Histoire amoureuse des Gaules; suivie des Romans historico-satiriques du XVIIe siècle, Tome II
The Project Gutenberg eBook of Histoire amoureuse des Gaules; suivie des Romans historico-satiriques du XVIIe siècle, Tome II
Title: Histoire amoureuse des Gaules; suivie des Romans historico-satiriques du XVIIe siècle, Tome II
Author: comte de Roger de Rabutin Bussy
Contributor: Charles-Louis Livet
Editor: Paul Boiteau d'Ambly
Release date: May 13, 2009 [eBook #28789]
Most recently updated: February 12, 2025
Language: French
Credits: Produced by Sébastien Blondeel, Carlo Traverso, Rénald
Lévesque and the Online Distributed Proofreading Team at
https://www.pgdp.net (This file was produced from images
generously made available by the Bibliothèque nationale
de France (BnF/Gallica).
HISTOIRE
AMOUREUSE
DES GAULES
Paris. Imprimé par GUIRAUDET ET JOUAUST, 338, r. S.-Honoré,
avec les
caractères elzeviriens de P. JANNET.
HISTOIRE
AMOUREUSE
DES GAULES
PAR BUSSY RABUTIN
Revue et annotée
PAR M. PAUL BOITEAU
Suivie des Romans historico-satiriques du XVIIe
siècle
Recueillis et annotés
PAR M. Ch.-L. LIVET
Tome II
À PARIS
Chez P. JANNET, Libraire
MDCCCLVII
PRÉFACE.
orsque parurent
pour la première fois les libelles que nous publions, ils n'eurent, pour
s'accréditer auprès des lecteurs, ni le charme élégant du style, ni
l'autorité du nom de Bussy; le scandale seul fit leur succès.
Il se trouve peut-être encore, après deux siècles, des lecteurs attardés qui cherchent dans ces livres ce qu'y voyoient leurs aïeux: ce n'est point à eux que nous nous adressons; nos visées sont plus hautes. Le scandale est devenu de l'histoire, et c'est pour montrer dans quelle mesure on peut y ajouter foi que nous y avons joint le commentaire qui sert de contrôle aux récits du pamphlétaire. Composés on ne sait où, les uns en France, les autres à l'étranger, et publiés en Hollande, ces libelles eurent vite passé la frontière; à défaut des livres, dont un nombre fort restreint put pénétrer dans le royaume, les copies se multiplièrent, et Dieu sait quel aliment y trouvèrent les conversations! Tout hobereau qui, après un voyage à Paris, dont son orgueil faisoit un voyage à la cour, rentroit dans sa province, y affirmoit hardiment tous les dires des pamphlets; il y croyoit ou feignoit d'y croire, et disoit: Je l'ai vu. Quel honneur! Des autres, qui n'avoient pas quitté leur pays, ceux-ci, par esprit d'opposition, admettoient aveuglément comme vraies toutes ces turpitudes; ceux-là, par un sentiment de respect, s'efforçoient de douter. Mais on voit ce qu'étoient alors ces pamphlets: une proie offerte à la malignité, une ample matière livrée aux discussions.
À un intervalle de deux cents ans, que sont maintenant pour nous ces ouvrages? Osons le dire: ce sont de précieux documents historiques, et ceux même qui affectent de les mépriser les ont lus, et y ont appris, à leur insu peut-être, plus qu'ils ne veulent en convenir. Quelques érudits seuls, qui ont beaucoup lu et beaucoup retenu, ont pu glaner çà et là et réunir en gerbe les mêmes faits qu'on trouve ici rassemblés; mais ceux-là sont rares, et sans ces pamphlets le lien de tous ces récits échapperoit à plusieurs, beaucoup n'auroient dans l'esprit que des traits épars et des lignes confuses: où seroit le tableau?--Nulle part ailleurs on ne trouve réunis autant de détails vrais sur les relations du Roi avec La Vallière et ses autres maîtresses, de Madame avec le comte de Guiche, de Mademoiselle avec Lauzun, etc.--Je vais plus loin: si l'on excepte les pamphlets de la Fronde, qui n'ont jamais un mot blessant pour le Roi, où trouvera-t-on mieux qu'ici la preuve de ce prestige inouï qu'exerçoit la royauté? Toutes les foiblesses du Roi sont racontées dans le plus grand détail, et, c'est une remarque fort caractéristique qui ne peut échapper à personne, jamais un mot de blâme ne lui est adressé, jamais une raillerie ne l'attaque, jamais les auteurs n'invoquent la morale pour avoir le droit de ne pas admirer.
Or, sans parler des événements, une tendance si manifeste, qui paroît sous des plumes différentes, est un fait précieux acquis à l'histoire.
Cette opinion de l'importance historique des libelles que je publie pourra paroître exagérée; mais ce n'est pas sans réflexion, ce n'est pas sans preuves, que je me la suis faite; si je n'avois pas été convaincu qu'elle est fondée, j'ai trop l'horreur des scandales pour avoir entrepris cette publication. Je le répète, c'est l'histoire seule que j'ai eu en vue; je dois dire comment je l'ai trouvée.
Les auteurs de ces libelles, on le conçoit, n'ont point eu la prétention d'être des historiens. Le succès du livre de Bussy les a seul provoqués à marcher sur ses traces, ils ont exploité la vogue de son roman; l'intérêt des libraires a fait le reste. C'est donc à une opération de librairie que nous devons tous ces petits volumes composés dans un genre prisé des acheteurs. Comment les auteurs ont recueilli les faits, je l'ignore. Des exilés français les leur ont-ils fournis? Ont-ils reçu de la cour des mémoires? Ont-ils écrit en France et fait imprimer en Hollande? Nul, je crois, n'en sait rien. Pour nous du moins, si les suppositions ne manquent pas, les preuves font défaut, et nous n'osons rien affirmer. Mais ce qui est certain, c'est qu'ils étoient généralement bien informés, et notre commentaire ne laissera pas de doute à cet égard.
Toutefois nous devons faire une distinction. Quand nous constatons l'authenticité des faits, nous n'avons garde d'entendre parler des descriptions, des conversations ou des lettres: le fait étant donné, l'auteur en a souvent tiré des conséquences qu'il restera toujours impossible de vérifier, et qui, pour cette raison, compromettent sa véracité et tendent à diminuer la confiance. Telle entrevue, tel discours, tel billet, n'a peut-être jamais existé que dans l'imagination de l'écrivain; s'il est resté, en les inventant, dans les limites de la vraisemblance, s'il n'a pas démenti les caractères ou introduit des circonstances qui se contredisent, il n'a rien fait dont nous puissions le reprendre, il ne nous a pas fourni d'armes contre lui, et, tout en observant à sa manière les lois du roman, il n'a point failli au rôle d'historien que nous croyons pouvoir après coup lui imposer.
Notre préoccupation unique, dans le commentaire qui accompagne ces libelles, a été de montrer dans quelle mesure on pouvoit en accepter comme vraies les données; nous avons cru utile de présenter à des lecteurs plus ou moins portés au doute le contrôle des faits qui leur étoient soumis, d'indiquer parfois les erreurs, de confirmer les vérités, de provoquer l'examen. Notre tâche étoit donc tout autre que celle dont s'est acquitté, avec tant d'esprit et de savoir, M. P. Boiteau, le commentateur de Bussy. De ce que ces livres ne doivent point à leurs auteurs un mérite propre qui les soutienne, et de ce que les récits graveleux qu'on y rencontre sont de nature à éloigner le lecteur plutôt qu'à l'attirer, il résultoit pour nous la nécessité d'être grave et sévère, là où il pouvoit paroître enjoué comme son auteur; avec autant de soin qu'il visoit à rester dans l'esprit de son texte, nous avons cherché à nous séparer du nôtre. Le tableau qu'il présentoit permettoit une riche bordure; ceux qui suivent réclament un cadre plus simple. Le livre de Bussy est signé, le nom de son auteur le patronne et le pousse merveilleusement; les libelles qu'on va lire sont anonymes, et ils ont besoin d'être accrédités pour obtenir, non pas le même succès, mais autant et plus de confiance.
Quelques mots encore sont nécessaires pour faire connoître en quoi cette édition nouvelle diffère des précédentes.
Tout le monde sait que chacun des éditeurs de Bussy a ajouté quelques pièces nouvelles à son œuvre, qui leur servoit de passe-port. C'est ainsi que l'Histoire amoureuse des Gaules a fini par comprendre, outre son livre, qui ouvroit la marche, un certain nombre de pamphlets, soit contemporains, soit postérieurs à sa mort, mais que son nom protégeoit, en vertu de cet axiome: «Le pavillon couvre la marchandise.» Toutes les éditions n'ont pas donné les mêmes ouvrages. Ainsi, Alosie, ou Les amours de M. T. P., qui avoit paru sans clef et qui racontoit des aventures toutes bourgeoises, a bien vite disparu; Junonie, dont les personnages n'étoient guère plus relevés, s'est conservée parce que les noms propres qui s'y trouvoient piquoient la curiosité. Ce n'est qu'au XVIIIe siècle que le texte a été définitivement arrêté, et, depuis, toutes les éditions qui se sont succédé ont reproduit les mêmes pièces, dans un ordre plus ou moins arbitraire.
Les lecteurs sont en droit de nous demander tout ce qu'ils sont habitués à trouver dans l'Histoire amoureuse des Gaules, telle que l'ont faite les libraires. Nous avons dû suivre, à cet égard, la tradition, bien qu'il nous eût paru préférable de supprimer tel écrit où le nombre des faits, fort limité, a fait place à des descriptions moins utiles; mais, dès le début, on verra que nous avons comblé quelques lacunes. Ainsi nous avons introduit la pièce intitulée: les Agrémens de la jeunesse de Louis XIV, qui raconte les amours du grand roi avec Marie de Mancini 1, et dont le manuscrit appartient à un amateur distingué, aussi obligeant qu'il est modeste. Un autre amateur, pénétré de l'intérêt qu'offrent ces livres aux érudits, nous a confié le manuscrit où nous avons emprunté la fin, également inédite, de la Princesse, ou les Amours de Madame 2. C'est avec une vive reconnoissance que nous les prions l'un et l'autre de recevoir nos remercîments.
Le volume qui suit, augmenté aussi, sera précédé d'un avis qui indiquera nos additions, et suivi d'une étude bibliographique sur les éditions publiées jusqu'ici de l'Histoire amoureuse et sur l'histoire de ces pamphlets.
Notre soin ne s'est pas borné à donner un texte bien complet; nous l'avons collationné avec une scrupuleuse exactitude sur les manuscripts originaux ou les premières éditions; des notes nombreuses indiquent les variantes que nous avons ainsi recueillies, les passages que nous avons restitués, les morceaux que nous avons enlevés à certains pamphlets pour les rétablir dans les textes plus anciens où ils avoient paru la première fois, et d'où ils avoient été maladroitement enlevés. C'est à ces notes que nous renvoyons pour prouver, en faveur de notre texte, une supériorité à laquelle nous prétendons hardiment sur toutes les éditions qui ont précédé celle-ci. Ch.-L. LIVET.
HISTOIRE
AMOUREUSE
DES GAULES
LES AGRÉMENS
DE LA JEUNESSE DE LOUIS XIV
OU
SON AMOUR POUR Mlle DE MANCINI 3.
ans le beau sexe,
tout languiroit; les familles seroient éteintes, les républiques
périroient et les vertus seroient sans sectateurs, parce que les dames
n'en produiroient plus les modèles, ne produisant plus de héros. Pour moi,
qui suis vrai et qui les aime, je leur donne la préférence sur nous, et
nos langues, de concert, doivent sans cesse publier leurs mérites. Je
joins à la mienne ma plume pour écrire leurs grandes actions, et pour
exprimer leur vertu, dont nos cœurs sont semblablement touchés. Comme j'en
connois l'éclat, j'emploie tout mon pouvoir pour maintenir ce sexe si
admirable dans ses anciens droits. Puisque les contester seroit blesser
les lois de la nature, les règles de la raison, et même les maximes de la
religion, il le faut bien croire supérieur au nôtre.
Note 3: (retour) Nous donnons cette première pièce, inédite, semble-t-il, jusqu'à ce jour, d'après deux manuscrits, l'un qui nous a été communiqué par son possesseur, l'autre qui appartient à la Bibliothèque de l'Arsenal; ce dernier nous a fourni quelques variantes heureuses. Tous les deux, d'ailleurs, par leur style, trahissent la main d'un étranger. Ils n'ont de valeur que parce qu'ils comblent une lacune dans la série des amours du grand roi.
Louis XIV l'avoit non seulement respecté, mais encore s'en étoit-il rendu l'esclave, ce magnanime prince qui surpassoit les héros de l'antiquité, qui égaloit les dieux du paganisme, qui étoit un Jupiter dans les conseils, un Mars dans les armées, un Apollon par ses lumières, et un Hercule par ses travaux. C'est de ce puissant monarque, de ce roi si chéri, non seulement de ses sujets, mais de tout l'univers, que j'entreprends de décrire les amours, oubliant volontiers les bourgeoises et magistrales 4 qui ne doivent en quelque sorte qu'occuper le commun du peuple. À peine Louis XIV eut-il atteint l'âge de dix-sept ans 5 qu'il s'adonna tout entier à faire la félicité de la nièce du cardinal Mazarin 6, qui, sans être belle, le sçut si bien engager, qu'à tout autre âge du roi elle l'eût gouverné, tellement son esprit faisoit d'opération sur son jeune cœur. Elle n'avoit nul air d'une personne de condition; mais ses sentimens étoient si élevés et son génie si étendu, qu'elle faisoit l'admiration de tous ceux qui avoient le bonheur de la voir. Son parler étoit autant doux que ses yeux étoient tendres et languissans; son embonpoint étoit si considérable qu'il la rendoit très matérielle; et cependant, ajustée dans ses habits de cour, elle eût également plu à tout autre qu'à Louis XIV, qui alors témoignoit n'avoir de goût que pour l'esprit, opinion qu'il a confirmée depuis par le choix qu'il a fait de celles qui ont remplacé la Mancini. Ainsi se nommoit la nièce du cardinal.
Note 4: (retour) On retrouvera ces mêmes expressions au début de la pièce suivante, le Palais-Royal, ou les Amours de mademoiselle de La Vallière, qui certes n'est pas de la même main. Quant à ces intrigues bourgeoises et magistrales, ne s'agiroit-il point du touchant récit qui a pour titre Junonie, et qu'on retrouvera plus loin?
Note 5: (retour) Louis XIV était né le 5 septembre 1638. C'est donc à la fin de l'année 1655 que l'auteur place son récit. Mais cette date est fausse; arrivées en France en 1653, Marie Mancini et sa sœur Hortense furent mises au couvent des filles de Sainte-Marie, à Chaillot, selon madame de Motteville, et parurent «sur le théâtre de la cour» seulement «après le mariage de madame la comtesse de Soissons», c'est-à-dire en février 1657.
Note 6: (retour) Marie Mancini, depuis connétable Colonna. Le portrait qu'on donne ici d'elle se rapproche assez de celui qu'on trouvera dans la pièce suivante; mais il s'accorde mal avec celui que nous trace madame de Motteville (collect. Petitot, t. 39, p. 400-401): «Marie, sœur cadette de la comtesse de Soissons, étoit laide. Elle pouvoit espérer d'être de belle taille, parce qu'elle étoit grande pour son âge et bien droite; mais elle étoit si maigre, et ses bras et son col paroissoient si longs et si décharnés, qu'il étoit impossible de la pouvoir louer sur cet article. Elle étoit brune et jaune; ses yeux, qui étoient grands et noirs, n'ayant point de feu, paroissoient rudes. Sa bouche étoit grande et plate, et, hormis les dents, qu'elle avoit très belles, on la pouvoit dire alors toute laide.» Voilà pour l'extérieur. Au moral, madame de Motteville l'apprécie ainsi: «... Malgré sa laideur, qui, dans ce temps-là, étoit excessive, le roi ne laissa pas de se plaire dans sa conversation. Cette fille étoit hardie et avoit de l'esprit, mais un esprit rude et emporté. Sa passion en corrigea la rudesse... Ses sentimens passionnés et ce qu'elle avoit d'esprit, quoique mal tourné, suppléèrent à ce qui lui manquoit du côté de la beauté.» Somaize, dans son Dict. des pretieuses (Biblioth. elzev., t. 1, p. 168), parle plus longuement de son esprit: «Je puis dire, sans estre soupçonné de flatterie, que c'est la personne du monde la plus spirituelle, qu'elle n'ignore rien, qu'elle a lu tous les bons livres... J'oseray adjouster à cecy que le ciel ne luy a pas seulement donné un esprit propre aux lettres, mais encore capable de régner sur les cœurs des plus puissants princes de l'Europe. Ce que je veux dire est assez connu.» Ajoutons quelques mots de madame de la Fayette: «Cet attachement avoit commencé, dit-elle, pendant le voyage de Calais, et la reconnoissance l'avoit fait naître plutôt que la beauté. Mademoiselle de Mancini n'en avoit aucune; il n'y avoit nul charme dans sa personne et très peu dans son esprit, quoiqu'elle en eût infiniment. Elle l'avoit hardi, résolu, emporté, libertin (indépendant), et éloigné de toute sorte de civilité et de politesse.» (Histoire de madame Henriette, collect. Petitot, t. 64, p. 382.)
Ce prince 7 étoit bien fait, quoiqu'il eût les épaules un peu larges; sa physionomie étoit noble, son air majestueux et son regard fixe. Le premier coup d'œil qu'il jeta sur cette demoiselle fut dans le jardin des Tuileries, qui se nommoit le jardin de Renard 8, qu'elle reçut avec bien du respect et de profondes révérences, auxquelles il répondit très galamment. Il s'en approcha pour lui dire que jusqu'alors il ignoroit d'être si riche en sujets si accomplis et si parachevés; qu'il la prioit de trouver bon qu'il s'excusât sur l'insulte qu'il lui faisoit de la mettre en parallèle aux gens qui lui étoient subordonnés, et que dès ce moment-là il la reconnoissoit pour sa souveraine.
Note 8: (retour) «Derrière les Tuileries est planté le jardin des Tuileries, et au bout celui de Renard... qui occupe tout le bastion de la Porte-Neuve. Il consiste en un grand parterre bordé, le long des murailles de la ville, de deux longues terrasses couvertes d'arbres, et élevées d'un commandement plus que le chemin des rondes, d'où l'on découvre une bonne partie de Paris, les tours et retours que fait la Seine dans une vaste et plate campagne, et, de plus, tout ce qui se passe dans le cours.» Le roi Louis XIII avoit accordé la jouissance de ce vaste terrain à Renard par brevet de l'an 1633; les galants de Cour y alloient fréquemment faire des parties de plaisir, des dîners, etc. Voy. Sauval, t. 2, p. 59 et 60. Cf. Mém. de Mlle de Montp., t. 1, p. 234, 235, édit de Maëstricht; Loret, passim.
Une telle déclaration éloigna de lui toute sa cour, et, comme il fut en liberté, il lui dit qu'il eût cru le cardinal dans ses intérêts; mais qu'il s'étoit trompé, ne lui ayant pas donné la satisfaction d'adresser à sa chère nièce des vœux de sa part que personne autre qu'elle ne méritoit; que, ne connoissant point les attributs de sa couronne, par l'inattention de ceux qui l'approchoient, il ne pouvoit pas s'en venger à l'heure même, mais qu'il se feroit instruire par ses particuliers favoris comment il en devoit user à son égard pour y parvenir.
