Histoire d'Attila et de ses successeurs (2/2): jusqu'à l'établissement des Hongrois en Europe
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Hiltgundem quoque mi caram deduxit alumnam.
Walt. Aquit., v. 375 et seqq.
Sic intestinis rex fluctuat undique curis.
Ibid., v. 382.
Afferat evinctum, cen nequam forte lyciscam!
Hunc ego mox auro vestirem sæpe recocto,
Et tellure quidem stante hinc atque inde onerarem,
Atque viam penitus clausissem vivo talentis.
Ibid., v. 401 et seqq.
Le poëte nous dit que nul n'osa partir, ni ducs, ni comtes, ni chevaliers, tant le nom de Walter inspirait de frayeur; mais un autre récit traditionnel fait foi qu'il se trouva douze guerriers déterminés qui se mirent en route au grand galop de leurs chevaux.
Arrêtons-nous un instant à cette peinture de la douleur d'Attila, sur laquelle le poëte insiste comme à plaisir. Dans ce désespoir qu'éprouve le Hun à la fuite d'Hildegonde et de Walter, désespoir dont toutes les angoisses nous sont détaillées avec une sorte d'affectation, faut-il ne voir que de la colère? Au contraire, la rage aveugle et insensée qui lui fait perdre un temps précieux pour la poursuite des fugitifs n'a-t-elle pas tous les caractères de la passion? Évidemment Attila aime Hildegonde, et c'est au moment où il voit qu'elle lui est ravie et qu'elle en aime un autre, c'est en ce moment où tout semble perdu, que sa passion se révèle à lui, et éclate au dehors avec une violence frénétique. Si le poëte ne nous le dit pas expressément, il nous le fait entendre assez, et il n'avait pas besoin d'une explication plus formelle avec des lecteurs qui connaissaient d'avance toute l'histoire comme on connaît un conte populaire. Il s'agissait ici particulièrement de la fuite de Walter et d'Hildegonde et de leur rencontre avec les Franks, et tout porte à croire que d'autres poëmes du même cycle étaient consacrés à la peinture d'Attila amoureux. Pour suivre le fil de notre histoire, nous dirons qu'Hildegonde et Walter passèrent en route quatorze jours, suivant la nuit les chemins battus, évitant le jour les villages et les champs en culture. Ils dormaient dans des cavernes ou sous des bois épais, côte à côte, mais comme frère et sœur, nous dit le poëte. Souvent, quand Walter dormait, Hildegonde faisait le guet. Rencontraient-ils un ruisseau, Walter y jetait sa ligne; traversaient-ils un bois, il tendait ses gluaux, ou il abattait les oiseaux à coups de flèches. C'est ainsi qu'ils vécurent tout le long du voyage, car leurs faibles provisions avaient été bientôt épuisées; mais, ajoute le poëte, ils allaient revoir leur doux pays, et cette pensée leur donnait des forces.
Des récits traditionnels différant du poëme affirment positivement qu'ils furent atteints par les hommes d'Attila, que Walter mit tous les douze hors de combat. Le poëme les fait arriver sans encombre jusqu'aux bords du Rhin, où ils tombent sous la main de brigands plus redoutables cent fois que les Huns, sous la main de Gunther et des guerriers franks. Un poisson du Danube donné par Walter à un batelier du Rhin pour prix de son passage527, et que celui-ci court vendre à Worms dans le palais du roi, met Gunther sur la piste. Il accourt avec ses braves pour enlever au fugitif ses coffrets et sa femme528; mais Walter, après avoir déposé son double trésor dans une caverne dont il défend l'entrée, les tue ou les met en fuite. Hagen lui-même ne rougit pas de se mêler à ce combat inégal contre un frère d'armes et un compagnon de captivité. Cette lutte, dans laquelle l'Aquitain montre sa supériorité sur tous les guerriers franks, est longuement détaillée dans le poëme; c'est même là, à vrai dire, la partie qui y est traitée avec le plus de complaisance, et j'en ai dit la raison probable. Le combat terminé ainsi à son honneur, Walter enfourche un cheval des Franks, replace Hildegonde sur son palefroi, et tous deux regagnent paisiblement l'Aquitaine, où ils se marient. Le moine de Fleury-sur-Loire finit ici son odyssée, tout en nous prévenant que son héros a traversé bien d'autres aventures qui ne sont pas de son sujet529: force à nous est donc de recourir aux autres poëmes et sagas sur Attila pour y suivre la trace d'Hildegonde.
Cœperit, ecce stylus renuit signare retusus.
Walt. Aquit., v. 1446.
Nous la trouvons d'abord avec son mari, devenu roi, dans une fête que donne Gunther au margrave Rudiger de Pechlarn, envoyé d'Attila. Franks et Visigoths se sont, à ce qu'il paraît, réconciliés, et Hildegonde brille au premier rang des beautés qui éblouissent Rudiger. Le galant margrave, qui se souvient de l'avoir vue près de la reine des Huns, demande à Walter la permission de l'embrasser, et, ajoute l'auteur du Poëme de Bitérolf, qui nous donne ces détails, «il pose un baiser sur ces douces lèvres fraîches comme la rose530.» Cependant la paix est de courte durée entre Attila et Gunther, et Walter vient au secours de Franks avec les guerriers d'Espagne et de France. Hildebrand, plein des colères d'Attila, s'emporte contre Walter, le ravisseur et le félon, et charge Rudiger de le provoquer au combat; Rudiger, qui estime le courage de Walter, n'obéit qu'à regret. Partout où il faut tenir tête aux Huns et à leurs alliés, Walter d'Espagne paraît au premier rang: c'est lui qui porte la bannière d'Hermanaric dans les guerres d'Italie531, il s'y mesure avec Dietlieb, le compagnon chéri de Théodoric, et, dans la rage qui les anime, les deux champions, transpercés mutuellement de leurs lances, restent pour morts sur le champ de bataille532. Hildegonde sans doute, à l'exemple de beaucoup d'autres héroïnes, avait suivi à la guerre Walter, dont elle semble avoir été inséparable. Faite prisonnière, fut-elle ramenée au roi des Huns comme otage en rupture de ban? Attila retrouva-t-il, à la vue de la jeune femme, la passion qu'il avait eue pour la jeune fille. La força-t-il à entrer dans son lit, et celle-ci vengea-t-elle, en le tuant, sa pudeur outragée et la mort de son mari? voilà ce que nous dirait peut-être la tradition, si nous la possédions complète, mais ce qu'à son défaut il est permis de supposer: Hildegonde de Burgondie serait dans ce cas une Ildico un peu plus complète qu'Hilldr la Danoise.
Die mynnicliche Hildegunt,
Ir suessen rosenroten mund
Bot sy im mynniclichen an.
Biterolf., v. 6854.
Je ne saurais quitter Walter d'Aquitaine sans rapporter une anecdote passablement étrange, que nous lisons dans la chronique du monastère de la Novalèse, rédigée vers le xe siècle, partie d'après des documents écrits, partie d'après la tradition du couvent. Le monastère de la Novalèse, situé au pied du Mont Cenis, avait été une des premières fondations de l'ordre de Saint-Benoît, et, dans le cours des vie et viie siècles, il avait donné asile à beaucoup de personnages importants qui venaient y chercher un port contre les agitations du monde: ruiné au viiie pendant les guerres de Pépin, il se releva au xe, et c'est alors que, pour renouer la chaîne des souvenirs, quelques religieux zélés compilèrent la chronique de leur abbaye. Or voici un passage qu'on y rencontre.
«Autrefois vécut dans ce couvent un religieux d'une haute taille, d'une grande force et d'une figure martiale, malgré ses cheveux blancs. Il avait parcouru le monde entier, un bâton de pèlerin à la main, cherchant un monastère d'une discipline rude, où l'on pût se préparer convenablement au voyage qui suit cette vie mortelle533. Après avoir couru et cherché vainement bien des années, il lui arriva de visiter ce lieu, et il résolut de s'y fixer; mais, dans son humilité extrême, il ne voulut que l'emploi de frère jardinier, qu'il sollicita et qu'il obtint. Ce moine était sombre et bizarre; il ne se séparait jamais de son bâton, qui pendait comme une arme au mur de sa cellule. Des bandes ennemies ravageaient-elles la campagne, des brigands menaçaient-ils l'abbaye, il le détachait de son clou, s'absentait avec la permission de l'abbé, et alors le bâton jouait dans sa main d'une manière terrible. On se souvient qu'une fois il mit en fuite à lui seul toute une armée de bandits, et les habitants de la Novalèse parlent encore avec admiration de l'assommoir de Walter et de ses bons coups534. Près de lui vivait un jeune religieux d'une douce figure que l'on disait être son petit-fils. Tous deux ne songeaient qu'aux choses d'en haut, et leur plus chère occupation fut de se creuser dans le roc un sépulcre où ils devaient reposer l'un près de l'autre535. Ils y reposèrent en effet, et le moine qui traçait ces lignes avait maintes fois manié leurs ossements. Les habitants des environs visitaient cette tombe comme celle de deux saints, et un jour, pendant une épidémie, une dame d'un château voisin déroba la tête du plus jeune, qu'elle emporta en la cachant sous son manteau.»
On devine bien qu'il est question ici de Walter d'Aquitaine, et en effet le moine insère à ce sujet dans sa chronique un récit tout à fait conforme au poëme que nous analysions tout à l'heure, et qui n'en est même souvent que la reproduction textuelle. Le jeune compagnon de Walter était l'enfant du fils qu'il avait eu de sa femme Hildegonde au temps de leur jeunesse536. Ce fils n'était plus. La chronique se tait sur la catastrophe qui avait enlevé Hildegonde. Walter, laissé pour mort dans son combat avec Dietlieb, avait été rappelé à la vie et s'était guéri de ses blessures. Après d'autres traverses que nous ne savons pas, ayant perdu ce qui lui était cher, il était venu chercher le repos sous une règle qui pût dompter les violences de son âme; le vieux récit nous dit le reste.
Des scènes parfois gracieuses et riantes de la poésie du Midi, Gudruna nous transporte dans la poésie du Nord, aussi âpre et aussi sombre que son climat. La fille de Crimhilde et de Ghibic, l'inconsolable veuve de Sigurd, pleure jour et nuit la mort de son époux, et maudit ses frères Gunther et Hagen, qui l'ont assassiné. Elle repousse avec obstination le roi des Huns, qui demande sa main; mais Crimhilde lui fait boire le breuvage d'oubli, «breuvage amer et froid,» dit le poëte, et alors, le passé s'effaçant de sa mémoire, Gudruna oublie Siegfried et ses frères, et part joyeusement pour le royaume des Huns. Des guerriers franks l'accompagnent à cheval, des femmes gauloises la suivent en char. «Pendant sept jours elle gravit de fraîches montagnes, pendant sept jours elle fend l'onde sinueuse des fleuves, pendant sept jours encore elle traverse la terre sèche des campagnes;» elle arrive de cette façon à la citadelle élevée où le roi des Huns faisait sa demeure537.
La première nuit de leurs noces fut assombrie par des pressentiments et des rêves prophétiques: les Nornes (ce sont les Parques scandinaves) répandirent leurs enchantements sur Attila. Assailli d'images de meurtre, il se réveille épouvanté et dit à sa nouvelle épouse: «Oh! j'aime mieux l'insomnie que le sommeil avec de pareils rêves; j'aime mieux me rouler tout meurtri sur ma couche comme un malade que d'y rencontrer un pareil repos!» Elle aussi se trouva bientôt malheureuse. Les fumées du breuvage d'oubli, en se dissipant, lui ramenèrent l'image de Sigurd, mais elle ne ressentit plus son ancienne haine contre ses frères: elle avait pardonné.
Les chants de l'Edda nous montrent la jeune reine triste dans ce palais où le souvenir de son premier mari la poursuit jusque dans les bras du second. Elle y avait rencontré Théodoric, qui pleurait son royaume perdu; la communauté de tristesse les rapproche. D'un autre côté, Herkia, la reine Kerka de Priscus, qui ne figure ici que comme une concubine, épie Gudruna avec jalousie et remplit de soupçons le cœur de son maître538. Lui cependant ne cesse de réclamer le trésor de Sigurd, que Gunther et Hagen retiennent déloyalement, quoiqu'il soit la propriété de leur sœur; mais ni prières ni menaces n'ont d'effet sur eux. Cette partie de la fable est fort obscure, et on ne sait pas comment le roi des Huns parvient à s'emparer de la reine Crimhilde, l'enferme dans une caverne et l'y laisse mourir de faim. Beaucoup de chants épisodiques devaient se rattacher aux chants principaux et peindre les diverses péripéties de ce mariage mal assorti; la plupart sont perdus, mais un de ceux qui nous restent fera suffisamment apprécier leur caractère général.
«Gudruna.--Pourquoi donc, ô Attila, te montres-tu sombre et soucieux? Le sourire n'effleure plus tes lèvres: tes hommes se demandent pourquoi tu ne leur parles plus, et moi, je me demande pourquoi tu me fuis?
