier présomptif, la jouissance du privilège spécial de la seconde personne du royaume. «Monseigneur, disait-il à Henri III, c'est chose accoutumée d'ancienneté et que vos prédécesseurs rois ont observée dès longtemps, qu'advenant qu'aucun prince du sang se trouvât le plus proche pour tenir lieu de la seconde personne, ils lui font cette faveur de lui donner permission de créer métiers ès villes du royaume ès quelles il y a métiers jurés, pour rendre témoignage au peuple, par cette gratification, du rang qu'il doit tenir en cas qu'il n'y ait enfant, le déclarant et le faisant naître comme Fils de France, ainsi que l'a très bien remarqué le feu greffier du Tillet (greffier en chef du parlement de Paris) en ses Mémoires extraits du registre de votre cour...—Je vous supplie très humblement, Monseigneur, me faire tant de grâce que de m'octroyer vos lettres de provision... Ce sera chose, combien qu'elle ne soit bien grande en soi, qui toutefois, pour la conséquence, et selon la capacité du peuple, pourra servir à l'encontre de mes ennemis, qui, par factions, ligues et menées, ne tâchent qu'à se prévaloir contre moi, au préjudice et détriment de votre autorité et de votre couronne.»

Henri III n'avait pas attendu cette lettre, ni même la mort de son frère, pour tenter la démarche à laquelle nous venons de faire allusion: il avait, dès le 15 mai, envoyé vers le roi de Navarre un de ses grands favoris, le duc d'Epernon, surnommé l'archimignon par L'Estoile, et qui fait dans l'histoire une figure à la fois si hautaine et si louche[36]. Le duc avait pour mission de porter au prince hérétique les plus cordiales paroles et les plus vives instances de Henri III: le roi de Navarre n'en pouvait suspecter la sincérité, car Du Plessis-Mornay, en mission à la cour, lui écrivait, au mois d'avril: «S. M. ne feint point de dire que vous êtes aujourd'hui la seconde personne de France. Ces jours passés, S. M., après son dîner, étant devant le feu, M. du Maine présent et grand nombre de gentilshommes, dit ces mots: «Aujourd'hui je reconnais le roi de Navarre pour mon seul et unique héritier. C'est un prince bien né et de bon naturel. Mon naturel a toujours été de l'aimer, et je sais qu'il m'aime. Il est un peu colère et piquant, mais le fond en est bon.»

[36] Appendice: XXV.

Epernon, reçu par Henri avec des égards particuliers, eut avec le roi, à Pamiers, une longue conférence, à laquelle assistèrent Roquelaure, Antoine Ferrier, chancelier de Navarre, et le ministre Marmet. Les exhortations du duc étaient fondées sur des motifs de conscience, d'intérêt et de politique. Roquelaure, catholique, était pour la conversion, ne jugeant pas que le roi pût hésiter entre les psaumes de Clément Marot et la couronne de France. Rien n'empêchait, au dire du ministre, que le roi se présentât au pays, «la couronne d'une main et les psaumes de l'autre». Antoine Ferrier se prononçait contre la conversion, mais était d'avis que Henri marquât, par un voyage à la cour, ses sentiments de fidélité et d'affection pour le roi de France.

Il est certain que le roi de Navarre fut vivement tenté, dès le premier abord, de se rendre aux désirs de Henri III, pour ce qui concernait le voyage à la cour de France, et qu'il sentit la force des raisons qu'on faisait valoir pour le ramener à la religion de ses ancêtres; mais, examinée à la lumière des circonstances politiques, la double proposition lui parut inacceptable. Se convertir brusquement, c'était sacrifier tout un parti, s'en attirer la haine, et le jeter sous les ordres d'un autre chef, le prince de Condé, par exemple, qui l'eût préparé à de nouvelles luttes, sans les tempéraments dont n'avait jamais voulu se départir le roi de Navarre.

Il pouvait, sans doute, devenir effectivement «la seconde personne du royaume», le lieutenant-général, presque l'égal de Henri III. Qu'y gagnait-il et qu'y gagnait le pays? Les Guises n'abdiqueraient pas, ni la Ligue, ni Condé. Il changeait de camp et modifiait, par là, sa situation personnelle, mais sans assurer sa fortune dynastique et sans accroître les chances d'une pacification générale: tout restait problème pour le pays comme pour lui; seulement les données de ce problème étaient bouleversées, ce qui en rendait la solution plus périlleuse et plus douteuse. En somme, le roi de Navarre ne pouvait donner à Henri III qu'une des satisfactions demandées; mais le fait seul de sa présence à la cour l'eût infailliblement rendu suspect aux yeux des calvinistes, sans désarmer les Guises ni la Ligue, sans servir efficacement la cause du roi de France et celle de son héritier. Il reçut avec respect et gratitude le message de Henri III, se défendit de toute opiniâtreté aveugle en matière de religion, et, protestant de son vif désir d'être toujours le premier et le plus fidèle serviteur du roi de France, il prit le parti d'attendre une paix honorable, si elle était possible, ou une guerre dont il ne fût pas le provocateur.

La plus inviolable discrétion était commandée, ce semble, au sujet de la conférence de Pamiers; mais Du Plessis-Mornay craignant, à la réflexion, que des récits erronés et de nature à compromettre le roi de Navarre n'en fussent publiés par les catholiques, par la cour de France elle-même, dont il n'était pas déraisonnable de se méfier, résolut de prendre les devants. Il en composa un «mémoire, avec tous les raisonnements de part et d'autre», dit Mézeray, qui ajoute: «Mais en pensant fortifier ceux de la religion, il fournit un ample sujet à leurs ennemis de calomnier les deux rois et de donner de mauvaises interprétations au voyage du duc d'Epernon. Ils disaient qu'il n'était pas allé là pour convertir le roi de Navarre, mais pour le confirmer dans son hérésie: car on voyait bien par le résultat de cette conférence qu'il faisait gloire de demeurer obstiné dans son erreur; qu'ainsi, lorsqu'il serait venu à la couronne, à laquelle le roi lui-même lui frayait le chemin par l'oppression des princes catholiques, les huguenots ayant la force en main renverseraient l'ancienne religion. Leurs émissaires allaient semant ces calomnies parmi les peuples, les prédicateurs les trompetaient séditieusement dans les chaires, les confesseurs les suggéraient à l'oreille... Puis, après avoir noirci l'honneur du roi par toutes les inventions dont ils pouvaient s'aviser, ils n'oubliaient pas de recommander hautement la piété, la valeur et la bonté des princes Lorrains, qu'ils nommaient le vrai sang de Charlemagne, les boucliers de la religion, et les pères du peuple, insinuant par là assez clairement qu'ils étaient plus dignes de tenir le sceptre que celui qui le portait. Au souffle de ces calomnies, les zélés, les simples et les factieux commencèrent à frémir, à se soulever, à faire des assemblées aux champs et aux villes, à enrôler des soldats, à désigner des chefs muets, au billet desquels les enrôlés devaient se trouver à certain rendez-vous.»

La publication de ce mémoire fut une faute toute personnelle à Du Plessis-Mornay et qu'il n'eût certes pas commise, s'il avait demandé l'avis du roi de Navarre. Henri, blessé de cette indiscrétion, dont il vit, tout de suite, la portée, s'en plaignit à son secrétaire, dans la lettre suivante, datée de la fin du mois de septembre 1584: «J'ai reçu, ce soir, la lettre et le mémoire que m'avez envoyés. J'eusse désiré que me l'eussiez apporté vous-même... Venez-vous-en, je vous prie, aussi vide de passion que vous êtes plein de vertu. Je sais que vous m'aimez et qu'ayant parlé à moi, vous reconnaîtrez les erreurs que vous avez faites, qui ne sont bienséantes ni aux uns ni aux autres.»

La mort de Monsieur et la mission du duc d'Epernon opérèrent un rapprochement sensible entre les deux rois. Henri III savait gré à son beau-frère de l'avoir prévenu, l'année précédente, non seulement des menées de Philippe II, mais encore des accointances de la Maison de Lorraine avec la cour d'Espagne, et le roi de Navarre lui fit tenir, dans la suite, beaucoup d'autres avis sur les «remuements» des Guises, qu'il ne perdait jamais de vue. Si Henri III avait trouvé, dans son conseil, les clartés et les résolutions qu'auraient dû y faire naître les actes préliminaires qu'on lui dénonçait de toutes parts, il lui eût été facile d'étouffer le monstre dans son berceau, comme dit Mézeray; mais, dépourvu de toute énergie, il semblait toujours rechercher, au lieu des raisons d'agir, celles de temporiser, fermant le plus possible les yeux, pour avoir le droit de ne pas voir le mal. On avait beau lui dire que la Ligue encombrait les chemins de courriers, d'émissaires, de troupes même, que son esprit soufflait ouvertement parmi les populations d'un grand nombre de villes: il se laissait persuader par la reine-mère, toujours portée aux demi-mesures, que c'étaient là des émotions passagères provoquées par les bruits qui couraient sur l'organisation de la Ligue protestante; si bien, qu'il se contenta de défendre, par un édit, les ligues secrètes, les assemblées et enrôlements de gens de guerre. Ramener à lui le roi de Navarre paraissait être la plus persistante de ses idées. Il avait eu la pensée de donner à son favori Joyeuse le gouvernement du Languedoc; mais Montmorency n'entendait pas le céder, et, après beaucoup d'actes d'hostilité, le Languedoc allait devenir le théâtre d'une guerre acharnée, lorsque le roi de Navarre, ayant obtenu de Henri III l'autorisation de s'entremettre, parvint à concilier Montmorency et Joyeuse. En échange de ce service, il sollicita l'agrément de Henri III pour la tenue d'une assemblée déjà convoquée à Montauban. «Le roi en fit quelque difficulté, dit Mézeray, tant parce qu'il ne le pouvait faire sans donner sujet de murmure aux catholiques, que parce que son conseil était offensé de ce qu'elle avait été assignée auparavant que de la demander; néanmoins, désirant le gratifier, il lui accorda cette requête, avec un don de cent mille écus, et voulut que, de là en avant, il l'appelât «son maître» dans ses lettres, comme il faisait autrefois, lorsqu'il était en cour auprès de lui. Dans cette assemblée, se trouvèrent le prince de Condé, le comte de Laval, le vicomte de Turenne, depuis quelques mois sorti de la prison des Pays-Bas, Châtillon, et la plupart des seigneurs qui professaient cette religion. Bellièvre y alla de la part du roi, pour demander, entre autres choses, la restitution des places, mais il trouva les courages bien résolus à ne les point rendre; et l'assemblée envoya au roi, par Laval et Du Plessis-Mornay, un cahier de plaintes contenant les inexécutions de l'Edit, qui tendaient à obtenir la prolongation du terme, et semblaient dire que si on leur refusait une si juste demande, ils seraient contraints de se mettre sur leurs gardes. Le président Séguier, Villeroy et Bellièvre n'étaient point d'avis qu'on leur accordât cette prolongation, parce que c'était fortifier une religion qu'il fallait détruire, c'était diminuer l'autorité royale, et fournir aux ligueurs un prétexte de troubler l'Etat; et le roi était de lui-même porté à croire ce conseil, n'ayant aucune inclination pour les religionnaires. Mais les persuasions du duc d'Epernon, qui favorisait le roi de Navarre, et la crainte que lui donnèrent les députés de la résolution opiniâtre de leur parti, le firent condescendre, après de grandes répugnances, à leur laisser les places encore deux ans; dont il leur fit expédier ses lettres à la fin du mois de novembre.»

Comme le dit Mézeray, ce ne fut pas sans de nombreuses difficultés que l'assemblée de Montauban trouva grâce, par ses cahiers, auprès de Henri III, et, tout en profitant du succès obtenu, le roi de Navarre n'en devint pas plus confiant dans l'avenir. Aussi, dans la lettre qu'il adressa au roi, vers la fin de l'année 1584, pour le remercier du bon accueil fait aux vœux et remontrances de l'assemblée, il disait avec sa fine ironie: «Reste maintenant, Monseigneur, comme il a plu à V. M. faire connaître cette sienne bonne volonté à ses très humbles sujets, qu'aussi il lui plaise, par une même bonté, commander, au plus tôt que ses affaires pourront le permettre, les expéditions nécessaires pour leur en faire sortir les effets...» Fidèle à son rôle, il affectait toujours de compter sur Henri III, mais il sentait bien que toute cette bonne volonté était, comme d'habitude, eau bénite de cour. Et, en effet, quelques jours après, il eut, plusieurs fois, l'occasion de se plaindre à Matignon de diverses irrégularités, en Languedoc, en Rouergue, en Quercy et en Périgord.

Les Guises, depuis quelque temps éloignés de la cour, n'attendaient qu'un prétexte pour stimuler le zèle de la Ligue, déjà toute à leur dévotion. Lorsqu'ils surent que Henri III venait d'accorder aux calvinistes un délai de deux ans pour la remise des places de sûreté, ils n'hésitèrent plus à développer leurs plans et à en presser l'exécution. Le dernier jour de l'année 1584, par le traité de Joinville, ils associent le roi d'Espagne à la Ligue, qu'il prend, en quelque sorte, sous son patronage et à sa solde. Ce pacte éclaire l'histoire des quinze années qui vont suivre; en voici le résumé:

«Les contractants, pour la conservation de la foi catholique, tant en France qu'aux Pays-Bas, conclurent une confédération et ligue offensive et défensive, perpétuelle et à toujours, pour eux et pour leurs descendants, avec ces conditions: qu'arrivant la mort du roi Henri III, le cardinal de Bourbon serait installé en sa place, comme prince vraiment catholique et le plus proche héritier de la couronne, en excluant entièrement et pour toujours tous les princes de France, étant à présent hérétiques et relaps, et des autres ceux qui seraient notoirement hérétiques, sans que nul pût jamais régner qui aurait été infecté de ce venin ou le tolérerait dans le royaume; que le cardinal venant à être roi renouvellerait le traité fait à Cambrai l'an 1558, entre les rois de France et d'Espagne; qu'il ferait bannir par édit public tous les hérétiques; que les princes français contractants feraient observer en France les saints décrets du concile de Trente; que le cardinal de Bourbon renoncerait pour lui et ses successeurs à l'alliance du Turc; qu'ils donneraient ordre que toutes pirateries cesseraient vers les Indes et îles adjacentes, empêcheraient que les villes des Pays-Bas ne seraient plus mises aux mains des Français, défendraient le commerce avec les rebelles des Pays-Bas, et aideraient, par la force des armes, le roi catholique à réduire les villes rebelles, et celle de Cambrai; que S. M. catholique, tandis que la guerre durerait, fournirait aux princes français cinquante mille pistoles par mois, dont il en avancerait quatre cent mille de fixe mois en fixe mois; que le cardinal lui tiendrait compte de ces frais, s'il parvenait à la couronne; que les contractants ne pourraient jamais traiter avec S. M. très chrétienne, ni aucun autre prince, au préjudice de cette Ligue; qu'il ferait garder place, pour signer, aux ducs de Mercœur et de Nevers; qu'il se ferait deux originaux de ce traité, dont l'un demeurerait à S. M. catholique, l'autre au cardinal, qui se les enverraient mutuellement, dans le mois de mars, ratifiés, signés et scellés de leurs sceaux, mais qu'il serait tenu secret jusqu'à ce que les deux parties en consentissent la publication.»

Aussitôt, l'argent espagnol afflue dans les mains des Guises, et ils s'en servent pour enrôler des troupes et acheter les consciences hésitantes de quelques capitaines ou gouverneurs de places: la Ligue est prête à s'affirmer partout. Les Guises, non contents d'avoir à leurs ordres une armée française soudoyée par l'Espagne, négocient avec la Suisse, dans les cantons catholiques, une forte levée; ils s'y heurteront, quelques mois plus tard, à la diplomatie de la reine-mère et à celle du roi de Navarre, Catherine conjurant les Suisses de refuser leur secours aux princes lorrains, parce qu'elle se disposait à faire la paix avec eux, et Henri s'efforçant de démontrer aux cantons que l'intérêt religieux n'est pour rien dans la politique de la Maison de Lorraine, et que, en la secourant, ils viennent en aide aux alliés de la Maison d'Autriche, leur ennemie[37].

[37] Appendice: XXIV.

Les Guises passaient, pour ainsi dire, la revue de leurs forces; mais l'ambassade des insurgés des Pays-Bas, venant offrir à Henri III la souveraineté de ces provinces, que la reine Elisabeth l'engageait vivement à accepter, avança de beaucoup l'heure de la bataille. On était alors au mois de février. Dans le courant de mars, le vieux cardinal de Bourbon, oncle du roi de Navarre, prenant au sérieux le rôle d'héritier présomptif et légitime de Henri III, que les Guises lui avaient assigné dans leur comédie, prêta son nom aux premières déclarations de la Ligue, où s'étalait un mélange indescriptible de vues factieuses et de religieuses déclamations[38].