Mademoiselle de Mancini, qui jusque là n'avoit pas eu la liberté de répondre, arrêta tout court le Roi en lui disant: «S'il est vrai, Sire, que ce que Votre Majesté me fait l'honneur de me dire parte du cœur et soit sincère, je dois me soustraire de dessous ses yeux, ne pouvant vivre éloignée de mon oncle.--Je ne prétends pas l'éloigner, ma reine, reprit le Roi; mais s'il étoit à mon pouvoir d'être avec vous comme avec lui, je serois au dernier période de ma joie.--Vous êtes, Sire, son maître, comme j'ai l'honneur d'être votre soumise et respectueuse servante, lui dit-elle. Si Votre Majesté a pour moi quelques bontés, il conservera au Cardinal celle dont il a besoin pour régir ses États dans la manière qu'il convient; si elle étoit dans un âge plus avancé ou qu'elle pût régner sans secours, je lui passerois tous ces sentiments, et me flatterois, par mon respectueux attachement pour elle, de devenir aussi contente que je suis malheureuse, étant à la veille d'épouser un homme que, sans le connoître, je ne puis souffrir.--Que me dites-vous, Mademoiselle? Vous m'accablez.--Ce que j'ai l'honneur d'exposer à Votre Majesté est, repartit-elle; et cela est si vrai, Sire, que, pour dissiper le chagrin que m'en a donné la nouvelle, je suis venue ici avec l'une de mes filles en qui j'ai le plus de confiance, afin qu'avec elle je puisse me consoler du malheur qui me suit.--Rassurez-vous, dit le roi; dans ce moment j'y mettrai ordre, et, pour que vous n'en doutiez pas, je vous quitte aussi pénétré de douleur que vous me paroissez l'être.» Comme il étoit aux adieux, sa cour vint le rejoindre, dans le nombre de laquelle il entra sans considérer aucun de ceux qui l'accompagnoient. Il rentra avec elle au château, et s'enferma dans son cabinet après avoir donné ses ordres pour qu'on fût chercher le Cardinal de sa part.
D'un autre côté, mademoiselle de Mancini, qui étoit fort sage 9, s'étoit retirée bien contente de sa rencontre. Le Cardinal ne fut pas plutôt venu que le Roi lui dit d'un ton haut: «Vous ne me dites pas tout, monsieur le Cardinal; vous avez une nièce aimable, qui est un des ouvrages parachevés 10 du seigneur, morceau conséquemment qui me convient, et vous pensez à la marier à un homme qu'elle ne peut souffrir, sans m'en parler!--De qui Votre Majesté tient-elle cette nouvelle? demanda le Cardinal.--D'elle-même, reprit le Roi brusquement, et j'entends qu'il n'en soit plus fait mention, sinon vous encourrez le risque de ma haine. Pensez-y une fois pour toutes, monsieur le Cardinal.» Et il lui tourna le dos.
Note 9: (retour) Sage, est-ce ambitieuse? Écoutons madame de Motteville: «On a toujours cru que cette passion (de mademoiselle de Mancini) avoit été accompagnée de tant de sagesse, ou plutôt de tant d'ambition, qu'elle s'y étoit engagée sans crainte d'elle-même, étant assurée de la vertu du roi, et, si elle en doutoit, ce doute ne lui faisoit pas de peur.» (Mém. de Mottev., Amst., 1723, IV, p. 524.).
Note 10: (retour) Parachevé, pour parfait; affirmativement, qu'on trouvera quelques lignes plus bas pour fermement; enfin, diligentez-vous, à la page suivante; et cent autres, que nous n'indiquerons plus, voilà de ces mots qui, comme nous le disions dans notre première note, trahissent à n'en pas douter la plume d'un étranger.
Le pauvre Cardinal, qui tomba de son haut de voir le Roi parler pour la première fois si affirmativement, se retira tout confus. Le Roi ordonna à toute sa cour de le laisser seul, et, comme chacun eût marché sur les traces de Son Éminence, Sa Majesté jugea à propos d'écrire en ces termes à mademoiselle de Mancini, qui pensa en mourir de joie:
LETTRE DE LOUIS XIV À MADEMOISELLE
DE MANCINI.
'ai fait le
Cardinal capot; il n'a su que me dire sur ma science et je ne sais que
vous apprendre de mes sentimens. Je suis roi, et le grand amour me rend
muet; cependant mon cœur me dit mille choses à votre avantage. Le dois-je
croire, mademoiselle? Serai-je heureux? Si cela est, diligentez-vous de
m'en apprendre la nouvelle, l'état où je suis étant digne de pitié.
Mademoiselle de Mancini fut interdite à l'ouverture de cette lettre, et encore plus quand elle l'eut lue; mais son embarras fut pour y répondre, elle qui n'avoit jamais eu de relations avec de telles puissances. Cependant elle s'y croyoit obligée, et l'eût fait sur-le-champ sans que le duc de Saint-Aignan 11, qui en avoit été le porteur, s'y opposa, disant à mademoiselle de Mancini qu'il lui laissoit le temps de la réflexion, afin, par ce retard, de connoître l'amour du Roi, dont il étoit bien aise de se servir pour être plus particulièrement attaché à lui. Il rapporta à Sa Majesté que, s'étant acquitté de la commission dont elle l'avoit chargé, il avoit remarqué que mademoiselle de Mancini n'avoit pas jugé à propos de lui répondre à l'heure même, et qu'il étoit sorti de chez elle piqué vivement de son inattention aux honneurs que lui faisoit un grand roi comme lui; que cependant elle méritoit d'en être aimée par un certain je ne sçais quoi qui la rendoit aimable.
Note 11: (retour) Le comte de Saint-Aignan joue un grand rôle dans toutes ces histoires. Né en 1608, François de Beauvilliers avoit alors cinquante ans, et il avoit fait ses preuves dans un grand nombre de combats. Galant sans passion, complaisant par politesse, celui qu'on appela depuis ironiquement duc de Mercure présente un tel caractère qu'on est plus tenté d'accuser sa légèreté que de condamner son infamie. Favori du roi, qui le fit duc en 1661, Saint-Aignan étoit fort connu comme bel esprit. Ce qu'il a laissé de vers, imprimés ou manuscrits, formeroit des volumes. Quand il mourut, en 1687, il étoit membre de l'Académie françoise et protecteur de l'Académie d'Arles, dont les membres ne tarissent pas sur son éloge.
Le Roi, qui ne sut que penser de son raisonnement, qui n'étoit pas autrement clair, lui ordonna d'y retourner et de ne point paroître devant lui qu'il n'eût une réponse. Le Duc obéit, et, étant près de mademoiselle de Mancini, il pensa, pour ôter tout soupçon au Cardinal sur ses fréquentes visites à mademoiselle sa nièce, devoir le voir, et, plutôt que de passer dans l'appartement de sa nièce, il fut dans celui du Cardinal, qui, le voyant, lui dit: «Vous vous trompez, ce n'est pas à moi à qui vous en voulez. Voyez ma nièce: elle vous recevra mieux que moi.»
Le Duc interdit, reprenant la parole, dit: «En tout cas, je la verrai pour un grand sujet», et sortit. Comme il fut chez mademoiselle de Mancini, il la trouva qui se désespéroit. Il voulut en savoir la cause, à quoi il ne parvint point. Elle le chargea de la lettre qu'elle avoit écrite au Roi et que le Cardinal avoit vue, puisque, l'ayant donnée à sa confidente pour la faire rendre au Duc, elle la porta au Cardinal, qui en fit l'ouverture, et qui, après l'avoir lue, l'alla communiquer à la Reine-Régente. Toutes choses faites de même de sa part, n'osant garder une lettre qui étoit pour le repos du Roi, il passa dans la chambre de sa nièce, où, la trouvant dans le même état que l'avoit trouvée le duc de Saint-Aignan, il lui dit: «Revenez, mademoiselle, de vos égaremens. Il vous convient bien de vouloir détruire le repos d'un Roi nécessaire à toute l'Europe! Voilà la réponse que vous avez faite à la lettre que vous avez reçue de lui; envoyez-la-lui par le duc de Saint-Aignan. Je suis à couvert de toutes ses suites, parce que je suis résolu de faire penser que vous n'êtes point née pour monter sur le trône de France 12, et que vous ne devez être, tout au plus, que la femme d'un petit gentilhomme.»
Note 12: (retour) Quoi qu'on ait pu dire jusqu'ici, et malgré les préjugés, la conduite de Mazarin, dans toute cette affaire de mariage, est au dessus de tout éloge. Nous ne pouvons croire qu'il eût consenti à laisser épouser au Roi une de ses nièces; et il nous paroît certain qu'il préféroit l'intérêt évident de la France, qui se trouvoit dans l'alliance espagnole, à l'intérêt douteux de sa maison, de Marie en particulier, dont l'indépendance et les sentiments hostiles lui étoient connus. «Je sçay, écrivoit Mazarin au Roi, le 21 août 1659, je sçay à n'en pouvoir douter qu'elle ne m'ayme pas, qu'elle mesprise mes conseils, qu'elle croit avoir plus d'esprit, plus d'habileté, que tous les hommes du monde, qu'elle est persuadée que je n'ay nulle amitié pour elle, et cela parce que je ne puis adhérer à ses extravagances. Enfin je vous diray, sans aucun déguisement ny exagération, qu'elle a l'esprit tourné.» Le 28 août, il ajoutoit: «Il est insupportable de me veoir inquiété par une personne qui, par toutes sortes de raisons, se devroit mettre en pièces pour me soulager»; et il rappeloit au Roi une lettre de Cadillac où il disoit à Sa Majesté (16 juil. 1659): «Je n'ay autre party à prendre, pour vous donner une dernière marque de ma fidélité et de mon zèle pour votre service, qu'à me sacrifier, et, après vous avoir remis tous les bienfaits dont il a plu au feu Roy, à vous et à la Reine de me combler, me mettre dans un vaisseau avec ma famille, pour m'en aller en un coing de l'Italie passer le reste de mes jours et prier Dieu que ce remède que j'auray appliqué à votre mal produise la guérison que je souhaite plus que toutes les choses du monde, pouvant dire sans exagération que, sans user des termes de respect et de soumission que je vous dois, il n'y a pas de tendresse comparable à celle que j'ay pour vous, et qu'il me seroit impossible de ne pas mourir de regret si je vous voyois rien faire qui pût noircir votre honneur et exposer votre état et votre personne.» Tel est le ton général des lettres de Mazarin. Sa lettre du 28, très longue et très pressante, fut mal reçue de S. M. Le Cardinal, dans une dernière lettre, répond au Roi avec une dignité et une fermeté qu'on ne sauroit trop reconnoître.
Ces paroles, qui furent dites d'une manière pénétrante pour une personne comme elle, qui avoit plus d'ambition que toute autre femme n'en a, firent en elle un si grand changement pour son oncle, qu'il ne dépendit pas d'elle alors de le sacrifier à son ressentiment 13, ainsi qu'on le verra par ce qui suit:
RÉPONSE À LA LETTRE DE LOUIS XIV.
i Votre
Majesté a capoté mon oncle, il me vient de capoter en revanche, et, s'il
ne la capote point, c'est qu'il la craint. Il n'a su que lui répondre:
j'ai fait auprès de lui le même personnage.
Cet article est ce qu'elle avoit ajouté au haut de sa lettre après le traitement du Cardinal; mais voilà quelle étoit sa principale teneur:
Sire, je suis pénétrée très sensiblement de l'honneur que me fait Sa Majesté. Je voudrois bien que mon état eût quelque rapport au sien: je ne balancerois pas à le couronner du fruit de ses faveurs; mais il y a tant de disproportion entre Votre Majesté et moi que, quand même ma destinée me voudroit élever au trône que vous remplissez si dignement, je ne pourrois guère me promettre d'y terminer mes jours avec les mêmes agrémens que ceux que je pourrois y goûter en y entrant. Ainsi, Sire, je pense qu'il vous sera plus glorieux de donner un asile à une personne que vous dites aimer, dans un cloître, que de l'exposer dans le monde à mille dangers. Non pas que je le craigne, puisque je n'envisage, à parler sincèrement, que l'intérest de l'auteur de mon être, d'avec lequel je serois très fâchée de me séparer. Voilà, Sire, mes sentimens. Si ceux de Votre Majesté y sont opposés, je ne suis nullement envieuse des honneurs chimériques, lorsqu'il s'agira de les mériter au prix de la perte d'un bien qui est sans fin.
Cette lettre fut reçue du Roi si respectueusement, que la Reine, se trouvant à l'ouverture, ce qui étoit un fait exprès, lui demanda si c'étoit une de ses lettres qu'il venoit de recevoir. Il lui répondit, piqué de ce qu'elle l'avoit surprise, que «l'esprit d'une Mancini n'avoit pas moins de mérite qu'une reine», et se retira dans son cabinet pour faire la lecture de cette lettre. Mais quelle fut sa surprise quand il eut lu les premières lignes ajoutées! Elle s'augmenta bien plus lorsqu'il s'arrêta à l'article du cloître. «Quoi! disoit-il, ce que j'aime si tendrement, et ce qu'il y a de plus parfait au monde, voudroit se renfermer, et cela parce que je suis roi! Non, elle n'en fera rien, car je la ferai reine, malgré tous ceux qui y trouveront à redire; et, afin que nul n'ignore mes sentimens pour elle, dès ce moment j'en rendrai le public témoin en l'allant voir dans la plus belle heure du jour.» Et, pour n'y pas manquer, il donna ses ordres pour ses équipages, qui furent prêts à quatre heures du soir, dans les plus beaux jours de l'été. Il descendit chez elle que le Cardinal y étoit; mais le grand empressement du Roi pour voir mademoiselle de Mancini ôta la liberté à Son Éminence de sortir sans se trouver sur les pas de Sa Majesté, qui lui dit en le retenant par le bras: «Je suis bien aise de vous voir ici, non que j'y vienne pour vous, n'y ayant que mademoiselle votre nièce qui m'y attire. Je vous conseille, monsieur le Cardinal, si vous voulez que nous vivions ensemble, de ne point désormais troubler mon repos; autrement je répondrai de vous, dussé-je avoir l'Église à dos.»
Le Cardinal, qui voyoit bien que le Roi étoit instruit de toutes les conversations qu'il avoit eues avec sa nièce, ne savoit pas quelle posture tenir devant l'un et l'autre. Il prit le prétexte de ne les point gêner pour les laisser en liberté; il les quitta, et, comme le Roi étoit accompagné de quatre seigneurs, ceux-ci voulurent suivre Son Éminence; mais la vertu de mademoiselle de Mancini leur fut un obstacle, ayant demandé au Roi, par grâce, qu'ils restassent avec lui; non qu'elle doutât de ses bontés pour elle ni de sa sagesse, mais elle étoit toujours bien aise d'avoir avec Sa Majesté quelqu'un qui pût justifier sa conduite.
Comme ils furent à même de discourir ensemble, le Roi fut le premier qui porta la parole. «Enfin, dit-il, j'ai toutes les grâces du monde à vous rendre. Votre réponse à ma lettre m'a fait tous les plaisirs imaginables, et je vous avoue que je n'y ai rien trouvé de déplaisant que l'article du cloître, où je vous saurois mauvais gré d'entrer sans ma participation. Si même une communauté vous renfermoit sans que j'y eusse contribué, j'y ferois mettre le feu, s'entend après vous en avoir fait sortir. Ainsi, prenez garde à ce que vous ferez. Je vous aime d'une amitié inviolable, d'une amitié si forte, que je vous déclare devant ces messieurs que je n'aurai de reine que vous. Si le parti vous convient, parlez, l'affaire sera bientôt terminée.--Votre Majesté, reprit-elle, m'honore infiniment de me dire ce qu'elle me dit; mais je ne suis point assez heureuse pour me promettre de devenir l'épouse du plus grand Roi du monde, ni assez malheureuse pour être sa maîtresse.--Quoi! ma reine, dit le Roi en se jetant à son col, vous doutez de la sincérité de mon exposé et de mes sentiments pour vous! J'aime votre esprit et je respecte votre corps, je l'admire, et l'un et l'autre me rend sensible. Je ferai usage des deux sitôt que vous aurez agréé la bénédiction nuptiale de mon grand aumônier. Voyez si vous voulez que nous la recevions ensemble. Il nous faut battre le fer pendant qu'il est chaud.--S'il est chaud aujourd'hui, Sire, repartit-elle, demain il pourra être froid, et de plus j'ai eu l'honneur d'écrire à Votre Majesté qu'il y auroit trop de disproportion entre elle et moi pour devoir croire que je suis digne de l'honneur qu'elle témoigne me vouloir faire. Toutes les têtes couronnées s'opposeroient à une telle union, et les intérêts des États de Votre Majesté y persisteroient. Non, Sire, ce qui vous convient est l'infante d'Espagne, et je crois par avance qu'elle vous est destinée. Comme je vous aime, pour répondre à vos expressions et que vous m'en donnez la liberté, je me voudrois un mal extrême si je devenois la cause de vos disgrâces. N'hésitez point à faire une alliance qui augmentera le fondement de votre couronne et de vos États.--Ah! Madame, quel discours me tenez-vous! Se peut-il rien de plus dur que ce que vous me dites! Vous voulez donc ma mort?--Non, reprit-elle, bien au contraire; mais considérez que la Reine votre mère se porte inclinante à faire ce mariage, et que des courriers sont déjà partis pour ce fait; que je tiens cela du bon endroit, et que je ne vous en impose point.--Comment! dit le Roi en colère, on me marieroit sans moi! Il me semble que cela ne se peut, s'il est vrai qu'il me faille dire oui moi-même, que je ne prononcerai que pour vous.--Je ferois quelque fonds sur ce que me dit Votre Majesté si elle étoit dans un âge plus avancé, ou qu'elle connût mieux son état; mais elle est jeune, et si jeune que ceux qui l'environnent pensent à lui procurer des plaisirs innocens lorsqu'ils travaillent à faire leurs intérêts et à les augmenter directement, sans considérer que les vôtres en souffrent. Oui, Sire, vous êtes si peu instruit de votre grandeur, de votre pouvoir et de votre autorité, que vous ignorez ce qui se fait à votre nom. On se contente de vous promener, de vous donner des fêtes, et on cache à vos yeux ce que je voudrois que vous sussiez.--Il me semble qu'on me dit tout, reprit le Roi.--Qu'est-ce qu'on vous dit? reprit mademoiselle de Mancini; il faut croire qu'on ne vous dit rien, lorsqu'on vous a tu le mariage que je viens de vous apprendre, pour lequel la Reine a tenu conseil il y a trois jours.--Mais comment sçavez-vous cette nouvelle? lui demanda le Roi tout outré.--J'ai une personne dans le conseil, dit-elle, qui me rend compte de tout ce qui s'y passe, en vertu de ce que je le protége auprès de mon oncle, qui, comme bien vous ignorez encore peut-être, dispose de la Reine votre mère et de ses volontés 14: de sorte que le Cardinal, qui remplit les postes les plus éminens qui sont dans vos États de toutes ses créatures, fait dans tous vos conseils ce que bon lui semble; et, comme il est de son intérêt de se ménager auprès de la Reine, il lui fait sa cour en donnant les mains à ce que Votre Majesté épouse l'infante d'Espagne, que vous aurez par procureur.»
