Histoire d'Attila et de ses successeurs (2/2): jusqu'à l'établissement des Hongrois en Europe
La guerre avait eu son triomphe, la foi attendait le sien. Lorsqu'on jugea Tudun et ses compagnons suffisamment instruits des vérités chrétiennes pour être admis au sacrement du baptême, on procéda à cette solennité avec un grand éclat, devant un immense concours de peuple. L'usage était, à la cour de Charlemagne, que les catéchumènes convertis par ses soins, avant d'approcher du baptistère, se dépouillassent entièrement de leurs habits pour se revêtir de robes ou longues chemises blanches, du lin le plus fin, qu'on leur abandonnait ensuite en commémoration de leur baptême. Ce cadeau était fort recherché des sauvages païens du Nord, témoin ce vieux soldat saxon, qui se vantait de s'être fait baptiser vingt fois pour se composer une garde-robe de chemises de lin338, s'il faut en croire le moine de Saint-Gall, dont les anecdotes ne sont pas toujours bien dignes de foi. Sous ce costume, étrange pour un successeur d'Attila, Tudun, à genoux près de la piscine, fut lavé de l'eau baptismale, que chaque noble avar reçut à son tour. L'église d'Aix déploya pour cette grande occasion ses plus riches ornements et le luxe de ses processions d'évêques et d'abbés, étincelants d'or et de pierreries, qui faisaient dire à un ambassadeur du khalife Aroun: «J'avais vu jusqu'à présent des hommes de terre, aujourd'hui je vois des hommes d'or339.» Les vers et la prose ne manquaient jamais aux fêtes de Charlemagne, à qui c'était faire sa cour que d'aimer les lettres; ils vinrent en abondance dans celle-ci, et les lettrés absents tinrent eux-mêmes à honneur d'y être représentés. Alcuin, dont le nom académique était Albinus, comme celui d'Angilbert était Homère et celui de Charlemagne lui-même David, félicitait le roi, dans une lettre artistement travaillée, «d'avoir courbé sous son sceptre victorieux cette race des Huns, si formidable par son antique barbarie, d'avoir attaché ces fronts superbes au joug de la foi, et fait briller la lumière à des yeux qui semblaient éternellement voués aux ténèbres340.»
Théodulf, évêque d'Orléans, envoya aussi son tribut dans une pièce de vers que nous avons encore341, pièce composée évidemment pour les savants membres de l'académie caroline, qu'il désigne toujours par leurs sobriquets littéraires, et dont il s'occupe beaucoup plus que des Huns et de leur conversion. L'Italien Théodulf, que Charlemagne retenait près de lui à force d'argent et d'honneurs, dont il avait fait un de ses missi dominici, puis un évêque d'Orléans, était alors le poëte à la mode, le Fortunat d'un cour où la politesse essayait de renaître par la culture des lettres, et où l'on enviait aux poëtes italiens leur manière leste et dégagée, leur talent d'exagérer les petites choses, leurs antithèses, et leur recherche parfois gracieuse d'idées et de mots. Tout ce bagage d'une littérature traditionnelle, ces procédés de métier restés en Italie, oubliés ailleurs, frappaient d'admiration des esprits habitués aux formes un peu lourdes qu'apportaient avec leur science les philosophes théologiens de l'île de Bretagne. On se passa donc de main en main, on lut avec une avide curiosité les nouveaux vers de Théodulf, dont le succès apparemment fut d'autant plus général que chacun y trouva pour soi un souvenir aimable ou une flatterie. D'abord c'était le roi «sage comme Salomon, fort comme David, beau comme Joseph,» puis la belle Luitgarde, que Charles venait de mettre dans son lit aussitôt après la mort de Fastrade, puis les princesses filles du roi pour le portrait desquelles le poëte-évêque avait épuisé toutes ses réminiscences mythologiques et toute la nomenclature des pierreries et des fleurs. Les fils du roi n'y étaient point oubliés, non plus que leurs fidèles et les lettrés de l'académie, Riculf-Damætas, Ricbode-Macarius, Thyrsis le camérier et Ménalcas le grand-maître de la table du roi. Avec tout cela, il restait peu de place pour le sujet de la fête, quoique la pièce fût passablement longue. Par une fiction assez heureuse, l'auteur introduisait, à la suite des Avars, les Arabes d'Espagne, qu'il montrait dans le lointain, désireux aussi du baptême et du joug des Franks, et, ce qu'on ne dédaignait pas à la cour de Charlemagne, venant verser les trésors de Cordoue dans les coffres d'Aix-la-Chapelle342. «Grand roi, disait-il, reçois d'un cœur joyeux ces trésors de toute sorte que Dieu t'envoie des terres pannoniennes; rends-en grâces au Tout-Puissant, et que ta main comme toujours soit généreuse pour ses temples. Voici venir toutes prêtes à servir le Christ des nations que ton bras puissant pousse vers lui: c'est le Hun aux longs cheveux nattés et pendants par derrière; le voici aussi humble dans la foi qu'il était orgueilleux dans l'impiété343. Que l'Arabe se joigne à lui, ces deux peuples sont également chevelus; que l'un marche au baptême avec sa chevelure tressée, l'autre avec sa crinière en désordre344. Riche Cordoue, envoie bien vite vers ce roi, à qui doivent se faire tous les sacrifices glorieux, les richesses accumulées depuis des siècles dans ton trésor! De même que les Avars accourent, accourez, Arabes et Numides; fléchissez à ses pieds vos genoux et vos cœurs345. Ceux que vous voyez là ne furent pas moins que vous fiers et cruels, mais celui qui les a domptés saura bien vous dompter aussi.»
Mitte celer regi...
Theodulph., Carm. D. Bouq., t. v.
Estque humilis fidei, qui fuit ante ferox.
Theodulph., Carm. D. Bouq., t. v.
Hic textus crines, ille solutus est.
Id. ub. sup.
Regis et ante pedes flectite corda, genu.
Id. loc. cit.
Ces fêtes se célébrèrent au milieu du désordre d'une ville en construction, car la grande cité d'Aquisgranum, la seconde Rome, comme disaient les poëtes du temps346, sortait alors de terre, sous les yeux et par l'active impulsion de Charlemagne. Attiré dans ce site enchanteur par l'abondance des sources thermales qui y formaient comme une rivière bouillante347, il y avait fait bâtir un palais, sa résidence favorite, et, à proximité de ce palais, venaient se fonder l'un après l'autre les établissements ordinaires d'une métropole. C'était là son plaisir dans les rares moments de repos que lui laissait la guerre. Un contemporain nous le représente inspectant les travaux et encourageant par ses paroles une armée de tailleurs de pierre, de charpentiers et de maçons, ou bien posté au haut de la citadelle déjà terminée, comme au haut d'un observatoire, indiquant, le plan en main, la direction des rues et la place du forum, de l'amphithéâtre ou de la basilique348. Déjà s'élevait sur les colonnes de marbre amenées de Ravenne la coupole d'or de la chapelle349 où devaient reposer ses ossements, et des fontainiers répandus de tous côtés captaient les sources pour les amener dans de profondes piscines, où l'on descendait par des degrés de marbre blanc350. Ces créations du génie civilisateur durent intéresser médiocrement Tudun et ses sauvages compagnons; mais la cour franke avait d'autres divertissements plus conformes à leur intelligence et à leur goût. La chasse était une des vives passions de Charlemagne, et aux yeux des Franks le plus noble plaisir qu'on pût offrir à des hôtes qu'on voulait dignement traiter. Charles y entraînait ceux-là mêmes qui ne s'en montraient pas très-soucieux, témoin ces ambassadeurs d'Aroun-al-Rachid, qui éprouvèrent une si grande frayeur à l'aspect des uroks, qu'ils n'avaient jamais vus351. On peut donc affirmer, quoique l'histoire ait omis ce détail, qu'il y conduisit les Avars, ardents chasseurs eux-mêmes, et chez qui la chasse était une institution politique. Dans cette hypothèse, qui n'a rien que de très-acceptable, nous emprunterons quelques détails aux écrivains contemporains, pour donner un aspect vrai de cette cour d'Aix-la-Chapelle, à laquelle se trouve mêlé assez bizarrement un kha-kan des Huns vaincu et baptisé.
Flore novo ingenii magna consurgit ad astra
Mole.................
Altaque disponens venturæ mœnia Romæ.
D. Bouq., t. v., Carm. de Car. M., v. 94 et seqq.
Hic jubet esse forum; statuuntque profunda theatri
Fundamenta, tholis includunt atria celsis.
Id., v. 98 et seqq.
Scandit ad astra domus.....
Id., v. 112, 113.
Balnea sponte sua ferventia mole recludunt,
armoreis gradibus speciosa sedilia pangunt.
Id., v. 107 et seqq.
Charlemagne préparait comme une expédition militaire ses chasses dans les vastes forêts qui des coteaux d'Aix se prolongeaient, d'une part à la grande forêt des Ardennes, de l'autre aux rideaux boisés des bords du Rhin. Il y avait un plan tracé d'avance, des marches prévues, des embuscades dressées; chacun avait son poste et son rôle, et tout le monde y assistait soit comme acteur, soit comme spectateur. Les jeunes fils du roi, la reine elle-même et les princesses n'étaient pas les derniers à accourir, dès l'aube du jour, quand la trompe avait retenti, afin de participer de loin ou de près aux périlleux amusements du maître. «Dès que l'aurore d'un jour de chasse commence à se montrer, nous dit un témoin de ces fêtes, les jeunes princes, sautant hors du lit, revêtent précipitamment leurs armures; la reine et ses belles-filles procèdent, mais plus lentement, à leur toilette352, et les leudes se rassemblent dans les cours du palais, tandis que les cors résonnent, que les écuyers contiennent les chevaux impatients, et que les meutes répondent par des aboiements au claquement des fouets. Le roi entend d'abord la messe353, puis il s'élance sur son vigoureux coursier tout harnaché d'or, et donne le signal du départ; la troupe joyeuse qu'il dépasse de toute la tête354 se précipite après lui. Les jeunes chasseurs sont armés d'un épieu à pointe de fer; quelques-uns portent un filet carré. Une rangée de leudes sert de cortége au roi. La belle épouse de Charles, la reine Luitgarde, se montre ensuite en tête de la royale famille. Un ruban de pourpre qui entoure ses tempes se relie à ses cheveux que couronne un diadème de pierreries; sa robe est de pourpre deux fois teinte, et une chlamyde retenue au cou par une agrafe d'or flotte gracieusement sur son épaule355. Un collier des pierres les plus brillantes et les plus variées descend sur son sein; elle monte un cheval superbe; des leudes et des écuyers l'environnent.
Inscritur; radians claro diadema metallo
Enitet, et vestit biscocco purpura bysso...
Id., v. 188 et seq.
«La royale lignée la suit à distance, chacun avec son cortége particulier. C'est d'abord Charles, le fils aîné du roi, qui porte le nom et les traits de son père, et fait bondir sous lui un cheval indompté; puis Pépin, le vainqueur des Avars, en qui revit la gloire ainsi que le nom de son aïeul. Il porte au front le diadème des rois. Une foule de leudes, noble sénat des Franks, se presse autour des jeunes princes; mais Louis d'Aquitaine est absent...
