Histoire d'Attila et de ses successeurs (1/2): jusqu'à l'établissement des Hongrois en Europe
CHAPITRE SEPTIÈME
Attila réunit une nouvelle armée pour entrer en Italie.--L'envie se déchaîne contre Aëtius; on l'accuse de trahir l'empire.--Aëtius veut emmener l'empereur en Gaule; il y renonce.--Son plan de campagne; l'armée romaine est concentrée en deçà de la ligne du Pô.--Les Huns traversent les Alpes Juliennes.--Siége d'Aquilée.--Force de cette ville; son importance commerciale et maritime.--Vains efforts d'Attila pour s'en emparer.--Des cigognes lui pronostiquent la chute d'une tour.--La ville tombe en son pouvoir.--Héroïsme d'une jeune femme.--Traditions relatives au siége d'Aquilée.--Les Aquiléens se retirent à Grado.--Fondation de Venise.--Lettre de Cassiodore aux tribuns des lagunes.--Ravage de la Vénétie et de la Ligurie par les Huns.--Attila à Milan.--Il veut attaquer Rome; craintes superstitieuses des Huns.--Rome députe vers lui le pape Léon.--Caractère et mérite du pape Léon.--Son entrevue avec le roi des Huns; celui-ci consent à la paix.--Il réclame encore une fois la princesse Honoria.--Retraite de l'armée des Huns par le Norique.--Une druidesse arrête Attila an passage du Lech.--Attila menace l'empire d'Orient.--Erreur de Jornandès au sujet d'une seconde campagne d'Attila dans les Gaules.
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Attila était-il vaincu? Il prétendait bien que non, et, aux yeux de son peuple, il ne l'était point. Regagner ses foyers, sain et sauf, en compagnie d'une partie de ses troupes et de ses chariots pleins de butin, ce n'était pas revenir vaincu, au moins d'après les idées que les peuples nomades se font de la guerre, et, afin d'ajouter au fait une démonstration qui parût sans réplique, Attila, dès le printemps suivant, entra en Italie avec une armée reposée et complétée425.
Au reste, les Huns n'étaient pas les seuls à prétendre, que leur roi n'avait point été vaincu; les ennemis personnels d'Aëtius, les envieux, les flatteurs de la cour impériale, où la puissance du patrice était redoutée, le criaient encore plus haut. Ceux-là même qui reconnaissaient que le champ de bataille de Châlons était resté aux aigles romaines en attribuaient l'honneur à Théodoric et à ses Visigoths. Dans cette cour, réceptacle de toutes les lâchetés, on aimait mieux abaisser Rome devant des Barbares, alliés incertains et dangereux, que d'avouer qu'elle devait son salut au génie d'un grand général. La haine alla plus loin: elle peignit l'organisateur de la défense des Gaules, le vainqueur de Châlons, le tacticien habile qui aurait peut-être détruit les Huns jusqu'au dernier sans la désertion des Visigoths, comme un traître, coupable d'avoir laissé échapper Attila pour se rendre lui-même nécessaire426. Qu'était-ce pour lui qu'Attila, répétait la tourbe des détracteurs, sinon l'instrument de sa fortune, l'épouvantail au moyen duquel il régnait sur l'empereur et sur l'empire, et leur faisait sentir perpétuellement le poids de son épée? Et l'on ne manquait pas de rappeler les anciennes relations d'Aëtius avec la nation des Huns, l'amitié que lui portait le roi Roua, oncle d'Attila, et les troupes qu'il avait reçues de ce Barbare pour rentrer dans l'empire après son exil. On semblait en conclure qu'Aëtius rendait au neveu les services qu'il devait à l'oncle. Des calomnies de ce genre, et d'autres encore dont on retrouve la trace çà et là dans les écrivains de ce siècle et du siècle suivant, ébranlaient l'autorité morale du patrice au moment où cette autorité seule pouvait ranimer des esprits paralysés par la peur. Il faut le dire aussi, Aëtius prêtait le flanc aux attaques par son orgueil démesuré et par des prétentions qui s'élevaient presque jusqu'au trône, car il s'était mis en tête de marier son fils Gaudentius à la princesse Eudoxie, fille de Valentinien, et l'empereur entretint cette espérance tant qu'il eut besoin de lui427: ce fut toute l'histoire de Stilicon, sa grandeur, son ambition et sa chute.
Note 427: (retour) Inter Valentinianum Augustum et Aëtium patricium post promissa invicem fidei sacramenta, post pactum de conjunctione filiorum, diræ inimicitiæ convaluerunt... Prosp. Aquit., Chron. ad ann. 452.--Voir, au sujet de Gaudentius et de la famille d'Aëtius, le morceau intitulé: Aëtius et Bonifacius; Revue des Deux Mondes, 15 juillet 1851.
A l'issue de la campagne des Gaules, Aëtius avait ramené ses légions en Italie; mais elles étaient loin de suffire pour cette nouvelle guerre, et maintenant qu'il s'agissait de protéger le siége même de l'empire, il n'avait autour de lui ni les auxiliaires barbares, ni les volontaires nationaux, ni cet élan patriotique qu'il rencontrait à l'ouest des Alpes. Nul ne songeait à résister: «La peur, dit tristement un contemporain, livrait l'Italie sans défense428.» Cependant Attila approchait des Alpes Juliennes. Au milieu de cette terreur panique dont la cour de Ravenne donnait le premier exemple, Aëtius, pris au dépourvu, découragé, proposa, dit-on à Valentinien de le conduire hors de l'Italie, probablement dans les Gaules429. Gardien de l'empereur et responsable de sa tête, il voulait mettre d'abord en sûreté ce terrible dépôt, afin de pourvoir avec plus de liberté aux nécessités d'une guerre qui commençait si mal. Peut-être espérait-il décider les Visigoths à le suivre en Italie, peut-être comptait-il sur les Burgondes. En tout cas, il avait envoyé à Constantinople solliciter de prompts secours près de l'empereur Marcien430. Mais, quel que fût son plan, approprié à la fatale condition de sauver avant tout l'empereur, il y dut renoncer aussitôt. L'idée d'emmener le prince hors de l'Italie souleva un tel concert de clameurs, qu'Aëtius n'osa pas y persister431: il se résigna à tenir la campagne comme il pourrait jusqu'à l'arrivée des secours qu'il demandait en Orient. A défaut de ce premier projet, qui était assurément le plus sage, voici celui qu'il adopta. Hors d'état de couvrir à la fois Ravenne et Rome, la résidence des Césars et la métropole historique du monde romain, et se souvenant qu'Alaric n'avait eu si bon marché de celle-ci que par la nécessité où se trouvaient les légions de garder l'autre, il se décida à sacrifier Ravenne, et transporta Valentinien à Rome432, dont il fit réparer les murailles. En même temps il concentra ses forces en deçà du Pô, à l'exception des garnisons de quelques villes importantes telles qu'Aquilée, abandonnant dès le début l'Italie Transpadane à ses propres ressources. C'était à peu près le plan qu'il avait suivi dans la campagne des Gaules: il plaçait sa ligne d'opérations au midi du Pô, comme il l'avait mise alors au midi de la Loire.
Pendant tous ces débats, Attila s'avançait à grandes journées. Parti de sa résidence en plein hiver, il prit le chemin le plus direct et le plus commode pour une armée, la route d'étapes des légions, de Sirmium à Aquilée, ligne principale de communication entre Rome et Constantinople. Cette route passait par les villes d'Émone et de Nauport, aujourd'hui Laybach et Ober-Laybach. Au midi de Nauport commençait l'ascension des Alpes Juliennes, que dominait le poste du Poirier, ainsi nommé de quelque poirier sauvage semé là par la nature au milieu des rocs et des tempêtes. Au pied de la descente, sur le versant italien, était établi un camp permanent, bordé par le torrent de Wipach, alors appelé la Rivière Froùle433: ce camp et le défilé du Poirier formaient la clôture des Alpes Juliennes. C'est là que, cinquante-sept ans auparavant, avait été livrée, par Eugène et Arbogaste, à Théodose arrivant d'Orient, la fameuse bataille qui décida du double triomphe du catholicisme et de la seconde maison flavienne dans tout l'empire434. Maintenant ce camp était désert. Les Italiens, qui trouvaient encore des bras pour la guerre civile, n'en avaient plus contre l'invasion étrangère.
A vingt-deux milles du camp de la Rivière Froide coulait le torrent de l'Isonzo, alors nommé Sontius, qui, plus d'une fois, avait servi de barrière dans les guerres intestines de Rome: Attila le traversa sans coup férir. Du pont de l'Isonzo jusqu'aux murs d'Aquilée s'étendait une campagne ouverte, toute plantée d'arbres et de vignes, dont les longues files s'alignaient en berceaux. La fertilité de la Vénétie, la mollesse de son climat, la précocité de ses printemps, étaient célèbres chez les anciens: «Au premier souffle de l'été, dit un historien romain, on voyait tout ce pays se couronner de fleurs et de pampres comme pour une fête435.» L'armée des Huns n'y laissa après elle que des débris et des cendres. Ce fut aux remparts d'Aquilée qu'Attila rencontra sa première résistance.
Aquilée, la plus grande et la plus forte place de toute l'Italie, servait de boulevard à cette presqu'île sur le point le plus vulnérable, où la menaçaient tantôt les incursions subites des Barbares du Danube, tantôt les entreprises mieux calculées des empereurs de Constantinople. Le fleuve Natissa en baignait tout le côté oriental436, et, versant une partie de ses eaux dans un large fossé circulaire, garantissait de toutes parts la haute muraille flanquée de tours et l'enveloppait comme d'une ceinture. Aquilée n'avait pas moins d'importance comme place de commerce que comme place de guerre; ses habitants, tour à tour soldats, trafiquants et marins, concentraient dans leurs murs, depuis cinq cents ans, l'échange des exportations de l'Italie avec les importations de l'Illyrie, de la Pannonie et des pays barbares d'outre-Danube437: celui du vin, du blé, de l'huile et des objets fabriqués contre des esclaves, du bétail et des pelleteries. Son port438, situé quatre lieues plus bas, à l'embouchure du fleuve, passait pour un des meilleurs de l'Adriatique; du moins était-il, en temps ordinaire, le mieux gardé, car il servait de station à la flotte chargée de protéger cette mer et de réprimer la piraterie. Qu'était devenue cette flotte en 452? Avait-elle déjà péri dans la dissolution chaque jour croissante des forces romaines? L'empereur, au contraire, l'avait-il rappelée pour la joindre à la flotte de Ravenne et couvrir plus sûrement le domicile des Césars? On l'ignore; mais elle ne joue aucun rôle dans les opérations de la guerre que nous racontons. Si forte en même temps par la nature et par l'art, Aquilée était considérée comme imprenable, lorsqu'elle voulait bien se défendre. Alaric avait échoué devant elle, et de mémoire d'homme on ne pouvait citer à son déshonneur qu'une surprise qui la fit tomber, en 361, au pouvoir des soldats de Julien. Aquilée, à cette époque, s'étant déclarée pour l'empereur Constance, une division de l'armée de Julien dut en faire le siége; mais la ville résista vaillamment. A bout de science et de courage, les assiégeants eurent recours à un stratagème resté fameux dans l'histoire de la poliorcétique: ayant amarré ensemble trois grands navires qu'ils recouvrirent d'un plancher, ils construisirent dessus trois tours de la hauteur du rempart et munies de crampons de fer et de ponts-levis, puis ils lancèrent la machine flottante, à la dérive, sur le fleuve. Quant elle eut atteint le flanc de la muraille, les soldats qui la montaient jetèrent les crocs, baissèrent les ponts, et, se précipitant dans la ville, en ouvrirent les portes à coups de hache439.
