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Histoire amoureuse des Gaules; suivie des Romans historico-satiriques du XVIIe siècle, Tome II

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omme ce qui s'est passé depuis cinq ou six jours par un dessein que ma cousine de Montpensier avoit formé d'épouser te comte de Lauzun, l'un des capitaines des gardes de mon corps, fera sans doute grand éclat partout, et que la conduite que j'y ai tenue pourroit être malignement interprétée, et blâmée par ceux qui n'en seroient pas bien informés; j'ai cru en devoir instruire tous mes ministres qui me servent au dehors. Il y a environ dix ou douze jours que ma cousine, n'ayant pas encore la hardiesse de me parler elle-même d'une chose qu'elle connaissoit bien me devoir infiniment surprendre, m'écrivit une longue lettre 249 pour me déclarer la résolution qu'elle disoit avoir prise de ce mariage, me suppliant par toutes les raisons dont elle put s'aviser d'y vouloir donner mon consentement, me conjurant cependant, jusqu'à ce qu'il m'eût plu de l'agréer, d'avoir la bonté de ne lui en point parler quand je la rencontrerois chez la Reine. Ma réponse, par un billet que je lui écrivis, fut que je lui mandois d'y mieux penser, surtout de prendre garde de ne rien précipiter dans une affaire de cette nature, qui irrémédiablement pourroit être suivie de longs repentirs. Je me contentois de ne lui en point dire davantage, espérant de pouvoir mieux de vive voix, et, avec tant de considérations que j'avois à lui représenter, la ramener par douceur à changer de sentiments. Elle continua néanmoins, par de nouveaux billets et par toutes les autres voies qui lui pouvoient tomber en l'esprit, à me presser extrêmement de donner le consentement qu'elle me demandoit, comme là seule chose qui pouvoit, disoit-elle, faire tout le bonheur et le repos de sa vie, comme mon refus de le donner la rendroit la plus malheureuse qui fût sur la terre. Enfin, voyant, qu'elle avançoit trop peu à son gré dans sa poursuite, après avoir trouvé moyen d'intéresser dans sa pensée la principale noblesse de mon royaume, elle et le Comte de Lauzun me détachèrent quatre personnes de cette première noblesse, qui furent les ducs de Créqui et de Montauzier, le maréchal d'Albret et le marquis de Guitry, grand maître de ma garderobe 250, pour me venir représenter qu'après avoir consenti au mariage de ma cousine de Guise 251, non seulement sans y faire aucune difficulté, mais avec plaisir, si je résistois à celui-ci, que sa sœur souhaitoit si ardemment, je ferois connoître évidemment au monde que je mettois une très grande différence entre les cadets de maison souveraine et les officiers de ma couronne, ce que l'Espagne ne faisoit point, au contraire préféroit les grands à tous princes étrangers, et qu'il étoit impossible que cette différence ne mortifiât extrêmement toute la noblesse de mon royaume. Ils m'alléguèrent ensuite qu'ils avoient en leur faveur plusieurs exemples, non seulement de princesses du sang royal qui ont fait l'honneur à des gentilshommes de les épouser, mais même des reines douairières de France. Pour conclusion, les instances de ces quatre personnes furent si pressantes en leurs raisons et si persuasives sur le principe de ne pas désobliger toute la noblesse françoise, que je me rendis à la fin et donnai un consentement au moins tacite à ce mariage, haussant les épaules d'étonnement sur l'emportement de ma cousine, et disant seulement qu'elle avoit quarante-cinq ans 252 et qu'elle pouvoit faire ce qui lui plairoit. Dès ce moment l'affaire fut tenue pour conclue; on commença à en faire tous les préparatifs; toute la Cour fut rendre ses respects à ma cousine, et fit des complimens au comte de Lauzun.

Le jour suivant il me fut rapporté que ma cousine avoit dit à plusieurs personnes qu'elle faisoit ce mariage parceque je l'avois voulu. Je la fis appeler, et ne lui ayant point voulu parler qu'en présence de témoins, qui furent le duc de Montauzier, les sieurs Le Tellier, de Lionne, de Louvois 253, n'en ayant pu trouver d'autres sous ma main, elle désavoua fortement d'avoir jamais tenu un pareil discours, et m'assura au contraire qu'elle avoit témoigné et témoigneroit toujours à tout le monde qu'il n'y avoit rien de possible que je n'eusse fait pour lui ôter son dessein de l'esprit et pour l'obliger à changer de résolution. Mais hier, m'étant revenu de divers endroits que là plupart des gens se mettoient en tête une opinion qui m'étoit fort injurieuse: que toutes les résistances que j'avois faites en cette affaire n'étoient qu'une feinte et une comédie, et qu'en effet j'avois été bien aise de procurer un si grand bien au comte de Lauzun, que chacun croit que j'aime et que j'estime beaucoup, comme il est vrai, je me résolus d'abord, y voyant ma gloire si intéressée, de rompre ce mariage et de n'avoir plus de considération ni pour la satisfaction de la princesse, ni pour la satisfaction du comte, à qui je puis et veux faire d'autre bien. J'envoyai appeler ma cousine: je lui déclarai que je ne souffrirois pas qu'elle passât outre à faire ce mariage; que je ne consentirois point non plus qu'elle épousât aucun prince de mes sujets, mais qu'elle pouvoit choisir dans toute la noblesse qualifiée de France qui elle voudroit, hors du seul comte de Lauzun, et que je la mènerois moi-même à l'église. Il est superflu de vous dire avec quelle douleur elle reçut la chose, combien elle répandit de larmes et de sanglots et se jeta à genoux, comme si je lui avois donné cent coups de poignard dans le cœur; elle vouloit m'émouvoir; je résistai à tout, et après qu'elle fut sortie, je fis entrer le duc de Créquy, le marquis de Guitry, le duc de Montauzier; et, le maréchal d'Albret ne s'étant pas trouvé, je leur déclarai mon intention, pour la dire au comte de Lauzun, auquel ensuite je la fis entendre, et je puis dire qu'il la reçut avec toute la constance et la soumission que je pouvois désirer 254.

Note 249: (retour) : On a remarqué sans doute qu'il n'est pas question, dans le cours de ce récit, de la lettre de mademoiselle de Montpensier au Roi. Beaucoup d'autres circonstances sont omises; nos notes y ont suppléé pour la plupart.

Note 250: (retour) «Nous traitâmes à fond de tout ce que nous avions à faire, et prîmes la résolution que MM. les ducs de Créquy et de Montauzier, le maréchal d'Albret et M. de Guitry, iroient le lendemain trouver le Roi pour le supplier de ma part de trouver bon que j'achevasse mon affaire. Il se passa tant de circonstances, dans ces moments-là que je ne me souviens pas précisément de ce que ces messieurs étoient chargés de dire au Roi. Je sais pourtant que, lorsque là résolution de les faire parler fut prise, je dis à M. de Lauzun: «Pourquoi n'allons-nous pas nous-mêmes faire cette affaire?» Il me dit qu'il étoit plus respectueux d'en user de cette sorte.» (Mém. de Montp., 6, 164.)

Note 251: (retour) Il s'agit du mariage de mademoiselle d'Alençon, sœur du second lit de mademoiselle de Montpensier, avec Louis-Joseph de Lorraine, duc de Guise, le 15 mai 1667. Mademoiselle avoit d'abord été assez opposée à cette alliance, qui devint ensuite pour elle un précédent sur lequel elle s'appuya pour déroger encore davantage.

Note 252: (retour) Mademoiselle avoit en réalité quarante-trois ans, et M. de Lauzun trente-sept ans. Elle étoit née en mai 1627 et lui en 1633.

Note 253: (retour) Tous trois ses ministres.

Note 254: (retour) Mademoiselle de Montpensier, dans ses Mémoires, et madame de Sévigné, dans ses Lettres, n'ont pas manqué d'insister sur la douleur bruyante de Mademoiselle et sur la facile fermeté avec laquelle Lauzun supporta le refus du Roi. Pour nous, Lauzun, ambitieux, ne paroît avoir vu dans toute cette affaire, qu'une occasion de fortifier et d'augmenter son crédit auprès du Roi par une soumission aveugle à ses volontés, soumission dont il ne manquoit, dans aucun cas, de lui faire sentir le prix. Poursuivi par mademoiselle de Montpensier, pour qui son indifférence est fort visible dans toutes les paroles, dans tous les actes que rapporte de lui, en les admirant, mademoiselle de Montpensier, trop prévenue en faveur de sa passion, le comte de Lauzun avoit, par ses charges et ses gouvernements, une fortune qui pouvoit suffire au luxe de sa table et de ses équipages; celle que lui auroit apportée son mariage ne devoit lui servir qu'à faire avec plus d'éclat sa cour au Roi, et il n'en faisoit même pas un mystère à Mademoiselle. Sa soumission devoit accroître son crédit: il fut soumis.

Cette lettre ôta tout le soupçon au public, et comme l'on vit qu'effectivement il n'y avoit plus rien à prétendre, il y en eut qui firent des vers burlesques sur ce mariage, qu'ils firent couler de main en main, en sorte qu'ils sont venus aux miennes. Le Roi est représenté en aigle, comme le roi des oiseaux, Mademoiselle en aiglonne, et M. de Lauzun en moineau, comme le plus petit de tous; c'est un perroquet qui parle, et qui représente M. de Guise.







FABLE.

L'AIGLE, LE MOINEAU ET LE PERROQUET.



out est perdu, disoit un Perroquet,
Mordant les bâtons de sa cage;
Tout est perdu, disoit-il plein de rage.
Moi, tout surpris d'entendre tel caquet,
Qu'il n'avoit point appris dedans son esclavage,

Je lui dis: «Parle, que veux-tu

Avecque ton «Tout est perdu?»

--Ah! je ne veux, dit-il, pas autre chose,

Et après ce qu'hier certain oiseau m'apprit,

J'étoufferai si je ne cause;

Voici donc ce que l'on m'a dit:

«Comme vous le savez, l'espèce volatille,

Reconnaît de tout temps les Aigles pour ses Rois,

Eh bien, vous savez donc que dans cette famille

De qui nous recevons les lois

Est une Aiglonne généreuse,

Grande, fière, majestueuse,

Et qui porte si haut la grandeur de son sang,

Que parmi toute notre espèce

Elle ne connoît point d'assez haute noblesse

Qui puisse lui donner un mari de son rang.

Mille oiseaux pour, elle brûlèrent;

Mais parmi tous ceux qui l'aimèrent

Aucun n'osa se déclarer,

Aucun n'osa même espérer.

Mais ce que mille oiseaux n'osèrent,

Qui sembloient mieux le mériter,

Un oiseau de moindre puissance,

Un Moineau (tant partout règne la chance),

A même pensé l'emporter.

Ce moineau donc, suivant la règle

Qui commande aux oiseaux d'accompagner le Roi,

Étoit à la suite de l'Aigle,

Et même avoit près de lui quelque emploi.

Ce fut là que, suivant la pente naturelle

Qui le portoit aux plaisirs de l'amour,

Il s'occupoit moins à faire sa cour

Qu'à voltiger de belle en belle,

Et s'y prenoit si bien qu'il trouvoit chaque jour

Sujet de flamme et maîtresse nouvelle.

Mais le petit ambitieux

Voulut porter trop haut son vol audacieux;

Voyant souvent l'Aiglonne incomparable,

Il la trouvoit infiniment aimable;

Enfin il l'aima tout de bon,

Et, sans consulter la raison,

Le drôle se mit dans la tête

De lui faire agréer ses feux

Et d'entreprendre sa conquête.

Voyez comme l'amour nous fait fermer les yeux,

Et voyez cependant combien il fut heureux!

D'une si charmante manière

Et d'un air si respectueux

Il sut faire offre de ses vœux,

Que notre aiglonne noble et fière,

Pour lui mettant bas la fierté,

Ne se ressouvient pas de l'inégalité.

Ouï, d'autant plus qu'il lui paroissoit brave,

Vigoureux, plein d'amour, galant au dernier point,

La belle ne dédaigna point

L'impérieux effort de cet indigne esclave;

Bien plus, elle approuva son désir indiscret,

Lui sut bon gré de sa tendresse,

Rendit caresse pour caresse,

Et même n'en fit point secret.

Encor pour un de nous la faute étoit passable:

Notre plumage vert la rendoit excusable,

Et d'ailleurs notre qualité

Rendoit le parti plus sortable;

Mais pour un si petit oiseau,

C'est un aveuglement qui n'est pas pardonnable!

Il est vrai que c'étoit un aimable Moineau,

Quoiqu'à ce qu'on m'a dit, il n'étoit pas fort beau;

Et l'on tient que parmi les simples Tourterelles

Il a fait de terribles coups,

Et que son ramage est si doux,

Qu'il a bien fait des infidelles,

Et plus encore de jaloux.

Mais qu'est-ce que cela, sinon des bagatelles,

Au prix du dessein surprenant

Que se proposoit ce galant?

Aussi, quand l'Aigle, chef de la famille,

Fut averti de cette indigne ardeur,

Il prévit bien le déshonneur

Qui résultoit d'alliance si vile.

Ayant donc fait venir nos amans étonnés,

Il les reprend de s'être abandonnés

Aux mutuels transports d'une égale folie;

A l'Aiglonne, de ce que sortie

Du plus illustre oiseau qui vole sous les cieux,

Elle s'abaisse et se ravale

Par un choix si peu glorieux,

Et au Moineau sa faute sans égale,

De ce qu'oubliant le respect,

Il ose bien lever le bec

Jusqu'à l'alliance royale.

Pour conclusion, il leur défend

De faire jamais nid ensemble,

Malgré l'amour qui les assemble.

Notre couple, accablé sous un revers si grand,

À ses commandements se rend,

Quoique ce ne fut pas sans traiter de barbare,

D'injurieux et de cruel,

L'ordre prévoyant qui sépare

Ce qu'unissoit un amour mutuel.

L'Aiglonne fière et glorieuse

S'élève dans les airs, affligée et honteuse

De voir ouvertement son dessein condamné,

Et le Moineau passionné,

De désespoir de voir son espérance en poudre,

Se retira de son côté,

Et fut contraint de se résoudre

À rabaisser sa vanité

Sur des objets de plus d'égalité.

Voilà donc le récit fidelle

De ce qui me tient en cervelle.

Est-ce que je n'ai pas sujet

De dire que l'amour né sait plus ce qu'il fait?

Que la nature se dérègle,

Puisque l'on voit, par un dessein nouveau,

L'Aigle s'abaisser au Moineau,

Et le Moineau s'élever jusqu'à l'Aigle?

Et n'ai-je pas raison de dire a haute voix:

Tout est perdu, pour la troisième fois?»

Ici le jaseur, hors d'haleine,

Et quoique avec bien de la peine,

Mit fin à sa narration.

J'en trouvai l'histoire plaisante;

Mais, y faisant réflexion,

Je la trouvai trop longue et trop piquante.

Mais quoi! c'étoit un Perroquet;

Il faut excuser son caquet 255.

Note 255: (retour) Ces deux derniers vers font allusion à une chanson fort à la mode quarante ans auparavant, et qu'on chantoit encore à cette époque. Le refrain étoit:

Perroquet, perroquet,

S'en doit rire dans son caquet.

RÉPONSE DU MOINEAU AU PERROQUET.

h! ah! vous parlez donc, monsieur le Perroquet,
Et jasez dedans votre cage?
À ce qu'on dit, parbleu, vous faites rage.
D'où vous vient un si grand caquet,
Vous qui depuis longtemps souffrez un esclavage

Qui doit vous avoir abattu?

Dès que je vous ai entendu

À tort et à travers parler d'une autre chose

Que de celle qu'on vous apprit,

J'ai bien vu qu'un Perroquet cause

Sans savoir, souvent ce qu'il dit.

Sachez donc, Perroquet, qu'entre la volatille

Qui reconnoît toujours les Aigles pour ses rois,

Et qui a du respect pour toute leur famille,

Dont elle exécute les lois,

Un jeune oiseau dont l'âme est généreuse,

Grande, belle, et majestueuse,

Qui joint à la vertu la noblesse du sang,

Peut bien souvent changer d'espèce;

Son mérite suffit avecque la noblesse,

Pour pouvoir aspirer au plus illustre rang.

Cent oiseaux autrefois brûlèrent

Pour des Aigles, et les aimèrent

Sans l'oser jamais déclarer.