[38] Appendice: XXVI.

Au bruit de ces appels à une nouvelle guerre civile, les ligueurs prennent les armes, s'assurent d'un grand nombre de places, échouent sur quelques points importants, notamment à Marseille et à Bordeaux, mais s'emparent successivement de Châlon-sur-Saône, de Lyon, de Verdun et de Toul. Les voilà en marche: ils ne feront plus halte qu'au mois de juillet, à la signature du traité de Nemours, qui leur livre tout ce que la cour pouvait leur livrer de la France.

CHAPITRE IV

Entrevue, à Castres, du roi de Navarre et du maréchal de Montmorency.—L'avis de Henri III.—Offres du roi de Navarre au roi de France.—L'assemblée de Guîtres et ses résolutions.—Négociations de Ségur en Angleterre et en Allemagne.—Déclaration de Henri.—Les hostilités de la reine de Navarre.—Surprise de Bourg par la Ligue.—Prise du Bec-d'Ambès par Matignon.—Gabarret.

Le roi de Navarre ne restait pas témoin muet et inactif des mouvements que nous venons d'indiquer. Il avait des agents à la cour de France, et surveillait par eux les actes et les projets du roi et ceux de la Ligue. Aussi, tout en travaillant à pacifier le Languedoc et, par conséquent, à se lier de plus en plus avec Montmorency, et échangeant avec Matignon des réclamations de toute sorte sur les infractions aux édits ou les actes arbitraires, il s'efforçait de se ménager des ressources autour de lui et à l'étranger. En attendant le retour de Ségur, qui lui disait, d'Angleterre, avoir reçu des promesses formelles de secours, il se rendit à Montauban et à Castres, pour donner ordre à quelques affaires, mais surtout pour jeter les bases d'un pacte avec le gouverneur de Languedoc. «Il arriva à Montauban, le 14 mars 1585, accompagné, dit le Journal de Faurin, du prince de Condé et du vicomte de Turenne, ayant couché, la nuit précédente, à Puylaurens. Les consuls lui présentèrent les clefs de la ville et le dais, sous lequel il se mit.» Ce fut à Castres que le roi et le duc se rencontrèrent. Ils allèrent au prêche ensemble, le duc y laissant le roi. C'était une bravade dont Montmorency marqua le caractère en ces termes: «Le Premier Président de Toulouse (soupçonné d'appartenir à la Ligue) ne sera pas longtemps sans savoir que j'ai été au prêche.» Il revint, à la fin du prêche, pour accompagner le roi chez lui. Après cette entrevue, qui dura huit jours, Henri retourna à Montauban, le 27 mars.

Le roi de Navarre était à Castres, le 23 mars, lorsqu'il reçut de Henri III la lettre suivante: «Mon frère, je vous avise que je n'ai pu empêcher, quelque résistance que j'aie faite, les mauvais desseins du duc de Guise. Il est armé, tenez-vous sur vos gardes, et n'attendez rien. J'ai entendu que vous étiez à Castres, avec mon cousin, le duc de Montmorency; ce dont je suis bien aise, afin que vous pourvoyiez à vos affaires; je vous envoyerai un gentilhomme à Montauban, qui vous avertira de ma volonté.» Que n'y avait-il pas à répondre à ces aveux presque cyniques de faiblesse, et disons le vrai mot, de lâcheté? Le roi de Navarre ne perdit pas le temps à en triompher. Dans sa réponse, qui fait directement allusion à l'ambition forcenée des Guises et au caractère factieux de la Ligue, il se plaint de n'être pas ouvertement employé, par le roi de France, pour la défense des droits de la couronne et des intérêts du pays, et il supplie Henri III de lui donner l'occasion de marcher à la tête de ses serviteurs. Cette lettre fut écrite de Bergerac, d'où il en adressa quelques autres roulant sur le même sujet, une surtout, dans laquelle il déplorait le massacre d'Alais, où une centaine de protestants, rappelés de l'exil par les soins de Montmorency, avaient été égorgés, à l'instigation, disait-on, des partisans du duc de Joyeuse.

Henri s'était rendu à Bergerac, pour y préparer la convocation d'une assemblée. Il fut décidé qu'elle serait tenue à Guîtres, le 30 mai, dans une des salles de l'abbaye. On se réunissait sous le coup de l'étrange lettre de Henri III, reçue à Castres, et du message de ce gentilhomme dont elle avait annoncé l'arrivée. L'envoyé de Henri III avait demandé au roi de Navarre de laisser combattre, sans leur chef, ses soldats, sous les drapeaux du roi de France. Fallait-il accéder à cette proposition inouïe? et, si on la repoussait, fallait-il faire à la paix tous les sacrifices, ou se résoudre à la guerre? Henri posa ces questions dans une courte harangue, devant soixante personnes environ, parmi lesquelles plusieurs officiers de haut rang. «Si j'eusse cru, mes amis, dit-il, que les affaires qui se présentent n'en eussent voulu qu'à ma tête, que la ruine de mon bien, la diminution de mes intérêts et de tout ce qui m'est le plus cher, hors l'honneur, vous eût apporté tranquillité et sûreté, vous n'eussiez point eu de mes nouvelles, et avec l'avis et assistance de mes serviteurs particuliers, j'eusse, aux dépens de ma vie, arrêté les ennemis; mais étant question de la conservation ou ruine de toutes les Eglises réformées et, par là, de la gloire de Dieu, j'ai pensé devoir délibérer avec vous de ce qui vous touche. Ce qui se présente le premier à traiter est si nous devons avoir les mains croisées durant le débat de nos ennemis, envoyer tous nos gens de guerre dedans les armées du roi, sans nom et sans autorité, qui est une opinion en la bouche et au cœur de plusieurs; ou bien si nous devons, avec armes séparées, secourir le roi et prendre les occasions qui se présenteront pour notre affermissement. Voilà sur quoi je prie un chacun de cette compagnie vouloir donner son avis sans particulière passion.»

L'unanimité ne se fit qu'après une vive discussion. Turenne parla le premier, et se déclara contre la prise d'armes, appuyé par une vingtaine de voix. Mais la plupart des assistants partageaient l'opinion présumée de Henri, et d'Aubigné, qui la connaissait, la fit triompher. On prit la résolution de s'opposer aux ligueurs, dans la mesure indiquée par le roi. Les régiments de Lorges, d'Aubigné, Saint-Seurin et Charbonnières reçurent aussitôt l'ordre de se diriger vers la Saintonge et le Poitou, et de marcher sous le commandement du prince de Condé; le roi de Navarre laissa Bergerac, Sainte-Foy, Castillon et quelques autres places plus éloignées sous la garde du vicomte de Turenne, et retourna à Montauban.

Ségur, le principal négociateur du roi de Navarre à l'étranger, était revenu d'Angleterre, au commencement du printemps, avec les promesses de secours dont il avait donné avis dans sa correspondance; mais la situation s'étant aggravée au point que l'on sait, il importait que ces promesses fussent tenues, dans le plus bref délai. Aussi, à peine arrivé, Ségur dut-il reprendre le chemin de la cour d'Elisabeth, pour presser la conclusion de cette grave affaire[39]. En arrivant à Londres, Ségur écrivit à la reine, pour lui rappeler la promesse, qu'elle avait faite au roi de Navarre, de mettre à sa disposition une forte somme; mais Elisabeth lui fit savoir qu'elle préférait enrôler elle-même des troupes en Allemagne, et ce désaccord suspendit les négociations. Plus tard, au mois d'octobre, Ségur, n'ayant encore que des promesses, reçut l'ordre de passer d'Angleterre en Allemagne, pour voir quelles ressources on pouvait s'y procurer avec l'argent anglais, et, en même temps, Clervaux, autre négociateur de Henri, s'ingéniait, en Suisse, à préparer une levée. Au bout de neuf à dix mois, en mai 1586, Ségur n'avait encore obtenu rien de décisif: les princes allemands délibéraient au sujet d'une ambassade qu'ils voulaient envoyer à Henri III, pour essayer, par là, de pacifier les esprits en France, avant d'y entrer en armes. Les «secours» n'arrivèrent qu'en 1587, ne purent se joindre à l'armée du roi de Navarre, et furent presque anéantis, sans avoir rien fait d'utile pour la cause. Pour le moment, Henri les attendait, et hâtait, de tous ses vœux, leur arrivée; mais bien lui prit de ne pas compter sur eux pour se mettre en défense.

[39] Appendice: XXIV.

Il y déploya beaucoup d'activité, sans aucune précipitation. C'était toujours sa politique, lorsqu'il devait lutter contre le roi de France, que de rester, ou de sembler rester sur la défensive, et d'affecter, jusqu'à la dernière heure, quelque espoir d'accommodement. C'est ainsi que, de Bergerac, le 10 juin 1585, nous le voyons adresser à Henri III copie d'une déclaration dans laquelle il fait l'apologie de sa conduite, et qu'il lui demande l'autorisation d'envoyer à toutes les cours de parlement de France. Dans ce manifeste, «après s'être purgé des noms injurieux de perturbateur du repos public, d'hérétique, de persécuteur de l'Eglise, de relaps, et d'incapable de la couronne, Henri déclarait au roi de France, à tous Ordres et Etats du royaume, à tous princes de la chrétienté temporels ou ecclésiastiques, que, pour sa religion, il était et serait toujours prêt à se soumettre à la décision d'un légitime concile général ou national, comme il était porté par les édits de pacification; que pour l'administration de l'Etat, il acquiesçait à ce qui en serait ordonné en une légitime assemblée des Etats-Généraux de ce royaume.» Puis venait un éclatant défi, qui fut comme le dernier cri de la chevalerie française: «D'autant que les chefs de la Ligue l'avaient pris pour sujet et prétexte de leurs armes, et tâchaient de faire croire qu'ils n'en voulaient qu'à lui, semant dans leurs protestations diverses calomnies contre son honneur, il suppliait le roi de ne point trouver mauvais qu'il dît et prononçât qu'ils avaient menti; de plus, que, pour épargner le sang de la noblesse et éviter la désolation du pauvre peuple, la confusion et le désordre de tous les Etats, il offrait au duc de Guise, chef de la Ligue, de vider cette querelle de sa personne à la sienne, un à un, deux à deux, dix à dix, vingt à vingt, en tel nombre que le sieur de Guise voudrait, avec armes usitées entre chevaliers d'honneur, soit dans le royaume, au lieu qu'il plairait à S. M. de nommer, soit dehors, en tel endroit que Guise voudrait choisir, pourvu qu'il ne fût point suspect aux uns ni aux autres.» Ce défi produisit un grand effet, mais fut décliné par celui auquel il s'adressait: le duc de Guise s'excusa respectueusement, avec remercîment de l'honneur qui lui était fait, mais qu'il ne pouvait accepter, dit-il, parce qu'il soutenait la cause de la religion, et non une querelle particulière.

C'était l'heure où Henri III, s'abandonnant aux conseils de Catherine de Médicis, faisait avec la Ligue une alliance dont les engagements, publiés seulement au mois de juillet, furent promptement divulgués par les soins de ceux des contractants qui avaient le beau rôle.

A la première nouvelle de cette victoire diplomatique de la Ligue et des Guises, il y eut comme un ébranlement général dans les esprits, surtout en Guienne. Quelque temps auparavant, le maréchal de Matignon avait mis la main sur le Château-Trompette, qu'il suspectait de connivence avec les ligueurs. Il eut bientôt à se préoccuper des entreprises de la reine de Navarre, décidément brouillée avec son mari. Marguerite venait de quitter Nérac et de se fortifier dans Agen, soutenue par Duras. Voyant arriver la confusion, elle y voulut aider, en faisant, elle aussi, sa petite guerre de Ligue, à la fois contre le roi de France et contre le roi de Navarre, et devenant ainsi le précurseur des princesses de la Fronde. Nous aurons à mentionner bientôt sa misérable chute. Matignon faisait observer les mouvements de cette turbulente héroïne, lorsque la Ligue fit soudain une conquête, presque aux portes de Bordeaux. Saint-Gelais de Lansac couvait de l'œil, depuis plusieurs mois, la ville de Bourg, et le roi de Navarre, informé de ses menées, les avait dénoncées à Matignon, qui n'en tint pas compte. Au mois de juin, Bourg fut enlevé par un coup de main, et Matignon ayant annoncé cette nouvelle au roi de Navarre: «J'ai entendu, répondit Henri, ce que vous m'avez mandé de la prise de Bourg par les rebelles; c'est chose que j'ai prévue et dont j'ai donné quelquefois des avis, à quoi on aurait pu prévoir autrement qu'on n'a fait jusqu'ici». Ce qu'il y eut de fâcheux pour Matignon, c'est qu'il ne put jamais reprendre Bourg, parce que le duc d'Epernon, selon le récit de Brantôme, ayant, dans la suite, chassé les ligueurs de cette place, refusa de la remettre aux mains qui l'avaient si mal protégée, et la garda jusqu'en 1590, où il se décida, sur l'ordre de Henri IV, à y laisser entrer la garnison de Matignon[40].

[40] Appendice: XXVII.

Le maréchal, ne pouvant reprendre Bourg, voulut, du moins, s'opposer à une autre entreprise de Lansac. Ce capitaine avait fait construire, au Bec-d'Ambès, un fort destiné à donner plus d'importance à la conquête de Bourg et à lui servir de poste avancé dans le Bordelais. Une lettre de Matignon à Henri III, datée du 30 juin, contient le récit de la prise et de la destruction de ce fort, dont la garnison, quoique aguerrie, ne fit aucune résistance sérieuse. Les assiégés y perdirent une trentaine d'hommes, et laissèrent, entre les mains du maréchal, quarante prisonniers, au nombre desquels se trouvait le fameux Gabarret. C'était un aventurier de la pire espèce, qui avait mérité cent fois la corde, par toutes sortes de crimes, notamment par un projet d'attentat contre la vie du roi de Navarre. Matignon aurait dû, sans délai, livrer Gabarret à la justice, mais on ne voit pas dans l'histoire que cet insigne malfaiteur ait eu la fin qu'il méritait[41].

[41] Appendice: XXVIII.

CHAPITRE V

Le traité de Nemours.—Les «funérailles en robe d'écarlate».—Alliance définitive du roi de Navarre et du maréchal de Montmorency.—Préparatifs de Henri.—Lettre à Henri III.—La guerre de la reine Marguerite.—Elle est chassée d'Agen.—Sa chute.—Les Seize.—Les Guises somment Henri III de faire la guerre au roi de Navarre.—Nouvelle démarche de Henri III auprès de son beau-frère.—Insuccès de cette démarche.—Le manifeste de Saint-Paul-Cap-de-Joux.

Le traité de Nemours, dont la France entière connaissait déjà les principales clauses, n'était pas encore signé, mais on a vu que Henri n'avait pas attendu d'en avoir le texte authentique sous les yeux, pour se préparer, de toutes façons, à la lutte. Plus elle était imminente, plus il redoublait d'activité et même d'assurance. Le 8 juillet, au moment, pour ainsi dire, où s'échangeaient les signatures,—elles furent données le 7—il écrivait à Ségur: «La hâte de nos ennemis est aussi grande à nous nuire que leur perfidie et méchanceté. Vous loueriez beaucoup notre résolution, si la voyiez. Nous avons prou pour nous défendre; amenez-nous de quoi les battre.» Rien ne vint à temps, et il les battit tout de même. Dans cette crise, où il se dépensait et se multipliait, avec une ardeur prodigieuse, il ne perdit, un seul instant, ni son sang-froid, ni sa gaîté. Sa lettre à Ségur contient un post-scriptum d'une bonne humeur et d'une familiarité bouffonnes: «Excusez-moi, si je ne vous écris de ma main; j'ai tant d'affaires, que je n'ai pas le loisir de me moucher.»

Et pourtant, cet homme, qui sortait à peine de la jeunesse, et que tant d'épreuves, de malheurs et de dangers avaient rendu souple et fort comme l'acier le mieux trempé, ce prince déjà prêt à supporter tous les coups du sort, parce que, ayant triomphé de la plupart d'entre eux, il pensait n'en avoir plus aucun à redouter, ce vaillant, en un mot, eut un instant de terrible angoisse, quand le traité définitif de Nemours lui fut mis sous les yeux. Ce traité, il l'avait jugé odieux et intolérable, d'après ce qui en avait transpiré; mais il n'en connaissait qu'à moitié la formidable économie.