Note 14: (retour) Voy les Mém. de Mme de La Fayette, collect. Petitot, t. 64, p. 383: «Le Roi étoit entièrement abandonné à sa passion, et l'opposition qu'il (le Cardinal) fit paroître ne servit qu'à aigrir contre lui l'esprit de sa nièce et à la porter à lui rendre toutes sortes de mauvais services. Elle n'en rendit pas moins à la Reine dans l'esprit du Roi, soit en lui décriant sa conduite pendant la régence, ou en lui apprenant tout ce que la médisance avoit inventé contre elle.»
Comme elle en étoit là, le Cardinal entra, qui les étonna fort tous deux. La compagnie du Roi, qui s'étoit beaucoup éloignée d'eux, s'en approcha, et tous ensemble s'entretinrent d'affaires indifférentes. Mademoiselle de Mancini eût bien souhaité s'entretenir avec son oncle et devant la compagnie de l'honneur que lui vouloit faire le Roi de l'épouser; mais elle disoit en elle-même, comme il paroît par ses Mémoires 15, que, si le roi l'aimoit véritablement, Sa Majesté devoit elle-même l'en instruire. Le Cardinal, qui les observoit en tout, remarquoit bien leur amour et leur embarras. Le duc de Saint-Aignan 16, qui étoit un peu peste et malin, saisit le trouble où étoient ces deux amoureux pour le leur augmenter, et entreprit de faire jaser Son Éminence, qui, de son côté, ne demandoit pas mieux que d'en apprendre le sujet. En adressant la parole à toute la compagnie, il dit finement: «J'eusse cru qu'un prince de l'Église, sous-vicaire de Jésus-Christ, paroissant en quelque endroit, loin d'y apporter le trouble, y mettroit la paix; mais je vois que je me suis trompé.»
Note 15: (retour) Les Mémoires de Marie de Mancini n'ont paru qu'en 1676, à Cologne, sous ce titre, en désaccord avec le sujet: Mémoires de M. M. Colonne, grand connétable de Naples. Deux ans plus tard, parut à Leyde (1678) une Apologie, ou les véritables Mémoires de madame Marie de Mancini, connétable de Colonne, écrits par elle-même. Voy., sur l'autorité que peuvent présenter ces ouvrages, Amédée Renée, Les Nièces de Mazarin, p. 286 (Note).
Le Roi et mademoiselle de Mancini, qui rougirent à ce discours, interdirent Son Éminence; mais, comme elle fut revenue à elle, elle dit au Duc: «Vous nous connoissez mal; nous faisons nos devoirs dans l'Église quand le cas le requiert; nous ne sortons point de notre sphère dans nos fonctions, puisqu'il est vrai que dans mon particulier j'en soutiens le fils aînée 17. Bien loin de traverser deux cœurs qui s'aiment, continua-t-il en regardant le Roi et sa nièce, je ferai de mon mieux pour satisfaire l'un et l'autre.»
Mademoiselle de Mancini, qui étoit bien aise de cette occasion pour parler et faire connoître au Roi qu'elle avoit tout lieu de craindre son mariage avec l'Infante, dit au Cardinal: «Vous êtes Italien, vous nous faites bonne mine et mauvais jeu.» Le Roi, qui ne vouloit pas rester en chemin, prit la parole pour dire qu'il ne croyoit pas que monsieur le Cardinal le voulût tromper. Elle, voyant qu'il ne disoit pas cela d'un ton assuré, dit: «Si Votre Majesté m'a parlé sincèrement de son amour, comme je le crois, elle ne doit point douter que mon oncle travaille à la marier avec l'Infante; et puisque, autorisée (regardant le roi) de vos bontés, je dois faire la guerre à mon oncle sur son peu de sentiment pour moi, et comme nous sommes à même de parler ouvertement, je veux qu'il nous instruise de tout ce qui se passe à mon préjudice.--Je l'entends de même, Mademoiselle, répartit le Roi, et je veux comme vous, puisque nous y sommes, que monsieur le Cardinal sçache que je vous aime si bien qu'à cette heure, et devant lui et ma cour ci-présente, je vous engage ma foi. Et vous, monsieur le Cardinal, ne vous opposez point à mon plaisir non plus qu'à mes volontés; et, s'il est vrai que votre sentiment est que j'épouse l'Infante d'Espagne, le mien est de n'en rien faire. Ainsi, arrangez-vous avec la Reine ma mère comme vous le jugerez à propos pour rompre ce que vous avez commencé, et pour me mettre en état d'épouser mademoiselle de Mancini avant un mois. C'est ma volonté.--Voilà ce qui s'appelle parler en roi!» répondit la fortunée de peu de jours, comme on le verra par la suite.
Le Cardinal fit quelques objections, mais qui ne firent aucun effet pour lors. Le Roi sortit avec sa cour, satisfait d'avoir vu mademoiselle de Mancini et de ce qu'il avoit fait pour elle. Le Cardinal ne resta pas long-temps après Sa Majesté, car il ne l'eut pas perdu de vue qu'il vola chez la Reine, à laquelle il apprit tout ce qu'il avoit entendu, et, de concert avec elle, ils convinrent qu'il falloit donner au Roi l'espoir d'épouser mademoiselle de Mancini, afin que, durant le temps de leurs amours, ils pussent sans aucun empêchement faire le mariage de l'Infante, dont on avoit déjà reçu des nouvelles de la cour d'Espagne...
Comme ils en étoient là, le Roi, qui de jour à autre sentoit que sa tendresse s'augmentoit pour l'aimable Italienne, ne pouvoit s'entretenir qu'avec elle, et, étant retenu par une indisposition légère dont on le menaçoit de suites fâcheuses s'il sortoit, il lui écrivit par le même duc de Saint-Aignan qu'il étoit dans le dernier des chagrins de ce que sa situation l'empêchoit de la voir; que si la sienne lui permettoit de lui en donner la satisfaction au Louvre, qu'il y seroit sensible, et que ce seroit le seul moyen de lui donner la santé. Comme le duc de Saint-Aignan craignoit que la confidence du Roi ne fût préjudiciable à ses intérêts, il alla trouver la Reine et lui communiqua la lettre, qu'elle ouvrit et où elle lut ces termes:
LETTRE DU ROI À MADEMOISELLE DE MANCINI.
e suis malade,
Mademoiselle: c'est la cause qui m'empêche de voler jusqu'à vous. Vos
ailes, que je ne crois point arrêtées, devroient bien suppléer au défaut
des miennes, s'il est vrai que vous m'aimez. Mais il vous semblera par ce
doute qu'effectivement je doute de la faveur que vous me faites. Je suis
sensible, mais ma sensibilité sera plus grande quand vous couronnerez mes
sentimens de votre présence, jusqu'à ce que le jour heureux que j'attends
avec impatience m'en rende le dépositaire. Mais d'ici là, il y a du temps,
puisqu'une heure est un siècle pour un amant comme moi, qui ne peux vivre
absent de vous. Je vous attends donc pour le rétablissement de ma santé,
qui, je crois, ne me viendra que quand vous serez auprès de moi. Le duc de
Saint-Aignan vous dira le reste.
La Reine fut au désespoir de la teneur de cette lettre. Elle eût bien voulu la retenir; mais, comme le Roi avançoit en âge et que son crédit s'augmentoit de plus en plus, elle craignit, en la retenant, faire des effets contraires au rétablissement d'une santé qui intéressoit non seulement la France, mais encore toutes les têtes couronnées, d'entre lesquelles elle considéroit celle d'Espagne, attendu le mariage qu'elle projetoit faire avec l'Infante et le Roi, sachant que l'alliance eût produit la paix générale et donné à Sa Majesté une princesse d'une vertu exemplaire, et dont la beauté n'étoit pas à mépriser, parmi d'autres avantages. Elle considéroit que ce mariage seroit si avantageux au Roi qu'elle espéroit qu'un jour les Espagnols pourroient bien être sous sa domination, ce qu'ils craignoient fort. De sorte que la lettre fut à la demoiselle de Mancini, et elle produisit l'effet qu'en avoit attendu le Roi. Comme ils furent ensemble, on remarqua que Sa Majesté prit tant de plaisir à la voir que, malade qu'il étoit, il parut avec une santé parfaite, ce qui fut bientôt répandu dans le public. Chacun en fut dans une joie extrême, et la Reine, entre autres, à qui on fut tout dire, vint en faire au Roi son compliment, et ensuite se tourna du côté de mademoiselle de Mancini, à qui elle dit: «Vous faites plus, Mademoiselle, que tous les médecins de France.» Le Roi, qui comprit bien ce que vouloit dire sa mère, lui répondit sur-le-champ: «Mademoiselle a raison de travailler de même pour moi, parce qu'elle y a plus d'intérêt que qui que ce soit, la regardant comme une personne qui doit être ma compagne; et vous devez, Madame, vous attendre à la voir mon épouse, chose qui sera bientôt.»
La Reine se retira piquée, et mademoiselle de Mancini, qui n'avoit osé rien dire et qui s'étoit contentée de faire des révérences sur tout ce qu'elle avoit dit, fut bien aise, étant chez elle, de s'entretenir de tout ce qu'elle avoit ouï avec le Cardinal, qu'elle fit venir; et, comme ils furent ensemble, elle lui rapporta tout fidèlement. Le Cardinal eût bien voulu, par ostentation, faire plaisir à sa nièce 18; mais il trouvoit tant de difficultés pour l'accomplissement de ce mariage qu'il résolut de rompre pour toujours un commerce dont il craignoit que les suites ne fussent pas heureuses: de sorte qu'il ménagea un prince étranger 19 pour le fait duquel la connoissance lui avoit été donnée par un Italien de ses amis, lequel, s'étant chargé du dénoûment de la scène au préjudice de celle que le Roi méditoit promptement de faire, écrivit au prince que, la nièce du Cardinal étant un parti qui lui convenoit, il se croyoit obligé, comme il étoit son ami, de lui mander qu'il ne feroit pas mal d'y songer; que, s'il pouvoit en cela quelque chose pour lui, il pouvoit disposer de lui en toute sûreté; qu'il le serviroit auprès du Cardinal d'une façon qu'il auroit tout lieu de se louer de sa négociation. Cette lettre produisit si bien son effet que, trois semaines après, le prince envoya demander mademoiselle de Mancini, que le Cardinal accorda sur-le-champ. Comme la Reine et lui avoient pris leurs mesures pour n'être point contrariés dans une si grande affaire, les ordres furent donnés pour son départ sans qu'elle sçût rien, et, le jour funeste de la séparation étant venu, le Roi, qui avoit été absent quelques jours, à qui on avoit tout caché, vint comme par un fait exprès et se trouva lorsqu'elle montoit en carrosse, qui, jugeant bien son éloignement, auquel il n'auroit pu remédier, pleura amèrement. Ses pleurs, qui l'instruisirent du malheur qui la suivoit, firent qu'elle lui dit, aussi fâchée que lui l'étoit: «Je pars, vous pleurez, et vous êtes roi 20!» Et, se tournant du côté du cocher: «Fouette tes chevaux et me mène grand train, ne me convenant pas de rester sous la domination d'un prince qui ne connoît pas son autorité.»
Note 18: (retour) Nous ne saurions trop répéter, et nous ne nous lasserons point de le faire, pour combattre un préjugé trop répandu, que Mazarin a fait preuve, dans toute cette affaire, comme dans toute sa conduite auprès du roi, du plus parfait désintéressement. Toutes ses lettres prouvent non seulement qu'il s'est toujours opposé à un mariage qui auroit empêché l'union de la France et de l'Espagne, mais aussi qu'il cherchoit à former le jeune Roi aux affaires, loin de l'en éloigner, comme on l'a tant dit; on trouvera dans sa correspondance plusieurs passages comme ceux qui suivent. Le 22 août, il dit à la Reine: «Vous verrez ce que j'escris à M. Le Tellier sur ce sujet, et surtout ce qui se passe icy, prenant la peine de lui escrire jusques à la moindre chose en destail, affin que le Confident (le Roi) en soit informé et s'instruise comme il faut, et luy mesme mette la main à ses affaires; c'est pourquoi il seroit bon qu'il fît lire plus d'une fois mes depesches, et qu'il se fît expliquer certaines choses que peut-estre il n'entendra pas bien.» Le 26 août 1659 il lui dit encore: «Je suis ravy de ce que vous me mandés de l'application du Confident aux affaires; car je ne souhaite rien au monde avec plus de passion que de le voir capable de gouverner ce grand royaume.» Au Roi lui-même il disoit (lettre du 16 juil. 1659): «Je vous avoue que je ressens une peine extrême d'apprendre, par tous les avis qui se reçoivent généralement de tous costez, de quelle manière on parle de vous dans un temps que vous m'avez fait l'honneur de me déclarer que vous étiez résolu d'avoir une extrême application aux affaires, et de mettre tout en œuvre pour devenir en toutes choses le plus grand roy de la terre.» Dans une lettre du 23 juillet, il fait au roi le même reproche, avec la même sévérité. Comment donc croire que le Cardinal ait tenu le Roi loin des affaires? Il est certain d'ailleurs que plus il les eût connues, plus il eût approuvé la politique de son ministre.
Note 20: (retour) Il semble qu'il soit ici question du départ pour l'Italie de Marie de Mancini. C'est une erreur. Les célèbres paroles rapportées ici, ou des paroles équivalentes, n'ont pu être prononcées qu'au moment où le roi envoya ses nièces Hortense, Marianne et Marie, à Brouage, sous la surveillance de madame de Venelle, pour faire oublier Marie au roi, quand les négociations avec l'Espagne furent entamées. (Cf. Ed. Fournier, l'Esprit dans l'hist., Paris, Dentu, 1857, p. 167-171.)
Tous ceux qui furent témoins de son départ furent tout à fait pénétrés de son tour d'esprit et du peu de fermeté du Roi sur le compte d'une personne qui en avoit tant et qu'on eût aimée pour sa vivacité.
Ainsi se passèrent les amours du Roi et de mademoiselle de Mancini. Sa Majesté en fut bientôt consolée par son mariage avec l'Infante d'Espagne et quelques autres inclinations qu'il fit ensuite, que je rapporte fidèlement dans l'Histoire ou les plaisirs du Palais-Royal 21. Le Cardinal fut loué de sa conduite, et la Reine se sçut grand gré d'avoir eu le secret de tout rompre. Le duc de Saint-Aignan fut le seul qui se ressentit des effets heureux des amours de Louis XIV, qui tantôt donnoit un bénéfice à l'un des siens, et la Reine à lui-même, et des pensions qui n'ont pas peu contribué à l'enrichissement de sa maison, n'ayant jamais découvert son infidélité dans ses confidences sur le compte de mademoiselle de Mancini, qui n'avoit point eu d'occasion de la faire remarquer, non plus que celle de sa confidente, qui est toujours restée à son service.
Note 21: (retour) Il est impossible que l'auteur de ce lourd et pénible récit ait écrit l'histoire qui suit, et qui vient certainement d'une plume plus exercée.--Pour compléter les quelques notes que nous avons données, nous renvoyons le lecteur à un livre spécial: Les Nièces de Mazarin, de M. Amédée Renée.
LE PALAIS-ROYAL 22
OU
LES AMOURS DE MME DE LA VALLIÈRE 23
aissons un peu
les intrigues des particuliers, pour nous entretenir de plus relevées et
de plus éclatantes; voyons donc le Roi dans son lit d'amour avec aussi peu
de timidité que dans celui de justice, et n'oublions rien, s'il se peut,
de toutes les démarches qu'il a faites, ni des soins du duc de
Saint-Aignan 24, que nous appellerons
désormais duc de Mercure, comme celui qui par ses peines a accouplé nos
dieux, malgré la jalousie de nos déesses.
Note 23: (retour) La famille de La Baume Le Blanc tire son origine du Bourbonnois, où l'on trouve son nom dès l'an 1301. Au 16e siècle, le chef de la race s'établit en Touraine, où il se maria en 1536 et acheta la terre de La Vallière. Son arrière petit-fils, Laurent de La Baume Le Blanc, chevalier, seigneur de La Vallière, etc., fut lieutenant pour le Roi au gouvernement d'Amboise et lieutenant de la mestre de camp de la cavalerie légère de France. Né en 1611, il se distingua aux batailles de Rocroy et de Sedan et dans son gouvernement; en 1650, sa terre de La Vallière fut érigée en châtellenie. Il avoit épousé, en 1640, Françoise Le Prévost, fille d'un écuyer de la grande écurie, veuve de P. Bénard, seigneur de Rezay, conseiller au Parlement; elle lui apportoit deux mille livres de revenu.
De ce mariage: 1º Jean François de La Baume Le Blanc, marquis de La Vallière, né le 4 janvier 1642;
2º Jean Michel Emard de La Baume Le Blanc, né le 19 août 1643;
3º Françoise Louise de La Baume Le Blanc, dame des baronnies de Châteaux, en Anjou, et de Saint-Christophe, en Touraine, née le samedi 6 août 1644 et baptisée à Saint-Saturnin de Tours. Elle fut nommée en 1662 fille d'honneur de Madame, duchesse d'Orléans, à qui l'avoit donnée madame de Choisy. Elle avoit été élevée avec la sœur de Mademoiselle, et celle-ci la menoit souvent à la cour, «quoiqu'elle aimât beaucoup mieux demeurer chez elle.» (Mém. de Mad., édit. de Maestricht, t. 5, p. 172.)
Commençons par le fidèle portrait du Roi 25. Il est grand, les épaules un peu larges, la jambe belle, danse bien, fort adroit à tous les exercices du corps; il a assez l'air et le port d'un monarque, les cheveux presque noirs, marqué de petite vérole, les yeux brillans et doux, la bouche rouge, et avec tout cela il n'est assurément pas beau. Il a extrêmement de l'esprit, son geste est admirable avec ce qu'il aime, et l'on diroit qu'il réserve le feu de son esprit, comme celui de son corps, pour cela. Ce qui aide à persuader qu'il en a infiniment, c'est qu'il n'a jamais donné son attache qu'à des personnes de ce caractère. Il a avoué que rien dans la vie ne le touche si sensiblement que les plaisirs que l'amour donne, et c'est là son penchant. Il est un peu dur, beaucoup avare, l'humeur dédaigneuse et méprisante, avec les hommes assez de vanité, un peu d'envie et pas commode s'il n'étoit roi, mais beaucoup de courage, infatigable, variable, plein d'honneur, gardant sa parole avec une fidélité extrême, reconnoissant, plein de probité, estimant ceux qui en ont, haïssant ceux qui en manquent, ferme à tout ce qu'il a entrepris. Quoique j'aie dit que son foible étoit pour les femmes, il n'en a jamais aimé grand nombre. Sa première amourette fut la princesse de Savoie 26. Le cardinal Mazarin avoit engagé la duchesse de Savoie à venir à Lyon avec les princesses ses filles, sous prétexte de faire épouser l'aînée au roi. Elle s'appeloit Marguerite. L'artifice réussit 27. À peine la cour d'Espagne en fut avertie qu'elle dépêcha Pimentel à Lyon, où le Roi s'étoit rendu avec toute la cour. Il lui offrit l'infante Marie-Victoire 28 d'Autriche, que le Roi épousa. On renvoya la duchesse fort mécontente. Le Roi n'avoit pas laissé de concevoir de l'amour pour sa fille; mais il fallut que cette inclination naissante cédât à la politique. Au reste, la princesse n'étoit pas belle 29.
