Histoire Anecdotique de l'Ancien Théâtre en France, Tome Second: Théâtre-Français, Opéra, Opéra-Comique, Théâtre-Italien, Vaudeville, Théâtres forains, etc...
Vers la fin du dix-septième siècle on vit paraître tout à coup une douzaine d'auteurs d'un mérite relatif, et qui, cherchant à marcher sur les traces de Molière, donnèrent à la scène française sinon des chefs-d'œuvre, du moins des comédies dont plusieurs étaient pleines d'attrait. Lenoble, Regnard, Dufresny, Legrand, Baron, Campistron, Lafont, Lesage, Rousseau (Jean-Baptiste), firent représenter un grand nombre de productions qui semblaient comme la monnaie des chefs-d'œuvre du grand créateur de la comédie.
On disait à cette époque Brueys et Palaprat, on eût pu dire, aussi de 1692 à 1696, Regnard et Dufresny, mais ces deux derniers noms ne furent jamais accolés ensemble par le public, comme ceux des deux premiers, quoique beaucoup des pièces données au Théâtre-Italien par Regnard aient été faites en collaboration avec Dufresny, telles que les Chinois (1692), la Baguette de Vulcain (1693), la Foire Saint-Germain (1695), les Momies (1696). Regnard, qui mérite d'être considéré comme le premier des auteurs du second ordre, était le fils d'un épicier de Paris; il commença à travailler assez tard pour la scène, puisqu'il naquit en 1657 et que ses premiers ouvrages sont de 1690. Il est vrai qu'il voyagea pendant sa jeunesse et qu'il fut capturé par des pirates algériens, puis vendu par eux sur le marché; Racheté par sa famille, il conserva toujours les chaînes qu'il avait portées. Il mourut en 1709.
Regnard eut d'abord la prétention de s'élever jusqu'au tragique. Il composa Sapor, fort mauvaise pièce qu'on ne représenta pas et dont il fit justice lui-même. Mais s'il échoua complètement en essayant de chausser le cothurne pour joindre aux jeux de Thalie les fureurs de Melpomène, il fut plus heureux en venant se placer très-près de Molière. Quelle que soit la distance qui sépare encore les deux poëtes dramatiques, la postérité a mis avec justice Regnard immédiatement après Molière. On doit lui savoir gré d'avoir imité parfaitement un homme qui aurait pu servir de modèle à toute l'antiquité,—«Qui ne se plaît pas avec Regnard, dit un jour Voltaire, n'est pas digne d'admirer Molière.» Il ne serait pas juste non plus de considérer cet auteur seulement comme un servile et habile imitateur. Quelque bien inspiré qu'il soit, lorsqu'il marche sur les pas du maître de l'art, il n'est pas moins remarquable quand il suit les sentiers qu'il s'est tracé lui-même. Ses comédies sont remplies de traits saillants, de beaux vers, d'incidents nouveaux. Dans la plupart d'entre elles le sujet est exposé sagement, l'intrigue est bien conduite, l'action prend une marche régulière, le nœud se forme et se dénoue naturellement, l'intérêt croît jusqu'à la dernière scène, presque toujours heureuse et tirée du fond même de la pièce. Les portraits sont tracés de main de maître, les défauts, les ridicules, les vices y sont mis à nu avec art. Regnard peint d'après nature les originaux qu'il a sous les yeux ou qu'il va choisir et étudier pour mettre en relief leur ton, leur langage, leurs mœurs. Son Joueur peut soutenir le parallèle avec les meilleures comédies de Molière, le Distrait, Démocrite, les Ménechmes, le Légataire universel, sont des comédies pleines d'intérêt, d'études consciencieuses, de traits fins et délicats. Peut-être pourrait-on lui reprocher d'avoir un peu grossi ses personnages, de laisser quelquefois la versification traînante et prosaïque, mais, à part ces légers défauts, on doit admirer cet auteur fécond.
Tant que la Comédie-Italienne fut autorisée à Paris, Regnard travailla de préférence pour ce théâtre; mais lorsque cette scène fut fermée par ordre de Louis XIV, il se mit à composer pour les Français, auxquels déjà, du reste, il avait donné deux ou trois bonnes comédies. La Sérénade (1693), le Joueur (1696), le Distrait (1697), Démocrite (1700), les Folies amoureuses (1704), les Ménechmes (1705), le Légataire universel (1708), sont les meilleures productions de Regnard. Disons-le cependant, l'une de ses bonnes comédies fut une mauvaise action, un plagiat impardonnable. Pendant plusieurs années, Regnard et Dufresny restèrent collaborateurs pour fournir le Théâtre-Italien. En 1695, Dufresny communiqua à son ami plusieurs sujets de pièces, et entre autres celui du Joueur.
Regnard comprit de suite le parti qu'on pouvait tirer de cette donnée; il amusa son collaborateur, fit quelques changemens à l'ouvrage, puis il le donna sous son nom aux Français. Dufresny furieux raconta ce trait partout, disant que c'était le fait d'un poëte du plus bas étage. Le Joueur n'en fut pas moins représenté avec un succès magnifique et mérité. Dufresny ne voulut pas tout perdre, il composa le Chevalier joueur, médiocre comédie en prose qui tomba, ce qui donna lieu à deux épigrammes du poëte Bacon, voici la plus spirituelle:
Ce qu'il y a de plus curieux dans l'histoire du Joueur volé à un ami c'est que non seulement Regnard s'empara du plan, du scenario, mais c'est qu'il écrivit la pièce en prose et qu'il chargea Gâcon de traduire cette prose en vers; afin d'accélérer la confection totale, voici ce qu'il imagina. Il mena Gâcon à une jolie maison de campagne, à Grillon, maison qu'il affectionnait, il l'y enferma dans une belle et confortable chambre et lui donna pour chaque jour sa tâche. Il ne le délivrait le soir, qu'après avoir acquis la certitude que le nombre de vers exigé pour les vingt-quatre heures était bien et convenablement achevé par son fabricateur de poésie.[8]
Une des représentations du Joueur fut égayée par une assez plaisante histoire. Un acteur que l'on n'engageait que par considération pour sa femme, excellente comédienne, parut en scène après un dîner dans lequel il avait bu un peu plus que de coutume. Son état n'ayant pas développé chez lui de nouveaux talents, bien au contraire, notre homme fut sifflé à tout rompre par le parterre furieux de sa mauvaise tenue. Au bout d'un instant, le pauvre diable, puisant sans doute dans les fumées du vin un courage dont il n'eût pas été capable sans cette surexcitation, s'avance vers la rampe, et s'adressant au public:
«Messieurs, lui dit-il, vous me sifflez; c'est fort bien fait, je ne me plains pas de cela; mais vous ne savez pas une chose: c'est que mes camarades prennent tous les bons rôles et me laissent les Gérontes, les Dorantes. Oh! si l'on me donnait un Ariste, un Prince, un Pasquin vous verriez; mais qu'est-ce que vous voulez que je fasse d'un Dorante, d'un Géronte? Vous ne dites mot; il faut donc que je continue, et vous êtes encore bien heureux que je m'en donne la peine.» Le parterre applaudit, et le Dorante du Joueur continua et acheva paisiblement de dire son rôle.
En 1697, Regnard fit jouer sa jolie comédie du Distrait, dont le caractère principal est copié sur celui du duc de Brancas, si célèbre par son inconcevable et divertissante distraction. La pièce ne réussit pas, elle n'eut que quatre représentations; mais trente-quatre ans plus tard, bien longtemps après la mort de l'auteur, en 1731, elle fut reprise et eut un grand succès.
Démocrite amoureux, comédie en cinq actes et en vers, donnée en 1700, réussit; mais les puristes de l'époque firent à l'auteur une grande querelle de ce qu'il n'avait pas observé l'unité de lieu; en effet la scène change au second acte. On prétendit alors qu'il eût été facile d'éviter cette faute en supprimant le premier acte, mais que l'auteur n'avait pas voulu entendre parler de cela, attendu qu'il eût fallu sacrifier toutes les plaisanteries qui s'y trouvent. Aujourd'hui que nous sommes loin des trois fameuses unités, ou plutôt que les trois unités sont loin de nous, nous comprenons peu l'importance attachée à un changement de décors. Nous dirons même plus, nous croyons que les pièces dans lesquelles la scène restant la même la décoration ne change pas, offrent une certaine monotonie qui dispose peu favorablement le public. De nos jours, il faut à ce public le spectacle des yeux aussi bien que celui de la parole.
En 1704, la comédie en trois actes, en vers avec prologue et divertissement des Folies amoureuses, donna lieu à un embarras qui faillit entraver la représentation. L'actrice chargée du rôle de la Folle, mademoiselle Lecouvreur, ne savait pas jouer de la guitare. Comment faire? On décide qu'un fameux musicien, Chabrun, se tiendra dans le trou du souffleur et jouera l'air italien. Rien de plus simple et de plus fréquent de nos jours; mais alors le public, plus susceptible à ce qu'il paraît, fut sur le point de se fâcher, il finit par se moquer de l'actrice si peu guitariste et pinçant dans le vide. Il est vrai de dire qu'elle ne sut pas du tout prêter à l'illusion.
Regnard, qui avait parfaitement et sans scrupule dépouillé Dufresny de son Joueur, ne recula pas devant de bons gros larcins faits à Rotrou pour ses Ménechmes, comédie en cinq actes et en vers donnée par lui en 1705. Cette jolie pièce fut l'occasion d'une dédicace de l'auteur à Despréaux, à la suite d'un raccommodement obtenu par un ami commun.
Une des meilleures comédies de Regnard, le Légataire, en cinq actes et en vers, fut la dernière qu'il fit représenter, en 1708, un an à peine avant sa mort. On lui reproche la scène où Crispin imite le moribond pour dicter un testament; mais ce n'était là que la copie d'un fait qui s'était produit du temps de l'auteur et avait même eu un certain retentissement. Regnard, par suite de ce reproche, voulut composer une critique de son Légataire, il en fit une petite pièce en prose qui ne réussit pas.
Un autre larcin de Regnard fut le charmant acte, resté à la scène de: Attendez-moi sous l'orme. Ce fut encore le collaborateur et ami Dufresny qui fut volé en cette occasion. Dufresny le réclama, mais il n'en est pas moins imprimé dans les œuvres de Regnard. On a bien prétendu que ce dernier l'avait acheté trois cents livres de l'auteur véritable, un beau matin que le malheureux, fort coutumier du fait, avait un pressant besoin d'argent; mais rien n'est moins prouvé.
Un jour que l'excellent comique Armand jouait le rôle de Pasquin dans cette petite pièce, après ces mots: «—Que dit-on d'intéressant? Vous avez des nouvelles de Flandres? il répliqua sur-le-champ: «—Un bruit se répand que Port-Mahon est pris.» Le vainqueur de Port-Mahon, le duc de Richelieu, était le parrain d'Armand. Le public, qui aimait beaucoup l'acteur, applaudit et lui sut gré de ce trait de présence d'esprit, de délicatesse et de reconnaissance.
Deux vers du divertissement de cette comédie sont passés à l'état de proverbe:
Regnard a eu les aventures les plus extraordinaires, il les a écrites en dissimulant son nom sous celui de Zélis. L'histoire peut-être un peu amplifiée de ses amours avec une fort belle dame née en Provence, qu'il trouva en Italie et qui fut comme lui captive chez les infidèles; le récit de ses voyages dans le nord de l'Europe jusqu'au fond de la Laponie, avec deux gentilhommes français, messieurs de Corberon et de Fercourt, tous deux originaires de Picardie, sont des plus curieux et des plus intéressants. La première partie de l'existence de cet auteur célèbre est un véritable roman: ses tribulations, ses amours et son séjour au milieu des Algériens et des Turcs pourraient facilement fournir matière à un drame des plus pathétiques.
Après le voleur, le volé. Dufresny, auteur fécond dont la carrière dramatique s'étend de 1692 à 1721, avait été doué par la nature d'une organisation fort riche, car il était propre à tout ce qui touchait aux beaux-arts. Poëte, prosateur, musicien, dessinateur, sculpteur, architecte, il avait un talent si réel pour ce qui tient à l'embellissement des jardins, que le Grand Roi, lorsqu'il voulut faire dessiner le parc de Versailles, lui demanda des plans, et s'il n'ordonna pas de les suivre, c'est qu'ils eussent entraîné même le prodigue Louis XIV dans des frais trop considérables. Cela valut toujours à Dufresny le brevet de contrôleur des jardins royaux, qu'il cumula bientôt avec le privilége d'une manufacture de grandes glaces créée pour lui. Cette manufacture prit en peu de temps une extension telle que l'on chercha à en obtenir la cession. Dufresny eût pu en tirer un bon prix, mais toujours à court d'argent, tant il en gaspillait pour ses plaisirs et ses passions, il fut circonvenu un jour où il était sans le sou et céda son privilége pour une somme modique. Le temps du privilége expiré, Louis XIV, qui aimait Dufresny, ordonna aux nouveaux entrepreneurs de servir au poëte une rente viagère de trois mille livres. Il voulait assurer ainsi l'existence toujours problématique de son protégé. Il n'y réussit pas, Dufresny vendit cette rente. En apprenant ce dernier trait, le Roi dit en riant qu'il ne se croyait pas assez puissant pour l'enrichir.
Louis XIV avait un véritable faible pour cet auteur, non-seulement à cause de son talent, de son organisation artistique qui lui permettait de tout comprendre en fait d'art sans même avoir jamais rien appris, mais aussi et surtout parce que arrière-petit-fils de la belle Jardinière d'Anet, honorée jadis des bontés (comme on disait alors et je crois bien encore aujourd'hui) du roi Henri IV, il ne s'était jamais prévalu de son origine. Du reste, son père et son aïeul avaient été ainsi que lui sans ambition.
Comme nous l'avons dit, Dufresny était musicien sans avoir jamais appris la musique; il a composé un grand nombre de chansons à caractère. Lorsqu'il avait trouvé un air qui lui plaisait, il s'en venait le chanter à Grandval, qui le lui notait. Il était habile dessinateur sans avoir la moindre notion de cet art, sans avoir manié le pinceau ni le crayon.
Comme auteur dramatique, il tient une bonne place parmi ceux du deuxième ordre. Ses comédies offrent un dialogue vif, spirituel, sans affectation et semé d'un comique de bon aloi. Sa prose a toute la vivacité des vers; ses vers tout le naturel de la prose. Il choisit ses sujets avec un discernement et une décence de bon goût d'autant plus louable que jusqu'alors les maîtres eux-mêmes n'avaient pas agi de cette façon. Ses caractères saillants sont pleins d'originalité. S'il est des reproches à lui faire, c'est d'avoir adopté des plans peu réguliers et des dénoûments un peu trop brusques. Il ne saurait être comparé ni à Molière ni à Regnard, auxquels il est certainement inférieur. Une chose assez singulière c'est que très-peu de ses pièces ont réussi de son vivant, tandis que plusieurs, reprises après sa mort, ont eu alors du succès.
