Histoire d'Attila et de ses successeurs (1/2): jusqu'à l'établissement des Hongrois en Europe
CHAPITRE DEUXIÈME
Les fils d'Attila attaquent de nouveau les Ostrogoths et sont battus.--Ils attaquent l'empire romain.--Campagne d'Hormidac en Mésie.--Siége de Sardique.--Trahison du général de la cavalerie romaine.--Retraite d'Hormidac.--Portrait des Huns par Sidoine Apollinaire.--Les fils d'Attila demandent à l'empereur Léon le droit de commercer en Mésie.--Refus de l'empereur.--Colère des fils d'Attila; ils délibèrent en commun; Denghizikh veut la guerre, Hernakh soutient la paix.--Denghizikh entre sur le territoire romain.--Des volontaires goths se joignent à lui.--Campagne de l'Hémus.--L'armée des Huns, enfermée dans un défilé, demande des vivres aux Romains.--Discours du Hun Khelkhal aux Goths auxiliaires des Huns.--Les Huns et les Goths se battent ensemble.--Nouvelle campagne de Denghizikh en Mésie; il est pris et tué; sa tête est exposée dans le cirque de Constantinople.--Les Huns fédérés se plient aux habitudes romaines.--Tribus des Fossaticii et des Sacro-Monticii.--Généraux romains fournis par les Huns.--Ce que deviennent les descendants d'Attila.--Aventures de Mundo fils de Gheism.--Il déserte le territoire des Gépides et se fait brigand.--Les voleurs Scamares le prennent pour roi.--Il est assiégé dans Herta; les Ostrogoths le délivrent.--Il se fait vassal de Théodoric.--Il se soumet à Justinien.--Mundo à Constantinople: service qu'il rend à Justinien dans la révolte du Cirque.--Il est nommé commandant de l'Illyrie.--Ses exploits à Salone; il perd son fils Maurice.--Sa fin désespérée.--Jeu de mots des Romains sur sa mort.
462--535
La scission des enfants d'Attila et de leurs tribus en deux parts ne brisa d'abord ni le lien de fraternité entre les princes, ni celui de race entre les tribus. Les hordes de l'Hunnivar et du Dniéper, qui continuèrent la vie nomade, furent réputées le corps de la nation, et Denghizikh, qui les gouvernait, se trouva investi d'un droit, sinon de souveraineté, du moins de tutelle et de suprématie à l'égard des bandes séparées. L'histoire mentionne deux circonstances dans lesquelles ce protectorat des tribus sédentaires par les tribus nomades fut exercé avec éclat. Dans l'année 462, les Ostrogoths, mécontents des surveillants que l'empire leur avait donnés en Pannonie, se jetèrent à l'improviste sur le territoire des Huns satagares, pillèrent tout, enlevèrent les récoltes, les troupeaux, et menacèrent d'égorger les hôtes du peuple romain jusqu'au dernier558. Informé de ces désastres, Denghizikh accourut en toute hâte porter secours à ses compatriotes; quatre tribus nomades l'accompagnaient: les Angiscyres, les Bitugores, les Bardores et les Ulzingours. Ils franchirent le Danube sans oppositions, et, pénétrant sur le territoire ostrogoth, ils assiégèrent la ville de Bassiana, aujourd'hui Sabacz, place romaine dont les Ostrogoths s'étaient emparés contre les traités, et qui formait un des boulevards de leur frontière559. La ville résista aisément à un ennemi qui ne connaissait pas l'art des siéges, et sa résistance donna aux Goths le temps d'arriver. Valémir en effet, à la première nouvelle de l'irruption de Denghizikh, avait laissé là les Satagares pour marcher contre lui. Une grande bataille eut lieu sous les murs de Bassiana; la place fut dégagée, et les Huns, qu'un mauvais sort semblait poursuivre chaque fois qu'ils s'adressaient aux Ostrogoths, furent pour la troisième fois vaincus et rejetés en désordre sur la rive gauche du Danube560.
Note 559: (retour) Quod ubi rex Hunnorum Dinzio, filius Attilæ, cognovisset, collectis secum, qui adhuc videbantur, quamvis pauci, ejus tamen sub imperio remansisse, Ulzingures, Angisciros, Bittugores, Bardores, veniens ad Bassianam Pannoniæ civitatem, eamque circumvallans, fines ejus cœpit prædari. Jorn., R. Get., 53.
Quatre ans après, en 466, c'est aux Romains que les Huns ont affaire pour une raison à peu près pareille. Il était arrivé qu'une des peuplades sarmates admises en Mésie comme fédérées, à la suite des fils d'Attila, se dégoûtant de sa nouvelle condition et regrettant la liberté des déserts, avait quitté ses cantonnements et repris le chemin du Danube; mais les officiers romains, qualifiant ce fait de désertion, l'avaient retenue par la force. Les Huns nomades crurent leur honneur engagé à soutenir la liberté d'un peuple qui n'avait pas, disaient-ils, cessé d'être leur vassal, et ils sommèrent le commandant romain de laisser partir les Sarmates. Cette sommation étant restée sans résultat, on vit bientôt une armée hunnique déboucher sur l'Hunnivar: elle n'était pas dirigée par Denghizikh, mais par Hormidac561, chef important des Huns et peut-être même fils d'Attila. On était alors en plein hiver, et la rigueur du froid avait été si grande, que le Danube, gelé jusqu'au fond de son lit, offrait un passage solide aux plus lourdes voitures. Hormidac y lança sa cavalerie et tout le train de bagages qui accompagnait une armée nomade en campagne562. Comme une nuée de sauterelles dévorantes, les barbares vont s'abattre sur la Dacie riveraine, pillant tout et entassant le butin dans leurs chariots. L'empereur Léon, qui au milieu de ce chaos de peuples divers, amis ou ennemis, et barbares à tous les degrés, savait faire intervenir habilement et tour à tour la politique et les armes, Léon envoya pour balayer ces brigands un homme prudent comme lui, le consul Anthémius, qui devint plus tard empereur d'Occident. Anthémius, par une manœuvre savante, attire Hormidac, des plaines qu'il occupait, dans la contrée montagneuse de Sardique, où sa cavalerie devenait en grande partie inutile. Il prend alors l'offensive et pousse l'épée dans les reins l'armée ennemie, qui n'a plus d'autre ressource que de se jeter dans Sardique même, qu'elle enlève par un coup de main, et où les Romains ont bientôt mis le siége563.
Note 562: (retour) Instanti hiemali frigore, amneque Danubii solite congelato, nam istius modi fluvius ita rigescit, ut in silicis modum vehat exercitum pedestrem, plaustraque... Jorn., R. Get., 53.. . . . . . . Gens ista repente
Erumpens, solidumque rotis transvecta per Istrum
Venerat, et sectas inciderat orbita lymphas.
Sidon. Apoll., Carm., 2. v. 269 et seqq.
La ville, autrefois démantelée par Attila et récemment réparée, était assez forte pour tenir longtemps avec une telle garnison, si les vivres n'avaient pas manqué; mais cette garnison de Huns amenait la famine avec elle, et bientôt Hormidac se vit réduit au plus extrême besoin. Ses chariots, au lieu de vivres et de fourrages qui lui eussent été si précieux, contenaient de grandes, mais inutiles richesses, des vases ciselés, des étoffes rares et beaucoup d'or, dépouilles des malheureux provinciaux. Hormidac eut l'idée de faire servir du moins ces superfluités à son salut, et il ne craignit pas de s'adresser au général qui commandait la cavalerie d'Anthémius. Cet homme était-il un barbare au service de l'empire comme tant d'autres généraux romains, pour qu'un ennemi eût conçu si aisément l'espoir de l'acheter? S'offrit-il de lui-même à la séduction, et ces richesses accumulées dans les chariots des Huns avaient-elles tenté sa cupidité avant qu'Hormidac ne l'eût tentée lui-même? On l'ignore; mais on sait qu'un honteux marché se conclut entre le chef des Huns et le général romain. Il fut convenu qu'à un jour donné les Huns sortiraient de la ville et présenteraient la bataille au consul, que le maître de la cavalerie laisserait l'affaire s'engager, puis déserterait son poste, et passerait avec ses soldats du côté de l'ennemi. La cavalerie des Huns envelopperait alors les légions, dont le flanc serait sans défense, et qu'une charge aurait bientôt enfoncées.
Si la trahison, comme on le voit, était habilement combinée par le général, l'honnêteté des soldats la fit échouer. Au moment où les deux armées, rangées en ligne, commençaient à se mêler, la cavalerie, qui formait une des ailes romaines, s'ébranla effectivement au signal de son chef, croyant exécuter une manœuvre; mais quand elle vit celui-ci se diriger vers la ville et qu'elle soupçonna une désertion, elle tourna bride aussitôt et vint reprendre son poste sur le flanc des légions564. Il était temps, car la cavalerie hunnique opérait déjà son mouvement, et les légions commençaient à se débander. Le combat recommençant alors avec une nouvelle vigueur, Hormidac fut rejeté rudement dans la ville. Le lendemain il demandait à capituler: «Le prix de la paix, répondit le consul, c'est la tête du traître.» Cette tête lui fut livrée sans hésitation. «Ce fut, dit le narrateur contemporain, comme l'arrêt d'un juge romain exécuté par des barbares565.» En capitulant avec les Huns, Anthémius sauvait Sardique d'une destruction complète. Hormidac et ses compagnons, en bien petit nombre, regagnèrent le Danube sans bagage, sans chevaux et presque sans vie.
Note 564: (retour)Sic denique factum est
Ut socius tum forte tuus, mox proditor, illis
Frustra terga daret, commissæ tempore pugnæ;
Qui jam cum fugeret, flexo pede cornua nudans,
Tu stabas acie solus; se sparsa fugaci
Expetiit ductore manus; te marte pedestri
Sudantem repetebat eques; tua signa secutus
Non te desertum sensit certamine miles.
Sidon. Apollin., Panegyr. Anth., v. 280 et seqq.
Le récit de cette courte mais curieuse guerre ne nous vient pas d'un historien; nous la tenons d'un poëte et d'un poëte gaulois, le célèbre Sidoine Apollinaire, auteur d'un panégyrique d'Anthémius devenu empereur d'Occident. Suivant l'usage des poëtes, Sidoine ayant à mettre en scène la nation des Huns n'a point manqué l'occasion d'en tracer le portrait, et il l'a fait avec toutes les recherches, toute l'exagération de ce faux bel esprit qui flattait le goût de ses contemporains, et qui fut, il faut bien le dire, pour une grande part dans sa renommée. Toutefois Apollinaire, homme de lettres mêlé aux affaires publiques, gendre de l'empereur Avitus et plus tard évêque de Clermont, vivait au milieu de gens qui avaient combattu ces barbares dans les armées romaines, lui-même les avait vus sans aucun doute pendant l'invasion d'Attila en Gaule; nous pouvons donc considérer la peinture qu'il nous en donne comme présentant un fond de réalité sous les couleurs forcées qui la déparent. Cela admis, il est curieux de comparer le tableau de Sidoine Apollinaire, tracé en 468, avec celui qu'esquissait Ammien Marcellin vers l'année 375, sous la première impression de l'arrivée des Huns en Occident. Si la férocité du caractère a pu s'adoucir chez ce peuple par un séjour de près de cent années au cœur de l'Europe et par son contact avec des races plus civilisées, on reconnaît du moins, en rapprochant ces deux portraits faits à un siècle de distance, que son type physique et ses mœurs n'avaient pas notablement changé.