Note 26: (retour) Voy., dans les Mémoires de Mademoiselle (édit. Maestricht, 1776, t. 4, p. 241 et suiv.), le récit du voyage de Lyon que fit le roi pour voir Marguerite de Savoie, petite-fille de Henri IV par sa mère Christine de France, l'arrivée de Pimentel, envoyé d'Espagne, la rupture du mariage projeté; mademoiselle de Montpensier confirme longuement ce passage de notre auteur.
Note 29: (retour) «Quand on sut Madame Royale proche, on le vint dire au Roi. Il monta à cheval et s'en alla au devant d'elle... Le Roi revint au galop, mit pied à terre et s'approcha du carrosse de la Reine avec une mine la plus gaye et la plus satisfaite. La Reine lui dit: «Eh bien! mon fils?» Il répondit: «Elle est bien plus petite (la princesse Marguerite) que madame la maréchale de Villeroy. Elle a la taille la plus aisée du monde; elle a le teint...» Il hésita... Il ne pouvoit trouver le mot; il dit olivâtre, et ajouta: «Cela lui sied bien. Elle a de beaux yeux, elle me plaît, et je la trouve à ma fantaisie.»--Mademoiselle ajoute en son nom: «La princesse Marguerite, quand elle marche, paroît avoir les hanches grosses pour sa taille; cela paroît moins par devant que par derrière, quoique cela soit fort disproportionné.» D'ailleurs elle appartenoit à une famille de bossus. La pièce du Gobbin, par Saint-Amant, avoit été faite contre le duc de Savoie.--Madame de Motteville confirme de tous points le récit de Mademoiselle.
Elle n'avoit pas été sa première inclination: il avoit vu aux Tuileries Élisabeth de Tarneau 30, fille d'un avocat au Parlement, et d'une grande beauté. Il fit diverses tentatives pour l'engager à répondre à son amour. Comme elle se piquoit de sagesse, elle refusa même une entrevue, pour ne pas mettre sa vertu en danger.
Une troisième fut moins fière, et elle remplit quelque temps le poste que l'autre avoit refusé. Elle se nommoit de la Mothe-Argencourt 31, fille d'honneur de la Reine-Mère. Entre autres qualités attrayantes (car elle étoit fort jolie), elle possédoit celle de danser parfaitement. Ce fut dans cet exercice que le Roi en devint amoureux. Il ne put si bien cacher son commerce que le Cardinal n'en fût averti. Il suscita un chagrin à la demoiselle, qui prit aussitôt le parti du couvent.
Note 31: (retour) Sur mademoiselle d'Argencourt, voy. Mém. de madame de Motteville, Loret, etc. Quand mademoiselle de La Porte épousa le chevalier Garnier, elle lui succéda dans la charge de fille d'honneur de la Reine Mère. Cette amourette est de 1657. «Elle n'avoit ni une éclatante beauté, ni un esprit fort extraordinaire; mais toute sa personne étoit aimable. Sa peau n'étoit ni fort délicate, ni fort blanche; mais ses yeux bleus et ses cheveux blonds, avec la noirceur de ses sourcils et le brun de son teint, faisoient un mélange de douceur et de vivacité si agréable qu'il étoit difficile de se défendre de ses charmes. (Mad. de Motteville, collect. Petitot, t. 39, p. 401.) Voy., pour la suite de cette intrigue, madame de Motteville, ibid., et p. suiv.
Le Roi chercha à s'en consoler dans les bras d'une autre maîtresse 32. Il choisit mademoiselle de Mancini 33, laide, grosse, petite, et l'air d'une cabaretière, mais de l'esprit comme un ange, ce qui faisoit qu'en l'entendant on oublioit qu'elle étoit laide, et l'on s'y plaisoit volontiers. Comme elle aimoit le Roi, ils passoient, dit-on, de bonnes heures, et souvent madame de Venelle 34 les surprenoit comme ils s'apprêtoient à goûter de grands plaisirs; mais il faut dire la vérité, que leurs joies n'ont été qu'imparfaites. Le Roi l'auroit épousée sans les oppositions du Cardinal 35, soufflé par la Reine, qui lui fit promettre, un jour qu'il souhaita d'elle des marques de son amour, qu'il empêcheroit la chose. «Ce que je vous demande, lui disoit-elle, n'est pas une si grande preuve de votre passion que vous pensez; car enfin, si le Roi épouse votre nièce, assurément il la répudiera et vous exilera, et je vous jure que cette dernière chose m'inquiète plus que le mariage, quoique je voie absolument mes desseins ruinés pour la paix si le Roi n'épouse la fille du Roi d'Espagne.» Le Cardinal donna dans le panneau, promit tout à la Reine pour avoir tout: tant il est vrai que chair d'autrui ne nous est rien! Cette fois il ne fut pas Italien 36, car le Roi a aujourd'hui marqué une aversion invincible pour les démariages, et il le déclare si souvent qu'il donne bien lieu de croire qu'il ne se seroit pas voulu servir de cet infâme usage. Le Cardinal 37 maria enfin sa nièce au duc de Colonna 38. Notre prince pleura, cria, se jeta à ses pieds et l'appela son papa; mais enfin il étoit destiné que les deux amans se sépareroient. Cette amante désolée, étant pressée de partir et montant pour cet effet en carrosse, dit fort spirituellement à son amant, qu'elle voyoit plus mort que vif par l'excès de sa douleur: «Vous pleurez, vous êtes roi, et cependant je suis malheureuse, et je pars effectivement.» Le Roi faillit à mourir de chagrin de cette séparation; mais il étoit jeune, et à la fin il s'en consola, selon les apparences. Il ne se consoleroit pas aujourd'hui si facilement. Il est vrai qu'il aime plus que jamais on n'a aimé: c'est mademoiselle de La Vallière, fille de la maison de Madame. (Quoiqu'elle ne soit pas selon l'ordre de Melchisédech, vous me dispenserez de raconter sa généalogie, n'y ayant rien de si illustre que sa personne. Je dirai seulement en passant que le duc de Montbazon avoit promis au père de cette fille de lui faire donner sa noblesse 39; mais il mourut avant que monsieur de Montbazon eût exécuté sa parole. Sa veuve épousa monsieur de Saint-Remy. Enfin tout ce qu'on en peut dire, c'est que La Vallière, qui n'étoit pas demoiselle il y a cinq ans, est présentement noble comme le Roi 40.)
Note 32: (retour) Ces mots, fort compromettants pour la vertu de mademoiselle d'Argencourt et de Marie de Mancini, sont peu d'accord avec les Mémoires du temps, qui n'ont vu dans ces liaisons du Roi que des passions toutes platoniques. C'est entre ces deux amours que l'on place l'aventure de Louis XIV et de madame de Beauvais, Cateau la Borgnesse, comme l'appelle Saint-Simon.
Note 34: (retour) Gouvernante des nièces de Mazarin. Pendant qu'il étoit à Saint-Jean-de-Luz, pour le mariage du roi, Mazarin écrivoit à la reine (29 juillet 1659): «Madame de Venel fait tout ce qu'elle peut, mais la déférence qu'on a pour elle est fort médiocre.» (Négociations de la paix des Pyrénées.)
Note 38: (retour) Var.: Ms. de Conrart:
«Le roy pleura, cria, se jetta aux pieds du cardinal, l'appelant son père; mais enfin il estoit destiné que ces deux cœurs ne s'espouseroient pas. Mademoiselle de Mancini, voyant son amant plus mort que vif, elle ne se sentant pas mieux, luy dit fort spirituellement, montant en carrosse pour partir: «Vous m'aimez, Sire, vous pleurez, vous vous desesperez, vous estes le roy, et cependant je pars!»
Note 39: (retour) Voy. la note, p. 1. Quant aux relations possibles du père de mademoiselle de La Vallière et du duc de Montbazon, elles s'expliquent par le séjour que faisoit le duc en Touraine, à sa maison de Cousières, où il mourut en 1654, à l'âge de 86 ans. Bayle (art. de Marie Touchet) dit à ce sujet: «L'historien des Amours du Palais-Royal n'a-t-il pas dégradé la noblesse de mademoiselle de La Vallière, pour n'en faire qu'une petite bourgeoise de Tours? Cependant elle étoit d'une famille alliée à celle de Beauvau le Rivau, l'une des plus nobles de la province.»
Il faut un peu dire comment est faite une personne qui a si fortement pris le cœur d'un Roi fier et superbe 41. Elle est d'une taille médiocre, fort menue; elle ne marche pas de bon air, à cause qu'elle boîte; elle est blonde et blanche, marquée de petite vérole, les yeux bruns; les regards en sont languissans, et quelquefois aussi sont-ils pleins de feu, de joie et d'esprit; la bouche grande, assez vermeille, les dents pas belles, point de gorge, les bras plats, qui font assez mal juger du reste de son corps. Son esprit est brillant, beaucoup de vivacité et de feu. Elle pousse les choses plaisamment; elle a beaucoup de solidité, et même du sçavoir, sçachant presque toutes les histoires du monde: aussi a-t-elle le temps de les lire; elle a le cœur grand, ferme et généreux, désintéressé, tendre et pitoyable, et sans doute qui veut que son corps aime quelque chose; elle est sincère et fidèle, éloignée de toute coquetterie, et plus capable que personne du monde d'un grand engagement; elle aime ses amis avec une ardeur inconcevable, et il est certain qu'elle aima le Roi par inclination plus d'un an avant qu'il la connût, et qu'elle disoit souvent à une amie qu'elle voudroit qu'il ne fût pas d'un rang si élevé. Chacun sçait que la plaisanterie que l'on en fit donna la curiosité au Roi de la connoître 42, et, comme il est naturel à un cœur généreux d'aimer ceux qui l'aiment, le Roi l'aima dès lors. Ce n'est pas que sa personne lui plût, car, comme s'il n'eût eu que de la reconnoissance, il dit au comte de Guiche 43 qu'il la vouloit marier à un marquis 44 qu'il lui nomma et qui étoit des amis du comte, ce qui lui fit repartir au Roi que son ami aimoit les belles femmes. «Eh bon Dieu! dit le Roi, il est vrai qu'elle n'est pas belle; mais je lui ferai assez de bien pour la faire souhaiter.» Trois jours après, le Roi fut chez Madame 45, qui étoit malade, et s'arrêta dans l'antichambre avec La Vallière, à laquelle il parla long-temps. Le Roi fut si charmé de son esprit, que dès ce moment sa reconnoissance devint amour. Il ne fut qu'un moment avec Madame. Il y retourna le jour suivant et un mois de suite, ce qui fit dire à tout le monde qu'il étoit amoureux de Madame, et l'obligea même de le croire; mais, comme le Roi chercha l'occasion de découvrir son amour parce qu'il en étoit fort pressé, il la trouva. Il lui auroit été bien facile s'il n'eût considéré que sa qualité de Roi, mais il regardoit bien autrement celle d'amant. En effet, il parut si timide qu'il toucha plus que jamais un cœur qu'il avoit déjà assez blessé. Ce fut à Versailles, dans le parc, qu'il se plaignit que depuis dix ou douze jours sa santé n'étoit pas bonne. Mademoiselle de La Vallière parut affligée, et le lui témoigna avec beaucoup de tendresse. «Hélas! que vous êtes bonne, Mademoiselle, lui dit-il, de vous intéresser à la santé d'un misérable prince qui n'a pas mérité une seule de vos plaintes, s'il n'étoit à vous autant qu'il est. Oui, Mademoiselle, continua-t-il avec un trouble qui charma la belle, vous êtes maîtresse absolue de ma vie, de ma mort et de mon repos, et vous pouvez tout pour ma fortune.» La Vallière rougit et fut si interdite qu'elle en demeura muette. Elle voyoit un grand Roi qu'elle aimoit à ses genoux, tout passionné: peut-on pas s'embarrasser à moins? «À quoi attribuerai-je ce silence, Mademoiselle? reprit-il. Ah! c'est un effet de votre insensibilité et de mon malheur; vous n'êtes pas si tendre que vous paroissez, et, si cela est, que je suis à plaindre vous adorant au point que je fais!--Moi! Sire, répliqua-t-elle avec assez de force, je ne suis point insensible à ce que vous ressentez pour moi, je vous en tiendrai compte dans mon cœur si c'est véritablement que vous m'aimez; mais aussi, si, parceque l'on m'a voulu tourner en ridicule dans votre cœur à cause de l'estime particulière que j'ai eue pour votre personne, et qu'il semble que l'on ne doit regarder en un roi que sa couronne, son sceptre et son diadème, qu'il est presque défendu de le louer pour sa personne, que cependant je me suis si peu souciée de l'usage que j'ai loué ce qui véritablement est à vous; si, par cette raison, vous croyez qu'il sera facile de flatter ma vanité, et de m'engager à vous répondre sérieusement sur ce chapitre, ah! Sire, que Votre Majesté sçache qu'il ne vous seroit pas glorieux de faire ce personnage, et que votre sincérité et votre honneur sont les choses qui me charment le plus en vous. Je prendrois la liberté de vous blâmer dans mon cœur tout comme un autre homme, si je n'avois pas dans toute la France une personne assez à moi pour lui dire en confidence que votre vertu n'est pas parfaite.--Que j'estime vos sentimens, répliqua le Roi, de mépriser les vices jusque dans l'âme des monarques! mais que j'ai lieu de me plaindre de vous si vous pouvez me soupçonner du plus honteux de tous les crimes! Vrai Dieu! quelle gloire y a-t-il de passer pour habile fourbe quand on sçaura par toute la terre que j'ai abusé la fille de France la plus charmante; l'on dira aussi qu'infailliblement je suis le plus grand de tous les trompeurs. Est-ce là une belle chose pour un roi? Non, Mademoiselle, croyez que je suis né ce que je suis, et que, grâces à Dieu, j'ai de l'honneur et de la vertu; et, puisque je vous dis que je vous aime, c'est que je le fais véritablement et que je continuerai avec une fermeté que sans doute vous estimerez. Mais, hélas! je parle en homme heureux, et peut-être ne le serai-je de ma vie.--Je ne sçais pas ce que vous serez, répliqua La Vallière, mais je sçais bien que, si le trouble de mon esprit continue, je ne serai guère heureuse.» La pluie qui survint en abondance interrompit cette conversation, qui avoit déjà duré trois heures. On remarqua beaucoup de tristesse sur le visage de La Vallière et d'inquiétude sur celui du Roi 46, qui la fut revoir le lendemain, et eut avec elle une conversation de même nature, après laquelle il lui envoya une paire de boucles d'oreilles de diamant 47 valant 50,000 écus, et deux jours après un crochet et une montre d'un prix inestimable, avec ce billet:
BILLET.
oulez-vous ma mort? Dites-le-moi sincèrement. Mademoiselle; il faudra vous satisfaire. Tout le monde cherche avec empressement ce qui peut m'inquiéter. L'on dit que Madame n'est point cruelle, que la fortune me veut assez de bien; mais on ne dit pas que je vous aime et que vous me désespérez. Vous avez une espèce de tendresse pour moi qui me fait enrager. Au nom de Dieu, changez votre manière d'agir pour un prince qui se meurt pour vous; ou soyez toute douce, ou soyez toute cruelle.
Note 41: (retour) Mademoiselle, dans ses Mémoires, dit: «Elle étoit bien jolie, fort aimable de sa figure. Quoiqu'elle fût un peu boiteuse, elle dansoit bien, étoit de fort bonne grâce à cheval; l'habit lui en seyoit fort bien. Les juste-au-corps lui cachoient la gorge, qu'elle avoit fort maigre, et les cravates la faisoient paraître plus grasse. Elle faisoit des mines fort spirituelles, et les connoisseurs disent qu'elle avoit peu d'esprit.» (Éd. de Maestricht, VI, 351, 352.)
Note 43: (retour) Armand de Grammont et de Toulongeon, comte de Guiche, fils du maréchal de Grammont et de Françoise Marguerite du Plessis-Chivray, né la même année que le roi, en 1638, marié en 1658 à Marguerite Louise Suzanne de Béthune, dont il n'eut pas d'enfants, mort le 29 novembre 1673, colonel du régiment des gardes et ami particulier du roi. Ses amours avec Madame sont ici longuement rappelés.
Note 44: (retour) Ne seroit-ce point Antonin Nompar de Caumont, marquis de Puyguilhem, depuis duc de Lauzun? Quand madame de Sévigné annonça à M. de Coulanges cette nouvelle étonnante, surprenante, merveilleuse, miraculeuse, et le reste, elle lui dit que M. de Lauzun épousoit... «devinez qui?» Madame de Coulanges dit: «Voilà qui est bien difficile à deviner: c'est madame de La Vallière.»--La lettre est de 1670. Mais nous voyons ici que le bruit dont madame de Sévigné se faisoit l'écho étoit antérieur. Mademoiselle de Montpensier, pour le combattre, il est vrai, le répète aussi: «On dit même qu'elle s'étoit mis en tête d'épouser M. de Lauzun. Je crois que ce sont ses ennemis qui firent courir ce bruit. Il a le cœur trop bien fait pour vouloir jamais épouser la maîtresse d'un autre, même du roi.» Deux pages plus haut, perçoit un sentiment qui pourroit bien s'expliquer par un peu de jalousie: «Madame de La Vallière, dit Mademoiselle, n'a jamais été autant de mes amies que madame de Montespan.» Il n'avoit jamais couru de bruits d'une galanterie entre madame de Montespan et Lauzun. (Mém. de Mademoiselle, édit. de Maestricht, 1776, VI, 353 et 355.) C'est là d'ailleurs une simple conjecture, que nous donnons sous toutes réserves.
Note 45: (retour) «Madame revint malade de Fontainebleau; elle étoit grosse; elle fut obligée de garder le lit ou la chambre tout l'hiver... Le roi lui alloit rendre des visites très régulières; elles avoient été assez empressées pour laisser tout le monde en doute, pendant que la cour demeura à Fontainebleau, s'il étoit amoureux d'elle dans le temps que le comte de Guiche faisoit semblant de l'être de La Vallière. L'on ne fut pas long-temps à connoître que le roi l'étoit de celle-ci et que l'autre étoit passionné pour Madame. C'étoit une affaire que l'on se disoit tout bas et que l'on connoissoit visiblement.» (Mém. de Madem., éd. citée, V, 206.)