«Attila.--C'est qu'Herkia m'a tout révélé, ô fille de Ghibic! Elle m'a dit qu'elle t'avait surprise avec Théodoric, dormant sous la même couverture de lin, l'un à côté de l'autre.
«Gudruna.--Je suis prête à te jurer, par la pierre blanche qui repose au fond du chaudron bouillant, qu'il ne s'est rien passé entre Théodoric et moi dont le gardien le plus sévère ou un mari puisse s'offenser.
«Une seule fois, vraiment, j'ai embrassé le roi honoré, le chef des peuples; mais nos pensées n'étaient point à l'amour. Tous deux rongés de tristesse, nous nous racontions nos chagrins539.
«Qui m'assistera dans ma cause? qui m'accompagnera à l'épreuve du feu? Théodoric est seul. Des trente guerriers qui le suivirent dans son exil, pas un ne lui reste! Entoure-moi de mes frères en armes, entoure-moi de toute ma famille.
«Fais venir ici Saxo, le prince des hommes du Midi, lui qui sait par quels rites il faut consacrer le chaudron d'eau bouillante.--Sept cents hommes entrèrent dans la cour avant que la royale épouse eût plongé sa main dans le chaudron.
«A ce moment, elle s'écria avec angoisse:--Gunther n'est pas ici, je ne puis invoquer Hagen; mes doux frères, je ne les vois pas! Je pense bien que l'épée d'Hagen aurait pu venger une si grande injure, mais je n'ai que moi pour me justifier de la calomnie.
«Aussitôt, plongeant au fond de la chaudière la blanche paume de sa main, elle saisit et rapporta les verts cailloux540.--Voyez maintenant, hommes, voyez que je suis innocente; ma main est sans brûlure, et le chaudron bout à gros bouillons.
«Attila sourit dans son âme quand il vit intacte la main de Gudruna.--Qu'on m'amène maintenant Herkia; je veux qu'elle subisse aussi l'épreuve du feu, elle qui a médité une si noire vengeance.
«Celui-là n'a vu de sa vie chose misérable qui n'a pas vu comment les mains d'Herkia furent brûlées. On entraîna la jeune fille pour la jeter dans un marais infect, et ainsi Gudruna eut satisfaction de son injure541.»
Plusieurs années s'écoulent, et Attila voit avec bonheur grandir sous ses yeux deux fils, Erp et Eitille, qu'il a eus de Gudruna, et sur lesquels il reporte toute sa tendresse; d'un autre côté, sa passion pour l'or s'est réveillée: il veut recouvrer à tout prix l'héritage de Sigurd que lui ont volé les Niebelungs. Le plus complet des poëmes scandinaves, l'Atla-Mâl, nous introduit dans un conseil où le roi des Huns et ses principaux chefs délibèrent sur les moyens à employer pour reconquérir ce trésor, leur bien légitime. On décide qu'Attila attirera Gunther et Hagen dans sa ville sous le prétexte d'une brillante fête qu'il veut donner; puis, quand les hommes de l'ouest seront sous sa main, il faudra bien qu'ils rendent le trésor, ou qu'ils déclarent dans quel lieu ils l'ont enfoui. Gudruna, l'oreille au guet, a tout entendu, et, résolue à tout déjouer, elle charge l'envoyé d'Attila d'une lettre pour Gunther et d'un anneau d'or pour Hagen. La lettre, écrite en runes, avertit ses frères de ne point venir; mais l'envoyé d'Attila, qui connaît les runes, falsifie les caractères, et rend la lettre en partie illisible. L'anneau était entrelacé de poils de loup; mais l'envoyé d'Attila ne les a point remarqués, ou n'a pas deviné ce qu'ils signifiaient. A son arrivée au palais des Niebelungs, lorsqu'il a remis la lettre et l'anneau, Glomvara, femme de Gunther, observe le message avec défiance. «Pourquoi, s'écrie-t-elle, Gudruna ma sœur, si habile dans l'art des runes, a-t-elle tracé des caractères que je ne puis lire?» En même temps, Costbéra, la femme d'Hagen, disait en examinant l'anneau: «Voici des poils de loup qui veulent dire: Garde-toi des piéges542.» Elles parlaient en vain: de riches armures, présents d'Attila, suspendues au poteau de la salle, à la lueur d'un feu pétillant, éblouissaient les yeux des Niebelungs, et l'image de cette course lointaine, de ces fêtes et de ces combats absorbait toutes leurs pensées.
La nuit qui suit le message et qui précède le départ des princes est remplie de sombres pressentiments. Costbéra, couchée à côté d'Hagen, se réveille en sursaut toute pâle de frayeur.
«--Hagen, lui dit-elle, j'ai rêvé qu'un ours entrait dans cette chambre et grimpait sur notre lit, qu'il secouait violemment avec ses ongles; là, il nous saisit dans sa gueule, et nous ne pouvions nous défendre, car nous étions comme pétrifiés.--Laisse là tes visions, répondit Hagen; un ours blanc vu en songe, c'est une tempête qui doit éclater vers le soleil levant.
«J'ai rêvé aussi qu'un aigle voltigeait au-dessus de nous dans la grande salle, et que le battement de ses ailes faisait égoutter sur nos têtes une pluie de sang. Je fixai mon regard sur cet oiseau: il avait la figure d'Attila543.--Préparons-nous donc à chasser le buffle, car rêver d'aigle, c'est signe qu'on rencontrera des buffles. Rêve tout ce que tu voudras, ma femme chérie; tes rêves n'importent guère au roi des Huns.» Leur bavardage finit là, dit le poëte, car tout bavardage finit544.
«La même scène se passait dans le lit de Gunther, où Glomvara, en proie à des visions funestes, cherchait à empêcher son départ:--Gunther, lui disait-elle, j'ai cru voir en rêve un gibet où l'on te menait pendre545; les vers sortaient déjà de ton corps, et pourtant je te sentais vivant. Devines-tu ce que cela veut dire?
«Je rêvais aussi qu'on retirait de ton vêtement un poignard ensanglanté (quel rêve à raconter à un homme qu'on aime!); puis je vis une lance qui te perçait de part en part, et un loup hurlait à chaque extrémité.--Loups et chiens vus en rêve, répondit Gunther, c'est le présage d'un cruel massacre.
«Je rêvais, reprit Glomvara, qu'un fleuve débordé arrivait dans ce palais; il avançait en bouillonnant, et la voix de ses cataractes nous faisait frémir; il entra dans la salle en soulevant les bancs, et vous saisissant, Hagen et toi, dans un tourbillon, il vous brisa contre les murs; assurément cela n'annonce rien de gai.
«Je rêvais aussi que les filles de la mort, les cruelles Nornes, étaient venues ici la nuit dernière, dans leurs plus beaux atours, pour chercher un mari; elles étaient hideuses à voir! C'est toi, Gunther, qu'elles avaient choisi, et elles t'invitèrent à les suivre au banquet des trépassés546.--C'est trop me retarder par des discours, s'écria enfin Gunther; ce qui est arrêté est arrêté, nous partirons malgré tous les présages!»
Les présages n'étaient que trop véridiques, ainsi que la suite le prouva. Lorsque les hommes du Rhin, avec leur cortége de guerriers, arrivèrent à la demeure d'Attila, ils trouvèrent la ville barricadée comme pour un siége, et la porte rendit un bruit de verrous quand Hagen vint la heurter. «On n'entre pas aisément ici, lui dit en ricanant le messager qui les amenait: je vous conseille de retourner chez vous, ou plutôt attendez-moi un peu, afin que j'aille vous tailler une potence.» Les Niebelungs, pour toute réponse, lui fendirent la tête à coups de hache. La porte s'ouvrit et Attila parut: «Soyez les bienvenus parmi nous, leur dit-il, à la condition de me livrer le trésor qui appartient à Sigurd et qui est le douaire de Gudruna.--Tu ne l'auras jamais, répondit Gunther; et si nous devons mourir, vois par celui-ci, qui était un des tiens, que nous ne tomberons pas les premiers.» Et ils lui montrèrent le cadavre de son envoyé. Alors la bataille commença: les Huns saisirent leurs arcs, les Niebelungs leurs boucliers; les flèches et les javelots se croisaient et se heurtaient dans l'air. Tout à coup une femme se précipite entre les combattants: c'était la reine Gudruna, que le bruit avait attirée hors de son palais; sa chevelure était en désordre; elle avait arraché les colliers qui chargeaient son cou, et les anneaux d'argent roulaient brisés sur la poussière. Elle embrassa tendrement ses frères et essaya de les réconcilier avec son mari; mais elle n'y réussit pas.
Pendant la moitié du jour, la bataille dura sans se ralentir; le sang ruisselait sur la terre comme une rivière; enfin Gunther et Hagen, accablés par le nombre, sont faits prisonniers et enfermés tous les deux dans un cachot. Attila allait de l'un à l'autre, les menaçant de la mort s'ils ne lui déclaraient pas l'endroit où ils avaient caché son trésor; mais ni l'un ni l'autre ne voulait parler. «Hagen et moi, disait Gunther, nous nous sommes juré entre nous de ne jamais révéler notre secret; je ne puis te le dire, tant que Hagen sera vivant.» Alors on lui apporta un cœur sanglant placé sur un plateau: «Oh! ce n'est pas là le cœur d'Hagen l'intrépide, s'écria Gunther, c'est le cœur du lâche Hialla; il tremble sur ce plat, il tremblait deux fois plus fort dans la poitrine de son maître.547» On tua alors Hagen, et on lui arracha le cœur. «Je reconnais celui-là, s'écria Gunther en le voyant; il ne tremble pas du moins, c'est le cœur de Hagen. Et maintenant, Attila, maintenant que je reste seul, écoute; cherche au fond du Rhin, le trésor y est tout entier: les anneaux et les bracelets d'or étincellent avec plus d'éclat sous les vagues du fleuve qu'ils ne feraient aux bras des Huns.» Attila, au comble de la colère, fait jeter le Niebelung dans une fosse remplie de serpents. Gunther avait sa lyre avec lui, il en frappe les cordes de son pied, et tous les hommes tressaillent, toutes les femmes pleurent, les serpents s'apaisent et les aspics s'engourdissent; mais la mère d'Attila, changée en vipère, s'élance sur lui et lui ronge le foie. Gunther expire en riant et va boire la cervoise avec les Ases à la table d'Odin.
Maintenant c'est le tour de Gudruna: à chacun sa vengeance, à chacun son jour de triomphe. Elle regrette surtout Hagen, son jeune frère, son frère préféré. «Nous avions été élevés ensemble, dit-elle, deux sous un seul toit; nos jeux étaient les mêmes, nous grandissions côte à côte comme deux jeunes arbres dans le verger de mon père; c'était toujours de colliers semblables que ma mère Brunehilde aimait à nous parer. Oh! je ne te pardonnerai jamais le meurtre de mes frères! et quoi que tu puisses faire désormais pour moi, rien de toi ne me plaira plus.» Elle semble ensuite se résigner à la fatalité de son sort. «Que peut une faible femme contre la puissance des hommes? La cime de l'arbre se sèche quand les rameaux lui sont enlevés, et la plante s'inclinera jusqu'à terre, si vous lui retranchez son tuteur. Règne donc tout à ton aise, Attila, et fais ici tout ce qu'il te plaît.» Attila crut l'avoir calmée: «il eut tort, ce roi prudent, dit le vieux poëme scandinave; en se montrant oublieuse et gaie, Gudruna jouait un double jeu548.» En effet, les plus noirs projets roulaient dans son cerveau. Elle exige enfin une dernière concession à son chagrin: qu'elle puisse offrir un repas funèbre à la mémoire de ses frères et qu'Attila y assiste avec elle, elle se montrera satisfaite. Un banquet somptueux est préparé par ses soins... et Attila mange le cœur de ses deux fils accommodé avec du miel.
Dans le tableau de cette scène horrible que les scaldes groënlandais, auteurs de l'Atla-Mâl et de l'Atla-Quida, traitent tous deux avec complaisance, et dans laquelle ils accumulent tout ce que la poésie scandinave possède d'images féroces et de détails hideux, et elle est, comme on sait, très-riche en ce genre, il éclate par-ci par-là quelques traits vrais et touchants. Ainsi, dans l'Atla-Mâl, Gudruna attire vers elle ses enfants par des paroles caressantes; puis, quand elle les tient, elle les attache à un billot. «Ces lionceaux, dit le poëte, furent frappés de surprise, mais ils ne pleurèrent point549; se collant au sein de leur mère, ils lui demandaient ce qu'elle leur voulait.--Je veux vous tuer tous deux; c'est une fantaisie que je nourris depuis longtemps.--Mère, tue tes enfants si tu veux, tu en as le droit550, et personne ici ne t'en empêche; mais songe que c'est un grand crime et que tu devras t'en repentir. Tes enfants auraient grandi joyeusement, et mon frère serait devenu un guerrier.» Dans l'Atla-Quida, elle adresse ces paroles à son mari: «Tu ne les appelleras plus sur tes genoux pendant le repas, ton cher Erp et ton cher Eitill, si gais tous deux et animant encore la gaieté du festin. Tu ne les verras plus assis sur ce siége en face de toi, distribuant des cadeaux à tes hommes, ou là-bas, au milieu des guerriers, maniant la poignée des lances, caressant la crinière des chevaux et excitant par leurs cris l'ardeur des coursiers551.»