«Cette nation funeste est cruelle, avide, sauvage au delà de toute idée, et barbare pour les barbares eux-mêmes. Son âme et son corps respirent la menace. Le visage des enfants, ordinairement si doux, est empreint chez elle d'un cachet d'horreur. Une masse ronde qui se termine en pointe, deux cavernes creusées sous le front et où l'on chercherait vainement des yeux, puis entre les joues une excroissance informe et plate, voilà la tête du Hun. La lumière n'arrive qu'avec peine dans les chambres étroites où l'œil semble la fuir, et cependant il s'en échappe des regards perçants qui embrassent les plus lointains espaces. On dirait que ces points ardents placés au fond de deux puits compensent leur éloignement par une possession plus énergique de la lumière566. L'aplatissement des narines est dû aux bandelettes dont on serre la face des nouveau-nés, afin que le casque, n'ayant plus l'obstacle du nez, s'adapte plus exactement au visage. Ainsi l'amour maternel déforme l'enfant et le façonne pour la guerre567.... Le reste du corps est beau: une poitrine large, des épaules carrées, peu de ventre, une taille au-dessous de la moyenne quand le Hun est à pied, et grande quand il est à cheval... Sitôt que l'enfant peut se passer de sa mère, on le place sur un cheval, afin que ses membres délicats se plient de bonne heure à des exercices qui rempliront sa vie. Il est des nations qui voyagent et se transportent sur le dos des coursiers, celle-ci y demeure568... Armé d'un arc énorme et de longues flèches, le Hun ne manque jamais son but: malheur à celui qu'il a visé, car ses flèches portent la mort!»
Note 566: (retour)Gens animis membrisque minax: ita vultibus ipsis
Infantum suus horror inest. Consurgit in arctum
Massa rotunda caput; geminis sub fronte cavernis
Visus adest oculis absentibus: arcta cerebri
In cameram vix ad refugos lux pervenit orbes,
Non tamen et clausos: nam fornice non spatioso,
Magna vident spatia, et majoris luminis usum
Perspicua in puteis compensant puncta profundis.
Sidon. Apoll., Carm., 2, v. 245-251.
Note 567: (retour)On voit par ce qui précède que les Huns exerçaient sur la tête de leurs enfants nouveau-nés deux espèces particulières de déformations. La première regardait la face. Au moyen de linges fortement serrés, ils obtenaient l'aplatissement du nez et la dilatation des pommettes des joues. La seconde s'appliquait au crâne, que l'on pétrissait en quelque sorte de manière à l'allonger en pain de sucre: Consurgit in arctum massa rotunda caput. Un savant naturaliste étranger, qui a pris pour objet de ses recherches anthropologiques les races du nord-est de l'Europe, avait été frappé du grand nombre de crânes déformés que présentent les anciennes sépultures dans les localités occupées autrefois par les nations finno-hunniques. Il me fit l'honneur de me consulter à ce sujet. Je suis heureux de pouvoir fournir un texte précis qui réponde au besoin des sciences naturelles, et non moins heureux que celles-ci viennent appuyer d'une démonstration sans réplique les probabilités de l'histoire.Tum ne per malas excrescat fistula duplex,
Obtundit teneras circumdata fascia nares,
Ut galeis cedant. Sic propter prælia natos
Maternus deformat amor, quia tensa genarum
Non interjecto fit latior area naso.
Sid. Apoll., Paneg. Anth.--Carm. 2, v. 253-257.
Les barbares, prompts et mobiles comme des enfants, oublient aisément le mal qu'ils ont fait, et se flattent non moins aisément que l'offensé en a perdu le souvenir, sitôt qu'un intérêt nouveau ou quelques nouvelles préoccupations leur rendent cet oubli désirable: c'est ce que nous voyons arriver chez les fils d'Attila. L'année 467 nous les montre réunis en une sorte de congrès de famille et délibérant sur une faveur qu'ils veulent obtenir du gouvernement romain, comme si l'année précédente ils n'avaient pas ravagé impitoyablement ses provinces: ce qu'ils sollicitent maintenant, c'est le droit de commercer librement avec l'empire, la détermination de certains marchés dans les villes romaines de la frontière, où les Huns puissent apporter et vendre leurs marchandises et se procurer en retour des marchandises romaines. Ils décident qu'une ambassade solennelle sera en leur nom collectif envoyée à Constantinople, afin de porter leur demande à la connaissance de l'empereur569. La législation romaine faisait du droit de trafic entre l'étranger et le Romain, jus commercii, un privilége qui ne s'octroyait qu'à bon escient en faveur de voisins dont l'amitié semblait éprouvée, car il n'était pas rare que les barbares cherchassent à abuser de ce droit. Tantôt, à la veille d'une guerre qu'ils méditaient contre l'empire, ils venaient s'approvisionner de vivres et d'armes dans les marchés romains; tantôt, se donnant rendez-vous en grand nombre dans les places de commerce, qui étaient ordinairement aussi des places de guerre, ils faisaient main-basse sur les habitants, saccageaient la ville ou s'en emparaient par trahison. Attila avait accompli ou tenté plusieurs coups de ce genre qui avaient rendu avec juste raison le gouvernement romain défiant et difficile, et l'humeur batailleuse de quelques-uns de ses fils, ainsi que l'agitation qu'ils entretenaient dans leurs tribus, n'était guère propre à faire lever l'interdiction; aussi l'ambassade ne rapporta-t-elle de Constantinople qu'un refus exprimé en termes très-nets570.
Ce refus mit les princes huns hors d'eux-mêmes. Ils se réunirent de nouveau pour exhaler leur colère, et dans ce conseil, qui paraît avoir été fort tumultueux, les résolutions les plus violentes furent agitées. Il y eut un parti de la guerre qui prétendait qu'une pareille injure ne pouvait être lavée que par des flots de sang dans les murs mêmes de Constantinople, et Denghizikh se trouva naturellement l'organe obstiné de ce parti; mais il rencontra en face de lui Hernakh, qui se fit avec non moins d'obstination l'avocat des résolutions pacifiques571. Entre autres arguments en faveur de la paix, il fit valoir celui-ci: «que les Acatzires, les Saragours et les autres tribus hunniques voisines du Caucase et de la Mer-Caspienne étaient en ce moment même engagés dans une expédition au cœur de la Perse572. «N'y aurait-il pas folie à nous d'entreprendre, disait-il, une autre guerre encore avec l'empire, et de nous jeter de gaieté de cœur deux pareils ennemis sur les bras?» Le raisonnement d'Hernakh nous prouve clairement que les nations hunniques continuaient à se regarder comme les membres d'un même corps dans toute l'étendue de leur ancienne confédération, depuis la Mer-Caspienne et le Caucase jusqu'au Danube, et maintenant même jusqu'au pied de l'Hémus. L'influence du jeune fils d'Attila et ses arguments de bon sens entraînèrent la minorité de ses frères, tous ceux probablement qui, habitant comme lui au midi du Danube, se trouvaient directement sous la main de l'empereur; mais Denghizikh tint bon573: il déclara que, si on l'abandonnait, il ferait la guerre à lui seul et saurait la mener à bonne fin. Il mêlait au ressentiment de son injure on ne sait quelle idée de conquête dans les provinces de Mésie ou de Thrace, et même l'espérance de se rendre l'empire romain tributaire. Sa résolution une fois arrêtée, il fit appel aux hordes du Borysthène et du Dniéper; tout fut bientôt en mouvement dans les plaines de la Mer Noire, et l'avant-garde d'une puissante armée ne tarda pas à se montrer sur l'Hunnivar.
Le préfet de la rive romaine, commandant général des forces préposées à la défense du Bas-Danube, était un Goth romanisé nommé Anagaste, dont le père avait été tué au service de l'empire, dans une des guerres contre Attila. Il nourrissait, par suite de cette circonstance, contre la mémoire du roi des Huns et contre toute sa race, une haine qu'il ne dissimulait pas. Inquiet des mouvements qu'il voyait s'opérer dans l'Hunnivar, il avait fait demander à Denghizikh ce que cela signifiait, s'il avait à se plaindre du gouvernement romain, et en quoi. Denghizikh ayant dédaigné de répondre, il le somma de déclarer catégoriquement s'il voulait la guerre ou non574. Le fils d'Attila, sans se soucier des sommations d'Anagaste, fit partir des ambassadeurs pour Constantinople, afin, disait-il, de s'expliquer directement avec l'empereur575. Introduite devant le prince, l'ambassade exposa les griefs du roi des Huns: il ne se contentait plus du droit de commerce avec les Romains; il lui fallait des terres à sa convenance pour lui et son peuple, sans compter un tribut annuel pour payer son armée576. Celui à qui s'adressaient ces réclamations insolentes était l'empereur Léon, dont l'histoire vante le caractère à la fois ferme et équitable. Il répondit froidement aux barbares «qu'il n'accordait de pareilles demandes qu'à ses amis; que si les Huns se soumettaient à son autorité, il verrait ce qu'il aurait à faire; qu'il serait charmé, en tout cas, s'ils passaient du rôle d'ennemis à celui d'amis et d'alliés577.» Denghizikh n'attendait guère une autre réponse de Léon, et son ambassade n'était qu'une feinte pour endormir les commandants romains de la frontière. Tandis qu'il opposait à leurs soupçons cette preuve de ses intentions pacifiques, il trouvait le moyen de passer le Danube sur divers points, et bientôt son innombrable cavalerie fut réunie tout entière sur la rive droite.
La Basse-Mésie et les deux Dacies devinrent le théâtre de ses ravages. La région voisine de l'Hémus servait alors de repaire à des bandes de brigands qui, des vallées où ils étaient retranchés, fondaient sur le plat pays pour le mettre à contribution. C'étaient des Goths qui avaient secoué l'obéissance de leurs rois pour vivre en pleine indépendance au détriment de tout le monde; bien aguerris d'ailleurs et bien armés, ils avaient plus d'une fois tenu tête aux troupes envoyées pour les réduire. Denghizikh les appela à lui, et sitôt qu'ils eurent réuni leur solide infanterie à la cavalerie des Huns, la guerre prit des proportions inquiétantes pour les Romains. Trois armées furent mises en campagne sous la conduite de plusieurs généraux de renom, parmi lesquels on comptait Anagaste et le célèbre Goth Aspar, à qui Léon devait le trône impérial. Leurs instructions étaient d'éviter tout engagement en rase campagne, de harasser l'ennemi par des marches et contre-marches, surtout de l'attirer dans des cantons montueux où sa nombreuse cavalerie lui deviendrait plus nuisible qu'utile. C'était le système employé par Anthémius contre les bandes d'Hormidac l'année précédente, et le meilleur pour anéantir ces multitudes braves, mais imprévoyantes, qui ne savaient ni assurer leurs subsistances, ni se retirer avec ordre après une défaite. Amené de proche en proche au débouché d'un vallon abrupt et sans issue, Denghizikh, qui ne connaissait point le pays, alla s'y enfermer comme dans un piége, ne laissant plus aux Romains que la peine de l'y retenir prisonnier578. Les légions, campées sans péril à l'entrée du défilé, regardaient les Huns s'agiter inutilement et se consumer sous leurs yeux, car tout leur manquait, vivres et fourrages, et l'escarpement des roches qui les entouraient leur enlevait toute chance de sortir jamais de ce tombeau. Denghizikh se sentit perdu, et son obstination superbe l'abandonna.
Il envoya au camp romain des députés porteurs de ces humbles paroles: «Que les Huns se soumettaient à tout ce qu'on exigeait d'eux pourvu qu'on leur accordât des terres579.» Les généraux romains ayant répondu qu'ils en référeraient à l'empereur, les députés se récrièrent: «Nous ne pouvons pas attendre, dirent-ils avec l'accent du désespoir; il faut que nous mangions, ou que nous vous vendions cher nos vies tandis qu'il nous reste un peu de sang580.» Les généraux tinrent conseil, et à l'issue de la délibération on promit aux Huns de leur fournir des vivres jusqu'à ce que l'empereur eût fait savoir sa volonté; mais attendu que le camp romain n'était pas lui-même approvisionné très-abondamment, les généraux se réservèrent le droit de régler chaque jour les distributions qui pourraient être faites aux barbares, et de surveiller ces distributions au moyen des officiers romains chargés du service des vivres dans les légions. On recommanda en conséquence aux Huns de se fractionner par petits corps à l'instar des troupes romaines, afin que les officiers romains pussent procéder chez eux à la prestation des vivres sans changer l'ordre du service581. Il y aurait à ce mode, assurait-on, avantage de régularité et d'économie. Ces raisons en déguisaient d'autres plus sérieuses que la suite dévoila.