Le Roi, qui est le plus impatient de tous les hommes lorsqu'il aime, et qui a pour maxime que plus une femme a d'esprit et de sagesse et plus elle donne son cœur, et que, lorsqu'elle l'a donné, il n'est plus en son pouvoir de refuser rien à son amant, se résolut enfin de sçavoir où il en étoit avec sa maîtresse. Elle a avoué elle-même que toute sa fierté l'abandonna et qu'il ne l'aborda qu'en tremblant. Il s'étoit mis le plus magnifique qu'il eût jamais fait, et l'alla voir chez Madame, que le comte de Guiche entretenoit. Alors les filles qui étoient avec La Vallière se retirèrent par respect, si bien qu'il demeura seul avec elle. Il lui dit tout ce qu'un amour tendre et violent peut faire dire à un homme qui a de l'esprit et de la passion, l'assura que sa flamme seroit éternelle, qu'il ne lui demandoit point cette faveur par un sentiment que les hommes ont d'ordinaire, que ce n'étoit que pour avoir la satisfaction de se dire mille fois le jour qu'il n'avoit plus lieu de douter que son cœur ne fût absolument à lui. Elle, de son côté, lui fit comprendre que ce n'étoit qu'à la seule tendresse qu'elle accordoit cette grâce, que la grandeur ne l'éblouissoit pas, qu'elle aimoit sa personne, et non pas son royaume; et enfin, après avoir dit: «Ayez pitié de ma foiblesse», elle lui accorda cette ravissante grâce pour laquelle les plus grands hommes de l'univers font des vœux et des prières 48. Jamais fille ne chanta si haut les abois d'une virginité mourante; elle redoubla son chant plusieurs fois. Le Roi étoit plus brave qu'on ne peut penser (et avec raison il eût pu défier mille... et mille Saucourts 49).
Note 48: (retour) «Toute la cour alla à Vaux... Le Roi étoit alors dans la première ardeur de la possession de La Vallière, et l'on a cru que ce fut là qu'il la vit pour la première fois en particulier; mais il y avoit déjà long-temps qu'il la voyoit dans la chambre du comte (depuis duc) de Saint-Aignan, qui étoit le confident de cette intrigue.» (Hist. de madame Henriette, par madame de La Fayette, collect. Petitot, t. 64, p. 403-404.)
Note 49: (retour) Manque dans la copie de Conrart.--Antoine Maximilien de Belleforière, marquis de Soyecourt, qui fut reçu en 1670 grand veneur de France par la démission de Louis, chevalier de Rohan, qu'on appeloit M. de Rohan, fils de Louis VII de Rohan, prince de Guemené, duc de Montbazon. Il avoit épousé, en 1656, Marie Renée de Longueil, fille du président Longueil de Maisons. Il avait une réputation de grand abatteur de bois, et c'est ainsi qu'en parlent Tallemant et les chansons. Voy. aussi le Récit des plaisirs de l'île enchantée, dans les œuvres de Molière.
Il sentit, après la faveur reçue, de si grands redoublemens d'amour, qu'il lui jura que, si elle lui demandoit sa couronne, il la lui donneroit de bon cœur. Il la retourna voir le jour suivant; elle le pria qu'ils cachassent leur commerce, et lui dit que Madame le croyoit amoureux d'elle. Il est certain qu'il lui dit qu'il ne pouvoit avoir le cœur assez perfide pour aider à la tromper. «Mais si je vous en priois? dit La Vallière.--Ah! que vous m'embarrasseriez! dit le Roi; mais enfin, je vous l'ai dit, je suis tout à vous.» Ils continuèrent encore quinze jours ce commerce secret. Mais le hasard le fit découvrir (ce qui obligea le Roi et mademoiselle La Vallière de ne plus rien dissimuler) 50. On ne peut exprimer les dépits, les emportemens de Madame, et combien elle se croyoit indignement traitée. Elle est belle, elle est glorieuse et la plus fière de la cour. «Quoi! disoit-elle, préférer une petite bourgeoise de Tours, laide et boiteuse, à une fille de Roi faite comme je suis!» Elle en parla à Versailles aux deux Reines, mais en femme vertueuse, qui ne vouloit pas servir de commode aux amours du Roi. La Reine-Mère résolut qu'il en falloit parler à La Vallière. En effet, toutes trois lui en parlèrent avec tant d'aigreur que la pauvre fille résolut de s'aller camper le reste de ses jours dans un couvent et de mortifier son corps pour les plaisirs qu'elle avoit pris. Elle y alla deux jours après, et d'abord qu'elle y fut entrée elle demanda une chambre et s'y alla fondre en larmes. En ce temps-là, il y avoit des ambassadeurs pour le Roi d'Espagne à Paris, dans la salle où l'on les reçoit d'ordinaire 51; plusieurs personnes de qualité y étoient, entre lesquelles se trouva le duc de Saint-Aignan, qui, après s'être entretenu avec le marquis de Sourdis 52, qui parloit bas, reprit assez haut d'un ton étonné: «Quoi! La Vallière en religion 53!» Le Roi, qui n'avoit entendu que ce nom, tourna la tête vers eux tout ému et demanda: «Qu'est-ce, dites-moi?» Le Duc lui repartit que La Vallière étoit en religion à Chaillot. Par bonheur les ambassadeurs étoient expédiés: car, dans le transport où cette nouvelle mit le Roi, il n'eût eu aucune considération. Il commanda qu'on lui apprêtât un carrosse, et, sans l'attendre, il monta aussitôt à cheval. La Reine, qui le vit partir, lui dit qu'il n'étoit guère maître de lui. «Ah! reprit-il, furieux comme un jeune lion, si je ne le suis de moi, Madame, je le serai de ceux qui m'outragent.» En disant cela il partit et courut à toute bride à Chaillot, où il la demanda. Elle vint à la grille. «Ah! lui cria le Roi, de la porte, tout fondu en larmes, vous avez peu de soin de la vie de ceux qui vous aiment!» Elle voulut lui répondre, mais ses larmes l'empêchèrent. Il la pria de sortir; elle s'en défendit long-temps, alléguant le mauvais traitement de Madame. «Enfin, dit-elle en levant les yeux au ciel, qu'on est foible quand on aime! Et le moyen de résister!» Elle sortit et se mit dans le carrosse que le Roi avoit fait amener. «Voilà, dit-elle en y montant, pour tout achever.--Non, reprit son amant couronné, je suis roi, Dieu merci, et je le ferai connoître à ceux qui auront l'insolence de vous déplaire; je n'excepte personne.» Il lui proposa sur le chemin de lui donner un hôtel et un train; mais cela lui sembla trop éclatant, elle l'en remercia fort civilement. Enfin le Roi, en arrivant, dit à Madame qu'il la prioit de considérer mademoiselle de La Vallière comme une fille qu'il lui recommandoit plus que sa vie. «Oui, dit Madame, je la regarderai comme une fille à vous.» Le Roi parut mépriser cette sotte pointe et continua ses visites avec plus d'attachement qu'auparavant; il lui envoya continuellement, à la vue de Madame, des présens très-magnifiques. Cependant le Roi la pressoit incessamment de vouloir prendre une maison à elle, et enfin elle y consentit, afin de le voir, disoit-elle, plus commodément; il lui donna le Palais Biron 54, qu'il alla lui-même voir meubler des plus riches meubles qui soient en France. Elle en change quatre fois l'année; il a honoré son frère, qui n'est pas honnête homme, d'une belle charge 55, lui a fait épouser une héritière qui étoit assez considérable pour un prince 56. La Reine en a pensé mourir de jalousie, car elle aime le Roi et le Roi aime La Vallière. Sur ces entrefaites, il tomba malade à Versailles: pendant sa maladie il rêva continuellement à sa maîtresse, qui ne vouloit pas le voir de peur de le mettre dans le péril. Après qu'il n'y eut plus rien à craindre, monsieur de Saint-Aignan, par l'ordre du Roi, l'alla quérir; mais, comme ils arrivèrent, la chambre étoit toute pleine de monde, de sorte qu'il fallut qu'elle restât dans la prochaine; et d'abord que le duc parut dans celle du Roi, qui lui fit connoître que La Vallière étoit proche, le Roi, se voulant défaire de la compagnie, fit civilité à Monsieur le Prince 57 en lui disant qu'il étoit nécessaire qu'il vît et qu'il fît réponse à un paquet qu'on venoit de lui apporter, et par ce moyen ne différa pas un moment la vue de La Vallière. «Hélas! lui dit-elle en entrant, d'un ton le plus tendre du monde, la fortune me redonne mon cher prince.--Oui, mon bel enfant, pour vous aimer avec plus d'ardeur que jamais.» Il lui montra la lettre qu'elle lui avoit écrite, et qu'il portoit sur son cœur; elle étoit conçue en ces termes:
BILLET.
out le monde dit que vous êtes fort mal; peut-être n'est-ce que pour m'affliger. L'on dit aussi que vous êtes inquiet de ce dernier bruit 58: dans ces troubles, je vous demande la vie de mon amant et j'abandonne l'État et tout le monde même. Pourquoi, si vous m'aimez comme l'on dit, ne me vouloir point voir? Adieu, envoyez-moi quérir demain, c'est-à-dire si mon inquiétude me permet de vivre jusqu'à ce jour-là.
Note 51: (retour) En 1661, l'ambassadeur d'Espagne à Londres avoit insulté notre ambassadeur, le comte d'Estrades. Le 24 mars 1662, l'ambassadeur d'Espagne vint protester en audience solennelle, devant vingt-sept ambassadeurs et envoyés des princes de l'Europe, que le Roi son maître ne disputeroit jamais le pas à la France. La réception dont il s'agit ici concorde parfaitement, par sa date, avec ce que dit Mademoiselle sur la retraite de La Vallière, qui eut lieu pendant l'hiver. Moreri se trompe en reportant au mois de mai cette audience fameuse. (Voy. la Gazette.)
Note 53: (retour) «Pendant tout cet hiver (de 1661 jusque vers Pâques de 1662) il y eut beaucoup d'intrigues et de tracasseries. La Reine Mère étoit dans de grandes inquiétudes de l'amour du Roi pour La Vallière; elle étoit chez Madame, elle logeoit au Palais-Royal chez Monsieur, et les scènes se passoient chez eux sans qu'ils en sussent rien. Je ne sais quel chagrin il prit un jour à La Vallière; elle partit de bon matin et s'en alla sans que l'on pût découvrir où elle étoit. C'étoit un jour de sermon; le Roi, qui devoit y assister, étoit occupé à la chercher, et il ne s'y trouva pas. La Reine Mère appréhendoit que la Reine ne découvrît la raison de l'absence du Roi; elle étoit dans un chagrin mortel. Après le sermon, la Reine alla à Chaillot, et le Roi, avec un manteau gris sur le nez, alla à Saint-Cloud, dans un petit couvent de religieuses où il avoit appris que s'étoit jetée La Vallière. La tourière ne voulut pas lui parler; après avoir essuyé quelques refus, il parvint à voir la supérieure et ramena La Vallière dans son carrosse. Cette retraite fit grand bruit et attira beaucoup d'affaires à ceux qui y pouvoient avoir pris part, dont je ne dois ni ne veux parler.» (Mém. de Madem., édit. citée, V, 209.) D'après la version de Mademoiselle, la jeune Reine auroit encore ignoré l'intrigue du Roi: c'est la seule différence importante des deux récits. Sur cette première retraite de mademoiselle de La Vallière, Cf. La Fayette, Hist. d'Henriette d'Angleterre, collect. Petitot, t. 64, p. 412-415; Mém. de Conrart, t. 63, p. 282; Motteville, t. 60, p. 170, 179.
Note 55: (retour) Jean François de La Baume Le Blanc, marquis de La Vallière, homme d'un esprit peu cultivé et de lourdes manières (c'est ce qu'entend l'auteur en disant qu'il n'étoit pas honnête homme), étoit gouverneur et grand sénéchal de la province de Bourbonnois, capitaine commandant les chevau-légers du jeune dauphin, maréchal des camps et armées du Roi.
Le Roi baisa cette lettre devant elle mille et mille fois, lui dit qu'il lui devoit la vie et sa joie; mais quelque excès que son amante lui fit faire le fit tomber malade presque comme devant. Cependant ils ne furent pas sans effet, puisqu'au bout de neuf mois mademoiselle de La Vallière paya ses plaisirs par des douleurs, en mettant au monde une petite fille faite comme le père 59.
Note 59: (retour) Marie-Anne de Bourbon, née en octobre 1666.--Le Roi avoit eu déjà un autre enfant naturel, dont la mère est restée inconnue. Nos recherches pour la découvrir nous ont fait connoître, dans les registres de l'église de Saint-Germain-l'Auxerrois, conservés à l'Hôtel-de-Ville, le document suivant, qui explique combien il est difficile d'éclaircir ce mystère.
«Du samedi 5 janvier 1664.
«Fut baptisé Louis, filz de M. Laurent Limosin, sergeant à verge au Chastellet de Paris, et de Claude Lescuier, sa femme, et ouvriers de Monseigneur le Daulphin, rue du Cocq. Le Parein Mre Alexandre Bontemps, premier vallet de chambre du Roy, tenant pour Louis quatorzième, Roy de France et de Navarre; la mareine dame Catherine du Tost, dame de Braguemont, femme de chambre de la Reyne Mère, tenant pour Anne d'Autriche, Reyne Mère de Sa Majesté. COLOMBEL.»
Dans ce Louis, fils d'un sergent à verge, qui est baptisé le 5 janvier 1664, et qui a pour parrain le Roi, pour marraine la Reine Mère, il nous semble impossible de ne pas reconnoître cet enfant que les généalogies nomment Louis de Bourbon, qu'elles font naître le 27 décembre 1663 et mourir le 15 juillet 1666.--Les gazettes n'ont parlé d'ailleurs ni de sa naissance ni de sa mort.
Mais pour en revenir à la maladie du Roi, qui fut plus violente que longue, il faut savoir qu'au retour de sa santé il n'y eut pas de femme à la cour qui ne travaillât à lui donner de l'amour. Madame de Chevreuse, dont la personne est le tombeau des plaisirs, après en avoir été le temple, ne pouvant plus rien pour elle, produisit madame de Luynes 60, qui est une des plus belles femmes de France, mais peu ou point d'esprit. Madame la duchesse de Soubise 61, dont les yeux vont tous les jours à la petite guerre, n'y réussit pas mieux que la Princesse Palatine 62 et madame de Soissons xxx; mais en vérité le Roi en fit confidence à La Vallière et s'en divertit avec elle; aussi alla-t-elle voir sans façon la Princesse Palatine et lui fit beaucoup de civilité et d'amitié 64. Le Roi le sut et en eut du chagrin. «Quoi! lui dit-il, si peu de jalousie? Ah! Mademoiselle, il y a peu d'amour.--Excusez-moi, lui répondit-elle, j'ai le cœur plus jaloux en amitié que qui que ce puisse être, mais j'ai trop bonne opinion de votre esprit pour croire que vous aimassiez une grande statue (et une grande masse de neige 65). Cela ne satisfit point le roi, qui est le plus incommode de tous les hommes sur ce chapitre 66, de manière que, sans avoir nulle bonne raison, il picota cette fille un mois durant. Elle en souffrit quelque temps avec une patience extrême, mais enfin elle le traita mal à Vincennes; il le souffrit assez patiemment, quoiqu'il lui parût un désespoir épouvantable dans les yeux. Il vit Belfonds 67, à qui il dit qu'il étoit le plus heureux de tous les hommes de n'aimer plus que la gloire 68. «Ah! Sire, répliqua spirituellement Belfonds, la gloire 69 est une maîtresse plus difficile à servir qu'une femme; et plût au ciel m'avoir donné un cœur aussi sensible à l'amour 70 comme il est à cette autre passion, je serois bien plus heureux.» Le Roi soupira sans lui répondre rien; mais le jour suivant il vit mademoiselle de la Motte 71, qui est une beauté enjouée, fort agréable et qui a beaucoup d'esprit, à qui il dit beaucoup de choses obligeantes, et fut toujours auprès d'elle; soupira souvent et en fit assez pour faire dire dans le monde qu'il en étoit amoureux, et pour le persuader 72 à Madame sa mère, qui grondoit sa fille de ne pas répondre à la passion d'un si grand monarque. Toutes les amies de la Maréchale s'assemblèrent pour en conférer (et, après lui avoir bien dit que nous n'étions plus dans la sotte, simplicité de nos pères, où une simple galanterie passoit pour une injure et où une fille n'entendoit parler d'amour que le jour de ses noces; aujourd'hui le monde est plus fin et plus raisonnable, et, par une heureuse vicissitude, l'amour et la galanterie se sont introduits partout 73); enfin ils querellèrent à outrance cette aimable fille, qui, dans son cœur ayant une secrète attache pour le marquis de Richelieu 74, voyoit sans joie la passion du Roi (et reçut mal les avis de ses parens 75). Cependant le Roi continuoit d'aller chez La Vallière; mais il y rêvoit et lisoit, ou sortoit sans lui avoir presque parlé. Il n'y eut que monsieur de Vardes et de Bussy qui ne s'y trompèrent point, et qui dirent toujours que ce n'étoit qu'un dépit amoureux. En effet, le Roi devint jaune, n'alla plus à la chasse, rioit par force et se donnoit mille maux à plaisir. Il s'en ouvrit au duc de Saint-Aignan en des termes qui faisoient bien connoître qu'il étoit pris pour sa vie. «Oui, disoit-il au Duc, si jamais homme fut à plaindre, c'est moi; je ne fais rien qui ne me coûte et qui ne me gêne, et la couronne, en de certains momens, m'incommode. J'aime, Saint-Aignan, autant qu'on peut aimer, et ne connois que trop que l'on ne m'aime point, ou si foiblement que je ne serai jamais content. Cependant, que n'ai-je point fait pour me bien faire aimer? Parle, Saint-Aignan, mais parle sincèrement: suis-je indigne d'être aimé? Ne voyez-vous pas que tous ceux qui ont aimé de cette cour sont incomparablement plus aimés que je ne suis?» Le duc, qui a de l'esprit, connut bien que le Roi n'étoit en cet état que par son extrême passion, et parla si obligeamment pour La Vallière que le Roi l'en aima encore mieux, et lui dit qu'il prétendoit avoir pour sa maîtresse une foi inviolable, mais qu'il vouloit en être aimé. C'étoit sur les deux heures que le Roi disoit tout ceci au Duc, et sur les sept heures du soir il fut pris d'étranges maux de tête et de vomissemens furieux. Le Duc alla trouver La Vallière, et lui raconta mot pour mot tout ce que le Roi lui avoit dit. La Vallière lui répondit que le caprice du Roi l'avoit affligée, mais qu'après tout elle n'étoit pas d'humeur à lui demander des pardons (pour un mal qu'elle n'avoit pas fait 76), qu'elle avoit lieu de se plaindre de lui et qu'il n'en avoit point de se plaindre d'elle, et que ce n'étoit point parce qu'il étoit son roi qu'elle avoit pris soin de lui plaire; qu'elle en auroit usé tout de même pour un autre qu'elle auroit aimé.
Note 60: (retour) Jeanne Marie Colbert, fille aînée du ministre, épousa, le 3 février 1667, Charles Honoré d'Albert, duc de Luynes, fils de Louis Charles d'Albert, duc de Luynes, de Chevreuse et de Chaulnes, et de sa première femme, Marie Seguier, fille du chancelier. Louis Charles d'Albert, le beau père de Jeanne Marie Colbert, étoit fils de Charles d'Albert, duc de Luynes, et de Marie de Rohan, la fille aînée d'Hercule de Rohan-Montbazon, depuis duchesse de Chevreuse. Les Mémoires de Brienne regardent la disgrâce de Fouquet comme «la dernière affaire» de madame de Chevreuse. Il répugneroit par trop de penser que cette affaire ait été suivie d'une intrigue aussi odieuse que celle dont il s'agit, et aussi improbable, dans la première année, dans les premiers mois, du mariage de son petit-fils.