Si le roi des Huns comptait dans son armée des soldats assez hardis pour exécuter un pareil coup de main, il n'avait pas d'ingénieurs capables de le préparer: en tout cas, il n'y songea point, mais il employa contre Aquilée les moyens ordinaires des siéges, les sapes, les béliers, les escalades, les mines, le tout sans nul succès. Bien secondée par les habitants, la garnison faisait face à tout, et une place qui avait résisté aux attaques méthodiques des légionnaires de Julien se riait de l'impéritie des Huns. Chaque jour, venait de la part d'Attila quelque tentative nouvelle que l'audace ou la ruse des assiégés changeait en désastre pour lui440. Le jeu des machines, les sorties, les alertes nocturnes épuisaient et décimaient ses troupes. Trois grands mois s'écoulèrent dans ce travail impuissant441; les chaleurs se faisaient déjà sentir, et la campagne, livrée à une dévastation continuelle, ne fournit bientôt plus ni fourrages ni vivres. Cependant on apprenait que les secours demandés par Aëtius à l'empereur d'Orient442 allaient bientôt débarquer en Italie; le bruit se répandit même que l'empereur Marcien, ne voulant pas borner là son assistance, préparait une descente en Pannonie et menaçait la retraite des Huns. Enclins au découragement quand il leur fallait se battre contre des murailles, les Barbares s'épouvantaient au souvenir des désastres qui avaient accompagné le siége d'Orléans, et, chose étonnante dans l'armée d'Attila, le camp retentissait de plaintes et de murmures443. Celui-ci, impatient et blessé dans son orgueil, ne savait plus que résoudre. Poursuivre sa marche à travers l'Italie en laissant Aquilée derrière lui, c'était une imprudence qui pouvait le perdre; s'avouer vaincu en se retirant sans avoir ni pillé ni combattu, c'était une honte qu'il n'osait pas affronter: à tout prix, il lui fallait Aquilée. Un incident que tout autre eût négligé la lui livra en imprimant au courage des Huns un élan nouveau et en quelque sorte surnaturel.
Un jour qu'en proie à ses anxiétés il se promenait autour des murs en étudiant l'état de la ville, il vit des cigognes s'envoler avec leurs petits d'une tour en ruine, où elles avaient niché, et gagner au loin la campagne, portant les uns sur leur dos et guidant le vol des autres, qui les suivaient en hésitant444. Attila s'arrêta quelques moments pour observer ce manége, puis, se tournant vers ceux qui l'accompagnaient: «Regardez, dit-il, ces oiseaux blancs; ils sentent ce qui doit arriver: habitants d'Aquilée, ils abandonnent une ville qui va périr; ils désertent, dans la prévoyance du péril, des tours condamnées à tomber445. Et ne croyez pas que ce présage soit vain ou incertain, ajouta-t-il; la terreur d'un danger imminent change les habitudes des êtres qui ont le pressentiment de l'avenirs.446» Ces paroles, prononcées à dessein, furent bientôt répétées dans tout le camp. Attila avait frappé juste: l'espèce d'autorité surhumaine dont il savait se fortifier dans toutes les grandes circonstances agit encore cette fois sur des esprits découragés. Aussitôt une nouvelle ardeur transporte les Huns; ils construisent des machines, ils essaient tous les moyens de destruction, ils multiplient les escalades, et enlèvent enfin la ville, qu'ils pillent et dont ils se partagent les dépouilles447. Leurs ravages furent si cruels, écrivait Jornandès un siècle après, qu'à peine reste-t-il aujourd'hui quelques vestiges de cette malheureuse cité comme pour indiquer la place qu'elle occupait448. Le viol se mêla, dans cette horrible journée, à l'extermination et au pillage. L'histoire conserve le souvenir d'une jeune et belle femme appelée Dougna ou Digna, qui, se voyant poursuivie par une troupe de ces brigands, s'enveloppa la tête de son voile, et, s'élançant du haut des remparts, disparut dans la profondeur du fleuve449.
Note 449: (retour) Fæminarum nobilissima Dougna nomine (al. Digna), forma quidem eximia, sed candore pudicitiæ amplius decorata. Hæc cum habitacula supra ipsa urbis mœnia haberet, turrimque excelsam suæ domui imminentem, subter qua Natissa fluvius vitreis labebatur fluentis... a summa se eadem turre, obvoluto capite, in gurgitem præcipitem dedit, metumque amittendæ pudicitiæ memorabili exitu terminavit. Paul. Diac., Hist., XV, 27.
Tel est le bref et sombre récit des historiens; mais la tradition, comme toujours, s'est plue à enjoliver les événements. Elle raconte qu'Attila, surpris par une troupe nombreuse d'Aquiléens dans une reconnaissance qu'il faisait seul pendant la nuit, leur tint tête longtemps, adossé contre un des murs de la ville, l'arc au poing, l'épée entre les dents, et ne leur échappa qu'en franchissant un monceau de cadavres: on le reconnut, dit le vieux conte populaire, aux flammes de ses prunelles qui jetaient un éclat sinistre450. Les Vénitiens, assure-t-on, montrent encore son casque, resté sur le champ de bataille451. Une autre tradition moins héroïque veut que les habitants d'Aquilée soient parvenus à se sauver dans leurs lagunes au moyen d'un de ces stratagèmes impossibles qui charment la crédulité des masses. Pour protéger leur retraite vers la mer et occuper l'attention des Huns pendant qu'ils transportaient sur des chariots leurs familles et leurs biens, ils placèrent, dit-on, sur le rempart, en guise de sentinelles, des statues armées de pied en cap, de sorte qu'Attila, après avoir forcé la place, ne trouva plus que des maisons vides, gardées par des défenseurs de pierre et de bois452. Ces historiettes s'accordent mal avec les faits. D'abord Attila ne risquait jamais sa vie sans nécessité; puis les faibles restes de la population aquiléenne ne se réfugièrent pas à Venise, qui n'existait pas, mais à Grado; enfin les Aquiléens ne furent point épargnés. Attila fit peser sur la ville qui l'avait osé braver une de ces ruines épouvantables dont l'exemple devait profiter à ses ennemis.
L'exemple profita, et ce fut dans toute la Vénétie un sauve-qui-peut général453. Concordia, Altinum, Padoue elle-même, ouvrirent leurs portes: leurs habitants les avaient en partie désertés. De ces villes et des villes voisines, on se sauvait dans les îlots du rivage, qui formaient à marée haute un archipel inaccessible, visité seulement par les oiseaux de mer et par quelques pêcheurs misérables454. On dit que les Padouans se rendirent à Rivus-Altus, aujourd'hui Rialto, les émigrés de Concordia à Caprula, ceux d'Altinum aux îles Torcellus et Maurianus; Opitergium envoya les siens à Equilium; Alteste et Mons-Silicis à Philistine, Metamaucus et Clodia. D'autres invasions succédèrent à celle des Huns, d'autres ravages à ces ravages, et les fugitifs ne regagnèrent point la terre ferme; ils restèrent citoyens des lagunes, sous la garde de la mer, qui savait du moins les protéger. Du sein de ces misères naquit la belle et heureuse ville de Venise, assise sur ses soixante-douze îles; mais la reine de l'Adriatique ne sortit pas d'un seul jet de l'écume des flots, comme Vénus, à qui les poëtes l'ont si souvent comparée. Un demi-siècle après le passage d'Attila, l'archipel vénitien ne présentait encore qu'une population faible, pauvre, mais industrieuse, de pêcheurs, de marins et de sauniers. Voici en quels termes Cassiodore, au nom de Théodoric le Grand, écrivait à ces ancêtres des doges pour leur ordonner de convoyer de l'huile et du vin des ports de l'Istrie à Ravenne; ce curieux spécimen des circulaires ministérielles du Ve siècle est le plus ancien titre de noblesse des fiers patriciens de Venise:
Note 454: (retour) Locus erat desertus cultoribusque vacuus et palustris... Constant. Porphyr., De admin. Imp., 28.--Additur littori ordo pulcherrimus insularum. Cassiod. Variar., XII, 22.--Incolebant repostas sedes marinæ tantum volucres quæ illuc apricatum ex alto se recipiebant, ac fortassis piscator aliquis sed rarus in his locis agebat. Sabellius. Hist. Venet., I, p. 14
AUX TRIBUNS DES HABITANTS DES LAGUNES.
«Nous aimons à nous représenter vos demeures qui touchent au midi Ravenne et les bouches du Pô, et qui jouissent à l'orient de l'agréable spectacle des rivages ioniens. La mer, par un mouvement alternatif, les entoure et les abandonne; tantôt elle couvre la plage, et tantôt elle la découvre. Vos maisons ressemblent à des nids d'alcyons, vos villages à des écueils faits de main d'homme, car c'est vous qui les créez, ou du moins vous en exhaussez le sol au moyen de terres apportées du continent, et que vous retenez par des claies d'osier, ne mettant que ce frêle rempart entre vous et l'effort des eaux455... Le poisson forme à peu près toute votre subsistance. En aucun lieu du monde, on ne voit la richesse et la pauvreté vivre sous une loi plus égale que parmi vous: même nourriture pour toutes les tables, même toit de chaume pour toutes les familles. Chez vous, le voisin ne jalouse pas les pénates du voisin, et, grâce à la commune nature de vos biens, vous échappez à l'envie, qui est un des grands fléaux d'ici-bas456. L'exploitation des salines fait votre travail principal; le cylindre du saunier remplace dans vos mains la charrue du laboureur et la faux du moissonneur, car le sel est votre culture et votre récolte... Or donc, radoubez sans perdre un instant ces navires que vous attachez aux boucles de vos murs comme des animaux domestiques, et lorsque le très-expérimenté Laurentius, que nous avons chargé de réunir en Istrie des provisions de vin et d'huile, vous avertira de partir, accourez tous à son appel457.»
Note 455: (retour) Hic vobis aliquantulum aquatilium avium more domus est... per æquora longe domicilia videntur sparsa, quæ natura non protulit, sed hominum cura fundavit; viminibus enim flexibilibus illigatis terrena illic soliditas adgregatur, et marino fluctui tam fragilis munitio non dubitatur opponi. Cassiod. Variar., XII, 22.
Note 456: (retour) Habitatoribus autem una copia est, ut solis piscibus expleantur. Paupertas ibi cum divitibus sub æqualitate convivit, unus cibus omnes reficit, habitatio similis universos concludit, nesciunt de penatibus invidere: et sub hac mensura degentes, evadunt vitium, cui mundum constat esse obnoxium... Cassiod. Variar., XII, 22.
Note 457: (retour) In salinis autem exercendis tota contentio est. Pro aratris, pro falcibus cylindros volvitis, inde vobis fructus omnis enascitur... Proinde naves, quas more animalium vestris parietibus illigatis, diligenti cura reficite: ut, quum vos vir experientissimus Laurentius, qui ad procurandas species directus est, commonere tentaverit, festinetis excurrere. Cass. ibid.
La Vénétie fut mise à feu et à sang, puis les Huns passèrent dans la Ligurie, qu'ils ne traitèrent pas plus doucement. L'histoire ne cite comme ayant été saccagées que deux villes de cette dernière province, Milan et Ticinum, à présent Pavie458; la tradition locale les cite presque toutes, et malheureusement elle a pour elle la vraisemblance. Ainsi on peut croire que Vérone, Mantoue, Brescia, Bergame, Crémone, n'échappèrent pas à la destruction ou du moins au ravage. Les villes situées au midi du Pô eurent beaucoup moins à souffrir, attendu que différents corps de l'armée romaine y battaient le pays, et qu'Attila contenait par prudence la masse de ses troupes au nord du fleuve. Son séjour à Milan fut signalé par une aventure que l'histoire n'a pas dédaigné de recueillir, et où perce l'esprit moqueur et fier du roi des Huns. Il avait remarqué, en parcourant la ville, une de ces peintures murales dont les Romains aimaient à décorer leurs portiques, et s'arrêta pour l'examiner. Le tableau représentait deux empereurs majestueusement assis sur des trônes dorés, le manteau de pourpre sur les épaules et le diadème au fronts; tandis que des Scythes (l'historien ne dit pas si c'étaient des Huns ou des Goths), prosternés à leurs pieds comme après une défaite, semblaient leur demander merci. Attila ordonna d'effacer sur-le-champ cette insolente peinture, et de le représenter lui-même sur un trône, ayant en face de lui les empereurs romains, le dos chargé de sacs et répandant à ses pieds des flots d'or459.
