Histoire ancienne de l'Orient jusqu'aux guerres médiques (1/6): I. Les origines, les races et les langues
Nous venons de suivre la vaste extension de la descendance d'Arphakschad dans l'ouest et le sud-ouest, telle que le texte biblique la donne avec beaucoup plus de détails que celle d'aucun autre des rameaux congénères. Mais le rang de ce nom dans la liste des fils de Schem se rapporte à la position du berceau premier de tous ces peuples, et non au champ de leur développement postérieur. Les deux derniers fils de Schem sont Loud et Aram. Ils représentent les deux divisions, septentrionale et méridionale, des peuples Araméens ou Syriens.
On a cherché dans Loud les Lydiens de l'Asie-Mineure, d'après une assonance de noms purement fortuite. Les Lydiens sont un peuple aryen de race et de langage; et leur position géographique ne correspond aucunement à celle du Loud, fils de Schem, qui, d'après son rang dans l'énumération, habitait entre Asschour et Arphakschad, d'une part, et Aram, de l'autre. Sur ce qu'est ce dernier, pas de doute possible, son nom a gardé sa signification ethnographique et géographique dans toutes les langues orientales. Seulement, dans toute la Genèse, sa signification est beaucoup moins étendue que plus tard. Qu'on y emploie les noms d'Aram simplement, de Paddan Aram ou de Aram Naharaïn, ces expressions ne désignent jamais (nous en donnerons la preuve dans le livre de cette histoire consacré aux Israélites) que le pays voisin de Dammeseq ou Damas, c'est-à-dire la Syrie méridionale. Et c'est aussi là que nous maintient la liste des fils d'Aram dans le tableau ethnographique du chapitre X.
Ces fils sont, en effet:
'Ouç, le peuple auquel appartient le Patriarche Yiob (Job); le même nom reparaît dans les généalogies des descendants de Na'hor et de ceux des 'Horim, ce qui indique que des éléments divers s'étaient mêlés dans le peuple qu'il désignait; parmi les fils de Na'hor, 'Ouç a pour frère Bouz, et les documents assyriens mentionnent, comme deux peuplades situées à côté l'une de l'autre dans le désert à l'est de la Syrie, 'Hazou et Bazou; le prophète Yirmiah (Jérémie) parle d'un pays de 'Ouç touchant à celui d'Edom, du côté du nord, et c'est bien là qu'est la scène de l'histoire de Yiob; d'un autre côté, le 'Hazou des inscriptions cunéiformes assyriennes est plutôt voisin de la Trachonitide, où l'historien juif Josèphe place le 'Ouç, fils d'Aram; enfin Ptolémée parle d'une peuplade de Aisitæ ou Ausitæ, errant dans le désert à l'ouest de l'Euphrate; tout ceci donne l'idée d'un peuple qui s'est formé dans l'est de Damas et de la Trachonitide, et s'est ensuite brisé en plusieurs tronçons, répandus sur différents points du désert de Syrie;
'Houl, dont le nom est celui du pays de 'Houl ou 'Houla, placé par les géographes arabes entre les contrées antiques de Baschan et de Golan; le territoire de la population désignée par ce nom devait s'étendre jusque là où est située 'Houleh, sur le lac Merom;
Gether est représenté dans les généalogies traditionnelles des Arabes comme la source des peuples de Themoud et de Djadis; on n'est pas en mesure de discuter la valeur de cette donnée; dans le document biblique, Gether paraît correspondre au canton que la géographie classique appelle l'Iturée;
Pour le quatrième fils d'Aram, Masch, les interprètes ont hésité entre la Mésène, que nous avons déjà vu désigner tout à l'heure sous la forme Mescha, et le Masius auprès de Nisibe; la question est tranchée en faveur de la Mésène par ce fait que les inscriptions cunéiformes assyriennes y placent un peuple d'Arami ou Araméens; cette fraction de la famille sémitique y avait établi de très bonne heure une de ses tribus; peut-être même avait-ce été là le berceau premier d'où sa majeure part avait émigré pour la Syrie.
Ce dernier nom nous éloigne donc de la Syrie méridionale, mais non
pour nous amener dans la Syrie du nord, qui reste absolument en dehors
de la descendance d'Aram, dans le tableau du chapitre X de la Genèse.
Pour cette dernière région, c'est Loud qui l'y représente. C'est, en effet,
de ce côté que la situation dans laquelle Loud est mentionné entre les
fils de Schem, nous oblige à le chercher; et les généalogies traditionnelles
des Arabes nous confirment dans cette voie, en faisant, dans
quelques-unes de leurs versions, de Loud un fils d'Aram. Ces généalogies
n'ont pas, sans doute, une bien grande autorité; cependant ici
elles ne sauraient être absolument méprisées, car elles nomment Pharis
comme un fils de Loud ou Laoud, et dans le seul passage biblique où il
soit encore question du peuple asiatique de Loud
139, il est associé à Paras
comme fournissant tous deux des mercenaires aux armées de Tyr.
Mais ce qui est bien plus sérieux et qui doit entrer au premier rang en
ligne de compte pour la solution du problème des deux derniers fils de
Schem, c'est que les monuments égyptiens donnent le nom de Routen à
l'ensemble des peuples connus plus tard sous l'appellation générique
d'Araméens. Ils distinguent, du reste, ces peuples en deux groupes sous
leur nom commun: le Routen inférieur ou Khar
140 qui correspond à l'Aram
du tableau ethnographique de la Genèse, en y joignant le pays de
Kena'an ou la Palestine; le Routen supérieur, auquel appartient, du reste,
plus spécialement et plus en propre le nom de Routen, et que désigne
ce nom quand il est employé absolument. C'est la Syrie du Nord, entre
la vallée de l'Oronte et l'Euphrate, avec la partie ouest de la Mésopotamie
septentrionale, jusqu'à la frontière
des Assyriens. Voilà le
Loud de la Genèse, et il faut
hésiter d'autant moins à l'y reconnaître
que, dans la famille
de Miçraïm, nous avons vu la
forme biblique correspondre déjà
à l'égyptien Rot=Loud; or, le
Loud, fils de Schem, est exactement
dans le même rapport philologique
et phonétique avec le
Rout-en, Lout-en des documents
hiéroglyphiques, sauf l'addition
à ce dernier d'une désinence en n, qui n'appartient pas à la constitution
philologique du nom. Dans les sculptures des monuments
égyptiens dont l'exécution est la plus soignée, il y a une différence
sensible de figure et de costume sous le type commun de race entre
les gens du Routen inférieur et du Routen supérieur ou du Khar et
du Routen, différence qui justifie la distinction biblique entre Aram
et Loud.
2Représentation égyptienne du temps de la xviiie dynastie, empruntée à l'ouvrage de Wilkinson.
Mais elle s'efface de bonne heure; en Égypte, Routen
devient une appellation traditionnelle des peuples syriens, qui perd
tout sens plus précis; dans les livres hébreux le nom de Loud disparaît,
et celui d'Aram s'étend sur son territoire. Les deux nations primitivement
distinctes, se sont fondues et assimilées. Au viiie siècle
avant notre ère, après la ruine de l'empire des Hittim, leur pays se
fond aussi dans l'Aram. C'est qu'en effet, à ce moment, l'aramaïsme
devient singulièrement envahissant. Grâce à des circonstances politiques
et historiques que nous
aurons à exposer plus tard,
grâce à la faveur que lui témoignent
les monarques assyriens,
puis les Achéménides,
il absorbe graduellement toutes
les populations de la Palestine,
de l'Arabie-Pétrée, de
la Syrie et de la Mésopotamie.
Il est pendant plusieurs
siècles l'élément prédominant,
qui tend à tout s'assimiler
dans la race sémitique,
jusqu'au moment où, avec
la prédication de l'islamisme,
c'est l'Arabe qui le supplante
dans ce rôle et l'absorbe à
son tour.
Le groupe des populations que l'ethnographie biblique rassemble sous le nom de Schem, groupe dont les représentants principaux sont de nos jours les Arabes et les Juifs, est remarquablement un au double point de vue physique et linguistique. Il présente un type de la race blanche plus pur et plus beau que celui des populations 'hamitiques. La barbe est mieux fournie, le teint beaucoup plus clair, quoique déjà bistré, la taille plus élevée, la complexion particulièrement sèche. Le visage est généralement long et mince, le front peu élevé, le nez aquilin, la bouche et le menton fuyants, ce qui donne au profil un contour arrondi plutôt que droit; les yeux enfoncés, noirs et brillants.
1D'après les peintures d'un tombeau de Thèbes datant du règne de Toutankh-Amon (xviiie dynastie).
Famille de Yapheth.--Nous avons déjà dit que le nom de ce troisième des fils de Noa'h, connu aussi de la tradition arménienne et de la tradition grecque, paraît emprunté aux idiomes aryens, que parlaient la plupart des peuples rattachés à sa descendance. Mais il a pris en hébreu une forme qui lui donne une signification dans cet idiome; Yapheth veut dire «extension,» et cette forme a été adoptée pour exprimer la notion de l'immense étendue des pays couverts par cette division de l'humanité noa'hide.
La Genèse donne sept fils à Yapheth: Gomer, Magog, Madaï, Yavan, Thoubal, Meschech et Thiras.
Pas de doute que Gomer ne corresponde aux Cimmériens de l'antiquité classique, dont Hérodote parle comme ayant constitué la population de la Chersonèse taurique avant l'invasion des Scythes et comme s'étant ensuite établis en Paphlagonie. Les Cimmériens, aux viiie et viie siècles avant J.-C., jouèrent un assez grand rôle dans l'histoire de l'Asie-Mineure, qu'ils désolèrent par leurs incursions. Les documents assyriens les appellent Gimirraï. Ils appartenaient à la souche des peuples thraco-phrygiens, les témoignages grecs nous le disent formellement. Gomer, dans le chapitre X de la Genèse, a un sens ethnique très étendu, comme tous les noms placés à la génération immédiatement après Yapheth, qui représentent une première grande division de sa race. On doit donc le prendre comme la personnification de l'ensemble des Thraco-Phrygiens établis des deux côtés du Pont-Euxin, en Europe et en Asie. Le document biblique lui prête ensuite trois fils, Aschkenaz, Riphath et Thogarmah, représentant une subdivision de la souche première entre les différents rameaux qu'elle présentait en avant du côté des Hébreux, c'est-à-dire en Asie-Mineure.
Aschkenaz est associé dans un autre endroit aux peuples de l'Ararat et de Minni en Arménie 141. Il est impossible de méconnaître dans leur nom celui des Ascaniens du nord de la Phrygie, dont l'antique extension est attestée par les dénominations du canton bithynien de l'Ascanie, des deux lacs Ascaniens situés au sud et au nord de Nicée, du golfe Ascanien et des îles Ascaniennes du littoral de la Troade, enfin du port Ascanien en Éolie. C'est ce nom d'Ascanie et d'Ascaniens qui suggéra la création du personnage mythique d'Ascanios ou Ascagne, donné pour fils à Énée et à Créuse. Aschkenaz représente donc la nation des Bryges ou Phryges, nation étroitement apparentée aux Thraces, émigrée de leur contrée en Asie-Mineure, où sa première station fut, dit-on, dans l'Ascanie, mais ayant laissé en arrière quelques tribus de même nom dans les cantons entre la Macédoine et la Thrace.
Riphath, d'après l'ancienne tradition juive recueillie par Josèphe, est la Paphlagonie. Il n'y a rien de sérieux à objecter à cette donnée, qui s'accorde parfaitement avec la position de Riphath entre Aschkenaz, c'est-à-dire la Phrygie septentrionale, et Thagarmah, l'Arménie occidentale. «On a rapproché avec raison, dit M. Maury, le nom de Riphath de celui des monts Riphées, attribué par les Grecs à une chaîne qu'ils représentaient comme s'élevant aux extrémités boréales de l'univers, et que, pour ce motif, ils ont successivement transporté à des montagnes de plus en plus éloignées vers le nord-est, à mesure que leurs connaissances géographiques s'étendaient. Lorsque le Caucase apparaissait aux Hellènes comme le point le plus reculé de la terre, ils durent lui appliquer le nom de Riphée. Encore au temps de Pline, cette chaîne était supposée se rattacher aux montagnes de ce dernier nom. La Paphlagonie, qui s'avançait presque jusqu'au pied du Caucase, et d'où l'on apercevait ses cimes les plus hautes, a donc pu être jadis connue des Grecs, qui y envoyèrent de bonne heure des colonies, sous le nom de pays des Riphées, lequel aura ensuite passé chez les Phéniciens.»
Thogarmah est plusieurs fois encore mentionné dans la Bible. Le prophète Ye'hezqel (Ëzéchiel) le qualifie de contrée voisine de l'aquilon et en parle comme étant voisin de Gomer 142. D'où il suit que le pays de Thogarmah devait être situé au nord de l'Assyrie. Ailleurs 143, le même prophète nous dit que Thogarmah envoyait à Tyr des mules, des chevaux et des cavaliers. La contrée de ce nom ne pouvait, par conséquent, être prodigieusement éloignée de la cité phénicienne, d'où l'on devait s'y rendre par terre. La tradition des Arméniens et des Géorgiens leur attribue pour ancêtre Thargamoss ou Thorgom, père de Haigh, qui est visiblement Thogarmah. Josèphe, en avançant que, de ce même Thogarmah, était issue la nation des Phrygiens, s'éloigne peu de l'identification que cette tradition entraîne, puisque Hérodote, et avec lui l'unanimité des écrivains grecs, nous apprend que les Arméniens étaient une colonie des Phrygiens. Thogarmah représente donc l'Arménie, mais au sens le plus ancien de ce mot, restreint à l'Arménie occidentale, et laissant de côté les pays de l'Ararat et de Minni ou Manni (la Minyade des auteurs classiques, du côté de l'actuel Van), que jusqu'au viie siècle avant J.-C. habitait un peuple tout à fait différent de race et de langage, les Ourarti des documents cunéiformes, Alarodiens d'Hérodote. C'est seulement à la fin du viie siècle et dans le vie que les Arméniens proprement dits, apparentés étroitement aux Phrygiens, firent la conquête de ces dernières contrées, où plus tard une infiltration lente de nouveaux éléments ethniques, sous la domination perse, en fit un peuple entièrement iranien de langue et même de type physique, comme le sont les Arméniens modernes.
On donne généralement au nom de Magog une étymologie aryenne
qui le décomposerait en Ma-gog et lui attribuerait le sens de «grande
montagne,» que l'on rapporte au Caucase. Il y a de sérieuses objections
à faire à cette étymologie, et le plus sage est de chercher la situation
de Magog sans s'occuper de l'origine, encore inconnue, de son appellation.
Pour la plupart des interprètes depuis Josèphe, ce nom désigne
les Scythes proprement dits ou Scythes européens, peuple qui appartenait
certainement à la race aryenne, iranien suivant les uns, germanoslave
suivant d'autres. Il n'est pas, en effet, douteux que ce ne soit
aux Scythes passés au sud du Caucase dans la seconde moitié du viie siècle
avant J.-C., ayant leur quartier-général dans le canton de la vallée
du fleuve Kour, au nord de l'Arménie, canton auquel leur séjour valut
le nom de Sacasène, et promenant pendant un certain nombre d'années
la dévastation sur toute l'Asie antérieure, comme nous le raconterons
en traitant de l'histoire d'Assyrie, que font allusion deux des prophéties
de Ye'hezqel
144. Elles s'adressent à Gog, du pays de Magog, prince et
chef de Meschech et de Thoubal. Ce sont ces oracles qui ont donné lieu
à tant de bizarres et fantastiques légendes sur les peuples fabuleux de
Gog et Magog. En réalité, il y est question d'un personnage parfaitement
historique, dont la réalité a été révélée par les documents assyriens;
car les inscriptions du roi Asschour-bani-abal, à très peu d'années de
distance de la prophétie de Ye'hezqel, parlent de Gagi, roi des Sakha
ou Scythes habitant au nord de l'Ararat. Voilà bien le Gog du prophète,
qui reprend sa place légitime dans l'histoire, et s'il est dit «prince
de Meschech et de Thoubal,» c'est qu'à ce moment les hordes
scythiques tenaient sous leur domination les deux peuples désignés par
ces derniers noms. Mais Magog est-il bien le nom de son peuple,
des Scythes? Ceci n'est pas possible, car l'apparition des Scythes au
sud du Caucase n'a été qu'un fait passager et récent. C'est au nord
de cette grande chaîne de montagnes qu'est leur habitation normale,
et certainement son interposition les met en dehors de l'horizon du
tableau ethnographique de la Genèse. Magog,
les termes employés par Ye'hezqel sont formels
à cet égard, est le pays où le roi Gog et son
peuple résidaient au temps du prophète, c'est-à-dire
celui qui comprenait la Sacasène. Ceci
s'accorde parfaitement avec la place de Magog
dans le tableau ethnographique, où il occupe l'intervalle
entre Thogarmah et Madaï, entre l'Arménie
orientale et la Médie. Son territoire est
donc, comme l'a très bien vu le grand géographe
allemand, M. Kiepert, celui de la 18° des satrapies
établies dans l'empire perse par le roi
Darayavous, fils de Vistaçpa (Darius, fils d'Hystaspe),
laquelle comprenait les Saspires, les
Alarodiens et les Matiens, en y ajoutant en plus
le bassin du Kour jusqu'au pied du Caucase.
Ethniquement, Magog représente les habitants
de cette contrée jusqu au VIe siècle, c'est-à-dire
non pas les Scythes, qui y firent seulement une
apparition temporaire, mais les blancs allophyles du Caucase, dont
le domaine se prolongeait alors de façon à comprendre l'Ararat et le
pays de Manni ou Minni.
1D'après les sculptures de Persépolis.
La synonymie de Madai avec les Mèdes est si évidente qu'elle n'a pas besoin de justification. Pour l'auteur du chapitre X de la Genèse, les Mèdes sont encore cantonnés là où nous les font voir aussi les documents assyriens du IXe siècle avant notre ère, dans le pays de Rhagæ ou Médie Rhagienne, au nord de la Grande Médie ou Médie propre, où ils ne pénétrèrent qu'au VIIIe siècle. Madai est dans le texte biblique le seul représentant des peuples iraniens et de toute la grande division orientale des Aryas.
Les trois fils aînés de Yapheth forment une première série, énumérée d'ouest en est et reculée à l'extrême plan septentrional. Les quatre autres en composent une seconde, plus au sud, énumérée dans le même ordre géographique régulier; il est important de tenir grand compte de cette circonstance dans la recherche de leurs assimilations.
Yavan est le nom des Grecs 145 dans toutes les langues de l'Orient; il correspond à Iones, dont la forme primitive était Iavones. Dans le tableau ethnographique de la Genèse, ce nom constitue la désignation générique la plus étendue de l'ensemble des peuples helléno-pélasgiques avec leurs deux divisions primitives, européenne et asiatique, si bien définies par M. Ernest Curtius. «La migration aryenne qui s'était déversée dans l'Asie-Mineure, dit le savant berlinois, peupla le plateau de cette presqu'île de tribus de race phrygienne. Le peuple grec, en s'en séparant, constitua, par le développement de ses institutions et de sa langue, un rameau distinct, qui se subdivisa à son tour en deux branches. L'une traversa l'Hellespont et la Propontide,... l'autre demeura en Asie et s'avança graduellement du plateau de l'intérieur, en suivant les vallées fertiles que forment les rivières, jusque sur la côte, où elle s'établit à leur embouchure, rayonnant de là au nord et au sud. On n'observe nulle part plus qu'en Asie-Mineure le contraste de la région de l'intérieur et de celle du littoral. Sur la côte, c'est comme une terre d'une autre constitution et soumise à un autre régime. La côte de l'Asie-Mineure avait donc sa nature propre; elle eut aussi sa population et son histoire particulière. C'est sur le littoral que s'établit l'une des deux branches de la nation grecque, tandis que l'autre, s'avançant plus à l'ouest, traversait l'Hellespont et mettait définitivement le pied dans les vallées fermées et les plaines de l'intérieur de la Thrace et de la Macédoine, défendues par des montagnes. Ainsi déjà, sur la terre d'Asie, s'étaient séparées les deux races grecques, les Grecs orientaux et les Grecs occidentaux, autrement dit les Ioniens et les Hellènes, dans le sens strict du mot. Dès une époque fort reculée, ce peuple occupa la région environnant la mer Égée, qui devait devenir le théâtre de son histoire. Les Ioniens s'avancèrent dès le principe jusqu'au bord le plus extrême du continent asiatique, d'où ils se répandirent dans les îles; les Hellènes, au contraire, se cantonnèrent dans la vaste contrée montagneuse située plus avant en Europe, et dans les vallées fermées où ils se fixèrent; ils adoptèrent, par suite du développement de leurs moeurs, un système de constitution cantonale. Plus tard, inquiétés dans leurs défilés par de nouvelles migrations, repoussés au sud, ils vinrent s'abattre par masses successives dans la presqu'île européenne, sous les noms d'Éoliens, d'Achéens et de Doriens.»
Yavan, dans le chapitre X de la Genèse, a quatre fils, Elischah, Tharschisch, Kittim et Dodanim ou Rodanim. Ici encore nous avons un ordre géographique d'ouest en est.
Etischah, d'après l'emploi de ce nom dans d'autres passages bibliques, est sûrement la Grèce européenne. Quelques commentateurs ont cherché à rapprocher cette appellation de celle des Hellènes ou de l'Elis; mais la philologie repousse l'un et l'autre rapprochement, car la forme la plus antique d'Hellènes est Selloi et celle d'Éleioi est Valeivoi. Le nom grec qui a été ainsi transcrit dans le document sacré est celui des Éoliens, qui constituèrent, en effet, la plus ancienne couche des Grecs européens ou Hellènes, et à qui se rattachaient les Achéens, entre les mains desquels fut l'hégémonie des populations helléniques du Péloponnèse jusqu'à l'invasion dorienne. On doit noter que la transcription de Aiolievs en Elischah est tout à fait parallèle à celle du nom des Achéens dans les documents égyptiens de la xviiie dynastie, Akaiouscha, de Achaivos, forme primitive de ce nom grec.
Tharschisch est à partir d'une certaine époque le nom de l'Espagne, où les Tyriens allaient commercer à Tartesse, dans le pays des Tardétans. Mais il est impossible que ce nom ait un tel sens dans le tableau ethnographique de la Genèse. En effet, Tharschisch y est un fils de Yavan, c'est-à-dire un pays colonisé par la race helléno-pélasgique, et de plus, sa position est entre Elischah et les Kittim, entre la Grèce et Cypre, ce qui nous reporte vers l'Archipel. C'est là, d'ailleurs, un de ces noms de pays lointains qui ont successivement reculé à mesure que les connaissances géographiques s'étendaient. Tharschisch est l'extrême ouest des navigations phéniciennes, comme Ophir est leur extrême est. D'abord beaucoup plus voisin de la côte de Kena'an, il a été reporté toujours davantage dans l'occident, jusqu'en Espagne, en se localisant là où des assonances de noms le permettaient. Dans l'ethnographie de la Genèse, il n'y a pas moyen de ne pas assimiler Tharschisch aux Touirscha des inscriptions hiéroglyphiques, d'hésiter à y voir, avec Knobel, les Tursanes ou Pélasges Tyrrhéniens. Et d'après la place que le document biblique leur assigne, ils y occupent encore leurs premières demeures sur les côtes occidentales de l'Asie-Mineure et dans les îles de la mer Égée, où quelques-unes de leurs tribus, restées en arrière dans la migration générale du peuple vers l'Italie, subsistaient encore isolément à l'aurore des temps classiques. Ici donc les documents mis en oeuvre par le rédacteur de la Genèse remontaient certainement à une époque antérieure à la migration des Tyrrhéniens dans l'Occident, dont les monuments égyptiens nous permettront de déterminer la date.
1Figures empruntées aux sculptures historiques de Médinet-Abou, à Thèbes, datant du règne de Ramessou III (xxe dynastie). Les premiers guerriers sur la droite, appartiennent à la nation des T'akkaro ou Teucriens; ceux qui viennent ensuite, à la nation des Touirscha ou Tyrrhéniens.
L'assimilation des Kittim est tellement certaine qu'elle ne demande pas de commentaire. Ce sont les habitants de l'île de Cypre, désignés d'après la grande ville de Kit ou Cition, qui était le principal port de communication des Phéniciens avec cette île. Les découvertes récentes de la science ont établi que la population de Cypre, où l'on a fait dans les quinze dernières années des fouilles si fructueuses pour l'histoire et l'archéologie, était dès la plus haute antiquité de la souche helléno-pélasgique, parlant un dialecte grec, qu'elle écrivait avec un système graphique particulier.
Pour le quatrième fils de Yavan, au contraire, la question qu'il soulève reste fort douteuse, d'autant plus que l'on n'est même pas sûr de la forme exacte de son nom. Notre texte hébreu de la Genèse porte Dodanim; mais dans celui que les Septante et les auteurs de la version - samaritaine avaient sous les yeux, on trouvait Rodanim, et c'est la leçon que fournit le texte hébreu du livre des Chroniques (ou Paralipomènes, dans la Vulgate latine), à l'endroit où le tableau ethnographique de la Genèse y est reproduit. C'est donc Rodanim qui a pour soi le plus d'autorités, et en même temps il se prête à une assimilation beaucoup plus vraisemblable que Dodanim. Les commentateurs qui ont adopté cette dernière leçon y ont vu Dodone d'Épire, ce qui est impossible historiquement et géographiquement reporte beaucoup trop loin dans le nord-ouest, ou bien les Dardaniens de la Troade, qui sont aussi trop au nord, d'autant plus que pour les retrouver ici il faudrait corriger arbitrairement Dodanim en Dardanim. Rodanim, au contraire, nous fournit le nom de l'île de Rhodes, dont l'importance historique est si ancienne et dont la mention à côté de Cypre est toute naturelle. Il est probable, du reste, que sous ce nom sont aussi englobés les Cariens, au territoire desquels touchait Rhodes; car la population de l'île et celle du district continental voisin paraissent avoir été identiques.
Les deux fils de Yapheth qui succèdent à Yavan, sont accouplés étroitement dans le tableau ethnographique, Thoubal et Meschech, comme aussi dans presque tous les autres passages bibliques, assez nombreux, où ils sont nommés et où ils se présentent habituellement comme inséparables. Ce sont deux peuples de l'Asie-Mineure, guerriers et célèbres par leur métallurgie, qui habitaient côte à côte, vivant dans une intime alliance. Pas de doute qu'il ne faille, comme l'ont fait tous les commentateurs depuis Josèphe, reconnaître en eux les Tibaréniens et les Moschiens de la géographie classique. Seulement, au temps où les Grecs et les Romains nous en parlent, ces peuples avaient été refoulés dans d'étroits cantons des montagnes qui bordent le Pont-Euxin, tandis qu'il est évident que dans la Genèse leur territoire a une extension bien plus grande et surtout est placé bien plus au sud. Ici encore, les documents cunéiformes assyriens sont venus apporter les plus heureux éclaircissements à l'ethnographie biblique. Ils nous montrent, en effet, dans les peuples de Tabal et de Mouschki deux nations puissantes, presque toujours associées, qui du xiie au viie siècle avant notre ère habitaient la Cappadoce, venant toucher au pays de Khilakki, c'est-à-dire à la Cilicie, et au Koummoukh ou Commagène, presque jusqu'au haut Euphrate. Au reste, l'ancienne extension des Moschiens dans la Cappadoce a été connue de Josèphe, qui affirme que la ville de Mazaca leur devait son nom, et du temps de Cicéron il y avait encore des clans de Tibaréniens dans le voisinage de la Cilicie, de même que bien plus au nord, dans les pays Pontiques..
Enfin, pour ce qui est du dernier des peuples de Yapheth, Thiras, la presque unanimité des commentateurs, à commencer par Josèphe, y a vu les Thraces. La chose est pourtant philologiquement impossible; les deux noms ne se correspondent aucunement. Thiras, avec un i long entre le th et le r et une sifflante à la fin, au lieu d'une gutturale, ne saurait être la transcription hébraïque d'un nom dont le radical était thrak. En outre, la race thraco-phrygienne est déjà représentée dans la famille japhétique par Gomer. Enfin Thiras, géographiquement, n'est pas reculé dans le nord-ouest comme les Thraces; c'est un voisin de Thoubal et de Meschech, qui doit être plus oriental qu'eux ou un peu plus méridional. Ceci donné, c'est au nom de la grande chaîne du Taurus que j'identifie le sien. Et de cette façon je vois en lui le représentant de la population de la Cilicie, vaste contrée qui ne pouvait manquer d'avoir sa place dans la géographie du chapitre X de la Genèse, et à laquelle pourtant ne correspond aucune des appellations que nous avons jusqu'ici passées en revue. Quelques érudits, frappés de cette lacune inexplicable, ont cru pouvoir chercher la Cilicie dans Tharschisch, dont ils rapprochaient le nom de celui de Tarse. Mais cette conjecture a été définitivement écartée une fois qu'on est parvenu à lire la véritable forme sémitique du nom de la ville de Tarse, Tarz dans les légendes araméennes des monnaies qui y ont été frappées sous les Achéménides, Tarzi dans les textes assyriens. La Cilicie n'est pourtant pas absente du tableau ethnographique de la Bible, mais on y a jusqu'ici méconnu le vrai nom qui la désigne et qui est Thiras.
On le voit par ce qui précède, la grande majorité des peuples classés dans la descendance de Yapheth appartiennent à cette grande race, la plus pure du type blanc et la plus noble de toute l'humanité, que l'on connaît sous le nom d'aryenne ou indo-européenne, et dont la science contemporaine, en se guidant sur les affinités physiologiques et linguistiques, est parvenue à reconstituer l'unité originaire. En Europe, les Grecs et les Romains, les Germains, les Celtes, les Scandinaves et les Slaves; en Asie, les Perses, l'aristocratie des Mèdes, les Bactriens et les castes supérieures de l'Inde; telles sont les principales nations de cette race, divisée depuis une très haute antiquité en deux grandes branches, l'une occidentale et l'autre orientale, les Européens, ainsi désignés d'après la partie du monde où ils terminèrent leur migration et trouvèrent leur demeure définitive, et les Aryas, comme ils s'intitulaient eux-mêmes. Ces derniers, réunis d'abord sous ce nom commun, restèrent longtemps concentrés dans les contrées arrosées par l'Oxus et l'Iaxarte, c'est-à-dire dans la Bactriane et la Sogdiane, région qui avait été le berceau premier de la race. De là un de leurs rameaux se dirigea vers le midi, franchit l'Hindou-Kousch et pénétra dans l'Inde en détruisant, ou subjuguant les populations antérieures, de souche thibétaine, kouschite et dravidienne. L'autre s'établit dans le pays qui s'étend entre la mer Caspienne et le Tigre, et dans les montagnes de la Médie et de la Perse.
L'auteur inspiré du chapitre X de la Genèse n'a donc compris dans son énumération ethnographique qu'une faible partie du vaste développement de cette race et, sauf Madaï, tous les représentants qu'il en nomme appartiennent à la branche occidentale. Naturellement son tableau embrasse seulement ceux des peuples aryens qui pouvaient être connus des Hébreux de son temps, ceux qu'il connaissait lui-même; et il n'y a pas à hésiter pour reconnaître que ceux de ses commentateurs qui ont prétendu trop élargir son horizon géographique, l'étendre au même degré que celui des Grecs et des Romains, se sont absolument trompés. Mais pour ce qu'il a connu de peuples aryens, l'auteur sacré a discerné de l'oeil le plus sûr leur étroite parenté, et il leur a assigné une origine commune, ce qui est déjà merveilleux, car chez aucun ancien l'on ne rencontre une vue ethnographique de cette profondeur et de cette justesse. C'est bien la race aryenne ou indo-européenne dans son ensemble qu'il a voulu représenter comme issue de Yapheth, et si la science actuelle trouve ici à élargir son cadre, elle n'a pas à le modifier. Cette race est celle à laquelle nous appartenons. C'est la race noble par excellence, celle à qui a été confiée la mission providentielle de porter à un degré de perfection inconnu de toutes les autres les arts, les sciences et la philosophie. «Béni soit Yapheth, dit Noa'h suivant la Bible, que Dieu étende au loin sa postérité, qu'il habite dans les tentes de Schem et que 'Ham soit son serviteur!» Cette bénédiction et cette prophétie se sont accomplies, car la descendance de Yapheth n'est pas devenue seulement la plus nombreuse et la plus étendue; elle est aussi la race dominatrice du monde, celle qui chaque jour encore s'avance vers la souveraineté universelle.
1D'après les sculptures de Persépolis.
Avec les peuples aryens, l'auteur du tableau ethnographique de la
Genèse a placé les populations caucasiennes et les peuples de Meschech
et de Thoubal, qui certainement s'y rattachaient. Ce sont là ceux qui
pouvaient être connus de lui parmi les peuples que l'on appelle «les
blancs allophyles,» autrement dit ceux qui, sans différence notable
et facilement appréciable dans le type physique avec les nations européennes,
parlent des idiomes radicalement différents, qui semblent
éloigner leur origine de la souche aryenne. Il est clair qu'ici c'est sur le
type qu'il a basé son classement et non sur les idiomes, ce que le simple
bon sens indique, du reste; car certainement, si la parenté des différentes
langues de la famille sémitique ou syro-arabe était de nature
à être appréciable pour la philologie si imparfaite des anciens, il n'en
était pas de même de l'affinité des dialectes iraniens et du grec, de
l'idiome de Madaï et de celui de Yavan; et personne ne prétendra, je
pense, que les écrivains bibliques aient eu une révélation spéciale ou
même simplement une inspiration divine en matière de linguistique.
«Sans leur langue si spéciale, dit M. de Quatrefages, personne n'eût
hésité avoir dans les Basques les frères des autres Européens méridionaux.
Leur dolichocéphalie spéciale eût-elle été découverte, comme
elle l'a été par M. Broca, on n'aurait pas eu l'idée d'en faire des
blancs allophyles. Il en est de même des peuples du Caucase, si longtemps
regardés, précisément à cause de leurs caractères physiques,
comme la souche pure des populations blanches européennes.»
Remarquons, du reste, que précisément ces peuples présentent pour
l'anthropologiste et l'ethnographe un problème des plus obscurs et des
plus complexes, par suite du contraste même qui existe entre les affinités
d'origine que semblent indiquer leur type et l'isolement où les placent
leurs idiomes. Mais le langage coïncidant mal avec les caractères
physiques peut être chez eux le résultat de faits historiques qui resteront
pour nous à jamais inconnus, par exemple un héritage de populations
antérieures d'une toute autre race, dont le type aura fini par s'effacer sous
l'afflux toujours prédominant du sang blanc qui devait s'y mêler. C'est
ainsi que les Ottomans ont fini, à force de métissages, opérés surtout
par le choix de femmes européennes et caucasiennes, par devenir un
peuple de race formellement blanche, tout en gardant la langue turque
de leurs ancêtres d'un autre type. Bien téméraire serait donc celui qui
oserait affirmer, sur la foi exclusive de la différence linguistique, qu'en
classant les blancs allophyles du Caucase dans la famille de Yapheth,
l'écrivain biblique n'a pas suivi des traditions formelles et autorisées,
et que ce n'est pas lui qui est ici dans le vrai, aussi bien que Blumenbach
et Cuvier en les classant avec les Aryens dans la même division de la race
blanche, toutes réserves
faites, d'ailleurs, sur le nom
impropre qu'ils ont donné
à cette grande division ethnique.
La descendance de Schem, de 'Ham et de Yapheth, telle qu'elle est si bien exposée et définie dans la Genèse, ne comprend, on vient de le voir, qu'une seule des races humaines, la race blanche, dont elle nous présente les deux divisions principales, sémitique ou syro-arabe et aryenne ou indo-européenne, avec la sous-race égypto-berbère, qui est certainement sortie de son métissage avec la race noire, et chez qui les caractères anatomiques, ainsi que tout ce qui, sauf la couleur, constitue le type physique extérieur, montre que c'est le sang blanc qui prédomine, qu'il s'agit en réalité de blancs modifiés par des alliances étrangères et des influences de milieu. Les trois autres races, jaune, noire et rouge, n'ont pas de place dans le tableau que donne la Bible des peuples issus de Noa'h. On ne saurait s'en étonner pour ce qui est de la première et de la troisième. Le rédacteur inspiré du livre de la Genèse ne pouvait parler aux hommes de son temps que des nations dont ils avaient connaissance.
1D'après les sculptures de Médinet-Abou.
Or, de son temps on n'avait ni en Égypte,
ni en Palestine, ni à Babylone aucune notion de l'existence des Chinois
ou de la race rouge américaine. Les nègres, au contraire, étaient
parfaitement connus. On en rencontrait sur tous les marchés d'esclaves
de l'Asie; l'Égypte, sur laquelle l'écrivain sacré avait tant et de si
sûres notions
146, les voyait surtout ramener par milliers à l'état de captifs
dans ses cités et dans ses campagnes, à la suite des grandes razzias
décorées du nom d'expéditions militaires, que les Pharaons poussaient
périodiquement dans le Soudan; des représentations de vaincus de race
noire étaient sculptées
sur les murailles de tous
ses temples; de nombreuses
tribus de cette
race, dans les régions
du Haut-Nil, reconnaissaient
sa suprématie politique
et obéissaient aux
gouverneurs qu'elle envoyait
en Éthiopie. Sur
plusieurs des points où
s'étendaient leurs navigations,
les Phéniciens
abordaient dans des pays
habités par des nègres
et commerçaient avec
eux. L'auteur du tableau ethnographique, si parfaitement renseigné
sur les populations kouschites du Haut-Nil et de la côte orientale
de l'Afrique, ne pouvait ignorer qu'elles étaient en contact direct avec
les noirs. Il est encore plus impossible de croire qu'il n'ait pas
connu le système de l'ethnographie égyptienne, où les trois grandes
races des Rotou, des Âmou et des Ta'hennou ou Tama'hou
correspondent si exactement, ainsi que nous l'avons déjà montré
(p. 110), à ses trois races de 'Ham, Schem et Yapheth, et que, par conséquent,
il n'ait pas su que les nègres y formaient une quatrième race,
sous le nom de Na'hasiou. Tout ceci rend inadmissible que ce soit par
ignorance ou par omission qu'il ne les ait pas fait figurer dans son énumération
des descendants des trois fils de Noa'h. On ne saurait douter
que, s'il l'a fait, ç'a été volontairement et avec une intention formelle,
bien que nous ne puissions pas l'expliquer avec certitude.
2D'après les sculptures de Médinet-Abou.
Note 146: (retour) J'évite ici de tirer un argument de la rédaction mosaïque des livres du Pentateuque; il n'est pas nécessaire dans la question, et si la tradition religieuse affirme que Moscheh (Moïse) est l'auteur des cinq premiers livres de la Bible, on sait que cette tradition est aujourd'hui contestée d'une façon très sérieuse sur le terrain scientifique. Ce débat est d'une nature trop grave pour être tranché en passant et pour ne pas imposer une grande réserve, tant que l'on n'a pas exposé les raisons qui y font prendre parti dans tel ou tel sens. Nous l'examinerons dans le livre de cette histoire qui traitera des Israélites. Disons seulement dès à présent que, quelle qu'en soit la solution, cette question de date et d'auteur ne porte en réalité aucune atteinte à la valeur historique et religieuse, non plus qu'à l'inspiration des livres au sujet desquels elle est soulevée.
1 Cette carte nous a paru utile à mettre en regard de celle où nous résumons l'ethnographie du chapitre X de la Genèse.Les noms en lettres capitales sont ceux des quatre grandes races humaines admises par l'ethnographie des monuments pharaoniques. Les noms en minuscules sont ceux des peuples que les Égyptiens représentent avec des traits étroitement analogues à ceux de leur propre race.
Mais ce n'est pas la seule omission que le tableau ethnographique de la Genèse nous présente, de peuples importants qui n'ont pas pu être inconnus de son auteur. Tandis qu'en énumérant les grandes divisions de la race de Yapheth reculées sur le plus extrême plan septentrional, il a mentionné les Mèdes qui habitaient si loin au nord-est, dû côté de Rhagæ; en se rapprochant du centre autour duquel son regard rayonne, la barrière du mont Zagros semble opposer un obstacle infranchissable à sa vue et lui cacher absolument les peuples qui sont au delà. Et cependant Babylone, que tout indique comme ayant été sa principale source d'informations, entretenait avec ces peuples un commerce actif et constant; on les y connaissait depuis la plus haute antiquité. Il n'a même pas un nom pour ceux qui habitaient les montagnes à l'est du Tigre, touchant aux nations d'Asschour ou de Nimrod. Ou du moins, s'il mentionne le pays de 'Elam, ce foyer de civilisation prodigieusement ancien qui en occupait la partie méridionale, c'est uniquement pour y placer un fils de Schem. Il ne l'envisage donc qu'au point de vue de l'aristocratie peu nombreuse qui s'y était absolument dénationalisée, en adoptant l'idiome et la civilisation de l'élément prédominant dans la population à laquelle elle s'était superposée, et il ne tient aucun compte de la masse principale des habitants de 'Elam. De même, en Babylonie et en Chaldée, il ne parle que des Kouschites et il passe sous silence l'antique peuple de Schoumer et d'Akkad, qui a eu pourtant un rôle si prépondérant dans la création première de la civilisation de ces contrées.
Tout cela ne peut être qu'intentionnel. Il y a eu évidemment, chez l'écrivain biblique, volonté formelle et arrêtée, d'exclure de son tableau des Noa'hides, aussi bien que les nègres, les peuples situés à l'est de la Mésopotamie et appartenant à une même race, dans la formation de laquelle le sang jaune avait eu une part considérable, sinon la principale. Les différentes nations de cette race particulière parlaient toutes des langues, plus ou moins étroitement apparentées entre elles, et qui ont avant tout ceci de commun qu'elles appartiennent à la grande classe des idiomes agglutinatifs, que leur structure et leur mécanisme grammatical offrent une analogie fort rapprochée, d'une part avec ceux des langues altaïques, de l'autre avec ceux des langues dravidiennes. C'est pour l'ensemble de ces nations que nous adoptons l'appellation de Touraniens, sans prétendre trancher d'une manière formelle la question, encore profondément obscure et dans l'état actuel impossible à résoudre d'une façon affirmative, de savoir si leurs affinités décisives sont plutôt avec les Altaïques ou avec les Dravidiens, ou s'ils ne forment peut-être pas une sorte de transition et comme des chaînons entre eux, de même que leur position géographique est intermédiaire entre les uns et les autres. Nous en avons déjà parlé plus haut, à l'occasion des origines de la métallurgie, en les envisageant surtout au point de vue de ce qui établit leurs rapports avec les peuples altaïques. Il importe d'y revenir ici, après avoir bien précisé le sens dans lequel nous entendons et employons ce terme de Touraniens dont on a tant fait abus, pour esquisser rapidement le tableau des principales nations de ce groupe, qui n'ont pu être ignorées du rédacteur de la Genèse, ou du moins des auteurs du document qu'il a mis en oeuvre dans son chapitre X, car elles étaient trop bien connues à Babylone. Ce sont les nations qui, avec les Kouschites, et peut-être même avant eux, ont précédé de beaucoup les peuples de Schem et de Yapheth dans la voie de la civilisation matérielle et y ont été leurs institutrices.
1Têtes de captifs des guerres de Médie, représentés dans les bas-reliefs du palais de Sinakhe irib, à Koyoundjik, comme employés aux travaux pénibles des grandes constructions du roi.
La Médie reste tout entière touranienne, habitée par une population
dont la langue offre un des types les mieux étudiés jusqu'ici des
idiomes du groupe, jusqu'au viiie siècle avant notre ère, date de
l'établissement des Mèdes proprement dits, de race iranienne, dans
la contrée dont Hangmatana (Ecbatane) est la capitale. Et même après
cette invasion, les Iraniens ne constituent qu'une caste dominante
et peu nombreuse; du temps des Achéménides, la masse du peuple
parle encore sa vieille langue, qui est admise à l'honneur de compter
parmi les idiomes officiels de la chancellerie des rois de Perses. La
Médie touranienne ne garde pas seulement sa langue, mais son génie
propre, et elle ne cesse que très tard de lutter, avec des chances
diverses, contre le dualisme de la religion de Zarathoustra; ses
croyances particulières s'infiltrent jusque chez les conquérants de
race iranienne et produisent, par leur amalgame avec les idées religieuses
de ces conquérants, le système du magisme,
qui balance pendant longtemps, jusque dans la Perse
elle-même, la fortune du mazdéisme pur.
Plus au sud, les Touraniens se montrent à nous comme formant une portion notable de la population de la Susiane ou pays de 'Elam, foyer d'une culture antérieure à celle de la Babylonie même, et assez puissant pour entreprendre de lointaines conquêtes vingt-trois siècles avant notre ère. Ce curieux pays, placé à la limite commune de toutes les races diverses de l'Asie occidentale, les voyait, comme nous l'avons déjà dit (p. 280 et suiv.), confondues et enchevêtrées sur son sol à l'époque historique. Mais depuis les temps les plus reculés, c'est à l'élément touranien qu'y appartenait la suprématie ethnique et morale; c'est lui qui avait imposé sa langue aux autres, du moins dans l'usage officiel et comme idiome commun.
1D'après les sculptures de Persépolis.
Dans le bassin de l'Euphrate et du Tigre, en Babylonie et en Chaldée, aussi haut que nous fassent remonter les monuments et les traditions, nous nous trouvons en présence de deux populations juxtaposées et dans bien des endroits enchevêtrées, appartenant à deux races distinctes et parlant des idiomes divers, d'une part les Sémito-Kouschites, de l'autre le peuple de Schoumer et d'Akkad, apparenté aux Touraniens de la Médie et du 'Elam. Laquelle des deux précéda l'autre sur ce sol, c'est ce qu'il est impossible de dire, car aux périodes les plus reculées où puisse atteindre notre regard, nous constatons leur coexistence. Mais ce que l'on peut dire d'une manière positive, c'est que Schoumer et Akkad constituaient un rameau particulier dans le groupe des Touraniens, rameau dont la langue s'était fixée et cristallisée à un état encore plus primitif de développement que celle des autres peuples de la même famille. Comme nous le ferons voir en traitant spécialement de l'histoire des Chaldéens et des Assyriens, c'est la fusion des génies et des institutions propres aux deux races opposées de Kousch et de Schoumer et Akkad, réunies sur le même territoire, qui donna naissance à la grande civilisation de Babylone et de la Chaldée, appelée à jouer un rôle si considérable sur toute l'Asie antérieure, qu'elle pénétra de son influence.
Que si nous tournons maintenant
nos regards vers le
massif montueux d'où descendent
les deux grands fleuves
de la Mésopotamie, nous
y trouvons encore les Touraniens,
établis en maîtres
exclusifs jusqu'au ixe et au
viiie siècle avant notre ère.
La parenté des noms géographiques
et des noms propres d'hommes, cités en très grand nombre dans
les inscriptions assyriennes, nous permet de rétablir une chaîne de
populations de même race que les premiers habitants de la Médie, qui,
à partir de ce dernier pays, s'étend dans la direction de l'ouest jusqu'au
coeur de l'Asie-Mineure. Ce sont d'abord les vieilles tribus touraniennes
de l'Atropatène, rejetées plus tard par les Mèdes iraniens dans les
montagnes qui bordent la mer Caspienne, et désignées dans cette
retraite jusqu'aux temps classiques par l'appellation de non-aryens
(Anariacæ). Viennent ensuite les nombreuses populations qui habitent,
au sud des Alarodiens et des gens de Minni ou Manni, le pays désigné
par les Assyriens sous le nom de Nahiri, c'est-à-dire les montagnes
où le Tigre prend sa source, et où leurs descendants, complètement
aryanisés dans le cours des siècles, gardent du moins encore aujourd'hui
le nom de Kurdes, qui témoigne de leur parenté primitive avec les
Chaldéens de race touranienne, de même que le nom d'Akkad, appliqué
quelquefois par les Assyriens à cette région aussi bien qu'à une partie
de la Chaldée. De là, toujours en marchant vers l'occident, nous
atteignons les peuples de Meschech et de Thoubal, chez lesquels on
discerne un vieux fond touranien, auquel s'est superposé et mêlé une
couche de blancs allophyles caucasiens, qui justifie l'inscription de ces
deux noms dans la descendance de Yapheth, tandis que nous avons déjà
soupçonné que le substratum touranien des peuples en question était
indiqué par le Thoubal-Qaïn de la lignée qaïnite.
1Plaquette de terre-cuite découverte dans la Chaldée méridionale et conservée au Musée Britannique. «Le nez creux, et comme on dit vulgairement en pied de marmite, la bouche large et épaisse, la pommette saillante et représentée relativement haut et en dehors, dit M. le docteur Hamy, distinguent aussi profondément le personnage ici représenté de l'Assyrien de race sémitique que nos paysans du plateau central des Juifs et des Arabes. La tête est raccourcie dans ses diamètres postérieurs, et l'on sait que le crâne syro-arabe est, au contraire, très allongé.» Nous avons déjà donné plus haut côte à côte (p. 283) les deux types différents, l'un sémitique et l'autre touranien, que les monuments prêtent à la population de la Babylonie.
Dans le système de l'ethnographie des livres sacrés de l'Iran, exprimé par la division des trois fils de Thraetaona (voy. p. 110), ces Touraniens ont leur place; ils y sont associés au rameau turc des Altaïques proprement dits et personnifiés avec eux par Toura, tandis que Çairima correspond au Schem biblique et Arya à Yapheth. En même temps la population méridionale et brune des Pairikas, qui figure dans les mêmes récits mythologiques, mais n'est plus rattachée à la descendance des fils de Thraetaona, s'identifie avec certitude aux Kouschites orientaux de la Genèse, c'est-à-dire à la division ethnique de 'Ham.
Voilà donc deux grandes classes de peuples que l'auteur biblique n'a pas pu ne pas connaître et qu'il a exclu systématiquement de la progéniture de Noa'h. Mais il faut encore pousser plus loin ces observations. Il est impossible de ne pas remarquer, en y attachant une véritable importance, qu'au milieu de tant de détails minutieux sur les populations de la Palestine et de l'Arabie, pas un nom du tableau ethnographique ne s'applique aux peuples primitifs qui habitaient ces contrées avant l'invasion kenânéenne, et dont tant de tronçons isolés subsistaient encore au milieu des nations de Kena'an à l'époque où les Benê-Yisraël firent la conquête de la Terre-Promise, 'Enaqim, Emim, Rephaïm, 'Horim, Zouzim, Zomzommim, peuples dont la stature était beaucoup plus grande que celle des Hébreux et des Kenânéens (on les représente comme des géants) et dont le langage, absolument différent de celui de ces derniers venus, leur paraissait une sorte de balbutiement barbare et inintelligible.
Il est très souvent fait mention de ces peuples dans le Pentateuque et dans le livre de Yehoschou'a (Josué), mais sans que jamais on les y relie à la généalogie d'un des fils de Noa'h; au contraire, ils y apparaissent toujours comme isolés de la souche de Schem et de celle de 'Ham. Il en est de même du grand peuple de 'Amaleq, que le livre des Nombres 147 appelle «l'origine des nations,» c'est-à-dire le peuple le plus anciennement constitué, auquel les Hébreux se heurtèrent mainte fois dans le désert entre l'Égypte et la Palestine, jusqu'au moment de son anéantissement par Schaoul (Saül); qui tient enfin, sous le nom de 'Amliq, une place si considérable dans les traditions les plus antiques des Arabes, lesquelles lui prêtent une très grande extension dans leur péninsule. L'omission de son nom dans les généalogies du chapitre X de la Genèse est encore plus extraordinaire. Elle ne peut manquer d'être significative, et cela d'autant plus que dans les noms, également fort nombreux, donnés pour l'Arabie méridionale par le tableau ethnographique et répartis entre les familles de Kousch et de Yaqtan, il n'en est pas un qui corresponde à celui du peuple prodigieusement antique, gigantesque et impie de 'Ad, frappé par un châtiment terrible de la colère céleste, dont les vieilles traditions arabes racontent tant de légendes, en le représentant comme la nation des aborigènes du Yémen et en même temps comme un fils de 'Amliq. Nous avons encore là tout un vaste groupe de peuples, qui précéda ceux de 'Ham et de Schem dans la Palestine et l'Arabie, et auquel il est difficile de ne pas admettre que le rédacteur de la Genèse a refusé, avec une intention voulue et réfléchie, d'assigner un rang dans son tableau de l'humanité Noa'hide.
Le fait me paraît incontestable, et on peut le poser hardiment. Mais autre chose est d'en pénétrer la cause et l'intention. À ce sujet on ne peut émettre que des conjectures, et encore en les environnant de grandes réserves.
Remarquons cependant qu'ici se pose de nouveau, presque nécessairement, un problème d'une gravité singulière, que nous avons déjà rencontré sur notre route, au cours du livre précédent, et sur lequel nous avons été amené à nous expliquer avec entière franchise et liberté, mais en même temps avec les ménagements qu'impose un sujet aussi délicat. C'est celui de savoir si, dans la pensée de l'auteur inspiré de la Genèse, le fait du Déluge avait eu toute l'extension que l'on a jusqu'ici conclu de certaine de ses expressions, prises au pied de la lettre; si le chrétien était obligé de le tenir pour réellement universel, soit au point de vue de la surface terrestre, soit au point de vue des contrées habitées par les hommes et de l'anéantissement complet de la primitive humanité adamique. Nous avons déjà dit que l'interprétation affirmative, tout en ayant pour elle le poids bien considérable de l'unanimité de la tradition, n'était pas obligatoire de foi, et que des autorités religieuses considérables reconnaissaient aujourd'hui que la thèse contraire pouvait être soutenue sans se mettre en dehors de l'orthodoxie. Nous avons ajouté que, dans notre conviction personnelle, le fait du Déluge, en s'attachant même aux données de la Bible, devait être restreint, qu'à le bien peser et à le scruter jusqu'au fond, l'ensemble du texte de la Genèse, si l'on n'y prend pas isolément le récit diluvien, mais si l'on y met en parallèle quelques expressions très significatives de la généalogie des Qaïnites, donne l'impression que pour son auteur une partie des descendants du fils maudit de Adam avait échappé au cataclysme, et était encore représentée par des populations existantes au temps où il écrivait.
Ce serait là, il faut bien le reconnaître, l'explication la plus naturelle et la plus simple des lacunes volontaires du tableau ethnographique du chapitre X. L'écrivain sacré y aurait tenu certains groupes de peuples bien déterminés en dehors de la généalogie des fils de Noa'h, parce qu'il les aurait regardés comme n'en dérivant pas, mais bien se rattachant à la souche antérieure des Qaïnites. Parmi les nations connues des Hébreux et de leurs voisins, ce sont trois groupes ethniques aussi nettement définis et aussi distincts que ceux de Schem, 'Ham et Yapheth, qui sont ainsi omis, et la division des fils de Lemech dans la lignée qaïnite, parallèle à celle des fils de Noa'h dans la lignée de Scheth, est précisément tripartite. Peut-on attribuer cette coïncidence au simple hasard? Je ne le crois pas, et d'autres indices, d'une incontestable valeur, viennent corroborer une telle hypothèse. J'ai déjà signalé plus haut (p. 203 et suiv.) le rapprochement si naturel que l'on est induit à faire entre Thoubal-qaïn ou «Thoubal le forgeron» et les Touraniens métallurgistes, d'autant plus que c'est aux domaines de la race jaune que paraît bien appartenir la ville de 'Hanoch, fondée par Qaïn lui-même. D'un autre côté, les deux fils de Lemech, que les expressions formelles du texte biblique désignent comme chefs de races pastorales, naissent d'une mère dont le nom, 'Adah, n'est autre que la forme féminine de celui du peuple aborigène arabe de 'Ad. Nous retrouvons encore une autre 'Adah dans la Genèse 148 comme une des femmes indigènes que 'Esav, le frère de Ya'aqob, épouse en s'établissant au milieu des 'Horim; et le petit-fils de cette 'Adah est appelé 'Amaleq, autrement dit est le chef et la personnification d'une tribu qui participe du sang d'Edom et de 'Amaleq, et se confond dans le peuple plus ancien de ce nom. Enfin, l'histoire de Moscheh (Moïse) nous offre une tribu, dont 'Hobab, le beau-père du législateur des Israélites, était le phylarque, tribu dite formellement du sang de 'Amaleq 149, bien qu'habitant au milieu de Midian; et son nom est Qaini ou Qeni, c'est-à-dire «le Qaïnite.»
Maintenant, pour ceux qu'effraierait la hardiesse de cette manière
de voir et ce qu'elle a de contraire aux opinions jusqu'ici généralement
reçues, ils n'auront qu'à constater que le texte de la Bible ne contient
rien qui s'oppose à une autre hypothèse, celle-là d'accord avec la
thèse de l'universalité du Déluge. C'est celle que Noa'h aurait eu,
postérieurement au cataclysme, d'autres enfants que Schem, 'Ham
et Yapheth, d'où seraient sorties les races qui ne figurent pas dans
la généalogie de ces trois personnages. Il ne contredit pas non plus
une troisième hypothèse, encore soutenable, que certaines familles
issues des trois patriarches Noa'hides aient pu s'éloigner du centre
commun avant la confusion des langues et la dispersion générale des
peuples mentionnés au chapitre X de la Genèse, et aient pu donner
naissance à de grandes races, lesquelles, se développant dans un
isolement absolu, auraient pris une physionomie tout à fait à part et
seraient demeurées en dehors de l'histoire du reste des hommes. En
un mot, il y a bien des manières possibles de concilier, suivant les
tendances personnelles des esprits, la foi à l'unité de l'espèce humaine,
descendue d'un seul couple premier, le respect religieux du texte
biblique, poussé même jusqu'à en prendre toutes les expressions dans
le sens littéral le plus étroit, et la croyance à l'universalité la plus
absolue du Déluge, avec ce fait scientifique et positif que le rédacteur
de la Genèse n'a compris et voulu comprendre, dans son tableau généalogique
de la postérité des fils de Noa'h, que les trois divisions fondamentales
de la race blanche, la race supérieure et dominatrice, à
laquelle on ne saurait refuser la primauté sur toutes les autres. C'est
à ce fait seul, longtemps méconnu, que nous nous attachons ici; c'est
celui que nous retenons pour l'histoire de l'antique Orient.
CHAPITRE II
LES LANGUES ET LEURS FAMILLES.
§ 1.--ORIGINE ET DÉVELOPPEMENT DU LANGAGE.
La linguistique est une science qui, pour ses développements et sa méthode, ne date pour ainsi dire que d'hier. Mais l'étude de l'essence philosophique du langage et de son origine a toujours été considérée comme un des plus difficiles et des plus importants problèmes de la philologie. L'antiquité cependant, sauf un dialogue de Platon et quelques mots d'Aristote, ne paraît pas s'en être beaucoup préoccupée. L'opinion la plus généralement admise était celle des Épicuriens, qui appliquaient à l'origine et à la formation du langage leur hypothèse grossièrement matérialiste d'une humanité primitive vivant à l'état absolument bestial. D'après cette opinion, l'homme aurait d'abord été muet comme les animaux, mutum et turpe pecus, mais plus tard le besoin l'aurait amené à proférer des sons, d'abord inarticulés, vagissements de l'enfance de l'humanité, qui, peu a peu, par le temps, se seraient réglés, perfectionnés et auraient traversé toutes les phases d'un progrès lent et continu.
C'est surtout la philosophie moderne qui a tenté de rechercher l'origine du langage. A la fin du xviie siècle, Locke plaçait dans son Essai l'étude des mots à côté de l'étude des idées, et y consacrait un livre entier sur les quatre livres dont se compose cet ouvrage. Mais la doctrine sensualiste du philosophe anglais l'enfermait dans des limites trop étroites pour qu'il pût arriver à une solution satisfaisante. Leibnitz, répondant à Locke et relevant avec toute la puissance et l'éclat de son génie la bannière du spiritualisme, suivit son adversaire sur le terrain de l'étude analytique du langage et de son origine. Là encore il l'écrasa par l'étendue prodigieuse de ses connaissances aussi bien que par la hauteur de son admirable intelligence. Leibnitz devina les traits principaux de la linguistique et en entrevit les applications. Il repoussa la théorie qui ne voyait dans le langage qu'une convention arbitraire formée sous l'influence des causes extérieures et indiqua, dans les facultés naturelles de l'esprit et dans les idées innées, le fondement nécessaire de l'institution des signes de la parole. Comparant les divers éléments que son époque avait à sa disposition, Leibnitz rechercha avec une ingénieuse sagacité les rapports qui peuvent exister entre la forme des mots et les idées qu'ils expriment, et atteignit dans cette voie à des résultats souvent réels, souvent aussi contestables.
Les philosophes du xviiie siècle voulurent à leur tour résoudre le problème du langage et revinrent aux idées des Épicuriens de l'antiquité.
Condillac modifia néanmoins ces idées, pour les faire concorder avec sa doctrine de la sensation, mais sans arriver à une meilleure conclusion. La parole est pour lui plus que l'auxiliaire de la pensée, elle en est la condition primitive et nécessaire. S'il est certain qu'il n'y a pas de parole sans pensée, il l'est également à ses yeux qu'il n'y a pas de pensée sans parole. Ces deux éléments forment un ensemble, une dualité irréductible: car la pensée, se composant entièrement de termes abstraits, suppose nécessairement l'existence de ces termes, c'est-à-dire du langage. Parler étant penser, et la parole étant indissolublement liée à la pensée, les origines de l'une sont les mêmes que celles de l'autre. L'homme commence donc par être muet, puis, la sensation créant en lui la pensée, crée nécessairement en même temps la parole, composée d'abord de signes naturels, puis de signes arbitraires convenus entre les hommes.
Lorsqu'éclata la renaissance catholique qui ouvrit le xixe siècle, un des penseurs les plus originaux et les plus éminents qui guidèrent ce mouvement, Bonald, dans ses Recherches philosophiques, aborda à son tour la question de l'origine du langage. Bonald, toujours porté à rabaisser l'homme, ne croyait pas, comme Leibnitz, que les forces de l'intelligence humaine eussent été capables d'inventer par elles-mêmes le langage; il lui attribuait une origine plus haute; il y voyait l'oeuvre de Dieu. Pour réfuter Condillac et parvenir à une conclusion diamétralement opposée, l'éloquent philosophe semble d'abord être d'accord avec lui. Il n'admet pas seulement que l'homme ne pense actuellement qu'avec le secours des signes, mais il suppose que la pensée n'a jamais pu se produire sans l'existence d'un langage articulé. Condillac concluait de cette indivisibilité du langage et de la pensée que l'un comme l'autre était le résultat nécessaire de la sensation. Bonald répond: Si le langage est nécessaire à la pensée, il est également évident que sans pensée le langage n'est qu'un vain bruit. De cette nécessité réciproque résulte l'impossibilité de l'invention du langage par l'homme, car pour inventer il faut penser. Il n'y a donc qu'une solution possible et admissible, c'est de supposer le don simultané de la pensée et de la parole comme fait directement à l'homme par Dieu.
Bonald poussait cette doctrine plus loin qu'une simple expression de la dépendance de l'homme vis-à-vis de son Créateur, dont il a reçu toutes ses facultés, limite dans laquelle nous n'hésitons pas à l'admettre, et à propos de laquelle M. Barthélemy Saint-Hilaire proclamait hautement que la solution du problème de l'origine du langage, donnée par la tradition religieuse, est encore philosophiquement la meilleure, la plus élevée et la plus vraisemblable. Suivant Bonald, l'homme, au moment où Dieu l'a placé dans le monde, était muet et privé de pensée; ses facultés intellectuelles existaient en lui à l'état de germe, mais elles étaient frappées d'impuissance, incapables de se manifester, et, par suite, de se produire. Tout à coup la lumière a éclairé ces ténèbres, et le miracle a été produit par la parole de Dieu, qui a frappé l'oreille de l'homme et lui a révélé le langage. C'est ce langage, enseigné au premier homme d'une façon surnaturelle par le Créateur, qui l'a révélé à lui-même et a été pour son intelligence une source de création et de vie.
À l'époque où Bonald défendait si éloquemment les principes du christianisme, mais en y mêlant des conceptions personnelles qui n'en sont aucunement la conséquence nécessaire, des conceptions inacceptables pour tout esprit libéral et scientifique, et dont l'influence pèse encore lourdement, avec celle des idées de Joseph de Maistre, sur l'école catholique contemporaine; à la même époque, un penseur profond, que la philosophie devait plus tard ramener à la foi, Maine de Biran, essayait d'établir sur les ruines du sensualisme les fondements d'une psychologie spiritualiste et d'une nouvelle métaphysique. Maine de Biran n'acceptait pas plus les idées de Bonald que celles de Condillac sur l'origine du langage; il ne croyait pas plus à la langue révélée surnaturellement qu'à la parole produite avec la pensée par la sensation extérieure. Son opinion se rapproche plutôt de celle de Leibnitz. Comme lui, c'est dans l'exercice libre et réfléchi des facultés de l'âme humaine qu'il va chercher la naissance du langage. Il y voit l'oeuvre d'une raison présente à elle-même, qui, par une suite d'opérations successives, crée un signe extérieur de ses pensées, lequel lui sert à les exprimer en lui-même et à les communiquer aux autres hommes.
Après Maine de Biran, la philosophie sembla pendant quelque temps avoir laissé de côté la recherche du problème dont nous venons d'esquisser rapidement l'histoire. Mais une branche des sciences d'observation se fondait et allait ouvrir une voie nouvelle. La linguistique, ou, comme on dit quelquefois, par une expression plus impropre, la philologie comparée, était créée par les travaux de Schlegel, de Bopp, de Guillaume de Humboldt, de Burnouf et de Grimm, et embrassait graduellement dans ses recherches toutes les formes du langage humain. Ce n'était plus désormais seulement dans l'analyse des facultés de l'entendement qu'il fallait rechercher les origines du langage, comme l'avaient fait jusque là tous les philosophes qui s'étaient occupés de cette question; il fallait demander aux langues elles-mêmes comment elles avaient été produites, et y rechercher la trace des opérations de l'esprit qui avaient présidé à leur naissance et à leur formation.
M. Renan a été le premier à entrer dans cette voie nouvelle, par un ouvrage sur l'Origine du langage, publié en 1848 et réimprimé en 1864. Depuis, nombre des maîtres de la science linguistique, Jacob Grimm, Pott, Schleicher, MM. Steinthal, Max Müller, Whitney, ont abordé le même problème et l'ont traité avec l'autorité qui leur appartenait légitimement. Leurs théories ne sont pas toujours d'accord, il s'est même produit parmi eux deux doctrines principales et opposées; mais la question, sortie du vague des spéculations purement abstraites et sans base suffisante, n'en a pas moins fait au milieu de ces divergences des progrès incontestables et très grands. Elle a pris un caractère scientifique et positif. Nombre de points fondamentaux y sont acquis d'une manière définitive, et l'on approche du moment où l'on pourra considérer le problème de l'origine et de la formation du langage comme résolu par l'observation et la méthode historique.
Et d'abord il n'est plus possible aujourd'hui de soutenir la thèse, désormais absolument ruinée, de Bonald sur le langage révélé d'une manière surnaturelle. C'est là de la pure mythologie, qui n'a rien à voir avec la science, et dont la religion n'a que faire, qui n'y est aucunement liée. Dieu, en créant l'homme, lui a donné le langage comme il lui a donné la pensée, mais de la même façon, virtuellement et non formellement, comme une faculté dont l'exercice et le développement devait être l'oeuvre de son action propre.
«Les animaux ont la voix; l'homme seul a la parole.» Cette vérité, proclamée par Aristote, est universellement acceptée de nos jours. Tout le monde reconnaît que le langage articulé n'est pas seulement un des plus hauts attributs de l'homme, mais qu'il est un de ses caractères essentiels. L'homme ne peut se concevoir sans parole, non plus que sans pensée; il n'a été lui-même qu'à condition de posséder et d'exercer ces deux facultés. Dès qu'il a été sur la terre, il a parlé comme il a pensé. Il y a eu seulement succession des deux actes; l'éveil de la conscience et de la pensée a nécessairement précédé la parole, qui a fourni la formule et la limite de la pensée, et dans laquelle, dès son premier début, la réflexion a eu part. Mais l'homme, usant des facultés qui lui avaient été données et qui étaient inhérentes à sa nature, a fait son langage par lui-même et par une opération libre; il ne l'a pas reçu de l'extérieur.
Mais comment l'a-t-il fait? C'est ici que deux doctrines sont en présence.
La première a été formulée avec une grande habileté par M. Renan, que l'on peut en considérer comme le fondateur. L'homme n'est pas en état, suivant lui, de se créer un langage par l'usage réfléchi de sa raison. Cependant la parole ne lui est pas un don du dehors. «Il ne reste donc qu'un parti à prendre, c'est d'en attribuer la création aux facultés humaines agissant spontanément et dans leur ensemble. Le besoin de signifier au dehors ses pensées et ses sentiments est naturel à l'homme. Tout ce qu'il pense, il l'exprime intérieurement et extérieurement. Rien non plus d'arbitraire dans l'emploi de l'articulation comme signe des idées. Ce n'est ni par une vue de convenance ou de commodité, ni par imitation des animaux, que l'homme a choisi la parole pour formuler et communiquer sa pensée, mais bien parce que la parole est chez lui naturelle, et quant à sa production organique et quant à sa valeur expressive... Il serait absurde de regarder comme une découverte l'application que l'homme a faite de l'oeil à la vision, de l'oreille à l'audition; il ne l'est guère moins d'appeler invention l'emploi de la parole comme signe expressif... L'usage de l'articulation n'est donc pas plus le fruit de la réflexion que l'usage des différents organes du corps n'est le résultat de l'expérience... L'homme est naturellement parlant comme il est naturellement pensant.»
Philosophiquement nous ne saurions souscrire à une semblable théorie.
L'éminent écrivain, dont nous venons de citer les termes mêmes, traite le langage de produit «spontané et aveugle» de toutes les facultés humaines en exercice. Il suppose donc que les facultés ont enfanté le langage comme un produit nécessaire de leur vertu intime, sans aucun exercice de la raison, de la réflexion ni de la volonté. Il assimile l'esprit humain, se créant son langage, à l'oeil qui perçoit naturellement et immédiatement les objets colorés. Une telle assimilation renverse les lois fondamentales de toute psychologie. La matérialisation de la parole, et par suite de la pensée, en est la conséquence inévitable. Le langage n'est plus qu'un acte matériel analogue à la vision, acte qui ne peut être que le produit des impressions extérieures, et nous en revenons ainsi à la théorie de Condillac, qui faisait créer le langage avec la pensée par la sensation.
M. Renan s'arrête sur la voie des conséquences logiques de sa théorie; il ruine à l'avance une partie de ces déductions par de sages réserves.. Mais d'autres ont été plus loin, en suivant la même route; ils sont arrivés jusqu'à ce qu'on a appelé la doctrine de l'organisme, c'est-à-dire la production nécessaire et matérielle du langage humain. Un linguiste philosophe de l'Allemagne, M. Heyse, a parfaitement réfuté cette grossière doctrine, en montrant que le langage a été créé par l'homme librement, puisque l'homme, en le créant, n'a obéi à aucune raison déterminante, et qu'il y a mis son individualité personnelle, ce qui n'a pas lieu dans les fonctions purement organiques.