Note 61: (retour) Anne de Rohan-Chabot, qui épousa en 1663 François de Rohan, prince de Soubise, fils aîné de la seconde femme d'Hercule de Rohan-Montbazon: il étoit donc, par son père, frère de la duchesse de Chevreuse. Anne de Rohan-Chabot étoit fille de Henri Chabot et de cette Marguerite de Rohan dont la mère, née Sully, soutint contre elle un si scandaleux procès au sujet de Tancrède, «vil enfant de la terre, fruit du libertinage de quelque valet», comme dit Patru dans son plaidoyer. (Voy. notre édit. de Saint-Amant, I, 457, Bibliot. elzev.)
Note 62: (retour) La Princesse Palatine dont il est ici question n'étoit pas Anne Marie de Gonzague, sœur de la reine de Pologne, âgée alors de cinquante ans, et qui avoit épousé, en 1645, Édouard, prince palatin du Rhin, mais sa fille aînée, alors âgée de vingt ans, dont la sœur cadette avoit épousé Henri Jules de Bourbon, prince de Condé. Cette fille aînée de la princesse Anne devint, en 1671, femme de Charles Théodore Othon, prince de Salm. Elle avoit vingt ans en 1666.
Note 64: (retour) Var.: La copie de Conrart porte:
«Madame de Chevreuse, ne pouvant rien pour elle, produisit madame de Luynes, qui est une des plus belles du royaume, avec peu ou point d'esprit. La princesse Palatine, madame de Soissons et madame la duchesse de Soubize, tout cela y fit ses efforts; mais, en vérité, le roy en fit des trophées à La Vallière et s'en divertit avec elle. Aussi alla-t-elle voir sans façon la Princesse Palatine et lui fit cent civilitez.»
Note 67: (retour) Bernardin de Gigault, marquis de Bellefonds, premier maître d'hôtel du roi depuis trois ans à cette époque (1666), et deux ans plus tard maréchal de France. Il avoit alors trente-six ans et le Roi vingt-huit. Le marquis de Bellefonds se distingua par sa piété et contribua beaucoup à la retraite définitive de mademoiselle de La Vallière.
Note 71: (retour) Mademoiselle de La Mothe-Houdancourt (Françoise Angélique), fille de Philippe de La Mothe-Houdancourt, duc de Cardonne, maréchal de France, et de mademoiselle de Toussy, fille de Louis de Prie, marquis de Toussy, dont le mariage eut lieu en novembre 1650, et dont elle étoit la seconde enfant. Elle ne pouvoit donc être née avant 1652; en 1666 à peine avoit-elle quatorze ans. Elle étoit déjà en 1663 fille d'honneur de la reine Marie-Thérèse, comme mademoiselle de La Mothe-Argencourt l'étoit de la Reine-Mère. Il y a souvent confusion entre ces deux noms. Ainsi mademoiselle de Montpensier dit dans ses Mémoires (édit. Maestricht, IV, 143): «Mademoiselle de La Mothe-Houdancourt qui étoit entrée chez la Reine-Mère comme fille d'honneur à la place de mademoiselle de La Porte.» Or, mademoiselle de La Porte épousa en 1657 (voy. Loret) le chevalier Garnier, et c'est par mademoiselle de la Mothe-Argencourt qu'elle fut remplacée. Au tome 5, p. 222-223, elle parle encore de mademoiselle de La Mothe-Houdancourt. Cette fois le nom est exact, et un trait que rapporte Mademoiselle nous paroît plutôt une boutade de petite fille qu'un acte de dépit d'une maîtresse jalouse: «Le bruit courut que le Roi alloit toujours à ses fenêtres pour parler à La Mothe et qu'il lui avoit porté un jour des pendants d'oreille de diamant, qu'elle les lui avoit jetes au nez, et lui avoit dit: «Je ne me soucie ni de vous, ni de vos pendants, puisque vous ne voulez pas quitter La Vallière.»
Note 74: (retour) Armand Jean du Plessis, né en 1629, substitué au nom et aux armes de du Plessis par le cardinal de Richelieu, son grand-oncle, dont il prit le nom et le titre de duc. Il étoit marié depuis 1649 avec madame veuve de Pons. Peut-être, puisque le titre n'est pas indiqué, s'agit-il du marquis de Richelieu, son père, né en 1632, et qui avoit épouse dès 1652 la fille de cette Catherine Bellier, dame de Beauvais (Cathau la Borgnesse), qui avoit été le premier caprice de Louis XIV.--Cf. t. 1, p. 71.
Cependant le Roi passa une fort méchante nuit, et toute la cour le fut voir le lendemain; de Vardes 77 lui dit mille équivoques sur son mal fort spirituellement 78; enfin, ce malade amoureux pria son confident d'aller trouver de sa part sa maîtresse, de lui apprendre la cause de son mal. Elle le reçut avec une mélancolie extrême et lui avoua qu'elle souffroit des maux inconcevables, et qu'il lui feroit plaisir de porter ce billet au Roi, dont voici les paroles 79:
BILLET.
i l'on savoit la cause de vos maux, l'on y apporteroit du remède, quand il en devroit coûter la vie; mais, mon Dieu! qu'il est inutile de vous dire ce que je vous dis, ce n'est pas moi qui donne à Votre Majesté ses bons ni ses mauvais jours!
Note 77: (retour) Le marquis de Vardes, maître passé en galanterie. Sur ce personnage, «l'homme de France le mieux fait et le plus aimable», disent les Mémoires de Daniel de Cosnac, sur ses nombreuses intrigues, et en particulier sur ses amours avec la comtesse de Soissons, voy. Les Nièces de Mazarin, par M. Amédée Renée, p. 189 et suiv.; Mém. de Conrart, p. 250 et 278.--Cf. t. 1, p. 270.
Le Duc alla promptement porter ce billet au Roi. La jeune Reine étoit pour lors sur son lit, et d'abord qu'il l'eut vu il s'écria: «Saint-Aignan, je suis bien foible, et je le suis plus que vous ne pouvez penser.» La Reine se retira, et le Roi relut vingt fois ce billet; il fit admirer au Duc cette manière d'écrire, mais il ne pouvoit souffrir ce cruel terme de Votre Majesté. Il en parloit encore quand mademoiselle de La Vallière entra dans sa chambre avec madame de Montausier 80, à laquelle cette visite aux flambeaux a servi de toute sa faveur; elle se retira par commodité et par respect au bout de la chambre avec le Duc. Mademoiselle de La Vallière se mit sur le lit du Roi; elle étoit en habillement négligé, et le Roi, qui prend garde à tout, lui en sut bon gré. Elle le regarda avec une langueur passionnée à lui faire entendre que son cœur seroit éternellement à lui; le Roi fut si transporté qu'après lui avoir demandé mille pardons, il baisa un quart d'heure ses mains sans lui rien dire que ces trois paroles: «Et que je serois misérable, Mademoiselle, si vous n'aviez pitié de moi!» Enfin, ils se parlèrent et se contèrent leurs raisons, et furent cinq heures à dire: Que je vous aime! Que vous aviez de tort! Votre cœur est hors de prix! Que nous avons lieu d'être contens! Aimons-nous toujours! Ils s'en tinrent aux paroles tendres, et ma foi je le crois, mais je ne sçais pas si le Roi, qui le lendemain se leva pour passer tout le jour avec La Vallière, le passa aussi sagement. Après ce raccommodement, il n'y a jamais eu de vie plus heureuse que la leur; ils ont pris tant de peine à se persuader de la fidélité et de la tendresse l'un de l'autre qu'ils n'ont plus lieu d'en douter 81. La Vallière a pris avec elle mademoiselle d'Attigny 82, fille de haute qualité, belle comme un ange, qui l'a toujours fortement aimée. C'est sa chère, et le Roi lui fait de grands présens. Il en use assez librement devant elle. Madame de Soissons, qui a été autrefois aimée du Roi, a supporté avec une étrange impatience la faveur de La Vallière, en sorte qu'un jour, la voyant passer devant une fille dont madame de Soissons fait ses délices, et qui est fille d'un avocat au Parlement nommé Brisac: «Je suis bien surprise, dit-elle fort haut à madame de Ventadour 83; j'avois toujours bien cru que La Vallière étoit boiteuse, mais je ne savois pas qu'elle fût aveugle.» La Vallière, qui l'entendit, sentit cela fort sensiblement. Le Roi l'alla voir, qui, la trouvant fort triste, lui demanda avec un empressement d'amitié ce qui l'affligeoit. Elle lui en dit le sujet avec les paroles du monde les plus piquantes pour madame de Soissons. Le Roi s'anima encore davantage, et sortit de chez elle avec un emportement épouvantable contre madame de Soissons. D'abord qu'il fut dans la rue, il fit appeler le Duc, qu'il fit monter dans son carrosse. Mais quand il y fut il ne lui dit rien, et descendirent au Louvre 84. «Hé bien! parce que j'aime une fille, il faut que toute la France la haïsse! Mais ce n'est pas aux plaintes que je m'en veux tenir; je veux que vous alliez tout présentement dire à madame de Soissons que je lui défends l'entrée du Louvre 85x.» Le Duc lui demanda s'il avoit bien songé à cet ordre. «Oui, reprit le Roi, si bien que je veux que vous l'exécutiez tout à l'heure.--Mais si j'osois, répliqua le Duc, vous faire ressouvenir que vous avez eu autrefois quelque considération pour madame de Soissons.--Je vous entends, répliqua le Roi, c'est que vous voulez dire que je l'ai aimée. Non, croyez que je ne l'ai jamais fait; elle n'a pas assez d'esprit pour m'avoir jamais rien inspiré, sinon à l'âge de quinze ans, où elle m'entretenoit des couleurs qui me plaisoient le plus; aussi je ne me priverai de rien qui puisse être un obstacle à la vengeance que je dois à mademoiselle de La Vallière.--Je le veux croire, répondit le Duc; mais, Sire, n'avez-vous point égard à toute une grande famille et à la mémoire de son oncle!--Que vous me connoissez peu, Saint-Aignan, lui dit-il, si vous croyez que la considération de ce que l'on aime l'emporte par dessus celle d'une famille! Quoi! il sera permis à monsieur celui-ci, à madame celle-là, d'insulter une personne que j'honore? Est ce avoir du respect pour moi que d'en manquer pour ce que j'aime? Peut-on pousser une insolence plus loin que de mépriser ce que son Roi estime? Après tout, une Vallière ne vaut-elle pas bien une Manchini? Je m'étonne que de Vardes, qui sait si bien aimer, n'a pas appris à madame de Soissons que l'on sent incomparablement davantage ce qui s'adresse à ce qu'on aime que ce qui touche soi-même. Ma foi, ces petites gens-ci règleront bientôt ce que je dois aimer. Pardieu! c'est être bien misérable; il n'y a pas un petit gentilhomme qui ne fasse respecter sa maîtresse par ses amis et ses vassaux, et un roi n'en peut venir à bout? Je proteste pourtant qu'en quelque manière que ce soit, j'y réussirai, et je commencerai par madame de Soissons.--Mais, lui dit le Duc, Votre Majesté a-t-elle bien pensé aux intérêts de mademoiselle de La Vallière? Ne croyez-vous point que les Reines vont être ravies d'avoir prétexte de crier contre elle, et de pouvoir dire qu'elle ne cause que des désordres?--Ha! reprit le Roi, le plus affligé du monde, c'est assez, je n'ai plus rien à dire, sinon que je suis le plus malheureux de tous les hommes. En effet, y a-t-il quelqu'un, pour chétif qu'il soit, qui ne venge ce qu'il aime? et moi je ne puis. Vous avez raison, les Reines feroient rage contre cette pauvre fille, et l'on n'a désormais qu'à l'insulter, qu'à la piller et qu'à la maltraiter: Mesdames le trouveront bon, tant elles ont d'amitié pour moi.» En disant cela les larmes lui tombèrent des yeux de chagrin et de rage. Le Duc alla faire un fidèle récit de tout ceci à La Vallière, qui écrivit par lui ce billet:
ue je vous aime et que vous méritez de l'être, mon cher! mais il me fâche de troubler vos plaisirs par mes malheurs. Pourquoi appeler malheur ce qui ne l'est point? Non, je me reprends: tant que mon cher prince m'aimera, je n'en aurai jamais; rien ne me peut affliger que sa perte. Voilà mes sentimens, conformez-y les vôtres, et nous mettons au dessus de ces gens qui ne sauroient nous nuire. Adieu, venez ce soir plus tôt qu'à l'ordinaire.
Note 80: (retour) Var.: avec madame de Montauzier, qui l'avoit amenée faire cette visite aux flambeaux, assurée de toute la faveur. (Ibid.) Julie d'Angennes, la fille célèbre de la marquise de Rambouillet, femme du marquis, puis duc de Montausier. On lui a justement reproché la part qu'elle a prise aux galanteries du Roi.
Note 81: (retour) Encore une rédaction abrégée qui nous paroît le vrai texte: «Le roy fut si transi d'amour qu'il baisa une de ses mains plus d'un quart d'heure sans lui parler. Enfin ils parèrent, se contèrent leurs raisons, et furent cinq heures à se dire: que je vous aime! nous avons lieu d'être très contents! Ils s'en tinrent, dit-on, aux paroles tendres.» (Ibid.)
Note 83: (retour) Ce nom se trouve dans l'édit. de Londres 1654. Marie de La Guiche, fille de Jean François de La Guiche, seigneur de Saint-Géran, née en 1623, avoit épousé en 1645 Charles de Levis, marquis d'Annonai, puis duc de Ventadour. Voy. notre édit. du Dictionn. des précieuses, Biblioth. elzév., t. 2, aux noms Angoulême et Saint-Géran.
Note 85: (retour) La mesure étoit d'autant plus exorbitante que la comtesse de Soissons, sans parler de son titre de surintendante de la maison de la Reine, étoit, par son mariage avec un prince du sang, au premier rang des personnes qui avoient le droit d'entrer au Louvre, et d'y entrer en carrosse.
Le Roi n'eut pas plutôt lu ce billet qu'il partit aussitôt, et Dieu sait s'ils se dirent et se firent des amitiés. Cependant le Roi vit madame de Soissons dans les jardins de Saint-Cloud, à laquelle il fit mille incivilités. Dans ce temps, madame de Bellefonds eut un différend avec son mari. Le roi donna tout le bon côté à Bellefonds. Quinze jours après, le Roi, qui avoit passé depuis midi jusques à quatre heures après minuit avec La Vallière, vint se coucher; il trouva la jeune Reine en simple jupe auprès du feu, avec madame de Chevreuse. Comme le Roi se sentit encore mécontent contre elle pour La Vallière, il lui demanda avec une horrible froideur pourquoi elle n'étoit pas couchée. «Je vous attendois, lui dit-elle tristement.--Vous avez la mine, lui répondit le Roi, de m'attendre bien souvent.--Je le sçais bien, lui répondit-elle; car vous ne vous plaisez guère avec moi, et vous vous plaisez bien davantage avec mes ennemies.» Le Roi la regarda avec une fierté qui approchoit bien du mépris, et lui dit d'un ton moqueur: «Hélas! Madame, qui vous en a tant appris?» et en la quittant: «Couchez-vous, Madame, sans tant de petites raisons.» La Reine fut si vivement touchée, qu'elle s'alla jeter aux pieds du Roi, qui marchoit à grands pas dans la chambre. «Eh bien, Madame, que voulez-vous dire? lui dit-il.--Je veux dire, répondit la Reine, que je vous aimerai toujours, quoi que vous me fassiez.--Et moi, lui dit le Roi, j'en userai si bien que vous n'y aurez aucune peine; mais si vous voulez m'obliger, vous n'écouterez plus madame de Soissons ni madame de Navailles 86», parce qu'il savoit qu'elles avoient causé de La Vallière, et comme elle continuoit, et que La Vallière n'avoit jamais eu d'inclination pour elle, avant même qu'elle fût en crédit, le Roi se défit d'elle et de son mari.
Note 86: (retour) Suzanne de Beaudan, mademoiselle de Neuillan, dont il est souvent parlé sous ce nom dans les écrits du temps, épousa en 1651 Philippe de Montault, duc de Navailles. À l'époque qui nous occupe, M. de Navailles étoit gouverneur du Havre et commandant des chevau-légers. Madame de Navailles étoit dame d'honneur de la reine Marie-Thérèse, avec 1,200 livres de gages. «Cette espèce de disgrâce, dit Mademoiselle (éd. cit., V, 278), n'a pas ruiné leurs affaires. Ils vendirent leurs charges et leur gouvernement bien cher; ils ont fait peu de dépense, ont payé leurs dettes et acheté des terres. Le duc de Chaulnes acheta la charge de commandant des chevau-légers, et le duc de Saint-Aignan le gouvernement du Havre, et celle de dame d'honneur fut achetée par madame de Montausier, à quoi elle étoit plus propre que madame de Navailles», qui, est-il dit à la page précédente, «s'est si extraordinairement occupée de mesquins ménages que cela lui a fait tort et à son mari.» Le duc de Navailles revint bientôt en faveur; en 1669 il étoit gouverneur de La Rochelle, du pays d'Aunis et du Brouage; la même année il commanda l'armée de Candie, et, après plusieurs commandements importants et plusieurs succès militaires, il fut même fait maréchal de France.