Note 459: (retour) Cum autem in pictura vidisset Romanorum quidem reges in aureis soliis sedentes, Scythas vero cæsos et ante pedes ipsorum jacentes; pictorem arcessitum jussit se pingere sedentem in solio; Romanorum vero reges ferentes saccos in humeris, et ante ipsius pedes aurum effundentes. Suid., Voc. Μεδιολ. et Κόρυκ.
Le temps s'écoulait cependant, on était au commencement de juillet, et les grandes chaleurs développèrent des maladies dans l'armée des Huns, affaiblie par tous les excès, et qui d'ailleurs, gorgée de dépouilles, ne souhaitait plus que de les voir en sûreté. Le climat, ce fidèle auxiliaire des Italiens contre les invasions du Nord, combattait libéralement pour eux et justifiait bien la prévoyance d'Aëtius. Les Huns se consumaient eux-mêmes; leurs excès avaient amené la famine en même temps que la peste, et déjà la Transpadane ne pouvait plus les nourrir460. Dans cette situation, Attila dut prendre un parti: passer le Pô, marcher sur Rome hardiment, forcer le passage des Apennins, et livrer à Aëtius la bataille que celui-ci semblait fuir, c'était le parti qui convenait le mieux à son orgueil, mais que son armée désapprouvait. Chefs et soldats désiraient tous que la campagne finît là cette année, sauf à recommencer l'année suivante, car elle leur avait été fructueuse; ils y avaient ramassé, sans fatigue, des richesses immenses, et leurs chariots étaient combles de butin. A cette considération très-puissante sur des troupes qui ne faisaient la guerre que pour piller, il s'en joignait une autre d'un ordre différent, mais presque aussi forte que la première. L'idée de voir Attila marcher sur Rome les remplissait d'une crainte superstitieuse. Quoique l'inviolabilité de la métropole du monde romain eût disparu depuis un demi-siècle devant l'attentat d'Alaric, et que sa puissance, si souvent abaissée, ne fût plus qu'un mot, ce mot remuait toujours les cœurs, et l'ombre de la ville des Césars restait debout, environnée de la majesté des tombeaux. Lever l'épée sur elle semblait un arrêt de mort contre le profanateur. Alaric lui-même en fournissait une preuve incontestable pour des esprits crédules, lui dont la mort avait suivi si promptement la fatale victoire. En même temps donc qu'Attila, excité par ses instincts superbes, rêvait pour Rome une humiliation qui eût dépassé toutes les autres, ses compagnons cherchaient à l'en dissuader461; «ils craignaient, dit Jornandès, qu'il n'éprouvât le sort du roi des Visigoths, qui avait à peine survécu au sac de Rome, et s'était vu presque aussitôt enlevé du monde462.» Le cœur du fils de Moundzoukh n'était pas inaccessible aux appréhensions superstitieuses; il venait en outre d'apprendre que l'armée envoyée par l'empereur Marcien se dirigeait sur la Pannonie dans l'intention de l'attaquer au débouché des Alpes et de lui couper la retraite463; pourtant, malgré sa prudence ordinaire, le désir de frapper un coup éclatant balançait en lui les anxiétés de la crainte et les calculs de la raison. Il donna ordre à ses troupes de se concentrer au-dessous de Mantoue, près du confluent du Pô et du Mincio, sur la grande voie qui conduisait à Rome par les Apennins: lui-même arriva au rendez-vous, encore incertain de ce qu'il déciderait.
Le projet d'Attila, confirmé par le mouvement de l'armée hunnique, répandit l'épouvante dans Rome, qui ne se savait pas elle-même si redoutable. L'empereur, le sénat et le peuple, qui fut consulté pour cette fois, s'accordèrent dans la pensée qu'il fallait s'humilier devant le conquérant barbare, et obtenir à tout prix qu'il ne marchât pas sur la ville: supplications, présents, offre d'un tribut pour l'avenir, on résolut de tout employer plutôt que de courir la chance d'un siége. Rome jadis refusa de traiter lorsque l'ennemi était à ses portes: aujourd'hui elle se hâtait de le faire avant que l'ennemi s'y présentât. «Dans tous les conseils du prince, du sénat et du peuple romain, dit avec une amère raillerie le chroniqueur Prosper d'Aquitaine, témoin des événements, rien ne parut plus salutaire que d'implorer la paix de ce roi féroce464.» Le silence de l'histoire justifie du moins Aëtius de toute participation à un acte aussi honteux. A la tête de son armée et méditant, selon toute apparence, le plan de défense des Apennins, le patrice s'occupait de sauver Rome: elle ne le consulta pas pour se livrer. Cependant, afin de couvrir autant que possible l'ignominie de la négociation par l'éminence du négociateur, on choisit pour chef de l'ambassade le successeur même de saint Pierre, le pape Léon, auquel furent adjoints deux sénateurs illustres dont l'un, nommé Gennadius Aviénus465, prétendait descendre de Valérius Corvinus, et, suivant l'expression de Sidoine Apollinaire, «était prince après le prince qui portait la pourpre466.»
Léon, que l'Église romaine a surnommé le Grand, et l'Église grecque le Sage467, occupait alors le siége apostolique avec un éclat de talent et une autorité de caractère qui imposaient même aux païens. Les gens lettrés le proclamaient, par un singulier abus de langage, le Cicéron de la chaire catholique, l'Homère de la théologie et l'Aristote de la foi468; les gens du monde appréciaient en lui ce parfait accord des qualités intellectuelles que son biographe appelle, avec un assez grand bonheur d'expression, «la santé de l'esprit469,» savoir: une intelligence ferme, simple et toujours droite, et une rare finesse de vue, unie au don de persuader. Ces qualités avaient fait de Léon un négociateur utile dans les choses du siècle, en même temps qu'un pasteur éminent dans l'Église. Il n'était encore que diacre, lorsqu'en 440 il plut à la régente Placidie de l'envoyer dans les Gaules pour apaiser, entre Aëtius et un des grands fonctionnaires de cette préfecture nommé Albinus, une querelle naissante, qui pouvait conduire à la guerre civile et embraser tout l'Occident470. Léon, arrivé avec la seule recommandation de sa personne, parvint à réconcilier deux rivaux qui passaient à bon droit pour peu traitables, et pendant ce temps-là le peuple et le clergé de Rome, à qui appartenait l'élection des papes, l'élevaient à la chaire pontificale, quoiqu'il ne fût pas encore prêtre471, tant ses vertus, dans l'estime publique, marchaient de pair avec ses talents. Depuis lors, il n'avait fait que grandir en expérience et en savoir par la pratique des affaires de l'Église, qui embrassaient un grand nombre d'intérêts séculiers. L'histoire nous le peint comme un vieillard d'une haute taille et d'une physionomie noble que sa longue chevelure blanche rendait encore plus vénérable472. C'était sur lui que l'empereur et le sénat comptaient principalement pour arrêter le terrible Attila. Il n'y avait pas jusqu'à son nom de Leo, lion, qui ne semblât d'un favorable augure pour cette négociation difficile, et le peuple lui appliquait comme une prophétie le verset suivant des proverbes de Salomon: «Le juste est un lion qui ne connaît ni l'hésitation ni la crainte473.»
Les ambassadeurs voyagèrent à grandes journées, afin de joindre Attila avant qu'il eût passé le Pô; ils le rencontrèrent un peu au-dessous de Mantoue, dans le lieu appelé Champ Ambulée, où se trouvait un des gués du Mincio474. Ce fut un moment grave dans l'existence de la ville de Rome que celui où deux de ses enfants les plus illustres, un représentant des vieilles races latines qui avaient conquis le monde par l'épée, et le chef des races nouvelles qui le conquéraient par la religion, venaient mettre aux pieds d'un roi barbare la rançon du Capitole. Ce fut un moment non moins grave dans la vie d'Attila. Les récits qui précèdent nous ont fait voir le roi des Huns dominé surtout par l'orgueil, et, si avare qu'il fût, plus altéré encore d'honneurs que d'argent. L'idée d'avoir à ses genoux Rome suppliante, attendant de sa bouche avec tremblement un arrêt de vie ou de mort, abaissant la toge des Valérius et la tiare des successeurs de Pierre devant celui qu'elle avait traité si longtemps comme un barbare misérable, employant en un mot pour le fléchir tout ce qu'elle possédait de grandeurs au ciel et sur la terre: cette idée le remplit d'une joie qu'il ne savait pas cacher. Se faire reconnaître vainqueur et maître, c'était à ses yeux autant que l'être en effet; d'ailleurs il humiliait Aëtius, dont il brisait l'épée d'un seul mot. Sa vanité et celle de son peuple se trouvaient satisfaites, et il pouvait repartir sans honte. Sous l'influence de ces pensées, il ordonna qu'on lui amenât les ambassadeurs romains, et il les reçut avec toute l'affabilité dont Attila était capable475.
Pour cette entrevue solennelle, les négociateurs avaient pris les insignes de leur plus haute dignité; l'histoire nous dit que Léon s'était revêtu de ses habits pontificaux476, et une révélation de la tombe nous a fait connaître en quoi ce vêtement consistait. Léon portait une mitre de soie brochée d'or, arrondie à la manière orientale, une chasuble de pourpre brune, avec un pallium orné d'une petite croix rouge sur l'épaule droite et d'une autre plus grande au côté gauche de la poitrine477. Sitôt qu'il parut, il devint l'objet de l'attention et des prévenances du roi des Huns. Ce fut lui qui exposa les propositions de l'empereur, du sénat et du peuple romain. En quels termes le fit-il? comment parvint-il à déguiser sous la dignité du langage ce qu'avait de honteux une demande de paix sans combat? comment conserva-t-il encore à sa ville quelque grandeur en la montrant à genoux? Par quelle inspiration merveilleuse sut-il contenir dans les bornes du respect ce barbare enflé d'orgueil, qui faisait payer si cher sa clémence par la moquerie et le dédain? S'il évoqua la puissance des saints apôtres pour protéger la cité gardienne de leurs tombeaux, s'il rappela le conquérant aux sentiments de sa propre fragilité par l'exemple de la fragilité des nations, nous ne pouvons que le supposer: l'histoire, qui nous voile si souvent ses secrets, a voulu nous dérober celui-là. Un chroniqueur contemporain, Prosper d'Aquitaine, qui fut secrétaire de Léon ou du moins son collaborateur dans plusieurs ouvrages, nous dit seulement «qu'il s'en remit à l'assistance de Dieu, qui ne fait jamais défaut aux efforts des justes, et que le succès couronna sa foi478.» Attila lui accorda ce qu'il était venu chercher, la paix moyennant un tribut annuel, et promit de quitter l'Italie. L'accord fut conclu le 6 juillet, jour de l'octave des apôtres saint Pierre et saint Paul479.
Note 477: (retour) «Erat indutus pontificalibus indumentis scilicet planeta sive casula, lata more antiquo, ex purpura coloris castanei... Super humero dextro crux parva rubri coloris quæ erat pallii pontificalis, et aliam crucem paulo longiorem ejusdem pallii supra pectus...» Telle est la description des vêtements pontificaux avec lesquels saint Léon fut enseveli et qu'on trouva dans sa tombe lors de la translation de ses reliques. On en peut voir tout le détail dans les Bollandistes, à la date du 11 avril. Nous devons à ce procès-verbal de translation d'avoir pu décrire le costume que portait saint Léon à l'audience d'Attila, puisque c'etaient là ses habits pontificaux, et que son biographe nous dit qu'il aborda le roi des Huns en costume pontifical, augustiore habitu.
