Histoire amoureuse des Gaules; suivie des Romans historico-satiriques du XVIIe siècle, Tome II
Iris au bord de la Seine,
Les yeux baignés de pleurs,
Disoit à Célimène:
Conservez vos froideurs,
Les hommes sont trompeurs.
Ils vous diront, peut-être,
Qu'ils aiment tendrement;
Mais si-tôt que les traitres
Sont quinze jours absens,
On les voit inconstans.
«Voilà, ma chère, dit-elle à la Duchesse, ce que je pense en général de tous les hommes; ce n'est pas que je ne connoisse bien qu'il est quelque commerce secret où il se trouve de la fidélité et de la constance.--Ah! Madame, reprit la Duchesse, que vous avez de raison, et qu'il est des gens heureux dans le monde qui ne font point de bruit, qui ne veulent qu'eux-mêmes pour être les témoins de leur fidélité, et sans doute qu'elle est grande! Mais j'avoue que je ne me puis persuader que l'amour à tambour battant soit tendre et sincère; non, il ne l'est jamais: les hommes n'ont qu'une certaine envie de débusquer leurs rivaux, et ce n'est que par vanité que les femmes retiennent leurs esclaves; elles seroient bien fâchées si l'on ne disoit en cour: Monsieur le duc, monsieur le comte, monsieur le chevalier est amoureux de madame une telle. Elles aiment bien mieux l'éclat et la dépense que des soupirs et des larmes. Ainsi il ne faut pas s'étonner si ces commerces se rompent: comme l'on trouve partout des belles, on en retrouve autant que l'on en perd. Mais, Madame, on ne trouve pas aisément des personnes qui aient l'esprit éclairé et au-dessus des bagatelles, dont le cœur soit tendre et délicat, qui n'aiment leur amant que pour sa vertu, son amour et sa fidélité.--Jamais, interrompit Madame, jamais je n'avois si bien compris le plaisir qu'une amour secrète peut donner; mais en vérité, Duchesse, je vois bien que notre beau Légat a rendu votre cœur merveilleusement savant; vous m'en direz des particularités à Saint-Cloud, où je vous prierai de venir passer quelques jours avec moi.» Elle lui accorda, et se séparèrent à cette condition.
Allons retrouver le Roi, qui cause bien plus à son aise que ces dames ici de la joie qu'il a d'aimer et d'être aimé: c'est avec le duc de Saint-Aignan et madame de Montausier qu'il s'entretenoit pour lors; et, sur une contestation qu'il y avoit entre le Duc et la dame, des effets d'une prompte inclination, le Roi écrivit ceci sur ses tablettes par un effet de sa mémoire ou de son esprit, j'ignore lequel, mais toujours est-il certain qu'il leur montra ces quatre vers:
Ah! qu'il est bien peu vrai que ce qu'on doit aimer
Aussitôt qu'on le voit prend droit de nous charmer,
Et qu'un premier coup d'œil n'allume point les flammes
Où le ciel en naissant a destiné nos âmes!
L'on doit bien penser combien cela est divin, combien cela est ravissant. Il voulut que madame de Montausier, qui fait tout ce qui lui plaît, écrivît aussi quelque chose de son amour. Elle s'en défendit tout autant qu'elle put, et à la fin elle fit aussi ceux-ci, sur ce que le Roi dit qu'il étoit bien résolu de satisfaire son cœur, et qu'il se railloit de ces gens qui passoient leur vie à blâmer ce que les autres faisoient.
L'on ne peut vous blâmer des tendres mouvemens
Où l'on voit qu'aujourd'hui penchent vos sentimens;
Et qu'il est mal aisé que sans être amoureux
Un jeune prince soit et grand et généreux!
C'est une qualité que j'aime en un monarque;
La tendresse d'un roi est une belle marque,
Et je crois que d'un prince on doit tout présumer,
Dès qu'on voit que son cœur est capable d'aimer.
Le Roi rendit bien les éloges que madame de Montausier lui avoit donnés, et obligea le Duc à inspirer aussi sa Muse, qui lui dicta ceux-ci:
Oui, cette passion, de toutes la plus belle,
Traîne dans un esprit cent vertus après elle;
Aux nobles actions elle pousse les cœurs,
Et tous les grands héros ont senti ses ardeurs.
Madame de Montausier était trop spirituelle pour manquer une si belle occasion de faire sa cour au Roi, en lui faisant connoître que sa joie ne seroit pas parfaite si La Vallière ne voyoit cette petite conversation en vers. Le Roi lui en sut bon gré, et dit qu'il seroit bon de l'embarrasser, en lui envoyant par un inconnu, ce qu'ils firent, et voyez ce qu'elle ajouta ensuite:
Est-il rien de plus beau qu'une innocente flamme
Qu'un mérite charmant allume dans notre âme?
Et seroit-ce un bonheur de respirer le jour,
Si d'entre les mortels on bannissoit l'amour?
Non, non, tous les plaisirs se goûtent à le suivre,
Et vivre sans aimer, proprement, n'est pas vivre.
Le même qui porta les tablettes les rapporta, et le Roi marqua autant d'impatience de voir la réponse, et ouvrit les tablettes avec autant de désordre, qu'il en eût eu des nouvelles du gain ou de la perte d'une grande bataille, tant il est vrai que la moindre chose de la part de ce que l'on aime est de conséquence aux véritables Amants. Il fut ravi d'y trouver des vers d'un caractère si passionné, qu'il les crut faits pour l'encourager à son amour; aussi ne tarda-t-il pas long-temps à lui en aller donner des preuves. Il fut aussitôt chez elle; mais s'il la trouva avec sa tendresse ordinaire, il la trouva aussi en une mélancolie extrême, qui ne venoit, lui disoit-elle, que de la peur qu'elle avoit qu'il ne l'aimât pas toujours avec autant d'ardeur: «car, continua-t-elle, ne croyez pas que mon miroir ne m'apprenne bien que ma personne désormais n'est pas trop agréable; j'ai perdu presque ce qui peut plaire, et enfin je crains avec raison que, vos yeux n'étant plus satisfaits, vous ne cherchiez dans les beautés de votre cour de quoi les contenter. Cependant, ne vous trompez pas; vous ne trouverez jamais ailleurs ce que vous trouvez en moi.--J'entends, j'entends tout, répartit le Roi avec une passion extrême; oui, je sais que je ne trouverai jamais en personne ces divins caractères qui m'ont su charmer, et que je ne trouverai jamais qu'en vous cet esprit admirable et charmant qui fait qu'auprès de vous, dans les déserts effroyables, on pourroit passer sa vie sans chagrin, et, au contraire, avec beaucoup de plaisir. Cessez donc d'outrager, par vos injustes soupçons, un prince qui vous adore, et croyez que je sais que je ne trouverai jamais en personne ce cœur que j'estime tant, et sur la bonne foi duquel je me repose; et je m'imagine qu'il n'y a que lui qui aime comme je veux être aimé. Quelle peine aurois-je à discerner si ces coquettes aimeroient ma personne ou ma grandeur, si la joie de voir un roi à leurs pieds ne leur donneroit pas plus de plaisir que l'excès de mon amour leur donneroit de tendresse? Mais pour vous, je suis persuadé que votre esprit est au-dessus des couronnes et des diadèmes; que vous aimez mieux en moi la qualité d'amant passionné que celle de roi grand et puissant; qu'il est même des momens où vous voudriez que je ne fusse pas né sur le trône, pour me posséder en liberté: jugez donc si, connoissant en vous des sentiments si vertueux et si héroïques, je pourrois jamais changer en faveur de quelque beau petit visage que la moindre maladie pourroit détruire? Non, non, Madame, croyez que je ne me suis point donné à vous par l'éclat de votre teint, et par le brillant de vos yeux; cela a été par des qualités si belles que vous ne me perdrez jamais qu'avec la vie: en un mot, cela a été par votre âme, par votre esprit et par votre cœur, que vous m'avez fait perdre la liberté.--Que vous avez de bonté, mon cher prince, d'employer toute la force de votre éloquence pour assurer un cœur qui ne craint trop que parce qu'il aime trop! Que je suis heureuse d'aimer un prince qui connoît et qui pénètre si bien mes sentimens! Oui, continua-t-elle en l'embrassant, vous avez raison de croire que votre grandeur ne m'éblouit point, que je n'ai point regardé votre couronne en vous aimant, et que je n'ai envisagé que votre seule personne: elle n'est, croyez-moi, que trop aimable pour se faire bien aimer sans le secours des trônes ni des sceptres; et plût au ciel, ai-je dit mille fois en moi-même, que mon cher prince fût sans fortune et sans autre bien que ceux que la vertu lui donne, et pouvoir passer ma vie avec lui dans une condition privée, éloignés de la cour et de la grandeur! Mais mon amour ne m'a pas fait faire long-temps un souhait si injuste: je connois trop bien qu'aucun autre des mortels n'est digne de vous commander; que le ciel ne pouvoit rien mettre au-dessus de vous sans injustice; que des vertus aussi illustres que les vôtres ne doivent être entourées que de pourpre et de couronnes.--Quoique la modestie, répliqua le Roi, m'eût fait entendre toutes ces louanges avec confusion, j'avoue cependant que je vous ai écoutée avec un plaisir sans égal; car, enfin, rien dans le monde n'est si doux que se voir estimé de ce que l'on aime; et peut-on s'imaginer une plus grande satisfaction que celle-là?» Mademoiselle de La Vallière réitéra encore que, quand elle ne seroit plus aimée du Roi, elle prendroit le parti de la retraite, en cas qu'il diminuât de sa tendresse pour elle; et on ne peut s'imaginer avec quelle passion le Roi lui répondit 136.
Après que le Roi fut parti, La Vallière alla chez madame la Princesse 137, où il y avoit une bonne partie des dames de la cour et grand nombre d'hommes bien faits. Quelque temps après le Roi y arriva, sur le visage duquel il paroissoit une grande satisfaction. Madame la duchesse de Mazarin 138 y dit deux ou trois grandes naïvetés à M. de Roquelaure 139; le prince de Courtenai 140, qui en étoit amoureux, en eut tant de honte qu'il en rougit, et que le Roi s'en aperçut; il se leva avec un emportement de rire d'auprès le prince de Conti 141, et dit à mademoiselle de La Vallière à demi-bas qu'il la remercioit de ne dire que d'agréables choses, et qu'il mourroit s'il lui étoit arrivé la même chose qu'au prince de Courtenai. La Vallière, en riant tout de même, lui dit qu'elle avoit aussi à le remercier d'avoir autant d'esprit qu'il en avoit, et qu'elle sentoit bien qu'elle ne se consoleroit pas, non plus que lui, si un tel malheur lui étoit arrivé. Il est vrai que M. Bussy, qui les entendoit, dit qu'on ne peut traiter plus agréablement et plus malicieusement un chapitre qu'ils firent celui-là.
Cependant madame de Créqui alla trouver Madame au jour qu'elle lui avoit marqué pour leur partie de Saint-Cloud. Elle y trouva Chison, qui étoit venu voir une des filles de Madame qui étoit malade: c'est le médecin de La Vallière, lequel a de l'esprit et du facétieux. Après qu'il eut entendu le mal de cette demoiselle: «Courage, lui dit-il, j'ai des remèdes pour tout, même pour le cœur des amans.--Hé! bon Dieu, reprit Madame, enseignez-les-moi promptement, pour dix ou douze que j'ai que je voudrois bien guérir, pourvu qu'il ne m'en coûtât que quelques herbes du jardin.--Ah! Madame, reprit-il, il m'en coûte bien moins que des herbes, il ne m'en coûte que des paroles.» Enfin, Chison, qui sacrifioit tout pour le divertissement de Madame, lui conta que le Roi l'avoit envoyé quérir, et qu'il lui avoit demandé avec une extrême émotion si effectivement mademoiselle de La Vallière pouvoit vivre, et si sa maigreur n'étoit pas un mauvais présage.--Et que lui avez-vous répondu? reprit Madame.--Quoi? reprit-il, Votre Altesse pouvoit-elle en être en doute? Je vous assure que je l'ai assuré avec autant de hardiesse de la longueur de ses années comme si j'avois eu lettre de Dieu. J'ai parlé en homme savant, de la vie, de la mort, des destinées; il ne s'en est presque rien fallu, lorsque j'ai vu la joie du Roi, que je ne lui aie promis une immortalité pour cette fille.--Vrai Dieu! s'écria Madame, quels charmes secrets a cette créature pour inspirer une si grande passion?--Je vous assure, reprit Chison, que ce n'est pas son corps qui les fournit.» Madame, en congédiant Chison, le pria de lui faire part de toutes ses petites nouvelles, et une heure après nos deux dames montèrent en carrosse pour Saint-Cloud.
En y allant elles rencontrèrent madame de Chevreuse avec son mari secret, M. de l'Aigles 142; mais comme elles n'avoient alors que le bonheur de La Vallière en tête, elles ne s'arrêtèrent pas à parler de celui de ces deux personnes, quoique je n'en connoisse pas de plus grand. Elle demanda donc à la Duchesse si elle connoissoit rien de plus heureux que cette fille.--Oui, Madame, reprit hardiment la Duchesse, je me crois encore plus heureuse qu'elle lorsque je vois le Légat; car il est certain qu'il est mille et mille fois plus charmant que le Roi.--Ah! reprit Madame, que le Roi est pourtant aimable pour cette créature, et qu'il y a peu de gens qui lui puissent rien contester!--Mais, Madame, répliqua la Duchesse avec du dépit, vous demeurez toujours d'accord que monsieur le Cardinal-Légat est incomparablement plus beau et a plus de douceur, et, je pense, plus d'esprit que le Roi; pour de la tendresse, mon cœur en est bien content.--Il est certain ce que vous dites, répliqua Madame, que le Légat a plus de mine et de douceur que le Roi; mais pour de l'esprit, il faut que vous sachiez qu'on n'en peut pas avoir plus que le Roi n'en a avec ce qu'il aime, ni plus de respect. Encore une fois, Madame, vous ne savez pas combien le particulier du Roi est agréable avec une personne pour qui il a de la passion. Imaginez-vous que l'on diroit qu'il n'y a que cette seule personne en tout l'univers, qu'il regarde avec tout autant d'amour et de passion dans le dernier moment d'une visite de sept ou huit heures comme dans le premier; il lui sacrifie toutes choses et paroît ne dépendre que d'elle; il a mille et mille petits soins; enfin, si tout ce que mademoiselle d'Attigny 143 disoit à une de mes amies, ces jours passés, étoit vrai, comme je le crois, je ne connois personne qui aime si bien que le Roi.--Quoi, Madame, reprit la Duchesse, même le comte de Guiche?--Il est bien aimable, reprit Madame, mais il n'est pas si passionné que le Roi.»
Note 142: (retour) Le marquis de Laigues (et non l'Aigle), étant allé à Bruxelles en 1649, pour traiter avec l'Espagne au nom des Frondeurs, y trouva madame de Chevreuse. Laigues étoit jeune et fort bien de sa personne; il réussit à lui plaire, et tous deux s'attachèrent si bien l'un à l'autre qu'ils ne se quittèrent plus. Brienne regarde aussi le marquis de Laigues comme «le mari de conscience de la duchesse». Voy. M. Cousin, Vie de madame de Chevreuse, p. 225.
Après cela, la Duchesse la pria de lui tenir la parole qu'elle lui avoit donnée, de lui conter un peu comme elle découvrit que le Roi étoit amoureux de La Vallière. Madame lui accorda et lui satisfit en ces termes.
APPENDICE
À L'HISTOIRE DE Mlle DE LA VALLIÈRE.
Nous donnons ici, comme nous l'avons annoncé plus haut, les pages qui terminent dans Conrart l'histoire de mademoiselle de La Vallière; on y trouvera, outre quelques détails sur les amours de madame de Créqui et du Légat, des particularités nouvelles.
Mais pendant qu'ils goûtoient tant de délices dans leur entretien, Madame et la duchesse de Créquy n'en avoient pas tant. Elles étoient allées se promener toutes deux pour se parler dans la liberté que leur amitié leur donnoit, quand Madame, qui n'avoit que des choses tristes dans le cœur, commença la conversation par des soupirs et la finit par des larmes. La Duchesse regrette aussi un amant, encore plus aimable et aussi tendrement aimé: car il faut dire à la louange de madame de Créquy que son cœur ne se peut donner à demi; et puis, à vous dire le vrai, ce n'est point à monsieur le Légat à qui l'on feroit de petits présens. Chacun sait qu'il a la plus belle mine d'homme que l'on puisse voir, et qu'il n'y a que les anges qui lui puissent disputer l'avantage de la beauté. Son esprit est admirable, doux infiniment et flatteur; son cœur est tendre pour les femmes, et il aime avec une passion extrême. Madame de Créquy sans doute ne lui est pas ingrate.
Pour ne nous éloigner pas de l'affliction de Madame, qui étoit causée par le peu de soin que le comte de Guiche avoit pris de lui donner de ses nouvelles: «Eh bien! ma chère, disoit-elle, que pensez-vous de cet ingrat, qui, après avoir reçu mille et mille marques de ma tendresse, me quitte sans espoir de retour, et m'abandonne à des chagrins épouvantables? Je sais que vous me direz que le misérable qu'il est ne s'éloigne que par les ordres cruels du Roi, et qu'il n'a pu aller contre. Je l'avoue, mais aussi avouez-moi que, s'il aimoit autant qu'il m'a toujours témoigné, il travailleroit à son retour et à apaiser le Roi. Mais, hélas! l'aversion qu'il a pour lui et le ressentiment qu'il a contre ses ennemis l'emportent sur la passion qu'il a pour moi. Enfin, après avoir essuyé ses beaux yeux, elle fit ces deux couplets de chanson:
Iris au bord de la Seine...
Voilà, ma chère, dit-elle à la Duchesse, ce que je pense en général des hommes. Je vous trouve si sage de n'en aimer aucun, que j'admire votre prudence, ou plutôt la froideur de votre âme.»