Parmi les officiers supérieurs de l'armée romaine se trouvait un barbare, Hun de naissance, mais sincèrement attaché au drapeau sous lequel il avait gagné ses grades et sa fortune: il se nommait Khelkhal582. On le désigna comme un des agents chargés d'aller dans le camp de Denghizikh présider à la distribution des vivres. Quoique Hun, Khelkhal entendait et parlait couramment la langue gothique. A son arrivée dans le camp, il trouva moyen de se faire attacher à une division de l'armée barbare qui renfermait un grand nombre de Goths et très-peu de Huns. Son premier soin fut de réunir en cercle autour de lui les divers chefs de ce corps583, et il leur adressa ce discours qu'il avait médité d'avance: «Je puis en toute sûreté vous garantir que l'empereur vous accordera des terres suivant votre désir; mais je me demande quel profit vous en retirerez: aucun, sans contredit, car tout l'avantage en reviendra aux Huns. Les Huns, vous le savez, méprisent le travail, surtout celui des champs; c'est donc vous qui labourerez, qui récolterez pour eux, qui les ferez vivre; vous serez leurs serfs, et en retour ils vous pilleront. Vous aurez réalisé l'association du loup et de l'agneau584. Il y eut un temps où vos ancêtres, repoussant tout contact, toute alliance avec ce peuple, lièrent par un serment redoutable leur postérité à cette résolution et ordonnèrent à leurs enfants de fuir à jamais la société des Huns, et voici que vous, non-seulement vous vous exposez de gaieté de cœur à vous faire opprimer et piller par eux, mais, ce qui est bien pis, vous abjurez les engagements sacrés de vos pères585. Je suis né parmi les Huns et je m'en fais gloire, mais la justice est plus respectable à mes yeux que les liens du sang; c'est elle qui m'oblige à vous tenir ce langage. Réfléchissez586.»
Note 584: (retour) Terram quidem imperatorem ad inhabitandum datarum, quæ non illis fructui et commodo futura esset, sed cujus utilitas ad solos Hunnos redundaret. Hos enim terræ cultum negligere, et luporum more bona Gothorum invadentes diripere, qui ipsi servorum conditione habiti, ad victum illis comparandum laborare coacti forent. Prisc., Exc. leg., 45.
A mesure que Khelkhal parlait, le regret, la colère, la haine, s'allumaient dans le cœur des Goths, dont l'agitation se contenait à peine. A son départ, elle éclate avec fureur, les épées sortent du fourreau, on fait main-basse sur les Huns; tous ceux qui se trouvaient dans les rangs des Goths sont massacrés. Des scènes pareilles ou en sens contraire se passaient sur d'autres points587, et bientôt le camp de Denghizikh, inondé de sang, présenta l'aspect d'une vaste boucherie. C'est ce moment que les généraux romains attendaient. Ils donnent le signal à leurs troupes, qui marchent en bon ordre sur le défilé, et criblent les barbares de coups de flèches et de javelots. Ceux-ci, reconnaissant leur faute, essaient en vain de se rallier; l'épée des légionnaires les achève. Un petit nombre seulement, se faisant jour à travers l'armée des Romains, parvint à s'échapper et atteignit la rive du Danube: Denghizikh était avec eux.
Au printemps suivant, l'infatigable batailleur rentrait en campagne avec une nouvelle armée, mais cette fois, les généraux romains étaient sur leurs gardes. Anagaste, que la haine rendait ingénieux, tendit un second piége où Denghizikh vint se jeter. On le prit, on le tua588, et sa tête détachée du tronc fut envoyée à Constantinople, tandis que les hordes hunniques, battues, dispersées, regagnaient, comme elles pouvaient, l'Hunnivar. Le soldat porteur du message d'Anagaste arriva dans la ville impériale pendant qu'on célébrait de grandes courses de chars au cirque de bois. Le chef du roi des Huns, défiguré par la mort et par les outrages, fut promené au bout d'une pique à travers les rues et les places, pour aller ensuite figurer dans l'arène au haut d'un poteau, comme une des curiosités du spectacle589. La Rome d'Orient ne dissimulait pas la joie que cette mort lui causa: Denghizikh assurément n'était pas Attila, mais c'était son fils et l'ombre de ce nom, qui inspirait encore l'épouvante. On inscrivit donc avec orgueil dans les chroniques cette mention que nous y pouvons lire encore: «La onzième année de Léon empereur, Zénon et Martianus étant consuls, fut apportée à Constantinople la tête de Denghizikh, fils d'Attila590.»
La mort du représentant le plus élevé de la famille d'Attila rompit peut-être le dernier lien qui rattachait entre eux les membres de cette famille, et jeta les tribus de l'Hunnivar dans des discordes où elles faillirent s'abîmer; mais elle consolida l'alliance des Huns fédérés avec le gouvernement romain. Elle eut aussi pour conséquence d'élargir la barrière que le changement de vie ou de condition politique avait mise entre les tribus sédentaires et les tribus nomades, et de rendre ces deux fractions de la même race de plus en plus étrangères l'une à l'autre. C'est en effet de ce moment que les colonies hunniques de Pannonie et de Mésie, libres de tout empêchement extérieur, marchent d'une allure plus franche vers la civilisation ou du moins vers cette imitation des habitudes romaines qui constituait le premier degré de la romanité591. Le progrès peut se suivre de loin en loin, dans l'histoire, à des indices assurés. Cependant elles ne perdent que lentement leur individualité de race, et au bout d'un siècle on les reconnaissait parfaitement pour des populations hunniques, au costume, au langage, à certaines institutions maintenues soigneusement. Elles étaient gouvernées par des chefs nationaux qui prenaient le nom de rois chez les tribus les plus importantes, et ces rois, subordonnés aux magistrats romains dans les choses générales de la politique et de la guerre, étaient ordinairement agréés, quelquefois imposés par l'empereur. Quoique les tribus eussent généralement conservé leurs noms indigènes, quelques groupes portaient des dénominations latines qui leur venaient soit de leur destination spéciale, soit des circonstances topographiques de leurs cantonnements. De ce nombre étaient les Fossaticii592, préposés, comme l'indiquait leur nom, à la garde d'une partie du fossatum, fossé ou rempart de défense, et les Sacromonticii, campés suivant toute apparence sur une hauteur appelée Mont-Sacré; telle était encore la colonie du Château de Mars, qui cultivait les environs de cette forteresse. C'est à Jornandès que nous devons la plupart de ces détails; ce qui veut dire que sous un certain point de vue leur autorité n'est pas contestable. Jornandès était né en Mésie, chez le petit peuple des Mésogoths. Son aïeul, Péria, avait été notaire ou secrétaire du roi alain Candax, le vassal et le compagnon d'Hernakh, et son père, Alanowamuthis, exerçait probablement la même profession, qui consistait à rédiger dans les divers idiomes parlés sur le Danube la correspondance des rois barbares; lui-même aussi, bien qu'illettré (c'est lui qui nous le dit), suivit la carrière de son aïeul avant d'entrer dans les ordres sacrés593. De telles fonctions donnaient une connaissance parfaite de toutes les affaires intérieures et extérieures de ces petits royaumes. Quand donc Jornandès nous entretient des Huns pannoniens et mésiens, c'est plus qu'un historien contemporain, plus qu'un témoin oculaire, c'est presque un acteur des événements qui nous en parle par sa bouche.
On compterait difficilement tous les Huns sortis des colonies danubiennes qu'éleva le hasard ou le mérite à de hauts grades dans la milice romaine; il nous suffira de citer Acum, maître des milices d'Illyrie, Mundo, petit-fils d'Attila et lieutenant de Bélisaire, le patrice Bessa, dont les services furent obscurcis par la cupidité, et deux frères, Froïlas et Blivilas, celui-là maître des milices, celui-ci duc de la Pentapole: tous deux ainsi que Bessa venaient de la colonie du Château de Mars594. La faveur qui environnait les Huns fédérés à la cour de Constantinople pendant la première moitié du VIe siècle ne peut se comparer qu'à celle dont jouirent les Goths un siècle auparavant, sous les règnes d'Arcadius et de Théodose II. On leur prodiguait les dignités et les commandements, on singeait leurs manières, on s'engoua même de leur costume. Les jeunes Byzantins à la mode, les élégants factieux du parti des bleus, se faisaient couper les cheveux très-ras sur le front, à la façon des Huns, et portaient la tunique et le large pantalon en usage chez ce peuple595. Justinien lui-même affectionnait ce vêtement, qui figura avec honneur sous les tentes de Bélisaire et de Narsès596. S'il arrivait qu'un de ces petits rois huns, cédant aux amorces de la cour de Byzance, consentît à recevoir le baptême, c'était une bonne fortune pour la politique romaine autant au moins que pour le christianisme. La ville, tout l'empire même, se mettait en fête; l'empereur était ordinairement parrain, l'impératrice marraine597, et le monde chrétien assistait au spectacle assurément fort curieux d'un successeur de Constantin tenant sur les fonts de baptême quelque petit-fils d'Attila.
Note 595: (retour) Factiosi statim comere cæsariem, ac novo quodam et Romanis alieno cultu recidere; nam..... sinciput capillitio ad tempora usque nudarunt, coma ad occipitium permissa, ut Massagetæ solent, nulla lege diffluere; quare et hunc habitum hunnicum appellavere. Omnes sibi curarunt vestes arte laboratas... Vestis manicæ ad volam strictissime coïbant, inde vero ad humeros, in miram amplitudinem diffundebantur. Procop., Hist. Arcan., c. 7.
On aimerait à suivre dans l'histoire, très-confuse et très-incomplète de ce temps, les vestiges du pacifique Hernakh, sur qui Attila fondait l'espoir d'une longue postérité. La prédiction s'est-elle accomplie, et sommes-nous tenus de croire comme les Huns à l'infaillibilité de leurs chamans? Que devinrent Uzindour et Emnedzar, doublement frères598 d'Hernakh et fidèles compagnons de sa fortune? lui restèrent-ils toujours unis? Le temps a jeté sur toutes ces destinées un voile qui ne se lèvera plus. Nous sommes un peu moins ignorants sur le compte de Gheism, qu'Attila avait eu de la sœur d'Ardaric, roi des Gépides. L'histoire nous le montre d'abord retiré en Gépidie près de son oncle, où il vit tranquillement avec son petit peuple dans la condition de vassal. Son fils Mundo ou Mundio, dont le nom rappelle Mundiuk599, père d'Attila, lui succède dans le gouvernement de sa tribu et dans la faveur des rois gépides. Cette faveur ne se démentit point jusqu'au moment où Thraséric monta sur le trône; mais alors elle fit place à une haine déclarée. Mundo, fier et passionné, ne supporta pas longtemps les persécutions dont il était l'objet. Un jour il brisa son lien de vasselage, passa le Danube avec quelques braves compagnons, et alla chercher asile sur les terres romaines600. Pour vivre il se fit voleur, enlevant les troupeaux qui pâturaient dans les vallées de l'Hémus, pillant les villages et détroussant les voyageurs sur les chemins. Ce métier-là, il faut le dire, n'avait rien d'extraordinaire ni presque de honteux dans ce pays et ce temps misérables, où l'incertitude de la vie avait atteint sa dernière limite, et où le dépouillé du jour devenait malgré lui, par une conséquence fatale de sa ruine, le spoliateur du lendemain. Mundo ne se trouva donc pas seul à le pratiquer. Outre ces Goths dont j'ai parlé plus haut et qui infestaient surtout la Mésie supérieure, il y avait tout le long des Alpes Pannoniennes et Noriques des bandes organisées pour le pillage et composées de gens de toute race, provinciaux et barbares, Goths, Gépides, et Romains; c'étaient la misère, l'oisiveté et le désordre qui les recrutaient. Assez nombreuses pour former comme un petit peuple, elles portaient vulgairement la dénomination de Scamari, d'un mot illyrien qui paraît avoir signifié brigands601. Les Scamares, émerveillés de la hardiesse des expéditions de Mundo, lui proposèrent de se mettre à leur tête, et le brigandage prit dès lors les proportions d'une véritable guerre.