Il ne paraît pas qu'Attila, dans le cours de ses explications avec le pape et les deux consulaires, ait rien dit de sa fiancée Honoria et de sa volonté de l'avoir pour femme, car Léon lui aurait facilement fait comprendre que, d'après les lois romaine et chrétienne, Honoria, épouse d'un autre, ne pouvait plus être à lui. Cependant, par bizarrerie ou par calcul, afin de se conserver toujours un prétexte de guerre, il déclara en partant qu'il voulait qu'Honoria lui fût envoyée avec ses trésors en Hunnie, faute de quoi il la viendrait chercher à la tête d'une autre armée au printemps suivant480. Tel fut le souvenir dérisoire adressé par le roi des Huns à la sœur de l'empereur, à la petite-fille du grand Théodose: dernier témoignage de son mépris pour cette coupable folle, dans laquelle il ne vit jamais qu'un vil instrument aussi indigne de ses désirs que de son respect.
Pour retourner chez lui, il ne prit pas, comme en venant, la route des Alpes Juliennes, de peur de rencontrer, au débouché des montagnes, l'armée que Marcien venait d'envoyer en Pannonie481: remontant le cours de l'Adige, il suivit celle des Alpes Noriques, et ses soldats, malgré la conclusion de la paix, pillèrent la ville d'Augusta, Augsbourg, qui se trouvait sur leur chemin. Au passage de la rivière du Lech, qui coule près de cette ville et se perd dans le Danube, un incident singulier jeta parmi les Huns une sorte d'inquiétude superstitieuse. A l'instant où le cheval du roi entrait dans l'eau, une femme d'une figure étrange et d'un accoutrement misérable, telle qu'on pourrait se peindre les sorcières de la Pannonie ou les druidesses de la Gaule, se précipita au-devant de lui, et, le saisissant à la bride, s'écria par trois fois d'un ton de voix solennel: «Arrière, Attila!» comme pour signifier que quelque grand danger attendait le roi des Huns au but de son voyage482. Au reste, les soldats jugeaient assez diversement l'issue de la guerre qui venait de finir. Ils n'avaient pas vu sans quelque surprise un prêtre romain obtenir de leur roi ce que celui-ci avait obstinément refusé aux remontrances de ses capitaines, et, se rappelant qu'il avait empêché le pillage de Troyes l'année précédente à la prière de l'évêque Lupus, saint Loup, ils disaient dans leurs grossières plaisanteries qu'Attila, invincible vis-à-vis des hommes, se laissait dompter par les bêtes483.
L'armée romaine orientale occupait déjà la Mésie, toute prête à attaquer le pays des Huns; mais, lorsqu'elle apprit que la paix avait été définitivement conclue entre Attila et l'empire d'Occident, elle s'abstint de toute hostilité. Toutefois Attila fit prévenir Martien qu'il irait le trouver au printemps prochain, dans son palais de Constantinople, si le tribut convenu autrefois par Théodose II n'était pas immédiatement payé484. Martien, qui n'était pas homme à céder comme Valentinien, répondit aux menaces par des menaces contraires, aux levées de troupes par des préparatifs de défense. Quelques batailles livrées aux Alains du Caucase, qui s'étaient révoltés en son absence, terminèrent pour Attila cette année 452. Jornandès, par une singulière confusion que semble produire dans son esprit la similitude des noms, transforme la guerre dont je viens de parler contre les tribus alaniques de l'Asie en une seule campagne des Gaules, dirigée contre Sangiban et les Alains de la Loire, et même contre les Visigoths485. L'erreur est trop manifeste pour avoir ici besoin d'une réfutation. L'ensemble des documents historiques atteste qu'Attila passa tranquillement l'hiver sur les bords du Danube, faisant de grands apprêts pour l'année 453; mais, dans les desseins de la Providence, cette année ne lui appartenait déjà plus.
CHAPITRE HUITIÈME
Grands préparatifs de fête chez les Huns; Attila épouse Ildico.--Repas nuptial; Attila est trouvé mort dans son lit.--Douleur furieuse des Huns.--Bruits divers au sujet de la mort d'Attila.--Les chefs des Huns déclarent qu'il a été étouffé par le sang pendant son sommeil.--Funérailles d'Attila.--Chant funèbre des Huns.--Célébration d'une strava.--Cercueils et tombe d'Attila.--Signes prophétiques de sa fin.--La discorde se met entre ses fils.--Ils refusent de reconnaître pour roi Ellak, leur frère aîné.--Révolte d'Ardaric, roi des Gépides.--Guerre entre les capitaines d'Attila et ses fils.--L'empire d'Attila est brisé.--Les Gépides occupent la Hunnie et les Ostrogoths la Pannonie.--Les Ruges et les Scyres entrent au service de Rome.--Dissolution morale de l'empire d'Occident.--Orgueil d'Aëtius.--Il veut marier son fils Gaudentius à la fille de l'empereur--Perfidie de Valentinien III; il tue le patrice de sa propre main.--Rôle des capitaines d'Attila dans l'empire d'Occident.
453
Nous transporterons maintenant nos lecteurs dans la bourgade royale des Huns et dans ce palais de planches où nous les avons déjà introduits à la suite de Maximin et de Priscus, de Vigilas et d'Édécon. Une grande fête s'y préparait, et la salle des festins voyait circuler plus activement que jamais les échansons et les coupes. Les poëtes huns et les scaldes goths s'étaient remis à l'œuvre, la voix des jeunes filles marchant par bandes sous les voiles blancs faisait encore retentir l'air du chant des hymnes; mais cette fois c'étaient des hymnes d'amour, car Attila se mariait. La nouvelle femme qu'il ajoutait à son troupeau d'épouses n'était point la fille des Césars, sa fiancée Honoria, qu'il avait eu soin de laisser en Italie; celle-ci d'une grande jeunesse et d'une admirable beauté, dit l'histoire, se nommait Ildico486. Ce nom, que Jornandès emprunte aux récits de Priscus, présente, malgré l'altération que lui a fait subir l'orthographe des Grecs, une physionomie germanique incontestable, et la tradition du Nord nous le reproduit sous une forme plus pure dans celui de Hiltgund ou Hildegonde487. Qu'était-ce qu'Ildico? La tradition germaine en fait une fille de roi, tantôt d'un roi des Franks d'outre-Rhin, tantôt d'un roi des Burgondes; la tradition hongroise, qui l'appelle Mikoltsz, lui donne pour père un prince des Bactriens, et ce qui semble confirmer historiquement les indications de la poésie traditionnelle, c'est la solennité même de cette noce, célébrée avec tant de pompe, et si différente du mariage presque clandestin qu'Attila contractait en 449 avec la fille d'Eslam. La tradition germanique ajoute qu'Attila avait tué jadis, pour s'emparer de leurs trésors, les parents de cette jeune fille qu'il appelait maintenant dans son lit. Ces sortes de mariages, où la politique se mêlait à la licence des mœurs, n'étaient pas raes chez les Huns, non plus que chez les Mongols, leurs frères. A côté du cruel droit de la guerre qui mettait entre leurs mains la vie de leurs ennemis, existait la nécessité de se concilier les vaincus, et le vainqueur d'une tribu épousait fréquemment la veuve ou la fille du chef qu'il avait assassiné. C'était une des causes de la multiplication des mariages chez les conquérants asiatiques: Tchinghiz-Khan et ses successeurs comptèrent parmi leurs nombreuses épouses plusieurs de ces doubles victimes de la politique et de la guerre, et celles-ci se résignaient à leur sort assez volontiers; mais des mœurs si farouches, étrangères à la race germanique, chez laquelle les femmes jouissaient d'une grande autorité morale dérivant des vieilles croyances religieuses, ne devaient pas rencontrer de leur part la même docilité que de la part des femmes de l'Asie, presque réduites à l'esclavage. Quoi qu'il en soit, cette seconde donnée de la tradition ne doit pas être négligée: elle jette un trait lumineux sur les mystères de ces noces sanglantes.
La rare beauté d'Ildico était allée au cœur d'Attila, et pendant les fêtes du mariage, nous dit Jornandès, le roi des Huns se livra à une joie extrême488. La coupe de bois où versait l'échanson royal se remplit et se vida plus que de coutume, et lorsque, de la salle du festin, Attila passa dans la chambre nuptiale, sa tête, suivant l'expression du même historien, était chargée de vin et de sommeil489. Le lendemain matin, on ne le vit point paraître, et une grande partie du jour s'écoula sans qu'aucun bruit, aucun mouvement se fît dans sa chambre, dont les portes restaient fermées en dedans.
Les officiers du palais commencèrent à s'inquiéter: ils appellent, rien ne répond à leur voix; brisant alors les portes, ils aperçoivent Attila étendu sur sa couche, au milieu d'une mare de sang, et sa jeune épouse assise près du lit, la tête baissée et baignée de larmes sous son long voile490. Un cri terrible, poussé par tous ces hommes à la fois, fait aussitôt retentir le palais; saisis d'une douleur furieuse et comme frénétiques, les uns coupent leur chevelure en signe de deuil, les autres se creusent le visage avec la pointe de leurs poignards, car, dit l'écrivain que nous avons déjà cité, «ce n'étaient pas des larmes de femme, mais du sang d'homme, qu'il fallait pour pleurer une telle mort491». De l'enceinte du palais, la nouvelle se répandit avec la rapidité de l'éclair dans la bourgade royale, puis dans tout l'empire des Huns, et la nation entière, des bords du Danube aux monts Ourals, fut bientôt en proie à tous les transports d'un regret inexprimable.
Que s'était-il passé durant cette fatale nuit? Les bruits qui circulèrent là-dessus hors du palais furent divers et contradictoires; mais le soin même que mirent les chefs des Huns à prouver que la mort de leur roi avait été naturelle, accrédita une version plus sinistre. On prétendit qu'Ildico avait frappé d'un coup de couteau son mari endormi; quelques-uns ajoutaient qu'un écuyer du roi l'avait aidée dans la perpétration de son crime, et que l'attentat avait été commis à l'instigation d'Aëtius492. Les documents latins qui nous fournissent cette dernière indication donnent lieu de supposer un complot domestique du genre de celui qu'avait tramé quatre ans auparavant le premier ministre de Théodose, mais plus perfide et mieux ourdi. La tradition germanique attribue pour unique mobile à la jeune femme le sentiment de la vengeance et une profonde haine pour l'homme qui, après avoir tué et dépouillé sa famille, venait abuser de sa beauté. La version convenue parmi les Huns, version destinée sans doute à prévenir des accusations, des recherches dangereuses pour la paix, et peut-être une dissolution immédiate de l'empire, fut que le roi était mort d'apoplexie; que, sujet à des saignements de nez, il avait été surpris par une hémorragie, couché sur le dos, et que le sang, ne trouvant pas son passage habituel au dehors, s'était amassé dans sa gorge et l'avait étouffé493. Voici ce que les enfants d'Attila, les chefs et les grands de la cour répandirent en tout lieu par prudence, par politique, par orgueil, et ce qui devint le récit avoué et officiel de sa fin.
Note 492: (retour) Attilas... sanguinis fluxu ex naribus per noctem prorumpente... mortuus est--A pellice, ut vulgo credebatur, e medio sublatus; nam alii tradiderunt Attilæ spatharium ab Aëtio patricio corruptum dominum suum confodisse. Joan. Malal. Chronogr., II. P.--Attila, Aëtii hortatu, noctu... mulieris manu cultroque confoditur. Marcellin. Comit. Chron., ann. 453.--Attila sanguine ex naribus prorumpente extinctus est, noctuque cum pellice Hunna, quæ puella de nece suspecta fuit, dormiens... Chron., Pasch.--Voir ci-dessous le chapitre des traditions germaniques qui admettent l'hypothèse du meurtre d'Attila par les mains de sa femme.
Note 493: (retour) Resupinus jacebat, redundansque sanguis, qui ei solite de naribus effluebat, dum consuetis meatibus impeditur, itinere ferali faucibus illapsus, eum extinxit... Jorn., R. Get., 49.--Attila in sedibus suis moritur, fluxu sanguinis e naribus subito erumpente. Cassiod., Fast., ad ann. 453... Cf. Paul. Diac., Hist. Long.
