← Retour

Histoire d'Attila et de ses successeurs (2/2): jusqu'à l'établissement des Hongrois en Europe

16px
100%
Note 432: (retour)
Stella cadit, tellus fremit, en ego malleus orbis.

Ce vers se trouve intercalé dans la chronique de Thwroczi comme un dicton d'Attila. Chron. Hung., i, 16.

Dans un récit historique sur Attila, j'ai raconté son entrevue avec saint Loup, telle que nous la donnent les actes originaux écrits, à ce qu'on suppose, par un disciple de l'évêque de Troyes. Elle se passe d'une façon toute simple et tout à fait probable. Attila, qui se retire précipitamment d'Orléans sur Châlons, suivi de près par Aëtius, franchit la Seine au-dessus de Troyes. Ruinée par les invasions précédentes, cette grande cité n'avait plus ni garnison ni murailles qui pussent arrêter un seul instant les Huns: saint Loup va trouver le roi, qui consent à épargner la ville, mais qui garde l'évêque en étage. Cependant les habitants, médiocrement rassurés, se dispersent dans les bois, et quand saint Loup revient de son voyage forcé, il trouve sa métropole déserte433. Voilà le fait dans sa vraisemblance historique, voici maintenant comment on le racontait trois siècles plus tard.

Note 433: (retour) Voir ci-dessus, Histoire d'Attila, c. 5.

C'est bien loin du monde réel et dans des sphères fantastiques que la tradition nous emporte: Troyes a retrouvé des murailles et une garnison que l'évêque commande; le saint fait le guet au-dessus de la porte, et bientôt arrive Attila à la tête d'une armée innombrable. Quoique battu à Châlons (il a fallu mettre le siége de Troyes après cette bataille, pour faire concorder le récit légendaire avec la tradition de l'ermite), le roi des Huns parcourt la Gaule sans obstacle, tuant et détruisant tout comme il lui plaît. Il est fier, insolent, et fait sonner bien haut le titre qu'il vient d'ajouter à tous ses titres, celui de fléau de Dieu. Monté sur son cheval de guerre, il s'approche d'une des portes, frappe avec colère et ordonne impérieusement qu'on lui ouvre. L'évêque, du haut de la muraille434, lui demande qui il est: «Qui es-tu, lui dit-il, toi qui disperses les peuples comme la paille et brises les couronnes sous le sabot de ton cheval?--Je suis, répond celui-ci, Attila, fléau de Dieu435.--Oh! s'écrie l'évêque, sois le bienvenu, fléau du Dieu dont je suis le serviteur! ce n'est pas moi qui t'arrêterai;» et descendant avec son clergé, il ouvre lui-même la porte à deux battants, saisit par la bride le cheval du roi des Huns, et, l'introduisant dans la ville: «Entre, dit-il, fléau de mon Dieu; marche où te pousse le vent des célestes colères436!» Attila entre, et son armée le suit. Ils parcourent les rues, ils traversent les places et les carrefours, ils passent devant les églises et les palais, sous les yeux d'une foule à la fois épouvantée et surprise; ils marchent, mais ils ne voient rien. Un nuage s'est appesanti sur leurs yeux; ils sont aveugles et ne recouvrent la vue qu'au moment où Attila sort de Troyes par la porte opposée437. Dans une des variantes de cette légende, car elle en a beaucoup, l'armée des Huns, en parcourant les rues et les places de la ville, croit cheminer doucement à travers des montagnes et des bois, au milieu de vertes prairies... L'idée du mythe se révèle ici dans toute sa plénitude: le fléau de Dieu, enorgueilli de sa mission de ruine, est enchaîné par le serviteur de Dieu; la bête infernale se courbe sous son dompteur. La légende rapproche et oppose deux figures mythiques dont l'action est corrélative, et qui se complètent l'une par l'autre. Ne parlez plus de réalité, ne parlez plus d'histoire; ce n'est plus Loup évêque de Troyes, ce n'est plus Attila roi des Huns, c'est le fléau de Dieu qui, rencontrant un saint sur son passage, voit s'évanouir sa puissance devant une puissance supérieure: l'œuvre de miséricorde a vaincu l'œuvre de justice.

Note 434: (retour) 2a Vita S. Lupi, 45, ap. Boll., 28 jul.
Note 435: (retour) Tu quis es qui terram dissipas et conculcas?--Cui Attila: Ego sum Attila, rex Hunnorum, flagellum Dei. Thwrocz, i, 16.
Note 436: (retour) Jussit portas patefieri ut ingrederetur hostis Dei. 2a Vit. S. Lup., 45.--Benevenerit flagellum Domini mei. Thwrocz., ub. sup.--Apprehensa freni habena subdit: Veni Dei mei flagellum, ingredere, proficiscere quo libet Olah., Vit. Attil., 9.
Note 437: (retour) Miro miraculo divinitus cæcitate perculsi..... 2a Vit. S. Lup., 45.

Qu'il y ait dans cette conception une grande beauté poétique, on n'en saurait disconvenir. Le moyen âge en jugea ainsi, car cette légende eut un succès de vogue; on la répéta de tous côtés; les villes, les églises l'empruntèrent pour se l'approprier en tout ou en partie. Metz raconta que les Huns, ayant voulu piller l'oratoire de Saint-Étienne situé dans son enceinte, ne rencontrèrent, au lieu de portes et de murailles, qu'un rocher de granit contre lequel leurs haches et leurs massues se brisèrent438. Ailleurs Attila côtoie une ville sans l'apercevoir, tandis qu'un mirage lui montre à l'horizon les tours et les crénaux d'une cité imaginaire qui fuit devant lui et l'entraîne. A Dieuze, les Huns sont frappés de cécité, parce qu'ils ont chargé de fers l'évêque saint Auctor, leur prisonnier; mais ils recouvrent la vue en même temps que lui la liberté439. On n'en finirait pas, si l'on voulait énumérer tous les emprunts faits par les églises des Gaules à la légende mythique de saint Loup.

Note 438: (retour) Cum Barbari propius accederent, eorum oculis velut ingens saxum ac moles solida apparebat: quam cum cæcati mentibus, manibus per gyrum palparent, aditumque quærerent... Paul. Diac., De Episc., Mett., ap. D. Bouq., t. i, p. 650.
Note 439: (retour) Paul. Diac., ibid.--2a Vit. S. Lup., ap. Roll.

L'Italie ne voulut pas être en reste de merveilles avec la Gaule, et le fléau de Dieu passa les Alpes avec le serviteur de Dieu pour aller jouer dans les légendes italiennes leur rôle accoutumé. L'imitation fut complète jusqu'au plagiat, et la légende de saint Géminianus, évêque de Modène, n'est qu'une copie servile de la légende de saint Loup. Géminianus introduit Attila dans Modène, comme saint Loup dans Troyes: même miracle, mêmes incidents, même dialogue du haut de la muraille; seulement le roi des Huns se montre plus brutal et plus ironique en deçà qu'au delà des Alpes. Au moment où l'évêque lui dit qu'il est le serviteur de Dieu: «Eh bien! soit, répond l'autre, un mauvais serviteur doit être flagellé440.» Quelquefois, lorsque l'évêque contemporain d'Attila n'est pas d'une sainteté avérée, la légende lui en substitue quelque autre, mort depuis nombre d'années; le saint quitte son tombeau, sauve sa ville, et le mythe est accompli.

Note 440: (retour) Si tu es servus Dei, ego sum flagellum Dei; servi autem inobedientes... merito verberantur et flagellantur. Vit. S. Geminian. Act. SS.

Dans ce dualisme de plus en plus idéalisé, Attila, l'être fatal, prend quelque chose des esprits infernaux. Satan lui-même le conduit: c'est le prince des ténèbres qui lui ouvre les portes de Reims, qui l'encourage au viol et au meurtre, qui vient jouir du martyre de l'évêque saint Nicaise et de sa sœur sainte Eutropie; «il se tenait près de la porte, on l'y a vu441,» dit la légende. Ainsi que le diable lui-même, l'Attila fléau de Dieu est sarcastique, vain dans ses paroles et hideux à voir; mais, comme le diable aussi, il est facile à tromper, on le joue, on le bafoue sans qu'il s'en doute. C'est le type de Satan au moyen âge, la crédulité jointe à l'esprit de malice. La légende exploite parfois avec un bonheur comique cette idée d'un Attila naïf et crédule. Quand les Huns ont martyrisé près de Cologne les onze mille vierges compagnes de sainte Ursule, Attila offre à celle-ci de l'épouser en réparation d'honneur; mais elle le repousse honteusement: «Retire-toi, lui dit-elle; j'ai dédaigné la main de César, ce n'est pas pour appartenir à un maudit tel que toi442!» Quelquefois la légende engage entre ses interlocuteurs et lui des dialogues dans lesquels on l'endoctrine, on le promène, on le raille; souvent aussi il se montre généreux, chevaleresque, disposé à servir toutes les bonnes causes. Cette nouvelle physionomie du fléau de Dieu se dessine pour la première fois, du moins à ma connaissance, dans le récit d'un prétendu siége de Ravenne, lequel se serait passé en 452 sous l'épiscopat de saint Jean. Le récit dans sa rédaction primitive appartient au Pontifical d'Agnellus, prêtre ravennate, qui écrivit au IXe siècle sur les archevêques de son pays, et d'après de vieux documents, un livre qui jette beaucoup de jour sur les idées et les traditions du moyen âge italien.

Note 441: (retour) Prope portam... Act. SS. Vit. S. Nicas., 14 decemb.--Cf. Hincmar.--Flodoard.
Note 442: (retour) Ego regi Cæsari copulata sum, te autem qui es draco iniquus vorans christianos, ut diabolum respicio. Chartuic., Chron. Hung., II.

On avait oublié, à l'époque d'Agnellus, qu'Attila, resté au nord du Pô pendant toute sa campagne de 452, n'assiégea point Ravenne, ou plutôt Ravenne voulait avoir été assiégée en dépit d'Attila; son ancienne importance sous les Césars et ses prétentions pendant l'exarchat ne lui permettaient pas de supposer qu'on pût l'avoir dédaignée quand on menaçait Rome. Partant de cette supposition, Agnellus nous fait de l'arrivée des Huns, devant la ville de Valentinien, une peinture qui ne manque pas de vivacité; il nous les montre longeant la mer, et, dans leurs évolutions rapides, inondant la plaine, qui disparaît sous leurs escadrons: telle une nuée de sauterelles couvre les sables où elle s'abat443. Bientôt se présente Attila, montant un cheval richement orné, lui-même cuirassé d'or, un bouclier au bras, un aigrette brillante sur le front: il médite le siège de la ville. L'évêque Jean, effrayé, se met en prière et offre à Dieu son sang pour la rédemption de son troupeau: une vision le rassure et l'avertit d'aller trouver le chef des ennemis. Il sort donc aux premières lueurs du jour avec tout son clergé vêtu de blanc, croix en tête, bannières déployées, encensoirs fumants, et la procession défile au chant des psaumes sur la longue et étroite chaussée qui conduisait de Ravenne au camp d'Attila.

Note 443: (retour) Ut multitudo locustarum per sablonosa loca jacerent. Agnell. Lib. Pontif., Ravenn. S. Joann. episc.

Mais déjà ce roi avait endossé le manteau de pourpre brodé d'or, ni plus ni moins qu'un empereur romain, et tenait conseil sous sa tente avec les officiers de son armée, quand le chant lointain de la psalmodie frappe ses oreilles; il regarde et aperçoit la file des prêtres débouchant deux à deux sur la chaussée, et l'évêque qui fermait la marche. Ce spectacle ne laisse pas que de le surprendre: «Qui sont ces hommes blancs? demande-t-il à ceux qui l'entourent; où vont-ils, et que me veulent-ils?--C'est l'évêque accompagné de son clergé, répond un des assistants plus au fait que lui des usages et du langage des chrétiens; il vient intercéder près de vous en faveur de ses enfants, les habitants de Ravenne.» Ce mot d'enfants choque Attila, qui ne comprend pas: «Vous vous moquez de moi, s'écrie-t-il avec colère; mais rappelez-vous que j'ai une épée bien affilée, et malheur à qui se rirait du roi! Tâchez donc de m'expliquer, vous qui le savez si bien, comment un seul homme peut engendrer tant d'enfants444.» Le malencontreux conseiller explique comme il peut la distinction qu'on doit faire entre les enfants de la nature et ceux de la grâce: Attila se montre satisfait. Sur ces entrefaites, l'évêque arrive; le cœur du roi, déjà préparé, s'amollit à sa vue, et Jean obtient sans peine ce qu'il était venu solliciter. Pourtant Attila, qui connaît les Italiens, craint qu'ils ne mésusent de sa clémence, et il prend à ce sujet ses précautions avec une bonhomie charmante: «Tes citoyens, dit-il à l'évêque, sont terriblement rusés; je ne me soucie pas qu'ils viennent dire: Nous l'avons joué et chassé445; je ne veux pas davantage qu'on suppose dans les villes voisines que j'ai eu peur de vous, cela me ferait tort, ainsi qu'à mon armée (nous citons toujours Agnellus). Pour parer à cela, voici ce que j'exige: rentrez en toute hâte, enlevez vos portes des gonds, couchez-les à terre, et, quand il ne restera de votre enceinte que les quatre murs, j'entrerai, et traverserai votre ville: je vous promets de n'y faire aucun mal.» Le lendemain, Ravenne était en habits de fête; les rues tendues de tapis, les places parées de fleurs446 et encombrées de curieux annonçaient l'allégresse publique, et l'archevêque, en tête de son clergé, présidait au défilé des Huns. C'est ainsi qu'au bout de quatre siècles à peine, l'Italie se rappelait sa propre histoire. Les pages d'Agnellus se terminent par une réflexion qui a bien aussi son mérite: «On a dit parmi les proverbes, écrit-il, que le roi Attila, avant de recourir aux armes, combattait par l'artifice, et après cela il est mort sous le couteau d'une misérable femme447.» Ce regret donné au fléau de Dieu n'est pas ce qu'il y a de moins étrange dans tout ceci.