Un coup de main heureux les ayant rendus maîtres de la tour d'Herta, forteresse qui dominait le haut Danube, leur ambition n'eut plus de bornes; ils élevèrent Mundo sur le pavois et le proclamèrent roi des Scamares602. Toute la contrée s'émut à cet excès d'impudence. L'empire romain et le royaume des Gépides, également intéressés à la répression des désordres, envoyèrent des troupes chacun de leur côté: les Gépides, plus voisins, arrivèrent les premiers, et mirent le siége devant Herta. Serré de près par les armes et bientôt par la famine, Mundo désespérait presque de lui-même et songeait à se rendre603, quand un incident le sauva. Les Ostrogoths étaient alors en querelle avec les Gépides pour la possession de leurs anciens cantonnements du Danube, qu'ils avaient laissés vacants lors de leur départ pour l'Italie, et dont ceux-ci s'étaient emparés. Après avoir réclamé vainement ce qu'il appelait le patrimoine des Goths, Théodoric venait d'envoyer sur la Save une armée chargée de rejeter les usurpateurs au delà du Danube. Informé de cette circonstance, Mundo en tire un parti merveilleux; il se déclare le vassal de Théodoric et se place sous la protection des Goths, qui, trouvant un grand intérêt à la coopération des Scamares, dégagent Herta, et mettent Mundo en liberté604. Le fils d'Attila prend aussitôt le chemin des Alpes, et va prêter son serment de vasselage entre les mains de Théodoric.
Le roi d'Italie l'attacha à sa personne, et Mundo servit brillamment sous ce grand capitaine; mais Théodoric étant mort et le royaume des Ostrogoths devant passer aux mains de sa fille Amalasunthe, Mundo dédaigna de porter les armes sous une femme. C'était le temps où Justinien, à peine monté sur le trône impérial, attirait déjà les regards du monde entier, qui semblait entrevoir son génie. Curieux de le connaître et de tenter fortune près de lui, Mundo se rendit à Constantinople avec une troupe d'Hérules qui demandèrent à le suivre605. Un fils d'Attila vassal et déserteur des Goths, un roi des Scamares dont les aventures couraient toutes les bouches ne pouvait manquer de réussir à la cour de Justinien, rendez-vous de tant d'aventuriers. Il plut à cet empereur, qui lui donna du service, et entra en relation avec Bélisaire, déjà plein de gloire et pourtant disgracié. Mundo se trouvait à Constantinople en 532, lorsque éclata cette fameuse insurrection du cirque qui faillit emporter Justinien et bouleverser l'empire606. Les séditieux, munis d'armes pillées dans les arsenaux, étaient maîtres de la ville; les troupes chancelaient, et déjà la populace, retranchée derrière les murs du cirque comme dans une forteresse, proclamait un autre empereur. Tout semblait perdu, et Justinien, s'abandonnant lui-même, parlait de quitter la ville, quand Bélisaire, sorti de sa retraite, se chargea d'étouffer la rébellion. Il lui fallait des hommes déterminés, il prit Mundo, qu'en sa qualité de Hun il mit probablement à la tête des escadrons de cavalerie restés fidèles. Sa confiance ne fut point trompée. Tandis que lui-même forçait avec ses cohortes d'infanterie la porte du cirque la plus voisine du palais, le petit-fils d'Attila, suivi de sa troupe, s'élançait par la porte opposée, l'épée en avant, au grand galop de son cheval: on sait le reste. Justinien paya ce service du poste de commandant général de l'Illyrie. Rien ne se passait dans la vie de Mundo comme dans celle du vulgaire des hommes. En se rendant à son poste, il rencontre une armée bulgare qui venait de franchir le Danube et marchait vers la Thrace; cette armée ne le fait pas reculer. Avec une poignée d'hommes qui composaient son escorte, il la traverse d'un bout à l'autre en se battant, et arrive sain et sauf dans sa résidence607.
Note 605: (retour) Theoderico fatis functo... ab imperatore Justiniano imperii subditum se haberi postulavit. Quin etiam Constantinopolim accessit, quem imperator maximis muneribus donatum... Theophan., Chronogr., p. 135.--Quem imperator humanissime tractatum Illyricum præfectum dimisit. Cedren. t. I, p. 372.--Anast., p. 63.
Note 606: (retour) C'est l'insurrection appelée par les contemporains Nicâ: sois vainqueur, parce que les insurgés avaient pris ce mot pour signal de leur révolte. Voir Procop. Bell. Pers., I, 24, 25.--Chron. Pasch., p. 336-340.--Theophan., Chronogr., p. 154-158.--Cedren., t. I, p. 369.--Jorn., Temp. Succ., etc.
Parvenu à une si haute fortune, le descendant d'Attila voulut être complétement Romain. Il enrichit son nom asiatique d'une terminaison latine sonore, qui en fit Mundus, c'est-à-dire le monde, nom passablement ambitieux, et son fils, baptisé selon toute apparence, reçut celui de Maurice608. Le nouveau Romain commanda ces provinces, toutes pleines des ruines que son aïeul avait faites, et les commanda bravement. Quand la guerre eut éclaté en Italie entre Justinien et les Goths, Bélisaire le réclama pour un de ses lieutenants. En face des Ostrogoths dont il avait été le vassal, Mundus se fit reconnaître par son audace; il battit une de leurs armées, dégagea la Dalmatie, et enleva la place de Salone, tout cela en quelques semaines; mais là fut le terme de ses aventures. Pour couronner dignement sa vie, il ne lui manquait plus qu'une mort romanesque, et le sort ne la lui refusa pas. Après la perte de Salone, les Goths n'avaient pas tardé à revenir en force pour reconquérir une position si importante, et le bruit courait qu'ils approchaient, quand Mundo envoya son fils Maurice avec quelques troupes pour les observer. Ce jeune homme, qui sentait dans ses veines les ardeurs de sa race, ne s'en tint pas aux ordres du général: il osa attaquer l'ennemi, et fit une percée dans ses rangs; mais enveloppé bientôt par des forces supérieures, il périt avec tous les siens609. Mundo, à cette nouvelle, devint comme fou: rassembler tout ce qu'il avait de soldats sous la main et courir où son fils avait péri, fut pour lui l'affaire d'un moment. Il arrive, se précipite sur les plus épais bataillons, y jette le trouble, leur fait rebrousser chemin; et déjà la victoire des Romains n'était plus douteuse quand un Goth, qui traversait le champ de bataille en fuyant, reconnaît le Hun, s'arrête et lui plonge son épée dans la cœur610.
Ainsi finit le dernier des Attiliens, comme s'exprime Jornandès611, dont on puisse reconstruire la biographie à l'aide des indications de l'histoire. Les Romains, qui aimaient à jouer sur les mots, trouvèrent dans la mort de Mundus une occasion de plaisanterie. On avait découvert dans les oracles sibyllins un vers obscur qui disait que lorsque l'Afrique serait prise, le monde périrait avec sa postérité: Africa capta, Mundus cum prole peribit612. L'Afrique avait été recouvrée par Bélisaire; Mundus et Maurice venaient de périr; l'oracle n'était-il pas accompli? Quelques superstitieux voulurent bien le croire, la foule n'y vit qu'un jeu de mots qui l'amusa, et ce fut l'oraison funèbre du petit-fils d'Attila devenu Romain.
Note 612: (retour) Tunc Romani in memoriam revocarunt sibyllinum oraculum, quod antea decantatum prodigii loco habebant. Sic enim illud accipiebant, ut dicerent, post captam Africam, orbem cum sua progenie ad interitum redactum iri. Non erat hæc sententia vaticinii: sed prænuntiatio Africæ redditæ in ditionem romanam; id sequebatur, tunc Mundum cum filio periturum. Etenim his verbis constabat: Africa capta, Mundus cum prole peribit. Et quoniam Mundus latine orbem universum significat, ad orbem oraculum referebant. Procop., Bell. Goth., lib. I, cap. 7.
CHAPITRE TROISIÈME
Suites de la mort de Denghizikh; dissolution de son royaume; constitution de nouvelles hordes sur le Volga et sur le Don.--Huns outigours et Huns coutrigours.--Première apparition des Slaves: Antes, Vendes, Slovènes.--Type physique et mœurs des Slaves.--Commencement des Bulgares; portrait de ce peuple; sa religion, ses mœurs.--Alliance hunno-vendo-bulgare.--Les confédérés attaquent l'empire romain.--Combat de la Zurta; les Romains attribuent leur défaite aux sortiléges des Bulgares.--Les Gépides vendent aux Slaves le passage du Danube.--Nouvelles expéditions des Huns, des Bulgares et des Slaves; caractère de chacune de ces barbaries.--État de l'empire romain dans les premières années du VIe siècle: le nestorianisme et l'eutychéisme divisent l'église d'Orient.--Les Césars de Byzance se font théologiens: Hénotique de Zénon.--Anastase le Silentiaire, empereur; son goût pour la théologie; il n'est couronné qu'après avoir souscrit la formule du concile de Chalcédoine.--Bonnes qualités et défauts d'Anastase.--Il remet en vigueur l'hénotique de Zénon; ses erreurs gnostiques; il opprime les orthodoxes.--Révolte à Constantinople; guerre religieuse dans le nord de l'empire.--Vitalianus.--Le Sénat traite au nom d'Anastase; conditions de la paix.--Anastase construit le long mur pour garantir Constantinople.--Nouveaux ravages des Huns.--Mort d'Anastase.--Justin met le Danube en état de défense.--Tranquillité de l'empire sous son règne; il s'associe son neveu Justinien.
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Tandis qu'Hernakh et les autres fils d'Attila, qui étaient devenus hôtes de l'empire, se façonnaient à la vie sédentaire, les Huns nomades, que l'ascendant de Denghizikh avait cessé de maîtriser, retombèrent dans leurs anciennes discordes. De l'Hunnivar au Volga, du Tanaïs au Caucase, les campements des Huns n'offrirent plus qu'un vaste champ de bataille où leurs tribus s'entre-déchirèrent. «On eût pu croire, dit un historien contemporain, que ce redoutable nom allait être effacé du monde»613. A la guerre civile se joignit la guerre étrangère.
Au bout de vingt ans environ, et dans les dernières années du Ve siècle, quand les éléments de ce chaos commencèrent à se débrouiller, voici l'aspect que présenta l'ancien royaume de Denghizikh: des tribus hunniques avaient disparu sans laisser de trace, d'autres avaient changé de demeure; des peuplades lointaines s'étaient rapprochées, des groupes nouveaux s'organisaient, et sous des noms jusqu'alors inconnus on voyait s'élever des dominations déjà redoutables.
Près du Bas-Danube, entre ce fleuve et le Dniéper, habitaient toujours des Huns sans dénomination particulière, postérité directe et non mélangée des bandes d'Attila. Les contrées au delà du Dniéper, en tournant les Palus-Méotides ainsi que le steppe du Caucase, appartenaient aux deux grandes hordes des Huns coutrigours et des Huns outigours, dont le cours sinueux du Don séparait les campements: les Coutrigours campaient à l'occident des Palus-Méotides, les Outigours à l'orient614. Le nom de ces hordes indiquait, par sa composition même, où entrait le mot d'ouigour ou ougour, qu'elles s'étaient formées par la fusion des anciens Huns avec ces peuplades ougouriennes qui parcouraient pures ou mélangées, le grand trapèze limité par le Volga, la mer Caspienne et la chaîne de l'Oural615. Les Ougours étaient eux-mêmes des Huns du rameau oriental ou blanc. Lorsqu'en 375 les Huns noirs, ou Finno-Huns, envahirent les plaines du Dniéper à la suite de Balamir, leur mouvement entraîna plusieurs tribus ougouriennes: Attila en comptait dans son armée; Denghizikh en eut davantage616, et les dernières discordes leur firent faire un pas de plus en Occident. Arrière-garde des Huns noirs dans ce trop-plein que l'Asie septentrionale versait sur l'Europe, elles étaient l'avant-garde des Turks, avant-garde eux-mêmes des Mongols. Au nord des Coutrigours et des Outigours, sur le moyen Volga, paraissait un peuple hunno-finnois, encore inconnu à l'Europe, où il devait acquérir bientôt une triste célébrité, le peuple des Bulgares, descendu récemment des hauts plateaux de la Sibérie. Échelonnés ainsi entre l'Europe et l'Asie, ces groupes divers représentaient avec quelques mélanges les éléments hunniques de l'empire d'Attila.
Note 614: (retour) Cutriguri et Cuturguri, Κουτρίγουροι. Agath. Κουτούργουροι. Procop.--On trouve aussi Cotrageri et Contragori.--Utiguri et Uturguri, Οὐτίγουροι. Agath. Οὐτούργουροι. Procop. On trouve encore Οὐτρίγουροι et Οὐττήγουροι.--Cuturguri cis, Uturguri trans paludem Mæotidem habitant. Procop., B. Goth., IV, 18.