Les funérailles de ce potentat du monde barbare furent célébrées avec une pompe sauvage digne de sa vie. Une tente de soie dressée dans une grande plaine, aux portes de la bourgade royale, reçut son cadavre, qui fut déposé sur un lit magnifique494, et des cavaliers d'élite, choisis avec soin dans toute la nation, formèrent alentour des courses et des jeux comparables aux combats simulés des cirques romains. En même temps les poëtes et les guerriers entonnèrent dans la langue des Huns un chant funèbre que la tradition gothique conservait encore au temps de Jornandès, et que nous reproduirons tel que cet historien nous l'a laissé. «Le plus grand roi des Huns, y était-il dit, Attila, fils de Moundzoukh, souverain des plus vaillants peuples, posséda seul, par l'effet d'une puissance inouïe avant lui, les royaumes de Scythie et de Germanie. Il épouvanta par la prise de nombreuses cités l'un et l'autre empire de la ville de Rome: comme on redoutait qu'il n'ajoutât le reste à sa proie, il se laissa apaiser par les prières et reçut un tribut annuel. Et après avoir fait toutes ces choses, par une singulière faveur de la fortune, il est mort, non sous les coups de l'ennemi ni par la trahison des siens, mais dans la joie des fêtes, au sein de sa nation intacte, sans éprouver la moindre douleur. Qui donc racontera cette mort, pour laquelle nul n'a de vengeance à demander495?» L'armée, rangée en cercle autour de la tente, répétait ce chœur avec des hurlements lamentables. Aux marques de douleur succéda ce que les Huns appelaient une strava496, c'est-à-dire un repas funèbre où l'on but et mangea avec excès, car c'était la coutume de ce peuple de mêler la débauche à la tristesse des funérailles. On s'occupa ensuite d'ensevelir le roi. Son cadavre fut enfermé successivement dans trois cercueils: le premier d'or, le second d'argent, et le troisième de fer, pour signifier que ce puissant monarque avait tout possédé: le fer, par lequel il domptait les autres nations; l'or et l'argent, par lesquels il avait enrichi la sienne. On choisit l'obscurité de la nuit pour le confier à la terre, et l'on plaça à ses côtés des armes prises sur un ennemi mort, des carquois couverts de pierreries et des meubles précieux dignes d'un pareil roi; puis, afin de dérober tant de trésors à l'avidité ou à la curiosité humaine, les Huns égorgèrent les ouvriers qu'ils avaient employés à creuser la fosse ou à la combler497. Les signes prophétiques et les prodiges ne firent pas défaut à un si grand événement. On raconta que, la nuit même de la mort d'Attila, l'empereur Marcien avait vu en rêve un arc brisé: cet arc, c'était la puissance des Huns498. En effet, la puissance hunnique fut brisée avec la vie du conquérant qui, après avoir fondé un empire au moins égal en étendue à celui d'Alexandre, laissa une succession aussi contestée que celle du Macédonien.
Note 495: (retour) Præcipuus Hunnorum rex Attila, patre genitus Mundzucco, fortissimarum gentium dominus, qui inaudita ante se potentia solus Scythica et Germanica regna possedit, nec non utraque Romanæ urbis imperia captis civitatibus terruit, et ne præda reliqua subderet, placatus precibus, annuum vectigal accepit... Quumque hæc omnia proventu felicitatis egerit, non vulnere hostium, non fraude suorum, sed gente incolumi inter gaudia lætus, sine sensu doloris occubuit. Quis ergo hunc dicat exitum, quem nullus existimat vindicandum? Jorn., R. Get., 49.
J'ai dit, en répétant le mot de Jornandès, que les fils d'Attila, nés, en divers lieux, de mères différentes, et à peu près étrangers les uns aux autres, formaient presque un peuple; la tradition en compte plus de soixante, et l'histoire en nomme six arrivés à l'âge d'homme: Ellak, Denghizikh, Emnedzar, Uzindour, Gheism et Hernakh, le plus jeune de tous et l'enfant de prédilection. Ellak, l'aîné de ceux qu'il avait eus de son épouse favorite Kerka, était seul capable de maintenir dans son intégrité le vaste empire des Huns. Attila le pensait, et sa volonté bien connue désignait Ellak comme son successeur et le chef futur de sa famille; mais les autres fils n'y consentirent point499. Leur père était à peine au cercueil, que leur discorde éclata avec violence: Ellak dut se résigner à faire entre eux tous un partage égal de l'empire500. Chez les peuples sédentaires, les partages de conquêtes, si orageux qu'ils soient toujours, offrent pourtant de bien moindres difficultés que chez les peuples nomades. Chez les premiers, la terre fournit des limites certaines: un fleuve, une montagne tracent la frontière naturelle de deux provinces; chez les seconds, la terre est l'élément incertain; la province, c'est la horde avec ses guerriers, ses femmes, ses troupeaux et ses habitations mobiles: le gouvernement des hommes s'y règle par tête comme un lot de bétail. Ce procédé, conforme aux mœurs de l'Asie septentrionale, n'avait rien de blessant pour les vassaux asiatiques ou demi-asiatiques des Huns; mais il révolta l'orgueil des Germains, qui consentaient à être sous les rois huns des sujets et non pas des choses. Alors arriva la seconde phase de dissolution qui menaçait l'empire d'Attila.
Ce fut le roi des Gépides, Ardaric, ce sage et fidèle conseiller du conquérant, qui donna le signal de l'insurrection contre ses fils. «Indigné de voir traiter tant de braves nations comme des bandes d'esclaves501, dit Jornandès, il fit appel aux enfants de la Germanie pour reconquérir la liberté502»: les Ostrogoths y répondirent et probablement aussi les Hérules et les Suèves; le reste, avec les tribus sarmates et les Alains, se rangea du côté des Huns. Comme si la rive gauche du Danube n'eût pu leur offrir un champ de bataille suffisant, ils passèrent en Pannonie. Ce fut pour les Romains un spectacle terrible et consolant que de voir tous ces peuples animés à leur perte: Huns blancs et Huns noirs, Goths, Alains, Gépides, Hérules, Ruges, Scyres, Turcilinges, Sarmates, Suèves, Quades, Marcomans, se heurter, s'étreindre, se détruire les uns les autres avec une rage féroce. Une bataille décisive donna la victoire aux Gépides: trente mille Huns et vassaux fidèles aux Huns jonchèrent la terre; Ellak perdit la vie après avoir fait des prodiges de courage503. Tous ces peuples alors se dispersèrent.
La Germanie fit alors un pas en avant. Ardaric amenant ses Gépides sur les bords de la Theiss et du Danube, s'établit au centre des États d'Attila et dans le lieu même où il résidait. Les Ostrogoths occupèrent la Pannonie, les Ruges, les Scyres, les Turcilinges, pénétrèrent jusqu'au versant méridional des Alpes, et furent admis par troupes nombreuses en Italie. Ils y reçurent des armes et des drapeaux, et on les qualifia d'armée romaine; ce fut même bientôt la seule force organisée de l'empire d'Occident. Ainsi la Romanie disparaissait pied à pied sous des conquêtes partielles et successives qui l'envahissaient par une marche sûre et irrésistible, comme la marée montante envahit la plage.
La mort d'Attila, en même temps qu'elle jetait dans l'empire d'Occident une foule de peuples déplacés et sans patrie, devint pour lui comme le signal d'une dissolution intérieure. J'ai dit plus haut que l'Occident, ébranlé, disloqué, ne se maintenait plus que par le génie d'Aëtius; Aëtius lui-même tirait sa force et sa nécessité d'Attila, suspendu vingt ans comme un épouvantail sur le monde romain. Quand cette menace cessa, l'empire et l'empereur respirèrent, et Valentinien n'eut plus qu'un désir, celui d'être délivré aussi d'Aëtius. D'ailleurs la dernière campagne avait bien diminué l'importance du patrice: Rome savait maintenant par expérience qu'elle n'avait pas besoin de l'épée pour se sauver; et que la bassesse suffisait.
Les ennemis d'Aëtius se remirent donc à l'œuvre avec plus d'ensemble que jamais: on tourna contre lui les cruelles nécessités de la guerre qui venait de finir, la ruine d'Aquilée et l'abandon de la Transpadane: on lui imputa à crime l'inaction forcée dans laquelle il s'était trouvé; on nia ses talents, on répéta de toutes parts ce que nous lisons dans Prosper d'Aquitaine, savoir, que le patrice n'avait plus montré en Italie l'habileté militaire dont il avait fait preuve en Gaule504. Ainsi le refroidissement public conspirait contre ce grand homme, le dernier des Romains, avec les sourdes machinations des eunuques du palais505 et la haine mal cachée de Valentinien; lui, toujours aveugle et confiant, ne voyait rien ou ne voulait rien voir. Valentinien lui avait promis autrefois de lier leurs deux familles par le mariage d'Eudoxie et de Gaudentius: quand le patrice vint réclamer l'exécution de cet engagement, l'empereur se moqua de lui, et le promena de délai en délai. Aëtius se plaignit avec hauteur. Un jour qu'on avait écarté à dessein ses plus fidèles amis, on le fit tomber dans un guet-apens infâme, et Valentinien se donna le plaisir de le frapper lui-même de son épée506. Ce crime eut lieu en 454; en 455, Valentinien périt à son tour, victime de sa perfidie et de ses débauches; trois mois après, Genséric mettait Rome au pillage.
Note 506: (retour) Unde Aëtius dum promissa instantius repetit, et causam filii commotius agit, imperatoris manu et circumstantium gladiis crudeliter interfectus est... Prosp. Aquit., Chron., ann. 454.--Aëtius dux et Patricius fraudulenter singularis accitus intra Palatium manu ipsius Imperatoris Valentiniani occiditur... Idat., Chron., eod. ann.
On peut dire que, depuis la mort d'Aëtius, il n'y eut plus d'empereurs d'Occident; les Césars éphémères qui endossèrent encore la pourpre ne furent que des lieutenants de patrices barbares, qui les élevaient, les déposaient, les tuaient suivant leur caprice. Les Barbares étaient partout en Occident, individuellement ou en masse; ils avaient le gouvernement, il leur fallut bientôt la terre.
La cour d'Attila avait été une pépinière d'aventuriers mêlés à ses entreprises de politique ou de guerre: gens actifs, énergiques, avides d'argent et de jouissances, ils prirent presque tous parti dans les troubles de la seconde moitié du Ve siècle, apportant en Italie, soit comme ennemis, soit comme amis des Romains, les facultés et les appétits qu'ils avaient puisés près de l'empereur de la Barbarie. Ainsi nous voyons ce même Oreste qui a figuré dans nos récits, devenir maître des milices de l'empereur Népos, puis le déposer et proclamer auguste son propre fils encore dans l'enfance, Romulus, qu'on appela le petit Auguste, Augustute. Les Ruges, les Scyres, les Turcilinges, somment alors ce secrétaire d'Attila de leur partager l'Italie, et, sur son refus, Odoacre s'en charge. Le tiers du territoire italien est distribué aux anciens soldats d'Attila; la dignité d'empereur est supprimée comme une fiction inutile, et Odoacre prend le titre de roi d'Italie. L'histoire nous montre ensuite derrière lui, son meurtrier et son successeur, le grand Théodoric, fils du roi ostrogoth Théodémir, un des capitaines du roi des Huns: le nom d'Attila plane sur toute cette transformation de l'Italie.
Dans l'Europe orientale, son esprit anime encore les tronçons de l'empire des Huns; plusieurs de ses fils se montrent vaillants hommes, et sa gloire ouvre aux derniers bans des nations hunniques un chemin facile vers le Danube. Elles s'y succèdent pendant trois siècles presque d'année en année, sous les noms d'Outigours, Koutrigours, Avars, Bulgares, Khazars, jusqu'à ce qu'enfin les Hunnugars Ongres ou Ougres, les Hongrois de nos jours, fondent, vers la fin du IXe siècle, dans l'ancienne Hunnie, un noble et puissant état qui, à travers beaucoup de vicissitudes, a pris place dans la société européenne.
