Histoire d'Attila et de ses successeurs (1/2): jusqu'à l'établissement des Hongrois en Europe
CHAPITRE QUATRIÈME
Justinien, empereur.--Jugements contradictoires sur ce prince.--Son origine, son nom, sa famille.--Éducation de Justinien; son génie universel, ses passions.--Il épouse la danseuse Théodora.--Commencements de son règne.--Il entreprend de chasser les Vandales d'Afrique.--Réapparition des Slaves et des Huns sur le Danube; ils sont battus par Germain.--Défaite des Slovènes, mort do Khilbudius.--Les Romains battus pal les Bulgares; Constantius, Acum et Godilas pris au filet.--Affreux ravages de l'armée hunno-vendo-bulgare dans toute l'Illyrie.--Justinien reprend les travaux de défense commencés par Justin; ses prodigieuses constructions en Mésie et en Thrace.--Sourdes hostilités des Gépides contre l'empire; ils surprennent Sirmium.--Justinien appelle les Lombards en Pannonie et les oppose aux Gépides.--Inimitié des deux peuples.--Ils s'envoient un défi à jour marqué.--Tous les deux réclament l'assistance de l'empereur.--Justinien donne audience à leurs délégués.--Discours des Lombards.--Discours des Gépides.--Justinien se décide en faveur des Lombards.--Incident des Goths Tétraxites.--Leurs ambassadeurs viennent demander un évêque à l'empereur.--Origine et mœurs de ce peuple.--Révélations de ses ambassadeurs au sujet des Huns coutrigours et outigours; Justinien suit leurs conseils.--Ambassade envoyée à Sandilkh roi des Outigours.--Sandilkh promet d'attaquer les Coutrigours toutes les fois qu'ils attaqueront les Romains.--Gépides et Lombards se présentent pour vider leur querelle; une terreur panique s'empare d'eux; leurs armées s'enfuient au lieu de combattre.
527--548.
L'histoire et le roman ont altéré à qui mieux mieux les traits de cette grande figure de législateur conquérant, qui domine le VIe siècle et tend la main en arrière aux Théodose, aux Constantin, aux Septime-Sévère, aux Adrien. Le roman commença pour Justinien, au sein de la Grèce du moyen âge, par la légende de Bélisaire aveugle et mendiant, déjà répandue au XIIe siècle697. Quant à l'histoire, elle fut double pour lui dès son vivant: la même plume haineuse et vénale qui le louait en public se chargea de le dénigrer en secret, le glorifiant et le noircissant pour les mêmes actes, faisant de lui, ici un héros et un ange, là un monstre plus détestable que Néron ou Domitien698, et mieux encore, un esprit de ténèbres, un démon incarné sous les traits d'un homme699. Entre ces deux excès de la flatterie et de la méchanceté, le jugement de la postérité est resté indécis, et par une tendance assez ordinaire à notre nature, qui préfère la satire au panégyrique, ceux-là même à qui les actions publiques de Justinien arrachent une admiration involontaire, s'empressent de la tempérer par la lecture des Mémoires secrets700. Nous tâcherons d'écarter ces nuages, et de montrer ce césar des jours de déclin, tel que l'ont pu voir les contemporains impartiaux. Sa personnalité remplit tellement tout son siècle, même quand il n'est plus, qu'on ne saurait l'abstraire des faits sans les laisser incomplets. D'ailleurs la vie privée des empereurs romains est un élément nécessaire à l'intelligence du monde romain. L'éducation de palais, sous les gouvernements héréditaires, jette trop souvent les princes dans un moule uniforme; en tout cas, elle tend à les séparer de leurs sujets et de leur temps. Sous un gouvernement électif, où les caractères arrivent tout trempés à la souveraine puissance, le prince est presque toujours un des types saillants de son époque, et on peut étudier en lui comme une image résumée des sujets. Quelques détails sur Justinien et sa famille justifieront cette vérité.
Note 700: (retour) Ces Mémoires secrets ou Anecdotes de Procope sont un libelle que le secrétaire de Bélisaire s'est amusé à composer contre Bélisaire lui-même, Justinien, Theodora, en un mot contre tous les personnages au milieu desquels il vivait et auxquels il n'épargnait pas les flatteries publiques.
Vers l'an 474, et pendant le règne de l'empereur Léon, étaient arrivés de Bédériana à Constantinople trois jeunes paysans qui, un bâton à la main et un savon de poil de chèvre sur l'épaule, avec quelques pains noirs701, venaient chercher fortune dans la ville impériale. Comme ils étaient grands et bien tournés, un recruteur les enrôla dans la milice du palais702, où ils firent tous trois leur chemin, moitié par leur bravoure, moitié par la souplesse et l'habileté de conduite qui distinguait les montagnards de leur pays. L'un d'eux fut l'empereur Justin, qui de grade en grade était devenu commandant supérieur de ces mêmes milices palatines où il avait été simple soldat. A la mort d'Anastase, l'eunuque grand-chambellan, voulant faire pencher le choix de l'armée vers une de ses créatures, remit à Justin une grande somme d'argent pour la distribuer aux soldats: Justin la prit, la distribua, fut lui-même proclamé auguste703, et l'on rit beaucoup du tour que le capitaine des gardes avait joué au grand-chambellan. Quand Justin eut sa fortune faite, il appela près de lui sa sœur Béglénitza, femme d'un paysan de Taurésium, nommé Istok, et leur fils Uprauda, qu'il voulut élever comme sien, car il n'avait point d'enfants704. Les trois campagnards déposèrent en même temps que leur costume illyrien, leurs noms, qui auraient par trop égayé la haute société de Constantinople; on leur donna des noms latins sonores, on leur fabriqua même une généalogie qui les faisait descendre d'une branche de la noble famille des Anicius, implantée autrefois en Dardanie. En vertu de ce baptême latin, Béglénitza devint Vigilantia; Istok, Sabbatius; et Uprauda prit ce nom de Justinianus qu'il a su rendre immortel.
Le pâtre de l'Hémus n'avait pas reçu dans son enfance une éducation bien soignée, s'il est vrai, comme le raconte Procope, qu'il ne pouvait signer son nom qu'à l'aide d'une lame d'or évidée dont il suivait les traits avec sa plume705; en tout cas, il voulut qu'il en fût tout autrement de son neveu. Le jeune Uprauda reçut les meilleurs maîtres en toute chose, et les étonna par l'activité insatiable et l'universalité de son intelligence: éloquence, poésie, droit, théologie, art militaire, architecture, musique, il voulut tout savoir et sut tout. Devenu empereur, il travailla lui-même à ces monuments éternels du droit qui font sa première gloire706. Ses rapports au sénat étaient toujours son ouvrage, et il les improvisait souvent, quoique avec un accent un peu rude, et qui décelait son origine illyrienne707. L'église grecque chante encore aujourd'hui une des hymnes qu'il composa, et dont il faisait aussi la musique708. Enfin plusieurs monuments de Constantinople et des provinces furent construits sur ses plans ou d'après ses avis709. Quant à la guerre et à ses accessoires, il en acquit la théorie et la pratique comme tous les jeunes Romains, soit dans les camps, soit sur les champs de bataille. Cette éducation ne prit tout son développement que lorsque Justin fut devenu empereur: Justinien avait alors trente-cinq ans. Mais au plus fort de cet enfantement de son génie, une passion plus profonde, plus indomptable encore que celle du savoir, vint maîtriser son cœur: il s'éprit de la danseuse Théodora, qui était alors la fable de Constantinople par le désordre de ses mœurs non moins que par son étonnante beauté. Quelles que fussent les représentations de sa mère, les refus de son oncle, les prohibitions mêmes de la loi, qui défendait de tels mariages, les comédiennes ainsi que les prostituées étant réputées personnes infâmes, avec qui le mariage était nul, Justinien voulut l'épouser, et son ardente opiniâtreté fit tout fléchir. Il fallut que le vieux soldat fît lui-même réformer la loi qui protégeait l'honneur de son nom710. Au reste, malgré les vices de cette femme et les maux que son orgueil, ses rancunes et son immoralité purent causer à l'empire, on hésite à condamner sans rémission celui qui l'épousa, quand on voit quel amour sincère, quel culte fidèle et presque pieux il porta toute sa vie «à la très-respectable épouse que Dieu lui avait donnée711;» c'est ainsi qu'il s'exprime dans une de ses lois. Théodora balançait d'ailleurs ses grands vices par de grandes qualités: un esprit pénétrant, toujours en éveil, un jugement sûr, une décision à laquelle Justinien dut au moins une fois son trône et sa vie712.
Ce prince était d'une taille au-dessus de la moyenne; il avait les traits réguliers, le visage coloré, la poitrine large, l'air serein et gracieux; ses oreilles étaient mobiles, conformation déjà remarquée dans Domitien, et qui fournit contre le nouvel empereur plus d'une allusion méchante713. On raconte qu'il prenait plaisir à se vêtir à la manière des Barbares, surtout à celle des Huns. Il menait dans son palais la vie austère des anachorètes; pendant un carême (c'est lui-même qui nous le dit, non sans un peu d'ostentation), il ne mangea point de pain, ne but que de l'eau, et prit pour toute nourriture, de deux jours l'un, un peu d'herbes sauvages assaisonnées de sel et de vinaigre714. Il dormait à peine quelques heures, et se réveillait au milieu de la nuit pour travailler aux affaires de l'État et à celles de l'Église, ou parcourir, en proie à une agitation fébrile, les longues galeries du palais715. C'était pendant ces heures d'insomnie et de méditation solitaire qu'il se familiarisait avec les grands desseins qui germaient dans sa tête, et qui finirent par lui sembler à lui-même des inspirations de Dieu. Ces habitudes passablement étranges accréditèrent les fables dans lesquelles on le peignit comme un démon, un esprit malfaisant qui ne dormait point, ne mangeait point, et n'avait d'humain que l'apparence716. Cette faculté de doubler ainsi les heures de la vie permit à Justinien, arrivé tard à l'empire, puisqu'il avait déjà quarante-cinq ans, de faire plus à lui seul que beaucoup de grands empereurs pris ensemble.
Note 713: (retour) Erat Justinianus imperator tereti facie; pectorosus, candidus, recalvaster, rotundis oculis, formosus, florido aspectu, subridens; subcano capite, mento rasus ritu Romanorum, naso justo... Chron. Pasch., p. 375.--Corpore neque procero fuit, neque pusillo nimis, sed quo staturam justam non excederet... cui et aures subinde agitarentur. Procop., Hist. arcan., 8.
A peine sur le trône, il commença ce grand ouvrage de législation qui subsiste depuis tant de siècles, et sert de fanal aux législateurs des peuples modernes à mesure que ceux-ci se dégagent des ténèbres du moyen âge. La conception d'un Code unitaire se liait dans son esprit à la reconstruction du monde romain, dont il colligeait, éclaircissait, simplifiait les lois en les adaptant au changement des mœurs; puis il confia aux armes le soin de créer cet empire à qui il avait préparé un Code.