Ceux-ci ne l'osant espérer,

Mille oiseaux plus petits l'osèrent,

Qui pouvoient moins le mériter;

Mais, ayant le cœur de tenter,

Firent si bien tourner la chance,

Qu'ils eurent lieu, de l'emporter.

Ce n'est pas toujours une règle

Que l'on puisse manquer de respect à son Roi

Pour aimer quelquefois un Aigle,

Sans s'écarter de son emploi.

C'est entre les oiseaux chose fort naturelle

De s'adonner aux plaisirs de l'amour;

Chacun d'eux veut faire sa cour,

Chacun cherche à charmer sa belle,

Et, si dans peu de temps il n'y voit pas de jour,

Il tâche d'allumer une flamme nouvelle.

Ce n'est pas être ambitieux,

Et un jeune Moineau n'est pas audacieux

Quand il aime une Aiglonne, encor qu'incomparable:

Il faut aimer ce que l'on trouve aimable,

Et il faut aimer tout de bon.

C'est être privé de raison,

Et c'est se rompre en vain la tête,

D'improuver de si justes feux.

Chacun cherche à faire conquête,

Et, sans se mettre en peine où l'on porte ses yeux,

On cherche seulement à devenir heureux,

Sans s'arrêter à la manière.

D'ailleurs, quand on dit: «Je le veux»,

On peut faire offre de ses vœux

À la plus belle Aiglonne, et même à la plus fière,

Quand elle met bas la fierté,

Qu'elle veut suppléer à l'inégalité.

Pourvu qu'un jeune oiseau soit brave,

Vigoureux, plein d'amour, galant au dernier point,

Une Aiglonne ne dédaigne point

De recevoir les vœux d'un si charmant esclave.

Un si parfait oiseau ne peut être indiscret;

Il peut témoigner sa tendresse,

Et recevoir quelque caresse,

Sans faire le moindre secret.

Quoi! un Moineau bien fait, dont la taille est passable,

Pour aimer une Aiglonne est-il inexcusable?

Ne peut-il pas tenter une jeune beauté?

D'ailleurs, s'il est de qualité,

Le parti n'est-il pas sortable?

Mais, en un mot, il est oiseau,

Et, entre les oiseaux, il est bien pardonnable

Qu'une Aiglonne orgueilleuse aime un jeune Moineau

Sage, discret, civil, adroit, vaillant et beau.

L'aiglonne n'aime pas comme les tourterelles:

Elle est sensible aux moindres coups;

Les feux d'un Moineau lui sont doux

Quand elle les connoît fidèles;

Et, s'il se trouve des jaloux,

Elle entend leurs discours comme des bagatelles.

Qu'y a-t-il donc de surprenant?

Un jeune oiseau qui est galant,

Qu'on connoît généreux et de noble famille,

Qui sert son prince avec ardeur,

Qui ne fait rien qu'avec honneur,

Son alliance est-elle vile?

S'il y a des oiseaux qui s'en sont étonnés,

Ce sont des envieux, qui sont abandonnés

Aux cruels mouvements d'une étrange folie.

Quoiqu'une Aiglonne soit sortie

D'un des plus grands oiseaux qui volent dans les cieux,

Croyez-vous qu'elle se ravale

Et qu'il lui soit peu glorieux

De choisir un Moineau dont l'âme est sans égale,

Qui a pour elle du respect,

Qui n'a point d'aile ni de bec

Que pour cette Aiglonne royale?

Où est cette loi qui défend

Que l'on ne puisse mettre ensemble

Deux oiseaux que l'amour assemble

Et qui n'ont rien en eux que d'illustre et de grand?

C'est une injustice qu'on rend,

Et c'est un sentiment sans doute trop barbare,

Et qu'on peut appeler cruel,

De quelque raison qu'il se pare,

Que de blâmer un amour mutuel.

L'Aiglonne, quoique glorieuse,

Pour aimer le Moineau doit-elle être honteuse?

Un feu si naturel sera-t-il condamné?

Mais un Moineau passionné

Qui peut mettre en un jour cinquante oiseaux en poudre,

Qui a le dieu Mars à côté,

Dont le cœur fier s'est pu résoudre

À modérer sa vanité

Et le traiter avec égalité,

Si ce moineau est si fidèle,

Qu'est-ce qui vous donne sujet

De déclamer si fort contre tout ce qu'il fait?

Si votre cerveau se dérègle,

Pour avoir bu par trop de vin nouveau,

Faut-il en faire souffrir l'Aigle?

Apprenez, Perroquet, qu'il faut changer de voix,

Et parler mieux une autre fois.

Lorsque j'aurai repris haleine,

Vous pourrez vous donner la peine

De poursuivre pourtant votre narration.

L'histoire en est assez plaisante,

Et, sans faire réflexion

Si elle peut être piquante,

Puisque ce n'est qu'un Perroquet,

On se moque de son caquet.










JUNONIE

OU

LES AMOURS DE MADAME DE BAGNEUX.





ous les malheurs que l'amour a causés jusqu'à présent n'empêchent pas qu'on n'en ait encore de nouveaux exemples.

Pendant la conférence de Saint-Jean-de-Luz 256, plusieurs personnes considérables de Paris tâchoient de réunir deux des plus anciennes familles, et, pour y réussir mieux et empêcher qu'elles ne se pussent rebrouiller, leur proposoient de faire une alliance.

Note 256: (retour) Au temps du traité des Pyrénées et du mariage de Louis XIV, en 1660.

Les chefs de ces deux familles étoient MM. de Chartrain 257 et de Bagneux 258. Ils possédoient les premières charges de la robe, et le sujet de leur différend venoit de ce qu'étant encore jeunes et sans charges, M. de Bagneux avoit été préféré à M. de Chartrain, ce qui avoit produit entre eux une haine secrète et un désir secret de s'entrenuire, qu'ils avoient fait paroître en plusieurs occasions.

Note 257: (retour) M. de Chartrain descendoit de Gilles de Chartrain, seigneur d'Ivry et de Bry-sur-Marne, l'un des cent gentilshommes de la maison du roi, qui avoit épousé Jeanne de Créqui, fille de Jean de Créqui II, seigneur de Ramboval, etc.

Note 258: (retour) M. Chapelier, sieur de Bagneux, étoit avocat général en la Cour des aides. La charge qu'il occupoit nous fait connoître celle que poursuivoit M. de Chartrain. Voy. les Courriers de la Fronde, Bibl. elzev., t. 2, p. 172.

M. de Chartrain avoit une fille dont la beauté étoit admirée de tout le monde et qui avoit été recherchée par plusieurs personnes de sa naissance et fort riches, et M. de Bagneux avoit un fils, lequel, avec les qualités qu'il possédoit d'ailleurs, avoit l'avantage d'être fils unique.

Son inclination lui avoit fait prendre l'épée, contre le sentiment de son père: ce qui faisoit désirer à M. de Bagneux qu'il se mariât, dans l'espérance qu'étant marié il lui feroit plus facilement quitter les armes.

En effet, son mariage avec la fille de M. de Chartrain étant enfin conclu par l'entremise de leurs amis communs, il quitta l'épée et prit la robe, M. de Bagneux, qui avoit de grands biens, lui ayant donné une charge comme la sienne.

Après leurs noces, les nouveaux époux passèrent plusieurs mois dans la joie et dans les fêtes et les divertissemens. Quoique leur mariage eût moins été d'affection que d'obéissance, le jeune M. de Bagneux se croyoit le plus heureux des hommes de posséder une personne si accomplie; et sa femme n'oublioit rien de toutes les choses à quoi elle croyoit être obligée par son devoir, pour lui faire connoître qu'elle étoit aussi très-contente.

Quelque temps après qu'ils furent mariés, elle eut une légère indisposition, pour laquelle les médecins lui ordonnèrent de se baigner. Elle résolut d'aller à une maison que son mari avoit, qui n'étoit qu'à deux lieues de Paris, proche de la rivière, la saison et le temps étant propres alors à prendre le bain.

Elle fit amitié avec une dame nommée madame de Vandeuil 259, qui avoit aussi une maison en ce lieu-là. Un jour que le temps étoit extrêmement beau, des amis du mari de cette dame et d'elle les y allèrent voir. Comme ce lieu étoit proche de Paris, ils y arrivèrent avant la chaleur, et, pour profiter du temps, on alla d'abord se promener.

Note 259: (retour) La maison de Vandeuil étoit de Picardie. Un arrêt du mois de décembre 1666 maintient dans leur noblesse: Louis de Vandeuil, seigneur du Crocq; ses deux neveux, Timoléon de Vandeuil, seigneur de Condé, et Alexandre, seigneur de Forcy; puis enfin François de Vandeuil, cousin de ceux-ci, seigneur d'Étailfay. Nous ne savons duquel de ceux-ci étoit femme cette dame de Vandeuil dont il est parlé ici.

Du jardin l'on sortit sur le bord de la rivière, qui n'en étoit séparée que par une balustrade, et, insensiblement s'étant éloignés de la maison de madame de Vandeuil, on arriva en un lieu qui étoit derrière celle de madame de Bagneux, où elle se promenoit entre des saules.

Quoiqu'elle fût négligée, sa beauté et son air causèrent à tout le monde une surprise extraordinaire, et jetèrent dans le cœur du chevalier de Fosseuse 260, qui étoit celui qui avoit fait cette partie, les commencemens d'une violente passion: il demeura interdit à la vue d'une personne à laquelle il lui sembloit que rien ne pouvoit être comparable.

Note 260: (retour) Frère de mademoiselle de Fosseuse, fille d'honneur de la Reine. (Airs et vaudevilles de cour, Paris, Sercy, 1665, t. 1, p. 2.)

Après le dîné, madame de Vandeuil pensant, par ce que chacun avoit dit de madame de Bagneux, que toute la compagnie seroit bien aise de la connoître, elle l'envoya prier de venir passer le reste de la journée chez elle. M. de Bagneux y vint avec elle. Sa conversation acheva de blesser mortellement le chevalier de Fosseuse. Elle avoit naturellement une mélancolie douce, accompagnée d'un esprit plein de bonté, qui le charmèrent, et il en devint violemment amoureux.

D'autre côté, si le chevalier de Fosseuse avoit été épris si fortement de sa beauté et des charmes de son esprit, elle avoit remarqué avec quelque joie l'attachement qu'il avoit eu d'abord pour elle, ayant trouvé aussi en lui quelque chose qui le lui avoit fait distinguer des autres. Aussi avoit-il dans sa personne tout ce qui peut préoccuper avantageusement: avec toutes les qualités qu'un cavalier jeune et bien fait peut avoir, il avoit l'air si noble et si grand, qu'il sembloit être né pour quelque chose d'extraordinaire.

Après souper, madame de Bagneux, qui étoit obligée de se lever de grand matin à cause de son bain, voyant que son mari s'étoit engagé au jeu avec le mari de madame de Vandeuil, se retira seule.

Le chevalier de Fosseuse, qui n'avoit pu trouver l'occasion de lui dire ce qu'il sentoit pour elle, et qui avoit une extrême douleur de partir de ce lieu sans le lui témoigner, s'abandonna à la violence de son amour. Il sortit secrètement de chez madame de Vandeuil quelque temps après que madame de Bagneux en fut sortie, et, sans considérer à quoi il alloit s'exposer, il alla à son logis, où, sans la demander à personne, il entra dans sa chambre, qu'il trouva heureusement ouverte.

Madame de Bagneux, qui étoit couchée et qui entendit marcher, croyant que c'étoit son mari, lui demanda s'il avoit perdu. «Oui, Madame, lui répondit alors le chevalier de Fosseuse en soupirant, j'ai perdu, et plus que je ne croyois jamais perdre: car enfin, madame, je suis ce malheureux chevalier de Fosseuse qui vous a vue aujourd'hui et qui vient vous demander pardon de vous avoir trouvée plus adorable mille fois que tout ce qu'il a jamais vu. Je m'expose à tout, Madame, pour vous le dire; et puisque vous le savez, ordonnez-moi que je meure si vous voulez, mais n'accusez de la hardiesse que j'ai prise que l'excès d'une passion que vous avez causée et que je sens bien qui ne finira qu'avec ma vie.»

Madame de Bagneux fut dans le dernier étonnement d'une pareille aventure. Après avoir traité le chevalier de Fosseuse comme le dernier de tous les hommes, et lui avoir dit plusieurs fois que, s'il ne se retiroit, elle seroit obligée de le faire repentir de sa hardiesse, elle appela une de ses femmes, nommée Bonneville.

Le chevalier de Fosseuse aperçut alors jusqu'où son amour l'avoit transporté et à combien de choses il étoit exposé. Il approcha du lit de madame de Bagneux, et, rencontrant une de ses mains qu'elle avançoit pour le repousser, la prenant des siennes et la mouillant de mille larmes: «Ce n'est pas tant pour moi que pour vous, Madame, lui dit-il d'un air qui marquoit l'état de son âme, que je vous conjure de penser à ce que vous faites. Que dira-t-on, Madame, si l'on sait qu'un homme ait été dans votre chambre à pareille heure? Ah! Madame, on n'aura pas plus de pitié pour vous que pour moi, et néanmoins je souhaite que je sois seul malheureux.»

Bonneville, qui avoit entendu sa maîtresse l'appeler, entra dans la chambre et lui demanda ce qu'elle désiroit. Madame de Bagneux, après avoir conçu du discours du chevalier de Fosseuse qu'en effet, si une telle chose venoit à être sue, on la pourroit tourner criminellement, et même qu'elle pourroit faire impression sur l'esprit de M. de Bagneux, s'étant remise le mieux qu'elle put pour se défaire de Bonneville, elle lui donna quelques ordres pour le lendemain, tels que le trouble où elle étoit lui permit d'imaginer.

Mais après que Bonneville se fut retirée, s'adressant au chevalier de Fosseuse, qui étoit dans le même état d'un criminel qui attend le coup de la mort: «Ne pensez pas, dit-elle en continuant de lui parler d'un ton de colère, que ç'ait été le dessein de vous épargner la confusion que vous méritez qui m'ait fait changer de résolution: ma seule considération m'y a obligée, quoique je sois fâchée qu'une personne pour qui j'avois conçu de l'estime m'ait fait une telle injure. Mais, puisque par votre procédé vous vous en êtes rendu indigne, tout ce que je puis faire, si vous m'obéissez en vous retirant, c'est de ne me venger de votre indiscrétion qu'en vous laissant la honte que vous devez en avoir toute votre vie.» En achevant ces paroles, et en lui faisant mille autres reproches, elle lui commanda encore de se retirer.

Le chevalier de Fosseuse, accablé de ces reproches, se jeta à genoux auprès du lit de madame de Bagneux, et, l'ayant conjurée de vouloir l'entendre, il lui représenta si fortement, et avec des marques si grandes d'une âme remplie d'amour et de douleur, qu'il reconnoissoit que sa passion ne l'avoit pas laissé maître de sa raison, mais qu'il n'avoit pu se résoudre à s'éloigner d'elle sans lui déclarer l'effet que sa beauté avoit fait sur son cœur, qu'elle commença d'attribuer à la force d'un véritable amour ce qu'elle avoit pris d'abord pour une indiscrétion où le mépris avoit part.

Il se fit ensuite un horrible combat dans son cœur. L'inclination secrète qu'elle avoit eue pour le chevalier de Fosseuse, succédant à son ressentiment, lui fit sentir de la joie de connoître qu'elle en étoit aimée. Elle rejeta au commencement cette joie comme une chose criminelle; mais elle en fut enfin vaincue. Si elle ne lui pardonna pas entièrement ce que la violence de sa passion lui avoit fait commettre, elle ne continua pas de le traiter avec la même rigueur, et lui fit seulement considérer qu'elle ne pouvoit souffrir, sans blesser sa vertu, qu'un autre homme que son mari eût de l'affection pour elle.

Elle l'obligea ensuite de se retirer, appréhendant le retour de M. de Bagneux, qui ne lui avoit pas donné peu d'inquiétude, de quoi elle avoit eu un extrême sujet. Ayant vu qu'elle s'étoit retirée, il avoit quitté le jeu presqu'en même temps que le chevalier de Fosseuse étoit sorti de chez madame de Vandeuil; mais, par un bonheur extraordinaire, craignant de la réveiller, il alla dans une chambre proche de celle où elle étoit couchée.