Note 444: (retour) Dicite mihi o vos omnes qui hanc causam nostis, et diligentius curiose audiam, quomodo potuit hic unus homo tantos filios procreare? Agnellus. Lib. Pontif. Raven. Vit. S. Joann. Episc., 2.
Note 445: (retour) Cives tui valde ingeniosi et solertissimi sunt, ne dicant illi de me, quia expulimus eum, fraude deceptum, posteaque tam mihi quamque meis exercitibus vituperium adhærescat... Agnellus. Lib. Pontif. Raven. Vit. S. Joann. Episc. 2.
Note 446: (retour) Diversis floribus civitas decorata. Id., ub. sup.
Note 447: (retour) Unde de eo in proverbiis dicitur: Attila rex priusquam arma sumeret, arte pugnabat, et post hæc omnia a vilissima muliere cultro defossus, mortuus est. Agnell. Lib. Pontif. Ravenn. Vit. S. Joan. episc. 3.

Et pourtant c'est encore Agnellus qui nous donne la version la moins déraisonnable du prétendu siége de Ravenne, que nous retrouvons ailleurs avec deux variantes d'une invention presque incroyable. Disons d'abord, pour l'éclaircissement de ce qui va suivre, qu'un schisme ardent divisa pendant toute la durée de l'exarchat les archevêques de Ravenne et les papes, les archevêques ravennates prétendant tenir leur pallium directement des empereurs, et les papes voulant les ramener sous la dépendance du siége apostolique. L'animosité produite par ces discordes avait passé des chefs aux églises, et des églises aux villes. On se traitait d'hérétiques, on se déchirait par des imputations dont on aurait dû rougir. Histoire ou théologie, erreurs traditionnelles ou vérités, on compulsait tout, on employait tout pour se nuire: Attila, bien innocemment, se trouva mêlé dans la querelle. Les deux versions dont je parle peuvent être attribuées, l'une aux schismatiques de Ravenne, l'autre aux partisans des pontifes de Rome. Suivant la première, l'archevêque Jean est un modèle d'orthodoxie: il aborde Attila par un sermon sur la consubstantialité du Père et du Fils dans le mystère de la sainte Trinité, sermon qui plaît si fort au roi, que le prêtre obtient pour prix de sa prédication le pardon de sa ville448. Dans l'autre version, qui porte tous les signes d'une attaque venue du Vatican, Jean est non-seulement un schismatique, mais un arien; s'il vient catéchiser Attila, c'est pour le faire tomber dans l'hérésie, et ensuite, lorsqu'il l'a bien endoctriné, qu'il a bien noirci à ses yeux le caractère et la foi du pape saint Léon, il offre de lui livrer Ravenne et tous les trésors des Césars, si, marchant sans délai sur Rome, il en expulse ce pape hérétique449. Attila tire son épée et part; mais en route il rencontre saint Léon, qui, le catéchisant à son tour, lui démontre, le symbole de Nicée en main, l'impiété et la perfidie de l'hérésiarque. Attila voit qu'on l'a pris pour dupe. Transporté de colère, il revient sur ses pas, emporte Ravenne d'assaut, tue l'archevêque avec tout son clergé450, et déclare qu'il traitera sans plus de façon quiconque osera désormais nier l'orthodoxie des papes et la primauté du saint-siége. Ainsi la tradition est battue par des vents divers, suivant les passions et les intérêts du moment, et en cela elle ressemble un peu à l'histoire. Voici le fléau de Dieu théologien, arbitre de la doctrine chrétienne et champion du pape; tout à l'heure il chassait les Maures d'Espagne: il n'y a point de mesure dans les saturnales de l'imagination populaire.

Note 448: (retour) Agnell., Lib. Pontif. Rav. ibid.--Carol. Stephan. Voc. Ravenna.--Callimach., Vit. Attil.
Note 449: (retour) Joan. Hangen., Chron., I, 9.--Sim. Keza., Chron. Hung., I, 4, § 2.--Thurocz., Chron. Hung., I, 20.--Olah., Vit. Attil., 16.
Note 450: (retour) Fecit omnes jugulare. Simon. Kez. I, 4, § 2.

Une fois qu'elle a ouvert un filon qui lui plaît, la tradition le creuse et le poursuit jusqu'à ce qu'elle l'ait épuisé. Cette singulière conception d'un fléau de Dieu crédule et bonhomme et d'un Attila théologien donna naissance à un Attila moral, qui prêchait aux Romains la modestie, encourageait les bons mariages et dotait les filles vertueuses. Cette dernière physionomie d'Attila, la plus inattendue de toutes, on en conviendra, se dessine dans plusieurs historiettes qui couraient les Gaules et l'Italie au moyen âge, et que des écrivains des xve et xvie siècles recueillirent de la bouche des vieillards comme des traditions immémoriales. En voici une qui regarde la Gaule.

Pendant la marche de l'armée des Huns sur Troyes, et tout près de cette ville, Attila aperçut une pauvre veuve qui fuyait à travers la campagne avec dix filles: les aînées, déjà grandes et belles, marchaient à ses côtés; les plus jeunes trottaient sur un âne: il y en avait même une, nouvellement née, qui pendait dans un linge au cou de sa mère451. Où courait ce troupeau effaré? il allait se jeter à la rivière, pour échapper aux brutalités des Huns. Attila ordonne aussitôt qu'on les lui amène; et comme la malheureuse veuve restait prosternée la face contre terre, sans oser proférer un mot, il lui demande si toutes ces filles sont à elle, et si elle les a conçues en légitime mariage452. «Oh! oui, dit la veuve à demi morte de frayeur; elles sont dix, et ce sont dix orphelines que je laisserai après moi.» Attila la relève, la rassure, et lui fait compter assez d'or, dit la légende, pour bien vivre et marier honnêtement ses filles453. Une autre fois, entre Vicence et Concordia, il rencontre des bateleurs qui, posant à terre leur bagage, se mettent en devoir de le bien amuser par leurs tours454: c'étaient, disent les récits, des gaillards forts et bien nourris, mais sans courage et sans connaissance des armes. Le roi, qui veut donner une leçon à ces fainéants, s'avance dans le cercle formé autour d'eux, bande son arc et abat un oiseau qui passait; puis il leur donne l'arc qu'aucun d'eux ne peut tendre. Il fait venir son cheval, le franchit d'un saut tout armé, et quand il commande aux baladins d'en faire autant, ceux-ci reculent. Alors il les fait prendre et tenir sous bonne garde, défendant qu'ils mangent autre chose que ce qu'ils auront abattu à la pointe de ses flèches. Au bout de quelques semaines, les bateleurs reparaissent devant l'armée, hâves, exténués et n'ayant que la peau sur les os, mais devenus des archers parfaits: le roi les enrôle dans ses troupes455.

Note 451: (retour) Mulier fuit quæ decem filiarum mater, minorem, quæ bima erat, linteolo ad collum suum alligatam apportabat, stimulans simul jumentum, cui ex reliquis teneriores duas superposuerat, subsequentibus adultioribus... Callimach., Vit. Attil.--Olahus., Vit. Attil., 9.
Note 452: (retour) Quæsivit an cuncti qui aderant sui partus essent legitimi ac genuini? affirmante illa... V. ap. Deseric., De Orig., ac maj. Hungar.
Note 453: (retour) Quam amplis donis, ut filiolas nutriret, et maritis collocaret, donatam, domum redire jubet. Olah., Vit. Attil., 9.
Note 454: (retour) Circulatores ætate ac viribus integris, spe mercedis illecti, per infestos euses nudi... Sigon., Occid. imp. xiii.--Callimach., ub. sup.--Olah., 9.
Note 455: (retour) Eo usque tenui cibo extenuari mandat ut..., Olah. Vit. Attil., 9.--Callimach., ibid.

La plus jolie des traditions italiennes sur le bon Attila est celle qui récréait au moyen âge les habitants de Padoue, et qu'a répétée plus d'un auteur de la renaissance. Ils racontaient qu'au temps où les Huns occupaient leur ville, après le renversement d'Aquilée, un certain poëte nommé Marullus était accouru du fond de la Calabre avec un poëme latin composé à la gloire d'Attila, et qu'il voulait réciter devant lui. Ravis d'une circonstance qui leur permettait de fêter dignement leur hôte, les magistrats padouans préparèrent un grand spectacle où furent conviés tous les personnages notables et lettrés de la haute Italie. Déjà la foule encombrait les gradins de l'amphithéâtre, et Marullus commençait à déclamer ses vers au bruit des applaudissements, quand le front du Barbare se rembrunit tout à coup. Le poëte, suivant l'usage de ses pareils, attribuant à son héros une origine céleste, l'interpellait comme s'il eût été un dieu. «Qu'est-ce à dire? s'écrie Attila tout hors de lui. Comparer un homme mortel aux dieux immortels! C'est une impiété dont je ne me rendrai point complice.» Et il ordonne que sans désemparer on brûle, au milieu de l'amphithéâtre, le mauvais poëte et ses mauvais vers456. On se peindra, si l'on peut, le désarroi de la fête: la surprise des spectateurs qui n'osaient remuer et qui eussent souhaité d'être bien loin, les soldats huns chargés de brassées de bois qu'ils amoncelaient dans l'arène, puis le poëte Marullus étendu pieds et poings liés sur le bûcher à côté de son poëme malencontreux. Déjà les apprêts étaient terminés, et l'on approchait du bûcher les torches enflammées, lorsque Attila fit un signe. «C'est assez, dit-il, j'ai voulu donner une leçon à un flatteur; maintenant n'effrayons point les poëtes véridiques qui voudraient célébrer nos louanges457

Note 456: (retour) Aspernatus sacrilegæ adulationis impudentiam, cum auctore carmen exuri jussit. Callimach. Sigon. ub. sup.--Vit., Attil.--Olah., 9.
Note 457: (retour) Ne scriptores cæteri ab laudibus ipsius celebrandis deterrerentur. Callimach., ibid.

Ces contes et d'autres du même genre amusèrent nos aïeux pendant tout le moyen âge; les églises y mêlaient des miracles, les villes des prouesses imaginaires. Toutes, à les entendre, avaient résisté héroïquement à cette puissance, qui ne les avait vaincues que parce qu'elle n'était point de la terre; Attila avait été blessé devant l'une, avait battu en retraite devant l'autre: chaque localité s'y faisait bravement sa part. On croirait, en lisant ces traditions, parcourir des fragments de poëme, disjecti membra poematis, ou plutôt les matériaux d'une épopée à naître.

Il existe, dans la formation des erreurs traditionnelles, des entraînements d'imitation dont il faut bien se rendre compte, lorsqu'on explore ce terrain difficile. Rome elle-même, cédant à l'un de ces entraînements, ne s'imagina-t-elle pas avoir été assiégée par Attila? On le supposa d'abord en Asie, où la situation des lieux et les détails de la mission du pape saint Léon, imparfaitement connus, rendaient la méprise pardonnable: ainsi le philosophe grec Damascius, contemporain de Justinien, effrayait ses lecteurs par le récit d'une bataille livrée sous les murs de Rome contre Attila, bataille prodigieuse «où les âmes des morts, se relevant, avaient lutté trois jours et trois nuits durant avec une infatigable furie458.» De Grèce, ce conte passa en Italie et à Rome, qui finit elle-même par l'adopter. On montra à l'une des portes de la ville le théâtre de cet étrange combat, on expliqua les évolutions de ces légions de fantômes, et l'entrevue de saint Léon avec le roi des Huns se trouva transportée des bords du Mincio sur ceux du Tibre.

Note 458: (retour) Damasc. ap. Phot., ccxlii, p. 1041.

L'imagination des Strasbourgeois faisant d'Attila le patron de leurs libertés modernes, si originale qu'elle paraisse, pâlit pourtant devant celle de deux ou trois villes d'Italie. On connaît la jolie capitale du Frioul, Udine, qui, plantée sur un dernier mamelon des Alpes, semble une vedette de l'Autriche aux portes de Venise. Udine, en latin Utinum, a depuis plus de mille ans la prétention d'avoir été fondée par Attila, et non-seulement elle, mais encore la montagne qui la soutient. Les plus vieilles chroniques de la Vénétie racontent que, pendant le siége d'Aquilée, le roi des Huns ne sachant où faire hiverner ses troupes, prit la résolution de construire une place forte dans le voisinage, et choisit pour cela le lieu où se trouve actuellement Udine. Ce lieu par malheur était une plaine; le roi voulait une montagne: que faire? L'armée se mit en devoir de lui en procurer une: chaque soldat apportant de la terre plein son casque et des pierres sur son bouclier, la colline s'éleva en trois jours comme par enchantement, et Attila y bâtit Udine459. Cette fable passait au xiiie siècle pour une vérité qu'il eût été imprudent de nier trop haut dans les murs de la ville des Huns. Le célèbre chroniqueur Otto de Freisingen, qui l'entendit de la bouche même des habitants, n'en éprouva qu'un sentiment d'admiration. «Je contemplai, dit-il, l'œuvre gigantesque accomplie en si peu de temps par une si grande multitude460.» Au xvie siècle, la foi en cette tradition n'avait point faibli, et un patriarche udinois, à propos de quelques fouilles faites dans la colline, eut la pensée de vérifier le travail des Huns: on creusa; on trouva parmi les pierres des fragments d'armures et un casque; ce casque fut de droit celui d'Attila. Le patricien Candidus, auteur estimé de la chronique d'Udine, a bien soin de distinguer dans son livre l'enceinte d'Attila de celles qui se sont succédé depuis le ve siècle. Naguère encore, on entretenait en bon état une tour carrée d'apparence romaine et faisant partie de vieilles constructions: c'était une relique chère au cœur du peuple, et tout bon habitant d'Udine, en la montrant à l'étranger, disait avec une sorte d'orgueil: «Voilà la tour d'Attila!»

Note 459: (retour) Ab Attila collis ingens effossa et super injecta terra, veluti specula quædam... Joann. Candid. patric., Hist. Utinens. i.
Note 460: (retour) Tanta multitudo fuit (Hunnorum) ut miræ magnitudinis montem, Utinum dictum, quem ipse vidi, ab exercitu comparatum, incolæ usque hodie adfirment. Ott. Frising., vi, 27.--Cf. Carol. Sigon., Occident. Imp., l. xiii.