Tel est l'Attila de l'histoire. J'ose me flatter d'avoir épuisé ici, pour en esquisser le portrait, tous les documents réellement historiques qui concernent ce Barbare, le plus grand de ceux qui apparurent au déclin de l'empire romain; mais, par cela même qu'il fut grand et qu'il laissa une trace profonde dans les événements de son siècle, ce Barbare a occupé longtemps après lui l'imagination des peuples. Barbares et Romains se sont complus à le poétiser sous des aspects différents, et le roi des Huns s'est trouvé dans le moyen âge l'objet d'autant de traditions et de contes qu'Alexandre et César, le héros d'autant de poëmes que Charlemagne. Il est curieux de comparer ces traditions entre elles, soit qu'elles viennent des pays romains, soit qu'elles appartiennent aux nations germaniques, soit qu'elles découlent des souvenirs domestiques de la race magyare; c'est un travail que j'ai essayé de faire et que je joindrai à cette histoire dont il est le complément obligé.
DEUXIÈME PARTIE
HISTOIRE
DES FILS ET DES SUCCESSEURS
D'ATTILA
CHAPITRE PREMIER
Fils d'Attila: Leur discorde ruine l'empire des Huns.--Les vassaux germains se révoltent.--Bataille du Nétad.--Les Gépides occupent la Hunnie.--Description du cours du Danube.--Anciennes populations de la Pannonie et de la Mésie.--Valakes ou Roumans.--État florissant de la Pannonie et de la Mésie sous l'empire romain.--Empereurs et généraux nés dans ces provinces.--État militaire de la zone du Danube.--Dispersion des Germains après la victoire du Nétad.--Les Huns se fortifient dans l'Hunnivar.--Ils essaient de remettre les Ostrogoths sous le joug et sont vaincus.--Caractère des fils d'Attila: Deughizikh, Hernakh, Emnedzar, Uzindour, Gheism.--Nouvelle attaque des Huns contre les Ostrogoths.--Scission des fils d'Attila; Denghizikh reste dans l'Hunnivar.--Établissement d'Ernakh et du roi alain Candax dans la petite Scythie; d'Emnedzar et d'Uzindour dans la Dacie riveraine.--Sarmates, Cémandres et Satagares en Mésie et en Pannonie.--Politique de l'empire d'Orient à l'égard des fils d'Attila.
453--462
La terrible volonté qui, du vivant d'Attila, n'avait jamais connu d'obstacle, et qui pendant un quart de siècle avait fait la loi du monde, ne fut pas obéie un seul jour dès que le conquérant eut fermé les yeux. La révolte commença par sa famille. Dans un esprit de sage prévoyance, et afin de préserver l'unité d'un empire qu'il avait fondé au prix de tant de fatigues et de crimes, Attila avait ordonné que son fils Ellak lui succéderait seul avec la plénitude de sa puissance; mais il avait compté sans ce peuple507 de fils qu'il laissait après lui: peuple médiocre, ambitieux et jaloux. Refusant de reconnaître la suprématie de leur frère aîné, ils exigèrent le partage de l'empire entre eux tous, à parts égales. Il fallut tout diviser, tout morceler, territoire, populations, troupeaux. On fit des lots de nations, et «d'illustres rois, dit l'historien goth Jornandès avec l'accent de l'indignation, des rois pleins de bravoure et de gloire furent tirés au sort avec leurs sujets508.» Les Asiatiques, pour qui de pareils procédés n'étaient pas nouveaux, les subirent sans se plaindre; mais la colère monta au cœur des fiers Germains. Ils ne purent supporter l'idée d'être traités comme un vil bétail, et le roi des Gépides, Ardaric, courut le premier aux armes509. Ardaric avait été pendant longtemps le conseiller le plus intime et le vassal le plus honoré d'Attila. Valémir, qui avait tenu la seconde place dans la confiance du maître, et qui partageait avec ses deux frères, Théodémir et Vidémir, le gouvernement des Ostrogoths, suivit l'exemple d'Ardaric. La plupart des vassaux germains se rangèrent autour des deux plus grands de leurs rois, et l'armée d'Attila se trouva scindée en un double camp: les Germains d'un côté, de l'autre les Huns, les Alains, les Sarmates et quelques peuplades germaines restées fidèles à la mémoire du conquérant.
Les deux partis, après s'être observés quelque temps et recrutés chez les nations voisines, se préparèrent à une lutte suprême dont le résultat devait être la servitude éternelle ou l'affranchissement de la Germanie. Ils choisirent pour se mesurer la grande plaine de Pannonie, située au midi du Danube et à l'ouest de la Drave, et dans cette plaine le terrain que traversait une petite rivière appelée alors Nétad, et dont le nom actuel est inconnu510. Il fallait un interprète barbare tel que le Goth Jornandès pour sentir lui-même et faire passer dans les pages d'un livre les passions de ces ravageurs du monde devenus ennemis, et rendre la grandeur de cette lutte à mort qui venait s'étaler aux yeux des Romains, et, sur le territoire romain, comme un combat de gladiateurs. «Qu'on se figure, dit-il, un corps dont la tête a été tranchée, et dont les membres, n'obéissant plus à une direction commune, se livrent ensemble une folle guerre: ainsi vit-on s'entredéchirer de valeureuses nations qui ne rencontrèrent jamais leurs égales que lorsqu'elles se tournèrent les unes contre les autres511.» Puis, animé d'un enthousiasme presque aussi sauvage que le tableau qu'il va nous peindre, il s'écrie: «Certes ce fut un admirable spectacle de voir le Goth furieux combattant l'épée au poing, le Gépide brisant dans ses blessures les traits qui l'ont percé, le Suève luttant à pied, le Hun décochant ses flèches, l'Alain rangeant en bataille ses masses pesamment armées, l'Hérule lançant sa légère infanterie...512» Il y eut plusieurs combats, tous plus acharnés les uns que les autres, et la fortune semblait favoriser les Huns, quand, changeant de front tout à coup, elle se déclara pour les Gépides. Les Asiatiques laissèrent sur la place quarante mille morts, au nombre desquels fut Ellak, qui ne tomba qu'après avoir jonché la terre de cadavres ennemis. «Ellak périt si virilement, dit encore Jornandès dans son style âpre, mais énergique, qu'Attila vivant aurait envié une fin si glorieuse513.» Ses frères alors, prenant la fuite, repassèrent le Danube, et, serrés de près par les Gépides, gagnèrent les bouches du fleuve et les plaines pontiques, où ils se retranchèrent. Ainsi fut brisé l'empire des Huns, auquel on put croire un instant que l'univers obéirait. Ardaric, s'emparant des plaines de la Theïsse, alla planter sa tente au cœur de la Hunnie, dans la résidence d'Attila514. Le roi des Gépides avait en effet plus de titres que les autres aux dépouilles opimes de ses anciens maîtres: il avait commencé la guerre et décidé la victoire.
Note 511: (retour) Dividuntur regna cum populis, fiuntque ex uno corpore membra diversa, nec quæ unius passioni compaterentur, sed quæ exciso capite invicem insanirent.... Quæ nunquam contra se pares invenerant, nisi ipsæ mutuis se vulneribus sauciantes, seipsas discerperent fortissimæ nationes... Jorn R. Get., 50.
Le Danube, dans son cours de près de cinq cents lieues, se partage en plusieurs bassins formés par les étranglements de son lit, à travers lequel les Alpes Noriques et Juliennes, les monts Sudètes, les Carpathes et l'Hémus projettent successivement leurs rameaux. Ces bassins, différents de niveau, sont comme autant de gradins par lesquels les eaux de la vallée descendent pour se verser dans la Mer Noire. Chacun d'eux, empreint d'une physionomie propre, à sa ceinture de montagnes, ses limites tracées par des rivières rapides ou profondes, souvent même sa population particulière, en un mot ce qui constitue une contrée distincte. C'est dans la région des deux derniers bassins que vont se dérouler les événements principaux de cette histoire.
Au sortir des gorges de Gran, produites par le rapprochement des Carpathes occidentales et des Alpes Styriennes, le fleuve, parvenu à la moitié de son cours, semble s'arrêter, revenir sur lui-même, et laisser reposer ses eaux, avant de les précipiter en cataracte dans le dernier de ses défilés. Il coule alors entre deux plaines que l'on signale parmi les plus étendues de l'Europe: à droite, celle de Pannonie, allongée de l'est à l'ouest et bornée par les Alpes Noriques et Juliennes et par un rameau des Alpes Dinariques; à gauche, celle de Dacie, que la chaîne demi-circulaire des Carpathes enveloppe jusqu'à ses bords. La Pannonie, maîtresse de la Drave et de la Save, menace l'Italie et la Grèce septentrionale, tandis que la Dacie, flanquée de deux grands massifs de montagnes, qui se dressent comme deux citadelles à ses extrémités, domine au nord et à l'est les vastes espaces qu'occupait alors et qu'occupe encore aujourd'hui la race slave, dont ils semblent être le patrimoine. Quand le fleuve a franchi ses cataractes, où il quittait chez les Grecs le nom de Danube pour prendre celui d'Ister, il se répand à gauche dans des plaines basses et marécageuses. A quelques milles seulement du Pont-Euxin, il se détourne brusquement dans la direction du sud au nord, puis il reprend vers son embouchure son cours primitif d'occident en orient, laissant une étroite presqu'île entre son lit et la mer. La chaîne de l'Hémus, qui ferme la vallée au midi, est coupée par sept passages dont la plupart communiquent au Danube par de petites vallées perpendiculaires, et le plus occidental par le cours large et développé de l'Isker. A partir des sommets de l'Hémus, le pays descend graduellement jusqu'au grand fleuve qui en baigne les dernières terrasses. Par-delà ce fleuve et le long de la Mer Noire s'étendent tantôt des plaines fertiles et tantôt des steppes qui se succèdent par intervalles pour ne s'arrêter qu'au pied des chaînes de l'Oural et du Caucase.
Ce pays fut peuplé primitivement par des nations de race illyrienne ou thrace auxquelles vinrent se superposer des essaims nombreux émigrés de la Gaule. Les nations gauloises habitèrent à l'ouest les deux rives du Danube et les versants des Alpes Noriques et Pannoniennes515. Les dénominations de Bohême et de Bavière516 conservent encore aujourd'hui la trace d'une ancienne occupation de ces deux contrées par des Celtes-Boïens; et les Carnes, qui donnèrent leur nom au groupe des Alpes Carniques, les Taurisques et les Scordisques, établis plus à l'est autour du mont Scordus, se rendirent fameux dans l'histoire grecque et romaine par cet esprit d'aventures qui distingua toujours la race celtique. Ce furent ces Gaulois danubiens qui, réunis aux Tectosages de Toulouse, pillèrent le temple de Delphes, conquirent l'Asie-Mineure, et fondèrent en Phrygie le royaume fameux des Gallo-Grecs517; ce furent eux aussi qui répondirent un jour à Alexandre qu'ils ne craignaient rien que la chute du ciel518. Les Pannoniens, les Dardaniens et les Mésiens, nations plus sauvages encore que les Gaulois, peuplaient seuls la partie orientale entre le Danube et l'Hémus. Le progrès des Germains à l'ouest et les conquêtes de Rome au midi resserrèrent peu à peu les domaines de ces races, qui finirent par disparaître dans l'unité romaine.
