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Histoire ancienne de l'Orient jusqu'aux guerres médiques (1/6): I. Les origines, les races et les langues

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Dans les langues à flexions, les terminaisons personnelles du verbe sont sans doute aussi dans un rapport visible avec le pronom, mais les formes du verbe à flexions se distinguent fondamentalement de toutes les autres. Une force énergique a formé dans ce cas le tout indissoluble appelé mot, et on ne saurait se méprendre sur le caractère respectif du substantif et du verbe. Précisément parce que l'unité du mot se maintient avec rigueur dans la flexion, on n'y peut exprimer beaucoup de relations par un seul mot; tandis que les changements, les allongements démesurés que les langues agglutinantes font subir à leurs verbes et à leurs substantifs, ne peuvent avoir lieu qu'aux dépens de l'unité du mot. Le verbe à flexions marque donc moins de relations que le verbe agglutinant. De là aussi la grande difficulté de décomposer en éléments simples les formes à flexions. Les éléments exprimant la relation subissent dans l'idiome à flexions les changements les plus considérables, seulement pour conserver l'unité du mot.»

La classe des langues à flexions se partage en trois grandes familles:

Les langues 'hamitiques ou égypto-berbères,

Les langues sémitiques ou syro-arabes,

Les langues aryennes ou indo-européennes.

À ces trois familles appartiennent les principaux idiomes des grandes civilisations antiques dont nous avons entrepris de raconter l'histoire. Il est donc nécessaire d'entrer à leur égard dans certains détails et de consacrer à chacune d'elles un paragraphe spécial. Mais auparavant nous nous arrêterons un moment à deux familles de langues agglutinantes, que nous avons réservées pour en parler avec un peu plus de développement que des autres de la même classe.


§ 4.--LES LANGUES DRAVIDIENNES ET ALTAÏQUES.

Les langues dravidiennes sont celles du midi de l'Inde, du Dekhan. Le nom générique qu'on a pris l'habitude de leur donner est emprunté à celui de l'ancienne province de Dravida ou Dravira, comprenant les pays d'Orissa et de Madras où était parlée l'une des principales parmi ces langues. Le territoire continu et compact des idiomes dravidiens s'étend depuis les monts Vindhya et la rivière Narmadâ ou Nerbuddah jusqu'au cap Comorin. Dans cette vaste région, peuplée d'environ 38 millions d'habitants, on trouve quelques colonies européennes ou musulmanes, mais le nombre des indigènes qui se servent exclusivement des idiomes dravidiens peut être évalué à plus de 35 millions.

On y compte cinq langues principales: le tamoul ou tamil; le télougou ou télinga; le kanara ou kannada; le malayâla; enfin le toulou ou toulouva. Toutes ont une culture littéraire ancienne et assez développée.

Le tamoul joue en maintes circonstances, dans l'étude de la famille dravidienne, par la richesse de son vocabulaire et par la pureté et l'ancienneté de ses formes, le même rôle que le sanscrit dans l'étude de la famille aryenne. Il a fleuri sous trois dynasties puissantes, dont une, les Cholas, donna son nom à la côte de Coromandel (Cholamandala). Il est encore parlé par dix millions d'hommes. Son aire s'étend sur la côte orientale du Dekhan, depuis le cap Comorin jusqu'à Paliacatte, un peu au nord de Madras, et sur la côte occidentale jusqu'à Trivandrum. La longue bande qui s'étend entre les Ghattes à l'est et la mer à l'ouest, de Trivandrum à Mangalore, est la région du malayâla, parlé par environ deux millions et demi de personnes. Le toulou, jadis répandu sur une assez grande étendue au nord du malayâla, est confiné actuellement aux environs de Mangalore, à l'est des Ghattes, et le nombre de ceux qui le parlent n'est pas évalué à plus de 500,000. C'est une langue intermédiaire entre le malayâla, qui n'est qu'un très vieux dialecte du tamoul, et le kanara. Ce dernier occupe le nord du pays dravidien; il s'étend sur le plateau du Maïssour (orthographié souvent à l'anglaise Mysore) et la partie occidentale du territoire de Nizam; c'est le langage d'environ cinq millions d'individus. Le kanara est linguistiquement d'un haut intérêt, car souvent il a conservé des formes plus anciennes et plus pures que celles mêmes du tamoul. Quant au telougou, qui termine au nord-est la série géographique des langues dravidiennes et que parlent plus de quatorze millions d'hommes, c'est l'idiome de la famille dont les formes ont subi le plus d'altération; sa phonétique a aussi beaucoup varié, mais ça été pour gagner en harmonie.

Le singhalais ou élou, comme le nomment ceux qui en font usage, est l'idiome de la partie méridionale de l'île de Ceylan. Son système grammatical est tout à fait conforme à celui des langues dravidiennes, et une partie de ses suffixes est commune avec elles. Mais d'un autre côté une large part des éléments dérivatifs, les pronoms, les noms de nombre, y sont tout différents; et le vocabulaire s'en écarte aussi beaucoup. Il est donc des linguistes qui ont fait du singhalais le type d'une famille entièrement à part. D'autres, et c'est le système le plus probable, le rattachent à la famille dravidienne, mais l'y classent dans un groupe spécial, qui se sera détaché de la souche commune à une époque reculée, et après cette séparation se sera développé d'une manière isolée et divergente.

L'affinité avec le groupe proprement dravidien est beaucoup plus grande dans le groupe des langues vindhyennes ou parlées dans la région des monts Vindhya. Ici, pas de doute qu'il ne s'agisse d'un rameau dravidien, mais resté plus rude et plus sauvage, par défaut de culture, que celui du midi, et beaucoup moins avancé au double point de vue de la phonologie et de l'idéologie. Les principaux idiomes de ce groupe sont: le male ou radjmahali, l'uraon, le kole et le ghond. Ce dernier est celui qui a conservé le type le plus ancien et le plus dur; le kole est profondément pénétré d'influences étrangères.

Enfin le brahoui, parlé dans le nord-est du Beloutchistan, doit être encore ramené à la famille dravidienne, où il forme le type d'un groupe à part. C'est le dernier vestige de l'antique extension des langues dravidiennes le long de la côte nord de la mer d'Oman, jusqu'à l'entrée du golfe Persique, région où elles ont été depuis longtemps submergées et effacées par les idiomes iraniens et aryo-indiens.

La plupart des peuples qui parlent les langues dravidiennes, et qui les ont autrefois parlées appartiennent décidément à la race jaune, et se rattachent anthropologiquement dans cette race au rameau thibétain. Mais presque tous offrent aussi les traces d'un métissage plus ou moins profond avec une race mélanienne aux cheveux lisses, très analogue aux Australiens, qui avait précédé les tribus jaunes sur le sol de l'Inde méridionale, et dans la plupart des endroits s'y est fondue avec elles. Les populations chez lesquelles le type de cette race mélanienne a prévalu dans le mélange et est resté presque pur, comme les Kôlas et les Ghonds, emploient des langues du groupe vindhyen. La conservation du brahoui dans le Beloutchistan est de nature à faire penser que jadis, avant l'afflux des éléments ethniques iraniens qui s'y sont superposés, les peuples bruns de cette région, désignés par les Grecs comme Éthiopiens orientaux et par l'ethnographie biblique comme le rameau extrême de Kousch dans l'est, parlaient des idiomes étroitement apparentés à ceux des Dravidiens et sortis de la même souche.

En général les radicaux verbaux et nominaux des langues dravidiennes sont essentiellement monosyllabiques, mais produisent facilement par leur association des dissyllabes et des trissyllabes. Ces langues possèdent un riche vocabulaire, ce qui est dû surtout à la possibilité qu'ont les mots de s'agglomérer, de se réunir entre eux pour produire des mots nouveaux. De même que presque toutes les langues des populations dépourvues de génie métaphysique et d'une grande pauvreté en fait de mots propres à exprimer les idées abstraites, elles ont une extrême richesse d'expressions quand il s'agit de rendre les mêmes nuances de sensations physiques.

La grammaire est nettement agglutinante; elle procède toujours par la suffixation d'éléments nouveaux. Ainsi à un radical verbal on ajoutera une syllabe signe du temps, puis une autre exprimant l'idée de négation, puis le pronom indiquant la personne, et le résultat de cette agrégation sera un mot signifiant, par exemple, «tu ne vois pas,» mais qui doit être analysé en «voir + présentement + non + tu.» Les racines ainsi agglutinées au radical principal, et jouant le rôle de déterminatifs des rapports grammaticaux, gardent pour la plupart un sens matériel et en quelque sorte sensitif, même après leur jonction avec le verbe, ce qui montre qu'à l'origine elles étaient toutes attributives. Sans doute, un certain nombre de ces mots formatifs ont été tellement altérés que leur figure primitive est devenue méconnaissable; mais une plus grande quantité--ceux en particulier qui servent à différencier les cas de la déclinaison--sont encore en usage dans le langage courant, avec leur sens naturel de demeure, contact, voisinage, conséquence, etc. Plusieurs de ces éléments grammaticaux agglutinatifs changent de l'une des langues congénères à l'autre, ce qui prouve l'indépendance originelle de ces suffixes. La conjugaison dans les idiomes dravidiens est encore fort imparfaite. Ils manquent tous de cette flexibilité qui permet de longues phrases et des périodes. Chez toutes les langues de la famille le verbe produit une forme causative, dérivée par un procédé pareil à celui dont nous cherchions un peu plus haut le type dans le turc; en tamoul, ces formes verbales secondaires commencent à se multiplier, et dans le toulou l'emploi de ce procédé se déploie avec une singulière richesse. Les pronoms se suffixent aux noms pour exprimer la notion possessive, ce qui se reproduit dans toutes les langues agglutinantes. Mais, en outre, le suffixe personnel, dans les idiomes dravidiens, apporte quelquefois, en s'ajoutant au nom, un sens attributif, une signification d'existence. En tamoul, par exemple, têvarîr, formé de têvar «dieu,» pluriel honorifique, et de îr, suffixe de la 2e personne, signifie «vous êtes dieu,» et ensuite, prenant le sens de «vous qui êtes dieu,» peut se décliner. Dans les anciens textes de la même langue (il s'agit d'un fait qui a disparu du langage d'aujourd'hui), on rencontre des formes telles que sârndayakku, «à toi qui t'es approché,» qui s'analyse en sârnday «tu t'es approché» (composé lui-même de sâr «s'approcher, n euphonique, d signe du passé, ây suffixe verbal de la 2e personne), ak euphonique et ku suffixe nominal du datif.

L'unité ginuistique de la famille des langues ougro-japonaises ou altaïques, longtemps méconnue, est actuellement passée à l'état de fait incontestable, grâce surtout aux travaux de Castrèn, fondateur de l'étude scientifique et de la grammaire comparée de cet idiome. Il a fait école, et la famille altaïque est dès à présent une de celles dont la connaissance est la plus avancée et la mieux fondée. En particulier l'étude des langues qui y composent le groupe ougro-finnois approche du degré de sûreté et de la précision d'analyse de celle des langues aryennes.

La famille altaïque se divise en six groupes qui, avec une parenté certaine et des traits marqués d'unité générale, ont tous une individualité fortement accusée: samoyède, ougro-finnois, turco-tatar, mongol, tongouse et japonais.

Le groupe samoyède se compose de cinq idiomes parlés par des tribus très clair-semées (elles ne comptent pas en tout plus de 20,000 individus) sur la partie orientale de la côte russe de l'océan Glacial, à l'est de la mer Blanche, en Europe, et en Asie sur le littoral ouest de la Sibérie. Ce sont le yourak, le tavghi, le samoyède yénisséien, l'ostiaco-samoyède et le kamassien.

Le groupe ougro-finnois est le plus riche de tous et celui qui joue le premier rôle dans l'étude des langues altaïques. M. 0. Donner le subdivise en cinq rameaux ou sous-groupes:

Finnois, comprenant: le suomi ou finnois, parlé par la grande majorité de la population de la Finlande; le karélien, dont le domaine s'étend au nord jusqu'au territoire lapon, au sud jusqu'au golfe de Finlande et au lac Ladoga, à l'est jusqu'à la mer Blanche et au lac Onéga; le vêpse et le vote, subdivision de l'ancienne langue tchoude, répandue primitivement sur toute la Russie du nord, mais aujourd'hui resserrée sur un territoire étroit et très morcelé, au sud du lac Onéga; l'esthonien, divisé en deux dialectes, dont le territoire comprend l'Esthonie et le nord de la Livonie; le krévien et le live, actuellement restreints à d'étroits cantons de la Courlande;

Lapon, occupant géographiquement l'extrême nord-ouest de la Russie, et l'extrême nord de la Suède et de la Norvège; on y distingue quatre dialectes;

Permien, où se groupent le zyriainien, le permien et le votiaque, parlés dans l'ancienne Biarmie ou pays de Perm, au voisinage de la Kama;

Bulgare, représenté par le mordvine et le tchérémisse, qui sont encore les idiomes d'environ 900,000 individus dans la vallée du Volga; l'ancien bulgare, aujourd'hui disparu et à la place duquel les descendants des Bulgares établis dans la péninsule danubienne ont adopté une langue slave, appartenait à ce groupe;

Ougrien, qui conserve son unité malgré l'énorme distance géographique séparant aujourd'hui les populations qui en emploient les idiomes, puisque ce rameau comprend à la fois le magyar, transplanté depuis dix siècles en Hongrie, puis le vogoul et l'ostiaque, langages de tribus singulièrement barbares et clair-semées, habitant dans le bassin de l'Obi, au nord-est de la Sibérie. Car un des peuples les plus grands et les plus civilisés de l'Europe est, par la race et par la langue, le frère de peuplades qui, n'ayant pas été favorisées par les mêmes circonstances historiques, sont restées ou retombées dans la plus abjecte barbarie, fait qui doit mettre en garde contre ce qu'ont de trop absolu les systèmes de philosophie de l'histoire qui font tout dépendre de la race et de ses aptitudes géniales.

Le groupe turco-tartare est celui qui offre le type le plus frappant peut-être des idiomes agglutinants, celui dont la structure grammaticale est restée le plus transparente. L'agglutination n'y tourne pas, comme dans les idiomes ougro-finnois, à une sorte de semi-flexion par la corrodation des éléments qui s'accolent au radical. Le groupe turc ou turco-tartare, parlé par des populations intermédiaires entre les races blanche et jaune, qui ont eu leur berceau historique commun dans l'Altaï et se sont dispersées depuis les bords de la Méditerranée jusqu'à ceux de la Léna, en Sibérie, mais en gardant leur centre et leur foyer dans le Turkestan, se subdivise en cinq rameaux ou en cinq grandes langues, présentant chacune un certain nombre de dialectes dérivés:

Le yakoute, parlé par une population qui compte actuellement 200,000 âmes et, d'émigrations en émigrations, a fini par s'établir au milieu des tribus tongouses, dans le nord-est de la Sibérie;

L'ouigour, dont les dialectes sont le kirghiz, le karakalpak, le tatare de la vallée de l'Ili, le turc de la Dzoungarie; l'ouigour proprement dit a atteint de bonne heure un haut degré de culture littéraire; il s'écrivait encore au ve siècle de notre ère, au témoignage des écrivains chinois, avec un système graphique original, perdu depuis lors et remplacé, sous l'influence des missionnaires nestoriens, par un système dérivé de l'alphabet syriaque, et qui est devenu à son tour la source de ceux des Mandchous, des Kalmouks et des Mongols;

Le djagataï ou turc oriental, qui se subdivise en: kongrat, dialecte de Taschkend, Khiva et Balkh; khorazmien ou uzbek et koman, idiome parlé par un peuple de ce nom, actuellement éteint, mais dont les traces subsistent dans un patois de la Hongrie; suivant Anne Comnène, ce dernier idiome était également parlé par les Petchénègues;

Le kiptchak, se divisant en: nogaï ou turc de la Crimée et du Daghestan, lingua ugaresca du moyen âge; baschkir, boukhare, turcoman, turc de Kazan, turc d'Astrakhan, turc d'Orembourg, barabint; le tchouvache, parlé par des îlots de population au milieu du domaine des idiomes bulgares, en est encore un dialecte, mais il a pris dans son isolement une originalité plus prononcée;

L'ottoman ou turc d'Europe, auquel on réserve aussi la désignation absolue de turc, sans épithète.

Plusieurs de ces idiomes ou dialectes ont été adoptés par des peuples qui ne sont pas de race turque, tels que les Baschkirs et les Barabints; en même temps les Osmanlis, par suite de leurs mélanges continus avec des peuples de race blanche, ont complètement perdu, malgré leur origine historique, le type physique turc. L'ottoman est, de tous les idiomes turcs, le plus élaboré; mais comparé aux langues ougro-finnoises, il est généralement simple, se distingue par une idéologie plus générale et plus développée.

Les deux groupes mongol et tongouse ont en commun une grande pauvreté de formes grammaticales; ainsi aucun des idiomes qui les composent ne suffixe les pronoms au verbe pour en former des personnes; le bouriate seul, dans le groupe mongol, a atteint ce point de développement de la conjugaison.

Les langues du groupe mongol sont: le mongol proprement dit ou oriental, parlé dans la Mongolie, c'est-à-dire dans la partie centrale du nord de la Chine; le kalmouk ou eulet, qui a pénétré en Russie, par suite d'une émigration de nomades, jusque sur la rive gauche de la mer Caspienne, vers l'embouchure du Volga; enfin le bouriate, dont le territoire est dans les environs du lac Baïkal.

Celles du groupe tongouse sont: le tongouse, usité des peuplades de ce nom dans la Sibérie centrale; le lamoute, langage des tribus de même race qui habitent au bord de l'océan Pacifique, touchant aux Kamtchadales; le mandchou, dont le domaine occupe l'extrémité nord-est de l'empire chinois. Ces trois idiomes ne se sont séparés qu'après une assez longue période de développement grammatical commun.

Le groupe japonais est peut-être celui dont la séparation du reste de la famille s'est le plus prononcée, à tel point qu'il est encore beaucoup de linguistes qui se refusent à l'y inscrire. En effet, le japonais, sous sa forme moderne, a perdu un grand nombre des caractères qui affirmaient le plus clairement son affinité avec les idiomes altaïques; mais ils se sont mieux conservés dans le yamato, langue sacrée qui est encore parlée devant le daïri. Le coréen est trop imparfaitement connu pour que l'on puisse déterminer avec certitude s'il doit être groupé avec les langues tongouses ou avec le japonais.

Une partie des idiomes de la famille ougro-japonaise ou altaïque, ceux des groupes mongol, mandchou et japonais, sont usités par des peuples qui offrent dans toute leur pureté les caractères physiques de la race jaune; les autres appartiennent aux peuples que nous avons classés dans la sous-race altaïque, née d'un métissage de blanc et de jaune, et offrant toute la série des intermédiaires entre ces deux types extrêmes.

Il y a de fortes différences pour le fond du vocabulaire entre les différents groupes de la famille, ou du moins on n'a encore fait que peu d'efforts vraiment scientifiques pour les ramener à un système de racines communes. Ils sont aussi parvenus à des degrés inégaux de développement. Malgré ces divergences, l'unité de la famille et sa descendance d'une même souche sont attestées par la communauté de caractères trop importants pour laisser place au doute. C'est d'abord l'identité du mécanisme grammatical agglutinatif, procédant d'après les mêmes procédés dans tous les groupes, au moyen de postpositions ou de suffixes. Les idiomes des groupes mongol et mandchou séparent encore, en écrivant, les particules de relation postposées; mais ce n'est là qu'une question d'habitudes graphiques, influencée par le voisinage du chinois monosyllabique et isolant; les idiomes turcs n'usent que rarement de cette méthode; mais les ougro-finnois s'en abstiennent. Ces particules, en effet, forment dans la réalité des parties du mot composé et en sont inséparables; dans le groupe ougro-finnois elles tendent à se transformer en flexions. Comme principe syntaxique commun à la famille dans toutes ses divisions, nous devons noter que le mot régi, précède invariablement celui dont il dépend; ainsi le génitif a le pas sur son sujet, le régime a le pas sur son verbe.

Mais le trait commun le plus capital et le plus caractéristique des langues altaïques appartient au domaine de la phonologie et constitue ce qu'on appelle l'harmonie vocalique. C'est un besoin d'homophonie dans la vocalisation, qui est particulier à ces langues, et qui conduit à imposer une harmonie dans les syllabes des radicaux auxquelles sont jointes des voyelles finales, ainsi qu'une transformation euphonique des voyelles chez les particules suffixes. Les différents sons vocaux sont répartis en trois classes: fortes, faibles et neutres, ces dernières susceptibles de s'harmoniser indifféremment avec les fortes et les faibles; toutes les voyelles d'un mot, qui suivent celle de la syllabe principale, doivent être ramenées à la même classe que la voyelle de cette syllabe. De là des règles de permutation qui varient avec chaque idiome, mais dont le principe et le fond restent les mêmes. Dans l'application de l'harmonie vocalique, il y a une certaine variété, qui la rend plus ou moins absolue. L'harmonie peut s'étendre au mot entier ou être restreinte aux suffixes; elle peut s'appliquer à tous les mots ou n'affecter que les mots simples, ceux qui ne sont pas composés. En turc, par exemple, tout mot doit être harmonique, de même qu'en mandchou, en mongol, en suomi, en magyar, tandis qu'en mordvine et en zyriaine les seules voyelles sensibles sont les voyelles des désinences. En magyar, les mots composés conservent leurs voyelles originaires.

La plupart des radicaux des langues altaïques sont dissyllabiques et portent l'accent sur la première syllabe. Mais sous ce dissyllabisme on retrouve avec certitude un monosyllabisme primordial des racines.

Toutes les langues agglutinantes, même celles entre lesquelles il est impossible de supposer une parenté, présentent un même mode de formation grammaticale, qui caractérise un stage particulier dans le développement intellectuel de l'humanité et dans celui de son langage. Mais l'affinité morphologique, la parité de mécanisme est surtout étroite entre les deux familles dravidienne et altaïque. Elles ont aussi en commun, sinon l'harmonie vocalique formelle, qui n'est soumise à des règles fixes et constantes que dans la seconde, du moins une tendance générale à l'harmonisation euphonique de la vocalisation, avec une tendance non moins marquée à éviter les rencontres de deux consonnes, et à terminer toujours le mot fondamental ou radical par une voyelle. Il est donc bien difficile de ne pas les grouper ensemble dans une section particulière de la grande classe d'idiomes à laquelle elles appartiennent. Mais le lien incontestable qui les unit est-il celui d'une simple analogie résultant de la conformité des procédés de l'esprit humain dans les différentes races de notre espèce, ou bien celui d'une parenté réelle, qui permette de les faire découler d'une commune origine, possible à restituer par la science? C'est là une question qui, ainsi que nous l'avons déjà dit, reste pendante, sans que l'on puisse encore prévoir dans quel sens le progrès des études la résoudra définitivement. La théorie touranienne, à laquelle M. Max Müller a attaché son nom, et que le grand linguiste d'Oxford persiste à maintenir, en dépit des dénégations d'un poids si considérable qu'elle a rencontrées de la part de Pott, de Schleicher et de M. Whitney, la théorie touranienne admet la parenté formelle et la communauté d'origine. Mais elle n'est pas parvenue jusqu'à présent à la démontrer, à rapprocher d'une manière scientifiquement acceptable les éléments qui constituent le fonds même des deux familles en question. À plus forte raison la démonstration n'est-elle pas faite dans le sens de ceux qui, outrant la théorie en question, vont jusqu'à vouloir rattacher à une même souche, sous le nom de langues touraniennes, non seulement les idiomes dravidiens et altaïques, mais ceux des familles malayo-polynésienne et caucasienne, et aussi le basque. À mesure que l'on élargit ainsi la donnée du touranisme, on la rend plus invraisemblable, plus difficile à accepter à une sévère critique. Elle échappe au domaine des réalités positives de la science pour passer dans celui des hypothèses, ingénieuses peut-être mais indémontrables. Le problème est plus sérieusement posé quand il se restreint à la parenté ou à la simple analogie des langues dravidiennes et altaïques entre elles, puis de leur parenté commune ou de la parenté de chacune de ces familles séparément avec le thibétain, qui prête à certains rapprochements dignes d'attention avec elles, bien que demeuré à l'état monosyllabique et n'étant pas encore entré dans le stage de l'agglutination. Ici la thèse affirmative n'est aucunement prouvée, car il ne suffit pas d'une similitude morphologique pour établir la parenté réelle de deux langues, et dans l'état actuel des études le matériel phonique des idiomes dravidiens et altaïques, et leurs racines, demeurent irréductibles. Mais d'un autre côté, on ne saurait non plus écarter cette thèse par une dédaigneuse fin de recevoir et tenir son impossibilité pour prouvée; car elle a, au contraire, en sa faveur des présomptions d'une certaine valeur, et il faut nécessairement attacher une importance considérable à l'opinion de l'auteur de la Grammaire comparative des langues dravidiennes, de M. Caldwell, universellement reconnu pour le premier des dravidistes de l'Europe, lequel adopte énergiquement la théorie touranienne, limitée à ces données raisonnables. Le seul parti sage est donc de s'abstenir de porter un jugement dans cette question, qui reste indécise, et de se borner à enregistrer les deux théories de la parenté et de la distinction radicale comme ayant toutes deux un caractère scientifique et des raisons sérieuses pour les appliquer. Lorsque les maîtres de la linguistique sont en désaccord, ce n'est pas dans un ouvrage comme celui-ci que l'on peut prendre parti et prétendre trancher le débat.

Suivant M. Maury, les vues de M. Max Müller sur l'existence d'un vaste ensemble de langues touraniennes, apparentées par une communauté d'origine quoique divisées en familles profondément différentes, seraient «corroborées par les recherches d'un ethnologiste éminent, M. H.-B. Hodgson, sur les langues horsok, parlées par les tribus nomades du Thibet septentrional, les langues si-fan, parlées par les populations appelées Sokpa, répandues au nord-est du Thibet, dans le Koko-noor, le Tangout, et d'autres qui s'avancent jusque sur les frontières de la Chine, les Amdo, les Thochu, les Gyarung et les Manyak, tous idiomes confinant à la fois aux langues indo-chinoises, thibétaines, dravidiennes, ougro-japonaises et caucasiennes, et pouvant être regardés comme établissant le passage entre ces diverses familles linguistiques. L'étude de leurs grammaires y a fait même découvrir des affinités avec les langues tagales (de la famille malayo-polynésienne). Le gyarung notamment, dont le verbe a conservé les formes les plus archaïques, donne une main aux langues de l'Archipel indien et l'autre aux langues du Caucase; il se lie au thakpa, au manyak et par suite à toute la formation linguistique du sûd-est; par le thochu, le horpa, le sokpa, il pousse une pointe, à travers le Kouen-lun, jusque dans le domaine des langues ougro-sibériennes. M. Hodgson a signalé dans le gyarung une tendance harmonique et un système analogue à celui des postpositions qui caractérise toute la famille ougro-japonaise. D'autre part, le sokpa tient au mongol par l'eulet, et le horpa se rapproche du turc.»

Ici encore nous enregistrons sans nous prononcer. Nous nous bornerons à remarquer que ces observations, dont il faut tenir un compte très sérieux, ne portent cependant jusqu'ici que sur des analogies morphologiques, mais non sur la question essentielle de la comparaison des racines et de leur réductibilité.

Des éléments nouveaux et d'une grande importance seront très probablement introduits dans le débat de ce grand problème linguistique par une connaissance, plus approfondie qu'elle ne peut l'être aujourd'hui, des langues auxquelles nous restreignons dans ce livre l'appellation de touraniennes, faute d'une meilleure désignation à leur appliquer. Ce sont les idiomes nettement agglutinants, morts depuis des siècles, qui se parlaient au temps de la haute antiquité dans la région à l'est de la Mésopotamie, c'est-à-dire dans la Médie et la Susiane, et aussi dans la Babylonie et la Chaldée, concurremment avec l'assyrien de la famille sémitique. Ces idiomes, dont la connaissance est encore imparfaite, mais dont les principaux caractères grammaticaux sont déjà sûrement établis, nous ont été révélés par le déchiffrement des inscriptions cunéiformes anariennes, dont une partie est rédigée dans l'un ou dans l'autre. Ils constituent une famille parfaitement définie, dont l'unité est assurée par une communauté de racines qui se discerne déjà clairement, et par une analogie sensible dans la morphologie. Mais cette famille se subdivise à son tour en deux groupes qui ne sont point parvenus au même degré de développement grammatical, qui sont l'un envers l'autre dans une position très semblable à la position réciproque des langues turques et tongouses dans la famille altaïque.

Le premier est le groupe médo-susien, dont nous connaissons déjà quatre idiomes, assez étroitement apparentés entre eux pour que l'on puisse hésiter sur la question de savoir si on ne devrait pas les définir comme quatre dialectes d'une même langue:

Le proto-médique, langage de la population anté-aryenne de la Médie, qui se maintint dans l'usage même après la conquête du pays par les Iraniens, et qui fut mis au nombre des langues officielles de la chancellerie des rois de Perse de la dynastie des Achéménides, admis même à tenir le second rang dans leurs inscriptions cunéiformes trilingues;

Le susien, dont l'étude est moins avancée, idiome des vieilles inscriptions indigènes de Suse et de son voisinage; on en possède quelques monuments d'une antiquité très reculée; mais la plupart de ceux qui ont été recueillis jusqu'ici appartiennent aux viiie et viie siècles avant l'ère chrétienne;

L'amardien, dialecte très rapproché du susien, dans lequel sont conçues les inscriptions cunéiformes de Mal-Amir;

Le kasschite ou cissien, langage du peuple de ce nom qui fournit, près de vingt siècles avant notre ère, une dynastie royale assez longue à la Babylonie; nous ne connaissons de cette langue, encore apparentée de fort près au susien, que d'assez nombreux noms propres; une tablette cunéiforme du Musée Britannique en contient une liste, dans laquelle ils sont accompagnés de leur traduction en assyrien.

De ces quatre idiomes, le proto-médique est le seul dont on connaisse le système grammatical d'une manière un peu complète; il a été définitivement élucidé par les récents travaux de M. Oppert. Sa structure offre une très frappante analogie avec celle des langues turques et se montre aussi régulière. Le langage est ici parvenu juste au même degré de développement de l'agglutination.

L'idiome accadien ou sumérien, car les savants varient au sujet de l'application, de l'un ou de l'autre de ces noms, et il serait peut-être plus exact de l'appeler suméro-accadien, forme à lui seul la seconde division de la famille ou groupe chaldéen; on entrevoit, du reste, des variations dialectiques dans les textes qui en sont parvenus jusqu'à nous. C'est la langue du vieil élément non-sémitique de la population de la Babylonie et de la Chaldée. L'accadien ou suméro-accadien est un langage qui s'est fixé de très bonne heure, que l'adoption de l'écriture dès une très haute antiquité a comme cristallisé, de même que le chinois, à un état de grammaire remarquablement primitif, dans le premier stage de l'agglutination, quand il conservait encore de nombreuses traces de l'état isolant et rhématique. Les radicaux monosyllabiques y restent très nombreux, et une grande partie de ceux qui se présentent avec une forme dissyllabique ou polysyllabique se laissent clairement reconnaître comme des composés de monosyllabes agglomérés. Nulle distinction de radicaux verbaux et nominaux; les mots fondamentaux sont susceptibles d'exprimer indifféremment ces deux formes de l'idée, et ils ne se déterminent dans telle ou telle catégorie du langage que par la déclinaison ou la conjugaison. Les suffixes des cas de déclinaison sont des radicaux attributifs, qui restent parallèlement en usage dans les textes avec leur signification propre. Le verbe développe de nombreuses voix dérivées par l'addition de particules monosyllabiques ou dissyllabiques, qui sont aussi des radicaux attributifs. Ce qui est particulier au suméro-accadien parmi toutes les langues connues et qui peut être considéré comme la marque certaine d'un état singulièrement ancien de grammaire, ce qui le caractérise comme une langue figée par l'écriture à une période encore imparfaite de sa formation morphologique, c'est l'incertitude du mode d'agglutination au radical de ces particules formatives des voix ainsi que des pronoms sujets et régimes constituant la conjugaison. Celle-ci peut être, en effet, indifféremment prépositive ou postpositive. Cependant la conjugaison par voie de préfixation des pronoms et des particules formatives est la plus habituellement employée.

En même temps que sa grammaire est restée à cet état primitif et imparfait, l'accadien ou suméro-accadien nous apparaît, dans les textes assez nombreux que nous en possédons, comme une langue déjà vieille, qui dans un long usage a subi d'une manière profonde l'action de tendances à l'altération phonétique. Ainsi ses mots radicaux, quand ils se montrent isolément et à l'état absolu, sans être munis de suffixes, offrent presque toujours une usure qui en a effacé la partie finale, la dernière consonne, quand ils étaient dissyllabiques ou se terminant par une consonne. C'est seulement suivis d'un suffixe qu'ils reprennent leur forme complète, le suffixe ayant ici un rôle conservateur et nécessitant la réapparition de l'articulation qui se corrode et disparaît dans l'état absolu.

Cet idiome est soumis à une loi d'harmonie vocalique incontestable, bien qu'imparfaite, qui le rapproche d'une façon marquée des langues de la famille altaïque.

Morphologiquement, les deux groupes des langues auxquelles nous réservons ainsi spécialement le nom de touraniennes, offrent une analogie étroite avec les langues altaïques et les langues dravidiennes. Ceci coïncide avec le fait que l'aire géographique dans laquelle nous en constatons l'usage aux siècles de l'antiquité touchait d'un côté, au nord, vers la Caspienne, au domaine des idiomes altaïques, et de l'autre côté, au sud, par la Susiane, au domaine des langues dravidiennes, qui s'étendaient à cette époque reculée sur le littoral gédrosien et carmanien de la mer d'Oman. Mais de cette analogie de structure et de mécanisme peut-on conclure à une parenté réelle, impliquant une commune origine? Cette parenté existe-t-elle seulement avec l'une ou avec l'autre des deux familles à l'égard de qui il y a analogie? ou bien doit-on l'admettre avec les deux, de telle façon que les langues touraniennes formeraient le chaînon entre les altaïques et les dravidiennes, de même que leur habitat géographique était intermédiaire? Ce sont là autant de questions qui sont aujourd'hui posées, mais non résolues. La science linguistique est amenée à en aborder dès à présent l'examen, et le sera de plus en plus à mesure que la connaissance de ces idiomes, en progressant, mettra plus d'éléments à sa disposition. Mais ce que l'on peut déjà dire, c'est que la comparaison des langues touraniennes anciennes avec les langues altaïques, d'une part, et les dravidiennes, de l'autre, est nécessaire et scientifiquement justifiée, à condition qu'on y procède avec une sage méthode. Elle est, du reste, tout spécialement délicate et difficile, puisqu'on est obligé d'y mettre en parallèle des idiomes dont les monuments les plus récents datent de plusieurs siècles avant notre ère, et d'autres que l'on ne connaît que sous leur forme contemporaine ou dont, tout au plus, on n'a pas de texte remontant de plus de 5 ou 600 ans avant le siècle actuel; des idiomes entre lesquels existe, par conséquent, un énorme hiatus dans le temps. Ce serait à faire croire, au premier abord, que toute comparaison est impossible, si l'on ne constatait pas, pour celles des langues altaïques et dravidiennes dont on possède des monuments vieux de plusieurs siècles, qu'elles n'ont presque subi aucun changement sensible pendant cette période de temps, et qu'elles sont donc douées d'un privilège d'immobilité tout à fait à part, que l'on ne rencontre au même degré que chez les langues sémitiques ou syro-arabes. Et cette immobilité presque absolue est encore attestée par leur structure même, où se lit la certitude de leur fixation, presque absolument à l'état où nous les voyons encore aujourd'hui, dès une date assez reculée pour être tenue comme contemporaine des monuments, venus jusqu'à nous, des antiques langues agglutinantes de la Médie, de la Susiane et de la Chaldée.

Jusqu'à présent on a tenté de pousser aussi loin que le permettait l'état des connaissances les rapprochements entre ces langues touraniennes et les langues altaïques. On a pu constater ainsi, non seulement de frappantes similitudes dans la morphologie grammaticale, mais la communauté des pronoms et d'un certain nombre de racines. Mais en même temps on s'est heurté à des divergences d'une incontestable gravité, surtout en ce qui touche au mécanisme du verbe suméro-accadien. On ne saurait donc encore prononcer de conclusions définitives et formelles au sujet de la question de parenté. Toute conclusion de ce genre sera d'ailleurs prématurée, tant qu'on n'aura pas également abordé la voie des comparaisons avec les langues dravidiennes. Et sous ce rapport rien n'a encore été fait. On n'a que l'assertion de M. Caldwell, qui affirme avoir relevé des affinités considérables entre le proto-médique et les idiomes objets de ses constantes études, mais sans en fournir de preuves suffisantes.

Ici donc nous nous trouvons une fois de plus en présence d'un problème ouvert, mais non tranché jusqu'à ce jour, et qui ne le sera pas d'ici à longtemps. Mais--je reviens encore sur ce point pour bien préciser ma pensée, de telle façon que le lecteur et la critique ne puissent pas s'y méprendre--toutes les fois que j'emploierai dans cet ouvrage l'expression de langues touraniennes, ce sera pour désigner spécialement et exclusivement ces langues agglutinantes de la portion orientale de l'Asie antérieure, de même que sous le nom de Touraniens j'entendrai uniquement les peuples qui les parlaient. Et en agissant ainsi je ne prétendrai pas préjuger, au delà d'une simple probabilité, la question de leur parenté d'origine avec les Altaïques ou les Dravidiens, non plus que je ne prendrai parti pour ou contre la théorie touranienne de MM. Bunsen et Max Müller.


§ 5.--LES LANGUES 'HAMITIQUES

Abordons maintenant la classe des langues à flexions, dont nous avons indiqué déjà plus haut les caractères généraux et la division en trois grandes familles.

En les classant par ordre de l'ancienneté de leurs formes, en commençant par celle dont le système grammatical est resté le plus rudimentaire et le moins développé, le premier rang doit, sans aucune contestation possible, appartenir à la famille des idiomes 'hamitiques ou égypto-berbères.

Celle-ci se divise en trois groupes: égyptien, éthiopien et libyen.

Le premier groupe a pour type fondamental l'égyptien antique, retrouvé dans le déchiffrement des hiéroglyphes, si longtemps enveloppés de mystères, par Champollion et ses successeurs. C'est de toutes les langues du monde celle dont on possède les monuments écrits les plus anciens. Quelques siècles avant l'ère chrétienne, la langue des âges classiques de la monarchie des Pharaons n'était plus qu'un idiome savant et littéraire, qu'on écrivait encore mais qu'on ne parlait plus. S'altérant par un effet forcé du temps, elle avait produit le dialecte populaire dans lequel sont rédigés les documents en écriture démotique, contemporains de la domination perse et de la monarchie grecque des Lagides. Un pas de plus dans la voie de l'altération donna, dans les premiers siècles de l'ère chrétienne, naissance au copte, que l'on prit l'habitude d'écrire avec des lettres grecques auxquelles furent joints quelques signes empruntés aux formes cursives de l'ancienne écriture nationale. Le copte, à son tour, se conserva en usage jusqu'au xviie siècle de notre ère, date où il a définitivement disparu devant l'arabe, ne restant plus qu'à l'état de langue liturgique pour les chrétiens indigènes de l'Égypte. Ce ne sont pas là, du reste, trois langues différentes qui se sont enfantées l'une l'autre, comme le latin a enfanté les langues néo-latines. Ce sont trois états successifs d'une même langue, dont on suit l'histoire pendant au moins six mille ans; et ce qui est vraiment surprenant, c'est de constater combien elle a peu changé dans la durée d'une aussi énorme période de temps.

Le groupe éthiopien est constitué par les langues parlées entre le Nil Blanc et la mer, le galla et ses différents dialectes, le bedja, le saho, le dankâli, le somâli, qu'il importe de ne pas confondre avec les idiomes sémitiques ou syro-arabes de l'Abyssinie. Linguistiquement et géographiquement, le bischarri fait le lien entre ces langues et l'égyptien. Il paraît être le dernier débris de l'idiome antique dans lequel sont conçues les inscriptions hiéroglyphiques et démotiques des Éthiopiens de Méroé. Mais presque rien n'a encore été fait pour le déchiffrement et l'étude de cet idiome antique, et dans les recherches comparatives de la science du langage, le groupe n'est encore représenté que par des langues modernes.

Pour ce qui est du groupe libyen, son type antique est la langue des Libyens et des Numides, dont on possède dès à présent un certain nombre d'inscriptions, lesquelles par malheur ne contiennent guères, pour la plupart, que des noms propres. Mais elles suffisent à montrer que c'est de cet idiome antique que dérive directement la langue berbère actuelle, avec ses nombreux dialectes répandus parmi les populations du nord de l'Afrique: le kabyle-algérien, le mozaby, le schaouia, le schelouh, le zénatya de la province de Constantine, le temâscheq des Touaregs, le dialecte de l'oasis de Syouah et celui de Ghadamès. Une langue très voisine du berbère était jadis parlée par les Guanches dans les îles Canaries. Le haoussa, idiome riche et harmonieux, parlé à Kano, Katsina, Zanfara, et en général entre le Bornou et le Niger, ainsi que dans le pays montagneux d'Asben, appartient au même groupe. C'est la langue commerciale de l'Afrique centrale.

Parmi les traits essentiels qui sont communs à tous les idiomes de la famille 'hamitique ou égypto-berbère, notons la formation du féminin par un élément ti ou t, que l'on peut indifféremment préfixer ou suffixer, et que même, dans quelques langues du groupe libyen, l'on attache deux fois, en préfixe et en suffixe, au même mot. Le signe du pluriel est en principe et originairement an; quelquefois on y substitue at ou bien ou, qui n'est peut-être que secondaire de an. Quant à la flexion nominale proprement dite, cette famille de langues n'en offre point de traces; on y a recours à des particules distinctes, que l'on place avant ou après le nom, pour exprimer ses relations avec le reste de la phrase. Les formes de la conjugaison sont nombreuses, comme dans les langues sémitiques. Quant au système des temps, il est tout élémentaire et très peu développé, également comme celui de la famille syro-arabe ou sémitique. Au reste, la conjugaison de l'égyptien, comme celle de toutes les autres langues 'hamitiques est presque purement agglutinante. Et n'était leur rapport étroit avec les idiomes sémitiques, qui oblige à les grouper avec eux, dans la même classe, on hésiterait à les compter parmi les langues à flexion.

La parenté des langues 'hamitiques et sémitiques, ou égypto-berbères et syro-arabes, sorties d'une source commune et formant en réalité deux rameaux d'une même famille primordiale, est un fait actuellement acquis à la science d'une manière inébranlable. De part et d'autre le système grammatical est foncièrement le même; il y a identité dans les racines des pronoms, dans la formation du féminin et dans celle du pluriel. L'organisme est seulement moins complet, moins perfectionné dans les langues 'hamitiques. Quant au vocabulaire, une bonne moitié de ses racines pour le moins est commune aux deux familles. Les langues 'hamitiques les présentent seulement dans un état plus ancien, antérieur au travail, sous bien des rapports tout artificiel, qui les amena dans les langues syro-arabes à une forme invariablement dissyllabiques. Le reste du vocabulaire, dans les langues 'hamitiques, même en égyptien, provient des langues proprement africaines, de celles que parlent les peuples noirs.

On peut, du reste, définir, avec M. Friedrich Müller, la parenté qui existe entre les deux familles des langues 'hamitiques et sémitiques, comme étant plutôt dans l'identité de l'organisme que dans la coïncidence des formes toutes faites. Les deux familles ont dû se séparer à une époque où leur langue commune était encore dans une période fort peu avancée de développement. En même temps, la persistance des langues sémitiques dans leurs formes anciennes à travers toute la période historique, est un gage du grand éloignement de l'âge où langues sémitiques et langues 'hamitiques n'étaient pas encore nées, mais où existait un idiome à jamais disparu dont elles devaient procéder les unes et les autres. Enfin, la famille 'hamitique parait s'être divisée de très bonne heure en différents rameaux; les idiomes qui la composent sont alliés de bien moins près les uns aux autres que ne le sont entre eux les idiomes sémitiques ou syro-arabes.

Le lecteur ne sera pas sans remarquer combien ces données linguistiques viennent confirmer les observations que nous avons eu l'occasion de faire plus haut sur le caractère des peuples que la Genèse place dans la descendance de 'Ham, et sur leur relation ethnologique et historique avec ceux dont le texte sacré fait les enfants de Schem. Elles font aussi mieux comprendre comment un certain nombre de nations que l'ethnographie biblique fait 'hamites, et avec toute raison, ne se montrent dans l'histoire que faisant usage d'idiomes franchement sémitiques.


§ 6.--LES LANGUES SÉMITIQUES

Nous avons déjà fait remarquer plus haut ce qu'a de réellement impropre l'expression de langues sémitiques, très malheureusement introduite dans la science par Eichhorn, mais que l'on ne peut aujourd'hui songer à en effacer, tant elle est consacrée par l'habitude. L'expression de langues syro-arabes est cependant beaucoup meilleure et préférable, car elle détermine assez clairement l'aire géographique où se parlent ces idiomes, et elle les définit d'après des types bien caractérisés des deux groupes entre lesquels se partage la famille.

Ces deux groupes sont l'un septentrional et l'autre méridional, et correspondent à une première division de la langue sémitique primitive et commune, sortie elle-même, comme nous venons de le dire, d'un idiome intérieur, qui a produit à la fois les langues sémitiques et 'hamitiques.

Le groupe septentrional se subdivise à son tour en trois rameaux: araméen, assyrien et kenânéen.

Le premier rameau a pour type l'araméen, parlé jadis en Syrie, originairement propre aux populations que l'ethnographie biblique désigne sous le nom d'Aram, étendu ensuite, par des circonstances historiques, sous la domination des Assyriens, puis des Perses, non seulement à toute l'Assyrie, mais à l'ensemble de la Mésopotamie, jusqu'au golfe Persique, à la Palestine et à l'Arabie septentrionale. L'araméen, dans toutes ces régions, resta l'idiome prédominant et commun jusqu'à l'époque où l'arabe prit le dessus, avec l'islamisme, et se substitua complètement à lui, arrivant même à le faire périr graduellement.

Le caractère général de l'araméen est son peu de conservation des anciennes voyelles de la langue sémitique primitive. On y distingue plusieurs dialectes, dont la naissance représente des dates chronologiques dans l'histoire de cette langue:

L'araméen biblique, autrefois appelé chaldaïque, désignation absolument fausse et tout à fait abandonnée aujourd'hui; c'est l'idiome dans lequel ont été composés, du ve au iie siècle avant notre ère, quelques parties de certains livres de la Bible, comme ceux de Daniel, de 'Ezra (Esdras) et de Ne'hemiah (Néhémie); les quelques fragments épigraphiques araméens de la Mésopotamie que nous possédons, et qui datent du ixe au ve siècle, nous offrent exactement le même état de la langue;

L'araméen targumique, conservé par les targoumin ou paraphrases de la Bible, composées au commencement de notre ère;

L'araméen talmudique ou syro-chaldaïque, langue vulgaire qui se forma chez les Juifs à la suite de l'altération et de l'abandon de l'hébreu, que l'on parlait en Palestine au temps du Christ et qui est employée dans les deux grandes compositions rabbiniques appelées Talmud, le Talmud de Jérusalem et le Talmud de Babylone;

Le palmyrénien, langue contemporaine de Palmyre et en général de la Syrie du nord, qui nous a légué une riche épigraphie;

Le nabatéen, dialecte des habitants de l'Arabie Pétrée, pénétré de nombreux arabismes, dont les monuments sont aussi des inscriptions;

Le samaritain, qui se forma sur le territoire de l'ancienne tribu d'Éphraïm pendant les siècles de la domination assyrienne, babylonienne et perse, et qui s'est conservé à l'état d'idiome littéraire chez les descendants de ces dissidents du culte juif.

De l'ancien araméen sortent encore:

Le syriaque, langue qui fut écrite dans les contrées d'Édesse et de Nisibe, et dont le développement et l'existence littéraire s'étendirent du iie au ixe siècle de l'ère chrétienne; le vocabulaire du syriaque est rempli de mots empruntés au grec; sa littérature est singulièrement empreinte d'hellénisme; elle servit en quelque sorte d'intermédiaire entre la science grecque et la science arabe, et opéra la transition de l'une à l'autre; presque toutes les traductions d'auteurs grecs en arabe ont été faites par des Syriens et sur des versions syriaques; au xe siècle de notre ère, l'islamisme fit décidément prévaloir sa culture, et le syriaque fut réduit à la simple condition d'idiome liturgique; il n'est plus parlé aujourd'hui que dans un étroit canton des environs du lac d'Ouroumiah; M. Noeldeke a publié une intéressante grammaire de ce dialecte survivant du syriaque;

Le çabien, usité aujourd'hui encore dans la partie méridionale du bassin de l'Euphrate, chez les Çabiens ou Mendaïtes, secte particulière sortie des ruines de l'ancien paganisme assyro-persique, avec un mélange bizarre d'éléments juifs ou chrétiens; dans les livres sacrés de cette secte, la langue se présente profondément corrompue, spécialement sous le rapport phonétique, avec confusion et élision fréquente des gutturales, changement des douces en fortes et des fortes en douces, enfin nombreuses contractions; quelques monnaies de la Characène et quelques fragments épigraphiques, datant du iiie et du ive siècle, où ce dialecte se montre déjà, avec son alphabet particulier, laissent entrevoir que dès lors une partie de ces altérations s'y étaient produites, mais qu'elles étaient moins prononcées.

L'assyrien forme à lui seul un rameau à part dans le groupe septentrional des langues sémitiques. C'est le langage commun de Babylone et de Ninive au temps de leur pleine indépendance, dans lequel sont conçues les inscriptions cunéiformes de ces deux fameuses cités. J'ai déjà dit plus haut ce qu'a d'inexact l'appellation sous laquelle on a pris l'habitude de le désigner, car c'est la Babylonie, et non l'Assyrie, qu'il a eu pour berceau. À partir de la ruine de Ninive et de la conquête de Babylone par les Perses, l'assyrien fut graduellement submergé et étouffé par l'araméen. On en possède pourtant des monuments écrits qui descendent jusqu'au ier siècle de l'ère chrétienne; mais dans ces derniers monuments ils est profondément corrompu. L'assyrien est une des langues les plus riches de la famille sémitique; il y occupe une position à égale distance des idiomes araméens et kenânéens. Sa déclinaison a gardé les trois désinences casuelles de la langue sémitique primitive, que la plupart des autres idiomes de la famille, à l'exception de l'arabe littéral, ont laissé tomber. Son verbe, riche en voix dérivées, offre une particularité tout à fait spéciale; les temps et les modes y dérivent tous de deux primitifs, le participe et l'aoriste; pas de trace du parfait, qui offre la racine sous sa forme absolue avec des pronoms personnels suffixes, et qui, avant le déchiffrement de l'assyrien, paraissait un des éléments organiques essentiels des langues syro-arabe. Son vocabulaire est aussi pénétré de mots empruntés au vieux langage suméro-accadien que celui du syriaque est pénétré de mots grecs; un certain nombre de ces mots ont même pénétré de là dans les autres idiomes sémitiques, par l'influence de la grande civilisation assyro-babylonienne. Les textes nous révèlent, sous l'unité de langue, une certaine différence dialectique entre le parler de l'Assyrie et celui de Babylone, surtout aux viie et vie siècles avant l'ère chrétienne.

Du rameau kenânéen, l'idiome le plus complétement connu est l'hébreu, qui sert, du reste, comme de pivot à l'étude des langues sémitiques, telle qu'elle est aujourd'hui constituée. C'est la langue de la Bible, où elle se présente avec une singulière immobilité grammaticale dans les livres des époques les plus différentes. Les inscriptions nous montrent que c'était aussi le langage des peuples de Moab et de 'Ammon, rattachés par l'ethnographie biblique à la souche des Téra'hites. Il est, du reste, certain que l'hébreu n'était pas l'idiome originaire des nations de cette souche, qu'elles l'ont emprunté aux Kenânéens après être venues s'établir au milieu d'eux. Le prophète Yescha'yahou (Isaïe) lui-même l'appelle «la langue de Kena'an.» Comme la langue des Kenânéens maritimes ou Phéniciens, tout en étant très voisine, en était cependant différente, on doit penser que l'hébreu a été originairement la langue des Kenânéens agriculteurs de la Palestine, dépossédés ensuite par les Israélites. Et, en effet, toute la nomenclature géographique de la Palestine, qui, à bien peu d'exceptions près, remonte au temps de ces Kenânéens, est purement hébraïque.

Vers le vie siècle de notre ère, l'hébreu commença à se perdre comme langue populaire. Bien avant l'époque des Macchabées, l'araméen était devenu prépondérant en Palestine. Mais l'hébreu, mort dans l'usage de langue parlée, a continué à vivre comme langue littéraire, et comme langue sacrée d'une religion indestructible au travers de toutes les persécutions qu'elle a subies. On peut distinguer en deux périodes distinctes l'histoire de l'hébreu post-biblique ou moderne. La première s'étend jusqu'au xiie siècle et a pour monument principal la Mischnah, recueil de traditions religieuses et légales des plus fameux rabbins, qui forme le noyau fondamental du Talmud, où elle est environnée d'un commentaire araméen extrêmement étendu; dans l'hébreu mischnique on rencontre une certaine proportion de mots araméens hébraïsés, de mots grecs et même de mots latins. Après avoir adopté au xe siècle la culture arabe, les Juifs virent renaître leur littérature quand leurs compatriotes, chassés de l'Espagne musulmane, gagnèrent la France méridionale. C'est alors que s'ouvrit la seconde période de l'histoire de l'hébraïsme moderne, et la langue de cette époque est encore aujourd'hui l'idiome littéraire des Juifs.

Le phénicien, étroitement apparenté à l'hébreu, offre pourtant des particularités assez saillantes pour qu'on doive aujourd'hui, qu'il commence à être mieux connu, le considérer comme une langue distincte. Tous ses monuments sont épigraphiques et montent dès à présent à plusieurs milliers, dont quelques-uns d'un développement considérable. Ils révèlent l'existence de trois dialectes:

Le giblite ou dialecte du pays de Byblos, qui est celui qui se rapproche le plus de l'hébreu;

Le sidonien, le dialecte le plus important et le plus répandu, que l'on peut considérer comme le type classique de la langue;

Le punique, dont le foyer fut Carthage et qui florit dans les grands établissements phéniciens de la côte septentrionale d'Afrique, dont cette cité fut la capitale historique. Après la ruine de Carthage, foyer intellectuel des Kenânéens occidentaux, la décomposition rapide de son idiome donna naissance à deux nouveaux dialectes:

Le néo-punique, dont les monuments appartiennent à la région nord-africaine et datent de la fin de la République romaine, ainsi que du temps de l'Empire; c'est un jargon profondément corrompu, qui est au phénicien classique comme le çabien aux autres dialectes araméens, car ses altérations phonétiques ont tout à fait le même caractère;

Le liby-phénicien de l'Espagne méridionale, dont nous ne savons que très peu de chose, car ce que nous en possédons se réduit à quelques légendes de monnaies frappées sous la République romaine.

Quant au groupe méridional des langues de la famille sémitique, il se divise de son côté en deux rameaux, que nous qualifierons d'ismaélite et de yaqtanide ou qa'htanide.

L'arabe constitue à lui seul le premier rameau. Grâce à la propagation de l'islamisme et à l'influence du Qoran, cet idiome qui était originairement propre aux tribus d'origine ismaélite, s'est répandu de la Babylonie à l'extrémité du Maroc, de la Syrie au Yémen; il se parle actuellement dans la vallée du Nil jusqu'à Dongola et au Qordofan. C'est une langue d'une remarquable richesse grammaticale, qui, dans les recherches sur la grammaire comparée des langues sémitiques, joue un rôle presque comparable à celui du sanscrit dans l'étude des langues aryennes. Son vocabulaire, d'une incroyable variété, a reçu des mots de tous les langages indigènes de la vaste étendue de pays où il s'est imposé avec une religion nouvelle. On distingue l'arabe littéral et l'arabe vulgaire. La première de ces expressions a été très bizarrement adoptée pour désigner la langue littéraire, que le Qoran a immobilisée et qui avait été aussi employée par les poètes classiques de l'âge qui a précédé immédiatement Mo'hammed. L'arabe vulgaire est la langue telle qu'on la parle depuis plusieurs siècles. Ce n'est, du reste, pas autre chose que l'arabe littéral simplifié par l'effet du temps et de la disposition populaire à ne pas conserver une grammaire trop savante. La principale différence entre les deux consiste en ce que l'arabe vulgaire a perdu les flexions casuelles que la langue littéraire conservait soigneusement; ceci l'a conduit à prendre une allure analytique. L'arabe vulgaire présente quatre dialectes: ceux d'Arabie, de Syrie et d'Egypte, puis le maghreby ou dialecte de l'Afrique septentrionale. Les trois premiers sont fort peu distincts l'un de l'autre; ils ont chacun une certaine quantité de locutions propres, de termes particuliers, et ils diffèrent dans la prononciation de quelques lettres; mais là s'arrête leur diversité. Le maghreby offre quelques divergences grammaticales; elles ne sont pas assez considérables, toutefois, pour que ce dialecte ne soit pas compris aisément dans tous les pays où règnent les autres.

Le maltais est un dialecte d'origine arabe, devenu un jargon grossier, plein de véritables barbarismes, et que les mots d'origine étrangère ont largement pénétré. Il en était de même du mozarabe du midi de l'Espagne, qui n'a achevé de s'éteindre qu'au siècle dernier.

L'arabe a fourni un grand nombre de mots à certaines langues de l'Europe et de l'Asie. Les idiomes iraniens actuels, entre autres le persan, ont admis dans leur vocabulaire, sous l'action de l'islamisme, une foule de mots arabes; le turc ne lui en a pas moins emprunté: quelques-unes des langues de l'Inde moderne possèdent également une quantité de vocables de la même origine. Enfin, parmi les idiomes européens, les langues néo-latines, surtout l'espagnol et le portugais, lui ont fait des emprunts, les uns directs, les autres indirects. En français même, nous avons quelques mots d'origine arabe, tels que «coton» de qoton, «tasse» de tass, «chiffre» de çifr, «jarre» de djarra, «sirop» de scharab, «algèbre» de al-djebr, «cramoisi» de qirmezy, «mesquin» de meskîn, etc.

Le safaïte, connu par les inscriptions du désert de Safa, à l'est de Damas, et le thémoudite, dont on possède aussi quelques lambeaux épigraphiques, recueillis sur la côte du Tihama, sont des dialectes antiques qui paraissent avoir tenu de très près à l'arabe. Ils s'écrivaient avec des alphabets d'origine sabéenne.

Le rameau yaqtanide ou qa'htanide, le dernier dont il nous reste à parler, embrasse les anciennes langues de l'Arabie Méridionale et celles qui sont aujourd'hui vivantes dans l'Abyssinie.

Les anciens idiomes du midi de la péninsule arabique sont encore de ceux que les inscriptions seules nous ont conservées. Mais ces inscriptions sont nombreuses; les courageuses explorations de D'Arnaud et de M. Joseph Halévy en ont acquis à la science une quantité considérable, qui a permis d'établir dès à présent les principaux linéaments de la grammaire de ces langues. On en compte, du reste, quatre, nettement différentes, dans les textes épigraphiques que l'on possède jusqu'ici:

Le sabéen ou 'himyarite, idiome du Yémen proprement dit; c'est celle dont on a le plus d'inscriptions, dont la grammaire est la mieux connue, par conséquent, que l'on doit prendre comme le type du groupe;

Le 'hadhramite ou dialecte antique du 'Hadhramaout, remarquable par la similitude de ses pronoms avec ceux de l'assyrien;

Le minéen, dont la patrie était au nord-est du Yémen.

L'e'hkily, parlé dans le pays de Mahrah, est le seul représentant actuellement vivant de ces anciens idiomes sud-arabiques. On ne le connaît, du reste, que de la façon la plus imparfaite.

En Abyssinie nous rencontrons le ghez, appelé quelquefois d'une manière tout à fait impropre éthiopien. C'est une langue qui a eu jadis une culture littéraire considérable, depuis la conversion de la contrée au christianisme, dans le ive siècle, jusqu'au xvie. Tombé complètement en désuétude dans l'usage populaire, le ghez reste une langue savante et liturgique; mais dans l'état d'abaissement où est tombé l'Église chrétienne d'Abyssinie, cet idiome n'y est plus sérieusement cultivé. C'était une langue fort développée; elle possédait, comme l'arabe, le mécanisme des pluriels internes ou brisés, et conservait encore certaines désinences terminales perdues par l'hébreu et l'araméen. Son verbe était plus riche en voix dérivées que celui d'aucune autre langue de la famille sémitique.

Plusieurs dialectes, étroitement apparentés au ghez, mais altérés par un mélange considérable d'éléments africains indigènes, sont encore aujourd'hui parlés en Abyssinie. Les trois principaux sont l'amharique, dans le sud-ouest du pays, le tigré dans le nord, et le hararî dans le sud-est.

Toutes les langues que nous venons de passer brièvement en revue constituent une famille très homogène, et ne se ramifient, pas en ces branches nombreuses que l'on remarque dans les autres familles linguistiques. Les radicaux y sont invariablement composés de deux syllabes, dont la charpente offre toujours trois consonnes. C'est ce qu'on appelle le système de la trilitéralité. Le monosyllabisme primitif ne se retrouve que fort difficilement sous cette forme inflexible, qu'ont revêtue les éléments fondamentaux du langage. Cependant il est aujourd'hui certain que les radicaux trilitères des idiomes syro-arabes procèdent de racines originairement bilitères. Le procédé de leur transformation n'est pas complètement éclairci, mais on commence à l'entrevoir, et le jour n'est peut-être pas éloigné où l'on pourra restituer avec certitude les anciennes racines sémitiques, étude pour laquelle on trouvera le secours le plus puissant dans la connaissance des racines 'hamitiques ou égypto-berbères. Les traditions sacrées des Phéniciens avaient conservé le souvenir du travail qui avait transformé les racines du langage, de bilitères et monosyllabiques en trilitères et dissyllabiques, car dans les fragments du livre que Philon de Byblos avait traduit en grec du phénicien de Saqoun-yathôn (Sanchoniathon), l'on trouve que «l'inventeur du système des trois lettres fut Eisiris (Isir=Osir), frère de Chnâ (Kena'an) qui est surnommé Phoenix.»

Les idiomes syro-arabes ou sémitiques sont essentiellement analytiques; au lieu de rendre dans son unité l'élément complexe du discours, ils préfèrent le disséquer et l'exprimer terme à terme. Dans tous se manifeste une disposition marquée à accumuler l'expression des rapports autour de la racine essentielle. C'est ce que l'on observe particulièrement en hébreu. Ces langues participent donc encore des idiomes d'agglutination, bien qu'elles soient déjà très nettement à l'état de langues à flexions. Le sujet, le régime pronominal, les conjonctions, l'article, n'y forment qu'un seul mot avec l'idée même; l'idée principale se voit comme circonscrite de particules qui en modifient les rapports, et qui forment alors des dépendances.

Les mots du dictionnaire offrent une très intime ressemblance entre les différentes langues de la famille sémitique. Ce qui a beaucoup contribué au maintien de cette étroite homogénéité dans la famille, c'est que les idiomes qui la composent n'ont jamais eu la puissance de végétation propre, qui a porté les langues indo-européennes ou aryennes à se modifier sans cesse, par un développement continu. Leur moule est resté le même, et, suivant la juste expression de M. Renan, elles ont moins vécu que duré. Ce cachet d'immutabilité distingue au plus haut degré les langues sémitiques; elles ont eu une grande puissance de conservation, qui tenait à la forme très arrêtée de la prononciation des consonnes, laquelle les a défendu contre les altérations résultant de l'adoucissement des articulations et des échanges qui s'opèrent bientôt entre elles. Il semble vraiment qu'une disposition spéciale de la Providence leur ait communiqué cette faculté de conservation immuable en vue du rôle particulier qu'avait à remplir l'une d'elles, en conservant sans altérations au travers des siècles le livre inspiré où étaient déposés les principes des vérités religieuses.


§ 7.--LES LANGUES ARYENNES

La grande famille des langues indo-européennes ou aryennes a été aussi quelquefois qualifiée de japhétique, parce que tous les peuples qui en parlent ou en ont parlé les idiomes appartiennent foncièrement à ce rameau ethnique de la race blanche que la Genèse rattache à la descendance de Yapheth. Ces langues sont très nombreuses, car elles avaient une force interne de végétation qui leur a fait subir des développements, des progrès et des changements incessants, dans l'espace et dans le temps. Ce sont celles où le mécanisme des flexions est le plus complet, le plus développé, sans qu'il y reste aucun vestige actuel de l'agglutination originaire.

L'organisme commun de ces langues est révélé par la comparaison systématique des idiomes qui sont les représentants les plus anciens et les plus complets de tous les rameaux de la famille. Tous les idiomes indo-européens se rapprochent plus ou moins du sanscrit, qui en est le plus riche et celui dont l'état est demeuré le plus près de la forme primitive. Plus on recule à l'est, plus on trouve de ressemblance entre les langues de cette nombreuse et noble famille, et celle que l'on peut considérer comme en constituant le type. Ainsi les langues celtiques, les plus occidentales de toute la famille, sont celles qui s'éloignent davantage du sanscrit. Le berceau primitif de ces idiomes est la contrée qui s'étend entre la mer Caspienne et l'Hindou-Kousch. Là fut parlée; avant que les diverses tribus de Yapheth ne se dispersassent, quand elles vivaient encore réunies, la langue première qui fut la souche de toutes les autres. La science moderne l'appelle aryaque, et parvient à en reconstituer en partie les traits les plus essentiels.

Dès l'époque la plus haute où l'on puisse remonter dans leur histoire, les langues aryennes sont essentiellement synthétiques; leurs mots sont disposés dans la phrase suivant le système de construction dont le latin est pour nous le type. Ce n'est que dans les temps modernes, par suite des nécessités imposées par les formes nouvelles de la pensée, qu'on a vu sortir de cette souche des langues aux procédés plus analytiques, comme nos idiomes néo-latins et l'anglais. Dans l'état même le plus primitif, dans ce qu'on peut connaître de l'aryaque, le génie de la famille a un caractère de complexité qui la distingue essentiellement de la famille sémitique, avec laquelle il n'a qu'un bien petit nombre de ressemblances de vocabulaire sensibles au premier abord.

Peut-on scientifiquement admettre une parenté originaire entre les langues sémitiques et aryennes, syro-arabes et indo-européennes? La question a souvent été posée, et de nombreux efforts ont été faits pour la résoudre dans le sens affirmatif. Mais ils ont été jusqu'ici malheureux; la plupart datent, d'ailleurs, d'une époque où la méthode et les principes de la linguistique n'étaient pas assez établis pour que l'on pût procéder à des comparaisons de ce genre d'une manière vraiment satisfaisante. Encore aujourd'hui les savants qui se prononcent en principe et a priori pour ou contre l'idée d'une parenté possible, se guident surtout d'après des théories préconçues, plutôt que d'après des faits formels. Ni dans un sens ni dans un autre, on n'est parvenu à une démonstration formelle. M. Max Müller tient la parenté et la communauté d'origine des deux familles pour probable, quoique non vérifiée. Schleicher et M. Whitney la repoussent absolument.

Voici les arguments de ces derniers.

Le système sémitique, dit Schleicher, n'avait, avant la séparation des idiomes sémitiques en langues distinctes les unes des autres, point de racines auxquelles on pût donner une forme sonore quelconque, comme cela était le cas du système indo-européen: le sens de la racine était attaché à de simples consonnes, c'est en leur adjoignant des voyelles qu'on indiquait les relations du sens général. C'est ainsi que les trois consonnes QTL constituent la racine de l'hébreu qâtal, de l'arabe qatula «il a tué,» de qutila «il fut tué,» de l'hébreu kiqtîl «il fit tuer,» de l'arabe maqtûlun «tué.» Il en est tout différemment dans le système indo-européen, où le sens est attaché à une syllabe parfaitement prononçable.--Deuxième différence. La racine sémitique peut admettre toutes les voyelles propres à modifier son sens. La racine indo-européenne, au contraire, possède une voyelle qui lui est propre, qui est organique; ainsi la racine du sanscrit manvê «je pense,» du grec menos «pensée,» du latin mens, moneo, du gothique gamunan «penser,» n'a pas indifféremment pour voyelle a, e, o, u, mais seulement et nécessairement a. Cette voyelle organique de la racine indo-européenne ne peut d'ailleurs se changer, à l'occasion, qu'en telle ou telle autre voyelle, d'après des lois que reconnaît et détermine l'analyse linguistique.--Troisième différence. La racine sémitique est trilitère: qtl «tuer,» ktb «écrire,» dbr «parler;» elle provient, sans nul doute, de formes plus simples, mais enfin c'est ainsi qu'on la reconstitue. Par contre, la racine indo-européenne est bien plus libre de forme, comme le montre, par exemple, i «aller,» su «verser, arroser;» toutefois elle est monosyllabique.--Le système sémitique n'avait que trois cas et deux temps, le système indo-européen a huit cas et cinq temps au moins.--Tous les mots de l'aryaque ont une seule et même forme, celle de la racine, modifiée ou non, accompagnée du suffixe dérivatif; le sémitique emploie aussi cette forme (exemple, l'arabe qatalta «toi, homme, tu as tué),» mais il connaît aussi la forme où l'élément dérivatif est préfixé, celle où la racine est entre deux éléments dérivatifs, d'autres formes encore.

La flexion sémitique, dit de son côté M. Whitney, est totalement différente de la flexion indo-européenne, et ne permet point de faire dériver les deux systèmes l'un de l'autre, non plus que d'un système commun. La caractéristique fondamentale du sémitisme réside dans la forme trilitère de ses racines: celles-ci sont composées de trois consonnes, auxquelles différentes voyelles viennent s'adjoindre en tant que formatives, c'est-à-dire en tant qu'éléments indiquant les relations diverses de la racine. En arabe, par exemple, la racine qtl présente l'idée de «tuer,» et qatala veut dire «il tua,» qutila «il fut tué,» qatl «meurtrier,» qitl «ennemi,» etc. A côté de cette flexion due à l'emploi de différentes voyelles, le sémitisme forme aussi ses mots en se servant de suffixes et de préfixes, parfois également d'infixes. Mais l'aggrégation d'affixes sur affixes, la formation de dérivatifs tirés de dérivatifs, lui est comme inconnue; de là la presque uniformité des langues sémitiques. La structure du verbe sémitique diffère profondément de celle du verbe indo-européen. A la seconde et à la troisième personne, il distingue le genre masculin ou féminin du sujet: qatalat «elle tua,» qatala «il tua;» c'est ce que ne font point les langues indo-européennes: sanscrit bharati «il porte, elle porte.» L'antithèse du passé, du présent, du futur, qui est si essentielle, si fondamentale dans les langues indo-européennes, n'existe point pour le sémitisme: il n'a que deux temps, répondant, l'un à l'idée de l'action accomplie, l'autre de l'action non accomplie.

Tout ceci est très vrai, très juste, montre parfaitement les différences qui séparent les deux familles d'idiomes, telles qu'elles se présentent avec leur organisme grammatical complètement constitué et développé. Mais faire porter la comparaison sur cet état de la grammaire n'est pas, en réalité, plus scientifique que ne l'étaient les rapprochements de mots hébreux et sanscrits sans remonter à leur racine originaire qui ont été tant reprochés, et justement, à Gesenius. La grammaire de l'aryaque, ou de la langue mère indo-européenne, n'a pas été toujours à l'état flexionnel que l'on parvient à en restituer. Il n'est pas douteux que cet état a été précédé par un état agglutinant, où l'aryaque n'était pas encore lui-même, je le veux bien, mais d'où il est sorti, en suivant sa voie de développement propre, mais d'où un système notablement différent pouvait sortir, en suivant une voie divergente. De même, nous sommes aujourd'hui certains, je l'ai déjà dit tout à l'heure, que par delà la langue mère sémitique, il y a eu une langue antérieure, que l'on parviendra un jour à reconstituer en grande partie comme l'aryaque, langue dont le système grammatical n'était pas encore déterminé aussi nettement dans le même sens, et d'où sont sortis à la fois les idiomes sémitiques et 'hamitiques. Ainsi la trilitéralité des racines, que nous venons de voir opposer comme un fait primordial à la forme originaire des racines aryennes, n'y existait pas encore; la racine y était bilitère et monosyllabique, et, par conséquent, dès à présent on peut atteindre un état de choses où sa forme s'éloignait beaucoup moins de celle des racines indo-européennes.

Nous l'avons dit, la séparation des langues sémitiques et 'hamitiques, que personne ne doute plus être sorties d'une source commune, s'est produite à une époque très reculée et dans un état fort peu développé du langage. Si maintenant les langues aryennes ont procédé d'une même souche que ces deux autres familles, la séparation ne peut avoir eu lieu qu'à une époque encore antérieure, et dans un stage encore moins avancé de la formation linguistique, entre la langue mère de l'aryaque, d'une part, et la langue mère commune du sémitique et du 'hamitique, d'autre part. Or, jusqu'ici le problème n'a pas été sérieusement examiné dans ces données.

Tous les jugements absolus à son égard sont donc, quant à présent, prématurés, et personne n'est en droit de soutenir d'une manière formelle ni l'affirmative, ni la négative. J'irai même plus loin, et je dirai que, dans l'état actuel de la science, toute tentative pour aborder la question est également prématurée et ne peut conduire à un résultat sérieux. Il faut d'abord que l'origine commune des langues sémitiques et 'hamitiques soit aussi bien et aussi complètement élucidée que l'est dès aujourd'hui celle des langues aryennes; il faut que l'on ait dressé le bilan exact de ce qui constituait la grammaire de la langue primitive dont les deux familles en question sont sorties, et de ce que chacune d'elle en a développé spontanément de son côté; il faut enfin que l'on soit parvenu à restituer la forme fondamentale de leurs racines communes. C'est seulement quand ce grand travail sera accompli--et il demandera les efforts de plusieurs générations de savants--c'est seulement alors que l'on pourra, d'une façon véritablement scientifique, procéder à la comparaison du substratum des langues sémitiques et 'hamitiques, que l'on aura ainsi obtenu, avec le substratum des langues aryennes, pour décider enfin si leurs systèmes grammaticaux, ainsi ramenés le plus près possible de leurs sources, ont pu avoir un point de départ commun, si leurs racines réellement primitives sont ou non irréductibles entre elles. Jusque là on ne saurait rien préjuger, et une critique sévère et impartiale s'oppose à ce que l'on proclame d'avance impossible l'unité linguistique originaire, que tant de raisons historiques et philosophiques rendent probable, entre les trois grands rameaux de la race blanche, ceux que l'ethnographie sacrée représente comme constituant l'humanité noa'hide.

La science a restitué, avec un haut degré de certitude, les traits essentiels de l'aryaque ou de la langue mère commune des idiomes indo-européens. Elle rétablit de même les caractères propres qui différencièrent les deux premiers langages qui sortirent de sa décomposition et qui, devenant à leur tour des langues mères d'une nombreuse progéniture, servirent de point de départ aux deux grandes divisions de la famille: indo-iranienne et européenne.

Dans la première division il faut compter deux groupes: indien et iranien.

Dans la seconde il faut en reconnaître quatre: pélasgique ou gréco-italique, celtique, germanique et letto-slave.

Le sanscrit forme la base du groupe indien; c'est l'idiome sacré de la religion et de la science des Brahmanes. Parlé il y a plus de vingt siècles, il a vécu ensuite comme langue littéraire, et il doit à cette longue existence d'être devenu le type le plus parfait d'une langue à flexions, ainsi que l'indique la signification même du nom que les Indiens lui ont donné, sanskrta, c'est-à-dire «ce qui est achevé en soi-même.» Cette langue sonore, très riche en articulations, que l'improvisation poétique a singulièrement assouplie, est désignée par ceux qui l'écrivent sous le nom de «langue des dieux,» sourabâni, de même que son alphabet est appelé «écriture des dieux,» dêvanâgari. La grammaire sanscrite est une des plus riches qui se puissent rencontrer: ses formes les plus anciennes nous sont offertes par le recueil d'anciens hymnes appelés Rig-Vêda, ses plus modernes se trouvent dans les Pourânas ou légendes poétiques, dont la rédaction ne remonte pas, pour quelques-uns, plus haut que la fin du moyen âge.

C'est le sort commun de toutes les langues de s'altérer avec le temps. Les mots se raccourcissent et s'élident; ils s'usent, pour ainsi dire, comme les objets, par le frottement. La forme synthétique de la phrase disparaît graduellement en totalité ou en partie, et les éléments grammaticaux, les parties du discours se dégagent pour constituer dans la phrase des mots séparés. Ces mots eux-mêmes se coordonnent et se disposent suivant les besoins de la clarté et de l'harmonie. Ce travail s'est opéré dans toutes les langues issues de la souche sanscrite.

L'idiome que l'on peut considérer comme sorti le premier du sanscrit est le pâli, parlé jadis à l'orient de l'Hindoustan, et dont la littérature commença à se constituer trois siècles avant notre ère. Il a laissé de cette époque des monuments gravés, sur des colonnes et sur des rochers, par les rois bouddhistes de l'Inde. Devenu la langue des livres de la religion du Bouddha, le pâli fut chassé de l'Inde avec elle, et porté à l'état d'idiome sacré par le prosélytisme des fugitifs à Ceylan, dans le Maduré, dans l'empire Barman et dans l'Indo-Chine.

Les dialectes prâcrits constituent une seconde génération. Le nom de prâkrta signifie «inférieur, imparfait,» et a été donné aux idiomes qui constituaient le langage vulgaire de l'Inde dans les siècles immédiatement antérieurs à l'ère chrétienne. Ces dialectes nous ont été particulièrement conservés par les drames indiens, où ils sont mis dans la bouche des personnages inférieurs. Les langues néo-indiennes sont une dérivation directe des anciens dialectes prâcrits ou populaires. On en compte un assez grand nombre, toutes restreintes à des provinces déterminées, d'où elles tirent leurs noms. Les principales sont: à l'est le bengali, l'assami et l'oriya; à l'ouest le sindhi, le moultani et le goujerati ou gouzarati; au nord le nepali et le kachmirien; au centre l'hindi et l'hindoustani, appelé également ourdou; au sud le mahratte. La plupart de ces idiomes ont commencé à prendre la forme que nous leur voyons aujourd'hui, vers le xe siècle de l'ère chrétienne.

Dans cette variété d'idiomes, l'hindoui, dont la patrie originaire était dans la région centrale de l'Inde du Nord, de l'Hindoustan proprement dit, s'éleva vers cette époque au rôle de langue littéraire, de langage commun écrit et cultivé, rôle dont ont hérité ses deux dérivés, l'hindi et l'hindoustani. On a dit avec juste raison que l'hindi n'est que de l'hindoui revêtant une forme plus moderne. Quant à l'hindoustani, c'est sous l'influence musulmane qu'il s'est formé; aussi son vocabulaire est plein de mots arabes et persans, et, à la différence des autres idiomes néo-indiens dont les alphabets procèdent du dêvanâgari, il s'écrit avec les caractères persans, c'est-à-dire avec l'alphabet arabe augmenté de quelques signes.

Il faut encore joindre aux langues néo-indiennes le tzigane, idiome de cette race étrange, originaire de l'Inde, qui erre en nomade au travers de l'Europe, et qu'on désigne, suivant les pays, par les noms de Zigeuner, Zingari, Gitanos, Bohémiens ou Gypsies. Leur langage est, du reste, bien plus corrompu qu'aucun autre de ceux auxquels il est apparenté. Il s'est pénétré d'une quantité de mots empruntés aux langues de tous les pays que le peuple bizarre qui le parle a traversés dans le cours de sa longue migration.

Les deux types les plus anciens que nous possédions du groupe iranien sont le zend et le perse. Le zend est l'idiome des livres sacrés attribués à Zarathoustra (Zoroastre) et désignés par le nom commun de Zend-Avesta; le dialecte des Gâthâs, ainsi nommé d'après certains morceaux du recueil avestique qui nous l'ont conservé, paraît en représenter la forme la plus ancienne. Le perse est connu par les inscriptions cunéiformes des monarques Achéménides. Il a été longtemps admis dans la science que le zend était l'ancien idiome de la Bactriane, qu'il constituait l'iranien oriental et le perse l'iranien occidental. Mais d'autres savants tendent à admettre aujourd'hui que c'est la Médie, et spécialement la Médie Atropatène, qui a été le berceau de la langue zende et de la réforme religieuse du zoroastrisme. C'est là une question fort obscure encore et dont nous devons reporter l'examen au livre de cette histoire qui traitera spécialement des Mèdes.

Quoiqu'il en soit, les langues iraniennes sont encore très rapprochées du sanscrit. En général, leur phonétique est moins compliquée, moins délicate que celle des idiomes indiens, quoique, sous bien des rapports, elle lui soit comparable. Le zend et le perse l'emportent même parfois sur le sanscrit, en ce qu'ils se rapprochent davantage de l'aryaque ou de la langue mère des idiomes indo-européens. Ainsi, tandis que le sanscrit convertit en un simple ô la diphtongue primitive au, le perse la conserve telle quelle et le zend ne fait que la changer en ao; tandis que le sanscrit remplace par le génitif le vieil ablatif en at, sauf lorsqu'il s'agit d'un thème se terminant par la voyelle a, le zend conserve toujours cette ancienne désinence. Un des traits caractéristiques des langues anciennes de ce groupe est la transformation en h du s aryaque, que le sanscrit conserve intact.

Le zend n'a pas enfanté par sa décomposition de progéniture connue, qu'on puisse lui rattacher avec certitude. Ce que l'on appelle quelquefois le pazend ne diffère pas du parsi, idiome sorti de la modification populaire du perse dans les premiers siècles de l'ère chrétienne et formé dans les provinces orientales de l'Iran, tandis que dans les provinces occidentales régnait le pehlevi, dont nous parlerons tout à l'heure. Le parsi a vécu assez tard et a été à la fois langue littéraire et langue vulgaire. De sa décomposition ont été produits à leur tour le persan moderne et le guèbre. Ce dernier est l'idiome parlé des descendants des sectateurs du mazdéisme, réfugiés dans l'Inde pour échapper aux persécutions musulmanes. Quant au persan, qui possède une riche et brillante littérature, il est né vers le xie siècle, dans la province de Fars ou Farsistan, d'une réaction du génie national se produisant au sein de l'islamisme; sa phraséologie est donc pénétrée de locutions arabes et turques, malgré la façon dont l'ont développé et perfectionné plusieurs générations de grands poètes, sous les dynasties indépendantes de la Perse du moyen âge. L'aire géographique du persan a été depuis plusieurs siècles en se resserrant toujours; cette langue s'est vue chassée successivement par le turc du Schirwan, de l'Arran et de l'Adherbaidjan où on le parlait autrefois. Elle présente quelques dialectes, comme le mazenderani, le lour, le khoraçani.

Le kurde et le béloutchi sont des idiomes iraniens modernes, qui tiennent de très près au persan, mais sont plus altérés et ont subi de forts mélanges étrangers. Il en est de même de l'afghan ou pouschtou, d'un caractère rude et barbare, qui lui a valu en Perse le sobriquet de «langue de l'enfer.» L'afghan a cependant une physionomie assez particulière pour que certains linguistes aient voulu en faire le type d'un groupe spécial, intermédiaire entre l'iranien et l'indien. C'est probablement le descendant direct du véritable iranien oriental ou idiome de la Bactriane, aujourd'hui perdu et différent du zend.

Le huzwaresch ou pehlevi est une sorte d'idiome mixte, né dans la partie la plus occidentale de l'Irân d'une infiltration de l'araméen dans le langage indigène. Sa phonétique, sa grammaire, son lexique sont pénétrés d'éléments araméens, qui y tiennent une énorme place. On discerne les premiers vestiges de sa naissance dès les derniers temps de la monarchie des Achéménides, en même temps que le perse se décompose. Mais c'est surtout dans les siècles de la période macédoniene et de la période parthe qu'il achève de se former. Divisé en plusieurs dialectes, qui se distinguent surtout par la quantité plus ou moins forte d'éléments araméens qu'ils renferment, le pehlevi a été la langue politique officielle de la cour et de l'administration des Sassanides. C'est vers les derniers temps de ces princes que l'on traduisit en pehlevi les livrés du Zend-Avesta, dont le texte zend commençait à n'être plus compris. Quant au précieux traité cosmogonique mazdéen intitulé Boundéhesch, auquel nous avons fait de nombreux emprunts dans notre livre précédent, si les traditions qu'il renferme sont pour la plupart anciennes et réellement indigènes, sa rédaction ne remonte pas plus haut que le moyen âge. Aussi remarque-t-on dans sa langue de nombreux arabismes, qui se surperposent aux aramaïsmes du pehlevi plus ancien.

L'arménien est un idiome du groupe iranien, qui s'est formé parallèlement au zend et au perse. Aucun monument ne nous en fait connaître jusqu'ici la forme ancienne, que l'on ne parvient à restituer que théoriquement. C'est seulement au ve siècle de notre ère que débute la littérature arménienne, avec la conversion du pays au christianisme et la création d'un alphabet indigène par St-Mesrob. L'âge d'or de l'arménien, inauguré alors, a duré environ 700 ans, jusqu'au commencement du xiie siècle. La littérature religieuse, poétique et historique de l'arménien fut féconde, ses dialectes assez nombreux, et l'un d'eux, celui de la province d'Ararat, s'éleva bientôt au rang de langue littéraire. Aujourd'hui encore les dialectes arméniens vulgaires sont nombreux et ne peuvent en aucune façon être considérés comme des patois de l'idiome littéraire. Celui-ci, tout au contraire, s'est immobilisé, et les dialectes actuels ne sont que des formes plus modernes des anciens dialectes. Dès le xie siècle, on les employait déjà dans le langage écrit, aux dépens de la langue littéraire classique.

Un dernier idiome rentrant dans le groupe iranien est l'ossète, parlé par une petite nation au centre de la chaîne du Caucase, et divisé en plusieurs dialectes malgré le peu d'étendue actuelle de son territoire. Les Ossètes ou Irons paraissent avoir été désignés, avec des tribus voisines, sous le nom d'Albaniens par les Grecs et sous celui d'Agovhans par les auteurs arméniens.

«Le groupe gréco-latin, dit M. Maury, comprend la plus grande partie des langues de l'Europe méridionale. L'épithète de pélasgique le caractérise assez clairement, car la Grèce et l'Italie furent peuplées d'abord par une race commune, les Pélasges, dont l'idiome paraît avoir été la souche du grec et du latin.

La première de ces langues n'est point en effet la mère de l'autre, comme on l'avait cru dans le principe; ce sont simplement deux soeurs, et si l'on devait leur assigner un âge différent, la langue latine aurait des droits à être regardée comme l'aînée. Cette langue, en effet, présente un caractère plus archaïque que le grec classique. Le dialecte le plus ancien de l'idiome hellénique, celui des Éoliens, ressemble au latin bien plus que les dialectes plus récents du grec. Le latin n'a en aucune façon le caractère d'une langue due à la décomposition d'une autre plus ancienne ou à son mélange avec d'autres. Elle porte à un haut degré le caractère synthétique des idiomes anciens. Les éléments grammaticaux n'y ont point encore été séparés en autant de mots différents, et la phraséologie, comme la conjugaison de son verbe et les formes les plus anciennes de ses déclinaisons, offrent une ressemblance frappante avec le sanscrit. Son vocabulaire contient une foule de mots dont la forme archaïque, qui nous a été conservée, est tout aryaque.»

Le latin appartient à un ensemble de langues, aujourd'hui disparues, qu'il absorba graduellement, avec l'extension de la puisance politique de Rome, et qui, après avoir encore subsisté quelques siècles comme patois, finirent par disparaître vers le commencement de l'ère chrétienne. Nous ne les connaissons guères, du reste, que par quelques inscriptions. De ce nombre étaient: le sabin, auquel le latin emprunta beaucoup de mots à l'origine; les idiomes sabelliques, tels que le marse et l'osque ou campanien, dont cette appellation ne désigne que très imparfaitement la vaste étendue géographique, car il était aussi le langage des Samnites, des Lucaniens et des Bruttiens; le volsque; le falisque; enfin l'ombrien, dont on possède un monument infiniment précieux, et d'un développement considérable, dans les célèbres Tables Eugubines, découvertes à Gubbio, l'antique Iguvium.

Toutes les tentatives faites jusqu'ici pour rattacher au rameau de ces langues italiques l'étrusque, qui nous a laissé une riche épigraphie, sont demeurées infructueuses. Le problème, toujours sans solution, de l'étrusque est un des plus irritants pour le linguiste, pour l'archéologue et pour l'historien. On lit matériellement cette langue avec une entière certitude, on en a de nombreuses inscriptions, dont quelques-unes bilingues (très courtes, il est vrai), et pourtant on n'arrive pas à la comprendre, à en établir la grammaire, ni même à en déterminer le caractère général. Il n'est pas du tout sûr encore que ce soit une langue indo-européenne; il n'est même pas sûr que l'on doive le classer parmi les langues à flexions et non parmi les langues agglutinantes, comme le pensent des philologues de la valeur de M. Deecke et de M. Sayce.

Le grec a passé, durant sa longue existence, qu'on ne saurait évaluer à moins de 3000 ans, par des modifications assez sensibles, moins profondes pourtant que celles qui s'observent pour d'autres langues de la même famille. Comprenant d'abord un assez grand nombre de dialectes, tels que l'éolien, le dorien, l'ionien, l'attique, le macédonien, il a été ramené à une forme unique sous l'influence de la culture littéraire. Le grec, parlé d'abord dans la Grèce, la Thessalie, la Macédoine et sur la côte de l'Asie Mineure, étendit peu à peu son domaine, par l'envoi de nombreuses colonies, et à la suite des conquêtes macédoniennes. «Il évinça, dit M. Maury, les idiomes nationaux de la Thrace et de l'Asie Mineure. Le thrace, dont on sait par Strabon que le gète et le dace n'étaient que des dialectes, tenait comme le scolote, le phrygien et le lycien, aux langues iraniennes. Le lydien paraît avoir subi, ainsi que le cilicien, l'influence des langues sémitiques. Sauf pour le lycien, qui nous est connu par des inscriptions, nous ne possédons qu'un petit nombre de mots de ces diverses langues, éteintes depuis deux mille ans environ. Le cappadocien se rapprochait plus du perse. Tous ces idiomes devaient former le passage du grec à l'arménien et au zend. Quant au carien et au mysien, il y a lieu de supposer qu'ils étaient aussi de la famille pélasgique.»

«La langue actuelle des Albanais ou Schkypétars, dit encore le même savant, quoique aujourd'hui singulièrement pénétrée de mots grecs et slaves, a été regardée par plusieurs comme un des dérivés les moins altérés de l'idiome pélasge... Il est à noter que plusieurs de ses formes se rapprochent plus du sanscrit que du grec; la déclinaison de l'adjectif, par exemple, est déterminée par un appendice pronominal, qui s'observe dans les langues slaves. La conjugaison du verbe se distingue tout à fait de celle du grec, et dénote un système de flexions moins développé. Les Albanais, qui se sont beaucoup croisés avec les Slaves, pourraient fort bien descendre des anciens Lélèges, peuple des côtes de l'Asie Mineure et de l'archipel grec, lié de près aux Pélasges. M. Otto Blau a signalé des analogies entre leur idiome, qui se rapproche du dialecte éolien, et celui des inscriptions lyciennes. La disposition que les Schkypétars donnent à leur chevelure rappelle celle qu'Homère attribue aux Abantes, petit peuple lélège de l'Attique, et qu'on retrouve aussi dans les figures des bas-reliefs lyciens.»

Ce qui est plus positif, et ce qu'ont surtout contribué à mettre en lumière les travaux de M. de Simone, de Lecce, et de M. Alfred Maury lui-même, c'est la parenté qu'offre avec l'albanais l'idiome des inscriptions messapiennes, c'est-à-dire celui dont se servaient les Dauniens, Apuliens, Messapiens et Japyges, peuples d'origine illyrienne qui habitaient l'extrémité sud-est de l'Italie, le long de la mer Adriatique. Il y a certainement dans ces inscriptions la forme antique d'un type de langues dont l'albanais ou schkype est une forme moderne. Ceci vient confirmer la théorie historiquement la plus vraisemblable qui ait été émise au sujet de ce dernier idiome, celle que M. von Hahn a soutenue avec beaucoup de science, et qui consiste à y voir le dernier débris, plus ou moins altéré par l'effet du temps et par des influences étrangères, des langues autrefois propres aux peuples thraco-illyriens. Il est vraisemblable que l'on devra en faire un groupe spécial, qui viendra se classer entre le groupe pélasgique ou greco-italique et les idiomes de la division indo-iranienne.

Pendant la période qui s'écoula de l'établissement du christianisme à la conquête musulmane, le grec subit un léger travail de transformation qui lui enleva quelque peu de son organisme synthétique et simplifia plusieurs de ses formes grammaticales. Le grec moderne ou romaïque sortit de ce travail, et, tout en gardant comme le squelette de son organisme primitif, il en expulsa ce qui tendait encore à lui conserver un caractère synthétique. Mais tous ces changements se réduirent en somme à peu de chose; ils n'excèdent pas ce que l'effet du temps produit toujours dans l'intérieur d'une langue qui reste elle-même. C'est bien le grec qui continue à vivre encore aujourd'hui; ce n'est pas un idiome nouveau qui en est sorti.

La décomposition du latin a été tout autre; elle a produit des transformations si profondes qu'elles ont enfanté tout un groupe de langues nouvelles, que l'on désigne sous le nom commun de néo-latines ou romanes: le portugais, l'espagnol; le français; le provençal; l'italien; le ladin ou roumanche, restreint dans les Grisons et le Frioul; enfin le roumain ou moldo-valaque.

«Quand le latin, dit M. Littré, eut définitivement effacé les idiomes indigènes de l'Italie, de l'Espagne et de la Gaule, la langue littéraire devint une pour ces trois grands pays, mais le parler vulgaire (j'entends le parler latin, puisqu'il n'en restait guère d'autre) y fut respectivement différent. Du moins c'est ce que témoignent les langues romanes par leur seule existence; si le latin n'avait pas été parlé dans chaque pays d'une façon particulière, les idiomes sortis de ce parler latin que j'appellerai ici régional, n'auraient pas des caractères distinctifs, et ils se confondraient. Mais ces Italiens, ces Espagnols et ces Gaulois, conduits par le concours des circonstances à parler tous latin, le parlaient chacun avec un mode d'articulation et d'euphonie qui leur était propre.... Ces grandes localités qu'on nomme Italie, Espagne, Provence et France, mirent leur empreinte sur la langue, comme la mirent les localités plus petites qu'on nomme provinces. Et la diversité eut sa règle qui ne lui permit pas les écarts. Cette règle est dans la situation géographique, qui implique des différences essentielles et caractéristiques entre les populations. Le français, le plus éloigné du centre du latin, fut celui qui l'altéra le plus; je parle uniquement de la forme, car le fond latin est aussi pur dans le français que dans les autres idiomes. Le provençal, que la haute barrière des Alpes place dans le régime gaulois du ciel et de la terre, mais qui les longe, est intermédiaire, plus près de la forme latine que le français, un peu moins près que l'espagnol. Celui-ci, qui borde la Méditerranée et que son ciel et sa terre rapprochent tant de l'Italie, s'en rapproche aussi par la langue. Enfin l'italien, comme placé au centre même de la latinité, la reproduit avec le moins d'altération. Il y a dans cette théorie de la formation romane une contre-épreuve, qui, comme toutes les autres épreuves, est décisive. En effet, si telle n'était la loi qui préside à la répartition géographique des langues romanes, on remarquerait çà et là des interruptions du type propre à chaque région, par exemple, des apparitions de type propre à une autre. Ainsi, dans le domaine français, au fond de la Neustrie ou de la Picardie, on rencontrerait des formations ou provençales, ou italiennes, ou espagnoles; au fond de l'Espagne on rencontrerait des formations françaises, provençales, ou italiennes; au fond de l'Italie, on rencontrerait des formations espagnoles, provençales ou françaises. Il n'en est rien; le type régional, une fois commencé, ne subit plus aucune déviation, aucun retour vers les types d'une autre région; tout s'y suit régulièrement selon les influences locales, qu'on nommera diminutives en les comparant aux influences de région.»

Les langues celtiques, aujourd'hui restreintes dans un petit nombre de cantons de la France et des Îles Britanniques, sont de toutes les langues indo-européennes les plus éloignées du berceau primitif dans la direction de l'ouest; ce sont aussi les plus altérées. Ces idiomes rappellent sans doute la grammaire sanscrite, mais n'offrent plus avec elle qu'une ressemblance générale. En suivant les lois de la permutation régulière des consonnes, on parvient à remonter du vocabulaire des langues celtiques à celui de l'aryaque et du sanscrit; mais les formes grammaticales ont été tellement altérées, qu'il est souvent difficile de les rattacher, au moins directement, aux types habituels de la famille indo-européenne.

Le gaulois a disparu, supplanté par le latin; il n'en subsiste qu'un petit nombre d'inscriptions, encore imparfaitement expliquées. Elles prouvent, du moins, dès à présent que, contrairement à ce que l'on a pensé d'abord, c'est à peine si une différence dialectique séparait le parler des Bretons et des Celtes. On classe les idiomes celtiques encore vivants en deux groupes, kymrique ou breton et gallique ou gaélique. Le premier comprend le kymrique proprement dit ou gallois, langage du pays de Galles, le cornique, demeuré en usage jusqu'au siècle dernier en Angleterre, dans le comté de Cornouailles, enfin l'armoricain ou breton, d'un usage général dans nos départements des Côtes-du-Nord, du Finistère, du Morbihan et dans une partie de la Loire-Inférieure. Au second appartiennent l'irlandais, celui de tous ces idiomes qui a conservé les formes les plus archaïques, le gaélique proprement dit ou langue erse, parlé dans la Haute-Écosse, enfin le manx ou dialecte de l'île de Man.

«Le vaste groupe des langues germaniques, qui a repoussé peu à peu les langues slaves, dit M. Maury, embrasse aujourd'hui un grand nombre d'idiomes, lesquels ont succédé eux-mêmes à d'autres du même groupe et dont nous avons conservé quelques monuments. Toutes ces langues se distinguent par des caractères communs qui découlent eux-mêmes de la grammaire aryaque, dont ils ne sont que des altérations régulières. Un des plus célèbres philologues de l'Allemagne, qui est devenu par ses travaux comme le législateur de la grammaire comparée des langues germaniques, Jacob Grimm, a distingué quatre caractères fondamentaux dans ce groupe. C'est d'abord la propriété qu'a la voyelle de s'adoucir en se prononçant pour indiquer une modification dans la signification ou l'emploi du mot. C'est ensuite la transformation d'une consonne en une consonne de la même classe, plus douce, plus forte ou aspirée. C'est en troisième lieu l'existence de conjugaisons fortes et faibles, c'est-à-dire de conjugaisons dans lesquelles la voyelle radicale change d'après certaines lois, et de conjugaisons dans lesquelles elle demeure invariable.»

Les langues germaniques forment deux rameaux, gothique et allemand. Nous ne connaissons l'ancien gothique que par un petit nombre de monuments écrits, parmi lesquels il faut placer en première ligne les fragments de la version de la Bible faite par l'évêque Vulfila (l'Ulphilas des écrivains grecs) au ive siècle. Au même rameau appartiennent: 1° le norse, idiome des anciens Scandinaves, qui s'est conservé presque intact en Islande et qui a donné naissance, par des altérations graduelles, au danois et au suédois; 2º l'anglo-saxon, qui, par son mélange avec le vieux français et par un effet de modifications propres, dues surtout aux influences celtiques, a produit l'anglais; 3° le bas-allemand, qui comprend lui-même plusieurs dialectes: le frison, le hollandais et le flamand. Ces dernières langues sont comme les résidus de l'idiome saxon, qui se parlait avec de légères différences de canton à canton dans tout le nord-ouest de l'Allemagne, depuis l'Elbe et le Weser jusqu'au Rhin et à l'Escaut.

Quant au rameau allemand proprement dit, il comprend quatre dialectes: le haut-allemand, devenu depuis Luther la langue des lettres et de la société dans toute l'Allemagne, le souabe, l'autrichien, et le franconien.

Le groupe des langues lettiques et slaves rappelle d'assez près les langues indiennes et iraniennes. La sève primitive du génie aryaque y circule encore avec une remarquable énergie. Ce groupe se divise en deux rameaux, lettique et slave proprement dit. Le premier correspond à une période moins avancée que le second. Le substantif lithuanien n'a, par exemple, que deux genres, tandis que le slave en reconnaît trois. La conjugaison slave est aussi supérieure à la lithuanienne, où l'on ne distingue pas les troisièmes personnes du singulier, du duel et du pluriel.

Le rameau lettique comprend: le lithuanien, celui de tous les idiomes actuellement parlés en Europe qui se rapproche du sanscrit; le borussien ancien ou prussien, qui a été dépossédé par l'allemand; le polexien, ancien idiome de la Podlachie, parlé jadis par une population que les Polonais ont anéantie; le lette ou livonien, idiome des Lettons qui forment le fond de la population de cette contrée et l'ont fait adopter aux Lives, d'origine finnoise.

Le rameau slave est infiniment plus étendu; on peut même dire que de tous les groupes linguistiques de l'Europe, c'est celui qui est parlé par le plus grand nombre de bouches. Son appellation de slave vient du nom, impliquant l'idée de gloire, que se donnent à elles-mêmes toutes les populations parlant les idiomes de ce genre. À l'exception du bulgare, qui a subi des altérations profondes, les langues slaves conservent entre elles une similitude beaucoup plus grande que les langues germaniques, par exemple. Le voyageur qui en connaît une à fond peut se faire comprendre dans toute l'étendue du territoire où elles sont parlées, depuis le Monténégro jusqu'au Kamchatka.

Il faut distinguer dans les langues slaves deux grandes subdivisions, orientale et occidentale. La forme la plus ancienne connue de la première est le slavon ecclésiastique, langue liturgique de toutes les Églises slaves, qui, depuis le moyen âge, a cessé d'être vivante dans l'usage parlé. A côté de lui on doit ranger le bulgare, qui représente également un état de langue fort ancien; c'est aussi un dérivé de la langue perdue des Antes ou Slaves du sud, adopté par les Bulgares finnois, originaires des bords du Volga, lors de leur établissement dans les contrées du bas Danube; dans la bouche de ces hommes de race étrangère et sous l'influence des idiomes qui l'entouraient, ses formes se sont altérées notablement. Vient ensuite le russe, dont la conquête a si prodigieusement étendu les domaines et qui supplante peu à peu les idiomes ougro-finnois et tartares; le serbe, parlé entre la mer Adriatique et le Danube; enfin le slovène, dont le territoire actuel est restreint à la Carniole, à la Carinthie et à une petite partie de la Hongrie occidentale.

Les idiomes slaves de l'ouest sont le polonais, le tchèque ou bohême, le sorabe ou vinde de la Basse-Lusace, auxquels il faut joindre quelques langues déracinées depuis plusieurs siècles déjà par l'allemand, comme le cachoube du Lauenbourg, le polabe et l'obotrite des bords de l'Elbe. En général ces idiomes sont plus durs, moins harmonieux, plus surchargés de consonnes que ceux de la branche orientale, surtout le tchèque.

Le coup d'oeil que nous venons de jeter sur les races humaines et les diverses familles de langues, nous a insensiblement conduit des temps primitifs de l'humanité aux choses de nos jours. Nous nous sommes ainsi trouvés entraînés bien loin de l'histoire ancienne des civilisations orientales, sujet du présent ouvrage. C'est un inconvénient que je confesse tout le premier, et que pourtant, je l'espère, le lecteur voudra bien me pardonner.

En effet, des notions générales d'ethnographie et de linguistique étaient appelées comme une introduction presque nécessaire en tête d'une semblable histoire, où il sera question de tant de peuples, de races et de langues diverses. Et du moment que je me décidais à y donner place à ces notions, il était impossible qu'elles ne continssent pas ce mélange d'antique et de moderne auquel j'ai dû me résigner, tout en reconnaissant que c'était ici un défaut sérieux.

Nous allons rentrer plus exclusivement dans l'antiquité, en esquissant le tableau de l'histoire des écritures, que l'on ne saurait séparer de l'histoire des langues. Pourtant, là encore, quand il s'agira de retracer les premières origines de l'art d'écrire, il nous faudra chercher des éclaircissements et des analogies chez les sauvages modernes. Mais ensuite tout mélange de ce genre disparaîtra définitivement quand nous aborderons enfin, en les prenant l'un après l'autre, les annales des grands peuples civilisés de la haute antiquité orientale.


CHAPITRE III

L'ÉCRITURE.



§ 1.--LES MARQUES MNÉMONIQUES.

L'homme n'eut pas plus tôt acquis les premiers éléments des connaissances indispensables à son développement intellectuel et moral, qu'il dut sentir la nécessité d'aider sa mémoire à conserver les notions qu'il s'était appropriées, et d'acquérir les moyens de communiquer sa pensée à ses semblables dans des conditions où la parole ne pouvait être employée. C'est là ce qui constitue l'écriture.

Pour réaliser cet objet, deux méthodes pouvaient être employées, séparément ou ensemble:

L'idéographisme ou la peinture des idées;

Le phonétisme ou la peinture des sons.

À son tour l'idéographisme pouvait user de deux méthodes:

La représentation même des objets que l'on voulait désigner, ou figuration directe;

La représentation d'un objet matériel ou d'une figure convenue pour exprimer une idée qui ne pouvait pas se peindre par une image directe; c'est ce qu'on désigne par le nom de symbolisme.

Le phonétisme présente également deux degrés:

Le syllabisme, qui considère dans la parole comme un tout indivisible, et représente par un seul signe la syllabe, composée d'une articulation ou consonne, muette par elle-même, et d'un son vocal qui y sert de motion;

L'alphabétisme, qui décompose la syllabe et en représente par des signes distincts la consonne et la voyelle.

Par une marche logique et conforme à la nature des choses, ainsi qu'à l'organisation même de l'esprit humain, tous les systèmes d'écriture ont commencé par l'idéographisme et ne sont arrivés que par un progrès graduel au phonétisme. Dans l'emploi du premier système, ils ont tous débuté par la méthode purement figurative, qui les a conduits à la méthode symbolique. Dans la peinture des sons, ils ont traversé l'état du syllabisme avant d'en venir à celui de l'alphabétisme pur, dernier terme du progrès en ces matières.

L'homme recourut d'abord à des procédés très imparfaits, propres seulement à éveiller la pensée du fait dont il voulait perpétuer le souvenir; il en associa l'idée à des objets physiques observés ou fabriqués par lui. Quand il eut quelque peu grandi en intelligence, l'un des moyens mnémoniques les plus naturels qui s'offrirent à lui fut d'exécuter une image plus ou moins exacte de ce qu'il avait vu ou pensé, et cette représentation figurée, taillée dans une substance suffisamment résistante ou tracée sur une surface qui se prêtait au dessin, servit non seulement à se rappeler ce qu'on craignait d'oublier, mais encore à en transmettre la connaissance à autrui. Toutefois, dans l'enfance de l'humanité, la main était encore maladroite et inexpérimentée. Souvent elle ne pouvait même pas s'essayer à des ébauches grossières; certaines races semblent avoir été totalement incapables d'un pareil travail. Bien des populations sauvages se bornèrent à entailler une matière dure, à y faire des marques de diverses formes, auxquelles elles attachaient les notions qu'il s'agissait de transmettre. On incisait l'écorce des arbres, la pierre, l'os, on gravait sur des planchettes, on dessinait sur des peaux ou de larges feuilles sèches les signes conventionnels qu'on avait adoptés; ces signes étaient généralement peu compliqués.

Tels étaient les khé-mou, bâtonnets entaillés d'une manière convenue, que, d'après les écrivains chinois, les chefs tartares, avant l'introduction de l'alphabet d'origine syriaque adopté d'abord par les Ouigours, faisaient circuler dans leurs hordes, lorsqu'ils voulaient entreprendre une expédition, pour indiquer le nombre d'hommes et de chevaux que devait fournir chaque campement. Avant de se servir de la forme d'écriture alphabétique à laquelle on a donné le nom de runes, les peuples germaniques et scandinaves employaient un système analogue, dont l'usage a laissé des vestiges très manifestes dans le langage de ces peuples. C'est ainsi que pour désigner les lettres, les signes de l'écriture, on se sert encore aujourd'hui en allemand du mot buchstaben, dont le sens primitif est celui de «bâtons,» parce que des bâtonnets entaillés servirent d'abord aux Germains de moyens pour se communiquer leurs idées. Chez les Scandinaves, l'expression parallèle bok-stafir désigne encore la baguette sur laquelle on grave des signes mystérieux. Ceci rappelle ce que dit Tacite des Germains, lesquels faisaient des marques aux fragments d'une branche d'arbre fruitier qu'ils avaient coupée, et se servaient des morceaux ainsi marqués pour la divination. C'est à cet usage primitif des peuples germano-scandinaves qu'Eustathe fait bien évidemment allusion, quand il dit, d'après quelque auteur aujourd'hui perdu: «Les anciens, à la manière des Égyptiens, dessinaient comme des hiéroglyphes des animaux et d'autres figures, pour indiquer ce qu'ils voulaient dire, de même que plus tard quelques-uns des Scythes marquaient ce qu'ils voulaient dire en traçant ou en gravant sur des planchettes de bois certaines images ou des entailles linéaires de différentes sortes.»

Il faut remonter bien haut dans la vie de l'humanité pour trouver les premiers vestiges de semblables usages. Parmi les objets découverts par Lartet dans la célèbre grotte sépulcrale d'Aurignac, appartenant à la période quaternaire et à la fin de l'âge du mammouth, on remarque une lame de bois de renne, «présentant, sur l'une de ses faces planes, de nombreuses raies transversales, également distancées, avec une lacune d'interruption qui les divise en deux séries; sur chacun des bords latéraux de ce morceau ont été entaillées de champ d'autres séries d'encoches plus profondes et régulièrement espacées. On serait tenté, dit Lartet de voir là des signes de numération exprimant des valeurs diverses ou s'appliquant à des objets distincts.» Il y a, comme on le voit par la description, identité complète entre cet objet sorti des mains des hommes qui habitaient notre pays en même temps que l'elephas primigenius, le rhinoceros tichorhinus et l'ursus spelæus, et les khé-mou des Tartares, tels que les décrivent les auteurs chinois, ou les planchettes qu'Eustathe signale chez les Scythes. On a trouvé également des pièces toutes semblables dans l'ossuaire de Cro-Magnon et dans la station renommée de Laugerie-Basse.

1D'après la Conférence du docteur Broca sur les troglodytes de la Vésère.

1D'après le Magasin pittoresque.

Un autre système, offrant avec celui-ci une grande analogie et destiné au même objet, fut celui des quippos ou cordelettes nouées des Péruviens, au temps de la monarchie des Incas. C'était un moyen mnémonique venant en aide aux poésies transmises par une tradition purement orale dans la mémoire des amautas ou «lettrés,» pour conserver le souvenir des principaux événements historiques. Les quippos péruviens, par les ressources qu'offraient la variété des couleurs des cordelettes, leur ordre, le changement du nombre et de la disposition des noeuds, permettaient d'exprimer ou plutôt de rappeler à la mémoire un beaucoup plus grand nombre d'idées que les bâtonnets entaillés des Tartares, et surtout, Garci Lasso de la Vega et Calancha nous l'attestent, fournissaient les éléments d'une notation numérale fort avancée. Cependant on n'aurait pu écrire, nous ne disons pas un livre, mais une phrase entière, au moyen des quippos. Ce n'était par le fait, qu'un perfectionnement du procédé si naturel qu'emploient beaucoup d'hommes, en faisant des noeuds de diverses façons au coin de leur mouchoir, pour venir en aide à leur mémoire et se rappeler à temps certaines choses qu'ils craindraient d'oublier autrement.

Suivant la tradition chinoise, les premiers habitants des bords du Hoang-Ho, avant l'invention de l'écriture proprement dite, se servaient, eux aussi, de cordelettes nouées à des bâtons comme instruments de mnémonique et de communication de certaines idées. Ce procédé est encore usité chez les Miao-tseu, barbares des montagnes du sud-ouest de la Chine. Les bâtons noueux attachés à des cordes paraissent, dans les origines de la civilisation chinoise, avoir été le point de départ de ces mystérieux diagrammes dont on faisait remonter l'invention au légendaire empereur Fouh-Hi, et dont il est traité dans le Yih-King, un des livres sacrés du Céleste Empire.

Rapprochons encore la pratique des colliers mnémoniques des tribus de Peaux-Rouges de l'Amérique du Nord, appelés gaionné, garthoua ou garsuenda, lesquels empruntent un sens à la différence des grains qui les composent. Dans certains endroits on a remarqué, parmi les alluvions quaternaires, à côté d'armes de pierre de travail humain et de cailloux perforés pour former des grains de colliers ou de bracelets et servir de parures, des groupes d'autres cailloux remarquables par leurs formes bizarres, leurs couleurs variées, certains hasards de cassure. Ces groupes ont été formés intentionnellement par la main de l'homme, on n'en saurait douter quand on les trouve en place, et d'un autre côté les cailloux qui les composent n'ont été utilisés ni comme instruments ni comme parures. Tout semble donc indiquer qu'on a là les vestiges d'un procédé mnémonique analogue aux colliers des Peaux-Rouges, qu'auraient pratiqué les hommes de l'âge quaternaire. Ce qui le confirme, c'est qu'avant l'invention des quippos, les Péruviens de l'époque anté-incasique employaient de même des cailloux ou des grains de maïs de diverses couleurs.

Mais ces différents procédés rudimentaires, monuments des premiers efforts de l'homme pour fixer matériellement ses pensées et les communiquer à travers la distance, là où ne peut plus atteindre sa voix, ne peuvent être considérés comme constituant de véritables systèmes d'écriture. Nulle part ils n'ont été susceptibles d'un certain progrès, même chez les Péruviens, où la civilisation était pourtant fort avancée et où l'esprit ingénieux de la nation avait porté un procédé de ce genre jusqu'au dernier degré de perfectionnement auquel sa nature même pouvait permettre de le conduire. Nulle part ils ne se sont élevés d'une méthode purement mnémonique, convenue entre un petit nombre d'individus, et dont la clef se conservait par tradition, jusqu'à une véritable peinture d'idées ou de sons.

Il n'y a, à proprement parler, d'écriture que là où il y a dessin de caractères gravés ou peints, qui représentent à tous les mêmes idées ou les mêmes sons. Or, tous les systèmes connus qui rentrent dans ces conditions ont à leur point de départ l'hiéroglyphisme, c'est-à-dire la représentation d'images empruntées au monde matériel.


§ 2.--LA PICTOGRAPHIE.

La représentation figurée des objets se prêtait bien mieux que les grossiers procédés que nous venons de passer en revue, à traduire la pensée; elle en assurait mieux la transmission. Aussi la plupart des tribus sauvages douées de quelque aptitude à dessiner y ont-elles eu recours. On a rencontré chez une foule de tribus sauvages ou quasi sauvages de ces images qui décèlent plus ou moins le sentiment des formes. Elles n'ont point été simplement le produit de l'instinct d'imitation qui caractérise notre espèce; l'objet en était surtout de relater certains événements et certaines idées. Il n'y a pas un siècle que la plupart des Indiens de l'Amérique du Nord avaient l'habitude d'exécuter des peintures représentant d'une façon plus ou moins abrégée leurs expéditions guerrières, leurs chasses, leurs pêches, leurs migrations, et à l'aide desquelles ils se rappelaient les phénomènes qui les avaient frappés, les aventures où ils avaient été engagés. Ces peintures ressemblent généralement, à s'y méprendre, aux dessins que nous barbouillons dans notre enfance. Les progrès de ce mode d'expression de la pensée se sont confondus avec ceux de l'art; mais les races qui n'ont pas connu d'autre écriture ne poussèrent pas bien loin l'imitation des formes de la nature. Quelques populations atteignirent pourtant à un degré assez remarquable d'habileté dans la pratique de cette méthode, que l'on a pris l'habitude plus ou moins heureuse de désigner par le mot hybride de pictographie.

1D'après l'ouvrage de sir John Lubbock sur Les Origines de la civilisation.

1D'après les Reliquæ aquitanicæ de Lartet et Christy.

Lorsqu'en 1519, le jour de Pâques, Fernand Cortez eut pour la première fois une entrevue avec un envoyé du roi de Mexico, il trouva celui-ci accompagné d'indigènes qui, réunis en sa présence, se mirent immédiatement à peindre sur des bandes d'étoffe de coton ou d'agave tout ce qui frappait pour la première fois leurs regards, les navires, les soldats armés d'arquebuses, les chevaux, etc. Des images qu'ils en firent, les artistes mexicains composèrent des tableaux qui étonnaient et charmaient l'aventurier espagnol. Et comme celui-ci leur demandait dans quelle intention ils exécutaient ces peintures, ils expliquèrent que c'était pour les porter à Montézuma et lui faire connaître les étrangers qui avaient abordé dans ses États. Alors, en vue de donner au monarque mexicain une plus haute idée des forces des conquistadores, Cortez fit manoeuvrer ses fantassins et ses cavaliers, décharger sa mousqueterie et tirer ses canons; et les peintres de reprendre leurs pinceaux et de tracer sur leurs bandes d'étoffe les exercices si nouveaux pour eux dont ils étaient témoins. Ils s'acquittèrent de leur tâche avec une telle fidélité de reproduction que les Espagnols s'en émerveillèrent.

Dans cet exemple la pictographie rentre plutôt dans les données de l'art proprement dit que dans celles de l'écriture. Elle se compose de représentations directement figuratives offrant une suite de scènes où se déroulent sous les yeux les épisodes successifs d'une histoire. C'est ainsi que procèdent les Esquimaux, remarquables par leur singulière habileté de main pour ce genre de travail, dans les dessins figurés et significatifs qu'ils gravent sur leurs armes et leurs instruments, et qui représentent en général les exploits, les aventures du possesseur ou de sa famille. Les représentations grossièrement sculptées dans les âges préhistoriques sur quelques rochers de la Scandinavie et sur ceux des alentours du lac des Meraviglie, dans les Alpes niçoises, ont tout à fait le même caractère. On pourra en juger par le spécimen que nous reproduisons ici. Ces figures, gravées sur un rocher à Skebbervall dans le Bohuslän, en Suède, étaient manifestement destinées à commémorer un débarquement d'aventuriers venus par mer, qui avait triomphé de la résistance des indigènes et enlevé leurs troupeaux.

Nous avons parlé plus haut des dessins exécutés sur différents objets d'os et de corne de renne par les troglodytes du Périgord à la fin des temps quaternaires. Il en est quelques-uns dans le nombre qui ont manifestement le caractère d'une véritable pictographie significative. Tel est le cas de celui que nous reproduisons pour la seconde fois en regard de cette page et qui provient de la grotte de la Madeleine. Ce n'est évidemment pas sans une intention voulue et calculée qu'ont été groupées les figures si diverses qui sont réunies sur ce morceau de bois de renne. Par leur succession et leur réunion, elles exprimaient un sens, elles rappelaient une histoire, non plus par sa représentation directe, mais sous une forme abrégée et sommaire, où nous pouvons saisir la transformation qui conduisit la pictographie à devenir de plus en plus une écriture à proprement parler.

En effet, dans ces images avant tout mnémoniques, l'observation d'une grande exactitude dans les détails, d'une précision rigoureuse dans la reproduction de la réalité, aurait nui le plus souvent à la rapidité de l'exécution, et, dans le plus grand nombre des cas aurait été tout à fait impossible. Comme c'était uniquement en vue de parler à l'esprit et d'aider la mémoire que l'on recourait à de semblables dessins, on prit l'habitude d'abréger le tracé, de réduire les figures à ce qui était strictement nécessaire pour en comprendre le sens. On adopta des indications conventionnelles qui dispensèrent de beaucoup de détails. Dans cette peinture idéographique, on recourut aux mêmes tropes, aux mêmes figures de pensée dont nous nous servons dans le discours, la synecdoche, la métonymie, la métaphore. On représenta la partie pour le tout, la cause pour l'effet, l'effet pour la cause, l'instrument pour l'ouvrage produit, l'attribut pour la chose même. Ce qu'une image matérielle n'aurait pu peindre directement, on l'exprima au moyen de figures qui en suggéraient la notion par voie de comparaison ou d'analogie.

Quelques exemples, empruntés aux Peaux-Rouges de l'Amérique du Nord, feront comprendre ce stage de la pictographie.

Voici, à la page en regard de celle-ci, le fac-similé d'une pétition présentée par des Indiens au Président des États-Unis pour réclamer la possession de certains lacs, 8, situés dans le voisinage du lac Supérieur, 10. La figure n° 1 représente le principal chef pétitionnaire par l'image d'une grue, totem ou animal symbolique de son clan; les animaux qui suivent sont les totems de ses copétitionnaires. Leurs yeux sont tous reliés aux siens pour exprimer l'unité de vues; leur coeur au sien pour indiquer l'unité de sentiments. L'oeil de la grue, symbole du chef principal, est en outre le point de départ d'une ligne qui se dirige vers le Président et d'une autre qui va rejoindre les lacs, 8.

Le document pictographique que nous reproduisons après (p. 408), contient la biographie de Wingemund, fameux chef des Delawares. La figure n° 1 dénote qu'il appartenait à la plus ancienne tribu de cette nation qui a la tortue pour symbole; 2 est son totem personnel; en 3, le soleil et les dix lignes tracées au-dessous indiquent dix expéditions guerrières auxquelles il a pris part. Les figures à la gauche du dessin indiquent les résultats qu'il a obtenus dans chacune de ses expéditions; les hommes, 5 et 7, y sont distingués des femmes, 4 et 6; les prisonniers qu'il a emmenés vivants sont pourvus d'une tête, 6 et 7; les ennemis qu'il a tués n'ont plus de tête, 4 et 5. Les figures au centre représentent trois forts qu'il a attaqués: 8, un fort sur le lac Érié; 9, le fort de Détroit; 10, le fort Pitt, au confluent de l'Alleghany et du Monongahela. Les lignes penchées notent le nombre de guerriers auxquels commandait Wingemund.

1D'après le livre de sir John Lubbock sur Les origines de la civilisation.

Enfin nous donnons encore la représentation de deux de ces planches décorées de symboles (adjedatig) que l'on dresse comme des stèles sur la tombe des personnages considérables. Toutes deux sont celles de chefs renommés, enterrés sur les bords du lac Supérieur. On ne connaît pas exactement l'interprétation de toutes les figures qu'elles portent. Notons cependant que le totem du clan du chef, la grue pour l'un et le renne pour l'autre, est placé à la partie supérieure de l'une et de l'autre planche, et que sa position renversée dénote la mort. Les marques numérales, accompagnant le totem, veulent dire que le premier des guerriers, celui à la grue, a pris part à trois traités de paix (marques de gauche) et à six batailles (marques de droite), que le second, celui au renne, a commandé sept expéditions (marques de gauche) et figuré dans neuf batailles (marques de droite). En outre, pour ce dernier, les trois traits verticaux au-dessous de son totem rappellent trois blessures reçues à l'ennemi, et la tête d'élan un combat terrible qu'il soutint contre un animal de cette espèce.

1D'après Schoolcraft, Indian tribes of North-America.

Que l'on mette maintenant en regard de ces planches tumulaires des Peaux-Rouges de l'Amérique du Nord, les signes grossièrement gravés à l'âge de la pierre polie sur une des dalles formant la paroi de la chambre intérieure du grand tumulus du Mané-Lud à Locmariaker, dans le département du Morbihan, et il ne sera pas possible de douter que nous n'ayons dans ce dernier cas une épitaphe pictographique analogue, dont la clef est aujourd'hui perdue, mais dont la nature est certaine. Cet exemple nous justifiera pleinement d'avoir été chercher, dans les usages des sauvages modernes, l'explication des faits qui se produisirent dans les premiers âges chez les races mêmes qui surent parvenir le plus tôt à un haut degré de civilisation. Il y a là des faits, tenant au génie propre et à la nature essentielle de l'homme, qui ont dû se développer partout parallèlement, en dépit des différences de races. Et le point où s'est marquée cette différence d'aptitude des races n'a pas été tant la manifestation des premiers essais rudimentaires de pictographie mnémonique que le progrès nouveau qui, chez un petit nombre de peuples seulement, devait en faire sortir l'invention féconde de l'écriture.

1D'après la Revue archéologique.

Pour achever de montrer que la pictographie a été foncièrement la même chez toutes les races et dans toutes les parties du monde, et cela spontanément, sans qu'il soit possible d'admettre transmission de l'un à l'autre entre les peuples dont nous comparons les monuments, il suffira, après avoir produit des spécimens de la pictographie des Indiens de l'Amérique du Nord et de celle des habitants de notre pays aux deux époques archéolithique et néolithique, d'en joindre ici un de celle des habitants primitifs de la Sibérie. Ce sont les signes péniblement gravés sur un rocher voisin de l'embouchure du ruisseau Smolank dans l'Irtysch. L'analogie avec le tableau biographique d'un chef des Delawares, donné tout à l'heure, est frappante. Nous avons de même ici, à côté de signes dont la signification nous échappe, des indications de nombres de guerriers, de campements ou de villages attaqués, de marches et de contremarches militaires, notées par des flèches placées dans des directions diverses, d'ennemis tués et faits prisonniers. C'est encore toute une histoire de guerre retracée sous une forme grossièrement symbolique.

1D'après Spassky, Inscriptiones Sibiricæ.

«L'écriture pictographique et figurative, dit M. Maury, ne fut pas seulement tracée sur les rochers et sur le tronc des arbres; elle ne fut point uniquement employée à la composition de quelques courtes inscriptions. Elle servit, comme l'attestent les monuments de l'Égypte et de l'Amérique centrale, à décorer les édifices qu'elle faisait ainsi parler à la postérité. Mais il fallait pouvoir transporter partout où il était nécessaire ces images écrites. L'homme avait besoin d'emporter avec lui sa mnémonique. Il prépara des peaux, des étoffes, des substances légères et faciles à se procurer, sur lesquelles il grava, il peignit des successions de figures, et il eut de la sorte de véritables livres. La pensée put dès lors circuler ou se garder comme un trésor. Certaines tribus sauvages, pour la rendre plus expressive, allèrent jusqu'à se servir de leur propre corps comme de papier, et chez diverses populations polynésiennes les dessins du tatouage, qui s'enrichissait à chaque époque principale de la vie, étaient une véritable écriture. Aussi un savant allemand, M. H. Wuttke, à qui l'on doit une intéressante histoire de l'écriture, a-t-il avec raison consacré tout un chapitre au tatouage.» Chez les Maoris de la Nouvelle-Zélande, il n'y avait pas un chef qui ne sût dessiner un fac-similé du tatouage de sa face. Ce dessin, qu'ils nommaient amoco, était pour chacun une marque personnelle et significative, une signature en quelque sorte. Les dessins compliqués que l'on a trouvés gravés sur les dalles formant les parois de certaines allées couvertes funéraires de l'époque de la pierre polie, par exemple de celle de Gavr'Innis dans le Morbihan, présentent toutes les apparences de dessins de tatouages. Ce sont de véritables amocos qui servaient à désigner le guerrier dont le corps était déposé dans l'ossuaire commun, devant la dalle où l'on traçait ces signes.

Naturellement la plupart des monuments de la pictographie primitive et préhistorique ont disparu, surtout chez les peuples qui ont su de très bonne heure s'élever au-dessus de ce procédé encore si imparfait et si rudimentaire de fixation et de transmission de la pensée, et en faire sortir une véritable écriture. C'est pour cela que nous avons dû aller en chercher les exemples chez d'autres nations, qui ne l'ont point dépassé. Mais toutes les écritures hiéroglyphiques impliquent nécessairement à leurs premiers débuts l'emploi d'une simple pictographie, qui les a engendrées.

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