Si l'on veut bien comprendre Justinien, il faut le saisir à ce moment solennel où il jette son pays dans la plus héroïque et la plus imprévue des entreprises, la guerre d'Afrique contre les Vandales, que devait suivre celle d'Italie contre les Goths, puis une troisième qu'il méditait en Espagne, et peut-être une quatrième en Gaule, partout enfin où des dominations barbares s'étaient assises sur les dépouilles de Rome. Il n'avait point d'armée: il s'en fait une en portant d'abord la guerre en Perse, où il dicte la paix, et de cette campagne sortent des généraux capables de tout oser et de tout accomplir, Bélisaire, Narsès et Germain. Quand il entretient son conseil privé de ses projets sur l'Afrique, il ne rencontre qu'étonnement, incrédulité et terreur. Ses ministres les plus complaisants croient lui rendre service en le combattant. On s'était habitué à considérer l'Afrique comme perdue et les Vandales comme invincibles; on ne savait plus trop bien ce qu'était cette ancienne province de l'empire, avec laquelle les rapports même commerciaux étaient à peu près rompus, puisque le préfet du prétoire soutint dans le conseil qu'il faudrait plus d'un an pour pouvoir envoyer un ordre aux armées et en recevoir la réponse. Les soldats, qui se rappellent peut-être Charybde et Scylla, s'effraient d'une campagne de mer, et le peuple murmure à l'idée d'une augmentation d'impôts717. Resté seul de son avis, Justinien commençait à douter de lui-même, quand la religion le raffermit. Un évêque arrivé du fond de l'Orient à Constantinople, lui demande audience et lui parle en ces termes: «Prince, Dieu qui révèle quelquefois par des songes sa volonté à ses serviteurs, m'envoie ici, pour te réprimander718: «Justinien, m'a-t-il dit, hésite à délivrer mon Église du joug des Vandales, ces impies ariens. Que craint-il? Ne sait-il pas que je combattrai pour lui? Qu'il prenne les armes, et je le ferai maître de toute l'Afrique!719» Justinien crut avec bonheur à ce songe, qui répondait à sa pensée: l'instinct religieux lui rend la foi politique, et, sous cette double illumination, il ouvre la série des rapides et brillantes campagnes où l'on vit Constantinople délivrer Rome et reconquérir Carthage. Le reste des projets qu'avait pu concevoir Justinien demandait plus que la vie d'un homme, et malheureusement il n'eut pas de successeur. On a dit, pour rabaisser sa gloire, qu'il devait ses victoires à ses généraux; mais l'idée et la direction de la guerre, à qui les dut-il sinon à lui-même? Son règne donna à l'empire quatre généraux comparables à ceux des beaux temps de Rome, Bélisaire, Narsès et les deux Germain: pareille bonne fortune n'arrive jamais qu'aux grands rois.
Les barbares de la Slavie et de la Hunnie, qui n'avaient point remué pendant tout le règne de Justin, reparurent dès qu'il fut mort, comme pour sonder le nouvel empereur. Choisissant toujours l'hiver pour franchir le Danube, ils s'élancèrent dans la petite Scythie, et déjà ils menaçaient la Thrace quand Germain les défit dans une grande bataille720. Trois ans après, ce fut le tour des Slovènes, que le maître des milices de Thrace, Khilbudius, rejeta sur la rive gauche du Danube, puis au delà des Carpathes, et il leur fit une rude guerre au milieu de leurs villages; mais il périt pendant une marche imprudente, où il se laissa envelopper. Khilbudius était Slave d'origine et excellent pour les guerres qui se faisaient sur le Danube; sa mort parut aux Barbares un vrai triomphe et leur rendit toute leur audace721. Les Bulgares ne tardèrent pas à se remettre de la partie; ce fut encore la même émulation de pillage et de cruautés. Un jour que les Bulgares battus par les Romains regagnaient à toute bride le Danube, les légions, revenant joyeuses à leur camp sans beaucoup d'ordre et de prudence, tombèrent dans une division bulgare que l'on supposait, fort loin. Les Romains surpris commencèrent à se débander, et furent bientôt en pleine déroute. Au milieu de ce désordre, les cavaliers ennemis, pénétrant dans les rangs des fuyards, faisaient la chasse aux officiers, les enlevant avec leurs filets pour en avoir plus tard rançon. Ils jetèrent ainsi leurs lacs sur les trois commandants de l'armée romaine qu'ils réussirent à emmaillotter: c'étaient Constantius, Godilas et Acum722. Godilas, encore libre d'une main, trancha les mailles du filet avec son poignard et s'échappa; les deux autres furent pris. Constantius se racheta au prix de mille pièces d'or; mais Acum fut emmené en esclavage. Il était Hun, originaire des colonies mésiennes et converti au christianisme723: l'empereur lui-même l'avait tenu sur les fonts de baptême. Peut-être ces circonstances bien connues des Bulgares à cause du grade élevé d'Acum attirèrent-elles sur lui un traitement plus rigoureux. Sept ans de tranquillité succédèrent à ces brigandages; puis la guerre recommença en 538, mais plus sérieusement cette fois.
Note 720: (retour) Antæ Sclavenorum accolæ, transito Istro, in Romanorum fines cum magno exercitu irruperunt. Germanus recens ab Imperatore creatus magister militum totius Thraciæ, inito cum hostium copiis prælio, vi illas profligavit, et fere ad internecionem cecidit... Procop., Bell. Goth., III, 40.
Note 721: (retour) Chilbudium imperator... militari Thraciæ magisterio ornatum, Istri fluminis custodiæ præfecit, atque operam dare jussit, ut amnis transitu Barbari in posterum prohiberentur. Post annos tres... duro certamine inito, Romani multi cecidere, atque in his militum magister Chilbudius. Procop., Bell. Goth., III, 14.
Les Barbares avaient bien choisi le moment pour tenter une attaque sur le nord de l'empire, dont toutes les troupes étaient engagées en Italie. Le sort même de Bélisaire, bloqué dans les murs de Rome, put sembler quelque temps compromis; c'est ce qu'avaient pensé les Franks, qui de l'alliance des Romains venaient de passer à celle des Goths moyennant la cession de la province narbonnaise724. Présentant à tous les peuples germains la cause des Goths comme celle de la Germanie elle-même, ils les excitaient à prendre les armes, espérant créer une forte diversion du côté du Danube. Les Germains, à leur tour, ne manquèrent pas de stimuler les populations de race différente qui étaient voisines du fleuve. Ce fut probablement par suite de ces provocations que les Antes, les Bulgares et les Huns repassèrent leurs limites en 538. Ne trouvant point d'obstacles à leur marche, ils s'éparpillèrent dans toutes les directions. Trente-deux châteaux forcés en Illyrie, la Chersonèse de Thrace envahie, la côte de l'Asie Mineure dévastée par une bande qui franchit l'Hellespont entre Sestos et Abydos, furent les événements désastreux de cette guerre725. Une autre bande gui s'avança, jusqu'aux Thermopyles, trouvant le passage fermé d'une muraille, tourna le défilé par les sentiers de l'Œta, et, se jetant sur l'Achaïe, la ravagea jusqu'au golfe de Corinthe726. Comme une inondation se retire des ruines qu'elle a faites, les Barbares regagnèrent ensuite leur pays, repus de carnage, chargés de dépouilles, et maîtres de cent vingt mille prisonniers romains qui étaient pour eux un butin vivant727.
Justinien désespéré reprit alors le grand travail de défense auquel il avait coopéré sous le règne de son oncle, et que d'autres besoins lui avaient fait suspendre. Il le reprit avec une activité que rien ne ralentit plus. Ce fut une œuvre prodigieuse qui embrassa non-seulement la rive droite du Danube, et l'intérieur des provinces de Scythie, de Mésie, de Dardanie et de Thrace, mais, au delà du fleuve, tous les points importants de la rive gauche qui avaient été abandonnés depuis deux siècles. Singidon, Viminacium, Bononia, Ratiaria, Noves, en un mot toutes les grandes places de la Haute et de la Basse-Mésie sortirent de leurs ruines; toutes furent réparées, beaucoup furent agrandies: de simples châteaux devinrent des villes, des tours se transformèrent en citadelles, suivant les besoins de la situation. Sur la rive gauche, les forts de Constantin et de Maxence furent réoccupés, et la tour qui servait jadis de tête au pont de Trajan du côté des Barbares, relevée sous le nom de tour Théodora, domina de nouveau les gorges du fleuve728. La petite Scythie, route ordinaire des incursions nomades, reçut de nombreux ouvrages de défense, tant sur le fleuve que sur la mer. Il s'y trouvait de vieux châteaux démantelés dont les Slaves avaient fait leurs repaires729; on en délogea ces brigands pour y replacer des garnisons romaines. Enfin dans l'intérieur du pays, entre le Danube et l'Hémus, Justinien fortifia tout ce qui était susceptible de l'être. Il fit construire aussi çà et là de grandes enceintes crénelées propres à recevoir, en cas d'invasion, les paysans avec leurs familles et leurs meubles.
Ces précautions salutaires n'étaient pas prises seulement contre les Huns et les Slaves; la crainte des Gépides y avait bien sa part. Ce peuple, longtemps à la solde de l'empire en qualité d'ami, resta fidèle à l'alliance romaine tant que les Goths, auxquels il servait de contre-poids, occupèrent la Pannonie. Quand ceux-ci eurent transporté leurs demeures en Italie, les Gépides voulurent s'emparer des plaines de la Save, mais ils rencontrèrent l'opposition des Romains, qui revendiquaient pour eux-mêmes la possession du pays. Ils s'en vengèrent alors par des hostilités tantôt sourdes, tantôt déclarées. Ce n'était pas, comme chez beaucoup de peuples germains, la violence franche et brutale qui caractérisait les relations des Gépides avec leurs voisins; leur politique avait quelque chose de cauteleux et de sournois, qui semblait vouloir singer la politique byzantine. Tout en protestant de leur bonne foi, ils empiétaient chaque jour sur quelque portion des plaines de la Save; ils se glissèrent même dans les murs de Sirmium, qu'ils refusèrent ensuite d'évacuer730. On connut bientôt aussi leur participation aux pillages des Slaves et leurs intrigues avec les Franks. Cette conduite inquiétait à bon droit le gouvernement impérial, qui, absorbé par la guerre d'Italie, sentait sa faiblesse sur le Danube. Pour se garantir de ce côté, Justinien fit descendre les Lombards du plateau de la Bohême, où ils étaient comme en observation, et leur abandonna, sur la rive droite du Danube, non-seulement l'ancien domaine des Ostrogoths en Pannonie, mais aussi la partie du Norique qu'avaient habité les Ruges avant leur passage au delà des Alpes. Il concéda ces territoires aux Lombards sous les conditions de sujétion politique et de service militaire attachées au titre de fédéré731. C'était une barrière vivante qu'il voulait placer entre les Gépides et lui. Anastase avait fait la même chose en petit quelques années auparavant, en colonisant des Hérules dans les campagnes de Singidon732. Cet expédient, fort usité par le gouvernement romain, ne réussit qu'à demi cette fois, à cause du caractère des Lombards, réputés féroces et turbulents entre tous les Germains. Leur nouvelle position ne leur fit point démentir leur renommée: ce furent assurément de rudes voisins pour les Gépides, qu'ils étaient chargés de tourmenter, mais ils ne se montrèrent guère plus doux pour les provinces romaines qu'ils avaient promis de défendre. La vue de ces riches contrées exerça sur eux une dangereuse attraction, et Justinien fut bientôt obligé de s'interposer entre ses sujets et ses hôtes.
