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Histoire ancienne de l'Orient jusqu'aux guerres médiques (1/6): I. Les origines, les races et les langues

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Ce sont encore les contrées scandinaves qui ont livré à l'étude de la science d'autres bien curieux dépôts de la même phase de l'histoire de l'homme. Les côtes du Danemark et de la Scanie offrent, de distance en distance, des amas considérables de coquilles d'huîtres et d'autres mollusques comestibles. Ces dépôts n'ont pas été apportés par les flots: se sont des accumulations manifestes de débris de repas, d'où le nom de kjoekkenmoeddinger, ou «rebuts de cuisine,» sous lesquels ils sont connus dans le pays. Ils s'étendent souvent sur des longueurs de plusieurs centaines de mètres, avec une épaisseur qui atteint quelquefois jusqu'à près de dix pieds. On n'a jamais rencontré dans ces amas aucun objet de métal, mais au contraire de nombreux silex taillés, des morceaux d'os et de cornes travaillés, des poteries grossières et faites à la main. L'imperfection du travail dans les objets qui en proviennent rappelle la période des cavernes, le second âge de l'époque archéolithique. Mais le style des armes et des ustensiles ne saurait être le seul critérium pour juger de la date d'un dépôt de ce genre. Il faut avant tout prendre en sérieuse considération la faune qui s'y révèle. Or, on n'a rencontré dans les kjoekkenmoeddinger aucun débris d'espèces caractéristiques d'un autre âge géologique; sauf le lynx et l'urus, qui n'ont disparu que depuis l'époque historique, il ne s'y est trouvé aucun ossement d'animaux qui aient cessé d'habiter ces climats; on y a même trouvé des indices de l'existence du porc et du chien à l'état d'animaux domestiques. Les kjoekkenmoeddinger se placent donc, dans l'ordre chronologique, à côté des plus anciens dolmens. Si l'industrie s'y montre encore aussi rudimentaire, c'est seulement parce que les tribus qui ont abandonné sur les bords de la mer du Nord les débris de leurs grossiers festins étaient demeurées en arrière de leurs voisins, placés dans de meilleures conditions et déjà notablement plus avancés dans la voie de la civilisation.

Des dépôts analogues aux kjoekkenmoeddinger de la Scandinavie ont été signalés dans les derniers temps en d'autres contrées. On en connaît dans le Cornouailles, sur la côte nord de l'Écosse, aux Orcades, et bien loin de là, sur les rivages de la Provence, où leur existence a été constatée par le duc de Luynes. Les terramare des bords du Pô, amas contenant des cendres, du charbon, du silex et des os travaillés, des ossements d'animaux dont la chair paraît avoir été mangée, des tessons de poteries et d'autres restes de la vie des premiers âges offrent également une grande analogie avec les dépôts du Danemark et de la Scanie, et appartiennent bien évidemment à la même période du développement de l'humanité; quelques-unes des terramare ont même continué à se former après l'introduction des métaux. Ces dépôts de détritus marquent l'emplacement de villages établis au milieu des marais et analogues à ceux dont il nous reste maintenant à parler. Un des plus éminents archéologues de l'Allemagne, M. Helbig, rattachant ici les débris préhistoriques au plus ancien passé des races classiques, a entrepris de démontrer, dans un ouvrage récent 106, que les terramare sont dues aux populations de race aryenne auxquelles s'applique spécialement la dénomination d'Italiotes. Elles seraient ainsi les monuments de leur plus ancienne habitation dans la Péninsule, alors qu'elles ne s'étaient pas encore étendues au delà de sa partie septentrionale et que leur civilisation n'avait pas encore pris son essor de progrès. M. Helbig a su donner au moins une grande probabilité à cette thèse; dont la conséquence serait que les Italiotes auraient pénétré dans le bassin du Pô dans un état de barbarie tel qu'ils ne connaissaient pas encore l'usage des métaux, et l'auraient appris seulement par des enseignements étrangers pendant la période de leur séjour auprès de ce grand fleuve. C'est là une question sur laquelle nous aurons à revenir avec quelque développement dans celui des livres de la présente histoire où nous traiterons des origines des peuples aryens.

Note 106: (retour) Die Italiker in der Pôebene, Beitroege zur altitalischen Kultur--und Kunstgeschichte, Leipzig, 1879.

Mais les restes les plus intéressants de l'âge néolithique, ceux qui révèlent l'état de société le plus avancé et marquent la dernière phase de progrès des populations de l'Europe occidentale, avant qu'elles ne connussent l'usage des métaux, sont les palafittes ou villages lacustres.

En 1853, la baisse extraordinaire des eaux du lac de Zurich permit d'observer des vestiges d'habitations sur pilotis, qui paraissaient remonter à une très haute antiquité. M. F. Keller ayant appelé l'attention sur cette découverte, on se mit à explorer d'autres lacs pour rechercher s'ils ne contenaient pas de semblables restes. Les investigations, auxquelles demeure attaché le nom de M. Troyon, furent couronnées d'un plein succès. Non-seulement un grand nombre de lacs de la Suisse recélaient des palafittes, mais on en découvrit également dans les lacs de la Savoie, du Dauphiné et de l'Italie septentrionale, puis dans ceux de la Bavière et du Mecklembourg. Les habitations des villages lacustres étaient voisines du rivage, construites sur une vaste plateforme, que composaient plusieurs couches croisées de troncs d'arbres et de perches reliées par un entrelacement de branches et cimentées par de l'argile, et que supportaient des pieux plantés au milieu des eaux. Hérodote décrit très exactement des habitations de ce genre qui subsistaient encore de son temps sur les lacs de la Macédoine. Mais si l'on veut se faire une idée complète de ce qu'étaient les stations lacustres de la Suisse, il faut prendre dans le voyage de Dumont d'Urville la planche qui représente le gros village de Doréi, sur la côte de la Nouvelle-Guinée, encore tout entier bâti dans ce système.

L'usage d'établir ainsi les demeures sur pilotis au milieu de l'eau se continua dans l'Helvétie et les contrées voisines pendant bien des siècles, car les objets qui ont été retirés des palaffites appartiennent à des âges très différents. Tandis que dans les moins anciennes on a recueilli des ustensiles en bronze et même en fer, métal dont l'usage détermine encore une période nouvelle dans la marche des inventions humaines, dans d'autres, et c'était le plus grand nombre, on n'a découvert que des armes et des outils de pierre polie ou d'os. La forme et la nature du travail de ceux-ci se rapprochent beaucoup des objets fournis par les dolmens et les tourbières de la France, de la Grande-Bretagne, de la Belgique et de la Scandinavie; seulement la variété des instruments y est plus grande. Les animaux dont la drague a ramené les ossements du milieu des palafittes sont ceux-là mêmes qui vivent encore aujourd'hui dans les montagnes de la Suisse: l'ours brun, le blaireau, la fouine, la loutre, le loup, le chien, le renard, le chat sauvage, le castor, le sanglier, le porc, la chèvre, le mouton. Seuls, l'élan, l'urus et l'aurochs manquent à la faune actuelle du pays; mais on sait, par des témoignages formels, qu'ils y habitaient encore au commencement de l'ère chrétienne.

1Cette urne, découverte dans un tumulus à Adersleben (Bavière), est aujourd'hui conservée au Musée de Munich. Elle copie l'apparence de sept huttes de forme circulaire groupées sur une même plateforme, portée par des pilotis. Il y a une singulière analogie entre cet objet et les urnes cinéraires des plus anciennes sépultures du Latium, imitant une cabane de forme ronde, urnes dont nous mettons un spécimen en regard de celle d'Adersleben.
2Provenant des sépultures les plus antiques de la nécropole d'Albano.

Ainsi les villages lacustres caractérisent nettement dans notre Europe occidentale la fin de l'âge néolithique, et les populations qui les avaient établis continuèrent même à les habiter dans les premiers temps où elles se servirent des métaux, que leur avaient fait connaître des nations plus avancées. L'ensemble des objets que les savants de la Suisse ont retirés de leurs emplacements dénote, du reste, en bien des choses, même dans les plus anciens, une véritable civilisation. La poterie est encore façonnée à la main, mais affecte une grande variété de formes et un certain goût d'ornementation. Les plus grands de ces vases servaient à conserver les céréales pour l'hiver. On y a recueilli du froment, de l'orge, de l'avoine, des pois, des lentilles. Les habitants des villages lacustres s'adonnaient donc à l'agriculture, art absolument inconnu encore des hommes dont les cavernes du Périgord nous ont conservé les vestiges. Ils élevaient des bestiaux; ils connaissaient l'usage de la meule. Enfin, dans les palafittes de la plus haute date, on a rencontré des lambeaux d'étoffes qui prouvent que dès lors, au lieu de se contenter pour tout vêtement de peaux de bêtes, on savait tresser et tisser les fibres du lin. Dans certaines cavernes de l'Andalousie, qui paraissent avoir été habitées vers la même époque, on a trouvé des vêtements presque complets en sparterie tressée, avec des armes et d'autres ustensiles de pierre polie.


§ 4.--RELATION DE TEMPS ENTRE LES DIVERSES ÉPOQUES DES DÉVELOPPEMENTS INITIAUX DE L'INDUSTRIE HUMAINE.

La succession chronologique des diverses périodes de l'âge d'emploi exclusif de la pierre éclatée, taillée ou polie, s'établit maintenant d'une manière positive et précise. Nous y retrouvons les premières étapes de la race humaine dans la voie de la civilisation, après lesquelles l'emploi du métal marque une évolution nouvelle et d'une importance capitale. Non toutefois qu'il faille s'exagérer l'état d'avancement auquel correspond le début du travail des métaux. Les anciens nous représentent les Massagètes, qui étaient pourtant plongés dans une très grande barbarie, comme étant en possession d'instruments de métal; et chez les tribus de race ougrienne, le travail des mines a certainement pris naissance dans un état social peu avancé. On trouve dans l'Oural et dans l'Altaï des traces d'anciennes exploitations qui pénètrent quelquefois la terre à plus de 30 mètres de profondeur. Certaines populations nègres savent aussi travailler les métaux, et même fabriquer l'acier, sans que pour cela elles aient atteint la civilisation véritable. Elles fabriquent des houes, supérieures à celles que l'Angleterre veut leur envoyer de Sheffield, à l'aide d'une forge rudimentaire dont une enclume de grès, un marteau de silex et un soufflet composé d'un vase de terre fermé par une peau mobile, font tous les frais. Cependant il est incontestable que le travail des métaux a été l'un des plus puissants agents de progrès, et c'est en effet précisément chez les populations les plus anciennement civilisées que nous voyons l'origine de cette invention remonter le plus haut.

Au reste, excepté dans la Bible, qui nomme un personnage humain comme le premier qui pratiqua cet art,--encore le personnage en question a-t-il bien plus le caractère d'une personnification ethnique que d'un individu,--l'histoire de l'invention des métaux est entourée de fables chez tous les peuples de l'antiquité. L'invention paraissait si merveilleuse et si bienfaisante, que l'imagination populaire y voyait un présent des dieux. Aussi, presque toujours, le prétendu inventeur que l'on cite n'est que la personnification mythologique du feu, qui est l'agent naturel de ce travail: tel est le Tvachtri des Vêdas, l'Hêphaistos des Grecs, le Vulcain des Latins.

Le premier métal employé pour faire des armes et des ustensiles fut le cuivre, dont le minerai est le plus facile à réduire à l'état métallique, et on apprit bientôt à le rendre plus résistant par un alliage d'étain, qui constitue le bronze. L'emploi du fer, dont le travail est plus difficile, marqua un nouveau progrès dans l'invention. C'est du moins ainsi que les choses se passèrent le plus généralement; car elles varièrent suivant les races et les localités, et la succession que nous venons d'indiquer compte d'importantes exceptions.

Les nègres de l'Afrique centrale et méridionale n'ont jamais connu le bronze, et même pour la plupart ne travaillent pas le cuivre. En revanche, ils fabriquent le fer sur une assez grande échelle, et par des procédés à eux, qui ne leur ont pas été communiqués du dehors. Ils sont donc arrivés spontanément à la découverte du fer, et ils ont passé de l'usage exclusif de la pierre à la fabrication de ce métal, progrès différent dans sa marche de celui des populations de l'Asie et de l'Europe, et auquel a dû contribuer la nature particulière des minerais les plus répandus en Afrique, lesquels sont moins difficiles à traiter et à affiner que ceux d'autres pays. Les Esquimaux, qui ne savent pas fondre les métaux et en sont encore à l'âge de la pierre, fabriquent cependant quelques outils de fer en détachant des fragments de blocs de fer météorique, et en les martelant avec des pierres sans les faire passer par la fusion, comme les Peaux-Rouges de l'Amérique du Nord faisaient des haches et des bracelets avec le cuivre natif des bords du lac Supérieur et de la baie d'Hudson, par un procédé de simple martelage entre deux pierres et sans emploi du feu, c'est-à-dire sans véritable métallurgie.

Au reste, le fer météorique, qui n'a besoin d'aucun affinage, et qu'il suffit de fondre pour qu'il soit propre à former tous les instruments, a dû être partout travaillé le premier et donner le type du métal que l'on a cherché ensuite à tirer de minerais moins purs. Le langage de plusieurs des peuples les plus considérables de l'antiquité par leur civilisation, a conservé des traces de ces débuts de la métallurgie du fer, tiré de blocs dont on avait observé l'origine météorique. En égyptien, le fer se nommait ba en pe, «matière du ciel,» mot qui est resté dans le copte benipe, «fer;» et des textes positifs prouvent que l'antique Égypte se représentait le firmament comme une voûte de fer, dont des fragments se détachaient quelquefois pour tomber sur la terre. Le nom grec du fer,[Grec: sidêros], nom tout à fait particulier, et qui n'a d'analogue dans aucune autre langue aryenne pour désigner le même métal, est évidemment apparenté d'une manière étroite, comme l'a reconnu M. Pott, au latin sidus, sideris, «astre;» il désigne donc le métal que l'on a d'abord connu avec une origine sidérale.

Tous les rameaux de l'humanité, sans exception, ont traversé les diverses étapes de l'âge de la pierre, et partout on en découvre les traces. C'est par là que nous sommes justifiés d'avoir introduit dans la première partie d'une histoire de l'Orient antique tout un ensemble de faits qui n'ont été jusqu'ici constatés d'une manière complète et suivie que dans l'Europe occidentale. Car à ces faits seulement nous pouvions demander, dans l'état actuel de la science, les éléments d'un tableau des différents stages de développement de l'humanité primitive, stages qui ont été nécessairement les mêmes, en partant de la sauvagerie absolue des origines, chez les races les plus précoces de L'Asie, chez celles qui se sont éveillées les premières à la civilisation et dans cette voie ont donné l'exemple à toutes les autres.

Mais de ce que chaque peuple et que chaque pays offrent aux regards de l'observateur la même succession de trois âges répondant à trois moments du développement social, on se tromperait grandement si l'on allait supposer que les différents peuples y sont parvenus dans le même temps. Il n'existe pas entre les trois phases successives, pour les diverses parties du globe, un synchronisme nécessaire; l'âge de la pierre n'est pas une époque déterminée dans le temps, c'est un état du progrès humain, et la date en varie énormément de contrée à contrée. On a découvert des populations entières qui n'étaient pas encore sorties, à la fin du siècle dernier et même de nos jours, de l'âge de la pierre. Tel était le cas de la plupart des Polynésiens lorsque Cook explora l'Océan Pacifique. Les Esquimaux reçoivent quelques objets de métal des baleiniers qui vont à la pêche au milieu des glaces voisines du pôle; mais ils n'en fabriquent pas, et leurs râcloirs en ivoire fossile, leurs petites haches et leurs couteaux à forme de croissants en pierre sont pareils à ceux dont on se servait dans l'Europe préhistorique. Un voyageur français rencontrait encore en 1854, sur les bords du Rio-Colorado de la Californie, une tribu indienne qui ne se servait que d'armes et d'ustensiles en pierre et en bois. Les races qui habitaient le nord de l'Europe n'ont reçu la civilisation que bien après celles de la Grèce et de l'Italie; les palafittes des lacs de la Suisse, de la Savoie et du Dauphiné continuaient certainement à subsister, du moins une partie, quand déjà Massalie et d'autres villes grecques étaient fondées sur le littoral de la Provence; toutes les vraisemblances paraissent indiquer que, lorsque les dolmens de l'âge de pierre commençaient à s'élever chez nous, les populations de l'Asie étaient déjà depuis des siècles en possession du bronze et du fer, et de tous les secrets d'une civilisation matérielle extrêmement avancée. En effet, l'emploi des métaux remonte, en Égypte, en Chaldée, chez les populations aryennes primitives des bords de l'Oxus et chez les nations touraniennes, qui remplissaient l'Asie antérieure avant les grandes migrations des Aryas, à l'antiquité la plus reculée.