«A ces mots, reprend le poëte, un bruit confus s'éleva sur tous les bancs: c'était une orageuse clameur d'hommes dont les sifflements firent trembler les voûtes de la salle. Tous les yeux versaient des larmes sur la mort des fils du Hun, mais les yeux de Gudruna étaient secs. Cette femme ne connut jamais les larmes, pas plus pour ses frères au cœur d'ours que pour les doux enfants sans malice qui étaient les fruits de son sein.»
Je me hâte d'arriver au dénoûment. On ne comprend pas bien, dans les poëmes qui nous restent, comment, après une preuve si peu douteuse de son mauvais vouloir pour lui, Attila put garder encore Gudruna, et non-seulement la garder, mais l'aimer et désirer son amour. Les scaldes, il est vrai, ont soin de nous la peindre comme étant d'une beauté merveilleuse: «Elle avait, dit l'auteur de l'Atla-Quida, la blancheur du cygne, et quand elle circulait autour des tables du festin, faisant l'office d'échanson, on l'eût prise pour une déesse.» Enfin, il était dit, dans la donnée épique, qu'Attila serait aveugle dans son affection, afin que Gudruna pût couronner sa vengeance par un suprême attentat. En effet, elle le flatte, elle l'enivre de fausses caresses. «Souvent, dit le poëme déjà cité, on les vit s'embrasser comme deux amants sous les yeux des chefs.» Enfin, une nuit qu'il dormait profondément dans ses bras, appesanti par le vin qu'elle lui avait versé, elle se lève furtivement, introduit dans la chambre Aldrian, fils de Hagen qu'elle gardait près d'elle comme un instrument de meurtre, et à eux deux ils plongent une épée dans le cœur du roi. Au froid de l'acier, Attila se réveille, et, apercevant sa femme et le jeune neveu de sa femme:
«Qui de vous m'a frappé? dit-il. Avouez-le-moi en toute franchise. Qui m'a tué? car je sens que ma blessure est mortelle et que ma vie s'échappe avec mon sang.
«Gudrona.--La fille de Crimhilde ne te mentira pas. C'est elle qui t'a tué, et celui-ci l'a aidée à te faire une blessure dont tu ne dois pas guérir.
«Attila.--Qui t'a inspiré cette fureur, ô Gudruna? Il est mal de tromper un ami qui se fie à vous552. Pourtant je t'aimais! C'est avec l'espoir du bonheur que je briguai ta main, lorsque tu devins veuve et que je t'amenai régner avec moi dans mon royaume. On te disait altière, impérieuse, et je ne l'ai que trop éprouvé. Tu vins donc ici avec tout l'attirail d'une reine. Les plus illustres Huns te faisaient cortége. Des bœufs étaient échelonnés en abondance sur la route, et des moutons aussi; les peuples s'empressaient de fournir toutes les provisions nécessaires à ton voyage.
«Je te donnai pour cadeau de noces trente cavaliers équipés et vingt belles vierges destinées à te servir; ce que je te donnai en or et en argent, personne ne pourrait le compter. Et comme si tout cela n'était que néant, tu ne te montras point satisfaite; c'était mon royaume que tu voulais, et c'est pour cela sans doute que tu m'as tendu ce piége. Rien de ce qui venait de moi ne semblait te plaire; tu faisais sécher ta belle-mère de douleur. Ah! depuis ce fatal mariage, aucun de nous n'a connu la paix!
«Gudruna.--Tu mens, Attila553! Quoique je me soucie peu de récriminer sur le passé, je te dirai que c'est toi qui as troublé la paix. Ta maison était une maison de discorde: les frères s'y battaient contre les frères, les amis contre les amis, et la moitié de ta famille appartient déjà aux filles de l'enfer...
«Il n'en fut pas ainsi du temps de mon premier mari: quand celui-là mourut, un amer chagrin s'empara de moi. Il était triste assurément de porter à mon âge le nom de veuve; mais ce fut pour Gudruna un affreux supplice d'entrer vivante dans la maison d'Attila. Un héros l'avait possédée, elle le pleure encore, et ses larmes ne tariront point...
«Attila.--Cesse, ô Gudruna, et écoute-moi. Si tu eus jamais quelque pitié dans l'âme, prends soin de mes funérailles, fais que mon cadavre ne reste pas sans honneurs.
«Gudruna.--J'achèterai un navire avec un cercueil peint, j'enduirai un linceul de cire afin d'y envelopper ton corps, et je te rendrai les derniers devoirs comme si nous nous étions aimés554.
«Le corps d'Attila resta sans mouvement. Un deuil immense s'empara de ses proches, et l'illustre femme exécuta ce qu'elle avait promis.»
La tragédie dans l'Atla-Quida ne finit pas encore là. Gudruna, lorsqu'elle voit Attila mort, descend dans la cour, lâche les chiens de garde, et, prenant un tison allumé, met le feu au palais. Bientôt la flamme consume tous les nobles huns, grands et petits, hommes et femmes, auprès du cadavre de leur roi: c'est l'holocauste expiatoire qu'elle envoie aux mânes de ses frères. «Heureux, s'écrie avec un enthousiasme digne de la férocité de son héroïne l'auteur de l'Atla-Mâl, heureux le père qui a pu engendrer une telle fille, car il vivra dans la postérité, et Gudruna sera chantée sur toute la terre, partout où les hommes entendront raconter l'histoire de ces discordes acharnées555!»
Si je ne me trompe, nous voici plus près d'Ildico que nous n'avons encore été; elle nous apparaît ici sous une image beaucoup plus nette, sous une forme bien mieux arrêtée que dans Hilldr la Danoise ou dans Hildegonde de Burgondie. Ce qui différencie surtout les deux figures historique et traditionnelle, ce sont les nécessités du cadre dans lequel celle-ci est emprisonnée. La liaison de la fable de Sigurd avec la tradition d'Attila voulait qu'une veuve remplaçât la jeune fille de l'histoire, et qu'une mort lente, préparée par des péripéties nombreuses, amenée fatalement par l'héritage du trésor maudit de Fafnir, remplaçât pour Attila la mort précipitée qui l'avait frappé dans la nuit même de ses noces. Il faut se dire aussi qu'un simple meurtre, si atroce qu'il fût, n'était pas de nature à contenter les poëtes scandinaves, qui avaient besoin de tableaux un peu plus émouvants, tels, par exemple, que celui d'un père qui mange le cœur de ses enfants égorgés par leur mère. Malgré ces altérations, que le mélange du fabuleux et du réel peut expliquer, on ne saurait méconnaître, à mon avis, dans les poëmes de l'Edda, un souvenir direct d'Attila, une impression contemporaine poétisée, comme elle pouvait l'être, dans la patrie des Berserkers. Quoi qu'il en soit, cette poésie avait une grandeur qui saisissait l'imagination et qui assura sa vogue dans toute l'Europe germanique. Elle revint donc de la Scandinavie dans l'Allemagne du midi, rapportant sur les bords du Rhin et du Danube, avec les personnages réels qu'elle y avait empruntés, ses propres fictions et son cadre mythologique; mais de nouvelles destinées l'y attendaient, et la tradition scandinave, bien qu'adoptée dans sa forme, reçut au fond des changements qui la rendirent méconnaissable. Cette espèce de révolution s'opéra au xe siècle, époque où commencent les poëmes germaniques du cycle des Niebelungs. Quel fut le caractère de cette révolution, et quelle cause historique peut-on lui assigner? C'est ce qu'il me reste à examiner.
III. Dernier état de la tradition.--poëme allemand des niebelungs.--altération du mythe de sigurd.--férocité des niebelungs et de leur soeur crimhilde.--attila ami des chrétiens; il fait baptiser son fils ortlieb.--pilegrin évêque de passau, auteur du poeme des niebelungs.--pilegrin fut l'apôtre des hongrois.--son rôle politique.--caractère et objet de son poëme.
Quand on compare les chants de l'Edda aux poëmes germaniques du cycle des Niebelungs, et surtout au beau et grand poëme de ce nom, le Niebelungenlied, astre de cette pléiade, on est frappé des différences qu'ils présentent; mais l'étonnement s'accroît quand on approfondit la nature de ces différences. Ainsi, dans les uns et dans les autres, le cadre est le même, les personnages sont les mêmes, le fil conducteur de l'action est le même; seulement l'intention poétique, les caractères sont tout autres, et le dénoûment est changé: la tradition scandinave se réfléchit bien dans la tradition germanique, mais elle s'y dessine à rebours. Ce n'est plus le meurtre du roi des Huns qui fait la catastrophe, c'est la mort de sa femme, que les poëmes allemands appellent Crimhilde, mais qui est évidemment le même personnage que Gudruna; ce n'est pas Attila qui attire les princes du Rhin dans un piége pour leur arracher le trésor de Fafnir, c'est Crimhilde elle-même qui les enlace dans ses ruses et les immole ensuite à sa vengeance. Dès l'entrée en matière du Niebelungenlied, on s'aperçoit que la fiction odinique de l'Edda n'est plus comprise. Ces êtres symboliques, qui, dans l'épopée scandinave, dominent toute l'action se rapetissent ici aux proportions de personnages humains ridiculement invraisemblables. La valkyrie Brunehilde est remplacée par une femme de notre monde, douée d'une force prodigieuse on ne sait pourquoi, et le Volsung Sigurd, ce fils de la lumière jeté dans les aventures de la vie mortelle pour y tomber victime des enfants de la nuit, est remplacé par un géant. Cet amour mystique qui liait le Volsung à deux femmes, l'une d'origine terrestre et l'autre d'origine divine, se transforme, dans la copie allemande, en galanteries mondaines assez étranges. L'allégorie a fait place au conte: le vent du christianisme, qui a soufflé sur ces symboles vivants, les a glacés du froid de la mort.
Le contraste se continue dans la portion du drame consacrée aux aventures réelles. Gudruna avait oublié le crime de ses frères: Crimhilde n'a point bu et ne boira jamais le breuvage d'oubli; ce qui la fait vivre, c'est le désir de la vengeance et la haine, une haine incommensurable et patiente, parce qu'elle ne connaît point de fin. Si elle consent à épouser Attila, dont elle se soucie peu d'ailleurs, c'est que le margrave Rudiger de Pechlarn, envoyé du roi des Huns, lui a dit que ce mariage mettrait ses ennemis sous ses pieds, et que lui-même s'engageait à la soutenir contre tous: ce mot la décide, et elle part. Le trésor que lui avait légué Siegfried est presque tout entier aux mains de ses frères: elle veut du moins emporter ce qui lui reste; mais Hagen s'y oppose insolemment et arrête les mulets déjà chargés. «Laissez-leur cet or, noble dame, dit Rudiger; Attila n'en veut point et n'en a pas besoin; il désire vous doter lui-même, et il vous couvrira de plus de bijoux que vous n'en pouvez porter.» Ni le désintéressement d'Attila, ni la tendre affection qu'il lui montre ne calment cette âme cruelle; en vain elle met au monde un fils qu'elle fait baptiser556 (car il y a dans Etzelburg une église où l'on dit régulièrement la messe): aucun sentiment n'a prise sur elle, si ce n'est la vengeance. Elle arrête enfin son plan. Une nuit qu'Attila reposait dans ses bras, elle se lamente sur la longue absence de ses proches, comme si son cœur souffrait de ne les point voir. «J'ai d'illustres parents, disait-elle, mais nul ne les connaît dans ce royaume, et, quand je passe sur les chemins, on m'appelle, pour m'offenser, l'orpheline étrangère!--O femme bien-aimée, s'écrie Attila, que toute ta parenté vienne nous visiter, je l'y inviterai cordialement, et ma joie égalera la tienne quand nous recevrons ces nobles hôtes.» C'était, on le devine bien, un piége que Crimhilde tendait à ses frères, à l'insu de son mari. Dès le lendemain, deux messagers partaient pour Worms, et une grande fête d'armes se préparait à Etzelburg.
Nach christelichem Rechte: Ortlieb ward es genannt.
Niebelungenlied, v. 5558.