Toutefois son principal but se trouvait atteint. A force d'attaques, d'affronts, de provocations de toute sorte, Gépides et Lombards en vinrent à se haïr d'une de ces haines profondes, implacables, comme il n'en existe qu'entre voisins et parents. Leurs deux rois, Aldoïn, qui gouvernait les Lombards, et Thorisin, qui commandait aux Gépides733, envenimaient encore la haine nationale par leur inimitié personnelle. Les choses allèrent à ce point, qu'en l'année 548 les deux peuples, résolus d'en finir par une guerre à outrance, s'envoyèrent réciproquement un défi dans la même forme que ceux des combats singuliers pratiqués entre guerriers germains734. Le lieu et le jour furent convenus pour une bataille dans laquelle une des nations devait rester sur la place, et le jour fut choisi assez éloigné pour que chaque parti eût le loisir de mettre sur pied toutes ses forces et de se procurer des secours au dehors. Le plus puissant des alliés possibles, celui qui devait jeter le poids le plus lourd dans la balance des combats, c'était assurément l'empereur des Romains, et ce fut le premier auquel pensèrent les deux nations, chacune, il est vrai, à sa manière735. Les Lombards, malgré les reproches qu'ils avaient fréquemment encourus, se croyaient le droit de réclamer l'assistance directe de l'empire, tandis que les Gépides bornaient leurs prétentions à obtenir sa neutralité. Chaque peuple se hâta d'envoyer une ambassade à Constantinople, dans l'intention de prévenir son ennemi et de présenter d'abord sa cause sous le jour le plus favorable. L'empressement fut tel, en effet, que les deux ambassades, arrivées en même temps dans la ville impériale, se trouvèrent avoir demandé audience pour le même jour. Justinien décida qu'il les entendrait séparément et à des jours différents736, mais la première audience fut pour les Lombards. Admis près du trône où l'empereur siégeait au milieu de sa cour, le chef des envoyés d'Aldoïn récita ce discours préparé que l'histoire contemporaine a recueilli:
«Nous ne saurions assez admirer, ô Romains, la stupide insolence des Gépides, qui, après tant de mal fait à votre empire, viennent vous proposer de lui en faire encore davantage. C'est avoir une étrange idée de la facilité de ses voisins que de leur demander assistance lorsqu'on les a indignement offensés737. Réfléchissez seulement à ce qu'est l'amitié des Gépides; ce sera le meilleur moyen de vous guider vous-mêmes. Si ce peuple ne s'était montré perfide qu'envers quelque nation lointaine et peu connue, nous aurions besoin de beaucoup de paroles et de temps pour vous peindre ses habitudes et sa nature, et il nous faudrait recourir à des témoignages étrangers; mais, ô Romains, nous n'invoquerons ici de témoignage que le vôtre: c'est vous qui nous fournirez un exemple, et un exemple récent738.
Note 737: (retour) Vehementer miramur, Imperator, absurdam Gepædum insolentiam qui, post tot tantasque injurias vestro illatas a se imperio, nunc etiam dedecus gravissimum vobis imposituri accedunt. Nam licentiam in vicinos extrema plenam indignitate ii solum exercent, qui illos arbitrati captu admodum faciles esse, eorumque bonitate, quos inique violaverunt, abusi, ipsos adeunt. Procop., Bell. Goth., III, 34.
«A l'époque où les Goths tenaient encore la Pannonie, les Gépides se renfermaient prudemment dans leurs limites; on ne les voyait point mettre le pied sur la rive droite du Danube, tant l'épée des Goths leur faisait peur. Oh! dans ce temps-là ils étaient les fédérés, les bons amis du peuple romain; tes devanciers, ô empereur, leur envoyèrent beaucoup d'argent, et toi-même tu as été magnifique à leur égard739. Sans doute qu'ils payaient vos bienfaits par de grands services? Par aucun, ni grand ni petit. Il est vrai qu'ils ne vous faisaient point de mal; mais comment vous en auraient-ils fait? Vous aviez renoncé à vos anciens droits sur le territoire qu'ils habitent à la gauche du Danube, et les Goths les contenaient sur la rive droite! C'est un beau service en vérité que celui qui provient de l'impuissance de nuire, et on peut fonder dessus une amitié bien solide740!
«Maintenant voilà les Goths chassés de toute la Pannonie, et vous, Romains, embarqués dans des guerres lointaines, vous envoyez vos armées aux extrémités de l'univers. Que font les Gépides? Ils vous attaquent, ils vous pillent, ils envahissent votre province. Les paroles nous manquent pour qualifier une pareille scélératesse, qui n'attente pas seulement à la majesté de votre empire, mais qui viole les lois les plus saintes de l'amitié et les stipulations de votre alliance741. O empereur, les Gépides t'enlèvent Sirmium, ils traînent les habitants romains en servitude, ils se vantent de dominer bientôt la Pannonie tout entière! Comment donc ont-ils gagné les terres dont ils sont maîtres? Est-ce par des victoires remportées pour vous, ou avec vous, ou contre vous? Au prix de quelle bataille ce pays leur est-il tombé dans les mains? C'est peut-être comme un supplément aux subsides que vous leur avez si longtemps payés pour être vos amis742.
Note 741: (retour) Ecce enim, ut primum Gepædes, pulsos ex omni Dacia Gothos, ac vos bello impeditos viderunt, ausi sunt scelesti undique ditionem vestram invadere: cujus rei indignitatem quis possit verbis consequi? An non romanum imperium spreverunt? An non fœderis ac societatis leges violarunt?... Nonne in majestatem rebellarunt? Id., ibid.
«Non, depuis qu'il existe des hommes, on n'a rien vu de plus impudent que l'ambassade qu'ils t'adressent, ô empereur743! Sachant que nous leur préparons une rude guerre, ils accourent près de toi; ils se présenteront devant ton trône, et ils pousseront peut-être l'insolence jusqu'à te demander des secours contre nous qui sommes tes fidèles. Peut-être au contraire t'offriront-ils la restitution de ce qu'ils t'ont volé; dans ce cas, fais honneur de leur bon sens tardif et de leur repentir aux épées des Lombards prêtes à sortir du fourreau, et daigne nous en remercier744. De deux choses l'une: ou bien ils viennent te confesser leur repentir, et alors songe que ce repentir est forcé, ou bien, gardant ce qu'ils t'ont pris, ils viennent te demander encore davantage, et comprends qu'ils te font la dernière insulte que l'on puisse adresser à un homme.
«Nous te parlons là dans notre simplicité de barbares, rudement et sans l'éloquence que mériteraient de si grandes choses. Tu ajouteras à nos paroles ce qui leur manque, pesant dans ta sagesse les intérêts des Romains et ceux des Lombards. Tu songeras surtout à ceci: c'est qu'il est naturel que nous, Lombards et Romains, qui professons également le culte catholique, nous restions unis contre les Gépides, qui sont ariens, et par-là encore nos ennemis745.»
Après ce discours, qui peut donner une idée de l'éloquence germanique au VIe siècle, les ambassadeurs des Lombards furent congédiés, et ceux des Gépides ayant été introduits le lendemain, Justinien entendit la contre-partie de ce qu'il avait entendu la veille. Si le message des Lombards, rude, acerbe, mais adroit dans sa rusticité, avait eu pour but de piquer d'honneur les Romains et d'aiguillonner leurs rancunes, celui des Gépides, non moins adroit dans sa feinte modération, fut calculé pour mettre en contraste leur esprit de soumission et de paix avec l'orgueil sauvage de leurs rivaux. «Les Gépides, en adressant cette ambassade à l'empereur des Romains, venaient demander un juge plutôt qu'un allié, et il fallait bien qu'ils eussent été attaqués injustement, puisqu'ils cherchaient un arbitre: le provocateur d'une querelle se conduirait-il ainsi? Personne au reste ne s'aviserait d'attribuer une pareille démarche à la peur: on savait trop bien qu'en nombre comme en vaillance le Gépide était autre chose que le Lombard746. Si donc le premier invoquait dans la circonstance présente l'amitié de l'empereur, c'était par déférence et respect, et aussi pour lui offrir sa part d'un triomphe assuré.»--«O César, dirent encore les envoyés de Thorisin, les Lombards sont pour toi des amis d'hier: les Gépides sont de vieux alliés éprouvés par le temps. Les Lombards n'ont pour eux qu'une audace insensée qui les porte à se ruer sur tout ce qui les approche; les Gépides sont sages et puissants747. Vingt fois nous avons voulu te soumettre nos griefs, les Lombards s'y sont opposés, et maintenant qu'ils ont amené la guerre au point où ils voulaient, inquiets de leur faiblesse, ils espèrent t'armer contre tes amis. Ces voleurs prétendent qu'ils nous attaquent parce que nous occupons Sirmium, comme si les terres et les villes manquaient à ton empire, comme si tu n'avais pas tant de provinces dans le monde que tu cherches des peuples pour les habiter748. Nous-mêmes, nous aimons à le proclamer: le pays que nous possédons, nous le devons à la générosité des Romains. Or, le bienfaiteur doit appui et protection à celui qu'il a gratifié. Octroie-nous donc ton assistance contre les Lombards, ô empereur! ou du moins reste neutre entre eux et nous: ce faisant, tu aviseras convenablement aux intérêts de ton peuple, et tu obéiras à la justice749.»
Justinien délibéra longtemps en lui-même et avec son conseil sur ce qu'il convenait de faire dans la circonstance. Se mêlerait-on de la querelle ou laisserait-on les deux champions s'entre-détruire tout à leur aise, sans favoriser ni l'un ni l'autre? Si l'on se décidait à intervenir, il fallait évidemment assister les Lombards. D'excellentes raisons plaidaient pour chacun des deux partis, car, si d'un côté les Romains devaient désirer le prompt anéantissement des Gépides, d'un autre côté il y avait péril pour eux à fortifier outre mesure ces Lombards, d'une amitié déjà si incommode. Tout bien considéré, on éconduisit les premiers, et on promit aux seconds un secours de dix mille cavaliers romains et de quinze cents Hérules auxiliaires, sauf à examiner quand et comment la promesse serait remplie750. Un incident qui suivit de près la double ambassade fit reconnaître à Justinien qu'il avait pris le plus sage parti, et que l'apparente humilité des Gépides n'était qu'un leurre pour endormir sa prévoyance.
Dans cette grande presqu'île qui termine la Mer-Noire au nord et la sépare des Palus-Méotides, presqu'île appelée autrefois Cimmérienne et maintenant Crimée, habitait le peuple des Goths Tétraxites, humble débris du vaste empire d'Ermanaric751. Quand cet empire tomba, en 375, sous les coups des Huns de Balamir, des Goths fugitifs vinrent chercher la liberté dans le groupe de montagnes qui couronne la péninsule au midi, et qui portait encore au VIe siècle de notre ère l'antique dénomination gauloise de Dor ou Tor, c'est-à-dire de haut pays752. Ils y occupaient des vallées fertiles et bien arrosées, propres au labourage ainsi qu'à l'éducation des troupeaux, et avec le temps ils formèrent un petit peuple aussi connu par ses mœurs hospitalières et pacifiques que par sa bravoure quand il était provoqué. On ne trouvait chez lui ni villes ni fortifications d'aucune sorte, ces fils des vieux Germains ayant conservé religieusement l'aversion de leurs ancêtres pour les murailles et les clôtures, qu'ils regardaient comme des prisons. Leur petite république, aussi sage que guerrière, se maintenait presque toujours en paix, malgré le voisinage des Huns outigours, établis dans le nord de la presqu'île et dans les steppes à l'est du Bosphore cimmérien, et celui des Huns coutrigours, qui possédaient le pays à l'ouest des Palus-Méotides, tant ces tribus indomptables avaient appris à respecter le bouclier quadrangulaire et la longue épée des Goths Tétraxites753. Les villes romaines qui bordaient la côte méridionale, où se faisait un grand commerce, Cherson, Sébastopol, Théodosie et Bosphore, gardiennes du détroit, trouvaient dans la petite république gothique une honnête et utile alliée, et un échange mutuel de bons offices faisait que cette alliance n'éprouvait jamais de mécomptes. Les Goths Tétraxites étaient chrétiens. De quelle église? Appartenaient-ils à celle qui admettait le symbole de Nicée et la consubstantialité des deux premières personnes divines dans le mystère de la sainte Trinité, ou bien partageaient-ils les erreurs d'Arius avec les autres nations de leur sang disséminées en Europe? On l'ignorait à Constantinople, et ils ne le savaient pas eux-mêmes, si nous en devons croire un contemporain: rudes et ignorants en doctrine, mais bons chrétiens dans la naïveté de leur foi754. Or leur évêque venait de mourir, et ils se demandaient avec inquiétude comment ils pourraient s'en procurer un autre, quand le bruit se répandit que les Abasges, peuple du Caucase nouvellement converti au christianisme, en avaient reçu un de Constantinople755. Ce fut pour eux un trait de lumière, et une députation partit sans perdre de temps pour aller solliciter du grand empereur des Romains l'octroi d'un évêque à ses fidèles amis les Goths Tétraxites756.