«Arrive ensuite le bataillon des jeunes filles, qui déploie aux yeux ses lignes étincelantes. Rotrude s'avance la première sur un cheval frémissant qu'elle guide avec adresse; ses cheveux, d'un blond pâle, sont entrelacés d'une bandelette couleur d'améthyste que relèvent des escarboucles et des saphirs; une couronne de perles décore son front, et son manteau est retenu par une large agrafe. Des suivantes en grand nombre et richement parées composent son cortége. Berthe vient ensuite: celle-ci a le port, les traits, la voix de son père; elle a aussi son courage, car elle est son image vivante356. Ses cheveux sont tressés de fils d'or; elle porte au front une couronne d'or et au cou une fourrure d'hermine; sa robe est toute parsemée de pierreries, et son manteau, cousu de lames d'or, projette au loin l'éclat des chrysolithes. Gisèle paraît la troisième: vierge pudique, elle a quitté la solitude des cloîtres pour suivre ici, dans l'agitation du monde, les traces du père qu'elle aime. La robe modeste de l'abbesse est tissue de fils de mauve et d'or357; on dirait que son visage et sa chevelure répandent une douce auréole, et, sous les regards de tant d'hommes, la blancheur de son cou se colore d'une légère rougeur. Sa main est d'argent, son front d'or, et la sérénité du jour est dans son regard358. Une troupe d'hommes d'armes l'entoure d'un côté, une troupe de jeunes filles de l'autre, et leurs coursiers écumants s'agitent autour du sien. Rhodhaïde précède l'escadron de ses suivantes; sa poitrine, son cou, ses cheveux, brillent de l'éclat des plus beaux joyaux359; son manteau est de soie, sa couronne de perles; une aiguille d'or à tête de perle attache sa chlamyde, et une peau de cerf forme la housse de son cheval. Après elle vient une fille de Fastrade, Théodrade, enfant au visage rosé, au front blanc, aux cheveux plus jaunes que l'or; son manteau couleur d'hyacinthe est garni de fourrure de taupe, et ses pieds sont chaussés de cothurnes360. Montée sur un cheval blanc, elle le pique sans cesse pour arriver en hâte à la forêt, et sa jeune sœur Hildrude a peine à la suivre. C'est celle-ci qui clôt le cortége des princesses: ainsi l'a voulu le sort de sa naissance...»
Voce, virili animo, habitu, vultuque corusco,
Os, mores, oculos imitantia pectora patris
Fert....
Carm. de Car. M., v. 220 et seqq.
On peut consulter, au sujet des tissus de Mauve, le Glossaire de Ducange. Voy. Melocinium.
Et magnum vincunt oculorum lumina Phœbum...
Quo latitare solent hirsuto tergore cervi.
Ibid., v. 230-250.
Fronte venusta, nitens, et cedit crinibus aurum
Pallia permixtis lucent hyacinthina talpis;
Clara Sophocleoque ornatur virgo cothurno...
Ibid., v. 256 et seqq.
Tudun quitta Aix-la-Chapelle assez mécontent, malgré les caresses et les fêtes, et bien refroidi dans sa ferveur chrétienne. Il avait espéré que le vainqueur lui laisserait la possession de son royaume pour prix de sa docilité et en vertu de son baptême, mais il s'était trompé dans ses calculs: Charlemagne avait besoin de s'assurer des positions militaires en Hunnie, soit contre une révolte des Avars eux-mêmes, soit contre l'empire grec, dont la mauvaise humeur devenait menaçante, et qui pouvait un jour ou l'autre tenter contre lui, sur les bords du Danube, au moyen des Huns, ce qu'il tentait naguère sur ceux du Pô au moyen des Lombards. Ce double motif lui fit réserver les Pannonies, qu'il incorpora au territoire frank comme une annexe de la Bavière. Il en fit autant de la rive gauche du Danube jusqu'au Vaag. Le reste fut conservé comme royaume de Hunnie, vassal de l'empire frank, et le kha-kan Tudun en obtint l'investiture des mains de Charlemagne. Par suite de ce partage, les provinces pannoniennes reçurent des gouverneurs royaux, qualifiés de comtes ou de préfets, et l'empire frank toucha l'empire grec à la Save. C'est cette portion des contrées danubiennes que les écrivains byzantins appellent Franco-Chorion361, le canton des Franks. Pour s'assurer d'ailleurs l'obéissance des populations hunniques, slaves et pannoniennes qui occupaient le canton, et prévenir entre les empereurs de Constantinople et les kha-kans des menées secrètes qui eussent entretenu l'agitation parmi elles, il fit descendre le long du Danube des colonies germaines levées en Bavière, ou slaves tirées de la Carinthie, et leur assigna des cantonnements sur divers points362. Il s'en établit successivement un grand nombre, et ainsi se créa autour de Vienne et du mont Comagène un noyau de population teutonique.
Cette mesure mit le comble au mécontentement des Huns. Dans leur colère, ils rompirent le serment de vasselage qu'ils avaient prêté à Charlemagne, et ceux qui s'étaient faits chrétiens abjurèrent leur nouvelle foi. Tudun lui-même et ses compagnons, qui avaient figuré sous la robe de lin au baptistère d'Aix-la-Chapelle, ayant abjuré publiquement le christianisme363, la nation reprit ses anciens dieux et courut aux armes. Une troupe nombreuse se jette d'abord sur la Bavière, dont la frontière était faiblement gardée; les avant-postes sont surpris, et le comte Gérold, accouru sur les lieux avec une poignée d'hommes, est enveloppé et tué. Gérold, comte et gouverneur de cette province au nom du roi, n'était pas moins éminent par sa piété et sa bravoure que par son rang, car il était frère de la reine Hildegarde, celle de toutes ses épouses que Charlemagne avait le plus aimées. Tombé sous la main de ces Huns plus que païens, puisqu'ils étaient apostats, Gérold fut considéré comme un martyr; et son corps, enlevé du champ de bataille par des soldats saxons, fut conduit à l'abbaye de Richenay, dont il était un des fondateurs. On l'y enterra en grande pompe, et la pierre tumulaire qui le recouvrit reçut l'inscription suivante composée en vers latins: «Mort en Pannonie pour la vraie paix de l'Église; il tomba sous le tranchant de l'épée cruelle, aux calendes de septembre364. Gérold a rendu son âme au ciel; le fidèle Saxon a recueilli ses membres et les a portés ici, où ils ont été enfermés avec tous les honneurs qu'ils méritaient.»
Ce fut un événement deux fois douloureux pour Charlemagne, et parce qu'il aimait tendrement Gérold, et parce qu'un premier échec, enhardissant à la fois les Huns et les Grecs, pouvait ébranler sa puissance en Hunnie. Il en reçut la nouvelle au camp de Paderborn en 799, peu de temps après la visite que lui fit l'infortuné pape Léon III, qu'une faction romaine avait emprisonné dans un monastère après avoir tenté de lui crever les yeux, et qui, échappé à ses bourreaux, s'était enfui auprès du roi des Franks. Charles ordonna de rassembler des troupes en Bavière, et lui-même se rendit à Ratisbonne pour surveiller de là les opérations de la guerre. Elle fut terrible et se prolongea à travers des phases diverses jusqu'en l'année 803; mais les contemporains ne nous la font connaître que par cette mention assez significative d'ailleurs dans son laconisme: «Tudun et les Avars portèrent la peine de leur perfidie.365» En 803, Tudun avait disparu, et le kha-kan Zodan, son successeur, venait mettre aux pieds du souverain des Franks lui, ses sujets et son pays. La conquête maintenant était définitive: Charlemagne s'empressa d'en organiser l'administration. Nous lisons dans les vieux actes qu'il institua cinq comtes de la frontière pannonienne, Gontram, Werenhar ou Bérenger, Albric, Gotefrid et un autre Gérold, et qu'il plaça la Hunnie sous la juridiction ecclésiastique de l'évêque de Saltzbourg. Un capitulaire de l'année 804, relatif au commerce d'exportation, applique à la Hunnie certaines mesures prises pour la partie nord-est de l'empire366. Il est probable que Zodan, pour se rendre acceptable aux Franks, avait suivi le même procédé que Tudun et s'était fait chrétien, au moins ses successeurs le furent. Le kha-kan qui régna en 805 portait le nom chrétien de Théodore, et fut remplacé par un certain kha-kan Abraham, baptisé au lieu appelé Fiskaha367, dans le diocèse de Passau, non loin de la ville de Vienne.
Oppetiit, sævo septembribus ense calendis...
D. Bouq., t. v., p. 400.
Perfidiæ tulerat parvo post tempore pœnas.
Poet. Sax., eod. ann.
Le christianisme paraissait le lien le plus solide pour rattacher les Avars à l'empire des Franks. Tout le monde travailla donc à leur conversion, les laïques aussi bien que les clercs, les fonctionnaires militaires ou civils aussi bien que les évêques. Le meilleur préfet fut celui qui convertissait le plus. Les hagiographes mentionnent avec grand éloge un certain Ing ou Ingo, comte de la Pannonie inférieure, qui s'était rendu cher au peuple, disent-ils, et se faisait obéir à tel point, qu'un commandement verbal émané de lui ou un morceau de papier non écrit, mais muni de son sceau, suffisait pour qu'on accomplît sans hésitation les ordres les plus graves. Voici de quelle façon il procéda en matière religieuse au début de son gouvernement. Toutes les fois qu'il invitait ses administrés à dîner chez lui, il faisait asseoir à sa propre table les gens de bas étage et les serfs qui étaient chrétiens, laissant dehors, devant la porte, les maîtres et les notables habitants qui ne l'étaient pas. A ceux-ci il faisait distribuer, comme à des mendiants, le pain, la viande et un peu de vin dans des vases communs, tandis que les serfs faisaient grande chère et buvaient à sa santé dans des coupes d'or368. «Qu'est-ce cela, comte Ingo? crièrent un jour du dehors quelques chefs avars mécontents; pourquoi nous traitez-vous ainsi369?--Je vous traite ainsi, répondit le comte, parce que, impurs comme vous l'êtes, vous ne méritez pas de communiquer avec des hommes qui se sont régénérés dans la fontaine sacrée du baptême: votre place est celle des chiens à la porte de la maison.370» Le vieux récit ajoute que les nobles huns, éclairés par ses paroles, n'eurent rien de plus à cœur que de se faire instruire et baptiser.
Telle fut cette guerre de Hunnie, qui prolongea le territoire frank jusqu'à la Save et le domaine suprême des Franks jusqu'à la mer Noire. La France en retira un accroissement considérable de gloire, et Charlemagne l'objet de son ambition, car, les anciennes provinces de Pannonie et de Dacie étant ainsi rendues au christianisme et aux lois des peuples latins, l'empire d'Occident se trouvait reconstitué de fait plus complet, plus grand qu'on ne l'avait vu depuis Théodose. Le pape consacra cette renaissance du vieux monde romain en plaçant sur la tête de Charlemagne la couronne des augustes, à Rome, le jour de Noël de l'année 800. Un second résultat de cette guerre fut d'effrayer assez l'empire grec pour qu'Irène, qui avait refusé autrefois la main de la jeune Rotrude pour son fils, offrît la sienne à Charlemagne. Si tel en fut au dehors l'effet politique, elle augmenta au dedans l'autorité de Charlemagne sur ses peuples, et enseigna aux Saxons à se résigner. On s'accorda à la regarder comme la plus difficile de toutes celles que Charlemagne avait entreprises, celle de Saxonie exceptée. Ces païens aux cheveux tressés, contempteurs de Dieu et des saints, ce peuple d'Attila avec son ring royal inépuisable en trésors, eurent longtemps le privilége de défrayer les conversations du peuple et des soldats. Ceux qui en revenaient ne se faisaient pas faute de récits incroyables sur ce sauvage et lointain pays, sur ces remparts de haies qu'il fallait franchir à chaque pas, sur les mœurs étranges et la férocité des habitants. On exagérait à qui mieux mieux les dangers de l'attaque et l'opiniâtreté de la défense, et il devint de mode de placer les Huns à côté des Saxons et au-dessus de tous les autres barbares que les Franks avaient combattus. Le moine de Saint-Gall, sur la foi de son père nourricier, le soldat Adalbert, qui avait servi en Hunnie à la suite du comte Gérold, introduit dans ses récits l'anecdote d'un brave des bords de la Dordogne donnant son avis sur la valeur des différentes nations qui ont eu affaire à lui. Ce brave, qui est un type achevé du Gascon moderne, et dont les faits d'armes, à l'en croire, sont toujours prodigieux, racontait que dans les guerres de Hunnie il fauchait les Avars comme foin avec sa grande épée. «Il paraît lui dit malignement son interlocuteur, que les Vendes vous ont donné plus de soucis.--Les Vendes, ces mauvaises grenouilles! répliqua l'enfant de l'Aquitaine, je les enfilais par sept, huit et quelquefois neuf dans le bois de ma lance, et je les emportais sur mon épaule malgré leurs cris371.» Cette burlesque fanfaronnade fait voir du moins quelle différence mettait l'opinion commune entre la bravoure des Avars et celle des Slaves.