Que la Toscane, pour n'être pas en reste avec les autres provinces italiennes, avec la Campanie, la Calabre, la Pouille, ait fait guerroyer Attila dans ses campagnes en dépit de l'histoire, c'était le droit commun au moyen âge, et elle a pu en user à son tour; mais elle ne s'en tint pas là: deux de ses villes, Florence et Fiésole, forgèrent à ce sujet un roman qu'elles rattachèrent à leur propre histoire de la façon la plus incroyable. Et il ne s'agit pas ici de quelque opinion vulgaire, recueillie chez une multitude ignorante; il s'agit de faits appuyés sur des textes et exposés sérieusement par deux écrivains célèbres, Malespini et Jean Villani: la chose est grave assurément, et je laisserai la parole aux historiens florentins.

Tous les amis des lettres connaissent Malespini, ce vieil annaliste qui crayonna, au xiiie siècle, les premières pages de l'histoire de Florence. Les aventures de sa famille se liaient aux catastrophes qui frappèrent dans le xie siècle la ville infortunée de Fiésole, que les Florentins, après une longue guerre civile, détruisirent de fond en comble, et dont ils transportèrent les habitants dans leurs murs. Eh bien, cette guerre, c'est Attila qui l'avait causée; ces cruautés des Florentins n'étaient qu'une représaille contre les Huns. Malespini nous l'affirme, il en avait lu les détails dans de vieilles écritures, in molte iscritture antiche, conservées à l'abbaye de Florence, et aussi dans des papiers de famille dont il nous entretient fort longuement. Un demi-siècle après, Jean Villani, puisant aux mêmes sources, reproduisait les mêmes faits sans émettre le moindre doute sur l'authenticité des unes ou la vraisemblance des autres. Or voici ce qu'ils racontent:

«En l'année 450 arriva sur les bords de l'Arno un homme noble et puissant appelé Attile flagellum Dei, lequel, en compagnie de vingt mille soldats, venait reconstruire la cité de Fiésole et renverser celle de Florence, où d'abord il s'introduisit par ruse et tromperie. Il y fixa sa demeure au Capitole, près de l'emplacement qu'occupe l'église de Sainte-Marie et près du canal souterrain où s'engouffre l'Arno. Faisant de là force caresses, cadeaux et invitations aux Florentins, il parvint à les abuser tous. Sitôt qu'il fut en mesure d'agir, il invita à un grand festin les plus nobles et meilleurs seigneurs du pays, et, à mesure qu'ils entraient dans sa maison, il leur faisait couper la tête et jeter le corps dans ce gouffre de l'Arno qui coulait derrière sa demeure461. La noblesse une fois disparue, il crut avoir bon marché du reste; mais Florence était forte et décidée à lui résister. Il en sort donc, appelle à lui ses troupes, et tombe sur la ville, pillant et massacrant tout ce qu'il rencontre: grands et petits, mâles et femelles, tout fut passé au fil de l'épée; ensuite il mit le feu aux maisons par sept côtés à la fois. Ce massacre eut lieu le 28 juin de ladite année 450.»

Note 461: (retour) Ne invitò una grande parte a desinare alla sua detta terra: e con come e' venivano a uno a uno segretamente, gli faceva dicollare, e cacciare in una tomba dal lato di dietro... Era allora in Campidoglio, e vi correva un ramo del fiume d'Arno... Malespin., Hist. di Firenz., c. 36.

Cela fait, Attila se rend avec ses hommes à Fiésole, que les Florentins avaient en mortelle haine, «y plante ses tentes et son gonfanon, et fait proclamer par tout pays que quiconque voudra construire sur ce terrain maisons ou tours le pourra faire librement et librement y habiter, et en cela il montrait grand désir que cette ville fût bien peuplée, afin d'empêcher Florence de sortir de ses ruines, et aussi il voulait faire injure et guerre aux Romains.» Tout alla bien jusqu'à la mort d'Attila; mais plus tard les Florentins, ayant rebâti leur ville, firent payer cher à Fiésole les faveurs qu'elle avait reçues de leur ennemi. Il en résulta une guerre de plusieurs siècles qui se termina, comme je l'ai dit, par la transportation de toute la noblesse fésulane dans l'enceinte de Florence. On remarquera combien ici les souvenirs semblent précis: Attila demeure au Capitole, au-dessous de l'église de Sainte-Marie, près du gouffre de l'Arno, et c'est le 28 juin 450 qu'il brûle la ville; pourtant rien de tout cela n'est vrai, jamais Attila ni ses soldats n'ont franchi la chaîne des Apennins. Les vieilles écritures consultées par Malespini lui avaient appris qu'Attile flagellum Dei vivait au temps de l'empereur Théodose et du pape saint Léon, qu'il avait la tête chauve avec des oreilles de chien, et qu'enfin il était roi des Vandales et des Goths, seigneur de Hongrie, Pannonie, Suède et Danemark462. Le portrait peu flatteur que l'historien nous fait de l'ennemi de Florence ne l'empêche pas d'ajouter qu'on l'appelait le beau, chiamavasi bello. On retrouve fréquemment en Italie cette tradition sur la laideur monstrueuse d'Attila; certaines chroniques lui donnent une tête d'âne, d'autres un groin de porc: double réminiscence de l'idée légendaire qui voyait dans Attila un démon, et de la tradition gothique rapportée par Jornandès, qui faisait naître les Huns du commerce des sorcières avec les esprits immondes. Ici on veut qu'Attila fût privé de la parole et n'eût qu'un grognement sourd, là-bas on le faisait assister, comme un juge délicat, à la lecture d'un poëme latin: la tradition prenait du large dans ses conjectures.

Note 462: (retour) Questo Attile flagellum Dei, avea la testa calva, e gli orecchi a modo di cane... Malespini. Hist. di Firenz., c. 36.

Dans cette revue que je viens de faire des traditions sur Attila éparses chez les races latines, je me flatte de n'avoir rien omis d'important historiquement ou de tant soit peu original. Tantôt d'une beauté grandiose, tantôt absurdes et grotesques, ces traditions, on le voit, portent le cachet des conceptions populaires, mais rien ne les relie, elles manquent d'unité. Il eût fallu à cette poussière poétique, pour prendre un corps et s'animer, le souffle d'un Dante ou d'un Homère; ce souffle n'est point venu, et pourtant elle contenait autant d'éléments nationaux que l'Odyssée, autant d'éléments chrétiens que la Divine Comédie. Qui peut dire quelles proportions de grandeur terrible aurait pu atteindre l'Attila flagellum Dei sous la plume du chantre de l'Enfer? Si le poëme rêvé par nos pères n'a pas rencontré la main qui devait lui donner sa forme, au moins existe-t-il en idée; il vit en nous à notre insu; nous avons beau lire ou faire de l'histoire, toute cette fantasmagorie traditionnelle se réveille dans notre imagination au mot magique de fléau de Dieu, et s'interpose plus ou moins entre l'histoire et nous. On serait même tenté de supposer, à lire certains ouvrages récents parés de tous les mérites de l'imagination et du style en même temps qu'ils sont chargés de citations savantes, que l'âge de la légende n'est pas fini, et qu'elle essaie de se rajeunir par une sorte d'alliance ou de compromis avec l'érudition. C'est ce que je me suis dit en face de l'Attila que nous a peint l'illustre auteur des Études historiques. «Ce sauvage hideux qui habite une grande bergerie de bois dans les pacages du Danube, que les rois soumis gardent à la porte de sa baraque, et qui a ses femmes dans des loges autour de lui..., ce conquérant poussé ou arrêté par une main qui se montrait partout alors à défaut de celle des hommes, et qui finit par crever du trop de sang qu'il avait bu463,» tout cela me paraît un produit malheureux du mariage dont j'ai parlé. Je doute que de pareils compromis fassent grand bien à l'histoire: rendons-lui l'Attila de Priscus, et réservons le flagellum Dei pour la poésie.

Note 463: (retour) Châteaubriant, Etud. hist. T. i.

LÉGENDES
ET TRADITIONS GERMANIQUES

I. Sources de la tradition germanique sur attila.--elle prend naissance chez les germains orientaux.--les germains occidentaux l'adoptent en la modifiant.--tradition chez les franks, chez les ango-saxons, chez les scandinaves, chez les germains du rhin.

La tradition latine nous a promenés sur des champs de carnage, au milieu des larmes et des ruines: c'était le domaine naturel du fléau de Dieu; le théâtre où nous transporte la tradition germanique est tout autre. Ici plus de fléau de Dieu, mais un roi sage, magnifique, hospitalier, se battant bien, buvant mieux, un bon roi enfin comme on les rêve en Germanie: tel est le nouvel Attila qui se présente à nous. Contradiction bizarre entre toutes celles dont le moyen âge abonde! ces deux Attila si différents vécurent pendant des siècles côte à côte et sans trouble dans les souvenirs de la Germanie: on maudissait l'un à l'église, on bénissait l'autre au château. En sortant du temple où retentissait par la voix du prêtre l'anathème éternel contre la bête infernale et le tyran persécuteur des saints, on courait applaudir le Minnesinger qui, la rote en main, chantait le bon roi Attila, seigneur des Huns, sage comme Salomon, plus riche et plus puissant que lui, surtout plus généreux. La légende chrétienne était le souvenir romain, la chanson du Minnesinger le souvenir barbare.

Deux choses, dans le contact des Germains du ve siècle avec Attila, durent les frapper vivement et laisser une longue impression sur les générations successives: c'est que tous ou presque tous ils avaient été ses vassaux, et que leur époque héroïque, celle de leur établissement en Italie, se confondit presque avec la mort du conquérant. Rien dans le vasselage de ces peuples fiers sous le roi des Huns n'avait été de nature à blesser leur orgueil et à leur imposer l'oubli. D'abord ils avaient partagé ce vasselage avec toutes les races barbares de l'Europe et de l'Asie occidentale; puis cette sujétion avait été pour eux particulièrement douce et honorable. On peut lire dans Jornandès de quelles distinctions Attila entourait les chefs des grandes tribus germaines, Ardaric, roi des Gépides, Valamir et Théodemir, rois des Ostrogoths: placés dans ses conseils et à la tête de ses armées, ils étaient traités plutôt en amis et en alliés qu'en sujets. Quant aux conquêtes des Germains en Italie, aux fondations d'Odoacre et de Théodoric, quoique opérées après la mort d'Attila, elles ne se firent pourtant point sans lui. C'était lui qui avait suscité ces vastes projets, rassemblé ces masses armées au bord du Danube, et quand plus tard elles en partirent pour leur propre compte, c'était encore son génie qui les guidait. Odoacre, suivant toute apparence, avait été son soldat, et Théodoric était le fils d'un de ses capitaines. Sa mémoire resta donc justement attachée à ces grands événements comme s'il y avait pris réellement part. Ce sentiment se retrouve dans la tradition germanique. Par une confusion où la reconnaissance a fait oublier la chronologie, elle réunit invariablement le nom d'Attila au nom de Théodoric, et même à celui d'Hermanaric le Grand, oubliant que le roi des Huns était mort huit ans après la naissance du premier, et qu'il ne naquit que vingt-cinq ans après la mort du second. Dans ces vagues souvenirs où, comme on le voit, l'histoire n'a guère été respectée, Attila conserve toujours cependant sa supériorité historique; sa figure domine celle de tous les chefs germains: Théodoric lui doit son royaume, Hermanaric et Odoacre leurs défaites.

Les noms de Théodoric, d'Hermanaric et d'Odoacre nous indiquent tout d'abord que les traditions dont je parle, lesquelles constituent le fond de la grande tradition germanique sur Attila, sont nées dans la Germanie orientale, parmi les tribus qui prirent part au renversement de l'empire d'Occident, particulièrement chez les Ostrogoths, et qu'elles furent consignées dans des poëmes chantés, dont les aventures de Théodoric et sa guerre contre Odoacre faisaient le sujet principal. Si, comme tout porte à le croire, ces poëmes, destinés à la glorification des Amalungs ou princes de la maison royale des Amales, naquirent chez les Ostrogoths, ce n'était qu'un épisode que ce peuple ajoutait à l'épopée de son histoire, qui se composait, comme on sait, de chants nationaux remontant de siècle en siècle jusqu'à l'époque demi-fabuleuse où la race gothique, divisée en trois groupes de tribus, avait quitté la Scandinavie, montée sur trois vaisseaux464. Chaque grande circonstance dans la vie du peuple ostrogoth avait son chant particulier ou son ensemble de chants, épisodes successifs ajoutés par les temps à l'épopée générale. Jornandès, qui était Goth, nous dit que telle était la manière dont ses compatriotes fixaient et perpétuaient leurs souvenirs465. Lui-même, dans son livre si précieux à tant de titres, ne paraît être souvent qu'un traducteur ou un abréviateur de cette histoire chantée, et souvent aussi il ne serait pas difficile de marquer le point précis où la tradition, toujours vive et colorée, se raccorde et se lie au tissu plus que prosaïque qui appartient en propre à l'évêque de Ravenne. Tout vrai Goth savait par cœur ces poëmes, entrés dans l'éducation nationale. Qu'on juge maintenant si l'imagination des scaldes dut s'animer au spectacle des événements qui signalèrent pour leur race la dernière moitié du ve siècle, et si cette nouvelle page d'histoire, devant laquelle toutes les autres pâlissaient, dut être conservée religieusement! Non-seulement on la conserva, mais on l'amplifia. La grandeur des faits réels ne suffisant plus à l'enthousiasme poétique, on y ajouta des enjolivements et des fables. C'est ainsi que sur le canevas des chants contemporains se développèrent de génération en génération, au moyen des accroissements et des broderies épisodiques, les nombreux poëmes de la tradition orientale dont Théodoric est le héros, et dans lesquels Attila occupe toujours une place.

Note 464: (retour) Dicitur de Scanziæ insulæ gremio Gothos egressos, tribus tantum navibus vectos ad citerioris oceani ripam... Jorn., R. Get., 6.
Note 465: (retour) Cantu majorum facta modulationibus citharisque canebant... Jorn., R. Get., 3.