Nous avons déjà parlé d'Attendez-moi sous l'orme. En 1692, Dufresny donna le Négligent, comédie en un acte et en prose, dans laquelle on trouve le caractère d'un poëte qui se laisse aller à une action peu délicate moyennant un prix de trente pistoles. On reprocha beaucoup à l'auteur d'avoir mis en scène un écrivain dont on est obligé de mépriser l'action; on prétendit qu'en agissant ainsi les hommes de lettres s'avilissaient eux-mêmes. Le Chevalier Joueur (1697) et la Joueuse (1700) sont deux pièces qui n'eurent pas de succès et dont le sujet est le même que celui du Joueur. Dufresny les composa évidemment en haine de Regnard et comme une sorte de protestation contre son plagiat.
Parmi les comédies de Dufresny se trouve le Jaloux honteux de l'être, comédie en cinq actes et en prose, jouée en 1708, qui n'eut aucun succès quoiqu'elle soit un des bons ouvrages de l'auteur. Par la suite Collé la réduisit en trois actes et fit disparaître trois personnages inutiles.
Un des auteurs comiques les plus féconds de la fin du règne de Louis XIV, et du commencement de la Régence, un de ceux principalement dont les pièces ont eu non-seulement du succès lors de leur première apparition, mais sont restées le plus longtemps à la scène, fut sans contredit Legrand, auteur et acteur, né le 17 février 1673, le jour même de la mort de Molière, et mort en 1728. Ce Legrand était fils d'un chirurgien-major de l'Hôtel royal des Invalides. Son père le destinait au doctorat, mais le jeune homme se prit d'une telle passion pour le théâtre qu'un beau matin, il décampa, se fit acteur ambulant et passa en Pologne. L'ambassadeur du Grand Roi ayant eu occasion de l'entendre, le remarqua, le signala au Grand Dauphin, et la Comédie-Française, fort pauvre alors en sujets de mérite, le fit venir. Il débuta en 1695 dans le rôle de Tartuffe. Il échoua, ne se tint pas pour battu, parut une seconde fois en 1702, et enfin une troisième fois quelques mois plus tard. Reçu pour l'emploi des rois, des paysans et des rôles à manteau, il se mit en outre à composer et il le fit avec succès. Legrand avait une voix belle, pleine, sonore, mais à cela se bornaient ses qualités physiques. Il était petit, médiocrement fait et d'une figure assez ingrate. Ayant joué un grand rôle dans une tragédie et ayant été assez mal reçu, il s'approcha de la rampe et dit au public d'un air piqué:—«Messieurs, il vous est encore plus facile de vous accoutumer à une figure, qu'à moi d'en changer.» Il ne fallut rien moins que la haute protection du Grand Dauphin pour le faire admettre au Théâtre-Français. Par reconnaissance il adressa à son protecteur les vers suivants:
Comme acteur, Legrand entendait bien la scène et remplissait convenablement presque tous les rôles; comme auteur, sans approcher de Molière, il avait du mérite; c'était plutôt un esprit agréable qui plaisait à tout le monde qu'un talent de premier ordre. Il savait saisir avec beaucoup d'à-propos les travers du temps, les aventures, les circonstances de l'époque. Il se montrait ingénieux pour convertir en comédie une actualité que bien d'autres eussent laissé passer inaperçue. Il fut imité en cela par Boissy, un de ses successeurs, par lequel il fut même surpassé. Le talent de Legrand consistait surtout à donner à ses pièces une marche dont la régularité était observée jusque dans les plus petits détails, et à placer ses personnages dans des situations prêtant au comique; son défaut était de les laisser dégénérer en bouffonneries leur donnant un air de farces plutôt que de comédies. Le dialogue en est vif, spirituel, mais souvent l'auteur se laisse entraîner à des plaisanteries du plus mauvais goût, que l'on ne tolérerait peut-être pas de nos jours dans nos petits théâtres, sur la scène desquels on tolère cependant tant de platitudes.
Ainsi, dans le Roi de Cocagne, on trouve ceci:
Ce trait est d'autant plus déplacé, que dans le prologue de la pièce, l'auteur établit une sorte de lutte entre Thalie et l'auteur Plaisantinet, et que la muse dit à ce dernier, en lui parlant de la pièce qu'il propose:
Que de directeurs et d'auteurs Plaisantinet on trouve de nos jours! Et comme le public est indulgent à leur endroit! Mais revenons à Legrand. Il avait une véritable facilité, travaillait très-vite, de telle sorte que ses ouvrages manquent de correction et de ce fini fruit de la patience et du temps qu'on met à écrire. Il avait l'esprit d'à-propos: un jour, se promenant avec un de ses amis, un pauvre l'aborde, il lui fait l'aumône. Pour le remercier, le malheureux lui récite un De profundis. «—Eh! dis donc, répond aussitôt le roi de théâtre, me prends-tu pour un trépassé? au lieu d'entonner un De profundis, chante plutôt un Domine salvum fac regem. Je suis le roi sur la scène.»
Legrand a donné aux théâtres français, italiens, forains, en comédies, vaudevilles, parodies, près de quarante pièces en prose ou en vers, en un ou plusieurs actes, pièces composées en collaboration tantôt avec les uns tantôt avec les autres. Les auteurs Dominique, Alain, Fuzeliers, Quinault, le musicien Grandval l'ont tour à tour aidé de leur verve poétique, dramatique ou lyrique.
Une des premières productions de Legrand, l'Amour diable, jolie petite comédie en un acte et en vers, jouée en 1708 au Théâtre-Français, fut critiquée en trois lignes: «Le père est un fou, la fille une effrontée, l'enfant un libertin, le précepteur un ivrogne, l'amant un suborneur, la mère même ne vaut pas grand'chose puisqu'elle se soucie peu que son mari soit un diable.» Une aventure plaisante, habilement saisie par l'auteur, avait fait le sujet de cette pièce. Un lutin amoureux, prétendait-on, se faisait entendre chaque nuit dans certaine maison de Paris. Du reste la capitale du monde civilisé semble en possession perpétuelle de canards de cette espèce, revenant à certaines époques. Du temps de Legrand c'était le lutin amoureux; en 1750, c'était un diable qui avait choisi la boutique d'un grainetier de la rue du Four pour y tenir ses assises; en 1770, chaque nuit le diable ou les diables envahissaient, disait-on, la boutique d'un luthier, pour y donner des concerts infernaux. De nos jours, nous avons eu dans les faubourgs Saint-Denis et autres des exhibitions de la même espèce, et il s'est trouvé, en plein dix-neuvième siècle comme au dix-huitième, bon nombre de braves gens pour y croire; braves gens cependant, se vantant de faire partie de la population la plus sceptique de l'univers. Paris n'a-t-il pas eu tout récemment encore des serpents fantastiques et des crocodiles enchantés?......
La Foire Saint-Laurent, comédie en un acte, en vers, avec divertissement et musique de Grandval, représentée en 1709, donna lieu à une assez plaisante histoire. Il y avait alors à la foire Saint-Laurent une espèce de géant de bonne mine, nommé Lerat, qui, tout vêtu de noir, le corps à moitié couvert par une immense perruque, était chargé d'annoncer les tableaux changeants et d'attirer le public.
Doué d'une voix retentissante, débitant sa leçon avec un aplomb et un sang-froid imperturbables, il terminait invariablement son programme affriolant par ces mots: «Oui, Messieurs, vous serez contents, très-contents, extrêmement contents; et si vous n'êtes pas contents, on vous rendra votre argent; mais vous serez contents, très-contents, extrêmement contents.» Dans la comédie de Legrand, La Thorillière imita le bonhomme Lerat à s'y méprendre. Depuis et de nos jours, on a imité bien souvent les annonceurs de spectacles, ceux de Séraphin, des figures de cire, et jusqu'à l'invalide des Panoramas, tous y ont passé et aucun n'a pris la mouche. Lerat, plus susceptible, ne trouva rien de mieux pour se venger que d'ajouter à sa leçon: «Entrez, vous y verrez La Thorillière ivre, Baron avec la Desmare, Poisson qui tient un jeu, mademoiselle Dancourt et ses filles. Toute la Cour les a vus, tout Paris les a vus, on n'attend point; cela se voit dans le moment, et cela n'est pas cher. Vous serez contents, etc.» Le lieutenant de police trouva l'annonce un peu trop forte et la plaisanterie trop assaisonnée; il fit arrêter le géant et le retint en prison jusqu'à la fin de la foire.
L'Épreuve réciproque, en un acte et en prose (1711), une des bonnes pièces du répertoire de Legrand, a été réclamée après sa mort par Alain. Le jour de la première représentation, La Motte trouvant dans le foyer Alain, dont il connaissait la collaboration, lui dit en parlant de la comédie, qui avait plu généralement, mais qu'on avait trouvée trop courte:—«Vous n'avez pas assez allongé la courroie.» C'était une allusion assez mordante à la profession de sellier exercée par Alain. Ce même jour, Legrand, avant de jouer dans sa propre pièce de l'Épreuve, avait été obligé de paraître dans la Mort de Pompée. Le parterre, dont il était aimé et comme auteur et comme acteur comique, ne le sifflait pas, mais riait souvent de son jeu ridicule, c'est ce qui arriva pendant cette représentation. A la fin de la tragédie, Legrand annonça pour le lendemain, puis il dit: «Je souhaite, Messieurs, de vous faire rire un peu plus dans la petite pièce que je ne vous ai fait rire dans la grande.»
En 1718, Legrand donna le Roi de Cocagne, comédie en trois actes, en vers libres avec intermèdes, chants, danses, prologue, musique de Quinault. Dans le prologue il y a un poëte nommé La Farinière, dont l'original était très-connu sous le nom de poëte May. Ce pauvre diable avait composé plus de trente ouvrages, sans avoir pu réussir à en faire représenter un seul qui ne tombât à plat. May était toujours poudré à blanc; on le copia si bien qu'il se fâcha, et se plaignit au lieutenant de police. Pour l'apaiser, La Thorillière chargé du rôle conduisit le poëte au cabaret, le fit boire, et boire à tel point qu'on dut le coucher dans un lit du cabaret même. La Thorillière prit alors ses vêtements et vint sur la scène ainsi affublé. Le poëte May, original s'il en fut, avait eu cent mille francs à lui. Il avait résolu de les manger en cinq ans, vivant comme un homme qui possède vingt mille livres de rente. Il le fit et se trouva sans le sou au commencement de la sixième année. Les comédiens Français eurent la pensée généreuse de lui venir en aide et de lui fournir une pension de cent écus payable par mois pour l'empêcher de mourir de faim. Du reste, cet homme montrait dans sa misère un stoïcisme admirable, jamais il ne se plaignait. Un de ses amis, le rencontrant pendant l'hiver le plus rigoureux et le voyant vêtu de toile, ne put en tirer que ce mot: «Je souffre.» Le duc de Ventadour l'aimait, lui donnait quelquefois la table et des vêtements; mais quand il le recevait à dîner, il le rationnait à une bouteille de vin, sans quoi il s'enivrait. Un jour il lui fit cadeau d'une magnifique perruque toute neuve, lui recommandant de la ménager et de ne la porter que quand il ferait beau temps. A quelques jours de là May vient chez le duc avec sa perruque, il pleuvait à verse. «—Pourquoi n'avez-vous pas mis votre mauvaise perruque? lui dit le duc.—Parce que je l'ai vendue.—Et pourquoi l'avez-vous vendue?—Pour ne pas vendre la neuve.» Il mourut sur une botte de paille.
La comédie de Cartouche en 1721 eut un succès d'à-propos, parce que, composée avant l'arrestation du célèbre voleur, elle fut représentée précisément le jour de son supplice. L'impatience du public pour entendre cette espèce de vaudeville fut si grande qu'on ne put achever la comédie d'Ésope à la cour.
L'année suivante, Legrand fit représenter au château de Chantilly, dans une fête donnée par le duc d'Enghien au roi, son ambigu-comique intitulé le Ballet des vingt-quatre heures, en trois actes, en prose, avec prologue en vers, avec musique et divertissements. En 1725, il donna un ambigu dans le même genre, ayant deux comédies en un acte et un prologue. L'une des comédies était intitulée les Nouveaux débarqués, l'autre la Française italienne. Ces deux pièces étaient entremêlées d'un divertissement de Dangeville avec musique de Quinault. La Revue du régiment de la Calotte dans la Française italienne, permit à Arnaud de contrefaire avec tant de vérité le Pantalon des Italiens, que celui-ci s'écria: «Si je ne me sentais au parterre, je me croirais sur le théâtre.»
Le Régiment de la Calotte dont nous venons de prononcer le nom et qui donna lieu à quelques petites pièces, dont un opéra comique en 1721, était un régiment métaphysique inventé par des plaisants qui se distribuèrent les principaux grades et envoyèrent ensuite des brevets burlesques, en prose et en vers, à tous ceux qui avaient par quelque singularité appelé sur eux l'attention du public. On a fait de ces brevets un recueil assez volumineux. Quelques-uns seulement méritent d'être lus. Nous reviendrons sur ce fameux régiment lorsque nous parlerons de l'opéra de Lesage.
Les Amazones modernes, un des derniers ouvrages de Legrand, avec divertissements (musique de Quinault), comédie en trois actes et en prose, jouée en 1727, fut d'abord sifflée à outrance, et au milieu d'un fou rire, d'une gaieté, de plaisanteries, de bons mots qui amusèrent beaucoup les spectateurs et assez peu les auteurs. Legrand éprouva même une mortification qui lui fut assez cruelle. Il jouait le rôle de Maître Robert. Dans un monologue, après avoir fait une déclaration rejetée avec dédain, il se disait à lui-même:—«Eh bien, monsieur Maître Robert, vous le voyez, avec vos idées saugrenues, vous n'êtes qu'un sot.» L'acteur-auteur fut pris au mot par le parterre et par la salle entière, qui applaudit avec frénésie ces mots en les appliquant à la situation. Malgré cette chute éclatante, les comédiens, qui aimaient leur collègue, auquel d'ailleurs ils avaient de réelles obligations, tentèrent de reprendre sa comédie en changeant le titre en celui de Triomphe des Dames; ce tour de passe-passe ne réussit pas, le public l'avait condamné sans retour.
Nous pourrions citer encore parmi les productions de Legrand plusieurs parodies fort amusantes, mais elles furent représentées sur les théâtres italiens ou de la foire; il en sera donc question lorsque nous aborderons l'histoire anecdotique de ces théâtres secondaires.
Nous aurions dû, avant Legrand, parler du célèbre Baron, le Talma du dix-septième siècle, le comédien, l'artiste le plus accompli peut-être qui ait jamais paru, mais auteur assez médiocre et qui eut deux travers poussés à un point extrême: celui de donner sous son nom des pièces qui, selon toute apparence, ne lui doivent pas le jour; celui plus plaisant de vouloir rehausser la profession d'acteur au point de se poser presqu'en égal des personnages les plus élevés.
Baron, fils d'un comédien et d'une comédienne de l'hôtel de Bourgogne, dont le nom véritable était Boyron, mais dont le père ayant été à plusieurs reprises appelé Baron par Louis XIII, se crut en droit de conserver cette variante, resta orphelin à huit ans. Il entra dans la troupe des petits acteurs du Dauphin. Molière le vit, remarqua ses dispositions naturelles, l'attacha à son théâtre et se plut à le former; mais ayant eu maille à partir avec madame Molière de qui il essuyait de mauvais traitements, il revint avec ses jeunes compagnons; il les quitta bientôt après pour rentrer définitivement dans la troupe du Marais. Après la mort du maître, il fut admis à l'hôtel de Bourgogne, où il ne tarda pas à acquérir la réputation du plus grand comédien de l'époque. Sa vanité dès lors ne connut plus de bornes, et apprenant qu'on l'avait surnommé le Roscius de son siècle il se prit à dire dans un moment d'enthousiasme personnel:—«On voit un César tous les cent ans, mais il en faut deux mille pour produire un Baron. Un autre jour son cocher et son laquais ayant été rossés par les gens du marquis de Byron, lequel consentait, selon l'usage de cette époque, à admettre quelques bons acteurs dans son intimité, Baron se plaignit au grand seigneur:—«Vos gens, dit-il, ont maltraité les miens, je vous en demande justice.—Et que veux-tu que j'y fasse, mon pauvre Baron, reprit en riant le marquis, pourquoi diable aussi te mêles-tu d'avoir des gens?
Né avec tous les dons physiques de la nature, Baron, dont les talents avaient été perfectionnés par l'art, possédait la figure la plus noble, la voix la plus sonore et une intelligence supérieure. Le grand Rousseau traça son portrait dans ces quatre vers:
Dans les conditions où il se trouvait placé, il semble que Baron devait se trouver satisfait de son sort; il n'en fut rien, et comme il est dans la nature humaine de vouloir toujours être autre chose que ce que l'on est, il rêva la gloire d'auteur. Il se mit donc à composer quelques pièces. Il donna d'abord en 1685 le Rendez-vous des Tuileries ou le Coquet trompé, et les Enlèvements, médiocres comédies en prose; l'année suivante il fit représenter l'Homme à bonnes fortunes, qui eut un très-grand succès et qui est même resté longtemps à la scène. Malheureusement pour Baron, on prétendait qu'il avait acheté cette comédie fort cher à monsieur d'Aligre. Cependant il ne serait pas impossible qu'elle fût réellement de son crû, d'abord parce que Moncade est la personnification de l'acteur lui-même, ensuite parce que le dialogue est du fait d'un homme habitué au monde, comme l'était Baron; enfin, parce qu'elle est dans ses cinq actes d'une longueur qui la ferait trouver fort ennuyeuse aujourd'hui et qui la rend quasi insupportable à la lecture. Cet acteur-auteur in partibus aimait beaucoup à faire croire à ses bonnes fortunes; il en avait eu quelques-unes, il faut le dire, et dans le grand monde, à la honte des belles dames de l'époque. Il était vaniteux et fat, aussi ne serait-il pas fort étonnant qu'il eût pu puiser dans son propre fonds de quoi défrayer cette longue et soporifique comédie.
On prétend qu'à propos d'elle, un acteur comique vivant quelques années après Baron, discutant et se plaignant de ce qu'on avait, à la scène, remplacé le bon et utile comique par des études alambiquées, quelqu'un lui dit: «—Mais tout cela est dans la nature.—Pardieu, s'écria-t-il aussitôt, dans un mouvement de colère et dans un langage des moins gazés: Mon c... aussi est dans la nature et je porte des culottes!...
Deux autres comédies de Baron, l'Andrienne, en cinq actes et en vers, jouée en 1703, et les Adelphes, également en cinq actes et en vers, donnée en 1705, toutes deux imitées de Térence, sont toutes deux aussi attribuées au père de la Rue, Jésuite. Ce qu'il y a de certain, c'est que l'auteur de l'Homme à bonnes fortunes ne saurait être l'auteur de ces dernières comédies; style, dialogue, rien n'est plus dissemblable.
Boissy avait fait une satire intitulée l'Élève de Terpsichore, dans laquelle les œuvres de Baron n'étaient pas ménagées. Un libraire, ancien comédien, lui communiqua manuscrite cette satire de Boissy; Baron vit le danger, et pour le conjurer, il envoya bien vite au poëte son Andrienne en donnant les plus grands éloges à la satire. Les vers si mal sonnants pour le pauvre Baron disparurent à sa plus grande joie.
Il paraît que peu de jours avant la première représentation des Adelphes, on commençait à parler beaucoup de cette comédie. Monsieur de Roquelaure pria Baron de venir la lire chez lui.—«Tu sais que je m'y connais, lui dit-il, je veux savoir si tu es moins ennuyeux que Térence, j'en ai fait fête à trois femmes d'esprit, viens dîner avec nous.» Baron flatté accepte avec reconnaissance et arrive à l'hôtel son manuscrit sous le bras, brûlant de lire son œuvre. Le dîner se prolonge. Enfin on sort de table; mais les trois grandes dames, les plus illustres brelandières de la haute société de cette époque, ne sont pas plus tôt au salon qu'elles demandent des cartes. «—Des cartes! s'écrie Roquelaure; mais Baron va nous lire sa pièce.—Sans doute, répond une des comtesses, pendant ce temps-là nous ferons notre partie. Nous aurons double plaisir.» En entendant ces mots, Baron furieux se sauve et court encore, tandis que l'amphitryon se tient les côtes de rire.
Poinsinet fit de cette anecdote une jolie petite scène de sa comédie du Cercle.
La vanité de Baron lui valut un coup de plume assez piquant de Lesage dans le roman du Diable boiteux. Voici le portrait que l'aimable, satirique et spirituel auteur trace du comédien en faisant dire au démon:
«J'aperçois un histrion qui goûte, dans un profond sommeil, la douceur d'un songe qui le flatte agréablement. Cet acteur est si vieux, qu'il n'y a tête d'homme à Madrid qui puisse dire l'avoir vu débuter. Il y a si longtemps qu'il paroît sur le théâtre, qu'il est, pour ainsi dire, théâtrifié. Il a du talent; et il en est si fier et si vain, qu'il s'imagine qu'un personnage tel que lui est au-dessus d'un homme. Sçavez-vous ce que fait ce superbe héros de coulisse? Il rêve qu'il se meurt, et qu'il voit toutes les divinités de l'Olympe assemblées pour décider de ce qu'elles doivent faire d'un mortel de son importance. Il entend Mercure qui expose au conseil des Dieux, que ce fameux comédien, après avoir eu l'honneur de représenter si souvent sur la scène Jupiter et les autres principaux immortels, ne doit pas être assujetti au sort commun à tous les humains, et qu'il mérite d'être reçu dans la troupe céleste. Momus applaudit au sentiment de Mercure; mais quelques autres dieux et quelques déesses se révoltent contre la proposition d'une apothéose si nouvelle; et Jupiter, pour les mettre tous d'accord, change le vieux comédien en une figure de décoration.»
Le Noble (Eustache Tenelière), qui a publié des ouvrages en tout genre et en grand nombre, eut l'existence la plus singulière, la plus bohême, dirait-on aujourd'hui.
Né à Troyes en 1643, d'une famille distinguée, il s'éleva par son esprit à la charge de procureur-général du Parlement de Metz. Il jouissait d'une réputation brillante et d'une fortune avantageuse, lorsqu'il fut accusé d'avoir fait à son profit de faux actes. Il fut mis en prison au Châtelet, et condamné à faire amende honorable et à un bannissement de neuf ans. Le Noble appela de cette sentence, qui n'était que trop juste, et il fut transféré à la Conciergerie. Gabrielle Perreau, connue sous le nom de la Belle Épicière, était alors dans cette prison, où son mari l'avait fait mettre pour ses désordres. Le Noble la connut, l'aima, et se chargea d'être son avocat; cette femme ne fut pas insensible. Une figure prévenante, beaucoup d'esprit, une imagination vive, une facilité extrême pour parler et pour écrire, tout dans Le Noble annonçait un homme aimable. Les deux amants en vinrent bientôt aux dernières faiblesses. La Belle Épicière demanda à être enfermée dans un couvent, pour y accoucher secrètement entre les mains d'une sage-femme, que Le Noble y fit entrer comme pensionnaire. Le fruit de ses désordres parut bientôt au jour; et elle fut transférée dans un autre couvent, d'où elle trouva le moyen de se sauver. Le Noble s'évada aussi quelque temps après de la Conciergerie, pour rejoindre sa maîtresse. Ils vécurent ensemble quelque temps changeant souvent de quartier et de nom, de peur de surprise.
Pendant cette vie errante, elle accoucha de nouveau. Le Noble fut repris et mis en prison, où il fut condamné, comme faussaire, à faire amende honorable dans la chambre du Châtelet et à un bannissement de neuf ans. Son amante fut jugée; et en vertu d'un autre arrêt, Le Noble fut chargé de trois enfants déclarés bâtards. Malgré ce nouvel incident, il obtint la permission de revenir en France, à la condition de ne point exercer de charge de judicature. Les malheurs de Le Noble ne l'avaient point corrigé: il fut déréglé et dissipateur toute sa vie, qu'il termina dans la misère, en 1711, âgé de soixante-huit ans. Il fallut que, par charité, la paroisse de Saint-Severin se chargeât de l'enterrement de cet homme, qui avait fait gagner plus de cent mille écus à ses imprimeurs. On a de lui un grand nombre d'ouvrages, recueillis en vingt volumes. On pourrait les diviser en trois classes: dans la première, on placerait les ouvrages sérieux; dans la seconde, les ouvrages romanesques, et dans la troisième, les ouvrages poétiques, parmi lesquels on doit compter quatre pièces de théâtre, savoir: Ésope, les Deux Arlequins, Thalestris et le Fourbe.
Deux des pièces de Le Noble parurent au Théâtre-Français et deux au Théâtre-Italien. Les deux Arlequins (1691), pièce en trois actes et en vers, eut pour principal interprète le fameux Gherardi, qui imitait, dans Arlequin l'aîné, Baron, plus fameux encore, lequel venait de quitter le théâtre. Le public ne pouvant voir son idole courait en voir la copie. Cette comédie fut jouée sur le théâtre de Bruxelles, et l'on raconte que l'acteur chargé du rôle d'Arlequin ayant été sifflé, déclara tout net au public que si on recommençait il brûlerait ses habits de théâtre. Le lendemain à peine était-il en scène que de tout côté il vit pleuvoir près de lui des allumettes.
Le Fourbe, comédie en trois actes et en prose (1693), fut l'objet d'une singulière méprise. Le parterre la reçut fort mal. On ne put la jouer tout entière. Le secrétaire de la Comédie-Française, voulant marquer sur le registre qu'elle n'avait pas été écoutée jusqu'à la fin, écrivit: le Fourbe pas achevé. Les auteurs de l'Histoire du Théâtre-Français prirent l'S pour un R et placèrent cette pièce dans le répertoire sous le nom du Fourbe Parachevé.
Lesage, contemporain de Baron, de Legrand, de Le Noble, de Campistron, mérite d'être étudié comme auteur de romans inimitables et comme l'un des créateurs du véritable opéra comique, plutôt que comme auteur du Théâtre-Français. En effet, il ne donna à ce théâtre que deux comédies, Crispin rival de son maître et Turcaret. Il est vrai que ces deux comédies sont restées à la scène, qu'elles y sont encore, surtout la dernière, qui a créé un type, celui du financier ou Turcaret, du nom du principal personnage, en sorte qu'on dit depuis cette pièce un turcaret, ainsi que l'on dit depuis Molière, un harpagon et un tartuffe.
Né en Bretagne en 1677, Lesage, orphelin à huit ans, ruiné par un oncle et tuteur maladroit, se maria de bonne heure, composa les romans de Gil Blas, de Gusman d'Alfarache, du Diable boiteux, du Bachelier de Salamanque et essaya (comme on dit aujourd'hui), de faire du théâtre. Il ne réussit pas d'abord. Quelques pièces tirées d'auteurs espagnols, traitées dans le goût espagnol, échouèrent ou ne purent pas même obtenir les honneurs de la représentation. Un peu dégoûté par ces revers successifs, il aborda les théâtres forains, y eut de grands succès ainsi qu'au Théâtre-Italien, et finit par obtenir des comédiens français de jouer son Crispin Rival en 1707 et son Turcaret en 1709. La première de ces deux comédies fut donnée le même jour que César Ursin, également de lui, mais qui fut sifflée impitoyablement malgré la présence du prince de Conti. Le public, qui s'était montré fort mal disposé pour César, accueillit avec empressement et force applaudissements Crispin. Une chose assez bizarre, c'est que les deux mêmes pièces ayant été représentées à la Cour, ce fut César à qui le brillant aréopage fit fête, et Crispin qu'il considéra comme une simple farce. La ville avait fait preuve de meilleur jugement que la Cour dans cette circonstance.
Quelques jours avant la première représentation de Turcaret, il n'était question à Paris, que de cette pièce. La duchesse de Bouillon fit prier Lesage de lui la lire; comme l'auteur ne pouvait le faire après avoir mangé, sans risquer de se rendre malade, il demanda qu'on voulût bien fixer l'heure de midi. Tout le monde est exact au rendez-vous, sauf l'auteur, qui ne paraît pas. Une heure, deux heures sonnent, pas de Lesage, pas de Turcaret. Enfin ils arrivent l'un portant l'autre. Lesage se confond en excuses, expliquant à la duchesse qu'il n'a pu sortir plus tôt du tribunal où se jugeait un procès duquel dépendait sa fortune.—N'importe, lui dit durement et avec hauteur la grande dame, vous m'avez fait perdre fort impertinemment deux heures à vous attendre.—Madame la duchesse, répond aussitôt Lesage, je vais vous faire regagner ces deux heures, en ne vous lisant pas ma comédie.» Là-dessus il sort du salon. En vain on court après lui, on veut le faire revenir, il refuse. Depuis il ne remit jamais les pieds à l'hôtel de Bouillon.
Turcaret, satire sanglante contre les traitants dont Lesage avait, dit-on, à se plaindre, l'un d'eux lui ayant ôté un emploi lucratif dont il s'acquittait avec honneur, Turcaret eut de la peine à se produire sur la scène. Comme le Tartuffe, comme pour beaucoup de comédies qui mettent à nu un vice, font école et démasquent des hommes puissants, on voulut s'opposer à ce qu'il parût. Les financiers remuèrent ciel et terre dans ce but; ils échouèrent. Elle eut un certain succès, mais pas autant qu'elle en a eu depuis. D'abord le froid excessif de l'hiver de 1709 retint chez eux bien des gens qui auraient désiré l'entendre, et qui n'osaient affronter les glaces de la Comédie-Française (les calorifères et le gaz, ces deux agents d'un calorique souvent excessif et gênant dans nos théâtres modernes, n'étaient pas encore inventés.) Ensuite cette pièce, à ce qu'il paraît, renfermait trop de portraits d'originaux de l'époque, portraits frappants, si frappants que les murmures parvinrent en haut lieu et suscitèrent des difficultés. Il fallut l'ordre du Dauphin pour faire reparaître cette charmante comédie.
Bien que le Turcaret de Lesage ait déjà un siècle et demi, on peut dire que bien des choses qui s'y trouvent n'ont pas vieilli, ainsi lorsqu'à la scène dernière du premier acte, Frontin se dit à lui-même:—«J'admire le train de la vie humaine! nous plumons une coquette, la coquette mange un homme d'affaires, l'homme d'affaires en pille d'autres: cela fait un ricochet de fourberies le plus plaisant du monde.» Remplacez coquette et homme d'affaires par deux autres noms plus modernes, et vous avez une tirade qui va droit à l'enseigne du monde actuel.
Et ceci encore, dans la première scène du deuxième acte:
FRONTIN, à la Baronne.
Elle servait des personnes qui mènent une vie retirée, qui ne reçoivent que des visites sérieuses; un mari et une femme qui s'aiment; des gens extraordinaires. Eh bien, c'est une maison triste; ma pupille s'y est ennuyée.
LA BARONNE.
Où donc est-elle, à l'heure qu'il est?
FRONTIN.
Elle est logée chez une vieille prude de ma connaissance, qui, par charité, retire les femmes de chambre sans condition, pour savoir ce qui se passe dans les familles.
A la scène douzième du quatrième acte:
LA BARONNE, à Mme Jacob.
Eh! que faites-vous donc, madame Jacob, pour pourvoir ainsi, toute seule, aux dépenses de votre famille?
Mme JACOB.
Je fais des mariages, ma bonne dame. Il est vrai que ce sont des mariages légitimes: ils ne produisent pas tant que les autres; mais, voyez-vous, je ne veux rien avoir à me reprocher..... Et si madame était dans le goût de se marier, j'ai en main le plus excellent sujet.
Ce qui prouve que M. Foy n'est pas l'inventeur de son art, et qu'il pourrait faire remonter au commencement du dix-huitième siècle sa maison d'agence matrimoniale.
Il serait injuste de juger Lesage d'après ses premiers essais. Il s'était fourvoyé dans la traduction de drames espagnols longs, diffus, à caractères absurdes, romanesques, sans vérité; aussi n'a-t-il commencé à réussir qu'en redevenant lui-même, en abandonnant l'imitation d'un genre antipathique à la nation française, et en cherchant dans les propres inspirations de son talent et la mise en scène de ridicules, d'études de mœurs ou d'aventures prêtant au bon comique. Ses ouvrages sont pleins de finesse, de traits, de pensées vives et saillantes qui frappent en passant sans blesser. Comparaisons plaisantes, réflexions malignes, incidents bien trouvés, style pur, dialogue aisé et animé, voilà ce qu'on rencontre à chaque pas dans les œuvres dramatiques de Lesage, qui ne donna pas moins de quatre-vingts pièces aux petits théâtres de la Foire et aux Italiens. Nous reviendrons sur cet auteur lorsque nous traiterons de l'opéra comique.
Nous avons déjà parlé de Campistron, auteur dramatique de second ordre plutôt qu'auteur comique, puisqu'il ne donna à la scène que deux comédies, le Jaloux désabusé et l'Amante amant.
Lafont, dont nous n'avons pas encore prononcé le nom, mérite qu'on s'arrête à quelques-uns de ses ouvrages. Fils d'un procureur au Parlement de Paris, il naquit dans cette ville en 1686 et mourut assez jeune (en 1725), après avoir donné au Théâtre-Français cinq à six comédies assez jolies, et à l'Opéra-Comique (théâtre de la Foire), en collaboration avec Lesage ou d'Orneval, quelquefois avec tous deux, un pareil nombre de pièces estimées. En outre, l'Opéra eut de lui deux productions curieuses. Homme d'esprit, ayant d'heureuses dispositions pour le genre comique, il eût été à désirer pour le théâtre que sa vie fût plus longue. Ses comédies ont du naturel, les situations sont spirituellement choisies ou amenées, les rôles de valet semblent avoir été l'objet d'un soin particulier, il les place toujours dans une position piquante. Ses tableaux, a-t-on dit de ses œuvres, sont de charmantes toiles de chevalet, et peut-être a-t-il été bien inspiré en ne se risquant pas à composer une comédie en cinq actes. Du reste, la partie brillante de ses œuvres est la partie qui concerne l'Opéra. Malheureusement Lafont était joueur et buveur. Il passait le temps que lui laissait le travail, à boire dans quelque cabaret des environs de Paris ou à jouer dans quelque tripot de troisième ordre, n'étant pas assez favorisé de la fortune pour aborder les nombreuses et luxueuses maisons de jeu qui existaient alors. D'une indifférence toute philosophique à l'endroit des lieux où le menaient ses deux passions et à l'égard de ceux qu'il y rencontrait, il ne se montrait sensible qu'à la perte de son argent. Lorsqu'il avait tout perdu, ce qui lui arrivait presque chaque fois qu'il jouait, il se mettait au travail, pour passer du travail au jeu dès qu'il avait quelques écus dans la poche. Pendant l'hiver de 1709, il composa l'épigramme suivante, seule petite pièce qu'on connaisse de lui dans ce genre:
Danaé ou Jupiter Crispin, représentée en 1707, comédie en un acte et en vers libres, fut la première pièce de Lafont. Il emprunta ensuite aux Mille et une Nuits le sujet d'un autre ouvrage en un acte avec divertissement et musique de Gilliers, le Naufrage ou la Pompe funèbre de Crispin (1710).
Les Trois frères rivaux, une des jolies comédies de cet auteur, furent inventés à table. La Thorillière, dînant un jour avec Lafont, lui communiqua après boire et d'une façon très-embrouillée, le sujet d'une pièce dans laquelle il entrevoyait la manière de créer pour la scène un charmant rôle de valet intrigant. Lafont saisit avec beaucoup de bonheur cette idée et composa les Trois Frères. Ce fut un de ses beaux succès.
Nous ne devons pas oublier le théâtre de Jean-Baptiste Rousseau, théâtre bien médiocre à côté des autres poésies de ce grand auteur. Né à Paris en 1669 et fils d'un cordonnier, Rousseau, dont nous ne retracerons pas la vie, fut expulsé de France en 1712 par arrêt du Parlement. Il donna en 1694, le Café, assez médiocre petite pièce en un acte et en prose, dont le plus grand mérite est d'avoir inspiré le rondeau suivant:
Le Flatteur, comédie en cinq actes, jouée en 1696 en prose, mise en vers vingt années plus tard par l'auteur, eut un grand succès dans l'origine. «Le sujet, dit Rousseau, demandait autre chose que de la prose; mais quand je la donnai au public, j'étais trop jeune et trop timide pour entreprendre un ouvrage de deux mille vers.» On prétendit qu'au sortir de la première représentation du Flatteur, le père de Rousseau voulut l'embrasser et qu'il fut durement repoussé par son fils. Cela est peu croyable, mais n'en donna pas moins lieu à une chanson d'Autreau, chanson avec estampe et qui causa un profond chagrin à Rousseau:
Après le succès du Flatteur, Gâcon fit ce quatrain:
Rousseau fréquentait le café célèbre de l'époque, le café Laurent. Il y était, pour ainsi dire, le chef d'une bande de beaux-esprits, de poëtes en antagonisme avec une autre bande à la tête de laquelle se trouvait La Motte-Houdard. On s'y battait à coups d'épigrammes plus ou moins sanglantes. Après les représentations du Capricieux, joué avec un succès douteux en 1710, il y eut une recrudescence de ces épigrammes fort bien versifiées et qu'on attribua à Rousseau. Le poëte s'en défendit et accusa même Saurin d'en être l'auteur, de là le fameux procès qui se termina par l'arrêt du Parlement envoyant en exil perpétuel le malheureux Rousseau, accusé déjà et un peu convaincu d'une assez noire ingratitude.
C'est à l'occasion de ces faits et après les premières représentations du Capricieux, que Rousseau écrivit à son ami Duchet la lettre suivante:
«Permettez-moi, mon cher ami, de vous faire un petit reproche. D'où vient que m'écrivant un mois après la représentation de ma comédie, bien informé de ses diverses fortunes, que M. Desmarets, à qui vous aviez fait réponse, vous avait mandées; d'où vient, dis-je, mon ami, que vous m'écriviez d'un air mystérieux: Je vous félicite du succès qu'a dû avoir le Capricieux. En bonne foi est-ce avec moi qu'il faut prendre de ces politesses réservées et sèches? Pensez-vous que j'eusse trouvé mauvais que vous m'eussiez écrit: J'ai été bien étonné d'apprendre le mauvais sort de votre première représentation? Non, mon cher Duché, ce n'est point devant des gens comme vous que je suis honteux de ma mauvaise fortune. De qui est-ce qu'un malheureux recevra des consolations, si ce n'est de ses amis? Et comment pourront-ils le consoler, lorsqu'ils ignoreront ou feindront d'ignorer ce qui lui arrive? Ce n'est pourtant pas en cette occasion que j'en ai eu le plus de besoin. La pièce s'est relevée et a été fort applaudie pendant onze représentations, et aurait été à vingt, si les comédiens avaient voulu y joindre une pièce; ce qui, au lieu de cent pistoles que m'a valu cette comédie, m'en aurait valu deux cents. Mais apprenez la plus cruelle chose qui puisse arriver à un homme. On a fait des chansons sur un air de l'opéra qui se joue aujourd'hui, et depuis trois semaines, il en paraît tous les jours de nouveaux couplets; mais les plus atroces et les plus abominables du monde, à ce qu'on dit, contre tous ceux sans exception qui vont au café de madame Laurent. J'ai tort de dire sans exception, car je suis excepté, moi; et cela, joint à ce qu'elles sont fort bien rimées la plupart, a fait soupçonner que j'en étais l'auteur. De sorte qu'avec les sentiments que vous me connaissez, et l'intégrité dont je crois, sans vanité, que personne ne peut se louer à plus juste titre que moi, me voilà sans y penser mis au nombre des monstres qu'il faudrait étouffer à frais communs. Car il n'y a point de termes qui puissent exprimer la noirceur dont je serais coupable, si les meilleurs amis que j'aie eus, gens qui m'ont donné récemment, à l'occasion de ma pièce et en mille autres, des preuves de leur amitié et de l'intérêt qu'ils prennent en moi, gens, en un mot, dont je suis sûr; si ces gens-là, dis-je, étaient l'objet que j'eusse pris pour mes satires. Pour moi le parti que j'ai pris a été de faire une déclaration que j'étais prêt à signer que l'auteur de ces libelles est le plus grand coquin du monde. Je l'ai même mise en rimes, comme vous verrez par l'épigramme que je joins à cette lettre, et cela fait, j'ai renoncé, pour le reste de ma vie, à aller dans tous les lieux publics, où en effet des gens connus, comme nous, courent un fort grand risque, par le mélange inévitable de gens qu'on ne connaît point, et même de ceux qu'on connaît pour de malhonnêtes gens. Je m'en trouve très-bien; et depuis quinze jours que je cesse d'y aller, je suis devenu beaucoup plus attaché à mes affaires, plus assidu à voir bonne compagnie, et meilleur économe de mon temps. Il me fallait un malheur comme celui-là pour me dessiller les yeux, et me désacoquiner de la hantise d'un lieu qui, au bout du compte, n'honore pas ceux qui le fréquentent. A Paris, le 22 février 1710.»
Vers la fin du règne de Louis XIV et probablement dans le but d'amuser le vieux roi, qui ne s'amusait plus guère depuis qu'il était en puissance de la rigide marquise de Maintenon, on généralisa au théâtre l'usage des divertissements, introduit par Molière dans ses dernières pièces. On appelait divertissements les ballets, les chœurs, les danses mêlées de chants qu'on plaçait soit au milieu, soit à la fin des comédies, et que l'on justifiait tant bien que mal. C'est au reste un usage qui s'est perpétué à l'Opéra jusqu'à nos jours, puisque nous n'assistons pas à une grande mise en scène des chefs-d'œuvre lyriques, sans y voir intercalé un ballet dont quelquefois les chœurs en chantant forment la musique, ainsi que cela a lieu dans Guillaume Tell. Le sujet de l'opéra se prête quelquefois par lui-même à l'introduction du ballet ou divertissement, pour parler le langage de la fin du dix-septième siècle, plus souvent il est amené sans que l'on sache pourquoi; mais qu'importe une invraisemblance de plus ou de moins, tout n'est-il pas invraisemblance dans un opéra, dans un opéra-comique ou dans un vaudeville? Le théâtre, si l'on excepte la tragédie et la comédie, représente, comme la peinture, une nature de convention.
A l'époque dont nous parlons, quelques auteurs du second ordre, s'efforçaient de marcher sur les traces de Molière et ne pouvaient arriver qu'à tirer à eux, avec beaucoup de peine, quelques bribes de la succession du grand peintre dramatique; à cette époque, disons-nous, le divertissement prit des proportions considérables et, à notre avis, parfaitement ridicules. Plus de comédie médiocre qui n'eût son divertissement, jeté à la face du public, souvent sans rime ni raison; aussi voyons-nous presque tous les auteurs chercher leurs succès dans cet élément nouveau. Ajoutons cependant que beaucoup de bonnes et saines comédies représentées au Théâtre-Français et données par des hommes de talent, surent s'affranchir de ce tribut payé au goût du public.