Note 615: (retour) Uguri, Urogi, Ugri, Οὐγοῦροι et Ὀγοῦροι, Οὔρωγοι, et leurs composés Ονόγουροι, Σαράγουροι, etc.--La race des Ouigours et Igours que Priscus au Ve siècle rencontra autour du bas Volga et de la mer Caspienne était encore célèbre en Asie aux XIe et XIIe siècles. Elle était alors affiliée à la domination turke.
Tout groupement nouveau, toute transformation des peuples nomades est suivie d'une expansion au dehors: c'est la loi de ces sociétés des steppes et le secret de bien des conquêtes. Les Huns du Danube, comme pour échapper à leurs agitations intérieures, se mirent à déborder sur leurs voisins, et, trouvant au midi la rive romaine bien gardée, il se reversèrent à l'ouest, dans les vastes plaines d'où descendent le Bug, le Dniester et le Dniéper. Ils y rencontrèrent des barbares tout aussi féroces et plus pauvres qu'eux, les Antes, dont les nombreux essaims, répandus sur le cours moyen de ces fleuves, se prolongeaient vers le nord jusqu'aux limites des populations finnoises. Les Antes formaient le rameau oriental des nations slaves, et on s'accorde à les considérer comme les ancêtres des Russes. Quand les Huns s'aperçurent qu'ils avaient plus à perdre qu'à gagner avec de tels ennemis, ils leur tendirent fraternellement la main, leur proposant d'aller piller de compagnie les riches provinces du Danube. Ce fut la première association conclue dans le berceau de l'empire de Russie entre les deux éléments principaux dont il devait se composer un jour, le Slave oriental et le Hun finnois. Cette première alliance en amena une troisième, celle des Bulgares, que les Huns appelèrent à leur aide des bords du Volga. Ainsi s'organisa une des plus formidables coalitions qui eussent encore menacé Constantinople et la civilisation de l'ancien monde.
Alors et pour la première fois retentit dans l'histoire ce mot de Slave aujourd'hui si fameux. Cette grande race et les vastes espaces qu'elle couvrait au nord des Carpathes, entre la mer Baltique et la Mer-Noire, n'avaient guère été connus jusqu'alors que par des noms étrangers, résultats de la conquête. Soumis à un double courant d'invasion, de la part des Asiatiques du coté du soleil levant, de la part des Germains et des Scandinaves du côté du soleil couchant, les Slaves et la Slavie n'avaient jamais été libres. Vers le commencement de notre ère, ils appartinrent aux Sarmates, peuple nomade venu probablement du Caucase, et le pays s'appela Sarmatie. Au IVe siècle, les Goths scandinaves, devenus puissants sur la Mer-Noire, subjuguèrent les Sarmates, et avec eux les Slaves, leurs vassaux ou serfs617. Balamir, en 375, ayant détruit l'empire d'Ermanaric, Goths, Sarmates et Slaves se rangèrent tous à la fois sous la domination des Huns. A la mort d'Attila, il se passa un phénomène curieux. Les Goths, séparés des Huns, partirent pour leur vie d'aventures dans le midi de l'Europe; les débris de la nation sarmate, suivant la fortune de Denghizikh ou d'Hernakh, se confondirent parmi les hordes hunniques618, tandis que les autres peuples germains, qui auraient pu prendre leur place comme dominateurs de la Slavie, étaient emportés par cette force irrésistible qui poussait la Germanie sur les Alpes: les Slaves n'avaient donc plus de maîtres, et ils se trouvèrent libres sans avoir rien fait pour le devenir. Ils n'eurent plus qu'à reprendre possession de la terre qui leur appartenait et du nom qu'ils se donnaient eux-mêmes.
Que signifie ce nom de Slave,--Slove dans l'ancien idiome russe, Sclave et Sthlave dans les écrivains latins ou grecs619? La vanité nationale le tire du mot slava, qui veut dire gloire; mais ce mot lui-même dérive de slova, parole, comme en latin fama, la renommée, dérive de fari, parler620. La gloire, c'est la parole du genre humain sur un héros ou sur un peuple. L'interprétation la plus sensée du nom de Slave ou Slove est donc celui qui a la parole, qui parle l'idiome particulier de la race, et, par une corrélation de termes qui justifie cette interprétation, l'étranger est celui qui ne parle pas, niemetz, littéralement le muet. La langue est le moyen de reconnaissance du Slave; c'est par elle que le sentiment de la fraternité se maintient entre toutes les fractions de la race, quelles que soient les diversités de vie sociale ou de condition politique. Telle cette race se montre à nous aujourd'hui depuis la Dalmatie jusqu'aux régions polaires, telle aussi nous l'entrevoyons des l'aurore de sa résurrection à la liberté621. Elle se divisait alors en trois grandes branches, partagées à leur tour en confédérations et tribus. A l'est et sur les fleuves qui descendent dans la Mer-Noire était le rameau des Antes622 dont j'ai parlé tout à l'heure, et qui avait pour voisins les peuples finnois et asiatiques. A l'ouest se trouvait la branche des Venètes ou Vendes623, qui, appuyés sur la Baltique, confinaient au nord avec les Finnois d'Europe, au midi avec les Germains: ce rameau slave avait été connu de bonne heure par les navigateurs grecs et les voyageurs romains. Entre les deux se trouvait une troisième branche portant un nom dérivé de celui de la race elle-même, les Slovènes ou Sclavènes624, qui paraissent n'avoir été qu'un ramas de tribus slaves sans organisation particulière. Chacune de ces divisions principales avait son mode d'action sur le midi de l'Europe et sa future destinée. Tandis que les Antes, cherchant à dépasser les Carpathes du côté de l'orient, s'unissaient aux populations hunniques pour attaquer l'empire romain par le Bas-Danube, les Vendes, à l'occident des Carpathes, pesaient sur les peuples germains de la Thuringe et de la Bohême. Les Slovènes intermédiaires, se trouvant acculés au pied de cette chaîne, que les Gépides gardaient bien, se jetèrent à droite ou à gauche, se joignant tantôt aux Vendes, tantôt aux Antes, et c'est ainsi que nous les trouverons mêlés à toutes les grandes entreprises de leur race sur le Haut comme sur le Bas-Danube.
Note 620: (retour) Dans slova, parole, l'l est aspirée et se prononce avec un son fortement guttural. En polonais il y a deux l, l'une simple, l'autre aspirée qu'on appelle barrée, à cause du caractère alphabétique employé pour l'exprimer. En russe, il n'y a qu'une seule l, elle se prononce toujours légèrement barrée. Cette prononciation, très-difficile à saisir avec les caractères grecs ou latins, a été rendue aussi bien que possible par cl et thl dans les mots Sclavi, Sthlavi, Sclavini, Sthloveni: Slaves et Slovènes. Ptolémée paraît avoir connu les Slaves sous les noms de Σουόβηνοι et Σουουηνοί.
Note 623: (retour) Introrsus Dacia est, ad coronæ speciem arduis alpibus emunita, juxta quarum sinistrum latus, quod in Aquilonem vergit et ab ortu Vistulæ fluminis per immensa spatia venit, Winidarum natio populosa consedit. Jorn., R. Get.--Winidae, Veneti, Vendi, Venedi, Winithi.--Tenent Sarmatiam maxime gentes Venedæ per totum Venedicum sinum. Venedicus sinus: la mer Baltique. Ptolem., Geogr., III, p. 73.
L'apparition des Slaves n'eut rien de rassurant pour le monde civilisé: cette nouvelle barbarie présentait un spectacle on ne peut plus sombre et repoussant. Si longtemps asservie sous des conquérants qui consommaient sans produire et pour lesquels elle travaillait, la race slave avait pris les habitudes de la vie sédentaire; elle connaissait les premiers rudiments des arts. mais sa grossière industrie avait des bornes bien étroites. Ce qu'on appelait ses villes n'était qu'un amas de cabanes malsaines, disséminées sur de grands espaces et cachées comme des tanières de bêtes fauves dans la profondeur des bois, au milieu des marais, sur des roches abruptes, partout en un mot où l'homme pouvait aisément se garer de l'homme625. La misère et une malpropreté hideuse y faisaient leur séjour626. Là pullulaient des familles ou des groupes de familles dans une complète promiscuité, vivant nus à l'intérieur des cabanes, et au dehors se couvrant à peine de la dépouille des bêtes ou de lambeaux d'une étoffe noirâtre que les femmes savaient tisser627. Quelques tribus se barbouillaient de suie de la tête aux pieds en guise de vêtement628. Le Slave mangeait la chair de toute espèce d'animaux même les plus immondes; mais le millet et le lait composaient surtout sa nourriture. Naturellement paresseux et ami du plaisir, il avait des vertus hospitalières: il recherchait les étrangers et les traitait bien629, on vantait aussi la fidélité de sa parole630; mais ces bonnes qualités avaient de terribles retours. A son état habituel d'apathie succédaient des accès de violence féroce; alors il devenait sans pitié, et son imagination exaltée par l'enivrement du carnage lui fit inventer des supplices, qu'on n'oublia plus, qui sont demeurés jusqu'à nous comme une triste conquête de la cruauté humaine631. Le guerrier slave, marchant tête et poitrine nues, un long coutelas au côté, et dans la main un paquet de javelots dont le fer était empoisonné632, ressemblait à un chasseur d'hommes. Pour lui en effet, la guerre n'était qu'une chasse. Se battre en ligne, se former en rangs serrés, coordonner ses mouvements sur des combinaisons d'ensemble, était un art que son intelligence n'atteignait pas encore: sa tactique à lui, c'était celle des embuscades. Il excellait à se tapir derrière une pierre, à ramper sur le ventre parmi les herbes, à passer des journées entières dans une rivière ou un marais, plongé dans l'eau jusqu'aux yeux, et ne respirant qu'à l'aide d'un roseau633; là il guettait patiemment son ennemi pour s'élancer ensuite sur lui avec la souplesse et la vigueur des animaux qu'il semblait avoir pris pour modèles.
Note 632: (retour) Loricam non induunt: cum pugnam invadunt, multi pedibus tendunt in hostem, scutula spiculaque gestantes manibus. Procop., Bell. Goth., III, 14.--Maurice, Strateg., II, 5, écrit que les flèches des Slaves renfermaient un poison très-subtil qui s'insinuait bientôt dans tout le corps, si le blessé ne pouvait prendre de la thériaque, ou si l'on ne coupait la chair autour de la plaie.
La vie morale était chez lui, comme tout le reste, à ses premiers essais. A peine avait-il l'idée du mariage. Dans la plupart de ses tribus existait la communauté des femmes634, et cet état se prolongea bien longtemps après que le christianisme, ce grand réformateur des sociétés sauvages, eut entamé celle-ci. De vagues instincts religieux, obscurcis d'un côté par le fétichisme, de l'autre par les pratiques de la sorcellerie, se faisaient jour çà et là dans ses institutions. Quelques tribus avaient l'idée d'une intelligence suprême, régulatrice des choses et des hommes; elles ne croyaient pas nous dit Procope, que le monde fût gouverné par le hasard635. Chez d'autres régnait un dualisme qui rappelle l'Orient. Celles-ci reconnaissaient deux divinités, l'une blanche, source de tout bien, l'autre noire, source de tout mal; mais le dieu noir avait seul des temples636.
Pourquoi se serait-on occupé du dieu blanc qui ne faisait de mal à personne?
Tel était le Slave, premier allié convié par les Huns à la curée du monde romain; nous allons dire maintenant quel était le second.