Ainsi que nous l'avons vu plus haut, la tradition biblique désigne un des fils de Lemech, Thoubal-qaïn, comme ayant le premier forgé le cuivre et le fer, donnée qui ferait remonter, pour certaines races, l'invention du travail des métaux à près de mille ans avant le déluge. Ce nom de Thoubal-qaïn est, du reste, extrêmement curieux, car il signifie «Thoubal le forgeron,» et, par conséquent, on ne peut manquer d'établir un rapprochement entre lui et le nom du peuple de Thoubal, dont la métallurgie prodigieusement antique est tant de fois citée par la Bible, et qui gardait encore cette réputation du temps des Grecs, quand, déchu de la puissance prépondérante sur le nord-est de l'Asie-Mineure que lui attribuent les monuments assyriens du xiie siècle, il n'était plus que la petite nation des Tibaréniens. Une fois découvert, l'usage des procédés de la métallurgie ne se répandit d'abord que lentement, et resta longtemps concentré, comme un monopole exclusif, entre les mains de quelques populations dont le progrès, par suite de causes de natures diverses, avait devancé celui des autres. Les Chalybes, qui paraissent un rameau du peuple de Thoubal, étaient déjà renommés pour les armes et les instruments de fer et de bronze, qu'ils fabriquaient dans leurs montagnes, quand certaines tribus nomades de l'Asie centrale en restaient encore aux engins de pierre.

Bien plus, on a découvert partout des preuves positives de ce fait que l'invention du travail des métaux ne fit pas disparaître tout d'abord les armes et les instruments de pierre. Les objets de métal revenaient à un grand prix, et avant que l'usage ne s'en fût complètement généralisé, la majorité continua d'abord pendant un certain temps à préférer, par économie, les vieux ustensiles auxquels elle était habituée. Chez la plupart des tribus à demi-sauvages qui travaillent le métal, comme celles des nègres, cette industrie est, dans l'intérieur même de la tribu, une sorte d'arcane que certaines familles se transmettent traditionnellement de père en fils, sans le communiquer aux individus qui les entourent et leur demandent leurs produits. Tout donne lieu de penser qu'il dut en être de même pendant une longue suite de générations dans l'humanité primitive. Et par conséquent il put et dut arriver que certains essaims d'émigration qui se lançaient en avant dans les forêts du monde encore désert, bien que partant de centres où quelques familles travaillaient déjà les métaux, ne savaient encore fabriquer eux-mêmes que des instruments de pierre et n'emportèrent pas avec eux d'autre tradition d'industrie dans leurs établissements lointains. En tout cas, celui qui étudie les méthodes anciennes de travail des métaux, reconnaît à des indices matériels incontestables qu'elles rayonnèrent suivant les contrées de trois centres d'invention distincts; l'un, le plus ancien de tous, celui dont parle la Bible, situé en Asie, le second en Afrique, dans la race noire, où l'emploi du bronze ne paraît avoir jamais été connu et où la nature spéciale des minerais de la contrée permit d'arriver du premier coup à la production du fer, le troisième enfin en Amérique, dans la race rouge.

Il y a même eu dans certains cas, et par suite de circonstances exceptionnelles, retour à l'âge de pierre de la part de populations qui au moment de leur émigration connaissaient le travail des métaux, mais n'avaient pas encore entièrement abandonné les usages de l'état de civilisation antérieur. C'est ce qui paraît être arrivé pour la race polynésienne. Elle est, les belles recherches de M. de Quatrefages l'ont démontré, originaire de la Malaisie, et autant que l'on peut arriver à déterminer approximativement la date de son émigration première, le départ n'en eut lieu qu'à une époque peu ancienne, où nous savons par des monuments positifs que l'usage et la fabrication des métaux étaient déjà répandus généralement dans les îles malaises, mais sans avoir tout à fait déraciné l'emploi des ustensiles de pierre. Mais les îles où les ancêtres des Polynésiens s'établirent d'abord, dans le voisinage de Tahiti, et où ils se multiplièrent pendant plusieurs siècles avant de rayonner dans le reste des archipels océaniens, ne renfermaient dans leur sol aucun filon minier. Le secret de la métallurgie, à supposer que quelqu'un des individus de la migration le possédait, se perdit donc au bout de peu de générations, faute d'usage, et il ne se conserva pas d'autre tradition d'industrie que celle de la taille de la pierre, que l'on avait l'occasion d'exercer tous les jours. Aussi les essaims postérieurs de la race polynésienne en demeurèrent-ils à l'âge de la pierre, même lorsqu'ils allèrent s'établir dans des lieux riches en mines, comme la Nouvelle-Zélande.

La Chine présente un autre phénomène non moins curieux. Au temps où «les Cent familles,» à peines sorties de leur berceau dans les monts Kouen-Lun, établirent les premiers rudiments de leur écriture, elles étaient encore à l'âge de la pierre. L'étude des deux cents hiéroglyphes primitifs qui servent de base au système graphique des Chinois montre qu'ils ne possédaient alors aucun métal, quoiqu'ils eussent déjà neuf à dix espèces d'armes, et encore aujourd'hui le nom de la hache s'écrit en chinois avec le caractère de la pierre, souvenir conservé de la matière avec laquelle se fabriquaient les haches quand on commença à écrire. Mais les populations tibétaines que l'on groupe sous le nom commun de Miao-Tseu, populations qui habitaient antérieurement le pays et que les Cent familles refoulaient devant elles, étaient armées de coutelas et de haches en fer, qu'elles forgeaient elles-mêmes d'après les traditions de leurs vainqueurs. Il y a donc eu là défaite et expulsion d'un peuple en possession de l'usage des métaux, par un autre peuple qui n'employait encore que la pierre. A ce triomphe d'une barbarie plus grande que celle des Miao-Tseu succéda bientôt le développement propre de la civilisation chinoise, qui paraît s'être fait sur lui-même, à part du reste du monde, et la métallurgie y suivit ses phases normales. Dès le temps de Yu, vingt siècles avant notre ère, les Chinois connaissaient déjà tous les métaux, mais ils ne travaillaient par eux-mêmes ni le fer ni l'étain; ils fondaient seulement le cuivre pur, l'or et l'argent. Les quelques objets de fer qu'ils possédaient étaient tirés par eux, à titre de tribut, des peuplades de la race des Miao-Tseu, qui habitaient les montagnes de leur frontière du côté du Thibet, et qui y continuaient les traditions de la vieille métallurgie antérieure à l'invasion des Cent familles. Quant à l'étain, dont la Chine orientale renferme cependant de riches gisements, on n'avait pas encore commencé à l'exploiter et à l'unir au cuivre pour faire du bronze.

Au contraire, sous la dynastie des Tchéou, qui régna de 1123 à 247 avant J.-C. la Chine était en plein âge du bronze. On n'y fabriquait pas encore de fer, et l'on y faisait en bronze toutes les armes et tous les ustensiles. Les Chinois, pendant cette période, tiraient l'étain de leurs mines et l'alliaient au cuivre suivant six proportions diverses, pour les pointes de flèches, pour les épées, pour les lances, pour les haches, pour les cloches et les vases. «Ces proportions, remarque M. de Rougemont, sont fort curieuses, parce qu'il n'en est aucune qui soit celle du bronze de l'Asie antérieure et de l'Occident. La métallurgie des Chinois est donc entièrement indépendante de celle de notre monde ancien, et comme l'histoire de la civilisation pivote, en quelque sorte, sur celle de la métallurgie, la nation chinoise a grandi par elle-même dans une région complètement isolée du reste de l'Asie.»

Cependant, au moins à la fin de l'époque des Tchéou, l'on commençait à travailler le fer dans un seul des petits royaumes entre lesquels l'empire chinois était alors divisé, le royaume méridional de Thsou; cette fabrication y était peut-être un héritage de traditions des plus anciens occupants du sol, car le pays de Thsou paraît avoir été l'un de ceux où la race chinoise était la moins pure, la plus mélangée à la population antérieure, conquise plutôt que refoulée. En tous cas, ce fut seulement dans les siècles avoisinant immédiatement le début de l'ère chrétienne, que la fabrication du fer se répandit dans toute la Chine et y prit les proportions qu'elle a gardées, avec les mêmes procédés, depuis cette époque jusqu'à nos jours.

Les remarques que nous venons de faire sur l'impossibilité de considérer l'âge de la pierre comme une époque historique déterminée dans le temps et la même pour tous les pays, s'appliquent aux faits qui appartiennent à la période géologique actuelle, particulièrement à l'âge néolithique ou de la pierre polie, qui a été certainement très court, qui n'a peut-être même pas existé pour les populations chez lesquelles le travail des métaux commença d'abord, qui, au contraire, pour d'autres populations a duré des milliers d'années. Mais il n'en est pas de même de l'âge archéolithique, correspondant à la période quaternaire. Là, les changements du climat du globe et du relief des continents marquent dans le temps des époques positives et synchroniques qui ont leurs limites déterminées, bien qu'on ne puisse pas les évaluer en années ou en siècles.

La période glaciaire a été simultanée dans notre Europe occidentale, en Asie et en Amérique. Les conditions de climat et de surabondance des eaux qui lui ont succédé, et au milieu desquelles ont vécu les hommes dont on retrouve les traces dans les couches alluviales, ont été des conditions communes à tout l'hémisphère boréal, et elles avaient cessé d'être, elles étaient remplacées par les conditions actuelles aux temps les plus anciens où nous puissions remonter dans les civilisations de l'Égypte ou de la Chaldée. Les vestiges géologiques ne permettent pas de supposer--et le simple raisonnement y suffirait--que nos pays se soient encore trouvés dans l'état particulier de l'âge des grands pachydermes ou du renne, quand l'Asie était parvenue à l'état qui dure encore aujourd'hui. La période quaternaire est une dans ses conditions pour toute la surface du globe, et on ne saurait la scinder. Mais, nous le répétons, le changement du climat et de la faune, qui caractérise le passage d'une époque géologique à l'autre, est antérieur à tout monument des plus vieilles civilisations orientales, antérieur à toute histoire précise. Par conséquent les débris d'industrie humaine qu'on rencontre dans les couches du terrain quaternaire et dans les cavernes de la même époque, que ce soit en France, en Égypte ou dans l'Himalaya, appartiennent certainement à l'humanité primitive, aux siècles les plus anciens de l'existence de notre espèce sur la terre. Ils nous fournissent des renseignements directs sur la vie des premiers hommes, tandis que les vestiges de l'époque néolithique ne donnent sur les âges réellement primordiaux que des indications par analogie, du même genre que celles que l'on peut tirer de l'étude des populations qui encore aujourd'hui mènent la vie de sauvages.

Le métal ne s'étant, comme on vient de le voir, substitué que graduellement, et non par une révolution brusque, aux instruments de pierre, il y eut un certain temps, plus ou moins prolongé suivant les contrées, où les deux matières furent concurremment employées. Nous avons déjà remarqué qu'une partie des dolmens de la France datent de cette époque de transition. Il en est de même de certaines palafittes de la Suisse, où le bronze est associé à la pierre, et de quelques terramares de l'Émilie, celles de Campeggine et de Castelnovo, par exemple, où les silex et les os taillés se montrent avec des armes et des ustensiles de bronze. Diverses sépultures de l'Italie septentrionale ont offert pareille association. Il s'est même rencontré en Allemagne, à Minsleben, un tumulus où étaient réunies des armes de pierre et des armes de fer, ce qui montre que l'usage de la pierre taillée subsista chez quelques populations par delà l'âge du bronze. On a également trouvé dans le Jura des forges dont les scories accumulées renferment dans leurs monceaux quelques instruments de pierre. Pendant longtemps, comme je l'ai déjà dit plus haut, le grand prix du métal a fait que les plus pauvres se contentaient d'armer leurs flèches et leurs lances de pointes de silex. Sur le champ de bataille de Marathon, l'on ramasse à la fois des bouts de flèches en bronze et en silex noir taillé par éclat; et, en effet, Hérodote signale, dans l'armée des Perses qui envahit la Grèce, la présence de contingents de certaines tribus africaines qui combattaient avec des flèches à la pointe de pierre. Le même fait a été observé dans plusieurs localités de la France, notamment au Camp de César, près de Périgueux.

Au reste, les exemples de la continuation de l'usage habituel d'instruments de pierre dans les temps d'une métallurgie complète, abondent dans les pays les plus différents. Le fait est constant dans les civilisations développées tout à fait isolément du Mexique et du Pérou. Il s'est conservé après la conquête espagnole. Torquemada vit encore les barbiers mexicains se servant de rasoirs d'obsidienne. Même aujourd'hui, les dames de certaines parties de l'Amérique du Sud ont dans leur corbeille à ouvrage, à côté des ciseaux d'acier anglais, une lame tranchante d'obsidienne qui sert à raser la laine dans certaines broderies. Si nous laissons l'Amérique pour l'ancien monde, nous trouvons en Chaldée les instruments de pierre les plus variés dans les mêmes tombeaux et les mêmes ruines, remontant aux plus anciennes époques historiques, que les outils de bronze et même que les objets de fer; les collections formées dans les fouilles du colonel Taylor et conservées au Musée Britannique, sont là pour le prouver. En Égypte, l'emploi fréquent de certains outils de pierre, souvent extrêmement grossiers, à côté des métaux, pendant les siècles les plus florissants de la civilisation, et jusqu'à une date très rapprochée de nous, est aujourd'hui parfaitement établi. C'est avec des outils de pierre que les Égyptiens exploitaient les mines de cuivre de la péninsule du Sinaï, comme l'ont établi les remarques de M. J. Keast Lord; c'est avec les mêmes outils qu'ils travaillaient dans les carrières de granit de Syène, comme j'ai pu le constater de mes propres yeux; et M. Mariette a reconnu des amoncellements de débris analogues, rejetés quand ils devenaient impropres au service, auprès de toutes les grandes excavations de l'Égypte, qu'ils avaient servi à creuser. Quant aux flèches à tête en silex, elles se rencontrent fréquemment dans les tombeaux de l'Égypte, et les pointes en abondent dans les anciens cantonnements des troupes égyptiennes au Sinaï. La Syrie a offert aussi de nombreux exemples d'armes et d'outils de pierre, même d'une exécution rudimentaire, appartenant évidemment aux âges pleinement historiques où les métaux étaient d'usage général; mais il est à remarquer qu'ils rentrent tous dans les types du couteau et de la pointe de la flèche.

Ici nous croyons nécessaire d'insister sur un point que l'on néglige souvent, à tort suivant nous: c'est la distinction à établir entre certains instruments de pierre pour les conclusions à tirer de leur découverte. Toute arme ou tout outil en pierre, ainsi que le prouvent les faits que je viens de rappeler, n'est pas nécessairement de l'âge de la pierre.