Vers la fin du premier siècle de notre ère, un empire barbare fondé dans la grande plaine des Carpathes, l'empire des Daces, voulut disputer à celui des Romains la possession du Danube; il tomba sous les armes de Trajan, et la Dacie fut réduite en province519. On vit alors accourir de tous les coins du monde romain, de l'Italie surtout, un peuple de colons industrieux et entreprenants qui, l'épée d'une main et la pioche de l'autre, défrichèrent et soumirent, outre la Dacie, les immenses plaines situées entre les Carpathes et la Mer Noire, et servirent d'avant-poste contre les incursions des nations asiatiques et plus tard contre celles des Goths. Quand les nécessités de la défense obligèrent l'empereur Aurélien de ramener la frontière romaine au Danube, il ouvrit aux colons daco-romains un asile sur la rive droite du fleuve dans une subdivision provinciale séparée de la Mésie, et à laquelle, par un sentiment de regret, il attacha le nom de Dacie520; mais un grand nombre de ces colons transdanubiens refusèrent d'abandonner leur pays. Ils résistèrent comme ils purent aux nations gothiques qui, des rives du Dniester, s'avançaient vers le Danube. Quand les Goths furent maîtres des Carpathes, les colons romains se résignèrent à vivre sous une domination qui ménageait en eux les arts qu'elle ignorait et le travail des champs qu'elle dédaignait. Plus tard ils passèrent avec la Dacie des mains des Goths dans celles des Huns, vainqueurs des Goths, et furent sujets d'Attila. Après Attila, d'autres dominations barbares les possédèrent, et épargnèrent toujours en eux une population industrieuse dont le travail leur profitait. C'est ainsi qu'ils ont traversé dix-sept cents ans, laissant le temps emporter leurs maîtres, et perpétuant au milieu de barbares de toutes races les restes d'une vieille civilisation, une langue fille de la langue latine et une physionomie souvent noble et belle qui rappelle le type des races italiques. Les Slaves leurs voisins les ont désignés sous le nom de Vlakhes ou Vlokhes, Valakes, mot dans lequel on croit reconnaître celui de Velche appliqué par les Germains521 à l'ensemble des populations romaines; mais eux ne reconnaissent et n'ont jamais reconnu d'autre appellation nationale que celle de Roumuns ou Roumans, c'est-à-dire Romains.
Note 521: (retour) Welsch, Welsh, Wallici, Gallici; ce nom n'est pas autre que celui des Gaulois, nos pères, dont les innombrables essaims ont peuplé une si grande partie de l'Occident. Les Gallo-Romains étaient d'ailleurs aux IVe et Ve siècles les derniers représentants de l'ancienne puissance romaine.
La Pannonie et la Mésie romaines, provinces toutes militaires, furent à l'orient de l'Europe ce que la Gaule était à l'occident, le boulevard de l'empire. Elles couvraient une des entrées de l'Italie et la Grèce tout entière sur ses deux lignes de défense, le Danube et la chaîne de l'Hémus, et leur importance ne fit que s'accroître lorsque Rome se fut donné une sœur sur le Bosphore, et qu'elles eurent deux empereurs à protéger. Malgré les relations fréquentes avec la Grèce et le voisinage de Constantinople, leur civilisation, éclose au foyer des camps, garda toujours quelque chose de la rudesse, mais aussi de l'honnêteté des mœurs militaires. Elles furent au IIIe et IVe siècles la pépinière des légions, et par les légions celle des Césars. Il est peu de grands empereurs de cette époque qui n'aient été Illyriens. Claude le Gothique naquit au pied de l'Hémus, Probus à Sirmium, Aurélien dans les campagnes qui avoisinaient cette ville; Dioclétien était Dalmate, et son collègue Maximien Hercule, Pannonien. Galérius avait porté le bâton des pâtres dans les montagnes de la Mésie avant de tenir l'épée de Jules-César. Naïsse, aujourd'hui Nissa, se glorifiait d'avoir vu naître Constantin, et Valentinien Ier, ce fier Romain qui étouffa de colère en entendant les ambassadeurs des Quades parler insolemment de l'empire522, avait eu pour berceau la ville de Sabaria, sur la Save. Au temps où se passent les événements de cette histoire, la Pannonie n'était pas tellement épuisée, qu'elle ne fournît encore des hommes d'élite, soit empereurs, soit généraux; elle venait de donner au trône impérial Marcien et son successeur Léon, et devait lui donner bientôt Justinien. Aëtius, le vainqueur d'Attila, était originaire de Durostorum523, la ville actuelle de Silistrie, tandis qu'Alaric, le vainqueur de Rome, avait vu le jour à l'embouchure du Danube, parmi les Goths de l'île de Peucé; les fils d'Attila et peut-être Attila lui-même prirent naissance sur la rive gauche du fleuve. Les grands ennemis et les grands défenseurs de Rome sortaient donc alors de ce pays, où le Romain et le barbare se coudoyaient et labouraient souvent le même sillon. C'était toujours la terre des batailles, celle où la mythologie antique avait placé le berceau du dieu Mars.
De grandes cités, dignes de l'importance de ces provinces, bordaient le Danube et s'échelonnaient entre le fleuve et les chaînes de montagnes qui ferment la vallée au midi. Presque toutes étaient fortifiées, et des camps retranchés, des châteaux, de simples tours, des remparts ou fossés garnis de palissades, distribués selon le besoin des lieux, se reliaient à chacune d'elles comme à un centre d'opérations. Parmi ces ouvrages, beaucoup portaient le nom de Trajan, non moins populaire dans la vallée du Danube que celui de Jules-César dans les Gaules. Ingénieurs aussi habiles que grands généraux, les Romains savaient si bien choisir l'assiette de leurs places, que, malgré la révolution introduite dans l'art de la guerre par les découvertes modernes, ici le système général de défense a dû rester le même. Sirmium, la principale forteresse et la capitale de la Pannonie, a disparu, il est vrai, du lit de la Save qui en baignait le pourtour; mais Belgrade s'élève sur le même terrain que Singidon, station des flottes romaines du moyen Danube, et Semlin remplace Taurunum à l'opposite de Singidon. Sémendrie, au confluent de la Morava, succède à la ville de Margus, le grand marché de ces contrées au temps des Romains, et l'ancienne Bononia, de création gauloise comme son nom l'indique, est représentée aujourd'hui par Widdin.
C'était principalement sur le Bas Danube, exposé aux attaques des Asiatiques, que les Romains avaient accumulé leurs moyens de protection. L'Hémus, qui court parallèlement au Danube, étant coupé, comme je l'ai dit, par sept défilés qui servaient de passages entre la Mésie et le nord de la Grèce, les Romains construisirent sur la rive gauche du fleuve, depuis Bononia jusqu'à Durostorum, sept grandes places correspondantes aux sept défilés, de telle sorte que chaque passage de l'Hémus fût pour ainsi dire fermé au nord par une forteresse sur le Danube. Transmarica524, Sexaginta-Prista525, Noves526, Nicopolis, Ratiaria, qui renfermait une division de la flotte danubienne et une fabrique d'armes, et d'autres villes encore durent leur origine aux combinaisons de ce système de défense. La presqu'île comprise entre le Danube et la Mer Noire, appelée province de Petite-Scythie527, était garnie à son pourtour de forteresses nombreuses, et coupée au midi par un rempart qui subsiste encore et porte le nom de Trajan. Telles avaient été les provinces danubiennes avant l'irruption des Goths en 375, et celle des Huns, qui se prolongea presque sans interruption pendant tout le règne d'Attila. Attila fut le grand destructeur de ces contrées, où son nom, tristement populaire, fut longtemps attaché à toutes les ruines, comme celui de Trajan à toutes les fondations. Justinien mit sa gloire à réparer les désastres d'un pays qui était le sien, mais au moment où commencent nos récits, les villes de l'intérieur n'étaient pour la plupart que des monceaux de décombres, et les places du Danube, presque toutes démantelées, n'opposaient qu'une barrière impuissante au passage des barbares.
Après la sanglante bataille du Nétad, les vainqueurs se trouvèrent presque aussi embarrassés que les vaincus: ils ne surent plus que devenir. Les femmes, les enfants, les vieillards, les troupeaux avaient suivi les guerriers germains en Pannonie; c'étaient des nations entières qui attendaient dans leurs enceintes de chariots le dernier mot de la fortune. Elles n'avaient plus de patrie: iraient-elles à grand surcroît de fatigues et de dangers, reprendre les terres qu'elles avaient quittées et que d'autres peut-être occupaient maintenant? Il leur parut plus sage de rester où elles étaient. Les Gépides avaient jeté leur dévolu sur la grande plaine des Carpathes, l'ancienne Dacie de Trajan et la Hunnie d'Attila, et personne ne s'avisa de leur disputer un droit de préférence qu'ils méritaient si bien. Les Ostrogoths, trouvant la Pannonie à leur convenance, s'en emparèrent depuis Sirmium jusqu'à Vienne, et donnèrent pour limites à leurs possessions la Mésie supérieure, la Dalmatie et le Norique. Comme ils formaient trois groupes de tribus sous trois rois, ils divisèrent le pays en trois parts: Théodémir s'établit le plus à l'ouest, au-dessous de Vienne et dans les environs du lac Pelsod,528 aujourd'hui Neusiedel; Valémir reçut la partie orientale délimitée par la Save, que les Goths, à cause de sa profondeur et de la teinte foncée de son lit, avaient surnommée la Rivière Noire529, et Vidémir plaça son cantonnement entre les deux autres. Dans ce partage, Valémir, le plus puissant des trois rois et le représentant de la nation, fut chargé de garder la frontière orientale, qui touchait à l'empire romain.
Note 528: (retour) Theodemir juxta lacum Pelsodis... Jorn., R. Get., 52.--Les géographes ne s'accordent pas sur la position du lac Pelsod; les uns le confondent avec le lac Balaton, les autres le retrouvent dans le lac actuel de Neusiedel. J'ai suivi cette dernière opinion, qui concorde mieux avec le texte de Jornandès.
L'histoire nous dit que les Ostrogoths demandèrent la concession de ces territoires à l'empereur Marcien, qui l'accorda bénévolement530; il est beaucoup plus croyable que le consentement de l'empereur ne fit que suivre la prise de possession. Quoi qu'il en soit, ils reçurent du gouvernement impérial le titre d'hôtes et de fédérés, se soumettant de leur côté à toutes les obligations que ce titre imposait: par exemple, celles de fournir des contingents militaires à l'empire, de ne faire ni la paix ni la guerre sans son agrément, de n'avoir d'amis que ses amis, d'ennemis que ses ennemis, de respecter son territoire et ses villes situées dans l'intérieur des cantonnements, car les conventions de cette nature réservaient toujours les villes, surtout les places fortes qui restaient au pouvoir des garnisons romaines. Le peuple barbare, ainsi admis sur les domaines de l'empire, y demeurait à titre précaire et par droit d'hospitalité, comme s'exprimait la formule531, c'était un prêt que lui faisait le gouvernement romain et nullement un abandon. Tandis que les Ostrogoths s'établissaient en Pannonie, les autres nations germaniques qui, ayant aussi pris part à la guerre, se trouvaient pareillement déplacées, les Hérules, les Ruges, les Suèves, remontèrent le Danube et se répandirent à droite du fleuve, dans les Alpes Noriques et Juliennes, jusqu'aux frontières de l'Italie532. A l'aspect de ces mouvements, les Lombards quittèrent le pays qu'ils occupaient au nord de l'Elbe, et entrèrent dans la Bohême, menaçant de là la vallée du Danube, comme les autres menaçaient celle de l'Adige. Ainsi les futurs conquérants de l'Italie venaient s'échelonner en face des Alpes, les Ruges formant l'avant-garde et les Lombards l'arrière-garde.
Pendant que la Germanie faisait un pas vers le midi de l'Europe, les hordes dispersées des Huns se ralliaient dans les plaines qui bordent le Danube au nord et la Mer Noire à l'ouest. Ces plaines, ainsi que les steppes du Dniéper et du Don, étaient considérées par les autres nations comme le domicile naturel, le patrimoine des Huns, depuis près d'un siècle que leurs ancêtres en avaient chassé les Goths533. Eux-mêmes le prétendaient bien ainsi, et donnaient au cours inférieur du Danube le nom d'Hunnivar534, c'est-à-dire rempart ou défense des Huns535. Loin de se montrer découragés de leur défaite, les fils d'Attila semblaient pleins de confiance. Écoutant les leçons de la mauvaise fortune, ils mettaient de côté leurs dissentiments, et travaillaient en commun aux préparatifs d'une nouvelle campagne qui devait ramener leurs vassaux sous le joug et relever l'empire de leur père: telle était du moins leur espérance. A l'ambition se joignait chez eux un désir ardent de vengeance contre tous les Germains, mais surtout contre les Ostrogoths536, quoique ceux-ci n'eussent eu que le second rang parmi les provocateurs de la révolte. C'était donc par les Ostrogoths qu'ils se proposaient de commencer: leurs forces étaient d'ailleurs considérables, attendu que les tribus hunniques de la Mer Caspienne et du Volga leur avaient gardé fidélité malgré leurs revers.