Le procédé historique dont je viens de parler ne fut point particulier aux peuples de la Germanie orientale; les Germains le pratiquaient tous du temps de Tacite466; ils l'avaient encore, trois siècles plus tard, du temps du césar Julien, qui entendit leurs chants nationaux résonner terriblement dans la vallée du Rhin, et qui en comparait la rude harmonie au croassement des oiseaux de proie. Cet usage, qui servait à maintenir parmi les Barbares l'orgueil en même temps que l'unité de la race, se conserva après leur établissement dans l'empire romain comme une barrière de plus qui les séparait des vaincus. Au reste, chaque nation, tout en voulant immortaliser sa propre histoire, ne demeurait point indifférente à celle des autres: les nombreux rapports des tribus entre elles et le rapprochement de leurs dialectes, rameaux d'un tronc commun, favorisaient les échanges mutuels de traditions. Lorsqu'un chant composé dans une tribu se distinguait par l'importance du fond ou par la beauté poétique de la forme, il était aussitôt colporté et approprié aux dialectes voisins. Paul Diacre nous rapporte que de son temps les chansons héroïques sur Alboïn circulaient non-seulement parmi les Lombards, mais encore chez les Bavarois et les Saxons, et même dans tous les pays de langue teutonique467. Jornandès nous dit dans le même sens que la gloire d'Attila était célébrée par tout l'univers468. On comprend ce qui dut arriver à la longue de cet amalgame de souvenirs, de ces transfusions de vérités et d'erreurs locales d'une tribu à l'autre, d'une contrée à l'autre; il se forma un fonds commun de traditions germaniques reçu par tout le monde et sur lequel chacun eut le droit de broder sa tradition suivant sa convenance. C'est pour cela qu'il ne faudrait pas s'étonner de voir, par exemple, des souvenirs qui n'ont pu naître que sur les bords du Dniester ou du Pô consacrés par les poëtes de la Norvége, et en revanche des idées, des symboles exclusivement scandinaves s'implanter dans les traditions historiques de peuples germains étrangers à l'odinisme, et les dominer même par l'énergie de leur conception.

Note 466: (retour) Celebrant carminibus antiquis (quod unum apud illos memoriæ et annalium genus) originem gentis conditoresque.... Tacit., Mor. German.--Arminius... canitur adhuc barbaras apud gentes. Id. Annal., ii.
Note 467: (retour) Apud Baïoariorum gentem, non secus ac Saxonum, sed et alios ejusdem linguæ homines, ejus (Alboini) liberalitas et gloria, bellorum que felicitas, et virtus, in eorum carminibus celebrantur. Paul. Diac., Hist. Langobard., i, 27.
Note 468: (retour) Famosa inter omnes gentes claritate mirabilis... Jorn., R. Get., 54.

C'étaient des joueurs de harpe, des chanteurs ambulants, et quelquefois les poëtes eux-mêmes, qui étaient entre les différentes nations les intermédiaires de ces échanges. Deux tribus voulaient-elles troquer leurs poëmes, elles troquaient leurs chanteurs. Nous pouvons lire encore dans le recueil de Cassiodore une lettre par laquelle Théodoric, qui devait être bientôt lui-même un personnage traditionnel si célèbre, envoyait au roi des Franks Clovis un joueur de harpe que celui-ci lui avait demandé. «Nous avons choisi pour vous l'envoyer, lui écrivait-il, un musicien consommé dans son art, qui, chantant à l'unisson de la bouche et des mains, réjouira la gloire de votre puissance469.» Le roi des Franks voulait se tenir au courant de ce qu'on chantait à la cour du roi des Goths, et lui-même sans doute dépêchait à ses voisins, par une semblable politesse, ses poëtes ou ses musiciens, car les Franks avaient aussi leurs chanteurs et leurs chansons. Fortunat nous parle des chants qui divertissaient les leudes barbares, et, comme pour bien préciser qu'il ne s'agissait pas de poésie latine, il retourne sa proposition, et parle des chants barbares qui divertissaient les leudes470. Les Anglo-Saxons, passionnés pour ce passe-temps patriotique, en emportèrent avec eux l'habitude lors de leur immigration dans l'île de Bretagne: leur roi Alfred était, comme on sait, à la fois récitateur et poëte. Je ne dis rien des Scandinaves, chez qui le scalde était inséparable du guerrier, et bien souvent chantre et héros des mêmes aventures. En France, Charlemagne, sans être poëte comme Alfred, poussa aussi loin que lui le goût des chants traditionnels. «Il écrivit, dit Eginhard, et recueillit, pour en perpétuer le souvenir, de très-anciens poëmes barbares, dans lesquels étaient célébrées les actions et les guerres des hommes d'autrefois471.» Louis le Débonnaire, élevé sur ses genoux, savait tous ces poëmes par cœur; mais plus tard, et par scrupule de dévotion, il ne voulut plus ni les réciter, ni les entendre, ni les laisser apprendre à ses fils472, attendu que ces monuments des ancêtres étaient, comme les ancêtres eux-mêmes, fortement entachés de paganisme. Par bonheur, de pareils scrupules furent rares chez ses contemporains, et c'est aux ixe et xe siècles, que la poésie germanique traditionnelle ayant pris son plus grand développement, les plus importants des chants qui la composent reçurent leur forme définitive, celle sous laquelle ils sont parvenus jusqu'à nous.

Note 469: (retour) Citharædum etiam, arte sua doctum, pariter destinavimus expeditum, qui, ore manibusque consona voce cantando, gloriam vestræ potestatis oblectet; quem ideo gratum fore credidimus, quia ad vos eum judicastis magnopere dirigendum. Theodoric. Ostrogoth., R. Epist. ad Ludvin., R. Franc. in Cassiod. Var.
Note 470: (retour)
Barbara fraxineis pingantur carmina runnis....

Fortunat. Carm. D. Bouq., ii.

Note 471: (retour) Barbara et antiquissima carmina, quibus veterum regum actus ac bella canebantur, scripsit, memoriæque mandavit. Eginh., Vit. Car. M., 29.
Nec non quæ veterum depromunt prælia regum,
Barbara mandavit carmina litterulis.

Poet. Sax., v, v. 543.

Note 472: (retour) Poetica carmina gentilia, quæ in juventute didicerat, respuit, nec legere nec audire nec docere voluit. Thegan., 19.

Le plus ancien monument connu de poésie germanique a été trouvé dans la France austrasienne, à Fulde, sur une page d'un manuscrit du viiie siècle, et il est écrit en dialecte frank: on ne peut guère douter, d'après celas qu'il n'ait fait partie des collections de Charlemagne. Il y est question de Théodoric et d'Attila. Théodoric, chassé de Vérone par Hermanaric à l'instigation d'Odoacre, a trouvé l'hospitalité à la cour du roi des Huns, et, quand des circonstances favorables lui permettent de rentrer dans son royaume, Attila l'y ramène à la tête d'une puissante armée, et défait Odoacre à la bataille de Ravenne. Voilà les faits d'histoire fabuleuse qui composent le fond de la tradition orientale, et qui sont sous-entendus ici, où il ne s'agit que d'un épisode de cette guerre. L'exil de Théodoric a été long: ses compagnons, partis dans la force de l'âge, reviennent blancs et vieux; leurs femmes sont mortes, leurs jeunes enfants sont devenus des hommes qui ne les connaissent plus; c'est ce qui est arrivé à Hildebrand, le maître, le sage conseiller, l'inséparable ami de Théodoric. Son fils Hadebrand, qu'il avait laissé encore au berceau, est maintenant un guerrier fort et vaillant. Hadebrand croit qu'Hildebrand a péri dans un combat aux extrémités du Nord, et que son corps a été reconnu sur le champ de bataille: des hommes qui avaient navigué dans la mer des Vendes le lui ont affirmé. Ils se rencontrent donc et se provoquent tous deux, le père, le fils473. A l'aspect de ce bouclier dont il ne connaît pas les couleurs, lui qui connaît, comme il dit, toute génération humaine, Hildebrand demande au jeune homme qui il est. Celui-ci se nomme, et raconte comme quoi son père l'a quitté enfant pour suivre Théodoric, et comme quoi ce père est mort depuis longues années, guerroyant vers la mer des Vendes. Pendant qu'il parle, le vieil Hildebrand détache silencieusement un bracelet précieux qu'il a reçu du roi Attila pour prix de sa vaillance474, et il le tend à Hadebrand en l'appelant son fils; mais celui-ci le repousse avec insulte. «De tels présents, lui dit-il, ne se reçoivent que la lance en main, pointe contre pointe. Tu veux me tromper, vieux Hun475, espion rusé et mauvais compagnon; tu veux me tromper, pour me frapper traîtreusement: mon père est mort!»--«Hélas! hélas! s'écrie le malheureux père dans son angoisse, quelle destinée est la mienne! J'errai hors de mon pays trente hivers et trente étés, et maintenant il faut que mon propre enfant m'étende mort avec sa hache, ou que je sois son meurtrier!» Le combat commence; les haches de pierre résonnent sur les armures, les épées fendent les boucliers; mais ici le fragment est interrompu, et ne nous donne ni la fin du combat ni le dénoûment de l'histoire. Quant à la question qui nous occupe, ce morceau d'une beauté simple et mâle, qui fait déplorer sa brièveté, nous montre l'épopée germanique orientale circulant en Gaule à l'époque mérovingienne et accommodée au dialecte frank.

Note 473: (retour)
.....Dhat sih urhettum
Hiltibrant enti Hadhubrant, untar herjun tuêm
Sunn, fatar, ungòs...
Note 474: (retour)
Sô ime sê der chuning gap
Hûneo truhtin.

Elle circulait pareillement en Angleterre dans la société des hommes lettrés et des hommes de cour; de nombreuses allusions et citations que renferment les poëmes anglo-saxons du temps ne peuvent laisser aucun doute à cet égard. Trois de ces poëmes, qui ne sont guère postérieurs au viiie siècle, mentionnent Hermanaric, Théodoric et leurs compagnons476. L'un d'eux nous apprend que le lieu où Théodoric, réfugié près d'Attila, passa trente hivers, s'appelait Maringaburg. Hermanaric, dont la tradition gothique fait toujours un roi astucieux et cruel, qui dans ses fureurs n'épargne pas sa propre famille, qui tue son fils sur un vague soupçon et fait pendre les deux fils de son frère, Hermanaric présente le même caractère dans les compositions saxonnes. «Il avait l'âme d'un loup477, y est-il dit; mais il avait étendu bien loin la puissance des Goths: oh! c'était un terrible roi!» Le plus curieux des trois poëmes, au moins quant à notre sujet, est sans contredit celui qu'on a intitulé le Chant du Voyageur. C'est le pèlerinage d'un barde qui parcourt l'Europe en prenant pour guides les traditions poétiques alors en vogue. Qu'on se figure un Grec courant le monde l'Odyssée à la main, ou quelque provincial romain allant visiter l'Italie sur les traces d'Énée: c'est ce que fait sur le continent de l'Europe notre poëte anglo-saxon; il ne connaît d'histoire et de géographie que celles des fables germaniques qu'il a lues. «A l'est de l'Angleterre, dit-il, je trouvai le pays d'Hermanaric le furieux, le félon; Attila régnait sur les Huns, Hermanaric sur les Goths, Ghibic sur les Burgondes. Gunther, son fils, me donna un bracelet pour prix de mes chants478. J'en reçus un autre d'Hermanaric qui voulut me garder longtemps près de lui. Je profitai de mon séjour chez ce puissant roi, maître de tant de châteaux, pour visiter toute la terre des Goths et faire connaissance avec les braves. Je connus Hethca et Badeca, les Harlings, Embrica et Friedla, Ostgotha et Sifeca...479» Embrica et Friedla sont précisément les deux cousins qu'Hermanaric fit pendre, d'après la tradition; les autres noms sont ceux des champions du roi. On voit de quelle autorité jouissaient aux extrémités du monde occidental ces fictions venues d'Orient; elles formaient, dans tous les pays de langue teutonique, une sorte d'histoire merveilleuse qu'un voyageur tant soit peu lettré était tenu de savoir. Il fallait, pour plaire à la société des châteaux, que le pèlerin eût visité sur sa route ces royaumes de la fantaisie, qu'il en rapportât des nouvelles, qu'il eût touché la main de ces héros, dont les uns étaient purement imaginaires, les autres n'avaient point existé dans les conditions qu'on leur attribuait. Une chose est pourtant à remarquer, c'est que la tradition ostrogothique, consacrée aux événements de l'Italie et à la glorification de la maison royale des Amales, ne conserve pas ici toute sa pureté, et qu'elle se trouve mélangée d'éléments occidentaux sans liaison apparente avec ceux-ci. Ainsi le poëme de Béowulf nous parle du roi burgonde Ghibic et de son fils Gunther, qui demeuraient sur le Rhin, et d'un trésor magique gardé par un dragon au fond d'une caverne. Or Ghibic et Gunther ne sont pas des personnages inventés. Ghibic est cité par la loi des Burgondes comme un des anciens rois de cette nation, et quant à Gunther, que la même loi appelle Gundaharius, on reconnaît aisément en lui le Gunthacaire ou Gondicaire des écrivains romains, ce roi de Burgondie qui essaya d'arrêter les bandes d'Attila au passage du Rhin, près de Constance, en 451480. Les poëmes anglo-saxons nous fournissent donc le premier indice d'une tradition occidentale qui, se soudant à la tradition des Germains de l'est, adoptait aussi Attila.

Note 476: (retour) Cons. Wilh. Grimm. Deutsche Heldensage, Gött., 1829.
Note 477: (retour) Eormanrices wylfenne gethoht... Wilh. Grimm. Heldens., p. 21.
Note 478: (retour) Se me beag forgeaf burgwarena fruma., Lied vom Wanderer, v. 174.
Note 479: (retour) Emrican sôhte ic and Fridlan and Eastgota and Sifeca... v. 214.
Note 480: (retour) Voir ci-dessus Histoire d'Attila, c. 5, p. 144, 145.