Note 752: (retour) Dory maritima regio, ubi ab antiquo Gothi habitant. Procop., Ædif., III, 7.--C'est de là que la partie méridionale de la péninsule cimmérienne avait reçu dans les fables grecques le nom de Tauride. Les noms où entre le radical dor sont très-fréquents dans les pays habités autrefois par les races gauloises, témoin les Tauriskes, les Taurini et les nombreux monts Dor, d'Or et Tor qui existent en Gaule et dans les Alpes, soit orientales, soit occidentales. On sait d'ailleurs que les Cimmiériens (Kimri) furent une des souches d'où sortirent les nations gauloises. Voir mon Hist. des Gaulois, t. I. Introd.
Ces gens simples, admis à l'audience de Justinien, exposèrent en peu de mots l'objet de leur voyage, et l'évêque qu'ils demandaient leur fut gracieusement promis. Ils semblèrent ensuite vouloir reprendre la parole comme s'ils avaient quelque chose d'important à ajouter; mais, en promenant leurs regards sur le cortége nombreux et brillant dont le prince aimait à s'entourer, ils s'arrêtèrent tout interdits. L'empereur, qui vit leur trouble, les invita à une autre conférence, secrète et intime cette fois. Les honnêtes ambassadeurs avaient voulu payer leur bien-venue à l'empereur et à l'empire en révélant certaines choses qui intéressaient grandement la politique romaine, et comme il s'agissait des Huns leurs voisins, ces Goths avaient craint d'amener, en parlant devant tant de monde, des indiscrétions dont ils auraient plus tard à se repentir757. Ouvrant alors leur cœur librement, ils peignirent à Justinien l'état des Coutrigours et des Outigours, leurs agitations intérieures, leur soif de l'or et les rivalités de leurs chefs, et firent sentir combien il serait facile et utile à l'empire romain de jeter la division parmi ces barbares, afin de les empêcher de se réunir contre lui758. Justinien se croyait sûr des Coutrigours, qui touchaient de sa munificence une gratification annuelle, et il n'apprit pas sans dépit que ces faux alliés avaient promis d'assister les Gépides dans leur campagne contre les Lombards, et que le marché se concluait à l'époque même où les ambassadeurs de Thorisin sollicitaient si modestement sa neutralité. Les Goths Tétraxites ne se bornèrent point à des révélations: ils offrirent les bons offices de leur république contre les Coutrigours dans la guerre, qui pouvait éclater au gré des Romains; après quoi ils se retirèrent.
Le conseil fut trouvé bon, et tandis que les ambassadeurs goths regagnaient leurs montagnes de Tauride, des émissaires intelligents partirent de Constantinople pour les steppes où campaient les Outigours, au delà du Caucase. Cette horde avait alors pour roi un certain Sandilkh759, personnage envieux et cupide, chez qui la bassesse le disputait à la vanité. La seule idée que les Romains le dédaignaient, tandis que leurs caresses ainsi que leur argent allaient chercher le roi des Coutrigours, qui ne le valait pas, faisait sécher Sandilkh de colère, et dans ses retours amers sur lui-même il ne savait ce qu'il devait le plus haïr du rival heureux qui l'effaçait, ou de l'empereur Justinien, si mauvais juge du mérite. A la vue des émissaires romains arrivés dans son camp, son front s'épanouit, et il songea à prendre sa revanche. Les propositions qu'apportaient ceux-ci étaient nettes et sans ambages: ils offraient au chef des Outigours la subvention qu'avait touchée jusqu'alors celui des Coutrigours, à la condition que le premier se constituerait le gardien du second, et que chaque fois que les Coutrigours enverraient quelque expédition du côté du Danube, Sandilkh en ferait une dans leurs campements, qu'il traiterait de façon à ramener les troupes coutrigoures sur leurs pas; autrement il ne ménagerait rien pour les châtier760. Ces propositions fort claires, comme on voit, parurent d'abord révolter Sandilkh. Du ton d'un homme longtemps méconnu et qui sent qu'on a besoin de lui, il s'écria avec emphase: «Vous êtes vraiment injustes, ô Romains, quand vous exigez que j'extermine des compatriotes et des frères, car sachez que non-seulement les Coutrigours parlent la même langue que nous, s'habillent comme nous, ont les mêmes mœurs et les mêmes lois, mais qu'ils sont du même sang que les Outigours, quoique les deux peuples soient gouvernés par des chefs différents761. Voici cependant ce que je puis faire pour rendre service à votre empereur. J'irai surprendre les campements des Coutrigours, et je ferai main-basse sur leurs chevaux que j'emmènerai avec moi. Il en résultera que vos ennemis, n'ayant plus de montures, ne pourront de longtemps vous faire la guerre, et alors vous dormirez en paix762.» Les envoyés romains auraient pu rire de l'offre de Sandilkh, si elle n'eût eu par trop l'air d'une moquerie insolente; mais ils sentirent l'intention, et l'un deux, retournant dans le cœur du barbare l'aiguillon de la jalousie, lui demanda ironiquement si ses compatriotes et frères les Coutrigours, dont il montrait tant de souci, partageaient avec lui l'argent que les Romains leur donnaient, et si lui-même comptait sur une part de leur butin quand ils viendraient piller les terres de l'empire763. Le coup portait juste: Sandilkh, hors de lui, jeta le masque, reçut les présents, et jura de faire aveuglément tout ce qu'on lui commandait.
Note 761: (retour) Minime sibi pium aut decens fore, omnes suos contribules ad internecionem usque delere... Quippe qui, inquiebat, non solum eadem lingua, atque nos utuntur, eadem habitatione, eodem vestitu, atque eadem vivendi ratione, sed etiam sunt nostri consanguinei, quamvis aliis ducibus pareant. Id., ibid.
Tandis que les deux politiques gépide et romaine travaillaient ainsi par des mines et des contre-mines les barbares de la Mer-Noire et les tiraillaient en sens contraire, le jour fixé pour le grand duel des Gépides et des Lombards arriva. Les champions se trouvèrent pris au dépourvu, les secours qu'ils attendaient de part et d'autre leur ayant fait défaut; toutefois le point d'honneur germanique n'en exigeait pas moins qu'ils répondissent à un engagement si solennel. Leurs armées se rendirent donc sur le terrain; mais, à peine en présence, elles tournèrent le dos et s'enfuirent à toutes jambes chacune de son côté, comme frappées d'une terreur panique764. Les deux rois assistaient à cette étrange déroute sans pouvoir l'arrêter. En vain Thorisin, qui crut avoir l'avantage, se jetait au-devant de ses Gépides, les menaçant et les suppliant tour à tour; en vain Aldoïn, confiant dans sa force, criait à ses Lombards de demeurer: le champ de bataille fut vide en un moment; il n'y restait que les deux rois seuls ou presque seuls765. Force leur fut de reconnaître dans cet événement un arrêt du ciel qui mettait, leur honneur à couvert, et sous l'impression involontaire de la frayeur qu'ils ressentaient eux-mêmes, ils conclurent une trêve de deux ans, pendant lesquels ils comptaient arranger leurs différends à l'amiable, ou prendre mieux leurs mesures pour les trancher armes en main766.
CHAPITRE CINQUIÈME
Rupture de la trêve entre les Gépides et les Lombards.--Kinialkh amène aux Gépides une armée de Huns coutrigours; ceux-ci s'en débarrassent en les jetant sur la Mésie.--Lettre de Justinien à Sandilkh.--Les Huns outigours grossis des Goths Tétraxites attaquent les Coutrigours.--Horrible massacre; des prisonniers romains rompent leurs fers et se sauvent en Mésie.--Kinialkh marche au secours de son pays.--Deux mille Coutrigours obtiennent des terres en Thrace.--Lettre de Sandilkh à Justinien.--Fin du duel des Gépides et des Lombards: les Lombards vainqueurs accusent Justinien do leur avoir manqué de foi.--Vieillesse de Justinien; son gouvernement décline.--Désorganisation de l'armée romaine; corruption des magistrats.--La peste et les tremblements de terre désolent l'empire.--Nouvelle guerre des Huns coutrigours, des Slaves et des Bulgares sous la conduite de Zabergan.--Trois armées envahissent la Thessalie, la Chersonèse de Thrace et le territoire de Constantinople.--Terreur des Romains; faiblesse de la milice palatine.--Le vieux Bélisaire défend Constantinople avec une poignée d'hommes.--Sa tactique prudente devant l'ennemi.--Embuscade qu'il dresse à Zabergan; les Huns sont mis en déroute.--Bélisaire vainqueur est privé de son commandement par Justinien.--Mauvais succès des deux autres armées hunniques.--Belle défense de la Chersonèse de Thrace par Germain; combat naval; mort de ce général.--Zabergan repasse le Danube.--La guerre recommence entre les Coutrigours et les Outigours; arrivée des Avars qui les pacifient en les asservissant.
548--560.
La réconciliation fut de courte durée, et bientôt Gépides et Lombards ne songèrent plus qu'à leurs préparatifs de guerre. Les Gépides devaient recevoir des Coutrigours, à un jour fixé, un secours de douze mille cavaliers d'élite, mais il y avait encore une année à passer avant l'expiration de la trêve quand le secours arriva, conduit par un chef de grand renom appelé Kinialkh767. Cet incident troubla fort le roi Thorisin768; que ferait-il de ses hôtes en attendant la guerre? Les renvoyer chez eux, ce serait les mécontenter et s'en priver peut-être pour une autre fois: en tout cas, fallait-il les payer d'avance. Les recevoir en Gépidie, les héberger, les nourrir toute une année et encourir les inconvénients inséparables d'une pareille hospitalité, c'était un autre parti presque aussi dangereux que le premier. Thorisin était en proie à ces incertitudes, quand une idée lumineuse traversa son esprit. Montrant à Kinialkh les grasses campagnes de la Mésie qui s'étendaient en amphithéâtre sur la rive droite du Danube, il lui proposa de l'y transporter avec tout son monde, qui trouverait là du butin et des vivres en abondance, ce qu'ils n'auraient pas chez les Gépides769. Kinialkh ébahi agréa la proposition, et les douze mille cavaliers coutrigours, après avoir franchi sans encombre le Danube et ensuite la Save, pénétrèrent au cœur de la Mésie, hors de l'atteinte des postes romains qu'ils avaient tournés770. Justinien, averti de ces faits, fit expédier sur-le-champ au roi Sandilkh une dépêche ainsi conçue:
«Si, connaissant ce qui se passe et pouvant agir, tu restes tranquille chez toi, nous admirons ta perfidie non moins que l'erreur où nous sommes tombé le jour où nous te donnâmes la préférence sur ton rival le roi des Coutrigours771. Si au contraire tu ignores ce qui se passe, tu es excusable, mais nous attendons pour le croire que tu te sois mis en devoir d'agir. Les Coutrigours viennent chez nous, moins pour ravager nos États (ce qu'ils ne feront pas longtemps) que pour nous prouver qu'ils valent mieux que les Outigours772. Nous leur avons remis l'argent que nous te destinions: avise maintenant au moyen de le leur reprendre773. Écoute, Sandilkh: si après un tel affront tu n'es pas bientôt vengé, c'est que tu ne le peux ou ne l'oses pas, et nous alors, changeant de conduite, nous reviendrons à ceux que tu crains, et auxquels, en ami, nous te conseillerons de te soumettre. Nous serions fou de vouloir partager l'humiliation du faible quand il ne tient qu'à nous d'avoir l'alliance du fort774.»