Lorsqu'il rentra, ses gens fermèrent les portes aussitôt qu'ils l'eurent vu rentré. Le chevalier de Fosseuse, les ayant trouvées fermées, fut étrangement embarrassé. Il se les fit ouvrir, comme s'il fût venu de quitter M. de Bagneux, lequel étoit entré dans la chambre de madame de Bagneux un instant après que le chevalier de Fosseuse en étoit sorti. M. de Bagneux, ayant entendu rouvrir les portes comme il se couchoit, demanda le lendemain à ses gens à qui ils les avoient ouvertes. Sur quoi ils lui dirent ce que le chevalier de Fosseuse leur avoit dit, et, quoique aucun d'eux ne lui pût dire qui il étoit, ni presque même comment il étoit fait, il eut des soupçons qui ne lui donnèrent pas peu d'inquiétude. Comme il pouvoit douter que sa femme l'aimât lorsqu'il l'avoit épousée, il doutoit toujours d'en être aimé, ce qui empêchoit que sa satisfaction ne fût tout à fait tranquille, et lui avoit donné un extrême penchant à la jalousie.

Si le chevalier de Fosseuse eut beaucoup de joie d'avoir apaisé en partie madame de Bagneux, il n'en fut pas de même du côté de cette belle personne. La foiblesse qu'elle avoit eue lui donna toute la confusion qu'on peut imaginer. Elle se fit mille reproches, comme si elle eût été coupable des dernières fautes, et, faisant ensuite réflexion sur les peines et les dangers où un engagement l'exposeroit selon toutes les apparences, elle prit des résolutions capables de la défendre contre l'amour même, et crut que sa raison reprendroit facilement son premier empire. Elle désavoua les sentimens de son cœur, et n'accusa que le désordre où elle avoit été de la foiblesse qu'elle avoit eue.

Elle fut encore près de deux mois à achever de prendre son bain et à se reposer après l'avoir pris. Pendant ce temps-là, elle se fortifia dans ses résolutions, encore qu'elle ne pût s'empêcher de penser quelquefois au chevalier de Fosseuse. Mais le peu de trouble que ces pensées excitoient dans son âme lui faisoit croire que, si son idée n'en étoit pas entièrement effacée, au moins elle n'y pourroit jamais causer de grandes agitations.

Enfin elle retourna à Paris, plus belle de l'effet qu'avoient produit son bain et l'air de la campagne. M. de Bagneux demeuroit proche l'hôtel de Soissons 261, et madame de Bagneux s'alloit souvent promener dans le jardin de l'hôtel. Elle fut bien surprise, quelques jours après son retour, d'y voir le chevalier de Fosseuse, qui y avoit été tous les jours depuis qu'il l'avoit vue, s'étant bien douté que c'étoit le lieu où il pourroit la voir plus tôt. Voyant qu'elle étoit seule, il l'aborda; il lui dit qu'il avoit attendu, avec une impatience digne de la passion qu'il avoit osé lui faire connoître, le bonheur de la revoir, et que, si, pendant le temps qu'il n'avoit pu avoir ce bonheur, elle lui avoit fait la grâce de penser quelquefois à lui, il ne croyoit pas la pouvoir remercier jamais assez de ses bontés.

Note 261: (retour) «Le jardin qui servoit de vue, dit Sauval, aux deux appartements principaux de l'hôtel de Soissons, avoit de longueur quarante-cinq toises, et régnoit depuis la rue de Nesle ou d'Orléans jusqu'à la Croix-Neuve, proche Saint-Eustache; dans le milieu, orné d'un grand bassin avec une fontaine jaillissante, ayant à côté une place où le roi et les princes venoient assez souvent joûter. Outre ce grand jardin, il y en avoit encore d'autres plus petits.» (Liv. VII, t. 2, p. 216.)

D'abord elle suivit la résolution qu'elle avoit prise: malgré l'émotion qu'elle avoit sentie à la vue du chevalier de Fosseuse, elle lui répondit, affectant un ton de colère, que, si elle lui avoit dit des choses qui l'avoient flatté, lorsqu'il avoit eu la hardiesse de venir dans sa chambre, ce n'avoit été que pour le faire retirer sans éclat, et qu'elle étoit bien étonnée de le voir appréhender si peu son ressentiment et qu'il osât encore se présenter devant elle.

Le chevalier de Fosseuse fut surpris étrangement de cette réponse. «Ah! Madame, lui dit-il avec une tristesse horrible, pourquoi est-ce que je ne mourus pas ce jour-là en sortant de votre chambre? J'aurois cru mourir au moins sans toute votre haine, et aurois cru mourir heureux.»

Ces paroles, accompagnées d'un air le plus passionné du monde, achevèrent de faire renaître dans le cœur de madame de Bagneux son inclination pour le chevalier de Fosseuse. Elle ne put lui dissimuler davantage sa tendresse; elle lui avoua l'inclination qu'elle avoit sentie d'abord pour lui, les efforts qu'elle avoit faits pour la vaincre, et l'état où son âme venoit de retomber en le revoyant. Mais elle le conjura ensuite, par la sincérité qu'elle lui témoignoit et par toute l'estime qu'il pouvoit avoir pour elle, de ne s'obstiner point à lui donner des marques d'une passion qui donneroit atteinte à sa réputation et troubleroit indubitablement le repos de sa vie, si son mari venoit à en avoir le moindre soupçon, et à laquelle elle lui dit, avec toute la fermeté dont elle étoit alors capable, qu'elle étoit résolue de ne point répondre.

Le chevalier de Fosseuse eut une joie inconcevable d'avoir pu toucher un cœur d'un si haut prix; il ne put le cacher à madame de Bagneux. Mais ce qu'elle lui demandoit l'affligea au dernier point, ne croyant pas pouvoir vivre davantage si elle ne lui permettoit de l'aimer, et il en fut frappé comme d'un coup mortel.

Sa douleur fut remarquée de madame de Bagneux encore plus que la joie ne l'avoit été. Elle excita en elle une pitié contre laquelle elle fit peu d'efforts, le penchant qu'elle avoit pour le chevalier de Fosseuse lui en ôtant la force. Il lui représenta si bien et avec tant d'amour que, sa passion n'ayant rien que de respectueux, elle ne diminueroit point de son mérite, et qu'il pouvoit cacher à tout le monde son amour et son bonheur, et empêcher que personne en eût connoissance, qu'elle consentit enfin à recevoir ses vœux, après néanmoins lui avoir fait connoître encore mille scrupules, et lui avoir témoigné qu'elle appréhendoit bien les suites de la foiblesse qu'elle avoit.

Il s'établit ensuite entre eux un commerce très-doux. Bonneville, de l'esprit de laquelle madame de Bagneux étoit entièrement assurée, prenoit les lettres du chevalier de Fosseuse et lui rendoit celles de sa maîtresse. Quoiqu'ils ne se vissent point dans les compagnies où ils eussent pu se voir, de peur que quelqu'un ne s'aperçût de leur amour en observant leurs actions, le chevalier de Fosseuse avoit le bonheur de voir souvent madame de Bagneux chez elle, cette adroite confidente ménageant si bien les temps que M. de Bagneux étoit absent, qu'il n'y avoit presque point de semaine qu'ils ne se vissent.

En ce temps-là un des amis de M. de Bagneux, nommé le baron de Villefranche, qu'il y avoit peu qui étoit revenu de Portugal 262, vint le voir. M. de Bagneux s'étoit marié depuis qu'ils ne s'étoient vus, et il ne put le lui apprendre sans le mener à la chambre de sa femme.

Note 262: (retour) C'étoit l'époque où la veuve du premier roi de Portugal de la maison de Bragance, dona Luisa de Guzman, régente du royaume, alloit résigner le pouvoir entre les mains de son fils aîné, l'incapable Alphonse VI, qui avoit atteint sa majorité (23 juin 1662).

Le baron de Villefranche fut ébloui de sa beauté. Il lui fit ensuite plusieurs visites, dans lesquelles elle lui parut si charmante et si aimable qu'en peu de temps il fut touché du même mal que le chevalier de Fosseuse. Madame de Bagneux s'en aperçût et en eut beaucoup de déplaisir par les suites qu'elle en craignit.

Elle appréhenda que cette nouvelle passion ne traversât son commerce avec le chevalier de Fosseuse, soit par jalousie de son mari, qui en deviendroit plus défiant envers elle, soit par celle qu'elle pourroit donner au chevalier de Fosseuse même, ou par le soin que le baron de Villefranche prendroit, à l'avenir, de savoir toutes ses actions, par l'intérêt de son amour.

C'est pourquoi, lorsqu'elle revit de chevalier de Fosseuse, elle lui dit sincèrement ce qu'elle pensoit de la passion du baron de Villefranche, et en même temps l'assura qu'elle le croyoit toujours seul digne de son estime, et qu'elle étoit incapable d'être jamais sensible pour un autre que pour lui, et lui recommanda de s'observer dans la suite encore plus que par le passé, et de garder de plus grandes mesures en ce qui la regardoit.

Le chevalier de Fosseuse fut extrêmement surpris de ce que lui apprenoit madame de Bagneux; mais son procédé généreux le rassura en partie. Il lui répondit que, sans la grâce qu'elle lui faisoit de l'assurer qu'elle étoit incapable de changer, il seroit très-malheureux; qu'il croyoit bien, par l'effet que sa beauté avoit fait sur lui, que sans cette grâce il n'auroit pas seulement à craindre le baron de Villefranche, mais tout ce qu'il y avoit d'hommes sur la terre; mais qu'il osoit aussi la conjurer de croire que personne ne pouvoit jamais avoir pour elle autant d'admiration qu'il en avoit, et enfin qu'il auroit plus de douleur qu'elle-même si la bonté qu'elle avoit pour lui, en lui permettant de l'adorer, lui causoit jamais aucun chagrin.

Le baron de Villefranche devint plus amoureux. Il ne manquoit guère de se trouver dans les compagnies dans lesquelles madame de Bagneux avoir accoutumé d'aller, où il lui rendoit tous les devoirs que peut rendre une personne qui aime. Il ne pouvoit lui rendre ces soins sans qu'ils fussent remarqués de plusieurs personnes, et que M. de Bagneux n'en eût aussi connoissance, lequel en témoignoit à sa femme une sorte de jalousie, quoiqu'elle fît voir par plusieurs choses que la passion du baron de Villefranche lui déplaisoit.

Ce malheureux amant fut longtemps à se plaindre en vain de sa rigueur. Elle rendoit un compte exact au chevalier de Fosseuse des chagrins qu'il lui causoit. Ce n'est pas qu'elle ne connût bien qu'il avoit du mérite; mais son cœur ne pouvoit penser qu'au chevalier de Fosseuse.

Le baron de Villefranche l'aimant violemment, et voyant enfin que ses soins étoient inutiles, il crut que, s'il pouvoit engager Bonneville dans ses intérêts, sa fortune changeroit peut-être en peu de temps: il ménagea si bien l'esprit de cette fille, qui étoit intéressée, qu'elle lui promit de le servir en tout ce qu'elle pourroit auprès de madame de Bagneux, et lui apprit ce qui s'étoit passé entre sa maîtresse et le chevalier de Fosseuse.

Cette connoissance lui donna d'abord du dépit, mais ensuite elle lui donna de l'espoir. Il crut que c'étoit beaucoup pour lui d'avoir découvert que madame de Bagneux n'étoit pas insensible, et que, s'il pouvoit brouiller le chevalier de Fosseuse avec elle, il la trouveroit peut-être moins rigoureuse.

Il communiqua sa pensée à Bonneville, qui lui dit que, connoissant l'humeur et la délicatesse de sa maîtresse, elle croyoit qu'il n'y avoit point de moyen plus sûr pour y réussir que de la faire douter de la fidélité du chevalier de Fosseuse.

Après avoir cherché longtemps des biais pour exécuter ce dessein, ils résolurent de se servir du portrait d'une personne assez belle que le baron de Villefranche avoit aimée, et de le faire trouver par madame de Bagneux.

Cet artifice réussit ainsi qu'ils avoient souhaité. Peu de jours après, le chevalier de Fosseuse obtint de madame de Bagneux de la voir chez elle. Sitôt qu'il fut sorti, elle trouva à l'endroit où ils avoient été ce portrait, que Bonneville y avoit mis adroitement.

Elle entra d'abord dans une défiance terrible, et ouvrit la boîte où étoit ce portrait; mais elle ne douta plus du crime du chevalier de Fosseuse lorsqu'elle y aperçut la peinture d'une personne jeune et bien faite. Elle pensa mourir de regret d'avoir pu aimer un homme qui lui faisoit une si grande infidélité. Il lui avoit donné mille marques de son amour qui ne lui parurent plus que des tromperies, et elle prit la résolution de ne le revoir jamais.

C'étoit vers le carnaval. Le lendemain, le chevalier de Fosseuse s'étant trouvé déguisé à un bal où elle étoit, il voulut lui parler. «Si je croyois tout mon ressentiment, lui dit-elle pleine de dépit, je vous accablerois de reproches et vous mettrois dans la dernière confusion; mais je veux avoir seule celle de vous avoir aimé, trop heureuse d'être délivrée par votre faute de la foiblesse que j'ai eue et dont vous vous êtes rendu si indigne, que je me croirois déshonorée à l'avenir si je vous regardois seulement.»

Le chevalier de Fosseuse ne put lui répondre, parce qu'elle s'éloigna aussitôt; et d'ailleurs il avoit été si surpris de ces paroles, qu'il fut longtemps sans le pouvoir croire lui-même, pénétré jusqu'au vif de ces reproches, et accablé d'une douleur incroyable.

Il examina ensuite toute sa conduite, mais inutilement. Enfin il se ressouvint qu'il avoit un rival, et ce souvenir augmenta sa douleur, ne doutant plus que ce ne fût la cause de sa disgrâce. Il crut que madame de Bagneux avoit changé de sentimens en faveur du baron de Villefranche, et que sa colère avoit été un artifice pour rompre avec lui. Il en fut affligé comme s'il en avoit eu des preuves assurées, et il en souffroit tout ce que la jalousie peut inspirer de plus cruel.

Il chercha ensuite les occasions de parler à madame de Bagneux et de se plaindre à elle de son inconstance, sans en pouvoir obtenir aucune audience. Encore qu'elle ne pût le chasser entièrement de son esprit et qu'elle regrettât quelquefois la perte d'un cœur qu'elle avoit cru digne de son affection, le dépit la faisoit demeurer ferme dans la résolution qu'elle avoit prise.

Cependant Bonneville apprit au baron de Villefranche à quel point madame de Bagneux étoit irritée, lequel redoubla ses soins auprès d'elle, et fit tout ce qu'il put pour tâcher de lui faire oublier le chevalier de Fosseuse, en lui persuadant qu'il l'aimoit véritablement. Mais madame de Bagneux ne l'en traita pas plus favorablement; elle ne regardoit toutes les marques qu'il lui donnoit de sa passion que comme de seconds piéges que lui tendoit la perfidie des hommes.

Ces différentes pensées, jointes à la jalousie de son mari qu'elle voyoit augmenter, lui donnoient incessamment des chagrins.

Une chose l'en accabla et lui donna une extrême affliction. Un frère qu'elle avoit, qui étoit avancé dans les armes, tua en duel une personne des plus considérables d'une province où il étoit. Les parens du mort, par le crédit et les habitudes qu'ils avoient dans le pays, le firent arrêter, et aussitôt, aidés par la rigueur des lois contre ces crimes, que beaucoup de personnes tiennent honorables, firent travailler vivement à lui faire son procès.

Cette affaire fit du bruit dans le monde, et le chevalier de Fosseuse l'apprit comme les autres, mais avec un extrême déplaisir, pour l'intérêt qu'y avoit madame de Bagneux.

Son procédé envers lui le confirmoit dans sa jalousie. Il ne doutoit pas que, si elle eût pu lui faire de justes reproches, et, au contraire, si elle n'eût pas appréhendé ceux qu'elle voyoit qu'il pouvoit lui faire, elle n'auroit point refusé si opiniâtrement de l'entendre, et il en sentoit la dernière douleur.

Son amour lui inspira le dessein de sauver son frère, espérant que ce service le justifieroit dans son esprit, ou traverseroit au moins le bonheur de son rival.

Peu de temps après avoir formé ce dessein, il voulut encore aborder madame de Bagneux, désirant de savoir, avant que de partir, si véritablement elle croyoit avoir sujet de l'accuser, ou s'il ne devoit plus douter de son inconstance. Il lui sembloit qu'il seroit bien moins malheureux si elle avoit ces soupçons contre lui, quelque criminel qu'elle se l'imaginât, que si le bonheur du baron de Villefranche étoit la cause de l'état où il étoit et qui lui sembloit si cruel; il croyoit que ce qu'il avoit résolu paroîtroit à madame de Bagneux de tout autre prix, et que, s'il y périssoit, comme il pouvoit arriver, il en seroit au moins regretté.