Le Bulgare, ou plus correctement Voulgar637, appartenait au groupe des Huns finnois et à l'arrière-ban de ce groupe: amené par les dernières guerres civiles, il était venu du fond de la Sibérie planter ses tentes au bord du grand fleuve qui s'appelait alors et s'appelle encore aujourd'hui dans les langues tartares Athel ou Athil638, et qui prit le nom de Volga (fleuve des Voulgars) quand la domination bulgare fut devenue célèbre en Europe639. Il faudrait remonter au IVe siècle, époque de l'apparition des premiers Huns, pour retrouver dans l'histoire une impression de terreur et de dégoût comparable à celle qu'excitèrent ces nouveau-venus des solitudes septentrionales, aussi brutes que les bêtes des forêts au milieu desquelles ils avaient vécu jusqu'alors. A côté d'eux, le Hun d'Europe, en contact depuis plus d'un siècle avec les Romains et les Germains, pouvait presque se dire civilisé. Leur laideur, leur saleté, leurs instincts féroces640, semblaient dépasser tout ce qu'on avait jamais connu. Le Bulgare détruisait pour détruire, tuait pour tuer, s'attachait à effacer tout travail de l'homme, comme pour ne laisser après lui que la représentation de ses déserts. On ne lui savait ni religion ni culte, si ce n'est le chamanisme qu'il pratiquait avec un grand luxe de superstitions. Quelque chose de diabolique s'attachait à ce peuple hideux, dont les sorciers, plus hideux que lui, évoquaient les esprits de ténèbres avec d'effroyables convulsions. C'étaient ses devins, ses conseillers politiques et ses prêtres, et l'on racontait d'eux des choses étranges auxquelles la crédulité ne manquait pas d'ajouter foi. On disait que placés dans un coin de l'armée pendant la bataille, ils avaient l'art de fasciner l'ennemi, de le troubler, de l'abuser par des visions fantastiques641. Le Bulgare, sans frein dans ses appétits, avait la lubricité des bêtes642: tous les vices étaient son partage, et il en est un auquel il a la gloire infâme d'avoir donné son nom dans presque toutes les langues de l'Europe. Ses institutions semblaient combinées pour le meurtre plus encore que pour la guerre; nul chez lui n'arrivait au commandement qu'après avoir tué un ennemi de sa propre main. Il n'y avait pas jusqu'à sa manière de combattre, jusqu'à son arc énorme et ses longues flèches sûres de toucher le but, jusqu'à son coutelas de cuivre rouge643, et à ce filet dont il emmaillottait ses ennemis tout en courant644, qui n'inspirassent une appréhension involontaire, soit par leur nouveauté, soit par sa dextérité prodigieuse à s'en servir. Aussi, de tous les barbares qui ravagèrent l'empire romain, celui-ci est resté le plus abominé des contemporains et le plus flétri par l'histoire. Maudit-de-Dieu devint l'épithète ordinaire, ou pour mieux dire le synonyme du mot Bulgare, et cette qualification, arrachée par la souffrance aux générations romaines du VIe siècle, est entrée dans l'histoire, qui lui a donné sa consécration645.
Note 639: (retour) Cette domination, qui eut pour siége la ville de Bulgaris, située près du lieu où s'élève actuellement Kasan, embrassa tout le cours du Volga, ainsi que le nord de la mer Caspienne. Bulgaris était au Xe siècle le centre d'un trafic considérable; elle tomba au XIIIe, ainsi que la domination bulgare, sous les armes de Batou, fils aîné de Tchinghiz-Khan.
Onze ans à peu près avant cet appel que leur faisaient les Huns, les maudits-de-Dieu avaient essayé d'arriver jusqu'au Danube. Une de leurs hordes partant du Volga où ils étaient à peine établis menaçait déjà les provinces méso-pannoniennes, quand le grand Théodoric, prenant avec lui en toute hâte ce qu'il put réunir de soldats goths et romains, alla l'attendre dans les plaines du Dniester, la battit, la mit en déroute, et lui blessa son roi de guerre nommé Libertem646. Les Bulgares avaient oublié leur échec et ne se souvenaient plus que de la richesse proverbiale de la Romanie et du grand nombre de ses villes, lorsque leur vint la proposition des Huns, qu'ils acceptèrent sans balancer. Ce peuple, qui figurera au premier plan de nos récits, est encore un des éléments dont s'est composée la nation russe, moitié asiatique et moitié slave dès l'origine de son histoire. On le voit, le premier noyau de ce grand empire, destiné à tant de péripéties, essaya de se former au VIe siècle, sur la lisière de l'Asie et de l'Europe, par l'alliance de deux barbaries conjurées contre l'empire romain. Son premier objet fut le pillage de la vallée du Danube; son premier cri de guerre: à la ville des Césars647! A-t-il beaucoup changé depuis?
Ce fut pendant l'hiver de 498 à 499 que l'armée des barbares coalisés, à laquelle un historien byzantin donne le nom de hunno-vendo-bulgare648 (le mot de Vende étant employé quelquefois dans une acception générique pour désigner tous les Slaves), déboucha sur la rive gauche du Danube. L'hiver était la saison que les barbares de ces contrées choisissaient le plus ordinairement pour leurs irruptions en Mésie, «attendu, dit Jornandès, que le Danube gèle chaque année, et que ses eaux, prenant la dureté de la pierre, peuvent donner passage non-seulement à de l'infanterie, mais à de la cavalerie, à de gros chars attelés de trois chevaux, en un mot à toute espèce de convoi; d'où il suit que l'hiver une armée envahissante n'a besoin ni de radeaux, ni de barques.649» Un autre avantage encore faisait choisir aux barbares le temps des gelées pour commencer leurs campagnes. Les flottilles romaines en station sur le fleuve étant prises dans les glaces, ils pouvaient à leur gré tourner les forteresses, et rien ne les arrêtait plus jusque dans le cœur du pays: étaient-ils battus plus tard ou retournaient-ils vainqueurs avec leur butin lorsque le fleuve était dégelé? ils le franchissaient suivant la coutume des Asiatiques sur des outres attachées à la queue de leurs chevaux. L'armée hunno-vendo-bulgare surprit les Romains, qu'une longue paix avait endormis. Le commandant de l'Illyrie, qui se nommait Aristus, eut peine à réunir quinze mille hommes, avec lesquels il marcha au-devant des barbares, traînant à sa suite sept cents chariots chargés d'approvisionnements et d'armes650. Les deux armées se rencontrèrent près d'un cours d'eau que les historiens appellent Zurta, et dont la position précise nous est inconnue. C'était une petite rivière encaissée dont l'eau était profonde et les berges très-escarpées d'un côté. Soit nécessité fatale de la position, soit incapacité du général, les Romains, au lieu de se retrancher derrière ce fossé, se le placèrent à dos et commencèrent l'attaque. Ils croyaient peut-être avoir bon marché de masses tumultueuses qu'aucun ordre apparent ne dirigeait; mais il n'en fut pas ainsi. Ces visages hideux, ces cris sauvages, la nouveauté des armes et de l'ennemi, effrayèrent les légions, qui, se voyant débordées par les escadrons huns et bulgares, ne songèrent plus qu'à échapper. La Zurta était derrière; il fallait la traverser et gravir ses escarpements sous des nuées de flèches, et il y eut là un affreux massacre. Quatre mille Romains furent égorgés, noyés, écrasés sous les pieds des chevaux, et trois officiers impériaux restèrent parmi les morts après avoir bravement, mais vainement combattu651. Les vaincus, au lieu de s'en prendre à eux-mêmes, à leur imprudence, à leur lâcheté, à l'inhabileté de leur commandant, expliquèrent leur défaite par les illusions magiques que savaient jeter les chamans bulgares, et qui avaient, disaient-ils, paralysé leurs bras652. On remarqua aussi, non sans frayeur, qu'une nuée de corbeaux devançait les escadrons bulgares dans leur marche, ou les couvrait pendant la bataille, comme si les maudits-de-Dieu avaient fait un pacte avec la mort653. Tel fut le début de la coalition hunno-slave sur les terres de l'empire. Quand les barbares eurent amassé beaucoup de butin, ils allèrent le mettre à couvert dans quelque vallon retiré des Carpathes, et se préparèrent à une nouvelle campagne.
Les expéditions des années suivantes, sans être aussi désastreuses pour les Romains, n'en profitèrent guère moins aux barbares, qu'une terreur inexprimable favorisait dans toutes leurs courses. Les coalisés n'agissaient pas toujours en commun, ils se divisaient parfois sur le terrain, soit pour piller, plus à l'aise une grande étendue de pays, soit pour trouver plus de facilité à vivre. Les Huns et les Bulgares, qui étaient cavaliers, s'arrangeaient de manière à traverser le Danube sans danger, soit à l'aller, soit au retour; mais les Slaves, qui étaient fantassins, ne le pouvaient pas toujours, les garnisons romaines les pourchassant, et les flottes de navires à deux poupes interceptant le fleuve quand ses eaux étaient libres. Ils s'adressèrent alors aux Gépides pour obtenir passage sur la partie du fleuve qui bordait leurs terres et dont ils avaient la disposition. Les Gépides portaient le nom d'alliés de l'empire et se prétendaient ses fidèles amis; ils ne manquaient pas de toucher chaque année une gratification de la cour de Constantinople654 promettant toujours, contre les entreprises des Goths, une assistance qu'ils ne donnaient jamais. Ce titre d'alliés ne les empêcha pas d'accueillir la proposition des Slaves. Ils s'engagèrent par traité à laisser passer ces brigands, à leur fournir des barques moyennant une pièce d'or par tête655. C'était piller l'empire par leurs mains656, mais les Gépides n'avaient pas de si minces scrupules. Quand le gouvernement byzantin, soupçonnant leurs manœuvres, leur demandait des explications, ils niaient audacieusement les faits, ou bien ils accumulaient prétexte sur prétexte pour les colorer. L'empereur hésitait à leur parler le langage des armes; avec trois ennemis terribles sur les bras, il craignait d'en provoquer un quatrième.
Durant les tristes années qui fermèrent le Ve siècle et ouvrirent le VIe, les provinces voisines du Danube purent étudier à leurs dépens toutes les variétés de la férocité humaine, car les races barbares qui les dévastaient avaient chacune leur façon particulière de torturer et de détruire. On connaissait les procédés du Hun d'Europe, issu des bandes d'Attila, et, comme je l'ai dit, celui-là était presque civilisé à côté de ses compagnons; mais le Slave et le Bulgare joignaient à des cruautés inconnues le supplice de l'épouvante. Le Slave, ennemi invisible et toujours présent, tapi derrière toutes les broussailles, caché jusque dans les rivières, attendait la nuit pour faire ses surprises; il fondait alors, sur une ville657, sur un village, sur une troupe en marche, et là où il avait passé, il ne restait plus âme vivante. Pendant longtemps il ne sut pas faire de prisonniers. Il dut apprendre par l'expérience qu'il y avait souvent profit à épargner un être humain qui pouvait être racheté, et qu'une mère, un enfant de famille riche ou le magistrat d'une ville avaient leur valeur en argent. Alors, au lieu de tuer tout, il emmenait tout en captivité, et les malheureux provinciaux mouraient de fatigue et de misère sur les routes658. Les Antes commettaient ces horreurs dans lesquelles ils furent encore dépassés par les Slovènes quand ceux-ci se joignirent à leurs expéditions. C'est aux Slovènes que les contemporains attribuent le supplice du pal, invention tristement célèbre, qui s'est perpétuée jusqu'à nos jours dans les contrées du Danube. La civilisation romaine frémit à la vue de ces longues files de pieux garnis de corps agonisants qui restaient étalés sur les chemins comme des trophées de la barbarie659. Quelquefois ils attachaient leurs prisonniers par les membres à quatre poteaux, la tête pendante en arrière, et ils leur brisaient le crâne à coups de bâton, comme on fait aux chiens et aux serpents, dit l'écrivain grec660. Ceux des habitants que les Slaves ne pouvaient pas emmener étaient enfermés avec des bœufs et des chevaux dans des étables garnies de paille où on mettait le feu, puis les barbares partaient au bruit des clameurs humaines où se mêlaient le mugissement du bétail et les éclats de l'incendie661. C'était là un de leurs passe-temps. Avec les Bulgares, autres souffrances, autres terreurs. Rien n'échappait à ces rapides escadrons, plus légers et plus destructeurs que les sauterelles de leurs steppes. Sur leur passage, les moissons étaient brûlées, les vergers détruits, les maisons rasées, et dans les ruines mêmes il ne restait pas pierre sur pierre. Longtemps après, quand l'herbe et les broussailles avaient recouvert de grands espaces, jadis cultivés et habités, le Mésien disait en soupirant: «Voilà la forêt des Bulgares662»! Ce sauvage, muni du filet de guerre qu'il balançait dans sa main gauche, le jetait en passant avec une prestesse et une sûreté merveilleuses, et quand il avait emmaillotté sa victime, lançant son cheval au galop, il traînait le filet contre terre au moyen d'une courroie attachée à l'arçon de sa selle, jusqu'à ce que le malheureux prisonnier s'en allât par morceaux663.