La dépêche de la chancellerie impériale fit bondir de colère l'orgueilleux Sandilkh, qui, pour bien prouver qu'il savait gagner son argent quand il le voulait, se mit en route avec toute son armée pour le campement des Coutrigours. Les Goths Tétraxites, qui avaient le mot, l'attendaient avec un contingent de deux mille fantassins bien armés au passage du Tanaïs, et se joignirent à lui775. Les Coutrigours, quoique pris à l'improviste et privés d'ailleurs de leur meilleure cavalerie, envoyée sur le Danube, firent bonne contenance et marchèrent au-devant de Sandilkh; mais la fortune leur fut contraire. Un grand massacre suivit leur défaite; leur camp fut pillé, leurs femmes enlevées, leurs enfants traînés en servitude776, l'épée des Goths Tétraxites et la flèche des Huns outigours rivalisèrent à qui mieux mieux pour le service des Romains. Il y avait dans le camp saccagé plusieurs milliers de captifs mésiens ou thraces777 que les Coutrigours détenaient pour en tirer rançon. Ils étaient étroitement gardés et chargés de fers. Le tumulte de la bataille ayant dispersé leurs gardes, ces captifs brisèrent leurs fers et se cachèrent, puis des chevaux qui leur tomberait sous la main leur permirent de fuir. Arrivés avec toute la précipitation de la crainte et de l'espérance au bord du Danube778, ils y racontèrent les événements dont ils venaient d'être témoins.
Kinialkh cependant manœuvrait dans les plaines de la Mésie contre Aratius, qui cherchait à le cerner, mais le cherchait assez mollement, se souciant peu de compromettre sa petite armée, et comptant sur un dénoûment pacifique au moyen des nouvelles qu'on attendait des campagnes du Don. Sitôt que ces nouvelles arrivèrent, l'empereur les lui fit tenir avec ordre de les communiquer à Kinialkh. On devine aisément quel en fut l'effet: Kinialkh et ses cavaliers n'eurent plus qu'un désir, aller défendre ou venger leurs familles; ils n'eurent plus qu'un cri de colère contre les infâmes Outigours, leurs frères dénaturés. Aratius profita de ces bonnes dispositions pour négocier avec eux leur retraite, et ils s'engagèrent à ne toucher à la tête ni à la propriété d'aucun Romain, si on ne les inquiétait point, jurant en outre de ne plus porter les armes contre l'empereur779. Kinialkh dit alors adieu aux Gépides, qui virent s'envoler avec lui tout espoir de secours contre les Lombards. A quelque temps de là, une bande de deux mille Coutrigours, femmes, enfants, guerriers, échappés aux flèches de Sandilkh, vint ranger ses chariots en face du Danube780. Elle demandait avec instance la permission de passer le fleuve et quelque coin de terre à cultiver dans les provinces romaines. Le chef qui la conduisait, nommé Sinio, avait servi sous Bélisaire en Afrique781, et réclamait cette faveur comme prix de son sang versé pour l'empire: Justinien accorda tout, et Sinio fut interné ainsi que sa bande dans un canton de la Thrace qui manquait d'habitants782.
Tout allait bien jusque-là: l'orage qu'on avait pu craindre du côté du nord se trouvait dissipé, et les Gépides, dans leur isolement, n'étaient plus en face des Lombards un ennemi assez redoutable pour que l'empire eût besoin de se mêler de leurs querelles: mais la politique à double visage a ses déboires et ses retours quelquefois amers. Peu de mois après le départ de Kinialkh et l'admission de Sinio en Thrace, l'empereur reçut un message de Sandilkh. Ce message n'était point écrit, car les Huns n'avaient aucune connaissance de l'alphabet, suivant la remarque d'un historien du temps, et leur oreille ne saisissait pas même la valeur des lettres: leurs envoyés apprenaient par cœur les missives dont ils étaient chargés, et les récitaient ensuite mot pour mot à celui ou ceux qu'elles concernaient783. C'est ainsi que la chose se passa vis-à-vis de Justinien. Admis à l'audience impériale, l'ambassadeur outigour, représentant et truchement du roi Sandilkh, s'exprima en ces termes:
«J'ai appris dans mon enfance un proverbe dont on vantait la sagesse et qui m'est resté dans la mémoire. Le voici, s'il m'en souvient bien: «Le loup, animal féroce, changera peut-être son poil; mais ses instincts, il ne les changera jamais, parce que la nature ne lui a pas donné le pouvoir de s'amender784.» Tel est le proverbe que moi, Sandilkh, j'ai appris de la bouche des vieillards, qui m'enseignaient par là indirectement comment il faut juger les hommes. Je tiens également cette autre chose de l'expérience, laquelle est bien naturelle à un barbare comme moi, vivant au milieu des champs785. Les bergers prennent des chiens qui tettent encore, ils les élèvent, les nourrissent soigneusement dans leurs maisons, et l'on voit en retour les chiens, devenus grands, s'attacher par reconnaissance à la main qui les a nourris. Si les bergers agissent ainsi à l'égard des chiens, c'est afin que ceux-ci gardent et protégent leur troupeau, et qu'ils repoussent le loup quand le loup arrive. Cela se pratique ainsi partout, à ce que je crois, et nulle part on n'a vu les chiens dresser des embûches aux moutons et les loups les garder786. C'est une espèce de loi que la nature a dictée aux chiens, aux moutons et aux loups. Je ne suppose pas qu'il en soit autrement chez toi, quoique ton empire abonde en toute sorte de choses même très-éloignées du sens commun787. Dans le cas où je me tromperais, fais-le savoir à mes ambassadeurs, afin qu'à la veille de devenir vieux, j'apprenne encore quelque chose de nouveau788.
Note 786: (retour) Lactentes catulos assumunt pastores ac domi diligenter nutriunt. Hæc eo consilio pastores agunt, ut, si quando lupi ingruerint, eorum impetum canes repellant: id quod ubique terrarum fieri arbitror: nam gregi nec insidiari canes, nec lupos unquam opitulari quisque vidit. Procop., loc. cit.
«Or, si telle est la loi de nature, tu as eu tort, suivant moi, en recevant dans ta compagnie les Coutrigours, dont le voisinage ne te valait déjà rien, et en donnant place en deçà de tes frontières à ceux que tu ne pouvais contenir au delà. Sois sûr qu'ils te montreront bientôt quel est leur naturel. Si le Coutrigour est vraiment ton ennemi, il travaillera sans relâche à ta ruine dans l'espoir d'améliorer sa condition, nonobstant ses défaites. Il ne s'opposera jamais à ce qu'on vienne ravager tes terres, de peur qu'en battant tes ennemis il ne te les rende plus chers, et que tu n'y voies une raison de les traiter plus favorablement que lui-même789. Effectivement qu'est-il arrivé entre nous? Nous autres Outigours nous habitons des déserts stériles, tandis que les Coutrigours ont reçu de vous, ô Romains, des terres fécondes, produisant des vivres en abondance. Ils n'ont que le choix parmi les mets qui leur plaisent et s'enivrent dans vos celliers; vous leur accordez même l'entrée de vos bains790. Ces fugitifs que nous avons chassés pour vous servir se promènent chez vous tout brillants d'or, vêtus d'étoffes fines et magnifiques, après qu'ils ont traîné dans leurs campements une foule innombrable de captifs romains791, exigeant d'eux les plus rudes travaux de l'esclavage et les faisant mourir sous le bâton lorsqu'ils étaient en faute. Nous au contraire, par des fatigues et des dangers infinis, nous avons arraché les captifs romains à ces maîtres féroces, et grâce à nous ils ont pu revoir leurs familles. Voilà ce qu'ont fait les Outigours et les Coutrigours; puis chaque peuple a reçu sa récompense, comme tu le sais, ô empereur: les premiers habitent encore des steppes où la terre ne suffit pas à les nourrir; les seconds partagent le patrimoine de ceux qu'ils avaient faits esclaves, et qui nous doivent la liberté792.»
Telle fut la verte réprimande que, dans son style oriental, Sandilkh adressait à Justinien; celui-ci n'y répondit que par des caresses et des présents dont il combla les ambassadeurs et leur roi. L'or aplanissait tout chez ces barbares avides, et le mécontentement de Sandilkh fut apaisé. Bientôt il eut à se garder lui-même contre les attaques désespérées des Coutrigours, et le sang coula par torrents dans les steppes du Tanaïs et du Caucase, avec des alternatives de fortune. Quant aux Gépides, réduits à leurs seules forces, ils auraient peut-être voulu éviter la guerre avec les Lombards; mais ceux-ci tinrent ferme, et il fallut au jour marqué reparaître sur le champ de bataille. Aldoïn avait compté sur les secours promis par Justinien, lesquels n'arrivèrent pas à temps, de façon qu'il ne dut se fier qu'à son épée. Elle prévalut: les Gépides, après une lutte meurtrière, furent mis en déroute793, et les Lombards vainqueurs eurent le droit de dire que l'empereur des Romains leur avait manqué de parole794. C'étaient au reste des alliés bien peu honorables pour un état civilisé que ces féroces Lombards, étrangers à toute loi divine et humaine. Vers ce temps-là même, ceux qui servaient comme auxiliaires de l'empire en Italie se rendirent coupables d'excès tellement abominables, que Narsès aima mieux les licencier, malgré leur bravoure, que de laisser ainsi déshonorer son drapeau795.
Une tranquillité profonde suivit ces troubles passagers. Les Huns ne reparurent plus, et la querelle des Lombards et des Gépides continua de marcher sans que l'empire s'en mêlât autrement que pour la rendre plus implacable. Tandis que les provinces du nord respiraient, la conquête de l'Italie s'achevait par les mains de Narsès, dont le bonheur égalait le génie, et le mauvais vouloir des Franks austrasiens ainsi que leurs essais de coalitions barbares s'évanouissaient devant ses victoires. Dans l'extrême Orient, le roi de Perse consentant à une nouvelle paix, Justinien put se dire avec vérité le pacificateur en même temps que le reconstructeur du monde romain, restitutor orbis. Il atteignit ainsi l'année 558, trente-deuxième de son règne et soixante-dix-septième de son âge. A ce comble de gloire, il sembla s'affaisser sur lui-même. Les hésitations et la torpeur succédèrent à l'activité dévorante et à la foi en soi-même, ce double et invincible instrument de sa grandeur796. Il se mit à craindre la guerre, parce que la guerre entraîne après elle des chances de fortune et le mouvement; il la craignit aussi parce qu'elle crée des généraux, et que dans un état électif un général glorieux et populaire est une menace vivante pour un prince vieilli: ce trône où il était assis ne le lui enseignait que trop. C'est là la vraie raison qui le rendit ingrat pour Bélisaire et le laissa juste pour Narsès, en qui il lui était défendu de voir un rival. L'histoire nous dit aussi que les nobles conquêtes par lesquelles Justinien honorait et agrandissait l'empire en avaient épuisé les ressources. Les réserves accumulées par Anastase, dont la mauvaise administration coûtait à l'empire plus de pleurs que d'argent, n'avaient pas tardé à s'écouler, et Justinien avait dû augmenter les impôts pour faire face aux dépenses de la guerre. Maintenant qu'il croyait avoir assez fait pour son règne, il trouvait l'armée lourde, et il la licencia en partie comme inutile désormais. La paie des soldats fut diminuée; ils se dégoûtèrent, et on ne les remplaça pas; les auxiliaires barbares, dont on réduisit les capitulations, se retirèrent aussi en grand nombre du service romain797. Si l'on ajoute à cette désorganisation des diverses milices leur mauvaise administration et l'improbité trop générale de leurs chefs, on se figurera le pitoyable état où dut tomber l'armée sous un prince qui lui devait tout. La corruption administrative est résumée en ce peu de mots d'un auteur contemporain: «Le trésor militaire était devenu la caisse privée des généraux798.» Le même historien nous apprend que, par un résultat de ces désordres, l'effectif des troupes, qui était en temps normal de six cent quarante-cinq mille hommes, tomba vers cette époque à cent cinquante mille seulement, et encore étaient-ils dispersés en Italie, en Afrique, en Espagne, en Arménie et sur les frontières de l'Euphrate, du Caucase et du Danube799. Quant aux Huns et aux Slaves, Justinien s'en préoccupait à peine: on eût dit que le vainqueur des Vandales et des Goths eût rougi d'employer ses soldats contre des sauvages qui s'entre-détruisaient au moindre signal pour un peu d'or800.
Note 799: (retour) Cum enim universæ Romanorum vires sexcentis quadraginta quinque bellatorum millibus constare deberent, ægre tum temporis centum quinquaginta millibus constabant, atque harum quidem copiarum aliæ in Italia erant collocatæ, aliæ in Africa, aliæ in Hispania, aliæ... Agath., Hist., V, p. 157.
Encore si l'économie irréfléchie provenant de l'affaiblissement de l'armée avait profité au public, elle n'eût été qu'un demi-mal; mais elle vint alimenter le goût toujours croissant de Justinien pour les constructions. C'était la seule activité qui survivait dans son intelligence amortie. On prétend qu'il bâtit ou répara à lui seul autant d'édifices et de villes que tous ses prédécesseurs à la fois. Cette exagération montre du moins combien sa part fut grande. Beaucoup de ces entreprises furent magnifiques, la plupart furent utiles801; mais la gêne créée par des dépenses hors de proportion avec les ressources fit maudire jusqu'à l'utilité même. On se vengea des impôts par des injures. Ce fut un déchaînement misérable de calomnies et d'absurdités telles que celles dont Procope s'est fait l'écho, et que la haine prenait peut-être pour vraies, se souciant peu de la vraisemblance, pourvu que la malignité fût satisfaite. On exhumait les souvenirs de Théodora, alors au cercueil, pour en accabler Justinien. Ses inspirations les plus patriotiques, ces conquêtes et ces travaux législatifs qui lui ont valu l'immortalité, étaient ravalés, flétris par des interprétations sans bonne foi et présentés même comme des crimes. Il ne manquait pas de gens qui prenaient parti pour les Vandales et les Goths contre l'empereur: Procope serait là au besoin pour nous le prouver. Une injure facile, et qu'on ne s'épargnait guère dans les conciliabules des mécontents consistait à refuser à Justinien son nom romain et ses titres. Il n'était plus là, comme au préambule de ses lois ou de ses inscriptions, Justinien l'Invincible, le Vandalique, le Gothique, le Persique, le Francique, l'Alanique, etc., mais tout simplement Uprauda, fils du bouvier Istok et de la paysanne Béglénitza. Seulement on oubliait d'ajouter que le fils du bouvier illyrien avait donné un code à l'empire d'Auguste et replacé la statue de Jules-César au Capitole. Tels étaient les tristes retours que la vieillesse amenait à la gloire de Justinien: elle en réservait de pareils à sa fortune.
Note 801: (retour) On peut consulter là-dessus, mais avec réserve Procope, flatteur impudent de ce prince, quand il n'en est pas le détracteur plus impudent encore. Mais sans s'arrêter aux éloges dé cet écrivain, il suffit de connaître la nature des travaux faits par Justinien pour en comprendre l'utilité.
Les années 557 et 558 effrayèrent le monde romain par une accumulation de calamités qui put faire croire à la fin du monde. Le bouleversement des saisons, la peste, les tremblements de terre semblèrent s'être donné rendez-vous pour frapper à coups redoublés la malheureuse population de l'empire. La peste, après avoir désolé les côtes de l'Asie et de la Grèce, s'abattit sur Constantinople avec une telle violence, que les cadavres restèrent longtemps entassés dans les rues, faute de bras, de litières ou de barques pour les enlever802. Les tremblements de terre ne firent pas moins de victimes; on entendait la nuit, sous le sol des rues, un grondement sourd, et chaque secousse laissait échapper des exhalaisons de vapeurs noires qui empoisonnaient l'air803. Le bruit des maisons croulant se mêlait de moments en moments à ce tonnerre souterrain. Le dôme de l'église de Sainte-Sophie, merveille de ce siècle, se fendit en deux; et l'on raconta que des colonnes arrachées à leurs bases, lancées en l'air comme par l'impulsion d'une baliste, allèrent à de grandes distances écraser les habitations804. Un quartier voisin de la mer s'abîma presque sous les flots. Enfin, ce qui eut des suites plus funestes encore, la longue muraille bâtie par Anastase en travers de l'isthme de Constantinople fut ruinée sur plusieurs points805. Il ne manquait que la guerre pour combler la mesure des maux, et la guerre, une guerre sauvage, éclata pendant l'hiver de 558 à 559.
Elle venait des Coutrigours, qui, vainqueurs des Outigours après six ans de lutte acharnée, demandaient compte au gouvernement romain de sa complicité avec leurs ennemis. Il faut dire que c'était moins l'immoralité des actes en eux-mêmes qui excitait les Coutrigours et leur mettait les armes à la main que le regret de leur ancienne subvention passée aux Outigours; dans leur roi Zabergan806, il y avait le fiel de l'orgueil blessé et le désir de montrer sa force à ceux qui lui préféraient Sandilkh. Il proclamait hautement que c'était là surtout la cause de la guerre807. Ce barbare intelligent, hardi, comparable à Denghizikh, dont il était le successeur, n'ignorait point qu'il trouverait les Romains décimés par les plus épouvantables fléaux et la rive droite du Danube à peu près sans défense. Avec l'autorité qui accompagne toujours la victoire chez les nomades de l'Asie, il fit un appel aux Bulgares et aux Slaves, qui s'empressèrent d'accourir sous ses drapeau, et Zabergan se mit en route, à la tête d'une armée formidable. Le Danube, gelé jusqu'au fond de son lit dès le début de l'hiver, semblait de moitié dans l'entreprise des Huns808: aussi leur marche fut-elle facile à travers la petite Scythie et la Mésie inférieure, qu'ils ne s'amusèrent point à piller; et après avoir franchi non moins rapidement les gorges de l'Hémus, ils firent halte dans les environs d'Andrinople. C'est là, à vrai dire, que commença la campagne809. Au sud de cette métropole de la Thrace se croisaient trois grandes voies dirigées vers des points importants de la Grèce et de l'Asie: à droite, la route de la Grèce proprement dite, qui, contournant la mer Egée, gagnait les défilés de l'Olympe et celui des Thermopyles; à gauche, la chaussée de Constantinople, et entre les deux, dans la direction du sud-est, le chemin de la Chersonèse de Thrace conduisant en Asie par l'Hellespont. Zabergan partagea son armée en trois corps qu'il envoya par chacune de ces routes ravager le cœur de la Grèce, les riches cités de la Chersonèse, la côte d'Asie et enfin Constantinople elle-même, si on pouvait l'enlever par un coup de main. Il se chargea de cette dernière expédition, qui ne paraissait pas la plus aisée, et, prenant avec lui sept mille hommes810, l'élite de son innombrable cavalerie, il partit à toute vitesse par la chaussée de Constantinople. Assurément son entreprise eût été folle, s'il avait projeté avec ses sept mille cavaliers l'attaque en règle d'une ville si bien fortifiée; mais il voulait tenter une surprise, piller la banlieue, et en tout cas opérer une diversion favorable aux expéditions de la Chersonèse et de l'Achaïe.
Note 807: (retour) Causa hujus expeditionis potissima verissimaque erat barbarica violentia, et plus habendi cupiditas, cui tamen prætextum hostilitatis adversus Utiguros obtendebat... despecti et manifesto contemptu provacati, hanc sibi expeditionem suscipiendam censuerunt, ut et ipsi terribiles dignique, quoram ratio haberetur, viderentur. Agath., Hist., V, p. 156.
Il fallait que des rapports certains eussent fait connaître à Zabergan le mauvais état du mur d'Anastase et l'abandon des postes de défense, car il poussa droit aux brèches faites par les derniers tremblements de terre et entra hardiment dans la campagne de Constantinople811. Quand on pense qu'il existait en Thrace une colonie de Coutrigours, celle de Sinio, à qui Justinien avait donné des terres six ou sept ans auparavant, on se rappelle involontairement le message du roi des Outigours et le bon sens de son apologue prophétique. Les treize lieues qui séparaient la longue muraille des abords de la ville impériale furent bientôt franchies par la légère cavalerie de Zabergan, qui vint dresser son camp près du fleuve Athyras, dans le bourg de Mélanthiade, à cinq lieues seulement des remparts812.
Cette apparition inattendue jeta Constantinople dans un trouble extrême. On savait l'ennemi en deçà de la longue muraille, mais on ne le savait pas si près, aux portes mêmes de la métropole, et la terreur fut aussi grande que si la ville eût été prise. Les habitants désertèrent leurs maisons pour aller s'entasser sur les places et dans les églises les plus éloignées de Mélanthiade, comme s'ils eussent senti déjà l'atteinte des flèches ennemies; encore la foule ne s'y croyait-elle pas en sûreté: au moindre incident, à quelque clameur lointaine, au bruit d'une porte violemment poussée, l'épouvante la prenait, et elle se dispersait à droite ou à gauche comme un essaim d'oiseaux effarouchés. La peur n'épargnait pas plus les grands que les petits; nul ne commandait, et l'on ne disposait rien pour la défense. La première pensée de l'empereur avait été une pensée pieuse; pour garantir de la profanation et du pillage les églises des faubourgs, dont les approches étaient encore libres, entre Blakhernes et la Mer-Noire, il avait ordonné d'en retirer l'argenterie, les reliquaires, les étoffes précieuses, et de les mettre à couvert soit dans les murs, soit de l'autre côté du Bosphore813. La campagne et le port se couvrirent donc de chariots ou de barques qui se croisaient en tout sens: c'était le seul mouvement qu'on aperçût au nord et à l'est de la ville. Enfin une troupe de braves citadins vint s'offrir d'elle-même pour aller reconnaître l'ennemi conjointement avec les gardes du palais; ils partirent ensemble, mais on les vit bientôt revenir dans le plus grand désordre, laissant derrière eux une partie de leurs gens. Quelques charges de la cavalerie ennemie les avaient dispersés. La milice palatine n'était plus alors ce qu'on l'avait vue autrefois, quand les empereurs la choisissaient dans l'armée entière, dont elle était l'élite et l'orgueil814. Zenon avait commencé à l'abâtardir en y introduisant, pour sa sûreté personnelle, des Isauriens, qui n'avaient point ou qui avaient mal fait la guerre815. Anastase la désorganisa encore davantage en laissant vendre les places de gardes, auxquelles de nombreux priviléges, des exemptions et une forte solde étaient attachés. De riches bourgeois s'en emparèrent à prix d'argent, et il n'y eut bientôt plus de soldats dans la garde palatine816. Ainsi le siége de l'empire et la vie de l'empereur se trouvèrent confiés à une milice couverte d'or, mais qui ne savait pas manier le fer: troupe de parade, faite pour orner un triomphe, et non pour le procurer817.
Encouragés par ce premier succès, les barbares sortirent de leur camp et vinrent cavalcader devant la Porte dorée, à la grande honte de la ville qui ne pouvait plus recevoir de secours que par mer818. C'était pour l'œil des Romains un triste et décourageant spectacle que ces bandes de cavaliers hideux courant la campagne, fouillant les villas pour en tirer des femmes ou du butin, et transformant en écuries les portiques de marbre et de cèdre. Le riche patricien pouvait observer du haut de la muraille, à la direction de la poussière ou de la flamme, le sort de la maison de plaisance où il avait englouti sa fortune. Cependant arriva dans Constantinople un corps de vieux soldats, vétérans de Bélisaire en Afrique et en Italie: ils n'étaient que trois cents, mais ils demandaient à se battre819. Leur arrivée réveilla le souvenir du chef dont ils invoquaient le nom avec orgueil et confiance. Bélisaire était alors sous le poids d'une de ces disgrâces dont Justinien payait périodiquement ses services, et que le grand général, il faut bien le dire, supportait sans fermeté d'âme, allant au-devant des affronts, et quêtant, confondu dans la foule des courtisans, un regard que le prince s'obstinait à lui refuser. Cette faiblesse de caractère et ce besoin ardent de faveur avaient été pendant toute la vie de Bélisaire un encouragement pour ses envieux et un triomphe pour la médiocrité, dont les prétentions se grandissent de toutes les petitesses des héros. Ce fut la seule misère de cet homme illustre, qu'une tradition poétique a fait aveugle et mendiant, mais qui malheureusement fut trop riche pour la pureté de sa gloire. Son nom cache deux personnages bien différents dont il faut soigneusement tenir compte dans l'histoire: l'homme de la vie civile et le soldat. Le premier, pusillanime, altéré d'honneurs et d'argent, inutile à ses amis, jouet volontaire d'une femme qui avait tous les vices de Théodora sans rien avoir de ses qualités; le second, généreux, fidèle, inaccessible à la peur, inébranlable dans le devoir, et d'un héroïsme que ne surpassèrent point les hommes tant vantés de Rome républicaine. Semblable à l'Antée de la fable, Bélisaire avait besoin de toucher du pied la terre des batailles pour se retrouver tout entier.
Quand l'empereur le mandant au palais lui confia sa défense et celle de l'empire, le vieux Bélisaire sembla renaître. Ses cheveux blancs et ses membres cassés reverdirent sous le casque et la cuirasse, qu'il ne portait plus depuis si longtemps820. Sa présence suffit à créer une armée. Les citadins qui avaient des armes et les campagnards qui n'en avaient point vinrent également solliciter une place dans sa troupe, qui ne comptait de soldats que les trois cents vétérans, la milice palatine étant réservée pour la défense des murailles. La cavalerie manquait à Bélisaire: il fit main-basse sur tous les chevaux qui se trouvaient dans Constantinople; chevaux des particuliers, chevaux du cirque ou des écuries de l'empereur, il prit tout821, et quand il eut organisé sa petite armée, il alla placer son camp à quelques lieues de la ville, près du bourg de Chettou, à l'opposite du camp des barbares, dont il était séparé par un épais rideau de bois822. Une fois en campagne, il fit régner dans ce ramas d'hommes de toute espèce la discipline d'une armée régulière. Son camp, délimité suivant toutes les règles de la stratégie, garni d'un large fossé et d'un rempart palissade, devint une citadelle imprenable. Le jour, ses coureurs battaient au loin la plaine; la nuit, des feux étaient allumés à de grandes distances, tout cela pour faire prendre le change à l'ennemi, qui crut effectivement l'armée romaine nombreuse, et resta sur la défensive823. C'est ce que demandait Bélisaire, qui voulait former ses bourgeois. Les paysans, chassés des villages, accouraient de toutes parts à lui, et il les acceptait même armés de coutres de charrue ou de simples bâtons. Chacun eut son utilité et son rôle à remplir. La cavalerie s'exerçait, les recrues s'instruisaient à l'exemple des vieux soldais; ceux-ci reprenaient l'habitude de voir l'ennemi, celles-là l'acquéraient tous les jours. Bélisaire présidait à tous les exercices casque en tête et cuirasse au dos824, le premier sur le rempart et le dernier dans la tente. Il évitait soigneusement toute provocation de sa troupe, toute rencontre de ses coureurs avec l'ennemi; son plan était d'attendre les barbares et de leur inspirer une folle hardiesse, afin de les écraser ensuite à coup sûr.
Note 820: (retour) Belisarius demum dux, jam fractus senio, mandate tamen imperatoris in hostes mittitur. Hic itaque, loricam multo jam tempore desitam resumens, galeamque capiti adaptans, et omnem cui a puero assueverat habitum capessans, præteritorium memoriam redintegrabat, pristinamque animi alacritatem et virtutem revocabat. Agath., Hist., V, p. 160.
Cependant ces lenteurs commencèrent à peser aux vieux soldats, qui murmurèrent; les recrues elles-mêmes se prirent d'une confiance sans bornes: il y avait là un grand danger que les conseils et les exhortations du général cherchèrent incessamment à prévenir825. Autant les chefs mettent ordinairement de soins à exciter leurs soldats, autant il en employait à refroidir les siens. «Camarades, leur disait-il en montrant ses cheveux blancs, est-ce pour vous pousser à des témérités brillantes que l'empereur vous a donné un commandant de mon âge? Non, c'est pour vous retenir et vous faire entendre la voix de l'expérience... Je croirais offenser les vainqueurs des Vandales et des Goths en leur parlant de courage devant des Huns coutrigours; mais songez que si nous avons la vaillance, ils ont le nombre. Ils font la guerre comme des voleurs, sachons la faire comme des soldats826. Qu'ils viennent nous attaquer derrière ce fossé où nous sommes formés en masse compacte, et on verra combien une armée diffère d'une troupe de brigands!... Croyez-le bien, camarades, la victoire arrachée au hasard par l'impétuosité du sang n'est pas la meilleure; la vraie victoire est celle que la maturité des plans a préparée, et que l'on gagne avec le sentiment calme de sa force827.» C'était par de tels discours que Bélisaire faisait descendre dans ces hommes grossiers la sagesse qui l'animait; il sentait trop bien qu'il ne lui était permis de rien risquer dans une situation pareille, que de sa victoire enfin dépendait leur salut à tous et peut-être celui de la ville. Au reste il se fit bientôt comprendre des courages même les plus emportés. Des cavaliers ennemis étant venus chevaucher insolemment jusqu'aux fossés de son camp, il défendit de les poursuivre, et les soldats ne murmurèrent point. Les historiens du temps ne parlent qu'avec admiration de ces trois cents vétérans, qu'ils comparent aux trois cents Spartiates de Léonidas. «Les uns et les autres montrèrent, disent-ils, les mêmes sentiments de générosité et de dévouement à la patrie; mais les trois cents de Léonidas gagnèrent leur gloire dans la défaite: ceux de Bélisaire l'ont gagnée dans la victoire828.»
Note 828: (retour) Quales olim qui circa Leonidam erant Lacædemonii, fuisse commemorant, quum ad Thermopylas Xerxes eis immineret, sed illi quidem omnes ad internecionem cæsi sunt, eo solo celebres quod non turpiter periissent: qui vero Belisario aderant Romani, audacia quidem usi sunt laconica, universos autem hostes fugarunt. Agath., Hist., V, p. 163, 164.
Cependant les Huns ne se méprenaient plus sur le nombre de leurs ennemis, et quoique le nom de Bélisaire leur inspirât une secrète défiance, ils résolurent de tenter l'offensive. Deux mille cavaliers éprouvés furent choisis sur les sept mille, et Zabergan se mit à leur tête829. Son projet était de surprendre les Romains par une marche rapide à travers la forêt qui séparait les deux camps; mais Bélisaire, que ses éclaireurs servaient bien, et qui d'ailleurs comptait autant d'espions qu'il y avait de paysans dans la campagne, averti des mouvements qu'on apercevait chez les barbares, arrêta aussitôt ses dispositions. La forêt était traversée dans la direction de Chettou à Mélanthiade par une grande route à droite et à gauche de laquelle il n'existait que des sentiers étroits, sinueux, impraticables pour des chevaux. Bélisaire envoya sa cavalerie armée de cuirasses et de lances occuper les fourrés sur les deux lisières du chemin, avec ordre de s'y tenir cachée jusqu'à ce que l'ennemi se fût engagé dans la traverse830. Ceux des paysans qui n'avaient que des bâtons reçurent pour instructions de s'éparpiller dans la forêt, de frapper les arbres, de traîner à terre des branchages, dans la pensée de faire croire à une grande multitude et d'effrayer les chevaux831. Bélisaire lui-même se posta en travers de la route, suivi de ses vétérans et de son infanterie bourgeoise832. Toutes ces mesures furent exécutées avec une précision merveilleuse. Effectivement la masse des barbares parut, et, n'ayant point observé d'ennemis jusqu'alors, entra sans hésitation dans le défilé. Quand elle y fut bien engagée, les cavaliers romains se démasquèrent et chargèrent à la fois sur les deux flancs, en brandissant leurs armes et poussant ensemble de grands cris, auxquels répondirent les paysans, qui se mirent à frapper les arbres, à secouer et traîner des rameaux, comme il leur avait été ordonné833. Le vent soufflant au visage des barbares, ils recevaient dans les yeux des tourbillons de poussière qui les aveuglaient eux et leurs chevaux834. Ce fut le moment que prit Bélisaire pour avancer, et les Huns sentirent tout à coup en face d'eux une barrière de fer.