Mais il la trouva la même qu'auparavant, c'est-à-dire aussi ferme à ne lui point parler et à ne le point entendre.

Ne pouvant plus être maître des mouvemens de sa jalousie: «Non, non, Madame, lui dit-il avec une douleur mortelle, vous ne pouvez, par la confusion que vous auriez, m'avouer ce qui fait mon malheur. Votre beauté a touché d'autres cœurs que le mien, qui ne pouvoit être touché que pour vous; le vôtre a été capable de recevoir enfin d'autres vœux que les miens. Mais ce que je vais entreprendre vous fera voir que je n'étois pas indigne de cet honneur, et que je mettrai toujours tout mon bonheur à vous adorer et à vous en donner des marques, nonobstant toute votre injustice et votre inconstance.» Et enfin, voyant qu'elle refusoit de lui répondre, sa douleur redoubla, et il partit avec plus de désespoir.

Il apprit, aussitôt qu'il fut arrivé au lieu ou le frère de madame de Bagneux étoit prisonnier, qu'on devoit dans peu de jours le transférer en des prisons plus sûres. Il résolut de prendre cette occasion pour le sauver. En effet, il attaqua avec tant de vigueur ceux qui le conduisoient, encore qu'ils fussent en plus grand nombre que ceux de sa suite, qu'il le délivra, sans être connu de lui, ni pas un des siens, leur ayant à tous fait prendre des masques. Il le conduisit ensuite lui-même en cet état en un lieu où le frère de madame de Bagneux lui dit qu'assurément il seroit en sûreté, et où il fit toutes les instances imaginables pour l'obliger de se faire connoître à lui.

Si madame de Bagneux eut bien de la joie d'apprendre que son frère avoit été sauvé, elle ne fut guère moins surprise de la manière dont elle apprit qu'il l'avoit été.

Quelques jours après qu'elle en eut reçu les nouvelles, elle vit le chevalier de Fosseuse à l'église où elle avoit accoutumé d'aller, aussi triste que d'ordinaire, mais néanmoins qui sembloit la regarder avec plus d'attention. Elle se souvint alors qu'elle ne l'avoit point vu depuis qu'il lui en avoit fait des reproches, comme s'il l'avoit crue inconstante, et lui avoit dit d'autres choses qu'elle n'avoit pas comprises. Elle y fit réflexion, et, s'en ressouvenant en partie en ce moment, elle ne put s'empêcher d'admirer l'action du chevalier de Fosseuse, ne doutant plus que ce ne fût lui qui avoit sauvé son frère, et de lui faire voir qu'elle s'en doutoit de la manière qu'elle le regarda. Il en eut plus de hardiesse: croyant qu'ils n'étoient observés de personne, il l'aborda en sortant, et, après lui avoir fait connoître qu'elle ne se trompoit point d'avoir cette pensée, il lui dit que ce qu'il avoit fait n'étoit pas un effet de son désespoir, mais de son amour; qu'il auroit fait la même chose s'il eût eu encore dans son cœur la place qu'il croyoit qu'il avoit eu le bonheur d'y avoir; mais qu'à la vérité il avoit été bien aise de trouver une occasion de lui rendre un service qu'elle n'avoit point reçu de son rival. Il ne put s'empêcher de lui faire voir combien il avoit de jalousie, et qu'il croyoit qu'elle le traitoit si mal par le changement de son cœur en faveur du baron de Villefranche; et enfin il se plaignit à elle de son injuste procédé envers lui, soit qu'elle le crût coupable, ou que son inclination pour lui fût diminuée, et la conjura de vouloir au moins avoir la bonté de lui apprendre son crime ou son malheur; ajoutant, avec une extrême soumission, que, s'il ne se pouvoit justifier, il se croyoit lui-même indigne de ses bontés et de se présenter jamais devant elle, et que, s'il n'étoit plus pour elle ce qu'il avoit été, il obéiroit à ses ordres, quelque cruels qu'ils pussent être, ne voulant point mériter sa haine par ses importunités, quoiqu'il sentît bien qu'il n'y survivroit guère.

Madame de Bagneux, qui voyoit ce que le chevalier de Fosseuse venoit de faire pour elle, ne put lui parler avec la même aigreur qu'elle eût fait auparavant; mais aussi, ne pouvant s'ôter de l'esprit son infidélité, elle ne put lui parler avec douceur. Après l'avoir détrompé sur le sujet de sa jalousie et lui avoir dit de quoi elle le croyoit coupable, elle ajouta qu'elle n'oublieroit jamais le service qu'il venoit de lui rendre; qu'il la connoissoit assez pour ne pas douter de sa reconnoissance, et qu'elle ne lui eût une éternelle obligation; mais que ce service n'exigeoit point de retour en de pareilles choses, son procédé témoignant une légèreté naturelle; qu'il seroit toujours prêt à en faire autant, et qu'elle ne le pourroit jamais regarder que comme un homme capable de recevoir tous les jours de nouvelles idées; et enfin qu'elle avoit quelque joie qu'il eût éteint lui-même dans son cœur une affection qu'elle avoit souvent condamnée, mais qu'elle n'avoit pu vaincre, et que ce qu'il venoit de faire eût sans doute augmentée.

Le chevalier de Fosseuse pensa mourir de douleur des sentimens de madame de Bagneux; il lui dit encore plusieurs choses pour tâcher de lui faire connoître qu'il n'étoit point coupable, mais inutilement, rien ne pouvant la faire douter des preuves qu'elle croyoit en avoir. N'ayant pu se justifier envers elle, il ne put entièrement s'en plaindre et demeura dans une perplexité horrible.

Madame de Bagneux, de son côté, n'avoit pas un trouble médiocre. Ce que le chevalier de Fosseuse venoit de faire lui sembloit d'un tel prix, qu'elle se repentit presque de lui avoir parlé comme elle avoit fait. Elle avoit toujours pour lui la même inclination, et eût donné toutes choses pour le voir innocent. Il n'y avoit que la délicatesse qui s'opposoit dans son cœur à le croire entièrement, ou au moins à lui pardonner.

Le lendemain, possédée de ces pensées, étant en visite et s'étant rencontrée proche d'un miroir, éloignée du reste de la compagnie, elle s'y regarda, et, s'étant trouvée dans une beauté dont elle fut contente, elle tira de sa poche ce portrait fatal, qu'elle avoit toujours porté sur elle, comme on porte d'ordinaire les choses qui sont chères ou qui tiennent à l'esprit, pour voir si cette rivale étoit aussi belle qu'elle croyoit l'être ce jour-là.

Pendant qu'elle étoit devant ce miroir, et charmée de l'avantage qu'elle croyoit avoir sur cette peinture, deux dames de la compagnie s'approchèrent d'elle, et aperçurent qu'elle tenoit un portrait. Elles lui en firent la guerre, comme ne doutant pas que ce ne fût celui d'un de ses amans. Elle voulut leur assurer que ce n'étoit point le portrait d'un homme; mais, voyant qu'elles n'ajoutoient pas foi à ce qu'elle leur disoit, et jugeant d'ailleurs qu'il n'y avoit point de danger pour elle de leur montrer ce portrait, au lieu qu'il pouvoit y en avoir de les laisser dans la croyance qu'elles avoient, elle le leur montra.

Le baron de Villefranche, qui connoissoit aussi ces dames, le leur avoit montré plusieurs fois, comme étant une chose qui étoit alors de nulle conséquence, la personne de qui il étoit étant morte. Ces dames, qui savoient l'amour de ce baron pour madame de Bagneux, lui dirent, en continuant de railler, qu'au moins il lui sacrifioit ce qu'il avoit aimé. Madame de Bagneux n'en étant point convenue, après plusieurs discours, elles lui donnèrent l'explication de ce qu'elles venoient de lui dire, et lui apprirent comment il leur avoit montré ce portrait, et de qui il étoit, et qu'infailliblement il venoit de lui.

Madame de Bagneux eut bien de la peine à cacher le trouble que cette conversation causoit dans son âme. Elle ne sentoit pas une joie médiocre des choses qui la pouvoient faire douter que le chevalier de Fosseuse fût coupable. Elle pensa qu'il se pouvoit que le baron de Villefranche, qui avoit été la voir quelques jours avant qu'elle trouvât ce portrait, l'eût laissé tomber et qu'il n'eût osé le lui demander; mais elle n'osoit espérer un changement si heureux.

Le baron de Villefranche connoissoit aussi la dame chez qui cette dispute venoit d'arriver; il vint pour la voir un moment, et acheva de donner un éclaircissement qui lui fut plus cruel qu'aucune chose lui eût jamais été. Ces dames lui firent reconnoître ce portrait et l'obligèrent d'avouer qu'il étoit à lui. À quoi il ajouta, pour empêcher que madame de Bagneux n'eût aucun soupçon de la tromperie qu'il lui avoit faite, qu'il s'étoit bien aperçu qu'il l'avoit perdu, mais qu'il ne s'étoit point souvenu où ç'avoit été, et voulut ensuite lui faire entendre que le peu de soin qu'il avoit eu de tâcher de le recouvrer étoit une marque qu'il ne songeoit plus à la personne de qui il étoit, et qu'elle en avoit entièrement effacé le souvenir dans son cœur.

Madame de Bagneux s'abandonna à la joie. Elle dit en raillant, sans faire semblant d'entendre ce qu'il lui disoit, qu'elle devoit lui être bien obligée de lui avoir conservé des restes si précieux.

Le baron de Villefranche, qui voyoit d'où procédoit la joie de madame de Bagneux, en eut plus de douleur. Ce lui avoit été quelque sorte de consolation dans les mauvais traitemens qu'il recevoit d'elle, de voir le chevalier de Fosseuse mal dans son esprit; et il ne doutoit pas qu'elle ne seroit pas longtemps à lui apprendre tout ce qui venoit d'arriver, et qu'il ne fût bientôt plus heureux qu'auparavant. D'autre côté, il ne pouvoit voir, sans croire être le plus malheureux de tous les hommes, qu'il avoit servi lui-même à le justifier, et il en auguroit tout ce qu'un amant affligé et désespéré peut imaginer de plus cruel pour lui et de plus avantageux pour son rival.

Cette conversation avoit fait voir à madame de Bagneux la justification du chevalier de Fosseuse; elle ne doutoit plus qu'elle n'en eût toujours été aimée fidèlement. L'ayant abordée quelques jours après, il la trouva la même qu'elle étoit avant qu'elle crût qu'il lui étoit infidèle. Elle lui apprit ce qu'ils devoient à la fortune; comment le chagrin qu'elle avoit de croire qu'une autre eût partagé son cœur avoit été cause qu'elle avoit reconnu son innocence, et la joie qu'elle en avoit eue; et ils admirèrent ensemble par quelle étrange erreur ils avoient été brouillés si longtemps.

Ils goûtèrent ensuite toute la douceur que peut donner une intelligence parfaite et heureuse. Ce que le chevalier de Fosseuse venoit de faire pour madame de Bagneux, en sauvant son frère, avoit achevé de lui faire connoître la grandeur de sa passion; et ce chevalier recevoit d'elle des marques de tendresse qui ne lui laissoient aucun lieu de douter qu'il ne possédât toute son affection. D'ailleurs, croyant que leur commerce n'étoit su de personne, ayant le bonheur de se voir avec assez de facilité, rien ne manquoit à leur satisfaction.

La mort du père de M. de Bagneux les sépara. M. de Bagneux fut obligé de faire un voyage en diverses provinces, où il lui avoit laissé plusieurs terres considérables. Il mena avec lui sa femme, qu'il aimoit aussi fortement qu'aux premiers jours de leur mariage; joint que la jalousie qu'il avoit du baron de Villefranche contribua aussi à lui faire prendre cette résolution.

Quoique madame de Bagneux eût bien désiré de ne point faire ce voyage, les grands biens que M. de Bagneux avoit de son côté, en comparaison de ceux qu'elle lui avoit apportés, l'obligeoient à une grande complaisance.

Si le chevalier de Fosseuse et elle furent privés du plaisir de se voir, ils tâchèrent à s'en consoler en s'écrivant souvent. Bonneville recevoit les lettres du chevalier de Fosseuse et lui envoyoit celles de sa maîtresse.

La passion du chevalier de Fosseuse, qui étoit très violente, lui fit désirer, quelque temps après que madame de Bagneux fut partie, de la voir. Il la pria, par une de ses lettres, de lui permettre de se trouver en quelque lieu où il auroit ce bonheur; elle ne put lui refuser une chose dont elle sentoit qu'elle auroit une partie de la joie.

Elle le dit à Bonneville, qui le manda au baron de Villefranche, lequel résolut de les y troubler. Il crut que, se trouvant au lieu que madame de Bagneux avoit marqué au chevalier de Fosseuse au temps qu'il devoit s'y rendre, il empêcheroit qu'ils ne se vissent, outre qu'il auroit lui-même le plaisir de voir madame de Bagneux, qu'il aimoit toujours éperdûment.

Il suivit la résolution qu'il avoit prise. Il se trouva en ce lieu au temps que madame de Bagneux avoit marqué au chevalier de Fosseuse, et ayant prétexté quelque affaire plus loin, il témoigna à M. de Bagneux qu'il s'estimoit bien heureux de s'être trouvé sur sa route, et que, son voyage n'ayant rien de pressé, il demeureroit en ce lieu jusqu'à ce qu'il en partît.

Cette rencontre acheva de confirmer M. de Bagneux dans sa jalousie. L'un et l'autre eurent de la peine à croire qu'une pareille chose fût arrivée par hasard, et selon leurs différens intérêts ils en conçurent beaucoup de chagrin.

Le baron de Villefranche s'attacha fortement auprès de madame de Bagneux, et M. de Bagneux ne pouvant souffrir ce grand attachement, il obligea le baron de Villefranche d'aller avec lui voir une personne qu'il connoissoit, qui demeuroit à deux lieues d'où ils étoient, qu'il n'eût point été voir sans la considération de l'éloigner d'auprès de sa femme.

Pendant qu'ils furent en cette visite, où il leur fallut un temps considérable, et que M. de Bagneux fit durer autant qu'il put, madame de Bagneux eut la joie de voir son cher chevalier de Fosseuse. Leur conversation fut telle qu'on peut se l'imaginer. Le chevalier de Fosseuse donna à madame de Bagneux tous les témoignages qu'elle pouvoit souhaiter de la continuation de son amour, et elle lui fit voir qu'elle avoit pour lui la même tendresse.

Bonneville apprit au baron de Villefranche qu'ils s'étoient vus. Il pensa mourir de désespoir avoir tant fait pour l'empêcher sans avoir pu y réussir, et peut-être même de leur en avoir facilité l'occasion. Il voyoit bien qu'il avoit été cause que M. de Bagneux avoit fait cette visite; à peine sa jalousie lui laissoit-elle assez de modération pour ne point montrer sa rage à madame de Bagneux. Il partit après avoir pris congé d'elle, et M. de Bagneux fut encore deux jours en ce lieu, sans que le chevalier de Fosseuse espérât de la voir davantage. Il ne put néanmoins s'en éloigner tant qu'elle y demeura.

Il en partit enfin, mais avec une augmentation extrême d'amour. Les sentimens tendres où il l'avoit trouvée, et mille nouveaux charmes qu'il crut y avoir découverts, rendirent sa passion une des plus grandes qui aient jamais été.

M. de Bagneux fut près de deux ans en son voyage, quoiqu'il fît toutes choses possibles pour l'abréger. Ce temps dura plusieurs siècles au chevalier de Fosseuse, et madame de Bagneux n'avoit pas un désir médiocre d'en voir la fin. Les lettres qu'ils s'écrivoient leur étoient une foible consolation dans une si longue séparation, et ne faisoient qu'accroître en eux le désir de se revoir.

Enfin, les affaires de M. de Bagneux étant faites, il revint à Paris et y ramena sa femme. Le chevalier de Fosseuse eut toute la joie imaginable de son retour. L'entrée de M. le Légat se fit en ce temps-là 263. Le chevalier de Fosseuse, jugeant bien que M. de Bagneux ne manqueroit pas d'aller voir cette entrée, pria madame de Bagneux de faire semblant d'être indisposée le jour qu'elle se devoit faire, et lui permettre de l'aller voir ce jour-là, où il pourroit avoir le bonheur d'être à ses pieds tout le temps que dureroit cette cérémonie, et de lui conter les ennuis que lui avoit causés sa longue absence. Madame de Bagneux préféra facilement le plaisir de le voir à celui de l'entrée; elle feignit une indisposition dès le jour précédent.