Note 659: (retour) Non ense, non hasta, non alio quoquam usitato necis genere conficiebant, sed depactis valide in terrain sudibus præacutis, miserorurn sedes multa vi impingebant, et infixas inter nates palorum cuspides adigentes ad usque viscera, illis vitam extorquebant. Procop., Bell. Goth., III, 38.
En parcourant dans les historiens du temps ces lugubres tableaux, on se demande d'abord pourquoi l'empire romain ne se leva pas comme un seul homme pour mettre un terme à tant de misères; mais les mêmes historiens nous fournissent la réponse: l'empire avait toute autre chose à faire. D'autres intérêts, d'autres luttes, passionnées jusqu'à la fureur, absorbaient les générations contemporaines, et ne permettaient pas d'entendre les cris de détresse partis des provinces du Danube. L'église d'Orient traversait alors une des crises les plus formidables et les plus longues qui aient ébranlé le christianisme. La question de savoir si les deux natures divine et humaine étaient séparées ou réunies dans la personne de Jésus-Christ, et quelle part revenait à chacune d'elles dans l'œuvre de la rédemption, question aussi délicate qu'importante à résoudre, avait été, en 428, jetée par le patriarche de Constantinople, Nestorius, dans la discussion publique, et depuis lors elle n'en était plus sortie; ou plutôt, grandissant par la controverse, où la subtilité grecque se donnait amplement carrière, elle était devenue l'unique occupation des esprits. Nestorius avait nié l'union personnelle des deux natures, prétendant que le Verbe divin, après son incarnation, avait habité simplement dans l'humanité comme dans un temple664, et refusant à Marie le titre de mère de Dieu: le moine Eutichès releva le défi, mais se plaçant précisément au point opposé, il confondit les deux natures jusqu'à faire mourir la Divinité sur la croix665. Ces deux solutions extrêmes faussaient également le christianisme: la première faisait évanouir le mérite de la rédemption en transformant le sacrifiée sanglant du Calvaire en une pure apparence et en un spectacle sans réalité; la seconde aboutissait à l'absurde conséquence du suicide de Dieu même. En vain le concile de Chalcédoine; avec l'autorité de la tradition et la saine interprétation des Écritures, formula la doctrine orthodoxe des deux natures en une seule personne; en vain l'église romaine adopta les décisions du concile comme la voix du christianisme lui-même: l'esprit grec n'abandonnait pas aisément la dispute. Les hérésies de Nestorius et d'Eutychès donnèrent naissance à d'autres hérésies moins absolues, que chacun put pondérer à sa guise et qui n'eurent de limites que l'infini. Il naquit aussi, dans une intention plus honnête que celle d'être chef de secte, des hérésies de conciliation, si l'on peut ainsi parler, lesquelles cherchèrent à mettre des contre-poids dans les dogmes, et combinèrent les erreurs pour en tirer une vérité qui ne blessât personne. Ces dernières tentatives ne firent qu'obscurcir la question, altérer le sens religieux, et jeter en Orient la foi chrétienne dans un dédale inextricable666.
Ce fut un des malheurs de l'église orientale d'avoir toujours à compter avec les empereurs non-seulement en matière de discipline, mais aussi pour le règlement des dogmes: legs fatal de la succession du grand Constantin. Les césars de Byzance, patriciens, soldats ou bouviers, se crurent tous tenus d'être théologiens. Il en arriva mal plus d'une fois à eux-mêmes, et surtout à l'empire. On sait comment les formulaires de l'empereur Constance, ses décisions canoniques appuyées par les légions, troublèrent profondément l'Église, rendirent confiance et autorité au polythéisme et préparèrent la réaction païenne de Julien667; on sait aussi que la funeste séparation qui se manifesta au sein du christianisme, entre les Barbares devenus presque tous ariens et les Romains catholiques, fut due au prosélytisme insensé de Valens668: les triomphes de Valens et de Constance empêchèrent, à ce qu'il paraît, l'empereur Zénon de dormir, car il eut la prétention de terminer par un décret impérial la controverse des deux natures. Ce décret, qu'il publia en 482, sous le titre d'hénotique, c'est-à-dire d'acte d'union, laissa l'Église plus divisée que jamais. L'hénotique présentait une formule de foi que les évêques devaient souscrire, et l'empereur, pour montrer son impartialité comme juge et sa supériorité comme théologien, y condamnait tout le monde, lançant l'anathème à droite et à gauche sur les décisions présentées avant lui, et mettant le concile de Chalcédoine à peu près au niveau d'Eutychès et de Nestorius. Tout le monde étant condamné, naturellement personne ne fut content; les évêques résistèrent, et l'épée des soldats fut employée à les convaincre. Zénon mourut sur ces entrefaites, heureusement pour la paix du monde669. Sa fin fut entourée de mystère. On raconta que pendant un des accès d'épilepsie auxquels il était sujet et que provoquait son intempérance, des officiers de sa cour, ses compagnons de débauche, l'avaient porté vivant dans un sépulcre, où il avait été trouvé plus tard, les poings rongés670. Sa femme, Ariadne, se hâta de le pleurer, et dans le premier trouble où le changement de règne jetait Constantinople, elle recommanda au choix du sénat, de l'armée et du peuple671, Anastase le Silentiaire.
Sous plus d'un rapport, le choix n'était pas mauvais, et on l'accueillit avec faveur. Attaché en qualité de chambellan aux petits appartements du prince, qui s'appelaient dans le langage ampoulé de l'étiquette byzantine, l'asile du silence672, Anastase avait la réputation d'un homme d'esprit sans ambition, honnête, bienfaisant et pieux à sa manière. Il avait plu jadis à l'impératrice Ariadne, qui profita de son veuvage pour en faire un empereur et l'épouser. Malgré son âge de soixante ans et ses cheveux d'une blancheur éclatante, Anastase paraissait encore beau; ses traits réguliers et fins étaient empreints d'une grande douceur, et ses yeux dispairs, dont l'un était noir et l'autre bleu, attiraient l'attention par leur expression singulière673. De toutes les passions qui avaient pu agiter sa vie, Anastase n'en avait pas eu de plus constante et de plus vive que la théologie. Dans sa jeunesse, il s'était livré avec ardeur aux spéculations religieuses; il avait eu son système à lui, son hérésie, son symbole de foi. Devenu silentiaire, il s'oubliait encore jusqu'à venir catéchiser dans l'église de Constantinople, où il soutint des thèses qui n'étaient pas toujours orthodoxes. Le patriarche s'en étant plaint à l'empereur, Zénon lui conseilla de faire prendre son chambellan par des clercs, de le faire tondre comme un moine, et de l'offrir dans cet état à la risée publique674. Cette menace calma l'ardeur théologique du silentiaire, qui sembla avoir mis de côté toutes ses erreurs; mais le patriarche lui avait gardé rancune: quand le sénat, le peuple et l'armée proclamèrent Anastase empereur, le patriarche déclara qu'il ne le couronnerait pas. Or c'était un usage passé presque en force de loi que l'évêque de la métropole impériale posât la couronne sur le front du césar nouvellement élu, ce qui donnait à l'autorité spirituelle, sinon le droit d'approuver l'élection, au moins celui d'y créer des embarras, et il pouvait être dangereux de passer outre. Ariadne alarmée fit intervenir les chefs du sénat; elle intervint elle-même, et un accommodement fut négocié entre Anastase et le patriarche. Le nouvel auguste s'engagea à souscrire la formule du concile de Chalcédoine, et à en faire observer les canons675; l'engagement fut pris par écrit, signé de sa main impériale, déposé dans le trésor de l'église métropolitaine et précieusement gardé comme une pièce de conviction qu'on opposerait à l'empereur parjure, s'il lui arrivait de manquer à la condition essentielle de son couronnement. On se doute bien que le certificat d'Anastase eut le sort de beaucoup de chartes, programmes, serments, concessions de tout genre, faits, octroyés, subis, à toutes les époques, sous la dictée de la nécessité.
Tout marcha bien d'abord: Anastase administrait sagement; il était économe des deniers publics, ennemi de la corruption et de la vénalité des charges, bienveillant pour les personnes; il abolit des impôts odieux, apporta des réformes dans les mœurs et défendit entre autres choses les combats sanglants des hommes contre les bêtes676. Dans sa vie privée, il était dévot sans être chrétien, allait à l'église avant le jour, jeûnait, faisait de grandes aumônes; le peuple le regardait comme un saint, et criait sur son passage: «César, règne comme tu as vécu!» Mais bientôt les sectaires, ses anciens compagnons d'hérésie, commencèrent à l'assiéger, et le pouvoir de tout faire réveilla en lui le démon du prosélytisme religieux. Né d'une mère manichéenne677, Anastase avait sucé avec le lait le goût des rêveries persanes qu'il mêlait secrètement à son christianisme: c'était la tendance particulière de son esprit. Les vrais chrétiens, à ses yeux, se trouvaient dans cette bizarre école dirigée par un esclave persan devenu évêque, et où l'on prétendait marier la religion de Zoroastre à celle du Christ. Anastase en répandit les missionnaires dans tout l'Orient. Lui-même se fit construire au palais impérial un oratoire dont les murs étaient couverts de figures d'animaux et de symboles de toute sorte en usage chez les manichéens et les gnostiques. Enfin le bruit courut qu'il travaillait à une nouvelle traduction des Évangiles, attendu, disait-il, que la version vulgaire était incorrecte et rustique. Ces essais d'immixtion aux choses religieuses eurent lieu d'abord avec quelque prudence; ce qui retenait l'empereur, c'était son engagement écrit d'observer les canons du concile de Chalcédoine, engagement gardé au trésor de l'église de Constantinople en même temps que les actes eux-mêmes du concile. Rien ne lui eût coûté pour le tenir en sa possession: il essaya de corrompre le trésorier Macédonius, devenu patriarche de Constantinople, il essaya de l'effrayer, le tout sans succès. Il fut plus heureux avec les actes originaux du concile678, qu'un prêtre lui livra pour de l'argent, et qu'il déchira et brûla de sa main. L'insensé crut voir son serment s'exhaler dans la flamme avec ces pages qu'il avait juré de maintenir.
La conscience ainsi allégée, Anastase ouvrit une campagne contre le catholicisme: son plan d'attaque ne manqua ni d'habileté ni de puissance. Il remit en vigueur l'hénotique de Zénon, qui avait le caractère d'une loi de l'empire, et tout en affectant un grand zèle pour ce formulaire qui anathématisait tous les autres, il lâcha la bride aux nestoriens, aux eutychéens, aux ariens, en un mot à tout ce qui n'était pas catholique. Toute hérésie lui semblait bonne, pourvu qu'elle reniât le concile de Chalcédoine, son épouvantail. Il en résulta une anarchie de doctrines sans exemple et sans nom. Anastase attaqua alors la liturgie, dans laquelle il introduisit des innovations qui recélaient le venin de ses doctrines; les prêtres résistèrent; le peuple se souleva, mais des soldats, l'épée au poing, firent chanter une doxologie de la façon de l'empereur679. Une troupe de moines syriens étant descendue d'Asie à Constantinople pour assommer le patriarche, d'autres moines accoururent le défendre; on se battit dans les cloîtres, on se battit dans les églises. A Constantinople, où la population était en grande majorité catholique, des processions de prêtres, de bourgeois, de soldats, tous armés, se mirent à parcourir les rues sous les bannières militaires jointes à celle de la croix, mêlant au chant des litanies des cris de guerre et des malédictions contre l'empereur. Ces processions se rendaient au cirque, où l'on tenait concile en plein vent. Une de ces assemblées osa déposer Anastase680, qui la fit dissoudre à grands coups de lance par les gardes du palais. Le peuple de son côté ne montrait guère plus de modération. Tout prêtre suspect de complicité ou simplement de faiblesse vis-à-vis d'Anastase était égorgé sans miséricorde, et on promenait sa tête au bout d'une pique. Un moine et une religieuse que l'empereur affectionnait périrent ainsi massacrés, et leurs cadavres liés ensemble allèrent balayer le pavé des rues.