La Duchesse rougit, et son cœur fit voir dans ses yeux que la flamme, pour en être sèche, n'en étoit pas moins ardente. De manière que Madame, qui est adroite, reprit finement, et cependant selon son cœur: «Quoi que je dise contre les hommes, il est pourtant vrai que je connois bien qu'il y a mille et mille agréables commerces secrets qui sont bien plus charmans que ceux où il y a tant de galanterie et d'éclat qu'ils obligent tout le monde d'en causer.--Ah! Madame, reprit la Duchesse, qu'il est bien vrai ce que vous dites, et qu'il y a de gens heureux dans le monde qui ne font point de bruit! Ils ne veulent qu'eux-mêmes à être les seuls témoins de leurs félicités, ou tout au plus quelque agréable confident ou confidente.--Pensez-vous en vérité me persuader que tous les amours sont tendres et sincères?--Non, Madame, ils ne le sont point. Il n'y a qu'une certaine manière de débusquer ses rivaux, et j'ai ouï dire à monsieur le duc de Guise bien des fois qu'il n'a jamais mieux aimé mademoiselle de Pons 144 que lorsque personne ne le croyoit. Mais quand quelqu'un le sut, sa tendresse changea, et il l'aima depuis pour faire dépit à ceux qui en parloient. J'en connois mille qui n'aiment point, et ce qu'ils en font n'est que pour faire enrager des rivaux, et je pense même que les faveurs secrètes de leurs maîtresses ne leur sont chères qu'autant qu'elles sont publiques. Ah! Madame, est-ce là être amoureux? L'amour ne veut que le mystère, le silence et le secret, et ces gens-là ne le veulent pas souffrir. Les femmes font de même, n'aimant pas plus que les hommes, et ce n'est que par vanité qu'elles retiennent leurs cœurs; elles seroient bien fâchées si l'on ne disoit au cercle: Monsieur le duc, monsieur le chevalier, est amoureux de madame une telle. Elles aiment bien mieux une magnifique collation, un bal bien ordonné, qu'un saisissement, qu'une plainte de n'être pas aimée, et enfin qu'une lettre tendre et touchante. Ce n'est pas que ces dames n'accordent aussi franchement les dernières faveurs à leurs amants que si elles les aimoient; mais c'est pour les obliger à faire de la dépense ou à leur donner de quoi en faire. Aussi ne faut-il pas s'étonner si ces commerces se rompent, si une absence détruit tout; et si l'on trouve beaucoup de femmes belles et de cette humeur, on en retrouve autant qu'on en perd. Mais, Madame, on ne retrouve pas aisément des personnes qui aient l'esprit délicat et au-dessus de la bagatelle. L'on n'en voit pas souvent dont le cœur se donne sans réserve, qui soient sincères et tendres, qui n'aiment en leurs amans que leur ardent amour, leur vertu et leur fidélité. Les femmes dont je vous parle chasseroient un empereur s'il déplaisoit à leur amant. Elles n'ont que ce qu'elles aiment en tête; elles sont ravies quand l'occasion leur présente une entrevue secrète; elles s'abandonnent aux transports; elles se redisent en secret tout ce que leurs amans leur ont dit, et enfin ces cœurs-là sont bien pris.--Jamais, reprit Madame, je n'avois si bien compris les plaisirs qu'un amour secret donne, comme je fais maintenant; mais en vérité, Duchesse, tu en parles trop bien pour ne les pas expérimenter. Dis-moi, je te prie, pour qui ton cœur s'est rendu si savant?» La Duchesse se prit à rire, et lui demanda qui elle croyoit dans la cour qui l'avoit si bien instruite!--Hé! je ne sçai pas, dit Madame, car vous donnez si bon ordre à vos affaires que vous passez ici pour prude. Mais, ma belle, vous avez été à Rome. Je doute que, s'il y a quelque aimable Italien dont les passions sont violentes, il n'ait fait quelque effet dans votre âme. Mais je suis bien folle, ma foi! c'est votre beau-frère, ou je suis bien trompée; il vous voit assiduement, et l'un et l'autre vous paroissez fort amis, comme gens de nouvelle connoissance.--Aussi, reprit la Duchesse, cela est, car il m'a connue dès que j'étois à Rome.--Oui, dit Madame, vous aima-t-il dès ce temps-là?--Et que vous êtes méchante de me vouloir embarrasser! Mais enfin, je vous l'avoue, puisque je le veux bien, et vous ne me volez point mon secret; je confesse donc que le Légat est plus aimable mille fois par l'esprit que par le corps, quoiqu'il le soit infiniment, même autant qu'on peut aimer; et moi je l'estime plus que personne.--Ah! Duchesse, tu n'en dis point assez; tu as bien plus que de l'estime: car, enfin, jamais l'estime n'a inspiré tout ce que tu viens de dire.--Eh bien! reprit la Duchesse, croyez si vous voulez que quelque chose de plus tendre m'ait fait ressentir la passion du Légat avec plaisir.» Et sur ce chapitre elle prit sa belle humeur et conta cette affaire tout autant qu'il plut à Madame de l'entendre, et la Duchesse l'avoua avec certitude.
HISTOIRE
DE L'AMOUR FEINTE
DU ROI POUR MADAME
ous m'avouerez,
ma chère, qu'il est plaisant qu'une princesse de mon rang ait été le jouet
d'une petite fille comme La Vallière; cependant c'est ce qui m'est arrivé,
et ce que je vais vous apprendre, puisque vous n'étiez point à Paris dans
ce temps-là 145. Vous saurez que peu de
temps après que je fus mariée à Monsieur, lequel je ne pus jamais bien
aimer, le Roi, qui, je pense, étoit de même pour la Reine, me venoit voir
assez souvent et se plaignoit peu galamment de l'inutilité de son cœur, et
que depuis le départ de madame de Colonne il étoit bien des momens dans la
vie qui lui sembloient longs; il nous disoit souvent cela en présence de
tout-à-fait belles femmes, et, quoique nous ne le trouvassions pas
obligeant, c'étoit à qui le divertiroit le mieux. Un jour qu'il étoit bien
plus ennuyé qu'à l'ordinaire, monsieur de Roquelaure 146,
pour le tirer de sa rêverie, s'avisa malheureusement de lui faire une
plaisanterie de ce qu'une de mes filles étoit charmée de lui, en la
contrefaisant, et disant qu'elle ne vouloit plus voir le Roi pour le repos
de son cœur, et mille choses de cette nature qu'effectivement La Vallière
disoit. Comme vous savez qu'il donne l'air goguenard à tout ce qu'il dit,
il réussit fort à divertir le Roi et toute la compagnie; il demanda qui
elle étoit, mais, comme il ne l'avoit pas remarquée, il ne s'en informa
pas davantage; seulement il prit grand plaisir aux bouffonneries du sieur
Roquelaure.
Note 145: (retour) L'auteur fait allusion au séjour de madame de Créqui à Rome, où son mari étoit ambassadeur en ce temps; il y fut victime d'une espèce d'assassinat qui motiva l'envoi en France du légat Chigi; celui-ci, en même temps qu'il apportoit au Roi une satisfaction, faisoit, paroît-il, une cour assidue à la femme de l'ambassadeur.
Trois jours après, le Roi, sortant de sa chambre, vit passer mademoiselle de Tonnecharante 147; il dit à Roquelaure: «Je voudrois bien que ce fût celle-là qui m'aimât.--Non, Sire, lui dit-il, mais la voilà», en lui montrant La Vallière, à laquelle il dit, en notre présence à tous, d'un ton fort plaisant: «Eh! venez, mon illustre aux yeux mourans, qui ne savez aimer à moins qu'un monarque!» Cette raillerie la déconcerta; elle ne revint pas de cet embarras, quoique le Roi lui fît un grand salut et lui parlât le plus civilement du monde. Il est certain qu'elle ne plut point ce jour-là au Roi; mais il ne voulut pourtant point qu'on en raillât.
Note 147: (retour) Gabrielle de Rochechouart, de la branche des comtes de Tonnay-Charente, étoit fille unique de Jean-Claude de Rochechouart et de Marie Phelippeaux de la Vrillière. Elle épousa, en 1672, le marquis de Blainville, fils de Colbert. Son père et le père de madame de Montespan étoient, l'un et l'autre, petits-fils de René de Rochechouart; Gaspard, fils de René, avoit eu lui-même pour fils Gabriel, père de madame de Montespan, et Louis, comte de Maure. La comtesse de Maure, tante de madame de Montespan, étoit donc alliée, à un degré fort rapproché, de mademoiselle de Tonnay-Charente. Il étoit nécessaire de débrouiller cette parenté qui explique certains faits postérieurs.
Six jours après, il advint mieux pour elle; car elle l'entretint fort spirituellement deux heures durant, et ce fut cette conversation fatale qui l'engagea. Comme il eût eu honte de venir voir cette fille chez moi sans me voir, que fit-il? Il trouva moyen de faire dire à toute sa cour qu'il étoit amoureux de moi; il en parloit incessamment; il louoit mon air et ma beauté, et enfin je fus saluée de toutes mes amies de cette nouvelle. Cependant il ne m'en donnoit point d'autres preuves que d'être continuellement chez moi, et, dès qu'il voyoit quelqu'un, d'être attaché à mon oreille à me dire des bagatelles; et après cela, il retomboit dans des chagrins épouvantables. Il me mettoit souvent sur le chapitre de la belle, en m'obligeant de lui dire jusques aux moindres choses; et comme je croyois que ce n'étoit que par ce qu'on lui en avoit dit, et que d'ailleurs j'étois bien aise de le divertir, je l'en entretenois autant qu'il le vouloit. Il la voyoit souvent en particulier, et prenoit quelquefois un ton de raillerie pour autoriser ses conversations; mais pour peu que je continuasse, je voyois bien par la mine qu'il faisoit quand quelqu'un la choquoit, qu'il n'étoit pas content. Il la faisoit venir souvent, et effectivement il étoit bien plus agréable et fournissoit bien davantage à la conversation que lors qu'elle n'y étoit pas. Cependant concevez que j'en étois la malheureuse, ne voyant presque plus personne, de peur qu'on avoit de lui déplaire; il n'y avoit que le pauvre comte de Guiche qui venoit toujours hardiment me voir. Bon Dieu, que j'étois aveuglée!
Il me souvient qu'un jour que mademoiselle de Tonnecharante avoit la fièvre, que La Vallière étoit auprès d'elle, d'abord que le Roi le sçut, il en fut tout ému et se leva pour l'aller quérir. Le comte me dit: «Ah! que le Roi, Madame, est honnête homme, s'il n'a point d'amour!» Je vous avoue que je ne le croyois pas, quoique chacun dît le contraire; la jeune Reine même me le persuadoit bien mieux que les autres par sa froideur pour moi, qu'elle prétendoit venir de ce que j'avois ri un soir qu'elle pensa tomber ici en dansant; Monsieur m'en donna aussi des attaques à la chasse: en vérité, quand j'y pense, nos deux illustres se divertissoient bien de ma simplicité; mais achevons.
Un jour que la comtesse de Maure 148 me vint voir, La Vallière lui demanda si elle n'avoit point vu la Tonnecharante, qui étoit sortie pour l'aller voir. Vous connoissez bien l'esprit de la comtesse, qui étoit sa particulière amie; elle trouva que La Vallière ne parloit pas comme elle devoit de sa parente et de son amie 149; elle s'en plaignit à moi. Je vous avoue que dans mon âme je trouvai le caprice de cette dame plaisant, de trouver à redire qu'on n'avoit point dit mademoiselle de Tonnecharante; mais comme j'avois gardé un dépit secret contre La Vallière de ce que le soir précédent le Roi l'avoit presque toujours entretenue, je lui en fis un si grand bruit, en la reprenant aigrement devant madame de Maure, en lui disant que je faisois grande différence d'elle avec toutes mes filles, et que je la trouvois fort entendue depuis quelque temps, qu'elle en pleura de rage et de chagrin. Ce qui l'outragea plus sensiblement, c'est qu'elle nous avoit entendu la railler avec mépris de sa prétendue passion pour le Roi, et, comme vous savez que madame de Maure décidoit souverainement de tout, elle la traita de fille qui à la fin aimeroit les héros des romans.
Note 149: (retour) Voy. ci-dessus p. 100.--L'auteur lui prête ici une sorte de fierté fort susceptible que n'avoit point madame de Maure, si l'on en croit les portraits que nous ont laissés d'elle le marquis de Sourdis, dans le Recueil de portraits dédiés à Mademoiselle, et Mademoiselle elle-même dans son petit roman de la Princesse de Paphlagonie, où Madame de Maure paroît sous le nom de Reine de Misnie. Partout on s'accorde à louer sa bonté.
Nous n'avions pas encore décidé ce chapitre, que le Roi entra dans ma chambre. Je vous avoue, duchesse, que dans ce moment il me parut plus aimable que tout ce que j'ai jamais vu. Mais Dieu! que cette aimable joie se dissipa bientôt, lorsqu'il aperçut La Vallière entrer par une autre porte, les yeux gros et rouges à force de pleurer! Non je n'entreprendrai point de vous dire quel fut ce changement, qu'il tâcha de cacher pour lui dire en riant qu'il l'aimoit assez pour vouloir savoir ses chagrins. Je pense qu'elle lui fit bien ma cour: il sortit un moment après, disant qu'il m'avoit vue, et que c'étoit assez. Il revint cependant le soir avec la Reine-Mère, qui étoit suivie de plusieurs de nos dames. Elle nous montra un bracelet de diamans d'une beauté admirable, au milieu duquel étoit un petit chef-d'œuvre: c'étoit une petite miniature qui représentoit Lucrèce; le visage en étoit de cette belle Italienne qui a tant fait de bruit dans l'univers; la bordure en étoit magnifique et enfin toutes tant que nous étions de dames eussions tout donné pour avoir ce bijou. À quoi bon le dissimuler? je vous avoue que je le crus à moi, et que je n'avois qu'à faire connoître au Roi que j'en avois envie pour qu'il le demandât à la Reine, car tout autre que lui ne l'auroit jamais pu obtenir d'elle. En effet, je ne manquai rien pour lui persuader qu'il me feroit un présent fort agréable s'il me le donnoit. Il étoit si triste qu'il ne me répondit rien; cependant il le prit des mains de madame de Soissons, qui le tenoit, et l'alla montrer à toutes nos filles. Il s'adressa à La Vallière pour lui dire que nous en mourions toutes d'envie, et ce qu'elle en trouvoit; elle lui répondit d'un ton languissant, précieux et admirable. Le Roi n'eut pas la patience ni la prudence d'attendre à le demander qu'il fût hors de chez moi; car avec un grand sérieux il vint prier la Reine de le lui troquer, et elle le lui donna avec bien de la joie. Dieu sait quelle fut la mienne lorsque je le lui vis entre les mains!
Après que tout le monde fut parti, je ne pus m'empêcher de dire à toutes mes filles que je serois bien attrapée si je n'avois pas le lendemain ce bijou à mon lever. La Vallière rougit et ne répondit rien; un moment après elle partit, et la Tonnecharante la suivit doucement. Elle vit La Vallière comme je vous vois regarder ce bracelet, le baiser, puis le mettre dans sa poche, lorsque la Tonnecharente l'empêcha par un cri qu'elle fit, à dessein de lui faire peur. Je pense qu'elle en eut aussi; mais, après s'être remise, elle ne chercha point de finesse, elle lui dit: «Eh! bien, Mademoiselle, vous voyez que vous avez le secret du Roi entre vos mains; c'est une chose délicate, pensez-y plus d'une fois.» Voici la Tonnecharante aux prières de lui dire la vérité de toute cette intrigue. La Vallière lui dit sans façon les choses au point qu'elles en étoient; après quoi elle écrivit toute cette aventure au Roi.
Le lendemain il vint chez moi dès les deux heures, et parla près d'une heure à elle. Il voulut dès ce jour-là la tirer de chez moi; elle ne le voulut pas. Il souhaita qu'elle prît ces boucles d'oreilles et cette montre, et qu'elle entrât dans ma chambre avec tous ses atours; ce qu'elle fit. Je lui demandai devant le Roi qui lui pouvoit avoir donné cela.--«Moi», répondit le Roi peu civilement. Je demeurai muette; mais, comme le Roi souhaita que j'allasse à Versailles et que j'y menasse cette créature, j'attendis à la chapitrer devant les Reines. Assurément que le Roi s'en douta, et ce fut ce même jour qu'il nous fit cette incivilité à toutes, de nous laisser à la pluie qui survint dans ce temps-là pour donner la main à La Vallière, à laquelle il couvrit la tête de son chapeau. Ainsi il se moqua de nos desseins, et ne fit plus de secret d'une chose dont nous prétendions faire bien du mystère. Jugez après cela, ma chère, de l'obligation que je dois avoir au Roi.
La duchesse 150 la plaignit, et elles passèrent cinq à six jours parlant chacune de leurs affaires, après lequel temps elles revinrent à Paris. Madame alla descendre au Louvre, où elle trouva presque toutes les femmes de qualité de la cour qui étoient venues visiter la Reine-Mère, qui avoit une légère indisposition 151. Le Roi vit entrer monsieur de Roquelaure, auquel il demanda si l'on parleroit éternellement de ses malices pour les femmes, à cause que le soir précédent il avoit rompu avec madame de Gersay 152 fort mal.--«En vérité, lui dit le Roi, cette réputation de se faire aimer des femmes et puis se moquer d'elles ne me charmeroit point; qui peut autoriser un homme qui manque de probité pour elles? car enfin, si parce que l'on n'a à essuyer que leurs plaintes et leurs larmes il faut n'en rien craindre, je trouve cela horrible; et puis, quiconque a de la probité en doit avoir partout.--En vérité, reprit la première et la plus aimable duchesse de France, cela est bien glorieux pour nous, qu'un roi comme le nôtre défende nos intérêts si généreusement.--
Ah! Madame, dit le Roi, je n'en aurois pas besoin si toutes les femmes étoient faites comme vous.--Après tout, dit la Reine, monsieur de Guise 153 se décria tellement pour deux ou trois affaires de cette nature que quand il est mort il n'eût pas trouvé une lingère du palais qui l'eût voulu croire.--Mais, Madame, lui dit Roquelaure en riant, quand un confesseur commande de rompre?--Ah! la bonne conscience! interrompit le Roi; ah! l'homme de bien!» Il continua cette conversation encore une heure, toujours pillant 154 Roquelaure. Ensuite il alla penser pour se confesser le lendemain, qu'il communia avec une dévotion admirable, et partagea la journée en trois: à Dieu, aux peuples, et à La Vallière, à laquelle il donna la fête de toutes les façons. Mais celle qui m'auroit le plus agréé, c'est un meuble entier de cristal tout façonné: il est certain que tous les meubles que j'ai jamais vus en ma vie doivent céder à la beauté et à l'éclat de celui-ci; le seul candélabre est de deux mille louis. Deux jours après La Vallière envoya au Roi, par un gentilhomme de son frère, un habit et la garniture avec ce billet:
Je vous avoue que je me sens un peu de vanité lors que je pense que je suis en état de pouvoir faire des présens au plus grand roi du monde; car vous voulez bien, mon illustre prince, que je sois persuadée que tout ce qui vous vient de moi vous est agréable, et que vous estimez plus une marque de ma tendresse et de mon amitié que tous les trésors de votre royaume. Pensez un peu, en vous habillant, qu'il n'est pourtant pas besoin d'être magnifique pour me plaire.
