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Histoire Anecdotique de l'Ancien Théâtre en France, Tome Second: Théâtre-Français, Opéra, Opéra-Comique, Théâtre-Italien, Vaudeville, Théâtres forains, etc...

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Dans ce sac ridicule, où Scapin s'enveloppe,
Je ne reconnais plus l'auteur du Misanthrope,

est, en effet, une de ces petites farces que Molière avait fait jadis représenter en province sous le titre de: Gorgibus dans le sac. Sans doute, on peut se récrier contre la différence qui existe entre cette comédie et les belles comédies du même auteur; mais, comme il le disait et le répétait souvent, il était directeur d'une troupe à laquelle il fallait des succès pour vivre, et les farces, dans le genre de celle-ci, plaisaient infiniment au public. C'est à l'aide de ces petites pièces, espèces de parodies toujours spirituelles, de folies propres à exciter la gaieté des grands seigneurs et des bourgeois qui affluaient à son théâtre, qu'il faisait souvent exécuter ses comédies sérieuses. Il eût été très-fâcheux pour Molière, pour sa troupe et pour la postérité, qu'il n'eût pas laissé au répertoire un peu de la menue monnaie du Misanthrope, du Tartuffe et de l'École des femmes. Molière distinguait parfaitement lui-même ses bonnes pièces d'avec ces facéties qui, encore une fois, n'avaient d'autre but que de soutenir son théâtre.

Molière a inséré, dans cette pièce, deux scènes imitées du Pédant Joué, comédie de Cyrano de Bergerac. Mais lui-même, dans son enfance, en avait fourni l'idée à Cyrano. Quand on reprochait à Molière cette sorte de plagiat, il répondait: «Ces deux scènes sont assez bonnes: cela m'appartenait de droit: il est permis de reprendre son bien où on le trouve.» La première scène des Fourberies de Scapin est faite d'après la première scène de la Sœur, comédie de Rotrou.

Quand Boileau a reproché à Molière,

... D'avoir à Térence allié Tabarin,

il avait principalement en vue, comme on sait, cette pièce dont la moitié est prise du Phormion de Térence, et la scène du sac empruntée des farces de Tabarin. On sera peut-être curieux de voir ici l'extrait de deux de ces farces que Molière connaissait sûrement:

Piphagne, farce à cinq personnages, en prose.

Piphagne est un vieillard qui veut épouser Isabelle. Il confie son projet à son valet, Tabarin, et lui ordonne d'aller acheter des provisions pour le festin des noces. D'un autre côté, Francisquine enferme dans un sac son mari Lucas, pour le dérober à la vue des sergents qui le cherchent. Elle enferme dans un autre le valet de Rodomont, qui vient pour la séduire. Sur ces entrefaites, Tabarin arrive pour exécuter sa commission. Francisquine, pour se venger et de son mari et du valet de Rodomont, dit à Tabarin que ce sont deux cochons qui sont dans ces sacs, et les lui vend vingt écus. Tabarin prend un couteau de cuisine, délie les sacs, et est fort surpris d'en voir sortir deux hommes. On rit beaucoup de son étonnement, et tous les acteurs finissent par se battre à coups de bâtons.

Francisquine, seconde farce.

Lucas veut faire un voyage aux Indes. Mais il est inquiet; comment faire garder la vertu de sa fille Isabelle? Il en confie la garde à Tabarin, qui promet d'être toujours dessus. Lucas part. Isabelle charge Tabarin d'une commission pour le capitaine Rodomont, son amant. Tabarin promet à Rodomont de le faire entrer dans la maison de sa maîtresse, et il lui persuade, pour que les voisins ne s'en aperçoivent pas, de se mettre dans un sac. Le capitaine y consent, et tout de suite on le porte chez Isabelle. Dans le même temps, Lucas arrive des Indes. Il voit ce sac où est Rodomont, il le prend pour un ballot de marchandises, et l'ouvre. Il est fort étonné d'en voir sortir Rodomont, qui lui fait accroire qu'il ne s'y était caché que pour ne pas épouser une vieille qui avait cinquante mille écus. Lucas, tenté par une si grosse somme, prend la place du capitaine, et se met dans le sac. Alors Isabelle et Tabarin paraissent. Rodomont dit à sa maîtresse qu'il a enfermé dans ce sac un voleur qui en voulait à ses biens et à son honneur. Ils prennent tous un bâton, battent beaucoup Lucas, qui trouve enfin le moyen de se faire reconnaître et la pièce finit.

La Comtesse d'Escarbagnas est une petite pièce, peinture naïve des ridicules de la province. On se récria d'abord à la Cour, quand Molière la fit jouer; mais le public ne fut pas de l'avis de la Cour. On la vit avec plaisir, on y courut en foule. Le rôle de la Comtesse était rempli par Hubert, acteur excellent pour ces sortes de caractères de femme. C'est lui qui faisait encore madame Pernelle du Tartuffe, madame Jourdain du Bourgeois gentilhomme, et madame de Sotenville du George Dandin.

La marquise de Villarceaux, dont le mari était l'amant de la fameuse Ninon, avait un jour beaucoup de monde chez elle; on voulut voir son fils. Le précepteur de l'enfant, pédant s'il en fût, ayant reçu l'ordre de faire briller son élève en l'interrogeant sur ce qu'il savait, lui posa cette question: «Quem habuit successorem Belus, Assyriorum?Ninum,» répondit sans hésiter l'élève. La similitude de nom frappa la marquise qui, s'imaginant qu'il s'agissait de la belle Ninon, s'écria:—«Mon Dieu, Monsieur, quelle sottise que d'entretenir mon fils des folies de son père.» Le mot était joli, l'histoire plaisante, elle se répandit et vint bientôt aux oreilles de Molière qui s'en empara et en fit une des plus jolies scènes de sa Comtesse d'Escarbagnas. Il utilisa aussi très-spirituellement le nom de Martial, alors parfumeur de la Cour et valet de chambre de Monsieur. «Je trouve ces vers admirables, dit le vicomte à la seizième scène, en parlant à M. Thibaudier, amant de la comtesse, et qui venait de lire deux strophes de sa composition; ce sont deux épigrammes aussi bonnes que toutes celles de Martial.—Quoi! reprend la comtesse, Martial fait des vers? Je pensais qu'il ne fît que des gants?—Ce n'est pas ce Martial-là, Madame, s'empresse de répondre M. Thibaudier, c'est un auteur qui vivait il y a trente ou quarante ans

Nulle espèce de ridicule, comme on voit, n'échappait à Molière; il le poursuivait jusqu'au fond de la province. Angoulême, Limoges, comme Paris, étaient ses tributaires. Par le siècle qui court de chemin de fer et de télégraphe électrique, on aurait peut-être quelque peine à trouver en Angoumois, en Limousin ou en Gascogne une comtesse d'Escarbagnas; mais au temps du Grand Roi, alors que le coche était le grand moyen de locomotion, et que les gazettes de Paris ne se pouvaient lire à la même heure à deux cents lieues de distance, alors que chaque petite ville n'avait ni son journal ni le cours de la Bourse, il y avait beaucoup de comtesses pareilles à celle que nous dépeint Molière.

Une des dernières comédies de Molière, et l'une des plus belles, les Femmes savantes, causa d'abord à l'auteur le même chagrin que celui éprouvé par lui à la première représentation du Bourgeois gentilhomme. Le grand arbitre souverain de toutes choses, Louis XIV, ne donna son avis qu'à la seconde représentation, en disant à l'auteur que sa pièce était très-bonne et qu'elle lui avait fait beaucoup de plaisir.

L'abbé Cotin, irrité contre Despréaux qui l'avait raillé, dans sa troisième satire, sur le petit nombre d'auditeurs qu'il avait à ses sermons, fit une mauvaise satire contre lui dans laquelle on lui reprochait, comme un grand crime, d'avoir imité Horace et Juvénal. Cotin ne s'en tint pas à sa satire: il publia un autre ouvrage sous ce titre: la Critique désintéressée sur les satires du temps. Il y chargea Despréaux des injures les plus grossières, et lui imputa des crimes imaginaires, comme de ne reconnaître ni Dieu, ni foi, ni loi. Il s'avisa encore, malheureusement pour lui, de faire entrer Molière dans cette dispute, et ne l'épargna pas, non plus que Despréaux. Celui-ci ne s'en vengea que par de nouvelles railleries; mais Molière acheva de le perdre de réputation, en l'immolant sur le théâtre, à la risée publique, dans la comédie des Femmes savantes.

La scène cinquième du troisième acte de cette pièce, est l'endroit qui a fait le plus de bruit. Trissotin et Vadius y sont peints d'après nature. Car l'abbé Cotin était véritablement l'auteur du sonnet à la princesse Uranie. Il l'avait fait pour madame de Nemours, et il était allé le montrer à Mademoiselle, princesse qui se plaisait à ces sortes de petits ouvrages, et qui, d'ailleurs, considérait fort l'abbé Cotin, jusqu'à l'honorer du nom de son ami. Comme il achevait de lire ses vers, Ménage entra. Mademoiselle les fit voir à Ménage, sans lui en nommer l'auteur. Ménage les trouva, ce qu'effectivement ils étaient, détestables. Là-dessus nos deux poëtes se dirent à peu près l'un à l'autre les douceurs que Molière a si agréablement rimées.

Ce fut Despréaux, à ce qu'on prétend, qui fournit à Molière l'idée de la scène des Femmes savantes entre Trissotin et Vadius. La même scène s'était passée, a-t-on dit aussi, entre Gilles Boileau, frère du satirique, et l'abbé Cotin. Molière était en peine de trouver un mauvais ouvrage pour exercer sa critique, et Despréaux lui apporta le propre sonnet de l'abbé Cotin avec un madrigal du même auteur, dont Molière sut si bien faire son profit dans sa scène incomparable.

Molière fit acheter un des habits de Cotin pour le faire porter à celui qui faisait le personnage dans sa pièce. Molière joua d'abord Cotin sous le nom de Tricotin, que plus malicieusement, sous prétexte de mieux déguiser, il changea depuis en Trissotin, équivalant à trois fois sot. Jamais homme, excepté Montmaur, n'a tant été turlupiné que le pauvre Cotin. On fit en 1682, peu de temps après sa mort, ces quatre vers:

Savez-vous en quoi Cotin
Diffère de Trissotin?
Cotin a fini ses jours,
Trissotin vivra toujours.

A l'égard de Vadius, le public a été persuadé que c'était Ménage. Et Richelet, aux mots s'adresser et reprocher, ne l'a pas dissimulé. Ménage disait à ce sujet: «On dit que les Femmes savantes de Molière sont mesdames de..., et l'on me veut faire accroire que je suis le savant qui parle d'un ton doux. Ce sont choses cependant que Molière désavouait.»

Molière a joué, dans ses Femmes savantes, l'hôtel de Rambouillet, qui était le rendez-vous de tous les beaux-esprits. Molière y eut un grand succès et y était fort bien venu; mais lui ayant été dit quelques railleries piquantes de la part de Cotin et de Ménage, il n'y mit plus le pied, et joua, comme nous l'avons dit, Cotin sous le nom de Trissotin et Ménage sous le nom de Vadius. Cotin avait introduit Ménage chez madame de Rambouillet: ce dernier allant voir cette dame après la première représentation des Femmes savantes, où elle s'était trouvée, elle ne put s'empêcher de lui dire: «Quoi! Monsieur, vous souffrirez que cet impertinent de Molière nous joue de la sorte?» Ménage ne lui fit point d'autre réponse que celle-ci: «Madame, j'ai vu la pièce, elle est parfaitement belle; on n'y peut rien trouver à redire, ni à critiquer.» Si ce récit est vrai, il fait honneur à Ménage.

Bayle a pris plaisir de peindre l'effet que la comédie des Femmes savantes produisit sur Cotin et sur ses admirateurs. Ce passage est curieux. Nous le transcrirons en entier:

«Cotin, qui n'avait été déjà que trop exposé au mépris public par les satires de M. Despréaux, tomba entre les mains de Molière qui acheva de le ruiner de réputation, en l'immolant sur le théâtre, à la risée de tout le monde. Je vous nommerais, si cela était nécessaire, deux ou trois personnes de poids qui, à leur retour de Paris, après les premières représentations des Femmes savantes, racontèrent en province qu'il fut consterné de ce coup; qu'il se regarda et qu'on le considéra comme frappé de la foudre; qu'il n'osait plus se montrer; que ses amis l'abandonnèrent; qu'ils se firent une honte de convenir qu'ils eussent eu avec lui quelques liaisons, et, qu'à l'exemple des courtisans qui tournent le dos à un favori disgracié, ils firent semblant de ne pas connaître cet ancien ministre d'Apollon et des neuf sœurs, proclamé indigne de sa charge et livré au bras séculier des satiriques. Je veux croire que c'étaient des hyperboles, mais on n'a pas vu qu'il ait donné depuis ce temps-là nul signe de vie; et il y a toute apparence que le temps de sa mort serait inconnu, si la réception de M. l'abbé Dangeau, son successeur à l'Académie française, ne l'avait notifié. Cette réception fut cause que M. de Visé, qui l'a décrite avec beaucoup d'étendue, dit en passant que M. l'abbé Cotin était mort au mois de janvier 1682. Il ne joignit à cela aucun mot d'éloge, et vous savez que ce n'est pas sa coutume. Les extraits qu'il donna amplement de la harangue de M. l'abbé Dangeau, nous font juger qu'on s'arrêta peu sur le mérite du prédécesseur, et qu'il semblait qu'on marchait sur la braise à cet endroit-là. Rien n'est plus contre l'usage que cette conduite. La réponse du directeur de l'Académie, si nous en jugeons par les extraits, fut entièrement muette, par rapport au pauvre défunt. Autre inobservation de l'usage. Je suis sûr que vous voudriez que M. Despréaux eût succédé à Cotin? L'embarras qu'il aurait senti en composant sa harangue, aurait produit une scène fort curieuse.[4] Mais que direz-vous du sieur Richelet qui a publié que l'on enterra l'abbé Cotin à Saint-Méry, l'an 1673. Il lui ôte huit ou neuf années de sa vie, et ils demeuraient l'un et l'autre dans Paris. M. Baillet le croyait encore vivant en 1684: voilà une grande marque d'abandon et d'obscurité. Quelle révolution dans la fortune d'un homme de lettres! Il avait été loué par des écrivains illustres. Il était de l'Académie française depuis quinze ans. Il s'était signalé à l'hôtel de Luxembourg et à l'hôtel de Rohan. Il y exerçait la charge de bel-esprit juré et comme en titre d'office; et personne n'ignore que les nymphes qui y présidaient n'étaient pas dupes. Ses Œuvres galantes avaient eu un si prompt débit, et il n'y avait pas fort longtemps qu'il avait fallu que la deuxième édition suivît de près la première, et voilà que tout d'un coup il devient l'objet de la risée publique, et qu'il ne se peut jamais relever de cette funeste chute.» (Réponse aux questions d'un provincial, tome 1er, chap. 29, page 245, 250.)

Boileau corrigea deux vers de la première scène des Femmes savantes, que le poëte comique avait faits ainsi:

Quand sur une personne on prétend s'ajuster,
C'est par les beaux côtés qu'il la faut imiter.

Despréaux trouva du jargon dans ces deux vers, et les rétablit de cette façon:

Quand sur une personne on prétend se régler,
C'est par ses beaux endroits qu'il lui faut ressembler.

Le Malade imaginaire est la dernière production de Molière. Le matin du jour de la troisième représentation, il se sentit plus souffrant de sa maladie de poitrine. Il déclara qu'il ne pourrait jouer si on n'avançait pas le spectacle et si on ne commençait pas à quatre heures précises. Sa femme et Baron le pressèrent de prendre du repos, et de ne pas jouer; «Hé! que feraient, répondit-il, tant de pauvres ouvriers? Je me reprocherais d'avoir négligé, un seul jour, de leur donner du pain.» Les efforts qu'il fit pour achever son rôle, augmentèrent son mal, et l'on s'aperçut qu'en prononçant le mot juro, dans le divertissement du troisième acte, il lui prit une convulsion. On le porta chez lui, dans sa maison, rue de Richelieu, où il fut suffoqué d'un vomissement de sang, le 17 février 1673.

Molière étant mort, les comédiens se disposaient à lui faire un convoi magnifique; mais M. de Harlay, archevêque de Paris, ne voulut pas permettre qu'on l'inhumât en terre sainte. La femme de Molière alla sur-le-champ à Versailles se jeter aux pieds du Roi, pour se plaindre de l'injure que l'on faisait à la mémoire de son mari, en lui refusant la sépulture ecclésiastique. Le Roi la renvoya, en lui disant que cette affaire dépendait du ministère de M. l'Archevêque, et que c'était à lui qu'il fallait s'adresser. Cependant Sa Majesté fit dire à ce prélat, qu'il fît en sorte d'éviter l'éclat et le scandale. L'Archevêque révoqua donc sa défense, à condition que l'enterrement serait fait sans pompe et sans bruit. Il se fit, en effet, par deux prêtres qui accompagnèrent le corps sans chanter, et on l'enterra dans le cimetière qui était derrière la chapelle de Saint-Joseph, dans la rue Montmartre. Tous ses amis y assistèrent, ayant chacun un flambeau à la main. L'épouse du défunt s'écriait partout: «Quoi! l'on refuse la sépulture à un homme qui mérite des autels!»

Deux mois avant la mort de Molière, Despréaux l'étant allé voir, le trouva fort incommodé de sa toux et faisant des efforts de poitrine qui semblaient le menacer d'une fin prochaine. Molière, assez froid naturellement, fit plus d'amitié que jamais à Despréaux, ce qui engagea Boileau à lui dire: «Mon pauvre monsieur Molière, vous voilà dans un pitoyable état. La contention continuelle de votre esprit, l'agitation de vos poumons sur votre théâtre, tout devrait vous déterminer à renoncer à la représentation? N'y a-t-il que vous dans la troupe qui puisse exécuter les premiers rôles? Contentez-vous de composer, et laissez l'action théâtrale à quelqu'un de vos camarades; cela vous fera plus d'honneur dans le public, qui regardera vos acteurs comme vos gagistes, et vos acteurs, d'ailleurs, qui ne sont pas des plus souples avec vous, sentiront mieux votre supériorité.—Ah! Monsieur, répondit Molière, que me dites-vous là? Il y va de mon honneur de ne point quitter.—«Plaisant honneur, disait en soi-même le satirique, à se noircir tous les jours le visage pour se faire une moustache de Sganarelle et à dévouer son dos à toutes les bastonnades de la comédie!»

Quand Molière mourut, plusieurs mauvais poëtes lui firent des épitaphes. Un d'entre eux alla en présenter une de sa façon au prince de Condé. «Plût à Dieu, Monsieur, dit durement le Prince en la recevant, que Molière me présentât la vôtre!»

Dans le temps que Molière composait le Malade imaginaire, il cherchait un nom pour un lévrier de la Faculté, qu'il voulait mettre sur le théâtre. Il trouva un garçon apothicaire, armé d'une seringue, à qui il demanda quel but il voulait coucher en joue. Celui-ci lui apprit qu'il allait seringuer de la beauté à une comédienne: «Comment vous nommez-vous? reprit Molière. Le postillon d'Hippocrate lui répondit qu'il s'appelait Fleurant. Molière l'embrassa, en lui disant: «Je cherchais un nom pour un personnage tel que vous. Que vous me soulagez, en m'apprenant le vôtre!» Le clistériseur qu'il a mis sur le théâtre, dans le Malade imaginaire, s'appelle Fleurant. Comme on sut l'histoire, tous les petits maîtres à l'envi allèrent voir l'original du Fleurant de la Comédie. Il fit force connaissances; la célébrité que Molière lui donna, et la science qu'il possédait, lui firent faire une fortune rapide, dès qu'il devint maître apothicaire. En le ridiculisant, Molière lui ouvrit la voie des richesses.

Le latin macaronique, qui fait tant rire à la fin de cette même comédie, fut fourni à Molière par son ami Despréaux, en dînant ensemble avec mademoiselle Ninon de Lenclos et madame de la Sablière.

Dans la même pièce, l'apothicaire Fleurant, brusque jusqu'à l'insolence, vient, une seringue à la main, pour donner un lavement au malade. Un honnête homme, frère de ce prétendu malade, qui se trouve là dans ce moment, le détourne de le prendre. L'apothicaire s'irrite, et lui dit toutes les impertinences dont les gens de sa sorte sont capables. A la première représentation, l'honnête homme répondait à l'apothicaire: «Allez, Monsieur, on voit bien que vous n'avez coutume de parler qu'à des culs.» Tous les auditeurs qui étaient à la première représentation s'en indignèrent, au lieu qu'on fut ravi à la seconde d'entendre dire: «Allez, Monsieur, on voit bien que vous n'avez pas coutume de parler à des visages.»

Le mari de mademoiselle de Beauval était un faible acteur: Molière étudia son peu de talent, et lui donna des rôles qui le firent supporter du public. Celui qui lui fit le plus de réputation fut le rôle de Thomas Diafoirus, dans le Malade imaginaire, qu'il jouait supérieurement. On dit que Molière, en faisant répéter cette pièce, parut mécontent des acteurs qui y jouaient, et principalement de mademoiselle de Beauval, qui représentait le personnage de Toinette. Cette actrice, peu endurante, après lui avoir répondu assez brusquement, ajouta: «Vous nous tourmentez tous et vous ne dites mot à mon mari!—J'en serais bien fâché, répondit Molière; je lui gâterais son jeu; la nature lui a donné de meilleures leçons que les miennes pour ce rôle.»

Peu de jours avant les représentations du Malade imaginaire, les mousquetaires, les gardes-du-corps, les gendarmes et les chevau-légers entraient à la Comédie sans payer, et le parterre en était toujours rempli. Molière obtint de Sa Majesté un ordre pour qu'aucune personne de la maison du Roi n'eût ses entrées gratis à son spectacle. Ces messieurs ne trouvèrent pas bon que les comédiens leur fissent imposer une loi si dure, et prirent pour un affront qu'ils eussent eu la hardiesse de le demander. Les plus mutins s'ameutèrent et résolurent de forcer l'entrée: ils allèrent en troupe à la Comédie et attaquèrent brusquement les gens qui gardaient les portes. Le portier se défendit pendant quelque temps; mais enfin, étant obligé de céder au nombre, il leur jeta son épée, se persuadant qu'étant désarmé, ils ne le tueraient pas. Le pauvre homme se trompa. Ces furieux, outrés de la résistance qu'il avait faite, le percèrent de cent coups; et chacun d'eux, en entrant, lui donna le sien. Ils cherchaient toute la troupe, pour lui faire éprouver le même traitement qu'aux gens qui avaient voulu défendre la porte; mais Béjart, qui était habillé en vieillard pour la pièce qu'on allait jouer, se présenta sur le théâtre: «Eh! Messieurs, leur dit-il, épargnez du moins un pauvre vieillard de soixante-quinze ans, qui n'a plus que quelques jours à vivre.» Le compliment de cet acteur, qui avait profité de son habillement pour parler à ces mutins, calma leur fureur. Molière leur parla aussi très-vivement de l'ordre du Roi; de sorte que, réfléchissant sur la faute qu'ils venaient de commettre, ils se retirèrent. Le bruit et les cris avaient causé une alarme terrible dans la troupe. Les femmes croyaient être mortes; chacun cherchait à se sauver. Quand tout ce vacarme fut passé, les comédiens tinrent conseil pour prendre une résolution dans une occasion si périlleuse. «Vous ne m'avez point donné de repos, dit Molière à l'assemblée, que je n'aie importuné le Roi pour avoir l'ordre qui nous a mis tous à deux doigts de notre perte; il est question présentement de voir ce que nous avons à faire.» Plusieurs étaient d'avis qu'on laissât toujours entrer la maison du Roi; mais Molière, qui était ferme dans ses résolutions, leur dit que, puisque le Roi avait daigné leur accorder cet ordre, il fallait en presser l'exécution jusqu'au bout, si Sa Majesté le jugeait à propos. «Et je pars dans ce moment, ajouta-t-il, pour l'en informer.» Quand le Roi fut instruit de ce désordre, il ordonna aux commandants de ces quatre corps de les faire mettre sous les armes le lendemain, pour connaître, faire punir les coupables, et leur réitérer ses défenses. Molière, qui aimait fort la harangue, en alla faire une à la tête des gendarmes, et leur dit que ce n'était ni pour eux ni pour les autres maisons du Roi qu'il avait demandé à Sa Majesté un ordre pour les empêcher d'entrer à la Comédie; que sa troupe serait toujours ravie de les recevoir, quand ils voudraient les honorer de leur présence; mais qu'il y avait un nombre infini de malheureux qui, tous les jours, abusant de leurs noms et de la bandoulière de MM. les gardes-du-corps, venaient remplir le parterre et ôter injustement à la troupe le gain qu'elle devait faire; qu'il ne croyait pas que des gentilshommes, qui avaient l'honneur de servir le Roi, dussent favoriser ces misérables contre les comédiens de Sa Majesté; que, d'entrer au spectacle sans payer, n'était point une prérogative que des personnes de leur caractère dussent ambitionner jusqu'à répandre du sang pour se la conserver; qu'il fallait laisser ce petit avantage aux auteurs qui en avaient acquis le droit et aux personnes qui, n'ayant pas le moyen de dépenser quinze sols, ne voyaient le spectacle que par charité. Ce discours fit tout l'effet que l'orateur s'était promis; et, depuis ce temps-là, la maison du Roi n'est point entrée gratis à la Comédie.

Le rang qui convient à Molière, dans les lettres, est fixé depuis longtemps, c'est le premier. Ses ouvrages ne sont comparables qu'aux plus parfaites productions de l'antiquité. Ses premiers maîtres furent les anciens; plus tard, la nature et les ridicules de son siècle lui parurent une source inépuisable.

Il en tira cette foule de tableaux si différents les uns des autres et si admirables. Sous son habile pinceau, la comédie prit une forme nouvelle et une noblesse qu'elle n'avait encore jamais eue en France. Il étudia la cour et la ville, fit rire grands seigneurs et bourgeois en leur présentant l'image de leurs défauts. Philosophe et observateur judicieux, rien n'échappait à ses regards. Il est peu de conditions humaines où il n'ait porté sa loupe investigatrice, peu de ridicules qu'il n'ait mis en scène avec une vérité saisissante. Il s'emparait de la folie des humains et allait la chercher où personne ne l'eût soupçonnée. Grâce à son théâtre moralisateur, bien des abus existant à son époque lui ont dû des réformes sinon totales, du moins partielles. Les Précieuses ridicules firent cesser le stupide jargon de l'hôtel de Rambouillet, les Femmes savantes firent tomber des prétentions absurdes chez un sexe fait pour aimer et être aimé. La Cour et la ville cessèrent, grâce à ses comédies à caractères, l'une de s'arroger le droit exclusif de critique, l'autre de conserver une morgue fatigante.

Certainement, les comédies de Molière ne firent pas et ne feront jamais disparaître les avares et les hypocrites, parce que le vice est plus difficile à déraciner que le ridicule ne l'est à réformer, mais elles servirent à attacher les avares et les faux dévots au pilori de l'opinion. On doit convenir, il est vrai, que Molière, même dans ses chefs-d'œuvre, a quelquefois un langage un peu trivial, et que ses dénouements ne sont pas toujours des plus heureux. Il est un reproche qu'on lui adressa souvent à l'époque où il vivait, c'est d'avoir beaucoup trop donné de pièces populaires, de ces comédies composées pour faire rire son parterre; mais il faut se souvenir que Molière était chef d'une troupe de comédiens, qu'il fallait à ces comédiens des recettes et que la meilleure manière de leur en donner, c'était de plaire à la multitude. Or, ce qui plaît à la multitude n'est pas toujours le nec plus ultra de l'art. Que de directeurs de théâtre disent encore de nos jours: sans doute cette pièce est détestable, sans doute elle est ridicule, sans doute elle n'a que des scènes vulgaires, mais le public l'applaudira, le public y reviendra, et telle autre, beaucoup meilleure sans contredit, n'attirera personne. Nous connaissons un habile journaliste qui donne volontiers place dans le bas de sa feuille à d'interminables et stupides romans tout en disant: Ils sont absurdes depuis un bout jusqu'à l'autre, concedo, mais ils m'amènent dix mille abonnés dans les basses classes; un roman bien écrit ne m'en donnera pas cinq cents dans les classes élevées, ergo... la conclusion est facile à tirer. Eh bien! Molière, directeur de théâtre en 1662, raisonnait comme le directeur de théâtre et le journaliste de 1862.

Molière était obligé d'amuser la Cour, qui avait un goût délicat, mais qui aimait encore mieux rire qu'admirer; il lui fallait aussi plaire à la ville. Sans doute le Médecin malgré lui, Pourceaugnac, les Fourberies de Scapin, le Malade imaginaire, sont des pièces qui ne peuvent entrer en parallèle avec le Misanthrope, le Tartuffe, les Femmes savantes; mais plus d'un trait, dans les premières de ces productions, décèle le génie qui enfanta les secondes. On retrouve Molière partout et toujours dans les œuvres de ce grand peintre de la nature. D'ailleurs, il faut bien le dire, en introduisant le bon goût sur la scène comique, Molière n'avait pu en extirper entièrement le mauvais. L'idole qu'il voulait renverser, il était quelquefois obligé de l'encenser. Il imitait en cela la sagesse de certains législateurs sages et prudents qui, pour faire adopter de bonnes lois, tolèrent parfois d'anciens abus.

Voici un portrait moral en vers et un portrait physique en prose de Molière:

Tantôt Plaute, tantôt Térence,
Toujours Molière, cependant:
Quel homme! Avouons que la France
En perdit trois en le perdant.

Le portrait physique est de la dame Poisson, femme d'un des meilleurs comiques que nous ayons eus, fille de Ducroisy, comédien de la troupe de Molière, et qui avait joué le rôle d'une des Grâces dans Psyché en 1671: «Il n'était ni trop gras ni trop maigre, il avait la taille plus grande que petite, le port noble, la jambe belle; il marchait gravement, avait l'air très-sérieux, le nez gros, la bouche grande, les lèvres épaisses, le teint brun, les sourcils noirs et forts, et les divers mouvements qu'il leur donnait, lui rendaient la physionomie extrêmement comique. A l'égard de son caractère, il était doux, complaisant et généreux. Il aimait fort à haranguer: et quand il lisait ses pièces aux comédiens, il voulait qu'ils y amenassent leurs enfants, pour tirer des conjectures de leurs mouvements naturels.»

A peine Molière fut mort, que Paris fut inondé d'épitaphes à son sujet, toutes assez mauvaises, à l'exception de celle que le célèbre La Fontaine composa, et d'une pièce de vers du P. Bouhours.

Vers du P. Bouhours, sur Molière

Ornement du théâtre, incomparable acteur,
Charmant poëte, illustre auteur,
C'est toi, dont les plaisanteries
Ont guéri du Marquis l'esprit extravagant.
C'est toi qui, par tes momeries,
A réprimé l'orgueil du bourgeois arrogant.
Ta muse, en jouant l'hypocrite,
A redressé les faux dévots;
La précieuse, à tes bons mots,
A reconnu son faux mérite;
L'homme ennemi du genre humain,
Le campagnard, qui tout admire,
N'ont pas lu tes écrits en vain:
Tous deux se sont instruits, en ne pensant qu'à rire.
Enfin, tu réformas et la ville et la cour:
Mais, quelle fut ta récompense?
Les Français rougiront un jour
De leur peu de reconnaissance.
Il leur fallait un comédien
Qui mît, à les polir, son art et son étude;
Mais, Molière, à ta gloire il ne manquerait rien.
Si, parmi leurs défauts que tu peignis si bien,
Tu les avais repris de leur ingratitude.

Épitaphe de Molière, par La Fontaine:

Sous ce tombeau gisent Plaute et Térence,
Et, cependant, le seul Molière y gît.
Leurs trois talents ne formaient qu'un esprit,
Dont le bel art réjouissait la France.
Ils sont partis; et j'ai peu d'espérance
De les revoir, malgré tous nos efforts.
Pour un long temps, selon toute apparence,
Térence et Plaute et Molière sont morts.

Un abbé présenta à M. le Prince l'épitaphe suivante, et qui lui valut l'accueil peu aimable que nous avons rapporté plus haut:

Ci-gît, qui parut sur la scène,
Le singe de la vie humaine,
Qui n'aura jamais son égal;
Mais voulant de la mort, ainsi que de la vie,
Être l'initiateur, dans une comédie,
Pour trop bien réussir, il réussit très-mal;
Car la Mort, en étant ravie,
Trouva si belle la copie,
Qu'elle en fit un original.

Deux ou trois ans après la mort de Molière, il y eut un hiver très-rude. Sa veuve fit porter cent voies de bois sur la tombe de son mari, et les y fit brûler pour chauffer les pauvres du quartier. La grande chaleur du feu fendit en deux la pierre qui couvrait la tombe.

Molière avait un grand-père qui l'aimait beaucoup; et comme ce vieillard avait de la passion pour la comédie, il menait souvent le petit Poquelin à l'hôtel de Bourgogne. Le père, qui appréhendait que ce plaisir ne dissipât son fils et ne lui ôtât l'attention qu'il devait à son métier, demanda un jour au bonhomme pourquoi il menait si souvent son petit-fils au spectacle? «Avez-vous envie, lui dit-il, d'en faire un comédien?—Plût à Dieu, lui répondit le grand-père, qu'il fût aussi bon comédien que Bellerose.» Cette réponse frappa le jeune homme.

Le père de Molière, fâché du parti que son fils avait pris d'aller dans les provinces jouer la comédie, le fit solliciter inutilement par tout ce qu'il avait d'amis, de quitter ce métier. Enfin il lui envoya le maître chez qui il l'avait mis en pension pendant les premières années de ses études, espérant que par l'autorité que ce maître avait eue sur lui pendant ce temps-là, il pourrait le ramener à son devoir; mais bien loin que cet homme l'engageât à quitter sa profession, le jeune Molière lui persuada de l'embrasser lui-même, et d'être le docteur de leur comédie, lui représentant que le peu de latin qu'il savait le rendrait capable d'en bien faire le personnage, et que la vie qu'ils mèneraient serait bien plus agréable que celle d'un homme qui tient des pensionnaires.

Molière récitait en comédien sur le théâtre et hors du théâtre, mais il parlait en honnête homme, riait en honnête homme, avait tous les sentiments d'un honnête homme. Despréaux trouvait la prose de Molière plus parfaite que sa poésie, en ce qu'elle était plus régulière et plus châtiée, au lieu que la servitude des rimes l'obligeait souvent à donner de mauvais voisins à des vers admirables: voisins que les maîtres de l'art appellent des frères chapeaux.

Quoique Molière fût très-agréable en conversation, lorsque les gens lui plaisaient, il ne parlait guère en compagnie, à moins qu'il ne se trouvât avec des personnes pour qui il eût une estime particulière. Cela faisait dire à ceux qui ne le connaissaient pas qu'il était rêveur et mélancolique: mais s'il parlait peu, il parlait juste. D'ailleurs il observait les manières et les mœurs, et trouvait le moyen ensuite d'en faire des applications admirables dans ses comédies, où l'on peut dire qu'il a joué tout le monde, puisqu'il s'y est joué le premier en plusieurs endroits, sur ce qui se passait dans sa propre famille.

Le grand Condé disait que Corneille était le bréviaire des rois; on pourrait dire que Molière est le bréviaire de tous les hommes.

Louis XIV, voyant un jour Molière à son dîner, avec un médecin nommé Mauvillain, lui dit: «Vous avez un médecin, que vous fait-il?—Sire, répondit Molière, nous raisonnons ensemble; il m'ordonne des remèdes, je ne les fais point, et je guéris.» Mauvillain était ami de Molière, et lui fournissait les termes d'art dont il avait besoin. Son fils obtint, à la sollicitation de Molière, un canonicat à Vincennes.

Baron annonça un jour à Molière un homme que l'extrême misère empêchait de paraître. Il se nomme Mondorge, ajouta-t-il. «Je le connais, dit Molière, il a été mon camarade en Languedoc, c'est un honnête homme. Que jugez-vous qu'il faille lui donner?—Quatre pistoles, dit Baron, après avoir hésité quelque temps.—Hé bien! répliqua Molière, je vais les lui donner pour moi, donnez-lui pour vous ces vingt autres que voilà.» Mondorge parut, Molière l'embrassa, le consola, et joignit au présent qu'il lui faisait un magnifique habit de théâtre pour jouer les rôles tragiques.

Molière était désigné pour remplir la première place vacante à l'Académie française. La Compagnie s'était arrangée au sujet de sa profession: il n'aurait plus joué que dans les rôles de haut comique; mais sa mort précipitée le priva d'une place bien méritée, et l'Académie d'un sujet si digne de la remplir. Ce fait est attesté par une note de l'Académie française.

XV
CONTEMPORAINS DE MOLIÈRE.
DE 1650 A 1673.

Saint-Évremond.—Sa comédie des Académies (1643).—De Chapuiseau Pythias et Damon (1656).—L'Académie des femmes (1661).—Son analogie avec les Précieuses ridicules.—Le Colin-Maillard et le Riche mécontent (1642).—Citation.—La Dame d'Intrigue (1663).—Plagiat de Molière.—Montfleury (ou Zacharie Jacob).—Son genre de mérite.—Ses défauts.—L'Impromptu de l'hôtel de Condé (1664).—Anecdotes. La Femme juge et partie.Les Amours de Didon, tragi-comédie héroïque.—Le Comédien poëte (1673).—Le Mariage de rien.—Bon mot à propos de cette petite comédie.—L'École des jaloux (1664).—La Fille capitaine (1669).—Autres comédies de Montfleury, toutes plus licencieuses les unes que les autres.—Les Bêtes raisonnables.Dorimond.—Ses pièces en 1661 et 1663.—Le Festin de Pierre.—Jolis vers de la femme de Dorimond à son mari.—L'Amant de sa femme.L'École des cocus.—Comédies médiocres.—Chevalier.—Compose une dizaine de comédies médiocres, de 1660 à 1666.—L'Intrigue des carosses à cinq sous.La Désolation des filous.—Jugement qu'il porte sur ses œuvres.—Hauteroche.—Donne quatorze comédies de 1668 à 1680.—Qualités et défauts de ces pièces.—Citations puisées dans Crispin médecin, le Cocher supposé, le Deuil.—L'acteur Poisson.—Il crée les Crispins.—Les Nouvellistes (1678).—Anecdotes.—Brécourt.—Sa singulière existence.—Ses aventures.—La Feinte mort de Jodelet.La Noce de village.—Anecdotes.—Visé.—Rédacteur du Mercure Galant.—Collaborateur de plusieurs auteurs dramatiques.—Les Amants brouillés (1665).—La Mère coquette.L'Arlequin balourd.—Anecdote.—Le Gentilhomme Guespin (1670).—Anecdote.—Autres pièces de Visé.—Le Vieillard Couru (1696).—Anecdote.—Sa tragédie des Amours de Vénus et d'Adonis.Boulanger de Chalussay.—Ses deux comédies de l'Abjuration du marquisat (1670) et Elomire hypocondre (1661).—Boursault.—Un mot sur cet auteur.—Champmeslé (ou Charles Chevillet).—Son genre de talent.—Ses comédies.—Sa femme, élève de Racine.—Épigramme de Boileau.—Quatrain.—La pastorale de Delie (1667).—Acteurs-auteurs de cette époque.—Les deux Poisson (père et fils).—Arrêt de Louis XIV, en 1672.

Les auteurs comiques contemporains de Molière (nous n'entendons parler ici que de ceux qui ont commencé à travailler pour le théâtre alors que Molière était dans la plénitude de son talent), ces auteurs dramatiques, disons-nous, sont rares.

Le génie dont l'ex-tapissier de Louis XIV faisait journellement preuve, éloignait-il de la scène les hommes médiocres, effrayait-il les concurrents? ou bien se montrait-on plus difficile pour admettre des ouvrages qui semblaient pâles à côté des chefs-d'œuvre sortant de la plume de Molière, c'est ce que nous ne pourrions dire, toujours est-il que de 1650 à 1673, époque de la mort du grand écrivain qui fonda en France la saine et bonne comédie, on ne compte pas plus de huit à dix auteurs dont les compositions aient été acceptées et jouées; encore, l'un d'eux, de Saint-Évremont, n'a-t-il fait que composer les quatre pièces de son théâtre sans les faire représenter pendant qu'il était en exil hors du royaume. L'une d'elles intitulée les Académiciens, en trois actes et en vers, est une comédie satirique qui, après avoir couru longtemps manuscrite sous le nom de: Comédie des académistes pour la réformation de la langue française avec le rôle des représentations faites aux grands jours de ladite académie, l'an de la réforme 1643, fut refondue complètement par Saint-Évremont. Les personnages sont presque tous des académiciens.

De Chapuiseau, qui vivait à la même époque, après avoir longtemps voyagé comme médecin dans les diverses cours de l'Allemagne, poursuivant la fortune qui le fuyait sans cesse, s'étant décidé à tenter le sort d'une autre façon, se métamorphosa en auteur comique. En 1656, il donna Phytias et Damon ou le Triomphe de l'amitié, comédie en cinq actes qui réussit. Quelques années plus tard, en 1661, il fit représenter l'Académie des Femmes, en trois actes et en vers.

Cette comédie, malheureusement pour son auteur, arrivait à la scène deux années après les Précieuses Ridicules, et elle avait, avec la charmante critique de l'hôtel de Rambouillet, un air de parenté qui lui fit du tort. En effet, on y voit, comme dans la pièce de Molière, une femme affectant une instruction exagérée, rejetant l'amour d'un gentilhomme, et dupée par le domestique de ce même gentilhomme, envoyé par ce dernier pour le venger des dédains de la belle. Le dénouement est le retour d'un mari qu'on a cru mort, ficelle dont les auteurs du dix-septième siècle usaient et abusaient, et qui de nos jours serait difficilement admise.

En 1662, Chapuiseau donna deux comédies, le Colin-Maillard et le Riche Mécontent. Dans cette dernière, en vers et en cinq actes, l'intrigue est assez habilement menée. On y trouve, en outre, une fort jolie peinture des embarras attachés à l'état de financier, embarras que l'homme d'argent nous détaille lui-même avec une grande complaisance.

Toujours, jusqu'à midi, mille gens m'assassinent;
Leurs importunités jamais ne se terminent.
L'un propose une affaire, et l'autre en même temps
S'empresse à vous donner des avis importants.
Mais ces chercheurs d'emplois, harangueurs incommodes,
Qui ne peuvent finir leurs longues périodes,
Qui viennent nous tuer de leurs sots compliments,
De l'humeur dont je suis, sont mes plus grands tourments.
Il faut répondre à tout; il faut se rendre esclave,
Tantôt d'un receveur, tantôt d'un rat-de-cave;
Avoir l'oreille au guet à tout ce que l'on dit;
Avancer les deniers; conserver son crédit;
Recevoir une enchère; examiner un compte;
Prendre garde surtout que nul ne nous affronte;
Que livres et papiers soient en ordre parfait;
Qu'un commis soit fidèle; et ce n'est jamais fait.

En 1663, Chapuiseau fit paraître la Dame d'intrigue, comédie en trois actes et en vers, dans laquelle on trouve la plaisanterie que Molière met dans la bouche de son avare. L'avare de Molière dit à La Flèche de lui faire voir ses mains, et, après les avoir examinées toutes les deux, il ajoute: et les autres? Chapuiseau fait dire au vilain riche, parlant à Philippin:

Ça, montre-moi la main.
PHILIPPIN.
Tenez.
CRISPIN.
L'autre.
PHILIPPIN.
Tenez, voyez jusqu'à demain.
CRISPIN.
L'autre.
PHILIPPIN.
Allez la chercher; en ai-je une douzaine.

Il faut rendre à César ce qui est à César, et à Chapuiseau ce qui est à cet auteur. S'il a pu s'inspirer de quelques passages des Précieuses Ridicules, nées en 1659, avant l'Académie des Femmes, Molière a pu, bel et bien, à son tour, emprunter le trait que nous venons de citer, et qui n'est pas un des moins jolis et des moins spirituels de l'Avare. En effet, l'Avare est de 1668, et la Dame d'intrigue de 1663. Du reste, Chapuiseau ne manque pas d'un certain mérite; dans ses comédies il fait preuve d'imagination; l'intrigue est généralement intéressante et bien conduite; malheureusement la versification est pitoyable, obscure, entortillée; aussi a-t-on peine à comprendre que ses comédies aient été supportées au temps où vivait Molière. Chapuiseau est encore l'auteur d'une Histoire du Théâtre-Français; mais cet ouvrage manque d'ordre, de direction et d'exactitude.

Vers la même époque (1660), un homme dont le nom véritable (Zacharie Jacob) est aussi peu connu que le nom d'emprunt Montfleury est resté célèbre à la Comédie-Française, commença à donner à la scène une assez grande quantité de pièces médiocres, mais qui furent acceptées et représentées. Ce Montfleury était le fils de l'acteur très-aimé du public et très-protégé de Richelieu, qui, lors de son mariage, ne voulut pas qu'on mît sur son contrat signé par le cardinal d'autre qualité que celle de Comédien du Roi. Montfleury, l'auteur, a produit de 1660 à 1678 une vingtaine de pièces dans lesquelles on trouve un peu d'esprit, du naturel, un dialogue animé, une certaine connaissance de l'art dramatique, mais à côté de ces qualités une licence déplorable dans le choix des sujets et dans la manière de les traiter. Il brille par une crudité d'expression qui, aujourd'hui non-seulement, paraîtrait révoltante, mais ne serait pas admise. Il y fait du mariage l'éternel sujet de plaisanteries de mauvais goût. On se heurte à chaque pas, dans ses compositions, contre un mari joué, trompé, devenu l'objet de la risée publique. Dans celle de ses comédies qui passe pour la meilleure, la seule qui soit restée longtemps à la scène, la Femme juge et partie, on lit le curieux dialogue suivant:

BERNARDILLE.
Il faut donc, tout scrupule vaincu,
Déclarer hautement qu'elle m'a fait cocu.
BÉATRIX.
Qu'est-ce qu'un cocu, Monsieur, ne vous déplaise.
BERNARDILLE.
La question est neuve! Ah! tu fais la niaise.
BÉATRIX.
Si vous ne m'expliquez ce que c'est, je prétends...
BERNARDILLE.
Tu veux donc le savoir? C'est quand en même temps
On fait sympathiser, pourvu qu'un tiers y trempe,
Un mariage en huile avec un en détrempe.
Quand une femme prend un galant à son choix:
Que d'un lit fait pour deux elle en fait un pour trois,
Et qu'enfin, se faisant consoler de l'absence...
Maugrebleu de la masque avec son innocence.

C'est à Montfleury que Boileau fait allusion dans ce passage de l'Art poétique:

Mais, pour un faux plaisant à grossière équivoque,
Qui, pour me divertir, n'a que la saleté,
Qu'il s'en aille, s'il veut, sur des tréteaux monté,
Amusant le Pont-Neuf de ses sornettes fades,
Aux laquais assemblés jouer ses mascarades.

Montfleury qui a puisé son répertoire dans le théâtre espagnol, choque souvent la vraisemblance, en conservant le merveilleux tant prisé chez nos voisins d'outre-Pyrénées.

On voit que Molière ne trouvait pas dans des contemporains des rivaux bien redoutables. Montfleury, cependant, osa s'attaquer au grand comique et fit jouer en 1664 un acte en vers, l'Impromptu de l'hôtel de Condé, qui était une réponse à l'Impromptu de Versailles, pièce dans laquelle Molière avait donné une charmante et spirituelle critique des comédiens de l'hôtel de Bourgogne. Plusieurs des acteurs chargés d'interpréter la comédie de Montfleury y jouaient des rôles sous leurs noms propres.

Ce qui sans doute donna à cet auteur l'audace d'engager avec Molière une sorte de lutte, c'est que sa comédie de la Femme juge et partie, représentée en même temps que le Tartuffe, mais sur une autre scène, balança le succès du chef-d'œuvre du grand auteur comique. Il paraît toutefois que ce succès était plutôt dû à la curiosité qu'au mérite. On prétendait que l'intrigue avait été inspirée par le marquis de Fresne qui passait pour avoir vendu sa femme à un corsaire.

On envoya après la représentation, à mademoiselle Quinault qui jouait le principal rôle, le joli madrigal suivant:

Que d'esprit et que d'élégance,
Quinault, tu mêles dans ton jeu!
Et qu'au brillant d'un si beau feu,
Tu sais joindre de bienséance!
Par toi, l'auteur peu châtié
Retrouve de la modestie;
Et la femme juge et partie
En est plus belle de moitié.

Cet auteur eut aussi l'idée bizarre de composer une espèce de tragi-comédie-héroïque, l'Ambigu-Comique ou les Amours de Didon, mêlée d'intermèdes, en trois actes, dont chacun renferme un sujet. Ces sujets sont: le Nouveau Marié, Don Pasquin d'Avalos et le Semblable à soi-même. C'est une réminiscence du théâtre espagnol, peu dans le goût des spectateurs de notre pays, et qui n'eut aucun succès. Un second essai, dans le même genre, lui réussit un peu mieux, en 1673, le Comédien-Poëte; cette pièce se compose d'un prologue en prose, d'un premier acte en vers, formant une action particulière, d'une scène en prose, suite du prologue, et enfin de quatre actes en vers composant une autre pièce comique n'ayant nul rapport avec le titre. On prétendait que Thomas Corneille avait travaillé à ce Salmigondis, et on en trouvait une preuve dans un ancien registre des comédiens où on lit: «Donné à MM. Corneille et Montfleury chacun 660 livres de l'argent qu'on a retiré de la pièce du Comédien-Poëte.» Ainsi, on voit que le succès avait été assez médiocre, puisque cette singulière élucubration avait produit en tout et pour tout 1,320 livres. Si Thomas Corneille en a été le collaborateur, tant pis pour lui.

Le sujet d'une de ses premières pièces, le Mariage de rien, petite comédie en un acte et en vers, est assez original. Un médecin a une fille qui déclare à chaque instant brûler d'envie d'être mariée. Le père rebute tous les prétendants, faisant la critique de l'état, de la profession de chacun d'eux. Isabelle, impatientée, s'écrie avec plus de bon sens que de pudeur:

Il faut donc que je meure fille?
Qui voudra plus se présenter?
Ah! par ma foi, j'en veux tâter.....

Un galant mieux avisé arrive, et déclare au père qu'il n'est rien. Cette absence de profession embarrasse le médecin qui lui donne sa fille.

Cette petite pièce est tellement cousue d'indécences et d'inutilités, qu'un plaisant dit après l'avoir entendue: «Si du Mariage de rien on retirait tout ce qui choque ou tout ce qui n'a pas raison d'être, que resterait-il? presque rien.»

Le sujet d'une autre des comédies de Montfleury, l'École des Jaloux ou le Cocu volontaire (1664), reprise plus tard sous le titre de la Fausse Turque, fera comprendre combien le public de cette époque était encore peu difficile sur l'intrigue des pièces qu'on représentait devant lui. Un mari jaloux rend sa femme malheureuse; cette femme imagine pour le guérir de le conduire en mer et de faire enlever le navire qui les porte par un prétendu bâtiment turque qui est censé les débarquer à Constantinople. Elle va être livrée au sultan; le mari, s'il refuse son consentement, sera empalé. Il consent; un échange de vaisseau est censé avoir lieu, et... tout se découvre et...., et le jaloux est radicalement guéri. On voit de quelle force étaient les études du cœur humain du sieur de Montfleury, et quelle rapsodie un auteur pouvait faire admettre par le public.

La Fille Capitaine (1669), comédie en cinq actes et en vers, est de tout le répertoire de Montfleury la pièce qui eut le plus de succès. La donnée en est encore assez invraisemblable, il s'y trouve comme dans toutes ses œuvres dramatiques un mari berné; mais il règne depuis un bout jusqu'à l'autre une gaieté soutenue, et les situations y sont piquantes et théâtrales.

L'Ambigu Comique, le Comédien-Poëte, Trigaudin et trois ou quatre autres comédies, presque toutes licencieuses par le fond comme par la forme, composent le bagage dramatique de Montfleury, acteur de talent, auteur médiocre. Une de ses dernières pièces, Crispin Gentilhomme, fournit plus tard à Brueys la jolie composition de la Force du sang ou le Sot toujours sot; mais Brueys tira un beaucoup meilleur parti du sujet que celui qui l'avait inventé.

Un mot, pour terminer, sur une petite comédie intitulée les Bêtes raisonnables, dont la donnée est assez singulière pour mériter qu'on en parle, c'est la métamorphose des compagnons d'Ulysse. Circé permet au roi d'Itaque de retourner dans ses États et d'emmener ceux de ses sujets qui voudront le suivre, en reprenant leur figure naturelle; mais tous refusent à Ulysse de redevenir hommes. Un docteur métamorphosé en âne, un valet en lion, une femme en biche, donnent de bonnes raisons pour garder leur nouvelle position de bêtes; seul, un courtisan devenu cheval, entendant faire l'éloge de Louis XIV, consent à reprendre sa figure dans l'espérance de voir un jour un pareil monarque. On sait que ce genre de flatterie et bien d'autres encore ne déplaisaient pas au Grand-Roi.

De 1661 à 1663, en moins de deux années, Dorimond, acteur de la troupe du Marais, fournit au théâtre huit comédies n'ayant rien de remarquable, indignes de figurer à côté des plus médiocres productions de Molière, mais qui cependant furent assez suivies par le public. La première qu'il composa, le Festin de Pierre, sujet traité si souvent avant et après lui, donna lieu à une jolie pièce de vers. La femme de l'auteur cultivait avec succès la poésie; faisant allusion au Festin de Pierre, aussi nommé le Fils criminel, elle écrivit à son mari:

Encore que je sois ta femme,
Et que tu me doives ta foi;
Je ne te donne point de blâme
D'avoir fait cet enfant sans moi.
Toutefois ne me crois pas buse;
Je connais le sacré valon,
Et si tu vas trop voir la muse
J'irai caresser Apollon.

Les autres comédies de Dorimond sont l'Amant de sa Femme, l'École des Cocus et trois ou quatre autres pièces complétement inconnues aujourd'hui. Presque toutes, du reste, méritaient peu de voir le jour. La seule peut-être qui pût faire exception était l'Amant de sa Femme, en un acte et en vers, dont le sujet a été bien souvent, par la suite, traité au théâtre. C'est un mari prêt à tromper sa femme, et devenant épris d'une personne qui n'est autre que sa propre femme déguisée ou masquée, ou qu'il n'a pas reconnue.

Chevalier, autre acteur de la même troupe, composa aussi une dizaine de comédies médiocres, de 1660 à 1666. L'une d'elles eut du succès, elle est intitulée l'Intrigue des Carrosses à cinq sols; elle est en trois actes et en vers. Le sujet fut inspiré à l'auteur par l'établissement ordonné, cette même année 1662, de voitures publiques à six places chacune, stationnant sur divers points de Paris et dont chaque place coûtait cinq sols. Moyennant cette somme, on pouvait se faire conduire en un point quelconque de la capitale; mais il fallait attendre que la voiture fût complétée par des gens ayant affaire dans le même quartier. Qui sait si l'inventeur ou les inventeurs des omnibus n'ont pas puisé dans cette comédie l'idée-mère de leur industrieuse, lucrative et si commode entreprise? A coup sûr, les fameux coucous des environs de Paris, dont nous avons pu voir les derniers échantillons dans notre enfance, ont pour origine première les Carrosses à cinq sols du temps du Grand-Roi.

La première pièce de Chevalier, le Cartel de Guillot, n'est autre chose qu'une farce digne de celles des enfants Sans souci. La Désolation des Filoux, autre farce en un acte, composée à l'occasion de la bonne police établie par M. de la Reynie, a fourni à Molière l'idée d'une des scènes de M. de Pourceaugnac, la scène au Clystère bénin.

Chevalier jugeait lui-même, avec assez d'impartialité, ses élucubrations; car après avoir fait jouer les Galants Ridicules ou les Amours de Ragotin, comédie en un acte et en vers de huit syllabes (1662), il s'écriait assez plaisamment: si les comédies sont bonnes quand elles font rire, je puis dire que celle-ci n'est pas mauvaise; mais comme quelquefois ces sortes de choses excitent à rire à force d'être méchantes, je ne sais ce que j'en dois croire.

Hauteroche, autre contemporain de Molière, fournit quatorze comédies au théâtre, de 1668 à 1680, et plusieurs de ses compositions sont restées à la scène jusqu'à la fin de l'Empire, cependant nous devons dire que toutes nous paraissent d'une médiocrité déplorable. Elles ont été sauvées de l'oubli, probablement à cause des plaisanteries qu'elles renferment, et d'un dialogue vif et naturel. Du reste, il ne faut y chercher ni étude de mœurs, ni développement de caractères un peu suivis. Le style en est assez facile, les vers y sont coulants, mais le genre est une espèce de comique qui n'a rien de noble, rien d'élevé, et qui tient le milieu entre la comédie et la farce. Crispin-Médecin et l'Esprit Follet ou la Dame invisible, ainsi que le Deuil, sont les trois compositions de Hauteroche qui ont été le plus souvent remises au théâtre. Cet auteur est classé parmi ceux du second ordre. Trois citations prises dans ses meilleures pièces feront juger combien le goût de l'époque était encore peu épuré malgré les comédies de Molière, et combien était grande la licence du langage et des situations scéniques.

Dans Crispin-Médecin, Crispin lisant une lettre de son maître au père de ce dernier, lettre composée par lui-même, dit: Monsieur, mon père, on me voit le cul de tous les côtés; je prie Dieu qu'ainsi soit de vous, etc. Parlant ensuite à ce même maître, de son père, il s'écrie: De quoi s'avise ce vieux reître..., voyez le vieux pénard! il lui faut des filles de dix-huit ans pour le réjouir! il le prend bien; il lui faut donner encore une pipe.

Dans le Cocher supposé, Hilaire dit à Morille et à Julie, qu'il croit mariés: «Votre réunion ne sera pas bien faite que vous n'ayez couché ensemble. Vous pouvez, en attendant mieux, disposer de ce cabinet, vous déshabiller et vous mettre au lit.—Oh! Monsieur, s'écrie Julie.—Quant à moi, reprend Morille se déboutonnant, je suis tout prêt à obéir.—Vous devez à son exemple, continue Hilaire s'adressant à Julie, montrer un peu d'empressement pour les choses. Qu'on fasse désormais son devoir et que je n'entende aucune plainte. Je vais emmener votre parente avec moi et la conduire dans un autre appartement; un tiers est toujours incommode en de pareilles rencontres.»

Ce n'est point dans le théâtre de Hauteroche qu'il faut chercher des modèles d'amour filial. Les pères y sont ridiculisés et traités plus que familièrement par leurs progénitures; mais on y peut trouver la personnalité du valet ou Crispin, si fort à la mode à cette époque. Pas de comédie de cet auteur où l'on ne voie un Crispin chargé de l'un des principaux rôles.

On trouve dans la comédie du Deuil quelques vers et quelques pensées remarquables, ceux-ci par exemple, qui à ce qu'il paraît, sont de toutes les époques:

—Il est vrai qu'aujourd'hui
Passât-on en vertu les vieux héros de Rome,
Si l'on n'a de l'argent on n'est pas honnête homme.
Il en faut pour paraître.—Aussi pour en avoir,
Il n'est ressort honteux qu'on ne fasse mouvoir:
Lois, justice, équité, pudeur, vertu sévère;
Partout, au plus offrant, on n'attend que l'enchère;
Et je ne sache point d'honneur si bien placé,
Dont on ne vienne à bout, dès qu'on a financé.

Dans la comédie de Crispin-Médecin, le rôle de Crispin eut pour interprète un artiste d'un véritable talent, Poisson, acteur du Théâtre-Français, fils d'un mathématicien distingué. Ce Poisson se créa une sorte de spécialité dans les rôles de valet ou de Crispin, spécialité qui fit sa fortune théâtrale. Il paraissait toujours en scène avec des bottines par dessus la culotte, ce qui fit dire qu'il agissait ainsi pour cacher la maigreur de ses jambes. Il faut croire plutôt qu'il avait adopté cet usage pour être dans son rôle de valet toujours prêt à parcourir Paris, alors mal pavé et fort mal propre. Quoi qu'il en soit, l'usage des bottines s'est conservé pour les Crispin, au théâtre.

En 1678, on joua une comédie en trois actes, les Nouvellistes, qui fut attribuée à Hauteroche. L'ambassadeur du roi de Siam assistait à la représentation, en comprit le sujet, fit des remarques judicieuses sur la pièce, et dit à l'acteur Lagrange, qui avait fait le rôle du Marquis, et vint le complimenter:—Je vous remercie, Monsieur le marquis. On admira beaucoup l'à-propos et la haute intelligence de l'ambassadeur. Cette anecdote ne viendrait-elle pas corroborer ce que l'on a souvent prétendu, à savoir que les fameux envoyés de Siam au Grand-Roi avaient été inventés par Madame de Maintenon pour amuser sa Majesté et lui donner une occasion de jouer au monarque fastueux et absolu, chose qui lui plaisait tant?

Voici maintenant un acteur-auteur, Guillaume Marcoureau, sieur de Brécourt, qui eut une des existences les plus singulières, les plus Bohèmes dirait-on aujourd'hui, qu'il soit possible d'imaginer. Quoique d'une bonne famille, il embrassa la carrière théâtrale. Il joua quelques années en province dans différentes troupes, puis enfin il entra dans celle de Molière. Il suivit ce dernier à Paris, en 1658, lorsqu'il vint s'y établir; mais ayant eu le malheur de tuer un cocher sur la route de Fontainebleau, il dut se sauver et quitter la France. Il se retira en Hollande et s'engagea dans une troupe de comédiens français, appartenant au prince d'Orange. Brécourt, cependant, soupirait après le moment où il lui serait possible de rentrer dans sa patrie; or, le hasard voulut qu'à cette époque la cour de Louis XIV eut des raisons pour faire enlever un individu réfugié en Hollande. Brécourt le sut, s'offrit pour tenter le coup. Il fut agréé; mais il échoua et dut fuir la Hollande comme il avait fui la France. Le roi, informé par Molière de la bonne volonté de l'artiste exilé, lui accorda sa grâce et lui permit de rentrer dans son ancienne troupe.

Il eut, de retour en France, une aventure qui le rendit plus célèbre que les pièces dont il est l'auteur. En 1658, se trouvant à la chasse à Fontainebleau, en présence de Louis XIV, il fut chargé par un sanglier furieux qui l'atteignit à la botte. Il fut assez heureux, assez adroit, et eut assez de sang-froid pour enfoncer son épée jusqu'à la garde dans le corps de son redoutable adversaire. Le Roi, racontent les chroniques, daigna lui demander s'il n'était pas blessé, et eut la bonté de lui dire qu'il n'avait jamais vu donner un si vigoureux coup d'épée. Il y avait dans cette bienveillance du Grand-Roi de quoi illustrer le nom de Brécourt à une époque où le souverain s'écriait sans nulle vergogne: l'État, c'est moi.

Brécourt, bon acteur, auteur plus que médiocre, eut une fin aussi singulière que son existence; il se rompit une veine en jouant avec trop d'animation un rôle dans sa comédie de Timon, qu'il voulait absolument faire réussir. Son répertoire se compose de cinq à six petites pièces dans lesquelles on rencontre de loin en loin quelques traits comiques qui ne rachètent ni le défaut d'invention, ni la crudité (pour ne pas dire plus) des plaisanteries dont elles sont parsemées. L'une d'elles, la Feinte Mort de Jodelet, espèce de farce en un acte et en vers, coup d'essai de l'auteur, ne réussit que grâce à la mort de l'acteur si célèbre de ce nom.

L'une des comédies de Brécourt, la Noce de Village, donna lieu à un trait de perspicacité qui mérite d'être cité. On sait que Molière lisait ses comédies à une vieille servante devenue célèbre, grâce à cette circonstance. On sait aussi que le grand homme notait avec soin l'impression que les plaisanteries et les traits saillants produisaient sur la bonne femme; qu'il corrigeait même les passages où elle était restée indifférente et froide. Un jour, Molière voulant éprouver le goût de cette servante, lui lut quelques scènes de la Noce de Village de Brécourt, comme étant de lui. Elle ne prit pas le change, et après avoir écouté quelques vers elle déclara nettement à son maître qu'il n'en était pas l'auteur. La pièce passa cependant et eut même du succès, non pas grâce à Brécourt, auteur, mais grâce à Brécourt, acteur, qui jouait avec tant d'esprit les rôles comiques, que Louis XIV dit un jour de lui: «Cet homme-là ferait rire une pierre.»

Visé, dont le nom ne se rattache pas seulement au théâtre, puisqu'il fut plus connu encore comme rédacteur de l'un des premiers journaux publiés, le Mercure-Galant, que comme auteur dramatique, doit être noté sous un autre point de vue de célébrité, si célébrité il y a, c'est celle d'avoir un des premiers collaboré à diverses pièces. Avant lui, à de rares exceptions près, un auteur dramatique concevait et rédigeait à lui seul, dans le silence du cabinet, son œuvre bonne ou mauvaise, Visé apporta à divers poëtes sa fructueuse collaboration. Il y a sans doute loin encore de cette fabrication à deux, aux licences de notre époque, où l'on voit trois et quatre hommes d'esprit se réunir pour parfaire un acte de vaudeville; l'un apportant le plan, un second les modifications, un troisième le dialogue ou les couplets, un quatrième qui se fait placer le premier sur l'affiche, la prépondérance et l'autorité de son nom pour imposer la pièce au directeur et au public. C'est ainsi que, de nos jours, un acte a quelquefois quatre pères parmi lesquels deux n'ont pas pris connaissance de l'enfant avant le jour de la mise en scène.

Visé peut donc, en quelque sorte, être regardé comme l'inventeur de cette modification. Il est, par le fait, le père in partibus d'une bonne moitié des nombreuses comédies qui portent son nom. D'une famille d'ancienne noblesse, il avait été destiné primitivement à l'état ecclésiastique, mais étant tombé amoureux de la fille d'un peintre, il l'avait épousée, et à peine âgé de dix-huit ans il se mit à composer des nouvelles galantes qui eurent du succès. A trente-deux ans, il eut l'idée de créer le Mercure-Galant, qui devint ensuite le Mercure de France. Avec des talents médiocres, il réussit dans plus d'un genre. Poli, spirituel, aimable, il était bien vu dans les salons de Paris.

La première des comédies de Visé, les Amants brouillés, en trois actes et en vers, représentée en 1665, assez mauvaise par elle-même, donna l'idée de deux autres comédies: la Mère-Coquette, une des meilleures de Quinault, et l'Arlequin-Balourd, de Procope; on raconte à propos de cette pièce, qu'un des acteurs, piqué, d'avoir été mal reçu du public dans un des rôles, quitta le théâtre. Interrogé à quelques jours de là par des amis qui lui demandaient s'il avait de bonnes nouvelles de Paris, il répondit:—Je n'en sais rien; mais ce que je peux vous annoncer, c'est que j'ai quitté le théâtre.—Hé bien, reprit un plaisant, n'est-ce donc pas là une bonne nouvelle?

La première représentation de la seconde pièce de Visé, le Gentilhomme Guespin(1670), en un acte et en vers, donna lieu à une scène plaisante qui se passa entre le public du parterre et le public du théâtre. L'auteur et quelques seigneurs de ses amis riaient et faisaient du bruit derrière les acteurs, le parterre ennuyé se mit à les siffler; un des jeunes gentilshommes s'avance sur la scène en disant: Si vous n'êtes pas satisfaits, on vous rendra votre argent. Un plaisant lui répond:

Prince, n'avez-vous rien à nous dire de plus?

Un second s'écrie aussitôt:

Non: d'en avoir tant dit il est même confus.

Alors ce fut un tolle général, un rire homérique qui faillit nuire au succès de la pièce, laquelle, somme toute, ne valait pas grand'chose. On peut porter le même jugement sur les Intrigues de la Loterie, qui parut peu après; sur le Mariage de Bacchus (1672), comédie héroïque; mais non pas sur l'Inconnu, autre comédie héroïque, jouée en 1675, dont Thomas Corneille fut le collaborateur, qui eut un grand nombre de représentations, et fut souvent reprise depuis, même après la mort des auteurs. La Devineresse, quatre ans plus tard, en 1679, eut aussi un grand succès.

La Comète (1680), les Dames Vengées (1695), défense des femmes attaquées dans la satire de Boileau, furent des comédies composées, la première par Fontenelle et attribuée à Visé, la seconde par Visé et Thomas Corneille.

En 1696, l'auteur du Mercure fit jouer le Vieillard Couru, en cinq actes et en prose. Les lois sur la diffamation étaient, à cette époque, moins sévères que de nos jours, car le Vieillard mis en scène et flagellé d'importance par Visé, était un commissaire aux saisies-réelles, désigné de façon à ce que personne ne pût s'y tromper, et dont le nom de Farfadet de la pièce était le vrai nom à une lettre près. Cependant cette comédie ne fut pas défendue, le commissaire mis en scène ne se fâcha pas, et le public rit de tout son cœur en faisant voir qu'il saisissait l'allusion.

Visé, auquel ses contemporains durent encore une dizaine d'autres pièces en vers ou en prose, faites en collaboration avec des auteurs de l'époque, avait dans le principe essayé de composer une tragédie, les Amours de Vénus et d'Adonis, mais il crut prudent, et eut raison, de borner là ses rapports avec la muse tragique; en effet, dans cette rapsodie héroïco-comico, Vénus est une vraie Messaline, Adonis un fat, Mars un bravache ridicule qui se laisse jouer par un faible rival. Le langage du dieu des combats est celui d'un soldat aux gardes, bourrant sa maîtresse à la cantine du régiment.

Voici maintenant Boulanger de Chalussay, dont le bagage dramatique est mince et médiocre, car il ne se compose que de deux pièces, l'Abjuration du Marquisat, comédie en prose, qui ne fut pas imprimée, qu'on reproduisit en 1670, et qui, ayant été trouvée mauvaise par Molière, attira sur ce dernier les vengeances de son auteur, lequel fit paraître Elomire (anagramme de Molière) hypocondre. Cette mauvaise comédie, en cinq actes et en vers, intitulée aussi les Médecins Vengés, ne fit rire que Molière.

Nous avons déjà longuement parlé de Boursault, auteur de tragédies et de comédies pleines d'intérêt. Son nom se rattache de plusieurs façons au siècle littéraire du Grand Roi, et il revient souvent sous la plume du critique Despréaux et de Molière. On montra souvent contre cet écrivain un acharnement que ses productions étaient loin de mériter, car elles ont de la valeur. Boursault est un des bons auteurs de second ordre, et un certain nombre de ses comédies, entre autres: Ésope à la cour; les fables d'Ésope et le Mercure Galant, sont restées longtemps à la scène et peuvent encore être lues avec plaisir[5].

Nous ne savons trop s'il est bien logique de dire que Champmeslé fut un auteur contemporain de Molière, puisque Molière donna sa dernière comédie l'année de sa mort, en 1673, et Champmeslé donna sa première en 1671. Le véritable nom de cet acteur-auteur, qui prêta si souvent sa personnalité à La Fontaine, à Visé et à d'autres pour leurs œuvres, est Charles Chevillet. Il était fils d'un marchand de Paris. Outre les élucubrations, qui ne sont pas de lui, dont il consentit à endosser la responsabilité littéraire, et à quelques-unes desquelles cependant on assure qu'il travailla, Champmeslé fit seul cinq à six comédies. Sans doute, son bagage dramatique ne l'a pas mis au rang des auteurs même du deuxième ordre; mais ses pièces ne sont pas sans mérite. Son talent principal consistait à peindre d'après nature les ridicules des petites sociétés bourgeoises. Ses intrigues sont peu corsées et dénotent une certaine paresse d'esprit ou peu de fécondité dans l'imagination. Il savait toutefois réparer ces défauts par des situations intéressantes, par des incidents heureux ou plaisants, par cette connaissance du théâtre, qui était moins le fruit d'une étude sérieuse que celui de l'exercice journalier d'une profession faite pour perfectionner le talent.

Les comédies des Grisettes (1671), du Parisien (1682), de la Rue Saint-Denis (1682), la pastorale de l'Heure du berger (1672), principaux ouvrages dramatiques de Champmeslé, ne sont pas de nature à lui donner la réputation qui s'attacha à son nom comme acteur, et à celui de sa femme principalement.

Cette dernière était fille de Desmarets et naquit à Rouen en 1644. Elle joua d'abord la comédie en province, puis, en 1669, elle débuta à Paris au théâtre du Marais. Elle eut du succès. Elle passa à la salle de l'Hôtel de Bourgogne avec son mari, en 1670, et le suivit en 1679 au théâtre Guénégaud. Élève de Racine, dont elle était, dit-on, la maîtresse, elle remplissait, avec un talent inimitable les premiers rôles dans les tragédies de ce grand auteur. Elle profita avec tant d'intelligence des leçons du maître, qu'elle ne tarda pas à distancer toutes ses rivales. Cette excellente actrice n'avait pas un esprit supérieur, mais un grand usage du monde, beaucoup de douceur, une certaine façon de s'exprimer pleine d'amabilité et de naïveté. Elle était belle; sa maison devint le rendez-vous d'un grand nombre d'hommes de la Cour et de la ville et des plus célèbres auteurs de l'époque. La Fontaine était un des grands admirateurs et de son talent et de ses charmes. Il lui adressa son joli conte de Belphégor. La Champmeslé, lorsqu'elle était en scène, faisait facilement verser des larmes à son auditoire. Elle disait d'une voix sonore, et on l'entendait des parties les plus reculées de la salle.

On prétend qu'elle fut infidèle à Racine, qui l'aimait tendrement, et qui s'en vengea par un bon mot dit à son mari, lequel bon mot fut rimé par Boileau dans l'épigramme suivante:

De six amants contents et non jaloux,
Qui tour à tour servaient madame Claude,
Le moins volage était Jean, son époux:
Un jour, pourtant, d'humeur un peu trop chaude,
Serrait de près sa servante aux yeux doux,
Lorsqu'un des six lui dit: Que faites-vous?
Le jeu n'est sûr avec cette ribaude;
Ah! voulez-vous, Jean, Jean, nous gâter tous?

Boileau ne lisait cette épigramme qu'à ses meilleurs amis.

On prétend encore que cette charmante actrice sacrifia Racine au comte de Clermont-Tonnerre, ce qui donna lieu à ce joli quatrain:

A la plus tendre amour elle fut destinée,
Qui prit longtemps Racine dans son cœur;
Mais, par un insigne malheur,
Le Tonnerre est venu, qui l'a déracinée.

Pour en revenir à Champmeslé et à son théâtre, nous dirons un mot d'une pastorale, intitulée Délie, en cinq actes et en vers, représentée en 1667, et qui lui est attribuée, bien qu'elle porte pour nom d'auteur celui de Visé. Dans cette pièce, assez ennuyeuse, mais qui cependant eut alors du succès, on trouve le portrait ci-dessous de Louis XIV, portrait qu'on débitait en face au Grand Roi, qu'il recevait en pleine poitrine et qu'il acceptait le plus naturellement du monde. En lisant de telles platitudes, on ne sait vraiment ce qui doit surprendre le plus, de l'orgueil du monarque ou de la bassesse du poëte. De nos jours, pareil compliment paraîtrait presque une sanglante épigramme ou une ingénieuse moquerie:

Là se fait admirer ce jeune et puissant Roi,
De qui le monde entier doit recevoir la Loi:
Ce Roi charmant en paix, et redoutable en guerre,
Dont le nom aujourd'hui fait seul trembler la terre,
Et pour qui vous voyez les Bergers diligens
Courir avec ardeur lorsqu'il passe en vos champs;
Et, ravis de le voir, oublier leur tristesse,
Jeter des cris de joie et des pleurs d'allégresse;
Et, dans l'empressement qu'ils font paroître tous,
Laisser leur troupeaux même à la merci des loups,
Pour ne voir qu'un moment ce Monarque adorable,
Qu'on ne voit qu'à travers une foule innombrable
De Héros, sur lesquels il paroît, en tous lieux,
Tel qu'on voit Jupiter entre les autres Dieux.
Venez donc admirer ce plus grand des Monarques,
Le voir de ses bontés donner à tous des marques,
Connoître le mérite et le récompenser;
Ces plaisirs sont plus grands qu'on ne sçauroit penser;
Et, quels que soient enfin ceux que je vais décrire,
Le plaisir de le voir vaut tout ce qu'on peut dire.

Aux dix-septième et dix-huitième siècles, nous trouvons un assez grand nombre d'acteurs qui, après avoir débuté sur les planches, se sont mis à composer eux-mêmes et ont donné, soit à la Comédie-Française, soit aux Italiens, de bonnes comédies. Les deux Poisson (père et fils) furent du nombre de ces acteurs-auteurs, dont le talent s'est développé pour ainsi dire à la chaleur de la rampe.

Le père, Raimond Poisson, fils d'un savant, rejeta tous les avantages que voulait lui faire le duc de Créqui pour s'engager dans une troupe de comédiens de campagne. Il entra ensuite dans celle de l'hôtel de Bourgogne, et remplit à la rue Guénégaud, avec une verve inimitable, les rôles de Crispin dont il fut en quelque sorte le créateur. Louis XIV l'appréciait, l'aimait beaucoup, et lui donna à plusieurs reprises des preuves de sa libéralité. En 1661, il fit jouer Lubin ou le Sot vengé, en un acte et en vers. En 1662, le Baron de la Crasse, et sept autres petites comédies. La dernière est de 1680. L'une d'elles, le Fou de qualité, fut dédiée par l'auteur à Langély, célèbre fou de la cour de Louis XIV. Les Faux Moscovites, pièce en un acte et en vers, jouée en 1668, fut imaginée par Poisson à la suite de la promesse que les premiers ambassadeurs russes à Paris, Potemkin et Romanzow, avaient faite de venir à la Comédie, où tout était prêt pour les recevoir, promesse qu'ils ne purent tenir, ayant été appelés à Saint-Germain pour leur audience de congé. Pour remercier le Grand Roi de la générosité qu'il avait eue à son égard, Poisson fit ensuite la Hollande malade, en un acte et en vers, jouée en 1672 et relative à la guerre déclarée à ce pays par Louis XIV. On attribue encore à Raimond Poisson, le Cocu battu et content, comédie non imprimée, à la suite d'une des représentations de laquelle eut lieu sur le théâtre un duel des plus plaisants entre deux actrices, mesdemoiselles Beaupré et Catherine des Urlis.

Ce qu'il y a de plus remarquable dans les œuvres de Poisson, c'est, ainsi que nous l'avons dit, la création d'un type qui resta bien longtemps à la scène et qui fut chargé, pendant plus d'un siècle, de défrayer les pièces des auteurs de saillies, de plaisanteries de tout genre, en un mot, de leur imprimer un cachet comique. Ce type est le Crispin, qui ne saurait être autre qu'un personnage plaisant, flatteur éternel, complaisant à gages, conseiller importun, se mêlant de toute chose, faisant sans cesse l'empressé, véritable mouche du coche en tout et pour tout.

Nous ne devons pas oublier un arrêt du Roi, rendu en 1672, lors de la mort d'un acteur célèbre, de Soulas, gentilhomme qui avait pris au théâtre le nom de Floridor. Cet arrêt de Louis XIV déclarait la profession de comédien compatible avec la qualité de gentilhomme. M. de Soulas, très-aimé, très-estimé de la cour et du public, grâce à ses belles qualités et à sa conduite irréprochable, artiste plein de noblesse et de dignité au théâtre et en dehors de la scène, avait su vaincre en quelque sorte le préjugé qui s'attachait et s'attache encore aujourd'hui aux artistes qui montent sur les planches. Si le Grand Roi put maintenir aux acteurs qui étaient nobles leurs titres de noblesse, il ne fut assez puissant ni pour déraciner le préjugé dont nous venons de parler, ni pour empêcher le clergé de considérer comme vivant en dehors du sein de l'Église tout ce qui était comédien.

XVI
LA COMÉDIE APRÈS MOLIÈRE
(FIN DU RÈGNE DE LOUIS XIV)

Développement que prend le genre comique après et sous l'impulsion de Molière.—La Fontaine (1686).—Ses œuvres dramatiques.—Le Florentin, comédie.—Je vous prends sans verd (1687).—Le Veau perdu (1689).—Astrée (1691), comédie-opéra.—Anecdote.—Les a-parte au théâtre.—Anecdote.—Dancourt.—Notice sur cet auteur.—Son genre de talent.—Son peu de scrupule.—Dancourt et le Grand Roi.—Anecdotes.—Dancourt et M. du Harlay.—Anecdote.—Son mot au père de Larue.—Le Chevalier à la mode (1687).—Les Bourgeoises à la mode (1692).—Les Trois cousines (1700).—Anecdotes.—Les Curieux de Compiègne (1698).—La Gazette de Hollande (1692).—Anecdote.—L'Opéra de village (1692).—Anecdote.—Le marquis de Sablé.—La foire de Bezons (1695).—La foire de Saint-Germain (1696)—Anecdote.—La Loterie (1696).—Origine de cette pièce.—Le Colin-Maillard (1701).—Le couplet final.—Les Agioteurs (1710).—L'Enfant terrible.—Anecdote.—Éloignement du public pour le Théâtre-Français.—L'Amour charlatan (1710).—Sancho Pança.Le Vert-Galant (1714).—Anecdote.—La Déroute du Pharaon (1714).—Anecdote.—Boindin, original.—Vers faits sur lui à sa mort.—Son caractère.—Son portrait dans le Temple du Goût.—Les Trois Gascons (1701).—Le Bal d'Auteuil.—Établissement de la censure théâtrale.—Le Port de mer (1704).—Le Petit-Maître (1705).—Brueys et Palaprat.—Le Grondeur (1691).—Anecdote.—Le Muet (1691).—L'Important de Cour (1693).—Les Empiriques (1697).—L'Avocat Pathelin (1706).—Anecdotes.—La Force du sang (1725).—Paraît le même jour aux Français et aux Italiens.—Histoire de cette pièce.—Amitié touchante de Brueys et de Palaprat.—Histoire de la pièce des Amours de Louis le Grand.—Palaprat.Le Concert spirituel (1689).—Aventure de mademoiselle Molière, à la première représentation de cette pièce.—Épitaphe de Palaprat, faite par lui-même.—Auteurs de la fin du dix-septième siècle.—Regnard et Dufresny.—Notice sur Regnard.—Son genre de talent.—Travaille d'abord pour la Comédie Italienne.—Comédies de Regnard.—Ses meilleures productions dramatiques.—La Sérénade (1693).—Le Joueur (1696).—Le Distrait (1798).—Démocrite (1700).—Les Folies amoureuses (1704).—Les Ménechmes (1705).—Le Légataire universel (1708).—Anecdotes sur le Joueur.—Sur le Distrait.—Sur les Folies amoureuses.—Sur les Ménechmes.—Sur le Légataire.—Attendez-moi sous l'orme.—Anecdote.—Dufresny.—Notice sur ce collaborateur de Regnard.—Conduite désordonnée de cet auteur, homme de talent et de mérite.—Bontés de Louis XIV, pour lui.—Son genre de talent (1692).—Le Négligent.Le Chevalier joueur (1697).—La Joueuse (1700).—Le Jaloux honteux de l'être (1708).—Legrand, auteur et acteur.—Ses aventures curieuses.—Son physique ingrat.—Son portrait, fait par lui-même.—Plaisanteries de mauvais goût dans son répertoire.—Citations.—Plaisantinet.—Un bon mot de Legrand à un pauvre.—Ses principaux collaborateurs.—L'Amour diable (1708).—Critique en trois lignes.—Sujet de cette pièce.—La Foire de Saint-Laurent (1709).—Histoire plaisante.—L'Épreuve réciproque (1711).—Mot spirituel et méchant d'Alain.—Le Roi de Cocagne (1718).—Anecdotes.—Le poëte May.—Cartouche (1721).—Le Ballet des vingt-quatre heures (1722).—Le Régiment de la calotte (1725).—Anecdote.—Les Amazones modernes (1727).—Chute bruyante de cette pièce.—Anecdote.—Baron.—Son orgueil.—Ses aventures.—Son portrait, par Rousseau.—Ses œuvres dramatiques.—Le Rendez-vous des Tuileries (1685).—L'Homme à bonne fortune (1686).—Anecdotes sur cette pièce.—L'Andrienne (1703).—Les Adelphes (1705).—Boissy et sa satire sur Baron.—Anecdote sur les Adelphes.—Portrait de Baron, par Lesage.—Lenoble.—Ses aventures.—Sa vie de Bohême.—Les Deux Arlequins (1691).—Le Fourbe (1693).—Anecdote.—Lesage.—Donne deux comédies au Théâtre-Français.—Crispin, rival de son maître, et Turcaret (1707 et 1709).—Anecdotes curieuses.—Citations.—Campistron.Le Jaloux désabusé et l'Amante amant.—Lafont.—Son genre de talent.—Ses défauts.—Épigramme composée par lui.—L'Amour vengé (1712).—Les Trois frères rivaux.—Jean-Baptiste Rousseau.—Le Flatteur (1696).—Anecdote.—Chanson d'Autreau.—Le café Laurent.—Les épigrammes.—Exil de Rousseau, Sa lettre à Duchet.—Les divertissements introduits par Molière, généralisés à la fin du règne de Louis XIV, prennent une nouvelle extension à la Régence.

La comédie après Molière, et sous l'impulsion de ce grand écrivain, prit en peu de temps des développements considérables. Le genre comique, encore très-restreint et tenu dans d'étroites limites, s'étendit avec plus de liberté. Différents genres furent tentés avec plus ou moins de succès par des auteurs qui, moins classiques peut-être que les maîtres, habituèrent peu à peu les spectateurs à certaines licences. L'on vit bientôt les poëtes et les prosateurs dramatiques s'affranchir de règles vieilles et usées. De là naquirent le vaudeville, l'opéra comique, la tragédie bourgeoise, ou drame, imitée des Anglais et qui a pris de nos jours un vol audacieux, la parodie, copie spirituelle si bien dans les habitudes et les mœurs françaises[6].

Sans doute, il y a loin de ces productions légères aux études de mœurs dont les œuvres de Molière nous offrent de frappants exemples; mais il n'en est pas moins vrai que la scène devant être considérée comme un jeu, comme un délassement aussi bien que comme une étude, il importait de rendre ce délassement aussi agréable que possible en l'adaptant aux usages, aux habitudes, aux actualités de l'époque. C'est ce que comprirent au dix-huitième siècle les Dancourt, les Destouches, les L'Affichard, les Piron, les Dorat, les Collin d'Harleville; comme l'ont compris au dix-neuvième, les Scribe, les Bayard, les Mélesville, les Clairville, les Duvert et autres auteurs de théâtre qui n'ont jamais eu sans doute la prétention d'entrer en parallèle avec le père de la haute comédie en France, mais qui n'en jouissent pas moins d'une légitime réputation.

Un des auteurs qui suivirent de près Molière, est La Fontaine, ou plutôt le bon La Fontaine, trop connu pour que nous esquissions sa vie. A notre point de vue, c'est le plus grand et presque le seul moraliste qui ait jamais paru; car les conclusions de ses fables sont en quelques vers des traités complets d'une morale vraie et de toutes les époques. Les siècles pourront passer sur ces fables, la langue peut se modifier, changer, les préceptes qu'elles renferment ne changeront pas, ne se modifieront jamais.

La Fontaine fabuliste, commit aussi sept comédies et deux opéras. On prétend qu'un troisième opéra allait voir le jour lorsque l'auteur tomba dangereusement malade. Le confesseur appelé ayant su que son pénitent venait de terminer une pièce destinée au théâtre, ce qui lui paraissait un crime irrémissible et que la miséricorde divine était impuissante à pardonner, refusa l'absolution, si l'engagement n'était pris de brûler le manuscrit damné. Cet ultimatum parut dur au bon La Fontaine, il demanda qu'il en fût référé à des personnes d'une moralité connue et éclairée. Le confesseur accepta; on soumit la question à la Sorbonne, qui décida en faveur de l'ecclésiastique. L'opéra fut livré aux flammes, et peut-être, grâce à la stupide ignorance d'un imbécile trop zélé, le public fut-il privé d'un chef-d'œuvre.

Une des comédies de La Fontaine qui sont restées le plus longtemps à la scène est celle du Florentin. Elle est assez ordinaire. L'intrigue en est faible, les vers faciles, et on y trouve une jolie scène entre un tuteur et sa pupille, une scène de vraiment bonne comédie. On prétend que cette petite pièce fut composée par l'auteur dans un but de vengeance contre l'Italien Lully, qui, après l'avoir engagé à faire les paroles d'un opéra intitulé Daphné, refusa d'en composer la musique, affirmant que le scenario était détestable. La Fontaine employa tous les moyens pour faire revenir le maëstro sur sa détermination, rien ne put vaincre l'entêtement de Lully. On fut jusqu'au Roi. Madame de Thiange sollicitée par La Fontaine, qui lui adressa une charmante épître en vers, ne put rien obtenir. Tout ayant été épuisé, le Florentin parut; mais la donnée en est d'une invraisemblance et d'une faiblesse telles que Lully n'eut guère à s'en émouvoir.

Je vous prends sans verd, comédie avec danses et chants, eut du succès et fut reprise plusieurs fois. Elle est tirée du conte intitulé le Contrat, de La Fontaine lui-même.

Plusieurs des comédies de La Fontaine parurent sous le nom de Champmeslé, qui se prêtait volontiers, dit-on, à pareille chose; mais beaucoup sont tirées des contes mêmes de l'auteur. Dans l'une de ces pièces, celle du Veau perdu (1689), il y a une scène des plus divertissantes. Un paysan a perdu son veau: pour découvrir au loin, il monte sur un arbre. Un gentilhomme se réfugie sous le même arbre avec sa servante qu'il presse tendrement de se rendre à ses désirs. A chaque instant le galant s'écrie, faisant allusion aux appas de la belle: Que vois-je? que ne vois-je pas? Le paysan finit par crier du haut de son belvédère:—Notre Seigneur, qui voyez tant de choses, ne voyez-vous pas mon veau?

Lors de la première représentation de son Astrée, tragédie-opéra dont la musique est de Colasse (1691), La Fontaine se trouvait dans une loge derrière deux femmes qu'il ne connaissait pas, et dont il n'était pas connu.—«Détestable, déplorable, répétait-il à chaque instant.—Monsieur, lui dit une des deux femmes, cela n'est pas si mauvais; la pièce est de M. de La Fontaine, un homme d'esprit.—La pièce ne vaut pas le diable, et ce La Fontaine est stupide! s'écrie l'auteur; puis, prenant son chapeau, il sort en ajoutant: C'est lui-même qui vous parle.» Il arrive au café, s'endort dans un coin. Un de ses amis le réveille pour qu'il aille assister à son opéra.—«Mais, lui dit La Fontaine, j'en viens, j'ai essuyé le premier acte qui m'a prodigieusement ennuyé, je n'ai pas voulu en entendre davantage et j'admire la patience des Parisiens.»

La Fontaine qui était assez distrait blâmait beaucoup les a-parte au théâtre, disant qu'ils n'étaient pas naturels. On mit la discussion sur ce sujet avec Molière, Boileau et d'autres auteurs de mérite; il s'anima si bien que Boileau lui cria tout haut à plusieurs reprises: «Ce butor de La Fontaine, cet entêté, cet extravagant.» Tout le monde riait. La Fontaine finit par demander la cause de cette gaieté.—«Vous déclamez contre les a-parte, lui dit Despréaux, et il y a une heure que je vous débite aux oreilles une kyrielle d'injures, sans que vous y ayez fait attention.»

Dancourt, qui régna en maître à la Comédie-Française pendant plus de trente années, de 1686 à 1715, et donna près de soixante pièces à ce théâtre, mérite une étude spéciale, au point de vue anecdotique, car il est peu de ses jolies compositions qui n'aient donné lieu à quelque trait curieux et intéressant. Cet auteur fécond, le Scribe de la fin du dix-septième siècle et du commencement du dix-huitième, naquit en 1661 à Fontainebleau. Le père de la Rue, jésuite, voyant sa perspicacité, voulut le pousser à entrer dans la compagnie; mais l'éloignement du disciple pour le cloître, rendit inutiles les soins du maître. Il travailla pour le Barreau qu'il abandonna de bonne heure pour le théâtre. Il devint en peu de temps un excellent acteur, et très-rapidement aussi un écrivain distingué. Un assez grand nombre de ses pièces sont restées à la scène et il s'est placé au premier rang des auteurs du second ordre. Longtemps après sa mort, la Comédie-Française a continué à jouer son Notaire obligeant, son Chevalier à la mode, ses Bourgeoises à la mode, son Tuteur, ses Trois Cousines et une douzaine d'autres comédies qu'on doit considérer comme le trait-d'union entre la comédie et le vaudeville. En général, dans les pièces de Dancourt, on trouve un dialogue léger, vif, rapide, plein de gaieté et de saillies. Sans doute si on analyse son répertoire avec un peu de sévérité, on est obligé de reconnaître qu'il se meut sans cesse dans un cercle restreint. Ses personnages sont presque toujours des financiers, des procureurs, des villageois. La scène est plus souvent au village qu'à la ville, et il fait volontiers paraître les paysans, qu'il était parvenu à peindre avec vérité et d'une façon tout à la fois agréable et naturelle. Le théâtre lui est en quelque sorte redevable de ce genre nouveau que jusqu'à lui personne n'avait tenté d'introduire. A l'exception de son Chevalier à la mode, pièce d'intrigue, il peint rarement de grands tableaux; ce sont les petits sujets qui ont sa préférence. Les caractères de ses personnages sont ordinairement bien suivis, bien soutenus; mais ce qui semble surtout l'avoir préoccupé c'est de saisir au vol, pour les traduire immédiatement à la scène, l'histoire, l'anecdote du jour. Une aventure, une mode nouvelle, la plus légère circonstance, sont habilement mis à profit et lui fournissent matière en quelques jours, à une comédie-vaudeville qui, par son actualité même, est assurée d'un succès relatif. Dancourt, en agissant ainsi, avait un but, celui d'être utile à la troupe dont il était le directeur, et aussi d'échapper à l'écueil qu'il trouvait dans son peu de connaissance des auteurs anciens. Il est un reproche grave qu'on doit lui faire, reproche que l'on a pu adresser de nos jours à quelques directeurs de théâtre, en France. Il avait l'habitude de ne jamais refuser les pièces que lui apportaient de jeunes auteurs dramatiques. Il prenait leurs manuscrits, les copiait, les rendait quelques jours après en déclarant le scenario impossible. L'année suivante, il déguisait de son mieux la pièce refusée, brodait quelques détails et la mettait au théâtre sous son nom. Cette façon d'agir dénote chez lui plus d'habileté comme directeur que d'honnêteté comme écrivain.

Dancourt avait un talent véritable pour imprimer à ses petites comédies une conduite régulière, pour bien ménager les situations et amener un dénoûment plein de verve et de comique. Il écrivait agréablement en prose.

Ses vers sont rimés avec peine, et sa contrainte pour les tourner fait perdre à son style toute la vivacité qui lui est naturelle. Il maniait bien le couplet, néanmoins; il réussissait dans les divertissements qui accompagnaient ses comédies, et les liait avec art au sujet. Bref, Dancourt est un des auteurs auquel le théâtre eut pendant trente ans le plus d'obligation. Il est aux auteurs dramatiques, disait un homme d'esprit, ce qu'est à des ministres de génie, à des grands généraux, un ministre ou un général qui n'a jamais fait rien de grand ni d'héroïque, mais qui, toute sa vie, a fait des choses utiles. Dancourt, disait-on encore de son temps, jouait noblement dans la comédie, et bourgeoisement dans la tragédie. On raconte que Racine, ayant entendu le libraire Brunet crier:—«Voilà le théâtre de M. Dancourt,»—reprit aussitôt:—«Dis son échafaud.»

Louis XIV avait pour l'auteur-acteur-directeur, époux de la fille du célèbre La Thorillière, une bienveillance toute particulière. Il l'admettait souvent à l'honneur de lui lire ses ouvrages dans son cabinet, ce qui prouve une fois de plus que les affaires de l'État n'occupaient pas seules ce monarque. On assure qu'un jour Dancourt, s'étant trouvé indisposé par la chaleur, le Roi poussa la complaisance jusqu'à aller lui-même ouvrir les fenêtres de son appartement. Une autre fois, au sortir de la messe, il parlait au Prince en marchant devant lui et à reculons; arrivé sur le bord d'un escalier, Louis XIV le retint par le bras en s'écriant:—«Prenez garde! vous allez tomber.»—On cite, dans les Mémoires du temps, ce trait comme un acte de magnanimité; nous n'y voyons qu'un mouvement d'humanité tellement naturel, que nous n'en saurions vraiment pas saisir le mérite. Malgré le crédit dont il jouissait auprès du Roi, il ne put jamais obtenir de faire revenir le clergé sur l'excommunication dont les acteurs étaient frappés de son temps. Il essaya une fois, en portant aux administrateurs de l'hôpital le quart des pauvres, de toucher cette corde en présence de l'archevêque de Paris et du président du Harlay, qui se trouvait en tête du bureau; mais il perdit son éloquence à vouloir prouver que ceux qui, par leurs talents, procuraient des secours aux malheureux, méritaient bien d'être à l'abri des foudres de l'Église.—«Dancourt, lui répondit froidement M. du Harlay, nous avons des oreilles pour vous entendre, des mains pour recevoir les aumônes que vous nous apportez; mais nous n'avons pas de langue pour vous répondre.»

Il se vengea de ce qu'il considérait comme un déni de justice, en disant à quelques jours de là à son ancien professeur, le père de La Rue, qui le sermonait:—«Ma foi, mon père, je ne vois pas que vous deviez tant blâmer l'état que j'ai pris. Je suis comédien du Roi, vous êtes comédien du Pape; il n'y a pas tant de différence de votre état au mien.»

Une des premières et des meilleures comédies de Dancourt, le Chevalier à la mode (1687), en cinq actes, eut quarante représentations de suite. A la vingt-troisième, l'auteur écrivit sur le registre: «Je ne veux plus de part d'auteur.» On prétend toutefois que cet ouvrage et les Bourgeoises à la mode (1692), en cinq actes, sont de M. de Saint-Yon, en collaboration avec Dancourt.

En 1697, il arriva à Paris une aventure singulière et qui fit beaucoup de bruit. Une dame de la Pivardière fut accusée d'avoir fait assassiner son mari. Le mari crut que le meilleur moyen de mettre à néant l'accusation était de se montrer; mais les juges de Châtillon-sur-Indre, chargés des poursuites contre la femme, refusèrent de le reconnaître. Le procès fut porté au Parlement de Paris, qui voulut bien admettre que le sieur de La Pivardière n'étant pas défunt l'accusée ne l'avait pas tué. Dancourt s'empara du sujet; il fit du mari le meunier Julien, et du tribunal de Châtillon, le bailli de sa nouvelle pièce.

Les Trois Cousines, en trois actes avec prologue et intermèdes (musique de Gilliers) parurent en 1700. On reprit cette pièce en 1724, et Armand, excellent comique, fut chargé du rôle de Blaise. On l'applaudit beaucoup; le parterre ayant crié bis après ce couplet:

Si l'Amour, d'un trait malin,
Vous fait une blessure,
Prenez-moi pour médecin
Quelque bon garde-moulin.

Armand le chanta de nouveau en substituant aux deux derniers vers ceux-ci:

Prenez, pour soulagement,
Un bon gaillard comme Armand.

La variante fit fureur et contribua à la prolongation du succès.

En 1763, on reprit cette jolie comédie des Trois Cousines, et à la représentation gratis du 21 juin, où elle fut donnée au public, il se passa un fait assez singulier: deux actrices célèbres, la Clairon et la Dubois, vinrent sur la scène après la pièce de Dancourt et eurent l'impudence de jeter de l'argent au peuple en criant: «Vive le roi!» Le peuple répondit, en se précipitant sur la monnaie et en criant: «Vive Mademoiselle Clairon! vive Mademoiselle Dubois!» Qu'on juge de l'effet que produirait de nos jours une pareille audace de la part de deux reines de comédie.

Les Curieux de Compiègne en un acte, avec divertissement (1698), vaudeville très-amusant où sont critiqués d'une façon plaisante plusieurs marchands de Paris, fut inspiré à Dancourt par la circonstance d'un camp avec siége de la ville, ordonnés par Louis XIV pour initier le Duc de Bourgogne à ces sortes d'opérations militaires. Le camp attirait journellement des habitants de la capitale. Des aventures plus ou moins plaisantes qui s'y produisaient, l'auteur fit un pot-pourri des plus comiques.

La Gazette de Hollande, un acte (1692), dut aussi son succès à une aventure qui était une actualité. Un M. de Lorme de Monchenay ayant composé pour l'ancien Théâtre-Italien quelques comédies qui contenaient des portraits satiriques attira à son frère cadet, qu'on prit pour lui, des coups de bâton. Il poursuivit devant les tribunaux la réparation de l'outrage, ce qui fut accordé et amplement; mais le bon de la chose fut que le profit revint à l'auteur non bâtonné, au détriment du frère rossé, et cela malgré les plus énergiques protestations de ce dernier. L'aventure était trop plaisante pour que Dancourt, toujours à l'affût de nouveautés, ne s'en emparât pas. Il imita en quelque sorte le Mercure Galant de Boursault, et dans une des scènes détachées de personnages ridicules, qui s'adressent au libraire pour faire insérer leurs extravagances dans la Gazette, il mit tout au long l'histoire de M. de Lorme.

L'Opéra du Village, représenté vers la même époque (1692), fut une petite vengeance contre le directeur de l'Opéra, Pécourt. Ce dernier avait obtenu de nouvelles défenses contre la Comédie-Française d'avoir à ses gages ni chanteurs ni danseurs; il avait même fait supprimer quelques instrumentistes de l'orchestre. Dancourt peignit sous le nom de Galoche son collègue du Théâtre-Lyrique. Le plus plaisant de ce vaudeville, c'est que le marquis de Sablé, sortant d'un long dîner et étant venu voir la représentation de l'Opéra du Village, devint furieux en entendant le couplet où l'on chante: Les vignes et les prés sont sablés. Se figurant qu'on le nommait, il s'élança sur Dancourt et lui donna un soufflet en plein théâtre.

La Foire de Bezons (1695), avec musique de Gilliers, la Foire de Saint-Germain (1696), le Moulin de Javelle, la Loterie, se succédèrent rapidement. Dancourt, qui était aussi jaloux de ses privilèges que le directeur de l'Opéra, et qui se conduisit pour les Italiens comme Pécourt à l'égard des Français, voyant que le public se pressait en foule à la Comédie-Italienne pour entendre une jolie pièce de Regnard et Dufresny, la Foire de Saint-Germain, n'eut pas de cesse qu'il n'eût composé et fait jouer chez lui une comédie ayant le même titre, mais qui tomba à plat. Les Italiens ajoutèrent aussitôt, pour le narguer, à leur pièce les deux couplets suivants:

Deux troupes de marchands forains
Vous vendent du comique:
Mais si pour les Italiens
Votre bon goût s'explique,
Bientôt l'un de ces deux voisins
Fermera sa boutique.
Quoique le pauvre italien
Ait eu plus d'une crise,
Les jaloux ne lui prennent rien
De votre chalandise;
Le parterre se connaît bien
En bonne marchandise.

La Loterie eut, comme les comédies qui l'avaient précédée, une origine d'actualité. Un Italien nommé Fagnani, marchand brocanteur établi à Paris, ayant obtenu la permission de mettre sa boutique en loterie à raison d'un écu par billet, fit annoncer partout que chaque billet gagnerait un lot. Cette promesse, renouvelée bien souvent de nos jours, fut une amorce qui lui amena une foule de chalands. Tous les billets furent enlevés. Il imagina alors (exemple imité depuis lui, en maintes occasions) de distribuer les beaux et gros lots à des compères, et de lotir de lots insignifiants, les personnes qui l'avaient honoré de leur confiance. Le public en fut quitte pour être dupé comme cela lui arrive habituellement, et pour aller se consoler au Théâtre-Français en applaudissant la pièce dans laquelle il avait joué le principal rôle au naturel. Ce bon public paya double, dans cette occasion.

Dancourt, en 1701, dans sa comédie en un acte du Colin-Maillard, introduisit le couplet final adressé au public, et ce couplet sauva sa pièce d'une chute. Il est du reste assez spirituel, le voici:

Votre plaisir nous intéresse,
Pour nos soins ayez quelqu'égard;
Sur les défauts de notre pièce,
Faites, Messieurs, Colin Maillard.

En 1710, on joua les Agioteurs, en trois actes et en prose. Lorsque Dancourt donnait une pièce nouvelle et qu'elle ne réussissait pas, il allait s'en consoler en soupant avec deux ou trois amis, après la représentation, chez Chéret, célèbre restaurateur de l'époque, A la Cornemuse. Après la répétition générale des Agioteurs, le matin, il eut l'idée de demander à sa fille, alors âgée de dix ans, ce qu'elle pensait de la comédie de son père:—«Ah! mon gros papa, reprit aussitôt l'enfant terrible, bien sûr vous pourrez aller ce soir souper chez Chéret.» On juge des rires de l'assistance.

Vers la fin de sa carrière dramatique, Dancourt vit avec désespoir le public s'éloigner de son théâtre; il ne comprit pas qu'il était en grande partie la cause de cette indifférence. En effet, depuis plus de quinze ans, il ne laissait représenter sur la première scène du monde que des petites pièces, des vaudevilles de sa composition, fort spirituels sans doute, mais plus faits pour des théâtres forains (alors petits théâtres de Paris), que pour ceux sur lesquels on avait été habitué si longtemps à entendre les belles comédies de Molière. De loin en loin, Dancourt faisait quelques exceptions, mais c'était pour revenir bien vite à son répertoire léger, frivole, amusant; répertoire qui n'eût pas dû être le principal aliment de la scène française. Il aurait dû comprendre qu'il faut à un public d'élite des ouvrages que ce public puisse voir plusieurs fois sans se lasser de les entendre. Attribuant donc l'éloignement qu'on montrait pour son théâtre, à ce qu'il ne sacrifiait pas assez au goût du jour qu'il croyait tourné vers les pièces foraines, il essaya d'introduire ce genre aux Français, comme de nos jours les directeurs des théâtres parisiens ne cherchent que les pièces féeries, ou les pièces à exhibition féminines pour obtenir des succès éphémères. La nouvelle phase dans laquelle le malheureux directeur voulut entrer ne lui fut pas heureuse. Il eut alors le tort et le mauvais esprit de se fâcher et de s'en référer à ses priviléges exclusifs contre les petites scènes de la foire. Pour tenter de vaincre l'indifférence des Parisiens à l'endroit de sa troupe, il composa Sancho-Pança gouverneur, fit cinq actes en vers, y joignit un divertissement avec musique de Gilliers, copia assez servilement la donnée, et même à tel point que les comédiens délibérèrent s'ils ne lui refuseraient pas sa part d'auteur. Sa comédie réussit faiblement.

Un vaudeville, un des derniers de ceux qu'il fit représenter, le Vert-Galant, joué en 1714, avec divertissement et musique du fidèle Gilliers, attira quelque temps le public, et le remit sur le chemin de la Comédie-Française. Le sujet était une aventure burlesque arrivée à un certain abbé connu pour sa galanterie. Cet abbé faisait une cour assidue à la femme d'un teinturier, charmante créature qui avait le mauvais goût de préférer son mari à l'homme au petit collet. Elle fit part un beau jour à son époux des poursuites souvent fatigantes de son galant. L'époux s'entendit avec elle, annonça un voyage, prépara tout avant de partir pour la mystification convenue, puis il feignit de s'en aller. L'heureux abbé arrive, obtient un rendez-vous, un souper avec sa belle; mais au beau milieu du repas, le féroce teinturier revient, se jette sur l'amoureux de sa femme et le plonge des pieds à la tête dans une cuve de teinture verte qui se trouve là, comme par hasard. L'aventure fit du bruit; les époux n'avaient pas intérêt à ne pas l'ébruiter; l'abbé fut surnommé l'Abbé Vert, et Dancourt en fit une jolie comédie, remplaçant l'abbé par un faiseur d'affaires ou un agioteur.

Nous avons déjà fait voir que Dancourt n'était pas trop scrupuleux sur certains articles. Il pillait volontiers partout et se faisait encore plus volontiers payer ce qui ne lui était pas dû. Il avait composé et fait jouer en 1687 un petit acte intitulé: la Désolation des Joueuses; en 1714, il imagina de donner une seconde fois ce vaudeville, comme une nouveauté en changeant le titre en celui de la Déroute du Pharaon. Les comédiens, pour ne pas lui payer la part d'auteur, refusèrent de représenter cette pièce, bien qu'elle fût répétée et annoncée sur l'affiche.

Un original à l'humeur acariâtre, à l'esprit de travers, donna quelques comédies au Théâtre-Français, dans les premières années du dix-huitième siècle, Boindin, d'abord mousquetaire du roi. Cet auteur, qui fut reçu en 1706 de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, eût été admis à l'Académie Française s'il n'eût professé trop haut des principes d'athéisme qui lui en fermèrent les portes. A sa mort l'Église lui refusa les honneurs de la sépulture; il fut enterré sans pompe, et on lui fit cette épigrammatique épitaphe:

Sans murmurer contre la Parque
Dont il connaissait le pouvoir,
Boindin vient de passer la barque
Et nous a dit à tous: bonsoir.
Il l'a fait sans cérémonie;
On sait qu'en ces derniers moments
On suit volontiers son génie;
Il n'aimait pas les compliments.

En effet, Boindin avait une écorce rude, un caractère insociable. Ennemi de toute façon élogieuse de s'exprimer, il avait les mœurs pures, un cœur généreux, une franchise brutale, une présomption et une ténacité incroyables. Homme d'esprit et de talent, il se plaisait à encourager les jeunes gens et à leur donner de bons conseils, à corriger au besoin leurs ouvrages pour les aider à paraître, gardant sur ses bonnes œuvres un secret absolu, ce qui dispensait de la reconnaissance. Habitué d'un café très-connu il y discutait littérature ou science, et souvent des jeunes gens, ses interlocuteurs, s'exprimaient devant lui avec peu d'égards pour son âge, ce qui fit dire qu'il avait eu une jeunesse infirme et une vieillesse robuste.

Voici comment, dans le Temple du Goût, on peignait Boindin:

Un raisonneur, avec un fausset aigre,
Criait: Messieurs, je suis le juge intègre
Qui toujours parle, argue et contredit.
Je viens siffler tout ce qu'on applaudit.
Lors, la Critique apparut, et lui dit:
Ami Boindin, vous êtes un grand maître;
Mais n'entrerez en cet aimable lieu.
Vous y venez pour fronder notre Dieu,
Contentez-vous de ne pas le connaître.

Les pièces de Boindin sont: les Trois Gascons (1701), jolie comédie en un acte; le Bal d'Auteuil, caractérisé par une mesure qui, depuis, a pris une grande extension, l'établissement de la censure théâtrale. Il paraît que le souverain qu'on avait si longtemps appelé le Grand Roi et qu'on n'appelait plus que le Vieux Roi, ayant assisté à l'une des représentations de cette comédie en trois actes donnée en 1702, la trouva trop libre et prescrivit au marquis de Gesvre, chargé des spectacles, de réprimander les comédiens. Défense fut faite en outre de jouer plus longtemps cette pièce, et ordre fut donné d'avoir à soumettre, à l'avenir, les œuvres dramatiques à un censeur nommé ad hoc.

Le Bal d'Auteuil était en effet une comédie un peu graveleuse. Elle roulait en partie sur des incidents et des aventures de bal, mais il y avait des scènes de quiproquo piquantes, des paroles à double entente, un laisser aller de paroles et d'actions peu convenables pour la scène française. Du reste, on trouvait dans cette pièce beaucoup d'intérêt, d'esprit et de vivacité.

Le Port de mer (1704) et le Petit-Maître de robe (1705) sont encore deux jolies pièces de Boindin. Les ouvrages de cet auteur ne sont ni assez nombreux ni assez importants pour lui mériter un rang distingué parmi nos bons comiques, mais ils lui ont acquis la réputation méritée d'un homme de beaucoup d'esprit.

La fin du règne de Louis XIV vit paraître un auteur d'un mérite réel et dont les compositions restées longtemps à la scène française y sont encore représentées de temps à autre: Brueys, dont le nom est inséparable de celui de Palaprat, son collaborateur. On disait au commencement du dix-huitième siècle Brueys et Palaprat, comme de nos jours on a dit Duvert et Lausanne.

Brueys, né en 1640 à Aix, élevé dans la religion réformée, converti par Bossuet auquel il avait adressé un livre contre l'exposition de la foi (ouvrage d'un grand orateur chrétien), commença par combattre les ministres protestants. Son esprit enjoué se pliant avec peine au sérieux des discussions théologiques, il se mit à composer avec un de ses amis, Palaprat, quelques comédies pleines d'esprit et de gaieté. En 1691, dans l'espoir d'obtenir leurs entrées à la Comédie-Française, ils portèrent aux acteurs une charmante petite pièce en trois actes, le Grondeur, qui a fait école et qui est regardée même comme supérieure à celles du même genre de Molière. L'intrigue, l'enjouement et la bonne plaisanterie la firent admettre immédiatement. On prétend que Brueys, après avoir confié la pièce du Grondeur aux comédiens en les priant de faire les corrections qu'ils jugeraient convenables, s'en fut dans son pays où l'appelait une affaire de famille. A son retour il trouva sa comédie, donnée en cinq actes, réduite à trois, et ayant subi de grands changements, mais fort bien lancée puisqu'elle était le véritable succès du jour. Au lieu de remercier ses collaborateurs in partibus, Brueys leur fit des reproches:—«Vous avez mutilé, défiguré ma pièce, leur dit-il, j'en avais fait une pendule, vous en avez fait un tournebroche.» Un jour que devant lui, dans un salon, on louait cette comédie, il s'écria:—Voyez-vous, le premier acte est excellent, il est tout de moi; le second, couci, couci, Palaprat y a travaillé; pour le troisième, il ne vaut pas le diable, je l'avais abandonné à ce barbouilleur. «Palaprat, qui était présent, répondit sur le même ton et avec son accent des bords de la Garonne: Cé couquin!—Il mé dépouille, tout lé jour de cette façon? Et mon chien dé tendre pour lui, n'empêche de mé fâcher. Dans le principe, la pièce avait un prologue intitulé les Sifflets, qui fut supprimé après les premières représentations.

Champmeslé, effrayé du caractère du Grondeur et de ce titre, voulut d'abord s'opposer à la répétition, et le prince de Condé, dont le goût faisait loi, désirant aller aux Français, mit pour condition qu'on ne lui donnerait pas cette comédie ou bien qu'on y joindrait les Sabines. Il vit l'œuvre de Brueys, en fut charmé si bien qu'il la fit jouer à la cour, puis chez lui à Anet pendant le carnaval. Chose singulière, à la première représentation, et contrairement à tous les usages, le Grondeur fut sifflé par le théâtre et protégé par le parterre.

Brueys et Palaprat donnèrent successivement à la scène: le Muet (1691), comédie imitée de l'Eunuque de Térence; l'Important de cour (1693), dont le titre est faux, attendu que l'Important est tout simplement un provincial ignorant des choses de la Cour et voulant se donner les airs de les connaître; les Empiriques (1697).

En 1706, les deux amis remirent à la scène une vieille pièce, la plus ancienne des farces connues et la plus connue des farces anciennes, l'Avocat Pathelin. Brueys, à qui madame de Maintenon avait témoigné le désir de voir représenter dans le salon du Roi l'Avocat Pathelin, joué sur les tréteaux sous François Ier, imagina de reprendre complètement cette farce, qui, en effet, eut l'honneur d'égayer en 1700 Sa Majesté et sa dévote maîtresse et femme, la veuve Scarron. Six ans plus tard, les comédiens du Roi la donnèrent sur leur théâtre. A la première représentation, on la siffla. Heureusement pour la pièce, Boindin dont nous avons parlé plus haut, et qui se piquait toujours d'être d'un avis opposé à celui du public, trouva l'Avocat Pathelin excellent, par la raison que le parterre l'avait trouvé détestable; cette fois il n'avait pas tort. Quelque temps après la chute de la pièce, il engagea les comédiens à en donner une seconde représentation à la suite d'une tragédie, un jour où la mère du Régent avait fait retenir deux loges pour elle et les dames de la cour. Cette princesse avait un goût naturel et une franchise allemande: elle rit beaucoup, s'amusa fort de cette comédie, qui fut alors applaudie avec fureur par la salle entière. A quoi tiennent souvent les plus grands succès dramatiques?

En 1725, après avoir donné à la scène française, deux ou trois comédies assez bonnes et trois tragédies des plus médiocres, Brueys fit représenter une très-jolie pièce: la Force du Sang ou le Sot toujours sot, qui eut la singulière destinée de paraître à la fois et le même jour au Théâtre-Français et au Théâtre-Italien. Voici comment cela eut lieu.

Brueys avait d'abord donné sous le titre du Sot toujours sot ou le Bon paysan, une pièce en un acte qui eut le plus grand succès. Ses amis trouvèrent que le sujet comportait cinq actes, et l'engagèrent à retirer sa comédie pour en composer une autre plus corsée. Il le fit, mais des occupations sérieuses, des affaires l'empêchèrent quelque temps d'y travailler. Dans un moment de loisir, il la mit en cinq actes sous le titre de: la Belle-mère, et l'envoya à son collaborateur et ami Palaprat pour la porter aux comédiens. Ces derniers la refusèrent. Palaprat la renvoya à Brueys en l'engageant à la fondre en trois actes, ce qui fut fait, mais avec un nouveau titre, celui de la Force du Sang ou le Sot toujours sot. Une fois encore Brueys expédia la comédie à Palaprat. Les comédiens demandèrent de nouvelles corrections. L'auteur rebuté laissa le manuscrit entre les mains de son ami. Peu de temps après ce dernier mourut. Sa femme, trouvant cette pièce dans les papiers de son mari, la fit donner aux comédiens français, qui cette fois la reçurent. Brueys cependant, en apprenant la mort de son collaborateur, craignit que sa pièce ne fût perdue, et en envoya une copie à une personne tierce en la priant de la faire jouer, mais sans désigner le théâtre. Cette personne, croyant que l'ouvrage aurait du succès aux Italiens, le leur porta. Ils le reçurent, l'affichèrent précisément pour le même jour que les comédiens français avaient affiché celle qui leur avait été remise au nom de feu Palaprat par la veuve. Grande contestation entre les deux troupes. Cette comédie que le Théâtre-Français avait rejetée si longtemps, aujourd'hui les comédiens en revendiquaient la propriété exclusive. L'affiche fut portée au lieutenant de police, qui rendit un véritable jugement de Salomon. Il décida que la Force du Sang serait jouée en même temps sur les deux scènes, et acquise à celle où elle aurait le plus de représentations et, par conséquent, le plus de succès. Ce furent les Italiens qui eurent l'avantage. Aux Français elle tomba, bien qu'elle offre de l'intérêt et que l'intrigue soit conduite avec assez d'art.

Ces diverses productions des deux auteurs associés semblent indiquer une certaine conformité d'idées et de style. Cependant nous devons dire que les meilleurs ouvrages sont de Brueys. Ainsi le Grondeur, l'Avocat Pathelin, le Muet, appartiennent plus à Brueys qu'à Palaprat. Mieux que son collaborateur il savait animer le dialogue et y jeter des plaisanteries qui égayaient les spectateurs et les rendaient favorables au succès, il entendait très-bien la marche d'une comédie; aussi disait-il plaisamment qu'avec de l'esprit et du travail, on placerait les tours de Notre-Dame sur le théâtre. De nos jours c'est un miracle dont Brueys pourrait être facilement le témoin, non pas grâce à l'esprit d'un auteur dramatique, mais grâce au travail d'un machiniste habile.

Palaprat a longtemps joui de la gloire due aux travaux de son associé, et on les lui attribue encore en grande partie de nos jours. Il eut quelquefois la générosité de s'en défendre; effort sublime de modestie. Il avait l'imagination vive, saisissait bien un plan, tournait facilement les vers; cependant aucune des pièces qu'il a données seul n'est restée à la scène. En général il était l'inventeur du plan, Brueys l'exécutait.

Brueys et Palaprat, chose bien rare et bien digne de remarque, sont toujours restés liés ensemble. Leur séparation tardive n'a pas été volontaire, elle eut lieu parce que le premier se retira à Montpellier, où il mourut, et que le second suivit en Italie M. de Vendôme, auquel il avait été attaché.

On prétend qu'en 1696 il parut en Angleterre, sur un des théâtres de Londres, une comédie anonyme en cinq actes et en prose, intitulée: les Amours de Louis le Grand et de Mademoiselle du Tron. Dans cette rapsodie, le Roi est amoureux d'une demoiselle du Tron, nièce de son valet de chambre Bontems. Il cherche à lui prouver sa passion; mais il ne fait que lui prouver sa faiblesse morale et physique. Leurs entretiens sont souvent interrompus par Madame de Maintenon, jalouse et furieuse; par le père La Chaise, hypocrite et ambitieux; par Fagon, le médecin, et par de Pontchartrain, le ministre, tous deux les séides de la vieille marquise. La pièce a pour dénouement le serment d'amour éternel de Louis XIV et de Mademoiselle du Tron. On prétend que le vieux Roi, ayant appris qu'on avait représenté cette mauvaise comédie en Angleterre, voulut, par représaille, faire jouer en France les Amours de Guillaume, et qu'il chargea Brueys de cette composition. Elle aurait été faite et allait être jouée, d'après Voltaire, qui raconte cette anecdote, lorsque le roi d'Angleterre mourut. Il paraît que toute cette histoire, dans laquelle se trouve mêlé le nom de Brueys, n'est qu'un conte sans le moindre fondement.

Palaprat, né à Toulouse en 1650, mort à Paris en 1722, remporta des prix aux jeux floraux, fut capitoul dans sa ville natale, devint secrétaire des commandements du Grand-Prieur Monsieur de Vendôme, et composa plusieurs pièces faites par lui seul, mais elles sont loin de valoir celles qu'il fit en collaboration.

L'une d'elles qu'on donna en 1689, le Concert ridicule, en un acte et en prose, eut une première représentation fort agitée, par suite d'une aventure burlesque qui fit grand bruit. Après avoir joué dans cette comédie, mademoiselle Molière rentrait dans sa loge, lorsque le président Hescot du parlement de Grenoble y pénétra derrière elle. A peine la porte fermée, il adresse les plus vifs reproches à l'actrice, lui demandant pourquoi elle a manqué au rendez-vous, la suppliant ensuite de lui dire en quoi il a pu lui déplaire, lui le plus amoureux des hommes. Mademoiselle Molière, fort étonnée d'un pareil langage chez un individu qu'elle ne connaît pas, lui répond avec aigreur. Le président s'emporte, lui reproche les cadeaux qu'il lui a faits, la traite d'une façon très-cavalière et la menace de lui arracher le collier qu'elle porte et qu'elle tient de lui. L'actrice, croyant avoir affaire à un fou, pousse des cris. On accourt, le commissaire se présente, arrête le président et l'envoie en prison, où il passe la nuit et d'où il ne sort que le lendemain sous caution. Enfin, on finit par découvrir d'où vint le quiproquo. Le pauvre amoureux de mademoiselle Molière avait confié sa passion à une habile entremetteuse fort connue alors de tout Paris; cette femme avait promis d'amener adroitement la jolie actrice à céder aux désirs du magistrat, puis elle lui avait livré une fille qu'elle connaissait et dont la ressemblance avec mademoiselle Molière était telle qu'il était impossible de ne pas les prendre l'une pour l'autre. L'entremetteuse et la fille cause de l'esclandre furent punies devant la porte du Théâtre-Français.

Le répertoire de Palaprat se compose encore de quelques petites pièces qui n'eurent qu'un médiocre succès. Nous terminerons cette notice sur les deux amis et sur leurs ouvrages par le récit suivant que nous empruntons à Palaprat lui-même, récit dans lequel il explique ce qui donna lieu à la jolie pièce du Secret révélé, jouée en 1690:

«Une dispute donna la naissance au Secret révélé, dit Palaprat. L'incomparable acteur, Raisin le cadet, avec qui nous passions notre vie, qui contoit dans le particulier aussi gracieusement qu'il jouoit en public, nous fit un jour le conte d'un roulier ou chartier qui conduisoit une voiture de vin de grand prix. Les cerceaux d'un de ses tonneaux cassèrent; le vin s'enfuyoit de toutes parts: il y porta d'abord, avec empressement, tous les remèdes dont il put s'aviser, déchira son mouchoir et sa cravate pour boucher les fentes du tonneau. Le vin ne cessoit point de s'enfuir, quelque grands mouvemens qu'il se donnât; l'agitation cause la soif: il s'en sentit pressé; et, pendant qu'il avoit envoyé chercher du secours, il s'avisa de profiter au moins de son malheur pour se désaltérer. Il fit une tasse des bords de son chapeau, et regarda comme un ménage de boire du vin qu'il ne pouvoit empêcher de se répandre. Il commença par nécessité; il continua par plaisir; il y prit goût, et tant procéda qu'il en prit trop. Or, cet excellent acteur rendoit ce conte avec une grâce infinie dans tous les degrés de l'éloignement de sa raison; commençant d'être en pointe de vin, affligé de la perte qu'il faisoit et réjoui par la liqueur qu'il avoit avalée, pleurant et riant à la fois, chantant et s'arrachant les cheveux en même temps. Voilà, dit l'abbé Brueys, une scène qui seroit plaisante à mettre sur le théâtre. Je ne fus pas de son avis. Je l'entreprendrai, moi, répondit froidement mon associé; et si je l'avois résolu, je mettrois les tours de Notre-Dame sur le théâtre. L'expression étoit du pays. (Ils étaient Gascons.) Nous en rîmes; il se piqua; et, à quelques jours de là, il me montra le plan de cette petite comédie.»

Palaprat avait une imagination vive et plaisante, une candeur de mœurs et une simplicité de caractère des plus rares. C'était à la fois un bel esprit pour les saillies originales et un enfant pour la naïveté. Il s'est peint lui-même dans cette épitaphe:

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