En vertu de ce pacte[42], on rétablissait partout la religion catholique, on retirait aux religionnaires les libertés et les droits assurés par les divers édits de pacification, on bannissait leurs ministres, on supprimait les chambres mi-parties, on donnait aux princes ligués des gardes pour leurs personnes, les places qu'ils demandaient: Châlons, Toul, Verdun, Saint-Dizier, Reims, Soissons, Dijon, Beaune, Rue en Picardie, Dinan et Le Conquet, en Bretagne, et l'argent qu'ils demandaient, plus de quatre cent mille écus. Le traité, signé de Catherine de Médicis, du cardinal de Bourbon, du cardinal et du duc de Guise et du duc de Mayenne, fut approuvé par lettres-patentes, et, sur l'opposition du parlement, enregistré, le 18 juillet, en lit de justice. «J'ai grand'peur, dit Henri III, à la vue de ce document inouï, que, en voulant perdre le prêche, nous ne hasardions fort la messe.» Et, au retour du lit de justice, il ajouta: «Mon autorité vient d'expirer en ce lit, et le parlement en a célébré les funérailles en robes d'écarlate». Le traité de Nemours, c'était d'abord la monarchie «à pied», comme dit L'Estoile, traitant avec la Ligue «à cheval», c'est-à-dire ployant le genou devant les Guises et leur livrant la France; puis, c'était la proscription des calvinistes, et enfin, la guerre civile.

[42] Appendice: XXIX.

L'historiographe Pierre Mathieu dit tenir du roi de Navarre que sa moustache blanchit soudain, après une douloureuse méditation sur le traité de Nemours. Néanmoins, son cœur ne faiblit pas. Dès le 15 juillet, ses lettres partent dans toutes les directions, pour annoncer la grande nouvelle, réconforter les esprits, recommander la vigilance. Un de ces messages doit être particulièrement noté: il s'adressait aux consuls de la ville de Castres, à qui le roi de Navarre conseille de prendre, pour leur sûreté, les bons avis de Montmorency. A dater de ce moment, il s'établit entre le roi et le duc la plus intime et la plus salutaire union. En s'appuyant l'un sur l'autre, ils constituèrent aussitôt, en attendant mieux, une force de résistance pour leur cause.

Si Henri lançait ses courriers sur tous les chemins, à l'adresse des princes étrangers, de ses négociateurs et de ses gouverneurs ou autres officiers, il ne menait pas lui-même une existence de cabinet. De Saintonge en Armagnac, des frontières du Languedoc à celles du Poitou, de Guienne en Béarn, il était toujours en mouvement, à la fois général, sergent d'armes et administrateur; s'assurant du bon état des places, pourvoyant, autant que possible, aux besoins de leur armement, traçant aux troupes leur itinéraire, fixant leurs rendez-vous, réglant enfin tous les détails de l'entrée en campagne; et, sans illusion sur les desseins de la cour et les projets des Guises, il s'efforçait de ne rien laisser au hasard. Sa dernière lettre à Henri III, dans laquelle il mêle encore la discussion à la protestation, est datée de Bergerac, 21 juillet. Il rappelle au roi de France de précédentes déclarations, toutes en sa faveur, à lui, Henri de Bourbon, et qui portent la condamnation de la Ligue et des Guises. Il retrace la situation que lui crée le traité de Nemours, et ajoute: «Je laisse à penser à V. M. en quel labyrinthe je me trouve et quelle espérance me peut plus rester qu'au désespoir. J'ai fait ouvertement à V. M. les plus équitables offres qui se peuvent faire pour la paix publique et générale, pour votre repos et le soulagement de vos sujets.» Il rappelle ces offres, surtout celle de «quitter son gouvernement et toutes ses places, à condition que les Guises et la Ligue fassent le semblable, pour ne retarder la paix de l'Etat». Il revient sur son défi au duc, et termine en disant que, si le sort en est jeté, il le déplore pour la couronne et pour le pays, mais qu'il espère «en la justice de sa cause et en Dieu, qui lui doublera le cœur et les moyens contre tous ses ennemis, qui sont ceux du roi et de la France».

Vers la mi-août, l'Agenais, où s'était déjà manifestée une assez vive agitation, causée par les entreprises de la reine Marguerite, devint le théâtre de la petite guerre à laquelle nous avons fait allusion plus haut. Les dispositions hostiles de la reine de Navarre s'affirmèrent, et ses troupes entrèrent en campagne. Une tentative qu'elles firent sur Tonneins fut châtiée par Henri en personne; il leur tua un capitaine, un enseigne et une centaine de soldats, battant ainsi, du même coup, et sa femme et la Ligue. Marguerite essaya de prendre sa revanche sur Villeneuve, mais elle y échoua honteusement[43]. Rien ne lui réussit, et sa bonne ville d'Agen, où elle s'était établie plutôt de force que de gré, finit par la prendre en haine, elle et les Duras, ses tenants, si bien, que le maréchal de Matignon ayant marché sur Agen, pour avoir raison, au nom du roi de France, des hostilités de la reine de Navarre, cette ville saisit l'occasion et se souleva. Marguerite dut s'enfuir précipitamment, en piètre équipage, avec ses courtisans et ses dames. A dater de cette fuite, la belle Marguerite de Valois sort de l'histoire pour entrer, pour s'abîmer dans la chronique scandaleuse d'un temps si fertile en scandales.

[43] Appendice: XXX.

Le traité de Nemours mettait la monarchie française aux ordres des Guises. Il n'avait cependant pas stipulé que Henri III ferait la guerre au roi de Navarre et au parti calviniste; mais les Guises se sentirent bientôt assez forts pour l'exiger. Il s'était formé dans Paris, d'abord à leur insu, cette association connue dans l'histoire sous le nom de «Ligue des Seize», composée de laïques et d'ecclésiastiques, et qui se proposait un triple but: propager les idées de la Ligue au sein de la population parisienne et dans les provinces, donner une direction à toutes les associations et à tous les actes isolés, et, par la concentration des pouvoirs, accroître, dans d'immenses proportions, les forces de cette puissance factieuse. La Ligue était un Etat dans l'Etat, si même elle ne s'y substituait complètement. Les Seize tendaient à absorber la Ligue, ce qu'ils firent plus tard. Les Guises approuvèrent l'œuvre des Seize, dès que son organisation fut complète, et que les premiers résultats en démontrèrent l'efficacité. Maîtres de Paris, et se croyant en mesure d'avoir bientôt presque toute la France dans leur camp, les Guises agirent alors auprès de Henri III, pour le décider à faire lui-même la guerre au «Béarnais» et à ses alliés.

Le roi de France, avant d'obéir aux sommations de la Ligue, voulut tenter un dernier effort auprès du roi de Navarre. Il lui envoya une députation composée de l'abbé Philippe de Lenoncourt, plus tard cardinal, de M. de Poigny, et du président Brulart de Sillery. «Au départ de cette députation, dit P. de L'Estoile, on faisait déjà à Paris l'épitaphe du roi de Navarre, parce qu'on disait qu'il serait incontinent bloqué et pris; et toutefois beaucoup trouvaient l'instruction étrange qu'on lui voulait donner pour sa conversion, qui était avec l'épée sur la gorge. Aussi madame d'Uzès, voyant qu'à la queue de ceux qu'on y envoyait pour cet effet, il y avait une armée, ne put se tenir de dire au roi, en gossant à sa manière accoutumée, en présence de plusieurs ligueurs qui étaient là, «qu'elle voyait bien que l'instruction du Béarnais était toute faite et qu'il pouvait bien disposer de sa conscience, puisque à la queue des confesseurs qu'on lui envoyait, il y avait un bourreau».

La députation arriva, le 25 août 1585, à Nérac, où se trouvait Henri, accablé de travaux et de préoccupations, mais ferme et confiant. Les députés avaient pour mission de conjurer, une dernière fois, le roi de Navarre de rendre les places de sûreté, de révoquer les ordres qu'il avait donnés pour une levée en Allemagne, et de se faire catholique, dans l'intérêt de la succession au trône, le cas échéant, ou, tout au moins, de suspendre, durant dix mois, l'exercice de la religion réformée. De Thou nous a conservé l'analyse détaillée de la réponse du roi de Navarre au discours de l'abbé de Lenoncourt. «Le roi répondit aux ambassadeurs qu'il était infiniment redevable à S. M. des favorables dispositions où elle était à son égard et des témoignages honorables qu'elle voulait bien lui en donner; qu'au reste, il était sensiblement mortifié de ce que ce prince n'avait pas mieux aimé accepter ses services, comme il l'aurait fait, s'il eût été mieux conseillé, que se livrer au caprice de gens qu'il regardait avec raison comme ennemis de sa personne et de son Etat, et de leur prêter même des armes par sa trop grande bonté, pour l'obliger à entreprendre malgré lui la guerre la plus injuste. Qu'il remerciait S. M. du soin qu'elle paraissait prendre de son salut, mais qu'il la priait de faire réflexion s'il y aurait de la justice ou de l'honneur pour lui d'abandonner, pour des motifs de crainte et d'espérance, une religion dans laquelle il avait été élevé...; que cependant il ne refuserait pas de se faire instruire et de changer, s'il était dans le mauvais chemin, non plus que de se soumettre à la décision d'un concile libre... Que pour ce qui était des villes de sûreté accordées aux protestants, il était inutile de leur en demander la restitution dans un temps où on ne pourrait les accuser d'injustice quand ils en demanderaient de nouvelles, afin de pouvoir se mettre à couvert des fureurs de la guerre pour laquelle les ennemis du repos public faisaient de si grands préparatifs. Qu'enfin il importait peu, pour la tranquillité de l'Etat, qu'il suspendît pour un temps l'exercice de la religion protestante, et qu'elle avait jeté en France des racines trop profondes, à l'abri des précédents édits, pour pouvoir espérer que celui que les factieux venaient d'extorquer de S. M. fût capable de l'exterminer ainsi en un instant.»

Le lendemain, Henri congédiait la députation, en lui remettant pour son beau-frère cette déclaration courtoise, dont la correction irréprochable dut être plus sensible à Henri III que ne l'eût été une violente protestation: «Je penserais offenser la suffisance (capacité) de MM. de Lenoncourt, de Poigny et président Brulart, si je voulais, par cette lettre, discourir et faire entendre à V. M. ce qui s'est passé entre eux et moi. Je suis bien marri que je ne suis accommodé en toutes les choses qu'ils m'ont proposées de la part de V. M., pour laquelle et son contentement je voudrois accommoder et employer ma vie propre; mais je me promets tant de sa bonté et prudence, qu'elle en trouvera les occasions raisonnables.»

Henri, comme on le voit, restait toujours fidèle à sa politique envers la couronne. Jamais il n'avait consenti, et il ne consentit jamais, dans la suite, à répondre en ennemi ou même en adversaire aux actes d'hostilité de Henri III. Il ne gardait pas seulement cette attitude dans ses lettres au roi de France ou dans ses déclarations aux envoyés de ce prince, mais encore dans tous les documents par lesquels il exprimait publiquement sa pensée.

Au commencement du mois d'août, par exemple, il avait eu, à Saint-Paul-Cap-de-Joux, dans le Lauraguais, une entrevue avec le prince de Condé et le duc de Montmorency, d'où il sortit un manifeste signé des deux princes. Dans ce manifeste, il dénonce les visées de la Maison de Lorraine, il fait l'apologie de sa propre conduite, et déclare ne tenir pour ennemis que les chefs de la Ligue, qui sont «ennemis de la Maison de France et de l'Etat, tels que, peu auparavant, le roi les avait déclarés[44]».

[44] Appendice: XXXI.

CHAPITRE VI

Sixte-Quint et la Ligue.—La bulle du 9 septembre 1585 contre le roi de Navarre et le prince de Condé.—Réponse de Henri à la bulle.—Début de la «guerre des Trois Henri».—Condé reprend les armes en Poitou et en Saintonge.—Il assiège Brouage.—Sa désastreuse expédition dans l'Anjou.—Henri III se décide à faire la guerre aux calvinistes.—Formation de trois armées royales.—Energie du roi de Navarre.—La comtesse de Gramont.—Son caractère; son dévouement au roi de Navarre; son rôle.—Voyage de Henri à Montauban.

Après le départ des envoyés de la cour, Henri venait d'expédier à tous les princes protestants et à divers personnages la copie de la protestation collective dont nous venons de parler, lorsque les foudres du Vatican grondèrent sur sa tête. Le pape Grégoire XIII était mort, au mois d'avril. Le Père Daniel rapporte que, «peu de jours avant sa mort, s'entretenant avec le cardinal d'Este, il lui dit que les Ligués de France n'auraient jamais ni bulle, ni bref de lui, d'autant qu'il ne voyait pas assez clair dans cette intrigue. Toutefois la conduite qu'il tint à cet égard autorisa extrêmement la faction, et la condescendance qu'il eut de laisser mettre son nom par le cardinal de Bourbon à la tête de la liste des souverains qui y entraient, fit un étrange effet sur les catholiques». Le successeur de Grégoire, Sixte-Quint, n'hésita pas à désapprouver hautement la Ligue, dont il condamnait l'esprit et les vues factieuses; il donna même une bulle que le duc de Nevers, de passage à Rome, fut chargé de remettre à Henri III, par laquelle «il excommuniait en même temps ceux qui donneraient des secours aux huguenots, et ceux qui entreprendraient quelque chose contre le roi et contre son royaume». C'était viser la Ligue en pleine poitrine; mais les intéressés ne virent là que ce qu'ils voulaient voir. Cette première bulle n'eut aucun retentissement. Il n'en fut pas de même de celle que donna le Pape, cinq jours après, le 9 septembre 1585. Elle excommuniait le roi de Navarre et le prince de Condé, les privait, eux et leurs successeurs, de tous leurs Etats, spécialement du droit de succéder à la couronne de France, et déliait leurs vassaux et sujets de leur serment de fidélité. Par cette bulle, le Saint-Père n'entendait pas venir en aide à la Ligue, qu'il ne mentionnait pas; mais la coïncidence était précieuse pour les factieux: le Pape lançait les foudres spirituelles contre les princes qu'ils voulaient terrasser par leurs armes, afin qu'il n'y eût plus personne entre le trône de France et eux. La Ligue, antérieurement désavouée par Sixte-Quint, allait probablement lui devoir son triomphe.

Le Père Daniel assure que le roi de Navarre répondit à la bulle par quatre manifestes: c'est une erreur. Henri fit à l'anathème du Saint-Siège deux réponses: l'une indirecte et adressée «à MM. de la Faculté de théologie du Collège de Sorbonne[45]»; l'autre directe, et qui, au mois d'octobre ou de novembre, fut affichée aux portes mêmes du Vatican. Le Père Daniel dit, au sujet de cet écrit: «Il y appelait comme d'abus de cette bulle au parlement et au concile général, et il implorait le secours des souverains, qui devaient tous s'intéresser dans sa cause, par l'injure que le Pape faisait à l'autorité royale, en s'attribuant la puissance de disposer des couronnes et le droit de décider sur de tels différends. On dit que Sixte-Quint, quoiqu'il n'eût pas sujet d'être satisfait de cette insulte, ne la blâma pas, et qu'à cette occasion il dit au marquis de Pisany (ambassadeur de France) qu'il serait à souhaiter que le roi son maître eût autant de résolution contre ses ennemis que le roi de Navarre en faisait paraître contre ceux qui haïssaient son hérésie: ce qui est assez conforme à ce qu'on a écrit dans la vie de ce Pape, que, de tous les souverains de la chrétienté, il n'estimait guère que ce prince et Elisabeth, reine d'Angleterre.»

[45] Appendice: XXXII.

Quant à la lettre à MM. de la Sorbonne, datée de Mont-de-Marsan, 11 octobre 1585, c'est une dissertation à la fois politique et théologique, et qui exprimait sans doute les sentiments du roi de Navarre, mais dont la rédaction était de Du Plessis-Mornay, en voie de mériter son surnom de «pape huguenot». Il faut noter, d'ailleurs, que la bulle de Sixte-Quint ne fut accueillie avec satisfaction que par la Ligue. Le parlement de Paris n'était pas loin d'y voir un attentat contre la couronne, et Henri III lui-même se montra plus mécontent que satisfait du décret pontifical.