Un écrivain plus grave, Eginhard, l'ami, le secrétaire, l'historien de Charlemagne, résume dans les termes suivants les conséquences de la guerre de Hunnie. «Elle fut conduite, dit-il, avec la plus grande habileté et la plus grande vigueur, et dura pourtant huit années. La Pannonie, aujourd'hui vide d'habitants, et la demeure royale rasée à ce point qu'il n'en reste plus vestige, témoignent du nombre des combats livrés et de la quantité de sang qu'on y versa. La noblesse des Huns y tomba tout entière, leur gloire y périt, leurs trésors accumulés pendant une longue suite de siècles y furent pris et dispersés. On n'aurait pas à citer une seule expédition où les Franks se soient plus enrichis, car on pourrait dire qu'auparavant ils étaient pauvres; mais il trouvèrent dans le palais des kha-kans tant d'argent et d'or, ils recueillirent sur les champs de bataille tant de riches dépouilles, que l'on peut conclure à bon droit ceci, que les Franks très-justement ont reconquis sur les Huns ce que ceux-ci très-injustement avaient ravi au reste du monde372.»
La Hunnie abattue par le bras puissant de Charlemagne fut pour ses sauvages voisins, Slaves et Bulgares, ce qu'est l'animal blessé à mort dans une chasse pour les chiens qui s'abattent sur lui et le dépècent. Vendes, Sorabes, Croates blancs, Bohêmes, Polonais, accoururent à la curée par tous les passages occidentaux des Carpathes, tandis que les Bulgares forçaient les passages orientaux et traversaient le Bas-Danube. La condition à laquelle les Avars avaient condamné pendant si longtemps leurs voisins, et principalement les Slaves, ils la subissaient de leur part, avec cette aggravation de misère, que, dans l'état de servage où ils étaient tenus par les Franks, ils ne pouvaient se défendre que les mains liées pour ainsi dire. En vain se plaçaient-ils sous la sauvegarde de la France; en vain Charlemagne menaçait-il d'envoyer une armée en Slavie, rien n'arrêtait des nations indisciplinées qu'entraînaient un désir de vengeance longtemps comprimé et l'amour du pillage. A chaque instant, des bandes altérées de sang, fondaient sur un village, le brûlaient, tuaient les habitants, prenaient les troupeaux, et se prétendaient maîtres de la terre. Les Avars, pour vivre en paix, résolurent d'émigrer sur la rive droite du Danube au milieu des positions des Franks; et ils demandèrent comme une faveur à Charlemagne de les cantonner dans ces provinces pannoniennes qui étaient naguère leur bien. Ce fut le gros de la nation, son kha-kan en tête, qui se décida à changer ainsi de demeure, et Charlemagne lui abandonna la contrée située entre Carnuntum et Sabaria373, des deux côtés de la chaîne du Cettius; le cantonnement à l'est de cette chaîne prit le nom d'Avarie, celui qui s'étendait de Comagène à l'Ens fut appelé Hunnie. Théodore, qui installa ces deux colonies de son peuple sur l'ancien patrimoine des Huns devenu une terre franke, obtint du roi d'y conserver le titre et les honneurs des kha-kans374.
L'émigration, comme je l'ai dit, ne fut pas générale, c'est du moins ce qui ressort clairement des faits de l'histoire; et les portions du peuple avar qui restèrent dans l'ancienne Dacie, s'y retranchèrent suivant toute probabilité dans des cantons faciles à défendre, au milieu des marais ou dans les hautes vallées des Carpathes, afin d'y trouver un refuge plus assuré contre l'envahissement continu des tribus slaves. La Transylvanie dut être une de ces forteresses naturelles; et si la tradition, qui place dans ce pays un reste des premiers Huns, est historiquement vraie, les fils des soldats de Baïan purent s'y rencontrer et s'y confondre avec les fils des soldats d'Attila. Comme Charlemagne se souciait peu d'avoir conquis la rive gauche du Danube pour la laisser aux Slaves, il envoya son fils aîné Charles avec une grande armée en Bohême et dans les contrées voisines pour châtier ces peuples et faire respecter un pays vassal des Franks. Cette guerre dura quarante jours qui furent quarante jours d'incendie et de massacre. Les agressions des Slaves ne furent pas réprimées pour cela, et l'on voit, en l'année 811, trois députés avars: Cani, Zauci et Tudun, attendant à Aix-la-Chapelle l'arrivée du roi Charles afin de s'expliquer devant lui, contradictoirement avec les chefs des Slaves, sur la détermination de leurs frontières375. Après la mort de Charlemagne, sous Louis le Débonnaire et Charles le Chauve, les désordres s'accrurent au midi des Carpathes, et le territoire avar transdanubien fut envahi pied à pied. Il s'établit alors dans le groupe de montagnes d'où descend la Morava, une puissance slave qui, non-seulement étendit sa domination sur presque tout ce territoire, mais se rendit redoutable à l'empire frank. Ce fut ce duché des Marahans ou Moraves, qui brilla quelques années d'un assez grand éclat dans l'Europe orientale, pour tomber sous les coups d'un peuple parent et vengeur des Avars, et faire place à un troisième empire hunnique, l'empire des Hongrois.
Depuis la mort de Charlemagne, on n'entend plus guère parler des Avars. A la faveur des discordes qui agitent l'empire frank sous Louis le Débonnaire et son fils Charles le Chauve, ils essaient bien de remuer, mais sans la moindre chance de succès: ils trempent en 819 dans la révolte de Liudewit, commandant de la Basse-Pannonie, qui refusait obéissance à l'empereur; du moins les voit-on en 822 envoyer des ambassadeurs au congrès d'Aix-la-Chapelle avec de grands présents, comme pour détourner la colère de Louis376. Le dernier document historique qui nous entretienne de ce peuple expirant, est une lettre adressée par le pape Eugène II, en 826, aux nations de la vallée du Danube et à leurs chefs, particulièrement au kha-kan Tutundus, et à Moymar, duc de Moravie. Nous y apprenons certaines particularités touchant la conversion des Avars dont la marche était pénible et lente: le pape les engage à se cotiser pour rétablir à leurs frais les anciens évêchés qui existaient dans les provinces de Pannonie et de Dacie, sous la domination des Romains et sous celle des Gépides377. «Satan, leur dit-il, rôde toujours autour d'eux, et ils ont besoin de se fortifier contre ses attaques. Qu'ils emploient donc une partie des terres qu'ils possèdent à doter de nouveaux siéges épiscopaux et à multiplier le nombre de leurs pasteurs, car il est écrit: Comment se convertiront-ils si on ne les prêche; et comment les prêchera-t-on, s'il n'y a pas d'envoyés378?»
«Regardez, ajoute l'Encyclique en terminant, comme l'artisan de toute ruse, le démon, au royaume duquel vous avez renoncé par le baptême, souffre impatiemment ce rapt salutaire qui vous a soustraits à son joug. Toujours prêt à semer parmi vous l'ivraie de la perfidie, il cherche à réparer le tort qu'il a éprouvé en vous et travaille incessamment à vous faire abjurer la sainte profession du Christ... Pour que vous puissiez recevoir une instruction convenable, le nombre des évêques institués au milieu de vous est loin de suffire, car une portion de votre peuple reste encore enchaînée aux erreurs du paganisme, le manque de prédicateurs la laissant dans l'ignorance de la parole divine379. Ingéniez-vous donc à prêter aide et assistance au très-révérend archevêque Urolfe, votre pasteur suprême, afin qu'il complète le nombre des évêques à établir dans vos contrées. Ceux qui sont canoniquement institués pourront à votre profit et à celui de vos enfants, et pour la gloire du saint nom de Dieu, relever les églises que la renommée vous apprendra avoir autrefois existé chez vous, si vous conférez à perpétuité sur vos possessions, une somme de revenus suffisante pour l'érection de ces églises et l'entretien de leurs prêtres380. Établissez des évêques partout où il en sera besoin et où la convenance du lieu l'exigera, en un mot partout où il y aura encore trace d'églises métropolitaines. Et à défaut nous laissons votre premier pasteur maître de créer les siéges épiscopaux qu'il jugera nécessaires, et le constituons au milieu de vous dépositaire de l'autorité ecclésiastique remise par nous entre ses mains.»
CONCLUSION
Arrivée des Hunugars en Europe.--Ils habitent la Lébédie d'où ils sont chassés par les Petchénègues.--Ils se divisent; une partie retourne au pied du Caucase, l'autre s'établit au bord du Danube.--Le kha-kan des Khazars institue Arpad prince des Hunugars danubiens.--L'empereur Léon le Sage achète leur secours contre les Bulgares.--Ceux-ci défont le roi Siméon et ravagent la Bulgarie.--Siméon appelle à son secours les Petchénègues qui se jettent sur les campements des Hunugars; Arpad se retire dans les montagnes de la Transylvanie.--Les Hunugars se renforcent de huit tribus exilées de la Khazarie, parmi lesquelles figure la tribu des Magyars.--Berceau de la nation et de la langue hongroises.--Situation des contrées danubiennes depuis la destruction de l'empire des Avars; faiblesse des successeurs de Charlemagne; progrès de la domination des Moraves.--Le roi de Moravie Swatepolc se brouille avec le roi de Germanie Arnulf son seigneur; caractère de ces rois; Arnulf ouvre les Carpathes aux Hongrois.--Irruption des bandes d'Arpad; défaite et disparition de Swatepolc.--Guerre des Hongrois avec ses fils; conquête des plaines de la Theïsse; chute du royaume des Moraves.--Arnulf se fait couronner empereur à Rome; les Hongrois attaquent la Bavière et l'Italie.--Férocité de ce peuple; épouvante des Italiens; cri de malédiction contre Arnulf.--Progrès de la nation hongroise sur les deux rives du Danube.--Fondation d'un troisième empire hunnique.
888--924.
Dans les vastes solitudes qui bordent à droite et à gauche le moyen Volga, campait, aux premiers siècles de notre ère, une nation nomade d'origine hunnique, mélange probable de Huns noirs ou Finnois et de Huns blancs de race ougourienne, la nation que les Latins appelaient Hunugare et les Grecs Ounougoure381. L'histoire nous la signale pour la première fois au ve siècle. Un flux de cet océan de peuplades errantes qui couvrait les contrées septentrionales de l'Asie; la poussait alors vers les frontières de l'empire grec, avec lequel elle tenta de nouer des relations382; un reflux la ramena au pied de l'Oural.
Vers l'an 550, époque où écrivait Jornandès, nous l'y trouvons assise par grandes hordes autour des sources du Jaïk. La chasse des martres zibelines et le commerce de leurs peaux forment sa principale occupation383; c'est elle qui alimente les marchés de fourrures qui se tiennent au pied de l'Oural ou le long du Volga, sous de grands hangars de bois fréquentés par les trafiquants de la Perse et de la Romanie. A la fin du vie siècle et pendant le viie, l'histoire la mentionne encore: elle nous la montre ballottée dans ce pêle-mêle de peuples qui se déplacent d'Orient en Occident sous la pression de l'invasion turque384. On la perd de vue au viiie pour la rencontrer de nouveau au ixe, par delà les steppes du Don, dans les vastes prairies qui s'étendent du Donetz au Dniéper. Si la nation hunugare ne s'y trouve pas tout entière, elle y compte du moins ses plus nombreuses tribus, commandées chacune par un voëvode et réunies en une sorte de fédération, sous le gouvernement du premier voëvode, alors appelé Lébédias: du nom de ce chef le campement a pris celui de Lébédie385. Les Hunugars ne sont point libres; un lien de sujétion les rattache à ces Khazars dont nous avons parlé dans le cours de nos récits, et qui sont au ixe siècle la grande domination asiatique sur les bords de la mer Noire. Ils possèdent la Chersonèse taurique dans laquelle réside leur kha-kan. C'est lui qui institue les voëvodes suprêmes des Hunugars, qui règle les alliances de cette nation avec ses voisins, qui lui commande la paix ou la guerre; toutefois, dans cette situation d'infériorité politique, les Hunugars sont honorablement traités par leurs maîtres; et Lébédias a épousé une parente du kha-kan des Khazars.
Il y avait trois ans à peine que les Hunugars occupaient ce canton de Lébédie entre l'Asie et l'Europe, dont il fermait le passage, quand un accident bien fréquent dans la vie des peuplades nomades de cette époque et de ces contrées vint les en chasser. Un peuple sorti des déserts de la Sibérie, le peuple des Patzinaks, ou Petchénègues, à qui son irrésistible impulsion avait fait donner le surnom de Kankar, c'est-à-dire le fort arriva sur eux pour passer plus au midi, et se choqua contre leur campement386. Ce fut comme la violence de l'ouragan, comme l'impétuosité de la foudre: Lébédias et ses compagnons surpris, culbutés, dispersés, s'enfuirent dans toutes les directions. Le plus grand nombre des tribus, Lébédias à leur tête, suivirent le mouvement qui leur avait été imprimé du nord au sud en descendant le long de la mer Noire, le reste eut la fantaisie de retourner en Orient; et comme les Petchénègues maintenant barraient le chemin, les Hunugars fugitifs entrèrent par l'isthme de Pérécop, dans la presqu'île taurique, qu'ils traversèrent avec la permission des Khazars, pour aller s'établir près de la mer Caspienne, sur la frontière septentrionale de la Perse387. Une partie de la nation retournait ainsi vers le Caucase, tandis que l'autre gagnait le pied des Carpathes, et toutes deux arrivèrent à leur destination. Quoique distantes l'une de l'autre de toute la largeur du Pont-Euxin, ces deux branches des Hunugars ne cessèrent point de se considérer comme sœurs; elles continuèrent leurs relations par des échanges fréquents de députés, et cette correspondance amicale n'avait encore subi aucune altération, un demi siècle après l'événement qui les avait séparées388. Ces détails nous ont été transmis par un savant empereur grec, Constantin Porphyrogénète, qui composa pour l'instruction de son fils et collègue, Romain, un traité sur les meilleurs moyens de protéger l'empire, et qui put emprunter ses sources d'information à la chancellerie de Constantinople. Constantin écrivait en 949, et les Hunugars avaient fait leur apparition sur les bords du Danube en 889, soixante ans seulement auparavant.
Lébédias et les hordes fugitives dressèrent leurs tentes dans de grand espace que limitent le Sereth, le Danube, jusqu'aux ruines du Pont-de-Trajan, et les montagnes d'Erdeleu ou des forêts, aujourd'hui la Transylvanie. Le nouveau campement fut appelé Atel-Cusu, du nom de deux rivières qui le traversaient, le Cusu et l'Aluta389. La bande composée de huit grandes tribus présentait une force militaire considérable. Un jour, Lébédias reçut du kha-kan de Khazarie l'invitation de se rendre près de lui, dans la presqu'île cimmérienne, à sa résidence de Chélandia. Le voëvode obéit promptement: «Me voici, dit-il au Khazar, pour quelle cause m'as-tu mandé?--Je t'ai mandé, répondit celui-ci, parce que tu es le premier entre les chefs de ta nation; et que je te sais noble, brave et prudent; j'ai dessein de te faire prince, à la condition que toi et ton peuple vous me resterez soumis390.--Je te remercie de ton bienfait, répondit Lébédias, mais je ne puis l'accepter, car un tel fardeau serait trop lourd pour mes forces. Il y a après moi un voëvode nommé Almutz; prends-le à ma place, ou encore son fils Arpad, car ils sont tous deux en grande estime parmi les Hunugars; choisis l'un ou l'autre et fais-le prince, il sera comme moi ton vassal391.» Le kha-kan approuvant ce conseil, fit partir pour l'Atel-Cusu des observateurs chargés de lui rapporter qui étaient Almutz et son fils, et auquel des deux il convenait de conférer le commandement suprême. Ils en jugèrent Arpad le plus digne à cause de sa rare sagesse, de sa bravoure et de son sang-froid: ce fut donc lui que préféra le kha-kan, et Arpad élevé sur un bouclier, fut proclamé prince392 ou duc des Hunugars, suivant le mot consacré chez les peuples latins, pour désigner un souverain d'ordre inférieur. «Sa postérité, nous dit le même Constantin, fournit depuis lors les princes de ce peuple, et les fournit encore aujourd'hui.» Le fond de ce récit se retrouve dans les traditions des Hongrois, qui reconnaissent Almus et Arped comme les premiers chefs de leur nation lors de son établissement en Europe.
Le produit de leurs troupeaux, surtout la chasse et la pêche, offraient aux Hunugars, dans l'Atel-Cusu, une nourriture abondante, mais leurs bras habitués à la guerre n'étaient pas faits pour s'engourdir dans l'oisiveté. Ils cherchèrent des aventures autour d'eux, et en rencontrèrent aisément. Ils avaient pour voisins de l'autre côté du Danube, dans cet angle du fleuve qui les limitait à l'est et au sud, la nation des Bulgares, rendue insolente par la chute des Avars, à laquelle elle se vantait d'avoir coopéré, et par les tentatives de son roi Crumn sur Constantinople qu'il avait failli enlever d'assaut; ces deux circonstances avaient tellement enflé l'orgueil des Bulgares que leurs rois ne parlaient plus aux empereurs romains, que du ton dont on parle à des égaux qui seraient au besoin vos inférieurs. Le roi qui les gouvernait en 888, et se nommait Siméon, ayant eu à se plaindre de quelques taxes assises sur les marchands et les marchandises bulgares, éclata en injures contre l'empereur qui était alors Léon le Sage; et de la menace passant à l'effet, il se jeta sur la Macédoine qu'il saccagea. Léon voulut l'arrêter, mais son armée fut battue; ses Grecs se débandèrent, et ses auxiliaires khazars furent presque tous tués ou pris. Siméon, en vrai barbare, fit couper le nez à ceux qui tombèrent vivants entre ses mains, et dans cet état il les renvoya à l'empereur393. Justement irrité, Léon fit appel aux Hunugars qui se tenaient de l'autre côté du Danube, spectateurs impatients de cette lutte394: et ceux-ci y répondirent avec d'autant plus d'empressement, qu'ils étaient eux-mêmes amis et vassaux de cette nation khazare dont Siméon traitait si cruellement les prisonniers. Ils passèrent donc le fleuve avec une partie de leurs forces et assaillirent à dos les Bulgares, tandis que l'empereur, avec les troupes qu'il avait pu rallier, les assaillait de front. La Bulgarie essuya à son tour d'affreux ravages395; Siméon fut vaincu, pourchassé de ville en ville et obligé de se cacher pour sauver sa vie. Du fond de son asile, il s'adressa aux Petchénègues, les sollicitant par argent et par prières d'accourir à son aide, et de tomber sur l'Atel-Cusu, tandis que les Hunugars étaient occupés à la destruction de son royaume. Ainsi firent les Petchénègues, et ils traitèrent le campement de l'Atel-Cusu comme Arpad traitait la Bulgarie396. Les Bulgares se soulevant alors et Siméon sortant de sa retraite, tout fut en combustion sur les bords du Danube; et Arpad, ne sachant plus que devenir, alla se retrancher avec sa horde, et tout ce qui put échapper à la main des Petchénègues, dans les hautes vallées de la Transylvanie où il attendit que de nouveaux événements vinssent relever sa fortune et rendre une patrie à sa nation397: il n'attendit pas longtemps.
L'année 888, celle-là même où l'empire khazar avait été dépouillé d'une partie de son territoire par les Petchénègues, vit éclater dans son sein une terrible guerre civile, qui eut pour résultat l'expulsion de huit tribus de ce peuple, contre lesquelles le sort des armes avait prononcé. Ces huit tribus portaient la dénomination fédérale de Kabars, qui signifiait peut-être enfants de Caba ou de Chaba, personnage important des traditions hongroises, où il est supposé fils d'Attila et de la princesse romaine Honoria398; dans le nombre figurait la tribu des Mégers, appelés Mogers par la tradition, et dont le nom présente la forme primitive et historique du nom actuel de Magyars. Les émigrants, chassés probablement du côté de l'Europe, n'avaient rien de mieux à faire que d'aller rejoindre leurs anciens vassaux, les Hunugars, entre le Sereth et le Danube, et de se joindre à eux amicalement. Ils descendirent en conséquence la rive occidentale de la mer Noire; mais apprenant la déconvenue de ceux qu'ils allaient chercher et la retraite du duc Arpad dans les montagnes d'Erdeleu, ils prirent leur route par les plaines des Slaves et entrèrent dans la Transylvanie du côté du Nord. Ils y firent leur jonction avec les hordes d'Arpad, composées primitivement aussi de huit tribus, mais maintenant décimées et réduites presque à néant.
L'adjonction des Kabars fut leur salut: les deux peuples, sans se fondre, se réunirent fraternellement; et si le commandement de la communauté appartint toujours à Arpad et à sa race institués souverains par les Khazars eux-mêmes, les huit nouvelles tribus reçurent un droit de suprématie qu'elles durent à leur force, à leur bravoure, et probablement à leur origine comme sorties de la nation khazare. On accorda à certaines de ces tribus le glorieux privilége de marcher les premières à l'attaque et de rester les dernières à la retraite. La tribu des Mégers obtint même alors ou plus tard, on ne sait pour prix de quels services signalés, l'honneur d'être considérée comme la plus noble, et le mot de Magyar, devenu une appellation aristocratique pendant le moyen âge, a fini par désigner la nation tout entière, de même que le mot de Franks ou Français s'est appliqué peu à peu à l'ensemble des populations dont les Franks composèrent primitivement la noblesse. Pour nous donner une idée de la complète fraternité qui s'établit de prime-abord entre les hordes hunugares et khazares, l'écrivain grec cité plus haut nous dit «que les premières apprirent la langue des secondes et les secondes celle des premières,» de sorte que de son temps, c'est-à-dire au milieu du xe siècle, les deux idiomes étaient parlés simultanément par toute la nation. Nous ajouterons que ces deux idiomes devaient différer très-peu, les Khazars ou Acatzires étant comme les Hunugars d'origine hunnique, et n'appartenant à la confédération turke que depuis le viie siècle. Tel fut le berceau du peuple hongrois et de sa langue. Les écrivains grecs lui assignèrent le nom de Turks à cause de la prééminence qu'y exerçaient les Turks Khazars; les écrivains occidentaux lui conservèrent celui d'Hunugars ou Hungars sous lequel les hordes d'Arpad avaient fait leur apparition en Occident; et de là sont venues les dénominations d'Hongres et Hongrois, que leur ont données ou leur donnent encore les nations latines et germaniques.
La situation des contrées danubiennes avait bien changé depuis la mort de Charlemagne et la destruction complète de l'empire avar. C'était la confédération des Slaves-Marahans ou Moraves qui, du haut plateau où elle avait fondé le siége de sa puissance, dominait maintenant les plaines au nord du Danube et tenait en échec la France orientale. Charlemagne n'avait eu pour successeurs que des princes faibles qui ne surent pas porter le poids de son sceptre impérial, ou des enfants ambitieux dont les rivalités mirent l'empire en lambeaux; Charles le Gros, à l'époque qui nous occupe, n'en avait reconstitué un moment l'unité que pour faire voir combien il était impuissant à la maintenir. Le plus capable, sans contredit, des descendants de Charlemagne en 889, était un bâtard du roi de Bavière Carloman, Arnulf qui, de l'humble condition de duc des Carinthiens, s'était élevé, par la hardiesse et la ruse, à la royauté de Germanie, réunissant sous son pouvoir presque toutes les possessions des Franks au delà du Rhin; et qui, non content de ce lot, aspirait encore au titre d'empereur. Aussi peu scrupuleux dans le choix des moyens qu'opiniâtre dans ses projets, Arnulf s'était dit qu'il arriverait bon gré mal gré à ce but suprême des ambitions dans la famille carolingienne: et il ne considérait cette grande royauté de Germanie que comme un marche-pied pour monter plus haut. Elle lui avait pourtant beaucoup coûté. Il lui avait fallu gagner à ses intérêts cette puissance morave qui avait été l'épouvantail de ses prédécesseurs, et le duc de Moravie Swatepolc, n'avait consenti à le servir qu'au prix de deux concessions considérables: la Bohême qu'Arnulf lui livra à la condition de la faire chrétienne, et le titre de roi qu'il obtint également en échange de celui de duc. Mais le nouveau roi vassal d'Arnulf n'était ni moins rusé, ni moins hardi, ni moins ambitieux que son seigneur; et sitôt qu'il se vit en état de lutter, il rompit le lien de vasselage et se jeta sur la Bavière. Arnulf essaya de le réduire et fut battu; il reprit les armes et le fut encore: chacun de ces échecs inattendus lui pesa doublement comme une preuve de faiblesse et comme une humiliation qui pouvait éloigner de lui la couronne impériale.
Pour Swatepolc, enflé outre mesure de son succès, il devint presque fou d'orgueil, mettant sous ses pieds, à la moindre fantaisie, tout ce que les hommes respectent, et malgré le rôle qu'il avait pris de propagateur du christianisme en Bohême, ne s'arrêtant pas devant les actes les plus sacriléges, quand la colère l'emportait. On raconte à ce sujet, qu'un jour de chasse il pria l'évêque Méthodius, son primat, d'attendre, pour célébrer la messe, son retour et celui des chasseurs, car disait-il, ils avaient tous à cœur d'y assister. Méthodius supposant que la chasse, commencée à l'aube du jour, finirait à une heure convenable de la matinée, promit ce que le roi voulut, et attendit patiemment, au milieu des fidèles que la célébration du saint sacrifice avait attirés à l'église. Le temps s'écoulait cependant; les heures succédaient aux heures sans qu'on aperçût rien venir, et Méthodius voyant midi approcher, craignit de manquer lui-même à ses devoirs canoniques, s'il différait davantage399. Il monte donc à l'autel, et la messe commence. En ce moment arrive avec son cortége et ses chiens Swatepolc couvert de sueur et de poussière. Furieux qu'on eût osé transgresser ses ordres, il pousse vers l'église dont il ordonne d'ouvrir la porte à deux battants, fait sonner les trompes, lâcher la meute, et lui-même entre au trot de son cheval, le fouet d'une main et l'épieu de l'autre400. Ce fut un affreux spectacle de chevaux caracolant sur le pavé de l'église, d'hommes culbutés et écrasés, de chiens haletants, la gueule écumante, remplissant de leurs aboiements jusqu'au sanctuaire. Swatepolc s'avance au pied de l'autel où se tenait Méthodius muet d'indignation plutôt que de frayeur, l'accable d'injures, et peu s'en fallut qu'il ne le tuât. Tel était le roi de Moravie.
Après avoir médité longtemps sur la manière dont il se vengerait de l'ami perfide et du vassal félon, Arnulf s'arrêta à l'idée d'attirer sur lui les Hongrois qui occupaient le plateau de la Transylvanie401. Il leur dépêcha un de ses affidés, porteur d'argent et de promesses, et un traité fut conclu par lequel ceux-ci s'engageaient pour une certaine somme à tomber sur les Moraves du côté du Nord, tandis que le roi de Germanie les attaquerait du côté du midi. En effet, au jour convenu, Arpad et ses compagnons, franchirent les passages des Carpathes, et descendant comme un torrent dans les plaines de l'ancienne Hunnie, ils assaillirent Swatepolc, déjà aux prises avec Arnulf, et achevèrent sa défaite. Le roi morave fit dans cette bataille des prodiges de valeur, puis il disparut dans la mêlée, tandis que ses troupes débandées fuyaient de toutes parts. Que devint-il? on n'en sait rien: vainement chercha-t-on son cadavre sur le champ de bataille, vainement s'informa-t-on s'il n'avait pas succombé à de mortelles blessures en quelque endroit écarté; nul ne put découvrir s'il était dans ce monde ou dans l'autre.
La tradition hongroise prétendit que, rendu furieux par le désespoir, il se jeta dans le Danube la tête la première, et s'y noya. La tradition slave nous donne une autre version plus conforme au caractère de ce barbare étrange, à sa nature emportée qui ne connaissait que les partis excessifs et les résolutions imprévues. Suivant elle, Swatepolc, voyant sa cause perdue sans ressource, avait quitté brusquement le champ de bataille, et gagné de toute la vitesse de son cheval les cantons boisés et déserts que renfermait la montagne de Sobor, dont la masse imposante domine à l'est et au midi la citadelle et la ville de Nitria. Au fond d'une gorge reculée, parmi des rochers que protégeait un fourré impénétrable, habitaient trois ermites dont la vie se passait à prier Dieu dans une petite chapelle construite de leurs mains, et qui tout entiers à leurs pieux exercices, ne se nourrissaient que d'herbes et de fruits sauvages402. Ces hommes, dont le pied ne foula jamais le pavé d'une ville, n'avaient jamais vu Swatepolc; et c'est ce qui amenait près d'eux le roi de Moravie. Arrivé pendant la nuit au plus épais de la forêt, il mit pied à terre, tua son cheval, l'enfouit avec son manteau royal et sa couronne dans une fosse qu'il recouvrit de terre et de feuilles, puis déchirant ses vêtements et les souillant de boue, il alla se présenter aux trois ermites comme un mendiant touché par la grâce, qui voulait finir ses jours à leurs côtés. Les ermites l'accueillirent bien; et il vécut là de longues années, inconnu de ses compagnons, priant comme eux, se nourrissant comme eux, et mort comme eux à tous les souvenirs du monde403. Ce ne fut qu'à ses derniers instants qu'il leur révéla son nom404, et les ermites, dans leur naïf étonnement d'une aventure si merveilleuse, placèrent sur sa tombe une épitaphe ainsi conçue: «Ici repose le roi de Moravie Swatepolc, enterré au milieu de son royaume405.»
Quand les Hongrois eurent touché la somme convenue, ils rentrèrent chez eux; et Arnulf, qui voulait bien l'abaissement mais non l'extermination des Moraves, laissa les deux fils de Swatepolc gouverner, comme ils pourraient, leur royaume ébranlé. Ces deux princes dont l'aîné se nommait Moymir et le second Swatepolc, comme son père, s'étaient montrés ennemis dès l'enfance406: leurs discordes avaient rempli d'amertume le règne du dernier roi. S'il est vrai, que pour leur mieux faire comprendre les malheurs qu'une telle mésintelligence pouvait causer au royaume et à eux-mêmes, Swatepolc avait inventé l'apologue fameux des baguettes qu'on brise aisément quand elles sont isolées, et qui, réunies en faisceaux, résistent aux plus grands efforts407, ses fils profitèrent bien peu de la leçon, car à peine eut-il disparu, qu'ils commencèrent à se disputer avec plus d'acharnement que jamais. La division gagna la cour, puis le peuple; on en vint aux mains, et Moymir expulsa son frère puîné de la Moravie408.
Cependant les Hongrois, du haut de leur campement d'Erdeleu, suivaient de l'œil avec une curiosité intéressée le progrès de cette lutte409, et quand ils crurent le moment venu, ils descendirent dans les plaines de la Theïsse, sans être cette fois appelés par Arnulf, mais sans que celui-ci pourtant osât s'y opposer. Ils battirent les Moraves commandés par Moymir; et une fois maîtres d'un coin de terre dans ce pays, patrimoine des anciens Huns, les nouveaux Huns y développèrent rapidement leur domination. Çà et là se trouvaient disséminés sur la surface du territoire des groupes de population avare qui ne durent point rester indifférents à l'arrivée d'un peuple rapproché d'eux par l'origine et le langage. La part que ces fils des sujets de Tudun purent prendre aux succès des Hongrois, contre les Slaves leurs mortels ennemis, ne nous est point expliquée nettement par l'histoire, mais la tradition affirme que, soit en Transylvanie, soit ailleurs, leur coopération fut celle de frères qui retrouvent des frères, d'opprimés qui assistent leurs libérateurs410. Tandis que les Hongrois; conquérant pied à pied l'ancien royaume d'Attila et de Baïan, y fondaient un troisième empire hunnique, Arnulf, emporté par son esprit à la fois opiniâtre et capricieux, courait en Italie les plus étranges aventures. S'étant décidé à enlever de force cette dignité impériale que le pape lui marchandait et que les Italiens lui refusaient, il avait pris Rome d'assaut; et, dans l'année 896, ce bâtard d'un petit-fils de Charlemagne plaçait sur sa tête, au milieu des cris de détresse des Romains, la couronne qu'un siècle auparavant Charlemagne avait reçue au milieu de leurs bénédictions.
La présence de ce troisième ban des Huns au cœur de l'Europe fut, comme celle du premier et du second, un objet d'effroi pour les peuples civilisés. La force des Hongrois semblait irrésistible, et leur barbarie dépassait tout ce que l'histoire et la tradition racontaient de leurs prédécesseurs. En 899, ils conquéraient les Pannonies et ravageaient la Carinthie et le Frioul; en 900 ils pénétraient, le fer et la flamme en main, au cœur de la Bavière et descendaient en Italie; en 901 ils rendaient tributaire le roi de Germanie, successeur d'Arnulf, mort peu après son couronnement. Bientôt leurs ravages poussés de proche en proche atteignent la France; leurs bandes infestent la Lorraine, l'Alsace, la Bourgogne. Ces courses étaient accompagnées de cruautés sauvages rendues fabuleuses par les exagérations de la peur411. L'aspect des Hongrois était repoussant; ils n'avaient pour vêtement que des peaux de bêtes, se rasaient la tête pour ne laisser aucune prise à la main de l'ennemi412, et sillonnaient avec la pointe d'un poignard les joues de leurs enfants nouveau-nés. Fiers, séditieux, mais taciturnes et sombres, ils étaient plus prompts à frapper qu'à parler. On prétend qu'ils buvaient le sang des prisonniers413, et leur mangeaient le cœur. Ces accusations et d'autres encore relatives à leur lubricité414 remplissent les livres contemporains. Leur réputation de mangeurs de chair humaine s'accrédita à ce point, que le mot d'Hongre ou Ougre désigna, pendant tout le moyen âge, un géant anthropophage, friand de la chair des enfants; et les Ogres des contes de fées, dont nous avons été bercés dans notre jeunesse, sont le dernier écho des frayeurs trop réelles de nos aïeux.
Aussi, un cri de réprobation s'éleva de tous les coins de l'Europe contre le roi Arnulf qui avait attiré ce fléau au midi des Carpathes. Lorsqu'il mourut en 899, atteint de la maladie pédiculaire, ont vit dans cette mort honteuse une plaie de la malédiction céleste. Un écrivain lombard, le diacre Luitprand, entonnait à cette occasion un cantique de joie. Il dépeint avec une complaisance cruelle les myriades d'insectes qui pullulaient dans les membres de l'empereur agonisant et le livraient dès cette vie aux plus repoussantes horreurs de la tombe. «Peut-on penser, s'écrie-t-il, que ce supplice rachètera son forfait? La miséricorde de Dieu est-elle capable de l'absoudre? Nul ne le sait, sinon Dieu lui-même..... Oh! dit-il encore avec une éloquence empreinte d'épouvante autant que de douleur, que le jour soit à jamais maudit, où la lâcheté d'un homme misérable est devenue la calamité de tous les peuples! Combien son aveugle ambition a enfanté de veuvage pour les femmes, de solitude pour les pères, de souillure pour les vierges415! O Arnulf, tu étais un homme parmi les hommes, et bien que tu t'élevasses au-dessus d'eux par le rang, la nature t'avait pourtant créé leur semblable, mais tu t'es ravalé au-dessous des plus vils animaux416. Les hôtes farouches des bois, les oiseaux de proie, les serpents qu'un venin mortel sépare de l'homme dont ils sont les ennemis, les monstres même dont le seul aspect est funeste, le basilic et le griffon, ne nuisent point à leurs semblables, ils vivent en mutuelle paix et concorde; on ne les voit point se dévorer l'un l'autre417. Et toi, homme fait à l'image de Dieu, tu as déchaîné sur les hommes la destruction du genre humain418!»
Tel fut l'hymne de malédiction qui salua le troisième empire hunnique à son berceau. Peu à peu la férocité des Hongrois se calma, leur fougue se plia à des règles de discipline, leur intelligence s'ouvrit à des idées de loi, de morale, de religion, et les fils des compagnons d'Arpad entrèrent dans la société européenne. Le christianisme fut leur initiateur aux rudiments de la civilisation; et, dès les premières années du xie siècle, leur grand roi Saint-Étienne leur donnait des institutions qui les rapprochaient des peuples anciennement civilisés. Une irruption des Tartares de Tchinghiz-khan vint au xiiie siècle interrompre ce travail qui ne marchait pas sans grande peine, et rejeter la Hongrie dans la nuit. Un neveu de Saint-Louis l'en tira, et des princes français de la maison d'Anjou, appelés par élection à la couronne de Saint-Étienne, firent pour la culture sociale du pays ce que la dynastie arpadienne avait fait pour la religion. Au xve siècle, la Hongrie rencontra dans Jean Hunyade et Mathias Corvin des souverains indigènes qu'eût pu lui envier le reste de l'Europe. Ces temps sont bien loin de nous, mais il reste encore aujourd'hui une Hongrie, sœur adoptive des vieilles nations de l'Occident, la dernière venue par le temps, mais non la dernière par l'éclat du courage, par la foi en elle-même, par le noble orgueil de sa race. Ma tâche finit ici: quelque curieuse que soit l'histoire de ce troisième empire hunnique, quelque intérêt sympathique que le nom des Magyars m'inspire, je dois me borner au plan que je me suis tracé. J'ai voulu montrer comment la race des Huns, introduite en Europe par Balamir, élevée au comble de la puissance par Attila, possède encore ses représentants au milieu de nous; et comment se sont perpétués, en même temps qu'elle, dans l'Europe orientale le nom et la gloire du plus grand de ses conquérants; je crois avoir prouvé l'un et l'autre.
QUATRIÈME PARTIE.
HISTOIRE
LÉGENDAIRE ET TRADITIONNELLE
D'ATTILA
De tous les hommes qui ont eu le triste honneur de bouleverser la terre, aucun peut-être n'a laissé après lui des traditions aussi nombreuses et aussi diverses qu'Attila: la raison en est dans l'action à la fois violente et courte qu'il exerça sur les générations contemporaines. Les impressions d'épouvante chez les uns, d'admiration chez les autres, dépassèrent de beaucoup l'importance des faits qu'une mort prématurée lui laissa le temps d'accomplir; mais son souvenir resta immense comme l'émotion qu'il avait causée au monde.
Il faut bien s'attendre à trouver dans cet amas confus de souvenirs descendus jusqu'à nous, à travers le moyen âge, toutes les contradictions des réminiscences populaires, le vrai et le faux, le possible et l'absurde, le beau et le laid. Gardons-nous pourtant de les traiter avec trop de dédain, même dans ce qu'elles ont d'évidemment fabuleux, en songeant qu'elles ont passé à l'état de croyance héréditaire chez la plupart des peuples de l'Europe, et que c'est de là que sort l'Attila dont l'image vit dans nos esprits; car l'Attila que nous connaissons, tous tant que nous sommes, appartient bien plutôt à la tradition qu'à l'histoire. Mais ce type traditionnel et populaire, comment s'est-il créé? en quoi diffère-t-il du vrai type? pourquoi varie-t-il dans ses caractères essentiels suivant les temps et les lieux? questions qui se présentent à l'idée toutes les fois qu'on veut mettre de l'ordre dans le chaos des traditions, et qui s'appliquent surtout à celles-ci. Il m'a semblé que l'histoire de ces variations légendaires ne le cédait pas en intérêt à l'histoire d'Attila lui-même, qu'en tout cas elle en formait le complément obligé. Plus un homme a remué profondément l'humanité, plus il importe de savoir ce qu'il a laissé au fond de la conscience humaine.
Placé à la limite de deux âges, entre l'époque romaine qu'il ensevelit sous des débris et l'époque des grands établissements barbares dont il prépare l'avénement, Attila apparaît dans l'histoire sous deux points de vue tout différents: à la fois destructeur et fondateur, il ferme l'ère de la domination romaine en Occident, il y ouvre l'ère véritable des dominations germaniques; il initie la barbarie à sa vie nouvelle. C'est par cette double action qu'il domine, dans les deux mondes civilisé et barbare, le ve siècle, qui est le siècle de transition. De là aussi deux courants de souvenirs, d'impressions, de jugements attachés à sa mémoire, l'un qui part du monde romain, l'autre qui prend sa source dans le monde germanique: distincts, opposés même à leur origine, ils restent séparés tout en cheminant l'un près de l'autre, et traversent le moyen âge sans se rencontrer ni se confondre.
A ces deux courants traditionnels principaux j'en joindrai un troisième, qui, dans une étude pareille à la nôtre, ne saurait être négligé: je veux parler de la tradition hongroise, mélange de souvenirs slavo-romains, conservés dans la vallée du Danube, avec d'autres souvenirs apportés d'Orient par les populations hunniques qui remplacèrent en Europe les Huns d'Attila. Dernier ban de ces Huns devenus européens, les Hongrois ont recueilli dans leurs livres tout ce qui pouvait servir à la glorification d'un homme qu'ils regardent comme un père et dont le nom ouvre la liste de leurs rois. Quelque bizarres que soient souvent ces traditions frappées au coin de l'imagination orientale, nous les écouterons pourtant comme une voix sortie des ruines du palais qu'habitait Attila, un écho de la tombe mystérieuse qu'il habite encore.
Je n'ajouterai plus qu'un mot. Si la mise en œuvre est difficile dans mon travail, du moins les matériaux ne manquent pas; on peut dire au contraire qu'ils surabondent. Ceux de la tradition latine, soit gauloise, soit italienne, sont enfouis dans les chroniques des villes et dans les légendes ecclésiastiques, où l'on n'a qu'à les rassembler; ceux de la tradition germanique résident principalement dans les poëmes nationaux de l'Allemagne méridionale ou dans les chants et les sagas de l'Allemagne du nord. Quant aux livres des Magyars, c'est à la critique de discerner ce qu'ils contiennent d'original ou d'emprunté, d'ancien ou de nouveau, de séparer surtout les réminiscences occidentales des vagues et lointains souvenirs qui ont pu revenir d'Asie en Europe avec les derniers représentants des Huns d'Attila.
LÉGENDES
ET TRADITIONS LATINES
I. Caractères divers de l'Attila légendaire chez les peuples latins.--Attila destructeur.--Attila fondateur.--Attila en face des évêques et du pape.--Attila flagellum dei.
Reportons-nous à l'année 453, cette année de délivrance où le roi des Huns fut enlevé, comme par un coup du ciel, aux terreurs des Romains: l'Italie et la Gaule respirèrent. Ainsi qu'il arrive après toutes les grandes catastrophes, on se mit à récapituler ses maux, à faire l'inventaire de ses frayeurs. Comme tout le monde avait tremblé, tout le monde prétendit avoir eu raison de trembler, et ce fut à qui raconterait pour son compte, ou la ruine la plus lamentable, ou la préservation la plus miraculeuse. Ce sentiment fut universel en Occident. Les villes importantes se firent une sorte de point d'honneur d'avoir été les unes prises, les autres assiégées, toutes menacées: il en fut de même des provinces. On voulait avoir vu de près le terrible ennemi, avoir fourni quelques péripéties au drame sanglant qui conserva longtemps le privilége d'intéresser et d'émouvoir. Involontairement on exagéra le mal qui s'était fait, on supposa celui qui aurait pu se faire; on donna un corps à ses craintes, à ses illusions, à sa vanité. C'est ce qui explique la masse énorme de traditions locales sur Attila, traditions évidemment très-anciennes, et pourtant inconciliables avec l'histoire. S'il fallait prendre à la lettre les légendes et les chroniques des viie, viiie et ixe siècles, Attila n'aurait rien laissé debout en Gaule ni en Italie, et souvent la formule employée ne permet là-dessus aucune exception. Ainsi l'auteur de la seconde légende de saint Loup, écrite à la fin du viiie siècle, nous dit en propres termes qu'il ne resta en Gaule, après le passage des Huns, ni une cité ouverte, ni une ville fermée, ni un seul château fort419. Dans l'opinion du moyen âge, toute ruine appartint de droit à Attila, de même que toute construction antique à Jules César. César et Attila furent pour nos pères deux types corrélatifs, l'un des conquêtes fécondes et civilisatrices, l'autre de la guerre stérile et d'extermination.
Ruines, massacres, persécution des saints, voilà donc le cortége officiel du roi des Huns, ce qui le caractérise par-dessus tout dans la mémoire des races latines. On le suppose si riche par lui-même d'horreurs et de ravages, qu'on lui en prête encore sans crainte ni scrupule. Un chroniqueur balance-t-il sur l'époque de la destruction d'une ville, un hagiographe sur la date d'un martyre, ils choisissent celles de l'invasion des Huns; le sens commun répugne-t-il à admettre quelque attentat d'une énormité fabuleuse, on le rend croyable en prononçant le nom d'Attila. C'est ainsi que les légendaires du moyen âge lui ont définitivement attribué le massacre de sainte Ursule et des onze mille vierges, malgré la difficulté de faire martyriser à Cologne, en 451, de jeunes vierges parties de Bretagne en 383; mais de telles difficultés n'arrêtent jamais la légende.
Il est curieux de chercher au fond des traditions la cause secrète qui a pu les faire dévier contre toute raison apparente. Ici, par une sorte de logique grossière, la légende mettait sur le compte du roi des Huns, comme sa dévolution naturelle, les grandes ruines ou les attentats impossibles; une autre fois, le désir de glorifier quelque saint personnage lui fera supposer, de la part du conquérant, des marches, des combats, des siéges qui n'ont point eu lieu et qui sont en contradiction flagrante avec l'histoire. Tel est le siége de Paris en 451, imaginé dans la pensée d'opposer sainte Geneviève et Attila, la bergère inspirée et l'homme qui faisait trembler le monde; jamais cette sainte et courageuse fille ne fut bergère, et son action dans la guerre de 451 se borna à empêcher les Parisiens de déserter leur ville par crainte de l'ennemi. Les fausses étymologies ont aussi une grande parti à la création des fausses traditions: j'en citerais au besoin plus d'une en ce qui nous concerne. Je préfère montrer comment une ressemblance de nom, exploitée par la vanité locale, peut enfanter toute une histoire traditionnelle où les erreurs historiques s'accumulent de la façon la plus incroyable pour appuyer une erreur de géographie. Les détails donnés par Jornandès sur le lieu où fut livrée la grande bataille des champs catalauniques ne permettaient pas de douter que ce lieu ne fût situé dans la province de Champagne aux environs de Châlons-sur-Marne, et la tradition des villes champenoises concordait en cela avec l'histoire. Toulouse n'en revendiqua pas moins l'honneur de cette bataille à cause de la plaine de Catalens, située dans son voisinage. Or, pour qu'Attila pût arriver près de Toulouse, il fallait qu'il eût traversé la Gaule dans toute sa longueur, et que, pour assurer sa retraite au besoin, il eût pris et démantelé Lyon, Arles, Narbonne, etc... Eh bien! la tradition n'a pas reculé devant les détails de cette campagne imaginaire; mais, une fois Attila vaincu à Catalens et obligé de faire retraite, que deviennent les débris de son armée, qui ne montait pas à moins de cinq cent mille hommes? La tradition n'en est pas embarrassée; elle les envoie en Espagne chasser les Maures: Attila détache en effet, pour cette œuvre pie, trois de ses principaux capitaines qui, entrés en Galice, attaquent le sultan Miramamon et le forcent à fuir par-delà le détroit de Gibraltar. Voici Attila transformé en champion de la chrétienté, en précurseur de Charles-Martel et du Cid: encore n'est-ce pas le rôle le plus inattendu que l'imagination populaire lui réserve.
Qui croirait, par exemple, que plusieurs villes de Gaule et d'Italie prétendirent à l'honneur d'avoir été fondées ou du moins agrandies et embellies par l'exterminateur, le destructeur universel? Trèves eut cette fantaisie. L'antique et superbe métropole de la Gaule romaine, oubliant au moyen âge de qui lui venait sa splendeur, la rapportait au roi des Huns. Ainsi ce joli monument romain qu'on admire encore aujourd'hui dans le bourg d'Igel, à un mille de Trèves, s'appelait, au xiie siècle, l'Arc de triomphe d'Attila420, et la légende des miracles de saint Mathias nous parle d'un pont d'Attila421 bâti sur la Moselle, tout près des murs de cette ville. Strasbourg poussa la bizarrerie plus loin: l'histoire est curieuse et mérite qu'on la raconte.
Nulle ville n'avait été plus maltraitée par les bandes d'Attila que cette illustre cité d'Argentoratum ou Argentaria, citadelle de la Gaule orientale contre les Germains et théâtre de tant de combats fameux. Sa destruction en 451 avait été complète: aux vie et viie siècles, la cité d'Argent n'était plus qu'une solitude affreuse, couverte de broussailles et repaire de bêtes fauves; les ducs d'Alsace, au viiie siècle, s'en attribuaient la possession à titre de terres vaines et vagues422. A peu de distance de ces ruines et avec les matériaux qu'elles fournissaient, on construisit d'abord une bourgade, puis une ville qui borda la voie militaire romaine aboutissant au Rhin. Les grandes voies dallées portant en latin le nom de strata, la nouvelle ville fut appelée Strata-burgum ou Strate-burgum, double forme que nous trouvons dans Grégoire de Tours; et comme d'ailleurs Strate ou Strass avait déjà en allemand le même sens que stratum en latin, Strata-burgum ou Strasbourg signifiait dans les deux idiomes ville près de la route.
Cette étymologie historique parut trop simple aux Strasbourgeois du moyen âge, qui rêvaient pour leur cité une origine plus éclatante. Ils racontèrent qu'Attila, pendant son séjour à Argentoratum (séjour, hélas! peu pacifique), voulant rompre la barrière qui séparait la Gaule des pays d'outre-Rhin, et rendre les communications libres entre tous les peuples, fit pratiquer dans les murailles de la ville quatre grandes brèches correspondant aux quatre grandes directions qui menaient en Germanie, et que, pour consacrer la mémoire de cet état nouveau, il ordonna qu'Argentoratum s'appellerait désormais Strasbourg, c'est-à-dire, suivant la tradition, la ville des chemins423. De cette époque, Strasbourg datait sa grandeur et son importance comme ville libre. Ce conte, qui flattait l'orgueil alsacien, passa à l'état de croyance générale, non-seulement dans le peuple, mais parmi les savants. La chronique d'Alsace le rapporte très-sérieusement, et jusque dans le dernier siècle la critique historique eut à lutter contre une erreur trop bien accréditée. «Expliquez-moi de grâce, disait Schoepflin, l'érudit et judicieux auteur de l'Alsatia illustrata, comment Attila, qui ne parlait pas allemand, put s'amuser à donner aux villes gauloises des noms allemands!» L'autorité de la tradition servait de réponse. Il existait alors (il existe peut-être encore aujourd'hui) au-dessus de la porte de Strasbourg qui conduit au bourg de la Couronne, et qu'on appelle pour cette raison porte de Kronenburg, un médaillon en pierre renfermant une figure, avec cette inscription autour: Sic oculos, sic ille genas, sic ora ferebat424. Des sigles, gravés au champ du médaillon, paraissent indiquer l'âge du vieux bourgmestre dont on a voulu perpétuer la ressemblance. Qui devinerait que cette image est celle d'Attila? «Le peuple le croit, nous dit Schoepflin, et beaucoup d'érudits l'ont cru425.» Ainsi la chrétienne Strasbourg prenait pour patron le roi des Huns, tandis que non loin de là une autre ville tout aussi chrétienne, Cologne, le maudissait devant les reliques des onze mille vierges. Le nom de cet homme remplissait tout le nord des Gaules, et les contradictions mêmes où les peuples tombaient à son sujet démontraient combien sa grandeur avait laissé de traces parmi eux.
Je me hâte d'arriver aux légendes qui nous donnent, comme point culminant de la tradition, l'Attila flagellum Dei (fouet ou fléau de Dieu), en qui se résume, chez les races latines, l'idéal du roi des Huns. Le simple historique de ce mot nous initiera mieux que toute autre chose aux procédés de l'esprit humain dans le travail des traditions, et particulièrement dans l'œuvre traditionnelle du moyen âge. Transportons-nous en esprit au milieu des générations chrétiennes du ve siècle. Demandons-leur sous quelle face leur apparut d'abord l'invasion d'Attila, et à laquelle des péripéties de cette courte, mais sanglante guerre s'attacha la plus vive émotion pour le présent, et ensuite le plus long souvenir. L'histoire s'est chargée de la réponse.
Dans la multitude de faits de tout genre qu'avaient présentés les campagnes de 451 et 452, il en était trois qui semblaient se distinguer des autres par une certaine teinte d'extraordinaire et de merveilleux, et réclamer une place à part: c'étaient Orléans défendu et préservé par saint Agnan, son évêque. Troyes épargnée sur la demande de son évêque saint Loup, Rome enfin abandonnée par l'empereur et sauvée à la prière du pape saint Léon. Dans tout autre siècle moins mystique que celui-là, cette intervention, trois fois répétée et trois fois heureuse, d'un prêtre conjurant l'esprit de destruction et arrêtant la mort suspendue sur trois grandes cités aurait frappé l'attention des peuples: au ve siècle, elle l'absorba. Elle devint la circonstance principale et dominante de l'invasion, ou plutôt toutes les autres s'effacèrent devant elle. Communiquant à l'ensemble de la guerre sa couleur merveilleuse, elle lui donna sa signification morale, son caractère dans l'ordre des idées religieuses: ajoutons qu'en dehors du fait particulier, du fait de la guerre, elle fournissait au christianisme une arme inappréciable dans sa lutte encore très-vivace contre le paganisme. On avait vu depuis cent ans, à chaque déchirement intérieur, à chaque succès des Barbares, les païens, fidèles à leur vieille tactique, accuser la religion chrétienne des malheurs de l'empire, et celle-ci descendre pour ainsi dire devant le tribunal du monde, forcée qu'elle était de se justifier. Les trois faits dont je parle terminaient toute cette polémique. Quelle réponse plus péremptoire aux accusations! quelle preuve de la puissance de la foi nouvelle! quel triomphe pour ses ministres! En vain les prêtres païens mettaient en avant des calculs astrologiques pour expliquer la retraite d'Attila par l'action des astres: la conscience publique en faisait honneur à saint Léon qui lui-même reportait cet honneur à son Dieu. Considérés de ces hauteurs idéales, les événements purement terrestres étaient bien petits, et la victoire de Châlons, gagnée par le hasard des batailles, devait sembler bien misérable auprès de celle du Mincio, gagnée par la parole d'un vieillard. Aëtius eut lieu de s'en apercevoir. A quoi bon le génie et l'expérience des armes dans la sphère métaphysique où l'on transportait les intérêts de l'empire, et où les faits eux-mêmes venaient en quelque sorte se ranger? Cette manière toute chrétienne d'envisager la guerre d'Attila demandait naturellement aux historiens chrétiens un mode de composition, une formule d'art en harmonie avec l'idée religieuse. Nous allons voir quelle était cette formule: elle nous est indiquée par un contemporain, le fameux Sidoine Apollinaire, qui entreprit lui-même d'écrire la campagne des Gaules.
Sidonius, de la famille lyonnaise des Apollinaire, avait été longtemps le poëte à la mode: ses petits vers et ses lettres, rédigés pour la postérité, circulaient de main en main, d'un bout de l'empire à l'autre; dans Rome même, il n'y avait point de fête complète sans une lecture du Virgile gaulois, et tout nouveau venu sur le trône des Césars attendait de lui son panégyrique. Tant de gloire jointe à beaucoup de noblesse lui valut la main de Papianilla, fille de l'Arverne Avitus, qui avait décidé les Visigoths à se ranger sous le drapeau d'Aëtius contre Attila, et qui plus tard fut nommé empereur avec leur concours. Sidoine, comblé des honneurs du siècle, céda enfin au torrent qui entraînait vers les vocations religieuses tous les hommes distingués de son temps: il devint évêque de Clermont. Son talent incontestable, sa position comme homme du monde initié aux secrets de la politique, ses relations de vive amitié avec saint Loup, qui était parfois son confident littéraire, et d'autres relations moins étroites qu'il avait entretenues avec saint Agnan, le désignaient à tous comme l'homme à qui il appartenait de raconter la guerre des Gaules. On l'en pria, on l'en chargea en quelque sorte comme d'un devoir, et Prosper, qui venait de succéder à saint Agnan sur le siége épiscopal d'Orléans, parvint à lui en arracher la promesse. Sidoine se mit donc à l'œuvre, mais la longueur du travail le découragea: lui-même d'ailleurs, évêque ferme et dévoué, émule de ceux qu'il voulait peindre, se trouva bientôt jeté au milieu d'événements et de traverses qui absorbèrent le reste de sa vie. Il prit le parti de retirer sa parole, et écrivit à Prosper pour la dégager. Nous avons encore sa lettre, qui nous intéresse par plusieurs raisons, et surtout parce qu'elle nous permet de juger le plan historique de Sidoine et le genre d'utilité que le clergé des Gaules attendait de sa plume; elle était conçue en ces termes:
Sidonius au seigneur pape Prosper.
«Dans ton désir de voir célébrer par de justes louanges le très-grand et très-parfait pontife saint Agnan, l'égal de Loup et non l'inférieur de Germain, et aussi pour bien graver dans le cœur des fidèles l'exemple d'un tel homme, à qui aucune gloire n'a manqué, puisqu'il t'a laissé pour son successeur, tu avais exigé de moi la promesse que, prenant une plume, je transmettrais à la postérité la guerre d'Attila426. Je devais raconter comment la ville d'Orléans fut assiégée, forcée, envahie, non saccagée, et comment s'accomplit la fameuse prophétie de cet évêque toujours exaucé du ciel. J'avais commencé d'écrire, mais l'énormité de mon entreprise m'a effrayé, et je me suis repenti d'y avoir mis la main: aussi n'ai-je confié à aucune oreille des essais que j'avais condamnés moi-même comme censeur. J'obéirai du moins à ton honorable prière et au respect que m'inspirent les mérites du grand évêque, en t'envoyant son éloge par la plus prochaine occasion. Créancier équitable, use d'indulgence envers un débiteur téméraire, absous-le de son imprudence, et ne réclame pas impitoyablement une dette pour laquelle il se déclare insolvable427. Daigne te souvenir de nous, seigneur pape.»
Ainsi la pensée d'Apollinaire consistait à mettre en relief saint Agnan, non point seulement comme personnage historique, mais comme personnage chrétien, pour la glorification de la religion, ainsi qu'il le dit lui-même, et «afin d'inculquer un si grand exemple au cœur des fidèles»: c'est là ce que désirait Prosper, ce que réclamaient avec lui les évêques des Gaules. Pour l'exécution de ce plan, Sidoine, après avoir fait une large part au défenseur d'Orléans, aurait passé à celui de Troyes, saint Loup, son ami, puis, selon toute apparence, à Geneviève, l'austère et courageuse conseillère des Parisiens, et, jetant un regard lointain sur l'Italie, il aurait dessiné au dernier plan saint Léon fléchissant Attila d'un mot et fermant devant cet homme fatal la carrière des conquêtes et de la vie. Tout l'arrangement du récit aurait convergé vers ces grandes figures chrétiennes échelonnées sur la route du conquérant. Déjà considérable en fait, leur action sur les conséquences de la guerre aurait été agrandie, exaltée. On aurait vu à chaque page la main de Dieu détournant le cours des événements à la prière de ses serviteurs; on aurait entendu sa voix parlant au cœur du Barbare par la bouche de trois grands évêques, et opérant dans le secret de la conscience humaine le plus inattendu des miracles, celui d'avoir rendu Attila pitoyable.
Ce mélange d'idées spéculatives et de faits réels était effectivement la passion du siècle. Habitués à chercher au ciel le nœud des choses de la terre, tous, historiens, théologiens, moralistes, subordonnaient dans leurs formules la marche des événements d'ici-bas à des péripéties venues d'en haut. L'histoire, telle que la comprenaient les écrivains de l'école chrétienne, était, si je puis ainsi parler, le spectacle des évolutions de la Providence conduisant les peuples vers un but spirituel à travers les bouleversements, remuant le monde pour les effrayer ou les punir, puis manifestant sa miséricorde par des coups imprévus au plus fort des violences de sa justice. C'est ainsi que l'écrivait Orose et que saint Augustin l'esquissait dans sa Cité de Dieu: semblable aux murs du festin de Balthazar, le livre de la Clio chrétienne ne se couvrait plus que d'avertissements prophétiques. La guerre d'Attila fournissait à ce système matière et sanction tout à la fois; on pouvait même dire que jamais l'application des inductions théologiques aux faits humains ne s'était montrée plus légitime. Et quant aux procédés de l'art, ils consistaient à mettre en regard au premier plan du tableau deux personnages mus également par l'action de Dieu, mais opposés l'un à l'autre: le Barbare, agent de sa colère, et le prêtre, agent de sa pitié.
Cette méthode, d'un mysticisme trop délicat pour les siècles suivants, se matérialisa chez les historiens du moyen âge. A mesure que l'ignorance et le goût exclusif du merveilleux obscurcirent le christianisme, l'idée pure et élevée d'une action latente de Dieu opérant ses miracles dans le secret des cœurs fit place à la thaumaturgie, aux prodiges, aux interventions surnaturelles, perceptibles par les sens. La beauté de l'histoire chrétienne et sa vérité, telles que les concevait le siècle d'Augustin et de Jérôme, en reçurent une grave atteinte. Tout le jeu des sentiments et des idées s'évanouit dans l'histoire pour faire place à des objets palpables ou tout au moins visibles; les inspirations prirent un corps, les idées devinrent des fantômes. A la belle scène de saint Léon changeant les résolutions d'Attila par l'ascendant d'une parole que Dieu féconde en l'inspirant, scène admirable autant que vraie, le moyen âge en substitua une autre dans laquelle l'apôtre Pierre, en habit papal et une épée à la main, apparaît pour effrayer Attila. On racontait alors comme une tradition que le roi des Huns, blâmé par les siens d'avoir reculé devant un vieillard sans armes, lui que les légions romaines n'osaient pas regarder en face, s'était écrié avec l'accent d'une terreur encore présente: «Oh! ce n'est point ce prêtre qui m'a forcé de partir, mais un autre qui, se tenant derrière lui l'épée en main, me menaçait de la mort, si je n'obéissais pas à son commandement428.» Un second récit place saint Paul à côté de saint Pierre, probablement pour tenir la balance égale entre les deux apôtres gardiens et patrons de Rome chrétienne. On trouve cette tradition pour la première fois dans Paul Diacre, qui écrivait au viiie siècle: les écrivains postérieurs la répètent sans hésitation ni doute, comme un fait généralement admis en Italie, et le bréviaire romain lui donne une sorte de consécration en l'adoptant. Ce fut dès lors la vraie version de l'entrevue de saint Léon et d'Attila, celle qui devint populaire et que les arts reproduisirent à l'envi; enfin le pinceau de Raphaël lui a conféré l'immortalité. On comprendra, d'après ce simple fait, le caractère des altérations que le moyen âge a fait subir à beaucoup de personnages et d'événements des temps antérieurs.
Saint Agnan eut, au même titre que saint Léon, un destin pareil. Le patriotisme de ce prêtre, son héroïque constance, cette foi simple et naïve qui lui faisait dire quand il avait prié et mouillé de larmes les degrés de l'autel: «Allez voir là-haut si la miséricorde de Dieu ne nous vient point,» foi irrésistible et qui donne le secret de sa puissance sur les hommes, tout cela n'est plus compris par des esprits matériels au milieu des ténèbres toujours croissantes. Les miracles de l'énergie humaine soutenue par l'inspiration divine disparaissent devant une fantasmagorie puérile que le ve siècle eût repoussée, mais qui était devenue l'aliment indispensable d'une foi plus grossière. Ce que j'ai dit de saint Agnan et de saint Léon, je le dirai de Geneviève, cette sainte fille qu'on devine si bien en lisant sa première légende, et qu'on ne reconnaît plus dans les autres. Saint Loup lui-même, ce confident littéraire de Sidoine, dont nous avons quelques lettres, cet apôtre homme du monde que son biographe quasi-contemporain nous fait apercevoir sous un jour si vrai, a perdu toute réalité dans sa légende écrite à la fin du viiie siècle ou au commencement du ixe. L'ami de Sidoine, le compagnon de Germain d'Auxerre, s'est effacé pour faire place à un thaumaturge qui s'évanouit lui-même en une sorte de symbole. C'est du viie siècle au xe que s'opèrent généralement ces métamorphoses qui ont profondément altéré les biographies des saints et créé la mythologie légendaire. Toutefois ce mouvement d'idées ne manqua pas d'une certaine poésie, et c'est de là que jaillit le type du fléau de Dieu.
II. Mythe du fléau de dieu.--son origine dans les idées chrétiennes du ve siècle.--son développement au moyen age.--légende de saint loup.--attila infernal.--attila théologien.--attila vertueux.--fiésole et florence.--confusion de l'histoire et de la légende.
A quelle époque précise est née cette formule fameuse d'Attila flagellum Dei, dont les légendaires et les chroniqueurs ne font qu'un mot auquel ils laissent la physionomie latine, même en langue vulgaire? On ne le sait pas: tout ce qu'on peut dire, c'est qu'elle ne se trouve chez aucun auteur contemporain, et que la légende de saint Loup, dont je parlais tout à l'heure, laquelle fut écrite au viiie ou ixe siècle par un prêtre de Troyes, est le plus ancien document qui nous la donne. Déjà l'idée attachée par le moyen âge au mot flagellum Dei nous y apparaît dans sa plénitude; le mythe est formé. Il faut donc placer entre le ve et le viiie siècle l'adoption du flagellum Dei, d'abord comme une épithète attachée au nom d'Attila, puis comme un titre que celui-ci s'attribue lui-même et dont il se pare, enfin comme une personnification dans laquelle il se confond et qui absorbe sa réalité historique. Le mot flagellum Dei parcourt ces trois phases, et l'idée que lui assigne le moyen âge ne devient parfaite qu'à la dernière.
L'Italie et la Gaule se sont disputé l'honneur de l'invention. La tradition italienne l'attribue à saint Benoît, qui n'était pas né en 451; et, dans une histoire dont elle appuie ses prétentions, elle confond tout simplement le roi des Huns, Attila, avec le roi des Goths, Totila. La tradition gauloise lui donne pour auteur un ermite champenois. Suivant elle, des soldats huns, la veille de la bataille de Châlons, saisirent dans les bois qui environnaient cette ville un solitaire qu'ils conduisirent près du roi. Cet homme passait dans le pays pour un prophète, et Attila, soit pour le sonder, soit par une secrète appréhension de l'avenir, lui demanda qui serait vainqueur le lendemain. «Tu es le fléau de Dieu, tu es flagellum Dei, lui dit l'ermite; mais Dieu brise, quand il lui plaît, les instruments de sa vengeance. Tu seras vaincu, afin que tu saches bien que ta puissance ne vient pas de la terre429.» Rien dans cette tradition n'est de nature à choquer l'histoire; ces idées sont celles du ve siècle; ce langage est le langage ecclésiastique du temps; le courage même de l'ermite rappelle le rôle que le clergé romain prit souvent vis-à-vis des Barbares: réduite à ces termes, la tradition gauloise ne choque nullement la vraisemblance. Ajoutons qu'ici le mot flagellum Dei n'est que la reproduction d'un texte d'Isaïe. Le prophète hébreu, dans son langage figuré, appelle Assur la verge de la fureur de Dieu, virga furoris Dei, le bâton dont Dieu frappe son peuple indocile. «Eh quoi! ajoute-t-il, le bâton s'élèverait-il contre la main qui le porte? Le bâton n'est que du bois, et le Seigneur des armées, le brisant en mille morceaux, le jettera au feu, dans toute la vanité de ses triomphes430.» Voilà l'idée de l'ermite et presque son discours.
Les pères du ve siècle, lorsqu'ils parlent des calamités de l'empire romain, ne s'énoncent guère autrement: les Barbares sont à leurs yeux le pressoir où Dieu foule sa vendange, la fournaise dans laquelle il épure son or, le van où s'émonde son grain. Ouvrez Salvien, Orose, saint Augustin, ils fourmillent d'images pareilles empruntées aux Écritures. Isidore de Séville, chroniqueur du viie siècle, applique particulièrement aux Huns le mot d'Isaïe: «Ils sont, dit-il, la verge de la fureur du Seigneur431.» Quoique nous manquions de l'autorité d'un texte précis, nous pouvons croire qu'Attila reçut plus d'une fois au ve siècle, de la bouche de quelques personnages ecclésiastiques, la qualification de flagellum Dei. Toutefois ce n'est là qu'une épithète destinée à caractériser sous le point de vue chrétien l'action d'Attila sur l'empire et sur le monde: le moyen âge l'entendit tout autrement.
Cette tradition de l'ermite gaulois dont je viens d'exposer le fond, acceptable historiquement, va, dans ses détails, beaucoup plus loin que la vraisemblance et quitte l'histoire pour la légende. Elle raconte que le roi des Huns, au lieu de s'offenser de la qualification de fléau de Dieu, que lui donnait l'ermite, déclara qu'il s'en glorifiait et qu'il l'attacherait désormais à son nom comme un titre. Saisi d'un enthousiasme infernal, il bondit sur lui-même et s'écria: «L'étoile tombe, la terre tremble, je suis le maillet qui frappe sur le monde!432» Ici nous voguons à pleine voile dans le mythe: voyons où nous allons aborder.