Mais, qui le croirait? c'est au milieu des frimas du pôle, en Islande et en Scandinavie, que les traditions sur le grand roi des Huns furent recueillies avec le plus d'empressement peut-être et de curiosité; ce sont des scaldes du Groënland norvégien qui nous en ont transmis les souvenirs les plus fidèles dans deux poëmes intitulés Atla-Mâl et Atla-Quida, Récit et Chant d'Attila, que d'autres morceaux poétiques non moins précieux développent et complètent. Les chants scandinaves où il est question d'Attila forment plus du tiers de l'Edda de Saemund, et nous savons qu'ils existaient déjà sous leur forme actuelle dans la première moitié du ixe et probablement à la fin du viiie siècle. Le souvenir des Huns, qui ne firent pourtant qu'une courte apparition au bord de la Baltique, était vivace en Scandinavie. On y appela longtemps Hûnalant, terre des Huns, les contrées situées à l'est de cette mer, et aujourd'hui encore les paysans allemands donnent le nom de Hunnenbette, lit des Huns, aux tumuli que l'on trouve en assez grand nombre dans les plaines de la Pologne et de la Lithuanie. Toutefois les scaldes du Nord, à en juger par les pièces qui nous sont restées, choisirent, de préférence à la tradition ostrogothique, cette autre tradition dont je signalais la trace, il n'y a qu'un instant, dans les poëmes anglo-saxons de Béowulf et du Chant du Voyageur. Reléguant au second rang Théodoric et les héros de l'Italie, ils s'attachèrent à mettre en relief ceux du Rhin qu'ils connaissaient moins imparfaitement ou qui les intéressaient davantage. Nous classerons pour cette raison les chants de l'Edda et les Sagas qui s'y rapportent parmi les matériaux de la tradition occidentale.

Les poëmes de Théodoric atteignirent, au ixe siècle, le plus haut degré possible de popularité, soit dans les pays d'idiome teutonique, soit dans ceux où, comme en France, s'opérait une révolution de langue en même temps qu'une transformation sociale. Grands et petits, clercs et laïques, tout le monde était censé les connaître, et les hommes les plus graves ne craignaient pas d'y faire allusion dans les plus graves circonstances. Foulques, archevêque de Reims, voulant dissuader le roi de Germanie Arnulf de rien entreprendre contre Charles le Simple, son parent, lui citait l'exemple d'Hermanaric, qui, «trompé par un mauvais conseiller, ainsi qu'on le lit dans les livres des Allemands, se fit le meurtrier de sa propre race.--Vous ne l'imiterez point, ajoutait-il; vous fermerez l'oreille à des conseils de perversité, et, généreux envers une famille qui est la vôtre, vous étaierez de votre épée la maison royale qui tombe481.» L'histoire elle-même se laissa pénétrer, comme tout le reste, par l'erreur populaire. En vain quelques moines érudits, quelques savants évêques protestèrent courageusement au nom de la vérité dans des chroniques peu ou point lues; quiconque voulait avoir des lecteurs pactisait avec la fiction. Ces faits controuvés étaient glissés parmi les faits réels extraits de Jornandès, de Prosper ou d'Idace; on assignait une date à la fuite de Théodoric chez les Huns, à sa lutte imaginaire contre Hermanaric, à ses campagnes contre les géants du Rhin. On vit l'Italie elle-même, entraînée par le courant traditionnel qui lui venait du Nord, admettre quelques-unes de ces fables: ainsi les habitants de Vérone appelaient, au xiie siècle, maison de Théodoric l'amphithéâtre romain situé dans leurs murs, et le qualifiaient lui-même de roi des Huns482. Je ne tarirais pas, si je voulais citer toutes les preuves de la popularité de ces traditions au moyen âge.

Note 481: (retour) Supplicat ne sceleratis hic rex adquiescat consiliis, sed misereatur gentis hujus, et regio generi subveniat decidenti. Flodoard. Hist. eccles., Remens., 4, 5.
Note 482: (retour) Hanc civitatem Theodericus quondam rex Hunnorum, ut ab indigenis accepimus, primum condidit... De Fundat. monast. Gozecensis ap. Hoffmann. Script. rer. Lusatic., iv, 112.

Un exemple montrera avec quelle foi robuste le peuple allemand les avait acceptées. J'expliquerai d'abord que, par une idée pleine de poésie, l'imagination populaire ne pouvant admettre que le roi Théodoric, s'il était damné à cause de ses opinions ariennes et des cruautés qui déshonorèrent la fin de sa vie, eût pu l'être comme tout le monde, l'avait fait descendre en enfer vivant, à cheval, et par le cratère de l'Etna483. Or, ceci admis comme croyance vulgaire, nous lisons les lignes suivantes, à l'année 1197, dans la chronique du moine Godefroid de Cologne, qui écrivait vers le milieu du xiiie siècle: «En cette année 1197, quelques personnes, qui se promenaient le long de la Moselle, aperçurent dans le lointain un fantôme de forme humaine d'une grandeur effrayante et monté sur un destrier noir484. Lesdites personnes étant restées immobiles de frayeur, l'objet s'avança vers elles en leur criant de n'avoir pas peur, qu'il était Théodoric, autrefois roi de Vérone485. S'étant alors approché, il leur annonça diverses calamités et misères qui allaient fondre bientôt sur l'empire romain germanique, après quoi, tournant bride, il lança son cheval dans la Moselle, traversa le fleuve et disparut sur l'autre bord.»

Note 483: (retour) Fabula illa qua dicitur: Theodericus vivus equo sedens ad inferos descendit... Otto Frising. Chron., v. 3.
Note 484: (retour) Eodem anno (1197) quibusdam juxta Mosellam ambulantibus apparuit phantasma miræ magnitudinis, in humana forma equo insidens. Godefrid. Monach. Colon. Annal. Francof., 1624.
Note 485: (retour) Theodericum quondam Veronæ regem se nominat. Godefrid., ub. sup.

Les relations des Germains occidentaux avec Attila et les Huns nous sont beaucoup moins connues que celles des Germains orientaux. L'histoire pourtant nous en apprend trois choses, à savoir qu'Attila, pour colorer son expédition en Gaule, prétextait de vieilles rancunes contre les Visigoths, que chez les Franks transrhénans il se constitua arbitre entre deux prétendants qui se disputaient le trône du dernier roi, et qu'enfin, s'il trouva en face de lui sur les bords du Rhin et de la Marne les Burgondes, hôtes et fédérés de l'empire romain, il comptait sous ses drapeaux les tribus de ce peuple qui habitaient encore la Germanie autour de la forêt Hercynienne. Ce peu de jour jeté dans l'obscurité des faits laisse beau jeu à la tradition, que nous ne pouvons guère contrôler que dans ses plus grossières invraisemblances, mais qui devient en retour d'autant plus curieuse qu'elle répond à une lacune historique plus considérable.

On entrevoit d'abord dans le supplément de la chronique d'Idace, écrite au viie siècle, en Espagne, sous le gouvernement des Visigoths, l'indice d'un travail traditionnel qui se faisait alors chez ce peuple, et dont la bataille de Châlons était l'objet. On se rappelle que le lendemain de cette grande journée, et lorsqu'Attila, retranché dans son camp de chariots, effrayait encore ses vainqueurs, Thorismond, élu roi par les Visigoths à la place de son père, mort dans le combat, voulut partir à l'instant, afin d'empêcher ses frères, restés à Toulouse, de former des entreprises contre sa nouvelle royauté, et qu'Aëtius, qu'il consulta pour la forme, ne le retint pas. Cette désertion en face de l'ennemi avait été sans doute reprochée plus d'une fois aux Visigoths: la tradition dont je parle eut pour but de les en laver. Elle raconte qu'Aëtius, dont la politique consistait à se défaire des Huns par les Visigoths et des Visigoths par les Huns, s'étant rendu en cachette près d'Attila, le prévint amicalement qu'une nouvelle armée de Visigoths devait arriver la nuit même. «Si tu l'attends, lui dit-il, tu es perdu: pars donc à l'instant, et je protégerai ta retraite.» Attila lui fait compter dix mille pièces d'or en témoignage de sa reconnaissance, et le Romain court en toute hâte au camp des Visigoths jouer la même comédie avec Thorismond, et il y gagne encore dix mille pièces d'or486. Au point du jour, Huns et Visigoths avaient vidé le champ de bataille, et Aëtius restait seul maître de tout le butin. La tradition ajoute que, pour calmer Thorismond, qui, voyant qu'on l'avait abusé, se répandait en menaces, Aëtius lui fit cadeau d'un bassin d'or garni de pierreries et décoré des plus belles ciselures. Il est certain qu'un pareil bassin était déposé au trésor des rois visigoths, d'où il passa, après bien des aventures, dans les mains du roi frank Dagobert487. Les Visigoths montraient ce bassin comme preuve de la vérité de leur tradition, qui n'était pourtant qu'un mensonge inventé par la vanité.

Note 486: (retour) Tunc Attila dedit Agecio decem millia solidorum, ut per suo ingenio Pannoniam repedaret... Acceptis idemque Agecius a Thuresmodo decem millia solidis ut suo ingenio a persecutione Chunorum liberati Gothi... Exc. ex Idat. Chron. Frag., Fredeg. ap. D. Bouq., ii, p. 462.
Note 487: (retour) Orbiculum aureum gemmis ornatum, pensante libras quingentas... usque in hodiernum diem Gotthorum thesauris pro ornatu veneratur et tenetur. Fredeg., Fragment. D. Bouq., ii, p. 462.

Nous avons un second indice plus éclatant et plus assuré qu'un travail traditionnel s'accomplit chez ce peuple aux viie et viiie siècles: c'est la conception poétique de Walter d'Aquitaine, héros destiné à jouer vis-à-vis d'Attila un rôle égal en importance à celui de Théodoric, avec cette différence pourtant que Théodoric est un ami du roi des Huns, et Walter un ennemi. Ce Walter nous est donné comme fils d'Alfer, roi d'Aquitaine ou roi d'Espagne488, et cette double qualification, jointe aux noms germaniques des deux princes, nous reporte naturellement aux Visigoths, jadis maîtres de l'Aquitaine entière et refoulés par Clovis en Septimanie et en Espagne. Cette circonstance et d'autres dont je parlerai bientôt ne permettent point de douter que l'invention primitive de Walter n'appartienne à la nation visigothe, qui voulait se faire aussi sa part dans la grande tradition sur Attila.

Note 488: (retour) Alphere. Walt. Aquit., v. 77.--Alfer, Heldenbuch. pass.

Il nous est resté de cette conception épique, qui devait être considérable, un épisode complet et des indications éparses au moyen desquels nous pouvons nous former une idée de l'ensemble. L'épisode complet nous raconte une aventure de la jeunesse de Walter, aventure célèbre dans toute la tradition occidentale, et à laquelle il est fait fréquemment allusion dans les poëmes et sagas du cycle des Niebelungs: retenu en ôtage chez les Huns, le héros y enlève une jeune fille, qui le suit en Aquitaine, où il l'épouse. Nous ne possédons point ce fragment épique en langage teuton, mais en latin, dans un poëme écrit au xe siècle, et qui n'est évidemment qu'une imitation ou plutôt une traduction d'un original germanique. D'ailleurs, le versificateur latin, religieux du monastère de Fleury-sur-Loire, appelé Gérald, loin de revendiquer l'invention poétique de l'œuvre, ne se donne que pour un translateur qui a détaché des aventures de Walter, que tout le monde connaissait, dit-il, cet épisode galant, pour récréer ses frères conventuels et honorer son digne parent, l'évêque Erkhimbald ou Archambauld, auquel il dédie son livre. Cet Archambauld paraît avoir été le même que celui qui administrait l'église de Strasbourg en 960. Devant m'occuper plus tard en détail et de cet épisode et de tout ce qui concerne Walter d'Aquitaine ou d'Espagne, je n'ai qu'un mot à dire pour le moment: c'est que nous retrouvons parmi les personnages importants qui figurent ici, le roi Ghibic et son fils Gunther, dont les poëmes anglo-saxons nous parlaient tout à l'heure; ils règnent également à Worms, sur le Rhin, et à côté d'eux vit le farouche Hagan ou Hagen, l'Ajax des traditions germaniques; seulement, tandis que Ghibic et Gunther sont des rois burgondes dans les poëmes anglo-saxons, le poëme de Walter en fait des rois franks. Du reste il ne les ménage pas: les Franks y sont représentés comme un peuple de voleurs sans foi et sans courage489, qui détroussent les voyageurs que le sort amène sur leurs terres, et qui se réunissent bravement douze contre un seul guerrier; mais ce guerrier est Aquitain, c'est-à-dire Visigoth, et sa supériorité n'est pas un seul instant douteuse. Un tel poëme évidemment n'a pu naître que chez les Visigoths, à une époque assez rapprochée de leur expulsion de la Gaule pour que le ressentiment, les préjugés haineux, les prétentions orgueilleuses fussent encore vivantes dans tous les cœurs contre le peuple et la lignée de Clovis.

Note 489: (retour) Non assunt Avares hic, sed Franci nebulones... Walt. Aquit., v. 553.

Transportons-nous dans l'extrême Nord, au milieu des Scaldes du viiie et du ixe siècles, et lisons ces poëmes de l'Edda dont je parlais tout à l'heure: nous y retrouverons les noms de Ghibic, de Gunther et de Hagen490 rattachés à ceux d'Attila et de Théodoric, tandis qu'il n'y est point question de Walter; ce n'est donc point par les Visigoths que la tradition d'Attila a pénétré en Scandinavie, c'est plutôt par les Burgondes et par les Franks. Mais les Scandinaves, tout en admettant les personnages traditionnels des nations du Rhin, y mêlèrent des figures qui n'appartiennent qu'à eux, des êtres d'une nature bizarre et fantastique qu'il est indispensable de connaître, pour bien apprécier l'Attila traditionnel dans le cadre où l'a jeté l'imagination des poëtes de la Norvége et de l'Islande. Voici le sommaire des aventures dont ils font précéder celles du roi des Huns, et qui leur servent d'introduction obligée.

Note 490: (retour) Leurs noms ont reçu dans l'Edda des altérations conformes à la nature des dialectes scandinaves: Ghibic y devient Ghiuki; Gunther, Gunnar; Hagen, Hogni; je leur conserverai ici leurs dénominations véritables, telles qu'ils les portent dans les poëmes des Germains du midi.

Le grand héros de cette introduction est Sigurd, que les poëmes allemands appellent Siegfried. Issu de la race Scandinave des Volsungs, il court les aventures lointaines pour montrer sa vaillance et arrive sur les bords du Rhin. Il apprend là qu'un trésor merveilleux est caché dans le flanc d'une montagne, sous la garde du dragon Fafnir, serpent doué de la parole et de la prescience de l'avenir. Entrer hardiment dans la caverne, tuer le monstre et ravir son trésor, c'est pour Sigurd une entreprise facile; puis, d'après une recette qu'on lui a donnée, il arrache le cœur du monstre, le fait griller et le mange: aussitôt une métamorphose s'opère en lui; il entend le langage des oiseaux, c'est-à-dire qu'il connaît tous les secrets de la nature, ces mystérieuses confidences que les oiseaux gazouillent entre eux au printemps, sous l'ombrage. Une variante germanique porte que le héros se baigne dans le sang du dragon, et qu'à l'instant sa peau se couvre d'une couche de corne ou d'écaille qui rend son corps invulnérable, un seul point excepté, une étroite place entre les deux épaules, où une feuille de tilleul s'est arrêtée pendant son bain. Le langage des oiseaux enseigne au vainqueur de Fafnir des choses plus précieuses mille fois que toutes les richesses de la terre et de l'onde, à savoir le moyen de se rendre invisible et celui de plaire à toutes les femmes. Pour éprouver sa science, Sigurd se fait d'abord aimer de la valkyrie Brunehilde, qui, par une singulière confusion d'idées, toute fille d'Odin qu'elle est, se trouve sœur d'Attila491; mais bientôt il la délaisse pour la belle Gudruna, fille de Ghibic et de Crimhilde, sœur des deux princes niebelungs Gunther et Hagen. Il épouse Gudruna, et la valkyrie, trompée par ses artifices, s'unit à Gunther. Brunehilde, mieux instruite, jure de se venger de Sigurd. Elle excite contre lui Gunther et Hagen par la soif de l'or: les deux beaux-frères l'attirent dans un piége, lui enfoncent un poignard dans l'endroit vulnérable, et enlèvent son trésor. Toutefois la valkyrie, qui n'a point cessé de l'aimer, ne le fait tuer que pour mourir avec lui et le posséder éternellement dans le Valhalla; elle se tue elle-même et ordonne qu'on la place sur le bûcher qui doit consumer son amant. C'est cette même Gudruna, veuve de Sigurd, qu'Attila recherche en mariage et obtient, et dont la présence au milieu des Huns, par une fatalité que rien ne peut conjurer, attire sur son mari, sur ses frères et sur elle-même des catastrophes épouvantables.

Note 491: (retour) Sigurd.-Quid, i, 27, iii, 65; Gudrunn.-Quid, ii, 26; Atla-Mâl, 35, 51, 59, 94. Edda Sæmund. Havniæ, 1818.

Ce récit est évidemment mythologique: les Volsungs, race divine qui remonte à Odin et possède, au milieu des hommes, la richesse, la science et l'amour, ont pour dernier représentant Sigurd; le mot volsung signifie enfant de la lumière. A Sigurd sont opposés les hommes du Rhin, qui l'accueillent d'abord, puis le tuent pour avoir son trésor. Ces hommes forment la race des Niflungs (Niebelungs en teuton méridional), et ce mot veut dire enfants des ténèbres. Nous avons donc ici en présence les enfants du jour et ceux de la nuit, et nous sommes reportés par la pensée à cette lutte éternelle de la lumière et des ténèbres, du bien et du mal, du savoir et de l'ignorance, qui fait le fonds des dogmes religieux de l'odinisme comme de ceux de tant d'autres cultes. Le Volsung mêlé à l'humanité est aimé de deux femmes, l'une d'origine divine, l'autre d'origine terrestre, Brunehilde et Gudruna. La seconde révèle imprudemment l'endroit par lequel on peut tuer celui qu'elle aime, et les Niebelungs se hâtent de le frapper. Alors la femme divine s'enfuit avec lui de la terre, et ils retournent ensemble au paradis d'Odin. On ne verrait pas ce que cette fable mythologique, qui peut être fort belle en soi, aurait de commun avec la tradition d'Attila, si les poëtes scandinaves, confondant le roi des Huns parmi les demi-dieux de l'odinisme, ne l'avaient rendu doublement amoureux de la veuve de Sigurd et de son trésor.

Il paraît que cette invention moitié symbolique et moitié réelle, formulée d'ailleurs dans des chants d'une mâle beauté, eut un grand succès chez les races germaniques, puisqu'elle revint de la Scandinavie dans l'Allemagne méridionale avec son cadre mythique et tout son cortége de fantômes. Toutefois, dans ce retour qui eut lieu au xe siècle et donna naissance à tout un cycle de poëmes germaniques sur les Niebelungs, poëmes dont le plus développé et le plus parfait est le Niebelungenlied, rédigé, à ce qu'on croit, au xiie siècle, la conception scandinave reçut de grandes altérations qui affectèrent, non-seulement le caractère des deux principaux personnages, Attila et sa femme Crimhilde (la Gudruna des poëmes germaniques), mais encore le dénoûment de la fable. Sous cette nouvelle formule, la tradition occidentale alla se développant du xe siècle au xiiie, en rattachant à elle par des emprunts la tradition visigothe de Walter d'Espagne, ainsi que les données de la tradition orientale. Il en résulta un nombre considérable de poëmes épisodiques tels que la Cour d'Attila, le Jardin des Roses, la Colère de Crimhilde, le Chant de Siegfried, la Lamentation des Niebelungs, Bitérolf d'Espagne, etc., et nombre d'autres pièces contenues dans le Livre des Héros (Helden-Buch). La tradition occidentale, dans son épanouissement, dépassa de beaucoup la tradition orientale sur laquelle elle s'était primitivement greffée.

Son succès parmi le peuple fut au moins égal à la vogue de celle-là, car les nouveaux champions avaient de plus que Théodoric et ses braves l'avantage d'être des Germains de l'ouest. On marqua de leur nom les sites les plus pittoresques de la vallée du Rhin. Entre Worms et Spire, on montra une prairie qui avait été jadis, disait-on, le jardin des roses que la belle Crimhilde avait planté de ses mains et que les héros arrosèrent du plus pur de leur sang. C'était là que Théodoric s'était battu contre Siegfried, et qu'Attila lui-même était venu jouter. Ailleurs, on plaça le merveilleux jardin dans une île du fleuve entourée d'âpres rochers, comme le jardin d'Armide. Worms possédait dans ses murs le palais des géants. Siegfried le Corné avait sa tombe dans le cimetière de Sainte-Cécile, où l'on conservait soigneusement sa lance, formée d'un énorme sapin. Pour plus de ressemblance avec Théodoric de Vérone, on prétendit qu'il n'était point mort, et qu'il résidait vivant sous la dalle gigantesque de son sépulcre. Un grand concours de paysans visitait annuellement ce tombeau, qui devint un lieu de pèlerinage. En 1488, l'empereur Frédéric III, passant à Worms les fêtes de Pâques, ne manqua pas de s'y rendre comme tout le monde, et l'idée lui vint d'expérimenter par lui-même si le géant Siegfried avait réellement existé. Appelant à lui son intendant, il lui remit 4 ou 5 florins. «Va trouver le bourgmestre, lui dit-il, et ordonne-lui de faire ouvrir cette fosse, pour que je voie ce qu'il y a dedans.» Le bourgmestre prit l'argent, loua des ouvriers et fit creuser la terre sans rien trouver jusqu'à ce que des sources profondes, jaillissant à gros bouillons, eussent interrompu l'ouvrage et dispersé les travailleurs. L'empereur, si nous en croyons la chronique de Worms, s'en retourna bien convaincu que le géant Siegfried n'était qu'un mensonge; mais le peuple n'en continua que plus fort à chanter sur tous les tons la Thuringienne Crimhilde et ses deux maris Siegfried et Attila. En dépit des beaux esprits du xvie siècle et de leurs anathèmes contre les ignorants et les rustres qui écoutaient ces sottises et ne manquaient pas d'y croire, Siegfried et Théodoric, Crimhilde et Attila, descendus de la poésie à la prose, mais toujours populaires, défraient encore aujourd'hui les récits de la bibliothèque bleue d'outre-Rhin.

II. Caractère d'Attila dans les divers poëmes germaniques.--sa fin tragique de la main d'une femme.--traditions sue ildico.--hilldr la danoise, hildegonde, gudruna, crimhilde.--poeme de walter d'aquitaine; hildegonde chez attila; son enlèvement par walter.--chants scandinaves sur gudruna et atli; leur mariage.--atli tue les frères de gudruna pour avoir leurs trésors.--vengeance de gudruna.

Atli chez les Scandinaves, Atla chez les Anglo-Saxons, Athil, Athel, Hettel, Etzel chez les Allemands, sont les différents noms que la tradition donne au roi des Huns. Atli au pâle visage habite une citadelle bâtie près du Danube, où nuit et jour veillent des hommes d'armes: c'est là qu'il boit le vin à pleine coupe dans la grande salle de son Valhalla492. Beaucoup moins rude et moins sauvage, l'Etzel des Allemands a fait d'Etzelburg, sa ville, un théâtre perpétuel de festins et de joutes, et le rendez-vous favori des guerriers et des dames. Si le roi des Huns gagnait au contact des héros de l'Edda une sorte de férocité norvégienne, en revanche il s'est grandement adouci dans les chants des Minnesingers; il a pris en vivant près des chevaliers des idées et des vertus toutes chrétiennes. Cependant, si débonnaire qu'on le représente dans le dernier état de la tradition, où il se rapproche beaucoup du Charlemagne des poëmes romans, il plane toujours autour de lui on ne sait quelle sombre fatalité et comme une atmosphère chargée de catastrophes. Par une vague réminiscence des préjugés gothiques qui faisaient les Huns fils des sorcières et des mauvais génies, l'Atli des Scandinaves a pour mère une magicienne et pour sœur une valkyrie. L'une et l'autre tradition nous le peignent comme un conquérant rassasié de victoires et ne songeant plus qu'à la paix; dans les poëmes allemands, il est franc, ouvert, loyal; les poëmes scandinaves lui donnent plus de finesse et de ruse. «Oh! dit l'Edda, Atli était un roi prudent493

Note 492: (retour)
En dhar drack Atli
Vin i val-havllo.

Atla-Quida. 14.--2 cum adnot. Edd. Sæmund.

Note 493: (retour)
Attalus (Atli) erat magnus rex et potens et sapiens...
Malè evenit consilium Attalo,
Tamen ille possidebat animum sapientem.

Edda. Atla-Mâl.

Arrivé au comble de la puissance, le roi des Huns a donc déposé les armes; il ne les reprend plus que par caprice ou pour servir ses amis. Que lui manque-t-il en effet? Le Hunalant, son empire, renferme douze royaumes puissants: «de la mer à la mer tout est à lui». Il n'a plus qu'à dépenser gaiement ses trésors dans une cour brillante où se passent les aventures les plus variées de combats et de galanterie. La reine Kerka, que les Scandinaves appellent Erkia, et les Allemands Herkhé ou Helkhé, fait les honneurs du palais, aidée par Théodoric494, le miroir des héros, l'hôte et le fidèle ami du roi. Un poëme particulier, intitulé la Cour d'Etzel, est consacré à chanter ces magnificences et ces plaisirs.

Note 494: (retour) Thiöthrekr, dans les poëmes scandinaves.

«Il y avait en Hongrie, dit le poëme, un roi bien connu qui se nommait Attila: on ne trouvera jamais son pareil. En richesse et en libéralité, nul ne l'égala jamais. Douze rois le servaient couronne en tête; douze royaumes lui obéissaient, douze ducs, trente comtes, des chevaliers, des écuyers, des hommes d'armes sans nombre. Ce roi était humain et juste: on ne trouvera jamais son pareil495!

Note 495: (retour)
Es sass in Ungerlande
Ein Konick so wol bekant,
Der was Etzel genande;
Sein gleich man nydert fant:
An reichtum und an milde
Was im kein Konick gleich.....

Heldenbuch, Etzels Hofhaltung, Str. i.

«Le roi Artus aussi fut puissant, mais non pas comme Attila..... Arrivait qui voulait chez lui, car aucune porte n'était fermée. «Qu'on laisse mon palais ouvert, disait le roi plein de bonté; aussi loin que s'étend le monde, je ne me connais aucun ennemi. A quoi me servent des portes où aucun soldat ne fait le guet?»

Le poëme de la Cour d'Etzel compare Attila au roi Artus; le poëme de Bitérolf d'Espagne le compare au roi Salomon, qui sut si bien, dit-il, accommoder sa vie et ses désirs; «mais Salomon, dans tout son éclat, n'eut jamais autant de chevaliers, ajoute Bitérolf, que j'en ai vu une fois chez Attila le riche496». Quand le roi des Huns avait fait annoncer une fête, les chemins se couvraient de gens de toute sorte qui accouraient à Etzelburg. Les guerriers chevauchaient avec leurs dames. On voyait arriver pêle-mêle des chrétiens et des païens, des Russes et des Grecs, des Polonais et des Valaques, des Thuringiens et des Danois; on s'y rendait à travers les montagnes et les fleuves, des contrées de l'Italie, de la France et de l'Espagne497. Le tableau de ces fêtes est commun aux traditions du cycle de Théodoric et à celles du cycle des Niebelungs.

Note 496: (retour) Biterolf und Dietlieb., v. 284.
Note 497: (retour) Nibelungenlied., v. 5365, seqq.
Hoc melius fore quam vitam simul ac regionem
Perdiderint, natosque suos, pariterque maritas.

Walt. Aquit., v. 22 et seqq.

Le poëme de Walter d'Aquitaine, plus sobre de détails, nous donne, en quelques traits simples et énergiques, une idée de la force irrésistible dont le souvenir traditionnel entourait le roi des Huns.

Un jour qu'il se sentait en humeur de guerroyer, Attila, dit le poëme, fait plier ses tentes et marche du côté du Rhin. Ghibic, roi des Franks, célébrait alors dans Worms, sa capitale, la naissance de son fils aîné Gunther; tout le pays était en liesse, quand le bruit se répand subitement qu'une armée «nombreuse comme les étoiles du ciel, serrée comme les grains de sable du Rhin», approche en remontant le Danube. Les chefs des Franks courent au conseil. «Que faut-il faire? demande le roi.--Proposer la paix, répondent ceux-ci d'une commune voix. Si l'ennemi nous tend la main, nous la lui tendrons aussi; nous lui donnerons des otages et nous lui paierons tribut. Mieux vaut céder au roi des Huns que de risquer d'un seul coup nos vies, notre patrie, nos enfants et nos femmes.» Ghibic va donc au-devant d'Attila avec de riches cadeaux et un otage de noble sang; comme il ne peut offrir son propre fils Gunther, «qui a besoin de sa mère», dit le poëte, son choix s'est porté sur Hagen, adolescent de haute lignée, sorti de la vraie race des Troyens. Le roi des Huns accepte les présents et l'otage, accorde la paix et se dirige à l'est des Gaules vers le pays des Burgondes.

C'était Herric le riche et le vaillant qui gouvernait cette contrée, et près de lui grandissait sa fille unique, son plus cher amour et l'héritière de tous ses trésors, Hildegonde, la perle de Burgondie498. Herric se trouvait par hasard à Châlons quand l'armée des Huns déboucha sur les rives de la Saône. La terre, foulée sous les pieds de tant de chevaux, rendait un sourd gémissement; le son des boucliers, répercuté dans l'air, retentissait comme un tonnerre lointain, et la campagne, couverte d'une forêt d'acier, semblait lancer des éclairs. «Tel, ajoute le poëte que nous ne faisons que suivre en le raccourcissant, tel le soleil, aux extrémités de l'Orient, éclate en jets lumineux, lorsqu'à l'aube du jour son globe ardent repousse et fend l'Océan soulevé.» Or voici que la sentinelle qui fait le guet sur les murs de Châlons, levant les yeux au ciel, s'écrie avec terreur: «J'aperçois là-bas un nuage de poussière; c'est l'ennemi qui vient: fermez les portes499!» Le conseil des Burgondes s'assemble. «Je sais, dit le roi, ce qui s'est passé chez les Franks. Si ce vaillant peuple a cédé, pourquoi ne céderions-nous pas500? Mes trésors seront à Attila; j'ai encore une fille unique que j'aime plus que mes yeux, mais je la donnerai volontiers en otage pour sauver le pays des Burgondes.» Aussitôt des envoyés partent; Attila le grand chef les accueille bien, suivant son usage, et leur dit: «J'aime mieux alliance que bataille; les Huns veulent régner plutôt par la paix que par les armes; mais, si on leur résiste, ils tirent l'épée et frappent, quoi qu'ils en aient501. Si donc votre roi vient à moi, et s'il me donne la paix, je la lui rendrai.» Herric sortit de Châlons emmenant sa fille et se faisant suivre de ses trésors; il offrit les uns et laissa l'autre en otage. C'est ainsi que la perle de Burgondie partit pour un lointain exil.

Note 498: (retour)
..... Pulcherrima gemma parentum.

Walt. Aquit., v. 74.

Note 499: (retour)
Forte Cavillonis Herricus sedit, et ecce
Attollens oculos speculator vociferatur:
Quænam condenso consurgunt pulvere nubes?
Vis inimica venit: portas jam claudite cunctas.

Ibid., v. 53 et seqq.

Note 500: (retour)
Si gens tam fortis, cui nos simulare nequimus,
Cessit.....

Walt. Aquit., v. 58.

Note 501: (retour)
Pace quidem Hunni malunt regnare, sed armis
Inviti feriant, quos cernunt esse rebelles.

Ibid., v. 69-70.

Restaient en Gaule les Aquitains, c'est-à-dire les Visigoths. Attila ne voulut pas retourner chez lui sans les avoir aussi visités. Il marche donc à grandes journées dans la direction de l'ouest, mais les Aquitains ne l'attendent pas; leur roi Alfer, qui ne croit point se déshonorer en suivant l'exemple des Burgondes et des Franks, s'avance au-devant de lui avec son fils Walter, qu'il lui présente comme otage. Walter, dans la première fleur de la jeunesse, porte au fond de son cœur le germe du héros. Il trouve sous les tentes des Huns Hildegonde, qui est sa fiancée, car Alfer et Herric se sont fait serment jadis d'unir leurs enfants sitôt que l'âge du mariage serait venu. Vainqueur par sa seule présence, Attila n'a plus qu'à regagner les bords du Danube: il donne le signal du départ, et l'armée des Huns s'achemine joyeuse, emportant dans ses bagages d'immenses richesses et trois jeunes otages de royale lignée, Walter, Hagen et Hildegonde.

Ce morceau, qui forme l'introduction des aventures de Walter, et qui met en scène les quatre personnages principaux du poëme, est peu historique assurément, en ce sens que les actes qu'il prête au roi des Huns ne peuvent point avoir été accomplis comme il les raconte; toutefois il est historique en tant que reflet des impressions contemporaines. Rien n'empêche même que les relations qu'il suppose entre les Huns d'un côté, les Franks et les Burgondes de l'autre, ces soumissions volontaires, ces offres empressées d'otages, n'aient eu lieu au delà du Rhin de la part des Franks et des Burgondes de la Germanie; l'invraisemblance est de les attribuer aux Germains établis en Gaule. Il faut faire aussi la part de la donnée poétique et des nécessités qu'elle entraînait à sa suite. Sans une expédition des Huns en Aquitaine, on ne comprenait plus ni la captivité de Walter près d'Attila, ni l'enlèvement d'Hildegonde: la fiction était imposée au poëte par le sujet même.

Je ne suivrai pas le roi des Huns dans toutes les guerres fabuleuses que lui prête la tradition, ses expéditions en Russie, où il enlève sa favorite Herkhé502 sa marche en Italie pour rétablir Théodoric sur le trône de Vérone, enfin la bataille de Ravenne, dans laquelle Hermanaric et Odoacre sont vaincus par son concours503: ces inventions romanesques ne nous apprendraient rien, car elles sont trop loin de l'histoire. Mon but principal est de chercher dans la tradition quelque application aux faits historiques. Or il n'en est pas de plus obscur que la mort d'Attila et le rôle que put jouer dans cette catastrophe la jeune fille qu'il venait d'épouser, et que son nom d'Ildico nous fait reconnaître pour une Germaine. La tradition des peuples germains fournirait-elle quelque éclaircissement sur ce point spécial? Voilà ce que je me suis demandé. J'ai vu plus qu'un intérêt de curiosité à une recherche pareille, et c'est ce qui me l'a fait entreprendre.

Note 502: (retour) Wilkinasaga, c. 272, 273, seqq.
Note 503: (retour) Heldenbuch, die Ravenschlacht.--Hadhubrant u. Hildebrant.--Wilkinasaga.

Résumons d'abord ce que l'histoire nous apprend sur les causes de cette mort fameuse. Pendant l'hiver de 453, à son retour de l'expédition d'Italie, et au moment où il se préparait à envahir l'empire d'Orient, le conquérant eut la fantaisie de se marier, d'ajouter une nouvelle femme à cette légion d'épouses et de concubines dont nous parlent les historiens. Séduit par la beauté d'Ildico, il la mit dans son lit; mais le lendemain, comme il tardait à paraître, et qu'un morne silence régnait dans la chambre nuptiale, les gardes enfoncèrent la porte et ne trouvèrent à la place de leur maître qu'un cadavre étendu dans une mare de sang: auprès du lit se tenait assise la nouvelle épouse, enveloppée dans son voile504. Cette mort était-elle naturelle? La rupture d'un vaisseau avait-elle étouffé le roi hun pendant son sommeil? Avait-il été assassiné, et sa jeune femme se trouvait-elle l'unique auteur du meurtre ou la complice d'une conspiration? Ces conjectures diverses coururent en même temps le monde barbare et le monde romain. L'hypothèse que le crime d'Ildico n'aurait pas été un acte isolé, mais l'effet d'un complot dans lequel auraient trempé quelques officiers d'Attila505, semble corroborée par les précautions mêmes que les fils du roi et les principaux chefs des Huns prennent pour expliquer sa mort. L'hymne chanté aux funérailles et destiné à donner, pour ainsi dire, la version officielle de l'événement, insiste avec une affectation visible sur le fait d'une mort naturelle arrivée au milieu des joies d'un mariage et des triomphes d'une victoire, mort qui ne réclame point de vengeance, comme si on avait besoin de rassurer une partie des vassaux des Huns sur quelque accusation mystérieuse, comme si enfin la politique avait commandé une déclaration d'oubli et de concorde, au nom de la conservation de l'empire, sur le cercueil de celui qui l'avait fondé. Les révoltes qui éclatèrent au bout de quelques mois, à l'instigation des Gépides, donneraient quelque consistance à cette supposition. Les enfants d'Attila voulaient probablement retarder l'époque d'une dissolution dont les signes s'étaient manifestés du vivant même du conquérant.

Note 504: (retour) Voir ci-dessus, t. i. Histoire d'Attila, c. 8, p. 228 et suiv.
Note 505: (retour) Joann. Malall. Chron., ad. ann. 453.--Cf. Hist. d'Attila, l. c.

Aucun écrivain contemporain ne s'explique sur ce sujet si controversé plus tard. Dans le siècle suivant, on voit se produire collatéralement les deux versions principales avec leurs variantes. Cassiodore nous dit, dans sa chronique, que le roi des Huns fut emporté par une hémorragie nasale; le comte Marcellin, homme lettré et homme d'État ordinairement bien informé, le fait mourir d'un coup de couteau que lui porte une femme; il ajoute que cependant quelques-uns avaient parlé d'un vomissement de sang. Cette version d'un assassinat, que le comte Marcellin donne comme la plus accréditée, la chronique d'Alexandrie la répète. «Il dormait, dit-il, à côté d'une jeune fille des Huns quand il expira, et cette fille fut soupçonnée de sa mort506.» Jornandès reproduit l'opinion de Cassiodore sur la mort naturelle; mais, en même temps, il cite ce chant funèbre où l'on proclame avec satisfaction que la mort d'Attila ne demande point de vengeance507. Aux viie, viiie et ixe siècles, l'autre version prévaut, et on la trouve commentée et grossie de détails qui tendent à l'expliquer. Agnellus, l'historien des pontifes de Ravenne, écrit qu'Attila périt poignardé par une misérable femme, a vilissima muliere cultro defossus. Le poëte saxon de Charlemagne, qui vivait à la fin du ixe siècle, ajoute que cet assassinat fut la punition d'un crime. «C'est la main d'une femme, s'écrie-t-il, qui a précipité le roi des Huns au fond du Tartare. La nuit avancée soufflait sur tout ce qui respire une torpeur profonde, et Attila, chargé de vin, s'était endormi; mais sa cruelle épouse ne dormait pas. L'aiguillon de la haine la tint en éveil durant cette nuit terrible, et reine elle trancha les jours du roi par un odieux attentat. Pourtant ce crime n'était qu'une vengeance: elle faisait payer à son mari la mort de son père assassiné508.» Enfin nous trouvons une dernière circonstance du fait chez un chroniqueur du xiie siècle: «Cette jeune fille, dit-il, avait été enlevée de force après le meurtre de son père509.» C'était donc une opinion répandue et accréditée dans le monde entier, dès le lendemain de la mort d'Attila, que cette mort avait été violente et qu'elle avait été le fruit de la vengeance d'une femme.

Note 506: (retour) Noctu cum pellice Hunna, quæ puella de nece suspecta fuit, dormiens... Chron. Pasch.--Marcellin. comit. Chron. ad. ann. 453.
Note 507: (retour) Quis ergo hunc dicat exitum, quem nullus existimat vindicandum? Jorn., R. Get., 49.
Note 508: (retour) V. la citation ci-dessus, p. 160.
Note 509: (retour) A puella quam, patre occiso, vi rapuit. Chronogr. Sax. ap. Leibnitz., Script. rer., Brunsvic.

Tels sont les témoignages qui nous viennent de l'antiquité; voyons si la tradition les confirme, et si, dans le nombre des femmes qu'elle prête à Attila, il s'en trouve quelqu'une dont les traits rappellent de près ou de loin ceux d'Ildico. Disons d'abord que ce nom, altéré par l'orthographe grecque, se compose de deux mots, dont le premier est infailliblement Hilde, et le second peut être interprété par Wighe ou par Gunde, de sorte que le véritable nom de la dernière épouse d'Attila serait Hildewighe ou Hildegunde, mots qui signifient tous deux guerrière, héroïne. Ce mot Hilde, toutes les fois qu'il se rencontre dans la composition d'un nom de femme, indique que cette femme est inspirée par Hilda, la Bellone des Germains, ou placée sous sa protection510. Or, des quatre femmes que la tradition nous mentionne comme ayant exercé une action tragique sur la destinée d'Attila, trois portent dans leur nom la syllabe Hilde: ce sont Hilde ou Hilldr la Danoise, Hildegonde (Gunde ou Gude est une autre désignation de la déesse de la guerre) et Crimhilde, ou plus correctement Grimhilde, l'héroïne cruelle. Le nom de la quatrième, Gudruna, réunit les deux idées de guerre et de magie: Gudruna, c'est une femme vaillante et qui sait les runes.

Note 510: (retour) Wachter Glossar., col. 247.

Nous nous occuperons d'abord de la Danoise Hilldr, fille d'un roi que les uns appellent Hagen et les autres Hartmut (âme dure). Hettel ou Attila en est aimé et l'aime. Hilldr se laisse séduire et s'enfuit avec lui; mais Hagen qui les poursuit, atteint le ravisseur et lui livre un furieux combat, à la suite duquel le gendre et le beau-père font la paix et s'embrassent. Hilldr est fragile, et son amour pour Attila a bientôt passé. Tout son souci depuis lors est de ranimer la guerre entre son père et son mari, et, comme elle est magicienne, elle leur jette un sort. Chaque nuit elle chante, et à sa chanson les deux guerriers, quittant leur couche, se cherchent dans les ténèbres l'épée au poing, et se battent jusqu'au jour511. Une variante de cette fable nous donne le nom de Gudruna au lieu de celui de Hilldr. Nous retrouvons ici les éléments principaux des faits que nous cherchons, mais Hilldr n'est encore qu'un vague profil d'Ildico.

Note 511: (retour) Edda Snorr., 163, 164.--Grimm., p. 327.

De Hilldr la Danoise, nous passerons à Hildegonde, dont j'essaierai de reconstruire l'histoire à l'aide des monuments de toute sorte que la tradition me fournit, et je commencerai mon récit au moment où la fille du roi Herric, la blanche perle de Burgondie, remise comme otage aux mains d'Attila, arrive sur les bords du Danube avec son jeune fiancé Walter d'Aquitaine et le Frank Hagen, descendant direct de Francus, fils d'Hector512. Rien n'est plus noble et plus généreux que l'hospitalité que reçoivent ces trois enfants. Ospiru, la reine des Huns, traite Hildegonde comme sa propre fille; elle lui confie l'intendance de son palais et les clefs du trésor royal. «Hildegonde, dit le poëte, est plus reine que la reine elle-même513.» Hagen, et surtout Walter, rencontrent dans Attila une affection non moins grande: c'est lui qui préside à leurs jeux guerriers, et qui leur apprend à manier l'arc et la lance; il fait plus, il veut qu'ils étudient les sciences, et que, «croissant à la fois en intelligence et en vigueur, ils surpassent les braves par la force du corps et les sophistes par l'esprit514.» En un mot, ils eussent été ses héritiers propres, qu'il ne les eût pas mieux élevés. Ils grandissaient donc en vaillance comme Hildegonde en beauté. Sur ces entrefaites, le roi Ghibic meurt à Worms, laissant le trône des Franks à Gunther, son fils, et Hagen, que cette mort semble dégager de ses obligations d'otage, s'enfuit du pays des Huns. Le roi et la reine, craignant pour Walter l'effet de ce mauvais exemple, conviennent ensemble de le marier, afin de l'attacher à leur service par des liens plus forts, et ils lui offrent la fille d'un des satrapes de la cour avec de vastes domaines à la campagne et une maison à la ville; Walter refuse tout. «Que ferais-je d'un domaine? répond-il au roi. Je serais obligé d'y construire des cabanes et d'y surveiller des laboureurs. Que ferais-je d'une femme? Je songerais à elle et à mes enfants515. O roi, mon très-bon père, ne me donne pas de pareilles chaînes; je ne veux que guerroyer et te servir.» Walter mentait: il aimait Hildegonde, et n'avait point oublié que leurs pères les avaient fiancés autrefois.

Note 512: (retour)
... Veniens de germine Trojæ.

Walt. Aquit., v. 28.

Note 513: (retour)
... Modicumque deest quin regnet et ipsa.

Ibid., v. 113.

Note 514: (retour)
Robore vincebant fortes, animoque sophistas.

Ibid., v. 103.

Note 515: (retour) Walt. Aquit., v. 124.--166.

Cependant une guerre éclate: c'est Walter qui conduit l'armée des Huns, et, «dans le jeu du frêne et du cornouiller516 qui se mêlent en tourbillons, percent les poitrines ou se brisent sur les boucliers,» Walter, passé maître, reste immobile comme un roc. Grâce à lui, la victoire appartient aux soldats d'Attila, qui rentrent dans leur ville au son joyeux des cors, ombragés de rameaux verts en signe de triomphe, et pliant tous sous le poids du butin. Walter, souillé de poussière et de sang, met pied à terre devant le palais, où ne se trouvent ni le roi, ni la reine, mais Hildegonde seule qui le reçoit. Après l'avoir embrassée et s'être assis, l'Aquitain lui demande à boire; la jeune Burgonde, avec empressement, remplit de vin une coupe d'or et la présente au guerrier; mais je laisserai parler ici le poëte, en bornant pour l'instant mon rôle à celui de traducteur:

Note 516: (retour)
Fraxinus et cornus ludum miscebat in unum.

Ibid., v. 185.

«Il vida la coupe et la lui rendit. La jeune fille avait senti la main de Walter presser la sienne: interdite, étonnée, elle restait muette, les yeux fixés sur ce visage belliqueux. Après un moment de silence, l'Aquitain lui dit: «Il y a bien assez longtemps que nous supportons l'exil, tout en sachant ce que nos pères ont voulu faire de nous. Pourquoi tarderions-nous à nous expliquer?» Hildegonde crut qu'il voulait rire517; elle se tut encore un instant, puis elle lui répondit: «Et vous, pourquoi feindre en paroles ce que vous n'éprouvez pas dans le cœur? Pourquoi me rappeler des choses que vous avez vous-même oubliées? Vous rougiriez assurément de reconnaître votre fiancée dans une pauvre captive.--Hildegonde, repart vivement le jeune homme, rappelle ton bon sens. Loin de moi l'idée de me jouer de toi; je ne t'ai rien dit que la pure vérité, sans déguisement et sans nuages. Nous sommes seuls ici, et, si ta pensée répondait à la mienne, si je pouvais croire que tu m'as gardé la foi que tu me promis dans l'enfance, je t'ouvrirais ici le mystère de mon cœur.» S'inclinant alors jusqu'aux genoux du guerrier, la jeune fille s'écrie toute tremblante: «Parle, ô mon seigneur, et j'obéirai; appelle-moi, je te suivrai; ta volonté sera désormais la mienne.--Eh bien donc! dit Walter, notre exil m'ennuie; je rêve sans cesse à mon pays, et mon dessein bien arrêté est de fuir, comme Hagen, la terre des Huns; je serais déjà parti depuis plusieurs jours sans le chagrin que je ressens de laisser Hildegonde après moi.--Que mon seigneur commande donc, repart la jeune fille; bonheur ou malheur, tout me sera doux pour son amour.»

Note 517: (retour)
Virgo per hironiam meditans hæc dicere sponsum,
Paulum conticuit...

Walt. Aquit., v. 233.

Là-dessus, Walter se penchant vers son oreille, lui dit tout bas:

«Toi qui as les clefs du trésor royal, retiens bien ce que je vais te dire. Tu y prendras un casque du roi, une cotte de mailles et une cuirasse portant la marque de l'ouvrier; ne manque pas d'y ajouter deux coffrets que tu rempliras de bracelets et de bijoux, tant que tu en pourras porter. Prépare quatre paires de chaussures pour moi, autant pour toi, et place-les dans les coffres pour les remplir518. Procure-toi aussi secrètement près des ouvriers une provision de hameçons de pêche, car poissons et oiseaux seront toute notre nourriture pendant la route. C'est moi qui serai le pêcheur et l'oiseleur aussi, si je peux. Je te donne huit jours pour achever ces préparatifs. Maintenant, comment fuirons-nous? Écoute-moi bien. Sitôt que le soleil aura sept fois accompli son tour, j'offrirai un grand festin au roi, à la reine, aux satrapes, aux ducs, aux servants; je les ferai boire tellement que pas un ne sache plus ce qu'il fait: ceci sera mon affaire. Toi, ménage-toi bien, et ne bois de vin que ce qu'il faudra pour étancher ta soif519. Dès que les gens de service se lèveront, cours à ton office d'échanson; puis, quand mes convives seront tous ensevelis dans l'ivresse, nous nous dirigerons vers les contrées de l'Occident.»

Note 518: (retour)
Inde quater binum mihi fac de more cothurnum;
Tantumdemque tibi patrans imponito...

Walt. Aquit., v. 265.

Note 519: (retour)
Tu tamen interea mediocriter utere vino,
Atque sitim vix ad mensam restinguere cura.

Walt. Aquit., v. 279.

La semaine s'écoule, et le jour marqué arrive. Tout est joie et magnificence dans la maison de Walter; des voiles peints décorent la salle du banquet et un trône de soie brochée d'or est préparé pour le roi. Attila paraît. Il place à ses côtés les deux plus hauts personnages, et le commun des convives va se ranger par ordre autour des tables: chaque table en reçoit cent. Les nappes de pourpre chargées d'ornements d'or et de plats se couvrent et se découvrent par intervalles; les mets exquis succèdent aux mets, le vin épicé écume dans les larges coupes. Walter, par ses paroles, encourage les convives et aiguillonne le zèle des serviteurs. Le repas fini, on dessert, et l'Aquitain, se tournant vers son maître, lui dit gaiement: «Il vous reste à nous faire une grâce, ô roi! c'est de permettre que nous portions votre santé.» A ces mots, des officiers posent sous la main d'Attila un énorme vase richement ciselé dont les figures en bosse représentent les hauts faits des Huns: le roi le soulève, le vide d'une seule haleine et commande à tous de l'imiter. Les échansons passent, repassent, se croisent sur tous les points; on ne voit que coupes pleines qu'on apporte, que coupes vides qu'on remporte, et l'hôte ne cesse de joindre ses exhortations à celles du roi; c'est à qui boira le plus vite et le mieux: une ivresse ardente règne bientôt dans la salle. «Toute tête se trouble, nous dit le poëte, toute langue balbutie, et les plus fermes héros ont peine à se tenir sur leurs pieds520». L'orgie bachique, par les soins de Walter, se prolonge fort avant dans la nuit; un convive fait-il mine de quitter la salle, il l'arrête et le force à se rasseoir jusqu'à ce que tous, chargés de sommeil et de boisson, aient roulé çà et là sur la terre. L'Aquitain, profitant alors du moment, se lève et s'esquive à pas de loup; Hildegonde était absente depuis longtemps. «On eût mis le feu à la maison, que nul de ceux qui s'y trouvaient ne l'aurait senti, pas un n'aurait pu dire ce qui s'était passé.» J'espère qu'on me pardonnera d'avoir donné in extenso cette peinture d'une belle fête telle qu'on les rêvait au moyen âge; d'ailleurs celle-ci ne manque point de vérité historique, c'est la poétisation du dîner de Priscus chez Attila.

Note 520: (retour)
Balbutiit madido facundia fusa palato,
Heroas validos plantis titubare videres.

Walt. Aquit., v. 312 et seqq.

Hildegonde était prête à partir, les coffrets et les armes étaient là. Walter prend lui-même dans l'écurie son cheval, le roi des chevaux, Lion521, qu'il avait nommé ainsi à cause de sa force et de son audace; il le selle et le bride, attache à ses flancs les coffrets pleins d'or, place sur la croupe de légères provisions, et remet aux mains de la jeune fille les rênes flottantes.

Note 521: (retour)
De stabulis victorem duxit equorum,
Quem ob virtutem vocitaverat ille Leonem.

Ibid., v. 323.

Lui-même, cuirassé, le casque ombragé d'une aigrette rouge, les jambes munies de grands jambards d'or, semblait un géant, nous dit le poëte522. Deux épées pendent à ses côtés, suivant l'usage des Huns: celle de gauche est double et celle de droite n'a qu'un tranchant. Dans cet équipage, ils quittent la terre d'exil; Hildegonde conduit le cheval; Walter tient dans sa main droite, avec sa lance, la ligne qui doit tromper le poisson et le saisir au sein de l'onde. Ils marchent toute la nuit gagnant de l'avance, et, quand l'aube paraît à l'horizon, ils se jettent dans les bois, cherchant les lieux déserts et l'ombre; mais la jeune fille ne sait pas surmonter ses frayeurs, le moindre bruit la fait tressaillir; un souffle l'inquiète, un oiseau qui vole, une branche froissée, font battre son cœur avec violence523.

Note 522: (retour)
... Lorica vestitus more gigantis.

Walt. Aquit., v. 330.

Note 523: (retour)
... In tantumque muliebria pectora pulsat,
Horreat ut cunctos auræ ventique susurros,
Formidans volucres, collisos sive racemos.

Ibid., v. 347 et seqq.

Que devenaient pendant cette fuite le roi et sa cour, ensevelis dans le vin? Il était midi qu'aucun ne s'était réveillé: ils dormaient encore pêle-mêle, jonchant le dessous des tables et le pavé des portiques. Enfin cette fourmilière se secoue; chacun cherche l'hôte du lieu pour lui rendre grâce et le saluer. Attila, soutenant à deux mains sa tête appesantie, descend lentement de son siége et appelle Walter; mais Walter n'est point là. On le cherche sous les portiques, on le cherche dans tous les coins de sa maison; nul ne l'aperçoit, ni donnant ni debout. Ospiru non plus ne voit point venir Hildegonde, toujours si exacte à lui apporter son vêtement: alors elle devine tout. «Festin maudit! s'écrie-t-elle; Walter, l'honneur de la Pannonie, s'est enfui, et il a emmené avec lui Hildegonde, ma chère élève524». Ainsi la reine exprimait sa douleur; mais la colère du roi ne connaît pas de bornes: il déchire sa tunique du haut en bas et reste comme frappé d'éblouissement. «Ses idées, dit le poëte, errent çà et là au gré d'un orage intérieur, comme les tourbillons de sable au gré des tempêtes de la mer525». Il ne prononce que des mots sans ordre et sans liaison. Un jour entier il refuse toute nourriture, et, la nuit venue, il ne peut fermer l'œil; il se tourne et retourne sur sa couche comme s'il avait un javelot dans le sein. Sa tête bat à droite et à gauche sur ses épaules. Tout à coup il se lève, court la ville comme un forcené, puis regagne son lit sans le trouver plus paisible. Telle fut la nuit d'Attila. Au point du jour, il mande à lui ses officiers: «Que l'on parte, leur dit-il, qu'on les poursuive; qu'on me ramène Walter en lesse comme un chien méchant. Celui qui me le livrera, je le couvrirai d'or de la tête aux pieds, je l'enterrerai dans l'or526!....»

Chargement de la publicité...