Le baron de Villefranche avoit été malade avant son retour, et il n'étoit pas encore bien remis de la maladie qu'il avoit eue. M. de Bagneux, n'étant pas persuadé que sa femme se trouvât effectivement mal, crut qu'elle feignoit de l'être pour donner occasion de la voir au baron de Villefranche, qui pouvoit facilement se dispenser d'aller voir cette cérémonie à cause du mauvais état de sa santé. Dans ce soupçon, il résolut de n'aller point voir l'entrée si le baron de Villefranche n'y alloit aussi.

La curiosité et la complaisance firent oublier au baron de Villefranche la foiblesse où il étoit; il s'engagea à cette partie, et le lendemain M. de Bagneux et lui, avec quelques-uns de leurs amis et des dames, furent au lieu qu'ils avoient fait retenir pour voir passer cette pompe.

Le chevalier de Fosseuse ne fut pas longtemps sans aller consoler madame de Bagneux du divertissement dont il étoit cause qu'elle se privoit. Il la trouva avec des charmes infinis, et en un état de beauté qui ne convenoit en aucune manière à une personne qui eût été le moins du monde malade. Il la remercia de la grâce qu'elle lui avoit accordée, et, se croyant asseurés de n'être point interrompus, leurs cœurs s'expliquèrent avec plus de liberté, et ils goûtèrent une véritable joie de pouvoir avoir une conversation aussi longue et hors de toute appréhension.

Cependant le baron de Villefranche, par l'incommodité du lieu, ou par sa propre disposition, se trouva mal peu de temps après que la marche fut commencée. Il tâcha quelque temps de résister, mais, craignant que le mal qu'il sentoit n'augmentât, il jugea qu'il feroit mieux de se retirer avant que d'être incommodé; et sans en rien dire à personne, de peur de troubler la compagnie avec laquelle il étoit venu, il sortit et s'en retourna chez lui.

M. de Bagneux s'aperçut, peu de temps après, qu'il s'étoit retiré. Il ne douta plus que madame de Bagneux n'eût feint d'être malade pour donner lieu au baron de Villefranche de la voir, et qu'il n'en avoit pu manquer une si belle occasion après l'avoir si fort espérée, et enfin qu'il ne fût alors auprès de sa femme.

Il ne put être maître de sa jalousie; il sortit sans prendre congé de personne, transporté de rage et de fureur, et arriva à son logis dans des résolutions épouvantables.

Bonneville, qui étoit à une fenêtre, d'où l'on pouvoit voir ceux qui entroient, fut bien surprise de le voir revenir si tôt. Elle courut toute troublée à la chambre de sa maîtresse, et lui dit que M. de Bagneux venoit d'entrer. Madame de Bagneux demeura sans pouvoir parler d'étonnement, et le chevalier de Fosseuse n'en fut guère moins surpris qu'elle, ne croyant pas pouvoir empêcher que M. de Bagneux ne les trouvât ensemble, n'y ayant point d'autre montée pour sortir de cette chambre que celle par laquelle il devoit monter.

Ils étoient tous trois si saisis de peur que M. de Bagneux étoit déjà proche de la chambre sans qu'ils eussent encore pensé à aucun moyen pour détourner un éclat qui eût sans doute été terrible. Enfin Bonneville, l'entendant approcher, alla tirer devant les fenêtres les rideaux qui servoient ordinairement à empêcher que le grand jour ne donnât dans la chambre, ce qui, joint à ce qu'il étoit déjà tard, y causa une grande obscurité, et lorsque M. de Bagneux entra, elle se mit devant le chevalier de Fosseuse, afin que M. de Bagneux le pût moins voir; et pendant que, transporté de fureur, il alla ouvrir les rideaux qui causoient cette obscurité et l'empêchoient de voir, elle prit le faux baron de Villefranche et le fit sortir de la chambre.

Madame de Bagneux, qui étoit à moitié morte, s'étoit jetée sur son lit. M. de Bagneux s'en approcha aussitôt qu'il vit clair. Encore qu'il ne vît personne et qu'il n'eût point entendu sortir le chevalier de Fosseuse, le trouble où il remarqua qu'elle étoit augmenta les soupçons qu'il avoit eus, et il crut, sans en douter, que toutes ces choses n'étoient point sans mystère; mais, n'en ayant aucune preuve, il n'osa éclater.

Le chevalier de Fosseuse eut une inquiétude extraordinaire de savoir comment s'étoit passé le reste de cette étrange aventure, ayant la dernière appréhension que M. de Bagneux ne l'eût aperçu dans la chambre de sa femme ou dans la rue.

Il ne put pourtant le savoir si tôt. M. de Bagneux fit connoître ses soupçons à sa femme par la mauvaise humeur où il fut durant plusieurs jours. Elle eut bien de la peine à se ménager avec lui pendant ce temps-là, ce qui lui fit comprendre le malheur que ce lui seroit s'il venoit à savoir enfin ce qu'il avoit été si près de découvrir, et lui fit prendre la résolution de défendre au chevalier de Fosseuse de la plus revoir.

Mais quelques jours après, le voyant sensiblement touché du danger où elle avoit été, et connoissant par sa douleur combien elle lui étoit chère, elle n'eut pas la force de lui faire cette défense. Elle lui témoigna seulement les appréhensions qu'elle avoit, et le pria de ne lui point demander des choses à l'avenir où elle pût être ainsi exposée, lui disant qu'elle se sentoit trop foible pour lui rien refuser, et qu'elle mourroit infailliblement si le malheur qu'elle craignoit lui arrivoit.

Bonneville, qui étoit toujours dans les intérêts du baron de Villefranche, lui apprit d'où elle avoit tiré le chevalier de Fosseuse et madame de Bagneux. Il fut fâché en lui-même que le chevalier de Fosseuse eût échappé à la fureur de M. de Bagneux, et eût souhaité qu'il y eût été exposé, quand même madame de Bagneux eût dû y être aussi exposée, la voyant toujours aussi insensible pour lui. Ce qu'elle faisoit pour le chevalier de Fosseuse l'irritoit aussi contre elle; et dans sa jalousie, que cette nouvelle augmenta, il eût eu de la joie de se voir vengé, par ce coup, d'une maîtresse cruelle et d'un rival heureux.

Emporté de ses sentimens, il dit à Bonneville qu'il ne pouvoit plus vivre en cet état, et que, si elle ne faisoit quelque chose pour lui, il n'auroit plus de considération et feroit tout ce que sa passion lui inspireroit, et la pria surtout de tâcher d'éloigner le chevalier de Fosseuse, sans quoi il seroit toujours malheureux.

Bonneville fut bien embarrassée à trouver encore un moyen pour mettre mal le chevalier de Fosseuse avec madame de Bagneux, ne voulant rien faire qui pût nuire à sa maîtresse. Se voyant pressée par le baron de Villefranche, elle lui dit enfin qu'elle croyoit qu'il n'y avoit que le seul moyen dont elle s'étoit déjà servie; que, connoissant la délicatesse du cœur de madame de Bagneux, il n'y avoit selon toutes les apparences qu'un puissant doute de la fidélité du chevalier de Fosseuse qui pût la détacher de l'affection qu'elle avoit pour lui, et qu'elle espéroit, en lui donnant de nouveaux doutes, lui rendre le service qu'il lui demandoit.

En effet, peu de jours après elle dit à madame de Bagneux, témoignant être fâchée elle-même de ce qu'elle lui disoit, que deux personnes, en attendant M. de Bagneux, s'étoient entretenues de presque tout ce qui s'étoit passé entre le chevalier de Fosseuse et elle, et qu'il paroissoit par leur discours qu'ils le savoient du chevalier de Fosseuse même, qui le leur avoit dit comme une chose dont il ne faisoit pas grand état; qu'elle avoit entendu tout leur entretien d'un lieu proche de celui où elle lui dit qu'ils parloient, et d'où l'on auroit pu effectivement les entendre; et enfin elle lui supposa qu'ils avoient dit tant de particularités de ce qui s'étoit véritablement passé entre elle et le chevalier de Fosseuse, et qui ne pouvoient être sues que d'eux et de Bonneville, qu'elle ne douta point de la perfidie du chevalier de Fosseuse, et qu'elle crut qu'il n'avoit pu se voir aimé d'une personne comme elle sans le publier dans le monde.

Elle se plaignit de ce procédé, qu'elle croyoit surpasser toutes sortes de lâcheté, à Bonneville, de qui elle étoit bien éloignée d'avoir aucune défiance.

Ce fut alors qu'elle prit une véritable résolution de rompre avec le chevalier de Fosseuse et de l'oublier entièrement. Comme elle l'aimoit au dernier point avant que Bonneville lui eût dit ces choses, elle ne laissa pas de sentir un cruel déplaisir d'être obligée de prendre cette résolution; mais, se croyant si fort offensée, son ressentiment vainquit facilement toute l'inclination qu'elle avoit pour lui. Lorsqu'elle avoit cru qu'il avoit de l'amour pour une autre que pour elle et que son cœur étoit partagé, elle n'avoit senti qu'une partie de la douleur que lui donnoit la pensée où elle étoit.

Elle ne put se refuser de lui reprocher sa perfidie. Ils se devoient voir le lendemain dans le jardin de l'hôtel de Soissons, où le chevalier de Fosseuse l'avoit vue la seconde fois, et où ils s'étoient vus souvent depuis. Elle y alla pour ne point différer au moins la seule vengeance qu'elle en pouvoit prendre, et lorsqu'il voulut l'aborder: «C'est être bien lâche, lui dit-elle avec un ressentiment extraordinaire, que de me perdre pour satisfaire à sa vanité. On ne peut regarder avec assez d'horreur une pareille ingratitude, car enfin on sait la foiblesse que j'ai, et on ne peut la savoir que de vous; mais, ajouta-t-elle, j'en éteindrai jusqu'à la mémoire, et vous ne devez plus me regarder que comme une personne qui vous détestera le reste de sa vie.» Aussitôt elle s'éloigna de lui et joignit des dames qu'elle connoissoit, qui entroient, pour n'être pas obligée de l'écouter.

Si elle fût demeurée pour entendre ce qu'il eût pu lui répondre, les marques de la douleur qu'elle auroit vu qu'elle lui avoit causée eussent pu servir en partie de justification au chevalier de Fosseuse. Il fut si accablé de ces reproches qu'il demeura longtemps interdit au lieu où il étoit lorsque madame de Bagneux lui avoit parlé. Il avoit toujours pris garde avec un soin incroyable que personne eût aucun soupçon de leur intelligence, parce qu'aimant et estimant cette belle personne au dernier point, sa réputation lui étoit infiniment chère; et néanmoins il se voyoit alors accusé de manque de secret et de fidélité, et, ce qui ne l'affligeoit guère moins, il ne pouvoit s'imaginer qu'elle eût jamais pu le croire capable d'un pareil procédé.

Comme madame de Bagneux étoit absolument persuadée qu'il l'avoit trahie, il lui fut impossible d'obtenir d'elle qu'elle lui dît les particularités du crime dont elle l'accusoit et qu'il tâchât à s'en justifier, quoiqu'il la conjurât plusieurs fois de se souvenir qu'elle l'avoit déjà cru coupable d'un autre presque aussi grand, duquel elle avoit vu elle-même sa justification, et qu'il lui demandât souvent avec beaucoup de douleur si elle vouloit qu'il attendît encore que le hasard lui fît voir son innocence, dont il n'auroit peut-être jamais le bonheur. La douleur où il étoit lui fit abandonner la poursuite d'une charge qu'il sollicitoit. La cour étoit à Fontainebleau: il ne put se résoudre à quitter l'intérêt de son amour pour celui de sa fortune.

Cependant le baron de Villefranche, à qui Bonneville avoit appris ce qu'elle avoit persuadé à madame de Bagneux et la résolution où elle étoit, n'oublia rien pour en profiter. Il redoubla son assiduité auprès d'elle, comme il avoit fait lorsqu'elle avoit été irritée la première fois contre le chevalier de Fosseuse, et s'attacha avec un soin extrême à lui marquer plus d'amour. Il lui faisoit voir tous les jours par cent choses combien il étoit malheureux de n'avoir pas le bonheur de lui plaire, et quelle obligation il auroit à ses bontés si elle daignoit enfin l'entendre.

Mais rien de sa part ne pouvoit la toucher, joint qu'elle étoit alors incapable d'avoir d'autres pensées que celle que la lâcheté dont elle croyoit que le chevalier de Fosseuse avoit usé envers elle lui avoit inspirée, ce qui affligeoit extrêmement le baron de Villefranche. D'ailleurs elle ne vouloit toujours point souffrir que le chevalier de Fosseuse tâchât à se justifier, et même, de peur de l'irriter davantage, il n'osoit plus l'aborder. Enfin l'on ne peut voir des sentimens plus confus et plus cruels que ceux de ces trois personnes.

En ce temps-là Bonneville reçut des lettres par lesquelles elle apprit qu'un frère qu'elle avoit, dont elle étoit héritière, étoit mort; ce qui l'obligea de partir aussitôt pour en aller recueillir la succession. Son départ mit le baron de Villefranche au désespoir; se voyant privé de la seule chose qui l'avoit entretenu jusque-là dans quelque espérance, il résolut de mettre fin à ses peines de façon ou d'autre, de voir enfin s'il pouvoit être aimé de madame de Bagneux, s'il devoit continuer sa passion pour elle ou l'abandonner pour toujours.

Ayant trouvé l'occasion de lui parler telle qu'il désiroit, il pressa tellement madame de Bagneux et lui dit des choses qui lui déplurent si fort qu'elle ne garda aucune mesure et le maltraita tout à fait. N'étant plus maître de lui-même, il pensa, pour se venger de ces traitemens, lui reprocher tout ce qu'il savoit de son commerce avec le chevalier de Fosseuse, et il lui eût donné sur l'heure ce cruel déplaisir, si la vue dont il étoit encore charmé ne lui en eût ôté la force.

Mais il ne put se refuser cette satisfaction après qu'il fut retourné chez lui: il lui écrivit une lettre où il lui manda tout ce que Bonneville lui avoit appris de l'amour du chevalier de Fosseuse et d'elle, et tout ce qu'il avoit fait pour la faire rompre avec lui; que, nonobstant cet engagement, il l'avoit adorée pendant qu'elle n'avoit eu pour lui que des rigueurs insupportables; mais que ses derniers traitemens lui avoient procuré le repos, et qu'il étoit entièrement guéri de la passion qu'il avoit eue pour elle; néanmoins qu'il ne pouvoit s'empêcher de lui reprocher son injustice, de laquelle ce qu'il lui disoit étoit une preuve certaine, puisqu'elle pouvoit reconnoître alors qu'il avoit été l'objet de la jalousie de son mari, pendant que le chevalier de Fosseuse étoit aimé d'elle, sans en murmurer, et qu'il avoit eu entre ses mains un moyen infaillible de se venger de ses rigueurs sans s'en être voulu servir, et enfin qu'il trouveroit d'autres cœurs que le sien qui seroient et plus justes et plus reconnoissants.

Lorsque madame de Bagneux reçut cette lettre, elle en eut un étonnement et une douleur inconcevables. Elle vit en un instant tout ce qu'elle devoit en appréhender. Elle ne crut pas que le baron de Villefranche oubliât facilement les rigueurs qu'elle avoit eues pour lui, et ne douta presque point que son mari sauroit infailliblement dans peu une chose qui la rendroit malheureuse toute sa vie.

Elle eut néanmoins, dans un si grand déplaisir, la consolation de reconnoître l'innocence du chevalier de Fosseuse. Comme elle n'avoit éteint son affection pour lui que parce qu'elle l'avoit cru coupable, elle la sentit rallumée, et même avec augmentation; dès qu'elle le vit innocent, elle ne put différer de lui apprendre qu'il étoit justifié, et tout ce que le baron de Villefranche lui avoit écrit, quoiqu'elle vît bien qu'ils ne pouvoient continuer de se voir comme auparavant sans s'exposer davantage, et qu'il falloit qu'ils s'en privassent pendant un temps. Mais elle fut extrêmement en peine à s'imaginer comment elle le pourroit voir sans que le baron de Villefranche pût en avoir connoissance.