Deux mois après, le Roi se mit en tête que La Vallière fût reçue des deux Reines, et souhaita qu'elles la vissent de bon œil. Pour cet effet il en parla à madame de Montausier, qui alla par ordre du Roi dès ce moment à la chambre de la jeune Reine. «Madame, lui dit-elle, c'est un Roi qui veut que je m'acquitte d'une commission que je doute qui vous soit agréable; il n'a pas été en mon pouvoir de m'en dispenser: c'est, Madame, qu'il souhaite que Votre Majesté reçoive mademoiselle de La Vallière 87, qui veut vous rendre ses respects.--Je l'en quitte, répliqua la Reine, il n'est pas besoin.--Si j'osois, ajouta madame de Montausier, dire à Votre Majesté que cette complaisance que vous aurez pour le Roi le touchera sans doute, et qu'au contraire votre refus l'aigrira; enfin, Madame, si le Roi aime cette fille, votre froideur pour elle ne le guérira pas: ainsi Votre Majesté feroit quelque chose de plus glorieux pour elle si elle vouloit surmonter cette petite répugnance qui s'oppose aux volontés du Roi, et si elle vouloit suivre l'exemple de tant d'illustres femmes qui en ont dignement usé avec ce que leurs maris aimoient.--Mais, Madame, interrompit la Reine, le moyen de voir cette fille! j'aime le Roi et le Roi n'aime qu'elle.» Le Roi, qui étoit aux écoutes, entra brusquement; sa vue surprit si fort la Reine qu'elle en rougit et saigna du nez, de manière qu'elle se servit de ce prétexte pour sortir. Trois jours après elle accoucha d'une petite Moresque velue qui pensa la faire mourir 88. Toute la cour fut en prières; la Reine-Mère fondoit en larmes auprès de son lit; le Roi en parut triste, mais il ne discontinua point de voir La Vallière en secret, et de lui donner mille et mille marques de son amour. Cependant la jeune Reine le pria, en présence de sa mère et de son confesseur, de vouloir marier La Vallière; le Roi, qui ne sçauroit être fourbe, ne put se résoudre à le leur accorder, et ne leur fit que dire, tout interdit, que si elle vouloit il ne s'y opposeroit pas, et qu'ils pouvoient lui chercher parti. Ils pensèrent à monsieur de Vardes, comme l'homme de la cour le plus propre à se faire bien aimer; mais de Vardes étoit amoureux à mourir de madame de Soissons: ainsi, quand on lui en parla, il se mit à rire, disant qu'on se moquoit, qu'il n'étoit pas propre au mariage. Madame 89, qui savoit la passion de Vardes pour madame de Soissons, alla voir la Comtesse, comme la plaignant si son amant consentoit à ce mariage, et lui offroit ses services en cette occasion, en le faisant détourner par le comte de Guiche, intime ami du marquis. Voilà nos deux admirables qui lient une grande amitié et s'ouvrent leurs cœurs de leurs amours. Vardes vint voir la comtesse, à laquelle il fit valoir le refus de La Vallière avec un million: «car, lui dit-il, ce n'est point par délicatesse, je me moque de son commerce avec le Roi; feu le comte de Moret mon père, qui étoit un des plus honnêtes hommes de France, épousa bien une des maîtresses de Henri IV, de laquelle je suis sorti: jugez si j'en ferois difficulté; d'ailleurs, ne l'aimant point, le Roi me feroit un extrême plaisir de la divertir. Mais, Madame, reprit-il avec un air charmant et passionné, ce sont vos yeux qui m'en empêchent, qui ne voudroient plus me regarder avec douceur, ou, pour mieux dire, c'est la possession de votre illustre cœur, de laquelle je me rendrois indigne si je pouvois consentir à vous déplaire. Ainsi je vous jure par vous-même, qui êtes une chose sacrée pour moi, que jamais je ne penserai à aucun engagement, quelque avantageux qu'il puisse être 90.» La comtesse étoit si charmée de voir des sentimens si tendres et si honnêtes à son amant, qu'elle ne savoit que lui dire pour lui exprimer sa joie. Madame survint sur le point de leur extase, accompagnée du comte de Guiche, auquel ils ne firent mystère de rien. Voilà l'établissement d'une agréable société, chacun se promettant de se servir utilement.
Note 90: (retour) Var.: Après cette phrase, on lit dans la copie de Conrart: «Madame survint sur ces entrefaites, à qui ils ne firent mystère de rien; elle loua sa fidélité. Le comte de Guiche fut de leur société. Ce soir-là, ces deux blondins voulurent faire merveilles; mais, hélas! qu'elles furent petites! Cela auroit déplu aux dames, si elles n'avoient eu leurs maris qui étoient meilleurs gendarmes que leurs amants. Cependant ces deux couples...
Cependant nos deux couples d'amants résolurent de faire rompre un commerce plus honnête et plus spirituel que le leur. Pour cet effet, ils écrivirent une lettre 91 à la señora Molina 92, que le comte tourna en espagnol, par laquelle ils lui mandoient le mépris que le Roi faisoit d'elle, l'amour qu'il portoit à La Vallière, et mille choses de cette nature: car il est à remarquer que le dépit de Madame duroit toujours contre La Vallière, et que la Comtesse enrageoit qu'on lui vouloit ôter son amant pour elle. La señora Molina fut montrer cette lettre au Roi, qui la fit voir à de Vardes, et s'en plaignit à lui comme à un fidèle ami. En vérité il faut que l'amour soit une violente passion pour faire changer les inclinations en un moment, car il est constant que de Vardes est de bonne foi et la probité même; cependant, s'il eut quelques remords de cette perfidie envers son Roi, ce ne fut que depuis le Louvre jusques à l'hôtel de Soissons, où il trouva sa maîtresse et ses confidens, lesquels railloient le Roi avec beaucoup de liberté; ils le traitèrent de fanfaron qui prétendoit que l'amour ne devoit avoir de douceur que pour lui; ils s'en écrivoient souvent en ces termes, le Comte et Madame, parce que le Roi avoit apporté quelques obstacles à leurs visites.
Note 92: (retour) Dona Maria Molina, première femme de chambre espagnole. Ce n'est pas ainsi que madame de La Fayette raconte cet incident, qui auroit causé le renvoi de madame de Navailles, dénoncée comme coupable par de Vardes lui-même, au lieu d'avoir suivi cette calomnie, comme il est dit ici; Conrart, résumant madame de La Fayette, cite un entretien du Roi et de Madame. Celle-ci auroit dit «que la comtesse de Soissons s'étoit rencontrée chez la Reine à l'ouverture d'un paquet du Roi son père, en avoit ramassé et serré l'enveloppe sans qu'on s'en aperçût; qu'on avoit fait faire un cachet aux armes d'Espagne tout semblable à celui dont les lettres du roi d'Espagne avoient accoutumé d'être cachetées, et que, cette lettre contrefaite étant enfermée dans cette enveloppe véritable, le paquet en avoit été porté, comme de la poste, à la señora Molina, première femme de chambre de la Reine, qui les reçoit ordinairement.» (p. 282, collect. Petitot, t. 48, 2e série.)
Ce fut en ce temps-là qu'il se déguisa en fille 93, où il fut vu dans la chambre de Madame par la Reine d'Angleterre, et ce fut un peu après que le Roi lui ordonna d'aller à Marseille 94 et de partir dans le même jour sans aller chez Madame. Dieu sait s'il observa cet ordre; il y fut tout botté. «Hé bien, Madame, s'écria-t-il de la porte, pour vous voir je brave le Roi et les puissances souveraines; trop heureux si vous seule, qui me tenez lieu de tout, m'assurez qu'en quelque lieu que ma misérable fortune me porte, vous me voudrez du bien. Oui, Madame, dans la douleur qui me transporte, ni la colère du Roi ni celle des Reines ne m'est point redoutable; j'appréhende la rigueur qu'apporté une longue absence.--Non, repartit Madame toute fondue en larmes en l'embrassant, non, non, cher comte, rien ne diminuera jamais l'affection que je vous ai promise, et aussi bien que vous je mépriserai toutes choses; mais, mon cher, aimez-moi et ne m'oubliez jamais.» Et après bien des pleurs et des embrassemens il fallut se séparer.
Note 93: (retour) «Madame étoit malade et environnée de toutes ses femmes... Elle faisoit entrer le comte de Guiche, quelquefois en plein jour, déguisé en femme qui dit la bonne aventure, et il la disoit même aux femmes de Madame, qui le voyoient tous les jours et qui ne le reconnoissoient pas.» (Hist. de Mme Henriette, collect. Petitot, t. 44, p. 410.) L'œil pénétrant d'une mère, de la reine d'Angleterre, ne pouvoit être aussi complaisamment aveugle.
Note 94: (retour) Ce n'est point à Marseille que fut envoyé le comte de Guiche. «L'on n'avoit pas trouvé à propos de le chasser, de crainte que cela ne fît de méchants bruits; on l'avoit envoyé commander les troupes qui étoient à Nancy: c'étoit proprement un honnête exil.» (Mém. de Mademoiselle, éd. citée, 5, 233.)
Peu de temps après on trama de furieuses malices contre la vie de La Vallière, et le Roi, qui l'aimoit avec plus d'ardeur que jamais, et qui avoit connu la grandeur de sa passion à la proposition qu'on lui avoit faite de la marier, l'alloit voir trois fois par jour avec une assiduité qui marquoit bien son amour. Ce n'est pas qu'elle ne l'eût extrêmement grondé de l'avoir mise en liberté devant les Reines de se marier. «Êtes-vous, lui dit-elle, celui même que j'ai vu me jurer que la mort la plus cruelle ne l'est pas à l'égal de voir ce que l'on aime entre les bras d'un autre? Êtes-vous celui qui disoit que dans ces occasions l'on se devoit servir des poignards et des poisons? Non, vous ne l'êtes plus; (mais pour mon malheur je suis encore ce que j'étois; je vois bien cependant qu'il est temps que je travaille à trouver dans mon courage de quoi me consoler de la perte que je ferai bientôt de votre cœur 95).--Mais, lui disoit le Roi, mettez-vous en ma place, et au nom de Dieu apprenez-moi ce que vous auriez répondu. Que pouvois-je moins dire, voyant une Reine à l'extrémité me conjurer de vous marier? Le moyen d'avoir la dureté de lui dire, aussi cruellement que vous voulez, que je n'en ferois rien? N'est-ce pas assez de dire que je ne m'y opposerois pas, si vous le vouliez? Est-ce que je devois encore douter de votre tendresse pour ne m'y pas fier? Non: je vous faisois plus de justice en m'assurant sur la fidélité de votre cœur. Combien y en auroit-il eu qui, n'ayant plus tant d'aversion pour la trahison que moi, auroient tout accordé à une pauvre reine mourante? Mais, grâces à mon amour et à ma sincérité, je ne pus jamais obtenir sur moi de dire que j'y travaillerois. Après cette scrupuleuse vertu, vous fierez-vous à moi? ne croirez-vous pas à mes paroles comme à vos yeux?--Il est certain, répliqua La Vallière, que je vous crois beaucoup de vertu. Eh! s'il se peut, mon cher prince, ayez autant d'amour 96; car enfin, je vous déclare aujourd'hui qu'il m'est facile de mourir, mais qu'il m'est impossible de me retirer d'un engagement aussi puissant que le vôtre, et que je renoncerai plutôt à la vie qu'aux charmantes espérances que vous m'avez données: ainsi, aimez-moi; si vous cessez, je sens bien qu'après la perte de votre cœur, il n'y a plus rien à faire en la vie pour moi.--Quelle indignité! s'écria le Roi en lui embrassant les genoux, si après ce que je viens d'entendre je pouvois vivre pour une autre que pour vous.»
Note 96: (retour) On lit dans la copie de Conrart un texte qui nous paroît plus vrai: «Croyez une bonne fois que, puisque mon malheur vous a fait naître sur le trône, je ne veux jamais penser au mariage. Ainsy, aimez-moy ou cessez, je sens bien que je ne puis plus rien aimer.» Le Roy lui exprima les choses les plus tendres. Et c'étoit, comme j'ai dit, en ce temps-là que le roi passoit presque toutes les nuits avec elle.»
Après qu'il l'eut assurée d'une constance éternelle, il lui dit adieu jusques au lendemain. C'étoit, comme j'ai déjà dit, dans ce temps-là que le roi passoit presque toutes les nuits avec elle; il ne la quittoit qu'à trois heures. Il n'en venoit que de partir, elle commençoit à s'endormir, quand sa petite chienne l'éveilla par ses jappemens; elle entendit du bruit à ses fenêtres et marcher dans sa chambre; elle courut dans celle de ses filles; tous les gens de la maison virent des crochets et des échelles de cordes. Cela fit grand bruit. Dès le matin le Roi le sçut, qui alla la voir pour être éclairci de la vérité. Quand il l'eut sçue par elle-même, il en fut épouvantablement troublé; il lui donna cette même semaine des gardes et un maître d'hôtel pour goûter tout ce qu'elle mangeroit. Chacun en philosopha à sa mode, mais les habiles gens jugèrent bien de qui ce coup venoit. Depuis cet accident, l'amour du Roi augmenta, et la peur de la perdre le fit pâlir mille fois en compagnie. Madame, qui n'est pas tout à fait de cette trempe, ne laissoit pas de se divertir, quoique le comte de Guiche fût absent. Un jour qu'elle causoit avec le Roi, elle tâchoit encore à le séduire: en tirant un mouchoir de sa poche, elle laissa tomber une lettre 97 que monsieur de Vardes avoit écrite, laquelle disoit positivement toute la lettre qu'on avoit écrite à la senora Molina de l'amour du Roi pour La Vallière, et le traitoit comme à son ordinaire de jeune fanfaron. Jamais surprise ne fut si grande que celle qu'eut le Roi en lisant cette lettre et connoissant que de Vardes, à qui il s'étoit confié, étoit complice de cette malice; il en parla à Madame sans aucun emportement, mais avec une extrême douleur qui faisoit connoître la bonté de son cœur. Elle, qui ne se soucioit de rien pourvu qu'elle pût justifier le comte de Guiche, avoua au Roi toute la menée de madame de Soissons et de Vardes. Le Roi envoya quérir ce dernier, et, après lui avoir fait de sanglans reproches de son infidélité, l'exila 98. On ne peut s'imaginer le déplaisir de madame de Soissons à cette nouvelle, que de Vardes lui apprit par un billet que voici:
Je vous représenterois, Madame, quelle est ma douleur, si je ne craignois de vous envelopper dans mon malheur, que je recevrois avec beaucoup de courage s'il ne me séparoit pas de vous pour jamais. J'attends de mon désespoir une prompte mort, qui finira mes infortunes et qui me donnera le repos qu'il y a si long-temps que j'ai perdu. Au nom de Dieu, Madame, souvenez-vous quelquefois de moi, comme d'un assez honnête homme que l'amour rend misérable; et, par un généreux effort, ne vous abattez point de toutes les traverses que vous aurez à souffrir. Ah! Madame, si je vous voyois dans ce moment, j'ouvrirois mon cœur à vos pieds.
Note 97: (retour) Ce n'étoit pas sans dessein: «Madame la comtesse de Soissons eut quelques démêlés avec Madame; celle-ci, pour s'en venger, dit au roi que la comtesse de Soissons et Vardes avoient écrit cette lettre (la lettre espagnole); Vardes fut envoyé prisonnier à Montpellier (où il resta deux ans). Madame de Soissons en fut enragée. Elle avoua au roi que c'étoit le comte de Guiche qui l'avoit écrite, parce qu'il savoit parfaitement l'espagnol; qu'elle l'avoit su, et que Madame y avoit eu part. Vardes demeura toujours en prison. Le comte de Guiche fut envoyé en Pologne; madame la comtesse de Soissons fut chassée, et Madame traitée assez mal par le Roi. Voilà ce qu'un démêlé de femmes attira à ces deux messieurs.» (Mém. de Montpensier, édit. cit., 5, 235-236.)
Madame l'alla voir et tâcha de la consoler, l'assurant que monsieur de Vardes reviendroit bientôt. Cela la remit un peu; mais enfin, ne voyant pas l'exécution de ses promesses, et après lui avoir bien recommandé son amant et reproché ses trahisons, elle perdit patience et alla trouver le Roi dans un de ses emportemens, à qui elle découvrit tout, ne se souciant pas de se perdre si elle perdoit le comte de Guiche. Elle réussit, car le Roi donna ordre à son exil; mais elle et son mari prirent la peine d'en tâter; il n'y eut que Madame qui s'en sauva, et depuis tout ceci le Roi ne l'aima ni l'estima.
Pendant tout ce désordre, le duc Mazarin, qui faisoit le dévot 99, demanda au Roi une audience particulière, laquelle le Roi lui accorda, durant laquelle il l'entretint d'une vision qu'il avoit eue, comme tout le royaume alloit se bouleverser s'il ne quittoit La Vallière, et lui donnoit avis de la part de Dieu.--«Et moi, repartit le Roi, je vous donne avis de ma part de donner ordre à votre cerveau, qui est en pitoyable état, et de rendre tout ce que votre oncle a dérobé 100.» Le Duc lui fit un très-humble salut, et s'en alla.
Note 99: (retour) Armand Charles de La Porte, duc de La Meilleraye, substitué au nom et aux armes du cardinal de Mazarin quand il épousa, le 28 février 1661, Hortense Mancini. Sur cette dévotion dont l'excès ridicule alla jusqu'à briser des statues précieuses, voy. la 2e partie des Mélanges curieux, dans les œuvres de Saint-Evremont, t. 8, 1753, in-18.
Note 100: (retour) «Les parents et les amis de madame Mazarin lui conseillèrent de se servir de la dissipation de son mari pour le poursuivre en séparation de biens. Cette dissipation étoit certaine; M. Mazarin même s'en faisoit un devoir, sur ce principe injurieux à la mémoire de son bienfaiteur, que les biens des ministres étoient mal acquis et un pillage sur la misère des peuples et sur la facilité du prince.» (Factum pour dame Hortense Mancini, duchesse Mazarin, au t. 8 des œuvres de Saint-Évremont, p. 229.) Louis XIV entroit, on le voit, complétement dans les idées du duc lui-même. Ce qu'il auroit eu à rendre, d'après l'État des biens délaissés à M. le duc Mazarin et à madame la duchesse sa femme par feu M. le cardinal Mazarin, tant par le contrat de mariage, legs universel, que codicilles, montoit à dix millions six cent mille livres en argent ou en propriétés, plus un revenu de deux cent soixante-dix mille livres en charges et gouvernements qui se pouvoient vendre, soit en totalité seize millions de francs, représentant au moins quarante millions de notre monnoie.
Le pauvre père Annat 101, confesseur du Roi, soufflé par les Reines, l'alla aussi trouver, et feignit de vouloir quitter la cour, faisant entendre finement que c'étoit à cause de son commerce. Le Roi, se moquant de lui, lui accorda tout franc son congé. Le Père, se voyant pris, voulut raccommoder l'affaire; mais le Roi en riant soupira, et lui dit qu'il ne vouloit désormais que son curé, et point de jésuite. L'on ne peut dire le mal que tout son ordre lui voulut d'avoir été si peu habile.
Deux ou trois mois 102 après, la Reine-Mère voulut faire son dernier effort de larmes, de tendresse et de maternité; après quoi elle supplia le Roi de penser au scandale que son amour public faisoit. Le Roi, qui n'entend point raillerie sur ce chapitre, et qui est extrêmement fier, lui repartit: «Hé quoi, Madame, doit-on croire tout ce que l'on dit? Je croyois que vous moins que personne prêcheroit cet Évangile 103; cependant, comme je n'ai jamais glosé sur les affaires des autres, il me semble qu'on en devroit user de même pour les miennes.» La Reine, prudente, se tut. Le soir, au cabinet, le Roi, se souvenant de cette conversation, la drapa des mieux, car il dit tout franchement qu'il ne pouvoit souffrir ces créatures qui, après avoir vécu avec la plus grande liberté du monde, veulent censurer les actions des autres: parce que (les plaisirs les quittent, elles enragent qu'on soit en état d'en goûter, et quand nous serons las d'aimer et de vivre, nous parlerons comme elles 104). «Voyez madame de Chevreuse, dit-il: rien n'est plus hardi que cette femme à parler contre la galanterie des femmes; encore une duchesse d'Aiguillon 105, une princesse de Carignan 106, et généralement toutes celles de la cour (excepté la princesse de Conty, qui a toujours été la dévotion même 107).» Ensuite, se tournant vers Roquelaure 108: «Ma foi, la galanterie a toujours été et sera toujours; les femmes dont on ne parle point, c'est qu'elles font leurs affaires plus secrètement avec quelque malhonnête homme, sans conséquence, ou qu'elles sont si sottes qu'on ne s'adresse point à elles 109». Comme le Roi étoit en belle humeur, il parla un peu de toutes nos dames, de madame de Chastillon et monsieur le Prince 110, madame de Luynes avec le président Tambonneau 111, la princesse de Monaco 112 avec Pegelin 113, mesdames d'Angoulême 114, de Vitry 115, de Vinne 116, de Soubise 117, de Bregy 118, pour les désirés La Feuillade 119, de Vivonne 120, Le Tellier 121, d'Humières 122, et rioit de tout son cœur.