Le prince de Condé, toujours pressé d'en venir aux mains, commença, dès le mois de septembre, les hostilités dans le Poitou. Il y trouva devant lui le duc de Mercœur, gouverneur de Bretagne, et le rejeta dans son gouvernement; puis, descendant vers la Saintonge, il mit le siège devant Brouage, vaillamment défendu par Saint-Luc, mais dont il se fût rendu maître, selon toute apparence, si la nouvelle d'un coup de main tenté par les protestants sur Angers n'était venue modifier ses plans. La citadelle d'Angers avait été surprise par une poignée de religionnaires, qui réclamaient de prompts secours. Le prince prit deux mille chevaux, laissa le commandement du siège à un de ses lieutenants, et courut à Angers. Il y arriva trop tard: ses amis avaient capitulé. Condé fit une tentative désespérée sur les faubourgs de la ville, et fut obligé de battre en retraite. Ce fut une débandade, dans laquelle il eut beaucoup de peine à se sauver; il passa de Normandie en Angleterre, d'où la reine le fit reconduire à La Rochelle. Pendant cette retraite désastreuse, le reste de son armée était contraint de lever le siège de Brouage, à l'approche de l'armée de Matignon manœuvrant pour faire sa jonction avec celle de Mayenne, qui, à son tour, en s'avançant dans le midi, interrompit les succès de Turenne en Limousin, où il s'était emparé de la ville de Tulle. A ce moment, Lesdiguières parcourait victorieusement le Dauphiné et les contrées voisines; il prenait Chorgues, Montélimar, Embrun, et se mettait en mesure de tenir tête à l'armée que menait contre lui le duc d'Epernon. Tels furent les débuts de la «guerre des Trois Henri».

Dès que l'on fut aux prises sur tous les points, c'est-à-dire dans les premiers jours du mois d'octobre, les chefs de la Ligue, dit le Père Daniel, «enflés de leurs succès, pressèrent le roi de mettre à exécution l'article du traité de Nemours par lequel tous les huguenots devaient être chassés du royaume, quoique les six mois qu'ils avaient pour en sortir ne fussent point encore expirés. Ils obtinrent, par leurs importunités, l'avancement de ce terme; et le roi eut la faiblesse de donner un édit dans son conseil au mois d'octobre, qui ordonnait, sous peine de confiscations des biens et de crime de lèse-majesté, à tous les calvinistes, de faire abjuration de leurs erreurs dans quinze jours; et après ce court espace, on commença à exécuter l'édit. Le roi de Navarre attendit quelque temps, pour voir si l'on continuerait à le faire; et, ayant su qu'on y procédait avec beaucoup de rigueur, il fit, de son côté, une déclaration par laquelle il fut ordonné, dans tous les pays dont il était le maître, de traiter les catholiques comme le roi traitait les huguenots. On saisit et on vendit leurs biens, et on les chassa des villes et de leurs terres. Une infinité de gens de tous côtés, tant catholiques que calvinistes, furent réduits à la dernière misère, et on ne vit jamais dans le royaume une pareille désolation.»

Ni les échecs du prince de Condé, ni la mise en campagne de trois armées royales, ni les nouvelles mesures de rigueur prises contre les huguenots, n'eurent raison de l'énergie du roi de Navarre. Des derniers jours du mois de septembre au commencement du mois de décembre, il entretint une correspondance exclusivement militaire avec un grand nombre de gouverneurs et de capitaines, Saint-Geniès, Geoffroy de Vivans, Favas, André de Meslon, sénéchal d'Albret, Chouppes, un des héros de Cahors, Manaud de Batz, gouverneur de l'Eauzan, etc. Le 1er décembre, il envoie des lettres de respectueuse mais ferme protestation à Henri III et à la reine-mère; puis il tire résolûment l'épée.

C'est à ce moment que, pour la première fois, suivant la chronologie adoptée par le recueil de Berger de Xivrey, nous rencontrons, mêlée à la vie publique de Henri, une femme d'un grand cœur et d'un haut caractère, cette illustre Diane d'Andouins, veuve de Philibert comte de Guiche et de Gramont, et que les chroniqueurs du XVIe siècle ont surnommée la «belle Corysandre[46]». Si jamais les atténuations furent de mise dans les jugements du moraliste sur une liaison irrégulière, l'histoire les apporte toutes ici en témoignage. La femme du roi de Navarre, frappée de toutes les déchéances, était devenue son ennemie; humainement parlant, il était libre et, plus encore, seul; l'amitié, l'appui, l'alliance politique de la comtesse de Gramont, pourtant catholique, s'offrirent naturellement à lui, qui manquait si souvent d'amis, de partisans, de toutes les ressources si nécessaires à sa vie de combats. Ainsi commença le pacte qui se consomma dans l'amour. Il ne faut pas confondre cette passion avec celles qui ont si souvent gâté la jeunesse et même la maturité de Henri de Bourbon. Cette maîtresse fut une amie fidèle, ingénieuse et puissante. Plus d'un de ces vaillants capitaines qui se pressaient autour de lui dans les batailles, et qui le conduisirent jusqu'au trône, n'a pas fait autant pour son service, et par conséquent pour le salut et l'honneur de la France, que cette noble femme, restée irréprochable après la séparation comme elle l'avait été avant de se donner à lui et à sa royauté proscrite. Henri fut son héros quand il était aux prises avec la mauvaise fortune, et il n'y a pas dans l'histoire trace d'une seule faveur royale pour elle. Cent fois elle lui vint en aide, comme aurait pu le faire un prince, tantôt par ses biens qu'elle engageait, tantôt par les hommes d'Etat et de guerre dont elle lui conquérait le talent et la bravoure, tantôt enfin par des actes d'un dévouement héroïque, tels qu'une ingérence hardie dans les affaires militaires et le danger personnel intrépidement affronté. Plus d'une fois, le roi de Navarre n'eut sous ses ordres que des troupes levées et soldées par la comtesse de Gramont, et c'est bien à elle qu'il écrivait, le 9 décembre 1585: «Je vous porterai toutes nouvelles et le pouvoir de faire vider les forts

[46] Appendice: XXXIII.

A cette date, il était en campagne depuis quelques jours déjà, et parcourait, à travers les détachements ennemis, quelques contrées de l'Albret et de l'Armagnac, afin de pourvoir à leur sûreté. Dans la lettre dont on vient de lire une phrase si caractéristique, il raconte un fait de guerre: «Dimanche, se fit près Monheurt une jolie charge, qui est certes digne d'être sue. Le gouverneur, avec trois cuirasses et dix arquebusiers à cheval, rencontra le lieutenant de La Bruyère (ou Brunetière), gouverneur du Mas-d'Agenais, qui en avait douze, et autant d'arquebusiers tous à cheval. Le nôtre se voyant faible et comme perdu, dit à ses compagnons: «Il les faut tuer ou vaincre.» Il les charge de façon qu'il tue le chef et deux gendarmes et en prend deux prisonniers, les met à vau-de-route, gagne cinq grands chevaux et tous ceux des arquebusiers, et n'eut qu'un blessé des siens.»

«Je fais force dépêches», ajoutait-il dans la même lettre. Il ne faisait pas moins de chevauchées, non pour chercher personnellement la bataille, ce n'en était pas encore l'heure, mais pour armer ses places, ramasser des troupes, faire acheter et transporter des poudres, et se préparer enfin, de toutes façons, à la guerre défensive dont il avait conçu le plan. Le temps ne lui manqua pas pour cette grosse besogne; il en eut assez pour traverser l'Armagnac et l'Agenais, et se rendre, dans les derniers jours du mois de décembre 1585, à Montauban, d'où il méditait d'adresser au pays plusieurs manifestes et de le prendre à témoin de la justice de sa cause.

LIVRE QUATRIÈME
(1586-1589)

CHAPITRE PREMIER

Les quatre manifestes du roi de Navarre.—Jonction de l'armée de Mayenne et de l'armée de Matignon.—Conduite du maréchal.—Prise de Montignac en Périgord par Mayenne.—Dénombrement des deux armées royales.—Résolution et bonne humeur.—Premier siège de Castets.—Henri fait lever ce siège à Matignon.—Le plan du roi de Navarre.—Voyage de Henri à Pau.—Les Etats de Béarn et les subsides.—Retour précipité.—Le roi cerné.—Les deux messages de Henri à son «Faucheur».—La comédie militaire de Nérac.—Illusions de Mayenne et de Poyanne.—Odyssée du roi de Navarre, de Nérac à Sainte-Foy.—Le duc de Mayenne et le vicomte d'Aubeterre.

L'année 1586 s'ouvre par quatre manifestes datés de Montauban le 1er janvier, et adressés au clergé, à la noblesse, au Tiers-Etat, à la ville de Paris. Voici la conclusion de la lettre au clergé: «Nous croyons un Dieu, nous reconnaissons un Jésus-Christ, nous recevons un même Evangile. Si, sur les interprétations de même texte, nous sommes tombés en différend, je crois que les courtes voies que j'avais proposées (le concile libre) nous pourraient mettre d'accord... La guerre que vous poursuivez si vivement est indigne de chrétiens, indigne entre les chrétiens, de ceux principalement qui se prétendent docteurs de l'Evangile. Si la guerre vous plaît tant, si une bataille vous plaît plus qu'une dispute, une conspiration sanglante qu'un concile, j'en lave mes mains: le sang qui s'y répandra soit sur vos têtes. Je sais que les malédictions de ceux qui en pâtiront ne peuvent tomber sur moi, car ma patience, mon obéissance et mes raisons sont prou connues. J'attendrai la bénédiction de Dieu sur ma juste défense, lequel je supplie, Messieurs, vous donner l'esprit de paix et d'union pour la paix de cet Etat et l'union de son Eglise.»

Dans le manifeste à la noblesse de France, après l'exposé apologétique, il touche la fibre nationale: «Ils (les ligueurs) se sont formalisés aussi du gouvernement de cet Etat, ont voulu pourvoir à la succession, l'ont fait décider à Rome par le pape. Vous donc qui tenez le premier lieu en ce royaume, si le besoin d'icelui l'avait requis, auriez-vous été si nonchalants de vous laisser prévenir par étrangers en cet office? N'auriez-vous point eu de soin de la postérité?... Car qu'a-t-on vu que Lorrains en tous ces remuements? Mais certes, pour réformer ou transformer l'Etat, comme ils désirent, il n'était besoin de votre main, il n'appartenait qu'à étrangers de l'entreprendre... Le procès ne se pouvait juger en France..., il fallait qu'il fût jugé en Italie.»—Rappelant son défi au duc de Guise «pour sauver le peuple de ruine, pour épargner le sang de la noblesse», il jette le gant et compte sur l'avenir: «Ne pensez, Messieurs, que je les craigne... On sera plutôt lassé de m'assaillir que je ne serai de me défendre; je les ai portés, plusieurs années, plus forts qu'ils ne sont, plus faible beaucoup que je ne suis. Vous avez expérience et jugement: le passé vous résoudra de l'avenir.»—Il y a, dans la conclusion, très pathétique, des mots poignants, des élans sublimes: on n'avait jamais peut-être, depuis Jeanne d'Arc, parlé un langage aussi national: «Je plains certes votre sang répandu et dépendu (dépensé) en vain, qui devait être épargné pour conserver la France; je le plains, employé contre moi, à qui le deviez garder, étant ce que Dieu m'a fait en ce royaume, pour joindre une France à la France, au lieu qu'il sert aujourd'hui à la chasser de France»...

Voici la conclusion de la lettre au Tiers-Etat: «Je compâtis à vos maux; j'ai tenté tous les moyens de vous exempter des misères civiles; je n'épargnerai jamais ma vie pour les vous abréger... Je sais que, pour la plupart, vous êtes assujettis sous cette violence; je ne vous demande à tous qui, selon votre vocation, êtes plus sujets à endurer le mal que non pas à le faire, que vos vœux et vos souhaits et vos prières».

Quant au manifeste à la ville de Paris, il était bien ce qu'il devait être. Dans cette page, Henri ne démontre pas: il affirme, et compte sur la pénétration de l'esprit parisien. L'exorde seul dit tout: «Je vous écris volontiers, car je vous estime comme le miroir et l'abrégé de ce royaume; et non toutefois pour vous informer de la justice de ma cause, que je sais vous être assez connue; au contraire, pour vous en prendre à témoins, vous qui, par la multitude des bons yeux que vous avez, pouvez voir et pénétrer profondément tout ce qui se passe en cet Etat».

Dès les premiers jours de janvier, «tout est en armes en France», comme l'écrit le roi de Navarre au baron de Saint-Geniès. Le duc de Mayenne et Matignon s'étaient rencontrés à Châteauneuf, sur la Charente, vers la fin du mois de décembre. Ils parurent se mettre d'accord pour le plan de campagne; mais, outre qu'ils se méfiaient l'un de l'autre, il a été reconnu que Matignon avait reçu de Henri III l'ordre secret, non, comme l'ont dit quelques-uns, de ménager le roi de Navarre, mais, tout en le combattant, d'agir le moins possible de concert avec le duc, afin de ne pas multiplier les succès de la Maison de Guise. A la vérité, aucun témoignage authentique n'est venu confirmer précisément cette interprétation de la conduite du maréchal; mais on n'en peut nier la vraisemblance, quand on étudie les actes de Matignon pendant le cours de la campagne. Si aucune arrière-pensée ne dirigea quelques-uns de ses actes, il faut avouer alors qu'ils furent sous l'influence d'une sorte de fatalité, dont profita, dans une large mesure, la cause du roi de Navarre.

Après leur entrevue, le duc et le maréchal semblèrent avoir hâte de se séparer: Matignon revint en Guienne, et Mayenne, qui n'osa pas assiéger Saint-Jean-d'Angély, où régnait la peste, prit quelques bicoques, en Saintonge et en Périgord. Pierre de L'Estoile note un de ces exploits: «Le 6e jour de février (1586), la ville de Montignac en Périgord, ou plutôt bicoque, que tenaient ceux de la Religion, fut rendue, par composition, au duc de Mayenne. Le roi de Navarre n'avait auparavant qu'un concierge dans cette place, sans vouloir souffrir qu'on y fît la guerre. Aussi, deux jours après cette belle prise, les habitants, qui tous étaient de la Religion, se rachetèrent pour mille écus, qu'ils baillèrent à Hautefort, et fut, par ce moyen, remise en leur puissance. Voilà comme on commença à exterminer l'hérésie, par vider la bourse des hérétiques; et toutefois la Ligue, à Paris, en fit un trophée au duc de Mayenne.»

Le chiffre des troupes que mettaient en mouvement le duc de Mayenne et le maréchal de Matignon n'est donné qu'approximativement par les historiens: il n'était pas inférieur à vingt mille hommes de toutes armes, sans compter les gentilshommes qui servaient en volontaires et se joignaient habituellement au gros de l'armée, quand elle passait ou séjournait dans leur voisinage. Il y avait, dans cette accumulation de forces, de quoi inquiéter, sinon effrayer le roi de Navarre et ses partisans. Ils attendirent l'orage de pied ferme, et même avec autant de bonne humeur que de courage. Du Plessis-Mornay écrivait à la duchesse d'Uzès, qui vivait à la cour de Henri III: «Nous sommes attendant M. de Mayenne. Son armée s'évapore en menaces, et les effets en seront tant moindres. Croyez, Madame, qu'il nous tarde de le chasser et que ce saint est taillé à ne pas faire grands miracles en Guienne.» Et Henri écrivait, de son côté, avec une pointe de forfanterie qui ne déplaît pas: «Depuis quatre mois, ils n'ont pas assiégé une seule bicoque des nôtres, ils n'ont pas défait une seule de nos compagnies, et les leurs, de maladie ou d'autre incommodité, se sont défaites de la moitié; espérant bien, avec le moindre secours que je puis avoir, les combattre ou tout au moins les chasser de mon gouvernement, auquel j'ai eu jusqu'ici mes allées et venues franches, les tenant encore par delà les rivières.» Le roi de Navarre était alors à Montauban, ayant sous la main un corps d'élite de deux mille hommes environ, prêt à se porter sur les points faibles, ou à profiter de l'occasion pour tenter quelque coup heureux. Le 25 janvier, il était à Nérac ou dans le voisinage de cette ville, quand il eut connaissance de «lettres écrites par le maréchal de Matignon au premier président de Toulouse», lettres qui annonçaient que le dessein des deux armées était de «nettoyer la rivière (la Garonne) et réduire toutes les villes qui sont auprès, suivant le commandement du roi fait au duc, à la requête de ceux de Toulouse et de Bordeaux, afin de rendre le commerce desdites villes libre». Cette lettre interceptée lui donnait de précieuses indications; il les utilisa sans délai en envoyant chercher des poudres en Béarn pour les distribuer, en supplément, à quatre places qu'il jugeait pouvoir être assaillies: Clairac, Nérac, Casteljaloux et Castets. Huit jours après, l'armée de Matignon paraissait devant Castets.

Castets appartenait à Favas. Ce n'était qu'un château, mais fortifié de main de maître, bien armé et approvisionné. Favas l'avait donné en garde au capitaine de Labarrière, qui s'y était enfermé avec une troupe aguerrie. Vingt fois les Bordelais avaient demandé à Matignon d'enlever aux calvinistes cette place, non seulement parce qu'elle était la propriété d'un de leurs plus redoutables adversaires, mais encore et surtout parce qu'elle pouvait interrompre, selon le bon plaisir de la garnison, toutes les communications par eau entre Bordeaux et le haut pays. Le maréchal, venu devant Castets avec une grande partie de son armée, ordonna de vigoureuses attaques, qui furent repoussées. Labarrière, digne lieutenant de Favas, exécuta même deux sorties où la garnison eut l'avantage. Le siège durait depuis quelques jours, lorsque le roi de Navarre, avec une petite armée de deux ou trois cents maîtres et de dix-huit cents arquebusiers, parut tout à coup aux environs de la place. Matignon décampa, sans même risquer une escarmouche, et alla s'embusquer dans Langon. Nous disons s'embusquer, car, ayant près de cinq mille hommes et huit canons, il pouvait aisément tenir tête au roi de Navarre. Sa retraite à Langon fut évidemment la manœuvre d'un général qui recule devant l'ennemi pour l'attirer dans un piège où sa défaite est inévitable. Henri aurait accepté le combat, puisqu'il venait l'offrir, mais il se détourna sagement du piège. Il entra dans Castets, y dîna pour témoigner de son succès, et repartit sans bravade inutile, mais après avoir complètement réussi dans son entreprise. Il a fait lui-même le récit de ce coup heureux dans une lettre à Saint-Geniès datée de Montpouillan, le 21 février: «J'ai été, avec mes troupes, jusque près de Langon, à une lieue, et fus hier dîner à Castets. Et après dîner, j'en partis en bataille, après avoir fait ce que j'avais desseigné (projeté), sans que jamais nous ayons eu une seule alarme. Au contraire, nos ennemis en ont été tellement alarmés que M. de Matignon resserra toute sa cavalerie dedans Langon. Ils ont fait barricades, mis des pièces aux avenues et fait tout ce qu'on a accoutumé quand on doit être assailli. Dieu a béni mon voyage, qui a été utile, encore que je l'aie entrepris contre l'opinion de tout le monde: à lui seul en soit la gloire.»

A ce moment, le roi de Navarre était en marche, mais sans armée, vers le Béarn, où l'appelait le soin d'affaires importantes dont la plupart des historiens ne semblent pas avoir soupçonné l'existence. Ce voyage faisait partie d'un plan conçu avec hardiesse et qui fut exécuté avec audace.

Lorsque Henri fut convaincu que deux armées, se donnant la main ou manœuvrant dans le voisinage l'une de l'autre, allaient parcourir le gouvernement de Guienne et l'assaillir dans ses propres Etats, il lui fallut d'abord songer à mettre, autant que possible, en sûreté toutes les places capables de résistance, ce qu'il fit, comme nous l'avons vu. Puis, il envisagea les chances et les suites probables d'une lutte personnelle en Guienne et en Gascogne. Il l'eût soutenue, et victorieusement sans doute, avec une armée toujours disponible. Mais il n'en avait aucune: pour faire lever à Matignon le siège de Castets, il avait rassemblé deux mille hommes pris dans ses garnisons. Les armées de Mayenne et de Matignon tenant la campagne et investissant ou guettant les places du roi de Navarre, il pouvait, à la rigueur, inquiéter de temps à autre l'ennemi, lui infliger quelques échecs, lui tendre çà et là des embuscades, lui faire, en un mot, une guerre de partisans assez meurtrière, mais, par contre, imposer longuement à tout le pays le poids de cette guerre d'une issue douteuse. Sans autre champ de bataille néanmoins, il eût certainement voulu vaincre ou périr sur celui où tendaient à le cerner Mayenne et Matignon. Mais le terrain de la lutte était fort étendu, et il se trouvait même que, par la présence des deux armées en Guienne et en Gascogne, où elles rencontraient des obstacles à chaque pas, la place lui était laissée libre en Saintonge pour y être à portée, soit de rassembler de nouvelles forces, en vue de les pousser vers le duc et le maréchal, soit de les employer avantageusement dans un large rayon autour de La Rochelle, soit enfin de s'en servir pour aller, à travers le Poitou soulevé, au-devant de l'armée étrangère, dont l'entrée en France n'était qu'une question de temps.

De toute façon, le roi de Navarre était déterminé, non à abandonner ses Etats, d'ailleurs bien défendus, mais à transporter son action personnelle au delà des limites où allait s'exercer l'action des deux armées royales. Il avait donc formé le projet de tourner ou de traverser ces deux armées, aussitôt que l'état de ses affaires lui permettrait d'exécuter cette entreprise. Après son expédition à Castets, il fut informé des mouvements de Mayenne, qui suivait une route encore indécise, mais tracée de telle sorte qu'elle devait le mettre en mesure d'occuper rapidement tous les passages de la Garonne, depuis les lignes de Matignon jusque dans le voisinage d'Agen. Henri n'avait pas de temps à perdre; et quoiqu'il eût dit en riant: «Monsieur de Mayenne n'est pas si mauvais garçon qu'il ne me permette de me promener quelque temps en Gascogne», il revit en courant plusieurs places où il restait quelques ordres à donner, et séjourna huit jours à Nérac. Là, il entretint avec sa sœur Catherine, régente de Béarn, une correspondance active, mais qui n'aboutit pas au gré de ses désirs. Le 6 mars, il quittait Nérac, allait coucher à Eauze, et, le 7, il couchait à Pau, où il passa deux jours entiers. Ce voyage, au moment où Mayenne inondait l'Agenais de ses troupes, a été reproché à Henri comme une aventure galante. «Il s'oubliait auprès de la belle Corysandre», disent vingt historiens, le grave Mézeray en tête. S'il se fût oublié à Pau, ce n'eût pas été auprès de la comtesse de Gramont, qui était à Hagetmau, mais auprès de la régente. La vérité est que ce voyage fut nécessité par une question de subsides que la correspondance mentionnée plus haut n'avait pu résoudre selon les vues de Henri.

Nous avons fait connaître les bonnes relations qui existaient entre le roi de Navarre et les Etats de Béarn. En 1585, les Etats, comprenant la gravité du péril qui menaçait leur souverain et même leur existence, car ils pouvaient redouter plus que jamais un retour offensif de l'Espagne, alliée de la Ligue, s'étaient assemblés quatre fois, pour aviser aux meilleurs moyens de mettre le pays en état de défense.

Le 25 février 1586, Henri leur adressa de Nérac une longue lettre où il dépeignait les dangers de la situation que lui avait créée l'alliance du roi de France avec la Ligue, et sollicitait de nouveaux subsides. Si l'on songe que le roi de Navarre manquait d'argent, comme il en manqua presque toujours, et en avait besoin plus que jamais, on comprendra de quelle importance était pour lui le succès de sa requête aux Etats de Béarn. Il ressentit sans doute quelque mauvaise impression du premier accueil fait à cette requête, et peut-être essaya-t-il d'avoir gain de cause à ce sujet, sans quitter Nérac, où il séjourna huit jours, comme dans l'attente de quelques nouvelles; mais tout porte à croire qu'il jugea nécessaire de se transporter à Pau pour assurer l'issue favorable de cette négociation. Il ne rapporta de son voyage que le vote d'un subside de trente mille écus environ, qui ne firent pas long usage, mais dont il ne pouvait se passer au début de la campagne. Plus tard, les Etats votèrent tous les emprunts demandés pour subvenir aux frais de la guerre, et ils se départirent franchement de leur économie ombrageuse et intempestive, quand ils eurent connaissance du projet qu'avait conçu la Ligue de livrer la Basse-Navarre à son allié Philippe II.

Il y a apparence que les nouvelles des mouvements de Mayenne abrégèrent le séjour de Henri dans la capitale de ses Etats souverains. Il en partit dans l'équipage le plus restreint, le 10 mars; il passa en courant à Nogaro, à Eauze et à Hagetmau, et il était, le 12 ou le 13, dans cette dernière ville, résidence de la comtesse de Gramont, quand il apprit, de source certaine, que le cercle des troupes royales se resserrait de plus en plus autour de lui: les passages de la Garonne étaient gardés; de forts détachements battaient l'estrade depuis Bayonne jusque dans le Condomois, et Baylens de Poyanne, gouverneur de Dax, marchait vers Nérac, à travers la Chalosse, l'Armagnac et l'Albret.

Si rapides qu'eussent été les mouvements du roi de Navarre, il se voyait cerné et serré de fort près. Il ne fallait plus songer à gagner de vitesse l'ennemi, mais à l'affronter, à le dépister à force d'audace, et, au besoin, à franchir ses lignes, l'épée à la main. Le 12 ou le 13 mars, il écrit de Hagetmau à Manaud de Batz, gouverneur d'Eauze: «Ils m'ont entouré comme la bête et croient qu'on me prend aux filets. Moi, je leur veux passer à travers ou dessus le ventre. J'ai élu mes bons, et mon Faucheur en est. Que mon Faucheur ne me faille en si bonne partie, et ne s'aille amuser à la paille, quand je l'attends sur le pré.—Ecrit à Hagetmau, ce matin, à dix heures.» Le porteur avait ordre, sans doute, d'indiquer au baron de Batz un rendez-vous fixé par le roi; mais, avant que le message fût accompli, de nouveaux avis parvinrent à Henri, qui l'obligèrent à modifier son itinéraire et celui des officiers qui devaient le rejoindre, soit à Hagetmau, soit sur le parcours de Hagetmau à Nérac; il fallait se hâter, et les chemins ordinaires n'étaient pas sûrs: ce fut la raison d'un second message. Armand de Montespan partit pour Eauze avec ce billet, dont le sentiment et le style seront admirés tant que vivront la langue française et le souvenir de Henri IV: «Mon Faucheur, mets des ailes à ta meilleure bête. J'ai dit à Montespan de crever la sienne. Pourquoi? Tu le sauras de moi, demain, à Nérac; mais par tout autre chemin, hâte, cours, viens, vole: c'est l'ordre de ton maître et la prière de ton ami.—Ecrit à Hagetmau, à midi.»

Le 14, au soir, Henri était à Nérac, où il trouva les gentilshommes qu'il avait «élus». On signalait, de toutes parts, l'approche de l'ennemi; d'un moment à l'autre, il pouvait bivouaquer à portée de canon. Quoique le roi eût passé toute la journée à cheval, il déploya une activité sans égale dans les préparatifs de son expédition. Pour tromper les espions de Mayenne, qu'il supposait aux aguets dans le voisinage, il fit descendre ostensiblement des chevaux au pied des murs, du côté le plus escarpé du château, en face des collines sur lesquelles, selon toute apparence, devaient prendre position les détachements de l'armée de Mayenne. Au milieu de la garnison et de la bourgeoisie armée, il affecta de se montrer lui-même sur les remparts, à la lueur des torches, comme s'il eût pris ses dernières dispositions pour repousser un assaut. La nuit se passa en démonstrations de ce genre, qui eurent pour résultat, comme le roi l'avait prévu, de mettre l'armée ennemie en éveil, depuis les faubourgs de Nérac jusqu'aux divers passages de la Garonne. En même temps, Henri faisait courir le bruit qu'il allait traverser le Condomois pour s'enfermer dans Lectoure, ou que, s'enfonçant dans les landes, il irait se mettre à l'abri dans Casteljaloux. Les officiers attachés à sa poursuite couvaient déjà des yeux cette noble proie; à l'exemple de Mayenne, qui, peu de jours auparavant, avait mandé à la cour que «le Béarnais» ne pouvait lui échapper, Poyanne envoya un message à Henri pour le supplier, vu l'inutilité de la défense, de déposer les armes et de daigner se rendre à lui. Le roi, ayant pris quelque repos et choisi son escorte, donna l'ordre, sur la fin de la nuit, de tirer vivement le canon, afin qu'à ce bruit, l'ennemi courût vers la ville et n'eût d'yeux et d'oreilles que pour ce qui s'y passait; puis, sortant tout à coup de Nérac avec ses amis, suivi de deux cents chevaux, il s'élance à découvert sur la route de Condom, la suit quelques instants, fait un détour à travers bois, revient passer à l'ouest de Nérac, mais hors de vue, prend à Barbaste la direction de Casteljaloux, la quitte près de Xaintrailles, et descend vers Damazan, où il fait halte une heure. De là, il repart pour Casteljaloux, passe dans le voisinage, laisse la ville à gauche, traverse tout ce petit pays montueux qu'on appelle le Queyran, gagne les forêts de Calonges et du Mas-d'Agenais, s'engage dans les ravins qui débouchent près de Caumont, et entre dans ce château, à la nuit tombante, ayant gardé avec lui seulement une vingtaine de cavaliers et indiqué Sainte-Foy pour rendez-vous au reste de son escorte.

Pendant cette course rapide et stratégique, qui ne fut qu'un jeu pour le roi, habitué à parcourir en chasseur les campagnes et les bois du pays, il fut sur le point, plus d'une fois, d'en venir aux mains avec les détachements qui couraient vers Nérac. Mais de courtes haltes ou des détours faits à propos lui permirent d'éviter toute rencontre. A Caumont, Henri et son escorte tombaient de fatigue. La Garonne était là, à leurs pieds, et, à travers la brume, ils pouvaient apercevoir ou deviner les feux de quelques bivouacs ennemis, sur l'une ou l'autre rive; mais il fallait à la fois reprendre des forces et attendre l'instant favorable. On n'eut pas grand loisir: trois heures après, en pleine nuit, l'alarme fut donnée au château par l'approche d'un gros détachement, commandé, disait-on, par Poyanne. Le roi et sa troupe remontent à cheval, s'aventurent sur les bords de la rivière, s'y procurent une barque, passent l'eau les uns après les autres, et, de nouveau réunis, entament la seconde étape de cette course vertigineuse. On est obligé de voyager tout juste au milieu des ennemis. C'est d'abord Marmande, dont on effleure la contrescarpe, de continuels qui-vive auxquels on ne répond rien ou que l'on accueille par des chansons; puis, le jour venu, c'est la garnison de La Sauvetat et quelques autres voulant voir de trop près les héros de cette odyssée, et stimulant par d'hostiles démonstrations la rapidité de leur marche. Elle eut son terme enfin, le 16 mars, dans Sainte-Foy, «auquel lieu, dit Sully, semblablement se rendirent, sur le soir même, tous ceux qui étaient demeurés derrière avec les bagages, sans qu'il eût été fait perte d'un seul valet ni d'un seul cheval».

Il est aisé de s'imaginer la confusion et la colère du duc de Mayenne en apprenant l'insuccès de cette campagne toute personnelle contre le roi de Navarre. Il cria et fit crier bien haut à la trahison; le vicomte d'Aubeterre, qui commandait à La Sauvetat, fut particulièrement soupçonné d'avoir livré passage à Henri. Rien n'est moins prouvé qu'un pareil acte de complaisance; mais le voyage du roi de Navarre fut jugé si audacieux, qu'on s'efforça d'en expliquer le succès par la complicité supposée de quelques officiers de l'armée de Mayenne. Quoi qu'il en soit, le vicomte d'Aubeterre, ayant eu avis des accusations portées contre lui, fit savoir à tout venant qu'il «ferait mentir le premier qui lui tiendrait de pareils propos», et personne, pas même Mayenne, n'osa relever ce défi.

CHAPITRE II

Caumont et Sainte-Bazeille.—Préparatifs de résistance.—Le chroniqueur royal.—Siège et reddition de Sainte-Bazeille.—Sévérité du roi de Navarre.—Castets acheté à Favas par le duc de Mayenne.—Mésintelligence entre Mayenne et Matignon.—Siège et reddition de Monségur.—André de Meslon.—Séjour et intrigues de Mayenne à Bordeaux.—Affaires de Poitou et de Saintonge.—Retour d'Angleterre de Condé.—Prise du château de Royan.—Exploits de Condé.—Siège de Brouage.—Arrivée du roi de Navarre devant cette place.—Obstruction du second havre de France.—Le maréchal de Biron en Saintonge.—Siège de Marans.—Trêve entre le roi de Navarre et le maréchal.—Le vrai motif de cette trêve.—Tentatives de négociation.—Un chef-d'œuvre épistolaire.—Lettre prophétique d'Elisabeth d'Angleterre à Henri III.—Siège et prise de Castillon par Mayenne et Matignon.—Le dernier exploit du duc de Mayenne en Guienne.—Brocard huguenot.—Apologie du duc et réponse des calvinistes.

En passant à Caumont, dont Geoffroy de Vivans était gouverneur en même temps que de Sainte-Bazeille, Henri avait pu juger des périls auxquels étaient exposées ces deux places. Quoiqu'il eût confié le commandement supérieur, en Guienne et en Gascogne, au vicomte de Turenne, il ne laissa pas de suivre d'un œil vigilant tout ce qui se faisait ou se préparait dans ces provinces. Le 18 mars, de Sainte-Foy, il écrivit à Vivans: «J'envoie demain deux compagnies à Sainte-Bazeille. Je vous prie vous y trouver pour les y recevoir, et si l'ennemi y tourne, assurez-vous que j'y mettrai plus de six cents hommes, et pour ce, résolvez-vous de vous y jeter, comme vous m'avez promis. Si vous pensez le faire, je vous enverrai douze ou quinze gentilshommes des miens, qui ont envie d'être à un siège avec vous.» Les lettres de Henri, à cette époque, sont les seuls documents que l'histoire puisse invoquer pour fixer les souvenirs relatifs au siège de Sainte-Bazeille et à quelques autres faits de guerre de moindre importance. Laissons donc parler le royal chroniqueur.

Le 20 mars, il écrit à Geoffroy de Vivans: «Parce que vous m'avez mandé que vous ne pouviez vous mettre dedans Saint-Bazeille, parce que vous étiez obligé de garder Caumont, qui est, à la vérité, de grande importance, j'ai pensé d'y donner ordre et la pourvoir de gens et de munitions...; il a fallu m'aider du régiment de Coroneau qui était à Montpaon (Rouergue); mais d'autant qu'il y a telle division entre Bajorans et lui, qu'il a demandé à servir partout ailleurs, sinon là, j'ai résolu de vider ce différend en y envoyant le sieur d'Espeuilles, pour y commander généralement... Si M. de Turenne ne vous accommode de ce qu'il vous faut, je vous prie me le mander, afin que je vous envoie tout ce que je pourrai...»

Le 25 mars, au même: «Vous ne sauriez croire combien on tue tous les jours de gens de l'armée de M. du Maine (Mayenne). Deux régiments ont voulu prendre le fort de Monbalen (ou Monbahus); ils ne l'ont fait, et y est demeuré des assiégeants soixante soldats et trois capitaines.—Boisdomain, étant de retour de Montflanquin, s'est logé dedans La Sauvetat; il y a pris quelques gens d'armes de M. de Lauzun, tué sept ou huit soldats et pris autant. A Clairac, ils (les religionnaires) ont mis en pièces douze ou quinze corps de garde.—Ils meurent encore dans leur armée. J'ai pris un messager que M. du Maine envoyait à Madame du Maine. J'ai su, par les lettres qu'il portait, qu'une matinée on avait enterré dix-huit des officiers de la maison de M. du Maine.»

Le 2 avril, au même: «J'ai ici des nouvelles de la cour, et ne vient aucun rafraîchissement à ses armées, qui se défont et se diminuent tous les jours. Quant à Caumont, je m'assure qu'ils n'oseraient l'avoir regardé pour l'attaquer. J'ai si bien pourvu à Sainte-Bazeille qu'ils s'y morfondront pour le moins. S'ils en viennent à bout, ils ne seront plus en état d'aller à Caumont. Quand vous aurez besoin de gens, je donnerai ordre de vous les faire tenir... Assurez-vous, monsieur de Vivans, que je ne vous laisserai en peine... Je tiens vingt gentilshommes prêts et deux cents arquebusiers...»

Le 8 avril, au même: «J'ai mandé à M. de Turenne de vous envoyer Fouguères et sa compagnie. Je vous ai envoyé Boësse (Boisse) et Panissaud, qui sont en chemin avec la poudre. Je mande à M. de Turenne de vous en bailler encore autant... Je tiendrai d'autres hommes prêts pour vous les envoyer quand il sera besoin, et n'épargnerai chose quelconque qui soit en mon pouvoir pour votre conservation et votre place...»

On voit, par ces extraits, où se peignent d'une façon intime la sollicitude, la prévoyance et l'on peut dire presque la camaraderie royales, quel prix Henri attachait à la défense victorieuse de Sainte-Bazeille. Ce n'était pourtant, au dire de Rosny, qui alla y prêter la main au gouverneur, qu'une ville bâtie en terre, avec des remparts sans consistance; mais, à la bien défendre et à y fatiguer les assaillants, les partisans du roi de Navarre devaient gagner, comme il le dit, de rendre beaucoup moins vives et moins dangereuses les tentatives sur Caumont, place dont il avait grandement à cœur la conservation. Or, d'incident en incident, il arriva précisément que Sainte-Bazeille, malgré sa forte garnison, fut mal défendue et rendue presque sans coup férir. Le capitaine d'Espeuilles et ses huit cents hommes firent d'abord bonne contenance; mais, dès les premiers effets des batteries, qui furent foudroyants, le gouverneur perdit courage et négocia aussitôt une capitulation. Mayenne la lui accorda d'autant plus volontiers, qu'il appréhendait l'arrivée de nouveaux secours envoyés par Vivans ou par le roi de Navarre. La place, investie le 9 avril, fut livrée, avant le 20 du même mois. Cette date approximative est fixée par une lettre du roi de Navarre à Vivans: «Je ne vous dirai autre chose, sinon que j'ai trouvé fort étrange qu'on soit entré en négociation et qu'on ait traité avec les ennemis, sans m'en avertir et sans nécessité. Cela fait connaître à nos ennemis, qui ne sont pas si bien comme aucuns pensent, que nous n'avons pas le cœur qu'ils craignaient. Je voudrais, Monsieur de Vivans, que vous sachiez et avec quel mépris de nous et de quelle façon nos ennemis parlent de ce traité.»

L'Estoile et Sully nous ont laissé des détails sur la reddition de Sainte-Bazeille. Le journal de Faurin atteste que le siège commença le 9 avril. L'Estoile dit qu'elle fut rendue dans le même mois, mais sans faire mention du jour. «En ce mois, dit-il, la ville de Sainte-Bazeille, en Gascogne, que le duc de Mayenne avait assiégée et battue de dix-huit canons, lui fut rendue par les huguenots, avec composition fort avantageuse pour eux, et peu pour les soldats de la Ligue, qui ne trouvaient nul profit à la prise de telles places, où ils ne faisaient butin que de quelques rats affamés ou de quelques chauves-souris enfumées». Toutefois, si la prise de Sainte-Bazeille n'était pas un exploit militaire pour le prince lorrain, remarque Berger de Xivrey, c'était un véritable échec pour le roi de Navarre. Les Mémoires de Vivans parlent des efforts de ce gentilhomme, qui envoya vainement au secours de cette ville une partie de la garnison de Caumont. Le ton de la lettre royale s'accorde aussi parfaitement avec ce que raconte Sully du mécontentement de Henri. Vingt gentilshommes de marque, du nombre desquels était Rosny, avaient instamment demandé la permission de se jeter dans Sainte-Bazeille pour acquérir de l'honneur avec M. d'Espeuilles, capitaine brave et expérimenté. «La capitulation, dit Sully, fut d'autant plus blâmée, qu'elle se trouva plus avantageuse et plus exactement observée, les rois et les chefs d'armée approuvant davantage que l'on sorte des places, le bâton blanc en la main, après avoir tenté tout hasard et péril, et s'être défendu jusqu'à l'extrémité, que de s'en revenir avec armes et bagages, tambour battant, enseignes déployées, mèches allumées des deux bouts, balles en bouche et pièces roulantes, et ne s'être point battus. Aussi trouvâmes-nous, lorsque nous arrivâmes à Bergerac, le roi de Navarre en merveilleuse colère contre tous nous autres, de sa maison principalement, jusques à n'en vouloir pas voir un seul, croyant que tout se fût passé de leur avis. Mais, quand il eut été informé de la vérité, il demeura plus content de nous autres, et tourna tout son courroux contre M. d'Espeuilles, lequel ayant envoyé quérir, après qu'il eut fait la révérence, il lui dit: «Eh bien! Monsieur d'Espeuilles, qu'avez-vous fait de la place que je vous avais donnée en garde pour le service de Dieu et la conservation des Eglises? Car je sais bien que ces gentilshommes que je vous avais baillés pour acquérir de l'honneur et apprendre le métier avec vous n'ont pas été de votre opinion.» A quoi l'autre (tout en furie et mutiné de ce qu'il avait ouï dire que le roi l'accusait de lâcheté) lui répondit: «Sire, j'en ai fait ce que V. M. en eût pu faire, si, étant à ma place, elle eût rencontré tous les habitants et la plus grande partie des soldats entièrement bandés contre toute autre résolution que celle que j'ai prise.»—«Par Dieu! repartit le roi, plus irrité qu'auparavant, vous n'aviez que faire de m'alléguer ainsi mal à propos, et par ma comparaison penser couvrir votre faute; je n'eusse jamais fait cette bêtise que de laisser entrer mes ennemis en ma place, avec une entière liberté de parler à un chacun, et encore moins me fussé-je mis entre leurs mains pour capituler. Et afin que, par votre exemple, les autres soient enseignés à user de plus de générosité et de prudence, suivez cet exempt des gardes, qui vous mènera où vous méritez. Et en cette sorte, sans lui donner loisir de répliquer, il fut mené en prison.»

La perte de Sainte-Bazeille fut d'autant plus sensible au roi de Navarre qu'elle suivit de près celle de Castets, assiégé de nouveau et réduit à l'extrémité par Matignon. Mayenne, sans même prendre l'avis du maréchal, l'acheta pour douze mille écus d'or à Favas, marché qui, soit dit en passant, donnait au vendeur comme à l'acheteur une figure plus mercantile qu'héroïque. L'acquisition de Castets par le duc de Mayenne servit, du moins, les intérêts du roi de Navarre, en ce que la mésintelligence qui existait entre les deux généraux s'en accrut et devint irrémédiable. Ils ne purent s'entendre sur un projet d'attaque contre Caumont, dont les Bordelais souhaitaient la chute non moins que celle de Sainte-Bazeille et de Castets. Retenu à Meilhan par une maladie réelle ou feinte, Matignon insista pour que le duc tournât ses forces contre Monségur, qui rompait, disait-il, les grands chemins et le commerce du Limousin, du Périgord et du Quercy. «Le nom de cette ville qui veut dire mont d'assurance, dit Mézeray, montre assez que sa situation est sur un haut, où, sans être commandée d'aucun endroit, elle commande toute la plaine d'en dessous; plus étroite et plus avancée du côté qu'elle regarde Duras, plus large et plus habitée de celui qu'elle regarde La Réole, et voyant couler à ses pieds la petite et fertile rivière du Drot, au milieu d'une belle et longue prairie. Le duc ayant fait ses approches sur la fin d'avril, devint malade à son tour d'une fièvre double tierce: ce qui obligea depuis Matignon d'y venir, et après qu'ils se furent abouchés à Rochebrune, il lui laissa tout le commandement. Il s'était jeté dedans cinquante gentilshommes, outre deux compagnies de gens de guerre, qui avec les habitants faisaient environ huit cents hommes, nombre bien petit pour tenir contre une si puissante armée, mais encouragé par le vicomte de Turenne qui était aux environs avec un camp volant de cinq cents chevaux et deux mille hommes de pied, qu'il mettait à couvert quand il voulait dans les villes de Sainte-Foy, Bergerac, Gensac et Castillon. Après que les assiégeants leur eurent ôté l'espérance de ce secours, la batterie commença par trois endroits, si furieuse que l'on y compta deux mille quatre cents coups de canon en un jour. Ceux de dedans ne s'étonnèrent point de ces grandes esplanades, ni de l'assaut qui leur fut donné, mais ils le soutinrent courageusement, et se retranchèrent derrière les ruines. L'émulation d'entre les royaux et les ligués et le défaut des poudres, dont il en fut trop consumé à tirer à coup perdu, retardèrent la prise de la place, jusques à temps que l'on eût fait venir de nouvelles munitions de Bordeaux, et qu'on eût agrandi les brèches. Le quinzième de mai, les assiégés capitulèrent aux conditions qu'ils seraient conduits en lieu de sûreté, avec armes et bagages, mèches éteintes et tambours couverts; mais la composition leur fut mal gardée; quelques compagnies se jetèrent sur eux, en tuèrent deux cents et dépouillèrent les autres, la licence du soldat mal discipliné s'étant portée à cette cruauté, sans être réprimée par ses capitaines qui pensaient par là gagner l'estime des Parisiens et les bonnes grâces des prédicateurs séditieux de la Ligue, au dire desquels c'était impiété de faire miséricorde aux hérétiques, et pis qu'infidélité de leur garder la foi.»

Léo Drouyn, dans ses Variétés girondines, rappelle que «Meslon fut accusé de n'avoir pas résisté autant qu'il aurait pu le faire, ou d'avoir manqué de courage dans cette occasion. Quelques officiers de la garnison, soupçonnés d'avoir fait courir des bruits malveillants contre lui, déclarèrent par écrit qu'on les avait calomniés... Après la prise de Monségur, Meslon dut, malgré ses services passés et la résistance désespérée de la ville, tomber en disgrâce. On lui reprocha non seulement cet échec, mais la non-réussite de quelques autres entreprises. Le roi de Navarre paraissait l'oublier...» Mais, en 1588, Henri lui écrivit de La Rochelle: «Monsieur de Meslon, il me semble que c'est assez demeurer chez soi, sans témoigner à son maître et au parti l'affection qu'on doit avoir à l'un et à l'autre. Disposez-vous donc à me venir trouver»; et en 1590, il le nomma mestre-de-camp de dix compagnies. Ces témoignages vengèrent noblement l'ancien gouverneur de Monségur des ingratitudes passagères et des calomnies dont il avait eu à souffrir[47].

[47] Appendice: XXXIV.

Heureux de voir que Caumont échappait à l'étreinte des deux armées, le roi de Navarre se consola aisément des échecs que lui avaient infligés Mayenne et Matignon. En écrivant, le 29 avril, de Bergerac, à Ségur pour lui recommander de hâter de tout son pouvoir l'arrivée des secours allemands, il lui donne ce plaisant bulletin de la campagne: «Le grand effort de cette armée, depuis cinq ou six mois, est tombé sur deux maisons assez mauvaises que vous connaissez, Montignac et Sainte-Bazeille, et sur la maison privée d'un gentilhomme nommée Castets, laquelle est au sieur de Favas. Ils eussent pu les acheter, de gré à gré, pour vingt ou trente fois moins qu'ils n'y ont fait de dépense, sans la perte de cinq ou six mille hommes, morts de maladie ou de main. Nous avons été trop longtemps sur la défensive.» Et le 15 mai: «J'ai trois armées en mon gouvernement: celles de MM. de Mayenne, de Matignon et de Biron (en Poitou et en Saintonge). Ils n'ont pas beaucoup gagné sur nous; jusques-ici leurs trophées sont sur Montignac, Castets, Sainte-Bazeille et Monségur.»

Comme il était déjà question du siège de Castillon par Mayenne, Henri ajoutait: «Le duc du Maine assiège Castillon. Il y aura de l'exercice pour quelque temps».—L'allusion à la «défensive» entr'ouvre l'horizon des luttes prochaines, qui, grâce au secours allemand attendu ou, tout au moins, à la diversion qu'il devait apporter, aboutirent, du côté du roi de Navarre, à la journée de Coutras. Henri ne luttait pas au jour le jour: il voyait de haut et prévoyait de loin.

Avant d'aller accomplir à Castillon son dernier exploit en Guienne, le duc de Mayenne, malade ou fatigué, avait séjourné quelque temps à Bordeaux, pendant que Matignon prenait Monségur. Il ne négligea rien pour gagner la ville et le pays à la Ligue. «En ce temps, dit le Journal de L'Estoile, le duc de Mayenne, après la prise de Monségur, se retire en la ville de Bordeaux, pour là se rafraîchir et faire panser d'une maladie qu'il avait; où il fit assez long séjour avec sa femme, qui l'était venue trouver pour le secourir en sa maladie. Et eut-on opinion qu'y étant logé à l'archevêché, il fit tout ce qu'il put pour ranger la ville à la dévotion de ceux de la Ligue et à la sienne.» Matignon conçut de telles défiances des intrigues de Mayenne à Bordeaux, «qu'il suscita le parlement, dit Mézeray, à députer vers le duc pour se plaindre de sa conduite». Malgré les remontrances et les bouderies du parlement de Bordeaux, la maladie ou les intrigues de Mayenne se prolongèrent jusqu'au milieu de l'été. Nous le retrouverons devant Castillon, où il ne parut qu'au mois de juillet, les deux armées royales ayant accordé au pays qu'elles occupaient une sorte de trêve pendant la durée des moissons. Nous avons maintenant à nous rendre compte de ce qui s'était passé en Saintonge, depuis que le roi de Navarre s'en était rapproché en quittant la Gascogne.

D'abord déconcertés, vers la fin de l'année 1585, par la débandade des troupes de Condé et les échecs qui s'ensuivirent, en Poitou et en Saintonge, les réformés reprirent peu à peu courage. «Là-dessus, revint (d'Angleterre) le prince de Condé en fort glorieux équipage, accompagné de dix vaisseaux de la reine Elisabeth et chargé de cinquante mille écus d'argent qu'elle lui avait prêtés, avec promesse d'assister son parti et sa personne, tout autant que le salut de son Etat le pourrait permettre.» Rassurés par ce retour triomphant, les calvinistes de Saintonge reprirent la lutte avec autant de succès que de vigueur. Ils se saisirent, au mois de février, du château de Royan, à la possession duquel étaient attachés deux cent mille écus de contributions annuelles. Toutes les petites places qui gênaient les mouvements de La Rochelle tombèrent en leur pouvoir. Entre deux expéditions, le prince de Condé épousa, le 16 mars, Charlotte de La Trémouille, et, le jour même de ses noces, provoqué par une compagnie de cavalerie passant dans le voisinage de Taillebourg, il eut les honneurs d'une brillante escarmouche.

Au mois de mai, les calvinistes dirigèrent contre Brouage une entreprise considérable. Renonçant à prendre cette place, que gardait toujours Saint-Luc, ils résolurent d'en obstruer le port: «Les Rochelais, qui en avaient toujours été jaloux, à cause qu'ayant assez d'eau pour recevoir les grands navires en tout temps, il ôtait la chalandise au leur, où l'on ne pouvait entrer que de haute marée, contribuèrent volontiers à ce dessein; pour lequel ayant été armés vingt-cinq vaisseaux ronds, quatre galères et quelques barques, Saint-Gelais qui en était amiral allait enfoncer de vieux corps de navires pleins de lest en forme de palissade, au lieu le plus étroit de ce port. La renommée ayant porté jusques aux oreilles du roi de Navarre la gloire que le prince de Condé acquérait en ces combats, il partit de Sainte-Foy pour y avoir part; et son émulation la lui faisant prendre à tous les périls, il hâta tellement l'exécution de l'entreprise, qu'il vit achever la palissade en peu de jours. Les courants amenèrent au travers de cette palissade un grand sillon de vases qui, se liant avec ces vaisseaux, les tenait tellement embourbés qu'on n'en pût arracher que les plus légers. Ainsi ce havre, qui était le second de France pour sa bonté, devint enfin un havre de nulle considération.»

La Rochelle triomphait; mais à ce triomphe la France perdait un de ses meilleurs ports. Tels sont les fruits désastreux de la guerre, et surtout de la guerre civile: on ne peut se vaincre mutuellement qu'en amoindrissant la patrie.

Les calvinistes de Guienne et de Gascogne ne semblaient plus avoir à redouter les entreprises de Mayenne et de Matignon, et l'on vient de voir que leurs affaires s'étaient fort améliorées entre La Rochelle et Saint-Jean-d'Angély; mais le maréchal de Biron, à la tête d'une troisième armée, venait de traverser le Poitou et d'arriver en Saintonge. Le roi de Navarre, qui connaissait par expérience la vigueur et le talent de cet adversaire, envoya La Trémouille rassembler des forces dans le Bas-Poitou, pour les joindre à celles dont il disposait et être prêt à tenir la campagne contre le nouvel arrivant. Il le fut, dès la fin du mois de mai. En juin, Biron, ayant avec lui cinq ou six mille hommes, débuta par le siège de Marans. Il l'investit puissamment, à grand renfort de travaux extraordinaires, et paya si bien de sa personne qu'il eut une main mutilée par une arquebusade. Néanmoins, Marans, qui ne semblait pas pouvoir lui échapper, ne fut pas pris: Henri et Biron conclurent inopinément une trêve, aux termes de laquelle le maréchal, laissant Marans au roi, avec la faculté d'y mettre un gouverneur, qui fut La Force, le propre gendre de Biron, fit reculer son armée au delà de la Charente et poussa la condescendance jusqu'à renoncer à toute entreprise sur Tonnay-Charente. Cette trêve fit accuser Biron de connivence avec le roi de Navarre, et il faut convenir que cette accusation ne manquait pas de vraisemblance. On pouvait supposer, en effet, que Biron, par les avantages qu'il accordait à Henri, voulait s'assurer, dans l'avenir, la bienveillance de la «seconde personne du royaume»; mais la véritable cause de l'entente subite qui s'établit entre le roi de Navarre et le maréchal fut le désir exprimé par Henri III, inquiet des progrès de la Ligue, de négocier une fois de plus avec son beau-frère, comme il en était question depuis plusieurs mois. Une entrevue de ce prince avec Catherine de Médicis avait été projetée, dès l'année précédente: elle n'eut lieu qu'au mois de décembre 1586. Le roi de Navarre lui-même ne laissait échapper aucune occasion de faire tenir à Henri III des exhortations dans le sens de la paix. «Sur la fin de ce mois (juin 1586)», note P. de L'Estoile, «La Marsilière, secrétaire du roi de Navarre, vint trouver le roi à Paris, par commandement de son maître, qui tâchait à divertir le roi de la guerre, lui proposant beaucoup d'inconvénients qui pouvaient lui en arriver et lui donnant des expédients très beaux et très sûrs pour se défaire et se dépêtrer de la Ligue et des ligueux. Mais le roi, qu'on avait peine à faire sortir d'une cellule de capucin, tant plus il y pense et plus il trouve de faiblesse de son côté et d'avancement aux affaires de la Ligue: tellement que, comme si le duc de Guise l'eût déjà tenu par le collet, la générosité lui manque et le cœur lui fault. Et s'en retourna ledit La Marsilière avec réponse aussi froide comme était douteuse et tremblante la résolution de ce prince.»

Libre dans Marans, après comme avant le siège, le roi de Navarre s'y transporta vers la mi-juin, et, au retour, le 17, il en envoyait à la comtesse de Gramont cette description, qui a pris place parmi les chefs-d'œuvre épistolaires du XVIe siècle: «C'est une île renfermée de marais bocageux, où, de cent en cent pas, il y a des canaux pour aller chercher le bois par bateau. L'eau claire, peu courante; les canaux de toutes largeurs; les bateaux de toutes grandeurs. Parmi ces déserts, mille jardins où l'on ne va que par bateau. L'île a deux lieues de tour, ainsi environnée; passe une rivière par le pied du château, au milieu du bourg, qui est aussi logeable que Pau. Peu de maisons qui n'entrent de sa porte dans son petit bateau. Cette rivière s'étend en deux bras qui portent non seulement grands bateaux, mais les navires de cinquante tonneaux y viennent. Il n'y a que deux lieues jusques à la mer. Certes, c'est un canal, non une rivière. Contre mont vont les grands bateaux jusques à Niort, où il y a douze lieues; infinis moulins et métairies insulées; tant de sortes d'oiseaux qui chantent; de toute sorte de ceux de mer. Je vous en envoie des plumes. De poisson, c'est une monstruosité que la quantité, la grandeur et le prix; une grande carpe, trois sols, et cinq un brochet. C'est un lieu de grand trafic, et tout par bateaux. La terre très pleine de blés et très beaux. L'on y peut être plaisamment en paix, et sûrement en guerre. L'on s'y peut réjouir avec ce que l'on aime et plaindre une absence. Ha! qu'il y fait bon chanter!»—Le roi de Navarre perdit Marans en 1587, à la reprise des hostilités.

Le 25 juin, Henri ayant reçu d'Angleterre une copie des lettres adressées par la reine Elisabeth au roi de France et à la reine-mère, au sujet du traité de Nemours, communiquait ces curieux documents à la comtesse de Gramont. Voici quelques extraits de la lettre de la reine d'Angleterre à Henri III; ils viennent à leur place dans ce livre, car les prophétiques pensées qu'ils expriment étaient, vers le milieu de l'année 1586, déjà justifiées en partie par des faits éclatants.

«Je m'étonne, disait Elisabeth, de vous voir trahi en votre conseil même, voire de la plus proche qu'ayez au monde (Catherine de Médicis), et qu'êtes si aveugle de n'en sentir goutte...»—Contre les Guises et la Ligue: «Je prie Dieu qu'ils veulent finir là; je ne le crois, car rarement on voit les princes vivre, qui sont si subjugués... Dieu vous garde d'en faire la preuve...»—Elle lui offre ses bons offices: «S'il vous plaît user de mon aide, vous verrez que nous leur ferons ressentir avec la plus grande honte que jamais rebelles eurent...» Salutation finale: «... Priant le Créateur vous assister de sa sainte grâce et vous relever les esprits.—Très bonne sœur et cousine, très assurée et fidèle, Elisabeth

Pendant que la trêve conclue avec Biron permettait au roi de Navarre de fortifier ses places et de remettre ses troupes sur un bon pied, l'armée de Mayenne, appuyée d'une partie des troupes de Matignon, s'acheminait vers Castillon, où elle mit le siège, du 10 au 12 juillet. Cette entreprise fut une affaire de famille. Au double point de vue militaire et politique, la prise de Castillon ne pouvait être que d'une médiocre importance; Mayenne aurait dû attaquer plutôt Sainte-Foy et surtout Bergerac. Mais Castillon appartenait à Henriette de Savoie, sa femme, dont il trouva bon de recouvrer le bien avant de guerroyer dans le seul intérêt de l'Etat. La place était défendue par le baron de Savignac et Alain, un des meilleurs officiers de siège de l'époque. La garnison se composait de neuf cents hommes d'une valeur éprouvée. Il fallut, pendant un mois et demi, l'effort de toute l'armée de Mayenne pour briser la résistance des assiégés, que soutenaient, à l'extérieur, les escarmouches de nombreux détachements dirigés par Turenne contre les assiégeants. Les munitions ayant manqué à ceux-ci, et la peste s'étant mise dans leurs rangs, Mayenne était sur le point de lever le siège, lorsque Matignon parvint à décourager les défenseurs de la place, réduits à un très petit nombre par la maladie et les combats, en empêchant l'entrée d'un secours envoyé par Turenne et en se procurant des poudres que lui vendirent des marchands de La Rochelle, «plus adonnés, dit Mézeray, à leur profit particulier qu'à l'intérêt de la cause commune». Castillon capitula le 31 août 1586[48]. Mayenne lui fit de dures conditions, et le parlement de Bordeaux, appliquant les édits dans toute leur rigueur, condamna à mort ceux des habitants de Castillon qui furent livrés à sa justice. Ce nouvel exploit de Mayenne lui attira plus de sarcasmes que de louanges, si l'on en juge par une note de L'Estoile: «Au commencement de septembre (1586), arrivèrent à Paris les nouvelles de Castillon rendu, lorsque les assiégés désespérant plutôt d'y pouvoir vivre que de le défendre, toute composition étant honorable à ceux qui ne pouvaient plus combattre et que la peste avait tellement abattus que les médicaments leur étant faillis et les chirurgiens morts, il n'y avait plus que deux femmes pour secourir les malades, qui leur servaient de garde, de chirurgien et de médecin. La ville fut donnée au pillage, mais on n'y trouva que quelques vieux haillons pestiférés: en quoi on remarqua la bonne affection du duc de Mayenne à l'endroit de l'armée du roi, à laquelle il bailla libéralement la peste en pillage. Et ici finirent les trophées de ce grand duc, lequel (comme dit Chicot à son maître, lorsqu'on lui en apporta les nouvelles): «S'il ne prend, ce dit-il, que tous les ans trois villes sur les huguenots, on en a encore pour longtemps.»

[48] Appendice: XXXV.

Le premier chagrin passé de la prise de Castillon, le roi de Navarre eut de quoi se consoler en voyant que le siège de cette place avait achevé la ruine de l'armée de Mayenne. Décimée par les combats et par la peste, mal payée, condamnée à courir de grands risques pour de minces profits, cette armée se désagrégea rapidement, malgré les efforts de Mayenne et de la Ligue pour obtenir du roi qu'elle fût fortifiée d'hommes et d'argent. A l'entrée de l'automne, il n'en restait pas quatre compagnies intactes, et le duc, jetant feu et flammes contre la cour et contre Matignon, quitta la partie et le pays en emmenant de vive force, comme son plus précieux trophée, Anne de Caumont, jeune et riche héritière qu'il destinait à son fils. Mais cette entreprise elle-même ne réussit pas dans la suite. Sur la plainte de M. de La Vauguyon, tuteur de la jeune femme, Henri III refusa d'autoriser le mariage rêvé par Mayenne, et Anne de Caumont épousa plus tard le comte de Saint-Pol. Le jugement de L'Estoile sur la campagne qui s'acheva par cet enlèvement est devenu celui de l'histoire: «Le duc de Mayenne n'avait rien fait qu'accroître la réputation du roi de Navarre et diminuer la sienne». Il fut poursuivi jusque dans Paris par un brocard huguenot qui n'avait rien d'excessif: «N'ayant pu prendre la Guienne, il a pris une fille». Mais un semblable avortement n'était pas du goût de la Ligue et de la Maison de Lorraine. Aussi, de retour à Paris, le duc de Mayenne fit-il publier une pompeuse relation de ses faits et gestes; par malheur pour lui, les calvinistes avaient des plumes expertes, et la relation fut bafouée par Du Plessis-Mornay en personne[49].

[49] Appendice: XXXVI.

CHAPITRE III

Les ambassadeurs des princes protestants à Paris.—Leur requête et la réponse de Henri III.—Entrevue de Saint-Brice.—Méfiance des calvinistes.—Discussions pendant l'entrevue.—Ajournement et reprise des négociations.—Catherine de Médicis et Turenne.—Perfidie de la reine-mère.—Rentrée en campagne.—Reprise de Castillon par Turenne.—Succès du roi de Navarre en Saintonge et en Poitou.—L'armée du duc de Joyeuse et ses succès.—Joyeuse retourne à la cour.—Expédition de Henri jusque sur la Loire.—Le comte de Soissons et le prince de Conti entrent à son service.—Henri rétrograde jusqu'en Poitou.—Les trois nouvelles armées royales.—Henri III à Gien.—Le nouveau manifeste du roi de Navarre.

La trêve conclue en Saintonge entre le roi de Navarre et Biron, ou plutôt accordée gracieusement par Biron au roi de Navarre, avait été suggérée par Henri III, effrayé des entreprises de la Ligue et de la perspective d'une invasion allemande. Des pourparlers avaient lieu constamment pour amener une nouvelle entrevue de la reine-mère et du roi de Navarre; Henri III se flattait de gagner son beau-frère en le ramenant à la religion catholique, et Catherine se proposait, au pis-aller, de faire tomber ce prince dans quelqu'un des pièges familiers à sa diplomatie. La reine-mère était déjà venue en Poitou, au mois de juillet; mais elle n'avait pu décider le roi de Navarre à se prêter à une négociation personnelle. L'arrivée à Paris des ambassadeurs des princes protestants et les allures de plus en plus hautaines des chefs de la Ligue déterminèrent Catherine à faire de nouvelles instances auprès de Henri. La démarche des princes protestants avait un caractère comminatoire qu'il faut expliquer.

Ces princes, sollicités depuis deux ans par le roi de Navarre, avaient pris enfin la résolution d'intervenir en France. «Très difficiles à échauffer, dit Mézeray, et ne s'émouvant que par des raisons de grand poids, ils différaient toujours à se mêler des affaires de leurs voisins, jusqu'à ce qu'il leur eût manifestement paru qu'il s'agissait purement de la religion, et non pas de l'obéissance des sujets envers leur prince. Lorsqu'ils en furent pleinement informés par les édits mêmes et les mandements du roi, et que le roi de Navarre leur eût fourni des marchands qui assuraient les premiers paiements des capitaines et gens de guerre, tant sur les joyaux qu'il avait fait porter en ce pays-là par Ségur-Pardaillan, que sur les promesses de la reine Elisabeth, et sur la caution du duc de Bouillon et de quelques autres seigneurs, ils conclurent entre eux d'assister les religionnaires tout de bon; mais auparavant ils jugèrent à propos de députer une grande et solennelle ambassade vers le roi, par laquelle ils l'exhorteraient de vouloir entretenir les édits de pacification; croyant que si les prières de tant de princes et d'Etats ses anciens alliés ne trouvaient point de lieu auprès de lui, au moins elles témoigneraient que leur envie n'était pas de faire la guerre à un roi de France de gaîté de cœur, mais de secourir les opprimés et de maintenir la religion qu'ils professaient.»

Henri III s'efforça d'abord d'éconduire les ambassadeurs en affectant de quitter Paris, de séjourner à Lyon, de voyager en divers lieux, pendant qu'ils l'attendaient à deux pas du Louvre. Il lassa la patience des uns, qui repartirent sans audience, mais ne put éviter les autres ni leurs remontrances, qui tendaient d'une manière générale au rétablissement des édits de pacification et contenaient des reproches sur le peu de foi qu'il avait gardé aux huguenots. Le roi n'accueillit qu'avec une extrême hauteur reproches, conseils et souhaits, et congédia définitivement les ambassadeurs après une seule audience. Il y eut quelque chose de légitime dans la fierté dont fit preuve Henri III en cette occasion; mais les historiens s'accordent à reconnaître qu'il lui eût été facile de faire sentir son autorité et de maintenir sa dignité, sans jeter le gant à des princes dont il pouvait déconcerter ou ajourner l'entreprise par une attitude moins provoquante.

Après le départ des ambassadeurs protestants, Henri III se tourna avec une vivacité nouvelle du côté du roi de Navarre. Catherine de Médicis, malgré la goutte qui l'incommodait, se rendit à Poitiers et obtint enfin, non sans une série de contre-temps et de laborieuses négociations, qu'une conférence aurait lieu entre elle et le roi de Navarre. Le rendez-vous fut pris au château de Saint-Brice, près de Cognac, pour la mi-décembre. Henri et Condé, assistés de plusieurs conseillers, s'y entourèrent de toutes les précautions imaginables. Le château appartenait à un de leurs amis; mais cette sûreté ne leur suffit pas, ni plusieurs autres que leur accordait Catherine. Ils exigèrent la présence dans le voisinage de quatre de leurs régiments, dont un gardait le château, pendant chaque séance. Par-dessous leurs habits de gala, Henri, Condé, Turenne et d'autres chefs calvinistes affectèrent de porter des armes défensives, et la reine-mère s'en étonnant, Condé répondit: «C'est encore trop peu, Madame, d'un plastron et d'une cuirasse pour se couvrir contre ceux qui ont faussé les édits du roi. Nos biens ayant été mis à l'encan, il ne nous reste plus que des armes, et nous les avons prises pour défendre nos têtes proscrites.» Henri lui-même se départit de ses allures confiantes, dont tout le monde connaissait l'habituelle bonhomie. Quand la reine-mère voulait entretenir à part Henri, Condé ou Turenne, les deux autres gardaient la porte eux-mêmes, comme le régiment gardait le château. Catherine de Médicis était accompagnée des ducs de Montpensier et de Nevers, du maréchal de Biron et de quelques officiers ou gentilshommes dévoués à Henri III, mais non inféodés à la Ligue. Son escorte n'aurait pu la tirer des mains des protestants, s'ils eussent voulu porter la main sur elle, comme la pensée leur en vint, ainsi que le raconte Mézeray: «Mais Henri, qui avait dans le fond de l'âme, non pas à l'intérieur seulement, les véritables sentiments d'honneur, abhorrait tellement toutes les lâchetés, qu'il ne put consentir à celle-là, et crut indigne de sa générosité de se servir des moyens qu'il avait si souvent reprochés à ses ennemis.»

L'histoire a recueilli sur la conférence de Saint-Brice un grand nombre de détails qui peignent en traits pittoresques la situation et les caractères. Voici, d'après l'historiographe Pierre Mathieu, la plus grande partie du dialogue de la reine-mère et du roi de Navarre dans la première entrevue:

«La reine-mère, après les révérences, embrassements et caresses dont elle était fort libérale, parla en cette sorte: «Eh bien, mon fils, ferons-nous quelque chose de bon?

—«Il ne tiendra pas à moi; c'est ce que je désire, repartit le roi de Navarre.

—«Il faut donc que vous me disiez ce que vous désirez pour cela.

—«Mes désirs, Madame, ne sont que ceux de Votre Majesté.

—«Laissons ces cérémonies, et me dites ce que vous demandez.

—«Madame, je ne demande rien, et ne suis venu que pour recevoir vos commandements.

—«Là, là, faites quelque ouverture.

—«Madame, il n'y a point ici d'ouverture pour moi.

—«Mais quoi, ajoute la reine, voulez-vous être la cause de la ruine de ce royaume, et ne considérez-vous point qu'autre que vous après le roi n'y a plus d'intérêt?

—«Madame, ni vous, ni lui ne l'ont pas cru, ayant dressé huit armées pour cuider me ruiner.

—«Quelles armées, mon fils? Vous vous abusez. Pensez-vous que si le roi vous eût voulu ruiner, il ne l'eût pas fait! La puissance ne lui a pas manqué, mais il n'en a jamais eu la volonté.

—«Excusez-moi, Madame, ma ruine ne dépend point des hommes: elle n'est ni au pouvoir du roi ni au vôtre.

—«Ignorez-vous la puissance du roi et ce qu'il peut?

—«Madame, je sais bien ce qu'il peut, et encore mieux ce qu'il ne pourrait faire.

—«Eh quoi donc! ne voulez-vous pas obéir à votre roi?

—«J'en ai toujours eu la volonté, j'ai désiré de lui en témoigner les effets, et l'ai souvent supplié de m'honorer de ses commandements, pour m'opposer, sous son autorité, à ceux de la Ligue, qui s'étaient élevés en son royaume, au préjudice de ses édits, pour troubler son repos et la tranquillité publique.»

«Là-dessus la reine toute en colère: «Ne vous abusez point, mon fils, ils ne sont point ligués contre le royaume; ils sont Français, et tous les meilleurs catholiques de France, qui appréhendent la domination des huguenots, et pour le vous dire tout en un mot, le roi connaît leur intention, et trouve bon tout ce qu'ils ont fait. Mais laissons cela; ne parlez que pour vous, et demandez tout ce vous voulez: le roi vous l'accordera.

—«Madame, je ne vous demande rien; mais si vous me demandez quelque chose, je le proposerai à mes amis et à ceux à qui j'ai promis de ne rien faire ni traiter sans eux.

—«Or bien, mon fils, puisque vous le voulez comme cela, je ne vous dirai autre chose, sinon que le roi vous aime et vous honore, et désire vous voir auprès de lui, et vous embrasser comme son bon frère.

—«Madame, je le remercie très humblement, et vous assure que jamais je ne manquerai au devoir que je lui dois.

—«Mais quoi, ne voulez-vous dire autre chose?

-«Et n'est-ce pas beaucoup que cela?

—«Vous voulez donc continuer d'être cause de la misère, et à la fin de la perte de ce royaume?

—«Moi, Madame, je sais qu'il ne sera jamais tellement ruiné qu'il n'y en ait toujours quelque petit coin pour moi.

—«Mais ne voulez-vous pas obéir au roi? Ne craignez-vous point qu'il ne s'enflamme et s'irrite contre vous?

—«Madame, il faut que je vous dise la vérité: il y a tantôt dix-huit mois que je n'obéis plus au roi.

—«Ne dites pas cela, mon fils.

—«Madame, je le puis dire; car le roi, qui m'est comme père, au lieu de me nourrir comme son enfant et ne me perdre, m'a fait la guerre en loup; et quant à vous, Madame, vous me l'avez faite en lionne.

—«Eh quoi! ne vous ai-je pas toujours été bonne mère?

—«Oui, Madame; mais ce n'a été qu'en ma jeunesse: car depuis six ans je reconnais votre naturel fort changé.

—«Croyez, mon fils, que le roi et moi ne demandons que votre bien.

—«Madame, excusez-moi, je reconnais tout le contraire.

—«Mais, mon fils, laissons cela; voulez-vous que la peine que j'ai prise depuis six mois ou environ demeure infructueuse, après m'avoir tenue si longtemps à baguenauder?

—«Madame, ce n'est pas moi qui en suis cause; au contraire, c'est vous. Je ne vous empêche que vous reposiez en votre lit; mais vous, depuis dix-huit mois, m'empêchez de coucher dans le mien.

—«Et quoi! serai-je toujours en cette peine, moi qui ne demande que le repos?

—«Madame, cette peine vous plaît et vous nourrit; si vous étiez en repos, vous ne sauriez vivre longuement.

—«Comment, je vous ai vu autrefois si doux et si traitable, et à présent je vois sortir votre courroux par les yeux, et l'entends par vos paroles.

—«Madame, il est vrai que les longues traverses et les fâcheux traitements dont vous avez usé à mon endroit m'ont fait changer et perdre ce qui était de mon naturel.

—«Or bien, puisque ne pouvez faire de vous-même, regardons à faire une trêve pour quelque temps, pendant lequel vous pourrez conférer et communiquer avec vos ministres et vos associés, afin de faciliter une bonne paix, sous bons passeports, qui à cette fin vous seront expédiés.

—«Eh bien! Madame, je le ferai.

—«Eh quoi, mon fils, vous vous abusez! Vous pensez avoir des reîtres, et vous n'en avez point.

—«Madame, je ne suis pas ici pour en avoir nouvelles de vous.»

Par cette première entrevue, qui se passa toute en semblables propos, la reine-mère se convainquit de la difficulté de sa mission. Il était évident que le roi de Navarre venait à elle plutôt avec le parti pris de ne pas s'accommoder qu'avec des idées de conciliation. Elles étaient, en effet, loin de son esprit, parce que derrière la reine-mère ou derrière le roi de France, non irréconciliables, comme la suite le prouva, Henri et ses amis voyaient la Ligue, leur ennemie mortelle, dont la destruction seule pouvait assurer leur existence. Catherine pourtant ne s'avoua pas vaincue; elle eut encore deux entrevues avec le roi de Navarre. Dans la seconde, elle lui demanda de contremander la levée allemande, et insista sur le changement de religion, première condition d'un accord et d'une paix durables. «Madame, répondit Henri, le respect du roi et ses commandements m'ont fait demeurer faible et donner aux ennemis, avec la force, l'audace qui est la fièvre de l'Etat. Votre accusation est comme celle du loup à l'agneau; car mes ennemis boivent à la source des grandeurs. Vous ne me pouvez accuser que de trop de fidélité; mais moi je me puis plaindre de votre mémoire, qui a fait tort à votre foi.» Il se défendit de toute concession au sujet de la levée allemande, faisant sentir à la reine qu'il pénétrait l'arrière-pensée cachée sous cette demande, et qu'il n'était pas homme à se désarmer, quand on s'efforçait de l'accabler de toutes parts. Et quant au changement de religion: «Comment, ajouta-t-il, ayant tant d'entendement, êtes-vous venue de si loin pour me proposer une chose tant détestée et de laquelle je ne puis délibérer avec conscience et honneur que par un légitime concile auquel nous nous soumettrons, moi et les miens?»

Les conseillers de Catherine, prenant à leur tour la parole, s'efforcèrent de séduire Henri par la perspective des bonnes grâces royales, dont il tirerait de si grands avantages. Le roi de Navarre avait réponse à tout; et Nevers, ayant eu la hardiesse de lui dire: «Sire, vous seriez mieux à faire la cour au roi de France qu'au maire de La Rochelle, où vous n'avez pas le crédit d'imposer un sou en vos nécessités», ce duc, d'origine italienne, s'attira cette piquante réponse, qui visait Catherine de Médicis et tous ses compatriotes si bien en cour: «Nous n'entendons rien aux impositions, car il n'y a pas un Italien parmi nous. Je fais à La Rochelle ce que je veux, n'y voulant que ce que je dois.»

Catherine tenta un nouvel effort dans une troisième entrevue. Elle proposa de suspendre pour une année l'exercice de la religion réformée, et de conclure en même temps une trêve, afin de pouvoir assembler les Etats-Généraux auxquels on soumettrait les conditions d'un accommodement. Mais Henri et Condé «connurent bien que cet expédient ne tendait qu'à détourner le grand secours d'Allemagne, qu'ils ne pourraient jamais rassembler, s'il était une fois dissipé; ils consentirent seulement, au cas qu'on leur promît un concile et que le roi leur en donnât lettres, de faire des trêves pendant lesquelles ils manderaient les députés des provinces, sans lesquels ils ne pouvaient rien conclure». A son tour, Catherine refusa, si bien qu'il ne put y avoir accord que sur une trêve de douze jours, pour donner le temps de rendre compte de la conférence au roi et de prendre ses nouveaux ordres. Là-dessus la reine-mère se retira à Niort, puis à Fontenay, et le roi de Navarre à La Rochelle. La trêve expirait le 6 janvier. Catherine s'efforça de renouer les négociations, mais Henri ne voulut plus traiter en personne. Il envoya à Fontenay le vicomte de Turenne, qui «traitait adroitement de plusieurs choses avec la reine-mère, dit Davila, mais n'en concluait aucune».

Le dernier mot de Catherine fut que le roi voulait une seule religion dans son royaume, et Turenne, en arrivant aux sarcasmes, répondit: «Les calvinistes le veulent bien aussi, Madame, pourvu que cette religion soit la leur; autrement il faut se battre». Ainsi finit la conférence. Catherine chercha les moyens de la recommencer, jusqu'au mois de février, où quelques troubles suscités par les Seize la rappelèrent à Paris.

Mais la diplomatie de la reine-mère, après avoir échoué dans les négociations directes, faillit réussir par les bruits perfides qui coururent touchant la conférence de Saint-Brice. Pendant qu'elle avait lieu, Catherine manœuvra de telle sorte que l'on commençait à douter des résolutions du roi de Navarre. Il fut obligé d'en écrire à ses amis pour rétablir la vérité: il la fit connaître tout au long, en France et à l'étranger, dès que les pourparlers eurent pris fin. «Il s'est passé, écrivait-il de La Rochelle, beaucoup de temps aux traités d'avec la reine, sans beaucoup de certitude du fruit qu'on en devait attendre, qui m'a fait toujours résoudre de ne m'attacher point si fort à la suite de cette négociation que le soin de pourvoir à nos affaires en fût amoindri. Les mouvements qui sont depuis survenus à Paris l'ont rappelée, et j'ai évité, à son départ, qu'elle eût occasion ni prétexte de se plaindre de nous, lui ayant fait offrir par M. de Turenne d'employer ma personne et tous mes biens pour rétablir l'autorité du roi anéantie par ceux de la Ligue et acquérir un perdurable repos à ses sujets.» Il ajoutait à ses explications l'avis de sa prochaine rentrée en campagne. Et, en effet, il s'était déjà empressé d'envoyer Turenne mettre tout en ordre, en Guienne, en Gascogne et dans le Haut-Languedoc. Turenne vit à Castres le maréchal de Montmorency, remplit sa mission dans diverses provinces et revint pour reprendre Castillon, ce qu'il fit en un tour de main. Alain, le vaillant défenseur de la place contre Mayenne, fit dresser au bon endroit une échelle, qui introduisit les assiégeants dans la place, Turenne en tête. La prise de Castillon avait coûté plus de deux cent mille écus à Mayenne; Turenne la reprit avec une échelle qui valait bien quatre écus: beau sujet d'épigrammes pour les adversaires de la Ligue et les ennemis particuliers de la Maison de Lorraine.

Le roi de Navarre, de son côté, s'était remis à l'œuvre. Du mois d'avril au mois de juin, il prit, en Saintonge et en Poitou, une vingtaine de villes et de châteaux, entre autres Talmont, Chizé, Sauzé, Saint-Maixent, Fontenay. Une lettre datée de Saint-Maixent et adressée au duc de Montpensier peut donner une idée de l'activité qu'il déploya dans cette campagne: «Je n'ai point couché dans mon lit depuis quinze jours, disait-il, par les soins, la fatigue ou les tracas que la conduite de l'artillerie apporte.»

En juin, il eut devant lui une armée commandée par le duc de Joyeuse et qui ne permit pas à ses petites troupes de tenir régulièrement la campagne. Il fortifia les garnisons de ses meilleures places, rasa les plus faibles et s'en tint aux escarmouches. Joyeuse prit Tonnay-Charente et Maillezais, reprit Saint-Maixent, écrasa un parti huguenot, à la Mothe-Saint-Eloi, et se montra partout impitoyable. Il arrivait déjà près de La Rochelle, lorsque, prétextant quelques maladies qui fatiguaient ses troupes, il les laissa sous les ordres de Lavardin, son maréchal de camp, et repartit pour la cour, où il redoutait fort les entreprises et les succès de son rival, le duc d'Epernon. Le jour de son arrivée à Paris, un courrier lui apportait la nouvelle d'une défaite que le roi de Navarre venait d'infliger à son armée. «Comme le roi de Navarre, dit Mézeray, fut averti par un nommé Despondes son domestique, qui était prisonnier de Joyeuse, que Lavardin remmenait son armée, il se résolut de la suivre et de la charger sur sa retraite, lorsqu'elle croirait être bien loin de tout danger. Il en attrapa et défit plusieurs compagnies, entre autres celle des gens d'armes du duc logée à Vismes, deux lieues en deçà de Chinon, où il prit la cornette blanche. Lavardin, étonné de savoir que sa cavalerie avait ainsi été surprise et taillée en pièces dans ses logements, se rangea le plus promptement qu'il put dans la petite ville de La Haye sur la Creuse. Le roi de Navarre l'y investit aussitôt, s'assurant bien de le forcer dans l'épouvante où il le voyait; mais, faute de canon, dont quelques-uns rejetaient la faute sur la jalousie du prince de Condé qui avait dû en amener, il ne put parachever un si beau dessein.»

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