Ce qui suivit ne saurait se décrire: ce fut un tumulte effroyable, un pêle-mêle de chevaux qui se cabraient, de cavaliers renversés sous leurs montures, de masses se pressant, se culbutant les unes sur les autres. Le combat fut vif aux premiers rangs, cavalerie contre infanterie, et Bélisaire, enveloppé un moment, se dégagea en tuant ou blessant plusieurs ennemis avec la décision et la vigueur de bras d'un jeune homme835. L'épée romaine n'eut bientôt plus qu'à éventrer des chevaux ou à percer des hommes à moitié étouffés. Les paysans les assommaient à terre avec leurs bâtons. Quatre cents des soldats de Zabergan jonchèrent la forêt, le reste s'enfuit dans toutes les directions. Un historien remarque qu'à la différence des retraites ordinaires des Huns, toujours très-meurtrières parce que ces barbares décochaient leurs flèches avec une grande justesse tout en fuyant, celle-ci n'eut de danger que pour eux, tant il y régna de précipitation et de désordre836. Si Bélisaire avait eu une cavalerie exercée et faite à la fatigue, aucun ennemi n'aurait échappé. Zabergan lui-même eût été pris837. Les Romains, maîtres de la forêt, enlevèrent leurs blessés (ils n'avaient pas un seul mort), et rentrèrent dans leur camp pour s'y reposer838. Au même moment, le camp des Huns présentait un spectacle à la fois curieux et effrayant. La vue de leur roi fugitif et de ses escadrons arpentant la campagne à bride abattue frappa les Huns d'épouvante; ils se crurent perdus sans ressource, et commencèrent à se taillader le visage avec la pointe de leurs poignards en poussant des hurlements lugubres839: c'était la manière dont se manifestait leur deuil dans les grandes calamités publiques. Quant à Zabergan, il fit sans perdre un instant plier les tentes, atteler les chariots, et décampa de Mélanthiade, du côté de la longue muraille.
Bélisaire songeait à le suivre avec son armée rafraîchie. Il aurait eu bon marché sans doute d'un ennemi paralysé par la frayeur; mais, contre toute prévision, il rentra à Constantinople, où un message impérial le rappelait840. Son rappel sans motif avouable fit deviner aux moins clairvoyants la récompense qu'on réservait à ce dernier et suprême service. Bélisaire s'était montré trop grand au milieu de la terreur générale, et le peuple lui avait donné des signes trop éclatants d'admiration et de confiance pour qu'on lui sût gré longtemps de sa victoire. Le cri de «Bélisaire sauveur de l'empire841!» sortait de toutes les places, de toutes les rues, de toutes les maisons de Constantinople, comme poussé par la ville elle-même: il réveilla l'envie endormie ou muette pendant le danger. On entoura Justinien de soupçons; on lui fit voir son général, naguère disgracié, triomphant aujourd'hui de l'empereur plus encore que de l'ennemi. Que serait-ce si on ne l'arrêtait dans sa demi-victoire, s'il revenait se présenter aux adorations de la multitude après avoir détruit l'armée des Huns, qui n'était qu'effrayée, et traînant Zabergan chargé de chaînes, comme autrefois Gélimer842! Justinien ne put supporter une pareille idée, et il rappela son général. Pour détruire le mauvais effet de cette mesure, il partit lui-même avec l'armée qui était l'ouvrage de Bélisaire, et suivit à petites journées les Huns jusqu'à la longue muraille qu'il fit réparer sous ses yeux. Zabergan l'avait repassée avec la précipitation de la peur, et se trouvait déjà au cœur de la Thrace. On dit qu'à la nouvelle du traitement fait à son vainqueur, il retourna sur ses pas et se mit à piller tranquillement plusieurs villes qu'il avait d'abord épargnées843. Cet éloge indirect n'était pas fait pour consoler le vieux général des injustices de sa patrie.
Tout en pillant et se vengeant de son échec par des cruautés dignes du plus abominable barbare844, Zabergan attendit le retour des deux autres divisions de son armée, auxquelles il avait envoyé l'ordre de se rallier. Elles n'avaient pas été plus heureuses que la sienne. La division de Grèce s'était laissé arrêter aux Thermopyles; celle de la Chersonèse avait également échoué, mais la première s'était fait battre par les paysans thessaliens, aidés de quelques soldats845; la seconde n'avait cédé qu'après des péripéties qui faisaient honneur à son audace. Voici ce qui s'était passé de ce côté.
L'isthme étroit qui sépare la presqu'île de Thrace du continent était anciennement intercepté par un mur bas, aisément franchissable au moyen d'échelles, et qui ressemblait assez, dit Procope, à une clôture de jardin846. Justinien avait remplacé cet ouvrage inutile et ridicule par un rempart formidable. Le nouveau mur, muni d'un fossé à berges escarpées, se composait de deux galeries crénelées placées l'une sur l'autre, dont la première était voûtée et à l'épreuve des plus lourds projectiles, de sorte qu'il opposait à l'ennemi sur tout son front une double rangée de soldats et de machines de guerre. Deux môles puissamment fortifiés, auxquels la mer servait de ceinture, le protégeaient à ses extrémités847. Les Coutrigours trouvèrent derrière ce rempart une petite armée bien disciplinée et un jeune général plein de génie, Germain, fils de Dorothæus, l'élève et l'enfant adoptif de Justinien848. Tous les efforts des barbares pour enlever l'obstacle de vive force restèrent sans succès; plusieurs fois ils battirent en brèche les galeries, plusieurs fois ils en tentèrent l'escalade et furent toujours repoussés avec de grandes pertes. Les surprises ne leur réussirent pas mieux que les assauts, tant l'active sollicitude du général allait de pair avec la constance du soldat. Il y avait de quoi désespérer; mais le courage revenait aux Huns lorsqu'ils songeaient à ces villes opulentes enrichies par le commerce du monde, Aphrodisias, Cibéris, Callipolis, Sestos849, dont il leur faudrait abandonner la dépouille, et ils résolurent de tout essayer plutôt que de renoncer à une pareille bonne fortune.
Note 847: (retour) Supra pinnas eductus fornix concameratam porticum efficit, ac muri defensores tegit. Alter pinnarum ordo fornici superpositus, dimicationem duplicat oppugnatoribus. Deinde in utraque muri extremitate, ubi mare illiditur, ac reciprocando subsidit, aggeres sive moles, ut appellant, molitus est, qui in æquor longe procurrunt, et muro continentes, de altitudine cum ipso certant. Exteriorem ejusdem fossam purgavit, plurimaque humo egesta, latiorem multo fecit et altiorem. Præterea militares numeros in his longis muris locavit, Barbaris omnibus arcendis pares, si qua Cherronesi pars tentaretur. Procop., Ædif., IV, 10.
Note 848: (retour) Dorothæus était un brave général qui, après s'être signalé par des actions d'éclat, était mort en Sicile à la suite de Bélisaire: l'empereur avait pris soin de son fils et l'avait fait élever près de lui. Germain était né à Bederiana en Illyrie, dans le voisinage de Tauresium, patrie de Justinien.
Un moyen se présenta à leur esprit, c'était de tourner un des môles par mer et d'attaquer la muraille tout à la fois à revers et sur son front. La chose ainsi décidée, ils se mirent à ramasser dans la campagne tout ce qu'ils purent trouver de roseaux et de bois pour construire une flotte. Choisissant les plus fortes tiges de roseaux, ils les réunissaient par des liens afin d'en former des claies, qui étaient ensuite assujetties à trois traverses de bois, placées une à chaque bout, et la troisième au milieu. Trois ou quatre de ces claies amarrées ensemble composaient un radeau capable de soutenir quatre hommes850. La partie antérieure du radeau s'amincissait et se recourbait en manière de proue pour mieux fendre l'eau; deux rames étaient attachées à chacun de ses flancs, et une pelle posée à l'arrière lui servait de gouvernail. Les interstices des roseaux étaient soigneusement bouchés avec de la laine et du menu jonc, pour empêcher l'eau de s'y introduire851. Tels furent les navires imaginés par les Huns. Ils en construisirent environ cent cinquante, qu'ils transportèrent sur le golfe de Mélas, qui baigne la côté occidentale de la Chersonèse, puis par une nuit bien noire ils les mirent à flot et y embarquèrent six cents hommes armés de toutes pièces852. Ils espéraient tourner le môle sans bruit et surprendre à leur débarquement les défenseurs du rempart endormis ou oisifs, mais ils avaient compté sans la vigilance de Germain. Le général avait tout deviné. Tandis qu'ils fabriquaient leur flotte de roseaux, il faisait venir la sienne, de grands et solides navires, de tous les ports de l'Hellespont, et la cachait dans l'anse formée entre le rivage et le môle853.
Note 850: (retour) Arundinibus itaque quam plurimis collectis, quæ et longæ admodum et quam maxime firmæ crassæque essent, iisque inter se coaptatis, et restibus lanaque carpta colligatis, crates complures confecerunt; tum vero perticis in longum porrectis tanquam jugis ac transtris transversim super injectis, non perpetua serie, sed tantum circa extrema ipsaque media cratium, majoribusque vinculis eas circumligatas inter se committebant, valde arcte compressas..... Agath., Hist., V, p. 167.
La flotte des Huns s'avança d'abord en mer à grand renfort de rames, par une marche lente et saccadée: les vagues se jouaient de ces corbeilles légères qu'elles élevaient et abaissaient sans cesse, tandis que les rameurs luttaient péniblement contre les courants qui les entraînaient à la dérive. Elle approchait cependant et avait déjà dépassé le môle, quand les galères romaines, se démasquant, fondirent de toutes parts sur elle. Le premier choc fut si violent, qu'une partie des barbares tomba de prime saut à la mer; les autres se cramponnèrent aux roseaux pour ne pas culbuter854; nul d'entre eux ne resta assez ferme sur ses pieds pour tenir une arme, porter ou parer un coup. Semblables à des tours mouvantes, les trirèmes passaient et repassaient au milieu des radeaux, les faisant chavirer par leur choc ou les abîmant sous leur carène. Comme les barbares étaient hors de la portée de l'épée, les légionnaires se servaient de longues piques pour les atteindre; on les perçait, on les assommait, on les tirait avec des crocs comme des poissons pris dans une nasse. Pour terminer le combat, les Romains se mirent à couper les liens des roseaux au moyen de harpons tranchants et à détruire les assemblages des claies, de sorte que les Huns furent tous engloutis jusqu'au dernier855. Germain voulut compléter sa victoire navale par une sortie dans laquelle il força le camp barbare; mais, emporté par son ardeur, il s'exposa trop et reçut à la cuisse un coup de flèche qui le blessa mortellement856. L'armée romaine perdit en lui un de ses chefs les plus aimés, l'empire sa plus chère espérance: ce fut la consolation que les Coutrigours rapportèrent de leur défaite.
Zabergan n'avait plus qu'à partir; il reprit le chemin du Danube, traînant dans ses bagages une armée de captifs plus nombreuse que ses soldats. C'étaient des habitants des villes, des femmes, des enfants, des vieillards de Thrace, de Macédoine, de Thessalie, de la campagne de Constantinople, qu'il avait enlevés pour trafiquer de leur rançon. Il fit annoncer partout que les prisonniers qui n'auraient pas été rachetés par leurs familles seraient mis à mort sous un court délai. L'empereur les racheta des deniers publics, et on l'en blâma857. Que n'eût-on pas dit s'il eût fourni à Zabergan un prétexte pour exécuter ses menaces et frapper des têtes qui appartenaient en grande partie aux familles nobles de ces provinces! Le roi hun se montra coulant dans la négociation, parce qu'il apprit qu'une flottille de vaisseaux à deux poupes se dirigeait vers le Danube pour lui en fermer le passage: il demanda et obtint la paix. Il trouva d'ailleurs à son arrivée aux bords du Don de quoi satisfaire son humeur belliqueuse. Pendant son absence, Sandilkh avait pris une revanche terrible, et la guerre recommença entre les Outigours et les Coutrigours, plus sanglante, plus implacable que jamais. L'un des deux peuples devait périr infailliblement par les mains de l'autre858, si une troisième nation hunnique, arrivant sur ces entrefaites, ne se fût chargée de le sauver en les asservissant tous les deux.