On ne peut attribuer avec une confiance absolue, à cette période du développement humain, que les stations qui présentent tout un ensemble d'outillage et de faits décelant d'une manière positive l'usage exclusif de la pierre. C'est seulement des observations faites dans ces conditions que l'on peut, en bonne critique, déduire des résultats positifs et de nature à s'imposer dans la science. Les trouvailles isolées et les dépôts qui ne renferment que certaines espèces d'armes ou d'instruments, réclament, au contraire, une grande réserve dans les appréciations, et c'est ici qu'il faut distinguer entre les objets. Je ne parle pas des outils de mineurs, dont le type est extrêmement particulier et toujours reconnaissable; il est trop évident que si l'on exploite une mine--n'y employât-on que des outils de pierre par économie ou pour pouvoir mieux attaquer une roche très dure, sur laquelle le bronze et le fer non aciéré s'émoussent--c'est que l'on connaît et travaille les métaux. Mais je n'hésite pas à dire que les découvertes exclusives de couteaux, de pointes de flèches et de lances, en quelques amas considérables qu'on les observe, n'ont aucune valeur décisive, rien qui permette d'en déterminer la date; ces objets peuvent être de toutes les époques, aussi bien d'un temps fort récent que du véritable âge de la pierre, et par conséquent ils ne prouvent rien. Et quand je me sers du mot de «couteaux,» c'est pour me conformer à la désignation généralement usitée, car je doute très fort que la plupart de ces lames de silex grossièrement détachées du nucleus aient réellement servi de couteaux, et beaucoup de celles que l'on rencontre doivent provenir des machines avec lesquelles on dépiquait le grain 107. L'arme vraiment significative et que l'on n'a pas employée depuis la fin de l'âge de pierre, ou tout au moins depuis la période de transition de la pierre aux métaux, est la hache polie. Elle marque une période, du moins en Occident, car en Chaldée on l'a trouvée plusieurs fois dans les tombeaux de l'Ancien Empire et dans les décombres des édifices d'Abou-Schahreïn. De même en Asie-Mineure, les habitants de la ville très antique dont les ruines ont été fouillées par M. Schliemann à Hissarlik, en Troade, tout en connaissant déjà l'usage des métaux, en possédant des vases, des armes et des outils de bronze, employaient encore fréquemment des instruments de pierre polie, entre autres des hachettes, dont un grand nombre ont été rendues au jour par la pioche des excavateurs. Ces exceptions ne portent pas atteinte au fait que je viens d'énoncer, dans sa généralité. Aussi est-ce à la hache de pierre que se sont attachées plus tard le plus grand nombre de superstitions, parce que son origine par le travail de l'homme était complètement oubliée.

Note 107: (retour) «Suivant M. Wilkinson, remarque M. Roulin, l'espèce de traîneau qu'emploient encore maintenant les fellahs égyptiens pour battre le grain, et qui, d'après deux passages de la Bible, était connu des Hébreux au temps d'Isaïe, aurait anciennement été armé en dessous de pointes de silex, pointes aujourd'hui remplacées par des lames de métal faisant saillie à la face inférieure et portées par des axes qui tournent à mesure que marche la machine. Ce qui est certain, c'est qu'en Italie, peu de temps avant le commencement de l'ère chrétienne, et probablement longtemps après, on avait en certaines provinces un appareil tout semblable appelé tribulum. Id fit e tabula lapidibus aut ferro asperata, c'est ainsi que le décrit Varron. Le savant agronome nous apprend de plus que dans l'Espagne citérieure on était mieux outillé, les lames tranchantes étant, dans cet appareil comme dans le traîneau égyptien, portées par des cylindres mobiles; le nom par lequel il le désigne, plostellum poenicum, semble indiquer que les Espagnols l'avaient reçu directement des Carthaginois, si supérieurs en agriculture à leurs vainqueurs, comme ceux-ci le confessèrent suffisamment quand ils firent traduire à leur usage le traité de Magnon.» (Rapport à l'Académie des Sciences sur une collection d'instruments en pierre découverts dans l'île de Java, dans le tome LXVII des Comptes-rendus.)

Depuis que M. Roulin écrivait ceci, en 1868, M. le général Loysel a trouvé une machine pareille au tribulum de Varron, généralement en usage à Madère. M. Émile Burnouf a signalé son emploi actuel dans plusieurs parties de la Grèce sous le nom d'[Grec: alônistra]. Enfin, le Musée Britannique, dans la collection Christy, en possède deux, l'une venant d'Alep et l'autre de Ténériffe. Dans tous ces exemples, la face inférieure du traîneau est armée de lames de pierre, ici en lave et là en silex.

La haute antiquité à laquelle remontaient les instruments de pierre leur fit prêter par la suite, chez un grand nombre de peuples, un caractère religieux. D'où l'usage s'en conserva dans le culte. Chez les Égyptiens, c'était avec un instrument de pierre que le paraschiste ouvrait le flanc de la momie avant de la soumettre aux opérations de l'embaumement. Chez les Juifs, la circoncision se pratiquait avec un couteau de silex. En Asie-Mineure, une pierre tranchante ou un tesson de poterie était l'outil avec lequel les Galles ou prêtres de Cybèle pratiquaient leur éviration. Dans la Chaldée, l'intention religieuse et rituelle qui faisait déposer des couteaux et des pointes de pierre dans les tombeaux de l'Ancien Empire, est attestée par les modèles de ces instruments de pierre en terre-cuite, moulés sur les originaux, qui les remplacent quelquefois. Chez les Romains on se servait, dans le culte de Jupiter Latialis, d'une hache de pierre (scena pontificalis), et il en était de même dans les rites des Féciaux. En Chine, où les métaux sont connus depuis tant de siècles, les armes en pierre, et surtout les couteaux de silex, se sont religieusement conservés. Encore de nos jours, chez les pallikares de l'Albanie, comme j'ai eu l'occasion de l'observer moi-même, c'est avec un caillou tranchant, et non avec un couteau de métal, que doit être dépouillé de ses chairs l'os de l'omoplate de mouton, dans les fibres duquel ils croient lire les secrets de l'avenir.

1Musée du Louvre, collection Campana.

A côté de cette conservation rituelle de l'usage de certains instruments de pierre dans les cérémonies religieuses, il faut signaler en terminant les idées superstitieuses qui s'appliquèrent aux pointes de flèches en pierre et aux haches polies qu'on découvrait dans le sol, une fois que la tradition de leur origine fut perdue. Chez la plupart des peuples du monde antique, dans les siècles voisins de l'ère chrétienne, on les recueillait précieusement, et on leur attribuait mille propriétés merveilleuses et magiques, croyant qu'elles tombaient du ciel avec la foudre. Au témoignage de Pline, on distinguait les cerauniae, qui, d'après sa description même, sont des pointes de flèches, et les betuli, qui sont des haches. On possède des colliers d'or étrusques auxquels sont appendues, en guise d'amulettes, des pointes de flèches en silex. Au même caractère talismanique attaché à cette classe d'objets doivent être attribuées les inscriptions gnostiques et cabalistiques du iiiee ou ive siècle de notre ère, gravées sur quelques haches de pierre polie découvertes en Grèce; elles y ont été ajoutées quand ces haches ont servi d'amulettes portées pour se préserver des mauvaises influences ou ont été employées à des usages religieux. Ainsi, sur l'une des haches en question, l'on a gravé l'image consacrée du dieu Mithra frappant le taureau, d'où l'on doit conclure qu'elle était conservée dans quelque Mithræum pour y jouer le rôle de la pierre sainte, de laquelle on tirait chaque année, au solstice d'hiver, l'étincelle du feu nouveau, personnification du dieu lui-même. Les croyances superstitieuses sur les prétendues pierres de foudre sont demeurées en vigueur, même parmi les savants, jusqu'au xvie siècle, et ce n'est qu'au xviiie siècle qu'elles ont été complètement déracinées dans l'Europe éclairée. Dans beaucoup de pays, comme en Italie, en Alsace et en Grèce, elles subsistent encore chez les habitants des campagnes.

1Musée d'Athènes.

§ 5.--LES INVENTEURS DE LA MÉTALLURGIE.

Essayons maintenant de pénétrer dans le mystère des siècles antérieurs à toute histoire, et de chercher chez laquelle des races humaines a dû prendre naissance l'art de la métallurgie. Recherchons du moins le plus antique et le plus fécond des trois foyers que nous avons indiqués plus haut, celui dont l'influence a rayonné sur toute l'Asie antérieure et de là sur l'Europe, celui que la Bible personnifie dans la figure de Thoubalqaïn.

Pour cette étude, les vestiges matériels qu'étudie l'archéologue ne peuvent plus nous guider. Du moins, nous ne pouvons leur demander que la constatation d'un fait, mais d'un fait capital par son importance, et qui détermine à la fois l'existence nécessaire d'un point de départ commun pour le travail des métaux dans toute la région qu'il embrasse, l'unité de la source où les races 'hamitiques ou kouschites et sémitiques--si tant est qu'on ne doive pas les voir se réunir en un seul tronc quand on remonte dans une certaine antiquité--et la race aryenne, ont également puisé les principes de cet art indispensable à la civilisation, et les limites jusqu'où se sont étendus les courants partis de cette source, qui permet enfin d'établir où commence l'action des autres centres, absolument indépendants, de métallurgie primitive. Ce fait est celui de l'unité de composition du bronze, où l'étain entre, par rapport au cuivre, dans la proportion de 10 à 15 p. 100, unité trop absolue pour n'être pas le résultat d'une même invention, propagée de proche en proche sur un domaine dont M. de Rougemont a très bien établi les limites géographiques. «Vers l'orient, dit-il, elles passent à l'est du Tigre, ou plutôt des montagnes de la Médie et de la Perse propre. Du fond du Golfe Persique, elles se dirigent vers la presqu'île du Sinaï, et traversent l'Afrique de Syène par les oasis de la Libye et de la Mauritanie. L'Océan Atlantique borne à l'occident notre empire du bronze et l'Europe. Au nord, la frontière, partant des Orcades, passe par l'extrémité sud de la Norwége et le centre de la Suède. Plus loin commencent les hésitations et les incertitudes; nous laissons à notre gauche les peuples finnois, sauf ceux de la Livonie, connus par leurs ouvrages en cuivre, étain ou zinc, mais nous ne savons si nous devons faire entrer dans notre empire les races lithuanienne et slave, ou remonter l'Oder et gagner par les monts de la Hongrie et de la Transylvanie les rives du Pont-Euxin, d'où nous reviendrions par le Caucase à notre point de départ, si les Tchoudes ne nous arrêtaient pas en chemin. Ils nous obligent, par leur métallurgie et par l'alliage de leurs bronzes, à faire passer nos frontières par le coeur de la Sibérie, où nous nous trouvons en présence de l'industrie chinoise.» Le tableau est cependant encore incomplet, car il faut ajouter à ce vaste empire l'Inde, dont l'histoire métallurgique reste encore à faire, mais où nous trouvons le double travail du fer et du bronze aux proportions d'alliage typiques, florissant dès une époque extrêmement ancienne et antérieure même à l'établissement des Aryas; car les hymnes védiques montrent les populations que conquéraient et refoulaient les tribus aryennes, comme en pleine possession de ces deux métaux, aussi bien que les Aryas eux-mêmes.

1Nous complétons ici l'enseignement par les yeux, d'archéologie préhistorique, résultant des figures que nous avons données d'antiquités des principales époques de l'âge de pierre. Nous le faisons en insérant dans ce chapitre, qui traite des origines de la métallurgie, des représentations des principaux types d'armes, d'instruments et de parures caractéristiques de l'âge du bronze en Occident, représentations que nous empruntons à l'ouvrage de sir John Lubbock sur L'homme préhistorique.

On a pris l'habitude d'appliquer le nom assez peu satisfaisant de celts--du mot douteux, de basse latinité, celtis «ciseau»--aux hachettes de bronze qui se trouvent en grand nombre dans nos pays et qui ont dû servir à des usages assez variés, comme armes et comme instruments de métiers. Les spécimens que nous en plaçons sous les yeux du lecteur, de manière à lui faire connaître les trois types principaux que l'on rencontre d'ordinaire de ces objets, proviennent d'Angleterre et d'Irlande.

En attachant ainsi une importance de premier ordre au fait de l'unité de composition du bronze, et en le considérant comme le fait caractéristique du rayonnement du foyer de métallurgie auquel se rapporte la tradition de la Genèse, je n'ai en aucune façon l'intention d'insister outre mesure sur la distinction chronologique de l'âge du bronze et de l'âge du fer. On l'a d'abord beaucoup trop exagérée, d'après les faits particuliers du nord scandinave, et elle tend plutôt à s'effacer. Dans le plus grand nombre des pays, les deux métaux furent connus en même temps, et ce furent les circonstances locales, facilitant davantage le travail du bronze, qui le firent d'abord prédominer chez certains peuples, tandis que la fabrication du fer se développait de préférence chez d'autres dès une extrême antiquité. Au foyer même, dans la race où nous serons conduits à placer les premiers forgerons du monde antique, les deux inventions du bronze et du fer durent se succéder très rapidement, naître presque en même temps chez des tribus voisines; et quand la tradition biblique les fait contemporaines, elle fournit un indice dont il faut tenir grand compte, que nous verrons d'ailleurs se rattacher à toute une série d'indices parallèles. Le travail des deux métaux découle de la même source; c'est seulement dans leur marche vers des régions lointaines que les courants en sont devenus divergents et ont présenté, par suite de circonstances qu'il nous est le plus souvent presque impossible d'apprécier, des phases de succession bien tranchées. Mais les faits relatifs à la métallurgie du fer ne nous offrent rien d'aussi positif, d'aussi palpable et d'aussi significatif, pour déterminer l'unité du premier foyer commun, que celui du même alliage pour former le bronze.

C'est aux traditions en grande partie mythiques que les peuples de l'ancien monde ont conservées sur l'existence de leurs premiers ancêtres, que nous devons nous adresser pour essayer de remonter à ce centre primitif d'invention dont nous venons de mesurer l'action sur la carte. La recherche est périlleuse et pleine de difficultés; mais la voie a déjà été tracée par le regrettable baron d'Eckstein, dont l'esprit pénétrant et sagace a su projeter des vues hardies et ingénieuses dans les ténèbres qui environnent les origines de l'Asie avant le développement des nations aryennes et sémitiques, et reconnaître plus d'un vestige de ces civilisations prodigieusement antiques dont le problème attirait son imagination d'un attrait invincible. «On peut, disait-il, appliquer aux antiquités les plus reculées de l'espèce humaine le même genre de travaux que l'on applique aux antiquités du globe. Cuvier a pu exhumer les débris d'un monde animal, Brongniart a pu ressusciter une flore gigantesque, Élie de Beaumont a pu découvrir les assises de la terre, tous ont pu signaler la succession des êtres organiques, leur conformité avec la succession des masses élémentaires, la série des catastrophes des premiers, leur conformité avec la série des révolutions des autres. Il est possible de révéler aussi la filiation des grandes races des peuples primitifs, d'exhumer leurs reliques, non pas dans l'état fossile de leurs ossements, mais en creusant jusqu'aux fondements d'un antique sol social, mais en découvrant les strates de leurs établissements religieux, les couches de leurs institutions civiles et politiques qui y correspondent. D'autres races d'hommes, de souche comparativement nouvelle, ont hérité de leurs travaux, ont profité de leur expérience, métamorphosant leur héritage, y versant la sève d'une vie nouvelle.»

Il y a vingt-cinq ans, dès 1854, avant que les travaux et les découvertes de l'archéologie préhistorique l'eussent posé d'une manière impérieuse et eussent donné l'éveil à tous les esprits sur son importance, le baron d'Eckstein, à l'aide principalement des traditions aryennes, avait scruté le problème des origines de la métallurgie, et indiqué avec une sûreté divinatrice les lieux et la race où il fallait en chercher la solution. Voici ce qu'il écrivait alors 108:

Note 108: (retour) Athénæum français du 19 août 1854.

«Il y a des peuples qui adorent les dieux de l'abîme dans leur rapport avec la fécondité du sol, avec les produits de l'agriculture, comme les races pélasgiques, etc.; il y en a d'autres qui les adorent sous un point de vue différent, puisqu'ils rendent exclusivement hommage aux splendeurs d'un monde métallurgique, rattachent cette adoration à des cultes magiques, à des superstitions talismaniques; peuples et cultes sans parenté avec les Kouschites, avec les Phéniciens, avec les Égyptiens, avec les Kénânéens, avec les grandes branches des familles 'hamitiques. Faut-il les placer parmi les ancêtres mythiques des races aryennes, des familles de peuples indo-européens? Pas plus qu'on ne peut les incorporer aux croyances des tribus sémitiques. Le culte de ces dieux de la métallurgie, le cortége de génies, d'êtres fantastiques, souvent grotesques, où se dessinent les physionomies parfois très caractérisées de certaines races de peuples, tout cela se trouve fréquemment mêlé aux traditions d'un vieux monde, d'un monde dont les races aryenne et sémitique ont gardé le souvenir, mais partout de manière à faire voir que ces dieux redoutés, haïs ou méprisés, ne sont pas de la même souche que les peuples qui ne leur vouent aucune adoration, qui les tiennent même en très mince estime. Il faut donc regarder autour de soi pour découvrir des tribus qui aient sincèrement adoré les dieux de la métallurgie, qui les aient considérés comme les grands dieux dont elles prétendaient tirer leur origine.

«Sur cette route de nos investigations, nous abordons forcément une série importante de peuples; nous nous trouvons en face des traditions et des croyances particulières aux tribus turques, mongoles, tongouses, exploratrices de la chaîne de l'Altaï dans la nuit des âges; nous heurtons du même coup les tribus finnoises depuis les vallées de l'Oural jusqu'aux régions extrêmes du nord de la Scandinavie, races anciennement refoulées par les peuples d'origine aryenne, hordes peut-être originellement parentes d'autres peuples, de peuples postérieurement compris dans l'agglomération des tribus thibétaines, de tous les indigènes des vallées du Lahdac et du Baltistan, dont les traces se laissent poursuivre à travers les gorges du Paropanisus, vers les montagnes de l'Hazarajat. Il est probable que les indigènes des vallées, du Belour, que les tribus des coins reculés du Wakhan et du Tokharestan appartenaient, en principe, à la même famille d'hommes qui ont eu l'initiative des découvertes de tous les arts métallurgiques. Forcées de travailler pour le compte des Çoûdras ou des Kouschites du voisinage des régions aryennes, elles changèrent de tyrans en passant du joug kouschite sous le joug des races aryennes. De fortes analogies plaident en faveur de l'hypothèse que plusieurs des races établies dans le Caucase, que, notamment, les descendants de Meschech et de Thoubal, que les Chalybes, les Tibaréniens, les Mossynoeques de l'antiquité sont des tronçons dispersés de la même souche de peuples.»

L'unité ethnique des peuples auxquels il est ici fait allusion est maintenant acquise à la science. Les admirables travaux philologiques des Rask, des Castrèn, des Max Müller et de leurs disciples, ont établi que toutes les populations diverses qui de la Finlande aux bords de l'Amour habitent le nord de l'Europe et de l'Asie, Finnois et Tchoudes, Turcs et Tartares, Mongols, Tongouses, appartiennent à une même souche et constituent une seule grande famille, dont l'unité originaire est attestée par la parenté des idiomes que parlent ces nations. Leur langage, ainsi que l'ont montré MM. Max Müller et de Bunsen, s'est immobilisé dans un état extrêmement primitif et représente une phase du développement de la parole humaine antérieure à la formation des langues à flexions, telles que les langues sémitiques et aryennes. On est donc forcé d'admettre que cette famille de nations, dont le type anthropologique révèle un mélange du sang de deux des types fondamentaux de l'espèce humaine, le blanc et le jaune, où la proportion des deux sangs varie suivant les tribus et fait prédominer tantôt l'un et tantôt l'autre, que cette famille de nations s'est séparée avant les autres du tronc commun d'où sont sortis tous les peuples qui ont un nom dans l'histoire, et, se répandant au loin la première, s'est constituée en tribus ayant une existence ethnique et distincte, dès une antiquité tellement reculée qu'on ne saurait l'apprécier en nombres. C'est là ce que l'on désigne par le nom commun de race altaïque ou ougro-japonnaise.

Mais les Altaïques n'ont pas été toujours confinés dans les régions septentrionales où nous les trouvons aujourd'hui. Si quelques-uns des rameaux de la race ont dû se répandre tout de suite au nord, et s'établir dès l'époque de leur dispersion dans l'Altaï, sur les bords du lac d'Aral et dans les vallées de l'Oural, où viennent aboutir toutes leurs traditions les plus antiques, d'autres avaient pris la route de plus heureuses régions, et n'ont été repoussés dans le nord que par le développement postérieur des races aryenne et sémitique. Les Finnois se souviennent encore, dans leurs légendes épiques, des pays méridionaux et favorisés du ciel où habitaient leurs ancêtres avant de reculer graduellement devant les nations aryennes jusqu'au fond de la Mer Baltique.

Un passage célèbre de l'historien Justin 109 dit qu'antérieurement à la puissance de toute autre nation, l'Asie des anciens, l'Asie antérieure, fut en entier possédée pendant quinze siècles par les Scythes, dont il fait le plus vieux peuple du monde, plus ancien même que les Égyptiens. Cette donnée, que Trogue-Pompée avait puisée dans les traditions asiatiques, est aujourd'hui confirmée par les découvertes de la science, et passe à l'état de vérité fondée sur des preuves solides. Le résultat le plus considérable et le plus inattendu des études assyriologiques a été la révélation du développement de populations que les anciens eussent qualifié de scythiques, et auxquelles on donne le nom un peu vague de touraniennes, populations apparentées de plus ou moins près à la race altaïque, dans toute l'Asie antérieure avant les Aryas et les Sémites, et de la part prépondérante qu'elles eurent à la naissance des premières civilisations de cette partie du monde. Les lueurs que ces études répandent sur un passé où tout était ignoré, jusqu'au déchiffrement des écritures cunéiformes, nous permettent, dès à présent d'entrevoir, par delà les migrations de Schem et de Yapheth, une vieille Asie déjà civilisée quand Aryens et Sémites menaient encore la vie de pasteurs, et une Asie exclusivement touranienne et kouschite. Nous reviendrons au chapitre suivant sur ce fait capital, et nous tenterons d'esquisser le tableau de la distribution des peuples de cette Asie primordiale.

Note 109: (retour) II, 3; cf. I, 1.

La parenté des langues n'est pas, du reste, le seul lien des populations dont nous parlons avec les Altaïques; elles ont en commun une civilisation étrange et incomplète, à la physionomie spéciale et encore mal équilibrée, civilisation qui présente les caractères de la plus extrême antiquité, et dont les traditions ont servi, aux peuples venus plus tard, de première initiation et de point de départ pour les progrès ultérieurs de leur culture. Elle se fait avant tout remarquer par le culte des esprits élémentaires, qui prend quelquefois la forme d'un grossier sabéisme, plus souvent celle de rites magiques et de l'adoration des puissances du monde souterrain, dispensatrices des richesses métalliques, par une tendance éminemment matérialiste, un défaut complet d'élévation morale, mais en même temps par un développement prématuré et vraiment surprenant de certaines connaissances, et par la disproportion qui y existe entre l'état d'avancement de certains côtés de la culture matérielle et l'état rudimentaire où demeurent certains autres.

Avec la magie, et en liaison étroite avec elle, le trait dominant des populations altaïques d'aujourd'hui et des populations touraniennes dont nous ne retrouvons plus la trace que dans les traditions et les monuments de l'Asie antique, est, comme l'a si bien indiqué le baron d'Eckstein, le développement de la métallurgie et l'existence d'un cycle de conceptions mythologiques qui se rattachent à cet art. Dans l'histoire et dans la tradition, dans la leur comme dans celle des autres peuples, ils sont par excellence les ouvriers des métaux, les adorateurs des dieux de la mine et de la forge. C'est sous leurs traits que l'imagination, des peuples qui les ont supplantés et refoulés se représentent ces dieux antiques qui président aux richesses cachées, devenus pour les nations nouvelles des génies malfaisants, gardiens jaloux de leurs trésors, comme les gnomes, les kobolds, ces peuples d'êtres souterrains à la petite taille que connaissent toutes les mythologies populaires.

Les Turcs et les Mongols placent leur berceau et leur paradis dans une vallée inconnue de l'Altaï, fermée de tous côtés par d'infranchissables montagnes riches en fer; leurs ancêtres étaient sortis de cette prison par un défilé pratiqué au moyen d'un feu intense, qui avait mis en fusion les rochers ferrugineux. Le souvenir de cette découverte du fer était célébré chez les Mongols par une fête annuelle, et c'est de leur premier forgeron que se faisait descendre Gengis-Khan. Depuis l'époque la plus ancienne où les annales chinoises parlent des tribus turques, elles signalent leur habileté pour le travail du fer.

Les Finnois, les Livoniens, les Esthoniens, et toutes les peuplades ouraliennes qui se rattachent au même groupe, ont pour industries primitives celles du forgeron et du tisserand. Les mythes métallurgiques tiennent une place très considérable dans leurs souvenirs religieux. Chez les Finnois, l'un des premiers mythes est celui de la naissance du fer; ils n'en ont pas pour le cuivre. Leur légende poétique ne mentionne à leurs origines que le fer et l'or. Leur Vulcain, Ilmarinen, fabrique d'or sa propre femme. C'est à eux que les Lithuaniens et les Slaves ont emprunté le nom du fer, et sans doute, aussi sa connaissance. Mais cette concentration des légendes métallurgiques sur le fer n'est certainement pas chez eux un fait primitif; c'est le résultat des conditions propres à leur séjour, au pays où ils ont fini par être repoussés, pays qui leur offrait le fer en abondance et ne leur fournissait plus l'occasion de maintenir les traditions antiques du travail du cuivre et du bronze, que conservaient fidèlement leurs frères de la Livonie.

En effet, c'est au groupe ougro-finnois qu'il faut rattacher cette population des Tchoudes, qui a laissé dans toute la région entre la chaîne de l'Oural et le bassin du Yénisséï les traces de son existence et de sa multiplication considérable, dans une multitude de tumulus, ainsi que de mines abandonnées depuis des siècles et de fourneaux en ruines. Cette population avait déjà disparu quand l'aurore de l'histoire, se lève pour les contrées où l'on découvre ses vestiges, et elle avait été remplacée par les Hakas, les Turcs et les Mongols, dont, les plus anciens monuments funéraires se superposent aux siens, en s'en distinguant facilement. Ses travaux de mines remontent à une haute antiquité, à en juger par l'état de pétrification des bois qu'on y trouve. Le fer se rencontre dans les tumulus et dans les anciennes galeries de mines des Tchoudes, mais il y est rare; les métaux prédominants sont le cuivre pur et le bronze à l'alliage caractéristique de 10 p. 100 d'étain. On y découvre aussi de nombreux objets en or, car les Tchoudes exploitaient également ce métal. C'est sans doute leur nom qu'Hérodote a transformé en Thyssagètes; et le père de l'histoire connaît les populations de mineurs et de métallurgistes de l'Oural, ces Arimaspes à qui la renommée populaire faisait disputer l'or aux griffons, et qui transmettaient leurs métaux précieux aux Argippéens, tribu d'un caractère sacré qui paraît avoir été en possession du privilège de fournir les chamans de tous leurs voisins de même race. Les marchands grecs, venus des colonies milésiennes du Pont-Euxin, fréquentaient le pays des Argippéens, d'où ils tiraient l'or des Arimaspes; ils s'avançaient même encore plus loin vers l'est, dans la Sibérie méridionale, entre le Tobol et l'Irtysch, jusque chez les Issédons, peuple de marchands dont les caravanes allaient chercher l'or extrait des gisements de l'Altaï. Les exploitations minières et métallurgiques de la région qui va de l'Oural à l'Altaï, et où se rencontrent les antiquités tchoudes, étaient donc en pleine activité quand écrivait Hérodote, et les richesses qu'en amenait une ligne de commerce de caravanes aboutissant à la mer Noire faisaient alors la fortune de la cité grecque d'Olbia, comme un peu plus tard celle de Panticapée. Mais ces colonies helléniques avaient succédé elles-mêmes au rôle et à la prospérité de la Colchide, plus ancien terme de la route du même commerce pour atteindre la mer, de la Colchide où Hérodote place une antique colonie égyptienne ou plutôt éthiopienne, terre classique de la toison d'or, but de la navigation des Argonautes, que les Phéniciens avaient précédé dans la fréquentation des mêmes parages. Le cycle des légendes de la toison d'or et des richesses de la Colchide fait remonter bien haut l'existence de ce commerce et des exploitations minières qui l'alimentaient.

1Ces trois spécimens sont de France et de Danemark.

La forme de ces épées et le style de leur ornementation que l'on retrouvera sur les autres objets du même âges figurés ci-après, restent invariablement les mêmes depuis l'Asie Mineure jusqu'au fond de la Scandinavie ou de l'Irlande. On a donc là les produits d'une métallurgie singulièrement une dans ses procédés, dans ses formes et dans son style, malgré la vaste étendue du territoire sur lequel elle s'est propagée. Elle représente une époque des débuts de la civilisation des peuples de l'Europe, époque où l'emploi du bronze était, sinon exclusif, du moins de beaucoup prédominant. Les débuts de cette civilisation de l'âge du bronze, importée de l'extérieur, des contrées orientales, par le commerce ou peut-être par des tribus qui faisaient le métier de métallurgistes ambulants, comme encore aujourd'hui les Tziganes dans les pays danubiens, les débuts de cette civilisation ont dû être à peu près synchroniques dans la majeure partie de l'Europe. Mais sa durée a été très variable suivant les pays. En Grèce elle finissait à l'époque de la composition des poèmes homériques. En Italie aussi, elle a fait place de bonne heure à une civilisation plus perfectionnée. Dans la Gaule, son abandon correspond à l'établissement des Gaulois proprement dits. Dans la Scandinavie, au contraire, l'âge du bronze et sa civilisation propre se sont prolongés jusque dans les environs de l'ère chrétienne.

Tout semble indiquer actuellement à la science que le berceau et le point de départ de cette métallurgie doivent être cherchés dans le nord de l'Asie-Mineure, au voisinage du Caucase, c'est-à-dire dans le pays des Tibaréniens et des Chalybes.

Au sud de l'Altaï, dans le Thian-chan, toutes les traditions conservées par les Chinois et par les écrivains musulmans nous montrent les peuplades turco-tartares, qui l'habitent de temps immémorial, adonnées depuis la plus grande antiquité à la fabrication du fer, et en ayant poussé très loin les procédés. Elles touchent aux tribus tibétaines, dont font partie les Miao-tseu de la Chine et les Sères des écrivains grecs et latins. Les Miao-tseu, nous l'avons dit tout à l'heure, travaillaient le fer antérieurement à l'arrivée de la migration chinoise, c'est-à-dire au moins vingt-cinq siècles avant Jésus-Christ. Les Sères étaient célèbres à Rome par leur fer, qui passait pour supérieur à tout autre, et qui arrivait sur les bords de l'Océan Indien à travers les immenses plateaux du Tibet.

Transportons-nous maintenant à l'extrémité méridionale de la diffusion des populations que nous appelons touraniennes, chez les Schoumers et les Akkads de la Chaldée primitive. Dans cette contrée qu'habitent deux populations d'origines différentes, dont la plus anciennement établie et civilisée est la touranienne, la non-sémitique, nous reconnaissons le siége d'une antique et florissante industrie des métaux, dont les produits, l'exemple et l'influence ont rayonné sur l'Assyrie, la Syrie et l'Arabie. Les tombeaux les plus vieux de la Chaldée, qui ne remontent pas moins haut que les sépultures égyptiennes de l'Ancien Empire, nous présentent des objets en or, en bronze et même en fer. A côté se rencontrent encore, et concurremment employés, des instruments et des armes en silex taillé et poli, têtes de flèches, haches et marteaux. Le métal le plus répandu est le bronze; c'est en bronze que sont tous les ustensiles et tous les instruments métalliques, et il restera toujours prédominant dans le bassin de l'Euphrate et du Tigre. Quant au fer, il est plus rare, et semble avoir encore le caractère d'un métal précieux par la difficulté de sa production; au lieu d'en faire des outils, on en forme des bracelets et d'autres parures grossières. Malgré cela, comme on le voit, la métallurgie est complète et ne se borne pas au bronze. Il n'en était pas de même au temps bien plus reculé, jusqu'auquel ne nous font pas remonter les monuments actuellement connus, où les Schoumers et les Akkads inventèrent les hiéroglyphes rudimentaires et primitifs d'où est sortie l'écriture cunéiforme. Parmi ces hiéroglyphes, il y a deux signes simples spéciaux pour désigner, d'une part les métaux nobles, comme l'or et l'argent, d'autre part le cuivre; mais le bronze et le fer, comme l'étain, ont leurs noms exprimés par des combinaisons complexes de caractères, de formation postérieure et secondaire. Mais si l'écriture cunéiforme paraît n'avoir reçu ses derniers développements et sa constitution définitive que dans la Chaldée même, après l'établissement des Schoumers et des Akkads dans les plaines où se réunissent l'Euphrate et le Tigre, une importante et féconde remarque de M. Oppert est de nature à faire penser qu'ils en avaient apporté les premiers éléments d'un autre séjour, d'une étape antérieure de leur migration. En effet, lorsqu'on étudie les signes constitutifs de cette écriture en essayant de remonter aux images d'objets matériels qu'ils représentaient d'abord, la nature des objets ainsi devenus des éléments graphiques semble conduire, comme lieu d'origine de l'écriture, à une autre région que la Chaldée, à une région plus septentrionale, dont la faune et la flore étaient notablement différentes, où, par exemple, ni le lion, ni aucun des grands carnassiers de race féline n'étaient connus, et où le palmier n'existait pas. Pour retrouver le berceau des premiers essais du système d'écriture des Schoumers et Akkads de la Chaldée, et de leur métallurgie, qui était déjà complète au temps de ces premiers essais, il faut donc remonter en partie la route de leur migration, la route que la Genèse fait suivre aux constructeurs de la tour de Babel, venus «de l'Orient» dans le pays de Schine'ar, la route qui aboutit à cette montagne du nord-est qui joue un si grand rôle dans les traditions chaldéennes et dans les textes cunéiformes, au double titre de point d'origine de la race humaine et de lieu de l'assemblée des dieux, et dont nous avons déjà longuement parlé dans le livre précédent 110.

Note 110: (retour) Plus haut, p. 104 et suiv.

1Provenant d'Irlande et du Danemark.

Nous sommes ainsi conduits à rapporter aux Schoumers et aux Akkads, c'est-à-dire à la primitive population touranienne, l'origine de la métallurgie de la Chaldée, et à en lier l'implantation dans cette partie du monde à celle de l'écriture cunéiforme. Il ne nous est possible, d'ailleurs, d'indiquer ici ces faits que d'une manière tout à fait sommaire, nous réservant d'y revenir avec tous les développements qu'ils réclament, dans le livre de cette histoire qui sera consacré aux annales de la Chaldée et de l'Assyrie. Nous avons encore à jeter un rapide coup-d'oeil sur un dernier rameau des vieilles populations touraniennes de l'Asie, celui de tous qui a laissé la plus grande renommée métallurgique, celui de Meschech et de Thoubal, auquel appartiennent les Tibaréniens et les Chalybes. Mais ici nous laisserons de nouveau la parole au baron d'Eckstein, qui a traité de la manière la plus heureuse cette partie du sujet.

«Thoubal, nom de tribu, nom probable de corporation, est l'équivalent des Telchines de la Grèce primitive. Nous rencontrons, au dixième chapitre de la Genèse, ce nom, qui s'applique à une race caucasienne, à celle des Tibaréniens, voisins des Chalybes, aborigènes des montagnes qui bordent le Pont-Euxin, forgeant le fer, travaillant l'airain, fameux du temps des Argonautes. Chez Ézéchiel (Ye'hezqêl), Thoubal est au nombre des tribus vassales du commerce de Tyr, cité à laquelle ils livraient l'airan de leurs montagnes. Les pierres précieuses qui portent le nom de tibaréniennes, chez Pline, témoignent encore de la gloire de Thoubal. Exploitant la chaîne des monts intermédiaires entre l'Arménie et le Caucase, ces Chalybes, ces Tibarènes, ces Mossynoeques relèvent de l'antique souche de Meschech et de Thoubal, mentionnée dans plus d'un texte de l'Ancien Testament, chantée par les Grecs dès l'âge mythique du temps des Argonautes; telles sont les tribus contre lesquelles Xénophon s'est heurté lors de son expédition assyrienne.

«Ces mêmes peuplades sont les voisines immédiates d'Aia-Colchis, la terre classique de la toison d'or. Près de là s'élève la province arménienne de Syspiritis citée par Strabon, contrée riche en mines d'or et en mines d'airain, province d'Isber ou d'Iber, comme elle est appelée dans les annales de l'Arménie. Hérodote en parle deux fois en deux passages importants; et chaque fois il y place les Saspires, sur la grande route du commerce de la Médie à la Colchide. Vers la Médie se dirige une autre route; grande artère du commerce des Indes, elle aboutit à Suse, la cité éthiopienne ou memnonienne, où arrivent les marchandises débarquées dans les ports de la Perside. Des rives de la mer Érythrée jusqu'aux rives du Pont-Euxin, il existe ainsi une communication commerciale, dont les Saspires sont les intermédiaires.

«Salués par un souvenir au passage des Argonautes, les Saspires ou les Sapires donnent leur nom au saphir des anciens, pierre dont parle Théophraste, mais qui n'est pas notre saphir. C'est le lapis-lazuli, le vaidoûrya des Indiens, ainsi appelé parce qu'il vient de «très loin» vidoûra, d'où le nom de Vidoûra donné au Belour, à la montagne dont on le tire, là où sont les sources de l'Oxus, là où est la région du paradis terrestre. Fameuses dans toute l'antiquité, célèbres en Chine, dans l'Inde, dans la Perse, dans le reste de l'Asie, les pierres de lapis-lazuli passent pour les lumières mystérieuses par excellence, illuminant le monde souterrain. Si les Saspires donnent leur nom à cette pierre dans une contrée où elle ne se trouve pas, c'est qu'ils étaient les grands agents de son commerce et qu'ils constituaient l'anneau intermédiaire de la chaîne qui rattachait aux villes du Pont-Euxin les indigènes des régions supérieures de l'Indus et de l'Oxus. Là se trouve le 'Havilah des premiers chapitres de la Genèse, les pays de Wakhan, de Badakchan, du Tokharestan, illustrés par les travaux d'une prodigieusement antique métallurgie. Wood, lors de son voyage aux sources de l'Oxus, nous a montré ces exploitations dans un état de séculaire décadence, quoique les travaux des mines de lapis-lazuli n'y chômassent pas encore. Là est le berceau de la métallurgie et de son culte.»

En effet, dans le rapide voyage que nous venons de faire au travers des populations des deux races apparentées, altaïque et touranienne, les unes qui se maintiennent encore dans les contrées septentrionales, les autres qui peuplaient dans des siècles relativement récents, et déjà pleinement historiques, une grande partie de l'Asie occidentale et en étaient les premiers occupants, dans ce rapide voyage, si nous avons trouvé partout les différents rameaux de ces deux races que l'on venait sans doute se confondre à leurs origines, exerçant de temps immémorial le travail simultané du fer et du bronze, liant leur propre naissance à celles de la métallurgie et accordant aux dieux de cet art, dans leurs mythes et dans leurs adorations, une place qu'aucune autre race n'accorde aux mêmes personnifications, nous avons pu discerner une série de rayons, qui, de toutes les extrémités du domaine où nous avons trouvé ces peuples, convergent vers un centre commun. Et ce centre, ce point d'intersection où convergent tous les rayons venus du nord, du sud, de l'est et de l'ouest, n'est autre que la région montueuse du Wakhan, du Badakchan, du Tokharestan, de la Petite-Boukharie, et du Tibet occidental, qui entoure le plateau de Pamir, c'est-à-dire le point où la science, par la comparaison des traditions de l'Inde et de la Perse avec celle des Livres Saints, détermine avec une précision rigoureuse le berceau où les grandes races de l'humanité, Toûra, comme l'appelle la tradition iranienne, aussi bien que Kousch, Schem et Yapheth, ont pris naissance et commencé à grandir côte à côte, d'où elles ont successivement envoyé leurs essaims à tous les points de l'horizon.

D'autres raisons, d'une valeur non moins décisive, nous obligent encore à y chercher le foyer premier de l'invention du travail des métaux chez les plus vieux ancêtres des nations altaïques et touraniennes.

Ici les faits relatifs au bronze prennent de nouveau une importance capitale, comme lorsqu'il s'est agi de déterminer l'étendue sur laquelle s'est propagée l'influence de ce foyer. En effet, si l'unité de la composition de l'alliage du bronze est le trait palpable et caractéristique qui permet de rattacher avec certitude à une invention commune, à celle que la tradition biblique attribue à Thoubal-qaïn, toute la métallurgie du vaste empire dont nous avons esquissé les limites, ce sont aussi les éléments dont l'alliage constitue ce métal qui peuvent servir à déterminer le lieu de son invention. Le fer se trouve presque partout en abondance à la surface du globe, et par conséquent on aurait pu presque partout commencer à le travailler et découvrir les moyens de le fondre et de le forger. Le cuivre est un peu plus rare, mais encore répandu dans un grand nombre de régions; le travail du cuivre pur, qui, dans quelques pays, a précédé l'introduction du bronze, et a été abandonné devant la supériorité du métal artificiel, a pu naître spontanément dans ces pays, comme le travail du fer dans l'Afrique centrale, avant la communication des procédés dont nous recherchons le berceau; mais ce n'est qu'après celle-ci qu'a commencé le règne de la vraie et parfaite métallurgie. Au contraire, l'étain ne se rencontre dans les couches du sol que sur un petit nombre de points nettement déterminés, et dont l'énumération est facile. Or, il tombe sous le sens que le bronze a été découvert et fabriqué, pour la première fois, dans une contrée où les gisements d'étain et de cuivre existaient à proximité les uns des autres, dans une contrée où le sol fournissait les deux minerais, et où, par conséquent, après avoir observé les défauts du cuivre pur, on pouvait avoir naturellement l'idée d'essayer le résultat que fournirait l'alliage des métaux obtenus par la fusion de ces minerais. Ce n'est que plus tard, quand les qualités du bronze étaient déjà bien connues et les meilleures proportions de son alliage fixées, qu'on s'est mis à en fabriquer là où l'on ne trouvait que le cuivre et où il fallait faire venir l'étain de grandes distances.

1De Danemark et d'Irlande.

Ceci posé, quels sont les pays où se trouve l'étain? Nous devons d'abord écarter les riches gisements de la Chine et de l'Indo-Chine, qui se trouvent en dehors de la sphère d'action de la métallurgie de Thoubal-qaïn, en dehors du monde antique. Il en est de même de l'étain de Banca, qui n'était même pas connu dans l'Inde au Ier siècle de notre ère, puisque alors, d'après le témoignage formel du Périple grec de la mer Érythrée, l'Inde, comme l'Arabie méridionale, tirait tout son étain de la Grande-Bretagne par l'intermédiaire d'Alexandrie. Qui d'ailleurs pourrait songer à chercher à Banca et à Malacca le berceau de la métallurgie de l'Asie occidentale et centrale et de l'Europe? Les mines des monts Mêwar, dans l'Inde centrale, sont aussi dans une situation trop excentrique et trop orientale; d'ailleurs le témoignage du Périple les exclut également, puisqu'il montre qu'elles n'étaient pas exploitées dans l'antiquité. Quant à celles du pays de Midian, au nord-est de la mer Rouge, récemment retrouvées par le capitaine Burton, leur production n'a jamais eu qu'une importance secondaire. En réalité, l'antiquité ne connaissait que trois grands gîtes de l'étain, florissants à des époques différentes: la Grande-Bretagne, l'Ibérie du Caucase et le Paropanisus. Écartons encore la première de ces contrées, qui ne peut pas prétendre à un caractère véritablement primitif pour l'exploitation de ses mines, et qui ne les a ouvertes que lorsque les navigateurs phéniciens ont fréquenté ses côtes. Restent les gisements de l'Ibérie caucasienne et du Paropanisus.

1Du Danemark. Il nous a paru intéressant de rapprocher cet objet, d'un travail très particulièrement fin de taille à petits éclats, du type métallique qui lui a immédiatement succédé.

Les uns et les autres ont été activement fouillés dès un temps bien plus reculé que celui des voyages des Phéniciens aux Iles Cassitérides. Dans la Géorgie actuelle, on découvre des traces d'exploitations d'un caractère extrêmement primitif dans les filons de minerai d'étain, et le silence absolu que gardent au sujet de l'extraction de ce métal, chez les Ibères, les écrivains grecs et latins de l'époque impériale et l'historien arménien Moïse de Khorène, semble indiquer que les travaux, dont les vestiges attestent un assez grand développement d'activité minière, étaient abandonnés déjà vers le temps de l'ère chrétienne. C'est de là, sans doute, que les gens de Thoubal, à l'époque de Ye'hezqêl, et les Chalybes de la tradition grecque, tiraient l'étain nécessaire à la fabrication de leurs bronzes fameux. C'est de là aussi que devait provenir celui que consommaient les travaux de civilisation de l'Iran, de la Susiane et du bassin de l'Euphrate et du Tigre, puisque nous avons constaté tout à l'heure l'importance du commerce, en grande partie métallique, que les Saspires d'Hérodote, chez qui se trouvaient ces mines, entretenaient d'un côté avec la mer Noire, de l'autre avec Suse et Babylone, par deux voies qui, une fois ouvertes et fréquentées, n'ont jamais été oubliées au travers de toutes les révolutions de l'Asie. Quant à l'étain du Paropanisus, on en a trouvé les gisements, accompagnés aussi de restes d'antiques travaux abandonnés depuis des siècles, dans le pays de Bamian, au coeur même de la chaîne de l'Hindou-Kousch, auprès des sources de l'Helmend ou Etymander, un des quatre fleuves paradisiaques des Iraniens. Ce ne peut être que de là que provenait l'étain que les habitants de la Bactriane employaient déjà dans les âges antiques auxquels remontent certaines parties des livres de Zoroastre; car il est fait mention de ce métal, et même de l'art de l'étameur, dans un de ces chapitres les plus primitifs du Vendidâd-Sadé. Nous hésiterions entre les mines de l'Ibérie et du Paropanisus pour attribuer aux unes ou aux autres l'honneur d'avoir été les premières exploitées, et d'avoir vu naître dans leur voisinage l'art de travailler les métaux, comme la science a longtemps hésité entre le Caucase et le Belourtagh; pour reconnaître dans l'un ou dans l'autre la montagne qui abrita de son ombre les familles des premiers ancêtres des grandes races humaines, si notre choix n'était pas fixé par les raisons mêmes qui ont déterminé les maîtres de l'érudition moderne à saluer, dans le Belourtagh et le plateau de Pamir, le berceau véritable d'où nous descendons tous.

En effet, si c'est à une autre race que celles de 'Ham, de Schem et de Yapheth qu'il faut attribuer les premières découvertes du travail des métaux, si ces découvertes ont été l'oeuvre d'un rameau de l'espèce humaine qui avait quitté plus tôt le berceau commun, elles ont dû avoir pour théâtre un pays encore très voisin des lieux où les pères des trois autres familles demeuraient réunis. Ni 'Ham, ni Schem, ni Yapheth n'ont inventé la métallurgie; ils n'y prétendent même pas; mais ils ont reçu la communication de ses secrets avant de s'être encore dispersés dans le monde. Car, dès que les tribus de ces trois races entrent dans la période de leurs migrations, elles sont en possession du bronze et du fer, elles savent les extraire du minerai et les travailler, et partout où elles vont elles portent cette industrie avec elles. Le groupe de peuplades 'hamitiques qui, dans une antiquité impossible à évaluer, franchit l'isthme de Suez pour venir s'établir dans la vallée du Nil, et fut le noyau de la nation égyptienne, était certainement maître des procédés d'une métallurgie complète, car il ne l'aurait certainement pas inventée dans ce pays qui ne produit pas de métaux, et où le besoin de s'assurer du moins l'exploitation des mines de cuivre du Sinaï l'obligea dès les premières dynasties à entrer dans la voie des conquêtes étrangères. S'il y a eu réellement un âge de la pierre en Égypte,--ce que je persiste à penser malgré l'autorité des savants qui le contestent,--il a été antérieur à l'établissement des fils de Miçraïm; il appartient à la population mélanienne qui paraît les y avoir précédés et dont le sang se mêla au leur, fournissant l'élément africain dont la présence est incontestable dans la nation égyptienne telle que les monuments nous la font connaître. La plus ancienne tradition des Sémites, celle que la Bible nous a conservée, place la découverte des métaux presque aux origines de l'espèce humaine, mille ans avant le déluge et la formation des trois familles des Noa'hides. Et rien, ni dans les souvenirs, ni dans les usages, ni dans les langues de la race sémitique, ne nous fait remonter à un temps où elle n'aurait pas employé les métaux. Chez les Aryas, la philologie appliquée à cet ordre de recherches que Pictet a si ingénieusement appelé «la paléontologie linguistique,» nous fait voir la métallurgie déjà constituée avant la dispersion de la race ou du moins de ses principaux rameaux, avant la séparation des nations orientales et occidentales, chez les tribus encore cantonnées sur les bords de l'Oxus.

Il n'est guère moins frappant de trouver chez les trois familles de 'Ham, de Schem et de Yapheth la même notion symbolique, qui conduit à représenter le dieu démiurge, l'ouvrier des mondes, en sa qualité de dieu forgeron, sous les traits d'un nain grotesque et difforme. Qu'il s'agisse du Pta'h de Memphis quand il est envisagé sous le point de vue spécial de démiurge, des Patèques de la Phénicie ou de son Adonis Pygmaion (le dieu qui manie le marteau), de l'Hêphaistos homérique qui cache sa difformité dans l'île de Lemnos et dont la démarche et la tournure excitent le rire des immortels, ou bien encore du Mimir des Scandinaves, nous voyons toujours reparaître le même type consacré, qui est aussi celui des kobolds, des gnomes et d'autres êtres analogues dans les mythologies populaires, et qui semble une caricature des races qui les premières ont travaillé les métaux. Il y a là une conception commune aux peuples de 'Ham, de Schem et de Yapheth, et qui doit être rangée parmi les souvenirs que ces peuples ont gardés d'avant leur séparation.

C'est maintenant, après cette suite de remarques qui nous ont ramené au pied du plateau de Pamir, que nous pouvons apprécier à sa juste valeur la tradition biblique sur l'invention des métaux, et en comprendre la signification. Thoubal-qaïn n'est pas un individu au sens où nous l'entendrions aujourd'hui; les traditions des premiers âges n'ont pas ce caractère précis, et c'est rapetisser la Bible, donner à ses récits un caractère puéril et en diminuer l'autorité, que d'envisager de cette façon les patriarches qu'elle place au début de la famille humaine. Ce n'est pas non plus un être mythique, une vieille divinité mal déguisée, une sorte de Vulcain, comme on aimerait à se le figurer dans certaine école. Thoubal-qaïn est une personnification ethnique; mais elle détermine avec une merveilleuse exactitude l'âge, la race et le lieu de l'invention placée sous son nom. Ce nom de Thoubal-qaïn établit un rapport saisissant entre lui et le rameau métallurgique par excellence parmi la race métallurgiste des Touraniens; en même temps, il est impossible de méconnaître la parenté qui le lie à celui des Telchines des plus anciennes traditions mythologiques de la Grèce. C'est encore dans le voisinage du 'Eden, c'est tout auprès des lieux où habite la famille de Scheth, celle qui deviendra la souche de 'Ham, de Schem et de Yapheth, que Thoubal-qaïn, descendant de Qaïn, se livre aux premiers travaux de son industrie, dans les lieux mêmes où le premier meurtrier est venu habiter après son crime.

Or, il n'est pas dans tout le début de la Genèse un passage d'une précision géographique plus remarquable que celui qui raconte la fuite de Qaïn sous la malédiction divine. Il se retire «à l'orient de Eden,» c'est-à-dire des hauteurs de Pamir, dans la terre de Nod ou de l'exil, de la nécessité, en dehors du sol jusque là cultivé et habité, adamah. La situation du 'Eden une fois déterminée, telle que l'impose la concordance des traditions indiennes et iraniennes avec celle de la Bible, on ne saurait douter qu'il ne s'agisse ici de la lisière du désert central de l'Asie, du désert de Gobi. Et l'on demeure stupéfait de la façon dont un souvenir aussi primitif a conservé avec exactitude le caractère distinctif, et la position réciproque de localités aussi éloignées de celles où vivaient les Israélites, de localités avec lesquelles depuis tant de siècles ils n'avaient plus aucune communication. C'est là que Qaïn bâtit la première ville, la ville de 'Hanoch. C'est là aussi que se trouve cette ville de Khotan (en sanscrit Koustana) dont les traditions, enregistrées dans des chroniques indigènes qui ont été connues des historiens chinois, remontaient beaucoup plus haut que celles d'aucune autre cité de l'Asie intérieure. Elle liait elle-même sa fondation aux mythes d'un antique dieu chthonien, à la sombre physionomie, maître des feux souterrains et des trésors métalliques, que les Musulmans n'ont pas manqué d'identifier à Qaïn. Nous en avons, d'ailleurs parlé plus haut 111, en l'envisageant déjà sous ce point de vue.

Ainsi, d'un côté Thoubal-qaïn se rattache étroitement à l'un des rameaux de la race touranienne, de l'autre le lieu de la retraite de Qaïn, tel qu'il est indiqué par la Genèse, nous conduit dans la région même où cette race s'établit d'abord et commença à se développer, dans la région où tant d'autres indices ont concordé pour nous faire chercher à la fois son berceau et celui de sa métallurgie, la première en date dans le monde. Ne devons-nous pas en conclure que ce sont les Touraniens qu'avait en vue l'auteur du récit qui forme le chapitre IV de la Genèse, quand il faisait le tableau de la descendance de Qaïn? Il n'est pas, en effet, un des traits de ce morceau qui ne s'applique d'une manière curieuse aux tribus de cette race et à leur passé primitif, tel que nous commençons à l'entrevoir. Séparés avant tous les autres du tronc commun de la descendance d'Adam, constructeurs des premières villes, inventeurs de la métallurgie et des premiers rudiments des principaux arts de la civilisation, adonnés à des rites que Yahveh réprouve, considérés avec autant de haine que de superstitieuse terreur par les populations encore à l'état pastoral qu'ils ont devancées dans la voie du progrès matériel et des inventions, mais qui restent moralement plus pures et plus élevées, tels sont les Qaïnites; tels aussi nous apparaissent à leur origine les Touraniens.

Je n'ose pas pousser plus loin ce parallèle et en tirer une conclusion formelle et affirmative, car je viens me heurter ici à des questions d'une nature particulièrement délicate, et il serait téméraire de contredire d'une manière absolue toute l'interprétation traditionnelle de quelques-unes des parties les plus importantes de la Genèse, sans apporter des preuves décisives. Je sais que cette interprétation peut être modifiée sans inconvénient pour la foi dans tout ce qui n'est pas du domaine de celle-ci, et, par exemple, personne aujourd'hui ne voudrait plus entendre les jours de la création comme le faisaient les anciens interprètes. J'ai l'intime conviction que les exégètes les plus orthodoxes et les docteurs autorisés de l'Église en viendront également un jour à considérer, d'un tout autre point de vue qu'ils ne le font encore actuellement, la question du déluge et de son universalité, qui n'est point un dogme, que le texte biblique n'impose pas d'une manière absolue, et sur laquelle plusieurs Pères ont admis la discussion.

Il est certain que les récits de la Bible débutent par des faits généraux à toute l'espèce humaine, pour se réduire ensuite aux annales d'une race particulièrement choisie par les desseins de la Providence. Ne peut-on pas faire commencer ce caractère restreint du récit plus tôt qu'on ne le fait généralement, et le reconnaître dans ce qui a trait au déluge? C'est ce qu'ont déjà soutenu des savants du plus sérieux mérite, qui sont des fils respectueux et soumis de l'Église. Je reconnais, il est vrai, que les preuves, ou, pour parler plus exactement, les inductions sur lesquelles elle s'appuie, tout en étant considérables et en tendant chaque jour à le devenir davantage, n'ont pas jusqu'à présent le caractère de la certitude qui s'impose à tous. Mais j'ai la confiance que cette manière d'entendre le texte biblique sera un jour démontrée par une masse de faits suffisante à la faire universellement accepter. Jusque-là je ne la donne que pour une hypothèse individuelle, prêt à l'abandonner si l'on me prouve que je me suis trompé. Surtout, ce que je ne voudrais à aucun prix, serait de scandaliser ceux dont je partage les croyances, et de donner le change sur mes convictions en laissant croire que je me range avec les adversaires de l'autorité des Livres Saints. Cette autorité, je la respecte, et je tiens au contraire à la défendre; mais je n'admets pas qu'elle puisse souffrir des doutes élevés, avec la réserve nécessaire en pareil cas, sur l'interprétation d'un fait historique.

1Des habitations lacustres de la Suisse.

La question de l'universalité du déluge n'est pas encore suffisamment mûre, et d'ailleurs elle est trop grave pour pouvoir être traitée incidemment et à la légère. Je me bornerai donc à faire remarquer qu'il est extrêmement difficile de concilier avec la notion de l'universalité absolue les expressions de la généalogie de la famille de Qaïn contenue dans le chapitre IV de la Genèse. C'est un morceau tout à fait à part et dont la rédaction même porte l'empreinte d'une extrême antiquité. On ne saurait y méconnaître un des plus vieux documents mis en oeuvre et insérés dans sa composition par le rédacteur du premier livre du Pentateuque, un document anté-mosaïque. Il n'a aucun lien avec l'histoire du déluge et il semble ne tenir aucun compte de cette tradition. L'idée d'une destruction générale de l'humanité, à l'exception de la famille de Noa'h, est étrangère à sa rédaction, puisque, lorsqu'il est dit de Yabal, fils de Lemech et frère de Thoubal-qaïn, qu'il fut «le père des pasteurs et de ceux qui vivent sous les tentes,» la construction de la phrase est telle qu'elle implique le présent, «ceux qui vivent» au moment où l'auteur écrit. Et il n'est pas jusqu'à la dualité de Thoubal-qaïn le forgeron et de Yabal le pasteur, qui ne paraissent se rapporter à la division qui se produisit de très bonne heure entre les tribus touraniennes, les unes adoptant avant toutes les autres races la vie sédentaire et industrielle, les autres restant fidèles aux habitudes de la vie nomade, que leurs descendants ont gardées jusqu'à nos jours dans l'Asie septentrionale.

Après cette recherche du foyer d'invention de la métallurgie et de la race qui la cultiva la première, il serait intéressant d'étudier comment les autres familles de l'humanité, particulièrement celles de Schem et de Yapheth, y furent initiées. Mais là encore il s'agit d'un sujet dont le développement et l'étude complète demanderait des volumes, sur lequel les documents et les recherches déjà faites sont trop insuffisants pour permettre autre chose qu'un demi-jour incertain et souvent trompeur. Je veux parler de l'histoire, enveloppée de fables, de ces corporations à la fois industrielles et sacrées, qui apparaissent dans les plus lointains souvenirs des populations aryennes et sémitiques comme les instituteurs, de nature à demi divine, qui leur ont communiqué les arts de la civilisation. Ne pouvant qu'indiquer ici cet ordre d'études à poursuivre, sans avoir la prétention de l'approfondir en quelques pages--qui n'ont pas même le caractère d'une dissertation purement scientifique--je laisserai une dernière fois la parole au baron d'Eckstein, qui a esquissé sous une forme rapide et ingénieuse les principaux traits de la physionomie et du rôle des antiques corporations civilisatrices, envisagées au point de vue spécial des traditions de la race aryenne.

«D'une part sont les races au culte magique qui ont adoré les dieux de la métallurgie; d'autre part se trouvent certaines corporations au cachet mythique qui ont dirigé leurs travaux, qui ont fonctionné comme leurs pontifes, confréries sacerdotales traditionnellement illustres. Les Vêdas, le Zend-Avesta, la mythologie des Thraces, celle des Pélasges, celle des Celtes, celle des Germains, regorgent du souvenir de ces affiliations de dieux ouvriers, au caractère douteux, pareil au génie des [Grec: saimones] de l'antiquité classique. Inventeurs, instructeurs, magiciens, bienfaiteurs et malfaiteurs tout ensemble, quand l'image de ces corporations s'efface, elles demeurent gravées comme puissances néfastes dans la mémoire des hommes.

Telles sont les confréries de dieux subalternes, de Telchines, d'Idéens, de Dactyles, etc., qui ressortent évidemment de peuples d'une culture avancée, quelquefois étrangers à la race des mineurs qu'elles disciplinent; elles ont dû puissamment influer sur les commencements de la civilisation des races aryennes. Étrangères aux Aryens et intermédiaires entre eux et les peuples de mineurs, elles ont initié les premiers à la vie agricole; elles leur ont fait franchir le passage de la vie nomade ou pastorale; elles ont ainsi influé sur les croyances originelles des tribus aryennes. Il en est résulté que des conceptions tout à fait en dehors de l'esprit des races aryennes, que des conceptions qui ne furent pas le produit spontané de leur génie se trouvent néanmoins amalgamées avec le fond de leurs croyances. Par là le Tvaschtar des Aryens, le dieu «ouvrier» des mondes, se vit identifié à un dieu phallique, à un dieu «générateur» du monde, à un Savitar, qui lui était en principe radicalement étranger. Quoique dirigeant les travaux de l'industrie humaine, les confréries religieuses dont nous parlons n'adoraient pas un dieu personnel et libre, ne saluaient pas le dieu des pères de la race aryenne, ne reconnaissaient pas un ouvrier des mondes; leur divinité suprême était tout à fait impersonnelle, s'identifiant à la nature plastique et primordiale, nature en laquelle elle s'engendrait, en y opérant ses métamorphoses comme âme du monde.

1Des palafittes des lacs de la Suisse.

«Il y eut une fin à cette primitive influence des confréries civilisatrices; il y eut une éclipse de ces races d'hommes plus avancés en culture que les pasteurs de la race aryenne et de la race sémitique: la haine succéda aux souvenirs de la reconnaissance. Ce sont surtout les Aryas de la Bactriane, ce sont tout autant les Aryas de souche brâhmanique, les envahisseurs de l'Inde, qui se reconnaissent à leur aversion pour les corporations néfastes, pour les soutiens des dieux serpents, pour les pontifes des rois qui ont le dragon enflammé pour emblème, cet Azdehak de l'Afghanistan et de la Médie anté-iranienne, ce type de la royauté des dragons, des mythiques Aztahaks, comme disent les Arméniens, des Astyages, comme disent les Grecs. Partout où se présentent les dieux aryens, leurs héros, leurs pontifes, leurs guerriers, leurs pasteurs, leurs laboureurs, ils portent un défi aux dieux serpents et aux hommes serpents; ils combattent ces voleurs, ces marchands, ces fils de l'Hermès Chthonios, du dieu des routes, ils les poursuivent dans les trois mondes, ils les expulsent des cieux et de l'atmosphère; pour les exterminer, ils descendent jusqu'aux abîmes. La race noble des Aryens vient au secours de ses dieux, les nourrissant à l'autel pendant qu'ils luttent pour son bonheur. Les dieux aryens ouvrent à leur peuple la route des pays de la conquête, dérivent le cours des fleuves, les font librement traverser aux Aryas depuis leur issue des montagnes, fleuves qui sont les sapta saindhavah, les sept rivières de l'Indus, arrosant le territoire du même nom, le même que le Hapta heanda de la géographie du Zend-Avesta. Tous les hymnes des Vêdas sont remplis par ce thème, qui se reproduit également dans les traditions du Zend-Avesta.

«Veut-on approfondir le double aspect sous lequel se présentent ces corporations de Telchines, de Dactyles, etc., chez les races aryennes de l'Asie et chez celles de l'Occident sans exception? On doit consulter le beau travail de M. Kuhn, qui traite ce sujet à fond, et la savante monographie sur les Ribhous, de M. Nève, qui présente l'autre face du même sujet.»


§ 6.--L'ARCHÉOLOGIE PRÉHISTORIQUE ET LA BIBLE.

Existe-t-il accord ou contradiction entre les données de la tradition biblique, corroborée par les souvenirs universels de l'humanité, et les faits positifs qui se sont inscrits dans les couches supérieures de l'écorce du globe, ou qui résultent des observations sur les vestiges de l'âge de la pierre polie?

Remarquons-le d'abord, car on n'y songe généralement pas assez, le récit biblique et les découvertes de la science moderne sur l'homme paléontologique n'ont et ne peuvent avoir que très peu de points de contact. L'histoire des âges primitifs de l'homme y est considérée par deux côtés tout à fait différents. La Bible a principalement en vue les faits de l'ordre moral, d'où peut sortir un enseignement religieux; la paléontologie humaine et l'archéologie préhistorique, par suite de la nature même des seuls documents qu'elles puissent interroger, embrassent exclusivement les faits de l'ordre matériel. Les deux domaines de la foi et de la science, comme partout ailleurs, se côtoient sans se confondre. Il faut donc répéter les sages et judicieuses paroles de M. l'abbé Lambert dans son intéressante thèse sur le Déluge mosaïque:

«La science ne doit pas demander à l'auteur inspiré raison de tout ce qu'elle découvre ou de ce qu'elle croit découvrir dans l'univers matériel qu'elle étudie. Tout ce qu'on peut raisonnablement demander de lui, c'est que les faits avérés par la science ne soient pas en contradiction avec son récit. Aussi il n'est pas nécessaire de démontrer rigoureusement leur accord avec le texte sacré; il suffit de prouver que l'opposition et l'incompatibilité entre les faits et la parole divine n'existent pas, qu'il n'y a rien dans le récit de contraire à la vérité scientifique et à la raison, et que les découvertes de la science peuvent se placer sans danger dans les vides de la tradition mosaïque.»

Eh bien, je le dis avec une profonde conviction, que chaque pas nouveau dans ces études n'a fait que corroborer, si l'on prend les faits établis scientifiquement par la paléontologie humaine en eux-mêmes, dans leur simplicité, en dehors des conclusions téméraires que certains savants en ont tirées d'après des systèmes préconçus, mais qui n'en découlent pas nécessairement; si l'on examine en même temps le récit de la Bible avec la largeur d'exégèse historique que la plus sévère orthodoxie admet sans hésiter et que repoussent seuls ceux qui veulent à tout prix détruire l'autorité des Livres Saints; la contradiction n'existe aucunement. Mais comme on a essayé de l'établir avec une persistance marquée dans la plupart des livres consacrés à l'exposé des découvertes de la nouvelle science de l'archéologie préhistorique, il est du devoir de l'historien de s'y arrêter et de consacrer un examen approfondi aux trois questions sur lesquelles pourraient exister des difficultés de quelque gravité, à celles où certaine école a prétendu trouver la Bible démentie par les découvertes sur l'homme fossile. Ces trois questions: l'antiquité de l'homme, la condition sauvage et misérable des premiers humains dont on découvre les vestiges, enfin l'absence de traces géologiques du déluge.

L'ancienneté de l'homme. Sans doute, les faits actuellement acquis et certains prouvent une antiquité de l'homme sur la terre beaucoup plus grande que celle que pendant longtemps on avait cru pouvoir conclure d'une interprétation inexacte et trop étroite du récit biblique. Mais si l'interprétation historique, toujours susceptible de modification et sur laquelle l'Église ne prononce pas doctrinalement, ne doit pas être maintenue telle qu'on l'admettait généralement, le récit lui-même en voit-il son autorité le moins du monde ébranlée? Se trouve-t-il contredit en quelque point? Aucunement, car la Bible ne donne point de date formelle pour la création de l'homme.

Un des plus grands érudits de notre siècle dans les études orientales, qui était en même temps un grand chrétien. Silvestre de Sacy, avait l'habitude de dire: «Il n'y a pas de chronologie biblique.» Le savant et vénérable ecclésiastique qui était dernièrement encore l'oracle de l'exégèse sacrée dans notre pays, l'abbé Le Hir, disait aussi: «La chronologie biblique flotte indécise: c'est aux sciences humaines qu'il appartient de retrouver la date de la création de notre espèce.» Les calculs que l'on avait essayé de faire d'après la Bible reposent en effet uniquement sur la généalogie des Patriarches depuis Adam jusqu'à Abraham et sur les indications relatives à la durée de la vie de chacun d'eux. Mais d'abord le premier élément d'une chronologie réelle et scientifique fait absolument défaut; on n'a aucun élément pour déterminer la mesure du temps au moyen de laquelle est comptée la vie des Patriarches, et rien au monde n'est plus vague que le mot d'année, quand on n'en a pas l'explication précise.

D'ailleurs, entre les différentes versions de la Bible, entre le texte hébreu et celui des Septante, dont l'autorité est égale, il y a dans les générations entre Adam et Noa'h et aussi entre Noa'h et Abraham, et dans les chiffres d'années de vie, de telles différences que les interprètes ont pu arriver à des calculs qui s'éloignent les uns des autres de deux mille ans, suivant la version qu'ils ont préféré prendre pour guide. Dans le texte tel qu'il est parvenu jusqu'à nous les chiffres n'ont donc aucun caractère certain; ils ont subi des altérations qui les ont rendus discordants et dont on ne peut pas apprécier l'étendue, altérations qui, du reste, ne doivent en rien troubler la conscience du chrétien, car on ne saurait confondre la copie plus ou moins exacte d'un chiffre avec l'inspiration divine qui a dicté la Sainte Écriture pour éclairer l'homme sur son origine, sa voie, ses devoirs et sa fin. Et même en dehors du manque de certitude sur la leçon première des chiffres donnés par la Bible pour l'existence de chacun des Patriarches antédiluviens et postdiluviens, la généalogie de ces Patriarches ne peut guère être considérée par une bonne critique comme présentant un autre caractère que les généalogies habituellement conservées dans les souvenirs des peuples sémitiques, les généalogies arabes par exemple, qui s'attachent à établir la filiation directe au moyen de ses personnages les plus saillants, en omettant bien des degrés intermédiaires.

C'est pour ces raisons décisives qu'il n'y a pas en réalité de chronologie biblique, partant point de contradiction entre cette chronologie et les découvertes de la science. Quelque haute que soit la date à laquelle les recherches sur l'homme fossile devront un jour faire remonter l'existence de l'espèce humaine,--aussi bien que les monuments égyptiens, impossibles à resserrer dès à présent dans le chiffre de quatre mille ans, autrefois généralement accepté--le récit des Livres Saints n'en sera ni ébranlé ni contredit, puisqu'il n'assigne pas d'époque positive à la création de l'homme. La seule chose que la Bible dise d'une manière formelle, c'est que l'homme est comparativement récent sur la terre, et ceci, les découvertes de la science, au lieu de le démentir, le confirment de la manière la plus éclatantes. Quelle que soit la durée du temps qui s'est écoulé depuis la formation des couches pliocènes jusqu'à nos jours, cette durée est bien courte à côté des immenses périodes qui la précèdent dans la formation de l'écorce terrestre. L'échelle des dépôts géologiques ne compte en effet, depuis lors, que trois groupes de terrains, tandis qu'elle nous montre antérieurement trente grands groupes de terrains fossilifères, dont chacun a demandé des milliers de siècles pour se former, et cela sans compter les roches primitives ignées, qui se sont constituées auparavant et ont servi de base aux terrains de sédiment.

Mais, si nous reconnaissons que la foi n'apporte aucune entrave à la plus grande liberté des spéculations scientifiques sur l'antiquité de l'homme, ajoutons que la science, tout en grandissant de beaucoup cette antiquité, n'est pas encore en mesure, dans l'état actuel, de l'évaluer par des chiffres. Nous ne possédons aucun chronomètre pour déterminer, même approximativement, la durée des siècles et des milliers d'années qui se sont écoulés depuis les premiers hommes dont on retrouve les vestiges dans les couches tertiaires. Nous sommes, en effet, en présence de phénomènes d'affaissement et de soulèvement dont rien ne peut nous laisser même soupçonner le plus ou moins de lenteur; car on connaît des phénomènes du même genre qui se sont accomplis tout à fait brusquement, et d'autres qui se produisent d'une manière si graduelle et si insensible, que le changement n'est pas d'un mètre en plusieurs siècles. Quant aux dépôts de sédiment, leur formation a pu être également précipitée ou ralentie par les causes les plus diverses, sans que nous puissions les apprécier. Rien, même dans l'état actuel du monde, n'est plus variable de sa nature, par une multitude d'influences extérieures, que la rapidité plus ou moins grande des alluvions fluviales, telles que sont les dépôts de l'époque quaternaire. Et, de plus, les faits de cette époque ou des temps antérieurs ne sauraient être mesurés à la même échelle que ceux de la période actuelle, car leurs causes avaient alors des proportions qu'elles n'ont plus. Aussi, les calculs chiffrés d'après un progrès d'alluvion supposé toujours égal et régulier, ou d'après d'autres données aussi incertaines, que des savants à l'imagination trop vive ont tenté de faire pour établir le temps écoulé entre l'enfouissement des plus anciens vestiges de l'homme fossile et notre époque ne sont-ils en réalité que des hypothèses sans base, des fantaisies capricieuses. La date de l'apparition de l'espèce humaine, d'après la géologie, est encore dans l'inconnu, et y demeurera probablement toujours.

État misérable de l'humanité primitive. Ici encore la contradiction entre le récit mosaïque et les découvertes de l'archéologie préhistorique nous est impossible à trouver. Les écrivains qui ont prétendu l'établir étaient peu au courant des croyances chrétiennes et n'ont oublié qu'une chose, le dogme de la déchéance. Ils ont cru que l'état misérable de la vie des sauvages de l'époque quaternaire démentait la vie heureuse et sans nuages du 'Eden, l'état de perfection absolue, dans lequel le premier homme était sorti des mains du Créateur. C'était ne pas tenir compte de l'abîme que creuse, entre la vie édénique de nos premiers pères et ces générations humaines, quelque antiques qu'elles soient, la première désobéissance, la faute originelle, qui changea la condition de l'homme, en le condamnant au travail pénible et à la douleur.

Rien de plus instructif, au contraire, pour le chrétien qui le regarde à la lueur de la tradition sacrée, que le spectacle fourni par les découvertes de la géologie et de la paléontologie dans les terrains tertiaires et quaternaires. La condamnation prononcée par la colère divine est empreinte d'une manière saisissante dans la vie si dure et si difficile que menaient alors les premières tribus humaines éparses sur la surface de la terre, au milieu des dernières convulsions de la nature et à côté des formidables animaux contre lesquels il leur fallait à chaque instant défendre leur existence. Il semble que le poids de cette condamnation pesât alors sur notre race plus lourdement qu'il n'a fait depuis. Et lorsque la science nous montre, bientôt après les premiers hommes qui vinrent dans nos contrées, des phénomènes sans exemple depuis, tels que ceux de la première période glaciaire, on est naturellement amené à se souvenir que la tradition antique de la Perse, pleinement conforme aux données bibliques au sujet de la déchéance de l'humanité par la faute de son premier auteur, range au premier rang, parmi les châtiments qui suivirent cette faute, en même temps que la mort et les maladies, l'apparition d'un froid intense et permanent que l'homme pouvait à peine supporter, et qui rendait une grande partie de la terre inhabitable 112. Une tradition semblable existe aussi dans un des chants de l'Edda des Scandinaves, la Voluspa.

Note 112: (retour) Vendidâd-Sadé, chap. Ier.

N'exagérons pas, du reste, les couleurs du tableau, comme on est trop souvent porté à le faire. Si les données paléontologiques révèlent de dures et misérables conditions d'existence, elles ne montrent pas l'espèce humaine dans un état d'abjection. Bien au contraire, l'homme des temps géologiques, et surtout celui de l'âge quaternaire, parce que c'est celui que nous connaissons le mieux, se montre en possession des facultés qui sont le privilège des fils d'Adam. Il a de hautes aspirations, des instincts de beau qui contrastent avec sa vie sauvage. Il croit à l'existence future. C'est déjà l'être pensant et créateur; et l'abîme infranchissable que l'essence immatérielle de son âme établit entre lui et les animaux qui s'en rapprochent le plus par leur organisation, est déjà aussi large qu'il sera jamais. Vainement on a cherché dans les couches de la terre l'homme pithécoïde, cette chimère caressée par certains esprits qu'un orgueil bizarre et étrangement placé égare au point de leur faire préférer admettre d'avoir eu un gorille ou un maki pour ancêtre, plutôt que d'accepter le dogme de la faute originelle. On ne l'a jamais trouvé et on ne le trouvera jamais.

Aussi bien, n'oublions pas que l'on n'a encore retrouvé les traces que de tribus clair-semées, qui s'étaient lancées au milieu des déserts, vivant du produit de leur chasse et de leur pêche, à une énorme distance du berceau premier autour duquel devait se concentrer encore le noyau principal des descendants du couple originaire. Aussi, de ce que ces premiers coureurs aventureux des solitudes du vaste monde--wide, wide world, comme disent nos voisins d'outre-Manche--ne pratiquaient pas l'agriculture et n'avaient pas avec eux d'animaux domestiques, on ne peut pas en conclure d'une manière absolue qu'un certain degré rudimentaire de vie agricole et pastorale n'existait pas déjà dans le groupe plus compacte et naturellement plus avancé qui n'avait pas quitté ses primitives demeures. Donc, pas de démenti formel du récit de la Bible, qui montre Qaïn et Habel, l'un agriculteur et l'autre pasteur, dans le voisinage du 'Eden, dès la seconde génération de l'humanité. Prétendre que ce démenti résulte des faits constatés dans l'Europe occidentale et en Amérique, serait commettre la même erreur que l'individu qui voudrait confondre la vie des coureurs des bois du Canada avec celle des agriculteurs qui entourent Québec et Montréal.

Hors ce point, la vie des hommes dont les terrains quaternaires ont conservé les vestiges n'est-elle pas, même dans ses détails, celle que le récit de la Bible attribue aux premières générations humaines après la sortie du paradis terrestre? Ils n'avaient pour couvrir leur nudité contre les intempéries des saisons que les peaux des animaux qu'ils parvenaient à tuer; c'est ce que la Genèse dit formellement d'Adam et de 'Havah. Ils n'avaient pour armes et pour instruments que des pierres grossièrement taillées; la Bible place celui qui, le premier, forgea les métaux, six générations après Adam, et l'on sait combien de siècles représentent dans le récit biblique ces générations antédiluviennes. Les faits colligés par l'archéologie préhistorique prouvent que le progrès de la civilisation matérielle est l'oeuvre propre de l'homme et le résultat d'inventions successives; notre tradition sacrée ne fait pas des arts de la civilisation, comme les cosmogonies du paganisme, un enseignement du ciel révélé à l'humanité par une voie surnaturelle; elle les présente comme des inventions purement humaines dont elle nomme les auteurs, et elle montre à nos regards le progrès graduel de notre espèce comme l'oeuvre des mains libres de l'homme, qui accomplissent, le plus souvent sans en avoir eux-mêmes conscience, le plan de la Providence divine.

Mais quand la Bible décrit en termes si formels la vie des premières générations humaines comme celle de purs sauvages, d'où vient donc la répugnance qu'ont aujourd'hui tant de catholiques à admettre cette notion? D'où vient le préjugé si généralement répandu qu'elle est contraire à la religion et à l'Écriture? C'est qu'il a plu, dans les premières années de ce siècle, à un homme d'un immense talent, dont les doctrines exercent une influence profonde, et à mon avis déplorable, sur une grande partie des générations catholiques depuis cinquante ans, à Joseph de Maistre, de déclarer la chose impossible et l'idée impie. Pour la trop nombreuse école qu'il a enfantée, s'écarter des théories de cet hiérophante, c'est nier la religion elle-même. Je n'appartiens point à cette école, et je m'en fais gloire; aussi, pour moi, les dires de l'auteur des Soirées de Saint-Pétersbourg ne sont rien moins que parole d'Évangile. Appuyé sur les faits constatés par la science, je tiens ses rêveries sur la civilisation des premières générations humaines, au lendemain du jour où l'homme fut chassé du 'Eden, pour radicalement fausses au point de vue historique, et, recourant à la Bible, je les trouve en contradiction formelle avec son témoignage.

Non, la loi du progrès continu, qui ressort si lumineuse des recherches de la paléontologie humaine et de l'archéologie préhistorique, n'a rien de contraire aux croyances chrétiennes. Il me semble même, comme je l'ai déjà dit plus haut, qu'il n'est pas de doctrine historique qui s'harmonise mieux avec ces croyances, et que la contester est méconnaître la beauté du plan providentiel d'après lequel se sont déroulées les annales de l'humanité.

Dieu, qui créa l'homme libre et responsable, a voulu qu'il fit lui-même ses destinées, réglées à l'avance par cette prescience divine qui sait se concilier avec notre libre arbitre. Dans l'état de déchéance où l'avait placé la faute de ses premiers auteurs, c'est par ces propres efforts qu'il a dû se relever graduellement jusqu'à arriver à être digne, aux temps prédestinés, de recevoir son Rédempteur. Ce progrès de l'humanité préparant le terrain pour la prédication de la bonne nouvelle, tout le monde est obligé de le reconnaître quand la brillante culture de la Grèce et de Rome succède aux civilisations immobiles et inférieures de l'Asie. Mais dès lors comment se refuser à l'admettre aussi pour les temps qui ont précédé la naissance de ces civilisations? Et dès que l'échelle ascendante est constatée, il faut bien convenir que le point de départ, le terme inférieur en a été la condition du sauvage, conséquence de la faute originelle et de la condamnation.

Combien Ozanam est plus dans le vrai que Joseph de Maistre lorsqu'il revendique la doctrine du progrès continu comme une doctrine essentiellement chrétienne et la proclame hautement! «La pensée du progrès, dit-il, n'est pas une pensée païenne. Au contraire, l'antiquité païenne se croyait sous une loi de décadence irréparable. Le livre sacré des Indiens déclare qu'au premier âge «la justice se maintient ferme sur ses quatre pieds; la vérité règne, et les mortels ne doivent à l'iniquité aucun des biens dont ils jouissent. Mais dans les âges suivants la justice perd successivement un pied, et les biens légitimes diminuent en même temps d'un quart.» Hésiode berçait les Grecs au récit des quatre âges, dont le dernier avait vu fuir la pudeur et la justice, «ne laissant aux mortels que les chagrins dévorants et les maux «irrémédiables.» Les Romains, les plus sensés des hommes, mettaient l'idéal de toute sagesse dans les ancêtres; et les sénateurs du siècle de Tibère, assis aux pieds des images de leurs aïeuls, se résignaient à leur déchéance, en répétant avec Horace:

Aetas parentum, pejor avis, tulit

Nos nequiores, mox daturos

Progeniem vitiosiorem.

«C'est avec l'Évangile qu'on voit commencer la doctrine du progrès. L'Évangile n'enseigne pas seulement la perfectibilité humaine; il en fait une loi: «Soyez parfaits, estote perfecti;» et cette parole condamne l'homme à un progrès sans fin, puisqu'elle en met le terme dans l'infini.»

Le déluge. C'est ici le seul point où la difficulté soit grave, nous devons l'avouer. Il n'y a pas contradiction radicale et à tout jamais insoluble entre le récit de la Bible et les faits résultant des recherches de la géologie; mais il y a un problème dont la clef n'est pas encore trouvée et sur lequel on ne peut proposer que des hypothèses, celui de la place qu'on doit assigner au déluge mosaïque parmi les phénomènes dont notre globe fut témoin pendant la période quaternaire.

Il est aujourd'hui prouvé, d'une manière qui rend la discussion même impossible, qu'aucun des trois ordres de dépôts principaux constituant le terrain quaternaire n'est dû, comme une observation superficielle l'avait fait penser d'abord, à un cataclysme universel, tel qu'aurait été le déluge si l'on prenait au pied de la lettre les expressions de la Bible. Ces différents dépôts sont le résultat de phénomènes diluviens partiels et locaux, que les mêmes conditions de climat ont fait se reproduire successivement dans toutes les parties de la terre, mais qui n'en ont pas affecté toute la surface, et dont l'action ne s'est nulle part fait sentir à plus de trois cents mètres au-dessus du niveau actuel de la mer. Il est vrai qu'avec l'interprétation généralement acceptée aujourd'hui et formellement reconnue comme admissible par l'Église, qui entend l'universalité du déluge par rapport aux hommes et aux régions qu'ils habitaient, non par rapport à la surface totale du globe, une constatation pareille de la science ne soulèverait pas d'insurmontables difficultés pour l'exégèse, puisqu'un des déluges partiels qui furent si multipliés pendant la période quaternaire, suffirait à remplir les conditions du cataclysme qui châtia les iniquités de l'espèce humaine.

Mais voici où s'élève le difficile problème.

D'un côté nous avons le récit de la Bible, appuyé sur une tradition universelle dans les plus nobles races de l'humanité, qui proclame le grand fait du déluge. De l'autre, les découvertes de la géologie montrent l'homme déjà répandu sur presque toute la surface de la terre, dès l'âge des grands carnassiers et des grands pachydermes d'espèces éteintes, depuis lequel on ne trouve pas de traces d'un cataclysme universel, comme il l'eût fallu pour détruire partout ces hommes. Aucune interruption violente ne se marque, d'ailleurs, depuis cette époque dans le cours du progrès de l'humanité, dont on voit l'industrie se perfectionner graduellement, par une marche continue, de même que les espèces animales d'alors, qui ne vivent plus aujourd'hui, disparaissent graduellement, sans brusque secousse. Et l'anthropologie vient encore confirmer ce point de vue, en montrant, comme nous l'avons déjà dit, dans la population actuelle de l'Europe des descendants des races quaternaires, qu'aucun cataclysme ne sépare donc de nous.

Il n'y a pas moyen de nier ni l'un ni l'autre des termes du problème. Force est donc d'en chercher la conciliation. Mais ici, nous le répétons, la solution définitive n'est pas encore trouvée; on ne peut que proposer des hypothèses. Trois paraissent possibles. Nous allons les exposer fidèlement sans prononcer entre elles, et en nous gardant bien de leur donner un caractère de certitude qu'elles ne sauraient avoir.

La première consisterait à reculer la date probable du déluge et à le regarder comme antérieur à l'époque quaternaire. L'absence de chronologie précise dans la Bible pour les temps de la création du monde à Abraham la rendrait possible. Cette hypothèse s'appuierait sur les vestiges d'existence de l'homme que plusieurs savants pensent avoir constatés dans la couche supérieure et même dans les couches moyennes des terrains tertiaires, mais qui, déjà probables, demandent cependant encore une plus ample confirmation. Si l'homme s'est déjà montré dans nos contrées vers le milieu de la période géologique tertiaire, une interruption brusque, absolue et prolongée, sépare cette première humanité de celle de la période quaternaire, au moins dans nos pays. On pourrait alors assimiler au déluge mosaïque l'immense invasion des eaux sur une grande partie de l'Europe et de l'Asie, qui mit fin à la période tertiaire en produisant ce que les géologues ont appelé le phénomène erratique du nord, alors que les glaces flottantes de la mer apportèrent sur toutes les parties de l'Angleterre, sur les plaines de l'Allemagne et de la Russie, des blocs énormes de rochers arrachés aux régions du pôle.

La seconde hypothèse est celle qu'a soutenue M. l'abbé Lambert 113. Elle consisterait à regarder l'universalité du déluge, par rapport à l'humanité répandue sur la surface de la terre, comme composée d'actes successifs, et à y englober tous les phénomènes diluviens partiels de la période quaternaire.

Note 113: (retour) Le Déluge mosaïque, l'histoire et la géologie. Paris, 1868.

Enfin la dernière, limitant l'universalité du déluge en ce qui concerne l'humanité comme en ce qui concerne l'étendue de la surface terrestre, regarderait ce grand fait, qui a laissé de si vivants souvenirs dans la mémoire des hommes, comme ayant frappé seulement le noyau principal de l'humanité, demeuré près de son berceau premier, sans atteindre les peuplades qui s'étaient déjà répandues bien loin dans les espaces presque déserts, comme ayant frappé les races que la Bible groupe dans la descendance de Scheth, sans atteindre celles qu'elle rattache à la famille de Qaïn. Elle expliquerait ainsi l'absence absolue de toute tradition du déluge chez la race noire, ce fait que la tradition en commun n'est même sûrement un vieux souvenir ethnique que chez les différents rameaux de la race blanche, et que chez la race jaune et la rouge on peut voir en elle le fruit d'une importation relativement récente. Dans le livre suivant, en étudiant le tableau généalogique que donne la Genèse des peuples descendus des trois fils de Noa'h, nous constaterons qu'il ne comprend absolument que des nations de cette race blanche ou caucasique, qui constitue la véritable humanité supérieure. Aucun peuple d'un autre type n'y a sa place, et en particulier les nègres, qui pourtant ne pouvaient être inconnus aux écrivains sacrés, sont exclus de cet arbre généalogique de la famille noachide. Sans doute le rédacteur inspiré du livre de la Genèse ne pouvait parler aux hommes de leur temps que des nations dont ils avaient connaissance, et cette raison expliquerait parfaitement le silence du livre sacré sur les Chinois et la race jaune en général ou sur la race rouge américaine. Mais il est impossible d'admettre que ce soit par ignorance ou par omission que l'écrivain n'a pas fait figurer les noirs dans son tableau de la descendance de Noa'h. C'est volontairement, systématiquement, avec une intention formelle qu'il a agi ainsi; et il n'est possible de deviner de sa part une autre raison d'un tel silence que celle qu'il les regardait comme étrangers à la souche du patriarche sauvé du déluge. Au moins en ce qui concerne les nègres, le rédacteur de la Genèse admettait donc l'existence, soit de Préadamites, soit de Qaïnites préservés jusqu'à son temps, c'est-à-dire de fractions de l'humanité sur lesquelles n'avait pas porté le cataclysme.

Il me paraît bien difficile de se soustraire à ce fait, d'échapper aux conséquences de ce raisonnement. Aussi, sans prétendre encore l'imposer au lecteur, la présenter comme une vérité scientifique dès à présent démontrée, j'ai déjà fait voir plus haut, à plusieurs reprises, ma tendance personnelle pour la théorie qui limiterait les effets du déluge à une partie déterminée de l'humanité, tout en reconnaissant l'incontestable caractère historique de ce fait. Il est certain, nous l'avons déjà dit, que les récits de la Bible débutent par des faits généraux à toute l'espèce humaine, pour se réduire ensuite aux annales d'une race plus particulièrement choisie par les desseins de la Providence. L'opinion à laquelle nous inclinons, tendrait à faire commencer ce caractère restreint du récit plus tôt qu'on ne le fait généralement. Quelque hardie qu'elle puisse paraître encore, par suite de son désaccord avec les interprétations jusqu'ici les plus généralement reçues, des autorités théologiques considérables, sans aller jusqu'à l'adopter, ont reconnu qu'elle n'avait rien de contraire à l'orthodoxie et qu'on pouvait la soutenir sans s'écarter des renseignements de l'Église dans ce qu'ils ont d'essentiel et de nécessaire 114.

Note 114: (retour) Voy. ce qu'en a dit le R. P. Bellynek, dans les Études religieuses de la Compagnie de Jésus, avril 1868.

Cette hypothèse sourit aux anthropologistes respectueux du livre sacré, car elle laisse plus de latitude pour expliquer les changements profonds qui se sont produits dans certaines races, en reculant la séparation de ces races d'avec le tronc principal de la descendance d'Adam, et en la plaçant dans une période où les influences de climat et de milieu étaient forcément bien plus puissantes dans leur action qu'aujourd'hui, puisque les phénomènes terrestres et atmosphériques avaient une plus grande intensité. Elle n'est pas en contradiction formelle avec le sens que les habitudes du langage poétique de la Bible permettent d'attribuer aux expressions du récit du Déluge; car on a rassemblé bien des passages où les Livres Saints emploient les mots «tous les hommes, toute la terre,» sans qu'il soit possible de les prendre au pied de la lettre. Un examen attentif des premiers chapitres de la Genèse, dans lequel on pèse tous les mots avec soin, permet même de relever des indices, à mes yeux tout à fait formels, d'après lesquels on peut soutenir avec vraisemblance que l'auteur inspiré n'a pas voulu peindre le cataclysme comme absolument universel, mais qu'il admettait, au contraire, que certaines fractions de l'humanité auraient été préservées.

J'ai déjà, dans ce qui précède, relevé quelques-uns de ces traits, et je n'y reviendrai pas. Mais il importe aussi de signaler à ce sujet un point de vue général, sur lequel M. Schoebel 115 a eu le mérite d'appeler le premier l'attention. L'auteur de la Genèse, en parlant des hommes qui furent engloutis par le Déluge, les désigne toujours par l'expression haadam, «l'humanité adamique.» Ceci semble indiquer qu'il parle d'une seule et même famille, non encore divisée en peuples différents, goîm. Et cependant, d'après son système même, cette division existait déjà dans la race humaine. Avant de parler du Déluge, il montre la descendance de Qaïn vivant et se propageant séparément de la race de Scheth, tant par l'espace que par la religion et les moeurs. Elle n'était donc plus dans l'unité adamique, de même qu'elle était, sortie du sol primitivement habité et adamique, adamah 116; elle était donc vraiment un peuple différent du peuple de Scheth. Comment, s'il considérait ce peuple distinct comme ayant été compris dans le châtiment du Déluge, l'auteur ne l'aurait-il pas dit? Comment, du moins, ne l'aurait-il pas fait entendre de quelque manière? Au contraire, il nous montre, comme le crime qui attira le déluge sur les hommes, la corruption irrémédiable dans laquelle étaient tombés ceux qui connaissaient Yahveh, qui invoquaient son nom 117, plus coupables que les autres puisqu'ils n'ignoraient pas la vérité qu'ils méprisaient, qu'ils enfreignaient, puisqu'en se laissant entraîner aux passions de la chair ils se soustrayaient volontairement à l'action de l'esprit de Dieu 118. Les Qaïnites, eux, d'après le livre saint, ne connaissaient pas Yahveh, puisque Qaïn était sorti de la présence de Yahveh 119, en même temps que du territoire de la adamah.

Note 115: (retour) De l'universalité du Déluge, Paris, 1868.
Note 116: (retour) Genes., IV, 14.
Note 117: (retour) Genes., IV, 26.
Note 118: (retour) Genes., VI, 3.
Note 119: (retour) Genes., IV, 16.

Au reste, la question de savoir si, d'après la Bible même, quelques personnages n'auraient pas échappé au Déluge, bien que ne se trouvant pas dans l'arche avec Noa'h, a été déjà discutée anciennement parmi les Juifs et parmi les Chrétiens, et l'Église ne l'a jamais tranchée dogmatiquement d'une manière formelle. D'après le texte des Septante, Methouschela'h aurait encore vécu quatorze ans après le Déluge, tandis que le texte hébreu le fait mourir l'année même de cet événement. La donnée du texte grec a été suivie par beaucoup de docteurs israélites. Un certain nombre d'écrivains chrétiens des premiers siècles l'ont adoptée, entre autres les chronographes, tels qu'Eusèbe. Saint Jérôme, dans ses Questions hébraïques sur la Genèse, nous apprend que de son temps cette difficulté célèbre était l'objet de nombreuses controverses.

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