La théorie, qui n'admet pas l'intervention de la réflexion et de la volonté dans la création du langage, n'explique pas en réalité le problème, elle le supprime. Elle admet l'union constante et l'indivisibilité de la pensée et de son expression; mais elle ne recherche ni le comment ni le pourquoi de cette union. C'est pourtant là un point essentiel à étudier. Quelle relation existe-t-il entre la pensée et son signe extérieur ou intérieur? Par quelles opérations de l'esprit le rapport se trouve-t-il établi entre ces deux termes en apparence irréductibles, mais dont la diversité est incontestable? Cette recherche n'est pas facile, car l'habitude oblitère presque entièrement la trace des opérations qui produisent ce rapport, mais elle n'en est pas moins importante et indispensable. Le plus savant homme n'a point en parlant conscience des mécanismes intellectuels qui produisent sa parole; ces mécanismes agissent en lui sans sa coopération réfléchie, comme ils agissent chez l'enfant et comme ils ont dû agir chez les hommes primitifs. Mais ils n'en doivent pas moins être soigneusement analysés par le psychologue, et lorsqu'on procède à cette analyse, force est bien de reconnaître que la réflexion et la volonté en sont deux des principaux ressorts. Et il n'a pas pu en être autrement dans la première création du langage.
Où, d'ailleurs, la part de la raison consciente, de la réflexion et de la volonté dans la formation du langage apparaît éclatante, où la science linguistique nous permet de la saisir sur le fait, c'est dans le développement de toutes les langues les plus anciennes, développement dont les phases sont aujourd'hui bien connues. Il y a là une évolution de progrès, due à l'activité réfléchie de l'esprit de l'homme, qui est exactement parallèle à celle de toutes les connaissances et de toutes les industries humaines, et dont l'existence est aujourd'hui incontestable.
M. Renan n'admettait, et c'était une condition nécessaire de sa théorie, que deux états dans l'évolution des langues: l'état synthétique, qui, selon lui, était le primitif, état riche et exubérant où les relations des idées sont exprimées par des flexions qui ne font qu'un avec le mot et sont d'autant plus nombreuses que la langue est plus ancienne, et l'état analytique, qui vient après, où le peuple, incapable d'observer une grammaire aussi savante, brise l'unité du mot fléchi, et, indiquant les rapports des idées par des particules ou des auxiliaires, préfère la juxtaposition des diverses parties de l'expression. Il comparait ces deux phases de développement à celles du langage des enfants, qui veulent d'abord tout exprimer à la fois et qui n'arrivent que par la suite à une réflexion de plus en plus claire. C'était supprimer l'état réellement primitif, isolé et monosyllabique du langage, et renouveler un système qu'Abel Rémusat avait déjà antérieurement exprimé avec un grand éclat de forme et de style.
Mais je doute que, linguiste supérieur comme il l'est, le savant auteur de l'Origine du langage voulût soutenir encore aujourd'hui cette manière de voir. Il est, en effet, trop démontré scientifiquement désormais, trop universellement reconnu par tous ceux qui s'occupent de ces études, que trois époques distinctes et successives marquent l'histoire primitive du langage: le monosyllabisme isolant, l'agglutination et la flexion. Non pas que toutes les langues aient passé nécessairement par ces trois phases, mais parce que les idiomes qui appartiennent à la dernière époque, celle de la flexion, portent l'empreinte d'une organisation plus développée que celle de l'époque intermédiaire correspondant à l'agglutination, ces dernières langues étant elles-mêmes d'une organisation supérieure à celle des langues monosyllabiques. Entre les langues parlées jadis et celles qu'on parle aujourd'hui sur le globe, les unes ont passé par ces trois phases, les autres se sont arrêtées dans leur développement. Ainsi l'agglutination renferme le monosyllabisme; la flexion renferme à la fois le monosyllabisme et l'agglutination. Absolument de même que, parmi les espèces animales, les unes se sont arrêtées à un organisme élémentaire, tandis que d'autres se sont élevées, dans la période de gestation, de cet organisme primitif à une organisation plus riche et plus élevée.
Voilà le grand fait que Jacob Grimm a mis le premier en pleine lumière, dans son Mémoire sur l'origine du langage 150, et qui l'a conduit, en vertu de l'observation linguistique, à une conclusion presque exactement pareille à celle que le raisonnement philosophique avait inspirée à Maine de Biran.
C'est cette dernière doctrine que nous adoptons, nous aussi, parce qu'elle nous paraît la plus conforme aux données de la science. Nous voyons dans le langage ou plutôt dans les formes concrètes qu'il revêt, dans les langues, des oeuvres humaines produites par l'exercice libre et réfléchi d'une faculté innée, que l'homme a reçue de son Créateur en faisant son apparition sur la terre. Mais nous admettons en même temps, dans les phénomènes initiaux qui ont marqué la première création du langage, une large part de spontanéité qui ne se rendait pas compte de ses propres procédés, d'intuition presque instinctive. L'homme primitif a formé son langage sans effort, sans conscience définie des opérations de réflexion qui l'y conduisaient, spontanément et instinctivement, et surtout sans chercher à y développer un type logique, préconçu dans son esprit. C'est sous ce rapport que Turgot avait raison de dire, dès 1750, que les langues, dans leur origine, ne sont pas l'ouvrage d'une raison présente à elle-même. De même que tous les instincts, qui décroissent à mesure que la raison grandit, la faculté du langage s'est épuisée peu à peu dans sa force créatrice; et la raison consciente a substitué par degré ses règles et ses opérations réfléchies aux résultats immédiats de la spontanéité humaine. Elle a régné en souveraine maîtresse dans le développement grammatical des langues.
À l'origine de l'humanité, comme l'a montré M. Steinthal, l'âme et le corps étaient dans une telle dépendance l'un de l'autre, que tous les mouvements de l'âme avaient leur écho dans le corps, principalement dans les organes de la respiration et de la voix. Cette sympathie du corps et de l'âme, qui se remarque encore dans l'enfant et le sauvage, était intime et féconde; chaque intuition, chaque idée éveillait en lui un accent ou un son. Chaque émotion, chaque effort, chaque acte de la volonté ou de la sensibilité se reflétèrent ainsi, dès l'origine, en une sorte d'interjection. Cette interjection, souvent imitée du son rendu par l'objet qui la provoquait, du bruit de la pierre, de l'agitation de l'arbre, du cri de l'animal (c'est ce qu'on appelle l'onomatopée), devint le signe du mouvement de l'âme auquel il était dû et de l'idée qui est la trace que ce mouvement laisse dans l'esprit. C'est ici qu'il faut faire intervenir la loi d'association des idées, si bien mise en lumière par M. Steinthal. En vertu de cette loi, le son qui accompagnait une intuition ou une idée s'associait dans l'âme avec l'intuition ou l'idée elle-même, si bien que tous deux se présentaient à la conscience comme inséparables, et furent également inséparables dans le souvenir. Le son devint ainsi un lien entre l'image obtenue par la vision et l'image conservée dans la mémoire; en d'autres termes, il acquit une signification et devint élément du langage. En effet, l'image du souvenir et l'image de la vision ne sont point tout à fait identiques: j'aperçois un cheval; aucun des chevaux que j'ai vus autrefois ne lui ressemble absolument en couleur, en grandeur, etc.; l'idée générale représentée par le mot cheval renferme uniquement les traits communs à tous les animaux de la même espèce. Ce quelque chose de commun est ce qui constitue la signification du son.
De même que l'esprit humain revêt ses premières aperceptions, non de la forme abstraite et générale qui ne s'obtient que par élimination et analyse, mais de la forme particulière, laquelle est en un sens plus synthétique, en tant que renfermant et confondant une donnée accessoire avec la vérité absolue; de même le langage primitif dut ignorer presque entièrement l'abstraction métaphysique. Sans doute la raison pure s'y réfléchissait, comme dans tous les produits des facultés humaines. L'exercice le plus humble de l'intelligence implique les notions les plus élevées; la parole aussi, à son état le plus simple, supposait des moules absolus et éminemment purs; mais tout était engagé dans une forme concrète et sensible.
Dans l'expression des choses physiques, l'imitation ou l'onomatopée paraît avoir été le procédé ordinaire employé par l'homme pour former les appellations. La voix humaine étant à la fois signe et son, il était naturel que l'on prît le son de la voix pour signe des sons de la nature. D'ailleurs, comme le choix d'appellation n'est pas arbitraire et que jamais l'homme ne se décide à assembler des sons au hasard pour en faire les signes de sa pensée, on peut assurer que, de tous les mots actuellement usités, il n'en est pas un seul qui n'ait sa raison suffisante, ou comme fait primitif ou comme débris de langue plus ancienne. Or, le fait primitif qui a dû déterminer l'élection des mots est sans doute l'effort pour imiter l'objet qu'on voulait exprimer, surtout si l'on considère les instincts sensibles qui durent présider aux débuts de l'esprit humain.
«L'homme émit donc, dit M. Maury, des sons d'abord monosyllabiques, dont il associa la production à l'idée de certains objets déterminés. Ces sons constituèrent les racines primitives de la langue. Ils fournirent un premier vocabulaire qui fut le fond, d'abord très pauvre, de chaque idiome respectif. Ces monosyllabes n'exprimaient, dans le principe, que des idées concrètes; mais de très bonne heure, en vertu de sa faculté de généralisation, l'esprit humain les appliqua à certains ensembles d'objets, dont ils servirent alors à représenter la qualité commune la plus frappante. L'on observe, en effet, que les plus anciennes racines des langues indo-européennes, parlées par des peuples arrivés de bonne heure à un certain développement intellectuel, offrent toutes une signification générale et ne désignent jamais un objet particulier ou individuel; mais cette idée générale se rapporte constamment à quelque chose de physique, et le mot qui la rend ne prend un sens abstrait que par l'effet de la dérivation, par une métaphore, un détournement du sens primitif. Les monosyllabes qui ont constitué la matière primordiale du langage, ses premiers rudiments, et dont un grand nombre furent éliminés par la prédominance d'autres, n'ont pas tardé à être soumis, dans leur association et leur emploi, à des lois qui s'offrent en grande partie les mêmes dans tous les idiomes, vu qu'elles découlent de la constitution de l'intelligence humaine, partout la même. La phrase est devenue plus complexe, à mesure que la pensée, dont elle est le miroir, se compliquait. Quand les premières racines furent arrivées à cette période de sens général et indéterminé, d'autres racines y furent adjointes pour leur donner un sens plus spécial.»
C'est en vertu de remarques de cette nature, puisées principalement dans l'observation et l'analyse des idiomes aryens, que Jacob Grimm s'est cru autorisé à tracer l'esquisse suivante de ce que dut être l'état primitif du langage: «À son apparition, la langue était simple, sans procédés artificiels, pleine de la vie et du mouvement de la jeunesse. Tous les mots étaient courts, monosyllabiques, formés la plupart de voyelles brèves et de consonnes simples. Les mots se pressaient et s'aggloméraient dans le discours comme les brins d'herbe dans le gazon. Tous les concepts découlaient d'une sensation, d'une intuition claire, constituant déjà une pensée et devenant le point de départ d'une foule d'autres pensées également simples. Les rapports qui liaient les mots à la pensée étaient naïfs; mais ils furent bientôt déparés par l'addition de mots disposés sans ordre. À chaque pas qu'elle fit, la langue parlée revêtit plus de plénitude et de flexibilité, mais elle se manifestait encore sans mesure et sans harmonie. La pensée n'avait rien de fixe et d'arrêté; et voilà pourquoi la langue primitive n'a pu laisser aucun monument de son existence.»
Un premier progrès, qui contenait tous les autres en germe, fut la création de racines démonstratives ou pronominales, distinctes des racines prédicatives. Aussi haut que l'on remonte par l'observation dans les langues, même monosyllabiques et isolantes, on trouve la distinction de ces deux classes de racines, qui s'agrègent plus ou moins intimement entre elles et subissent plus ou moins d'altération par le fait de cette agrégation. La formation première des racines démonstratives, qui date ainsi d'une période préhistorique du langage, impossible à atteindre dans sa réalité, et qu'on ne reconstitue que par induction, est encore tout à fait obscure. Ici elles paraissent avoir dès le début une existence indépendante et une origine propre; là, au contraire, il semble qu'on doive y reconnaître des racines originairement prédicatives, auxquelles on a pris ensuite l'habitude d'attacher ce sens nouveau.
Quoi qu'il en soit, le monosyllabisme isolant a été sûrement la phase primordiale du langage; et l'emploi des démonstratifs prépara la création des catégories grammaticales. «De très bonne heure chez la plupart des langues, dit encore M. Maury, l'habitude se prit d'agglutiner les racines accessoires avec les racines primitives. Le résultat se produisit d'autant plus vite, comme l'observe M. F. Baudry, que la pensée étant fort pauvre, les mêmes formules se représentaient sans cesse. C'est à cette même époque que s'effectua ce qu'on peut appeler, la corruption des sons. La racine principale subsiste encore sans altération, mais sous l'influence de l'accent tonique qui donne l'unité aux éléments multiples du mot, la prononciation des accessoires s'obscurcit, s'abrégea et s'altéra, en même temps que leur signification indépendante s'oubliait. Dès lors le polysyllabisme se constitua et le langage entra dans sa période synthétique. Celle-ci présenta plusieurs degrés. D'abord, comme l'observe M. Max Müller, les accessoires étaient seuls altérés et la racine principale gardait son intégrité. Puis la racine principale et les accessoires se confondirent par une égale altération dans l'unité du mot. Ces deux phases constituent, la première, l'état agglutinant, la seconde, l'état flexionnel ou amalgamant; celui-ci laissant voir les sutures ou les fissures par où les petites pierres ont été jointes ensemble, celui-là présentant les mots composés comme faits tout d'une pièce. Les deux divisions ne sont pas, au reste, nettement tranchées, et l'on passe de l'une à l'autre par une foule d'intermédiaires... Une nouvelle évolution amena les idiomes synthétiques à une forme analytique, dans laquelle les éléments composants se désagrégèrent, se séparèrent et se coordonnèrent suivant un ordre logique, né du besoin croissant de clarté. C'est le moment de l'emploi des prépositions pour indiquer avec plus de précision les rapports; les cas n'ayant plus d'utilité, on les brouilla, et l'on finit par les laisser tomber tout à fait; dans la conjugaison, l'emploi des verbes auxiliaires se substitua aux terminaisons et aux préfixes qui indiquaient les temps et les personnes.»
§ 2.--UNITÉ DU LANGAGE ET DIVERSITÉ DES LANGUES.
On vient de le voir, depuis que l'homme a commencé de parler, c'est-à-dire depuis qu'il a commencé d'exister, les langues des diverses races ont passé par des modifications innombrables dues à la marche de l'esprit chez ceux qui les parlaient, dues à des mélanges, à des influences réciproques d'idiomes les uns sur les autres. Il est donc impossible de remonter à la langue primitive, encore plus qu'il n'est impossible de remonter à la race primitive. Trop de révolutions se sont opérées depuis que l'humanité est sortie de son berceau.
Les langues connues et sur lesquelles peuvent porter les études de la linguistique, mortes ou vivantes, se présentent formant un certain nombre de groupes ou de familles, composés chacun d'idiomes ayant entre eux une parenté dont le degré varie et pouvant se ramener à une souche originaire commune. Mais par de là la formation de ces groupes, la science demeure impuissante. Elle est obligé de les accepter comme foncièrement différents et absolument irréductibles entre eux, impossibles à ramener à une unité primordiale reconstituable. C'est ce qu'a très bien défini M. Chavée. «Quand deux langues peuvent-elles être scientifiquement tenues, dit-il, pour deux créations radicalement séparées? Premièrement: quand leurs mots simples ou irréductibles à des formes antérieures n'offrent absolument rien de commun, soit dans leurs étoffes sonores, soit dans leur constitution syllabique. Secondement: quand les lois qui président aux premières combinaisons de ces mots simples diffèrent absolument dans les deux systèmes comparés.»
Ce fait de l'existence d'un certain nombre de familles primordiales de langues absolument irréductibles s'impose d'une manière forcée à tout linguiste sérieux. Proclamons-le, résolument, il n'y a pas moyen de s'y soustraire, et il faut savoir l'accepter comme le dernier terme où s'arrête la science.
Sous ce rapport, il est nécessaire de se tenir en garde contre certaines illusions qui restent encore dans beaucoup d'esprits et qui proviennent d'une sorte de malentendus, d'une intelligence imparfaite de la véritable nature de quelques débats encore ouverts entre les linguistes. Oui, la science n'a pas encore dit son dernier mot au sujet de la parenté primitive ou de la différence radicale de toutes les familles de langues. Il est à ce sujet des questions qui ne sont pas encore résolues. Il y aurait outrecuidance et témérité peu scientifique à prétendre condamner a priori les travaux, sagement limités à des questions précises et spéciales, qui peuvent avoir pour résultat de diminuer le nombre des entités irréductibles dans la classification des langues, d'établir une parenté et une origine commune entre certaines familles qui, aujourd'hui encore, paraissent foncièrement différentes. Les efforts tentés par de fort bons linguistes, et même de grands esprits, pour établir un lien de descendance d'une même souche entre les trois grandes familles des idiomes à flexions ou plutôt entre les langues sémitiques et 'hamitiques, d'une part, les langues aryennes, de l'autre, n'ont jusqu'à présent conduit à aucun résultat démonstratif et certain. Mais la continuation de tentatives mieux conduites dans cette voie n'a rien d'anti-scientifique; en réalité on ne peut tenir actuellement le problème comme résolu, ni dans le sens de la parenté, ni dans celui de l'irréductibilité. Il en est de même du problème du touranisme de Bunsen et de M. Max Müller, entendu dans le sens de la possibilité d'une parenté d'origine entre les idiomes altaïques et les idiomes dravidiens, de la parenté même qui leur relierait un certain nombre de dialectes parlés autour du Thibet, et qui par un autre côté touchent au thibétain monosyllabique, enfin de la possibilité, après avoir formé de tous ces groupes, actuellement irréductibles, une seule famille, d'y retrouver un rameau sorti très anciennement de la souche qui aurait aussi donné naissance aux langues sémitiques et aryennes. Sur tous ces points, le grand philologue d'Oxford, et ceux qui ont adopté ses idées, ne sont point parvenus jusqu'à présent à une démonstration scientifique suffisante et satisfaisante. Leur théorie reste une hypothèse ingénieuse et brillante, mais en faveur de laquelle il n'y a que certaines inductions, pas même de commencement de preuve positive et directe, et contre laquelle, en revanche, s'élèvent de très sérieuses objections. Elle ne peut cependant pas être absolument condamnée, et j'admets pour un instant qu'elle pourra un jour arriver à une démonstration formelle, ou tout au moins à une probabilité considérable. En sera-t-on venu pour cela à établir l'unité fondamentale des langues? Non certes; on aura retrouvé quelques parentés d'abord méconnues, diminué le nombre des individualités absolument distinctes de la linguistique. Mais à côté de l'unité que l'on aura ainsi substitué à quelques-unes de ces individualités, que jusqu'à nouvel ordre on n'est pas encore parvenu à rapprocher d'une façon acceptable, il restera toujours un bon nombre de groupes irréductibles, de types essentiellement distincts, qui défieront à jamais les efforts tentés pour les unifier.
En dehors donc des questions nettement délimitées que nous venons d'indiquer, et où la carrière reste ouverte aux efforts de la spéculation scientifique, sans que l'on puisse encore prévoir avec une probabilité sérieuse s'ils seront ou non couronnés de succès, toute recherche de l'unité primordiale de l'universalité des idiomes connus dans leur infinie variété, tout essai de reconstitution de la langue primitive unique de nos premiers pères, doit être banni de la science. Ce n'est et ne peut être qu'une fantaisie puérile et oiseuse. Quiconque prétend, en linguistique et en histoire, au titre de savant sérieux doit s'en abstenir, comme en mathématiques de chercher la solution de la quadrature du cercle. On peut philosopher sur le problème du langage primitif, l'aborder par les méthodes de l'analyse psychologique, se rendre même compte, par des inductions tirées de l'état le plus ancien des langues connues, de ce que devaient être quelques-uns des caractères généraux de ce langage primitif. Mais aller au delà, essayer de le reconstituer, d'en retrouver les racines dans celles des familles de langues qui nous sont connues, en ramenant ces racines à une unité, ce n'est plus affaire de la science linguistique. Elle n'a et n'aura jamais aucun moyen sérieux d'y parvenir, et elle doit s'arrêter où elle rencontre la limite de ses possibilités, où sa méthode et ses procédés deviennent impuissants en cessant de rencontrer des éléments solides sur lesquels opérer.
La pluralité d'un certain nombre de familles irréductibles de langues est dans l'état actuel sa conclusion dernière, le terme où elle s'arrête sans avoir le moyen de pousser plus loin, et suivant toutes les apparences il en sera toujours ainsi. Acceptons donc ce fait, qui ne marque, du reste, qu'une limite dans ce que la science peut atteindre et démontrer, mais qui ne porte pas atteinte à la nécessité philosophique d'un langage primitif unique, conséquence de l'unité de l'espèce humaine et de sa descendance d'un seul couple.
Il est, en effet, impossible à tout homme de bon sens et à tout observateur impartial de trouver nécessairement impliquée dans ce fait la conclusion que prétendent en tirer les linguistes polygénistes. L'existence de plusieurs familles irréductibles de langues n'emporte nullement, comme on l'a dit, la pluralité originelle des espèces humaines qui ont formé ces familles de langues.
Et d'abord l'irréductibilité qui existe pour la science peut parfaitement n'être ici qu'un résultat de l'insuffisance des éléments qu'elle possède, de la perte irréparable de quelques-uns de ceux dont la conservation aurait pu la conduire à un tout autre résultat. Il est, en effet, une chose incontestable pour toutes les écoles de linguistique, c'est que les langues sont essentiellement variables et périssables. Il en est une autre non moins possible à contester, c'est que nous ne connaissons pas et que nous ne connaîtrons jamais toutes les langues mortes, surtout celles de la période primitive et préhistorique. Or, s'il manque un certain nombre d'anneaux à la chaîne de la filiation des langues--et il est certain qu'il en manque beaucoup--il n'y a pas moyen de douter que des rapports qui ont jadis existé sont à tout jamais perdus pour nous. La science est dans son rôle quand elle constate qu'elle ne trouve aucune trace de ces rapports; elle en sortirait si on voulait lui faire dire qu'ils n'ont pas pu exister.
Sir John Lubbock a fait, sur l'origine probable des racines dans les différentes langues, des observations ingénieuses, aidées de rapprochements avec les idiomes des sauvages, dont la linguistique n'a, pendant bien longtemps, pas tenu assez de compte, observations qui ont une haute valeur et peuvent être tenues comme ayant fait faire un progrès sérieux à la question. Que l'on s'y reporte et l'on devra reconnaître que la majorité d'entre elles ne doivent pas être communes à toutes les familles de langues. Quiconque pense que le langage n'est pas un fait surnaturel et divin, mais qu'il est d'invention et de création humaine, ne peut qu'adopter sur ce point les conclusions du savant anglais. Or, pour peu que ces différences radicales soient nombreuses--et leur présence s'explique parfaitement dans la donnée de l'unité primordiale du langage à une époque à laquelle il ne nous est pas possible de remonter,--pour peu que ces différences radicales soient nombreuses, elles entraînent nécessairement l'irréductibilité, sans que celle-ci puisse être invoquée comme un argument contre la doctrine monogéniste.
Ce qu'implique seulement l'irréductibilité d'un certain nombre de groupes linguistiques, c'est ce qu'implique aussi la profonde différence des trois ou quatre grands types physiques de l'humanité, non la pluralité des espèces, mais la formation séparée des races sorties de l'unité primitive à une très grande distance dans le temps du commencement de l'histoire positive, c'est que, pour ce qui touche spécialement aux langues propres à ces races, la séparation a eu lieu dans un état de civilisation tout à fait rudimentaire et quand le langage en était encore à sa période toute première. Il n'est pas possible de la placer à un autre moment qu'à l'état monosyllabique et isolant, avant la naissance de toute grammaire. Mais ceci admis, le fait de la disparition du langage primordial et de toute trace de l'unité originelle qui a enfanté la diversité, devient tout simple et parfaitement naturel. La merveille invraisemblable serait qu'il en fût autrement. Aucune langue ne peut rester stationnaire; mais dans cette évolution perpétuelle, la partie conservative du langage, celle qui résiste le plus aux influences dissolvantes, est la grammaire. Pour les mots, ils changent et se renouvellent d'autant plus facilement que la langue est moins avancée. Et chez les peuples sauvages, où l'écriture n'a pas fixé les mots, ceux-ci se transforment avec une telle rapidité qu'on cite des missionnaires et des voyageurs qui sont allés deux fois, à une vingtaine d'années d'intervalle, chez une même peuplade et qui ne retrouvèrent au second voyage presque rien de la langue qu'ils avaient apprise au premier. M. Max Müller a groupé à cette égard un ensemble de faits et d'observations absolument probant, qui a une importance de premier ordre lorsque l'on veut se rendre compte du comment de la production d'une pluralité de types linguistiques irréductibles, dans la donnée de l'unité de l'espèce humaine.
Mais il importe de constater encore une fois ici, pour la formation des langues comme pour celle des races, que la conciliation entre les faits observés et la doctrine qu'imposent à la fois le dogme religieux et la philosophie spiritualiste, n'est naturelle, et même réellement possible, qu'avec la haute antiquité de l'homme et son progrès continu depuis un point de départ qui n'est autre que l'état de pur sauvage. Et cependant ces deux grands faits, qui résultent d'une façon si éclatante de l'archéologie préhistorique, il est encore un certain nombre d'esprits timides, parmi les croyants et les spiritualistes, qui s'effraient de leurs conséquences, faute de savoir bien les discerner, et qui se refusent même à les admettre, soit par une interprétation étroite et malentendue des textes bibliques, soit par pure paresse d'esprit, pour ne pas se donner la peine de secouer le joug de vieilles idées, pour ne pas dire de vieilles erreurs, dont ils ont pris l'habitude.
Pour nous, sur la question de l'unité du langage et de la diversité des langues, nous ne pouvons mieux faire que de nous approprier les paroles de M. Whitney, l'éminent linguiste américain, qui a mieux mis que personne en lumière l'impossibilité scientifique de la réduction et de l'identification des racines de toutes les familles de langues, comme des lois qui y ont présidé aux premières combinaisons de ces éléments simples et fondamentaux. «La linguistique ne peut se porter garant de la diversité des races humaines. Si nous admettons que les hommes ont créé les premiers éléments du langage, de même qu'ils en ont fait tous les développements subséquents, nous sommes forcés de convenir qu'une période de temps assez longue a dû s'écouler avant qu'ils aient pu se former une certaine somme de matériaux. Et pendant ce temps, la race, fût-elle unique, a pu se répandre et se diviser de façon que les germes primitifs de chaque langue aient été produits indépendamment dans les unes et dans les autres. Donc, l'incompétence de la linguistique, pour décider de l'unité ou de la diversité des races humaines, paraît être complétement et irrévocablement démontrée.»
Personne n'a soutenu avec plus d'énergie et d'habileté la doctrine polygéniste qu'Agassiz, et sur le terrain des caractères physiques des races et sur celui de leurs langues. Suivant lui, les hommes ont été créés par nations, et chacune de celles-ci a reçu, en même temps que tous ses traits physiques, son langage particulier, éclos ainsi de toutes pièces et aussi caractéristique que la voix d'une espèce animale. Il est bon de citer ici ses propres paroles, pour donner une idée des arguments de l'école dans son plus illustre représentant. «Qu'on suive sur une carte la distribution géographique des ours, des chats, des ruminants, des gallinacés ou de toute autre famille: on prouvera avec tout autant d'évidence que peuvent le faire pour les langages humains n'importe quelles recherches philologiques, que le grondement des ours du Kamtchatka est allié à celui des ours du Thibet, des Indes Orientales, des Îles de la Sonde, du Népaul, de Syrie, d'Europe, de Sibérie, des Montagnes Rocheuses et des Andes. Cependant tous ces ours sont considérés comme des espèces distinctes, n'ayant en aucune façon hérité de la voix les uns des autres. Les différentes races humaines ne l'ont pas fait davantage. Tout ce qui précède est encore vrai du caquetage des gallinacés, du cancanage des canards aussi bien que du chant des grives, qui toutes lancent leurs notes harmonieuses et gaies, chacune dans son dialecte, lequel n'est ni l'héritier ni le dérivé d'un autre, bien que toutes chantent en grivien. Que les philologues étudient ces faits et, s'ils ne sont pas aveugles à la signification des analogies dans la nature, ils en arriveront eux-mêmes à douter de la possibilité d'avoir confiance dans les arguments philologiques employés à prouver la dérivation génétique.»
«Agassiz est logique, et il pousse jusqu'au bout les conséquences de sa théorie, répond avec un suprême bon sens M. de Quatrefages. Mais il oublie un grand fait, que l'on peut opposer à lui et à tous ceux qui, de près ou de loin, se rattachent à cet ordre d'idées. Jamais une espèce animale n'a échangé sa voix contre celle d'une espèce voisine. L'ânon allaité par une jument ne désapprend pas à braire pour apprendre à hennir. Au contraire, chacun sait bien que le blanc le plus pur, placé dès son bas âge au milieu des Chinois ou des Australiens, ne parlera que leur langage, et que la réciproque est également vraie.»
Et ce fait capital n'est pas seulement individuel; il s'est étendu à des nations entières; il a dans l'histoire et dans l'ethnologie autant de développement que d'importance; il faut lui faire une place de premier ordre. C'est un point aujourd'hui mis en pleine lumière et qui a complétement dissipé l'illusion, née d'abord des premiers progrès de la linguistique, qui faisait de cette science la base de l'ethnologie et cherchait dans la langue le critérium infaillible de la race. Dans bien des cas il n'en est rien. L'usage de telle ou telle langue ne dépend pas si nécessairement de la race à laquelle appartient un peuple (ce qui serait pourtant fatal dans la théorie des linguistes polygénistes) qu'il mette le langage au-dessus des contingences historiques. Il y a, au contraire, des langues imposées par la conquête, le commerce ou le rayonnement de foyers intellectuels plus puissants. Un peuple a souvent oublié le langage de ses ancêtres pour prendre celui de ses maîtres ou de ses sujets. Les exemples abondent à cet égard. Les Juifs avaient cessé de parler hébreu 600 ans avant Jésus-Christ; la conquête, le voisinage leur avaient imposé un dialecte araméen. Les Francs ont cessé de parler leur langue germanique 300 ans après Clovis. Les Silures et Ligures celtisés des Îles Britanniques ont oublié leur langue primitive pour les langues gaëliques et kymriques, et plus tard pour l'anglais. Le grec et le latin se sont propagés chez toute nation, comme langues de la civilisation ou de la science; on a pu penser un temps qu'il en serait de même du français. Le russe est aujourd'hui la langue de millions d'hommes des races altaïque et mongolique. Ceci a même, dans le temps où l'on se fiait exclusivement aux indices linguistiques, fait croire à l'anéantissement de races ou de populations en réalité florissantes. C'est, par exemple, ce qui est arrivé pour les Canaries. Les descendants des Guanches ayant tous adopté l'espagnol, on a cru qu'il n'en existait plus, jusqu'au moment où Sabin Berthelot a démontré qu'ils forment en réalité le fond de la population dans tout cet archipel.
«C'est que, dit M. de Quatrefages, dont nous ne saurions mieux faire que d'emprunter encore les paroles, la voix animale est un caractère fondamental, tenant évidemment à la nature de l'être, susceptible de légères modifications, mais ne pouvant disparaître et se transmettant intégralement; c'est un caractère d'espèce. La langue humaine n'a rien de pareil. Elle est essentiellement variable et se modifie de génération en génération; elle se transforme, elle emprunte et elle perd; elle est remplacée par une autre; elle est manifestement sous la dépendance de l'intelligence et du milieu. On ne peut donc voir en elle qu'un caractère secondaire, un caractère de race.
«Au point de vue linguistique, l'attribut spécifique de l'homme n'est pas la langue spéciale qu'il emploie; c'est la faculté d'articulation, la parole, qui lui a permis de créer un premier langage et de le varier à l'infini, grâce à son intelligence et à sa volonté plus ou moins impressionnées par une foule de circonstances.» Et c'est ainsi qu'au-dessus de la diversité des langues nous retrouvons l'unité du langage, conséquence nécessaire de l'unité de l'espèce et de son origine.
«Maintenant, ajouterons-nous avec M. Whitney, prétendre pour expliquer la variété des langues que le pouvoir de s'exprimer a été virtuellement différent dans les différentes races; qu'une langue a contenu, dès l'origine et dans ses matériaux primitifs, un principe formatif qui ne se trouvait pas dans une autre; que les éléments employés pour un usage formel étaient formels par nature, et ainsi de suite, c'est de la pure mythologie.»
Le principal facteur de la formation différente et de l'évolution parallèle des différentes familles de langues, a été l'action libre des facultés intellectuelles de l'homme, se mouvant dans le cadre de l'évolution naturelle et logique du progrès de l'entendement humain. Mais là, comme toujours, la liberté n'a pas été absolue et illimitée; elle a été entravée et influencée par des causes internes ou externes à l'homme, que l'on peut rapporter à trois ordres, causes physiques, morales et historiques.
On sait en quoi consiste, au point de vue physique, la parole humaine. L'homme, à l'aide de son larynx, émet des sons que modifie le jeu des organes buccaux. Le souffle que produit l'effort volontaire de ses poumons, par suite des mouvements de la langue, des lèvres, des dents, résultant de la compression des parties molles et mobiles de la bouche contre les parois fixes qui l'entourent, donne naissance à des sons articulés, profondément distincts par leur nature, leur extrême variété, du cri des animaux, du chant des oiseaux. Chez certains mammifères il y a comme une ébauche d'articulation, labiale chez les ruminants, gutturale chez une partie des carnassiers, dentale chez les singes. Mais elle est toujours imparfaite et surtout absolument uniforme. La faculté de produire des articulations parfaitement nettes et infiniment variées, choisies et déterminées par sa volonté, de les nuancer délicatement, pour ne pas parler ici de leur groupement et de leur succession, calculée de manière à exprimer une suite logique d'idées, est l'apanage exclusif de l'homme. Seulement les variations physiques des races, produisant des modifications et des différences dans la construction des organes buccaux, modifie leur jeu et ses effets, la nature des sons articulés qu'ils sont aptes à produire. Chaque race, chaque subdivision ethnique et presque chaque nation, a des articulations qui lui sont propres, d'autres qui lui font défaut; d'un peuple à l'autre, les consonnes de même ordre éprouvent des altérations régulières et constantes, dont l'étude constitue dans la science du langage cette branche essentielle que l'on appelle la phonétique.
Il est facile de se rendre compte de ce qu'a pu être le rôle de ces différences d'articulation, produites par une nécessité organique à laquelle il est impossible de se soustraire, dans la période préhistorique du langage, alors qu'il en était encore à l'état monosyllabique et isolant. L'action seule de cette cause a suffi pour rendre alors absolument différent le langage dans deux races dont la constitution physique se modifiait d'une manière divergente sous l'effet de la diversité des influences de milieu. Nous en constatons même historiquement les effets dans les langues les plus avancées, dans celles dont la constitution paraît la plus solidement établie. Lorsqu'il se produit un de ces faits dont nous parlions tout à l'heure, d'adoption d'un idiome par un peuple auquel elle était originairement étrangère, la langue, en passant dans la bouche d'une race nouvelle, éprouve toujours une altération sensible dans sa prononciation. C'est ainsi que le latin, une fois introduit dans les Gaules et en Espagne, a subi dans chacun de ces deux pays des changements phonétiques particuliers, résultant des différences d'organisation physique des Celtes et des Ibères par rapport aux Latins, et par suite conformes à la phonétique des idiomes antérieurs de ces peuples, changements qui sont devenus le point de départ d'altérations dans les mots eux-mêmes. C'est ainsi que l'arabe, chez tous les peuples où le Qoran a répandu son usage, voit se modifier la prononciation de quelques-unes de ses lettres; et que la langue anglaise, qui a déjà subi sur le sol de la Grande-Bretagne de si profondes modifications historiques dans sa prononciation, tend à s'altérer phonétiquement encore davantage aux États-Unis.
L'intelligence humaine est une dans ses facultés et dans leur jeu logique, et c'est pour cela que les lois du développement du langage, sauf les arrêts de développement, ont été les mêmes dans toutes les races, malgré leur séparation. Mais de même que dans l'unité du type d'espèce de l'homme il y a des variétés de types de races et de types individuels, de même, dans l'unité intellectuelle de l'humanité il y a des différences d'aptitudes et de génie entre les races, les peuples et les individus. C'est là ce qui a produit, dans le cadre des mêmes lois générales de développement, les différences infinies dans la phraséologie et la syntaxe des langues, et aussi dans la formation indépendante de leur mécanisme grammatical. Ici encore il faut admettre une action singulièrement puissante de cette cause de diversité dans la période primordiale et préhistorique du langage, dans son passage de l'état monosyllabique isolant au premier stage de l'état grammatical, à l'agglutination. Il a suffi de la création séparée et indépendante des premiers rudiments de la grammaire dans chaque race, pour donner à leur développement naturel et logique une direction absolument divergente, et pour produire l'irréductibilité des familles de langues appartenant à ces différentes races.
L'action de cette cause morale et intellectuelle de modification, influencée dans cette dernière mesure par des différences physiques dans la constitution du cerveau, organe de communication entre les deux éléments, matériel et immatériel de l'homme, s'observe historiquement et jusque de nos jours, aussi bien que celle de l'altération phonétique. Toutes les langues modernes accentuent chaque jour davantage leur passage de l'état synthétique à l'état analytique. Le Français, par exemple, a gardé jusqu'au début du xive siècle de notre ère des cas de déclinaison, qu'il a perdus depuis lors. Un fait rentrant dans les mêmes causes, mais d'une nature différente, est celui des Anglo-Américains, qui non seulement altèrent d'une façon déjà sensible la prononciation de leur idiome anglo-saxon, mais y introduisent des tournures abrégées, standard phrases, rappelant le génie des langues des races indigènes de l'Amérique, dont on a vu plus haut qu'ils tendent à reprendre la constitution physique. De telle façon que l'on peut, dès à présent, prévoir avec certitude une époque où l'anglais et l'américain seront devenus deux idiomes différents. Voici encore un troisième fait, dû au même genre de causes, mais qui s'est produit dans des conditions différentes. Parmi les idiomes vivants de la famille aryenne, il en est trois qui ont en commun cette particularité d'avoir un article et de le suffixer au substantif, au lieu de le placer devant comme à l'ordinaire; ces langues appartiennent à trois subdivisions différentes de la famille, ce sont le roumain, du groupe néo-latin, le bulgare, du groupe slave, et le schkype ou albanais, qui doit former à lui seul le type d'un groupe à part. Mais ces trois idiomes occupent une aire géographique restreinte et continue. Il est donc clair qu'une même cause historique a agi sur tous trois dans cette aire géographique, malgré leur diversité d'origine. L'explication la plus probable est que la particularité grammaticale commune, qu'ils ont ainsi développée parallèlement, est le legs d'un idiome antérieur, parlé dans la région, sans doute celui de la race thraco-illyrienne, dont les Albanais paraissent les descendants directs, et dont le sang a laissé de nombreux restes sous les couches de populations nouvelles qui l'ont recouvert, latines en Roumanie, ougriennes et slaves en Bulgarie.
Cet exemple nous met en présence de l'action du troisième ordre de causes modificatrices des langues, les causes historiques. Ces causes ne produisent pas seulement les faits dont nous avons déjà parlé, d'abandon par un peuple de l'idiome propre de sa race pour adopter, sous des influences diverses, un idiome étranger. Très fréquemment on constate que les événements de l'histoire ont exercé une action décisive sur la marche des langues, que les faits extérieurs les ont détournées de ce qui aurait été sans cela leur cours naturel. L'anglais, par exemple, tel qu'il se parle aujourd'hui, est incontestablement fort différent de ce que fût devenu spontanément l'anglo-saxon sans la conquête normande.
«Si les langues, dit M. Maury, doivent déjà, en vertu de leur propre développement, passer par des organismes différents, elles sont encore plus exposées à l'altération quand elles manquent de monuments littéraires; alors elles se trouvent ravalées au point de n'être souvent que des jargons, et dans les bouches ignorantes qui les parlent, elles perdent parfois tout à fait leur caractère primitif. Leur grammaire vit encore longtemps; mais elle n'est plus qu'un cadre dans lequel des mots nouveaux viennent remplacer les anciens; et quand le vocabulaire est ainsi transformé, le cadre lui-même cède, et la grammaire disparaît ou se change notablement. Cela se produit surtout chez les idiomes qui n'ont point encore créé beaucoup de mots, dont la grammaire est assez simple pour pouvoir s'enrichir de formes que lui fournissent les grammaires étrangères. Il en est des langues comme des races; quand un ensemble de circonstances a engendré une race nouvelle, sous des influences physiques et morales déterminées, cette race déploie une puissance de conservation d'autant plus prononcée que la race a été en quelque sorte plus fortement coulée. Son moule se conserve alors longtemps, sans s'altérer. Les langues offrent, à des degrés divers, cette même vitalité, et suivant leur plus ou moins grande homogénéité, la roideur ou la flexibilité de leurs formes grammaticales, elles se perpétuent, sans subir des altérations bien notables, même placées dans des conditions nouvelles, ou elles s'altèrent rapidement.»
Les emprunts de vocabulaire se produisent toujours, et d'une manière inévitable, dans la vie historique des langues, jusque chez les idiomes qui ont la culture littéraire la plus développée et qui sont constitués le plus fortement pour la conservation. Tout contact d'une nature quelconque entre deux peuples, soit de même race, soit des races les plus opposées, donne forcément naissance à des emprunts de ce genre. Un peuple prend chez un autre les termes qui servent à exprimer les idées nouvelles dont il doit la révélation à cet autre peuple, ou bien les objets matériels qui lui étaient jusqu'alors inconnus. Il en prend aussi dans bien des cas, qui font double emploi avec les termes que possédait quelquefois son langage, et souvent alors c'est le mot d'emprunt qui finit par rester, chassant de l'usage le vieux terme national. Le caprice de la mode intervient ici fréquemment comme un élément de modification des langues. Chez les Égyptiens de la xviiie et de la xixe dynastie il a été de mode de sémitiser aux dépens de l'idiome égyptien; chez les Syriens des premiers siècles de l'ère chrétienne d'helléniser; chez les Allemands du siècle dernier de franciser. Depuis cinquante ans notre propre parler s'est encombré, par suite d'un caprice d'engouement du même genre, de mots anglais, dont une bonne moitié rendent des idées qui avaient déjà une excellente expression dans notre langue, et dont quelques-uns sont même d'anciens mots français qui reviennent altérés par des bouches étrangères.
Ces emprunts si multipliés de vocabulaire, avec les emprunts plus rares de grammaire ou les simples influences d'une langue sur l'autre dans sa grammaire, sa syntaxe et sa phraséologie, finissent par produire, dans le tableau général des langues connues, un entrecroisement de caractères analogue à celui que l'on observe entre les groupes humains, au point de vue de leur type et de leur constitution physique.
Au sujet des emprunts de vocabulaire, que les linguistes dédaignent trop souvent pour ne s'attacher qu'à l'étude de la morphologie grammaticale, il peut être utile de rappeler les curieux résultats auxquels Young fut conduit par le calcul des probabilités. Cet illustre savant, auquel les sciences historiques et philologiques n'étaient pas étrangères, mais qui a surtout acquis sa gloire dans les sciences physico-mathématiques, s'était demandé quel nombre de mots semblables, dans deux langues différentes, était nécessaire pour qu'on pût être autorisé à considérer ces mots comme ayant appartenu à la même langue. De ses calculs il résulte que la communauté d'un seul mot n'a aucune signification. Mais la probabilité d'une même origine a déjà trois contre un, quand il y a deux mots communs; plus de dix contre un, quand il y en a trois. Quand le nombre des mots communs est de six, la probabilité est de plus de dix-sept cents, et de près de cent mille, quand il est de huit. Il est donc presque certain que huit mots communs à deux langues différentes ont appartenu primitivement à un même langage, et lorsqu'ils sont isolés au milieu d'une langue à laquelle ils n'appartiennent pas naturellement, on doit les regarder comme importés. Ces conclusions du mathématicien anglais ont une importance très grande. L'histoire peut et doit même y trouver des indices de communications entre les peuples, qui échapperaient à ses autres moyens d'investigation.
Il faut enfin, dans les recherches sur la formation des langues et l'origine de leur mécanisme, ainsi que de leurs différences, tenir grand compte de ceci, qu'une langue, dans sa création, n'est pas une oeuvre individuelle, mais une oeuvre collective.
Une observation profondément ingénieuse de Jacob Grimm, sur les langues aryennes, peut mettre sur la trace de la part diverse que les individus, dans une même race et dans un même peuple, ont pu avoir, selon leur nature ou leur aptitude, dans la formation d'un langage. «Plus ces langues sont anciennes, dit M. Renan, résumant les idées du grand linguiste allemand, plus la distinction des flexions féminines et masculines y est marquée: rien ne le prouve mieux que le penchant, inexplicable pour nous, qui porta les peuples primitifs à supposer un sexe à tous les êtres, même inanimés. Une langue, formée de nos jours, supprimerait le genre en dehors des cas où il est question de l'homme et de la femme, et même alors on pourrait très bien s'en passer: l'anglais en est arrivé sous ce rapport au plus haut degré de simplification, et il est surprenant que le français, en abandonnant des mécanismes plus importants du latin, n'ait pas laissé tomber celui dont nous parlons. Jacob Grimm conclut de là que les femmes durent exercer dans la création du langage une action distincte de celle des hommes. La vie extérieure des femmes, que la civilisation tend à rapprocher de plus en plus de celle des hommes, en était à l'origine totalement séparée, et une réunion de femmes était très différente, sous le rapport intellectuel, d'une réunion d'hommes. De nos jours, le pronom et le verbe n'ayant conservé à la première personne, dans la plupart des langues, aucune trace de genre, le langage d'une femme ne diffère grammaticalement de celui d'un homme que par le genre des adjectifs et des participes qu'elle emploie en parlant d'elle-même. Mais à l'origine la différence dut être bien plus forte, ainsi que cela a lieu encore dans certains pays de l'Afrique. Pour que l'homme, en s'adressant à la femme ou en parlant de la femme, se soit cru obligé d'employer des flexions particulières, il faut que la femme ait commencé par avoir certaines flexions à son usage. Or, si la femme employa tout d'abord certaines flexions de préférence à d'autres, et provoqua ces flexions chez ceux qui lui parlaient, c'est qu'elles étaient plus conformes à ses habitudes de prononciation et aux sentiments que sa vue faisait naître. C'est ainsi que dans les drames hindous les hommes parlent sanscrit et les femmes prâcrit. Si l'a et l'i sont les voyelles caractéristiques du féminin, c'est sans doute parce que ces voyelles sont mieux accommodées que les sons virils o et ou à l'organe féminin. Un commentateur indien, expliquant le verset 10 du livre III de Manou, où il est commandé de donner aux femmes des noms agréables et qui ne signifient rien que de doux, recommande en particulier de faire en sorte que ces noms renferment beaucoup d'a. Cet exemple me paraît propre à faire comprendre comment, dans le travail complexe du langage, les divers instincts, et, si j'ose le dire, les diverses classes de l'humanité ont eu leur part d'influence.»
Remarquons, du reste, que l'observation sur laquelle nous venons de nous appuyer est spéciale à certaines familles de langues, car il en est d'autres, et en grand nombre, qui n'admettent pas la distinction des genres. Mais elles prêteraient à leur tour à des observations différentes, conduisant à une conclusion analogue.
§ 3.--CLASSIFICATION DES LANGUES.
Les trois états successifs du développement du langage, tels que nous les avons indiqués, ont fourni la base d'une classification naturelle des langues, réparties d'abord en trois grandes classes suivant celui de ces états où elles se sont fixées et immobilisées, puis dans chaque classe en familles et en groupes, d'après les affinités de racines et de structure grammaticale qui permettent de rattacher un certain nombre d'entre elles à une souche primitive commune.
D'après les données statistiques que l'on possède, les langues monosyllabiques et isolantes seraient aujourd'hui parlées par 449 millions d'hommes environ, les langues agglutinantes par 216 millions, et les langues à flexion par 537 millions. Ce dernier chiffre est dû à la propagation toujours croissante des idiomes européens, qui étendent leur domaine avec celui de la civilisation et s'imposent ainsi aux races les plus diverses.
Dans les langues monosyllabiques et isolantes, il n'existe encore que des mots simples, consistant dans un son rendu par une seule émission de la voix. Ce sont les racines, ayant à la fois le caractère de substantifs et de verbes; elles expriment la notion, l'idée, indépendamment de l'emploi du mot, et c'est la manière dont ce mot est mis en relation avec d'autres qui marque son rôle et son sens catégorique dans la phrase. De là l'expression d'état rhématique employée quelquefois pour indiquer ce stage primordial de développement du langage, qui ne connaît encore que le mot absolu, sans distinction de catégories grammaticales.
La grammaire de toute langue de cette classe n'est et ne peut être qu'une syntaxe. Le mot-racine est inflexible; en dépit de tout changement de position dans la phrase, il demeure invariable, toujours le même, et c'est uniquement la place qu'il occupe dans la phrase, dans la proposition logique, construite sur un type immuable, qui détermine sa valeur, sa qualité de sujet ou de régime, d'épithète ou de substantif, de verbe ou de nom, et ainsi de suite.
Le nombre des monosyllabes possibles à former par une seule émission de la voix est nécessairement fort restreint; la langue chinoise en admet 450. On trouve un moyen de multiplier les différences au moyen de l'accent, qui devient une sorte d'intonation chantante, appelée ton, qui permet à chaque syllabe de se faire entendre à l'oreille de plusieurs façons différentes. Ainsi, dans le chinois, la variation des tons porte à 1,203 le nombre des combinaisons syllabiques qui constituent le vocabulaire. Avec un fond aussi forcément restreint de matériel phonique, tout idiome monosyllabique, ne peut manquer de posséder une très grande quantité de mots homophones. Comme tous les mots de la langue se composent d'une seule syllabe, chaque syllabe dont l'organe est susceptible représente un certain nombre d'acceptions sans rapport les unes avec les autres. Une confusion presque inextricable résultant de ce fait ne peut être évitée qu'en recourant, pour distinguer les mots homophones, les acceptions diverses d'une même syllabe, à des moyens d'éclaircissement plus ou moins ingénieux ou naïfs.
C'est ainsi que l'on place après un mot, pour en déterminer le sens, un autre mot, dont une des acceptions coïncide avec celle dans laquelle on veut prendre le premier. Exemple: en chinois, tao est susceptible de signifier: «ravir, atteindre, couvrir, drapeau, froment, mener, chemin;» lu de vouloir dire: «détourner, véhicule, pierre précieuse, rosée, forger, chemin.» L'un ou l'autre de ces deux mots, employé isolément, laisserait l'esprit indécis entre un grand nombre de significations absolument différentes. On précise le sens de «chemin» par l'emploi de la locution pléonastique tao lu, qui accumule deux synonymes s'expliquant l'un par l'autre. D'autres associations, toutes pareilles, ont pour but de rendre une idée qu'un mot simple n'exprimait pas; ainsi fu est «père,» mu «mère» et fu mu «parents;» yuan est «éloigné,» kin «près» et yuan kin «distance.» Il n'y a pas là formation d'un composé polysyllabique, car les deux mots se juxtaposent et ne se lient pas; ils restent indépendants et conservent leur tonalité, sans qu'un des deux, à ce point de vue, se subordonne à l'autre.
Le genre d'un mot ne peut être déterminé qu'à l'aide d'un second terme, rapproché de la même façon. En chinois l'on emploie pour cet objet nan «mâle,» et niu «femelle;» ainsi l'on a nan tse pour dire «fils» et niu tse pour «fille.» La plupart des relations grammaticales qu'expriment dans les autres langues les cas de déclinaison, les temps, les modes et les personnes verbales, quand la position du mot dans la phrase ne suffit pas à les déterminer assez clairement, sont marquées par l'accession de mots, qui sont par eux-mêmes des racines prédicatives ayant un sens propre comme les mots qu'ils viennent déterminer, mais qui, dans ce cas, jouent le rôle de simples auxiliaires grammaticaux. C'est ce que, dans la syntaxe chinoise, on appelle les «mots vides,» par opposition aux «mots pleins,» c'est-à-dire aux racines dont la signification reste dans toute sa plénitude et son indépendance, aux mots que nos traductions rendent par des noms ou des verbes.
La plupart des langages de la race jaune et des populations qui, dans l'Asie transgangétique, paraissent issues d'un métissage des types jaune et noir, se sont arrêtées à cet état de développement monosyllabique, isolant et rhématique. Le chinois antique nous en offre un spécimen d'une pureté complète.
Les principaux idiomes de cette classe sont:
Le chinois avec ses différents dialectes;
L'annamite;
Le cambodgien ou khmer;
Le môn, parlé par les habitants du delta de l'Iraouaddy;
Le groupe des langues myamma, dont le barman est le type le mieux connu;
Le thaï ou siamois;
Le groupe des langues himalayennes, parlées par les descendants de quelques tribus primitives du nord de l'Inde, refoulées par l'invasion aryenne dans les vallées de l'Himalaya;
Le thibétain.
Malgré l'origine évidemment apparentée, et quelquefois de fort près, des populations qui en font usage, tous ces idiomes se montrent absolument irréductibles dans leurs racines et dans le système de leur construction syntaxique, de l'ordre de position qui y assigne au mot invariable sa valeur catégorique dans la phrase. C'est ce qui prouve combien, comme nous le disions plus haut, dans cet état du langage les divergences individuelles du parler de tel ou tel peuple arrivent vite à produire une diversité que la science est impuissante à ramener à une unité primitive.
«Le moindre changement dans le ton ou accent du mot monosyllabique donnant naissance à un autre mot, dit M. Maury, la prononciation de tels mots a dû rester invariable pour que le langage fût intelligible; c'est ce que montre le chinois. Il n'y a point de combinaisons phonétiques, ou, comme on dit, de phonologie. Le même caractère appartient plus ou moins à toutes les langues transgangétiques. Cependant, dans le siamois, commence à se manifester une disposition à appuyer ou à traîner sur la dernière partie du groupe composé de plusieurs mots juxtaposés. Ce prolongement du second des deux mots en composition est le point de départ du dissyllabisme; il est manifeste dans le cambodgien. Le barman forme le passage des langues monosyllabiques ou à sons non liés, aux langues dans lesquelles les sons se lient. Presque tous ses mots sont monosyllabiques; mais ils sont susceptibles de se modifier dans leur prononciation, de façon à se lier aux autres mots et à rendre le langage plus harmonieux.» Nous saisissons là sur le fait la transition de l'état isolant à l'état d'agglutination.
Le système morphologique commun qui caractérise la classe des langues agglutinantes, consiste en ce que le mot n'est plus composé de la racine seule, mais formé de l'union de plusieurs racines. Dans cette juxtaposition, arrivée jusqu'à une union intime, une seule des racines agglutinées ou agglomérées entre elles garde sa valeur réelle; les autres voient leur signification individuelle s'amoindrir, passer au second rang; elles ne servent plus qu'à préciser le mode d'être ou d'action de la racine principale, dont la signification primitive est conservée. Nous y avons ainsi une nombreuse série de particules monosyllabiques indiquant toutes les catégories du langage, toutes les notions de relation possibles entre les mots dans la phrase. Ces particules viennent se coller au radical, qui demeure invariable, le plus souvent en s'y postposant, mais aussi chez quelques idiomes en s'y préfixant; elles déterminent ainsi grammaticalement le radical en allongeant le mot presque indéfiniment, mais sans aucune fusion ou contraction, soit entre elles, soit avec le radical primitif.
Nous rendrons ceci plus clair au moyen de quelques exemples pris au turc. Le radical sev y exprime l'idée générale et abstraite d'«aimer» sans distinction de catégorie nominale ou verbale; sev-gu et sev-i sont le substantif «amour,» sev-mek l'infinitif verbal «aimer,» sev-er le participe «aimant.» Du participe se dérivent la conjugaison personnelle et les temps du verbe; nous avons ainsi, au présent, sev-er-im «j'aime,» mot à mot «aim+ant+moi,» sev-er-ler «ils aiment,» mot à mot «aim+ant+eux,» et à l'imparfait sev-er-di-m «j'aimais,» sev-er-di-ler, «ils aimaient.» Maintenant, par l'addition d'une suite de particules postposées, on obtient toute une série de verbes dérivés ou plutôt de voix verbales où l'idée est modifiée de diverses manières. Par exemple:
sev-mek, «aimer,»
sev-dir-mek, «faire aimer,»
sev-isch-mek, «s'aimer réciproquement,»
sev-il-mek, «être aimé,»
sev-me-mek, «ne pas aimer.»
Toutes ces particules formatives agglutinées les unes à la suite des autres, avec quelques analogues, se combinent entre elles de 24 façons différentes, de telle sorte qu'on en arrive jusqu'à des formes comme sev-isch-dir-il-me-mek «ne pas être amené à s'aimer l'un l'autre;» et ces formes éminemment complexes se conjuguent à leur tour comme le verbe simple: sev-isch-dir-il-me-r-ler, «ils ne sont pas amenés à s'aimer l'un l'autre;» sev-isch-dir-il-me-r-di-ler, «ils n'étaient pas amenés à s'aimer l'un l'autre.» La déclinaison des noms suit le même système: sev-gu «amour,» sev-gu-nin «de l'amour,» sev-gu-ler «les amours,» sev-gu-ler-in «des amours,» sev-gu-m «mon amour,» sev-gu-m-un «de mon amour,» sev-gu-ler-im «mes amours,» sev-gu-ler-im-in «de mes amours.»
Les langues agglutinantes sont très nombreuses, infiniment variées, et parlées par des peuples de toutes les races de l'humanité. On doit distinguer dans cette classe, pour l'ancien hémisphère seul, 18 familles irréductibles dans l'état actuel de la science, mais entre quelques-unes desquelles on peut espérer voir un jour établir sur des bases sérieuses un rapprochement, déjà tenté par certains linguistes:
1° Les langues ougro-japonaises ou altaïques.
2° Les langues dravidiennes de l'Inde méridionale. Nous reviendrons un peu plus loin avec quelques détails sur ces deux importantes familles, à cause de leur affinité avec certains idiomes antiques de peuples compris dans le cercle général de cette histoire, et qui y tiennent même une place de premier ordre.
3° Les langues malayo-polynésiennes, que l'on distingue en trois groupes: mélanésien, polynésien et malay, ce dernier se subdivisant dans les deux branches tagale et malayo-javanaise.
4° Les langues des Papous ou Nègres Pélagiens, encore très imparfaitement connues.
5° Les langues australiennes.
6° Les langues hottentotes ou langues à kliks, caractérisées par l'aspiration bizarre ainsi désignée, qui se place au commencement d'une foule de mots. Ce sont des sons qui se produisent en détachant rapidement la langue du palais et en imprimant à la bouche un mouvement de succion.
7° Les langues cafres ou bantou, qui remontent toutes d'une manière manifeste à une langue mère aujourd'hui perdue, et que M. Friedrich Müller divise en trois branches.
8° Les langues nilotiques ou nubiennes, parlées dans la Nubie, le Darfour et le Kordofan.
9° Les langues atlantiques ou du nord-ouest de l'Afrique, de la région du Sénégal et de Sierra-Leone.
10° Les langues mandingues, parlées dans l'ancien empire africain de Mali et répandues dans le nord-ouest du haut Soudan.
11° Les langues de la haute Guinée.
12° Les langues du delta du Niger.
13° Les langues wolofes, parlées dans le Cayor, le Walo, le Dhiolof et le Dakhar.
14° Les langues du nord-est du haut Soudan.
15° Les langues du Bornou, dans l'Afrique centrale.
16° Les langues poules, propres à un peuple originaire de la côte orientale d'Afrique, qui occupe aujourd'hui dans le centre du continent un espace d'environ 750 lieues de long sur 125 de large, coupé au milieu par le Niger, entre les dixième et quinzième degrés de latitude nord.
Toutes les familles de langues africaines que nous venons d'énumérer, appartenant à des peuples d'un type nègre plus ou moins prononcé, sont encore fort mal connues. Elles ont une physionomie analogue et quelques traits communs. Mais on ne saurait, dans l'état actuel de la science, les grouper d'une manière plus intime, bien qu'on puisse déjà soupçonner que la majorité d'entre elles pourront être rattachées à une même formation, s'étendant à travers toute l'Afrique. Il est donc probable qu'une connaissance plus approfondie permettra un jour de diminuer ici le nombre des familles irréductibles, en établissant des rapprochements qui ne sauraient être aujourd'hui scientifiquement possibles.
17° Le basque, descendant direct de l'ancien idiome des Ibères, qui présente un type linguistique absolument isolé dans l'Europe occidentale, véritable phénomène de permanence et de conservation. Peut-être devra-t-on lui chercher des affinités avec les idiomes africains atlantiques. Car toutes les recherches les plus récentes de l'anthropologie et de la linguistique semblent conduire à cette conclusion que le basque est le dernier débris des langues de cette grande race des Atlantes, qui, dans une antiquité extrêmement reculée, avant l'arrivée des populations libyeo-berbères dans le nord de l'Afrique et des premiers Aryens en Europe, s'étendit sur l'angle nord-ouest du continent africain et sur une partie de l'Europe occidentale, depuis l'Espagne jusqu'aux Îles Britanniques, dans une direction, et jusqu'à la Sicile, dans une autre.
18° Les langues caucasiennes, parlées comme le basque par des blancs allophyles. Elles se divisent en deux grands groupes, septentrional et méridional, occupant chacun l'un des versants de la chaîne du Caucase, groupes dont il serait peut-être plus sage de faire deux familles indépendantes. Le premier se subdivise à son tour en trois rameaux: lesghien, dont on peut citer comme types l'avare, le kasi-koumyk et le kourine; kiste, représenté par le thousch, le tchetchenze et l'oude, ainsi que d'autres dialectes qui leur sont étroitement apparentés; enfin tcherkesse ou circassien, qui à lui seul comprend presque autant d'idiomes que les autres subdivisions de la famille. Quant au groupe méridional, il comprend d'une part les langues kartwéliennes, telles que le géorgien, le plus grammaticalement développé des idiomes du Caucase et le seul qui ait une culture littéraire, l'iméréthien, le mingrélien et le grousien, de l'autre le laze et le souane. Ce groupe est d'une grande unité et les langues qui le composent remontent sûrement à une origine commune. L'alarodien des inscriptions cunéiformes des pays de Van et de l'Ararat devra, suivant toutes les probabilités, y être rattaché et en fournira un type dans l'antiquité.
Le basque et les langues caucasiennes nous offrent des traces d'une tendance à l'exagération de l'agglutination qui peut s'étendre jusqu'à comprendre toute une phrase en un seul mot, de telle façon que le radical même du verbe est susceptible de s'unir, par voie d'agglomération, à quelques mots de signification indépendante. Ces deux familles occupent donc, au point de vue morphologique et sans que ceci doive être pris comme un indice de parenté, une position intermédiaire entre les autres langues agglutinantes et la sous-classe des langues américaines, répartie en un certain nombre de familles entre lesquelles on ne retrouve aucune communauté de racines, bien que le mécanisme y reste toujours conforme aux mêmes principes.
Les langues américaines sont holophrastiques ou incorporantes et polysynthétiques. Elles sont holophrastiques en ce qu'elles ramènent toute une phrase à la forme d'un seul mot par l'incorporation des noms au verbe. Du moins elles en sont universellement susceptibles, car elles ne présentent pas toutes à un degré égal le développement de ce caractère; et il n'y a pas une d'entre elles où l'on n'observe, dans des proportions diverses, l'emploi simultané des procédés analytiques. Il n'y a pas, du reste, dans le procédé holophrastique des langues américaines, une simple synthèse qui rapproche en un seul mot de tous les éléments de l'idée la plus complète, il y a encore enchevêtrement des mots les uns dans les autres; c'est ce que M. F. Lieber a appelé l'encapsulation, comparant la manière dont les mots isolés rentrent dans le mot-phrase, à une boîte dans laquelle en serait contenue une autre, laquelle en contiendrait une troisième, en contenant à son tour une quatrième, et ainsi de suite. Ainsi l'algonquin nadholineen, «amenez-nous le canot,» est formé de naten «amener,» amochol «canot» i euphonique et neen «à nous;» dans la composition du chippeway sogininginitizoyan, «si je ne prends pas la main,» entrent, avec des particules grammaticales notant les relations de modalité, sogénât «prendre» et oninjina, «main.» «Les formations de cette espèce, remarque avec raison M. Hovelacque, ne sont qu'une simple extension du principe de l'incorporation au verbe de l'idée de régime. On a remarqué qu'un certain nombre de locutions des langues romanes modernes sont de véritables exemples d'une incorporation rudimentaire. Lorsque l'italien dit portandovi «vous portant,» portandovelo «vous le portant,» lorsque le gascon dit deche-m droumi «laisse-moi dormir,» leur procédé nous rappelle l'incorporation du basque et des langues américaines.» Il y a cependant cette grande différence que, dans ces dernières, l'incorporation des mots se pousse jusqu'à une telle exagération qu'elle amène la mutilation profonde des mots incorporés.
C'est là une des applications du principe du polysynthétisme. On désigne ainsi la façon dont toutes les langues américaines réunissent un grand nombre d'idées sous la forme d'un seul et même mot composé, holophrastique ou non. Ce mot, généralement fort long, est l'agglomération intime de mots divers, qui souvent sont réduits à de simples lettres que l'on intercale. Ainsi l'algonquin pilâpé, «jeune homme non marié,» est formé de pilsitt «chaste» et lenâpé «homme.» amanganachquiminchi, «chêne à larges feuilles,» de amangi, «grand, gros,» nachk, «main,» quim, «fruit à coque,» et achpansi, «tronc d'arbre;» le chippeway totochabo, «vin,» est un composé de toto «lait,» et chominabo, «grappe de raisin;» le nahuatl ou mexicain nicalchihua, «je construis une maison,» se décompose en ni, «je,» cal, «maison,» et chihua, «faire;» le nom de lieu de la même langue Achichillacachocan, qui veut dire «le lieu où les hommes pleurent parce que l'eau est rouge,» est formé par agglutination de atl, «eau,» chichiltic, «rouge,» tlacatl, «homme,» et choca, «pleurer.» Le polysynthétisme consiste donc en une composition par syncope, tels composants perdant leurs premières syllabes et tels autres leurs dernières.
«La ténacité de ce caractère, dit M. Maury, est un des indices les moins équivoques que les populations américaines sont liées par une parenté originelle. Le moule commun dans lequel leurs langues sont coulées, dénote qu'aucune des tribus indiennes n'avait dépassé l'état intellectuel auquel correspond la période d'agglutination. Le grand développement du polysynthétisme n'empêche pas qu'on ne puisse retrouver aisément dans ces idiomes le radical primitif. Mais ce radical n'a point la fixité qu'il garde dans les autres groupes linguistiques; il varie beaucoup, parce qu'il participe de la mobilité que le système de l'agglutination imprime aux sons vocaux. Comme l'on peut par un tel procédé former des mots à l'infini, il en résulte que deux langues d'abord soeurs arrivent à s'éloigner promptement du type auquel elles appartenaient. Le fond primitif du vocabulaire est d'ailleurs très pauvre dans les idiomes du Nouveau-Monde, et peut aisément disparaître, de façon que les traits qui seraient de nature à faire reconnaître la parenté originelle, sont rapidement effacés. Une peuplade substitue ainsi facilement aux mots de la langue parlée par la nation dont elle était sortie, un ensemble de mots tout à fait différents.»
Il suffit de ces indications générales des caractères propres aux idiomes américains pour le tableau général que nous voulions donner ici des principaux types des langues. Nous nous dispenserons donc d'allonger ces pages outre mesure en entrant dans le détail particulier des idiomes de l'Amérique et de leur classification par familles et par groupes. Ils sont, en effet, absolument étrangers au cadre historique qu'embrasse notre livre; et par suite ils ne nous y intéressent que par la place qu'ils occupent dans l'ensemble de la série morphologique des langages humains. C'est aussi pour cela que nous nous sommes borné à une simple énumération des familles de langues purement agglutinantes autres que les altaïques et les dravidiennes, nous réservant de revenir bientôt sur ces dernières.
Les idiomes hyperboréens, parlés par les différents peuples des régions arctiques, tels que le youkaghir, le tchouktche, le koriak, le kamtchadale, du nord-est de l'Asie, et les différents dialectes esquimaux, ne sont que très peu connus et leur groupement est tout à fait imparfait. D'un côté ils semblent donner la main aux langues altaïques de la Sibérie, de l'autre aux langues américaines. Ils fourniront peut-être des chaînons dont on ne soupçonne encore qu'à moitié l'importance. Ces idiomes appartiennent à la classe des langues agglutinantes et à la sous-classe des langues holophrastiques et polysynthétiques. Il est remarquable, du reste, que les caractères qui déterminent ce dernier classement sont plus prononcés chez ceux du continent américain, chez l'esquimau que chez aucun autre. Ainsi l'esquimau groënlandais nous offre des formes comme aulisariartorasuarpok, «il s'est hâté d'aller à la pêche,» formé de aulisar, «pêcher,» peartor, «être à faire quelque chose,» et pinnesuarpok, «il se hâte;» ou bien aglekkigiartorasuarniarpok, «il s'en va rapidement et se hâte d'écrire.»
Les langues à flexions, qui forment la troisième division dans le classement naturel des variétés du langage, sont propres à la race blanche, aux trois rameaux que l'ethnographie biblique, ainsi que nous l'avons vu tout à l'heure, distingue dans l'humanité noa'hide. Ce sont celles qui ont atteint le plus haut degré de développement. Elles sont le produit du développement le plus complet de la pensée et de la civilisation.
«Dans ces langues, dit M. Maury, dont nous nous plaisons à reproduire les excellentes définitions, le radical subit une altération phonétique, destinée à exprimer les modifications résultant des différences de relation qui le lient aux autres mots. Les éléments qui gardent encore un caractère rigide et non modifiable chez les langues d'agglutination, sont devenus dans celles-ci plus simples et plus organiques. Une langue à flexions représente le plus haut degré de structure grammaticale, et se prête le mieux à l'expression et au développement des idées.
«Rien ne peut mieux faire ressortir la différence qui sépare les langues d'agglutination des langues à flexions, que le rapprochement des systèmes de déclinaisons et de conjugaison respectifs de ces deux classes d'idiomes.
Dans la déclinaison des langues d'agglutination, la séparation entre le cas et sa postposition est peu sensible; une simple terminaison indique le nombre; la fusion entre les mots indiquant la relation et le radical n'a pas encore lieu; les genres sont à peine distingués. Dans les langues à flexions, au contraire, toutes les circonstances d'un mot, circonstances de genre, de nombre, de relation, sont exprimées par des modifications qui portent sur le substantif même et en changent incessamment le son, la forme et l'accent.
Dans le verbe, la transformation du radical est plus complète, plus profonde. On n'y trouve plus, comme pour le verbe des langues d'agglutination, la syllabe extérieurement accolée; c'est tout le corps du mot qui se modifie suivant les temps et les modes; quelques-unes des articulations du radical subsistent cependant et rappellent le sens originel modifié par celles-ci.»
«La flexion des personnes et des nombres, écrit Schleicher 151, diffère tout à fait, dans les langues de flexion, de ce qu'on voit d'analogue dans les idiomes d'agglutination. Chez ces dernières langues, les personnes sont indiquées par un pronom suffixe faiblement altéré, et le pluriel est souvent marqué par le signe du pluriel du substantif. Il n'en saurait être autrement, puisque, dans les idiomes d'incorporation, la différence du substantif et du pronom ne fait que commencer.