Les frères de Crimhilde, Gunther, Ghiselher et Ghernot, n'acceptent pas sans hésiter l'invitation qui leur arrive d'Etzelburg; mais la loyauté d'Attila les rassure, car nul roi n'est plus fidèle à sa parole, nul roi n'exerce plus saintement l'hospitalité. Ils ont soin néanmoins de s'informer près des messagers s'ils ont vu la reine, leur sœur, et de quelle humeur elle était à leur départ. «D'humeur calme et joyeuse, répondent ceux-ci, et elle vous envoie le baiser de paix557». Les hommes du Rhin se mettent en route, non pas seuls toutefois, leur suite se compose de soixante chefs ou héros, de mille guerriers d'élite et de neuf mille soldats. En tête se trouve Hagen, qui n'est plus ici leur frère, mais leur parent et leur compagnon inséparable. Dans le guet-apens tendu à Siegfried par les Niebelungs, c'est lui qui a frappé le héros, et après l'avoir tué, il lui a enlevé son épée, qu'il porte arrogamment à sa ceinture comme un trophée de sa victoire. L'épée de Siegfried est la meilleure qui ait jamais été trempée; elle se nomme Balmung, et on la reconnaît à son pommeau de jaspe, vert comme l'herbe des prés. Les hommes du Rhin sont assaillis tout le long de leur route par des prédictions sinistres, et quand ils arrivent à la porte d'Etzelburg, Théodoric, qui vient au-devant d'eux, leur dit que la reine gémit toujours et regrette Siegfried: c'était un avertissement qu'ils se tinssent sur leurs gardes. Il n'était plus temps de reculer, ils entrent.
L'accueil que leur fait Attila, aussi cordial que magnifique, ne trouve chez eux que froideur et dureté; tout entiers à la pensée des piéges que peut leur tendre Crimhilde, ils refusent de quitter leurs armes, et leur sombre préoccupation éclate par des propos insolents ou des menaces qui indignent leur hôte. Les Niebelungs sont représentés comme de dignes frères de Crimhilde, sur lesquels le poëte accumule tout ce qu'il peut imaginer d'énergie guerrière et de passion féroce: leur violence naturelle conspire avec la furie de leur sœur à transformer cette fête joyeuse en un champ de carnage. Voici la scène par laquelle ils forcent Attila à tirer l'épée malgré lui. Ils sont à la table du roi, les trois princes du Rhin et Hagen, lorsqu'une querelle excitée par Crimhilde met aux mains dans la rue les soldats burgondes et les Huns. Attila leur présentait avec affection le petit Ortlieb, son fils, que quatre vassaux portaient autour de la table et faisaient passer de main en main parmi les convives. «--Mes amis, disait le roi aux Niebelungs, vous voyez mon bien et ma vie, mon unique enfant et celui de votre sœur. Je veux le confier à vos soins pour que vous l'emmeniez à Worms, et qu'à votre exemple il devienne un jour un homme.--Faire un homme d'un pareil avorton! reprit brutalement Hagen, ce n'est pas moi qui m'en chargerai, et j'espère qu'Ortlieb et moi nous ne nous rencontrerons pas souvent dans la ville de Worms».558 En cet instant un guerrier burgonde entrant dans la salle crie qu'on égorge tous leurs amis. A ces mots, le féroce Hagen se lève, tire son épée, et fait sauter la tête d'Ortlieb sur le sein de sa mère.
Alors commence entre les Huns et les Niebelungs une lutte implacable; Attila, couvert du sang de son fils, leur a déclaré guerre pour guerre. Les Burgondes, retranchés dans une salle du palais, soutiennent l'assaut des Huns; les morts succèdent aux morts, les blessés aux blessés; on se bat avec du sang jusqu'aux genoux. Au plus fort de la mêlée, Crimhilde met le feu à la salle pour brûler ses frères. Épuisés de fatigue et cernés par les flammes, ils ont soif, et l'un d'eux demande à boire: «Bois du sang!559» s'écrie Hagen. Le Burgonde se baisse, entr'ouvre la poitrine d'un ennemi blessé et y trempe ses lèvres: tous font de même. Cette galerie de portraits sauvages en présente quelques-uns d'un effet grandiose, tels que ce barde Folker, dont l'archet est en même temps un glaive qui reluit tout ensanglanté sur les têtes des Huns.
Man soll mich sehen selten zu Hoff nach Ortelieben gahn.
Niebelung., v. 7735.
Wen der Durst nun zwinge, der trinke hie das Blut;
Das ist in solchen Nothen noch beszer danne Wein.
Ibid., v. 8549, et seqq.
Cependant, malgré le nombre des soldats d'Attila et malgré toute leur bravoure, les Burgondes conservent l'avantage. L'auteur des Niebelungs nous en dit la raison: c'est qu'ils sont chrétiens et que les Huns sont païens; il faut des chrétiens pour les vaincre. Cette gloire est réservée à Théodoric, que la violence des hommes du Rhin oblige à entrer enfin dans la lice, quoiqu'il s'y soit longtemps refusé. Son intervention termine la lutte; attaqué par Hagen, il le blesse au côté, l'étreint de ses bras de fer, le lie et le porte à Crimhilde. «Laissez-lui la vie, noble dame, dit-il à la reine; plus tard peut-être, il vous servira560». Gunther restait seul de tous les Niebelungs (Ghernot et Ghiselher étaient morts); Théodoric l'attaque à son tour, le terrasse et l'amène garrotté aux pieds de sa sœur.
Die edele Chriemhilde, und gab ihr in die Hand.....
Niebelung., v. 9521 et suiv.
La scène suivante n'est qu'une pâle copie de l'Atla-Quida, mais elle dénoue l'action d'une manière tout-à-fait inattendue. Gunther et Hagen sont enchaînés dans deux cachots différents, et Crimhilde fait ici ce que fait Attila dans l'Edda: elle va de l'un à l'autre, demandant où est caché le trésor de Siegfried. «Reine, lui dit Hagen, vous perdez vos discours; j'ai juré de ne jamais révéler ce secret tant que la vie restera à l'un de mes nobles chefs.--Eh bien! voici venir les dernières vengeances,» s'écrie la reine hors d'elle-même, et elle ordonne qu'on lui apporte la tête de Gunther. Prenant par les cheveux cette tête dégouttante de sang, elle la montre à Hagen; mais le farouche Burgonde continue à la braver. «Maintenant le trésor n'est plus connu que de Dieu et de moi, lui dit-il, et toi tu ne le posséderas jamais, furie de l'enfer!--Pourtant, reprend-elle, il en reste quelque chose que je prétends bien conserver, c'est l'épée de Siegfried: il la portait, mon gracieux bien-aimé, lorsque vous l'avez lâchement assassiné et que je l'ai vu pour la dernière fois!» Elle saisit alors le pommeau de Balmung, qu'elle arrache du fourreau sans que Hagen puisse la retenir; puis, levant à deux mains la terrible épée, elle tranche la tête de son ennemi561. Attila et Théodoric, présents à ce spectacle, restaient immobiles de stupeur; Hildebrand, indigné, s'élance sur la reine, la frappe de son épée et la tue. Le poëme finit là.
Das sach der König Etzel; es war ihm leide wahrlich genug.
Niebelung., v. 9007 et suiv.
Dans cette courte analyse, je me suis attaché à mettre en saillie la différence matérielle des faits et des caractères entre les deux traditions; j'y ajouterai quelques développements sur les différences morales. Non-seulement l'Attila du poëme allemand est innocent de tous les crimes qui forment les péripéties du drame et que la famille des Niebelungs se partage fraternellement, non-seulement il se montre comme un modèle de désintéressement et de loyauté, comme un hôte si strict observateur des devoirs de l'hospitalité, qu'il faut qu'on lui tue son fils pour qu'il lève l'épée sur ses hôtes; mais encore il est l'exemple des maris: il ne songe à convoler en secondes noces qu'après avoir enterré et dûment pleuré sa première femme. «C'est avec respect et loyauté, dit Rudiger à Crimhilde, que le plus grand roi du monde m'envoie vers vous, à cette fin de vous rechercher en mariage. Il vous offre amour infini: aucuns chagrins ne vous atteindront, et il est disposé à ressentir pour vous la même tendresse qu'il eut jadis pour dame Helkhé, cette femme qu'il portait dans son cœur. Certes, il a passé des jours amers à regretter ses vertus562». Cet Attila ressemble fort peu, on l'avouera, au furieux polygame dont nous parle l'histoire, et qui avait une légion de femmes et un peuple d'enfants; il ne ressemble pas davantage à l'Atli des chants scandinaves, qui n'est guère plus réservé, et dont l'amour est toujours entaché de violence. Sans être chrétien, Attila a des vertus chrétiennes, et il montre même un grand penchant pour la vraie religion, il a fait construire une église à Etzelburg; sa femme Helkhé était chrétienne, ses plus chers amis sont chrétiens, et il permet que son fils Ortlieb reçoive le baptême; on espère qu'il consentira un jour à en faire autant pour son compte. C'est une perspective que Rudiger fait entrevoir à Crimhilde pour la décider: «Peut-être, lui dit-il, aurez-vous le glorieux bonheur de faire baptiser Attila563: que ce soit pour vous un nouveau motif d'accepter le titre de reine des Huns!» Il y a mieux que cela encore dans le poëme de la Lamentation ou Complainte des Niebelungs, qui fait une suite naturelle au grand poëme, mais qui contient des détails empruntés aux documents originaux: Attila y raconte qu'il a été chrétien cinq ans, après quoi il serait retourné au paganisme sans que nous en sachions la raison. Enfin le roi des Huns recherche tout ce qui adoucit les mœurs et rehausse l'éclat de la paix; il se construit un palais magnifique dont la grande salle est longue, large, haute, afin que la fleur des guerriers de l'univers entier puisse s'y réunir et y tenir à l'aise. Pour être un chevalier parfait, il ne lui manque que d'être chrétien; mais il a près de lui deux amis chrétiens, Théodoric et Rudiger, qui n'ont point leurs égaux au monde, et qui font pour lui contre ses ennemis ce qu'un païen ne pourrait pas faire.
Stäter Freundeschafte, der sei er euch bereit,
Als er eh thät Frau'n Helken, die ihm zu Herzen lag:
Wohl hat er nach ihr'r Tugende genuge unfröhlichen Tag.
Niebelung., v. 4933 et seqq.
Dasz euch da bei dem Könige nimmer veh geschieht.
Vielleicht ihr das verdienet, dasz er taufet seinem Leib:
Drum möget ihr gerne werden des Königes Etzelen Weib.
Ibid., v. 5053 et seqq.
La mort de Crimhilde formant désormais le dénoûment de la tradition, que devient Attila? Voilà ce qu'il est permis de demander aux poëmes germaniques, mais aucun d'eux ne contient la réponse. Le Niebelungenlied se tait prudemment, sans avouer qu'il ne veut pas le dire ou qu'il l'ignore; le poëme de la Complainte est plus franc. «Je ne puis affirmer avec certitude, dit-il, ce qu'Attila devint par la suite; on ne le sait pas, ni moi, ni personne564. Les uns disent: Il fut tué; les autres disent non. Entre ces deux affirmations, mensonge ou vérité me sont également difficiles à saisir, et, pour cette raison, je reste dans le doute. Je ne m'étonnerais donc pas si Attila s'était perdu, si le vent l'avait enlevé, si on l'avait enterré vivant, s'il était monté au ciel ou tombé dans quelque abîme, ou s'il s'était évanoui comme une vapeur, ou enfin si le diable l'avait emporté; ces importantes questions, personne encore n'a su les décider565.» Ainsi les poëmes allemands du cycle des Niebelungs semblent repousser de la personne d'Attila cette tradition d'une fin tragique que les chants de l'Edda avaient adoptée avec tant d'enthousiasme, et qui a son point d'appui dans l'histoire. C'est encore une énigme à ajouter à toutes celles que renferment les poëmes dont je parle, énigmes qui ne sont peut-être pas insolubles. Peut-être qu'en cherchant quel fut l'inventeur de la fable germanique, le constructeur de l'épopée des Niebelungs, ce qui nous semble obscur s'éclaircirait; peut-être comprendrions-nous mieux la révolution qui a bouleversé tout à coup la tradition d'Attila, en connaissant les circonstances au milieu desquelles elle s'est opérée.
Und wie er sein Ding anfinge,
Da Herre Dietrich von ihm ritt,
Deszen kann euch die Wahrheit nit
Ich, noch jemand besagen.
Die Klage. d. Niebelung., v. 4501 et seqq.
Oder ob ihn der Teufel verschlunde,
Oder ob er sonst verschwunden--
Das hat noch niemand erfunden.
Die Klage, d. Niebelung. v. 4522 et seqq.
C'est encore au poëme de la Complainte ou de la Lamentation des Niebelungs que je demanderai les explications dont j'ai besoin. Je l'ai déjà dit, ce poëme est très-curieux, et, quoique rédigé au xive siècle en vers fort médiocres, il s'appuie sur des rédactions plus anciennes, lesquelles se fondaient elles-mêmes sur les documents originaux. Or voici ce qu'il nous dit dans une espèce d'épilogue: «Ces récits, dont on ne doit point suspecter la vérité, car l'auteur en avait su toutes les circonstances, l'évêque de Passau, Pilegrin, les fit écrire en latin pour l'amour d'un sien parent566. Il fit écrire, sans rien omettre, tout ce qui s'était passé, comment la chose avait commencé et fini, comment les braves, après avoir dignement combattu, étaient restés morts sur la place.» Le poëme ajoute que Pilegrin fut aidé dans son travail par son secrétaire, maître Conrad, et que depuis lors ces aventures, traduites en langue allemande, ont été chantées par tant de poëtes, que tous, jeunes et vieux les connaissent par cœur. Ainsi donc voilà un premier point éclairci. Pilegrin, évêque de Passau, en Autriche, personnage bien réel, qui vivait dans la seconde moitié du xe siècle, recueillit les chants populaires qui couraient l'Allemagne sur Attila et les Niebelungs, les refondit ensemble, et leur appliqua une forme épique dans un livre écrit en latin. C'était la mode, à cette époque, que des clercs, dans le silence du cabinet ou dans celui du cloître, s'amusassent à donner aux sujets traditionnels qui intéressaient le public une unité et une composition littéraire qui manquaient aux chants des ménestrels, dont la nature était de rester épisodiques. C'est ainsi que nous voyons au xie siècle le moine auteur de la chronique de Turpin esquisser le plan des romans populaires sur Roland et Charlemagne. C'est ainsi encore qu'un roman latin sur Lancelot du Lac servit de guide aux romanciers français, et qu'enfin, au xiie siècle, les compositions fameuses de Geoffroy de Monmouth fournirent un cadre aux romans poétiques sur l'histoire de la Bretagne. Ce parent de Pilegrin, pour l'amour duquel l'évêque de Passau composa son ouvrage, n'était autre que ce margrave Rudiger de Pechlarn, qui y figure si magnifiquement près d'Attila, mais qui, en réalité, mourut vers 916 gouverneur du duché d'Autriche. Il paraît que ce margrave présentait un des plus beaux caractères de cette époque, où, l'esprit chevaleresque, rompant son enveloppe barbare, commençait à s'épanouir au jour, et l'évêque de Passau se plut à esquisser, au milieu de ses héros imaginaires, le portrait véritable d'un homme qu'il admirait.
Um Liebe der Neffen sein,
Hiesz er schreiben diese Mähre,
Wie es ergangen wäre.
Die Klage., d. Niebelungen., v. 4538 et seqq.
Ce que Pilegrin avait fait pour Rudiger par affection de famille, les Minnesingers le firent pour lui par reconnaissance poétique: ils introduisirent le bon évêque dans le canevas de ses propres inventions avec un rôle conforme d'ailleurs à son caractère et à ses goûts. Le Niebelungenlied nous le dépeint, dans sa cour épiscopale de Passau, donnant l'hospitalité au cortége qui emmène chez les Huns la reine Crimhilde567, sa nièce, car on fait de Pilegrin un frère de la reine Utta, femme de Ghibic. Dans le poëme de la Complainte, c'est le lettré curieux, le collecteur d'aventures héroïques qui se montre plus volontiers à nous. Les bardes d'Attila, chargés par Théodoric de porter en tous lieux la nouvelle des catastrophes d'Etzelburg, ne manquent pas de s'arrêter à Passau et de raconter à Pilegrin tout ce qui s'est passé. L'imagination de l'évêque se monte à leur récit; il veut écrire ces mémorables aventures et fait promettre à Swemmel, l'un de ces bardes, qu'il le secondera dans son entreprise. «Swemmel, lui dit-il, mets ta main dans ma main et jure-moi que, si tu traverses de nouveau ce pays, tu reviendras me voir. Ce serait un grand malheur si ce que tu m'as conté venait à se perdre; aussi je ferai tout écrire, les vengeances et les combats, les catastrophes et la mort des héros, et ce dont tu auras été témoin par la suite, tu me le confieras de même en toute sincérité. Outre cela, je veux savoir de chaque parent, homme ou femme, ce qu'il peut m'apprendre là-dessus; mes messagers vont partir à l'instant pour le pays des Huns, afin de me tenir au courant de tout ce qui arrivera, car c'est bien là la plus grande histoire qui se soit passée dans le monde568!»
Die zur Welte je geschach.
Klagenlied, v. 3714 et seqq.
Mais le lettré, le collecteur de traditions, l'amateur de poésie populaire était bien autre chose encore, en vérité: c'était un personnage politique important et un apôtre plein de courage. Évêque de Passau depuis l'année 971 jusqu'à l'année 991, époque de sa mort, il se trouva mêlé à toutes les grandes affaires de l'Allemagne, principalement à l'affaire par excellence, celle qui n'intéressait pas seulement l'Allemagne, mais l'Europe, mais la chrétienté tout entière: je veux parler de la conversion des Hongrois et de leur introduction dans la société civilisée, au moyen du christianisme. Depuis bientôt cent ans que ce peuple habitait la Pannonee, où le roi Arnulf l'avait imprudemment appelé pour détruire les Moraves ses ennemis, l'Europe n'avait pas eu un instant de repos: l'Illyrie, l'Italie, la Bavière, la Thuringe, la Saxe, la Franconie, l'Alsace, la France même, avaient été successivement ravagées, et comme nous l'avons fait voir plus haut569, la terreur qui accompagnait les nouveaux Huns ne pouvait se comparer qu'à celle que le monde romain avait ressentie au ve siècle vis-à-vis des Huns d'Attila. Après bien des efforts impuissants, l'Allemagne eut sa revanche, et les Hongrois tombèrent sous l'épée de l'empereur Othon le Grand à la fameuse bataille d'Augsbourg, livrée en 955, où leur armée fut presque anéantie. Il s'ensuivit un traité de paix dans lequel le vainqueur imposa au vaincu, pour première condition, l'obligation de recevoir chez lui des missionnaires, de laisser construire des églises et de ne gêner en rien l'exercice du culte chrétien sur son territoire. C'était un traité qui valait bien ceux que nous faisons aujourd'hui avec les barbares du monde moderne pour leur imposer, comme premiers éléments de civilisation, nos produits industriels et nos vices. Cette convention fut acceptée par le peuple hongrois, que la défaite d'Augsbourg laissait sans moyen de résistance, et l'affaire conclue, Othon pourvut à l'exécution. Voulant organiser, près de la frontière de Hongrie, un centre d'opérations où viendrait aboutir tout le travail de la propagande et d'où les missionnaires recevraient l'impulsion, il choisit la ville de Passau pour sa place forte, et l'évêque Pilegrin pour son général. Le pape investit à ce sujet Pilegrin de pouvoirs extraordinaires; il eut sous lui, comme ses lieutenants, Bruno qui fut plus tard l'apôtre de la Russie, et l'ardent moine Wolfgang, qu'il récompensa par l'évêché de Ratisbonne570. Lui-même payait courageusement de sa personne et réclamait les devoirs du soldat plus souvent que les droits du chef. Les deux objets de ce double apostolat marchèrent de front avec la même sollicitude, le christianisme se répandant au profit de la civilisation, tandis que, d'un autre côté, l'adoucissement graduel des mœurs, les pratiques de la paix, le sentiment du bien-être, amenaient naturellement les Barbares à la religion chrétienne.
L'occasion se montra d'abord favorable. Geiza, que les Hongrois élurent pour chef suprême en 972, soldat rude, mais intelligent, ressentait pour le christianisme une secrète propension que la conversion de la reine fit éclater, et là, comme en Angleterre, comme dans la Gaule franke, «l'épouse fidèle attira à la foi l'époux infidèle.» C'était, à vrai dire, une terrible femme que cette souveraine des Hongrois qui montait à cru les chevaux les plus rétifs, buvait comme un soldat, battait de même, et ne se faisait aucun scrupule de tuer un homme571; mais cette sorte de virilité féminine ne déplaisait point à ses sujets, et comme elle était en outre d'une taille et d'un visage remarquablement beaux, on avait ajouté à son nom de Sarolt le surnom de Beleghnegini, qui signifiait en slavon la belle maîtresse572. Telle fut la Clotilde du nouveau Clovis. L'histoire, il est vrai, a jeté quelques nuages sur sa qualité d'épouse légitime, en nous signalant une autre femme de Geiza vivant à la même époque, Adélaïde, sœur de Miecislas, roi de Pologne, mais il faut songer que la polygamie florissait chez ce peuple tartare, et que la réforme des mœurs ne fut pas l'entreprise la plus prompte et la plus aisée des prédicateurs chrétiens.
Quoiqu'il en soit, la belle maîtresse poussa vivement l'œuvre à laquelle elle s'était dévouée. Des églises furent construites sous sa protection. Geiza reçut le baptême en 973, et en 974 Pilegrin put écrire avec une heureuse fierté au pape Benoît VII qu'il venait de rendre à Jésus-Christ, par la purification du baptême, cinq mille nobles hongrois des deux sexes573: c'étaient deux mille néophytes de plus que n'en avait fait saint Remi après la bataille de Tolbiac. L'évêque ajoutait: «Païens et chrétiens vivent aujourd'hui en si grande concorde et familiarité, que ces paroles du prophète Isaïe semblent s'accomplir sous mes yeux: le loup et l'agneau brouteront ensemble au pâturage, le lion et le bœuf mangeront à la même paille574.» Mais le vieil et saint évêque anticipait ici sur l'ordre des temps, et ni la furie de la guerre, ni le fanatisme païen n'avaient déserté le cœur de la nation hongroise. Profitant de l'absence de l'empereur, que des affaires graves retenaient en Italie, elle court aux armes, reprend ses dieux, chasse les prêtres chrétiens, rase les églises, et, sans que le roi Geiza veuille ou puisse l'empêcher, déborde comme une mer soulevée au delà de ses frontières. De l'année 979 à l'année 984, ce ne furent en Autriche et en Bavière que dévastations, incendies et massacres. Les Barbares en voulaient surtout à la religion que la politique leur avait imposée. Le diocèse de l'apôtre Pilegrin, qui était proche, fut le but privilégié de leurs attaques: ils s'y jettent avec rage, tuent les hommes, enlèvent les troupeaux, pillent et démolissent les temples. Pilegrin lui-même eut peine à sauver sa vie, et il ne resta longtemps après lui sur sa terre épiscopale que des décombres et des landes. Nous lisons dans un diplôme de l'empereur Othon III, daté de 985, que le diocèse de Passau, entièrement vide d'habitants, n'avait plus que l'aspect d'une forêt575. Pourtant Pilegrin ne se découragea pas, et à sa mort il eut la joie d'entrevoir déjà au-dessus de la tête d'Étienne, fils de Sarolt, la couronne des saints unie à celle des rois576.
L'apostolat de Pilegrin avait duré vingt ans, de 971 à 991, et l'on peut supposer que ce fut pendant cette longue suite de fatigues et de dangers que l'évêque, cherchant un délassement dans ses études favorites, mit la dernière main à son ouvrage: du moins, certains détails du livre présentent l'analogie la plus frappante avec les faits qui s'accomplissaient alors en Hongrie. Ainsi cette propagande chrétienne organisée autour d'Attila, cette mission donnée à sa femme de l'amener à la vraie foi, cette église en plein exercice à Etzelburg, ce baptême du jeune Ortlieb, qu'est-ce que tout cela, sinon littéralement l'histoire de Geiza et de sa famille? Il n'y a pas jusqu'au fait consigné dans la Complainte des Niebelungs, qu'Attila aurait été chrétien cinq ans, qui ne semble être une allusion aux fréquentes apostasies qui se passaient chez les Hongrois, dont l'histoire nous entretient, mais qui n'effrayaient pas des missionnaires opiniâtres. Quant aux traits sous lesquels est dessiné ce grand Attila dont le peuple hongrois réclamait la propriété comme une gloire nationale, ils semblent avoir été combinés pour offrir aux nouveaux Huns un modèle qui les attire à la civilisation et aux bonnes mœurs. Ils étaient sauvages, pillards, dédaigneux de toute autre occupation que la guerre: on leur donne un Attila courtois, désintéressé, pacifique. Ils étaient livrés à tous les désordres de la polygamie, et leur roi Geiza comptait au moment même deux femmes mentionnées par l'histoire: l'Attila qu'on leur dépeint est fidèle à l'unité du mariage et le plus accompli des époux: enfin il a déposé la guerre pour les arts et les fêtes, et son palais est le plus beau qui soit au monde. Pour faire concorder ce caractère si prodigieusement adouci avec le drame traditionnel chanté dans toute l'Allemagne, et que les Hongrois avaient dû recueillir avec avidité, il fallut bien modifier l'action, changer le dénoûment, et charger de tous les crimes obligés de vieux Burgondes d'un christianisme fort douteux, et que d'ailleurs il ne s'agissait point de convertir.
J'ajouterai un dernier trait d'où ressort évidemment, à mon avis, l'intention morale de l'auteur des Niebelungs et le but qu'il se proposait. Dans la donnée primitive, et c'est un point fondamental dans cette donnée, les Huns ne peuvent point vaincre les Burgondes, parce qu'ils sont païens et que leurs ennemis sont chrétiens. Force leur est de recourir à deux amis chrétiens, Théodoric et Rudiger, pour avoir raison de leurs hôtes féroces; et c'est Théodoric qui met fin à la lutte. Quand on réfléchit que l'un de ces protecteurs des Huns est le margrave de Pechlarn, gouverneur du duché d'Autriche, peut-on ne pas voir là une allusion manifeste aux nouvelles alliances des Hongrois avec les princes d'Allemagne et avec l'empereur Othon, alliances qui devaient les couvrir de toute la puissance inhérente à la foi chrétienne? Je multiplierais au besoin ces analogies, dont je n'indique que les plus saillantes. Il me semble donc, en résumé, que l'œuvre littéraire de l'évêque Pilegrin, influencée par les événements auxquels l'auteur prenait part, fut en outre dirigée vers un but d'utilité, et que c'est à bon escient que la tradition immémoriale, conservée par les chants de l'Edda, a reçu ici une déviation si considérable. L'apostolat se reflète dans le livre, et l'évêque explique l'auteur. Quoi qu'il en soit, la conception du caractère de Crimhilde apportait dans les aventures des Niebelungs une unité qui manquait aux poëmes précédents, et l'énergie avec laquelle ce caractère est tracé eut bientôt conquis tous les suffrages. A partir du xe siècle, la Germanie occidentale ne connut plus d'autres traditions sur Attila que celles qui avaient été formulées par l'évêque de Passau.
Ce que je viens de dire de Pilegrin, de son poëme et de son apostolat me conduit naturellement à l'examen des traditions hongroises.
LÉGENDES
ET TRADITIONS HONGROISES
I. Possibilité d'une tradition hunnique chez les hongrois.--authenticité de leurs monuments traditionnels.--chants populaires.--chroniques et légendes.--Influence de l'éducation chrétienne.--le notaire anonyme du roi béla.--l'évêque chartuicius.--simon kéza.--chronique de bude.--thwroczi.
J'ai entendu dire bien des fois avec un accent d'incrédulité: «Est-ce qu'il peut y avoir des traditions hongroises sur Attila et sur les Huns?» Ma seule réponse a été celle-ci: «Serait-il possible qu'il n'y en eût pas?» Quoi! lorsque la France, l'Italie, les pays germaniques, la Scandinavie elle-même où jamais Attila ne mit le pied, ont rempli l'Europe de poëmes et de légendes destinés à perpétuer son nom, la Hunnie seule n'aurait pas eu les siens! Héros pour le reste du monde, Attila n'aurait rien été pour cette terre où il régna, où il mourut, et où ses ossements reposent encore! Un tel fait, s'il existait, serait plus surprenant que la continuité du souvenir, et il faudrait le prouver pour qu'on y crût. Or c'est précisément le contraire que l'histoire et les monuments, d'accord en cela avec la logique, nous démontrent sans peine.
L'histoire nous fait voir comment les Hongrois, appelés aussi Moger ou Magyars descendent des bords du Donetz sur ceux du Danube, culbutés, chassés par les Petchénègues; comment l'empereur grec, Léon le Sage, leur ouvre les plaines de la Bulgarie, et le roi de Germanie Arnulf, les passages des Carpathes; comment enfin leur duc Arpad, fils d'Almutz ou Almus, renverse la domination des Slaves-Moraves et conquiert l'ancienne Hunnie577. Les deux noms d'Almus et d'Arpad, et le rôle qu'on leur attribue appartiennent également à la tradition et à l'histoire; seulement la tradition passe sous silence le roi de Germanie Arnulf; elle donne pour unique mobile aux entreprises des Hongrois sur le Danube la revendication de l'ancien royaume d'Attila.
Devenus maîtres du pays situé entre les Carpathes et la Drave, les Hongrois s'y trouvent mêlés à des populations tout imprégnées, pour ainsi dire, du souvenir d'Attila: population pannonienne, population roumane ou valake, population avare, colonisée sous Charlemagne des deux côtés du mont Cettius, ou échappée au massacre des Slaves dans les hautes vallées des Carpathes. Les Avars possédaient sur les premiers temps de la domination hunnique en Europe la tradition directe, provenant des fils et des compagnons d'Attila; les Valakes et les Pannoniens, la tradition latine, grossie de nombreuses traditions locales: ce furent là deux sources d'information différentes où les Hongrois purent puiser. Peut-être aussi (c'est là leur grande prétention), apportaient-ils avec eux d'Asie certains souvenirs domestiques particuliers à la race d'Attila, ce qui constituerait une troisième source de tradition. Enfin, si l'on en croit une opinion reçue en Hongrie dès le xie siècle comme article de foi, les Magyars auraient trouvé dans la Transylvanie, une tribu qui se disait issue des premiers Huns, celle des Szekelyek ou Sicules, d'où découlerait une tradition plus directe encore que les trois autres. Sans m'expliquer sur ce dernier point, je me bornerai à dire que l'histoire ne repousse pas absolument l'hypothèse sur laquelle on l'appuie; mais que ne l'admettrait-on pas, il resterait encore assez d'éléments réunis pour qu'une tradition hongroise fût possible. Ajoutons à cela les importations germaniques, françaises et italiennes, qui, pénétrant peu à peu dans la tradition indigène, tantôt se sont incorporées heureusement avec elle, tantôt l'ont fait dévier de son sens primitif.
Ceci posé, et la possibilité d'une tradition hongroise une fois admise, que penser des documents auxquels on donne ce nom? quel est leur caractère? à quelle époque remontent-ils? Voilà la seconde question à examiner, et la question vraiment importante.
Établis définitivement en Europe vers 893, les Hongrois recevaient le christianisme en 972, et dès le milieu du xie siècle, des chroniques rédigées en latin commencèrent à fixer leurs souvenirs nationaux. Ils possédaient un mode de transmission populaire et certain dans la poésie chantée. La poésie semble avoir été d'institution publique chez les nations sorties des Huns. On a pu voir dans la vie d'Attila comment les jeunes filles qui marchèrent à sa rencontre aux portes de la bourgade royale, rangées par longues files, sous des voiles blancs, chantaient des hymnes composés à sa louange578, et comment aussi, dans ce repas auquel assista Priscus, les chants des rapsodes, célébrant les actions des ancêtres, animèrent tellement les convives, que des larmes coulaient de tous les yeux579. Ces chansons, transmises de génération en génération, formaient les annales du pays. Le même usage exista sans doute chez les Avars, quoique l'histoire ne nous le dise pas positivement; mais elle nous dit qu'il existait chez les Hongrois. Arpad avait avec lui des chanteurs quand il arriva sur le Danube580. Tout le monde était poëte chez les premiers Magyars, et tout le monde chantait ses propres vers ou ceux des autres en s'accompagnant d'une espèce de lyre ou guitare appelée kobza au moyen âge581. Non-seulement on était poëte et chantre des actions des autres, mais on se chantait fréquemment soi-même, on chantait ses aïeux, et chaque grande famille eut ses annales poétiques. Voici un trait de l'histoire de Hongrie qui ne laisse aucun doute à cet égard. Sous le gouvernement du duc Toxun, aïeul de saint Étienne, une armée magyare avait envahi le nord de la France; mais au passage du Rhin elle fut surprise et enveloppée par le duc de Saxe, qui la guettait. Chefs et soldats furent massacrés ou pendus à l'exception de sept que le duc renvoya, le nez et les oreilles coupés, en leur disant: «Allez montrer à vos Magyars ce qui les attend, s'ils reparaissent jamais chez nous.» Les sept mutilés reçurent mauvais accueil dans leur patrie, pour ne s'être pas fait tuer comme les autres. Séparés de leurs femmes et de leurs enfants, et dépouillés de leurs biens par jugement de la communauté, ils furent condamnés à ne rien posséder le reste de leur vie, pas même des souliers pour garantir leurs pieds, pas même un toit pour s'abriter. Ils durent aller mendier de porte en porte leur pain de chaque jour: ils perdirent jusqu'à leurs noms; on ne les connut plus que sous celui de Hétu-Magyar-Gyák, les sept Magyars infâmes. A ce comble de misère, soit désespoir et besoin d'exciter la compassion, soit orgueil et désir de braver la honte, ils mirent en vers leurs propres aventures, qu'ils allèrent chanter de village en village en tendant la main582. Après leur mort, leurs enfants en firent autant, puis leurs petits-enfants, et la descendance des Hétu-Magyar-Gyák formait, au xie siècle, une puissante corporation de jongleurs que saint Étienne supprima583.
L'histoire de Hongrie est pleine de faits qui nous montrent le goût des Magyars pour la poésie nationale, et la permanence d'une sorte d'histoire chantée: ce goût triomphe de toutes les tentatives faites pour le déraciner. Il est général sous les ducs et rois de la dynastie d'Arpad. L'avénement de la maison française d'Anjou au trône de saint Étienne ne change rien à cet état des esprits, ou plutôt Louis Ier, le plus grand roi qu'ait eu la Hongrie et le plus national malgré son origine étrangère, se prend lui-même de passion pour ces chants traditionnels, qui étaient comme l'âme de sa patrie adoptive584. Jean Hunyade, fondateur d'une dynastie indigène au xve siècle, ne connaissait pas d'autre littérature, et Mathias Corvin, tout savant qu'il était, tout admirateur des poëtes grecs et romains, avait en prédilection les vieilles poésies magyares: il ne se mettait jamais à table sans qu'il y eût dans la salle du repas des jongleurs armés de leur kobza585. Un auteur contemporain de Mathias Corvin, maître Jean Thwroczi, nous parle des chansons composées et chantées de son temps en l'honneur d'Étienne Konth, de la maison d'Herderwara. Il serait superflu, je pense, de relever dans les chroniques et dans les légendes des saints tous les passages prouvant la popularité de ce genre de transmission, au moins jusqu'au xvie siècle.
La poésie nationale eut pourtant chez les Hongrois beaucoup d'ennemis, dont le premier et le plus redoutable fut le christianisme, qui la rencontrait en face de lui comme une gardienne vigilante de la vieille barbarie et un adversaire de toute nouveauté. Les chants magyars, historiques et guerriers, étaient, par leur nature même, saturés de paganisme; on y rapportait aux dieux les exploits et les conquêtes de la nation; on y parlait sans cesse d'aldumas, festins religieux où petits et grands, confondus à la même table, s'enivraient en mangeant de la chair de cheval consacrée par les prêtres; le mépris de l'étranger, la haine des croyances étrangères, respiraient dans la poésie d'un peuple qui était alors l'effroi de l'Europe. Aussi poëtes, chanteurs et chansons furent-ils l'objet des anathèmes de l'Église. Plusieurs conciles fulminèrent des menaces d'excommunication contre quiconque répéterait ces chansons ou les écouterait; les ecclésiastiques eux-mêmes reçurent à ce sujet plus d'un avertissement des canons586; mais anathèmes et menaces, tout fut inutile: pour détruire les chansons nationales, il aurait fallu refaire la nation. Tout se chantait chez les Hongrois, la kobza n'était de trop nulle part. On avait chanté la loi avant de l'écrire, et l'on consulta plus tard les chansons pour y retrouver les coutumes, les institutions politiques, la loi civile elle-même587. Enfin c'était au son d'une formule chantée que le héraut d'armes parcourait le pays, une lance teinte de sang à la main, pour appeler aux diètes de la nation tous les hommes valides. Les révolutions religieuses s'accomplissaient encore au chant de poëmes composés pour la circonstance. L'histoire nous parle d'une révolte païenne arrivée en 1061 sous le règne du roi Béla Ier. Le peuple soulevé déterre les idoles, profane les églises, égorge tout ce qui porte un habit ecclésiastique, tandis que les prêtres païens, grimpés sur des échafauds, hurlent des chansons telles que celles-ci: «Rétablissons le culte des dieux, lapidons les évêques, arrachons les entrailles aux moines, étranglons les clercs, pendons les préposés des dîmes, rasons les églises et brisons les cloches!» Le peuple, en dérision du christianisme, répondait à cette épouvantable oraison: «Ainsi soit-il588.»
De cette lutte du christianisme avec la poésie populaire naquirent les chroniques hongroises. Impuissant à étouffer son ennemie, le christianisme chercha du moins à la désarmer; il essaya de purifier et de s'approprier dans la mesure possible ces compositions traditionnelles, où l'esprit guerrier de la nation trouvait un stimulant heureux, et les familles nobles une satisfaction d'orgueil. Le peuple hongrois ou du moins ses hommes les plus intelligents s'étaient jetés avec ardeur dans les études dont le christianisme ouvrait la perspective aux nouveaux convertis. Les chapitres ecclésiastiques devinrent des institutions littéraires où l'on enseigna, outre le droit canon et l'exégèse des livres saints, quelques monuments des littératures romaine et grecque. Multipliés, enrichis par les fondations des rois hongrois depuis l'an 1000, et dirigés soit par des évêques nationaux, soit par des docteurs appelés du dehors, ces chapitres organisèrent une guerre de critique littéraire et religieuse contre l'histoire traditionnelle, au nom de la foi chrétienne et de la belle littérature. Dès le règne de saint Étienne, deux écoles ecclésiastiques attiraient la jeunesse magyare dans les murs de Strigonie, aujourd'hui Gran, et d'Albe-Royale, nouvelle capitale de la Hongrie chrétienne et monarchique. Veszprim eut aussi la sienne, célèbre au xiiie siècle et richement dotée en 1276 par Ladislas le Cuman589. Louis le Grand de la maison d'Anjou érigea, sous le nom même d'Académie590, dans le chapitre de Cinq-Églises, un gymnase littéraire calqué sur ceux de la France, et Sigismond son gendre un Athenœum dans la ville nommée Vieille-Bude591. Le mouvement d'instruction ne fit que s'accélérer et s'étendre à mesure qu'on approcha du xve siècle.
C'est dans ces écoles qu'aux xie, xiie et xiiie siècles, des clercs, savants pour leur nation, et plus pieux encore que savants, firent subir aux chansons traditionnelles une transformation importante, qui, les accommodant aux nécessités historiques du culte nouveau, les réconciliait avec lui et les amnistiait pour ainsi dire. Cette première transformation consista à relier la nation des Huns aux origines du genre humain, telles qu'elles sont enseignées par la Bible et développées par ses commentateurs chrétiens ou juifs. Gog et Magog se trouvaient là fort à propos pour faire de Magog, fils de Japhet et roi de Scythie, le père de la race des Moger ou Magyars, et à travers une suite de patriarches, connus ou inconnus de la Bible, on arriva sans trop de peine au roi Attila, ancêtre du duc Arpad, et commun patron des Magyars et des Huns, double rameau issu de Magog par Hunnor et Mogor, ses fils592. On eut soin de comprendre dans la généalogie d'Attila le géant Nemrod, chasseur, guerrier et conquérant. Ce travail de conciliation sur les origines, qui rapprochait Attila des patriarches, fut suivi d'un second, qui le rapprocha de Jésus-Christ, et dont je parlerai plus tard. La foi chrétienne se trouvant ainsi à peu près désintéressée à l'existence des traditions magyares, des clercs les admirent dans l'histoire en les épurant, bien entendu, en les élaguant, surtout en les mettant en prose latine, comme tout ce qui sortait de ces doctes académies. Telle fut la pensée qui inspira les premières chroniques des Hongrois.
La plus ancienne que nous possédions date de la seconde moitié du xie siècle, mais elle avait été précédée par d'autres essais, plus imparfaits sans doute, puisqu'ils n'ont point survécu. Celle-ci est connue vulgairement sous le nom de Chronique du Notaire anonyme, l'auteur, dont on ignore le nom, ayant été notaire, c'est-à-dire secrétaire du roi Béla, ainsi que lui-même nous l'apprend. Plusieurs rois appelés Béla régnèrent en Hongrie. Le premier occupa le trône de 1061 à 1063; le second, couronné en 1131, eut les yeux crevés dans une révolte de magnats; mais l'opinion la plus commune est que le notaire anonyme écrivit sous Béla Ier, et c'est aussi ce qui paraît résulter de son ouvrage. Nous avons donc là un témoin qui sert à fixer la tradition hongroise dès l'aurore de sa transformation, moins de trente ans après la mort de saint Étienne. Une préface placée par l'anonyme en tête de sa chronique explique clairement son but et ses procédés de composition: c'est l'histoire même du livre racontée par l'auteur dans une lettre à un ami sur les instances duquel il l'a composé. Ce curieux morceau, qui nous fait pénétrer dans les chapitres académiques de la Hongrie au xie siècle, mérite d'être rapporté ici presque dans son entier.
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«P..., ayant le titre de maître, et autrefois notaire du très-glorieux Béla de bonne mémoire, roi de Hongrie, à N..., son très-cher ami, homme vénérable et profond dans la connaissance des lettres, salut et obéissance à sa demande.
«A l'époque où nous siégions côte à côte sur les bancs de l'école, tu lus avec un intérêt fraternel un volume dans lequel j'avais compilé soigneusement l'histoire de Troie, d'après les livres de Darès le Phrygien et des autres auteurs, ainsi que me l'avaient enseignée mes maîtres; puis tu me demandas pourquoi je n'écrivais pas plutôt la généalogie des rois et nobles de la Hongrie, compilant notre histoire comme j'avais fait celle des Grecs et du siége de Troie. Tu m'ordonnas alors de raconter comment les sept capitaines que nous appelons Hétu-Moger (les sept Magyars) arrivèrent de la terre scythique, quelle était cette terre, comment le duc Almus y fut engendré dans un songe, et comment il fut élu premier duc de Hongrie; comment nos rois tirent de lui leur origine, et combien de peuples et de royaumes nos pères les Moger ont réduits sous le joug... Je te promis de le faire, mais, d'autres soins m'entraînant, j'avais presque oublié ma promesse, quand ton amitié est venue me rappeler ma dette... J'ai voulu écrire en toute simplicité et vérité, tâchant de suivre les traditions des divers historiographes, et m'assistant de la grâce divine, afin que les actions de nos pères ne périssent point dans l'oubli des générations futures. C'est, à mon avis, une chose inconvenante et honteuse que la noble nation hongroise n'apprenne qu'en rêve, pour ainsi dire, par les contes grossiers des paysans ou par les chansons des bavards jongleurs, quels ont été les commencements de sa génération, et quelles grandes choses elle a accomplies dans le monde593.
«Heureuse donc la Hongrie, à qui tant de présents divers ont été octroyés! Qu'à toutes les heures de son existence, elle se réjouisse du don que lui fait son lettré en lui enseignant l'origine de ses rois et de ses nobles! Qu'honneur et louange soient rendus au roi éternel et à sainte Marie sa mère, par la grâce de qui trouvent les rois et nobles de Hongrie règne et heureuse fin ici et à toujours! Amen594.»
On le voit par son propre témoignage, ce que l'auteur a voulu faire en compilant cette chronique, c'est remplacer les chansons nationales, où le Magyar apprenait l'histoire de sa race, par une composition chrétienne et plus littéraire, à son avis. Toutefois, malgré son dédain pour les jongleurs et pour leurs chansons, il ne parvient à effacer de ses récits ni la couleur profondément païenne, ni la rudesse poétique des documents traditionnels sur lesquels il travaille. On trouve chez lui des retours de phrases et de pensées qui indiquent clairement la source où il puise. Il cite aussi parfois les formules ordinaires des chansons, mais pour s'en moquer: «Les Hongrois, dit-il, se conquirent bonne terre et bonne renommée, comme parlent nos jongleurs.» Au reste il se pique de discernement dans le choix des matériaux qu'il emploie. «N'attendez pas de moi, dit-il dans un endroit de son ouvrage, que je vous raconte comment Botond (espèce de nain hongrois) est allé jusqu'à Constantinople, et a fendu la porte d'airain d'un coup de sa doloire: n'ayant rien rencontré de pareil dans les livres des historiographes, j'ai rejeté cette fable du mien. Si vous en voulez davantage, croyez aux chansons des jongleurs et aux contes des paysans595!» Le nom d'Attila revient sans cesse sous la plume de l'anonyme.
Après la chronique du notaire se présente, par ordre d'importance et aussi de date, celle de l'évêque Chartuicius, écrite pour le roi Coloman, entre les années 1095 et 1114, et intitulée Chronica Hungarorum. Coloman est ce bizarre roi de Hongrie qui, après avoir écrasé la troupe de Pierre l'Hermite à son passage pour la Terre-Sainte, fit si bon accueil à Godefroy de Bouillon, et qui lui adressa cette lettre de bienvenue: «Ta réputation, mon cher duc, m'a persuadé que tu es un homme puissant et riche dans ton pays, pieux et honorable partout où tu vas, estimé et glorifié par tous ceux qui te connaissent. Aussi t'ai-je toujours aimé, et mon grand désir en ce moment est-il de te voir et de te connaître596.» Les ouvrages de Chartuicius, auteur d'une des légendes de saint Étienne, furent en si haute estime aux xiie et xiiie siècles, qu'on les déposa dans le chartrier du royaume, où on les consultait comme des documents d'une autorité souveraine, lorsqu'il s'élevait quelque contestation entre le prince et les magnats. C'est dans la Chronique des Hongrois que se trouve l'indication du fil mystérieux au moyen duquel Attila se rattache à la Hongrie chrétienne. Chartuicius était fort âgé quand il composa ce livre sur l'ordre du roi Coloman, et il s'excuse avec bonhomie des fautes qu'on pourra reprendre dans sa prose latine. «Je sens que le grammairien Priscianus, autrefois de ma connaissance assez intime, m'a depuis longtemps délaissé, dit-il. Je suis vieux et les brouillards de l'âge ont obscurci la lumière qui éclaira jadis mon esprit597.» Nous avons donc, dans les deux chroniques du notaire anonyme et de l'évêque Chartuicius, deux résumés des traditions nationales, écrits l'un trente, l'autre soixante ans après la mort de saint Étienne, premier roi de Hongrie.
J'arrive à la chronique de Simon Kéza, la plus célèbre de toutes, celle qui a servi de modèle aux chroniqueurs hongrois depuis la fin du xiiie siècle jusqu'au milieu du xve. Kéza nous dit lui-même qui il était: dans une dédicace assez bizarre, «au très-invincible et très-glorieux roi Ladislas IIIe» (Ladislas le Cuman), il s'intitule «son fidèle clerc, pour l'aider à contempler celui dont le soleil et la lune admirent la beauté598,» c'est-à-dire son chapelain, et ce fut sur la demande expresse de ce roi qu'il rédigea son livre vers l'an 1282. Un grand pas a été fait depuis le notaire anonyme de Béla: l'église, mieux affermie sur ses bases, ne redoute plus les jongleurs, et l'histoire, écrite en prose latine par des clercs, s'ouvre plus largement aux données de la poésie populaire et de la tradition. Non-seulement elle se montre moins ombrageuse à l'égard des chansons et des fables, mais elle leur demande des moyens de succès et de popularité. Ainsi le conte du nain Botond fendant d'un coup de hache la porte d'airain de Constantinople, et terrassant, sous les yeux de l'empereur, un géant grec, ce conte, dont l'anonyme refusait de souiller ses pages, le renvoyant aux paysans et aux jongleurs, Simon Kéza l'insère dans les siennes avec assez de détails599. En revanche, il dédaigne de raconter comment Léel, fait prisonnier par les Allemands, enfonça le crâne de l'empereur Conrad d'un coup de trompette. «Il y a des gens qui débitent cela, nous dit-il, mais je leur laisse de telles inepties qui ne prouvent rien que la légèreté de leur jugement600.»
Si le fidèle clerc de Ladislas se préoccupe moins que ses prédécesseurs de la guerre contre les chansons, il en soutient une autre dont l'anonyme ne se doutait pas; il attaque les écrivains allemands, qui déversaient, au profit de leur race, des injures savantes sur la race redoutable et redoutée des Magyars. Un historiographe de l'empereur Othon Ier avait reproduit, en l'appliquant aux Hongrois, l'ancienne opinion des Goths sur les Huns, exposée par Jornandès, à savoir qu'ils étaient issus du mélange des sorcières Allrunnes avec les esprits immondes errant dans les déserts scythiques601: là-dessus, l'auteur démontrait péremptoirement que les Hongrois avaient eu pour pères des démons incubes. Les chroniqueurs allemands, copiant leur compatriote à qui mieux mieux, enchérissaient encore sur ces injures. Il y avait là de quoi faire frémir des chrétiens moins fervents que le chapelain du roi Ladislas. Kéza prend la plume pour les réfuter, et, dans l'éblouissement de sa colère, il confond l'auteur allemand, qui vivait au xe siècle, sous les empereurs germaniques, avec Paul Orose, disciple de saint Augustin, lequel écrivait sous l'empereur Honorius, et n'a jamais rapporté ce conte, dont la responsabilité appartient au seul Jornandès. Ces paroles bien connues de l'Évangile selon saint Jean: «ce qui vient de la chair est chair, et ce qui vient de l'esprit est esprit», servent de texte à la réfutation de Kéza, qui, partant de là, n'a pas de peine à prouver que les Magyars, composés de chair et d'os, ne peuvent venir des démons, qui sont de purs esprits, mais qu'ils tirent leur origine, de même que les autres races humaines, naturellement d'un homme et d'une femme602. Ce raisonnement eut un tel succès, on y vit une réponse si décisive aux insinuations malignes des érudits allemands, que les chroniqueurs des époques suivantes, et même plus d'un historien du xve siècle, en ont orné le frontispice de leurs livres. La chronique de Simon Kéza consacre une large place aux traditions sur Attila et sur les Huns; elle a le mérite d'avoir construit la première avec une certaine amplitude la période traditionnelle qui sert d'introduction à l'histoire de Hongrie.
Elle fut lue avec admiration; un clerc de la chapelle du roi Louis Ier la mit en vers léonins, et le xive siècle en vit paraître une imitation développée au moyen de chants nationaux que Simon Kéza, dans sa demi-réserve, avait cru devoir écarter. Ce fut un nouveau pas dans l'emploi de la poésie chantée pour construire l'histoire. De même que Kéza avait admis dans ses récits l'aventure du nain Botond et de sa doloire, si dédaigneusement proscrite par le notaire anonyme, de même la nouvelle chronique, à laquelle on donne vulgairement le nom de Chronique de Bude, parce que le manuscrit en fut trouvé au xve siècle dans la bibliothèque de cette ville, ne craint pas d'admettre le conte de Léel, dont Kéza avait fait si bon marché. Ce conte peut être donné comme spécimen de la manière dont l'histoire était accommodée dans les chansons magyares, et quoique résumé, tronqué, poli par le chroniqueur latin, qui le plie à son caprice, il conserve encore quelque chose de l'âpreté sauvage qui caractérisait cette poésie.
On est en 955. Les Hongrois campent devant la ville d'Augsbourg, dont ils font le siége; mais ils se gardent mal, et pendant qu'ils ne songent à rien, l'empereur Conrad tombe sur eux à l'improviste avec une armée d'Italiens et d'Allemands. Serrés entre la ville et la rivière du Lech, dont les eaux sont profondes, ils n'ont que le choix d'être massacrés ou noyés. Deux fameux capitaines, Léel et Bulchu, sont faits prisonniers en essayant de traverser le fleuve à la nage, et on les conduit devant l'empereur. La chanson contient une erreur dont la rectification importe d'ailleurs fort peu pour l'objet qui nous occupe; l'empereur d'Allemagne à cette époque n'était pas Conrad Ier, mais bien Othon le Grand.
«--Pourquoi donc, leur dit l'empereur, êtes-vous si cruels aux chrétiens?--Nous sommes, répondirent-ils, la vengeance du grand Dieu et le fouet dont il lui plaît de vous flageller. Quand nous cessons de vous poursuivre, c'est vous qui, à votre tour, nous poursuivez et nous tuez603.
«--Puisqu'il en est ainsi, s'écrie le césar, choisissez le genre de mort qui vous convient, et je vous l'accorderai.» Léel reprit alors: «Permets, ô empereur, qu'on m'apporte d'abord ma trompette, afin que je joue un petit air avant de te répondre604.
«L'empereur Conrad l'ayant permis, on apporta à Léel sa trompe de combat, et Léel se mit à l'emboucher: tout en sonnant, il s'approchait pas à pas de l'empereur. Quand il fut près de lui, il éleva la trompette en l'air et la lui abattit sur la tête avec tant de force, que le crâne fut enfoncé, et Conrad mourut du même coup.
«Alors Léel fit éclater une grande joie.--Tu meurs avant moi, lui cria-t-il: j'aurai donc un esclave pour me servir dans l'autre monde605!» En effet, ajoute la chronique, les Hongrois croyaient que ceux qu'ils tuaient pendant cette vie étaient condamnés à les servir pendant l'autre.
«Léel et Bulchu furent aussitôt mis aux fers, et on les pendit au gibet de Ratisbonne.»
Tels sont les trois ouvrages principaux, tous trois antérieurs au xve siècle, dans lesquels nous pouvons à coup sûr consulter les traditions hongroises. J'y joindrai volontiers les deux premières parties de la chronique de Thwroczi, qui écrivait en 1470, sous le règne de Mathias Corvin, mais qui nous dit lui-même qu'il a suivi la route tracée par ses prédécesseurs. Thwroczi est réellement le dernier des chroniqueurs hongrois. A côté de lui s'élevait, sous le patronage de Mathias Corvin, une littérature savante, importée d'Italie, qu'illustrèrent de beaux esprits, et qui a rendu à l'histoire de Hongrie des services incontestables, non pas pourtant en ce qui concerne ses origines. Ni Bonfinius, ni Ranzanus, ni Callimachus n'eurent le goût de la poésie populaire hongroise, qui aurait d'ailleurs assez mal figuré dans des décades composées à la manière de Tite-Live; pour la sentir, il fallait être Hongrois. Ce fut là le mérite de Thwroczi.
De ce qui précède, il résulte, si je ne me trompe, que non-seulement il a pu exister des traditions hongroises, mais que ces traditions existent, et que nous en possédons les monuments dans des livres d'une authenticité incontestable, dont le plus ancien fut écrit trente ans après la mort de saint Étienne et cent soixante ans seulement après l'établissement d'Arpad en Hongrie. Quelle est en Europe la nation qui a rédigé si tôt ses souvenirs?
Il résulte encore de ces détails que la tradition, transmise d'abord par des chants nationaux, a éprouvé une double altération au xie siècle: altération du fond par suite des nécessités qu'avait créées le christianisme, altération de la forme par le passage d'une poésie libre et chantée dans le tissu de chroniques rédigées en latin. Ceci posé, je puis aborder sans hésitation (il me le semble du moins) l'examen des traditions magyares.
II. Épopée magyare.--attila, arpad, saint-étienne.
Si l'on aborde l'étude des traditions hongroises pièce à pièce, pour ainsi dire, et indépendamment de l'ensemble, on est choqué de ce qu'elles présentent, au premier coup d'œil, d'incohérent et de bizarre: de grossiers anachronismes y arrêtent le lecteur à chaque pas, et le rôle des personnages historiques y semble interverti comme à plaisir; mais si, se plaçant dans une sphère plus élevée, on cherche à saisir, à travers ces fragments traditionnels, une pensée d'ensemble, on s'aperçoit qu'ils se relient effectivement les uns aux autres pour ne former qu'un tout. De ce point de vue, l'incohérence disparaît, les anachronismes s'expliquent, les antinomies se perdent dans une vaste unité, et l'on voit se dessiner comme l'esquisse d'une épopée dont les héros seraient Attila, Arpad et saint Étienne: Attila le père commun et la gloire de tous les Huns; Arpad, le fondateur du royaume des Magyars, et Étienne, leur premier saint et leur premier roi, leur initiateur à la vie chrétienne et civilisée. Attila, Arpad et saint Étienne personnifient les trois époques dans lesquelles se divise l'histoire héroïque du peuple hongrois, et c'est avec ce caractère qu'ils nous apparaissent dans la tradition, concourant à une action commune malgré la différence des temps, et fils les uns des autres non pas seulement par la chair, mais par l'esprit.
Attila plane sur cette trilogie épique; il la domine, il la remplit de son intervention directe ou cachée. Patron inséparable de la nation magyare, il ne reste étranger à aucune des péripéties de son existence; quand elle change, il change avec elle; il subit ses transformations, et il y préside. Qu'elle vienne d'Orient ou d'Occident, des bords de la mer Caspienne à ceux de la Theïsse, c'est lui qui l'appelle et la conduit dans le royaume qu'il a préparé lui-même à ses petits-fils; que, cédant à une inspiration du ciel, les Magyars se fassent chrétiens, c'est aux mérites d'Attila qu'ils le doivent: Attila a préparé cette conversion à travers les siècles par sa docilité sous la main de Dieu, dont il était le fléau. Arpad n'est pas seulement son descendant, c'est le fils de son esprit; Almus, père d'Arpad, est une incarnation d'Attila. Si un autre de ses petits-fils, Étienne, obtient du pape, avec des bénédictions et des grâces sans nombre, la sainte couronne de Hongrie, ce palladium de l'empire des Magyars, c'est en vertu d'un marché conclu entre Attila et Jésus-Christ, aux portes de Rome, pour la rançon de la ville éternelle et des tombeaux des saints apôtres. Il se peut que ceci soit étrange et nous enlève bien loin de l'histoire dans le domaine de la fantaisie; mais s'il y eut jamais dans la pensée d'un peuple formulant son passé, une idée grande et poétique, c'est bien assurément celle-là.
Telle est l'idée systématique qui se montre au fond de ces traditions éparses, et en constitue pour ainsi dire le nœud. Autour des trois personnages principaux, des héros de la trilogie, se groupent, comme il arrive dans toutes les épopées, de nombreux personnages secondaires, dont les aventures, liées au plan général, composent les épisodes du poëme. Les héros inférieurs, on le devine bien, sont les fondateurs de la noblesse magyare, les ancêtres des magnats, qui dominaient la Hongrie aux xie et xiie siècles, quand la tradition revêtit sa forme définitive. C'est ainsi que les souvenirs domestiques des petits rois grecs, rattachés à une action commune, donnèrent naissance à l'Iliade, et que l'Énéide consacra dans un cadre national les prétentions de l'aristocratie romaine au temps d'Auguste. La Hongrie n'a pas eu ce bonheur de produire une Énéide ni une Iliade, mais elle a possédé au moyen âge ce que possédaient la Grèce et l'Italie avant Homère et Virgile, des chants nationaux, des traditions de famille et une pensée épique, qui pouvait y porter la vie. Les matériaux sont restés à l'état de chaos: l'Énéide hongroise est morte avant de naître; mais on en peut retrouver le dessin dans les chroniques, dans les légendes, enfin dans quelques chansons encore reconnaissables sous les mutilations de la prose latine. C'est de là qu'il faut dégager cette épopée qui ne fut jamais écrite, et qui se formait d'elle-même, parce qu'elle était dans l'esprit et dans le sentiment de tout le monde. En essayant de la reconstruire ici, je me conformerai au plan même des chroniques qui nous la donnent. Elles divisent la période héroïque de l'histoire de Hongrie en trois époques savoir: l'époque des Huns, celle des Magyars proprement dits, enfin celle de la conversion du peuple hongrois au christianisme et de la conquête de la sainte couronne. Je désignerai chacune de ces trois époques par le héros qui en est le symbole.
ATTILA.
La tradition nous introduit d'abord dans le Dentumoger, berceau de la tribu de Magog, où demeurent les Moger ou Magyars, et près d'eux les Huns, avec lesquels ils se confondent comme enfants de la même race. Aucune contrée de l'univers n'égale en beauté la patrie des Magyars; l'air y est plus salubre, le ciel plus pur, la vie humaine plus longue que partout ailleurs; l'or et l'argent y naissent à la surface du sol; les fleuves y roulent pour cailloux des émeraudes et des saphirs; les hommes s'y nourrissent de miel et de lait. Là tout le monde est riche, et le bouvier fait paître ses bœufs en manteau d'hermine.
Vers le sixième âge du monde, les Moger, qui se sont multipliés comme le sable des rivages, veulent envoyer un essaim au dehors. Ils réunissent leurs cent huit tribus, qui fournissent chacune dix mille guerriers; c'est là l'armée d'émigration. Elle nomme ses chefs militaires, au nombre de six, trois dans la famille de Zémeïn et trois dans la famille d'Erd. Les trois chefs de la race de Zémeïn sont Béla, Kewe et Kadicha; les trois chefs de la race d'Erd sont Attila, Buda et Rewa. Les six chefs nomment à leur tour un grand-juge chargé de réprimer les crimes et de faire exécuter les criminels, sauf la décision souveraine de la communauté; son autorité va jusqu'à suspendre ou révoquer, en certaines circonstances, les chefs militaires eux-mêmes606. Ils élèvent à ce poste suprême, qui balance leur pouvoir et le dépasse quelquefois, Kadar, de la maison de Turda, souche d'une grande famille hongroise, ainsi que Zémeïn et Erd. L'Attila de la tradition a pour père Bendekuz, et non pas Moundzoukh, comme celui de l'histoire; son frère Bléda devient ici Buda, à cause de la ville de Bude, dont on le suppose fondateur, et le roi Roua ou Rewa n'est plus oncle, mais frère d'Attila.
Ce ne sont pas seulement les nobles de la Hongrie que la tradition place autour du futur conquérant, ce sont aussi ses institutions primitives. Attila n'y figure pas comme un roi, mais comme un simple chef, et les Huns y sont organisés en république militaire, à l'instar des premiers Magyars. Il n'est pas jusqu'à cette charge de grand-juge, dont est investi Kadar, qui ne soit une institution contemporaine de l'établissement des Hongrois en Europe. La tradition nous parle encore d'une loi qu'elle appelle scythique, et qui aurait été en vigueur parmi les compagnons d'Attila. Chaque fois que la communauté devait se former en assemblée générale pour délibérer sur quelque objet important, tel qu'une expédition de guerre, une levée en masse ou le jugement d'un chef, un crieur public, quelquefois une femme, parcourait le pays de village en village, ou les campements de tente en tente, brandissant une lance trempée de sang et psalmodiant par intervalle la formule suivante: «Voix de Dieu et du peuple magyar! que tout homme armé soit présent tel jour, en tel lieu, au conseil de la communauté607!» Celui qui manquait à la convocation sans motif suffisant était traîné devant le juge et éventré avec un couteau. Quelquefois, par grande indulgence, on ne le condamnait qu'à la servitude perpétuelle, et il devenait esclave public608. Ces mœurs féroces subsistèrent chez les Hongrois jusqu'au temps de Geiza, père de saint Étienne.