Note 153: (retour) Henri de Lorraine, deuxième du nom, duc de Guise, pair et grand chambellan de France, né en 1614, mort en 1664. Ses prétentions, sa jactance, ses nombreuses amourettes, ont été maintes fois racontées et chansonnées. On a vu plus haut (p. 93) une allusion à son amour pour mademoiselle de Pons. C'est à lui que Somaize dédia son Dictionnaire des Précieuses. Voy. notre édition de ce livre, t. 2, p. 251.
Cette lettre plut au Roi, comme tout ce qui vient de La Vallière; voici ce qu'il lui repartit:
Oui, ma chère mignonne, vous êtes en état de me faire des présens, et je les reçois avec plus de joie de votre main que je ne ferois de tout l'empire de l'univers par celles de tous les hommes; mais, ma belle enfant, conservez-moi toujours le glorieux don que vous m'avez fait de votre cœur, car c'est celui-là qui m'oblige à regarder tous les autres avec plaisir. Ayez un peu d'envie de me voir avec l'habit que vous me donnez.
Elle en eut une grande commodité, car il le porta plus de quinze jours de suite. Il lui en envoya peu de temps après six merveilleusement riches et superbes, avec une échelle 155 et une ceinture de diamans, afin de monter avec plus de facilité au haut du mont Parnasse, et une veste 156 comme celle de la Reine, qui lui sied fort bien.
Note 156: (retour) «Veste. Espèce de camisole qui est ordinairement d'étoffe de soie, qui va jusqu'à mi-cuisse, avec des boutons le long du devant et une poche de chaque côté. Les vestes étoient, il y a quelques années, plus courtes, et même elles n'avoient point de poches d'homme.» (Richelet.)--Il est à croire que les vestes des femmes différoient de celles que portoient les hommes.
Elle étoit dans cet état lorsque le Roi alla à la revue qu'il fit de ses troupes à Vincennes devant messieurs les ambassadeurs d'Angleterre. Voyant passer le carrosse de La Vallière, il s'avança au galop et fut une heure et demie à la portière, chapeau bas, quoiqu'il fît une petite pluie que nous trouvions fort incommode, et, en s'en retournant, il rencontra à douze pas de là celui des Reines, auquel il fit un grand salut. La semaine suivante, ils allèrent tous deux seuls à Versailles, ne voulant point que mademoiselle d'Artigny y fût, tant il est vrai que dans l'amour le secret est plaisant. Cela me fait souvenir du cardinal légat 157, qui disoit un jour à monsieur de Créqui: «Parbleu, Monsieur, mon plaisir diminueroit de la moitié si je croyois qu'on m'entendît.»
À moitié chemin, Des Fontaines 158, par ordre du roi, lui prépara un grand repas, duquel il eut cent louis. Ils restèrent six ou huit jours à Versailles, et se divertirent à la chasse, à la promenade, au lit et à tout ce qu'ils voulurent. En s'en revenant à Paris, mademoiselle de La Vallière tomba de cheval, qui ne se seroit pas fait grand mal si elle n'eût pas été maîtresse du Roi; mais, à cause de cela, il la fallut saigner promptement. Je ne sais par quelle raison elle vouloit que ce fût au pied; le Roi, qui voulut y être, fit plus de mal que de bien, car il cria tant aux oreilles du chirurgien que la peur lui fit manquer deux fois son coup. Son amant devint pâle comme un linge; mais ce fut bien autre chose quand on vit que mademoiselle de la Vallière, en retirant son pied, fit rompre le bout de la lancette. Le Roi, animé comme si ce misérable l'eût fait exprès, lui donna un coup de pied de toute sa force, qui en vérité est beaucoup dire, et l'envoya d'un bout de la chambre à l'autre. Le Roi se jeta à sa place, et prit le pied de cette admirable 159, en attendant un autre chirurgien, qui lui tira le bout de la lancette et la saigna fort bien. Elle fut pourtant obligée de garder le lit un mois. Le Roi différa dix jours, pour l'amour d'elle, son voyage à Fontainebleau, après lequel il fallut partir; mais tous les jours elle avoit des nouvelles du Roi, et le Roi en avoit des siennes. Voici un des billets qu'elle lui écrivit:
Mon Dieu! qu'il est incommode d'aimer un prince aussi charmant que vous! on n'a pas un moment de repos, on craint même mille choses qui ne peuvent pas arriver; enfin je vous veux souvent du mal d'être trop aimable. Plaignez donc ce cœur que vous rendez malheureux; excusez-le de toutes les peines que je vous donne de m'aimer triste, absente, importune, et, si j'ose dire, jalouse.
En voici la réponse:
Le triste état où mon cœur me réduit depuis que je ne vous vois pas, mon enfant, est assez pitoyable pour vous obliger à partager mes chagrins, et à être touchée de pitié pour les maux que votre absence me fait souffrir, qui ne peuvent être adoucis par tous les divertissemens que mon cœur me fournit; ainsi je puis être persuadé qu'il est des momens où vous souffrez tout ce qu'une personne qui aime peut souffrir.
Une heure après que ce billet fut parti, l'impatience du Roi fut si grande pour voir sa maîtresse qu'il pria le duc de Saint-Aignan de l'aller quérir, ne le pouvant pas lui-même à raison de quelques affaires importantes qu'on traitoit pour lors dans le conseil. Le duc partit aussitôt, et deux jours après nos deux amans goûtèrent la satisfaction qu'il y a de se voir après une si petite absence. Leur joie fut grande; celle de la Reine ne fut pas de même, qui avoit déjà assez de chagrin sans celui-là, d'avoir presque entendu toutes les nuits que le Roi rêvoit tout haut de cette petite pute (c'est ainsi qu'elle la nommoit, parce qu'elle ne sçait pas assez bien le françois).
C'est une bonne princesse; le Roi est un grand prince, personne n'est digne d'être sur nos têtes que lui; jamais on n'a vu de grands hommes qui, aussi bien que lui, n'aient été vaincus par l'amour: admirons toujours sa bonne foi, sa tendresse et sa grande constance, et de mademoiselle de La Vallière l'esprit et la modération 160.
LA DEROUTE ET L'ADIEU
DES
FILLES DE JOIE
DE LA VILLE ET FAUBOURGS DE PARIS
Avec leur nom, leur nombre, les particularités
de leur prise et de
leur emprisonnement
ET LA
requeste a Madame de la Vallière
'écris la
déroute fameuse
De la bande autrefois joyeuse,
Mais qui
n'est plus en ce temps-ci
Qu'une bande fort en souci.
Quoiqu'il en soit, quoiqu'on en croie,
Je chante des filles de joie
L'adieu, les regrets et les pleurs,
Sans prendre part à leurs malheurs.
Muse, qui connois cette race,
Qui t'a souvent fait la grimace
Et méprisé cent fois tes vers,
Lorgne-les toutes de travers,
Et fais aussi que je les voie,
Non plus comme filles de joie,
Mais en filles qui font pitié;
Pourtant, vers moi sans amitié,
Pour cette troupe de sirènes,
Et pour fruit de toutes mes peines,
Fais que quelque fille de bien
M'aime un peu sans m'en dire rien.
Paris est un séjour commode
Où chacun peut vivre à sa mode,
Avec droit d'y manger son pain,
Comme dans l'empire romain,
Car on y vit sous un roi juste,
Comme on faisoit du temps d'Auguste,
Avec la même liberté,
Aussi bien l'hiver que l'été;
Et chacun à sa fantaisie
Y prend le droit de bourgeoisie;
Mais comme enfin tout se corrompt,
Le nom de bourgeois fait affront,
On veut être encor davantage 161;
De liberté libertinage
Se produit insensiblement,
Et puis il faut un règlement.
La femme, comme plus fragile,
Commence un désordre de ville,
Et veut toujours prendre plus haut
Qu'elle ne doit et qu'il ne faut.
La moindre se fait demoiselle 162;
Il faut brocards, il faut dentelle,
Il faut perles et diamans,
Il faut riches ameublemens,
Et mille autres telles denrées 163;
Mais pour les rendre ainsi parées,
Il faudroit que tous les maris
Fussent de vrais Jean de Paris.
De là vient la source maligne
Qui cause le malheur insigne
D'être enfin prise au saut du lit
Et surprise en flagrant délit.
Ô Dieu! qu'on en prend de la sorte!
Sans celles que la fausse porte
Fait sauver par quelques détroits
Pour être prise une autre fois.
Ninon dans un fiacre est prise
Avec un homme à barbe grise;
Ninon au carrosse à cinq sous 164
Se laisse prendre et file doux;
Lucrèce en sortant est grippée;
Babet en dansant est happée;
On surprend Manon et Cataut
Qui vont l'une en bas l'autre en haut;
Jeanneton aux sergens fait tête.
On ne vit jamais telle fête.
Pots, pintes, tables, escabeaux,
Siéges, chandeliers, cruches, seaux,
Vaisselle, sans être comptée,
Volent d'abord sur la montée.
Tout y fait le saut périlleux,
Jusqu'aux bouteilles deux à deux;
Puis Jeanneton court à la broche.
Cependant un sergent l'accroche;
Elle l'égratigne et le mord.
Les voilà tous deux en discord,
Prêts à s'arracher la prunelle;
Mais le sergent est plus fort qu'elle:
Il l'entraîne contre son gré,
Lui fait sauter plus d'un degré,
Et, sans entendre raillerie,
La mène à la Conciergerie.
On déniche dès le matin
La fameuse et fière Catin:
Quoiqu'on la fasse aller en chaise.
Elle n'est pas trop à son aise,
La commodité lui déplaît;
Mais on s'en sert telle qu'elle est.
Marquise, comtesse ou baronne,
Il faut comparoître en personne,
Et faire entrer au Chatelet,
À jour ordonné sans délai:
C'est un arrêt irrévocable.
On prend au lit, on prend à table;
Pourvu qu'on soit en mauvais lieu,
Suffit, la prise est de bon jeu.
On a beau dire: Je suis telle,
Je suis d'auprès de la Tournelle,
Mon mari me connoit fort bien;
Tout ce discours ne sert de rien,
Il faut aller où l'on vous mène.
Pourquoi courir la pretantaine,
Lui disent les sergens railleurs,
Et venir autre part qu'ailleurs?
Hé bien! que votre mari vienne,
Qu'il vous retire et vous retienne,
S'il ne vous fait le même tour
Que le procureur de la cour
Fit l'autre jour à telle dame
Qui voulut se dire sa femme;
«Allez, je ne vous connois point,
Et demeurons en sur ce point»,
Lui dit-il fort bien en colère.
À cela que pourriez-vous faire?
Quand un homme est ainsi fâché,
Sa femme en porte le péché.
À propos, chez dame Thomasse,
Deux femmes de fort bonne race
Furent prises au trébuchet,
Et passèrent hier le guichet,
Et tous les jours, on en attrape
À l'heure que l'on met la nape:
Cela veut dire en plein midi 165.
Ha! qu'un sergent est étourdi,
De venir frapper à cette heure!
Personne à table ne demeure;
Il peut tout seul se mettre là:
Car aussitôt chacun s'en va,
Laisse chapon, ragoût et soupe,
Laisse du vin dedans sa coupe,
Et fait place à quatre sergents
Qu'il laisse buvans et mangeans,
Et souhaite qu'ils en étouffent,
Tandis que les dames s'épouffent.
D'autres, avec des Savoyards,
S'enferment bien de toutes parts,
Puis sortent par la cheminée;
De quoi la cohorte étonnée
Pense que le diable a pris part
À cet inopiné départ.
Rien ne sort à porte rompue,
Elles sont déjà dans la rue;
Les Savoyards crient haut et bas:
Sergens, vous ne nous tenez pas;
Mais les sergens, tout pleins de rage,
S'en prennent d'abord au ménage;
Ils renversent et brisent tout;
Chacun en emporte son bout,
Mais ce bout ne vaut pas la peine
De faire une entreprise vaine.
Ils vont chez la belle aux beaux yeux;
Chez elle ils réussiront mieux;
Elle est dame à se laisser prendre
Et point difficile à se rendre;
Tout bretteur se rend maître là,
Si-tôt qu'il a dit: Me voilà!
Sergent qui commande à baguette
N'a pas moins de droit que la brette;
Ouvrez vite, c'est temps perdu,
Levez-vous, le lit est vendu,
Lui dit-il en propres paroles.
Prenez, dit-elle, deux pistoles
Et me laissez vivre en repos.
C'est parler for mal à propos.
Ha! vous ne ferez point affaire,
Dit le sergent fort en colère.
Pour qui me prenez-vous ici?
Pensez-vous échapper ainsi?
Si je n'avois la retenue,
Vous iriez à pied par la rue;
Mais c'est en chaise que l'on sort
Quand on en veut payer le port.
Tel est le destin de nos belles
Et d'autres qui sont avec elles:
Nicole, Claudine, Margot
Et Perrette? et Jeanne au pied-bot,
Martine, la souffle-rôties,
Toutes servantes addenties,
Qui deçà, qui delà, font flus,
Mais elles ne reviennent plus.
Bon pied, bon-œil et bonne bête
Fait bien lors un coup de sa tête.
Comme on déniche des moineaux,
Ou comme l'on cuit des perdreaux,
Tout ainsi l'on prend Christoflette,
Poncette, Gilette, Nisette,
En sortant de leurs nids à rats;
L'une échappe de l'embarras,
On la prend, on lui dit. C'est que 166
Il faut venir au Fort l'Évêque,
Et de prises pour un matin
J'en compte cent, sans le fretin.
Guère de gens ne sont en peine
De s'informer où l'on les mène,
Excepté quelques perruquiers,
Quelques parfumeurs et poudriers,
Quelques faiseurs de confitures,
Ou bien de mignonnes chaussures,
De fards, de pommades, de gands,
De vieilles jupes, vieux rubans,
Repassez à la friperie,
Et faiseurs de pâtisserie.
Hé quoi! si souvent escroqués,
Faut-il encore qu'ils soient moqués?
Ô personnes ensorcelées,
De prêter ainsi leurs denrées
Sur janvier, février et mars,
Pour courre après de tels hasards!
Au contraire, mille personnes
Prudentes, sages, belles, bonnes,
Rendront grâce aux bons magistrats
Qui leur ont sauvé tant de pas,
Et réduit leurs maris à vivre
D'un air qu'il ne les faut pas suivre.
Ô combien d'argent épargné
À tel, qui pour être lorgné
Le faisoit, mettant tout en gage,
Et trop tôt gueux et trop tard sage!
Voilà ce que c'est d'écouter
Un sexe qui vient nous tenter,
Qui nous fait croire qu'il nous aime,
Et puis nous perd comme lui-même!
Ô qu'elles sont en bel état
Pour un marquisat ou comtat!
Ainsi fait la vanité sotte
D'une poupée une marotte,
D'une belle idole un jouet,
Et du jeu l'on en vient au fouet 167.
C'est là d'une façon fort belle
Se faire passer demoiselle.
Et pourtant une infinité
Passent en cette qualité;
Mais la prudente politique
En va faire une république
Que l'on veut envoyer à l'eau,
S'entend pourtant dans un vaisseau.
Alors toute personne sage
Fera des vœux pour leur passage,
Priera les flots, Neptune aussi,
De les porter bien loin d'ici 168.
Aux vents, pour moi, je fais prière
De leur bien souffler au derrière,
C'est du navire que je dis;
J'excepte le vent yapis 169:
Car ce vent seroit tout contraire,
Et des poètes d'ordinaire
Il est invoqué pour les gens
Qu'on veut revoir en peu de temps.
Alors aussi d'autre manière
Tout débauché fera prière;
Mais prières de débauchés
Sont souvent autant de péchés;
Le Ciel, qui le sait, les délaisse
Et ne s'en hausse ni s'en baisse;
Les enfans leur crient au renard 170.
Pourtant dans ce fameux départ
On voit blémir un pauvre drôle
Quand il entend lire le rôle
Où des premières est Fanchon,
Qui de ses deux yeux de cochon
Lui vint percer le cœur et l'âme;
Alors il ne peut qu'il ne blâme
Et polices et magistrats.
Ô! dit-il en parlant tout bas,
Quelle injustice, quel dommage,
De faire à Fanchon cet outrage!
Puis, demeurant droit comme un pieu,
Il enrage et jure morbieu,
Et maudit en soi la police.
De peur qu'il a de la justice;
Mais il a beau se garder bien,
Jamais justice ne perd rien.
Dieu veuille qu'il s'amende
Et que jamais on ne le pende!
On en pend de bien plus hupés
Qu'un sexe pipeur a pipés.
Enfin nos pies dénichées,
De leur départ assez fachées,
De tous côtés d'un œil hagard.
Regardent le tiers et le quart.
Mais tiers ni quart, tel qu'il puisse être,
Ne fait semblant, de les connoître.
L'une soupire, l'autre rit;
L'une soupire, une autre maudit;
Quelque autre fait la grimace
D'un singe qui demande grâce;
Une autre sans honte et sans front
Se moque d'honneur et d'affront.
La demoiselle et la marquise,
Mais marquise de bonne prise,
Ont le bec alors bien gelé,
Et le caquet mal affilé.
Elles n'ont point ici par voye,
Bruns ni blondins qui les cotoye.
Les sergens sont leurs quinolas 171
Qui sont des meneurs par le bras,
Meneurs de fort mauvaise grâce,
Et tous meneurs chassant de race,
Meneurs à leur rompre le cou,
En les menant devinez où.
Je croi qu'ils vont droit au Pont-Rouge 172
Vers un grand bateau qui ne bouge.
Là, toutes entrant en complot,
On crie: À Chaillot! à Chaillot!
C'est aux Bons Hommes à Surène,
C'est où ce grand bateau les mène;
S'il fait beau temps l'on pourra bien
Passer outre sans dire rien.
Adieu Paris, comme il nous semble,
Disent-elles toutes ensemble.
Hélas! que de gens, de métier
Sont fâchés en chaque quartier:
Car ils perdent la chalandise
Et de baronne et de marquise.
À présent tout est renversé,
Notre honneur est bien bas percé:
Nous donnerions, étant au rôle,
La qualité pour une obole.
Du moins que ne nous réduit-on
À reprendre le chaperon 173?