À la place de Bonneville elle avoit pris confiance en une de ses femmes nommée Florence, qu'elle connoissoit être entièrement désintéressée. Elle lui donna un billet pour rendre au chevalier de Fosseuse, par lequel elle lui marqua de se trouver le lendemain en masque à un bal où elle étoit priée.

La joie du chevalier de Fosseuse fut pareille à sa douleur. Cette marque de bonté de madame de Bagneux effaça dans un moment en son esprit tout ce qu'il avoit souffert. Sans examiner ce qui avoit pu produire ce changement, il lui sembla que c'étoit assez de voir ses malheurs finis.

Mais, si le lendemain il sentit d'abord sa joie augmenter voyant madame de Bagneux le recevoir d'une manière tendre, qui le confirma qu'elle avoit reconnu son innocence, il fut étrangement surpris lorsqu'elle lui apprit ce que le baron de Villefranche lui avoit écrit, et ne fut guère moins affligé lorsque ensuite elle lui dit qu'il falloit qu'ils fussent un temps sans se voir. Ayant été privé longtemps de ce bonheur, ce commandement lui fut une nouvelle affliction, outre qu'elle lui parut dans un état de beauté qui lui faisoit trouver ces ordres plus rudes.

Toutefois l'intérêt de madame de Bagneux le fit résoudre à tout ce qu'elle souhaita sur ce sujet, se trouvant au moins très-heureux de connoître qu'il en étoit toujours extrêmement aimé. Même madame de Bagneux, pour lui ôter toutes les pensées qu'il eût pu avoir qu'elle ne lui parlât pas avec sincérité ou qu'elle voulût le priver du plaisir de la voir sans une entière nécessité, lui donna la lettre du baron de Villefranche.

Le lendemain le chevalier de Fosseuse rendit cette lettre à Florence, à qui madame de Bagneux lui avoit dit de la rendre. Florence la rendit à sa maîtresse dans le même temps qu'on en donna à madame de Bagneux une autre pour son mari, et, M. de Bagneux étant survenu dans ce moment, et ayant su que sa femme avoit une lettre pour lui, et la lui ayant demandée, croyant lui donner celle qui étoit pour lui, elle lui donna celle du baron de Villefranche.

L'étonnement de M. de Bagneux ne fut pas moindre en lisant cette lettre que l'avoit été celui de madame de Bagneux lorsqu'elle l'avoit reçue. Il regarda plusieurs fois sa femme en la lisant, et, ayant trouvé dans cette lettre un billet du chevalier de Fosseuse qui étoit plein de tendresse et de passion, l'ayant lu aussi: «Voilà, Madame, lui dit-il avec une colère horrible, des reproches et des remercîmens d'une partie de vos amans. Y a-t-il au monde un mari plus malheureux que moi et une femme plus coupable que vous? Car, enfin, sont-ce là les sentimens que devroient vous inspirer votre devoir et mon amour? Mais j'y apporterai les derniers remèdes, et peut-être que toute votre vie vous vous repentirez de m'avoir fait une telle offense.» Ensuite il lui fit toutes les menaces que l'on peut attendre d'un esprit en fureur; enfin il lui défendit de revoir le chevalier de Fosseuse ni de lui parler.

Madame de Bagneux tomba sur des siéges presque évanouie, regardant tantôt son mari avec des yeux où la confusion étoit peinte, et tantôt fondant en larmes et jetant de profonds soupirs. Un si étrange état fit pitié à M. de Bagneux, et rappela l'amour qu'il avoit pour elle; et, la regardant moins sévèrement, il sembla attendre qu'elle se défendît. Mais se sentant plus que vaincue suivant les apparences, et ne pouvant d'ailleurs supporter la vue de M. de Bagneux, elle se servit du peu de forces qui lui restoient, et se retira dans sa chambre, accablée d'une douleur mortelle.

Ce fut alors que, tous les malheurs qu'elle avoit tant de fois appréhendés lui revenant devant les yeux, elle eut les plus tristes pensées que l'on peut avoir. Elle fut plusieurs jours dans un accablement sans pareil et des souffrances d'esprit épouvantables, qui lui firent souvent désirer la mort, comme le seul remède à ses maux. Elle ne pouvoit considérer combien elle auroit de peine à faire oublier jamais à son mari les soupçons qu'il pouvoit avoir de sa vertu, sans désespérer de pouvoir avoir le reste de sa vie un véritable repos avec lui et de mettre fin à ses reproches.

Ces pensées, qui furent les premières qu'elle eut, l'occupèrent d'abord entièrement et l'empêchèrent presque de faire des réflexions sur ses sentimens pour le chevalier de Fosseuse. Lorsqu'elle fut un peu remise de son plus grand trouble, et que son inclination pour lui voulut se représenter à son imagination, elle la condamna avec toute la rigueur possible, et prit des résolutions inébranlables pour l'avenir.

Le chevalier de Fosseuse, qui avoit appris de Florence ce que la lettre du baron de Ville-franche avoit causé, voulut lui témoigner combien il en étoit affligé et lui écrivit plusieurs fois sur la douleur qu'il en ressentoit; mais elle ne voulut point recevoir ses lettres, et défendit enfin à Florence de lui en présenter jamais, ni de lui parler d'aucune chose qui pût la faire souvenir de lui.

Toutefois son cœur la faisoit souvent penser à lui contre ses résolutions. Les marques qu'il lui avoit données d'une passion aussi pure et aussi grande qui ait jamais été combattoient contre tout ce qu'elle pouvoit y opposer, et il y avoit des momens que la résolution qu'elle avoit prise de ne le revoir jamais faisoit une partie de sa tristesse.

Tant de sujets d'ennui lui causèrent en peu de temps une si grande mélancolie, que ses médecins, après plusieurs remèdes inutiles, conseillèrent à M. de Bagneux, qui étoit affligé de la voir en cet état, de lui faire prendre l'air de la campagne, le printemps commençant alors, et la beauté des jours de cette saison pouvant contribuer au recouvrement de sa santé.

M. de Bagneux écouta ce conseil avec beaucoup d'approbation, étant bien aise d'éloigner sa femme du chevalier de Fosseuse, et espérant d'ailleurs regagner plus facilement son esprit en un lieu où elle ne verroit presque que lui. Et madame de Bagneux, que la tristesse avoit entièrement détachée des divertissemens, et qui voyoit l'inclination de son mari, qu'elle vouloit tâcher de guérir des sentimens où il étoit, témoigna le souhaiter ardemment.

La charge et les affaires de M. de Bagneux l'obligeant d'être souvent à Paris, ils allèrent à cette maison qu'ils y avoient proche, et où le chevalier de Fosseuse avoit vu madame de Bagneux la première fois.

Ils y vécurent d'abord en apparence dans une parfaite intelligence. Comme M. de Bagneux avoit fait dessein de regagner l'esprit de sa femme et d'y employer tout, il n'oublia rien pour lui persuader qu'il n'avoit point eu d'elle des soupçons criminels, et n'avoit pas cessé un moment devoir pour elle tout l'amour et toute l'estime qu'on peut avoir.

Madame de Bagneux, de son côté, qui avoit fait le même dessein et qui voyoit combien elle avoit intérêt d'empêcher que son mari ne crût qu'elle pensât encore au chevalier de Fosseuse, cachoit ses véritables sentimens et témoignoit un contentement entier qu'elle n'avoit pas: car, se voyant au lieu où elle avoit vu le chevalier de Fosseuse pour la première fois, elle y pensoit davantage, et elle n'avoit de plaisir, quelque effort qu'elle fît pour ne s'en point souvenir, que celui que lui donnoient ces pensées.

Cependant le chevalier de Fosseuse étoit le plus malheureux du monde. Depuis que madame de Bagneux étoit partie, elle n'avoit point voulu recevoir de ses lettres; et, ce qui augmentoit son malheur, Florence lui disoit, d'une manière qui ne lui en laissoit aucun doute, qu'apparemment elle ne pensoit plus à lui.

Il trouvoit néanmoins quelque consolation à donner toujours de ses lettres à Florence pour lui rendre, croyant qu'au moins elle remarqueroit par sa persévérance la constance de son amour.

Florence mettoit ces lettres dans une cassette dans laquelle elle serroit ordinairement plusieurs choses. Madame de Bagneux étant un jour entrée dans la chambre où étoit cette cassette, et ayant remarqué qu'elle n'étoit point fermée, eut envie de voir ce qu'il y avoit dedans. Elle fut étrangement troublée lorqu'elle y aperçut ces lettres, et eut d'abord un regret extrême de les avoir trouvées. Ensuite elle les regarda comme des choses qui venoient du chevalier de Fosseuse, et enfin elle se laissa vaincre à la curiosité de les lire.

Elles lui semblèrent si pleines d'amour et de respect pour tout ce qu'elle vouloit lui faire souffrir qu'elle sentit bientôt ses premiers sentimens se réveiller puissamment. Les ayant lues plusieurs fois, avec des agitations extraordinaires, elle ne put résister aux mouvemens de son cœur: elle oublia toutes les résolutions qu'elle avoit prises, et permit dès le premier jour à Florence de lui rendre à l'avenir les lettres du chevalier de Fosseuse.

A peine put-il croire un si grand bonheur, lorsqu'il n'étoit plus rempli que d'un désespoir mortel. Ses lettres furent pour madame de Bagneux un remède non pareil, qui lui rendit en peu de temps tous ses charmes. Il n'y eut presque plus de jours qu'ils ne s'écrivissent, et par là leur passion devint encore plus ardente.

Le chevalier de Fosseuse conjura enfin madame de Bagneux de lui permettre de la voir. Quoiquelle vît d'extrêmes difficultés à en trouver le moyen en un lieu où son mari ne la quittoit presque point, l'envie de voir le chevalier de Fosseuse, après tant de choses qui leur étoient arrivées, le lui fit trouver. M. de Bagneux étoit obligé de garder la chambre pour quelque indisposition. Elle manda au chevalier de Fosseuse qu'elle iroit voir le lendemain madame de Vandeuil, qui étoit alors à la maison qu'elle avoit en ce lieu, et qu'il pourroit la voir, venant sous prétexte de voir cette dame.

Le chevalier de Fosseuse ne manqua pas de se rendre de bonne heure en un lieu où il devoit voir madame de Bagneux. Ils sentirent une joie égale de se revoir et n'eurent pas une impatience médiocre de s'entretenir. Mais madame de Vandeuil, qui se croyoit obligée de leur tenir compagnie, empêcha, sans dessein, qu'ils ne pussent se dire d'abord que peu de choses; et comme, après les premiers entretiens, elle leur eut demandé la permission d'écrire une lettre pour l'envoyer par un homme qui l'attendoit, et qu'ils commençoient à se parler, on vint dire que M. de Bagneux venoit.

S'étant trouvé ce jour-là moins incommodé, et ayant su que sa femme étoit chez cette dame, il lui étoit venu tout d'un coup dans l'esprit d'y aller, ennuyé d'être seul, et il avoit envoyé devant, seulement pour la forme, un de ses gens.

Il n'y eut jamais d'état pareil à celui où se trouvèrent alors madame de Bagneux et le chevalier de Fosseuse. Madame de Bagneux en fut accablée, comme un dernier coup de malheur, lequel étoit inévitable, ne voulant rien faire qui pût découvrir sa crainte à madame de Vandeuil. Et le chevalier de Fosseuse fut rempli d'une douleur extraordinaire, considérant en quel danger il étoit cause que la personne qu'il adoroit étoit exposée.

Voyant qu'il falloit que M. de Bagneux le trouvât avec sa femme, s'il ne sortoit promptement, il prit congé de madame de Vandeuil. M. de Bagneux, qui avoit suivi celui qu'il avoit envoyé, n'étoit qu'à deux pas du logis de cette dame, lorsque le chevalier de Fosseuse en sortit. Le trouble où il étoit redoubla à la vue de M. de Bagneux, qui eut de son côté une surprise infinie, laquelle se tourna dans le même moment en fureur. S'il eût eu des armes, il eût tâché au péril de sa vie de se venger du chevalier de Fosseuse, et il eut alors un sensible regret d'avoir pris une profession qui le faisoit trouver en cette occasion hors d'état de se satisfaire.

Transporté d'une rage incroyable, il retourna sur ses pas chez lui et alla à la chambre de sa femme, où il fit mille menaces, et s'emporta en des termes d'un cruel ressentiment, comme si elle eût été présente.

Madame de Bagneux avoit vu sortir le chevalier de Fosseuse, et, voyant que son mari n'étoit point entré, sa crainte s'étoit changée en une certitude de ce qui étoit arrivé. Sentant qu'elle ne pouvoit demeurer davantage chez madame de Vandeuil sans tomber en un état qui lui auroit découvert celui de son âme, toute troublée, et sans savoir ce qu'elle devoit faire, elle prit aussi congé d'elle.

Ayant trouvé M. de Bagneux dans sa chambre, ce fut le comble de son malheur. «Non, non, Madame, lui dit-il plein de fureur, croyant qu'elle venoit pour s'excuser, n'espérez plus de pardon de moi, je ne suis plus capable que de me venger de vos perfidies: car enfin tout est permis quand on est ainsi offensé, et je ne trouverai rien de trop cruel pour vous en punir.» Ensuite il lui fit mille menaces épouvantables, et, transporté de rage, la menaça plusieurs fois du fer et du poison.

Pendant que madame de Bagneux, qui étoit entrée demi-morte, étoit tombée aussitôt évanouie et étoit dans un état peu différent de celui d'une personne qui expire, M. de Bagneux, craignant que cette vue ne le touchât encore, se retira dans une autre chambre, plein des passions les plus violentes dont un esprit puisse être agité.

Les femmes de madame de Bagneux, qui avoient entendu le bruit que M. de Bagneux avoit fait, survinrent aussitôt et la secoururent. Mais la douleur s'étoit si fort saisie de son cœur, qu'après que par leur assistance elle eut recouvré le sentiment, elle retomba un moment après dans un nouvel évanouissement; et, ses femmes l'ayant de nouveau soulagée, après avoir jeté quelques soupirs, sa douleur se renouvelant, elle retomba encore au même état; et enfin, cette même douleur, qui s'étoit auparavant resserrée, venant à s'épandre tout d'un coup, elle ouvrit les yeux avec une langueur mortelle, accablée d'une fièvre horrible.

Ce fut alors qu'elle commença de souffrir véritablement, son esprit ayant recouvré quelque liberté. Les pensées qu'avoit son mari causèrent à son imagination un trouble plus cruel que le mal qu'elle sentoit. Ensuite elle fit réflexion au chevalier de Fosseuse, mais avec une tendresse que l'état où elle étoit ne sembloit pas lui devoir permettre, quoique néanmoins avec des soupirs qui faisoient bien voir qu'elle reconnoissoit qu'il étoit la cause de ses malheurs; mais son cœur étoit alors tellement rempli de sa passion qu'elle ne pouvoit plus combattre pour l'en chasser, ni condamner les sentimens qu'elle lui avoit inspirés.

Des pensées si diverses et si confuses la travaillèrent si fort que sa vie fut d'abord en danger, ne s'étant jamais vu une maladie plus violente.

Le chevalier de Fosseuse, qui avoit tout appréhendé de la rencontre de M. de Bagneux, et qui en avoit appris le cruel effet avant que de s'en retourner à Paris, étoit dans un désespoir qui ne se peut représenter. Pendant le chemin il pensa plusieurs fois retourner sur ses pas et s'aller offrir à la colère de M. de Bagneux.

Mais sa douleur augmenta horriblement lorsqu'il apprit, deux jours après, combien madame de Bagneux étoit malade. Cette nouvelle lui fit oublier tout ce qui pouvoit lui être cher. Il résolut de sortir de France et d'aller attendre la mort dans d'autres parties de la terre et d'y passer le reste d'une vie qu'il voyoit qui ne pouvoit être que très-misérable, ne voulant pas être cause que, si madame de Bagneux guérissoit de cette maladie, elle fût jamais exposée pour lui à de pareils malheurs. Et, quoique sa passion lui eût bien fait souhaiter de savoir si elle en relèveroit avant que de s'en éloigner, il résolut de ne le pas attendre, de peur que, si elle en guérissoit, il ne pût exécuter sa résolution.

Et en effet, après l'avoir dite, et écouté ce que lui avoit pu apprendre Florence, à qui il trouva le moyen de parler, il la pria, en versant beaucoup de larmes, de l'apprendre à madame de Bagneux, et de lui dire qu'il alloit haïr la vie plus que personne n'avoit jamais fait, et qu'en quelque état qu'elle fût, elle seroit bien moins malheureuse que lui. Il partit avec un illustre disgrocié qui sortit du royaume.

M. de Bagneux n'avoit pas de moins tristes pensées. Quelques jours après les premiers transports de son ressentiment, apprenant l'extrême danger où étoit sa femme, il en fut vivement affligé, et le même amour qui lui avoit inspiré de si forts sentimens de jalousie et de fureur le fit intéresser à sa guérison. Outre tous les remèdes possibles qu'il prit soin qu'on y apportât, il parut devant elle plusieurs fois, plutôt en amant qui tremble pour la vie de sa maîtresse qu'en mari irrité et qui croit avoir de justes sujets de plaintes. Il tâcha autant de fois de lui persuader que l'emportement qu'il avoit eu venoit de l'excès de son affection; que la douleur qu'il en avoit ressentie l'assuroit entièrement pour l'avenir, et qu'il seroit incapable de lui témoigner jamais aucuns soupçons qui pussent lui déplaire.

Mais tous ces soins et toutes ces satisfactions furent inutiles. Elle lui dit peu de choses pour se justifier envers lui, et lui fit entendre que sa mort ne devoit pas lui être désagréable. Elle ne pouvoit plus penser qu'au chevalier de Fosseuse, ce qu'il venoit de faire lui paroissant un si grand sacrifice et une chose si extraordinaire, qu'au milieu de son mal elle en avoit quelque joie, connoissant qu'il avoit été digne de l'inclination qu'elle avoit eue pour lui. Et cette forte passion lui ôtoit l'envie de guérir; elle sentoit qu'elle ne pourroit jamais chasser cette passion de son cœur, et que, si elle survivoit à la connoissance que M. de Bagneux en avoit, outre la contrainte terrible avec laquelle elle seroit obligée de cacher ses sentimens, elle seroit tous les jours exposée à tous les chagrins qu'il voudroit lui faire souffrir, et qu'il auroit lui-même une continuelle inquiétude.

Il ne s'est jamais vu personne si malade et si agitée. Aussi, bien qu'elle eût plusieurs relâches, venant toujours à repenser à toutes ces choses et à en imaginer encore de nouvelles, elle retomboit aussitôt dans un état pire que le premier, et, ses forces étant enfin épuisées par le mal, elle mourut dans ces sentimens confus, et sans témoigner aucun regret à la vie.









LES

FAUSSES PRUDES

OU

LES AMOURS DE Mme DE BRANCAS 264

ET AUTRES DAMES DE LA COUR.




Note 264: (retour) Madame de Brancas étoit femme de Charles de Brancas, le plus jeune fils de Georges de Brancas, premier duc de Villars. Charles de Brancas étoit, depuis 1661, chevalier d'honneur de la Reine-Mère. Madame de Sévigné a fait connoître ses distractions, et La Bruyère l'a rendu fameux sous le nom de Ménalque.

Sa femme étoit une des trois filles de Mathieu Garnier, trésorier des parties casuelles; de ses deux sœurs, l'une épousa M. d'Oradour, et l'autre, veuve de M. d'Orgères, devint ensuite madame Molé de Champlâtreux. Leur frère, le chevalier Garnier, épousa mademoiselle de La Porte, fille d'honneur de la Reine. Voy. dans cette collection le Dictionnaire des Précieuses, t. 2, aux mots Brancas, Garnier, Oradour (d').

e n'ai pas de ces hauts desseins
D'écrire les actes des saints,
Ma Muse est encore trop jeunette;
Il ne lui faut qu'une musette,
Et les discours moins sérieux

La divertissent cent fois mieux.

Moi qui ne veux pas la contraindre,

Je ne veux pas encor me plaindre

Avec de lamentables vers

De voir un siècle si pervers.

Tout ce que je demande d'elle

Est de conter quelque nouvelle

Comme les dames de la cour

Traitent les mystères d'amour.

Maintenant il me prend envie

De décrire toute leur vie,

Pendant que dans un triste exil

J'ai le temps d'en ourdir le fil.

On ne sauroit m'en faire accroire:

Je sais le fin de leur histoire,

Je sais leur pratique et leurs brigues,

Et je puis vous jurer ma foi

Que nul ne la sait mieux que moi.

Je sais leurs secrètes intrigues,

Et comme chacun en ce jour

Se comporte dans cette cour.

Avance-toi, Muse, et m'inspire

Quelque chose digne de rire,

Le sujet le mérite bien.

Déjà dans plus d'un entretien

Nous en avons ri, ce me semble,

Quand nous étions tous deux ensemble.

Mais nous les mettrons en courroux,

Me diras-tu, filons plus doux.

Et moi je n'en veux rien démordre.

Disons toutes choses par ordre;

Surtout dans cette occasion

Évitons la confusion,

Et ne faisons pas un mélange;

Distinguons le démon de l'ange.

À part scrupules superflus,

Puisqu'en ce temps il n'en est plus!

Il me prend un éclat de rire

D'en avoir ici tant à dire

Qu'il faut avec moi confesser

Que j'aurois peine à commencer.

Pendant que j'ai le vent en poupe,

Prenons-en une de la troupe,

Et la séparons du monceau,

Pour le premier coup de pinceau.

Nous dauberons quelque autre ensuite,

Et, suivant notre réussite,

Sans nous arrêter en chemin

Nous les passerons sous la main.

Mais donc pour entrer en matière,

Qui choisirons-nous la première?

Prenons Madame de Brancas.

Je sais que chacun en fait cas;

C'est une belle assez fameuse

Pour rendre notre histoire heureuse.

Je m'en vais doncque l'exposer.

Écoutez, je vais commencer.


Vêtu d'une étroite culotte,

Son père 265, faiseur de calotte,

En vendit, dit-on, à Lyon,

Quasi pour près d'un million.

Ainsi se voyant en avance,

Il se mêla de la finance,

Et tout le reste de ses ans

Fut un de ces gros partisans.

Il avoit dedans sa famille

Une belle et charmante fille,

Belle, à ce qu'on en a écrit,

Mais on ne dit rien de l'esprit,

Lorsque Madame la Princesse 266

La prit pour être la maîtresse

Du feu bonhomme d'Assigny 267,

Qui crut trouver la pie au nid.

Avant ce fameux mariage

Qu'on fit à la fleur de son âge,

Toutes ses premières amours,

Qui n'eurent pas longtemps leurs cours,

Furent avec laquais et pages

Et maints semblables personnages

Du fameux hôtel de Condé,

Et non avec son accordé.

Avant qu'il fût jour chez Madame,

Chacun sait que cette bonne âme

Avoit joué, je ne mens pas,

Dedans le plus haut galetas,

Plus de deux heures à la boule,

Avec des balles que l'on roule,

Et plus elles sont près du but

Elle confesse avoir perdu.

Sitôt qu'elle fut épousée,

Son mari, d'une âme rusée,

L'envoie auprès de sa maman

Et la retient là près d'un an.

C'est au fond de la Normandie

Que ce mari la congédie;

Si c'eût été plus en deçà,

On eût su ce qui s'y passa.

J'ai su d'un auteur très sincère

Qu'elle battit sa belle-mère,

Qui, l'aimant toujours tendrement,

Souffrit cela patiemment.

Après deux ou trois ans d'épreuve,

Par bonheur elle devint veuve.

On dit qu'elle en jeta des pleurs,

Qu'elle feignit quelques douleurs;

Mais, sans parler à la volée,

Elle en fut bientôt consolée.

Depuis elle vint à Paris,

Heureux séjour pour les Cloris,

Où, quoique sous un sombre voile,

Elle brilla comme une étoile.

Les sieurs de Malta 268 et Jeannin 269,

Friands du sexe féminin,

Ne l'avoient à peine aperçue,

Que leur âme en parut émue,

Et chacun s'en crut le vainqueur.

Tous deux lui touchèrent le cœur,

Pour tous deux elle eut l'âme atteinte,

Et ce ne fut pas sans contrainte

Qu'elle répondit à leurs vœux,

Les voulant conserver tous deux.

Pas un n'eut l'âme trop saisie

Des mouvements de jalousie.

Elle les ménagea si bien

Qu'ils ne se dirent jamais rien.

Jeannin la menoit en campagne

Dans une maison de cocagne

Que l'on appelle l'Amireau,

Non pas séjour de houbereau,

Mais une maison de délices,

Où Brancas offrit ses services

À cette jeune déité,

Qui n'eut point d'inhumanité

Pour un galant si plein de charmes:

Elle rendit bientôt les armes.

Après un mal assez amer,

Brancas revient pour prendre l'air

Dedans cette maison fameuse,

Mais maison pour lui bien heureuse,

Puisqu'en cet illustre séjour

Il prit et donna de l'amour;

Souvent lui conta des fleurettes,

Et, dans ces douces amusettes,

Il lui récitoit quelques vers,

Qu'il pilloit des auteurs divers.

Un jour qu'il causoit avec elle,

Afin de lui prouver son zèle

Et tous les violents transports

Qu'il ressentoit peut-être alors,

Il lui fit voir une élégie,

Mais forte et pleine d'énergie,

Qu'elle prit pour un madrigal,

Qui lui porta le coup fatal,

Dont elle ne se put défendre;

Elle acheva lors de se prendre.

Le reste, ne se conte plus,

J'en serois moi-même confus.

Le voir, l'aimer, devenir grosse,

Je ne vous dis point chose fausse,

Se firent dès le même jour

Qu'il lui témoigna de l'amour.

Il n'est pourtant rien de plus vrai

Qu'on n'y mit pas plus de délai,

Et que dans la même journée

La chose se vit terminée.

Sitôt que monsieur de Brancas

S'aperçut de ce vilain cas,

Par un motif de conscience,

Ou bien poussé par la finance,

Sur quoi l'on ne pouvoit gloser,

Il fit dessein de l'épouser.

Bien que la dame se vît grosse,

Elle ne vouloit point de noce,

Pourtant elle y consentit: car

Voyant que le duc de Villars

Étoit prêt de faire naufrage,

Elle approuva ce mariage:

Ce qu'elle n'eût fait qu'à regret,

Sans quelque espoir du tabouret 270.

Six mois après l'affaire faite,

Elle mit au monde Branquette 271,

Ce jeune miracle d'amour

Qui brille à présent dans la cour,

Devant qui même la plus belle

N'oseroit lever la prunelle,

Et qui pourroit conter à soi

Le cœur même de notre Roi 272.

Ses beaux cheveux de couleur blonde

Et son teint le plus beau du monde

Réjouirent fort son papa,

Parce que Jeannin et Malta,

Dont il étoit en défiance,

N'avoient aucune ressemblance

À ce beau teint, à ces cheveux

Dignes de mille et mille vœux.

Monsieur de Laon 273, qui dans l'Église

Fait une figure de mise,

Et qui, comme l'on peut juger,

Sait bien plus que son pain manger,

Ou, pour parler sans menterie,

Un grand laquais nommé La Brie 274,

Furent père, à ce que l'on dit,

D'une fille du même lit 275.

Mais sans choquer la révérence,

On croit avec plus d'apparence,

Qu'elle vint de ce grand prélat,

Qui fit cela sans nul éclat;

Et ce qui fait qu'aucun n'en doute,

C'est que malgré la sœur Écoute,

Et la mortification

Que l'on souffre en religion,

Elle ne perd jamais l'envie

De finir tristement sa vie,

Et de donner dans ce saint lieu

De grandes louanges à Dieu:

Ce qui fait voir, quoi que l'on fasse,

Que ce dessein lui vient de race,

Quoique d'autres légèrement

En jugent peut-être autrement.

Pour encor mieux faire la fausse,

Chacun dit qu'elle en devint grosse

En l'absence de son mari,

Qui depuis en fut bien marri,

Et qui contre son ordinaire

En parut un peu en colère;

Mais étant un fort bon parent 276,

Il en usa modérément,

Et ne s'en prit rien qu'à La Brie,

Qu'il chassa, dit-on, de furie,

Ce qui fit beaucoup plus d'éclat

Que s'il s'en fût pris au prélat.

Mais notre adorable comtesse,

Pour autoriser sa grossesse,

Lui soutint, jurant de sa part,

Que déjà devant son départ

Sa fille avoit été conçue,

Qu'elle s'en étoit aperçue.

Le temps pourtant s'accordoit mal;

Mais dans un endroit si fatal

On n'examina pas la chose;

On lui fit croire que la glose

De ce doute fâcheux qu'il prit

Étoit une absence d'esprit,

Et dans ses grandes rêveries 277,

Il se forgeoit ces niaiseries.

Lors le mari le crut assez:

Vous le croirez si vous voulez.

À ces deux-là, qui la quittèrent,

Deux autres fameux succédèrent:

Chavigny, autrement de Pont 278,

Et d'Elbeuf 279, homme assez profond

Dans la science de la chasse,

Qui remplissoit fort bien sa place,

Lorsqu'il appliquoit ses efforts

Après quelque grand bruit d'alors.

Il lui contoit pour l'ordinaire

Tous les faits de son chien Cerbère,

S'il s'étoit jeté tout à coup

Sur quelque cerf ou quelque loup,

Si le chevreuil ou bien le lièvre

Avoit eu ce jour-là la fièvre,

En se voyant dessus ses fins

À la merci de ses mâtins.

L'autre, qui paraissoit plus sage,

Étoit aussi d'un autre usage.

C'étoit un homme libéral,

Qui donnoit tout, ou bien, ou mal;

Même l'on dit, entre autre chose

(Que personne de vous ne glose),

Qu'avant que de lui dire adieu,

Il lui meubla son prié-Dieu 280,

Mais des plus beaux bijoux du monde,

De tout ce que la terre et l'onde

Fournissent de plus précieux,

Et de plus éclatant aux yeux.

Combien cet amant plein de zèle

A-t-il souffert de maux pour elle!

Il a blanchi dessous le faix,

Outre sa dépense et ses frais.

Quelle auroit donc été sa peine,

S'il eût aimé quelque inhumaine!

Sans rendre ces deux mécontents,

Elle avoit dès ce même temps

L'abbé Nardy, amant de Galle 281,

Dont l'âme n'est point libérale,

Qui la voyoit comme voisin

Depuis le soir jusqu'au matin.

Dedans ce temps-là même encore,

Malta, qui l'aime et qui l'adore,

Revint, mais plus secrètement

Montrer qu'il étoit son amant,

Qu'il n'en pouvoit plus aimer d'autres;

Et parmi tant de bons apôtres,

Sans savoir d'où cela venoit,

Hélas, mon Dieu! l'on s'aperçoit,

Lâcherai-je cette parole?

Que la dame avoit la vérole.

On consulta dessus ce fait

Un homme en ce métier parfait,

Qui la voulut prendre en sa charge:

C'est le sage monsieur Le Large,

Homme qui n'a point de pareil

En tout ce que voit le soleil.

Sans songer d'où le mal procède,

On résout d'y donner remède;

L'on convient pour cela de prix.

Le jour même, dit-on, fut pris

Mais la guérison fut remise

Malgré quelque potion prise,

À cause que dans cet instant

L'argent n'étoit pas bien comptant.

Comme elle avoit un cœur de roche,

Pour éviter quelque reproche

Qu'on lui faisoit en son quartier,

Même gens de galant métier,

Pour tromper tant de sentinelles,

Elle prend celui des Tournelles,

Et sans avoir d'autre raison,

Elle abandonne sa maison;

Puis prend la rue de Vienne,

Quartier plus propre à la fredaine,

Et déjà beaucoup plus fameux

Pour tous les larcins amoureux.

Bien que personne ne la suive,

Elle ne se croit pas oisive:

Messieurs Paget 282 et Monerot 283

Y furent bientôt pris au mot.

Dès aussitôt qu'ils l'eurent vue,

Et l'un et l'autre d'eux se tue

De lui faire mille présents.

Elle, pour les rendre contents,

De peur que l'un des deux s'offense,

Avoit beaucoup de complaisance;

Elle prenoit à toute main,

Croyoit qu'il eût été vilain

De refuser avec audace

Des présents faits de bonne grâce.

Ils avoient dans leur passion

Tous deux de l'émulation:

Si l'un envoyoit une table

D'une fabrique inimitable,

L'autre renvoyoit dès le soir

Un parfaitement beau miroir;

Si l'un d'eux chômoit une fête,

L'autre se mettoit dans la tête

Depuis le soir jusqu'au matin

De la régaler d'un festin.

Mais les fortunes bien prospères

Sont celles qui ne durent guères:

Bientôt une adroite beauté

Eut tout ce mystère gâté,

Et par une intrigue nouvelle

Lui ravit ses amans fidèles.