Note 679: (retour) Cum... omnibus ecclesiis, per libellum scriptum edixit ut ter sanctum hymnum, non omisso addimento, in publicis processionibus decantarent... tumultus vehemens exortus est, multarum domorum visa incendia, et innumeræ cædes patratæ... Theophan., p. 136.--Imperator cum in hynmo trisagio has voces adjicere voluit: Qui crucifixus est pro nobis, gravissima seditio exorta est, perinde quasi christiana religio funditus everteretur. Evagr., III, 44.
Ces horreurs présageaient une guerre civile, qui ne tarda pas à éclater, et elle éclata précisément dans ces provinces du Danube ravagées si violemment par la guerre étrangère, mais où la foi catholique était enracinée. Un général illyrien, nommé Vitalianus, d'ancienne souche barbare, leva le drapeau de l'orthodoxie catholique, sous lequel accoururent par milliers les habitants des campagnes, les citadins, les soldats. En trois jours, il réunit une grande armée. On laissait là sa maison, sa famille à l'aventure, exposées au fer des Bulgares; les garnisons romaines désertaient leur poste, pour courir à la croix; il se présenta même des Huns comme auxiliaires de l'orthodoxie, et on les accepta681. Vitalien marcha sur Constantinople et mit le siége devant la Porte dorée; mais le sénat et les plus notables habitants s'interposèrent pour empêcher une prise d'assaut. On négocia au nom d'Anastase, dont on se rendit garant, et la guerre traîna en longueur. Vitalien, que ses partisans voulaient nommer empereur682, mais qui avait plus de foi que d'ambition, consentit enfin à traiter sous les sécurités qu'on lui offrait. Ses conditions furent: le rappel des évêques exilés, la convocation d'un concile œcuménique sous la présidence de l'évêque de Rome, dont la foi dans ces difficiles matières n'avait jamais varié, l'arbitrage du même évêque entre les prélats orientaux et l'empereur en cas de dissentiment possible; et comme on savait ce que valaient les serments d'Anastase, Vitalien exigea que le sénat, le corps des magistrats et les premiers citoyens de la ville souscrivissent aussi ces conditions683. Il se fit remettre en outre le commandement suprême des forces stationnées dans le voisinage de Constantinople. Ainsi Anastase fut placé sous la triple tutelle des habitants de sa ville impériale, d'un de ses généraux et d'un évêque étranger. On croyait avoir bien rivé sa chaîne, et il échappa. Le concile œcuménique, toujours convoqué, une fois réuni, ne délibéra jamais684; le pape ne gagna rien non plus sur l'empereur malgré sa fermeté; Vitalien se vit enlever son commandement, et les catholiques découragés remirent l'épée dans le fourreau. Ne penserait-on pas, à la lecture de ces faits déjà vieux de treize siècles et demi, parcourir sous des noms, des costumes, des formules différentes, le récit de quelque événement d'hier? Ce roi en tutelle sous son peuple, ces engagements écrits, ces serments arrachés, niés, éludés, tout cela ne nous reporte-t-il pas à des scènes dont nous ou nos pères avons été témoins? C'est que les passions des hommes et leurs allures sont les mêmes, quel que soit le mobile qui les pousse et le court moment où ils s'agitent: seulement sommes-nous bien sûrs d'avoir toujours eu dans nos discordes politiques un mobile aussi respectable et aussi sérieux que devait l'être pour des générations chrétiennes une atteinte portée au dogme fondamental de leur foi?
Note 683: (retour) Anastasius rebus in desperatis senatorii ordinis nonnullos qui de pace agenda eum rogarent, misit: juravitque una cum universo senatu episcopos exules se rovocaturum. His additum voluit Vitalianus, ut unius cujusque scholæ principes idem jurejurando assererent: et ita demum convocaretur synodus ad quam pontifex romanus et cuncti accederent episcopi... Theophan., Chronogr., p. 137.--Cedren., t. I, p. 360.
On comprend maintenant comment, sans lâcheté et sans mériter toutes les injures dont nous nous plaisons à poursuivre rétrospectivement à travers l'histoire ce que nous appelons le Bas-Empire, le gouvernement romain, dans les dernières années du Ve siècle et le commencement du VIe, pouvait n'attacher qu'une médiocre attention aux courses des Barbares, Huns, Bulgares et Slaves, dans la vallée du Danube. Il fallut que Constantinople elle-même et le siége de l'empire se trouvassent en péril pour réveiller un peuple et un empereur absorbés dans les intérêts d'en haut. Les places échelonnées pour couvrir les approches de la grande cité n'arrêtaient pas toujours des détachements qui savaient se glisser dans leurs intervalles d'autant plus aisément qu'ils se composaient de cavalerie, d'une cavalerie agile, infatigable. A plusieurs reprises, on put donc voir les enfants perdus des armées barbares pénétrer dans la campagne de Constantinople, jusqu'au cœur de cette riche banlieue que les contemporains nous dépeignent comme la plus délicieuse contrée du monde. Il faut lire les écrivains du VIe siècle, et surtout Procope, pour se faire une idée de ce qu'avaient produit, sous le beau ciel de la métropole de l'Orient et autour de ses mers transparentes, les merveilles des arts et du luxe jointes à celles de la nature. Lorsqu'ils nous parlent de ces sites magnifiques qui dominent la Propontide, la mer Noire ou le Bosphore, de ces eaux vives et abondantes, de ces villas de marbre se dessinant sur des rideaux de forêts, de ces églises, de ces palais, de ces jardins en amphithéâtre, rangés sur le contour des golfes, «comme des perles dans un collier,» ils rencontrent le sentiment et quelquefois l'expression d'une vraie poésie685. La terre même, malgré toutes ses beautés, n'avait pas suffi au luxe de la Rome orientale, et des môles jetés à grands frais faisaient étinceler au-dessus de la mer des habitations de porphyre et d'or que la soie et le cèdre garnissaient au dedans. Un peuple de statues de bronze ou de marbre de Paros, reliques du génie des Hellènes, animait ces solitudes enchantées. C'est là que les patriciens de Byzance venaient jouir d'un repos voluptueux gagné trop souvent aux dépens des provinces, là que les Rufin, les Eutrope, les Chrysaphius étalaient ces prodigalités insolentes qui, après avoir soulevé contre eux la colère de leurs contemporains, font encore leur condamnation dans l'histoire686. Qu'on se figure l'effroi causé par l'apparition des bandes bulgares dans ce paradis des Romains d'Orient! On oublia pour un moment la querelle des deux natures, et pour un moment on pensa aux souffrances des malheureux Mésiens.
Ce fut alors qu'Anastase entreprit le grand ouvrage auquel son nom est attaché, et dont les vestiges s'aperçoivent encore aujourd'hui à treize lieues environ de Constantinople, du côté du couchant. Les Romains, dans la défense de leur territoire, employaient fréquemment les remparts ou murs fortifiés adossés à des obstacles naturels, et couvrant des cantons, quelquefois même des provinces entières. Des portes y étaient laissées de distance en distance pour les communications avec le dehors. Gardés en temps ordinaire par quelques postes seulement, ces remparts recevaient en temps de guerre l'armée défensive, qui s'y tenait à couvert comme derrière une place forte. L'empire d'Orient comptait nombre d'ouvrages de ce genre, qui se multiplièrent à mesure qu'il fallut substituer les moyens matériels à l'esprit militaire; les Thermopyles elles-mêmes en reçurent, et furent mieux défendues par une ligne crénelée que par les poitrines des derniers Spartiates687. Constantinople, comme on sait, était située sur un isthme que baignent au midi la Propontide, au nord la mer Noire, et que le Bosphore sépare de l'Asie. Anastase entreprit d'isoler du continent l'espèce de presqu'île qui renfermait la ville et sa banlieue, et d'en faire une île688, suivant l'expression des auteurs du temps. Pour cela, il traça le plan d'une fortification qui la coupait d'une mer à l'autre dans une longueur de dix-huit lieues689. Commencé en l'année 507, cet immense travail fut exécuté rapidement: c'était un mur en pierre, garni d'un fossé sur le front, haut de vingt pieds, large d'autant, et flanqué de tours communiquant ensemble par des galeries. La muraille, à chacune de ses extrémités, était protégée par le voisinage d'une ou de plusieurs places de guerre: ainsi l'extrémité méridionale, qui plongeait dans la Propontide, se trouvait encastrée, pour ainsi dire, entre Héraclée et Sélymbrie, toutes deux puissamment fortifiées690. Par ce moyen, Constantinople et les campagnes voisines furent mises à l'abri, sinon d'une invasion, au moins d'une surprise et d'un coup de main. On applaudit, sous ce rapport, à la sollicitude de l'empereur, sans toutefois s'abuser sur l'étendue de la protection. Les gens sensés comprirent que dans le cas d'une grande guerre, l'armée de défense ne serait jamais assez nombreuse pour opposer une résistance égale sur un front de dix-huit lieues, et qu'un ennemi avisé pourrait toujours s'emparer d'une portion du mur, profiter des fortifications pour s'y retrancher, et tenir de là son adversaire en échec691. Voilà ce que purent annoncer et écrire les hommes prévoyants; mais le peuple de Constantinople se crut en parfaite sûreté; l'empereur avait fait une chose populaire, et ce fut assez pour le moment.
Note 691: (retour) Neque enim fieri poterat, ut opus adeo spatiosum vel satis haberet firmitatis, vel diligenter custodiretur. Certe hostes, quacumque muros longos invaderent, omnes partis illius custodes opprimebant nulle negotio, cæterosque ex improviso adorti, calamitatem inferebant, quantam nemo verbis facile exponat. Procop., Ædific., IV, 9.
Huns, Bulgares et Slaves laissèrent la Mésie tranquille jusqu'en l'année 517, où leur retour est mentionné dans les chroniques byzantines. Une d'elles le signale par ces lignes étranges, tout empreintes d'une terreur mystique: «En la dixième indiction, sous le consulat d'Anastase et d'Agapit, cette chaudière qui, suivant la prédiction du prophète Jérémie, est allumée du côté de l'aquilon contre nous et nos péchés, fabriqua des traits de feu, et avec ces traits fit de profondes blessures à la plus grande partie de l'Illyrie692...» La Grèce fut ravagée jusqu'aux Thermopyles, et l'Illyrie jusqu'à l'Adriatique; mais l'ennemi n'approcha point de Constantinople. Les Barbares traînaient à leur suite une multitude de prisonniers dont ils demandaient la rançon. Mille livres d'or qu'Anastase envoya à Jean, préfet d'Illyrie, n'ayant pas suffi à les racheter tous, beaucoup furent emmenés au delà du Danube, beaucoup aussi furent égorgés par vengeance ou intimidation sous les murs des villes qui refusaient d'ouvrir leurs portes.
Anastase mourut d'un coup de foudre l'année suivante, quatre-vingt-huitième de son âge et vingt-septième de son règne, et au rêveur manichéen qui avait tant troublé l'empire succéda un vieux soldat sans prétentions théologiques, mais dont le cœur était romain693. Justin (il se nommait ainsi) était né à Bédériana694, dans la Dardanie mésienne, et cette circonstance fut heureuse pour les provinces du Danube, qui avaient tant besoin de secours. Tout autre soin cessant, Justin s'occupa de les remettre en état de défense, et il commença un travail de restauration de toutes les places fortes, lequel fut continué et achevé plus tard par son neveu Justinien695. Les neuf années que régna ce vieux soldat comptèrent parmi les plus paisibles de l'empire d'Orient: on n'entendit parler ni de Slaves, ni de Huns, tant les Barbares étaient convaincus qu'on ne les ménagerait point, s'ils osaient se remontrer. Justin mourut en 527 d'une mort digne de sa vie. Une ancienne blessure qu'il avait reçue à la jambe s'étant rouverte, la gangrène l'emporta696. Son successeur, désigné d'avance, fut ce même neveu qu'il avait associé à ses travaux sur le Danube ainsi qu'à l'exercice de la puissance impériale, Justinien, dont le nom devait avoir un si grand retentissement dans les siècles.