Note 534: (retour) Var signifie encore en hongrois citadelle, propugnaculum: Temesvar, citadelle sur le Témèse; Hungvar, fort qui défend la rivière de Hung, etc. Ce mot, que nous trouvons dans Jornandès, est le seul qui nous soit resté de la langue des Huns. «Quos tamen ille, quamvis cum paucis, excepit; diuque fatigatos ita prostravit, ut vix pars aliqua hostium remaneret, quæ in fugam versa, eas partes Scythiæ peteret, quas Danubii amnis fluenta prætermeant, quæ lingua sua Hunnivar appellant.» Jorn., De Reb. Get., 50.
L'histoire est très-sobre de renseignements personnels touchant les fils d'Attila, qu'elle ne mentionne le plus souvent qu'en termes collectifs et généraux. On peut néanmoins, à l'aide de détails disséminés et en quelque sorte perdus dans les écrivains contemporains, rassembler les traits de certaines figures, et saisir quelques physionomies qui se dessinent au premier plan. Nous y voyons d'abord Denghizikh537, le plus semblable à son père après Ellak, ou, pour mieux dire, le moins dissemblable. Ce n'est pas que Denghizikh ne possédât beaucoup des qualités d'un conquérant barbare: l'esprit d'entreprise, l'audace et l'activité poussée jusqu'à l'impuissance du repos; mais on eût cherché vainement en lui cette lumière du génie qui faisait d'Attila, suivant l'occasion, un homme hardi ou patient, un soldat impitoyable ou un politique rusé, ourdissant avec une prévoyance qui ne se trompait jamais, la trame que son épée devait couper, enfin le maître de lui-même plus encore que des autres. Près de Denghizikh et comme pour contraster avec lui, nous apercevons le jeune Hernakh, son rival en influence dans les conseils de la famille, esprit doux et pacifique, en tout l'opposé de son frère. Ceux qui ont lu l'histoire d'Attila connaissent déjà ce jeune homme, le dernier des fils du conquérant et l'objet de ses préférences. L'historien Priscus, dans le curieux tableau qu'il nous a laissé d'un banquet donné par le roi des Huns à l'ambassade romaine dont il faisait partie, nous montre Hernakh encore enfant assis près de son père, qui ne se déride qu'en le regardant, et s'amuse à lui tirer doucement les joues538. Un des convives découvrit à Priscus une des causes de cette prédilection: les devins avaient prophétisé au roi que ce jeune homme perpétuerait sa postérité, tandis qu'elle s'éteindrait dans ses autres enfants, et Attila aimait en lui plus qu'un fils: il aimait le seul espoir de sa race539. Devenu homme, Hernakh se distingua effectivement par des penchants qui pouvaient promettre une vie tranquille et une longue lignée, mais qu'Attila peut-être n'aurait pas vus sans déplaisir. Il était prévoyant, réservé, ennemi de toute résolution violente. Deux de ses frères, fils de la même mère que lui, semblent l'avoir tendrement aimé, et s'être attachés à sa fortune: ils se nommaient Emnedzar et Uzindour540.
Note 539: (retour) Ego vero cum admirarer, Attilam reliquos suos liberos parvi facere, ad hunc solum animam adjicere, unus ex barbaris qui prope me sedebat et latinæ linguæ usum habebat, fide prius accepta, me nihil eorum, quæ dicerentur, evulgaturum, dixit, vales Attilæ vaticinatos esse, ejus genus quod alioquin interiturum erat, ab hoc puero restauratum iri. Prisc., Exc. leg., p. 68.
Nous voyons paraître encore parmi les Huns de sang royal un demi-Germain, nommé Gheism541, qu'Attila avait eu de la sœur d'Ardaric, roi des Gépides, à l'époque où les plus puissants monarques de la Germanie tenaient à honneur de peupler son lit d'épouses légitimes ou de concubines. Des circonstances que nous exposerons plus bas ayant ramené Gheism en Gépidie près de son oncle, dont il se fit vassal, il en est résulté quelque confusion sur son origine, et il passe près des écrivains byzantins tantôt pour Hun et tantôt pour Gépide542. Voilà ceux des fils d'Attila que l'histoire nous fait connaître personnellement. La tradition magyare en ajoute deux autres: Aladarius, né de la germaine Crimhild, fille d'un duc de Bavière, et Chaba, issu du mariage du roi des Huns avec la princesse Honoria, petite-fille du grand Théodose543. Ni l'un ni l'autre ne saurait être avoué par l'histoire. Ainsi qu'on le devine au premier coup d'œil, Aladarius, fils de Crimhild544, est un emprunt fait par les Hongrois du moyen âge aux épopées germaines sur Attila, et peut-être même ce nom d'Aladarius n'est-il qu'une altération de celui d'Ardaric, qu'on aurait confondu avec son neveu. Quant à Chaba, qui joue un rôle très-important dans les traditions magyares, il appartient, selon toute apparence, à une épopée nationale545, dont ces traditions semblent renfermer des fragments. L'imagination des Orientaux n'a point voulu que l'amour d'une fille d'empereur romain pour un roi des Huns restât sans dénoûment; elle les a mariés et leur a donné une postérité en dépit des verrous sous lesquels Honoria avait été confinée par sa mère, en dépit de l'indifférence d'Attila, qui ne la réclama jamais pour sa femme que lorsqu'il était sûr de ne pas l'obtenir, et de l'histoire enfin, qui nous atteste que les deux amants ne se virent jamais.
Les préparatifs de la nouvelle campagne remplirent probablement l'année 455 tout entière. Au printemps suivant, les Huns arrivèrent sur le Danube avec l'impétuosité et le fracas d'une tempête. Ils dirent au commandant des postes romains de ne pas s'inquiéter, attendu qu'ils n'en voulaient point à l'empire, «que leur seul but était de rattraper des esclaves fugitifs et des déserteurs de leur nation546.» Ils désignaient ainsi les Ostrogoths. Les postes romains, qui voulaient rester étrangers à ces querelles de barbares, ne firent point obstacle à leur passage. Les hordes ayant pris terre sur la rive droite, probablement vers le pont de Trajan, tournèrent à l'ouest, gagnèrent la Save, et fondirent sur les cantonnements de Valémir. L'attaque fut si brusque, que le roi ostrogoth n'eut pas le temps d'avertir ses frères, et dut soutenir le choc avec les seules forces de sa tribu: toutefois il s'en tira bien547. Après avoir traîné à sa suite la cavalerie des Huns et l'avoir fatiguée par des marches à travers les marais de la Save, il l'attaqua à son tour et lui fit essuyer une défaite complète. On put reconnaître alors combien l'infanterie des Goths, exercée à combattre de pied ferme et comparable aux vieilles légions romaines, dont elle semblait suivre instinctivement les pratiques, l'emportait sur cette cavalerie orientale sans organisation et sans discipline. Culbutées les unes sur les autres, les hordes se débandèrent et ne s'arrêtèrent dans leur fuite que lorsqu'elles eurent mis l'Hunnivar entre elles et leurs ennemis548. Valémir put envoyer alors à ses frères la double nouvelle de son péril et de sa délivrance. Les historiens racontent qu'au moment où le messager goth atteignit la demeure de Théodémir sur les bords du lac Pelsod, le pays était en joie, et que le palais, orné comme pour une fête, retentissait du bruit des instruments de musique. Un fils était né la nuit même à Théodémir de sa concubine chérie Erelieva549, et comme les deux frères s'aimaient tendrement, ils confondirent leur bonheur. L'enfant qui venait d'entrer dans la vie n'était autre que le grand Théodoric.
La confiance des fils d'Attila ne résista pas à ce second échec. Forcés de reconnaître que la puissance de leur père, dont ils avaient été si mauvais gardiens, leur était échappée pour toujours et que c'en était fait de l'empire d'Attila, ils renoncèrent à toute entreprise qui aurait pour objet de le relever. Ils convinrent même de se séparer ou du moins de donner à chacun la liberté de se choisir un parti. Le plus grand nombre opina pour le maintien des vieilles habitudes et la continuation de la vie nomade dans les plaines situées au nord du Danube et le long de la Mer Noire; ceux-là se rattachèrent à Denghizikh, le plus énergique d'entre eux. Il y en eut, en moindre nombre, à qui il plut d'essayer de la vie sédentaire et de quitter le campement des nomades; ils eurent de plus l'idée, assez étrange pour des fils d'Attila, de faire soumission au gouvernement romain, afin d'obtenir de lui un territoire à cultiver. Hernakh nous apparaît ici comme l'auteur de cette résolution ou du moins comme le plus important de ceux qui l'exécutèrent. Le gouvernement romain reçut ces ouvertures mieux peut-être que les Huns ne s'y étaient attendus. Hernakh fut autorisé à se fixer dans la province de Petite-Scythie550; on lui traça son cantonnement à l'extrémité septentrionale, autour des bouches du Danube, dans ces bas-fonds marécageux que la guerre avait dépeuplés. Après avoir juré de remplir toutes les obligations attachées au titre d'hôte et de fédéré de l'empire, il établit sa tribu sous le jet des balistes romaines, autour des places démantelées autrefois par son père, et qu'il s'engageait maintenant à défendre, fût-ce même contre sa race.
L'établissement d'Hernalch entraîna celui du roi alain Candax et de son petit peuple, qui paraissent avoir été dans la clientèle du jeune fils d'Attila551; ils furent admis aux mêmes conditions que lui et cantonnés, en partie sur le plateau méridional de la Petite-Scythie, près du rempart de Trajan, en partie dans la Mésie inférieure552, près du Danube, autour des forteresses de Carsus553 et de Durostorum554. Des bandes de Germains de la nation des Scyres et des Huns Satagares se joignirent à Candax et furent probablement colonisés dans l'intérieur, sur la frontière septentrionale des Mésogoths. Bientôt on vit arriver une émigration plus considérable, conduite par les frères consanguins d'Hernakh, Emnedzar et Uzindour, qui dans cette dispersion de la famille, ne voulurent pas se séparer de leur jeune frère. Entrés dans la Dacie riveraine, ils occupèrent les bords de l'Uto et de l'Œscus vers leurs confluents avec le Danube, et devinrent voisins de Noves555, et de Nicopolis. Si le gouvernement romain n'autorisa pas d'avance cette prise de possession, il la légitima par son consentement ultérieur.
La brèche une fois ouverte, d'autres chefs, d'autres tribus s'y précipitèrent à l'envi; ce fut une invasion, dit Jornandès, invasion pacifique que l'empire ne désavoua point556. C'est ainsi que des Sarmates, des Cémandres et des Huns allèrent se fixer dans de vastes campagnes autour d'un château alors fameux, appelé château ou champ de Mars, et construit dans une forte position sur la rive de Mésie557. D'autres émigrants, probablement les plus déterminés, furent distribués par groupes dans la Mésie supérieure et la Pannonie, le long des frontières des Ostrogoths et jusqu'au pied des Alpes Noriques. Le but évident de cette dernière colonisation était de surveiller les Goths, ces prétendus amis de l'empire qui n'avaient pas tardé à l'inquiéter; la haine que se portaient les deux races mises ainsi en présence parut aux Romains une garantie de la bonne conduite et de la fidélité des Huns.
En provoquant ou facilitant ces établissements sur son territoire, l'empire suivait sa politique séculaire. Constantinople avait hérité des principes de Rome: opposer les barbares aux barbares, soutenir le faible contre le fort pour les détruire l'un par l'autre, et se servir de l'ennemi qu'on ne redoutait plus, en guise de barrière, pour arrêter celui qui commençait à se faire craindre.