Après avoir été coquettes,
Quel mal d'être chaperonettes,
Même de porter le tocquet 174
Avecque quelque autre affiquet,
Tout ainsi que la bourgeoisie,
Qui de grande peur est saisie
Qu'on ne règle au temps de jadis
Et sa coiffure et ses habits;
Que d'une demi-demoiselle
On en fasse une péronnelle.
On en seroit tout aussi bien
Si le monde n'en disoit rien.
Mais, soit qu'il jase ou qu'il se taise,
On en seroit plus à son aise,
On ne se ruineroit point
Pour du brocart 175 et pour du point 176:
La chemisette 177, la houbille 178,
Le corset, quelque autre guenille,
Un filet à mouche, un jupon
Pour parer seroit aussi bon.
Mais zeste, attendez-nous sous l'orme!
On nous prendra pour la réforme.
Bon Dieu! que nous avons de soin!
C'est bien de nous qu'on a besoin!
Laissons faire le politique.
Qui règle la chose publique;
Mais qu'en le laissant faire aussi
Elle nous chasse loin d'ici!
Adieu bal, adieu comédie
Adieu, puisqu'il faut qu'on le die,
Au Marais, notre rendez-vous,
Où souvent, avec cent filoux,
Nous avons joué notre rôle
À dépouiller un pauvre drôle,
Étranger ou provincial,
Où je ne m'acquitai pas mal
Du beau soin d'escroquer la dupe
Tantôt d'un bas, puis d'une jupe,
D'un mouchoir, d'un collier, d'un lou,
D'un rubis, d'un autre bijou,
D'un anneau, d'une garniture,
D'un brasselet, d'une coiffure,
D'un miroir, d'un ameublement,
D'un cabinet, d'un diamant,
D'une aiguière, d'un bassin même,
Selon que plus ou moins on aime.
Manger enfin carosse et train,
Le mettre nud comme la main,
Étoit mon principal office.
J'en cachois si bien l'artifice,
Que mon pauvre dupe croyoit
Que je brulois comme il bruloit;
Mais bientôt mon cœur, tout de glace.
Le forçoit de céder la place
A quelque autre simple niais
Qu'on prenoit du même biais;
Mais après toutes nos fredaines,
Dont nous allons porter les peines,
Voilà nos plaisirs qui sont morts,
Et nous en sommes aux remords.
Adieu promenades de Seine,
Chaillot, Saint-Cloud, Ruel, Surenne!
Ha! que nous allons loin d'Issy,
De Vaugirard et de Passy!
Mais c'est où le destin nous mène.
Adieu Pont Neuf 179, Samaritaine,
Butte Saint-Roch, Petits-Carreaux,
Où nous passions des jours si beaux!
Nous allions en passer aux isles;
Puisqu'on ne nous veut plus aux villes,
Il nous faut aller au désert.
Et comme toute chose sert,
Nostre disgrâce nous délivre.
De l'homme brutal, de l'homme ivre,
De l'homme jaloux, du coquin,
Et du voleur et du faquin,
Dont nous souffrons la tyrannie,
Les bassesses, la vilénie:
Supplice le plus grand qui soit.
Hélas! si la femme savoit
Quelle sujétion a celle
Qui fait le métier de donzelle,
Elle n'en tâteroit jamais,
Vivroit comme moi désormais,
Qui promets, qui proteste et jure
D'estre meilleure créature.
Mes compagnes en font autant;
Prenez-le pour argent comptant:
Nous tiendrons un chemin contraire,
Pourvu qu'on-nous le fasse faire.
Ainsi ce beau discours finit.
Mais elles n'avoient pas tout dit;
Il falloit encor nous apprendre
Combien elles en ont fait pendre,
Combien de galans ébahis
Par elles se sont vus trahis,
Et combien de lâches querelles
Se sont faites pour l'amour d'elles,
De mauvais coups, d'assassinats,
De vols qu'elles ne disent pas,
De marchands affrontés sans honte,
D'emprunts dont on ne tient nul compte;
Combien de jeunes gens enfin
Ont fait par là mauvaise fin;
Combien de désordre aux familles;
Combien il s'est perdu de filles,
Combien d'enfans ou d'avortons:
Quand finir, si nous les comptons?
Mais pensons à choses plus hautes,
Faisons profit de tant de fautes;
Car des dames de la façon
Font une fort belle leçon
A toute fille de boutique
Qui de demoiselle se pique,
Et qui hors d'un comptoir tout gras
Fait la dame à vingt-cinq carats;
Instruction aux artisannes,
Aux servantes, aux paysannes,
A toute autre grisette aussi,
De ne jamais broncher ainsi;
Désormais la sage bourgeoise,
Vivant en liberté françoise,
Ira partout le front levé,
Et tiendra le haut du pavé
Sans peur de se voir affrontée
Par quelque cambrouse effrontée
Qui fait par un méchant trotin 180,
Porter sa jupe de satin.
L'honneur, la vertu, le mérite,
Qu'il faudra que chacun imite,
Feront renaître dans nos jours
De justes et chastes amours.
L'impureté sera bannie
Des plaisirs de la douce vie.
Tout ira comme il doit aller.
Mais il faut d'ici détaler,
Rebut du sexe, on vous l'ordonne;
Sans vous la ville est belle et bonne,
On y va vivre en sûreté
Dans une honnête liberté;
Les bons desseins qu'on a pour elle
La font de plus belle en plus belle.
Paris est plus qu'il ne paroît,
Mais jamais ne fut ce qu'il est.
Les laquais y sont sans épées 181,
Les maris sans dames fripées,
Les rues sans boue en ce tems 182,
Sans embarras et sans auvents 183,
Et bientôt les modes nouvelles
Rendront nos casaques plus belles;
Et ce qui sera de plus beau
C'est la sûreté du manteau:
Car bientôt, grace à la police,
Paris sera purgé de vice,
Et des vicieuses aussi,
Qui n'aiment guère tout ceci;
Mais plaise ou non, ris ou grimace,
Il faut que justice se fasse,
Et de la façon qu'on s'y prend
On fait tout ce qu'on entreprend.
Il faut que Paris se nettoye
De boue et de filles de joie.
Que de voleurs sont étourdis
De voir faire ce que je dis,
Et doutent pendant leur asyle
S'ils doivent demeurer en ville.
Je ne sais que leur conseiller,
Sinon de ne plus travailler
D'un métier bientôt sans pratique
Quand on n'en tiendra plus boutique.
Hélas! que de gens affligés
De se voir ainsi délogés!
Qu'ils seront mal dans leurs affaires!
Sans ces personnes nécessaires,
Le trafic ne vaudra plus rien,
Puisqu'il va manquer de soutien:
A moins que d'aller dans les Indes
Racheter cent pauvres Dorindes,
Cent Sylvies et cent Philis,
Les vols seront mal établis.
Que fera le laquais en peine
De la prise d'un point de Gène,
Et de la bague et des pendans,
Des nœuds, de la montre et des gans?
Il n'aura plus devant sa porte
Personne à présent qui les porte.
L'économe d'une maison
N'aura plus de dame Alison
Chez qui porter toutes les brippes
Et quelquefois de bonnes nippes
Que l'on fait perdre tout exprès
Et qu'on cherche long-temps après.
Les pauvres filoux sans ressource
Auront-ils où vuider la bourse
Qui sera surprise avec art?
Pour qui tant se mettre au hasard?
C'étoit pour l'entretien de Lise
Que tout étoit de bonne prise;
Sa juppe et tant de linge fin
N'étoient venus que de larcin;
Mais présentement que l'on grippe
Et Lise et toute autre guenippe,
Il ne sera plus de besoin
De prendre d'elle tant de soin:
Le public la prend en sa charge,
Et pour l'avenir en décharge
Tous ces gens qui font aujourd'hui
La charité du bien d'autrui.
Cela fait tort à leur largesse,
Leur ôte leur bureau d'adresse 184,
Met un voleur sur le pavé
Fort en danger d'être trouvé
Saisi du vol qu'il vient de faire.
Il n'est pour lui plus de repaire
Contre le chevalier du guet
Qui prend le porteur du paquet.
Je l'avoue, et ces receleuses
Lui servoient encor de fileuses
A filer sa corde plus doux.
Que de malheur pour les filoux!
Quel danger leur pend sur la tête!
Que ne présentent-ils requête 185?
Sans doute ils seroient bien reçus
A faire plainte là-dessus.
Deffita, leur juge fort tendre,
Ne condamne point sans entendre;
Il leur donnera par bonté
Quelque autre lieu de sûreté.
Mais soit de respect, soit de crainte,
Nul n'ose faire cette plainte,
Et nul pour eux ne veut prier;
Ainsi donc adieu le métier.
Toutes les sociétés cessent
Quand les associés les laissent,
Et tel cas arrive ici, car
Cloris part pour Madagascar,
Et son chevalier de l'Etoile
Ne sait à quel vent faire voile.
Quels désordres, quels accidents,
Qui font, bon gré mal gré ses dens,
Obéir à la politique
Qui règle la chose publique!
Le siècle pour n'être pas d'or
Ne laisse pas de plaire encor,
Et plaira toujours davantage
Par une police si sage.
Deffita s'y prend comme il faut.
Bourgeois, voilà ce que vous vaut
Un magistrat de cette sorte,
Et qui n'y va pas de main morte.
Mais revenons à nos moutons;
Faisons le triage et comptons
Combien sont nos brebis galeuses;
Les listes sont assez nombreuses
Pour les envoyer en troupeau
Paître dans le monde nouveau.
Muse, laisse aller cette troupe;
Il est temps de manger la soupe.
Il est une heure et plus d'un quart,
C'est trop rimer pour leur départ;
Depuis le matin je travaille
Pour un adieu de rien qui vaille 186.
Note 163: (retour) Les reproches faits de tout temps aux femmes à ce sujet ont toujours alimenté la littérature de feuilles volantes. Voy., dans cette collection, le Recueil de poésies françaises du XVe et du XVIe siècle, publié par M. Anat. de Montaiglon, passim, et surtout t. 5, p. 5, et les Variétés historiques et littéraires, publ. par M. Éd. Fournier.
Note 167: (retour) Le fouet étoit alors un châtiment fort commun. Guy-Patin (Lettre du 6 juin 1664) parle d'une personne de la rue au Fer qui «avoit eu le fouet au cul d'une charrette», parcequ'elle faisoit passer, pour 15 sous de gain, des louis qui n'avoient pas le poids. Loret raconte une aventure du même genre:
Tout à l'heure on me vient de dire
Chose qui m'a quazi fait rire,
C'est qu'à midi precizement,
Par un arrêt du Parlement,
On a fouetté par les rues
Une vendeuse de morues,
Sur le dos, et non pas pas partout,
Et puis la fleur de lis au bout.
Cette muette de la halle...
Brocardoit d'étrange façon
Ceux qui marchandoient son poisson...
Quoique d'une façon cruelle
Son sang coulât de tous côtez,
Chascun crioit: fouetez! Fouetez! (Muse hist., Gaz. du 9 juin 1657.)
Note 172: (retour) Le pont Rouge, ainsi nommé parcequ'il étoit de bois peint en rouge, portoit aussi les noms de pont Barbier, parceque Barbier l'avoit fait construire; de pont Sainte-Anne, en l'honneur d'Anne d'Autriche; et enfin de pont des Tuileries. Il fut construit en 1632, et souvent détruit et reconstruit depuis.
Note 178: (retour) Nicot, Furetière ni Richelet ne donnent ce mot; nous ne le trouvons que dans les patois de Normandie, de Picardie et d'Anjou. En Anjou, c'est une sorte de blouse courte, en toile, ouverte par devant, qui ne va que jusqu'à la ceinture: les femmes le portent pour travailler aux champs.
Note 179: (retour) Cf. Variétés historiques et littéraires, t. 3, p. 77. La Samaritaine étoit un des ornements du Pont-Neuf. La butte Saint-Roch, qui passoit pour avoir été formée par l'amas des immondices de la ville, n'avoit pas meilleure réputation que les abords du Pont-Neuf. Voy. les Tracas de Paris, par G. Colletet.
Note 181: (retour) Un gentilhomme, M. de Tilladet, capitaine aux gardes, neveu de M. Le Tellier, secrétaire d'État, a été ici tué misérablement par les pages et laquais de M. d'Épernon. Les deux carrosses de ces deux maîtres s'étoient rencontrez et entreheurtez. Ces laquais vouloient tuer le cocher de M. de Tilladet. Le maître voulut sortir du carrosse pour l'empêcher, et fut aussitôt accablé de ces coquins, qui le tuèrent brutalement. Le Roi veut que justice soit faite, et a donné une déclaration contre les laquais pour empêcher à l'avenir de tels abus, savoir, qu'ils ne porteront plus d'espée ni aucune arme à feu, sur peine de la vie; qu'ils seront dorénavant habillez de couleur diverse, et non de gris, afin qu'ils soient reconnus. Cette déclaration a été envoyée au Parlement pour être verifiée et publiée. Cela a été fait. Elle a été publiée par tous les carrefours et affichée par toute la ville; mais je ne sais pas combien de temps elle sera observée.» (Lettre de Guy Patin, 16 janv. 1655.)--Cf. Loret, Muse histor., Gaz. du 23 janv. 1655. Il raconte le même fait et ajoute:
Chacun bénit le réglement
Tant du Roi que du Parlement;
Mais si plus de trois mois il dure,
Ce sera grand coup d'aventure.
Note 184: (retour) Le bureau d'adresse étoit à la fois un lieu de conférences académiques, un bureau de placement pour les domestiques et d'enseignement pour tout le monde, et enfin un lieu de prêt sur dépôt, sorte de mont-de-piété. C'est à ce dernier côté de l'établissement fondé par Renaudot que l'auteur compare les lieux de recel des voleurs.
Note 185: (retour) On lit, en tête du 4e volume des Variétés histor. et littér., publiées dans cette collection, un «Placet des amants au Roi contre les voleurs de nuit et les filoux», et, à la suite, une «Reponse des filoux au Placet des amants au Roy», jeu d'esprit de mademoiselle de Scudéry, daté de 1664.
Note 186: (retour) Nous n'avons pas trouvé d'exemplaire imprimé à part de cette pièce; mais nous avons vu une pièce du même genre, imprimée à Paris le 17 juillet 1657, pour Alex. Lesselin, qui avoit obtenu la permission «d'imprimer, vendre et debiter par tous les lieux de ce royaume, des epistres en vers composées par tel autheur capable qu'il voudra choisir, sur toutes sortes de sujets nouveaux et matières divertissantes, tant en feuilles volantes que recueils, sous le titre de: Muse de la cour.» Celle-ci, imprimée in-4, sur une, puis sur deux colonnes, a pour titre: L'adieu des filles de joye de la ville de Paris. Elle occupe six pages pleines, dont la dernière est signée C. L. P. La page 7 est occupée par un sonnet intitulé: «Consolation aux dônes et donzelles sur leur depart pour l'Amerique», et signé M. T.--La page 8 porte cet avis au lecteur: «Je pretens vous faire part au premier jour (si vous voyez de bon œil ce petit effort de ma muse) de tout ce qui s'est fait et passé à la prise et magnifique conduite de ces belles et joyeuses dames, leur embarquement, les receptions qui leur seront faites aux villes, bourgs et villages de leur route, les deputez qui leur feront harangues et complimens à leurs entrées, les feux de joye, bals et comedies, et autres passe-temps pour les divertir.»
Voici quelques traits qui se rapportent assez à la pièce que nous publions:
Leur affliction est publique
Comme leur chaude amour la fut,
Et toutes, lisant le statut,
Pestent contre la politique.
Les demoiselles du Marais,
Les courtisanes du Palais,
Les infantes du Roy de cuivre,
Celles de la butte Saint-Roch,
Dans ce grand chemin se font suivre
Des pauvres coquettes sans coq.
Catin, Suzon, Marotte, Lise,
Dans l'oisiveté de leurs traits,
Pleurent maint page, maint laquais,
Dont ils perdent la chalandise...
Le commun escueil d'amitié
Les change de filles de joye
En pauvres filles de pitié.
La bourgeoise avec la marchante,
La demoiselle au cul crotté,
Suivent cette fatalité,
Croissent cette nombreuse bande.
La noblesse s'y trouve aussi,
Les nymphes à l'amour chancy,
Enfin toutes les bonnes dames
Qui se gouvernent un peu mal,
Ayant brûlé des mêmes flammes,
Ont toutes un destin égal...
Une des femmes fait ses adieux au nom de la troupe, et dit:
Vous, braves traisneurs d'espées,
Desolés batteurs de pavé,
Bretteurs qui d'un pauvre observé
Fistes tant de franches lippées,
Combien de savoureux morceaux
Qui vous passoient par les museaux
Vous sont flambez par cette chance!
Et si vous estiez nostre appuy,
Vous voyez, dans la décadence,
Que nous estions le vostre aussy...
À tant se tut la grande Jeanne,
S'en allant droit à Scipion,
D'une grande devotion,
Avecque sa troupe profane.
Moy qui voyois leur entretien,
Et qui remarquois leur maintien,
J'en fis confidence à la Muse:
La Muse, avec sincérité,
Sans s'amuser à faire excuse,
Le laisse à la postérité.
(Bibl maz., Recueil intitulé: Poésies diverses, coté a B 18.--T. 1, in-4.)
REQUÊTE
DES
FILLES D'HONNEUR PERSÉCUTÉES
À MADAME DE LA VALLIÈRE.
énus de
notre siècle, adorable déesse,
Vous qui d'un seul regard
inspirez la tendresse,
Et savez surmonter le plus puissant des
rois,
Depuis cinq ans entiers nous vivons sous vos lois;
Nous vous avons connu la plus grande du monde;
C'est à présent en vous que notre espoir se fonde.
Prenez les intérêts des filles de Cypris,
Et ne permettez pas qu'on en fasse mépris.
Nous vous reconnoissons pour notre impératrice.
Montrez-vous digne enfin d'en être protectrice.
À notre commun bien votre intérêt est joint;
L'on ne vous verra point, si l'on ne nous voit point.
Nous sommes à l'État toutes trop nécessaires
Pour nous laisser en butte à des coups téméraires;
Les jeunes gens sans nous, par un crime odieux,
Attireront encor la vengeance des Dieux.
Si notre tendre amour n'échauffoit point leurs âmes,
Ils se verroient brûler par d'effroyables flames;
Les femmes, les maris, les filles, les enfans,
Les hommes les plus saints et les plus innocens,
Se verroient tous les jours exposés à leur rage;
Ils enfreindroient les loix du plus saint mariage,
Et leur emportement et leur brutalité
Auroit toujours querelle avec l'honnêteté.
Le substitut des Dieux, en sait la conséquence;
Dessus lui nous avons une entière licence,
Son empire est ouvert à des gens comme nous;
Par prudence il permet les plaisirs les plus doux;
La vertu ne nous fait ni de tort ni d'injure
De peur de renverser l'ordre de la nature;
Dans ce royaume-ci comme dedans le sien,
Le mal que nous faisons se convertit en bien.
Vouloir être plus saint que la sainteté même,
C'est se tromper l'esprit par une erreur extrême,
Et l'on ne doit jamais faire cesser un mal
Quand il en étouffe un qui seroit plus fatal.
Faites donc retirer le bras qui nous oppresse;
D'un jeune lieutenant 187 que la poursuite cesse;
Empêchez désormais qu'on ne puisse offenser
Un corps qui sert au Roi plus qu'on ne peut penser:
Car nous entretenons par nos soins salutaires
La moitié de sa garde et de ses mousquetaires,
Et sans nous ces galans emplumés et poudrés,
Qui paroissent toujours plus jolis, plus dorés,
Que n'ont jamais été des hommes de théâtre,
Ces gens que leur habit fait qu'on les idolâtre
Seroient bientôt cassés ou quitteroient demain,
Si par quelque malheur nous resserrions la main.
Qu'on ne s'oppose plus avecque tant de peine
À ces commodités de la nature humaine;
Qu'on finisse des soins pris si mal à propos;
Que les femmes d'honneur puissent vivre en repos.
Aussi bien c'est en vain que le monde s'empresse;
Chaque jour en produit une nouvelle espèce,
Et si l'on vouloit bien en purger tout Paris,
On verroit à louer quantité de maris.
Croyez-moi, c'est un sexe inconnu que le nôtre;
Une femme de bien est faite comme une autre;
L'honneur le plus brillant n'a que de faux appas,
Et souvent l'on paroît tout ce que l'on n'est pas.
Grande Reine, songez à votre chaste empire:
Dans ce triste séjour, sans vos soins, il expire;
Mais si vous l'honorez de vos soins, désormais
Votre peuple galant ne finira jamais.
LA PRINCESSE
OU
LES AMOURS DE MADAME.
a prison de
Vardes, l'éloignement du comte de Guiche et celui de la comtesse de
Soissons 188 ne laissent pas à
douter que l'amour, l'ambition, la jalousie et la haine n'eussent produit
d'étranges effets entre quelques personnes des plus élevées du royaume. On
en parloit diversement à la cour, et chacun raisonnoit selon son caprice,
assurant les conjectures sur ce qui avoit éclaté, et faisant des
histoires, des intrigues, des commerces, des vérités, des aventures qui
n'étoient que des choses imaginaires sur des fondemens mal assurés;
cependant assez de gens s'empressoient de persuader aux autres qu'ils
savoient la vérité de tout cela, et, pour paroître mieux instruits, ils
forgeoient des particularités vraisemblables; et, joignant l'effronterie
au mensonge, ils débitoient leurs visions d'une manière si audacieuse
qu'on ne pouvoit presque s'empêcher de leur donner quelque foi. Mais
quelle apparence y avoit-il que ces actions particulières fussent connues
de tout le monde, tandis qu'on avoit tant d'intérêt à les cacher? De tels
mystères ne pouvoient avoir de solitude assez profonde, les intéressés
n'avoient garde d'en révéler le secret, et si l'amour, qui avoit tout
commencé, n'eût tout dit, on n'auroit eu de cette histoire que des
lumières imparfaites.
Manicamp 189, affligé au dernier point de l'absence du comte de Guiche, son ami, tâcha de lier avec une dame de la cour une intelligence la plus forte qu'il pût pour adoucir son chagrin; et comme il avoit affaire à une personne qui vouloit aussi l'engager, mais qui songeoit à ses sûretés, elle le mit à plusieurs épreuves. La première fut à la vérité cruelle, et il falloit être Manicamp et amoureux pour ne s'en pas rebuter. Un jour qu'il la pressoit par les plus tendres paroles que la passion pût mettre à sa bouche: «Eh bien, Manicamp, dit-elle, je vous estime, et je vous aurois déjà dit que je vous aime si je pouvois être assurée que vous fussiez tout à moi. Mais comment voulez-vous que je le croie, poursuivit-elle, dans de si grands sujets de douter de votre confiance? Vous avez eu toute votre vie un commerce si étroit avec le comte de Guiche, que vous ne pouviez ignorer ses aventures, et surtout celles qui ont causé son éloignement. Je vous avoue que je suis curieuse, et que je voudrois savoir la vérité de cette intrigue; mais j'aurois voulu que de vous-même vous m'en eussiez conté le secret, et je vous en aurois tenu compte.»
Il n'en fallut pas davantage pour bannir tout scrupule du cœur de Manicamp: il avoit trop d'amour pour sa maîtresse pour garder encore une fidélité exacte à son ami; il étoit en état de la contenter là dessus, parce qu'il avoit dans sa poche un paquet de toutes les copies des lettres 190 qui étoient de l'histoire, dans le dessein de la faire plus sûrement qu'elle n'étoit. Et, après avoir témoigné à la dame qu'il étoit prêt de la satisfaire, et elle qu'elle l'étoit de l'écouter, il rêva quelques momens et commença de parler ainsi:
«Le mariage de Monsieur ayant accru la joie de la cour 191, on y faisoit tous les jours de nouvelles parties de divertissemens, et Madame étant une princesse jeune et accomplie, comme vous savez, tout le monde qui la voyoit ne songeoit qu'à lui proposer des plaisirs conformes à une personne de son rang et de son mérite 192. Le Roi, qui ouvroit les yeux comme les autres à ses belles qualités, lui donnoit mille marques de bienveillance, et, selon les apparences, elle avoit toujours, avec la comtesse de Soissons, la principale part à tout ce qu'il faisoit de plus galant pour les dames; le comte de Guiche et le marquis de Vardes, étant bien auprès du Roi, en reçurent souvent des grâces et étoient de tous les plaisirs, comme des gens qu'il aimoit particulièrement. Ce fut dans une vie si douce et si charmante que ces deux malheureux prirent tant d'amour et d'ambition qu'ils en perdirent la raison, et qu'ils se préparèrent des infortunes qui, possible, ne finiront qu'avec eux.
Note 191: (retour) Le mariage de Monsieur n'accrut la joie ni de Madame, ni du Roi, ni de la Reine Mère. La Reine Mère, au moment où il se fit, «y avoit moins de répugnance» qu'avant la mort du Cardinal, «qui, de son vivant, ne croyoit pas que l'affaire fût avantageuse à Monsieur.» Quant au Roi, il disoit à Monsieur qu'il ne devoit pas se presser d'aller épouser les os des Saints-Innocents» (Madem. de Montp., Mémoires, t. 5, p. 188), et madame de Motteville (Mémoires, édit. 1723, t. 5, p. 176) ajoute: «Le Roi n'avoit pas beaucoup d'inclination pour cette alliance. Il dit lui-même qu'il sentoit naturellement pour les Anglois l'antipathie que l'on dit avoir été toujours entre les deux nations.»
Note 192: (retour) Son rang étoit égal à celui de Monsieur, puisqu'elle étoit fille de roi; elle étoit, de plus, sa cousine germaine. Son mérite a été célébré par Bossuet; mais, à côté de ces louanges d'apparat, il est bon de voir comment la jugeoient ses contemporains:
Si mademoiselle de La Vallière étoit boiteuse, Madame avoit peu à lui reprocher. «Sa taille n'étoit pas sans défaut», dit madame de Motteville; mais, dit mademoiselle de Montpensier avec son franc-parler, «elle avoit trouvé le secret de se faire louer sur sa belle taille, quoiqu'elle fût bossue, et Monsieur même ne s'en aperçut qu'après l'avoir épousée.
«Au moral, on ne sauroit disconvenir qu'elle ne fût très aimable; elle avoit si bonne grâce à tout ce qu'elle faisoit, et étoit si honnête, que tous ceux qui l'approchoient en étoient satisfaits.» (Mém. de Montp.)--«Madame avoit le don de plaire, elle étoit l'ornement de la cour, et, comme le monde l'aimoit, elle, de son côté, ne le haïssoit pas. Elle s'abandonnoit à tout ce que l'âge de seize ans et la bienséance lui pouvoit alors permettre. Elle le faisoit avec légèreté et emportement.» (Mém. de Mott.) Son mariage avoit eu lieu le 1er avril 1661.
«Le comte de Guiche voyoit tous les jours Madame, et sentoit en lui-même augmenter sans cesse le plaisir qu'il prenoit à la voir, sans songer à ce qui lui en arriveroit. Mais la pente au précipice étoit grande; il ne fut pas longtemps sans reconnoître qu'il avoit fait plus de chemin qu'il ne vouloit. Madame, d'un autre côté (sans savoir les pensées du comte), le regardoit d'une manière à ne le pas désespérer: elle a un certain air languissant, et quand elle parle à quelqu'un, comme elle est toute aimable, on diroit qu'elle demande le cœur, quelque indifférente chose qu'elle puisse dire. Cette douceur est un puissant charme pour un homme sensible comme l'étoit le comte: la beauté et le rang de la personne élevèrent dans son âme tant de brillantes espérances, qu'il n'envisagea les périls de son entreprise que pour s'en promettre plus de gloire.
«Enfin il s'abandonna tout à l'amour. Je le vis quelquefois rêveur et chagrin; et, lui ayant un jour demandé ce qu'il avoit, il me dit qu'il n'étoit pas temps de l'expliquer, qu'il me répondroit précisément quand il seroit plus ou moins heureux qu'il ne l'étoit alors, et que par aventure il m'annonçoit qu'il étoit amoureux.
«À mon retour d'un voyage de trois semaines, je trouvai le comte qui m'attendoit chez moi; mais il me parut si brillant, si magnifique et si fier, qu'à le voir seulement je devinai une partie de ses affaires. «Ah! cher ami, me dit-il d'abord, il y a trois jours que je meurs d'impatience de vous voir!» Et s'approchant de mon oreille: «Je ne sentois pas toute ma joie ni ma bonne fortune, poursuivit-il tout bas, ne vous ayant pas ici pour vous en confier le secret.»
«Mes gens s'étant retirés, le comte ferma la porte de ma chambre lui-même, et m'ayant prié de ne l'interrompre point, il me parla en cette sorte: «Bien que je ne vous aie pas nommé la personne que j'aime, vous pouvez bien connoître que ce ne peut être que Madame, de la manière dont je vous parle; ainsi je crois que l'aveu que je vous fais ne vous surprend pas. Je sais que si je vous avois ouvert mes sentimens dans le commencement de ma passion, vous m'auriez dit mille choses pour m'en détourner; mais elles auroient été inutiles autant que toutes celles que m'a dit ma raison, qui m'y a représenté des dangers effroyables pour ma fortune et pour ma vie, sans donner seulement la moindre atteinte à mes desseins. A n'en mentir pas, j'aimois déjà trop quand je me suis aperçu que je devois m'en défendre, et je n'ai voulu m'abstenir qu'alors que je me suis vu sans résistance; j'ai senti que j'étois jaloux presque aussitôt que je me suis vu amant. Le Roi m'a donné des chagrins si terribles qu'il a mis vingt fois le désespoir dans mon âme; il témoignoit tant d'empressement auprès de Madame que tout le monde croyoit qu'il l'aimoit et qu'elle en étoit persuadée elle-même; cela a duré deux ou trois mois; et assurément ils ont été pour moi deux ou trois siècles de souffrance. Tandis que le Roi faisoit tant de galanteries pour Madame, je la voyois tous les jours et je remarquai avec une rage extrême qu'elle les recevoit avec joie. J'en devins maigre, hâve, sec et défait, dans le temps que vous m'en demandâtes la raison; et, ce qui pensa me faire mourir, ce fut que le Roi me demanda si j'étois malade, et Madame m'en fit la guerre. Enfin ma prudence m'alloit abandonner, et j'allois être la victime de mon silence et de mon rival (car je n'avois encore rien dit à Madame que par le pitoyable état ou j'étois) lorsque je reçus une consolation à laquelle je ne m'attendois pas. Le Roi, qui avoit son dessein formé, continuoit toujours de venir chez Madame; et, soit que son procédé eût été jusqu'alors une politique ou qu'il devînt scrupuleux, il détourna tout d'un coup les yeux de sa belle-sœur et les attacha sur mademoiselle de La Vallière. La manière d'agir de ce prince fut si éclatante que peu de jours firent remarquer sa passion à tout le monde: il garda toutes les mesures de l'honnêteté, mais il ne s'embarrassa plus des égards qu'on croyoit qu'il avoit pour Madame; et cette princesse, qui s'imaginoit que le cœur étoit pour elle, fut bien étonnée de le voir aller à sa fille d'honneur; de l'étonnement elle passa au ressentiment et au dépit de voir échapper une si belle conquête; et l'un et l'autre furent si grands qu'elle ne put s'empêcher de nous en témoigner quelque chose, à mademoiselle de Montalais et à moi.
«Un jour que le roi entretenoit sa belle à trente pas de Madame: «Je ne sais, nous dit-elle tout bas, si l'on prétend nous faire servir longtemps de prétexte; j'ai honte pour les gens de les voir s'attacher si indignement, et de voir tant de fierté réduite à un si grand abaissement.» En achevant ces paroles, elle se tourna de mon côté. «Madame, lui dis-je, l'amour unit toutes choses quand il s'empare d'un cœur; il en bannit toutes les craintes et les scrupules, et cette sorte d'inégalité que vous condamnez n'est comptée pour rien entre les amants. Le Roi ne peut aimer dans son royaume que des personnes au-dessous de lui; il y a peu de princesses qui puissent l'attacher; et, comme ses prédécesseurs, il faut qu'il porte sa galanterie aux demoiselles s'il veut faire des maîtresses.--Il me semble, reprit-elle assez brusquement, qu'ayant commencé d'aimer en Roi, il ne devoit pas faire une si grande chute; cela me fait connoître, ce que je ne croyois pas de lui, que, la couronne à part, il y a des gentilshommes dans son royaume qui ont plus de mérite que lui, et plus de cœur et de fermeté. Je parle librement devant vous, comte, dit-elle, parce que je crois que vous avez l'âme d'un galant homme, et que j'ai une entière confiance à Montalais. Mais je vous avoue que je voudrois que le Roi prît un autre attachement.--Qu'importe à Votre Altesse? reprit Montalais; il a toujours à peu près les mêmes déférences, il ne voit point La Vallière qu'après vous avoir rendu visite; si vous aimez les divertissemens, il ne tient qu'à vous d'être des parties qu'il fera. Du reste, Madame, je n'ai jamais cru que vous y dussiez prendre part, et du dernier voyage de Fontainebleau je me suis douté de ce que je vois aujourd'hui à deux conversations qu'il a eues avec elle.--Voilà justement, dit Madame, ce qui me fâche de cette aventure, dont ils m'ont voulu faire la dupe.--Et c'est pourquoi, repartis-je, Votre Altesse se peut faire un divertissement agréable, si elle veut regarder cela indifféremment.»
«Et alors Madame, se repentant d'en avoir tant dit: «Vous avez raison, dit-elle, je ferai semblant d'ignorer la chose, je ne troublerai point les plaisirs du Roi; et je ferai si bien mon personnage, qu'il ne saura pas que sa conduite m'ait donné le moindre chagrin. Mais, pour changer de discours, qu'avez-vous eu si longtemps, continua-t-elle en s'adressant à moi, que vous aviez la tristesse dans les yeux, et presque la mort peinte sur le visage? Dites-nous, poursuivit-elle, voyant que je demeurois immobile et que je ne faisois que soupirer, qui vous a ainsi changé? Parlez librement, je suis de vos amies, je serai discrète et Montalais le sera aussi, car vous ne revenez au monde que depuis quinze jours.--Ah! Madame, que voulez-vous savoir?» lui dis-je. Je n'en pus dire davantage, et je ne sais comment je serois sorti d'un pas si dangereux, si Monsieur ne fût arrivé avec plusieurs femmes, qui se mirent à jouer au reversis. Voilà l'unique fois que sa personne m'a réjoui, car je l'aurois souhaité bien loin en tout autre temps. Le lendemain, Madame vint jouer chez la Reine, où le Roi se trouva. En sortant je donnai la main à Montalais, qui me dit assez bas: «On m'a donné ordre de vous dire que vous n'en êtes pas quitte, et qu'il faut que vous disiez ce que l'on veut savoir. Pour moi, ajouta-t-elle, je n'ai plus de curiosité pour cela; je pense en être bien instruite, et si vous m'en croyez, vous en direz la vérité.--Si on veut que je la déclare, repartis-je, ne vaut-il pas mieux mourir en obéissant que se perdre par un silence qui me causeroit mille douleurs?--Ne soyez pas si fou, me dit-elle; allez, vous me faites pitié, adieu.» Je n'eus le temps que de lui serrer la main sans lui répondre, car elle se trouva à la portière du carrosse, où elle monta, et je crus qu'ayant compassion de ma peine je lui en pouvois faire confidence, ou du moins trouver quelque soulagement à l'entretenir.
»A deux jours de là, je suivis le Roi chez Madame, qui, après lui avoir fait son compliment, s'en alla chez La Vallière, où Vardes, Biscaras 193 et quelques autres le suivirent. Pour moi, je demeurai chez Madame, où j'eus le loisir d'entretenir Montalais. Tandis que la comtesse de Soissons étoit en conversation avec Madame, je fis ce que je pus pour gagner l'esprit de cette fille; je lui exprimai les sentimens de mon cœur les plus secrets, et tout ce que je pus tirer d'elle fut qu'elle vouloit bien être de mes amies, mais que je prisse garde de lui rien demander qui fût contre les intentions de sa maîtresse, et qu'elle me plaignoit de me voir prendre une visée si dangereuse. Elle me dit mille choses de bon sens là-dessus, auxquelles j'ai souvent pensé pour ma conduite, et je n'ai jamais pu savoir d'elle si Madame avoit d'aussi bons yeux qu'elle pour découvrir ma passion. Je la conjurai de me dire encore quelque chose, lorsque la comtesse sortit.
Note 193: (retour) MM. de Biscaras, de Cusac et de Rotondis étoient trois frères que M. de La Chataigneraie, grand père de M. de La Rochefoucauld, quand il étoit capitaine des gardes de Marie de Médicis, avoit fait entrer dans sa compagnie, parce qu'ils lui étoient parents. Depuis, Biscaras fut officier dans la compagnie des gendarmes de Mazarin. Un démêlé qu'il eut avec M. de La Rochefoucauld, du temps qu'il étoit encore M. de Marsillac, amena pour lui une série de mésaventures; d'abord ils furent mis l'un et l'autre à la Bastille, Marsillac conduit par un exempt et Biscaras par un simple garde. Marsillac sortit le premier, et quand leur différend fut porté devant le tribunal d'honneur des maréchaux, on continua à mettre entre eux une grande différence; on fit même des recherches sur la noblesse de Biscaras; elle fut enfin confirmée, et ce fait explique et autorise sa présence ici auprès du roi.
»Ce fut alors que me trouvant seul, tout le monde étant parti excepté Montalais, je tremblai de l'assaut que l'on m'alloit donner. Je n'eus pas fait cette réflexion que Madame me dit: «Eh bien, comte de Guiche, parlerez-vous aujourd'hui?--Je ne sais pas précisément ce que je dirai, répondis-je, mais je sais bien que je vous obéirai toujours aveuglément. J'aurois bien voulu vous taire mes folies, par le profond respect que j'ai pour Votre Altesse, et parce que je ne puis faire de tels aveux sans confusion.--Je me doutois bien, reprit-elle, qu'il y avoit quelque chose, et parce que vous venez de me dire vous avez redoublé ma curiosité; mais assurez-vous encore une fois que vous ne hasarderez rien à la satisfaire.--J'avois besoin de cette assurance, Madame, lui dis-je, pour me résoudre tout à fait; mais vous vous souviendrez, s'il vous plaît, que vous me l'avez ordonné. Il y a six mois, poursuivis-je, que j'aime une dame qui touche assez près à Votre Altesse pour craindre que vous ne preniez ses intérêts contre moi, et que vous ne trouviez à dire que j'aie osé élever mes yeux et mes pensées jusqu'à elle. Mais qui auroit pu lui résister, Madame? Elle est d'une taille médiocre et dégagée; son teint, sans le secours de l'art, est d'un blanc et d'un incarnat inimitables; les traits de son visage ont une délicatesse et une régularité sans égale; sa bouche est petite et relevée, ses lèvres vermeilles, ses dents bien rangées et de la couleur de perles; la beauté de ses yeux ne se peut exprimer: ils sont bleus, brillans et languissans tout ensemble; ses cheveux sont d'un blond cendré le plus beau du monde; sa gorge, ses bras et ses mains sont d'une blancheur à surpasser toutes les autres; toute jeune qu'elle est, son esprit vaste et éclairé est digne de mille empires; ses sentimens sont grands et élevés, et l'assemblage de tant de belles choses fait un effet si admirable qu'elle paraît plutôt un ange qu'une créature mortelle 194. Ne croyez pas, Madame, que je parle en amant; elle est telle que je la viens de figurer, et si je pouvois vous faire comprendre son air et les charmes de son humeur, vous demeureriez d'accord qu'il n'y a pas au monde un objet plus adorable. Je la vis quelque temps sans imaginer faire autre chose que l'admirer; mais je sentis enfin que je n'étois plus libre, et que l'embrasement étoit trop grand pour le penser éteindre; il ne me resta de raison que pour cacher le feu qui me dévoroit. Ce n'est pas que lorsque je me trouvois auprès de cette dame je ne fusse hors de moi, et que, si elle a pris garde à ma contenance et à mes petits soins, elle n'ait pu aisément remarquer le désordre où me mettoit sa présence. La crainte de me faire le rival du plus redoutable du royaume me rendit si mélancolique que j'en perdis l'appétit et le repos, et que je tombai dans cette langueur qui m'a défiguré pendant deux mois. J'étois rongé de tant d'inquiétudes que je n'avois plus guère à durer en cet état, lorsqu'il a plu à la fortune de me guérir d'un de mes maux. Ce rival, auquel je n'osois rien disputer, a pris un autre attachement, et m'a délivré des persécutions que je souffrois de la première galanterie. Ainsi, me voyant moins malheureux, j'ai respiré plus doucement et j'ai repris de nouvelles forces pour me préparer à de nouveaux tourmens.»
Note 194: (retour) Comparez à ce portrait celui que trace de madame Henriette madame de Motteville: «Elle avoit le teint fort délicat et fort blanc; il étoit mêlé d'un incarnat naturel comparable à la rose et au jasmin. Ses yeux étoient petits, mais doux et brillants. Son nez n'étoit pas laid; sa bouche étoit vermeille, et ses dents avoient toute la blancheur et la finesse qu'on leur pouvoit souhaiter. Mais son visage trop long et sa maigreur sembloit menacer sa beauté d'une prompte fin.» (Mém. de Mottev., édit. 1723, 5, p. 177.)
«Madame voyant que j'avois cessé de parler: «Est-ce là tout, comte? me dit-elle; le nom de cette belle, ne le saurons-nous point? Je ne vois rien à la cour semblable au portrait que vous avez fait, et je ne connois point non plus ce rival qui vous a fait tant de peine.--Quoi! Madame, voudriez-vous bien me réduire à déclarer ce que je n'ai pas encore dit à la personne que j'aime? Du moins attendez que je lui aie fait ma déclaration, pour savoir son nom; je promets à Votre Altesse que vous le saurez aussitôt que je lui aurai parlé.--Et bien, je me contente de cela, reprit-elle; mais je vous conseille, de quelque manière que ce soit, de l'instruire au plus tôt de vos sentimens, de peur que quelqu'autre moins respectueux que vous ne vous donne de l'esprit 195. Jusques à cette heure vous avez aimé comme on fait dans les livres, mais il me semble que dans notre siècle on a pris de plus courts chemins, pour faire la guerre à l'amour, que l'on ne faisoit autrefois. On prétend que ceux qui ont tant de considération n'aiment que médiocrement; quand votre passion sera aussi grande que vous le croyez, vous parlerez sans doute. Ce n'est pas qu'une discrétion comme la vôtre soit sans mérite; mais il faut donner de certaines bornes à toutes choses.--Ha! Madame, lui dis-je, quand vous saurez combien il y a loin de moi à ce que j'aime, vous direz bien que je suis téméraire.»
«Je voulois poursuivre, lorsque mademoiselle de Barbezière entra, qui dit à Madame que le Roi alloit repasser. Tandis que ceux qui le précédoient entrèrent, Montalais, qui n'avoit fait qu'aller et venir par la chambre durant notre conversation, me demanda si j'étois bien sorti d'affaire. Je lui dis qu'on ne pouvoit faillir avec un aussi bon conseil que le sien. Nous n'eûmes pas loisir de nous entretenir davantage, car le Roi sortit, après avoir prié Madame de se tenir prête pour aller le lendemain dîner à Versailles, et moi je me coulai dans la presse.
«Je ne fus pas plus tôt rentré chez moi, que je donnai ordre qu'on renvoyât tous ceux qui me viendroient demander, et vous fûtes le seul excepté. Je repassai mille fois dans mon esprit l'entretien que j'avois eu avec Madame, et, après avoir fait cent résolutions opposées l'une à l'autre, je me déterminai enfin à lui écrire ce billet:
Le Comte de Guiche à Madame.
C'est vous que j'aime, Madame; le portrait que je vous fis hier de vous-même ne vous l'a que trop fait connoître. Si vous trouvez que cet aveu soit trop hardi, vous devez vous en prendre à votre curiosité, et vous souvenir que je n'ai pas dû désobéir à la plus belle personne du monde. La crainte de vous déplaire me feroit encore balancer à me déclarer, s'il étoit quelque chose de plus funeste pour moi que le déplaisir de vous taire que je vous adore. Pardonnez-moi, divine princesse, si je vous dis que je ne pense point à tous les malheurs dont vous me pouvez accabler, pour me punir. Je n'ai l'esprit rempli que de la joie de vous faire juger que ma passion est infinie par la grandeur de votre mérite et par celle de ma témérité.
«Après avoir relu ce billet, que je trouvai assez conforme à mes intentions, je le cachetai le plus proprement que je pus; et le lendemain, étant à Versailles, où le nombre de courtisans étoit médiocre, je pris mon temps de m'approcher de Madame, tandis que Saint-Hilaire chantoit; j'étois derrière la chaise de Madame, et, comme elle se tourna de mon côté: «Madame, lui dis-je assez bas pour n'être entendu que d'elle, je parlai hier à la dame: mon intention étoit de vous satisfaire en toutes choses; mais, ayant prévu que je ne le pouvois facilement en ce lieu, j'ai mis ce qu'il faut que vous sachiez dans un billet que je vous donnerai avant que de sortir d'ici. J'ose vous le recommander, Madame: il y va de ma fortune et de la perte de ma vie, si vous le montrez.--Il me semble, me repartit-elle, que je vous en ai assez dit pour vous rassurer.»
«Elle ne m'en dit pas davantage; un quart d'heure après elle se leva pour aller voir les ouvrages de filigrane, et je pris une de ses mains pour lui aider à marcher. J'étois dans une émotion si grande, qu'il m'en prenoit des tressaillemens de moment en moment; toutefois comme j'avois pris ma résolution, je lui coulai doucement dans la main le billet que je vous ai dit, et je remarquai que, m'ayant lâché la main sous prétexte de prendre un mouchoir, elle le mit doucement dans sa poche et se rappuya sur mon bras. De tout le reste de la journée je ne lui parlai que haut et devant tout le monde.
«Je retournai à Paris avec la gaîté d'un homme qui s'est déchargé d'un pesant fardeau. Aussitôt que je fus dans mon lit, je fus affligé de nouvelles inquiétudes, qui se représentoient à mon souvenir par cent bizarres images, et je ne fis que me tourmenter, en attendant l'heure que je pourrois savoir le succès de mon billet.
«Le jour arriva, que je ne savois encore si je suivrois le Roi au Palais-Royal, lorsque vous vîntes me dire qu'il y avoit grande collation chez Monsieur, où les hommes et les dames seroient fort parés. Cela me fit résoudre à prendre l'habit le plus magnifique que j'aie jamais porté, et aller recevoir de bonne grâce tout ce qui m'étoit préparé par ma destinée. Le Roi mena La Vallière sur le soir chez Monsieur; nous y trouvâmes la Comtesse de Soissons, madame de Montespan, près de laquelle Monsieur faisoit fort l'empressé, et plusieurs autres dames de la Cour. Madame y arriva un moment après, si parée de pierreries et de sa propre beauté, qu'elle effaça toutes les autres. Je m'avançai pour me trouver sur son passage; je la regardai avec des yeux qui marquoient quelque chose de si soumis et si rempli de crainte, que, me voyant en cet état, elle eut quelque compassion de moi, et me fit un petit signe de tête si obligeant que j'en fus une demi-heure hors de moi, tant les grandes joies sont peu tranquilles. On dansa, on joua, et pendant tout ce temps je me trouvai le plus souvent que je pouvois en vue de Madame sans l'approcher. J'aurois toujours fait la même chose pendant la collation, si Montalais ne se fût approchée de moi, laquelle voyoit par mes yeux dans le fond de mon cœur, et ne m'eût averti de prendre garde à moi et à ce que je faisois; elle y ajouta l'ordre de ne pas manquer de me trouver chez Madame le lendemain au soir, et, quelque question que je lui fisse, elle ne me voulut rien dire davantage, ni même m'écouter.
«Vous pouvez croire que je ne manquai pas de me rendre au Palais-Royal avec une exactitude extrême. Montalais me vint recevoir dans un petit passage, d'où elle me mena dans sa chambre, où nous nous entretînmes quelque temps. Je la conjurai de me dire si elle ne savoit point ce qu'on vouloit faire de moi, lorsque Madame entra elle-même; elle étoit en robe de chambre, mais propre et magnifique. D'abord je lui fis une profonde révérence; et, après que je lui eus donné un fauteuil, elle me commanda de prendre un siége et de me mettre auprès d'elle. Dans le même temps, Montalais s'étant un peu éloignée de nous, elle parla ainsi:
«Comte, votre malheur a pris soin de me venger de vous; je le trouve si grand, que je veux bien vous en avertir, afin que vous vous y prépariez. J'ai lu votre billet, et, comme je le voulois brûler, Monsieur l'a arraché de mes mains et lu d'un bout à l'autre. Si je ne m'étois servie de tout le pouvoir que j'ai sur lui et de toute mon adresse, il auroit déjà fait éclater sa vengeance contre vous. Je ne vous dis point ce que la fureur lui a mis à la bouche. C'est à vous à penser aux moyens de sortir du danger où vous êtes.
--Madame, lui dis-je en me jetant à ses pieds, je ne fuirai point ce mortel danger qui me menace; et si j'ai pu déplaire à mon adorable princesse, je donnerai librement ma vie pour l'expiation de ma faute. Mais si vous n'êtes point du parti de mes ennemis, vous me verrez préparé à toutes choses avec une fermeté qui vous fera connoître que je ne suis pas tout-à-fait indigne d'être à vous.--Votre parti est trop fort dans mon cœur, reprit-elle en me commandant de me lever et me tendant la main obligeamment, pour me ranger du côté de ceux qui voudroient vous nuire. Ne craignez rien, poursuivit-elle en rougissant, de tout ce que je vous viens de dire de votre billet: personne ne l'a vu que moi. J'ai voulu vous donner d'abord cette allarme pour vous étonner. Croyez que je ne saurois vous mal traiter sans être infidèle aux sentimens de mon cœur les plus tendres. J'ai remarqué tout ce que votre passion et votre respect vous ont fait faire, et, tant que vous en userez comme vous devez, je vous sacrifierai bien des choses et je ne vous livrerai jamais à personne.--Est-il possible, lui dis-je, que Votre Altesse ait tant de bonté, et que la disproportion qui est entre nous de toute manière vous laisse abaisser jusqu'à moi? C'est à cette heure, Madame, que je connois que j'ai de grands reproches à faire à la nature et à la fortune, de ce qu'elles m'ont refusé de quoi offrir à une personne de votre mérite et de votre rang. Mais, Madame, si un zèle ardent et fidèle, si une soumission sans réserve vous peut satisfaire, vous pouvez compter là-dessus et en tirer telles preuves qu'il vous plaira.--Comte, répondit-elle, j'y aurai recours quand il faudra; soyez persuadé que, si je puis quelque chose pour votre fortune, je n'épargnerai ni mes soins ni mon crédit.--Ah! Madame, lui dis-je, jamais pensée ambitieuse ne se mettra avec ma passion.--Hé bien, repartit-elle, si pour vous satisfaire il faut faire quelque chose pour vous, on vous permet de croire qu'on vous aime.»
«Et alors, voyant que Montalais n'étoit plus dans la chambre, je me laissai aller à ma joie, et, à genoux comme j'étois, je pris une des mains de Madame, sur laquelle j'attachai ma bouche avec un si grand transport que j'en demeurai tout éperdu. Je fus une demi-heure en cet état, sans pouvoir prononcer une parole et sans avoir seulement la force de me lever. Je commençois un peu à revenir, lorsque Montalais vint avertir Madame qu'il étoit temps qu'elle retournât dans sa chambre, où Monsieur alloit venir. Je ne fus pas fâché de cet avis, car je me sentois en un abattement si grand, que je serois mal sorti d'une conversation plus longue. Elle ne me donna pas le temps de dire un mot, et, s'étant levée de sa place: «Venez, Montalais, dit-elle, je vous le remets entre les mains; ayez en soin, je crois qu'il est malade.» A ces mots elle sortit de la chambre et je n'osai la suivre; mais ayant prié Montalais de me donner de l'encre et du papier, j'écrivis ce billet:
J'avois assez de résolution pour souffrir ma disgrâce, et je n'ai pas assez de force pour soutenir ma bonne fortune. Ma foiblesse étant un effet du respect et de l'étonnement, pardonnez-moi, belle princesse: les joies immodérées agitent trop violemment d'abord, et c'en étoit trop à la fois pour un homme. Si vous voulez bien que je croie ce que vous m'avez dit, vous me donnerez bientôt un quart d'heure pour ma reconnoissance.
«Je donnai ce billet à Montalais, qui me promit de le rendre sûrement. Après cela, elle me fit sortir par le même endroit par où j'étois venu. Je vous avoue que la joie de mon aventure étoit troublée par le chagrin de cette émotion, qui m'avoit tout à fait interdit, et que j'eus toujours mille inquiétudes jusqu'à trois jours de là, qu'on me donna rendez-vous au même endroit et à la même heure. Je m'y rendis avec plus de joie, parce que Monsieur soupoit au Louvre et que je crus que j'y serois moins interrompu. La nuit étoit claire et sereine; elle me parut sans doute mille fois plus belle que le jour, et, sitôt que Montalais m'eut introduit, je n'eus pas beaucoup de temps à rêver, car Madame entra peu après dans cette même chambre où je l'attendois.--Hé bien, comte, me dit-elle d'un visage assez gai, êtes-vous guéri?--Madame, lui repartis-je, les maux que cause la joie ne sont pas des maux de durée; si Votre Altesse m'eût donné un peu plus de temps, j'en serois revenu bien plus vite.--Il est vrai, reprit-elle, que je croyois vous voir mourir à mes pieds, tant vous me parûtes languissant.--Je ne suis pas, lui dis-je, destiné à une fin si glorieuse; mais je sais bien que les plus grands princes envieroient ma condition présente et que je l'aime mieux que la leur.--Ce que vous me dites, reprit-elle, est assez comme je souhaite qu'il soit; mais, poursuivit-elle en riant, que ces pensées-là ne vous rejettent pas en l'état de l'autre jour, car enfin vous me mîtes dans une peine extrême.--Vous ne m'avez, lui dis-je, donné que trop de temps pour me préparer à mon bonheur, et je croyois avoir le bonheur de vous revoir plus tôt.--Cela n'est pas si aisé que vous le pourriez croire, dit-elle; si vous saviez toutes les précautions que je suis obligée de prendre pour cela et tous les soins de Montalais, vous nous en sauriez bon gré à toutes deux. Mais dites-moi, tout de bon, avez-vous eu beaucoup d'impatience de me revoir? Vous y aviez plus d'intérêt que vous ne pensez, car je suis assurément de vos meilleures amies.
«À ces mots elle me tendit sa main en rougissant. Alors je fis tout ce que je pus pour lui bien représenter la grandeur de ma passion, et j'eus le plaisir de voir que je la persuadois. Nous eûmes une conversation de quatre heures, la plus tendre et la plus touchante du monde; et il me semble que j'avois un esprit nouveau auprès d'elle. Ses beaux yeux, sa douceur, et cent choses favorables et spirituelles, m'animèrent si puissamment à l'entretenir agréablement, qu'elle me témoigna par mille caresses et mille paroles obligeantes qu'elle étoit très-contente de moi. À la fin, après nous être dit que deux amans ne pouvoient pas être plus contens l'un de l'autre que nous ne l'étions, nous prîmes des mesures pour ma conduite. Elle me dit de lier amitié plus étroite avec de Vardes que je n'avois fait jusque alors, et d'aller deux ou trois fois la semaine chez la comtesse de Soissons; qu'on y feroit des parties entre peu de personnes pour se divertir, et que là nous aurions le temps plus commode qu'au Palais Royal pour ménager nos entretiens particuliers, et sans le ministère de personne que de Montalais, en qui elle se confioit absolument. Et après cela je sortis; et Montalais, qui étoit demeurée dans un cabinet, me vint conduire jusqu'au petit escalier, où je la remerciai de tous ses soins.
«Depuis ce temps-là j'ai vu de Vardes chez la comtesse de Soissons, où je trouve infailliblement Madame, quand elle n'est pas au Louvre ou au Palais Royal. Nous avons lié entre nous quatre une société fort agréable et sur le pied d'une bonne amitié; nous nous sommes promis une union inséparable. De même je ne ferai point de difficulté de vous dire que nous travaillons de concert à faire en sorte que le Roi quitte La Vallière et qu'il s'attache à quelque personne dont nous puissions gouverner l'esprit, car celle-ci est fière et inaccessible. Pour cela nous avons trouvé à propos de donner de la jalousie à la Reine par une lettre que nous fîmes il y a huit jours, et que j'ai traduite en espagnol. J'ai déguisé mon caractère; et étant dans la chambre de la Reine, il y a quatre ou cinq jours, j'ai glissé cette lettre dans son lit 196. Elle a été trouvée par la Molina, qui, au lieu de la donner à sa maîtresse, la porta au Roi. Elle contenoit ces mots; la voici en françois:
A la Reine.
Le Roi se précipite dans un dérèglement qui n'est ignoré de personne que de Votre Majesté; mademoiselle de La Vallière est l'objet de son amour et de son attachement. C'est un avis que vos serviteurs fidèles donnent à Votre Majesté.
«On y ajouta:
C'est à vous à savoir si vous pouvez aimer le Roi entre les bras d'une autre, ou si vous voulez empêcher une chose dont la durée ne vous peut être glorieuse.
«Ce qu'il y a de rare en cette aventure, c'est que le Roi en a parlé à de Vardes, lui a montré la lettre et lui a recommandé de tâcher de découvrir, sans bruit, qui peut en être l'auteur. Cela ne me fait pas peur, car de Vardes lui-même, qui en a fait l'original en françois, nous dit hier qu'il avoit fait ce qu'il avoit pu pour jeter dans l'esprit du Roi des soupçons sur monsieur le Prince; mais il ne le croit pas capable de cela, mais bien plutôt mademoiselle de Montpensier, qu'il croit malfaisante, et madame de Navailles, à cause de sa vertu imprudente 197. Vardes n'a point tâché de le désabuser, et fait toujours semblant d'en chercher adroitement l'auteur. Nos dames, de leur part, font voir au Roi une des plus belles personnes de France, qui est tantôt chez Madame, tantôt chez la comtesse de Soissons. Mais la lettre a tout gâté et n'a fait que l'attacher plus fortement à La Vallière. Nous le voyons tous les jours, car Vardes de son côté est amoureux de la comtesse de Soissons. Nous ne nous sommes fait aucune confidence là-dessus; mais à nos façons d'agir, nous ne connoissons que trop nos affaires. Cependant je fais ma cour fort régulièrement à Monsieur; j'ai même tâché de me mettre de ses parties pour avoir plus d'occasion de lui témoigner quelque complaisance. Mais j'ai remarqué qu'il aime à être seul parmi les dames, et je suis bien aise qu'il soit de cette humeur. Je lui ai offert de négocier auprès de madame d'Olonne pour lui, et il l'a trouvée belle et aimable deux ou trois fois. Je l'ai vu presque résolu en cette affaire; mais il craint tout, il ne peut se résoudre à rien; il fait difficulté sur tout, et, à vous parler franchement, je ne crois pas qu'il aime à conclure. Je ne me suis point rebuté, je lui en ai parlé dix fois; car j'ai grand intérêt qu'il se donne un amusement. Madame de Montespan me l'a débauché, et comme la moindre chose l'arrête, me voilà délivré de ses soins. Jugez, cher ami, si je ne suis pas heureux, et si quelqu'un en France peut se vanter de me surpasser en bonne fortune.
Note 197: (retour) Voy. ci-dessus, p. 59.--Aux détails que nous avons déjà donnés sur l'éloignement de madame de Navailles, ajoutons que la comtesse de Soissons avoit de fortes raisons pour chercher à l'écarter. Madame de Navailles étoit dame d'honneur, et madame de Soissons surintendante de la maison de la reine; leurs fonctions, très mal définies, avoient été réglées par le Roi lui-même, au grand mécontentement de madame de Navailles. Sur les explications de Sa Majesté, la dame d'honneur, assurée de pouvoir continuer à présenter à la Reine la serviette à table, et la chemise, s'applaudit de la décision prise, et ce fut le tour de madame de Soissons d'être mécontente. Poussé par elle, son mari provoqua même M. de Navailles.--Sur toutes ces intrigues, Voy. Mém. de Mottev., anno 1661.
--J'avoue, lui dis-je 198, que votre bonheur est si grand que j'en tremble pour vous; je le vois environné de tant d'abîmes que ce sera un miracle si vous pouvez sortir de cet engagement par une issue favorable: vous avez à tenir bride en main et à vous défendre de deux emportements où vous peut porter un état si glorieux, et, quelque sage conduite que vous puissiez observer, il faut que la fortune ne vous quitte point. Pour sortir des dangers de tant d'embarquements, ce n'étoit pas assez de votre amour, sans vous mêler de traverser les plaisirs d'un prince de qui vous recevez tous les jours des faveurs, et je vous conseille, comme un homme qui vous aime, de ne prendre point de part à tous les desseins que vos amis voudront faire sur ses intentions.--Si vous étiez amant, reprit le comte, vous ne seriez pas si scrupuleux; de plus, je vous dirai que la jalousie ne sort jamais si bien d'un cœur tant que les objets sont présens. Je ne saurois aimer le Roi après ce qu'il m'a fait souffrir. Madame est de mon sentiment; j'ai intérêt de l'entretenir dans cette pensée. D'ailleurs Vardes et la comtesse de Soissons nous ont fait comprendre que, si on peut lui donner une maîtresse qui soit de nos amies, nous disposerons par ce moyen de la plus grande partie de grâces que le Roi fera; nous nous rendrons si nécessaires à ses affaires de plaisir, qu'il ne pourra se passer de nous, et que ce sera un moyen de nous introduire dans les plus grandes et importantes affaires. Si vous saviez comme moi la charmante diversité des pensées que l'amour et l'ambition produisent dans une âme, vous ne raisonneriez pas tant. Nous vous y verrons peut-être comme les autres; et quand cela sera, vous ne serez plus si sévère à vos amis; adieu.»
«À ces mots il s'en alla, et me laissa une matière de rêverie assez grande sur tout ce qu'il venoit de me dire.
«Trois mois se passèrent sans que le comte parût avoir la moindre inquiétude. Il est vrai qu'il étoit tellement occupé à son amour et à ses intrigues que je ne le voyois qu'en passant. Il étoit sans cesse de parties de plaisir; il faisoit une dépense effroyable en habits; il se retiroit insensiblement du commerce de ses amis ordinaires, et il fit enfin tant de choses qu'il n'en fit que trop pour faire soupçonner la cause de ces changements. Quelqu'un m'ayant averti de ce que l'on disoit, je ne manquai pas de lui en donner avis, et de lui conseiller de prendre garde à lui fort exactement. Mais comme la prospérité endort la vigilance et obscurcit la raison, il m'assura qu'il alloit au devant de toutes choses, et qu'il falloit que ces gens se missent de telles visions dans la tête sur des fondements imaginaires, que jusques à l'heure qu'il me parloit il n'avoit pas fait un pas sans précaution. Il négligea si bien ce que je lui avois dit, ou bien il fut si malheureux, que Monsieur en prit de l'ombrage et mit des gens aux écoutes pour s'éclaircir. La cour est toute pleine de ces lâches flatteurs qui, pour acquérir la confiance de leur maître, lui troublent son repos par des rapports, et qui, pour lui persuader leur fidélité, lui diroient les choses les plus affligeantes. Telle fut la destinée de Monsieur, qui trouva des gens qui tournèrent ses soupçons en certitude, et qui traversèrent tellement l'esprit de ce jeune prince (encore novice en telle matière), qu'il oublia sa naissance, son courage, son pouvoir, et toutes voies bienséantes pour se venger. Dans les premières atteintes de ses douleurs, il alla, tout en larmes, se plaindre au Roi de l'insolence du comte, et, après avoir exagéré tout ce qu'il avoit pu apprendre de ses démarches, lui en demanda justice, et qu'il chassât d'auprès de Madame toutes les personnes qui pourroient faciliter de tels commerces. Le Roi fut touché de l'air naïf dont son frère lui exprimoit sa jalousie; de tout le reste, il lui dit que de tels chagrins devoient plutôt s'étouffer que de paroître; que néanmoins, si la témérité du comte avoit éclaté, il n'y avoit pas de milieu à tenir; qu'il y avoit des gardes chez lui pour punir sur-le-champ ceux qui oublieroient le respect qu'ils lui devoient; qu'on n'offensoit pas ceux de son rang impunément; que sans examiner si le comte étoit coupable ou non, il falloit l'envoyer si loin, qu'à peine sauroit-on ce qu'il seroit devenu; qu'au reste c'étoit à lui d'éloigner doucement de Madame les personnes qui pourroient lui être suspectes; qu'il ne falloit pas prendre de l'ombrage facilement; que surtout il avoit à ménager délicatement l'esprit de Madame sur ce chapitre; que c'étoit une jeune personne qui, tout éclairée qu'elle étoit, avoit peut-être ignoré que ces petites façons libres, mais innocentes dans le fond, ne l'étoient pas dans l'extérieur, et qu'en étant avertie à propos, elle n'y tomberoit plus assurément. Enfin le Roi n'oublia rien de ce qui pût adoucir le ressentiment de son frère, et lui rassurer l'esprit sur un sujet si délicat.
«Le jour même que Monsieur étoit en colère, et qu'il avoit oublié ce qu'on venoit de lui dire, il fit sortir Montalais et Barbezières de chez Madame, qui ne souffrit pas sans larmes l'éloignement de deux filles qu'elle aimoit.
«Cependant le Roi envoya quérir le maréchal de Grammont. D'abord qu'il le vit, il fit retirer tout le monde et lui dit: «Monsieur le maréchal, votre fils est un extravagant, il aura bien de la peine à devenir sage; si je n'avois de la considération pour vous, je l'abandonnerois au ressentiment de mon frère, pour qui il a manqué de respect. Envoyez-le en Pologne faire la guerre jusqu'à nouvel ordre 199; et afin que la cause de son départ ne soit pas connue, qu'il vienne demain me demander congé de faire ce voyage pour lui et pour son frère 200. Le maréchal remercia le Roi de sa bonté, sans prendre aucun soin d'excuser son fils, et l'assura qu'il alloit exécuter ses ordres. Le comte étoit encore au lit, parcequ'il étoit revenu fort tard de l'hôtel de Soissons, quand son père entra dans sa chambre, d'où leurs gens se retirèrent, se doutant bien que le maréchal ne venoit pas chez son fils sans affaire.
Note 199: (retour) Jean-Casimir, roi de Pologne, avoit épousé Marie de Gonzague, sœur de la princesse Palatine. Cette alliance du roi avec une princesse françoise explique pourquoi la France soutint Jean Casimir tant contre les Moscovites que contre sa propre armée, qui s'étoit tournée contre lui avec Lubomirski. Jean Casimir, soutenu par l'énergie de sa vaillante femme, ressaisit son autorité. Après la mort de sa femme, il abdiqua et se retira en France, où il mourut abbé de Saint-Germain-des-Prés.--On voit son tombeau dans l'église de ce nom.
«--Hé bien, monsieur le comte de Guiche, lui dit-il de son ton railleur, vous êtes un homme à bonnes fortunes; vous en ferez tant, que quelqu'un prendra le même soin de votre femme que vous prenez de celles des autres. Vous avez assez bien réussi, poursuivit-il; vous êtes un joli cavalier et surtout fort prudent, vous avez fait votre cour admirablement. Le Roi vient de me dire qu'il connoît votre mérite et qu'il veut vous récompenser, et pour cela que vous vous prépariez à aller voir si le Roi de Pologne voudra bien vous recevoir pour volontaire dans son armée. Un homme de cervelle comme vous n'est pas tout à fait indigne d'un tel emploi. Vous vous y prenez de bonne manière pour établir votre fortune; vous vous imaginez que ces sortes de galanteries vous feront grand seigneur.» Il lui dit cent autres choses, sans que le comte eût la force de l'interrompre, tant il étoit étourdi d'un voyage qu'il croyoit inévitable; et après que son père, d'un air un peu plus sérieux, lui eut fait entendre la volonté du Roi, il le laissa en repos, s'il y en avoit pour un homme qu'on alloit arracher à lui-même, et qui s'imaginoit déjà par avance tout ce qu'il alloit souffrir.
«La première chose que fit le comte fut de me venir avertir de son malheur, et je n'eus pas grande consolation à lui donner sur un mal sans remède, hors de le flatter de l'espérance du retour. Après cela il alla chez Vardes, auquel ayant dit la nécessité où il étoit de partir bientôt, il l'engagea de rendre ses lettres à Madame et de lui renvoyer ses réponses, et Vardes lui promit de le servir fidèlement en cela et en toutes choses 201. Je le trouvai chez lui, où il parut plus résolu. Il me conta ce qu'il venoit d'établir avec Vardes, n'ayant pas jugé à propos de me charger de cela, parceque j'étois trop connu pour être son ami, et parceque Vardes avoit plus d'habitude que moi chez Madame.
Note 201: (retour) Le récit de madame de Motteville diffère de celui-ci; nous croyons plus volontiers des mémoires signés qu'un pamphlet anonyme. Suivant elle, mademoiselle de Montalais, malgré sa disgrâce, avoit pu emporter toute la correspondance du comte de Guiche et de Madame, que celle-ci lui avoit confiée. «Vardes avoit été l'ami du comte de Guiche, et, par la comtesse de Soissons, il étoit entré dans la confidence de Madame. L'histoire dit qu'en l'absence de l'exilé, et même depuis son retour, sous le nom d'ami, il le voulut perdre auprès de cette jeune princesse, et qu'ayant fait dessein de la tenir attachée à lui par la crainte des maux qu'il pourroit lui faire, il lui conseilla de retirer ses lettres et celles du comte de Guiche des mains de Montalais. Je sçais avec certitude que Madame, ne connoissant point la malice de ce conseil, y consentit, et qu'elle lui donna un billet pour les demander à celle qui les avoit; que, quand il s'en vit possesseur, il eut la perfidie de les garder malgré Madame, qui fit tout ce qu'elle put pour l'obliger à les lui rendre, et que cette princesse, outrée de sa trahison, en voulut du mal, non seulement à lui, mais aussi à la comtesse de Soissons, qu'elle soupçonna d'être de concert avec lui pour lui faire cet outrage. Les dames se brouillèrent; le comte de Guiche et Vardes devinrent rivaux et ennemis, et cette division fit naître la jalousie et la haine entre ces quatre personnes.» (Mém. de Mottev., année 1665.)
«Après cela, me voyant tête à tête avec lui: «N'avez-vous point examiné, lui dis-je, ce qui peut causer votre disgrâce?--Depuis hier, répondit-il, j'ai fait vingt fois la revue de mes actions passées, je n'ai trouvé que deux choses qui puissent m'avoir trahi. Vous étiez il y a quinze jours d'un repas où l'on s'échauffa à boire: il vous peut souvenir qu'on y dit que les yeux de Madame étoient beaux; j'en parlai avec un peu trop de chaleur, et même je dis que le cavalier qui en étoit le maître pouvoit assurément se dire heureux, et je proférai ces paroles avec une certaine joie fière, qui auroit été fort indiscrète parmi des gens de sang-froid, et possible cela passa-t-il sans être remarqué, car nous étions tous assez échauffés de vin. Il me souvient pourtant que vous me marchâtes sur le pied. L'autre chose dont je me doute est plus dangereuse. Nous avions remarqué, Madame et moi, que Monsieur ne manquoit jamais de tremper presque toute sa main dans l'eau bénite qui est dans la chapelle du Palais-Royal, et de s'essuyer à son mouchoir après s'en être mis au visage. Cela nous servit à lui faire une malice pour nous venger de sa mauvaise humeur, car il nous avoit rompu une partie de promenade le jour auparavant. Nous prîmes notre temps un matin qu'il étoit à Saint-Cloud, pour ne revenir que le soir. Ce même matin je me trouvai à la messe dans la chapelle du Palais-Royal, et, après que tout le monde se fut retiré, étant demeuré seul avec Madame et Montalais, comme si nous eussions eu quelque chose à nous dire 202, elles sortirent toutes deux. Je tirai de ma poche une petite bouteille pleine d'encre et un paquet de noir à noircir et le jetai dans le bénitier, en sorte que le lendemain matin, quand Monsieur eut entendu la messe, après que tout le monde se fut retiré, il ne manqua pas, en prenant de l'eau bénite, de se noircir toute la main et le front. Cela passa assez doucement, parcequ'on ne pouvoit soupçonner qui avoit fait cette malice. Son visage ressembloit quasi à un ramoneur de cheminée. Ces deux actions ne me rendent pas beaucoup coupable, puisque la première n'a pu être observée, et que la seconde n'est sue que de Madame et de moi. Cependant, me dit-il, il faut que je m'apprête à suivre les ordres du Roi avec constance, et je suis bien obligé à sa bonté de donner lui-même une honnête couleur à mon exil, de le faire passer pour une humeur de bravoure de ne pouvoir supporter l'oisiveté. C'est où les gens de courage sont réduits en France depuis qu'il a plu à Sa Majesté de donner la paix à son royaume, et que moi-même je l'ai prié de m'accorder mon éloignement. L'obéissance que je dois à ses volontés ne me permet pas de songer à un retardement de l'aller trouver. L'amitié qu'il a pour Monsieur, son frère, fait que je ne serois pas bien fondé à me justifier. N'avez-vous pas pitié de me voir en ce malheureux état, et la fortune n'est-elle pas bizarre? Elle ne m'a montré son visage propice que pour me rendre misérable. Il n'importe, le Roi peut me priver du jour, il est le maître de ma vie comme de mes biens; mais Madame est maîtresse de mon cœur; elle l'a accepté, j'espère qu'elle le garantira de tout événement dangereux. Pour ne la pouvoir voir ayant de partir, je serai bien consolé au moins de lui écrire. Ah! grand Dieu! que je suis malheureux! C'est à ce coup qu'il faut que j'obéisse à quoi le Roi m'a condamné. Adieu, cher ami, je vais au Louvre 203.»
Le maréchal de Grammont, qui avoit été trouver le comte chez lui, l'attendoit dans l'antichambre du Roi, et avoit fait quelques démarches pour détromper sa Majesté de l'accusation que Monsieur faisoit du comte son fils; mais il n'y avoit rien gagné. Le comte arrive. Le maréchal prit l'occasion qu'il n'y avoit auprès du Roi que le valet de chambre et celui de la garde-robe qui l'habilloit, et lui dit: «Sire, voici mon fils que je vous amène, suivant le commandement que vous m'en avez fait. Il avoit quelque bonne raison à dire pour justifier son innocence, mais il croyoit se rendre criminel de songer à s'expliquer sur quelque chose qui pût faire changer de résolution à Votre Majesté. Il vous demande par ma bouche son passe-port, et les ordres qu'il vous plaira qu'il exécute.»
Le Roi lui répondit: «Mon cousin, je vous plains, il vous doit être sensible que votre fils, que j'ai honoré de mon amitié, se soit oublié au point où son insolence est montée. À votre considération et des services que vous m'avez rendus, j'use entièrement de clémence. Comte de Guiche, ajouta le Roi, retirez-vous de ma cour; que je ne vous voie point que je ne vous demande; et pendant que j'aurai fait vos passe-ports, pour donner ordre à votre équipage et à vos affaires, allez à Meaux, où vous recevrez mes ordres. Faites par vos actions que je vous puisse voir un jour le plus sage de ma cour.»
Le comte de Guiche, au sortir de chez le Roi, étoit, comme vous pouvez vous imaginer, dans un grand désordre. Le marquis de Vardes, qui savoit que son ami étoit dans cette peine, avoit mille impatiences de savoir le succès de ses affaires, et l'étoit allé attendre chez lui, où le comte fut. Le comte fut bien aise de le trouver, pour se consoler le mieux qu'il pouvoit.
Le marquis, aussi bien que Manicamp, flatta le comte d'un retour; les dernières paroles du Roi lui firent juger que c'étoit avec peine qu'il en venoit là, mais que la politique l'emportoit par dessus son inclination. Ils se jurèrent mille protestations d'amitié et de fidélité. Le marquis se chargea d'assurer Madame de la constance du comte, qui ne faisoit que bénir et louer la cause de ses peines, et qui n'accusoit enfin que sa mauvaise fortune de toutes ses traverses.
Le comte partit pour Meaux, où il fut huit jours dans des tristesses extrêmes. La comtesse sa femme le conduisit en ce lieu. Madame, à qui Vardes avoit dit les sentiments du comte, ne pouvoit sans grande peine supporter l'absence de cet amant; comme la cause de son éloignement, elle balança longtemps si elle lui écriroit ou si elle lui enverroit quelqu'un. Elle estima que le dernier étoit le plus sûr, et, comme elle vouloit assurer le comte de son amitié, elle fit écrire ces lignes par Collogon 204.
Billet de Madame au Comte de Guiche.
Ce n'est pas l'ordre de la cour que les femmes fassent beaucoup de protestations; mais je m'y suis obligée puisque vous souffrez pour moy. Vos peines sont grandes; je sais que vous m'aimez. Je ne vous déclare point les miennes de peur d'augmenter les vôtres. Soyez seulement persuadé de mon amour. Le temps ne le changera pas; mais il vous pourra rendre plus heureux si nous nous revoyons. C'est ce que je souhaite avec passion.
Note 204: (retour) Mademoiselle de Coëtlogon, Louise-Philippe, qui épousa Louis d'Oger, comte de Cavoye, grand maréchal de la maison du Roi, dont elle resta veuve. Madame de Sévigné a parlé plusieurs fois de son frère, le marquis de Coëtlogon, et de l'influence qu'avoit son mari. Née en 1641, elle mourut le 31 mars 1729, âgée de 88 ans; elle étoit, à l'époque qui nous occupe, fille d'honneur de la jeune Reine.
Madame, qui ne connoissoit pas d'homme plus affidé au comte que Vardes, lui donna ce billet, et le pria de le lui remettre. Il ne manqua pas de s'acquitter de cet honnête emploi. Le comte fut ravi de recevoir cette lettre, et partit avec les ordres du Roi, en quelque sorte consolé de son éloignement.
Madame la comtesse de Soissons et Vardes, qui avoient minuté la lettre espagnole, continuoient à faire leurs efforts pour détourner l'amour que le Roi avoit pour mademoiselle de La Vallière, et, dans diverses conférences, blâmèrent son inconstance, jusques à dire que peu de choses l'engageoient en amour. De sorte que la comtesse, pleine de dépit, trouvoit que La Vallière étoit devenue insolente depuis le rang qu'elle avoit, et fit cet entretien à Madame: «Vous êtes peut-être en peine de savoir d'où vient l'amour du Roi pour La Vallière. Je le veux dire à Votre Altesse 205.
«Un jour que nous nous promenions dans le jardin du Palais-Royal, que j'étois avec le Roi et mes filles derrière et un peu éloignées, nous faisions notre conversation de ceux que nous aimerions le mieux, lorsque La Vallière survint, et, se mêlant dans notre entretien, le Roi lui demanda son sentiment, et moi pareillement. Elle fit quelques discours assez bien ordonnés, et dit à demi-bas que ce seroit pour le Roi qu'elle auroit le plus de penchant, parce qu'il étoit mieux fait qu'aucun de sa cour et qu'elle préféroit toujours sa conversation à toute autre.
«Le lendemain le Roi me vint voir. Un moment après, la comtesse de Fiesque me rendit visite. Après quelques petits compliments que nous fîmes à Sa Majesté, je tirai le Roi à part et lui demandai s'il avoit bien entendu ce qu'avoit dit La Vallière à la promenade. Il se prit à rire et me dit que cette fille avoit l'esprit hardi, et que cependant il ne laissoit pas de l'aimer. Je lui repartis naïvement: «Il est vrai qu'elle est digne du cœur d'un Roi. Elle n'est point farouche, elle prise votre entretien, elle danse à merveille 206, elle aime la musique et toutes sortes d'instruments; on dit à la cour qu'elle est votre fidèle.» Je prenois plaisir à lui faire ces contes. Cela lui plut tellement qu'il ne put s'empêcher de jurer qu'il l'aimeroit toute sa vie. Ce qui me donna plus d'envie de rire, c'est qu'il me dit qu'elle étoit de la meilleure race de son royaume. Voilà, Madame, tout le progrès jusques ici et le succès en peu de mots de l'amour du Roi pour La Vallière.»
Note 206: (retour) On voit souvent mademoiselle de La Vallière figurer dans les ballets du temps; toute boîteuse qu'elle étoit, elle dansoit parfaitement bien. Dans le ballet des Saisons, dansé à Fontainebleau en 1661, elle représentoit une nymphe; au ballet des Arts, en 1663, une bergère; et, en 1666, encore une bergère dans le ballet des Muses. Dans le ballet des Arts, le poète parloit ainsi pour mademoiselle de la Vallière:
Non, sans doute, il n'est point de bergère plus belle;
Pour elle cependant qui s'ose déclarer?
La presse n'est pas grande à soupirer pour elle,
Quoiqu'elle soit si propre à faire soupirer.
Elle a dans ses beaux yeux une douce langueur;
Et, bien qu'en apparence aucun n'en soit la cause,
Pour peu qu'il fût permis de fouiller dans son cœur,
On ne laisseroit pas d'y trouver quelque chose.
Mais pourquoi là dessus s'étendre davantage?
Suffit qu'on ne sçauroit en dire trop de bien;
Et je ne pense pas que dans tout le village
Il se rencontre un cœur mieux placé que le sien.
Mais cette particularité 207 ne fut pas si secrète qu'elle ne fût sue. Le Roi ordonna au comte de Soissons de se retirer en son gouvernement de Brie et de Champagne, et le marquis de Vardes, allant à Pézénas, dont il étoit gouverneur, fut arrêté à Pierre-Encize. Cependant le comte de Guiche étoit en Pologne, où il signala fort son courage et s'exerça à l'amour autant qu'il put. Il étoit infiniment considéré à la cour polonoise, où il fit beaucoup de connoissances. La guerre des Turcs contre l'empereur obligea le Roi de France de désirer que sa jeune noblesse allât, avec les secours qu'il donnoit, servir de volontaires dans cette guerre si importante à toute l'Europe.
Note 207: (retour) Cette particularité, c'est-à-dire l'histoire de la lettre espagnole, fut révélée au Roi dans les circonstances suivantes: Après le passage que nous avons cité plus haut, de madame de Motteville, l'auteur ajoute: «La comtesse de Soissons, qui prétendoit avoir sujet de se plaindre de Madame, la menaça de dire au Roi tout ce qu'elle disoit avoir été fait par elle et par le comte de Guiche contre lui. Mais Madame, craignant l'effet de ses menaces, fut comme forcée de la prévenir et d'avouer tout le passé au Roi... La comtesse de Soissons, de son côté, pour se justifier au Roi, lui apprit aussi que le comte de Guiche, outre cette lettre que Madame avoit avouée, en avoit écrit d'autres à Madame, où il le traitoit de fanfaron, parloit de lui d'un manière qui ne lui pouvait pas plaire et faisoit ce qu'il pouvoit pour obliger cette princesse à conseiller au roi d'Angleterre, son frère, de ne point vendre Dunkerque au Roi. Toutes ces choses furent amplement éclaircies par ce grand prince. Il en voulut même des déclarations par écrit de la propre main du comte de Guiche, qui en dénia une partie, et avoua la lettre écrite par Vardes et mise en espagnol par lui.» (Mém. de Mottev., année 1665.)
Le comte de Guiche y fit si bien qu'en considération de ses services et des brigues que le maréchal son père et le chancelier 208, aïeul de sa femme, avoient faites pour détromper l'esprit du Roi, il consentit qu'il revînt à la cour, après qu'on lui eût assuré qu'il avoit regret de lui avoir déplu. Enfin il y fut parfaitement bien reçu. Monsieur même lui témoigna de l'amitié 209. Il ne tarda guère à renouveler ses anciennes amours avec d'Olonne et les autres; mais il garda pour Madame de certaines mesures qui furent assez cachées et assez secrètes. Il s'habilloit tantôt d'une manière et tantôt d'une autre 210, et sa conduite étoit si adroite que Monsieur n'en prenoit aucun ombrage. Au contraire, il lui faisoit confidence de ses aventures amoureuses.
Note 209: (retour) «Le comte de Guiche revint donc en France et alla trouver le Roi à Marsal (au siége de Marsal), qui le reçut favorablement; et Monsieur le traita comme il devoit, c'est-à-dire avec quelque froideur. Le comte de Guiche, à son retour, montra vouloir observer les ordres qu'il avoit reçus (de ne pas se montrer aux lieux où seroit Madame) avec exactitude. Monsieur crut être obéi... (Mém. de Mottev., anno 1665.)
Il lui en arriva un jour une qui faillit bien à découvrir tout ce mystère. Monsieur avoit été toute l'après-midi au Louvre et avoit soupé chez la Reine-Mère. Madame feignit d'être incommodée du rhume pour ne pas sortir. Le comte de Guiche, pour qui cette maladie étoit faite exprès, ne manqua pas d'aller donner ses soins à la malade, qui ne le fut pas longtemps; ils passèrent bien des heures sans ennui. Mais après le souper, Monsieur revint au Palais-Royal et un peu plus tôt qu'on ne l'attendoit. Mais Collogon étoit la fidèle confidente. Elle étoit toujours sur les ailes pour découvrir si quelqu'un ne pouvoit pas troubler les plaisirs de ces amants. Elle entendit Monsieur qui venoit et vint le dite à Madame, qui dit au comte: «Nous sommes perdus! Quel moyen de vous sauver? Passez dans cette cheminée qui ferme à deux volets, et essayez de vous empêcher de tousser et de cracher. Le pauvre amant n'eut pas le loisir de songer davantage et s'y enferma dans le moment que Monsieur entroit. Après divers entretiens, il eut envie de manger une orange de Portugal qui étoit sur le manteau de la cheminée. Il se leva, et lorsqu'il la prit, vous pouvez juger quelle devoit être l'inquiétude de ces deux amants, et lequel des deux pouvoit avoir l'esprit plus en repos. Quand Monsieur eut mangé le dedans de cette orange, il voulut jeter le reste dans la cheminée, et comme il avoit la main sur le lambris pour l'ouvrir, Collogon lui dit: Mon prince, ne jetez pas, je vous supplie, cette écorce: c'est ce que j'aime de l'orange. Monsieur la lui donna, et par ce moyen le comte et Madame l'échappèrent belle. Monsieur s'en retourna peu après à son appartement. Le comte sortit et protesta bien de ne plus hasarder 211 de la sorte, et, comme il ne céloit rien à Manicamp, il ne put s'empêcher de lui dire cette aventure. Manicamp lui représenta qu'il devoit bien dorénavant se tenir sur ses gardes, et que c'étoit un avant-coureur de quelque chose bien funeste.
Mais enfin, par malheur et sans qu'on sût comment, Monsieur en apprit plus qu'il n'en vouloit savoir. Il fit venir le maréchal, qui n'eut rien à dire contre son ressentiment, sinon qu'il étoit le maître de la vie de son fils, et que, s'il vouloit sa tête, il la lui donnoit. Le lendemain, le maréchal et le comte allèrent trouver le Roi à son lever, qui maltraita fort le comte de Guiche et lui dit: «Éloignez-vous de devant moi et ne revenez en France de votre vie sans mon mandement 212.»
Note 212: (retour) Ce fut alors que le comte de Guiche se retira en Hollande. Il y rédigea des mémoires sur les événements dont il fut témoin depuis le mois de mai 1665 jusqu'en 1667, et auxquels même il prit une part active pendant la guerre navale que soutinrent les Provinces-Unies, aidées de la France, contre l'Angleterre. En 1668, le Roi lui permit d'exercer la charge de vice-roi de Navarre que possédoit son père, et dont il avoit la survivance. Après la mort de Madame (1670), le comte de Guiche revint à la Cour. Sa fatuité, son désir de se singulariser, ont été vivement signalés par madame de Sévigné, Bussy-Rabutin et madame de Scudéry, dans leurs Lettres.--Voy., dans la collection Petitot et Montmerqué, la Notice qui précède les Mémoires du maréchal de Grammont (t. 56, p. 279-288). Le comte de Guiche dit lui-même, dans ses Mémoires (2 vol in-12, Utrecht, 1744), qu'il commença à les écrire en 1666 et les termina en 1669 (t. 2, p. 35).
Cet infortuné cavalier fut privé par ce désastre encore une fois de l'objet qu'il aimoit avec tant d'ardeur.
Il fallut obéir si promptement qu'il n'eut pas le loisir de voir Madame, ni même de lui faire parler. Il s'en alla comme un désespéré. Elle en témoigna de sensibles déplaisirs. Mais comme la jeunesse ne sauroit être sans amitié, et particulièrement Madame, qui est fort susceptible d'amour, et qui en fait un ordinaire proportionné aux désirs d'une personne de son inclination et de sa naissance, Monsieur ne la satisfaisant pas, elle veut toujours avoir quelques suffragants. Mais la grandeur de son rang et les disgrâces du comte de Guiche rebutent les plus entreprenants et les plus hardis. Néanmoins, comme la témérité est souvent la cause du bonheur de ceux qui se hasardent, il se présenta sur les rangs un amant de meilleur appétit que de belle taille, qui fut atteint des beaux yeux de cette princesse. Il eut de la peine à cacher son feu, mais, comme il étoit trop grand, Madame ne fut pas longtemps à s'en apercevoir. Il lui fit une déclaration en peu de mots qu'il étoit résolu de l'aimer, malgré l'exemple du comte de Guiche et tous les dangers où il pouvoit tomber. Elle lui répondit: «Je sais que vous êtes d'une race à ne vous pas rendre pour des défenses et que les accidents ne vous ébranleront pas, témoin monsieur de Boutteville votre père 213.»
Note 213: (retour) Il étoit fils de François de Montmorency, comte de Boutteville, qui eut la tête tranchée en 1627, avec Fr. de Rosmadec, comte des Chapelles, pour s'être battu en duel contre le marquis de Beuvron et Henri d'Amboise, marquis de Bussy. Dans un des nombreux duels qu'il avoit eus avant celui-ci, Boutteville avoit déjà tué le comte de Thorigny (1626). De son mariage avec Élisabeth-Angélique de Vienne il avoit eu deux filles et un fils. Sa fille aînée épousa le marquis d'Etampes de Valençay; la seconde fut la galante duchesse de Châtillon. Quand il mourut, sa femme étoit enceinte d'un enfant qui, né le 8 janvier 1628, reçut le nom de François-Henri de Montmorency; il fut pair et maréchal de France, et, sous le nom de maréchal de Luxembourg, il signala fréquemment son courage et ses talents militaires à la fin du règne de Louis XIV. Il étoit marié depuis 1661 avec Catherine de Clermont-Tallard, héritière de Luxembourg. Desormeaux (Hist. du maréchal de Luxembourg), dans son Histoire de la maison de Montmorency, t. 4, p. 106, prétend que Mazarin auroit songé à se l'attacher par une alliance.
C'est celui qu'on appelloit Coligny, frère de madame de Châtillon, et qu'on nomme aujourd'hui duc de Luxembourg 214. Comme le cavalier se vit si bien traité de sa maîtresse, il ne perdit pas un moment de la visiter avec toutes les assiduités qu'un nouvel amant doit avoir pour plaire à l'objet de son cœur. Cette pratique a duré plus de six mois sans être sue, en sorte que les plus surveillants n'y pouvoient rien découvrir. Il avoit même surpris les esprits les plus jaloux. Un jour Monsieur survint brusquement au cabinet de Madame. Il la trouva qu'elle contemploit un petit portrait du duc de Luxembourg, en tenant de l'autre une lettre de la même personne. Monsieur se saisit du portrait, et blâma Madame seulement, en tirant promesse d'elle qu'elle lui interdiroit désormais toute visite, et qu'elle le prépareroit à éviter le danger où il pourroit s'exposer.