C'est d'Olonne 284 qui fit ce coup

Environ entre chien et loup.

Jamais rien ne fut plus sensible

Que ce larcin irrémissible;

Mais dans l'espoir de se venger

Elle n'y voulut pas songer:

Sans bruit elle se laissa faire.

Le sieur Fleuri 285, vilain compère

(Ceci soit dit sans l'offenser),

Et plus laid qu'on ne peut penser,

Le diable (Dieu me le pardonne),

Armé des armes qu'on lui donne,

Non, n'est pas si laid que celui

Qui charmoit alors son ennui.

Sa mine étoit plus dégoûtante

Que les courroies d'une tente;

Son teint d'un vieil mort et huileux

Éclatoit d'un lustre terreux;

Ses cheveux, sa barbe maussade,

Son haleine pire que cade 286,

Et le tout d'un monstre infernal,

S'il n'avoit été libéral,

L'auroient certes, comme je pense,

Fait haïr de toute la France.

Il faisoit donc quelques présents,

Mais qui pourtant n'étoient pas grands:

Des essences et des pommades,

Des citrons doux pour les malades,

Des raisins doux de Languedoc

Pour le carême, c'étoit hoc,

Et quelque autre chose semblable,

Non pas d'un prix inimitable;

Mais pour être parfait amant,

Suffit de donner seulement.

Bien que Fleuri logeât chez elle,

Elle ne lui fut pas fidèle.

Comme un cent ne suffisoit pas,

D'Épagni 287 eut le même cas,

Du même temps, à la même heure,

Homme encore laid, ou je meure,

Qui, sans le bon monsieur Fleuri,

Qui sur lui l'auroit enchéri,

Il auroit été, si je n'erre,

Le plus laid homme de la terre,

Commençant à s'émanciper,

Lui montroit l'art de bien piper,

À quelque jeu que ce pût être

Sans que l'on pût le reconnoître.

C'est où bien des gens ont recours

Et qui lui fut d'un grand secours.

Avant qu'elle eût cette science,

Elle perdit, mais d'importance.

Mais vous allez tous admirer

Comme elle s'en sut bien payer.

Au carnaval, temps de remarque,

Notre jeune et vaillant monarque,

Pour chasser mille ennuis fâcheux,

Dansoit un ballet somptueux:

Brancas, cette jeune merveille,

Qui a le pas fin et l'oreille,

Dans ce ballet, non par hasard,

Représentoit, dit-on, un art 288,

Oui, c'étoit la Géométrie:

Son habit couleur de prairie,

Et qui valoit son pesant d'or,

M'en fait ressouvenir encor.

En attendant, comme je pense,

Que son tour vint d'entrer en danse,

Hélas! monsieur de Relabbé

La fit bien venir à jubé;

Sans vous conter des hyperboles

Lui gagna dix-huit cents pistoles.

Après un semblable malheur,

On ne dansa pas de bon cœur.

La somme n'étant pas payée,

Elle en fut moins mortifiée,

Car, comme cet homme de cour

Alla la voir un autre jour,

Il se paya d'une monnoie

Qu'il reçut même avecque joie,

Et qu'on entend à demi-mot

À moins que de passer pour sot.

Je tiens, pour moi, qu'on peut le croire,

Puisque lui-même en fait l'histoire.

Dans ce temps-là monsieur Jeannin

La revit, sans qu'aucun venin

D'une immortelle jalousie

Lui vint troubler la fantaisie;

Elle le reçut de bon œil,

Et l'eût aimé jusqu'au cercueil,

Sans qu'une méchante personne

Le lui ravit: ce fut d'Olonne

Qui luit prit encor celui-ci

Et bien d'autres qu'on sait aussi.

Monsieur de Beaufort 289, ce grand homme,

Que l'on connoît dès qu'on le nomme,

Depuis les plus petits enfans

Jusqu'à ceux qui n'ont point de dents,

La consola de cette perte;

Tous les jours elle étoit alerte

Pour épier où ce héros

Lui pourroit parler en repos.

J'aurois de quoi vous faire rire,

Si je voulois ici vous dire

Mille et mille discours sans fin,

Et les rendez-vous du jardin

Du fameux hôtel de Vendôme 290,

Où, bien souvent, comme un fantôme

J'ai connu ce maître paillard

L'attendre tout seul à l'écart.

Mais, hélas! la beauté qu'il aime

Le publie trop elle-même

Pour vous le réciter ainsi.

Peut-être savez-vous aussi

Les discours que de leur fenêtre

Ils se faisoient sans trop paroître,

Parce que monsieur de Brancas

Dessus ce point ne railloit pas,

De quoi pourtant chacun s'étonne,

Le voyant si bonne personne.

Monsieur le maréchal d'Estrez 291,

Qui, je crois, comme vous savez,

N'a pas l'âme trop libérale,

Etoit encor de sa cabale.

Jugez un peu s'il l'aimoit bien,

Puisqu'il lui fit présent d'un chien,

Mais d'un joli chien de Boulogne,

Petit et de camuse trogne.

Mais comme son affection

Augmentoit sa prétention,

Il lui fit un don plus solide:

C'étoit un petit coffre vide,

Mais ajusté fort joliment,

Et qui, dit-on, étoit d'argent.

Après, contrefaisant la prude,

Elle mit toute son étude

À corrompre monsieur Fouquet 292;

Déjà de plus d'un affiquet

Elle orne sa divine tresse,

Elle le flatte et le caresse;

Mais lui, toujours comme un glaçon,

Ne mordoit point à l'hameçon.

Jamais on ne le sut surprendre.

Il avoit une amitié tendre

Pour son bonhomme de mari

Dont on ne l'a jamais guéri.

Tout ce que l'amour nous suggère

Près de lui ne servoit de guère;

Malgré tous ses divins appas

Cet amant ne l'écouta pas.

Alors on voit qu'elle s'écrie:

«Voilà ma science finie

Sans que tu me sois converti,

Et j'en aurai le démenti!

Dussé-je mourir dans la peine,

Je veux que ton âme inhumaine,

Plus fière que dame à certon 293,

Chante dessus un autre ton.»

Alors, le prenant de furie

Dans cette grande galerie

Que nous prenons à Saint-Mandé 294,

L'œil en feu comme un possédé,

Malgré ce qu'il put entreprendre,

Elle le force de se rendre.

Et l'on dit, malgré qu'il en eût,

Qu'elle en fit ce qu'elle voulut;

Et lorsqu'il eut quitté sa patte,

Après l'avoir nommée ingrate

Et fait quelques discours confus,

Il jura de ne tomber plus.

Son serment ne fut pas frivole,

Car depuis il lui tint parole.

Alors que ce surintendant 295

Fut frappé de cet accident

Qui, par une chute commune,

Entraîna plus d'une fortune,

Dieu sait quels furent ses regrets!

Cela m'importe fort peu; mais,

À ce que l'on me persuade,

Elle fut tout à fait malade,

Et même, à ne vous mentir point,

Elle en perdit son embonpoint.

Depuis, lorsque ses amis virent

Que les choses se ralentirent,

Recouvrant un peu de santé,

On vit renaître sa beauté.

À peine chacun la découvre

Qu'elle alla loger dans le Louvre,

Et sans savoir quasi pourquoi

On la voit bien auprès du Roi.

D'autres n'en disent pas de même,

Disant que c'est elle qui l'aime,

Et qu'elle s'efforce en tous lieux

De se trouver devant ses yeux;

Que d'une manière obligeante,

Près de lui fait toujours l'amante,

Et que, redoublant ses appas,

Fait très souvent le premier pas.

La raison sur quoi l'on se fonde,

C'est que le plus grand Roi du monde,

Qui d'un regard peut tout charmer,

Et qui n'a, pour se faire aimer,

Qu'à jeter l'œil sur la plus belle,

Qui ne connoît point de cruelle,

Ne voudroit pas faire un tel choix.

Lors l'on entendit une voix,

Qui dit d'un ton digne de marque,

Nous parlant de ce grand monarque:

«Hélas! pourquoi s'en étonner,

Puisqu'on le veut abandonner

Aux caresses d'une importune

Qui n'étoit plus bonne fortune,

Et qui désormais au cercueil

Ne peut entrer qu'avec un œil 296

Une raison si convainquante

Fit que l'on eut bien de la pente

À croire que ce Roi fameux

Pourroit bien répondre à ses vœux,

Quoique l'on soutienne en cachette

Que le tout n'est que pour Branquette,

Dont je donne certificat,

Étant un mets plus délicat,

Plus savoureux et plus d'élite

Pour un prince de ce mérite.

Cependant monsieur de Brancas

Ferme l'œil à tout ce tracas,

Et d'une âme toute pieuse,

Pour mener une vie heureuse

Et libre de tous les chagrins,

Vers le ciel élevant ses mains,

Offre à Dieu tout ce que peut faire

Et la jeune fille et la mère,

Et sans en concevoir de fiel

Reçoit tout comme don du ciel,

Soit qu'il eût à souffrir des princes,

Ou des gouverneurs des provinces,

Des prélats, des abbés, des rois,

Des partisans et des bourgeois.


Voilà mon histoire finie;

Jugez si dans ma litanie

Ce jeune miracle d'amour

Ne pourra pas entrer un jour.

Vous qui connaissez cette belle,

Contez-lui comme une nouvelle

Tout ce que mon histoire en dit,

Puisque je mourrois de dépit

Si, sans choquer sa modestie,

Elle n'en étoit avertie,

Espérant avoir le bonheur

De lui montrer un jour l'auteur.

Note 265: (retour) Mathieu Garnier. Sa succession, dit le Catalogue des partisans, a été «un des principaux piliers de la maltôte de son temps, tant par création de nouveaux offices que par attribution de droits et taxes sur les anciens.» Cf. Courrier de la Fronde, Bibl. elzev., t. 1, p. 167.

Note 266: (retour) Marguerite de Montmorency, femme du prince de Condé.

Note 267: (retour) Ce n'est pas d'Assigny ou Acigné qu'il faut lire: M. d'Acigné étoit de la maison de Brissac; c'est d'Isigny. François de Brecey, seigneur d'Isigny en Normandie, fut en effet le premier mari de Suzanne Garnier. Celle-ci n'eut pas à se louer de lui.

Note 268: (retour) Ce n'est pas Maltha, mais Matha qu'il faut lire. Charles de Bourdeilles, comte de Mastas ou de Matta, en Saintonge, ami de l'abbé chevalier comte de Grammont. Voy. les notes de M. Moreau, dans sa savante édition des Courriers de la Fronde, Bibl. elzev., t. 2, p. 250, 251, 294.

Note 269: (retour) Petit-fils, par sa mère, du président Jeannin de Castille. La femme de Chalais, à qui Richelieu fit trancher la tête, étoit sa sœur.

Note 270: (retour) L'espoir qu'elle avoit de voir son mari devenir duc, par la mort de son frère, fut trompé, et elle n'obtint pas les honneurs dus aux duchesses, dont le plus particulier étoit d'avoir un tabouret chez la reine.

Note 271: (retour) Branquette, c'est-à-dire mademoiselle de Brancas, épousa, le 2 février 1667, le prince d'Harcourt, et mourut en 1673.

Note 272: (retour) Un couplet satirique du temps disoit en effet:

Brancas vend sa fille au roy

Et sa femme au gros Louvoy.

Voy. le Dict des Préc., t. 2, au mot Brancas.

Note 273: (retour) César d'Estrées, évêque-duc de Laon, pair de France en 1653. Il étoit né le 5 février 1628. En 1657 il fut reçu à l'Académie françoise, et il mourut, en 1714, doyen de cette compagnie.

Note 274: (retour) Le même nom du laquais se retrouve dans un vaudeville que nous avons cité dans notre édition du Dictionnaire des Précieuses, t. 2, au mot Brancas.

Note 275: (retour) La seconde fille, avouée du moins, de madame de Brancas, épousa, le 5 février 1680, son cousin Louis de Brancas, duc de Villars; elle n'entra donc point en religion.

Note 276: (retour) La mère du comte de Brancas étoit Julienne Hippolyte d'Estrées, fille d'Antoine, marquis de Cœuvres, et tante de César d'Estrées, évêque de Laon.

Note 277: (retour) Nous avons déjà dit que le comte de Brancas sembloit être l'original du portrait que La Bruyère a tracé du distrait, sous le nom de Ménalque.

Note 278: (retour) Armand-Léon Le Bouthillier, comte de Chavigny, seigneur de Pons, maître des requêtes, étoit fils de Léon Le Bouthillier de Chavigny et d'Anne Phelippeaux. Il épousa, en 1658, Élisabeth Bossuet, et mourut en 1684.

Note 279: (retour) Charles de Lorraine, troisième du nom, duc d'Elbeuf, gouverneur de Picardie, né en 1620, mort en 1652.

Note 280: (retour) Nous écrivons prié-Dieu et non prie-Dieu pour conserver la mesure du vers, et surtout parce que la deuxième forme n'étoit pas encore admise. Richelet ne donne que la première; Furetière admet les deux, et le Dictionnaire de Trévoux, qui les conserve, n'emploie pas la seconde dans ses exemples.

Note 281: (retour) Je proposerois de lire: «amant de balle», c'est-à-dire «de pacotille», comme dans le vers de Molière:

Allez, rimeur de balle, opprobre du métier.

Note 282: (retour) Maître des requêtes, puis intendant des finances. Voy. t. 1, p. 16, et Dictionnaire des Précieuses, t. 2, p. 318.

Note 283: (retour) Partisan fameux, comme Paget.

Note 284: (retour) Sur d'Olonne, voy. t. 1, p. 6, et sur sa femme, t. 1, p. 1-153.

Note 285: (retour) Peut-être est-ce ce marquis de Fleuri, grand personnage de Savoie, qui vint en France vers cette époque, et avec qui Mademoiselle se lia à Fontainebleau. Voy. ses Mémoires, édit. Maëstricht, t. 4.

Note 286: (retour) Pour cacade, dans un sens maintenant perdu, mais facile à comprendre.

Note 287: (retour) Sur cette simple mention, il nous est impossible de donner des renseignements précis. Nous connoissons sous ce nom un abbé d'Espagny à qui Scarron a adressé une épître où, pour le remercier de quelques sarcelles envoyées par ce prélat, il lui disoit:

Adieu, cher abbé de mon âme;

Cupidon vous doint belle dame,

Car maints prelats de ce temps-cy

Aiment belles dames aussy,

Et j'en connois d'assez peu sages

Pour enganymeder leurs pages.

Note 288: (retour) Le Ballet des Arts, paroles de Benserade, musique de Lully, fut dansé pour la première fois par Sa Majesté le 8 janvier 1663.

Note 289: (retour) François de Vendôme, duc de Beaufort, le roi des Halles.

Note 290: (retour) Cet hôtel étoit situé dans la rue Saint-Honoré, non loin du couvent des Capucins. Le duc de Mercœur, qui l'avoit fait construire, l'avoit enrichi, dit Sauval, d'un jardin et d'un bois d'une grandeur considérable. (Sauval, t. 2, p. 68.)

Note 291: (retour) François-Annibal d'Estrées, marquis de Cœuvres, maréchal de France, né en 1573, mort le 5 mai 1670. Voy. ci-dessus, p. 243.

Note 292: (retour) Fouquet, surintendant des finances, étoit fort peu délicat cependant en matière d'amour.

Note 293: (retour) Peut-être faut-il lire: dame Alecton?--La 1re édit., comme toutes les autres, donne: dame à certon. Mais ce texte de 1668 est si mauvais qu'on a dû presque toujours le modifier.

Note 294: (retour) La maison que Fouquet avoit bâtie à Saint-Mandé étoit le lieu ordinaire de ses rendez-vous d'amour. C'est là que l'on saisit la fameuse cassette où tant de lettres compromettantes furent trouvées et que le roi fit généreusement brûler.

Note 295: (retour) Nous n'avons pas à rappeler ici les détails de la chute de Fouquet, la fête qu'il donna à Vaux, son arrestation à Nantes. Cette chute, comme le dit l'auteur,

Entraîna plus d'une fortune.

Madame du Plessis-Bellière et l'abbé de Belesbat, principaux agents de ses plaisirs, les femmes trop nombreuses qu'il combloit de ses riches présents, les écrivains qu'il pensionnoit, eurent surtout à déplorer son malheur.

Note 296: (retour) Madame de Beauvais, une des premières femmes qui s'attachèrent à le séduire, étoit borgne.










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