Note 106: (retour) Marie de Bourbon-Soissons, qui avoit épousé en 1624 le prince de Carignan, qu'on appeloit le prince Thomas, grand-maître de la maison du roi. Celui-ci mourut en 1656, pendant le siége de Crémone, où il commandoit une armée françoise. La princesse de Carignan étoit mère du comte de Soissons (Eugène-Maurice de Savoie), qui avoit épousé Olympe Mancini le 21 février 1657.
Note 108: (retour) Gaston, duc de Roquelaure, qui depuis le 15 décembre 1657 étoit veuf de cette belle Charlotte-Marie de Daillon (mademoiselle du Lude) dont parlent avec admiration tous les contemporains. Aimée de Vardes, elle n'avoit pu résister à son amour, qu'elle partageoit, paroît-il. L'infidélité de Vardes l'auroit tuée, dit Conrart; mais il ajoute, ce qui combat son dire, qu'elle mourut en couches, et les Mémoires de Mademoiselle confirment ce détail.
Note 109: (retour) Aux noms qui se trouvent dans le texte que nous suivons, l'édition donnée à Cologne en 1680 par J. Le Blanc (in-12) ajoute, entre madame de Vitry et madame de Vinnes, madame de Valentinois.
Le texte est tout différent dans l'édition de Londres, 1754; on y lit:
«Comme le roi étoit en belle humeur, il parla un peu de toutes nos dames, de madame de Châtillon et de Monsieur le prince, madame de Luynes avec le président Tambonneau, la princesse de Monaco avec Pegevin, mesdames d'Angoulême, de Vitry, de Vinne, de Soubize, de Vivonne; Le Tellier, d'Humières, et il rioit de tout son cœur.»
Voici maintenant le texte de Conrart:
«Le roi, qui étoit en belle humeur, parla de toutes les dames: madame d'Arpajeux, que l'on croyoit si insensible, et le marquis de Piennes; la princesse de Monaco et Peguilin, madame de Chastillon et monsieur le prince, madame de Ventadour la prude et l'archevesque de Bourges; mesdames d'Angoulesme, de Valentinois, de Brégy et de Vitry, pour les Soubise, d'Asserac, les Destrades, La Feuillade, Vivonne et d'Humières rioient de tout leur cœur.»
Note 110: (retour) Nous ne pouvons mieux faire que de renvoyer le lecteur à une savante note de M. P. Boiteau, dans le 1er volume de cette Histoire, p. 153 et suiv.--Nous la compléterons par ces quelques lignes tirées du portrait qu'elle fit d'elle-même pour mademoiselle de Montpensier: «Le peu de justice et de fidélité que je trouve dans le monde, dit-elle, fait que je ne puis me remettre à personne pour faire mon portrait; de sorte que je veux moi-même vous le donner le plus au naturel qu'il me sera possible, dans la plus grande naïveté qui fût jamais. C'est pourquoi je puis dire que j'ai la taille des plus belles et des mieux faites qu'on puisse voir. Il n'y a rien de si régulier, de si libre ni de si aisé. Ma démarche est tout à fait agréable, et en toutes mes actions j'ai un air infiniment spirituel... Mes yeux sont bruns, fort brillants et bien fendus; le regard en est fort doux, et plein de feu et d'esprit. J'ai le nez assez bien fait, et, pour la bouche, je puis dire que je l'ai non seulement belle et bien colorée, mais infiniment agréable par mille petites façons naturelles qu'on ne peut voir en nulle autre bouche... J'ai un fort joli petit menton; je n'ai pas le teint fort blanc; mes cheveux sont d'un châtain clair et tout à fait lustrés; ma gorge est plus belle que laide... On ne peut pas avoir la jambe ni la cuisse mieux faite que je ne l'ai, ni le pied mieux tourné.»
Note 111: (retour) Nous avons parlé ailleurs (voy. ci-dessus, p. 47) de madame de Luynes. Tambonneau, président à la Chambre des Comptes, nous est connu par Tallemant, qui s'étend avec complaisance sur ses malheurs domestiques. Long-temps trompé par sa femme, qu'il trompoit à son tour, le président menoit de front les affaires, les amourettes et les fêtes. Plus difficile pour sa table qu'un profès en l'ordre des Coteaux, le président s'est attiré de la part de Saint-Évremont une épigramme assez vive et qui ne confirme pas mal certaines assertions de Tallemant.
Note 114: (retour) Mariée le 3 novembre 1649 à Louis de Lorraine, duc de Joyeuse, à qui elle avoit apporté le titre de duc d'Angoulême, Françoise-Marie de Valois, fille de Louis-Emmanuel de Valois, duc d'Angoulême, et de Henriette de La Guiche, perdit son mari en 1654. Née en 1630, elle avoit passé la première jeunesse à l'époque où nous sommes arrivés, et n'avoit pas moins de 37 ans; elle avoit un fils de 17 ans qui s'étoit marié au mois de mai de cette même année 1667.
Note 115: (retour) Marie-Louise-Élisabeth-Aimée Pot, fille de Claude Pot, seigneur de Rhodes, grand-maître des cérémonies de France, et d'Anne-Louise-Henriette de La Châtre. Elle fut fiancée, le 24 mai 1646, à François-Marie de L'Hôpital, duc de Vitry et de Château-Villain, qu'elle épousa peu de temps après.
Note 117: (retour) La première femme de François de Rohan, prince de Soubise, mourut en 1660. En 1663, il épousa Anne Chabot de Rohan, de la même famille que lui par sa mère. Elle étoit née en 1648 et mourut en 1709, ayant le titre de dame du palais de la reine depuis 1679. Au temps de ce récit, elle avoit à peine dix-huit ans.
Note 122: (retour) Louis de Crevant, troisième du nom, premier duc d'Humières, fils de Louis Crevant III, marquis d'Humières, et d'Isabeau Phelippeaux. Il étoit né en 1628, et avoit épousé, le 8 mars 1653, Louise-Antoinette-Thérèse de La Châtre. Il mourut en 1694, avec le titre de maréchal de France.
Le jour suivant, sa joie se changea en douleur par un accident assez fâcheux: car, comme il étoit seul avec sa maîtresse, propre, beau comme un Adonis, qu'il étoit dans un de ces momens où on ne peut souffrir de tiers, la pauvre créature fut prise de ce mal qui fait tant crier, mais en fut prise avec tant de violence et des convulsions si terribles que jamais homme ne fut si embarrassé que notre monarque: il appela du monde par les fenêtres, tout effrayé, et cria qu'on allât dire à mesdames de Montausier et de Choisi 123 qu'elles vinssent au plus tôt, et une fille de La Vallière courut à la sage-femme ordinaire. Tout le monde vint trop tard pour empêcher que la veste en broderie de perles et de diamans, la plus magnifique qui se soit jamais vue, ne portât des marques du désordre. Les dames arrivant, trouvèrent le Roi suant comme un bœuf d'avoir soutenu La Vallière dans les douleurs, et qui avoient été assez cruelles pour lui faire déchirer un collet 124 de mille écus, en se pendant au cou du Roi; (elle ne pouvoit souffrir que d'autres mains approchassent d'elle que celles qui sont destinées à manier des sceptres et des couronnes 125). Enfin le Roi fit des choses en cette occasion sinon propres, du moins passionnées; il est constant qu'il faillit à mourir lorsque madame de Choisi cria comme une folle: «Elle est morte!» Madame de Montausier le crut aussi, tant elle eut une syncope violente. «Au nom de Dieu, s'écria le Roi fondu en larmes, rendez-la moi, et prenez tout ce que j'ai.» Il étoit à genoux au pied de son lit, immobile comme une statue, sinon dans de certains momens, qu'il faisoit des cris si funestes et si douloureux que les dames et les médecins fondoient en larmes. La nuit, enfin, elle revint. D'abord elle regarda où étoit le Roi; madame de Montausier le fit approcher de son lit: elle lui serra les mains, quoique très foiblement, mais la douleur du Roi augmenta; on l'en arracha par force, et on le mit sur un lit. Ce fut un petit garçon 126 qui donna toutes ces douleurs à cette créature, qui diminuèrent quelque peu après par des remèdes souverains que les médecins y apportèrent. D'abord qu'elle eut quelque soulagement de ses douleurs, elle demanda à madame de Montausier ce qu'il lui sembloit de l'amour du Roi; et elle lui en parla comme en étant charmée, et voulant qu'on l'en entretînt. Madame de Montausier, qui étoit toute surprise de ce qu'elle voyoit, lui dit sincèrement 127 qu'on ne pouvoit trop aimer un prince qui aimoit si passionnément. On ne peut dire avec quelle ardeur il remercia nos dames; il les assura qu'il auroit des reconnoissances royales des services qu'elles lui venoient de rendre, et en effet on voit assez qu'elles les ont eues.
Note 123: (retour) Ce dernier nom manque dans la copie de Conrart: le récit d'ailleurs est le même, mais plus serré et plus simple dans le ms.
Les biographies font mourir madame de Choisy en 1660, et nous-même avons trop facilement accepté cette date dans notre édit. du Dict. des Précieuses, t. 2 p. 203. Ce passage, qui rapporte un fait de l'an 1667, le prouve déjà. Ajoutons qu'il existe à la Bibliothèque de l'Arsenal, sous le nº 148 B. L, in-fol. ms., une lettre d'elle au duc de Chaulnes, ambassadeur à Rome en 1668; et enfin (ce détail nous est fourni par M. Desnoiresterres, qui publie les mémoires de l'abbé de Choisy son fils), à la date du 1er juin 1669 Bussy rapporte une anecdote singulière sur sa mort. Madame de Choisy mourut donc à la fin de 1668 ou au commencement de 1669. Pour d'autres détails sur cette femme célèbre, voy. le Dict. des Précieuses, t. 1, p. 55, 117, 205, et t. 2 p. 203-205.
Note 127: (retour) «Madame de Montausier... lui dit sincèrement ses sentimens sur la passion du Roi, car il étoit allé faire un tour au Louvre, où sa présence étoit nécessaire. On peut s'imaginer le gré qu'elle en a sçu à madame de Montausier. Le Roi l'assura qu'il en auroit des reconnoissances toutes royales, et en effet il les a eues. En vérité, cette dame a eu raison de faire valoir à La Vallière les marques d'amour du Roi, étant certain...» (Copie de Conrart.)
L'on ne peut assez faire valoir à La Vallière les marques d'amour que le Roi lui avoit données, étant certain que naturellement il a un cœur qui ne sauroit souffrir les ordures d'un accouchement, et l'on a toujours vu qu'il a témoigné des répugnances horribles d'entrer dans la chambre de la Reine quand elle est en cet état 128; cependant il étoit tous les jours cloué au chevet du lit de la belle, lui faisoit lui-même prendre ses bouillons et mangeoit auprès d'elle. Cependant, quelque soin qu'il ait pu prendre, La Vallière est demeurée presque percluse d'un côté, qui est bien plus foible que l'autre, avec une maigreur épouvantable qui sent son bois, de manière qu'il n'y a plus que l'esprit qui fait aimer le corps; il est vrai que c'est tous les jours de plus en plus, et que selon les apparences ces deux cœurs s'aimeront éternellement. La Vallière sera toujours la grande passion du Roi, (qui lui occupera le cœur et l'esprit); pour les autres, ce ne seront que de petits feux follets, (qui ne seront seulement que pour satisfaire son corps 129), et qui n'auront pas de durée. Je pense aussi que le comte de Guiche aimera toujours Madame, mais je ne dis pas que Madame aimera toujours le comte; car cette belle princesse n'aime pas les vieux soupirs, et, si elle ne donne rien à faire, je suis sûr qu'elle donnera bien à penser. Cependant le comte a mandé au maréchal son père qu'il le supplioit de faire donner ses charges au comte de Louvigny 130 son frère, qu'il renonce pour jamais à revenir en France, qu'il fuira plus que la mort cette terre ingrate et malheureuse, qu'il n'aime ni n'estime son Roi, qu'il n'a que des amis sans vertu, qu'il n'a aucun engagement agréable, parce que la femme qu'il a épousée par son ordre 131 est peu aimable pour lui, qu'il vivroit toujours mal avec elle comme à son ordinaire; que c'est une foible raison d'alléguer sa beauté, puisqu'elle ne le touche point; qu'aussi il le conjure de vendre son bien, qu'il saura bien le remplacer; qu'il n'y eut jamais un si beau pays que celui où l'on s'aime. Le Maréchal a eu de la douleur, mais il s'est armé de résolution 132.
Note 128: (retour) Var.: «Cependant il n'avoit point mal au cœur de s'y mettre jusqu'au col pour La Vallière, la veste en fait foi, qu'il n'a pu porter depuis tant d'années; elle est en un pitoyable état. Il ne pensoit pas mesme à se laver, quoiqu'il en eust un besoin extrême; tous les jours il étoit cloué au chevet de son lit; il luy donnoit luy-mesme ses bouillons. Mais quel que soin...» (Copie de Conrart.)
Note 131: (retour) Marguerite-Louise-Suzanne de Béthune, mariée à treize ans au comte de Guiche. «Le comte de Guiche se soucioit si peu de sa femme, qu'il n'avoit épousée que parceque son père le vouloit, qu'il étoit bien aise de ne la jamais voir, et on disoit qu'il vivoit avec elle comme un homme qui vouloit se démarier un jour.» Dès les premiers temps de ce mariage, Benserade, dans son ballet d'Alcidiane, faisoit dire au comte de Guiche (1658):
Ma jeunesse, vive et prompte,
Se modère d'aujourd'hui,
Et trouvoit assez son compte
Parmi les troupeaux d'autrui.
Mais un pasteur m'a fait prendre
Une brebis jeune et tendre,
Douce et belle à regarder.
Elle est tout à fait mignonne.
Bien m'en prend qu'elle soit bonne,
Car il faut toujours garder
Tout ce qu'un pasteur nous donne.
Note 132: (retour) Var.: Le ms. de Conrart est ici tout différent du texte que nous avons suivi. Il est surtout beaucoup plus court. Après la phrase qu'on vient de lire, on trouve ce passage:
«Pour Vardes, il a été si constant pour feu madame d'Elbœuf, qu'on lui feroit tort de douter qu'il le fût pour une femme qu'il aime si tendrement. Mais de toutes les amours du Palais-Royal, c'est celles du Roi et de La Vallière où il se trouve le plus de constance, de vertu et de tendresse. Et comme ils ont tous deux beaucoup d'esprit, de fermeté et de grandeur, leurs passions sont plus fortes et leur amitié sera sans doute plus grande que celle de Madame et de la princesse de Bade pour le comte de Froulay. Madame de Montausier lui envoya des tablettes, du consentement du Roi, qui dit vingt fois que madame de Montausier avoit raison et qu'il seroit admirable d'embarrasser La Vallière et de les lui envoyer par un visage inconnu. Voici ce qu'elle ajouta au bas de cette conversation:
Est-il rien de plus beau?»
Il nous semble qu'il y a plutôt ici une suppression qu'il n'y auroit une addition dans notre texte.
Le chagrin de Madame a été bien plus violent; elle a choisi madame la duchesse de Créqui 133 pour être sa confidente, qui est une des plus aimables femmes qui soient à la cour. Elle est grande, brune; elle a les yeux pleins d'éclat et de langueur, la bouche belle et de l'esprit infiniment, un peu mélancolique; elle a voulu être dévote, mais chez elle la nature surmonte de fois à autre la grâce; bonne catholique, encore meilleure romaine, je ne sais si le Saint Père lui pardonnera d'avoir entrepris jusque sur ses terres, et d'avoir partagé avec lui son empire 134. C'est notre beau légat, dont j'entends parler; chacun sait que c'est plus belle mine d'homme que l'on puisse voir, et qu'il n'y a que les anges qui lui puissent disputer l'avantage de la beauté, et même de l'esprit; il en a extraordinairement; il est doux, insinuant et flatteur; son cœur est tendre pour les femmes; il est de la meilleure foi du monde, il aime madame de Crequi passionnément; elle ne lui est pas sans doute ingrate; l'Église et la cour retentissent de ses coups, car le comte de Froulay 135 est aussi fort amoureux; mais à le voir, on diroit que l'amour seroit le Dieu des malades ou des enragés, tant il fait de cris et de plaintes.
Note 133: (retour) Armande de Saint-Gelais de Lusignan de Lansac, dont il est souvent parlé, avant son mariage, sous le nom de mademoiselle de Saint-Gelais, dans les écrivains du temps, avoit épousé Charles III, premier duc de Créqui, dont elle eut une fille, Magdelaine qui fut mariée en 1657 à Charles Belgique Holland de la Trémouille, prince de Tarente. On trouve son portrait, par le marquis de Sourdis, dans le Recueil de Mademoiselle. (Voy. édit. de Maëstricht, à la suite des Mémoires, t. 8, p. 282.) Le marquis vante sa beauté, sa prudence à la cour, sa piété.
Note 134: (retour) Le légat ordinaire du Saint-Siége étoit le cardinal Antoine Barberin, grand-aumônier de France; mais comme le cardinal Antoine avoit alors soixante ans, on voit facilement qu'il est ici question du légat extraordinaire qui fut envoyé en France à cette époque, et pour qui des fêtes brillantes furent données à Fontainebleau, le card. Fabio Chigi, neveu du pape Alexandre VII. Il avoit fait son entrée à Paris le 9 août 1664.
Note 135: (retour) D'une célèbre famille du Maine, d'où sortit entre autres le maréchal de Tessé, neveu à la mode de Bretagne du comte de Froullay dont il s'agit ici, lequel étoit fils de Charles de Froullay et de Marguerite de Beaudan. Il fut, après son père, grand maréchal des logis de la maison du roi, avec 3,000 livres de gages, bouche à la cour ou son plat, deux pistoles par jour quand la cour marche, et autres appointements. Il mourut sans alliance, en 1675, dans un combat près de Trèves.
Mais laissons-le là pour écouter Madame, qui se plaint à la Duchesse du peu de soin que le comte a de lui donner de ses nouvelles: «Eh bien, ma chère, dit-elle, que pensez-vous de cet ingrat, qui, après avoir reçu mille et mille marques de ma tendresse, m'a quittée sans espoir de retour, et m'abandonne à des chagrins épouvantables? Je sais que le misérable qu'il est n'est éloigné que par les ordres du Roi. Je l'avoue, ma chère; mais aussi avouez que, s'il m'aimoit autant comme il m'a toujours fait paroître, il travailleroit à apaiser le Roi. Mais, hélas! il fait trop bien voir que l'aversion qu'il a pour lui, et ses ressentimens contre ses ennemis, se rapportent sur l'amour qu'il a pour moi.» Après qu'elle eut essuyé ses beaux yeux, elle fit ces deux couplets de chanson, qu'elle chanta tristement: