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Histoire Anecdotique de l'Ancien Théâtre en France, Tome Second: Théâtre-Français, Opéra, Opéra-Comique, Théâtre-Italien, Vaudeville, Théâtres forains, etc...

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Rien ne peut l'enlaidir, tout sied à sa personne;
Tout devient agrément par l'air qu'elle se donne.
On ne saurait la voir sans en être enchanté.
Son air, son caractère et son ingénuité,
Mais ingénuité fine, spirituelle;
Car elle a de l'esprit presqu'autant qu'elle est belle.
Ses grâces sans étude et qui n'ont rien d'acquis
Charment dans tous les temps, sont de tous les pays,
Et son âme parfaite, ainsi que sa figure,
Pour devoir rien à l'art, tient trop à la nature.

En 1744, une histoire invraisemblable et cependant parfaitement vraie, fournit à Boissy le sujet d'une comédie en deux actes, l'Époux par supercherie. Une femme épousa un individu croyant en épouser un autre. Cet homme, feignant de signer comme témoin, avait signé pour lui-même. Enfin la mariée coucha de fait avec celui qu'elle pensait être son témoin, croyant se mettre au lit avec son époux, et ne s'aperçut de rien. La donnée, quelque vraie qu'elle fût, parut absurde et le public fut d'avis qu'une aventure extraordinaire, unique en son espèce, ne peut jamais fournir matière à une bonne comédie.

La Folie du jour, jolie petite comédie en un acte et en vers, suivit de près l'Époux par supercherie et le Médecin par occasion, pièce dans laquelle la belle Gaussin se montra inimitable. Cette Folie du jour était la manie des représentations théâtrales dans tous les salons de Paris, salons de la haute société, de la Cour, de la bourgeoisie même; manie qu'on voit renaître de temps à autre en France, le pays où le théâtre est passé à l'état de nécessité journalière.

En 1736, Boissy donna aux Italiens une comédie héroïque intitulée le Comte de Neuilly, en cinq actes et en vers. Elle tomba à plat; l'auteur, dix ans plus tard, la présenta sous le nom du Duc de Surrey aux Français qui l'accueillirent bien, la jouèrent et la firent réussir. Les Italiens, reconnaissant leur enfant, né dix ans plus tôt, crièrent au vol, au scandale, et parlèrent d'intenter un procès aux Français et à Boissy. Ce dernier leur proposa de leur restituer la pièce; ils refusèrent; il leur offrit de leur en composer une autre, second refus de leur part; comme après cela l'auteur était dans son droit, la Comédie-Italienne n'eut plus d'autre ressource pour se venger, que de faire jouer une parodie intitulée le Prince de Suresne, qui eut un succès médiocre.

En consacrant quelques lignes à un des hommes les plus aimables du commencement du règne de Louis XV, Pont de Veyle, nous parlerons plutôt de l'auteur que de ses pièces. Les ouvrages dramatiques qu'il donna au Théâtre-Français sont au nombre de trois; les comédies du Complaisant, en cinq actes et en prose, jouée en 1732; le Fat puni, en un acte et en prose, tirée du Gascon puni, conte de La Fontaine, et la Somnambule, représentée en 1739, en un acte et en prose.

Le comte de Pont de Veyle, dont le nom était de Ferriol et qui fut créé intendant-général des classes de la marine, lecteur de la chambre du Roi, naquit en 1697 et mourut en 1774. Son père, président à mortier au Parlement de Metz, frère de l'ambassadeur de France à Constantinople, avait épousé mademoiselle de Tencin, sœur du cardinal du même nom. Le nom de Pont de Veyle lui venait d'une terre en Bresse, qui était sortie de la famille.

Le jeune homme qui devait donner plus tard de jolies compositions à la scène fut d'abord destiné à la robe, noble profession pour laquelle il ne se sentait pas le moindre attrait. On lui acheta cependant une charge de conseiller au Parlement. Un jour qu'il attendait, dans son uniforme, le procureur-général auquel il venait demander des conclusions, se trouvant dans une chambre voisine du cabinet où ce magistrat s'était enfermé, et ne sachant comment échapper à l'ennui de l'attente, il se mit à répéter la danse du chinois, de l'opéra d'Issé, alors fort en vogue, accompagnant la danse des contorsions nécessitées par le rôle. Le procureur-général entend du bruit, ouvre tout doucement la porte de son cabinet, Pont de Veyle lui tournait le dos, et le grave magistrat resta quelques instants à considérer les entrechats et les grimaces de son candidat à la magistrature. Ce brave procureur-général était un homme de beaucoup d'esprit et fort gai; il se prit à rire et fut le premier à assurer les parents du jeune homme que leur fils n'avait pas la moindre aptitude pour un métier sérieux.

On se rendit à ses raisons et on acheta à Pont de Veyle la charge de lecteur du Roi, charge qui lui convenait d'autant mieux que les fonctions étant nulles, il jouissait d'une liberté qui toujours eut pour lui un attrait irrésistible. Il espérait passer sa vie dans un doux far niente, n'ayant aucune ambition personnelle; malheureusement pour ses goûts modestes, il était très-lié avec M. de Maurepas, qui le força, pour ainsi dire, à accepter la place d'intendant-général des classes de la marine, fonctions qu'il remplit toujours avec autant d'exactitude que d'intelligence.

Élevé dans sa famille jusqu'à l'âge de dix ans, puis au collége des Jésuites, alors fort à la mode, il ne fut jamais qu'un fort médiocre écolier. Il avait beaucoup d'esprit, et d'esprit bienveillant, en sorte qu'il était adoré de ses camarades et fort souvent gourmandé par ses maîtres qui voyaient son peu de succès et comprenaient qu'il lui eût été facile d'en obtenir beaucoup.

Pont de Veyle, encore fort jeune, avait pour la chanson un talent naturel des plus singuliers. Ne trouvant pas d'autre objet pour exercer sa verve, il s'en prit à ses livres d'études et les chansonna tous les uns après les autres de la façon la plus amusante et la plus spirituelle. Sorti du collége, il continua à parodier les opéras à la mode. Il avait un don singulier, celui de l'impromptu. Il a souvent parié de parodier en quelques minutes, non-seulement les airs qu'il connaissait, mais ceux qui lui étaient étrangers et qu'il solfiait pour la première fois. Il a toujours gagné ses paris.

Plus tard, il se mit à composer pour les théâtres de société, puis pour les Français. Il donna (en gardant l'incognito) la jolie comédie du Complaisant, qui resta à la scène; puis le Fat puni, dont le sujet, tiré du conte de La Fontaine, lui fut conseillé par mademoiselle Quinault avec laquelle il était fort lié, et enfin la Somnambule, qui eut un grand succès.

Pont de Veyle a laissé la réputation méritée d'un auteur charmant et d'un des hommes les plus aimables de son siècle.

Nous avons déjà parlé de Piron, auteur de belles tragédies, homme d'un grand mérite. Outre les petites pièces qu'il composa pour les théâtres forains, il donna à la scène française quatre comédies, dont l'une, la Métromanie, est un chef-d'œuvre. Son début dans le genre fut l'École des pères, connue d'abord sous le titre du Fils ingrat, représentée en 1728, en cinq actes et en vers. Il fit jouer ensuite, le même jour, en 1734, une comédie en vers, en trois actes, l'Amour mystérieux, et une pastorale, les Courses de Tempé, en un acte et en vers, avec divertissement et musique de Rameau. La pastorale réussit, Piron la fit imprimer; la comédie tomba, Piron brûla le manuscrit.

En 1738, cet auteur célèbre fit représenter la comédie en vers et en cinq actes intitulée la Métromanie.

La plus grande partie de l'intrigue de cette pièce est fondée sur l'aventure véritable du déguisement de M. Desforges Maillard en mademoiselle Malcrais de la Vigne. Il faut remonter à l'origine de cette plaisante anecdote.

En 1730, M. Desforges Maillard concourut pour le prix de poésie de l'Académie française, dont le sujet était: Les Progrès de l'art de la navigation sous le règne de Louis XIV. Sa pièce ne fut point couronnée, et il crut devoir en appeler. Il envoya du Croisic, petite ville de Bretagne, où il a presque toujours fait sa résidence, son poëme au chevalier de la Roque, qui faisait alors le Mercure de France. Un parent de l'auteur présenta très-humblement l'ouvrage à la Roque. Celui-ci le refusa, alléguant pour toute raison qu'il ne voulait pas se brouiller avec Messieurs de l'Académie Française. Le parent insista; La Roque se fâcha et jeta le poëme dans le feu, en protestant qu'il n'imprimerait jamais rien de la façon de M. Desforges Maillard. Ce dernier en fut inconsolable. Il était occupé de ce désastre à Brédérac, sur les bords de la mer, petite maison de campagne de laquelle dépendait une villa qui se nomme Malcrais. Il lui vint dans l'esprit de forcer l'inflexible La Roque à l'imprimer malgré son serment. Il se féminisa sous le nom de mademoiselle Malcrais de la Vigne; il fit part de son idée à une femme d'esprit de ses amies, qui la trouva charmante, et se chargea d'être son secrétaire. Elle transcrivit plusieurs pièces de vers. On les adressa à La Roque, qui en fut enchanté; il se prit même d'une belle passion pour la Minerve du Croisic; et il s'émancipa dans une lettre jusqu'à dire: «Je vous aime, ma chère Bretonne; pardonnez-moi cet aveu; mais le mot est lâché!» Il ne fut pas seul la dupe de cette comédie. Mademoiselle Malcrais devint la dixième Muse, la Sapho, la Deshoulière de notre Parnasse français. Il n'y eut pas de poëte qui ne lui rendît ses hommages par le ministère commode du Mercure. On ferait un volume de tous les vers composés à sa louange. On connaît ceux de M. de Voltaire. Destouches fut aussi un des rivaux. Il fit sa déclaration d'amour à mademoiselle Malcrais: l'étonnement de ces beaux-esprits est aisé à concevoir, quand M. Desforges vint à Paris se montrer à tous ses soupirants. Ils déguisèrent leur dépit et tâchèrent de rire de cette mascarade singulière.

Voilà ce qui a fourni à M. Piron les situations les plus comiques de sa Métromanie. Il a su leur donner un tour si plaisant, que cette aventure parviendra à la postérité la plus reculée, avec la comédie immortelle qu'elle a enfantée. Cette pièce fut reçue du public avec les plus grands applaudissements; elle est restée au théâtre, et peut-être est-elle la meilleure de toutes les comédies, après celles de Molière, par sa vérité, son comique, sa poésie et sa force.

On assure qu'au mois de janvier 1751, un entrepreneur fit donner la Métromanie sur le théâtre de Toulouse, et que le premier capitoul en fut excessivement choqué. L'on prétend que ce magistrat lava la tête à l'entrepreneur, et lui demanda quel était l'auteur de cette comédie? On lui répond que c'est M. Piron.—«Faites-le moi venir demain.—Monseigneur, il est à Paris.—Bien lui en prend; mais je vous défends de donner sa pièce. Tâchez, monsieur le drôle, de faire un meilleur choix. La dernière fois vous jouiez l'Avare, comédie de mauvais exemple, dans laquelle un fils vole son père. De qui est cette pièce?—De Molière, Monseigneur.—Eh! est-il ici ce Molière? Je lui apprendrais à avoir des mœurs et à les respecter. Est-il ici?—Non, Monseigneur, il y a soixante-quatorze ou quinze ans qu'il est mort.—Tant mieux. Mais, mon petit Monsieur, choisissez mieux les comédies. Ne sauriez-vous représenter que des pièces d'auteurs obscurs? Plus de Molière, ni de Piron, s'il vous plaît. Tâchez de nous donner des comédies que tout le monde connaisse!» L'entrepreneur, soutenu de toute la ville, ne voulut pas obéir à M. le Capitoul; il présenta requête au Parlement, qui ordonna, par arrêt, que la Métromanie serait représentée nonobstant et malgré l'opposition de MM. les capitouls. Elle fut donc reprise, donna beaucoup d'argent à l'entrepreneur et de grands ridicules aux capitouls. C'étaient des battements de pieds et de mains qui ne finissaient point à ces endroits-ci:

Monsieur le Capitoul, vous avez des vertiges.
. . . . . . . . . . . . . . . .
... Apprenez qu'une pièce d'éclat
Anoblit bien autant que le Capitoulat;

et dans quelques autres endroits qui faisaient épigramme dans cette circonstance. Le fond de cette anecdote est très-vrai, tels que la défense des capitouls et l'arrêt du Parlement qui défend la défense.

Piron vécut très-longtemps et conserva, comme Voltaire, tout le feu de la jeunesse jusqu'à la fin de ses jours. Rival de l'auteur de Zaïre, quand il fallait faire assaut de sarcasmes il ne lui cédait en rien pour l'esprit et la gaieté. Ayant appris, en 1768, qu'un négociant avait fait construire un bâtiment très-beau et lui avait donné le nom de Voltaire, il lui écrivit:

Si j'avais un vaisseau qui se nomme Voltaire,
Sous cet auspice heureux, j'en ferais un Corsaire.

Fagan, à qui la nature avait donné en partage beaucoup de l'esprit et du caractère du bon La Fontaine, était indolent comme lui et détestait tout ce qui ressemblait à une affaire de quelque sorte qu'elle fût. Doué d'un grand talent dramatique, il composa beaucoup de bonnes pièces en collaboration ou seul pour les Français, les Italiens ou pour les théâtres forains. Parmi celles qu'il fit représenter sur la scène française, nous citerons:

Le Rendez-vous (1733), en un acte et en vers, dont le sujet ressemble à celui de l'Amour vengé, de Lafont, jouée en 1712, reprise en 1722 et toujours très-applaudie; la Pupille (1734), en un acte et en prose, dont le succès fut en partie l'ouvrage de mademoiselle Gaussin.

On écrivit à cette charmante actrice après la première représentation:

En ce jour, pupille adorable,
Que ne suis-je votre tuteur?
Un seul mot, un soupir, un regard enchanteur,
Ce silence éloquent, cet embarras aimable,
Tout m'instruirait de mon bonheur,
M'embraserait d'une flamme innocente:
Une pupille aussi charmante
Mérite bien le droit de toucher son tuteur.

Lucas et Perrette (1734), en prose, en un acte, avec divertissement. Comédie non imprimée.

Il y avait dans le divertissement le joli couplet ci-dessous:

Que l'amour ici nous unisse;
Chantons, dansons.
Si nous cessons
D'être garçons,
Ce n'est point peur de la milice.
Quand le sort tombera sur moi,
Ça n'aura rien qui m'inquiète,
L'été je servirai le roi,
L'hiver je servirai Perrette.

Fagan fit jouer en 1739 les Caractères de Thalie, composée de trois comédies en un acte, savoir: l'Inquiet, comédie de caractère, en vers; l'Étourderie, comédie d'intrigue, en prose; les Originaux, comédie à scènes épisodiques, en prose. Ce qu'il y avait de plus remarquable dans cette élucubration, c'était un prologue où l'auteur exprimait très-naturellement et très-habilement les alarmes d'un homme dont on va représenter la pièce.

Après la convalescence de Louis XV, en 1744, alors que le prince reçut de son peuple le surnom de Bien-aimé, surnom qu'il ne sut pas conserver jusqu'à la fin de son règne, Fagan donna en collaboration avec Panard la comédie en un acte et en vers intitulée l'Heureux retour. On y trouve des louanges délicates à l'adresse du roi.

Lamotte-Houdard, ou plutôt Houdard de Lamotte, à qui tous les genres dramatiques sérieux eurent de véritables obligations dans la première partie du dix-huitième siècle, donna huit comédies au Théâtre-Français ou aux Italiens. Une de ses meilleures, celle du Magnifique, jouée en 1731, d'abord en trois actes, réduite à deux, est restée longtemps à la scène. Cet auteur jouissait d'une singulière faculté, qui donna lieu à une aventure assez jolie. Un jeune homme lui lut un jour une tragédie qu'il venait de terminer.—«Votre pièce est fort belle, lui dit Lamotte après l'avoir écouté avec la plus scrupuleuse attention; j'ose vous répondre du succès. Une seule chose me fait de la peine, c'est que vous donnez dans le plagiat; je puis vous citer comme preuve la deuxième scène de l'acte quatrième.» Le jeune poëte se récriant sur ce qu'avançait Lamotte:—«Je n'avance rien, ajouta ce dernier, sans pouvoir donner des preuves à l'appui, et si vous le voulez, je vais vous redire cette scène que je connaissais déjà et si bien que je la sais par cœur.» En effet, il récita la scène depuis un bout jusqu'à l'autre, sans hésiter, sans se tromper d'un seul mot. Tous les spectateurs étaient stupéfaits, le pauvre auteur baissait la tête comme un criminel, ne sachant à quel saint se vouer.—«Allons, remettez-vous, fit en riant Lamotte; la scène et toute la tragédie sont bien de vous, et de vous seul; mais vos vers m'ont paru tellement beaux et touchants que je n'ai pu m'empêcher de les retenir.»


A partir de cette époque, les auteurs qui s'adonnent au théâtre deviennent si nombreux qu'il est difficile de les suivre tous dans leur carrière dramatique. Parmi eux citons: L'Affichard, Gresset, Cahusac, Pierre Rousseau, qui fournirent à la Comédie-Française un très-grand nombre de pièces plus ou moins jolies pendant la première partie du règne de Louis XV.

L'Affichard, le premier dont le nom se présente sous notre plume, souffleur, puis receveur à la Comédie-Italienne, mort en 1753, associé avec Panard, Valois, d'Orville et Gallet, a composé beaucoup de comédies dont plusieurs ont paru sous le nom de ses collaborateurs. Une de celles dont il est seul l'auteur, les Acteurs déplacés ou l'Amant comédien, jouée au Théâtre-Français en 1735, eut un grand succès, grâce à l'idée originale qui fait le fond de cette petite comédie: celle de faire remplir aux acteurs des rôles complétement contraires à leur âge, à leur sexe, à leur figure, enfin à leur individualité. Ainsi, les rôles de père et de mère avaient été donnés à des enfants de huit ans, celui de la jeune-première à une vieille actrice, celui de l'amoureux au vieux Poisson. Dans les divertissements, un pas de deux très-grave fut dansé sur l'air d'une sarabande par un Arlequin et un Polichinelle; tandis qu'un Italien et un Espagnol se mirent à cabrioler.

L'Affichard donna encore aux Français la Rencontre imprévue. Les autres pièces de son répertoire appartiennent à l'Opéra-Comique, aux Italiens et aux théâtres forains. Il avait l'esprit juste, des saillies et du comique de bon aloi; mais une instruction peu étendue, nul usage du monde et une indifférence complète pour la gloire ou même pour la célébrité. Le théâtre pour lui fut un amusement.

Gresset est le nom d'un poëte trop célèbre pour que nous nous étendions longuement sur son existence, connue de tout le monde. On peut le mettre à la tête des auteurs dramatiques de second ordre, quoiqu'il n'ait fait jouer que trois pièces aux Français, la tragédie d'Édouard III et les comédies de Sidney et du Méchant; car il avait éminemment le génie de la poésie et l'instinct du théâtre. On prétend qu'il avait composé un assez grand nombre de pièces remarquables, mais qu'il lui prit ensuite un remords d'avoir travaillé pour la scène, et qu'il les brûla. C'est là un malheur; car Gresset, s'il pèche un peu par le plan et la marche de ses compositions dramatiques, a un style si plein d'harmonie, une versification si naturelle, si pleine de charmes, si fertile en images, qu'il a fait faire plus d'un pas à la langue française et imprimé un genre nouveau à la poésie.

Gresset fit jouer en 1747 ses deux comédies de Sidney, en trois actes et en vers, et du Méchant, en cinq actes et également en vers. Cette dernière pièce eut du succès, on la reprend encore quelquefois à la scène française. Elle a, il faut bien le dire, un grand air de famille avec le Médisant, de Destouches, paru vingt ans plus tôt.

A l'une des représentations du Méchant, une madame de Forcalquier, admirablement belle, étant entrée dans sa loge, tout le parterre se tourna vers elle et, charmé de la beauté de la jeune femme, se mit à l'applaudir sans respect pour la pièce.—«Paix! Messieurs, s'écria quelqu'un; convient-il d'interrompre ainsi la comédie?» Alors une voix s'écria, parodiant un vers comique:

La faute en est aux dieux qui la firent si belle.

Le lendemain de la première représentation, on envoya à Gresset l'épigramme suivante, composée par une muse bourgeoise du parterre:

Un membre de café, philosophe pédant,
Qui de l'esprit se croit et le juge et l'arbitre,
En sots propos s'égayait sur le titre
De votre pièce du Méchant.
Quelqu'un dit au mauvais plaisant:
Pour un auteur, c'est bon augure,
Lorsque, dans un livre nouveau,
L'envie, au désespoir de ne voir que du beau,
De rage mord la couverture.

La tragédie d'Édouard III, en 1740, donna lieu à une jolie critique qui trouva place dans un petit opéra comique intitulé la Barrière du Parnasse. Édouard III vient se plaindre à la Muse, de la critique injuste qu'on fait d'une tragédie dans laquelle on trouve une double intrigue, et, par conséquent, un double intérêt. «La critique a tort, répond la Muse, l'intérêt ne peut être double où l'on n'en trouve pas du tout.» Alors Édouard reprend:

De plus, on blâme en moi des scènes applaudies
Qui firent le succès de tant de tragédies.
Feuilletez avec soin tous les auteurs fameux,
Mes traits les plus frappants sont tirés d'après eux,
Le public bonnement, dans son erreur extrême,
Pense que tous mes vers sont faits pour mon poëme.
Madame, en vérité, c'est juger de travers,
Mon poëme n'est fait que pour coudre leurs vers.

Louis de Cahusac, contemporain de Gresset et l'un des auteurs féconds de cette époque, donna aux Français deux tragédies: Pharamond et le Comte de Warwick, toutes deux fort médiocres, et deux comédies: Zéneïde et l'Algérien.

Zéneïde, en un acte, en vers libres, jouée en 1743, eut du succès et le méritait; c'est une jolie comédie attribuée à plusieurs personnes, mais qui semble bien réellement de Cahusac. L'Algérien ou les Muses comédiennes, comédie-ballet en trois actes, en vers libres, représentée en 1744, est une pièce de circonstance, composée à l'occasion du rétablissement de la santé de Louis le Bien-Aimé. Cette pièce causa, un jour, une sorte de tumulte. Boindin était à côté de Piron:—«Voyez donc, dit-il à son voisin, combien il y a peu d'ordre à la Comédie-Française.—Ne m'en parlez pas, reprit Piron, c'est une vieille... fille qui a perdu...» (il lui dit le dernier mot à l'oreille).

Au milieu du dix-huitième siècle vivaient trois auteurs du nom de Rousseau; le plus fameux, Jean-Jacques, s'étant intitulé de Genève, on donna au second, Jean-Baptiste, qu'on appela aussi le grand Rousseau, le surnom de Paris; alors le troisième, qui était né à Toulouse, Pierre Rousseau, prit pour sobriquet le nom de sa ville natale.

Ce dernier composa quelques jolies comédies qui furent presque toutes jouées, dans le principe, chez le duc de Chartres, plus tard duc d'Orléans. L'une d'elles, les Méprises, en un acte, en vers libres avec divertissement, représentée en 1754, avait été annoncée ainsi dans les Petites-Affiches de Paris: Les Méprises, comédie par Pierre Rousseau, citoyen de Toulouse. On fit aussitôt une épigramme sur les trois Rousseau, épigramme sanglante pour Pierre et Jean-Jacques.

XIX
LA COMÉDIE SOUS LA SECONDE PARTIE DU RÈGNE
DE LOUIS XV

Bret.Le Concert..—Le Jaloux (1755).—Le Faux généreux (1758).—Anecdotes.—Marmontel.La Guirlande.—Anecdote.—Les commandements du dieu du Goût.—Bastide.Le Jeune homme (1764).—Le chevalier de la Morlière.—La Créole (1754).—Anecdote.—Jean-Jacques Rousseau.L'Amant de lui-même (1752).—Le Devin de village (1753).—Anecdote.—Les deux Poinsinet.—Les mystifications.—Anecdotes.—Mort tragique de Poinsinet.—Laplace.Adèle de Ponthieu (1757).—Anecdote.—Palissot.Ninus second (1750).—Les Tuteurs (1754).—Son genre de talent.—Le Rival par ressemblance (1762).—Anecdotes.—Le Cercle (1756).—Les Philosophes (1760).—Anecdotes.—Parodie.—Le Barbier de Bagdad.L'Homme dangereux (1770).—Anecdotes.—Cabales contre cet auteur.—Les Courtisanes.—Histoire de cette comédie.—Palissot, plat adulateur de madame de Pompadour.—Saurin, imitateur de La Chaussée.—Blanche et Guiscard (1763).—Pièce imitée de l'anglais.—Vers à la Clairon.—L'Orpheline léguée (1765) ou l'Anglomanie.—Bewerley ou le Joueur (1768).—Anecdotes.—Vers adressés à Saurin.—Dorat.—Vers,—épigrammes,—pièces diverses sur Dorat.—Marin.—Auteur de Julie ou le Triomphe de l'amitié (1762).—Anecdote qui donna l'idée de cette comédie.—Rochon de Chabannes.Heureusement (1762).—Anecdote.—Favart.L'Anglais à Bordeaux (1763).—L'abbé Voisenon.—Auteur anonyme.—Son mérite.—Sédaine, Goldoni.Le Philosophe sans le savoir (1765).—La Gageure imprévue (1768).—Le Bourru bienfaisant (1771).—Les Huit Philosophes aventuriers.—Anecdotes.—Prétentions des acteurs.—La Harpe.—Auteur de tragédies.—Le Comte de Warwick (1763).—Anecdotes.—Jeunesse de La Harpe.—Son peu de reconnaissance.—Son esprit satirique.—Timoléon (1764).—Anecdotes.—Bons mots.—Lettre sur les premières représentations.—Réflexions.—Pharamond (1765).—Anecdote.—Gustave Vasa (1759).—Menzikoff (1775).—Mélanie, drame (1769).—Vers sur La Harpe.

Plus on avance dans le règne de Louis XV et plus on voit augmenter le nombre des auteurs dramatiques; malheureusement le théâtre ne gagne rien à la multiplicité des ouvrages. De l'année 1750, à laquelle nous sommes parvenus, jusqu'à 1774, les principaux écrivains pour la Comédie-Française sont: Bret, Marmontel, Bastide, la Morlière, Jean-Jacques Rousseau, Poinsinet, Laplace, Palissot, Saurin, Dorat, Marin, Rochon de Chabannes, Favart, l'abbé Voisenon, Sédaine, Goldoni, la Harpe.

Bret, auteur de mérite, ayant de l'élégance dans le style, de la facilité, du naturel et de la justesse dans le dialogue, connaissant à fond l'art dramatique, fit jouer un assez grand nombre de comédies aux Français et aux Italiens. Il donna même quelques opéras comiques. L'une de ses compositions, le Concert, en un acte et en prose, représentée en 1747, mais non imprimée, fit dire à Sainte-Foix, auquel un de ses amis demandait d'où il venait:—«Je viens du Concert, mais ce n'est pas du Concert spirituel.» Le mot était plus joli que vrai. Le Jaloux (1755), en cinq actes en vers, ne réussit pas, parce que la donnée était fausse. La jalousie du jaloux s'exerçait sur un rival qui n'était plus. Malgré le jeu remarquable d'une jeune et jolie actrice, mademoiselle Guéant, le public ne goûta pas la pièce. Trois ans plus tard, en 1758, Bret donna, au contraire, son Faux généreux, également en cinq actes et en vers, qui eut du succès, parce que la donnée est dans la nature. On applaudit surtout une scène touchante dans laquelle un fils veut s'enrôler pour tirer son père de prison avec le prix de son engagement.

En 1767, il fit jouer les Deux Sœurs, en deux actes et en prose, comédie qui n'eut aucun succès. A peu près à la même époque, Moissy ayant fait représenter les Deux Frères, pièce également fort mal accueillie du public, un plaisant s'écria qu'il fallait marier les deux sœurs avec les deux frères.

Marmontel, dont nous avons dit un mot à propos de ses tragédies, au volume précédent, donna aussi quelques comédies à la scène, mais presque toutes au Théâtre-Italien. Un jour que l'on jouait une de ses pièces, la Guirlande, fort mal accueillie du public, quoiqu'elle ne méritât pas un si violent courroux du parterre, Marmontel, pressé de se rendre à l'Opéra, prit un fiacre et dit au cocher (craignant l'embarras):—«Évitez le Palais-Royal.—Ne craignez rien, Monsieur, reprit ce dernier, il n'y a pas foule, on donne aujourd'hui la Guirlande

On répandit, vers la même époque, une plaisanterie intitulée: les Commandements du dieu du Goût:

I. —Au dieu du Goût immoleras
Tous les écrits de Pompignan.
II. —Chaque jour tu déchireras
Trois feuillets de l'abbé Leblanc.
III. —De Montesquieu ne médiras
Ni de Voltaire aucunement.
IV. —L'ami des sots point ne seras
De fait ni de consentement.
V. —La Dunciade tu liras,
Tous les matins dévotement.
VI. Marmontel le soir tu prendras,
Afin de dormir longuement.
VII Diderot tu n'achèteras,
Si ne veux perdre ton argent.
VIII. Dorat en tous lieux honniras,
Et Colardeau pareillement.
IX. Lemière, aussi, tu siffleras,
A tout le moins une fois l'an.
X. —L'ami Fréron n'applaudiras
Qu'à L'Écossaise seulement.

Marmontel s'étant marié et sa femme ayant fait un fausse couche, on fit l'épigramme suivante:

Marmontel se flattait enfin,
De porter le doux nom de père:
Sa femme devait en lumière
Mettre incessamment un Dauphin.
Mais, espérance mensongère!
Eh bien! Quoi?... Vous le devinez,
Depuis longtemps il ne peut faire,
Hélas! que des enfants mort-nés!

Nous ne dirions rien de Bastide, romancier plutôt qu'auteur dramatique, et qui donna quelques comédies médiocres de 1750 à 1767, si nous ne voulions parler de l'une de ses productions, le Jeune Homme, en cinq actes et en vers, jouée en 1764 et qui eut la plus singulière destinée. Le commencement du premier acte fut applaudi avec fureur, la dernière scène fut huée. Au second acte, les murmures recommencèrent; à la seconde scène du troisième, des expressions trop crues ayant choqué le public, et un des spectateurs ayant imaginé d'éternuer avec affectation et d'une façon comique, les rires redoublèrent. L'actrice en scène, interrompue, ne pouvant reprendre le fil de son rôle, se décida à faire une humble révérence et à se retirer. Ainsi finit la première représentation, et il n'y en eut pas une seconde. C'était bien le cas de dire: Pauvre Jeune Homme!

Un autre auteur de la même époque, le chevalier de la Morlière, ne fut pas plus heureux. Il donna trois comédies aux Français, et aucune n'eut de succès. Dans l'une d'elles, la Créole, jouée en 1754, un valet dit en scène à son maître, après lui avoir fait le détail d'un divertissement: «Que pensez-vous de tout cela?—Je pense que tout cela ne vaut pas le diable,» répond le maître. Cette parole fut aussitôt appliquée à la situation par le parterre. Il répéta en chœur une phrase qui devint un jugement définitif et sans appel, car la pièce ne fut pas même achevée.

Jean-Jacques Rousseau, l'un des trois Rousseau dont nous avons parlé, et celui qui fit le plus de bruit dans le monde, eut en 1752 et en 1753 une velléité théâtrale. Il fit jouer aux Français une petite comédie en un acte et en prose intitulée l'Amant de lui-même, et à l'Opéra le Devin du village, intermède dont les paroles et la musique étaient de lui.

En sortant de la représentation des Français, il se rendit justice à lui-même et dit dans un café voisin, au milieu d'une foule de beaux-esprits: «La pièce nouvelle est tombée; elle mérite sa chute; elle m'a ennuyé; elle est de Rousseau de Genève, et c'est moi qui suis ce Rousseau.»

A la première représentation du Devin, deux spectateurs, l'un grand partisan de la musique française, l'autre non moins chaud admirateur de la musique italienne, soutenaient leur opinion avec une telle véhémence qu'ils troublaient spectateurs et acteurs. La sentinelle, s'approchant d'eux, leur intima l'ordre de baisser la voix. «Monsieur est donc Bouffoniste?» dit le Lulliste au grenadier. A cette apostrophe en pleine poitrine, à laquelle il était loin de s'attendre, le brave soldat troublé retourna confus à son poste. Cette petite pièce ne souleva pas des tempêtes seulement en France; en Angleterre, où on la joua, avec paroles traduites, sur le théâtre de Drury-Lane, les Anglais la soutinrent contre les Écossais qui firent tout leur possible pour la chuter.

Le dix-huitième siècle vit deux auteurs du nom de Poinsinet, l'un, Poinsinet de Sivry, qui traduisit quelques comédies d'Aristophane et composa quelques tragédies, dont Briséis, qui eut un grand succès; l'autre, Henri Poinsinet, qui naquit à Fontainebleau en 1735 et acquit une réputation quasi burlesque dans le monde au milieu duquel il vécut.

Ce dernier Poinsinet, dont il est si souvent question dans les Mémoires secrets, était d'une famille depuis longtemps attachée à la maison des princes d'Orléans. Il aurait pu succéder à son père dans ses charges; mais, dès l'âge le plus tendre, il fut mordu par le démon de la métromanie et résolut de se consacrer à l'étude du théâtre. Malheureusement il se donna peu de peine pour cultiver l'esprit dont la nature l'avait doué. Sa vie fut courte; mais depuis 1753, où il publia une parodie de l'opéra de Titan et de l'Aurore, il ne cessa de faire retentir son nom sur toutes les scènes de Paris. Toutefois, ce n'est point précisément par ses succès dramatiques que Poinsinet a fait passer ce nom à la postérité, mais par les plaisanteries souvent grotesques dont il a été l'objet, plaisanteries auxquelles il donnait lieu par une crédulité à toute épreuve, par une présomption des plus ridicules et par une poltronnerie des plus divertissantes. C'est grâce à lui et aux plaisanteries dont nous venons de parler que la langue française s'est enrichie du mot mystification.

Nous parlerons donc de ses mystifications dont quelques-unes sont assez plaisantes, plutôt que de ses pièces qui ne valent pas grand'chose. L'une d'elles, cependant, Tom Jones, jouée en 1765, mérite qu'on en dise un mot, tant sa destinée fut singulière. Cette comédie en trois actes et en prose, mêlée d'ariettes, et dont la musique est de Philidor, offrait un sujet grave, pathétique, qui ne fut pas compris par l'auteur. Il parsema cette pièce de plaisanteries grossières et manquant de sel. Les deux premiers actes ennuyèrent le public; mais le troisième mit le parterre en belle humeur, et à l'une des premières scènes il commença à accompagner chaque phrase de huées, d'éclats de rire, d'applaudissements frénétiques, puis enfin il lui prit la fantaisie de chanter chacun des couplets, ce qui fut comme le bouquet du feu d'artifice.

Poinsinet était furieux; il avait annoncé plaisamment qu'il allait faire lever le Siége de Calais, la tragédie à la mode, voulant dire que le public se tournerait vers sa comédie et abandonnerait l'œuvre de Belloy.

Cependant les jeunes princes de la famille royale, pour qui Poinsinet avait composé un fort médiocre divertissement, en apprenant la chute de la pièce du pauvre auteur, exigèrent de messieurs les gentilshommes de la Chambre qu'on reprît le Tom Jones. On distribua une foule de billets gratis, une claque fut organisée, et la pièce conspuée la veille fut portée aux nues le lendemain. Ce qui prouve que le charlatanisme dramatique était une monnaie ayant déjà cours. On demanda les auteurs et on les couvrit d'applaudissements. Mais c'était là une fusée qui ne dura que l'espace d'un moment. Quand le vrai public revint prendre ses places, Tom Jones tomba de nouveau pour ne plus se relever.

On comprendra le chagrin que causa cette chute au pauvre Poinsinet, lorsqu'on saura par quelles péripéties, par quelle série de mystifications le malheureux auteur avait dû passer avant de faire jouer sa pièce.

«Félicitez-moi, Messieurs, disait-il un jour à ses amis; enfin l'on va jouer ma pièce; j'ai la parole des comédiens; et demain j'ai rendez-vous à leur assemblée, à onze heures précises.» Un de ceux à qui il apprenait cette bonne nouvelle, avait lui-même envie de faire jouer une pièce; et il se promit bien de l'empêcher d'aller le lendemain à l'assemblée. Ce fut précisément celui qui le félicita davantage et qui l'exhorta le plus sérieusement à ne pas manquer au rendez-vous. Dans la joie qu'inspiraient à Poinsinet les magnifiques espérances qu'il fondait sur sa comédie, on lui propose un souper qu'il accepte. On le mène dans un quartier de Paris des plus éloignés, chez des personnes qui s'étaient déjà diverties quelquefois aux dépens du poëte, et qui sont charmées de le recevoir. On tient table longtemps; et, vers la fin du souper, on tourne exprès la conversation sur les accidents où l'on est exposé la nuit dans les rues de Paris. On raconte des histoires effrayantes d'assassinats et de vols. On parle d'une aventure tragique, arrivée récemment dans le quartier même où l'on soupe. L'imagination de Poinsinet, disposée à recevoir toutes sortes d'impressions, est si vivement ébranlée, que, pour rien au monde, il n'eût osé s'en retourner, ce soir-là, chez lui. Il avoue naïvement sa frayeur. Tout le monde a l'air de la partager; on lui dit qu'on ne doit pas combattre ces mouvements secrets, qui sont très-souvent d'utiles pressentiments des plus grands malheurs. On le retient à coucher, lui et sa compagnie. Soulagé de sa crainte, il ne demande qu'une grâce; c'est qu'on ait l'attention de le faire éveiller le lendemain, un peu de bonne heure, pour qu'il ne manque pas l'assemblée des comédiens. On le lui promet; et, dans cette confiance, il s'endort. Pendant son premier sommeil, on s'empare de sa culotte; et l'on appuie fortement la pointe d'un canif sur les quatre principales coutures, de manière qu'elles puissent se rompre infailliblement le lendemain, et toutes à la fois, au plus léger effort. On pense bien qu'on ne fut pas fort soigneux d'éveiller le dormeur à l'heure qu'il avait demandée. Comme il avait donné la veille ample carrière à son appétit, il ne s'éveilla de lui-même que vers les dix heures. Étonné qu'il fût si grand jour:—«Comment, Messieurs, dit-il, en s'élançant hors du lit, il me paraît que je n'avais qu'à compter sur vous?» Il s'approche d'une pendule, et voit, en frémissant, que dix heures vont sonner:—«Vite un perruquier, s'écrie-t-il; je n'ai pas un instant à perdre!» Le perruquier arrive; et comme il faisait assez chaud, notre poëte reste en chemise tout le temps qu'on met à l'accommoder. Enfin sa toilette achevée, il vole à sa culotte, et voulant y passer une jambe, elle se sépare en deux parties. C'était la perfidie la plus propre à faire perdre à ce poëte infortuné le peu qui lui restait de raison.—«Morbleu! Messieurs, le tour est abominable, et je ne vous le pardonnerai de ma vie. Il s'agit de ma pièce, de ma gloire, de l'affaire la plus essentielle pour moi; et c'est ainsi que vous me traitez! Mais vous en aurez le démenti; je me rendrai mort ou vif à l'assemblée.» Il court à la cuisinière, et la supplie à genoux de vouloir bien, au plus vite, reprendre à longs points les quatre fatales coutures, d'où dépendait la solidité de sa culotte. La cuisinière entreprend l'ouvrage; mais combien il la trouvait lente! Il ne faisait qu'aller et venir de la cuisine à la pendule et de la pendule à la cuisine, renouvelant à chaque fois ses imprécations. Onze heures allaient sonner; le haut-de-chausses est rapporté. Poinsinet veut y passer la jambe; mais la mesure se trouve avoir été si mal prise, que sa jambe ne peut y entrer. La maligne cuisinière, en riant aux larmes, le priait d'excuser si elle n'était pas plus adroite dans un métier qu'elle n'avait fait de sa vie. Poinsinet, furieux, fait venir un commissionnaire, qu'il expédie chez lui avec un billet, par lequel il demande promptement une culotte. On intercepte le billet: midi sonne; et le commissionnaire n'est pas revenu. On lui dit froidement qu'il a eu grand tort d'envoyer un homme qu'il ne connaît pas; que ce commissionnaire pourrait bien s'être laissé tenter par le besoin pressant que lui-même paraissait avoir d'une culotte. Il prend enfin le seul parti qui lui reste. Après avoir assujetti, par devant et par derrière, les basques de son habit avec quelques épingles, il s'en retourne chez lui.

A quelques années de là, Poinsinet imagina d'offrir un opéra, puis, fier du succès qu'il voyait poindre dans ses rêves, il s'en vint le visage découvert aux bals masqués de l'Académie royale de musique, dont la vogue commençait à cette époque (1768). C'était dans la nuit du 4 au 5 février. A peine est-il reconnu par les principales actrices de Paris que la fameuse Guimard monte un coup. Toutes les belles pécheresses se donnent le mot, se réunissent, l'entourent et tombent sur lui à grands coups de poings. Le pauvre Poinsinet demande ce qu'il a fait, ce qu'on lui reproche. On lui répond en lui donnant des bourrades et en lui disant:—«Pourquoi as-tu fait un méchant opéra?» Cette plaisanterie assez ridicule avait ameuté des spectateurs. On eut de la peine à tirer le malheureux auteur de la griffe de mesdames de l'Opéra, et il rentra chez lui roué, vermoulu, maudissant la gloire et disant: «Que décidément une grande réputation est quelquefois bien à charge!...»

Poinsinet imagina de composer une tragédie bourgeoise, dans le genre larmoyant, intitulée: Les Amours d'Alice et d'Alexis, en deux actes et mêlés d'ariettes, empruntée d'une romance de Moncriff. Il n'eut pas la consolation de la voir représenter avant sa mort, et cette mort fut tragique.

En 1760, il était allé en Italie; en 1769 il fut en Espagne, et on le nomma par dérision Don Antonio Poinsinet. Il avait imaginé de se faire directeur d'une troupe ambulante et s'était donné pour mission de propager la musique italienne et les ariettes françaises. Il se noya dans le Guadalquivir, à Cordoue. Personne n'eut plus d'aventures grotesques, de procès singuliers que ce malheureux auteur. Il parle lui-même de ses mystifications, devenues fameuses, dans une Ode à la Vérité. Il s'y compare à un agneau qui va, la foudre en main, poursuivre dans les sombres abîmes ceux qui riaient de son excessive et incroyable crédulité. Palissot, dans sa Dunciade, lui consacra les vers suivants:

Ainsi tomba le petit Poinsinet;
Il fut dissous par un coup de sifflet.
Telle, un matin, une vapeur légère
S'évanouit aux premiers feux du jour,
Tel Poinsinet disparut sans retour.

Laplace, auteur de deux ou trois comédies, rédacteur du Mercure de France, homme d'esprit, traducteur de plusieurs tragédies du théâtre anglais, donna aux Français, en 1757, Adèle de Ponthieu. Cette pièce, présentée aux comédiens, lue, reçue avec acclamation par l'aréopage, fut dix-huit mois sans être jouée, par suite de démarches et de menées secrètes. Les gentilshommes de la Chambre furent obligés de se mêler de l'affaire. Le duc de Richelieu, qui venait de prendre Mahon, était alors d'exercice; il donna des ordres si formels qu'Adèle de Ponthieu fut représentée, mais de mauvaise grâce, par les acteurs. Le public cependant l'applaudit, et l'auteur fit pour Richelieu cet impromptu:

Ton oncle conquit la Rochelle,
Combla les arts de bienfaits éclatants.
Digne héritier de ses talents,
Tu pris Minorque et fis jouer Adèle.

Un des hommes du dix-huitième siècle dont le nom eut le plus de retentissement dans la république des lettres fut Palissot, né à Nancy en 1730, et qui, à peine âgé de dix-neuf ans, composa la tragédie de Zarès, représentée en 1750 et imprimée sous le titre de Ninus second. On prétend que Palissot, à qui ce premier essai permettait d'espérer du succès dans la carrière, lorsqu'il eut réfléchi aux perfections de Racine, se décida à abandonner un genre dans lequel il ne trouvait pas qu'il lui fût permis d'être médiocre.

Il se tourna vers la comédie. Il composa les Tuteurs en 1754, et le public crut y retrouver les qualités des bonnes pièces de Regnard. La gaieté, le naturel, la vivacité du dialogue, le style, la versification pleine de sel et du meilleur coloris firent pardonner la pauvreté de l'intrigue, et la pièce eut un très-beau succès.

Palissot fit alors le Rival par ressemblance. C'était le sujet des Ménechmes, anobli et rendu plus vraisemblable, grâce à une idée ingénieuse; mais la pièce perdit en gaieté sur sa devancière ce qu'elle acquit en finesse. Cette comédie, représentée en 1762, ne fut pas accueillie favorablement du public. D'abord une cabale était montée contre l'auteur, à tel point qu'il fallut l'intervention de la force armée pour le protéger, lui et son œuvre. Une des scènes du premier acte était une sorte de galerie de portraits de l'époque qui désignait des personnages bien connus. On cria à la méchanceté et l'on fut très-mal disposé pour Palissot. Un éloge intempestif de la nation et de M. de Choiseul ne raccommoda rien, et lorsqu'au quatrième acte, pour un changement à vue, le sifflet du machiniste retentit sur le théâtre, la salle tout entière applaudit à l'incident d'une façon humiliante pour l'auteur. On raconte que pendant tout le temps de la représentation, le chevalier de La Morlière, que l'on savait être peu l'ami de Palissot, eut à côté de lui un exempt de police, lequel ne cacha pas à son voisin qu'il était mis là tout exprès pour le morigéner, l'engageant à se bien tenir, ce qui fit dire à un plaisant: «La pièce est gâtée, les mouches y sont.» On appelait déjà alors mouches les hommes de la police. Le titre primitivement donné à cette comédie avait été les Méprises; mais un plaisant s'étant écrié que c'était là une véritable méprise de l'auteur, ce dernier le changea en celui du Rival par ressemblance.

En 1756, Palissot avait fait représenter à Nancy une comédie en prose intitulée le Cercle. Cette petite pièce lui fut en partie volée par Poinsinet, qui en fit jouer une sous le même titre en 1764. Comme on demandait au véritable auteur pourquoi il n'avait pas revendiqué sa propriété, «—Serait-il décent, s'écria-t-il, pour personne, que Géronte reprît sa robe de chambre sur le dos de Crispin?» Cette jolie comédie offre d'assez curieuses peintures de ce qui se passait alors parmi les gens d'un certain monde. «—Palissot, lui dit un jour un grand personnage, Palissot, vous avez écouté aux portes.»

La ville de Nancy ayant à donner des fêtes pour l'inauguration de la statue que le roi de Pologne venait de faire ériger à Louis XV, demanda à Palissot, en 1755, une jolie comédie. Palissot composa les Originaux. Il y avait dans cette pièce un personnage calqué sur le célèbre Rousseau de Genève et une critique assez forte des écrits du philosophe dont la personnalité, du reste, était respectée. Les amis de Rousseau (il s'en trouve toujours en pareil cas) lui persuadèrent qu'il ne pouvait laisser passer inaperçue l'impertinence de M. Palissot, et qu'il fallait porter plainte au roi de Pologne. Un mémoire fut rédigé, l'orage fut violent mais court et, pour se venger, Palissot publia les Petites Lettres sur de grands philosophes, puis il composa la comédie des Philosophes, dont on peut dire que celle des Originaux fut l'occasion.

Les Philosophes, en trois actes et en vers, comédie jouée en 1760, eut un retentissement énorme à l'époque où on la donna. Voici comment l'auteur explique la raison qui l'engagea à entreprendre cette pièce:

«On fit paraître une traduction de deux comédies de Goldoni, à la tête de laquelle on mit une épigraphe latine, du style du Portier des Chartreux, et deux épîtres dédicatoires insolentes, où l'on outrageait deux dames du premier rang qui m'honoraient de leur bienveillance. On y faisait une parodie injurieuse pour elles, de l'épître dédicatoire de mes Petites Lettres sur de grands philosophes. La main d'où partait cette atrocité ne demeura pas inconnue. On s'était flatté que ces deux dames, fâchées d'avoir été compromises à mon occasion, cesseraient de me recevoir et m'abandonneraient à mon infortune. Cette noirceur philosophique eut un effet tout opposé, elle ne tourna qu'à la confusion et à l'opprobre de celui qui l'avait conçue; et si ce fut principalement pour venger la raison et les mœurs, que je fis depuis la comédie des Philosophes, je ne désavoue point que le désir de venger ces dames ne fût aussi entré dans mon projet.»

Les comédiens, et surtout mademoiselle Clairon, avaient d'abord refusé les Philosophes, parce qu'on y trouvait des personnalités; mais, comme l'auteur était très-protégé, des ordres positifs prescrivirent de jouer sa pièce. De temps immémorial on n'avait vu un tel concours de monde à une première représentation. Jamais les chefs-d'œuvre de nos poëtes n'avaient remué tant de monde et autant de passions, ni fait autant de bruit. Une fermentation générale régnait dans Paris. Lorsque le public se fut casé tant bien que mal, l'acteur Bellecour vint faire un compliment et l'on commença. La comédie de Palissot fut écoutée d'un bout à l'autre, ce que l'auteur et ses amis n'espéraient pas. Elle fut applaudie en certains endroits, ce qui les étonna encore plus.

Lorsque Voltaire en eut pris connaissance, il écrivit à Palissot une lettre moitié gaie moitié chagrine, ce qui fit dire à une femme d'esprit:

«Monsieur de Voltaire ne pardonnera jamais à l'auteur des Philosophes d'avoir battu sa livrée

On raconte, à propos de cette pièce, que dans une lecture faite dans une maison particulière, l'auteur, arrivé au passage où Cidalise dit à sa fille qu'elle l'aime en qualité d'être, fut interrompu par les bruyants éclats de rire d'un des auditeurs qui s'écriait: «Oh! je rirai longtemps d'une mère qui prend sa fille pour un arbre (un hêtre).»

Dans l'opéra comique intitulé le Procès des ariettes et des vaudevilles, on trouve ce couplet relatif aux Philosophes de Palissot:

Quoique son but lui fasse honneur,
Nous conseillons à cet auteur,
S'il veut que son nom s'éternise,
De prendre un pinceau moins hardi,
Et d'avoir toujours pour devise:
Sublato jure nocendi.

Cette comédie fit des monceaux d'ennemis à Palissot. Il avait eu le courage d'attaquer non pas un seul personnage ridicule ou vicieux, mais une secte nombreuse, puissante, accréditée. Elle avait donc une importance plus grande encore que toutes les comédies parues depuis le Tartuffe, et jusqu'alors aucune ne pouvait lui être assimilée.

Comme on reprochait beaucoup à Palissot de sacrifier la gaieté à la finesse, dans ses comédies, il imagina d'emprunter aux Mille et une Nuits le sujet du Barbier de Bagdad. Il fit jouer en société cette charmante pièce, dans laquelle il avait jeté toute la folie dont cette bagatelle était susceptible, afin de bien prouver qu'il était en état de faire rire aussi bien que de plaire. Il est à regretter que cette jolie bluette n'ait pas été mise au théâtre, quand elle parut.

En 1770, Palissot composa dans le plus grand secret une comédie en trois actes et en vers, intitulée: l'Homme dangereux. Il en traça le caractère principal d'après l'idée ingénieuse que ses ennemis avaient cru donner de sa personne dans une foule de brochures calomnieuses. Il fit ensuite répandre le bruit que c'était une satire sanglante contre lui et qu'il en était fort affecté. La pièce fut reçue unanimement par les comédiens qui étaient dans le secret. Elle devait être donnée le samedi 16 juin 1770; mais au moment de la représenter, un ordre de la police la défendit. Palissot la fit jouer à son théâtre particulier d'Argenteuil, et lui-même voulut remplir le rôle de l'homme dangereux.

Ce qui, probablement, avait engagé Palissot à agir de ruse pour faire recevoir et jouer sa pièce, c'est qu'il avait appris que l'année précédente, l'Académie française n'avait pas craint de le mettre, de son autorité privée, hors de concours pour le prix qui devait être décerné au meilleur éloge de Molière.

Il est assez curieux de voir comment un auteur de cette époque, peu partisan de Palissot, parle de cette affaire. Voici ce qu'il dit:

«Quoique les juges, pour éviter les tracasseries d'une publicité prématurée, soient fort secrets sur leurs délibérations, il est toujours quelques membres plus indiscrets ou plus aisés à pénétrer, qui laissent transpirer quelque chose. On prétend qu'une pièce entre autres a attiré l'attention de la compagnie, mais que sur un soupçon qu'elle pourrait être du sieur Palissot, on l'a mise à l'écart, pour ne la point couronner, quel qu'en fût le mérite, si elle était réellement de cet auteur. Les académiciens croient pouvoir en cette occasion s'élever au-dessus des règles ordinaires, et exclure du concours un aspirant indigne par ses mœurs et par sa conduite, d'entrer dans la carrière. Il faut se rappeler, ou plutôt on ne peut oublier, avec quelle impudence le sieur Palissot s'est adjugé le rôle d'Aretin moderne, et a versé le fiel de la satire sur les personnages les plus illustres de la philosophie et de la littérature. Par le scandale de la comédie des Philosophes et de son poëme de la Dunciade, il s'est condamné lui-même au triste et infâme rôle de médire dans les ténèbres du reste de ses confrères. Personne n'a daigné lui faire l'honneur de lui répondre, et son dernier ouvrage, quoique bien fait dans son genre, et très-digne d'observations et de critiques, n'a pas même reçu les honneurs de la censure.»

Une comédie de Palissot, celle des Courtisanes, devait remuer un autre monde. Le sujet était aussi hardi que celui des Philosophes. L'auteur la lut aux comédiens assemblés au nombre de treize, en avril 1775. Sept voix furent pour la réception, trois pour le refus, sans motiver les raisons, trois pour le rejet comme étant contraire aux mœurs. Palissot réclama, disant que ce n'était point aux comédiens à se prononcer relativement à ce dernier point de vue, mais à la police. Ayant obtenu une approbation de la police par Crébillon, alors chargé des fonctions de censeur, il exigea une nouvelle assemblée. Vingt-quatre comédiens du Théâtre-Français se trouvèrent réunis, et la comédie des Courtisanes fut rejetée par dix-neuf voix contre cinq. Les acteurs déclarèrent en outre qu'ils refusaient la pièce parce qu'elle manquait d'action, d'intérêt, d'intrigue. Tout cela était faux, Palissot furieux en appela de cet inique jugement au public, en faisant imprimer sa comédie; en outre, il se mit bien avec le clergé, et l'archevêque lui-même prit fait et cause pour qu'on représentât cette nouvelle école de mœurs. En attendant, l'auteur, qui avait un esprit des plus satiriques, se moqua des comédiens dans une épître pleine de sel, intitulée: Remercîments des demoiselles du monde aux demoiselles de la Comédie-Française à l'occasion des Courtisanes, comédie. Madame Préville fut la plus attaquée dans ce factum, des plus curieux et des plus amusants.

Mais si Palissot censura les vices du jour, il se montra en compensation fort plat adulateur de la maîtresse du roi. Voulant célébrer la convalescence de madame de Pompadour, il lui envoya effrontément le compliment ci-dessous:

Vous êtes trop chère à la France,
Aux Dieux des arts et des amours,
Pour redouter du sort la fatale puissance:
Tous les Dieux veillaient sur vos jours,
Tous étaient animés du zèle qui m'inspire;
En volant à votre secours,
Ils ont affermi leur empire.

Il est difficile de pousser plus loin la flatterie.

Le temps était venu où La Chaussée allait trouver des imitateurs, où la tragédie bourgeoise, autrement appelée drame, s'apprêtait à envahir la scène, même la scène du Théâtre-Français, en attendant la construction de salles spéciales pour le genre nouveau.

Saurin, que nous appellerons le second de La Chaussée, vint, de 1760 à 1774, donner sa Blanche et Guiscard, son Orpheline léguée et son fameux Bewerley, pièces ou drames qui firent dire, fort spirituellement, à un prince, peu amateur de la tragédie bourgeoise:—«Je déteste le drame; il me choque autant que si un peintre s'avisait de représenter Minerve en pet-en-l'air

Ce fut en septembre 1763 que le Théâtre-Français donna la première représentation de Blanche et Guiscard, imitée de l'anglais, dont le sujet, puisé dans Gil Blas par Tompson, auteur des Saisons, fut mis sur notre scène par Saurin. Ce drame ne fit pas d'abord fortune. Il est vicieux dans ses caractères, dans sa forme. Mademoiselle Clairon, cependant, à la représentation suivante, se montra si supérieure, qu'elle enleva les applaudissements. L'auteur, en sortant, lui envoya ce quatrain:

Ce drame est ton triomphe, ô sublime Clairon:
Blanche doit à ton art les larmes qu'on lui donne;
Et j'obtiens à peine un fleuron
Quand tu remportes la couronne.

En novembre 1765, Saurin fit jouer un second drame, l'Orpheline léguée ou l'Anglomanie, en trois actes et en vers libres. Le trait du citoyen de Corinthe qui, en mourant, lègue à son ami le soin de soutenir sa femme et sa fille, avait déjà fourni à Fontenelle le sujet du Testament. Il donna celui de l'Orpheline à Saurin. Cette pièce avait un but, celui de corriger les Français d'un ridicule fort en vogue à cette époque et qu'on a vu reparaître bien souvent depuis: l'admiration exclusive de quelques personnes chez nous, pour tout ce qui se fait, se dit, se pense de l'autre côté du détroit. Les deux premiers actes renfermaient des scènes plaisantes, spirituelles et ingénieuses, mais le troisième fut trouvé long, diffus et ennuyeux. L'auteur vit le défaut de la cuirasse et fit des coupures qui rendirent le drame très-agréable.

Trois années plus tard, en 1768, parut un nouveau drame de Saurin, drame qui eut un grand retentissement, Bewerley ou le Joueur, imité de l'anglais. Il eut un succès immense à Paris. En province, notamment à Toulouse, où l'on voulut le voir jouer, le public fut si impressionné de la scène dans laquelle le joueur, à deux reprises différentes, est prêt à tuer son fils pour lui éviter les chagrins de la vie, qu'il sortit du théâtre en poussant un cri d'horreur. Quelques hommes seulement, au cœur plus dur, étaient restés jusqu'à la fin du drame et crièrent aux acteurs:—«Adoucissez le cinquième acte si vous voulez que nous puissions revenir.»

Cette pièce de Bewerley fut imitée depuis et en partie reproduite dans celle assez récente de Trente ans ou la Vie d'un joueur.

On envoya à Saurin les vers ci-dessous:

Grâces à l'anglomanie, enfin sur notre scène,
Saurin vient de tenter la plus affreuse horreur;
En bacchante on veut donc travestir Melpomène.
Racine m'intéresse et pénètre mon cœur
Sans le broyer, sans glacer sa chaleur.
Laissons à nos voisins leurs excès sanguinaires.
Malheur aux nations que le sang divertit!
Ces exemples outrés, ces farces mortuaires,
Ne satisfont ni l'âme ni l'esprit.
Les Français ne sont point des tigres, des féroces,
Qu'on ne peut émouvoir que par des faits atroces.
Dérobez-nous l'aspect d'un furieux.
Ah! du sage Boileau suivons toujours l'oracle!
Il est beaucoup d'objets que l'art judicieux
Doit offrir à l'oreille et reculer des yeux.
Loin en ce jour de crier au miracle,
Analysons ce chef-d'œuvre vanté:
Un drame tantôt bas, et tantôt exalté,
Des bourgeois ampoulés, une intrigue fadasse,
Un joueur larmoyant, une épouse bonasse.
Action paresseuse, intérêt effacé,
Des beautés sans succès, le but outrepassé,
Un fripon révoltant, machine assez fragile,
Un homme vertueux, personnage inutile,
Qui toujours doit tout faire et qui n'agit jamais.
Un vieillard, un enfant, une sœur indécise,
Pour catastrophe, hélas! une horrible sottise,
Force discours, très-peu d'effets,
Suspension manquée, on sait partout d'avance
Ce qui va se passer. Aucune vraisemblance
Dans cet acte inhumain, ni dans cette prison,
Où Bewerley, d'une âme irrésolue,
Deux heures se promène en prenant son poison,
Sans remarquer son fils qui lui crève la vue,
Ce qu'il ne voit qu'afin de l'égorger.
D'un monstre forcené le spectacle barbare
Ne saurait attendrir, ne saurait corriger;
Nul père ayant un cœur ne peut l'envisager.
Oui, tissu mal construit et de tout point bizarre,
Tu n'es fait que pour affliger.
Puisse notre théâtre, ami de la nature,
Ne plus rien emprunter de cette source impure.

Saurin avait une femme charmante; on prétendit qu'il l'avait prise pour modèle dans madame Bewerley de son drame, et on lui écrivit:

Saurin, cette femme si belle,
Ce cœur si pur, si vertueux,
A tous ses devoirs si fidèle,
De ton esprit n'est point l'enfant heureux.
Tu l'as bien peint: mais le modèle
Vit dans ton âme et sous tes yeux!

Nous avons déjà parlé, dans notre premier volume, de Dorat, qui eut une certaine réputation de poëte agréable et d'homme d'esprit, et qui même obtint des succès à la Comédie-Française par quelques tragédies et par une comédie qui le mirent fort à la mode.

On fit sur lui une très-spirituelle épigramme que voici:

Bons dieux! que cet auteur est triste en sa gaîté!
Bons dieux! qu'il est pesant dans sa légèreté!
Que ses petits écrits ont de longues préfaces;
Ses fleurs sont des pavots, ses ris sont des grimaces;
Que l'encens qu'il prodigue est plat et sans odeur!
C'est, si je veux l'en croire, un heureux petit-maître;
Mais, si j'en crois ses vers, ah! qu'il est triste d'être
Ou sa maîtresse ou son lecteur!

Dorat, en lisant ces vers, qu'on attribuait généralement au philosophe de Ferney, répondit fort spirituellement:

Grâce, grâce, mon cher censeur,
Je m'exécute et livre à ta main vengeresse
Mes vers, ma prose et mon brevet d'auteur.
Je puis fort bien vivre heureux sans lecteur;
Mais, par pitié, laisse-moi ma maîtresse.
Laisse en paix les amours, épargne au moins les miens.
Je n'ai point, il est vrai, le feu de ta saillie,
Tes agréments; mais chacun a les siens.
On peut s'arranger dans la vie,
Si de mes vers Églé s'ennuie,
Pour l'amuser, je lui lirai les tiens.

La réponse était charmante, et un ami de Dorat publia ce quatrain:

Non, les clameurs de tes rivaux
Ne te raviront point le talent qui t'honore,
Si tes fleurs étaient des pavots,
Tes jaloux dormiraient encore.

Dorat est certainement un des auteurs de cette époque qui fit et sur lequel on fit le plus de pièces de vers: épigrammes, madrigaux, poésies fugitives, satires, etc.

En 1777, peu de temps avant sa mort, on lui adressa la pièce suivante intitulée: Confession poétique, par un académicien des arcades. C'est lui-même qui est censé dire:

De petits vers pour Iris, pour Climène,
Dans les boudoirs m'avaient fait quelque nom;
Désir me prit de briller sur la scène,
Mais j'y parus sans l'aveu d'Apollon.
Là, comme ailleurs, s'achète la victoire:
A beaux deniers l'on m'a vendu la gloire;
Mieux eût valu, ma foi, qu'on m'eût berné.
Que m'ont servi tant de prôneurs à gages?
De mes succès où sont les avantages?
Un seul encore, et me voici ruiné.

Dorat, en effet, mourut dans la misère.

En 1762, parut aux Français une jolie comédie intitulée Julie ou le Triomphe de l'amitié, en trois actes et en prose. L'auteur, Marin, sut y glisser une charmante histoire, histoire véritable du fameux Samuel Bernard. Un grand seigneur, très-connu pour être un panier percé, empruntant partout mais se gardant bien de jamais rendre, vint un jour trouver le riche banquier et lui dit:—«Monsieur, je vais bien vous étonner. Je me nomme le marquis de F..., je ne vous connais point, et je viens vous emprunter cinq cents louis.—Pardieu, Monsieur, lui répond aussitôt Bernard, je vais, moi, vous étonner bien davantage, je vous connais et je vais vous prêter cette somme.»

Marin, en 1765, fit jouer encore quelques petites comédies assez spirituelles.

Rochon de Chabannes, auteur de la même époque, qui travaillait pour les divers théâtres de Paris, donna en 1762, aux Français, la jolie comédie en un acte et en vers, intitulée: Heureusement. Elle est tirée d'un conte de Marmontel. Il y a dans la pièce une scène entre un militaire et une jeune femme pendant laquelle l'officier dit à Marton, la soubrette:

Verse rasade, Hébé, je veux boire à Cypris.

La jeune femme répond:

Je vais donc boire à Mars.

Le jour de la première représentation, le prince de Condé, qui revenait de l'armée, se trouvait au théâtre; l'actrice chargée du rôle de Madame Lisban se tourna avec grâce et respect vers le prince, et la salle entière saisissant l'à-propos applaudit à tout rompre.

Nous parlerons plus longuement de Favart, un de nos plus féconds auteurs dramatiques du siècle dernier, et de sa femme, au chapitre relatif à la Comédie-Italienne; nous dirons seulement ici qu'il fit jouer aux Français, en 1763, une pièce qui eut un grand succès, l'Anglais à Bordeaux, composée à l'occasion de la paix signée à cette époque avec l'Angleterre. Mademoiselle d'Angeville et la célèbre Gaussin firent dans cette jolie pièce leurs adieux au public parisien. L'Anglais à Bordeaux valut à son auteur une pension de mille livres sur la cassette du roi, pension que lui fit avoir l'abbé Voisenon.

Puisque l'abbé Voisenon est tombé sous notre plume, un mot sur cet homme d'esprit, auteur plus ou moins anonyme de beaucoup de fort jolies comédies. Les œuvres de cet auteur, qui prit toujours autant de soin à se cacher que d'autres en mettent à se faire connaître, sont pleines de poésie et de charme. Elles caractérisent l'homme répandu dans le monde et l'habile écrivain. Ses tableaux sont bien tracés, ses préceptes sont sages, le tour de ses vers est heureux, facile, élégant; son style est brillant, naturel, solide. L'intrigue dans ses pièces est bien conduite. En outre, on doit lui savoir beaucoup de gré des efforts qu'il fit pour ramener la comédie aux bons et vrais principes de l'art. Imitant l'incognito qu'il chercha toute sa vie, nous ne citerons aucune de ses pièces, bien que le nombre en soit assez considérable.

Sédaine, Goldoni, comme Favart, sont plutôt des auteurs de théâtres lyriques et de troisième ordre que des auteurs de la scène française. Le premier cependant donna deux pièces aux Français, le Philosophe sans le savoir (1765) et la Gageure imprévue (1768), et le second, le Bourru bienfaisant (1771). Le Philosophe sans le savoir, comédie en cinq actes, devait être représentée devant la Cour le 22 octobre 1765; mais la police y trouvant différentes choses à reprendre, entre autres, un duel autorisé par un père, exigea de l'auteur des réductions. Sédaine ne voulut pas d'abord y consentir; on finit par obtenir cependant quelques modifications et, après une répétition générale devant le lieutenant de police, l'interdit fut levé. Le public trouva la pièce de son goût.

Ce titre de Philosophe nous permet de dire un mot d'une comédie anonyme imprimée en 1762, en un acte et en prose, intitulée les Huit Philosophes aventuriers de notre siècle, dont le sujet est celui-ci. Les huit philosophes, Voltaire, Dargens, Maupertuis, Marivaux, Prévôt, Crébillon, Mouhi, Mainvilliers, se rencontrent d'une façon tout imprévue dans l'auberge de madame Tripandière, à l'enseigne d'Uranie, et s'y livrent à des conversations d'un style à faire rougir le plus médiocre auteur.

La Gageure imprévue, en un acte et en prose, jouée en 1768, était plutôt une comédie de société qu'une comédie à figurer sur le Théâtre-Français. A cette époque eut lieu une contestation des plus vives entre Messieurs de la Comédie-Française et Sédaine.

Cet auteur ayant envoyé chercher de l'argent à la caisse, fut fort surpris quand on lui fit dire que sa pièce du Philosophe étant tombée dans les règles, il n'avait droit à rien. C'était là un petit tour de Jarnac que les histrions (comme on les appelait à cette époque) étaient assez enclins à pratiquer, pour s'attribuer ensuite tout le bénéfice. Sédaine leur écrivit une lettre à cheval, les traitant avec le dernier mépris, leur jetant à la face toutes leurs turpitudes, et se plaignant entre autres choses de ce qu'ils louaient pour cinquante mille écus par an de petites loges dont le produit réparti aurait dû entrer dans le calcul journalier. Indignés de ce qu'un ancien maçon (car c'était l'état primitif de Sédaine) osât se permettre de leur écrire de la sorte, les comédiens arrêtèrent qu'on ne représenterait plus ses pièces. Cette affaire néanmoins fut le prologue de la longue comédie dont Caron de Beaumarchais s'empara pour amener, par la suite, les acteurs à composition, et les forcer à respecter les droits trop souvent méconnus jusqu'alors, des auteurs qui les faisaient vivre.

Goldoni, auteur de la Comédie-Italienne, fit jouer en 1771, aux Français, la comédie du Bourru bienfaisant, en trois actes et en prose, souvent reprise à la scène et qui a créé un type que l'on n'oubliera jamais.

La Harpe, si célèbre par son cours de littérature et par ses nombreux ouvrages, n'a guère fait représenter que des tragédies au Théâtre-Français, aussi les anecdotes auxquelles ses pièces ont donné lieu seraient-elles mieux placées au premier volume de cet ouvrage.

Une des premières compositions de La Harpe fut une espèce de tragédie-drame, le Comte de Warwick, représentée en 1763, et qui fit une grande sensation. On trouva la conduite de cette pièce pleine de sagesse et de mérite, le style sans boursouflure et laissant loin derrière lui le style ampoulé auquel on sacrifiait alors beaucoup trop. Les gens de goût fondèrent de grandes espérances sur un jeune homme de vingt-trois ans qui avait pu produire seul un pareil ouvrage.

Le Comte de Warwick ayant eu un grand succès, suscita aussi tout naturellement beaucoup d'envieux à son auteur. On se mit en quête de la vie privée, des faits et gestes du jeune poëte, et bientôt les plus noires histoires coururent sur son compte. On le donna comme un monstre d'ingratitude. La fameuse Clairon, piquée au vif de ce qu'un auteur dramatique avait osé composer une pièce sans lui faire un rôle, furieuse de ce que sa rivale, mademoiselle Dumesnil, avait si bien réussi dans celui de Marguerite d'Anjou, accrédita les bruits les plus affreux sur La Harpe, et les répandit de son mieux. Grâce à elle on sut bientôt qu'il était fils d'un porteur d'eau et d'une ravaudeuse, un enfant trouvé qui, ayant eu occasion d'être connu de M. Asselin, principal du collége d'Harcourt, avait été reçu comme pensionnaire par ce M. Asselin, homme de mérite, lequel avait découvert dans l'élève de brillantes dispositions. La Harpe avait répondu par son travail aux bontés de son protecteur, mais non par ses sentiments de reconnaissance; car tout en remportant les prix de l'Université, il ne manquait aucune occasion d'exercer son esprit satirique d'une façon quasi inconvenante contre ses maîtres, et même contre M. Asselin. Il avait trouvé le moyen de faire imprimer une pièce de vers très-spirituelle et très-méchante, dans laquelle il se moquait à plaisir de ceux à qui il n'aurait dû témoigner que de la reconnaissance. M. Asselin voulant réprimer chez son élève une licence qui pouvait lui faire du tort, obtint du lieutenant de police de détenir quelque temps La Harpe au Fort-l'Évêque. Pendant sa captivité, le jeune poëte composa ses Héroïdes, qui eurent un succès médiocre, mais dont la préface fut trouvée impudente parce qu'il y jugeait avec un sans-gêne nullement convenable à son âge, du mérite des auteurs anciens et modernes. Un peu châtié de ses témérités premières, La Harpe baissa le ton et donna son Comte de Warwick. Bientôt le naturel reprenant le dessus, il annonça une nouvelle tragédie, celle de Timoléon qui, disait-il, devait faire fondre le cœur de tous les heureux qui pourraient l'entendre. Cette outre-cuidance suscita une cabale des plus sérieuses. On était indigné de ce ton de morgue et de despotisme littéraire. Timoléon parut en 1764, et ne répondit pas aux espérances que l'on avait conçues des talents dramatiques de l'auteur. Les trois premiers actes néanmoins furent applaudis, mais le quatrième parut fort mauvais et le cinquième détestable! A la fin de la pièce le parterre se divisa en deux partis, celui des applaudisseurs et celui des siffleurs. Un plaisant dit que La Harpe n'avait pas assez de reins pour porter un si lourd fardeau, ni assez de fond pour fournir une course tout entière.

A l'occasion de cette tragédie, on inséra la lettre suivante dans l'Année littéraire:

«Les jours de pièces nouvelles, il se commet un monopole criant sur les billets du parterre. Il est de fait qu'aujourd'hui, à Timoléon, on n'en a pas délivré la sixième partie au guichet. On voyait de toutes parts les garçons de café, les savoyards, les cuistres du canton, rançonner les curieux et agioter sur nos plaisirs. Les plus modérés voulaient tripler leur mise, et le taux de la place était depuis trois livres jusqu'à six francs. Par là, l'homme de lettres peu à son aise, est privé d'un spectacle particulièrement fait pour lui. Il n'est pas possible que dans le très-petit nombre de billets qu'on distribue, il soit assez heureux pour s'en procurer un, à moins qu'il ne s'expose à recevoir cent coups de poing, à faire déchirer ses habits, à être écrasé lui-même par la foule des gens du peuple qui obsèdent la grille. Le magistrat, citoyen éclairé, vigilant, qui préside à la police, ignore sans doute ce désordre, qui ne peut provenir que d'une intelligence sourde entre les subalternes de la Comédie et les agents de leur cupidité. Il ne serait peut-être pas difficile de rompre cette intelligence, non plus que d'interdire l'accès du guichet à cette canaille qui l'assiége et qui empêche les honnêtes gens d'en approcher.»

Ceci était écrit en 1764; nous sommes en 1864, voilà juste un siècle que les plaintes contenues dans cette lettre curieuse ont été faites, et, loin que les choses se soient améliorées, elles n'ont fait qu'empirer. Les jours de premières représentations, ce n'est plus trois livres, six livres que se paient des places, mais 20, 25, 30 francs et plus. Il est vrai qu'on ne se donne même presque plus la peine, ces jours-là, d'ouvrir le guichet, ce serait chose assez inutile, tout est enlevé, distribué, vendu, colporté longtemps à l'avance. On a trafiqué des moindres places; nous ne parlerons pas du parterre; ainsi que nous aurons l'occasion de le dire, le parterre est rayé, dans la plupart de nos théâtres, du nombre des vivants; le peu de places qu'on y a laissées est réservé à messieurs les chevaliers du lustre, auprès desquels le vrai public se soucie peu de se trouver; les loges des premières et des avant-scènes sont pour les femmes que l'on désigne aujourd'hui sous le nom de petites-dames ou de cocottes, quelquefois pour des actrices non moins petites-dames et non moins cocottes; les fauteuils, pour ceux qu'on appelle les gandins ou pour les critiques de la presse grande et petite; restent les loges des secondes et des troisièmes dont personne ne se soucie et qui incombent habituellement aux femmes de chambre et aux domestiques de bonne maison.

En 1765, La Harpe fit jouer la tragédie de Pharamond, qu'il n'avait pas fait connaître comme étant de lui. L'auteur ayant été demandé à la fin de la première représentation, l'acteur chargé d'annoncer vint dire que le poëte qui avait composé la tragédie de Pharamond venait de sortir. On lui demanda le nom.—Personne de nous ne le connaît, reprit-il avec une naïveté magnifique. Alors une jeune et jolie femme, impatientée, se lève, et se tournant vers le parterre elle s'écrie:—«Si j'avais l'honneur d'être le parterre, je ne cesserais de crier que l'auteur n'eût paru.»

L'année suivante, La Harpe donna la tragédie de Gustave Vasa, et, en 1769, Mélanie, drame en trois actes et en vers, qui ne fut représenté que sur des théâtres de société.

Beaucoup plus tard, vers la fin de 1775, cet auteur fit jouer à Fontainebleau la tragédie de Menzikoff, montée avec un luxe de décors et d'habillements digne des hauts personnages devant lesquels la pièce était donnée. Le Roi, la Reine, les princes, les ambassadeurs, une foule d'étrangers de distinction, de Russes principalement, assistaient à cette représentation. Les acteurs firent de leur mieux; mais, malgré toutes ces chances favorables, Menzikoff parut médiocre aux spectateurs indulgents, mauvais aux gens difficiles, d'un noir ridicule et fatigant à tout le monde.

Lorsqu'en 1776 La Harpe occupa le fauteuil académique, on lui adressa les vers suivants:

Funeste et glorieux fauteuil,
Toi, du talent le trône et le cercueil,
De ta vertu soporifique,
Sur le pauvre Bébé répands l'heureux effet:
Endors-le moi d'un sommeil léthargique,
Pour être plus sûr de ton fait,
Avec Gustave, Mélanie,
Et des Conseils la froide rapsodie.
Il faut rembourrer ton coussin;
Apprête-toi, voici le petit nain!
On le passe de main en main,
Il est niché! Gloire à l'Académie.
Là, du fauteuil, l'assoupissant génie,
Vient d'opérer, il saisit le bambin.
Ah! n'allez pas troubler sa paix profonde:
N'est-il pas juste, amis, qu'il dorme enfin
Après avoir endormi tout le monde!

Pour comprendre cette plaisanterie, il faut qu'on sache que Fréron avait souvent comparé La Harpe au petit nain du roi de Pologne, que l'on appelait Bébé, et cela à cause de la petite taille, du petit orgueil et des petites colères du littérateur, défauts que ledit littérateur possédait, comme le nain, au plus haut degré.

En 1772, on fit encore sur La Harpe, ou plutôt sur son nom, l'espèce de charade suivante:

J'ai sous un même nom trois attributs divers,
Je suis un instrument, un poëte, une rue;
Rue étroite, je suis des pédants parcourue;
Instrument, par mes sons je charme l'univers;
Rimeur, je t'endors par mes vers
.

XX
LA COMÉDIE A LA FIN DU RÈGNE DE LOUIS XV ET AU
COMMENCEMENT DE CELUI DE LOUIS XVI

Le drame prend de l'extension.—Mme de Grafigny.—Son histoire.—Son drame de Cénie.—Celui de la Fille d'Aristide.—Vers qu'on lui adresse.— Champfort.La Jeune Indienne (1764).—Peu de succès de ce drame.—Anecdote.—Le Marchand de Smyrne (1775).— Caron de Beaumarchais.—Son premier drame d'Eugénie (1767).—Vers qu'on adresse à l'auteur.—Les Deux Amis ou le Négociant de Lyon.—Bons mots.—Mot spirituel de Mlle Arnoux.—Le Barbier de Séville.—Anecdote.—Beaumarchais mis au Fort-l'Évêque.—Arrêt.—Vers.—Mémoires sur Marin.—Ques-à-co.—Coiffure de ce nom.—La pièce du Barbier de Séville, jouée en 1775.—Singulier jugement sur cette pièce.—Son succès.—Les Battoirs.—Préface du Barbier de Séville.—Jugement de Palissot sur Beaumarchais.

Le genre appelé Comédie larmoyante, que nous désignons aujourd'hui sous le nom de drame, et dont la naissance remonte au milieu du règne de Louis XV, prit une nouvelle extension pendant les quelques années de celui du malheureux Louis XVI. Avant de parler de l'un des auteurs qui ont donné la plus grande célébrité à la tragédie bourgeoise, Caron de Beaumarchais, disons un mot d'une femme de beaucoup d'esprit qui composa deux pièces de ce genre, madame de Grafigny, et d'un auteur qui eut de la réputation, Champfort.

Françoise d'Issembourg d'Happoncourt de Grafigny, fille d'un major de la gendarmerie du duc de Lorraine et d'une petite-nièce du fameux Callot, mariée à François Hugot de Grafigny, chambellan du prince, vécut quelque temps avec son époux, homme violent auprès duquel elle fut souvent en danger. Séparée juridiquement, elle perdit enfin son mari, mort en prison, et libre de ses chaînes vint à Paris avec mademoiselle de Guise, destinée au maréchal de Richelieu. Elle écrivit d'abord pour un recueil une jolie nouvelle espagnole intitulée: Le mauvais exemple produit autant de vertus que de vices, puis elle fit ses Lettres péruviennes qui illustrèrent son nom et eurent un immense retentissement. Enfin elle composa son drame de Cénie qui, après Mélanide dont nous avons parlé, fut jugée la meilleure pièce dans le genre attendrissant. Elle donna ensuite la Fille d'Aristide qui eut moins de succès. Un jugement sain, un esprit modeste, un cœur sensible et bienfaisant, un commerce doux, lui avaient acquis des amitiés solides. Son cœur plein de délicatesse était malheureusement trop accessible au chagrin que lui causaient la plus légère critique, l'épigramme la plus innocente. Elle l'avouait de bonne foi. Elle est aussi l'auteur d'une petite comédie en un acte et en prose intitulée Phasa.

Le sujet de Cénie, comédie en cinq actes et en prose, est le même que celui de Tom-Jones.

La chute de son second drame, la Fille d'Aristide (1758), causa la mort de son auteur. Trop impressionnable pour soutenir cette petite disgrâce, elle en fit une maladie qui la mena au tombeau.

On lui adressa les vers suivants:

Bonne maman de la gente Cénie,
A cinquante ans vous fîtes un poupon:
On applaudit, on le trouva fort bon:
On passe un miracle en la vie.
Mais, d'un effort moins circonspect,
Sept ans après tenter même aventure,
Et travailler encor dans le goût grec;
Pardon! maman, si la phrase est trop dure;
Je le dis, sauf votre respect,
C'est de tout point vouloir forcer nature.

On prétend que madame de Grafigny a composé plusieurs jolies pièces, représentées à Vienne par les enfants de l'Empereur. Ce sont des sujets simples et moraux, à la portée de l'auguste jeunesse qu'elle voulait instruire. L'Empereur et l'Impératrice la comblèrent de présents. Elle a aussi écrit un acte de féerie intitulé Azor, et qu'on la détourna de donner aux comédiens.

De Champfort a produit les deux drames de la Jeune Indienne et du Marchand de Smyrne, qui, l'un et l'autre, sont écrits avec facilité et élégance.

La première représentation de la Jeune Indienne eut lieu le 30 avril 1764, à la réouverture du Théâtre-Français. A la suite d'un compliment assez fastidieux prononcé par l'acteur Auger, on joua Héraclius, puis la pièce de Champfort, auteur alors fort jeune, puisqu'il n'avait pas vingt et un ans.

On fondait des espérances sur cette comédie; mais le public fut assez désappointé de ne trouver, au lieu d'une pièce bien charpentée, que huit scènes copiées de l'anglais (l'Histoire d'Inkle et de Yarico), scènes que le poëte français n'avait pas même travaillées avec soin sous le rapport de l'intrigue et du plan.

Nous aurions passé sous silence cette petite pièce, qui n'en est pas une, sans le fait qui se produisit. On avait peu et légèrement applaudi pendant la représentation; cependant, vers la fin, les partisans de l'auteur, voulant faire une ovation à leur ami, s'avisèrent de le demander. Cela parut plaisant, et d'autres voix, par dérision, se mêlèrent à ces amis maladroits, véritables ours de la fable. Le bruit prenant de l'extension au parterre, les loges, l'amphithéâtre, l'orchestre, au lieu de sortir de la salle, restèrent pour voir le dénoûment de la cohue et l'apaisement du brouhaha. Les comédiens, qui d'abord n'avaient pas fait grande attention à la demande du public, la prenant pour une plaisanterie, feignirent de se donner quelque mouvement pour chercher Champfort. Ce dernier, ayant la conscience de son œuvre, refusa de paraître, et Molé vint dire qu'on ne pouvait le trouver. Alors ce fut un tapage infernal, et les comédiens firent tomber la toile, insolence que jusqu'alors on ne s'était jamais permise dans un cas semblable, et que le parterre toléra, à la grande stupéfaction du public élevé et peut-être encore plus à l'étonnement de ceux qu'on appelait alors les histrions.

Champfort fut plus heureux avec le Marchand de Smyrne (1775), qui eut beaucoup de succès. Malheureusement pour lui, un beau jour un de ses envieux déterra une vieille tragédie de Mustapha et Zéangir, de M. Belin, jouée soixante-dix ans avant la représentation du Marchand, et qui avait un grand air de famille avec cette dernière. Quoi qu'il en soit, ce drame fit époque.

Nous terminerons ce qui a trait à la Comédie-Française par une appréciation et des anecdotes sur le célèbre Caron de Beaumarchais, auteur remarquable, remarqué, attaqué et défendu avec acharnement dans les mémoires du temps, qui a laissé de beaux drames et la réputation incontestée d'homme d'infiniment d'esprit.

La première pièce ou drame que Beaumarchais donna au théâtre, fut, en 1767, Eugénie, en cinq actes et en prose. La première représentation fut orageuse, surtout aux deux derniers actes. Les trois premiers avaient été applaudis. A la seconde représentation, ce drame reprit faveur; les femmes y trouvaient de l'intérêt et y revinrent. Le fond du sujet est puisé dans Clarisse et dans l'Aventure du comte de Belflor, racontée dans le Diable Boiteux. Quelques scènes sont imitées de celles du Généreux ennemi, comédie de Scarron, et du Point d'honneur, de Lesage.

Lorsque la pièce fut imprimée, elle parut avec une préface des plus singulières et qui, comme tout ce qui est singulier en France, lui attira de la vogue.

C'est à l'Eugénie de Beaumarchais qu'il faut fixer l'époque du changement du mot comédie en celui de drame, pour les pièces du genre larmoyant. Avant cet auteur, le mot drame n'était pas employé d'une façon aussi radicale et aussi absolue; ainsi les pièces de La Chaussée, de Saurin, prenaient encore le nom de comédie.

Beaumarchais, lorsqu'il fit paraître Eugénie, était déjà célèbre par ses Mémoires plaisants, publiés par suite de son procès avec madame Goëtzmann, ce qui donna lieu aux vers qu'on va lire:

Cher Beaumarchais, sur tes écrits,
En deux mots, voici mon avis:
Donne au palais ton Eugénie,
Tes factums à la Comédie.

Quelques années plus tard, Beaumarchais fit jouer son second drame, les Deux Amis ou le Négociant de Lyon. Ce drame, comme le précédent, eut ses admirateurs et ses contradicteurs. A l'une des représentations, au beau milieu de l'imbroglio assez diffus de la pièce, un plaisant s'écria du fond du parterre: Le mot de l'énigme au prochain Mercure! Cette boutade prouve que les charades, logogriphes et énigmes, placés à la fin de certains journaux, ne sont pas d'invention récente.

Il paraît que peu de jours après l'apparition sur la scène française des Deux Amis, l'auteur se trouvant à l'Opéra, dans le foyer, eut l'imprudence de faire remarquer, d'un ton dégagé et dédaigneux, à la spirituelle Arnoux (qu'on appelait le Piron femelle, à cause de ses réponses et de ses saillies), combien ce théâtre était délaissé.—Voilà, ajouta-t-il, une très-belle salle; mais vous n'aurez personne à votre Zoroastre.—Pardonnez-moi, lui dit l'actrice, vos Deux Amis nous en enverront.

Les acteurs de la Comédie-Française donnèrent onze représentations du drame de Beaumarchais, et cependant ne voulurent pas qu'il en retirât ses honoraires, ce qui devint le sujet de Mémoires, de réclamations et d'une question de principe soulevée déjà par Sédaine.

La pièce de Beaumarchais qui fit le plus de bruit dans le monde des lettres et dans le monde élevé fut le Barbier de Séville. Longtemps elle ne put être représentée, et voici pourquoi:

L'auteur était très-lié avec le duc de Chaulnes, lequel duc avait une fort belle maîtresse nommée Mesnard. Beaumarchais, homme d'esprit, aimable, insinuant auprès des femmes, acquit bientôt une certaine intimité avec la maîtresse du grand seigneur. Ce dernier finit par ressentir une jalousie telle qu'il voulut tuer M. Caron. Il le provoqua; on convint qu'on se battrait en présence du comte de La Tour-du-Pin, pris pour juge du combat; mais le comte n'ayant pu se rendre sur l'heure à l'invitation, la tête du duc de Chaulnes s'exalta à tel point, chez son rival même, qu'il voulut le tuer dans sa propre maison. Beaumarchais fut obligé de se défendre à coups de pied et à coups de poing. Son adversaire était un des plus vigoureux personnages de France, et il commençait à l'assommer lorsque heureusement les domestiques intervinrent; il était temps. Le guet, le commissaire arrivèrent à leur tour, on dressa procès-verbal de cette scène tragi-comique. On donna un garde au battu pour le garantir des fureurs du duc dont on chercha à guérir la tête.

Le plus plaisant de l'aventure, c'est que comme si l'on n'eût pas voulu faire mentir le vieux proverbe: Les battus paient l'amende, Beaumarchais fut mis au Fort-l'Évêque pour ne s'être pas exactement conformé à l'invitation que lui avait envoyée le duc de la Vrillière de ne pas sortir de sa maison avant la détention du duc de Chaulnes. En outre, l'auteur du Barbier de Séville ayant lancé un Mémoire extrêmement vif qui avait déplu à la maison de Luynes, l'on exigea la punition de cette impudence. Du reste, comme Beaumarchais était assez impertinent, ne doutait de rien, il était généralement détesté, avait beaucoup d'ennemis, et quoique dans la circonstance dont nous parlons, les torts ne fussent pas de son côté, on ne le plaignit nullement des vexations qu'il éprouva et l'on ne fit qu'en rire.

Un arrêt étant intervenu contre Beaumarchais, dont le nom réel était Caron, on adressa au tribunal le plaisant quatrain suivant:

O vous qui lancez le tonnerre,
Quand vous descendrez chez Pluton,
Prenez votre chemin par terre,
Vous serez mal menés dans la barque à Caron.

Au nombre des Mémoires publiés par Beaumarchais, s'en trouvait un dirigé contre le sieur Marin. Ce factum fit beaucoup de bruit; il était plaisant et spirituel, et se terminait ainsi: «Écrivain éloquent, causeur habile, gazetier véridique, journalier de pamphlets, s'il marche il rampe comme un serpent, s'il s'élève il tombe comme un crapaud. Enfin, se traînant, gravissant, et par sauts et par bonds, toujours ventre à terre, il a tant fait par ses jérémies, que nous avons vu de nos jours le corsaire allant à Versailles, tiré à quatre chevaux sur la route, portant pour armoiries aux panneaux de son carrosse, dans un cartel en forme de buffet d'orgue, une renommée en champ de gueule, les ailes coupées, la tête en bas, raclant de la trompette marine, et pour support une figure dégoûtée représentant l'Europe; le tout embrassé d'une soutanelle doublée de gazettes et surmonté d'un bonnet carré, avec cette légende à la houpe: «Ques-à-co? Marin.» Le ques-à-co, dicton provençal voulant dire: «Qu'est-ce que cela?» fit fureur et plut si fort à la Dauphine lorsqu'elle lut ce Mémoire, qu'elle l'adopta et le répéta souvent. Il devint un quolibet, un mot de Cour. Une marchande de modes imagina de profiter de la circonstance et inventa une coiffure qu'elle appela un quesaco. C'était un panache en plumes que les jeunes femmes, les élégantes, portaient sur le derrière de la tête, et qui, ayant été fort bien reçu par les princesses, surtout par la trop célèbre comtesse Dubarry, acquit une faveur superbe et devint la coiffure à la mode.

Enfin, en février 1775, le fameux Barbier de Séville fit son apparition sur la scène française; mais il n'eut pas alors le succès qu'il obtint depuis. Il y avait à la première représentation une telle foule et si peu d'ordre pour la distribution des billets et l'entrée du théâtre, que des malheurs réels furent sur le point d'avoir lieu. Voici le singulier jugement qu'on trouve dans un auteur de l'époque sur cette pièce: «Elle n'est qu'un tissu mal ourdi de tours usés au théâtre pour attraper les maris ou les tuteurs jaloux. Les caractères, sans aucune énergie, point assez prononcés, sont quelquefois contradictoires. Les actes, extrêmement longs, sont chargés de scènes oisives, que l'auteur a imaginées pour produire de la gaieté, et qui n'y jettent que de l'ennui. Le comique de situation est ainsi totalement manqué, et celui du dialogue n'est qu'un remplissage de trivialités, de turlupinades, de calembours, de jeux de mots bas et même obscènes; en un mot, c'est une parade fatigante, une farce insipide, indigne du Théâtre-Français... L'auteur a soutenu cette chute avec son impudence ordinaire; il espère bien s'en relever et monter aux nues dimanche, où elle doit être jouée pour la seconde fois.»

En effet, le 1er mars, le Barbier de Séville fut porté aux nues. Le critique dont nous avons cité l'appréciation peu judicieuse, parlant de ce succès, s'écrie:—«Les battoirs, comme les appelle le sieur Caron lui-même dans sa pièce, l'ont parfaitement bien servi. Il y désigne, sous cette qualification burlesque, cette valetaille des spectacles, qui gagne ainsi ses billets de parterre par des applaudissements mendiés et des battements de mains perpétuels. Il a réduit sa pièce en quatre actes, ce qui la rend moins longue, moins ennuyeuse, et ce qui a fait dire qu'il se mettait en quatre pour plaire au public. On a dit encore mieux, qu'il aurait plutôt dû mettre ses quatre actes en pièces. Jeu de mots qui, en indiquant le respect qu'il aurait dû avoir pour la décision du public, désigne le principal défaut de son ouvrage, où il n'y a ni suite, ni cohérence entre les différents actes.»

Nous terminerons cette série d'anecdotes sur Beaumarchais, par ce qu'on lit sur la préface du Barbier de Séville, dans les Mémoires Secrets, et par le jugement de Palissot, sur l'auteur et ses ouvrages, après l'apparition sur la scène de ses deux premiers drames.

Voici d'abord ce qu'on trouve dans Bachaumont:

«Le sieur Beaumarchais vient de faire imprimer son Barbier de Séville, comédie en quatre actes, représentée et tombée sur le théâtre de la Comédie-Française, le 23 février 1774. Telle est la modeste annonce qu'il fait de son ouvrage. La préface répond à cette ouverture; il se met à genoux aux pieds du lecteur, et lui demande pardon d'oser lui offrir encore une pièce sifflée. Mais toute cette humilité prétendue n'est qu'un persiflage, qui répond parfaitement à l'insolence avec laquelle il a soutenu la première chute: on ne peut nier qu'il n'y ait beaucoup d'esprit dans cette diatribe contre le public dénigrant, fort longue, fort verbeuse, fort impertinente, où il bavarde sur mille choses étrangères à sa comédie, où il affecte une gaîté, une folie même, sous laquelle il cherche à déguiser sa fureur de n'avoir pas réussi; car, malgré tout ce qu'il dit de la vigueur avec laquelle son Barbier a repris pied et s'est soutenu pendant dix-sept représentations, il ne peut se dissimuler les petits moyens dont il s'est servi pour cette résurrection; il sait qu'on ne revient point de l'anathème une fois prononcé en connaissance de cause par le goût et l'impartialité. Au reste, cette préface est écrite dans le style de ses Mémoires, c'est-à-dire burlesque, néologue et remplie de disparates et d'incohérences.»

On lit dans Palissot:

«On n'a encore que deux drames de cet auteur; ils sont écrits en prose guindée et partagés en cinq actes. M. de Beaumarchais, persuadé que la perfection est l'ouvrage du temps, et, qu'à bien des égards, notre art dramatique est encore dans l'enfance, paraît s'occuper uniquement de ses progrès et des moyens de plaire que Molière a eu, selon lui, le malheur de négliger.

«Il a surpassé M. Diderot, par l'attention scrupuleuse avec laquelle il décrit le lieu de la scène et jusqu'à l'ameublement dont il convient de le décorer. Il a la bonté de noter, avec le même soin, les différentes inflexions de voix, les gestes, les positions réciproques et les habillements de ses personnages.

«Pour sacrifier davantage au naturel, M. de Beaumarchais a imaginé d'introduire, dans la comédie des Deux Amis, un valet bien bête, ce qui est d'une commodité admirable pour les auteurs qui voudront se dispenser d'avoir de l'esprit. Mais une découverte plus singulière, plus heureuse, et dont toute la gloire appartient à M. de Beaumarchais, c'est le projet qu'il a développé dans la préface de son drame d'Eugénie, pour désennuyer les spectateurs pendant les entr'actes; il voudrait qu'alors le théâtre, au lieu de demeurer vide, fût rempli par des personnages pantomimes et muets, tels que des valets, par exemple, qui frotteraient un appartement, balaieraient une chambre, battraient des habits ou régleraient une pendule: ce qui n'empêcherait pas l'accompagnement ordinaire des violons de l'orchestre.»

XXI
LA COMÉDIE-ITALIENNE

Comédie-Italienne.—PREMIÈRE PÉRIODE.—Troupe Li Gelosi, du milieu à la fin du seizième siècle.—Les pièces à l'impromptu.—DEUXIÈME PÉRIODE, de la fin du seizième siècle à l'année 1662.—Orphée et Eurydice (1647).—Le cardinal Mazarin.—Ses essais pour naturaliser en France l'Opéra.—Suppression de la troupe italienne, en 1662.—TROISIÈME PÉRIODE, de 1662 à 1697.—Arlequin, personnification de la Comédie-Italienne.—Origine du nom d'Arlequin.—Bons mots.—Anecdotes.—L'acteur Dominique et Louis XIV.—Dominique et le poëte Santeuil.—Castigat ridendo mores.—Mort de Dominique.—Fiurelli.—Son aventure chez le Dauphin, depuis Louis XIV.—Personnage de Scaramouche.—Scaramouche, ermite.—Anecdote.—Expulsion de la troupe italienne et fermeture de leur théâtre (1692).—Raison probable de cet acte de rigueur.—Retour en France de la Comédie-Italienne.—QUATRIÈME PÉRIODE.—Ouverture de leur scène en 1716.—La troupe devient troupe de Monseigneur le Régent, puis troupe du Roi, en 1723.—Elle joue à l'hôtel de Bourgogne.—Vicissitudes des comédiens italiens.—Ils ferment leur théâtre pour aller s'établir à la foire Saint-Laurent.—Carlin et réouverture du théâtre de l'hôtel de Bourgogne, le 10 avril 1741.—Fusion du théâtre de la foire Saint-Laurent, Opéra-Comique, avec la Comédie-Italienne, en 1762.—Règlement semblable à ceux des Français et de l'Opéra.—Les quatre auteurs qui ont travaillé pour l'ancien Théâtre-Italien.—Fatouville.Regnard.Dufresny.Barante.—Les pièces à Arlequin de Fatouville.—Celles de Regnard.—Les Chinois (1692).—Prix des places au parterre.—Ce qu'est devenu le parterre de nos jours.—La Baguette de Vulcain (1693).—Anecdote.—Barante.

Vers le milieu du seizième siècle, il arriva en France, puis à Paris, une troupe d'acteurs italiens connus sous le nom de Li Gelosi. Cette troupe eut l'autorisation de jouer de temps à autre à l'hôtel de Bourgogne; mais on ne lui accorda pas d'établissement stable. Elle était pour ainsi dire tolérée, et devait passer par bien des épreuves avant de prendre en quelque sorte droit de cité. Les acteurs avaient un répertoire très-restreint et ne représentaient guère qu'à l'impromptu. Voici ce qu'on doit entendre par là. On attachait aux murs du théâtre, dans les coulisses et hors de la vue des spectateurs, de simples canevas concis de la pièce. Au commencement de chaque scène, les acteurs allaient lire ces canevas pour s'identifier aux rôles qu'ils devaient interpréter. Ils venaient ensuite broder de leur mieux leur dialogue sur le théâtre. Avec des artistes intelligents, ayant de l'esprit et de la facilité, cette manière de représenter, assez semblable du reste aux charades en action que l'on joue dans le monde, pouvait avoir du piquant, de la variété. Cela permettait d'entendre plusieurs fois une même pièce, puisque chaque fois les acteurs avaient la liberté de dialoguer d'une façon différente; mais avec des individus sans imagination, n'ayant pas la réplique facile, les spectateurs étaient appelés à subir bien des inepties.

Au bout de quelques années, la troupe Li Gelosi fut remplacée par une autre qui resta jusqu'en 1662.

Pendant cette période, qu'on peut appeler la seconde de la Comédie-Italienne en France, la nouvelle troupe représenta (1647) une tragi-comédie en vers italiens attribuée à l'abbé Perrin, Orphée et Eurydice, de laquelle date pour le théâtre une ère toute nouvelle, l'introduction d'un genre jusqu'alors inconnu chez nous, et qui fut bien longtemps avant que de pouvoir y être impatronisé, le genre lyrique.

Le cardinal Mazarin qui, sans avoir comme son prédécesseur Richelieu, la manie de la composition dramatique, aimait, en sa qualité d'Italien, la bonne musique et les spectacles à grands effets, fit venir une troupe entière de musiciens de son pays, instrumentistes et chanteurs, puis des décors. Il ordonna de monter au Louvre la tragi-comédie opéra d'Orphée en vers italiens. Ce spectacle ennuya tout Paris, il faut l'avouer. Il est vrai de dire qu'il était détestable. Très-peu de gens comprenaient et encore moins parlaient la langue italienne, un plus petit nombre était musicien, et en outre généralement on aimait fort peu le cardinal-ministre. Il y avait là plus de raisons qu'il n'en fallait pour faire tomber à plat une malheureuse pièce en faveur de laquelle on avait dépensé beaucoup d'argent. Elle fut sifflée et donna lieu à un grand ballet appelé: le Branle de la fuite de Mazarin, dansé sur le théâtre de la France par lui-même et par ses adhérents. Tel fut le prix dont on paya à Son Éminence les efforts qu'elle tenta pour plaire à la nation.

C'est cependant à cet essai fort malheureux que l'on doit rapporter l'introduction sur notre scène de la musique théâtrale, dramatique, comme on voudra l'appeler, enfin de l'opéra italien ou français.

«Le cardinal Mazarin, dit Voltaire à ce propos, fit connaître aux Français l'opéra, qui ne fut d'abord que ridicule, quoique le ministre n'y travaillât point. Ce fut en 1647 qu'il fit venir, pour la première fois, une troupe entière de musiciens italiens, des décorateurs et un orchestre[11].

«Avant lui on avait eu des ballets en France dès le commencement du seizième siècle, et, dans ces ballets, il y avait toujours eu quelque musique d'une ou de deux voix, quelquefois accompagnée de chœurs, qui n'étaient guère autre chose qu'un plain-chant grégorien. Les filles d'Acheloys, les Sirènes, avaient chanté en 1582 aux noces du duc de Joyeuse; mais c'étaient d'étranges Sirènes.

«Le cardinal Mazarin ne se rebuta pas du mauvais succès de son opéra italien, et lorsqu'il fut tout-puissant, il fit revenir les musiciens de son pays qui chantèrent le Nozze di Pelco et di Thedite, en trois actes. Louis XIV y dansa. La nation fut charmée de voir son roi, jeune, d'une taille majestueuse et d'une figure aussi aimable que noble, danser dans sa capitale, après en avoir été chassé; mais l'opéra du cardinal n'ennuya pas moins Paris pour la seconde fois. Mazarin persista. Il fit venir le signore Cavalli qui donna, dans la grande galerie du Louvre, l'opéra de Xerxès, en cinq actes. Les Français bâillèrent plus que jamais, et se crurent délivrés de l'opéra italien par la mort de Mazarin qui donna lieu à mille épitaphes ridicules et à presque autant de chansons qu'on en avait fait contre lui pendant sa vie.»

Les réactions sont fréquentes en France, et à cette époque, de ce qu'un ministre protégeait tel établissement ou telle personne, il ne s'ensuivait pas que le successeur voulût agir de même. Le contraire avait même habituellement lieu. C'est ce qui arriva pour la malheureuse troupe italienne qui, en 1662, fut supprimée. Bientôt cependant, il en vint une autre à qui l'on permit de jouer sur le théâtre de l'hôtel de Bourgogne, puis ensuite sur le théâtre du Palais-Royal, alternativement avec la troupe de Molière. En 1680, après la fusion des deux comédies Françaises, les Italiens restèrent seuls en possession de l'hôtel de Bourgogne, où ils s'établirent, mais dont ils furent expulsés ainsi que de la France en 1697, époque à laquelle Louis XIV fit fermer leur théâtre.

Cette période de 1662 à 1697 est la troisième de la Comédie-Italienne.

Arlequin peut être regardé comme la personnification de cette troisième époque. Dans presque toutes les pièces représentées sur le Théâtre-Italien d'alors, il est question de ce personnage, en possession du monopole des bons mots, des lazzis, des farces et devenu un type qui s'est perpétué jusqu'à nos jours.

Le nom d'Arlequin doit son origine à un jeune acteur italien fort habile, qui vint à Paris sous le règne de Henri III. Comme il était bien accueilli dans la maison du président Achille du Harlay, ses camarades, se conformant à l'usage admis dans leur pays, l'appelèrent Arlequino, du nom du maître ou patron. Beaucoup de mots heureux sont restés le patrimoine de tous les successeurs d'Harlequino, qui prirent après lui le nom d'Harlequin ou Arlequin.

C'est à Arlequin qu'on fait dire cette naïveté spirituelle:—«Si Adam s'était avisé d'acheter une charge de secrétaire du Roi, nous serions tous gentilshommes.—Et encore cette jolie critique de la noblesse Française: «Autrefois, les gens de qualité savaient tout sans avoir jamais rien appris, aujourd'hui ce n'est plus cela, ils apprennent tout et ne savent rien.»

Dans une comédie, on lui fait raconter la mort de son père qui était un coquin.—«Hélas! dit-il, le pauvre homme, il mourut de chagrin.—Comment, de chagrin?—Eh! oui, du chagrin de se voir pendre.» Un jour qu'il n'y avait que fort peu de monde au théâtre, Colombine veut raconter un secret tout bas à Arlequin:—«Parlez haut, s'écrie-t-il, car personne ne nous entend.»

On défendit plus tard la musique aux Italiens. Les acteurs de ce théâtre firent paraître sur la scène un âne qui se mit à braire.—«Veux-tu bien te taire! lui crie Arlequin, ne sais-tu pas que la musique nous est interdite?»

La Comédie-Italienne eut, pendant la période théâtrale dont nous nous occupons, un excellent acteur, nommé Dominique, qui était le bon génie de la troupe. Il faisait les Arlequins. Louis XIV, qu'il amusait, l'aimait beaucoup.

Les acteurs du Théâtre-Français, mécontents déjà, vers cette époque, de l'extension prise par les Italiens à leur détriment, voulurent les empêcher de représenter en français, usage qui commençait à s'introduire à leur scène. L'affaire fut portée devant le Roi. Baron et Dominique, députés par les deux troupes, furent introduits en présence du puissant monarque. Baron parla le premier. Louis XIV fit signe à Dominique de parler à son tour.—«Dans quelle langue, Sire? lui dit Dominique.—Parle comme tu voudras, reprit Sa Majesté.—Je n'en veux pas davantage, ajoute Dominique-Arlequin, avec un geste comique, la cause est gagnée.» Louis XIV ne put s'empêcher de rire de la surprise, et ajouta:—«La parole est lâchée, je n'en reviendrai pas.»

Un des auteurs qui fournit le plus de pièces à l'ancienne Comédie-Italienne, fut Fatouville, qui composa, pour ce théâtre, plus de trente farces ou bluettes, dont plusieurs ne manquaient pas d'esprit. Arlequin et Colombine, son inséparable compagne, étaient, dans presque toutes, les deux principaux personnages: Arlequin Mercure galant, Arlequin lingère du palais, Arlequin Jason, Arlequin Protée, etc.; mais l'âme de la troupe était le fameux Dominique, dont nous venons de parler, dont on peut citer une foule de traits d'esprit. Il désirait vivement, pour mettre au bas du buste d'Arlequin, qui devait décorer l'avant-scène de la Comédie-Italienne, une sentence latine. Il voulait l'obtenir du poëte Santeuil, mais il n'osait la lui demander, Santeuil ne se donnant pas volontiers cette peine. Voici ce qu'il imagina pour arriver à son but. Un beau jour il prend son habit de théâtre, sa sangle, son épée de bois, son petit chapeau et un manteau qui l'enveloppe des pieds à la tête, puis il se met dans une chaise à porteur et se fait mener chez Santeuil. Il entre, jette son manteau et court sans rien dire d'un bout à l'autre de la chambre, faisant les mines les plus plaisantes, empruntées à tous ses rôles. Santeuil, d'abord étonné, se prend à rire, puis se met de la partie et court en imitant les gestes de Dominique. Enfin, ce dernier ôte son masque et vient embrasser le poëte qui lui fait immédiatement ce demi-vers: «Castigat ridendo mores.» Avis au spirituel Figaro, dont c'est aujourd'hui la devise, et qui, du reste, connaissait sans doute cette anecdote bien avant nous.

C'est encore Dominique qui, se trouvant au souper du Roi, fixait si ardemment un certain plat de perdrix, que Louis XIV l'ayant remarqué, dit à l'officier chargé de la bouche:—Que l'on donne le plat à Dominique.—Quoi! Sire, reprend l'acteur, et les perdrix aussi? Le roi partit d'un éclat de rire, en ajoutant:—Et les perdrix aussi.

Louis XIV, au retour d'une chasse, était venu dans une espèce d'incognito rire à la Comédie-Italienne qui se jouait ce jour-là à Versailles. La pièce représentée lui parut des plus ennuyeuses, et en sortant, le Roi s'adressant à Dominique:—Voilà une mauvaise pièce.—Dites cela tout bas, reprend ce dernier; car si le Roi le savait, il me congédierait avec ma troupe.

Cet acteur fut victime de son zèle. Dans une scène, il imita le maître à danser du grand Roi; ce dernier en rit comme un simple mortel et de si bon cœur, que Dominique voulut prolonger outre mesure son rôle. Il y attrapa une fluxion de poitrine et mourut huit jours après. Le théâtre resta fermé un mois en signe de deuil.

On grava au bas du portrait du joyeux scaramouche:

Cet illustre comédien
De son art traça la carrière,
Il fut le maître de Molière
Et la nature fut le sien.

Nous nous sommes étendus sur le personnage d'Arlequin et sur l'acteur Dominique, parce que ce personnage, et l'acteur qui en jouait alors le rôle, personnifient réellement la Comédie-Italienne de cette époque.

Un autre acteur du même théâtre, Fiurelli, qui vécut jusqu'à quatre-vingt-huit ans, et joua jusqu'à quatre-vingt-trois ans avec tant d'agilité, qu'à cet âge il donnait encore un soufflet avec le pied, tout aussi facilement qu'une triste célébrité chorégraphique du dix-neuvième siècle, eut également une grande réputation[12]. Il faisait le rôle-type de Scaramouche. Venu en France sous le règne de Louis XIII, il allait quelquefois chez la reine qui s'amusait beaucoup de ses grimaces. Un jour, il se trouvait avec cette princesse dans l'appartement du dauphin, plus tard Louis XIV. Le royal enfant, âgé de deux ans tout au plus, était de si mauvaise humeur, que rien ne pouvait apaiser ses cris. L'acteur dit à la reine que si Sa Majesté voulait bien lui permettre de prendre Monseigneur le Dauphin dans ses bras, il se faisait fort de le calmer. La Reine le permit, et Fiurelli—Scaramouche fit tant et de si plaisantes mines à l'enfant, que ce dernier se mit à rire comme un fou; mais en riant, il satisfit un besoin, et le comédien fut inondé. Depuis ce jour, Fiurelli eut la mission de se rendre chaque soir à la Cour pour amuser le Dauphin. Louis XIV ne pouvait, sans rire, entendre le vieil acteur raconter cette aventure.

Après la mort du pauvre Dominique, Constantini, qui le doublait dans les rôles d'arlequin, et qui faisait habituellement ceux d'intrigant ou Mézétin, fut chargé de le remplacer tout à fait. Il ne réussit pas, et l'on fit venir Ghérardi. A la suppression du Théâtre-Italien en 1697, Constantini passa à Brunswick, forma une troupe pour le roi Auguste de Pologne. Ce prince fit la folie de l'anoblir et lui donna la charge de trésorier de ses menus plaisirs. Constantini ou Mézétin, oubliant son origine, au lieu de se montrer reconnaissant, fit la cour à une des maîtresses du Roi, accompagnant sa déclaration de quelques plaisanteries de mauvais goût sur le souverain. La dame, outrée de cette audace, prévint le prince qui se cacha, surprit l'ex-acteur au milieu de ses phrases amoureuses, et sortant, le sabre à la main, voulut lui trancher la tête. Le Mézétin eut une peur affreuse. Sa tête ne tomba pas, mais il fut vingt ans en prison. Au bout de ce temps il fut mis en liberté, revint dans la nouvelle troupe italienne, et à son début tout Paris voulut le voir. Il était devenu une curiosité, une célébrité. Malheureusement l'engouement ne dura pas, ses talents n'étaient plus à la hauteur de la vogue, et il quitta Paris pour retourner à Vérone où il mourut.

Parmi les pièces du Théâtre-Italien de cette période, se trouvait celle de Scaramouche ermite jouée en 1667, en même temps que le Tartuffe de Molière au Théâtre-Français. Scaramouche ermite était une petite comédie des plus licencieuses, dans laquelle un anachorète, vêtu en moine, monte la nuit par une échelle à la chambre d'une femme mariée, et revient quelque temps après en disant: Questo per mortificar la carne. On représenta cette pièce à la Cour. En sortant, le Roi dit au grand Condé: «Je voudrais bien savoir pourquoi les gens qui se scandalisent si fort de la comédie de Molière, ne disent rien de celle de Scaramouche?—La raison en est fort simple, Sire, répondit Condé, la comédie de Scaramouche joue le ciel et la religion dont ces messieurs ne se soucient guère; celle de Molière les joue eux-mêmes, ce à quoi ils sont très-sensibles.»

Depuis dix-sept ans, les comédiens italiens représentaient chaque jour, le vendredi excepté, à l'hôtel de Bourgogne, à la grande satisfaction du public, lorsqu'un beau matin de l'année 1697, M. d'Argenson, lieutenant-général de police, se transporta à onze heures au théâtre, fit apposer les scellés sur toutes les portes, et défendit aux acteurs, de la part du Roi, de continuer leurs représentations, Sa Majesté jugeant à propos de les faire cesser.

Ce fut un coup de foudre pour la troupe italienne. Quel était le motif qui leur attirait cette disgrâce? on le soupçonna, mais on ne le connut jamais d'une façon certaine. Il est à présumer toutefois que madame de Maintenon, alors en grande faveur auprès du vieux Roi, qui tournait à la piété exagérée, ne fut pas étrangère à leur disgrâce. Il est fort probable, en effet, que l'une de leurs pièces, la Fausse prude, qui devait être représentée à l'hôtel de Bourgogne au mois de mai, ait fait croire à Louis XIV qu'on avait eu la pensée de désigner l'ancienne veuve du poëte Scarron. Quelques auteurs du temps attribuent la sévérité dont la troupe italienne fut victime, à la maladresse qu'elle mit à jouer, dans Arlequin misanthrope, M. le premier-président. Cette version est moins probable que la première.

Quoi qu'il en soit, pendant dix-neuf ans, le Théâtre-Italien fut fermé. Les comédiens qui composaient cette troupe s'étaient retirés chez eux ou dispersés. Ce fut le duc d'Orléans, régent du royaume, qui eut l'idée d'en faire venir d'autres. Il chargea de ce soin Riccoboni, fils d'un acteur célèbre. Riccoboni, plus connu sous le nom de Lélio, forma en Italie une nouvelle troupe, composée de dix individus, qu'il amena à Paris en 1716. Le Régent leur permit de jouer sur le théâtre du Palais-Royal, les jours où il n'y aurait point d'opéra[13], jusqu'au moment où on pourrait leur livrer l'hôtel de Bourgogne. Ce fut le 18 mai 1716, que la troupe de Lélio débuta, par une jolie petite pièce intitulée: l'Heureuse surprise. Une foule immense voulut assister à cette représentation, et la recette fut considérable pour l'époque, puisqu'on prétend qu'elle s'éleva à 4,068 livres. Les comédiens ouvrirent leur registre par ces mots: «Au nom de Dieu, de la sainte Vierge, de saint François de Paul et des âmes du purgatoire, nous avons commencé le 18 mai, par l'Heureuse surprise, Inganno fortunato.» Que font, dans cette affaire de théâtre, Dieu, les saints et les âmes du purgatoire? c'est ce qu'il serait assez difficile de dire. Deux jours après, une ordonnance relative à leur établissement fut rendue en leur faveur. Le 1{er} juin suivant, ils prirent possession du théâtre de l'hôtel de Bourgogne, avec le titre de comédiens ordinaires de Son Altesse Royale Monseigneur le duc d'Orléans, régent. Ce prince étant mort le 2 décembre 1723, la troupe obtint le titre de Comédiens italiens ordinaires du Roi, avec quinze mille livres de pension. Elle fit mettre sur la porte de l'hôtel de Bourgogne les armes de Sa Majesté, et au-dessous, sur un marbre noir, cette inscription en lettres d'or: HÔTEL DES COMÉDIENS ORDINAIRES DU ROI, ENTRETENUS PAR SA MAJESTÉ; RÉTABLIS A PARIS EN L'ANNÉE MDCCXVI.

Parmi les acteurs engagés par Lélio, se trouvait un nommé Bissoni, de Bologne, chargé du rôle de Scapin. Il avait eu de singulières aventures. A l'âge de quinze ans, il avait suivi de ville en ville un charlatan, dont il débitait les drogues en jouant de petits rôles dans les farces composées par ledit charlatan. En forgeant, on devient forgeron; en voyant opérer, Bissoni devint aussi fort que son maître. Alors il eut une altercation avec lui, et de valet devint rival de l'empirique. Il voulut, se croyant assez fort, voler de ses propres ailes, et se dirigea sur Milan, où il commença à débiter des drogues et des lazzis. Malheureusement pour lui, il se trouvait déjà sur une place voisine, un autre confrère fort en vogue, en sorte que le public entourait toujours les tréteaux de l'ancien opérateur en plein vent, sans même prendre garde au nouveau. Bissoni commençait à se désespérer. La faim, qui fait sortir le loup du bois, vint à son secours et lui suggéra une idée burlesque. Un jour, il parvint à rassembler autour de lui quelques flâneurs, et là, d'un ton pathétique, il leur conte que l'opérateur voisin est son père; qu'à la suite de quelques espiègleries, ce père sévère l'a repoussé et qu'il ne demande qu'à rentrer en grâce. Lorsque la foule est plus compacte, il l'entraîne sur ses pas et vient se jeter aux genoux du charlatan en l'appelant son père et en lui demandant grâce. L'autre, bien entendu, le repousse, l'injurie. Le populaire prend le change dans cette comédie, où le charlatan joue son rôle, sans s'en douter, au naturel. On commence à murmurer dans la foule, à accuser le faux père de cruauté; on abandonne son théâtre, et chacun court acheter à prix d'or, au fils malheureux et tendre, d'affreuses drogues. Bissoni, dès qu'il eut vendu son fonds, se hâta de sortir de Milan. Il s'engagea ensuite dans la troupe de Riccoboni-Lelio, dont il ne fut pas, malheureusement, un des bons acteurs.

Pendant quelque temps, les nouveaux comédiens italiens ne jouèrent que des pièces italiennes. Les femmes du monde, d'abord par genre, avaient paru vouloir apprendre cette langue; mais elles y renoncèrent et abandonnèrent l'hôtel de Bourgogne, parce qu'elles ne comprenaient pas ce qu'on y représentait. Les femmes qui, au dix-huitième comme au dix-neuvième siècle, ont eu et auront toujours, en France, le privilége d'attirer les hommes à tout ce qui sera spectacle ou fête, ayant cessé d'aller au Théâtre-Italien, les hommes l'abandonnèrent également.

Les Italiens voulurent essayer d'abord de parer à l'inconvénient qu'on leur reprochait, en imprimant le canevas des pièces qu'ils représentaient. Ainsi firent-ils pour l'Arlequin bouffon de cour; mais cela ne prit pas, et, à la suite d'une représentation de cette comédie, Thomassin, l'Arlequin de la troupe, s'avança sur le bord du théâtre, et, s'adressant aux spectateurs dans un jargon moitié italien, moitié français, dit:—«Messieurs, je veux vous dire una picciole fable que j'ai lue ce matin, car il me prend quelquefois envie de diventar savant; mais la diro en italien, et ceux qui l'entenderrano, l'expliqueranno à ceux qui ne l'entendent pas.» Alors il raconta, de la manière la plus comique, la fable de La Fontaine, du Meunier, de son fils et l'âne; il accompagnait son récit de tous les gestes qui lui étaient familiers: il descendait de l'âne avec le meunier, il y montait avec le jeune homme, il trottait devant eux, il prenait tous les différents tons des donneurs de conseils, et, après avoir fini ce récit comique, il ajouta en français:—«Messieurs, venons à l'application. Je suis le bonhomme, je suis son fils, et je suis encore l'âne. Les uns me disent: Arlequin, il faut parler français, les dames ne vous entendent point et bien des hommes ne vous entendent guère. Lorsque je les ai remerciés de leur avis, je me tourne d'un autre côté, et des seigneurs me disent: Arlequin, vous ne devez pas parler français, vous perdez votre feu, etc. Je suis bien embarrassé; parlerai-je italien, parlerai-je français, Messieurs?» Alors quelqu'un du parterre, qui avait apparemment recueilli les voix, répondit:—«Parlez comme il vous plaira, vous ferez toujours plaisir.»

Les comédiens comprirent la nécessité de jouer des pièces françaises s'ils ne voulaient pas assister à la ruine de leur établissement. Ils eurent recours au répertoire de l'ancien Théâtre-Italien; mais le goût se modifie, change, et malheureusement pour la troupe de Lélio, ce qui avait fait plaisir avant 1697, ennuya après 1716. Plusieurs fois ces pauvres diables furent sur le point d'abandonner à tout jamais la France et de retourner en Italie. Voulant cependant essayer de ramener le public dans leur salle, ils chargèrent celui d'entre eux qui faisait habituellement le rôle d'Arlequin, d'adresser un petit discours au public à l'une des représentations:

«Messieurs, dit Arlequin, on me fait jouer toutes sortes de rôles, je sens que dans beaucoup je dois vous déplaire. Le balourd de la veille n'est plus le même homme le lendemain, et parle esprit et morale. J'admire avec quelle bonté vous supportez toutes ces disparates; heureux, si votre indulgence pouvait s'étendre jusqu'à mes camarades, et si je pouvais vous réchauffer pour nous! Deux choses vous dégoûtent, nos défauts et ceux de nos pièces. Pour ce qui nous regarde, je vous prie de songer que nous sommes des étrangers, réduits, pour vous plaire, à nous oublier nous-mêmes. Nouveau langage, nouveau genre de spectacle, nouvelles mœurs. Nos pièces originales plaisent aux connaisseurs; mais les connaisseurs ne viennent point les entendre. Les dames (et sans elles tout languit) les dames, contentes de plaire dans leur langue naturelle, ne parlent ni n'entendent la nôtre, comment nous aimeraient-elles? Quelque difficile qu'il soit de se défaire des préjugés de l'enfance et de l'éducation, notre zèle pour votre service nous encourage; et pour peu que vous nous mettiez en état de persévérance, nous espérons devenir, non d'excellents acteurs, mais moins ridicules à vos yeux, peut-être supportables. A l'égard de nos pièces, je ne puis trop envier le bonheur de nos prédécesseurs, qui vous ont attirés et amusés avec les mêmes scènes qui, reprises aujourd'hui, vous ennuient, et dont vous pouvez à peine soutenir la lecture. Le goût des spectateurs est changé et perfectionné: pourquoi celui des auteurs ne l'est-il pas de même? Vous voulez (et vous avez raison) qu'il y ait dans une comédie du jeu, de l'action, des mœurs, de l'esprit et du sentiment, en un mot, qu'une comédie soit un ragoût délicat, où rien ne domine, où tout se fasse sentir. Plus à plaindre encore que les auteurs, nous sommes responsables et de ce qu'ils nous font dire, et de la manière dont nous le disons. J'appelle de cette rigueur à votre équité: mesurez votre indulgence sur nos efforts, nous les redoublerons tous les jours. En nous protégeant, vous vous préparez, dans nos enfants, de jeunes acteurs, qui, nés parmi vous, qui formés, pour ainsi dire, dans votre goût, auront peut-être un jour le bonheur de mériter vos applaudissements. Quel que puisse être leur succès, ils n'auront jamais pour vous plus de zèle et plus de respect que leurs pères.»

Ce discours sauva la Comédie-Italienne. Le public devint plus indulgent, quelques auteurs donnèrent des pièces plus convenables, les comédiens se formèrent, et enfin on parvint à remonter ce théâtre, qui avait été à deux doigts de sa perte. La chose n'avait pas été sans difficulté et cela se conçoit, presque tout le mérite de l'ancienne comédie italienne avait été concentré dans le jeu d'Arlequin. Les autres acteurs étaient sacrifiés. Les arlequinades étant passées de mode, il fallut aviser à remplacer les pièces à Arlequin, à Scaramouche, et à autres personnages du même genre par des pièces d'un comique de meilleur aloi. On crut y réussir en imaginant un genre qui tînt le milieu entre la comédie française et la comédie italienne. Le Vaudeville, puis bientôt après le véritable Opéra-Comique, tel qu'il existe encore maintenant, virent le jour.

Tout le monde connaît ce vers de Boileau:

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