A l'époque que nous allons aborder, c'est-à-dire sous la Régence, le Théâtre-Italien, les théâtres forains et l'Opéra avaient également pris des proportions considérables; beaucoup d'auteurs avaient abandonné les travaux sérieux de la Comédie-Française, pour se jeter dans les pièces moins difficiles à concevoir et qui attiraient le public. La haute comédie perd alors de son charme et l'on voit les scènes d'un ordre secondaire prédominer à Paris et dans la province. Le nombre des spectacles augmente et ce n'est point au profit des œuvres d'art.
XVII
LA COMÉDIE SOUS LA RÉGENCE
(DE 1715 A 1723)
Influence du théâtre sur les mœurs et des mœurs sur le théâtre.—Destouches seul auteur sérieux ayant produit des comédies à caractères pour la Comédie-Française sous la Régence.—Notice sur lui.—Son genre de talent. L'Ingrat (1712).—L'Irrésolu (1713).—La Fausse Veuve (1715).—Le Triple Mariage (1716).—Ce qui donna lieu à cette pièce.—L'Obstacle imprévu (1717).—Le Philosophe marié (1727).—Les Envieux (1727).—Anecdote.—Le Philosophe amoureux (1729).—Couplet sur cette pièce.—Le Glorieux (1732).—L'acteur Dufresne pris pour type.—Vers sur la préface de cette pièce.—L'Ambitieux et l'Indiscrète (1737).—Comédie longtemps interdite.—La force du Naturel (1750).—Mot de Mademoiselle Gaussin.—Bon mot d'une autre Gaussin moderne.—Le Dissipateur (1753).—La Fausse Agnès, l'Homme singulier, le Tambour nocturne, représentés après la mort de Destouches (en 1759, 1762, 1765).—Les Amours de Ragonde (1742), opéra comique composé pour la duchesse du Maine.
Si le théâtre influe sur les mœurs des peuples, les mœurs aussi influent sur le théâtre. Pendant les guerres de religion, la scène est occupée par des pièces à sujets religieux; pendant les graves périodes du gouvernement de Richelieu et du règne du Grand Roi, la scène voit naître les tragédies à sujets héroïques des Corneille et des Racine, les belles comédies de mœurs de Molière. Quand vient la Régence, avec ses mœurs légères, le théâtre perd ses auteurs sérieux; la comédie facile, l'opéra comique, le vaudeville, les pièces qui n'ont plus aucun cachet d'étude, qui commençaient à se faire pressentir aux dernières années de Louis XIV, font irruption sur notre théâtre; les Italiens, avec leurs bouffonneries, sont rappelés, et la scène tend à se modifier complétement, à devenir déjà ce qu'elle est de nos jours.
Sous le gouvernement du Régent, nous ne voyons guère qu'un seul auteur sérieux, Destouches, ayant bien voulu vouer son talent au Théâtre-Français, et nous rappeler, par ses comédies à caractères, l'école de Molière, qui s'éloignait de plus en plus à cette époque légère, frivole, graveleuse et inconséquente. Tous les autres auteurs s'étaient jetés du côté des Italiens ou travaillaient pour les théâtres de la Foire.
Philippe-Néricault Destouches, né à Tours en 1680, après avoir fait de bonnes études à Paris, entra dans l'armée et se trouva au siége de Barcelone où il faillit périr par suite d'une explosion de mine. Ayant fait la connaissance du marquis de Puysieux pendant que son régiment était à Soleure, le marquis, alors ambassadeur de France en Suisse, s'attacha beaucoup à lui et l'engagea si fortement à se vouer à la diplomatie, que Destouches suivit ce conseil. Grâce à son protecteur, il fut nommé bientôt premier secrétaire d'ambassade. L'étude des grandes affaires politiques ne l'empêcha pas de se livrer au culte des Muses, pour lequel il avait dès son enfance montré une vocation très-prononcée. Pendant son séjour en Suisse, il avait composé une de ses bonnes comédies, la première, le Curieux impertinent, qui eut plus tard du succès à Paris.
En 1717, le Régent l'envoya en Angleterre où il resta sept années chargé des affaires de France. Il s'y maria. Le duc d'Orléans lui destinait le département des affaires étrangères. Après la mort de ce prince, Destouches, qui avait déjà fait jouer plusieurs comédies très-remarquables, se retira dans une terre près de Melun. C'est dans cette solitude qu'il composa une bonne partie des pièces qui composent son répertoire. Il venait de temps en temps à Paris porter une comédie aux acteurs du Théâtre-Français, et repartait toujours pour sa campagne la veille de la première représentation. Il y mourut en 1754, à l'âge de soixante-quatorze ans. Il avait été reçu à l'Académie en 1723. Destouches était un homme d'une candeur, d'une franchise qui le firent toujours aimer et estimer de tout le monde. Impossible de voir personne ayant un plus aimable caractère.
On doit assigner à ce poëte une des meilleures places parmi les auteurs comiques qui ont travaillé pour la scène française. En effet, on remarque dans ses comédies une grande justesse de dialogue, une versification facile, un comique noble, une morale saine, un jugement mûri par l'étude, une élégante simplicité comparable à celle qu'on admire dans Térence, un soin parfait à rejeter tout ce qui sent l'afféterie. Ses compositions ont un grand cachet de vérité, de naturel, d'honnêteté. On peut le mettre au-dessous de Molière et au-dessus de Regnard; car s'il n'a ni la force comique du premier, ni la gaieté vive du second, il réunit à un certain degré les qualités essentielles de l'un et de l'autre. Souvent même ses comédies présentent un dénoûment plus adroit, plus heureux que le dénoûment des pièces de Molière, plus moral et plus décent que dans celles de Regnard. Le plus grand reproche que l'on puisse adresser aux compositions de Destouches, c'est un peu de monotonie dans la facture, un style quelquefois diffus et trop de régularité dans la marche de l'action.
La première comédie que Destouches fit jouer est le Curieux impertinent, en 1710. Il donna ensuite, en 1712, l'Ingrat, comédie en cinq actes et en vers, qui eut du succès. L'auteur, fils plein de bons sentiments et qui prélevait sur son avoir la somme considérable, à cette époque surtout, de quarante mille livres, pour l'envoyer d'Angleterre en France, à son père chargé d'une nombreuse famille, ce fils pouvait bien stigmatiser le vice affreux de l'ingratitude.
Une année plus tard, en 1713, Destouches donna une autre comédie en cinq actes et en vers, l'Irrésolu, et deux ans après le Médisant, également en cinq actes et en vers, et la Fausse Veuve ou le Jaloux sans jalousie, en un acte et en prose. Cette dernière pièce ne réussit pas. C'est à la suite de cette première représentation de la Fausse Veuve, que le théâtre resta fermé pendant un mois entier, à cause de la mort de Louis XIV. Le triple Mariage, jolie petite comédie en un acte et en prose, fut jouée en 1716. La donnée en paraîtrait aujourd'hui assez médiocre et parfaitement invraisemblable, cependant l'idée en fut suggérée à l'auteur par une aventure véritable. Un homme d'un âge avancé, père d'un fils et d'une fille, épouse en secret une jeune personne qui, au bout de quelques mois, le décide à déclarer son mariage. Le brave homme juge à propos de faire cette confidence à ses enfants, à la fin d'un repas de famille. Or, quel n'est pas son étonnement lorsque son fils, après avoir entendu l'aveu, se lève et vient présenter à la bénédiction paternelle une jeune femme qu'il a épousée aussi secrètement. La fille, à son tour, imite son frère et présente un mari qu'elle a pris sans le consentement de l'auteur de ses jours. Le père se décide à tout approuver et à porter un toast aux trois mariages. Telle est l'aventure que Destouches a fort spirituellement mise en action dans sa jolie comédie.
En 1717 parut l'Obstacle imprévu, comédie en cinq actes. En 1727, le Philosophe marié et les Envieux. Ainsi, on voit que Destouches resta dix années sans rien composer pour le théâtre, absorbé sans doute par ses fonctions diplomatiques. La comédie des Envieux est une critique du Philosophe marié. Cette dernière comédie, en cinq actes et en vers, est tout simplement l'histoire du mariage secret de l'auteur. Destouches, envoyé en Angleterre avec l'abbé depuis cardinal Dubois, resta pendant quelques mois à la cour de Londres avec le trop célèbre abbé. Dubois ayant été rappelé à Paris pour remplir les hautes fonctions de secrétaire des affaires étrangères, laissa Destouches en qualité de ministre plénipotentiaire de France. C'est alors que le poëte-diplomate conçut une passion des plus violentes pour une Anglaise fort jolie, d'une naissance fort distinguée. Il l'épousa dans la chapelle de l'ambassade. La bénédiction nuptiale fut donnée par le chapelain en présence de la sœur de sa femme et de quatre témoins. La cérémonie fut tenue secrète, et le mari, reprenant la plume du poëte, fit de cette union une fort bonne comédie. Puis il composa lui-même la critique de sa propre comédie, dans une pièce intitulée les Envieux.
En 1729 on joua au Théâtre-Français le Philosophe amoureux, qu'on devait donner sous le titre du Philosophe garçon, comédie en cinq actes et en vers, longtemps attendue, longtemps désirée comme le fameux Catilina de Crébillon, annoncé en sept actes et qu'on ne finissait pas de mettre à l'affiche. Cela donna lieu à un joli couplet chanté dans les Spectacles malades par un médecin de la Comédie-Française:
Le Glorieux, 1732, la meilleure production de Destouches, comédie en cinq actes et en vers, restée au théâtre, fut écrite pour l'acteur Dufresne, choisi par l'auteur pour type. Aussi Dufresne joua-t-il le rôle d'original. Ce comédien avait un valet avec lequel il daignait parfois s'abaisser jusqu'à la confidence. Ce valet, véritable Crispin de comédie, courait au foyer raconter aux camarades de son maître les propos excentriques de ce dernier, ce qui, bien entendu, amusait fort les bons camarades. Un jour cependant, leur joie se changea en colère; Dufresne ne voulant pas jouer, dit avec emphase à son domestique qui s'empressa de venir leur rapporter la phrase:—«Champagne, allez-vous en dire à ces gens que je ne jouerai pas aujourd'hui.»
La préface mise par l'auteur en tête de la pièce parut quelque peu présomptueuse, ce qui donna lieu à cette épigramme:
Après le Glorieux, l'Ambitieux et l'Indiscrète, tragi-comédie en cinq actes et en vers, jouée sans avoir été affichée, en 1737. Le sort de cette pièce fut longtemps incertain. Les comédiens, dès qu'on la leur avait présentée, l'avaient unanimement reçue, fondant sur elle de grandes espérances; mais le lieutenant de police, trouvant ou croyant y voir des allusions contre le garde-des-sceaux, refusa net l'autorisation de la jouer. Quelques démarches que l'on fît près de lui, l'interdiction fut maintenue jusqu'à la disgrâce du personnage que l'on prétendait désigné. Alors on obtint la libre pratique et la comédie put paraître, mais n'obtint pas un bien grand succès, malgré les efforts de mademoiselle Dangeville qui cependant par son jeu spirituel, par sa grâce, par la naïveté qu'elle mit dans son rôle, la sauva d'une chute et la préserva d'une cabale.
En 1750, quatre ans avant la mort de Destouches, cet auteur, quoiqu'il fût âgé de soixante-dix ans, donna une pièce en vers et en cinq actes, la Force du naturel, qui ne fut ni un succès ni une défaite, malgré le jeu de cette même Dangeville. La célèbre mademoiselle Gaussin y avait un rôle de jeune fille dans lequel se trouvaient ces vers:
Ce trait fit rire la salle entière qui connaissait ce mot de cette tendre actrice: «Ça leur fait tant de plaisir, et à moi si peu de peine!» Ces mots rappellent ceux du même genre de la Gaussin du dix-neuvième siècle, à qui l'on demandait quel était le père de deux charmants enfants:—«Ma foi, je n'en sais rien, il entre tant de monde ici, et puis j'ai la vue si basse!»
Destouches donna encore une comédie, peu de temps avant de fermer les yeux, le Dissipateur ou l'honnête Friponne, en cinq actes et en vers; imprimée en 1736, jouée on province en 1737, cette pièce ne fut représentée à Paris qu'en 1753.
Deux autres, la Fausse Agnès, imprimée en 1736, le Tambour Nocturne et l'Homme Singulier, imprimées dès 1736, ne furent représentées qu'en 1759, 1762 et 1765, bien longtemps après la mort de l'auteur. L'une de ces comédies, le Tambour Nocturne ou le Mari devin, en cinq actes et en vers, est une charmante pièce, encore reprise quelquefois à la scène, dont la donnée, assez frivole en apparence, a été souvent imitée, et qui plaît toujours.
Destouches a aussi composé en 1742, un opéra comique avec trois intermèdes, les Amours de Ragonde, pour être joué sur le théâtre de la duchesse du Maine, à Sceaux.
Ainsi que nous l'avons dit, Destouches est à peu près le seul auteur qui ait travaillé pour la Comédie-Française et composé des pièces sérieuses pour le théâtre, sous la Régence.
XVIII
LA COMÉDIE SOUS LOUIS XV
Les comédies de Voltaire.—L'Indiscret (1725).—L'Enfant prodigue (1736).—Nanine (1749).—Anecdotes.—L'Écossaise (1760).—L'Écueil du sage (1762).—La Femme qui a raison (1760).—Le Dépositaire (1772).—Anecdote.—Anecdote relative à l'Écueil du sage.—Anecdotes sur Voltaire.—Son dernier voyage à Paris en 1778.—Le credo d'un amateur du théâtre.—Anecdotes relatives à Voltaire après sa mort.—L'Ésope de Boursault à propos des Muses rivales.—Pellegrin.—Épitaphes.—Lachaussée.—Inventeur du drame.—Ses productions dramatiques.—Comédies larmoyantes.—Réflexions.—La Fausse antipathie (1733).—Le préjugé à la mode (1735).—L'École des amis (1737).—Mélanide (1741).—Anecdote.—Couplet.—Paméla (1743).—Anecdotes.—Le Retour de jeunesse (1749).—Vers ridicules.—Anecdote.—L'Homme de Fortune.—Autreau et d'Allainvalle, de 1725 à 1740.—Marivaux.—Le Legs.—Sainte-Foix.—L'Oracle (1740).—Anecdote.—La Colonie (1749).—Anecdote.—Le manche à balai.—Boissy.—Son genre de talent.—Le Babillard (1725).—Le Français à Londres (1727).—L'Impertinent (1724).—L'Embarras du choix (1741).—Portrait de la Gaussin.—L'Époux par supercherie (1744).—Anecdote.—La Folie du jour et Le Médecin par occasion (1744).—Le Duc de Surrey (1746).—Anecdote.—Pont de Veyle.—Le Complaisant (1732).—Le Fat puni (1739).—La Somnambule (1739).—Histoire de cet auteur.—Anecdote plaisante.—Son goût naturel pour la chanson.—Piron.—La Métromanie (1738).—Anecdotes.—Fagon. Son caractère indolent.—Le Rendez-vous (1733).—La Pupille (1734). Vers à Gaussin.—Lucas et Perrette (1734).—Vers.—Les Caractères de Thalie (1737).—Trois comédies en une.—L'Heureux Retour (1744).—Lamotte-Houdard.—Le Magnifique (1731).—Sa prodigieuse mémoire.—Anecdote. —Principaux auteurs de cette époque.—L'Affichard.—Son indifférence.—Les Acteurs déplacés (1735).—Ce qui fait le succès de cette pièce.—La Rencontre imprévue.—Gresset.—Ses trois pièces.—Sidney.—Le Méchant (1747).—Anecdotes.—Épigramme.—La tragédie d'Édouard III (1740).—Critique spirituelle.—Cahusac.—Le comte de Warwick.—Zénéide (1743).—L'Algérien (1744).—Pièce de circonstance.—Anecdote.—Les trois Rousseau.—Rousseau de Toulouse (Pierre).—Les Méprises (1754).
Le long règne de Louis XV vit paraître et disparaître beaucoup d'auteurs dramatiques, dont plusieurs furent des hommes de mérite. En tête de ceux qui donnèrent les productions les plus remarquables au Théâtre-Français, nous devons citer encore une fois le poëte-roi, Voltaire, aux tragédies duquel, dans notre premier volume, nous avons consacré déjà un chapitre spécial.
Voltaire fit représenter ou composa les comédies de: l'Indiscret, l'Enfant Prodigue, l'Écossaise, Nanine, l'Écueil du sage, la Prude, la Femme qui a raison, la Comtesse de Givry, le Dépositaire.
L'Indiscret date de 1725, il est en un acte. L'Enfant Prodigue fut joué en 1736 pour la première fois et en quelque sorte par surprise pour le public. On devait donner Britannicus; au moment de commencer, on vint annoncer que l'indisposition subite d'une actrice (car déjà à cette époque les indispositions subites étaient choses communes au théâtre) ne permettait pas de représenter cette tragédie, mais que le public, par compensation, pourrait assister à une comédie nouvelle en cinq actes et en vers. Le public ne fut pas dupe de cette comédie à la Comédie, mais se laissa faire et entendit la pièce de Voltaire; on lui fit bon accueil comme elle le méritait. Piron racontait qu'étant un jour à la Foire avec Voltaire et plusieurs autres personnes, au Théâtre des Marionnettes où l'on jouait le trait d'histoire de l'Enfant Prodigue, il dit au grand poëte:—«Savez-vous que je vois là de quoi faire une bonne comédie?» «C'est dans la crainte, ajoutait Piron, que je ne fisse ce que j'avançai, que M. de Voltaire prit les devants et composa sa pièce; et de fait, j'avais moi-même un plan sur le même sujet sans sortir de l'Évangile.» Voilà qui prouve, qu'alors comme aujourd'hui, un auteur dramatique ne saurait être trop discret.
L'Écossaise a été jouée en 1760, mais imprimée longtemps avant cette époque. Elle suivit de deux mois la comédie des Philosophes, interdite dans le principe. Si on eût voulu la donner avant, nul doute qu'elle n'eût été défendue, car elle offrait les mêmes allusions.
En 1762 parut L'Écueil du sage, qui fut mal reçu. Quant aux autres comédies de Voltaire, elles n'eurent pas toutes les honneurs de la scène française. La Prude, la Femme qui a raison, le Dépositaire ne furent jouées que sur des théâtres particuliers. En 1760, cependant, on donna à Paris la seconde de ces trois pièces. Elle avait été représentée en 1748, pour la première fois, à Lunéville, dans le palais du Roi de Pologne. Les rôles étaient tenus par des personnages de la plus haute distinction. Ainsi la marquise du Châtelet jouait le principal. Plus tard, on donna cette comédie sur un théâtre élevé à Carouge, petite ville située à un quart de lieue de Genève, sur les terres de la Savoie, et où une troupe d'acteurs français faisait très-bien ses affaires. Les citoyens de Genève s'y portaient en foule. Malheureusement les magistrats de cette cité, gens très-puritains, à ce qu'il paraît, craignant que le spectacle n'introduisît le goût du luxe et de l'oisiveté dans la république, prièrent le Roi de Sardaigne d'interdire les représentations et le Roi accueillit leur requête. Le Dépositaire, comédie en cinq actes et en vers, écrite en 1772, fut inspiré à Voltaire par un trait de la célèbre Ninon de Lenclos. Avant de partir pour l'armée, un officier confia deux dépôts précieux, l'un à Ninon, l'autre à un ecclésiastique. Le dépôt remis à Ninon fut rendu au légitime propriétaire avec la plus scrupuleuse fidélité, tandis que l'autre fut perdu pour lui:—J'ai tout distribué en œuvres pies, disait le dépositaire infidèle. Voilà pourquoi Saint-Évremond appelle dans ses lettres, Ninon, la belle gardeuse de cassette.
A propos de la première de ces quatre comédies, l'Écueil du sage, Voltaire se permit une bonne plaisanterie qui amusa beaucoup le public lorsqu'il la lui fit connaître, et qui prouve qu'au dix-huitième comme au dix-neuvième siècle, il est bon d'avoir de puissants protecteurs ou un nom pour pouvoir se faire accepter de MM. les comédiens ou de MM. les directeurs. Un jour, un pauvre jeune homme parfaitement obscur, vient présenter au haut et puissant aréopage de la Comédie-Française, une pièce ayant pour titre: le Droit du Seigneur. Il la remet à ce que l'on appelait alors le comédien semainier. Il est reçu, selon l'usage, avec morgue, et n'obtient qu'à force de supplications et d'instances les plus humbles, la promesse qu'on daignera jeter les yeux sur son factum. Après bien des courses, bien des prières pour avoir une nouvelle audience, on lui déclare que sa pièce a été lue, qu'elle est détestable. Le jeune homme fait observer que l'arrêt est rigoureux, il dit qu'il a montré sa comédie à quelques personnes de goût qui ne l'ont pas trouvée aussi mauvaise, qu'enfin M. de Voltaire lui-même, lui a fait l'honneur de l'approuver. On lui rit au nez et on veut bien ajouter que, pour sa gouverne, il ne doit pas se laisser séduire par des applaudissements de complaisance, que d'ailleurs les gens du monde n'entendent rien à ces sortes d'affaires, que quant à l'illustre auteur qu'il met en avant, c'est sans doute un persiflage. Le pauvre diable insiste pour avoir une lecture; on lui répond qu'il veut rire, sans doute, que la Comédie ne s'assemble pas pour une rapsodie pareille. Néanmoins il parvient à avoir sa lecture. On l'écoute sans l'entendre, et la pièce est conspuée à l'unanimité. Notre jeune homme se retire enchanté, car c'était une petite comédie qu'il venait de jouer à Messieurs les comédiens. Quelque temps après, Voltaire adresse cette même pièce, qui était de lui, à la Société, sous le titre de l'Écueil du sage. On la reçoit avec respect, on la lit avec admiration, et on prie l'auteur de continuer à être le bienfaiteur de la compagnie. C'est alors que le malin vieillard s'empressa de raconter partout l'histoire du jeune homme envoyé par lui. On fit à ce sujet une caricature représentant le tribunal auguste de Messieurs de la Comédie-Française en bûches coiffées de perruques.
Voltaire, un des hommes de génie les plus extraordinaires qui aient jamais paru, composa jusqu'à sa dernière heure. A la fin de sa carrière, il fit jouer sa tragédie de Zulime, sur laquelle on fit l'épigramme suivante:
Au mois d'octobre 1768, on répandit à la Cour le bruit de la mort de l'auteur de Zaïre, en disant qu'il était passé de vie à trépas dans l'impénitence finale. On crut à cette nouvelle, il avait alors soixante et quatorze ans. Il est vrai qu'il devait vivre encore dix années. Le comte d'Artois s'écria: Il est mort un grand homme et un grand coquin!
Quelque temps après cette fausse nouvelle de la mort du célèbre philosophe, on imagina de composer dans le foyer du Théâtre-Français, une facétie qu'on intitula le Credo d'un amateur du théâtre, la voici:
«Je crois en Voltaire, le père tout-puissant, le créateur du théâtre et de la philosophie. Je crois en Laharpe, son fils unique, notre seigneur, qui a été conçu du comte d'Essex, est né de Lekain, a souffert sous M. de Sartines, a été mis à Bicêtre, est descendu aux cabanons, le troisième mois est ressuscité d'entre les morts, est monté au théâtre, et s'est assis à la droite de Voltaire, d'où il est venu juger les vivants et les morts. Je crois à Lekain, à la sainte association des fidèles, à la confrérie du sacré génie de M. d'Argental, à la résurrection des Scythes, aux sublimes illuminations de M. de Saint-Lambert, aux profondeurs ineffables de madame Vestris. Ainsi soit-il!»
A cette époque, Laharpe écrivait dans le Mercure où il était chargé des comptes-rendus des pièces de théâtre.
Au commencement de l'année 1778, Voltaire, alors âgé de près de quatre-vingt-quatre ans, voulut revoir Paris et jouir encore des hommages dont il espérait être l'objet à l'Académie et au théâtre, malgré le peu de sympathie qu'il inspirait à la Cour et l'anthipathie qu'avaient pour lui les dévots et le parti ecclésiastique. Il descendit avec sa nièce, madame Denis, chez le marquis de Villette, et bientôt ce fut chez lui une procession non interrompue des personnages de tous les rangs. La fatigue fit tomber malade, au bout de quelque temps, le philosophe de Ferney; mais on ne put l'empêcher de recevoir et de se livrer à son ardente imagination. Madame de Villette, demoiselle de Varicourt, élevée plusieurs années chez Voltaire, qui avait été son bienfaiteur, s'était mariée au marquis. Ce dernier ayant demandé à mademoiselle Arnoux, dans une visite faite à son hôte, ce qu'elle pensait de sa femme: «C'est, répondit-elle, une fort belle édition de la Pucelle.»
Le séjour de Voltaire à Paris fut un véritable événement. On désirait beaucoup qu'il pût être présenté à la Cour et au Roi, à Versailles; mais Louis XVI déclara qu'il ne l'aimait ni ne l'estimait, que c'était déjà beaucoup de fermer les yeux sur son arrivée dans la capitale de la France. Malgré cela, il fut décidé à cette époque que la statue de Voltaire serait exécutée en marbre par Pigal, auquel le directeur-général des bâtiments la commanda. Comme ce même Pigal devait faire également celle du maréchal de Saxe, le grand poëte lui adressa les vers suivants:
Au mois de mars, la maladie de Voltaire fit des progrès assez effrayants. Il venait de mettre la dernière main à sa tragédie d'Irène, qu'on devait représenter au Théâtre-Français en sa présence, et il se désolait à la pensée qu'il ne pourrait peut-être assister à la première représentation. Dès qu'on sut dans Paris que le chef des philosophes était en danger, plusieurs prêtres se présentèrent chez lui. Il finit par en recevoir un, nommé l'abbé Gauthier, chapelain des Incurables, et qui déjà avait converti, disait-on, le fameux abbé L'Attaignant, fort connu pour ses mœurs déréglées. Voltaire se confessa et l'on fit sur cet acte l'épigramme suivante:
Voltaire ne mourut pas, mais il ne put aller à la représentation de son Irène; seulement il apprit qu'à la fin du spectacle, le parterre avait demandé de ses nouvelles et que l'acteur en scène en avait donné de favorables[9]. On était au milieu de mars 1778. Deux jours après, Voltaire ressuscité tenait cour plénière chez le marquis de Villette, promettait de se montrer au Théâtre-Français, à l'Académie, et de se faire recevoir franc-maçon.
La tragédie d'Irène avait été un succès de convenance, ce qu'on avait eu soin de cacher à Voltaire. Le poëte fut si fier de ce qu'il croyait être un triomphe complet, qu'il mit immédiatement en ordre sa pièce d'Agathocle, pour la faire jouer de suite. Il voulut savoir quels étaient les vers qui avaient été applaudis dans Irène. On lui dit que c'étaient ceux contraires au clergé. Il en fut ravi, espérant que cela pourrait, aux yeux de ses amis et partisans, compenser la fâcheuse impression que sa fameuse confession avait produite. Ce fut à cette époque extrême de la vie du philosophe, qu'une grande dame, vieille coquette, voulant essayer sur lui l'effet de ses charmes, vint le voir en toilette fort décolletée. Apercevant les yeux de Voltaire fixés sur sa gorge très-découverte, elle lui dit: «Comment! est-ce que vous songeriez encore à ces petits coquins-là?—Petits coquins, répond avec vivacité le malin vieillard, petits coquins, Madame, ce sont bien de grands pendards.»
Dès qu'on sut que le philosophe de Ferney irait à la Comédie-Française, ce fut chaque jour au théâtre une foule énorme, ce qui plaisait fort à Messieurs les sociétaires; ils se mirent même à exploiter cette réclame d'un nouveau genre, en faisant répandre chaque matin, dans le public, la nouvelle que le soir on verrait M. de Voltaire chez eux.
Le 1er avril, Voltaire, décidé à jouir des triomphes qu'on lui promettait depuis longtemps, monta dans son carrosse couleur d'azur, parsemé d'étoiles (ce qui fit dire à un plaisant que c'était le char de l'Empyrée) et se rendit d'abord à l'Académie. Tout ce qui faisait partie du clergé avait évité de se montrer à la séance, à l'exception des seuls abbés de Boismont et Millot, l'un n'ayant de son état que la robe, l'autre n'ayant rien à espérer de la Cour ou de l'Église.
L'Académie vint au devant du grand poëte, le fit asseoir au fauteuil du directeur, au-dessus duquel était son portrait. On le nomma par acclamation directeur du trimestre d'avril, et M. d'Alembert se mit à lire l'éloge de Despréaux où il avait eu soin d'insérer des flatteries fines et délicates à l'adresse de Voltaire.
Après la séance, le vieillard, heureux et fier des honneurs qu'on venait de lui rendre, monta chez le secrétaire de l'Académie, resta quelque temps chez lui, puis il se mit en route pour la Comédie-Française, dont les abords étaient encombrés d'une foule impatiente de le contempler. Dès que sa voiture, unique en son genre et bien connue de tout le peuple, parut, ce fut un immense cri de joie. Les Savoyards, les marchandes de pommes, toute la canaille du quartier, disent les chroniques du temps, s'étaient donné rendez-vous là et les acclamations de: vive Voltaire! ont retenti pour ne plus finir. Lorsque le philosophe descendit de son carrosse, on eut de la peine à l'arracher à la foule qui voulait le porter en triomphe. A son entrée à la Comédie, un monde plus élégant, heureux de rendre hommage au génie, l'entoura. Comme cela a lieu habituellement, en pareille occasion, les femmes se montraient plus enthousiastes; elles touchaient ses vêtements comme ceux d'un saint, enfin, il y en eut qui arrachèrent du poil de sa fourrure pour le conserver comme relique. Mais laissons un témoin oculaire nous raconter les détails de cette curieuse soirée, un des derniers triomphes de l'auteur le plus prodigieux qu'ait jamais enfanté les muses:
«Le Saint, ou plutôt le Dieu du jour, devait occuper la loge des gentilshommes de la chambre, en face de celle du comte d'Artois. Madame Denis, madame de Villette étaient déjà placées, et le parterre était dans des convulsions de joie, attendant le moment où le poëte paraîtrait. On n'a pas eu de cesse qu'il se fût mis au premier rang auprès des dames. Alors on a crié: la Couronne! et le comédien Brisard est venu la lui mettre sur la tête: Ah Dieu! vous voulez donc me faire mourir! s'est écrié M. de Voltaire, pleurant de joie et se refusant à cet honneur. Il a pris cette couronne à la main et l'a présentée à Belle et Bonne[10]. Celle-ci disputait, lorsque le prince de Bauveau, saisissant le laurier, l'a remis sur la tête du Sophocle, qui n'a pu résister cette fois.
«On a joué la pièce, plus applaudie que de coutume, mais pas autant qu'il l'aurait fallu pour répondre à ce triomphe. Cependant les comédiens étaient fort intrigués de ce qu'ils feraient, et pendant qu'ils délibéraient, la tragédie a fini, la toile est tombée et le tumulte du parterre était extrême, lorsqu'elle s'est relevée, et l'on a vu un spectacle pareil à celui de la Centenaire. Le buste de M. de Voltaire, placé depuis peu dans le foyer de la Comédie-Française, avait été apporté au théâtre et élevé sur un piédestal: tous les comédiens l'entouraient en demi-cercle, des palmes et des guirlandes à la main. Une couronne était déjà sur le buste, le bruit des fanfares, des tambours, des trompettes avait annoncé la cérémonie, et madame Vestris tenait un papier, qu'on a su bientôt être des vers, que venait de composer M. le marquis de Saint-Marc. Elle les a déclamés avec une emphase proportionnée à l'extravagance de la scène. Les voici:
«On a crié bis, et l'actrice a recommencé. Après, chacun est allé poser sa guirlande autour du buste. Mademoiselle Fanier, dans une extase fanatique, l'a baisé et tous les autres comédiens l'ont suivie.
«Après cette cérémonie fort longue, accompagnée de vivats qui ne cessaient point, la toile s'est encore baissée, et quand on l'a relevée pour jouer Nanine, comédie de M. de Voltaire, on a vu son buste à la droite du théâtre, qui y est resté durant toute la représentation.
«M. le comte d'Artois n'a pas osé se montrer trop ouvertement; mais instruit, suivant l'ordre qu'il en avait donné, dès que M. de Voltaire serait à la Comédie, il s'y est rendu incognito, et l'on croit que dans un moment où le vieillard est sorti et passé quelque part, sous prétexte d'un besoin, il a eu l'honneur de voir de plus près cette Altesse Royale et de lui faire sa cour.
«Nanine jouée, nouveau brouhaha, autre embarras pour la modestie du philosophe; il était déjà dans son carrosse et l'on ne voulait pas le laisser partir; on se jetait sur les chevaux, on les baisait, on a entendu même de jeunes poëtes, s'écrier qu'il fallait les dételer et se mettre à leur place, pour reconduire l'Apollon moderne; malheureusement, il ne s'est pas trouvé assez d'enthousiastes de bonne volonté, et il a enfin eu la liberté de partir, non sans des vivats, qu'il a pu entendre du Pont-Royal et même de son hôtel.
«Telle a été l'apothéose de M. de Voltaire, dont mademoiselle Clairon avait donné chez elle un échantillon, il y a quelques années, mais devenue un délire plus violent et plus général.
«M. de Voltaire, rentré chez lui, a pleuré de nouveau et protesté modestement que s'il avait prévu qu'on eût fait tant de folies il n'aurait pas été à la Comédie.
«Le lendemain, ç'a été chez lui une procession de monde, qui est venu successivement lui renouveler en détail les éloges et les faveurs qu'il avait reçus en chorus la veille; il n'a pu résister à tant d'empressement, de bienveillance et de gloire, et il s'est décidé sur-le-champ à acheter une maison.»
La mort approchait à grands pas pour le vieillard; déjà, à plusieurs reprises, il lui avait échappé pour ainsi dire miraculeusement; elle s'apprêtait à saisir sa proie. Cependant le 13 avril, un second triomphe, presque pareil au premier, lui était encore réservé au spectacle de madame de Montesson. Les princes de la famille d'Orléans, malgré le déplaisir que cela ne pouvait manquer de causer à la famille royale, et surtout au bon Louis XVI, voulurent recevoir Voltaire. Le duc de Chartres le combla d'éloges, le père l'accueillit avec une bienveillance marquée, le força de s'asseoir en sa présence. La duchesse de Chartres, malade et au lit, s'empressa de se faire habiller et passa chez son Altesse.
Tous les honneurs rendus au chef de la secte des philosophes dans toutes les classes de la société n'étaient pas de nature à calmer le clergé, et bientôt plusieurs prédicateurs firent contre lui, du haut de la chaire, de violentes sorties; de façon que son séjour à Paris devint presque un grand événement de politique intérieure.
Le 17 avril, Voltaire se rendit encore une fois à l'Académie, puis de là au Théâtre-Français. Il se plaça dans une petite loge, incognito. On jouait Alzire. Le parterre l'ayant entrevu, interrompit la pièce pour l'applaudir et, à sa sortie, le chevalier de Lescure, officier au régiment d'Orléans, infanterie, lui récita l'impromptu suivant:
Voltaire répondit à ce pitoyable quatrain par ces deux vers de Zaïre:
Ce qu'on trouva passablement impertinent dans sa bouche.
Le 30 mai, cet homme prodigieux mourut en disant au curé de Saint-Sulpice, qui lui demandait s'il croyait en Dieu: «Oui.» Le même ecclésiastique lui ayant adressé cette autre question: «Croyez-vous en Jésus-Christ» il n'eut que le temps de répliquer: «Au nom de Dieu, ne m'en parlez pas!»
Nous ne raconterons pas ici tout ce à quoi donna cours la mort de Voltaire dans les sphères religieuses; nous nous bornons aux anecdotes dramatiques. Avec son existence ne cessèrent pas les honneurs qu'on lui rendit. Il avait été reçu franc-maçon de la loge dite des Neuf-Sœurs. Le 29 novembre, la loge lui fit une sorte de service raconté de la manière suivante dans un ouvrage de cette époque:
«29 Novembre. La cérémonie funéraire dont la loge des Neuf-Sœurs se proposait d'honorer la mémoire du frère Voltaire, en suppléant en quelque sorte ainsi à celle que lui avait refusée l'Église, a eu lieu hier, jour indiqué. Pour la rendre plus solennelle, M. d'Alembert devait se faire recevoir maçon avant et y représenter l'Académie Française en la personne de son secrétaire; mais le grand nombre de ses membres très-circonspects a craint, qu'après tout ce qui s'était passé, cette démarche ne scandalisât, ne réveillât la fureur du clergé, n'indisposât la Cour; c'est devenu la matière d'une délibération de la Compagnie, qui a lié ce philosophe, quoique très-indiscrètement il eût donné sa parole en particulier. La loge, désolée de ne pouvoir faire cette acquisition, en a été un peu dédommagée par le peintre Greuze, très-utile aux travaux dans sa partie.
«Après la célébration des mystères, interdite aux profanes, on a fermé la loge et l'on s'est transporté dans une vaste enceinte en forme de temple où la fête devait se célébrer. Le vénérable frère La Lande, les frères Franklin et comte de Strogonoff, ses assistants, ainsi que tous les grands-officiers et frères de la loge étant entrés pour faire les honneurs de l'assemblée, le grand-maître des cérémonies a introduit les frères visiteurs deux à deux, au nombre de plus de cent cinquante; un orchestre considérable, dans une tribune, jouait, pendant cette marche, celle d'Alceste: il a exécuté ensuite différents morceaux de Castor et Pollux, et tout le monde étant en place, le frère abbé Cordier de Saint-Firmin, agent-général de la loge et celui auquel on doit l'imagination de la fête, est venu annoncer que madame Denis et madame la marquise de Villette désiraient recevoir la faveur de jouir du spectacle: la permission accordée, ces deux dames sont entrées, l'une conduite par le marquis de Villette et la seconde par le marquis de Villeville. Elles n'ont pu qu'être frappées du coup d'œil imposant du local et de l'assemblée, qui était restée décorée de ses différents cordons bleus, rouges, noirs, blancs, jaunes, etc., suivant les grades.
«Après avoir passé sous une voûte étroite, on trouvait une salle immense tendue de noir dans son pourtour et dans son ciel, éclairée seulement par de tristes lampes, avec des cartouches en transparents, où l'on lisait des sentences en prose et en vers, toutes tirées des œuvres du frère défunt. Au fond se voyait le cénotaphe.
«Les discours d'apparat ont commencé. Le vénérable a d'abord fait le sien, relatif à ce qui allait se passer: l'orateur de la loge des Neuf-Sœurs, frère Changeux, a parlé après lui un peu plus longuement: frère Coron, l'orateur de la loge de Thalie, affiliée à celle des Neuf-Sœurs, a débité son compliment de mémoire, et, quoique plus court, il a paru le meilleur; enfin frère La Dixmerie a commencé l'Éloge de Voltaire. Il a suivi la méthode de l'Académie Française et a lu son cahier, ce qui refroidit beaucoup le panégyriste et l'auditoire. On y a observé quelques traits saillants, mais peu de faits et point d'anecdotes. Frère La Dixmerie s'est étendu trop amplement sur les œuvres de ce grand homme, qu'il a disséquées en détail, et n'a point assez parlé de sa personne. Nulle digression vigoureuse, nul écart, nul élan; on voyait que l'auteur, continuellement dans les entraves, ne marchait qu'avec une circonspection timide, qui l'obligeait de faire de la réticence sa figure favorite. Le seul endroit où il se soit animé et ait mis un peu de chaleur, ç'a été dans son apostrophe aux ennemis fougueux de son héros, où, après avoir dit tout ce qui pouvait les toucher, les attendrir: si sa mort enfin ne vous réduit au silence, a-t-il ajouté, je ne vois plus que la foudre qui puisse en vous écrasant vous y forcer! A l'instant, des coups redoublés de tonnerre d'opéra se font entendre: le cénotaphe a disparu, et l'on n'a plus vu dans le fond qu'un grand tableau représentant l'Apothéose de Voltaire.»
On conçoit que les épitaphes ne manquèrent pas à Voltaire.
En voici une qu'on attribue à Rousseau:
La suivante est de M. de Laplace:
Enfin Dorat fit son portrait dans les vers suivants:
Quelques mois après la mort de Voltaire, un auteur, resté quelque temps inconnu, composa une sorte d'apothéose du grand écrivain. C'était une petite comédie intitulée: les Muses rivales, en un acte et en vers, représentée avec le plus grand succès sur la scène française le 1er février 1779. Cette apothéose était dans le genre de celle faite pour Molière. Elle avait été remise en grand mystère aux comédiens, par le comte d'Argental. Le sujet était celui-ci: Chacune des neuf Muses prétend que l'illustre mort lui appartient comme ayant excellé dans le genre auquel elle préside et réclame le privilége de le présenter au dieu des beaux-arts. Les Muses rivales, fort bien reçues du public, furent très-mal accueillies par le clergé. L'archevêque de Paris essaya d'entraver les représentations; mais on passa outre. C'est sans doute pour éviter les colères de l'Église que l'auteur garda l'anonyme quelque temps, malgré son succès. Il se fit enfin connaître: c'était Laharpe.
Cette petite pièce, toute de circonstance, fut donnée en même temps que l'Ésope à la cour, une des bonnes comédies de Boursault, remise à la scène par ordre de Louis XVI, et à la suite d'une circonstance qui prouve les bonnes qualités de cet excellent roi. Dans l'Ésope de Boursault il y a une scène de courtisans auxquels le prince permet de lui reprocher ses défauts. Tous ne lui trouvent que des qualités, à l'exception d'un seul qui le blâme d'aimer le vin, vice dangereux chez tout homme, mais encore plus pernicieux chez un monarque. Madame de Mailly faisait souvent boire Louis XV. Un jour qu'on représentait devant lui Ésope à la cour, il crut que la reine avait choisi avec intention cette pièce pour lui faire pièce, selon l'expression vulgaire. Fort mécontent, il défendit de la représenter de nouveau. Après sa mort, les comédiens voulurent la reprendre; mais les gentilshommes de la chambre, craignant, sans doute encore, l'ombre de Louis XV ou pensant que ce qui avait déplu à un roi devait déplaire à son successeur, s'opposèrent à ce qu'elle fût jouée. Louis XVI n'en fut pas plus tôt informé, qu'il ordonna de la représenter devant lui. Il la trouva admirable, pleine de belles pensées et formant une excellente école pour les souverains.
Nous avons déjà parlé de l'abbé Pellegrin au premier volume de cet ouvrage, à propos des tragédies de cet auteur fécond, nous ajouterons seulement ici qu'il fit jouer et écrivit quelques comédies peu intéressantes, et nous ne rappelons de nouveau son nom que pour avoir l'occasion de citer les deux curieuses épitaphes suivantes:
Nous voici en face d'un auteur, La Chaussée, qui est, sinon l'inventeur, du moins le rénovateur d'un genre qui a reçu de nos jours un terrible développement, la tragédie bourgeoise ou drame. L'éloge et le blâme ont été distribués à La Chaussée par des contemporains d'un grand mérite; aujourd'hui, nous aurions mauvaise grâce à ne pas l'absoudre, car le genre auquel il sacrifia est sans contredit celui qui plaît le plus, en France, aux masses populaires; et si les partisans de la haute tragédie, de la bonne comédie, ont pu jadis et jusqu'à un certain point refuser d'admettre cette innovation dans l'art dramatique, nous ne pouvons, nous, être aussi sévères. La Chaussée était un homme aimable et honnête. On trouve dans ses productions dramatiques de la raison, de la noblesse et surtout du pathétique. Deux de ses pièces (et il en a donné une vingtaine au théâtre), l'École des mères et Mélanide, ont un mérite réel. Deux autres, Maximin et le Préjugé à la mode, renferment de bonnes choses. Le Préjugé à la mode fit école. A l'exception de ces quatre pièces, comédies et drames, comme on voudra les appeler, son répertoire ne présente plus guère, il faut l'avouer, que des pièces médiocres, romanesques, n'ayant rien de naturel et à plans défectueux. Ainsi que nous venons de le dire, le genre adopté par cet auteur a eu d'ardents adversaires et de zélés sectateurs et aussi des imitateurs, même au dix-huitième siècle, principalement le fameux Caron de Beaumarchais. Ce qu'il y a de positif, c'est que ce genre a été goûté du public et fort applaudi. Or, il est difficile de prétendre que toute une nation ait tort de prendre plaisir à certaine chose, et que cette chose doive être déclarée mauvaise. Ne pas admettre différents genres, ce serait vouloir n'adopter qu'une fleur dans un jardin et en faire arracher les autres, ou bien, comme le philosophe, ne voir qu'une couleur dans la nature entière.
Molière et ceux qui ont cherché à marcher sur ses traces se sont attachés à peindre les ridicules; d'autres se sont bornés à conduire, à dialoguer avec art une intrigue; quelques-uns à développer le sentiment dans tout son naturel. Le genre de La Chaussée tient en partie de ces trois genres. Il joignit à tout cela le pathétique, ce qui fit donner à ses pièces le surnom de Comédies larmoyantes, surnom moins ridicule qu'on n'a voulu le faire croire à son époque, puisqu'il a été un temps où l'on appelait comédies même les tragédies. Le drame ou tragédie bourgeoise nous semble une conséquence des idées libérales appliquées au théâtre, et de fait nous ne voyons pas pourquoi les malheurs des rois, des princes et des grands de la terre auraient seuls le privilége de provoquer les sympathies et les larmes. Aujourd'hui, du reste, les choses ont bien changé. Nous doutons que l'admirable et regrettable Rachel, quelque talent qu'elle ait jamais déployé, ait fait verser autant de pleurs sur les douleurs des reines et des princesses, que nous en voyons répandre sur les malheurs du chiffonnier, de l'ouvrière, de l'homme du peuple. Chaque soir, la plus médiocre actrice de la Porte-Saint-Martin, de l'Ambigu ou de la Gaîté fait pleurer à chaudes larmes son auditoire, en criant à gorge déployée une fort médiocre prose dans quelque drame atrocement vulgaire; tandis que le plus habile artiste du Théâtre-Français aura de la peine à provoquer un simple mouvement de sensibilité parmi des spectateurs, froids et calmes admirateurs des beaux vers de nos grands poëtes, mais peu touchés des malheurs de Didon ou de la douleur de Camille.
Ce qui, à l'époque de La Chaussée, révolta le plus dans le nouveau genre dramatique, c'est le passage subit du comique au sérieux et le mélange de l'un et de l'autre; cependant rien de plus naturel que de voir un valet, par exemple, rire tandis que son maître s'afflige, ou sous le même toit la joie et la tristesse. L'auteur du Préjugé à la mode connaissait bien le théâtre, mais il savait aussi mieux disserter que peindre, ce qui l'a empêché de perfectionner le genre qu'il avait adopté. Ses pièces sont souvent d'une longueur assommante, ce qui les a fait comparer à de froids et ennuyeux sermons. Pour tout dire, en un mot, on applaudit souvent La Chaussée, on ne l'admira jamais.
La Chaussée fit ses études à Louis-le-Grand, alors dirigé par les Jésuites; quoique né en 1692, il ne donna ses premières pièces qu'en 1733. Il fut reçu à l'Académie en 1736, et prononça alors un discours de remerciement, moitié en prose moitié en vers, qui fut fort goûté. Il mourut en 1754, à l'âge de soixante-deux ans. C'est à lui que Piron fait allusion dans la Métromanie, en disant:
La première pièce de La Chaussée fut la Fausse Antipathie, comédie en trois actes, en vers, avec un prologue (1733). Il en fit lui-même la critique en 1734, pour répondre aux censeurs du comique larmoyant.
En 1735, La Chaussée fit jouer le Préjugé à la mode, comédie en cinq actes et en vers. Voici ce que Voltaire dit à propos de cette pièce qui fit école:
«Depuis 1673, année dans laquelle la France perdit Molière, on ne vit pas une seule pièce supportable, jusqu'au jour de Regnard; et il faut avouer qu'il n'y a que lui seul, après Molière, qui ait fait de bonnes comédies en vers. La seule pièce de caractère qu'on ait eue depuis lui a été le Glorieux, de Destouches, dans laquelle tous les personnages ont été généralement applaudis, excepté malheureusement celui du Glorieux, qui est le sujet de la pièce. Rien n'étant si difficile que de faire rire les honnêtes gens, on se réduisit à donner des comédies romanesques, qui étaient moins la peinture fidèle des ridicules que des essais de tragédie bourgeoise. Ce fut une espèce bâtarde, qui, n'étant ni comique ni tragique, manifestait l'impuissance de faire des tragédies et des comédies. Cette espèce cependant avait un mérite, celui d'intéresser, et dès qu'on intéresse, on est sûr du succès. Quelques auteurs joignirent aux talents que ce genre exige, celui de semer leurs pièces de vers heureux. Voici comme ce genre s'introduisit:
«Quelques personnes s'amusaient à jouer, dans un château, de ces petites farces qu'on appelle parades. On en fit une en l'année 1732, dont le principal personnage était le fils d'un négociant de Bordeaux, très-bon homme et marin fort grossier, lequel, croyant avoir perdu sa femme et son fils, venait se remarier à Paris après un long voyage dans l'Inde. Sa femme était une impertinente, qui était venue faire la grande dame dans la capitale, manger une grande partie du bien acquis par son mari, et marier son fils à une demoiselle de condition. Le fils, beaucoup plus impertinent que la mère, se donnait des airs de seigneur, et son plus grand air était de mépriser beaucoup sa femme, laquelle était un modèle de vertu et de raison. Cette jeune femme l'accablait de bons procédés sans se plaindre, payait ses dettes secrètement quand il avait joué et perdu sur parole, et lui faisait tenir de petits présents très-galants sous des noms supposés. Le marin revenait à la fin de la pièce et mettait ordre à tout.
«Une actrice de Paris, fille de beaucoup d'esprit, nommée mademoiselle Quinault, ayant vu cette farce, conçut qu'on en pourrait faire une comédie fort intéressante, et d'un genre tout nouveau pour les Français, en exposant sur le théâtre le contraste d'un jeune homme, qui croirait en effet que c'est un ridicule d'aimer sa femme, et d'une épouse respectable qui forcerait enfin son mari à l'aimer publiquement. Elle pressa l'auteur d'en faire une pièce régulière, noblement écrite; mais ayant été refusée, elle demanda la permission de donner ce sujet à M. de La Chaussée, qui faisait fort bien les vers et qui avait de la correction dans le style. Ce fut ce qui valut au public le Préjugé à la mode.»
Après l'École des amis, en 1737, la tragédie de Maximien en 1738, La Chaussée fit jouer en 1741 Mélanide, comédie en cinq actes et en vers. Cette pièce, tirée d'un roman intitulé Mademoiselle du Bontems, est peut-être la meilleure de son répertoire, dans le genre attendrissant. Piron, qui comparait ces espèces de drames à de froids sermons (et il n'était pas dans le vrai), disait un jour à un de ses amis qui se rendait au théâtre où l'on jouait Mélanide: «Tu veux donc entendre prêcher le Père de La Chaussée?» Il fit sur cette même pièce le joli couplet suivant:
En 1743, vint Paméla, comédie en cinq actes et en vers, non imprimée, qui tomba à plat, un peu grâce à un vers ridicule. Un des personnages se plaint de n'avoir pas le temps nécessaire pour faire une commission, un autre lui répond:
Vous prendrez mon carrosse, afin d'aller plus vite.
Après la première représentation, un plaisant dit à un de ses amis qui lui demandait à la porte: «Comment va Paméla?—Elle pâme, hélas!»
Une autre comédie en cinq actes et en vers, la Gouvernante, jouée en 1747, fut inspirée à La Chaussée par un admirable trait de M. de la Falucre, premier-président du Parlement de Bretagne.
Ce président, n'étant encore que conseiller, avait été nommé rapporteur d'une affaire. Il en laissa l'examen à des personnes qu'il croyait d'aussi bonne foi que lui. Sur l'extrait qui lui en fut remis, il rapporta le procès. Quelques mois après le jugement, il reconnaît que sa trop grande confiance et sa précipitation ont dépouillé une famille honorable et pauvre des seuls biens qui lui restaient; il ne dissimule point sa faute. Mais ne pouvant faire rétracter l'arrêt qui avait été signifié et exécuté, il se donne les plus grands mouvements pour retrouver les malheureuses victimes de sa négligence. Il les trouve enfin; il ne craint point de leur avouer ce dont il se sent coupable, et les force d'accepter, de ses propres deniers, la somme qu'il leur avait fait perdre involontairement.
Le Retour de jeunesse, comédie en cinq actes et en vers, représentée en 1749, avait d'abord pour titre: Le Retour de soi-même; mais les amis de La Chaussée, n'ignorant pas que l'on se moquait de l'auteur et qu'on le nommait le Prédicateur de théâtre, l'engagèrent à ne pas donner à sa comédie un titre qui ressemblait à celui d'un sermon. On trouve dans cette pièce ces deux vers passablement ridicules:
Piron, passant un jour devant la demeure de La Chaussée, lui remit sa carte sur laquelle il avait eu la piquante et spirituelle idée d'écrire ces deux vers.
L'Homme de fortune, en cinq actes et en vers, fut donné au château de Bellevue et joué par la marquise de Pompadour, ce qui n'empêcha pas la pièce d'être trouvée détestable et de ne pas obtenir même ce qu'on appelle un succès d'estime.
Nous ne parlerons pas des autres comédies de La Chaussée, lesquelles n'ont rien de saillant.
Autreau et D'Allainvalle firent, de 1725 à 1740, quelques comédies pour les Français; mais, comme ils travaillèrent principalement pour les Italiens et les théâtres de la Foire, nous parlerons plus longuement d'eux aux chapitres où nous traiterons spécialement de ces scènes de second ordre. Nous en pouvons dire autant du fécond Marivaux, qui donna au théâtre sept volumes de pièces, dont deux ou trois seulement aux Français, entre autres le Legs, une de ses meilleures et qui est souvent reprise.
A la même époque parut un auteur d'un esprit distingué, Sainte-Foix, qui fit jouer plusieurs pièces à l'Opéra et aux Italiens, et neuf jolies comédies aux Français. Ses productions, pleines d'élégance et d'une noble simplicité, ne sont jamais soumises à des plaisanteries de mauvais goût. Elles ne sont pas assaisonnées de cette grosse gaieté à la Dancourt, que nous avons signalée, et l'oreille la plus chaste peut les entendre sans crainte.
L'Oracle, une de ses comédies, jouée en 1740, donna lieu à une scène des plus bouffonnes. A la répétition générale, mademoiselle de La Motte, l'actrice chargée du rôle de la fée, ayant probablement trop bien dîné et bu un peu plus que de coutume, disait son rôle sur un ton des plus déplacés, Sainte-Foix, fort mécontent, lui arrache tout à coup la baguette magique, attribut de son rôle, en s'écriant:—«J'ai besoin d'une fée et non d'une sorcière!» L'actrice se regimbant:—«Taisez-vous! ajoute l'auteur, vous n'avez pas voix ici; nous sommes au théâtre et non au sabbat.»
Une autre des comédies de Sainte-Foix, la Colonie, donnée en 1749, n'eut qu'une représentation (quoiqu'elle fût très-jolie), par suite du fait suivant: L'acteur Poisson était venu au théâtre ivre et ne sachant pas son rôle; il laissa échapper quelques gestes hasardés, quelques paroles indécentes. Plainte fut portée au procureur-général contre la pièce qui, disait-on, était remplie d'inconvenances. Le manuscrit des comédiens ayant été demandé, on fut fort surpris de n'y pas trouver la moindre obscénité, et ordre fut donné de continuer les représentations; mais Sainte-Foix, fort mécontent, retira non-seulement la pièce, mais aussi celle du Rival supposé.
En 1753, les acteurs du Théâtre-Français ayant prié Sainte-Foix de leur donner une comédie qui pût comporter l'introduction sur la scène d'un fort joli ballet, cet auteur composa celle intitulée: Les Hommes. On nomma cette comédie le Manche à ballet.
Boissy, auteur fécond, qui donna un grand nombre de pièces aux Français, aux Italiens, à l'Opéra-Comique, commença sa carrière dramatique à l'époque de l'avénement au trône de Louis XV. Homme d'un esprit brillant, d'une imagination vive, il mit dans ses comédies un coloris gracieux. Avec un talent rare pour le dialogue et une connaissance parfaite des ridicules de son temps, il ne pouvait manquer d'avoir des succès au théâtre, quoique ses pièces pèchent souvent par le plan et par l'intrigue. Il composait mieux une scène qu'une comédie entière. Si les détails dans ses comédies sont agréables, l'ensemble laisse beaucoup à désirer. Ses études, du reste, étaient légèrement faites; aussi a-t-il composé de jolis ouvrages, mais il n'en a laissé aucun de remarquable.
Les premières pièces de Boissy furent: le Babillard, en 1725; le Français à Londres, en 1727; l'Impertinent, en 1724. Le Français à Londres donna sans doute l'idée de jouer à Londres, en 1753, l'Anglais à Paris. Le contraste des caractères des deux nations est bien saisi et bien dépeint dans la comédie de Boissy, et elle resta longtemps au théâtre.
Une de ses jolies compositions, l'Embarras du choix (1741), en cinq actes et en vers, lui donna occasion de faire le portrait de la célèbre Gaussin, dans celui de Lucile, dont elle jouait le personnage. Le voici en quelques vers: