Histoire de Corse
The Project Gutenberg eBook of Histoire de Corse
Title: Histoire de Corse
Author: comte Pierre Paul Raoul Colonna de Cesari-Rocca
Louis Villat
Release date: September 28, 2022 [eBook #69059]
Most recently updated: October 19, 2024
Language: French
Original publication: France: Boivin et Cie, 1916
Credits: Véronique Le Bris, Laurent Vogel, Chuck Greif and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries)
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Table des illustrations Table des matières |
HISTOIRE
D E C O R S E
LES VIEILLES PROVINCES DE FRANCE
COLONNA DE CESARI-ROCCA
et
LOUIS VILLAT
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HISTOIRE
D E C O R S E
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OUVRAGE ILLUSTRÉ DE GRAVURES HORS TEXTE
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PARIS
ANCIENNE LIBRAIRIE FURNE
BOIVIN & Cⁱᵉ, ÉDITEURS
3 ET 5, RUE PALATINE (VIᵉ)
1916
LES VIEILLES PROVINCES DE FRANCE
Collection publiée sous la direction de M. A. Albert-Petit, professeur
au Lycée Janson de Sailly.
SONT PARUES:
| Histoire de Normandie, 6ᵉ édition, par A. Albert-Petit, professeur au Lycée Janson de Sailly (Couronné par l’Académie française). Broché | 3 fr. | » |
| Histoire de Franche-Comté, 4ᵉ édition, par L. Febvre, professeur à la Faculté des Lettres de l’Université de Dijon. Broché. | 3 fr. | » |
| Histoire d’Alsace, 11ᵉ édition, par Rod. Reuss, correspondant de l’Institut, direct.-adjoint à l’École des Hautes Études. Br. | 4 fr. | » |
| Histoire de Savoie, 4ᵉ édition, par Ch. Dufayard, professeur au Lycée Henri IV. Broché | 3 fr. | 50 |
| Histoire de Poitou, par P. Boissonnade, professeur à la Faculté des Lettres de l’Université de Poitiers. Broché | 3 fr. | 50 |
EN PRÉPARATION:
| Histoire de Gascogne et Guyenne, par P. Courteault, professeur à la Faculté des Lettres de l’Université de Bordeaux. |
| Histoire de Bretagne, par A. Le Braz, professeur à la Faculté des Lettres de l’Université de Rennes. |
| Histoire de Languedoc, par P. Gachon, professeur à la Faculté des Lettres de l’Université de Montpellier. |
| Histoire d’Auvergne, par Louis Farges, Consul général de France. |
| Histoire d’Orléanais, par René Doucet, agrégé d’histoire, professeur au Lycée de Tours. |
| Histoire de Bourgogne, par J. Calmette, professeur à la Faculté de Toulouse. |
| Histoire du Lyonnais, par Dupont-Ferrier, professeur au Lycée Louis-le-Grand. |
| Histoire de Champagne, par E. Toutey, docteur ès Lettres, inspecteur de l’Enseignement primaire. |
Tous droits de reproduction
et de traduction réservés pour tous pays.
AVANT-PROPOS
Nous avons été guidés, en écrivant ce volume, par le souci constant de rattacher l’histoire de Corse à l’histoire générale du monde méditerranéen: par là seulement elle prend toute sa valeur et sa véritable signification. Dans l’anarchie méditerranéenne qui se prolonge à travers les siècles, la Corse est le jouet d’intrigues compliquées qui se sont nouées à Gênes, en Aragon, en Angleterre, en France même; elle est le champ de bataille où se vident des querelles, politiques et économiques, qu’elle n’a point provoquées; et l’on s’explique aussi qu’il faille suivre hors de Corse la glorieuse aventure de tant de Corses qui ne sont point revenus dans leur patrie. Napoléon tout le premier.
Car ce petit peuple a rempli le monde du bruit de sa gloire. Un génie comme Napoléon, un homme d’État comme Paoli, un diplomate comme Pozzo di Borgo, un guerrier comme Sampiero suffiraient à sa réputation. Mais l’éclat de ces noms a laissé les autres dans l’ombre: la nation corse était si peu connue. Quelles en sont les origines? Quels éléments la constituent? Quelle fut son évolution? Que doit-elle aux Romains, aux Arabes, à Pise, à Gênes? Quelles étaient ses mœurs, son développement économique? Pour comprendre la constitution de Paoli, il faut la replacer dans la continuité de la vie corse, à la suite des tentatives d’organisation nationale dont témoignent les consultes d’Orezza et de Caccia.
Bien que l’esprit de cette collection nous interdise en principe d’entrer en discussions sur des points controversés, nous avons dû exprimer les raisons qui nous font repousser certaines opinions généralement admises. La légende de Ugo Colonna, la constitution de Sambocuccio, l’origine corse de Christophe Colomb sont-elles compatibles dans une certaine mesure avec la gravité de l’histoire? Les détails dont s’agrémentent la biographie de Sampiero ou les généalogies des Bonaparte reposent-ils sur quelques points d’appui solides? C’est ce que nous avons tenté d’élucider dans une étude sur l’évolution de l’historiographie corse, où nous verrons comment se sont élaborées ces opinions et dans quelles proportions la vérité a contribué à leur formation.
Ces quelques observations portent sur des noms assez universellement connus pour mériter qu’on ne laisse pas s’accréditer autour d’eux des légendes sans consistance. Nous ne les multiplierons pas, car ce modeste ouvrage ne saurait viser à l’érudition. Tout son mérite consiste en un choix consciencieux d’opinions et d’extraits empruntés aux études récentes les plus poussées[A]. Grâce à M. Driault, nous avons pu donner un copieux aperçu des négociations diplomatiques qui, pendant plus de trente ans, préparèrent l’annexion de la Corse à la France. Les travaux de MM. Arthur Chuquet, l’abbé Letteron, Dom Ph. Marini, Pierre Piobb (comte Vincenti), Paul et Jean Fontana, Le Glay, Le lieut.-col. Campi, A. Ambrosi, Franceschini, Lorenzi de Bradi, le capitaine Mathieu Fontana, Joseph Ferrandi, A. Quentin, le capitaine X. Poli, le marquis d’Ornano, Courtillier, ont contribué à la formation d’une synthèse que nous aurions voulue irréprochable, mais il serait présomptueux de la considérer comme définitive: il faudra la tenir au courant, la compléter, la rectifier. C’est pourquoi nous nous adressons à ceux-là mêmes dont les œuvres nous ont servi de guide pour solliciter leur critique ainsi que la collaboration de tous ceux qui étudient le passé de notre grande île méditerranéenne.
L’introduction bibliographique, ainsi que les chap. IV, V, VI, VII,VIII et IX sont de M. Colonna de Cesari Rocca; les autres chapitres sont de M. Louis Villat.
INTRODUCTION BIBLIOGRAPHIQUE
L’ÉVOLUTION DE L’HISTORIOGRAPHIE CORSE
Le chroniqueur Giovanni della Grossa.—La légende de Ugo Colonna.—Les continuateurs de Giovanni. Versions de sa chronique.—Pietro Cirneo.—Les historiens des XVIIᵉ et XVIIIᵉ siècles.—Limperani et l’anachronisme de Sambocuccio.—Les historiens du XIXᵉ siècle.—Les altérations de l’histoire: Sampiero, Sixte-Quint, Christophe Colomb, les Bonaparte.—Les ouvrages récents.—L’histoire d’après les sources originales.
Le chroniqueur Giovanni della Grossa.—On peut dire de Giovanni della Grossa et de Pietro Cirneo que leurs chroniques sont les sources uniques d’histoire interne du Moyen Age en Corse utilisées jusqu’à nos jours. Je parlerai peu du second dont la réputation surfaite a fâcheusement influencé les historiens modernes. Il n’est utile que pour l’histoire des mœurs de son temps, et parce que les détails de son livre prouvent l’existence de sources plus anciennes utilisées par lui et par Giovanni. Celui-ci, au contraire, d’une absolue véracité pour l’histoire de son temps (1388-1464), a fait des deux siècles qui précèdent un récit auquel on ne saurait reprocher que quelques erreurs chronologiques dont certaines sont imputables à ses copistes ou continuateurs.
Car nous ne possédons aucune reproduction exacte du texte de Giovanni qui serait si précieux. De même qu’il a absorbé les travaux de ses prédécesseurs, son œuvre s’est transformée sous la plume de ceux qui l’ont continuée. Les lois de l’historiographie orientale déduites par Renan trouvent en Corse leur application: «Un livre, dit-il, tue son prédécesseur: les sources d’une compilation survivent rarement à la compilation même. En d’autres termes, un livre ne se recopie guère tel qu’il est, on le met à jour en y ajoutant ce que l’on sait ou ce que l’on croit savoir. L’individualité du livre historique n’existe pas, on tient au fond et non à la forme, on ne se fait nul scrupule de mêler les auteurs et les styles; on veut être complet, voilà tout. Recopier, c’est refaire.»
C’est pourquoi les différentes versions qui nous sont parvenues de l’œuvre de Giovanni, ne nous en donnent qu’une idée imparfaite. Les deux principales sont du XVIᵉ siècle et enrichies des fruits de l’érudition, voire de l’imagination des copistes. On ne saurait cependant lui disputer la gloire d’avoir créé l’Histoire corse; quant aux responsabilités dont les écrivains modernes l’ont chargé, elles paraissent, après un examen consciencieux de l’homme et de l’œuvre, remarquablement amoindries.
Né en 1388 à la Grossa, village de la seigneurie de la Rocca, Giovanni étudia la grammaire à Bonifacio et continua ses études à Naples qui, au temps du comte Arrigo, attirait les jeunes Corses curieux de s’instruire. Les étapes de sa carrière sont de nature à lui mériter notre confiance; notaire-chancelier au service des gouverneurs génois de 1406 à 1416, chancelier de Vincentello d’Istria, comte de Corse de 1419 à 1426, de Simone da Mare, seigneur du Cap-Corse de 1426 à 1430, des Fregosi, des légats pontificaux et de l’Office de San-Giorgio, jusqu’en 1456, en un mot de tous les maîtres de la Corse, il a écrit l’histoire de son temps avec une impartialité que n’a démentie aucun des documents utilisés depuis.
Pour l’histoire des époques qui précèdent, Giovanni se servit de matériaux imparfaits, transcrits sans chronologie ou mal ordonnés, de traditions locales dénuées de sens critique, en un mot de fragments isolés dont le groupement encore aujourd’hui ne s’effectuerait pas sans peine. Tout le monde a observé la facilité avec laquelle le récit du plus simple événement se modifie et se dénature par la transmission: les légendes corses que la plume d’un éminent écrivain, M. Lorenzi de Bradi, nous raconte dans l’Art antique en Corse, ne sont que l’écho poétisé de récits que la chronique nous a livrés sous une autre forme, et elles n’en diffèrent que parce que l’auteur a voulu les tenir directement des pâtres de ses montagnes.
Sur tous les points de la Corse, Giovanni della Grossa recueillit les traditions et les rares manuscrits qui s’y trouvaient. D’un côté des Monts et de l’autre, il se heurtait à des opinions, à des récits contradictoires; les mœurs étaient différentes, le souvenir du passé s’y transmettait sous des formes diverses, et s’y présentait sous des couleurs qui lui paraissaient nouvelles. Ses narrateurs étaient des gens primitifs, et l’individu primitif est étranger aux notions de temps et d’espace: pour lui, les événements antérieurs à sa naissance subissent dans leur classement l’influence de l’époque où ils lui ont été racontés; un fait ne lui paraît éloigné que par rapport au jour où il en a pris connaissance. Voilà comment Giovanni se trouva parfois en possession de deux récits du même épisode pourvus de divergences assez graves pour les faire reporter à des dates extraordinairement diverses. Giovanni n’avait ni le temps, ni les moyens de se livrer à des opérations de critique auxquelles ses contemporains les plus érudits étaient étrangers; elles lui eussent cependant révélé parfois la dualité de la composition. Quand tous les matériaux de son œuvre furent réunis, il dut donner à sa chronique un développement assez vaste pour les embrasser tous. L’imagina-t-il ou suivit-il le chemin déjà tracé par de plus anciens chroniqueurs? Les deux hypothèses sont tour à tour vraisemblables, suivant les cas. Pour le guider dans ce travail de classement, il ne rencontra que des mémoires généalogiques, bases de toute histoire chez les peuples primitifs. Pietro Cirneo, qui les ignora, nous prouve le désordre des matériaux historiques en son temps, car il ne nous a laissé que des récits dépourvus de liens et dont la portée ne peut être comparée, même de loin, à l’œuvre de Giovanni. Ce dernier se servit des mémoires domestiques des seigneurs de Cinarca et du Cap-Corse chez lesquels il remplit tour à tour l’office de chancelier. Et, c’est pour n’avoir pas fréquenté les derniers marquis de Massa, encore vaguement seigneurs en Corse, mais vivant en bourgeois pauvres à Pise ou à Livourne, qu’il négligea l’antique histoire du Marquisat de Corse, qui n’était déjà plus pour notre historien que la Terre de la Commune.
Il serait presque puéril de défendre Giovanni della Grossa de l’accusation de mensonge portée contre lui par Accinelli, Jacobi et tant d’autres à cause des fables d’origine payenne dont il a agrémenté le commencement de son livre. Giovanni se conformait à l’usage de son temps; l’histoire était alors avec la philosophie les seules matières où pût s’exercer la passion éternellement humaine du collectionneur. Il fallait être complet. En taisant ces légendes, alors populaires, Giovanni eût paru les ignorer et se fût attiré le dédain de ses contemporains. En les insérant, il faisait acte d’homme qui a tout lu et ne se croyait pas plus imposteur ou même crédule que ne se pouvait supposer tel un Romain du temps d’Auguste sacrifiant à ses dieux. Giovanni commit l’erreur d’adopter ou de conserver un classement qui rejetait à des époques reculées des événements relativement proches; mais l’illusion qu’il crée ne résiste pas à une lecture réellement attentive de son œuvre, car on y trouve des points de repère qui ramènent les faits à leur plan réel. Une quantité suffisante de documents permet aujourd’hui d’en assurer le contrôle chronologique. Les copistes de Giovanni (Ceccaldi, lui-même) ont parfois altéré involontairement son texte et fait éclore de véritables contre-sens. On s’étonnera aussi de trouver disjoints dans la Chronique des enchaînements d’épisodes dont la tradition précise était intacte encore au XVIIᵉ siècle ainsi qu’en témoignent des manuscrits de cette époque, et l’on en conclut toujours que les morceaux étaient bons, mais qu’ils ont été souvent assez mal ajustés. De fait, les souvenirs enregistrés dans la mémoire de ceux qui renseignèrent Giovanni della Grossa ne remontaient pas à plus de deux siècles, mais l’imagination leur donnait un développement chronologique en rapport avec celui de l’histoire générale. Nous en trouvons les preuves dans les éléments de la légende de Ugo Colonna.
La légende de Ugo Colonna.—On a reproché à Giovanni d’avoir, pour rattacher son maître Vincentello d’Istria à la maison alors extrêmement florissante du pape Martin V, inventé ou conservé la légende de Ugo Colonna. L’influence de ce récit épique fut immense en Corse, et les anachronismes dont il est appesanti n’ont pu le détruire dans l’esprit des insulaires; les lettres patentes des rois de France et des princes italiens dotèrent Ugo Colonna d’une authenticité officielle bien que l’histoire ne puisse lui ouvrir ses pages sans restriction; sa personnalité a fait couler des flots d’encre, et Napoléon, lui-même, dans ses Lettres sur la Corse, s’irrite des contestations dont elle est l’objet. Par la suite, cette légende acceptée par le plus grand nombre, repoussée par les autres, servit de criterium aux érudits pour juger les historiens. Ceux qui lui ont refusé toute vraisemblance en ont attribué la composition à Giovanni. Elle est cependant le produit d’une époque plus ancienne: le compilateur qu’était Giovanni pouvait transcrire un récit comme on le lui avait livré, il aurait apporté plus de soin à une composition qui eût été sienne, et à laquelle il eût voulu imprimer la vraisemblance de l’histoire: il a simplement reproduit un texte d’épopée. «L’épopée, suivant la définition de M. Kurth, est la forme primitive de l’histoire, c’est l’histoire telle que le peuple la transmet de bouche en bouche à la postérité... Elle ne retient que ce qui a frappé l’imagination et ne garde plus d’autre élément historique que le grand nom auquel se rattachent les faits qu’elle raconte.» Nous allons retrouver dans la «biographie» de Ugo Colonna tous les caractères de l’épopée.
Suivant la Chronique, à la fin du VIIIᵉ siècle, le peuple de Rome s’étant révolté contre le pape Léon III, les chefs des rebelles obtinrent leur pardon à la condition d’aller conquérir la Corse sur le roi maure Negulone (ou Hugolone). Ugo della Colonna, seigneur romain, qui s’était montré l’un des plus acharnés contre le pontife, passa dans l’île avec un millier d’hommes et la conquit. Le pape le confirma dans la possession de la Corse et créa cinq évêchés qui furent soumis aux archevêchés de Gênes et de Pise. Plus tard, le roi de Jérusalem, Guy, ayant été vaincu par Saladin, les Maures tentèrent une descente en Corse; alors les fils de Ugo, avec l’aide du comte de Barcelone, qui jadis avait été l’allié de leur père, taillèrent en pièces les envahisseurs, et, maîtres de l’île, purent en transmettre la seigneurie à leurs descendants. Des compagnons de Ugo, la tradition fait sortir la féodalité insulaire.
Telle est la légende; on y reconnaît dès l’abord l’unification artificielle et grossière de deux compositions différentes d’époques et de gestes. Pris isolément, chacun des événements rapportés est contrôlable: la révolte des Colonna contre le Pape (1100), le partage des évêchés (1123), les guerres de Guy de Lusignan contre Saladin (1192), l’expédition du comte de Barcelone (1147) sont des faits qui se produisirent dans l’espace de temps normalement occupé par deux générations. Le nom même de Negulone rappelle celui de Nuvolone ou Nebulone consul de Gênes en 1162, de la race des Vicomtes, dont les descendants possèdent des terres au Cap-Corse. Que les Génois aient été confondus par la légende avec les Sarrasins, c’est fort possible puisqu’ils le furent dans les chroniques savoisiennes et provençales.
Les grandes luttes contre les Maures sont plus anciennes et se rattachent au cycle de Charlemagne. Les princes ou seigneurs du nom de Hugues qui y prirent part, furent assez nombreux pour que ce nom synthétisât les souvenirs attachés aux vainqueurs des Sarrasins. Quant au nom même de Charlemagne, il était indispensable qu’il figurât dans une œuvre de ce genre; c’était un usage absolu dans tout l’Occident de rapporter à l’époque du grand empereur les événements de toute date qui avaient frappé l’esprit des masses. Le roman de Philomène et la Vita Caroli magni et Rolandi nous en fournissent des exemples; il semble que cette époque seule ait été capable d’éveiller la curiosité populaire. N’eût-elle pas d’autre utilité, la légende nous est précieuse en ce qu’elle montre l’île participant au XIIIᵉ siècle au courant d’idées qui s’élevait en Occident. Je dis au XIIIᵉ siècle, car, je le répète, ces conceptions héroïques ne sauraient être imputées à Giovanni. Les débuts de la légende semblent plutôt remonter à l’époque où un guerrier venu de Sardaigne ou d’Italie s’étant imposé sur un point de la Corse, (XIIᵉ siècle) prétendit, «qu’il appartenait à la souche des anciens seigneurs». Ce guerrier prit le nom de Cinarca qu’il laissa à ses descendants (Cinarchesi), et quand ceux-ci voulurent justifier de leur origine et de l’ancienneté de leurs droits, un dédoublement du récit de l’invasion ancestrale donna place à la légende. Par la suite, il en fut de celle-ci comme des rescrits composés par les monastères, ou les particuliers au cours de certains procès pour remplacer les titres égarés ou détruits. La bonne foi n’en était pas exclue, et si l’imagination comblait les lacunes creusées par l’ignorance ou l’oubli, la vérité, quant au fond, était respectée. Les souvenirs populaires s’en mêlant, on refoula bien loin les racines de l’arbre généalogique en rejetant à l’époque de Charlemagne la première conquête, qui, effectuée sur les infidèles, créait à la postérité du héros insulaire des droits imprescriptibles.
Il n’y a pas d’effort à faire pour percevoir à travers la légende une partie de la vérité historique. Si nous l’examinons de près, rien en elle ne nous choque ni ne nous étonne; chacun des faits qu’elle énonce trouve sa place dans une chronographie générale. Seule l’identité du conquérant n’est pas établie. Certes il serait audacieux de voir en lui un membre de la famille Colonna, mais cette hypothèse envisagée dans le cadre du XIIᵉ siècle n’a plus rien d’incompatible avec l’histoire. Bien plus; à une époque où la transmission des héritages par les femmes rapprochait historiquement les familles, les marquis de Corse et les comtes de Tusculum, ancêtres des Colonna, pouvaient se considérer comme d’origine commune; mais la sincérité avec laquelle s’élabora la légende est encore moins discutable quand on constate que l’historien Liutprand (Xᵉ siècle) fait d’Albéric, prince de Rome, aïeul incontesté des comtes de Tusculum, le fils du marquis Albert, (petit-fils de Bonifacio) ancêtre des Obertenghi, marquis de Corse. Muratori, au XVIIIᵉ siècle, corrigea cette erreur matérielle, mais, jusque-là, combien d’écrivains, dont Baronius et Fiorentini, l’avaient reproduite!
Si l’on tient compte des conditions dans lesquelles s’est formée l’épopée corse des origines féodales, on en usera avec Giovanni della Grossa un peu moins cavalièrement que ne l’ont fait certains écrivains modernes: le livre de Giovanni est l’écho des idées de plusieurs générations de Corses, et à ce titre, il a droit à toute notre attention. Si la première partie de son œuvre ne peut être considérée comme une source, elle est un instrument précieux de reconstitution; son rôle ne doit être qu’auxiliaire, mais on ne saurait repousser son appoint quand les faits qu’elle rapporte, n’étant contrariés par aucun monument, trouvent leur place logique et naturelle au milieu des témoignages voisins de temps ou d’espace. En outre, si, appliquant à l’histoire un procédé mathématique, nous considérons la Corse des XIIIᵉ et XIVᵉ siècles comme un produit dont il faut rechercher les facteurs, les traditions nous fourniront les éléments de la contre-épreuve. On ne leur discutera pas ce crédit quand on aura constaté combien il est facile de les débarrasser de leur clinquant imaginatif et de restituer aux faits leur valeur réelle.
Les continuateurs de Giovanni della Grossa. Versions de sa chronique.—Des deux principales versions de Giovanni, la plus répandue est celle de Marc’Antonio Ceccaldi, dont Filippini inséra littéralement le texte dans son Historia di Corsica imprimée à Tournon en 1594. Aux chroniques de Giovanni della Grossa et de Pier’Antonio Monteggiani (son continuateur, 1464-1525) qu’il avait abrégées et remaniées, Ceccaldi ajouta celle de son temps (1526-1559), que Filippini continua et publia avec les autres sous son nom. M. l’abbé Letteron a donné, dans le Bulletin de la Société des Sciences historiques de la Corse, une traduction française de cet ouvrage considérable et précieux surtout en raison de la sincérité des auteurs.
L’autre version ne fut connue pendant longtemps que par les copies qu’en avait fait exécuter, au XVIIIᵉ siècle, un officier corse au service de la France, Antonio Buttafoco. M. l’abbé Letteron, qui a publié en 1910, dans le Bulletin Corse, le texte de la Bibliothèque municipale de Bastia, a cru pouvoir lui imposer le titre de Croniche di Giovanni della Grossa e di Pier’Antonio Monteggiani. Il se peut que le plus ancien rédacteur ait suivi d’assez près le texte de Giovanni, car on y retrouve sous une indiscutable clarté des phrases que Ceccaldi, malgré la supériorité de son style, avait altérées; mais il n’est pas douteux que ses successeurs y ont glissé des interpolations de leur cru qu’il ne faut accueillir qu’avec circonspection. Un des transcripteurs du XVIIᵉ siècle emprunta à la Chronique aragonaise de Zurita et aux Annales génoises de Giustiniani des renseignements dont il fit un judicieux usage; il inséra en outre à leur place chronologique des copies de documents extraits des Archives de la Couronne d’Aragon, qui, malgré leur imperfection, dotèrent la Corse d’une ébauche de code diplomatique. Dans l’ensemble, si l’on met de côté les interpolations suspectes qu’il est facile de reconnaître, cette œuvre reste d’un prix inestimable, surtout pour l’histoire des XIIIᵉ, XIVᵉ et XVᵉ siècles.
Mais si la chronique de Giovanni a fourni une grande partie des éléments de ce travail, il ne semble pas que Monteggiani en soit l’unique auteur. En effet, l’œuvre de celui-ci qui s’étend de 1465 à 1525 nous est connue, au moins pour le fond, par le livre de Filippini. Or, si l’on compare les deux versions, on constate que l’on est, pour cette période, en présence de deux chroniques différentes aussi bien par le plan général que par les détails, par la mise en valeur des personnages ou des événements que par le choix des anecdotes. Les deux récits sont également véridiques, ils se complètent l’un l’autre, mais on ne saurait les attribuer au même auteur.
Pietro Cirneo.—Les mouvements de réaction subis par l’historiographie au siècle dernier profitèrent à Pietro Cirneo au détriment de Giovanni. Ces mouvements ont été définis par M. Kurth dans sa remarquable étude sur l’application de l’épopée à l’histoire: «Les historiens, dit-il, n’étudiaient que des documents et non des esprits. Une fois que les faits ne rendaient pas le son de l’authenticité, ils les éliminaient impitoyablement sans leur accorder une valeur quelconque. Mensonge ou fable, tel était leur jugement sommaire, et ils croyaient avoir rempli toute leur mission quand ils avaient expulsé de l’histoire, non sans mépris et parfois avec colère tout ce qui ne rendait pas le son de l’authenticité.» Nul écrivain plus que Giovanni n’a été, de la part de ceux qui lui doivent tout leur savoir, l’objet d’un dédain plus immérité.
En gardant le silence à l’égard des fables payennes et des récits épiques, Pietro Cirneo (1447-1503) s’acquit une réputation de discernement qui l’éleva, dans l’esprit de nombreux écrivains, bien au-dessus de Giovanni. De fait, son De Rebus Corsicis n’est guère qu’un recueil de récits classés à l’aventure et dans lesquels l’auteur, à l’instar de ses contemporains Æneas-Sylvius, Paul Jove, Bembo, se préoccupe moins de dire vrai que de bien dire. Son testament, en nous révélant que la bibliothèque d’un érudit corse pouvait valoir en richesse celle d’un lettré toscan, nous apprend aussi que si Pietro se proposait de rechercher des documents pour terminer son histoire, il ne possédait pas le moindre ouvrage relatif à la Corse. Quand il rencontrait dans Quinte-Curce ou dans Tite-Live une période agréable, de sonorité ou de couleur chatoyante, il s’empressait d’en sertir quelque trait destiné à son œuvre. Les historiens de Rome, telles étaient les sources que Pietro Cirneo employait à son histoire de la Corse. Son manuscrit fut publié au XVIIIᵉ siècle par Muratori dans le tome XXIV des Rerum italicarum Scriptores.
Historiens des XVIIᵉ et XVIIIᵉ siècles.—La plupart des histoires, annales, chroniques produites au cours du XVIIᵉ siècle, bien qu’assez nombreuses, étant restées manuscrites, n’ont exercé sur l’historiographie aucune influence. Parmi ceux de ces ouvrages dont l’existence a pu être contrôlée, les travaux de Biguglia, de Canari et de Banchero (ces derniers publiés en partie dans le Bulletin Corse) ainsi que ceux d’Accinelli (1739) méritent d’être consultés. Deux ouvrages français anonymes (le second attribué à Goury de Champgrand), parus en 1738 et 1749, n’offrent guère d’intérêt que pour la biographie de Théodore de Neuhoff. En 1758, l’imprimerie de Corte donne la Giustificazione della Rivoluzione di Corsica, plaidoyer historique plein d’éloquence. L’intervention française et la conquête de l’île provoquent de nombreuses publications, entre autres l’Etat de la Corse de l’Anglais Bosswell (1768), «ami enthousiaste de Paoli et de ses concitoyens, dit M. Louis Campi, qui consacra sa fortune à la défense de leurs droits». Puis apparaissent les histoires générales de Cambiagi (1770-1772), Germanes (1771-1776), Pommereul (1779), Limperani (1779-1780). Quoiqu’écrite «au coin du feu», l’Histoire des Révolutions de l’Ile de Corse, de Germanes, renferme de nombreux renseignements sur les mœurs corses et les expéditions françaises; quant à celles-ci, Pommereul, qui fait par ailleurs à Germanes de nombreux emprunts, est mieux informé, ayant pris part, lui-même, aux dernières campagnes. On a accusé Pommereul de partialité; il rend cependant justice aux Corses dont il loue fréquemment la bravoure, et s’excuse en quelque sorte, de l’insuffisance de ses informations: «On ne doit pas être surpris, dit-il, de trouver plus de détails sur l’attaque des Français que sur la défense des Corses. C’est à ceux-ci à nous apprendre ce qu’ils ont fait de leur côté pour nous repousser.» L’abbé Rossi combla plus tard cette lacune (1822), mais l’impression de son important ouvrage n’est pas encore terminée.
Limperani et l’anachronisme de Sambocuccio.—Germanes et Pommereul s’étaient contentés de suivre les sentiers tracés par Filippini; Cambiaggi (Istoria del Regno di Corsica, 4 vol. 1770-72) et Limperani (Istoria della Corsica, 2 vol. 1779-1780) visèrent plus haut. En publiant le recueil des écrivains italiens, Muratori avait ouvert aux historiens de la Corse des horizons nouveaux: les annales génoises et pisanes abondaient en renseignements inconnus des vieux chroniqueurs. Cambiagi et Limperani puisèrent dans cette œuvre immense, ainsi que dans l’Italia Sacra d’Ughelli, une quantité considérable de citations qui entourèrent leurs ouvrages d’un appareil d’érudition imposant, mais parfois fragile. Les chartes de donations aux moines de Monte-Cristo, entre autres, leur fournirent des conclusions erronées, la plupart étant antidatées de plusieurs siècles, et certaines n’offrant aucun caractère d’authenticité. Par une interprétation malheureuse des cahiers de Pietro Cirneo, Limperani donna naissance au plus grossier anachronisme que l’historiographie ait enregistré et que nombre d’écrivains contemporains s’obstinent encore à reproduire: il reporta au XIᵉ siècle l’existence de Sambocuccio d’Alando et le mouvement populaire dont ce personnage fut le chef (1359) (V. chap. VII). Puis incapable de borner son imagination, il inventa de toutes pièces un Sambocuccio, seigneur d’Alando, qui chassait de Corse les Cinarchesi (à une époque où leur présence y est incertaine), détruisait les repaires des barons, puis, à l’instar des Lycurgue et des Solon, dotait la Terre de la Commune d’une constitution adéquate à ses besoins et se révélait aussi judicieux législateur qu’il s’était montré courageux capitaine.
Bien que Giovanni della Grossa et Pietro Cirneo se soient accordés pour faire aboutir le mouvement de Sambocuccio à l’occupation génoise et au gouvernement de Giovanni Boccanegra, Limperani, dont le texte est constellé de références, appuyait sa nouvelle théorie sur l’autorité de ces deux chroniqueurs. Or, on chercherait en vain dans leurs œuvres un mot touchant le Sambocuccio de l’an mille aussi bien que le Sambocuccio législateur. Limperani avait la manie de rectifier l’histoire, et on remarque, dans ses deux volumes, plusieurs exemples de l’oblitération de sa clairvoyance. Limperani vivait à une époque où la foi nouvelle en la liberté et la fraternité enfantait autant de légendes que la foi religieuse en avait créées; c’était le temps où, pour défendre le fictif Guillaume Tell, insuffisamment consolidé par Tschudi, on recourait à des falsifications et des fabrications de documents d’ailleurs maladroites. L’atmosphère d’enthousiasme libéral dégagée par les contemporains de Montesquieu et de Jean-Jacques, devait séduire ce Corse instruit, mais incapable d’imposer aux écarts de son imagination un contrôle judicieux. Aveuglé par une théorie qui attribuait à la Corse une constitution communale au XIᵉ siècle, il trouva, pour l’appliquer, un prétexte dans le désordre des cahiers de Pietro Cirneo. La vie de Sambocuccio y précédait celle de Giudice, et ce fut pour Limperani un trait de lumière: il ne considéra pas que Sambocuccio y requérait l’intervention du gouverneur Boccanegra (1359), et allait lui-même à Gênes solliciter l’envoi de Tridano della Torre (1362). Il ne voulut pas s’apercevoir que Pietro attribuait au second Giudice (XVᵉ siècle) la biographie du premier (XIIIᵉ siècle), et que ces transpositions n’avaient peut-être pour origine que l’interversion des feuillets du manuscrit primitif!
C’est pourquoi sous l’influence de Limperani, les historiens de la Corse crurent faire preuve de jugement en adoptant ce que, de bonne foi, ils croyaient la chronologie de Pietro Cirneo: «Entre Giovanni et Pietro, déclare l’abbé Galletti, nous n’hésitons pas à nous prononcer pour ce dernier.» Au cours du XIXᵉ siècle, Renucci et Robiquet seuls se conformèrent au texte de Giovanni, qui, presque contemporain de Sambocuccio, ne méritait pas d’être suspecté sur ce point. Tous les autres suivirent le système de Limperani. Gregori, dans son édition nouvelle de Filippini, inséra une chronologie de la Corse qui consacra la fable de Sambocuccio législateur de l’an mille; nous la retrouvons reproduite dans Jacobi, Friess, Gregorovius, Galletti, Mattei, Monti, Girolami-Cortona, tous auteurs d’histoires générales de la Corse; également dans le Grand Dictionnaire Larousse et la Grande Encyclopédie, sans parler des ouvrages de moindre importance. L’Inventaire des Archives départementales de la Corse (1906) maintient encore cette chronologie erronée. D’ailleurs, l’historien de la Corse le plus considérable et le plus consciencieux, l’abbé Rossi, confiant en Limperani, accepta les yeux fermés, l’histoire de Sambocuccio ainsi modifiée.
Les historiens du XIXᵉ siècle.—L’œuvre de l’abbé Rossi, écrite à l’époque napoléonienne, est la seule au XIXᵉ siècle dont l’auteur s’est soucié de documentation; mais restée manuscrite jusqu’en 1895, elle découragea longtemps les curieux par sa graphie péniblement déchiffrable. La patience de M. l’abbé Letteron a triomphé de cet obstacle, et treize volumes sur dix-sept ont déjà été imprimés par les soins de ce dernier. Ces treize volumes sont consacrés au XVIIIᵉ et au commencement du XIXᵉ siècle; ils sont riches en détails précis et en informations puisées aux meilleures sources.
Les autres histoires générales de la Corse ne varient guère que par l’étendue. Cependant on consultera avec fruit Renucci (1834) pour la période qui s’étend de 1769 à 1830, et, pour l’ensemble, les Recherches historiques et statistiques de Robiquet (1835) qu’une critique toujours en éveil garde des erreurs où tombèrent ses contemporains Gregori et Jacobi. Gregori a enrichi son édition de Filippini (1827) de documents empruntés, pour la plupart, aux manuscrits exécutés par les soins de Buttafoco; mais ayant négligé de les collationner sur les originaux, il imprima les altérations dont chaque transcripteur avait fourni son appoint. De Jacobi (1835) on peut dire que l’amour de son pays l’écarta fréquemment du chemin de la vérité. Les portraits reproduits dans l’Histoire illustrée de la Corse de Galletti (1865) constituent le mérite de cette compilation patriotique mais médiocrement digérée. L’Histoire de Friess (1852) (réserve faite de l’anachronisme de Sambocuccio), est un bon résumé de Filippini, poursuivi avec un souci constant d’exactitude jusqu’en 1796. Celle de Gregorovius (1854), ce «Latin éclos au milieu des Teutons», est le groupement de morceaux pleins d’éloquence; mais l’auteur, étranger à toute méthode historique, a reproduit sans jugement et sans critique les fables et les opinions courantes par quoi se comblent auprès des masses les lacunes de l’histoire.
Le docteur Mattei, dans ses Annales de la Corse (1873), a réuni et classé chronologiquement une quantité importante de notices; si méritoires qu’ils soient, ses efforts mal dirigés n’ont pas obtenu le résultat que l’auteur en attendait. Cependant, on trouverait dans ce recueil des matériaux utilisables après une révision serrée des dates et un rapprochement des sources qui ne sont que rarement indiquées. Chez lui, Sambocuccio, dédoublé, paraît au onzième et au quatorzième siècle. Les Annales de la Corse, ainsi que l’Histoire de Mᵍʳ Girolami-Cortona (1906) riche en renseignements statistiques, sont indispensables à ceux qui s’occupent de la période contemporaine.
Les altérations de l’histoire: Sampiero, Sixte-Quint, Christophe Colomb, les Bonaparte.—La plupart des écrits du XIXᵉ siècle ont contribué à la diffusion d’allégations inexactes et de légendes sans consistance qui ne se rencontrent pas chez leurs prédécesseurs; et, malheureusement, ce ne sont pas les personnages de moindre envergure qui ont attiré leur attention.
Sampiero.—S’il est en Corse un nom populaire après ceux de Napoléon et de Paoli, c’est sans conteste celui de Sampiero, qui acquit en son temps la réputation d’un des plus braves capitaines de l’Europe. Cette popularité est justifiée à double titre. Rompant le premier avec les pratiques individualistes qui déchiraient la Corse, il éveilla chez ses compatriotes le sentiment de la dignité collective: du pays, il fit la patrie. Ce ne fut pas tout: si Sampiero a mérité d’être appelé le premier Corse français, ce n’est pas seulement pour avoir été en son temps l’un des capitaines les plus remarquables de la Couronne, mais parce qu’on lui doit le premier essai que firent les Corses de la nationalité française. Et cette expérience fut telle que son souvenir resta sinon comme le flambeau, du moins comme l’étoile lointaine qui guida plus tard les premiers partisans de l’annexion française. Entre le Moyen Age et les temps modernes, la physionomie de Sampiero synthétise la Corse d’autrefois, rebelle aux contraintes et aux dominations, et la Corse du XVIIIᵉ siècle, attirée plutôt que conquise par une patrie plus grande, au charme irrésistible, qui saura l’unir à elle sans l’absorber et lui faire place dans son histoire sans l’amoindrir.
On ne s’étonnera donc pas que la personnalité de Sampiero ait tenté des écrivains et des artistes. Le célèbre romancier Guerrazzi et l’aimable conteur Arrighi, dont il a été dit «qu’il puisait dans son patriotisme les sources de l’histoire», ont laissé des Sampiero que l’on lit encore avec plaisir aujourd’hui: leurs récits, qui n’ont que des rapports lointains avec la vérité, n’abusent personne.
Il n’en est pas de même des généalogistes comme Biagino Leca d’Occhiatana et Lhermite Souliers, et des courtisans comme Canault dont les œuvres mercenaires ont engendré de grossières erreurs. Le premier, envoyé en Corse par le maréchal Alphonse d’Ornano, en rapporta les pièces que celui-ci présenta, peut-être de bonne foi, à l’Ordre du Saint-Esprit, mais qui n’en étaient pas moins les fruits d’une complaisance évidente. C’est sur la foi de ces documents que de nombreux ouvrages donnent à Sampiero le nom d’Ornano; mais il faut remarquer que celui-ci, bien que seigneur d’Ornano du chef de sa femme, ne fit jamais usage de ce nom et ne se prévalut jamais d’une noble origine. Sa correspondance est toujours signée «Sampiero da Bastelica» ou «Sampiero Corso».
Il était né, en effet, à Bastelica, et non «au château de Sampiero sur le Tibre» ainsi que l’assure la Biographie Firmin-Didot. Relevons à son sujet quelques assertions erronées. Il ne servit point comme page dans la maison du cardinal Hippolyte de Médicis qui était de treize ans plus jeune que lui. Il ne fut jamais colonel-général des Corses, charge qui ne fut créée qu’après sa mort pour son fils Alphonse, non plus que colonel du Royal-Corse, ce genre de dénomination étant inconnu au XVIᵉ siècle.
Bayard, ainsi que le connétable de Bourbon, raconte-t-on aussi, auraient exprimé hautement leur admiration pour Sampiero. On ne saurait sans parti pris nier ces propos: le colonel des Corses était digne de l’estime de ces braves capitaines, mais si celle-ci s’est manifestée, il est certain que ce ne fut que sous la plume d’écrivains du XIXᵉ siècle.
Sixte-Quint.—On trouvera, dans certains ouvrages, Sixte-Quint au nombre des personnages illustres produits par la Corse, et la raison qu’on en a donnée est que ce pontife s’appelait dans le monde Peretti. Si ce patronymique est répandu en Corse, il ne l’est pas moins en Italie, où il correspond au français Péret, Petit-Pierre. Un Corse, capitaine général des galères pontificales, Bartolomeo de Vivario, dit da Talamone, mort en 1544, avait bien adopté le nom de Peretti qui était celui d’une famille de Sienne à laquelle il s’était allié, et qui se targua de sa parenté avec les Peretti de Montalto (près d’Ancône) quand la fortune eût élevé l’un de ces derniers à la pourpre cardinalice; mais aucun lien ne rattache Sixte-Quint à Bartolomeo Peretti non plus qu’à d’autres familles corses qui ne furent ainsi désignées que bien après la mort de ce pontife. Ces rapprochements purent cependant offrir un fondement à l’opinion susdite qui a pris depuis tous les caractères d’une tradition.
Christophe Colomb.—On a mené grand bruit depuis une quarantaine d’années autour d’une découverte dont l’intérêt (si elle avait été justifiée) dépassait de beaucoup les bornes de l’histoire locale. Selon deux ecclésiastiques corses, MM. Casanova et Peretti, Christophe Colomb serait né en Corse et, pour des raisons difficiles à comprendre, aurait tenu son origine secrète. Cette thèse que combattit M. le chanoine Casabianca, et contre laquelle s’inscrivirent les savants du monde entier, a été reprise de nouveau, en 1913, dans le Mercure de France par M. Henri Schœn, qui se flattait d’apporter des preuves irrécusables de l’origine corse du grand navigateur.
L’article du Mercure ne fit que reproduire les arguments émis jadis par MM. Casanova et Peretti, à savoir que dès le XVᵉ siècle, il existait à Calvi une famille de navigateurs fameux du nom de Colombo; que ceux-ci étaient indifféremment connus sous les noms de Calvi, Calvo ou Corso, mais que leur véritable patronymique est Colombo; que les Corses paraissent avoir été nombreux dans l’entourage de Colomb; qu’une tradition fort ancienne à Calvi, veut que le grand navigateur soit né dans cette ville... etc.
A ces raisons—les principales—on répondra que si l’appellation de Colombo figure dans certains actes du XVIᵉ siècle à Calvi, c’est en qualité de prénom, et que ce prénom, fort répandu sur les bords de la Méditerranée, devint le patronymique de tant de familles qu’il n’est pas, suivant l’expression de M. Henry Harrisse «trois villes sur cent» où l’on ne rencontre des familles Colomb (Colombo ou Colon).
Mais au XVᵉ siècle, rien n’établit qu’il en ait existé une à Calvi: la famille reconstituée par les auteurs de cette thèse, se compose d’un gascon connu sous le nom de Colomb-le-jeune, d’un Corse sans patronymique (Bartolomeo Corso), et de différents membres de la famille Calvo dont l’identité et le rôle historique sont strictement établis. Pour obtenir une famille de navigateurs du nom de Colombo à Calvi, il fallut: 1º traduire—librement—Calvo (Chauve, Chauvin) par le Calvais ou de Calvi; 2º supposer arbitrairement que cette dénomination ne pouvait s’appliquer qu’à des gens du nom de Colombo; 3º fermer obstinément les yeux sur la biographie des personnages dont on travestissait l’identité.
Quant aux Corses dans l’entourage de Christophe Colomb, on n’en trouvera trace ni sur les rôles d’équipage, ni dans le journal de bord de l’Amiral, ni dans les enquêtes postérieures au voyage, ni même dans les œuvres des écrivains insulaires.
Pour prouver l’ancienneté de la tradition de Colomb calvais, M. Schœn cite une élégie en vers à ce sujet «que M. Gaston Paris n’hésitait pas à placer au XVIᵉ siècle». Or, Gaston Paris, dans la séance du 5 février 1886, avait, tout au contraire, déclaré que cette pièce ne devait être accueillie qu’«avec beaucoup de défiance».
M. Casanova croyait que «l’acte de baptême de Christophe Colomb existait à Calvi». M. Schœn qui est allé enquêter sur place, ne s’étonne pas de la disparition de ce papier concluant; car, dit-il, «il se trouve précisément que les archives de Calvi furent détruites par un incendie à la fin du XVIᵉ siècle». M. Schœn aurait tort de déplorer plus longtemps ce sinistre, car en supposant que les archives de Calvi soient intactes, en admettant même que cette ville ait donné naissance à l’Amiral, il n’y trouverait certainement pas l’acte de baptême de Colomb, né près d’un siècle avant que le Concile de Trente eut prescrit la conservation des actes d’église!...
Je n’aborderai pas les inexactitudes de détail, les contradictions, les textes tronqués et les imprudentes amplifications des nouveaux avocats de cette cause malheureuse; mais je citerai quelques opinions provoquées en 1892 par le chanoine Casabianca: «Rien n’autorise à placer en Corse le berceau de Christophe Colomb» (Léopold Delisle).—«Un patriotisme local fort mal inspiré a mis en circulation la ridicule légende de Christophe Colomb français, corse et calvais» (Auguste Himly).—«Que la Corse laisse à Gênes ce qui appartient à Gênes; sa part reste assez belle» (Siméon Luce).—«L’érection par le gouvernement français à Calvi d’une statue de Christophe Colomb, risquerait de nous couvrir de ridicule» (G. Monod).—«La Corse est assez riche de ses gloires nationales pour n’avoir pas besoin d’aller chercher en dehors d’elle des renommées retentissantes» (Victor Duruy).
Arrêtons-nous sur ce jugement autorisé qui synthétise la correspondance adressée par les savants des deux mondes au chanoine Casabianca. En rappelant les «gloires nationales de la Corse», on rendait hommage au «patriotisme éclairé» qui l’avait poussé à «répudier pour son île natale une gloire imméritée». Dans une lettre qui fut lue publiquement, à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, le 14 février 1890, M. Henry Harrisse félicita M. Casabianca, d’avoir produit un travail qui était à la fois «un bon livre et une bonne action».
Les Bonaparte.—On s’intéresserait probablement fort peu aux Bonaparte d’autrefois si la place imposante conquise par Napoléon dans l’histoire, n’avait obligé celle-ci à jeter quelques clartés sur ses ancêtres. Les multiples écrits parus sur ce sujet, ont été souvent classés dans la Bibliographie historique de la Corse.
On peut affirmer sans crainte d’être démenti que presque tous renferment des allégations d’une inexactitude outrée. Sans m’arrêter aux Mémoires de la duchesse d’Abrantès qui rattachent les Bonaparte aux empereurs d’Orient, ni aux généalogies florentines qui ne supportent pas l’examen le plus superficiel, je me bornerai à signaler comme reposant sur un document de fabrication contemporaine la thèse qui fait descendre Napoléon des princes cadolinges, comtes de Settino, Fuccechio et Pistoja, thèse adoptée par Garnier, dans ses Généalogies des Souverains, et Bouillet, dans son Atlas Historique, ouvrages sur l’autorité desquels les livres de seconde main sont d’autant plus tentés de s’appuyer que M. Frédéric Masson dans son Napoléon inconnu, consacre plusieurs pages à la biographie de ces ancêtres présumés des Bonaparte.
Garnier et Bouillet décorent le premier Bonaparte qui vint à Ajaccio, Francesco, du titre de général des troupes génoises. Un très grand nombre de pièces comptables permettent de suivre la carrière de l’ascendant de l’Empereur, qui mourut simple soldat à Ajaccio après avoir servi la République pendant cinquante ans.
Francesco cependant appartenait à une famille distinguée de Sarzane où la charge de notaire impérial était héréditaire depuis le XIIIᵉ siècle. Les Bonaparte qui figuraient parmi les premiers citoyens de la ville, furent employés en Corse par les Fregosi quand ceux-ci, maîtres de Sarzane (V. ch. VIII), eurent acquis la seigneurie de l’île. L’importance de Cesare et Giovanni Bonaparte, grand-père et père de Francesco se déduit des missions dont ils furent chargés par l’Office de San-Giorgio et les Fregosi. Francesco dont le patrimoine s’était amoindri, obtint la concession d’un terrain à Ajaccio: il y bâtit une maison et se fixa dans la nouvelle cité. Ses descendants, notaires, se livrant quelque peu au négoce, vécurent avec honneur, mais sans gloire jusqu’«au 18 brumaire», date à laquelle il plaisait à Napoléon de fixer l’origine de la noblesse des Bonaparte.
Les ouvrages récents: Sous le titre La Corse (1908), MM. Hantz et Dupuch ont publié un petit abrégé de l’histoire de l’île exempt des erreurs et des anachronismes que j’ai signalés.
M. A. Ambrosi a donné en 1914 l’Histoire des Corses et de leur civilisation. L’auteur n’a voulu, dit-il, que «tirer parti des pièces d’archives ou des manuscrits qui, sur une foule de questions, ont été imprimés».—«Presque toutes les sources, ajoute-t-il, se trouvent dans le Bulletin des Sciences corses.»
La valeur du livre de M. Ambrosi s’affirme dans l’étude des temps modernes pour lesquels l’auteur est particulièrement documenté. En effet, M. l’abbé Letteron, président de la Société, qui dirige le Bulletin depuis 1881, s’est appliqué surtout à réunir des matériaux pour l’histoire du XVIIIᵉ siècle qu’il a jugé avec raison capable d’apporter une contribution plus large à l’histoire de la France. Le Bulletin est donc, pour cette période, riche en mémoires et en documents de tout ordre. Les époques antérieures par contre y sont peu représentées. C’est tout au plus si dans les 370 fascicules déjà parus de ce précieux recueil, on trouverait une douzaine d’articles inédits, généralement brefs, sur le Moyen Age. Quoi qu’il en soit l’œuvre de M. Ambrosi permet d’apprécier l’appoint considérable apporté par la Société, dont il est le secrétaire, à l’historiographie de la Corse. Notons en outre la présentation raisonnée du livre où l’auteur, agrégé de l’Université, a fait preuve de grandes qualités didactiques.
L’histoire d’après les sources originales.—En 1872, M. Francis Mollard, depuis archiviste départemental de la Corse, démontra la nécessité pour l’île de posséder une histoire assise sur des bases plus solides que des traditions dénaturées par ceux-là mêmes qui s’étaient donné pour objet de nous les transmettre. Chargé par le Ministère de l’Instruction Publique d’une mission en Italie, il en rapporta une moisson assez abondante de documents qui furent publiés en partie dans les Archives des Missions scientifiques (1875), le Bulletin historique et philologique (1884) et le Bulletin de la Société des Sciences historiques de la Corse (1885).
Reprenant en 1893, sous les auspices du Ministère de l’Instruction publique, l’œuvre interrompue de M. Mollard, j’ai pu relever dans les différents fonds d’archives italiens, français et espagnols les copies de plus de 2.000 documents inédits (de 960 à 1500) et y recueillir une quantité innombrable d’extraits relatifs à la Corse ou à des Corses.
Les résultats de ces enquêtes qui ont fait l’objet de plusieurs mémoires, ont été sommairement groupés et publiés en 1908 sous le titre d’Histoire de la Corse écrite pour la première fois d’après les sources originales. On y trouve, en tête de chaque chapitre, la liste des fonds d’archives (cartons, registres, liasses, etc.), sources narratives, collections, recueils et ouvrages qui ont servi à son élaboration.
C. C. R.
HISTOIRE
DE CORSE
I
LES ORIGINES
Les données géographiques.—Les découvertes archéologiques et anthropologiques.—La civilisation néolithique.—La question des influences orientales.
Un pays de montagnes dans la mer: telle est la Corse, âpre et riante, qui tout à la fois repousse et accueille. Les plus hauts sommets se dressent dans la partie médiane de l’île, sur le bord occidental d’une dépression qui, de l’île Rousse à la marine de Solenzara, sépare la Corse granitique, à l’Ouest, et la Corse schisteuse, à l’Est. La ligne de faîte, qui atteint 2.710 mètres au monte Cinto, 2.625 mètres au monte Rotondo, n’est franchie que par des cols (foci ou bocche) élevés de plus de 1.000 mètres. C’est de ce côté que la partie ancienne de la Corse est le plus difficilement accessible. La vaste conque granitique du Niolo, d’où le Golo s’échappe par des gorges sauvages, abrite un peuple de bergers «couverts de poils» qui ont gardé, notamment dans la piève d’Asco, les mœurs d’autrefois. C’est une race de travailleurs, rude et vaillante. «Nulle part, dit un vieux dicton corse, on ne travaille autant que dans le Niolo.» Entre les hautes vallées du Golo et du Tavignano, sur un seuil élevé, Corte commande le passage de l’Ouest à l’Est: ce fut, au XVIIIᵉ siècle, le centre politique de l’île.
Des hauteurs du Niolo, que prolongent vers le Sud-Est le monte d’Oro, le monte Renoso, l’Incudine, descendent vers le Sud-Ouest une série de vallées étroites et parallèles—Liamone, Gravona, Prunelli, Taravo, Rizzanèse—aboutissant aux nombreux golfes de la côte occidentale. Séparées par de hautes croupes, elles communiquent malaisément entre elles et certains «pays» ont reçu des appellations distinctes: la verte Balagne, au Sud de Calvi,—les Calanche, vers Piana, où le granit désagrégé a formé des accumulations pittoresques de rochers,—la Cinarca, «le plus joli pays du monde»... La mer, qui s’ouvre à l’ouest, fut à l’origine le seul lien entre les hommes: à cause d’elle, l’«Au-delà des monts» fut la partie la plus anciennement peuplée de toute l’île.
La région plissée, qui confine à l’Est, est beaucoup plus récente. Son architecture est celle des chaînes alpines. Les vallées n’offrent pas la même régularité et le même parallélisme que celles de l’ouest: quelques-unes, comme celles du Golo et du Tavignano, n’ont pu établir leur profil actuel qu’au prix d’énergiques captures. En tous cas le morcellement n’est pas moindre. Voici le Cap, avec ses «marines»,—la «conque» du Nebbio, dont certaines parties ont une grâce exquise,—la riante Casinca, où les villages, tout blancs, coiffent les collines,—la Castagniccia, où des pièves multiples—Rostino, Ampugnani, Vallerustie, Orezza, Alesani—formèrent le réduit de l’indépendance corse,—le Fium Orbo sauvage et sublime... Tel est l’«En-deçà des monts», où l’émiettement territorial est également imposé par les conditions géographiques. Mais, sauf à Bastia et dans quelques «marines» privilégiées, la côte est peu favorable à la vie maritime: les alluvions, fluvio-glaciaires ou bien modernes, ont créé deux plaines, larges de 5 à 10 kilomètres, où sévit la malaria.
A l’extrémité sud, une petite table de calcaires tertiaires s’accole au massif ancien: c’est la région de Bonifacio, que les Corses mêmes considèrent comme étant presque hors de Corse.
A travers cette variété il est difficile de saisir l’unité profonde qui fera l’originalité du pays corse. Au surplus, les contrastes abondent. La plaine féconde est délaissée pour la montagne; c’est une île, et il n’y a pas de marins; le relief invite au morcellement, et pourtant il n’y a pas de nationalité plus homogène que la nationalité corse. Ces étrangetés s’expliquent par l’histoire. Grâce à sa situation centrale dans le bassin occidental de la Méditerranée, à la sûreté de ses mouillages, la Corse a été atteinte, et de très bonne heure, par les courants généraux de commerce et d’invasions qui ont contribué à mêler les races de la Méditerranée et de l’Europe; dès l’antiquité, elle tenta les convoitises, elle devint l’arène de toutes les compétitions, le rendez-vous de tous les conquistadores. Histoire compliquée, souvent tumultueuse, dont les origines sont, comme il arrive, particulièrement délicates à démêler.
Pour Sénèque déjà, les temps anciens de la Corse étaient «enveloppés de ténèbres», et l’exil du philosophe dans l’île qu’il détesta si fort marqua longtemps le dernier fait précis jusqu’où l’on pouvait remonter sans faire aux hypothèses une part trop grande. Vers la fin du XVIIIᵉ siècle, l’historien de la Corse, Pommereul, constatant que «l’origine de la plupart des peuples est couverte d’un voile impénétrable» et qu’au surplus «l’âge d’un peuple ne peut rien ajouter à sa gloire», consent à rester ignorant par esprit philosophique et par raison critique. Les habitants de la grande île méditerranéenne sont-ils aborigènes? ou ne résultent-ils pas plutôt du mélange de toutes les nations qui en ont fait successivement la conquête? Peu importe: «ils existent, ils ont existé, c’est une chaîne de générations dont on ne peut retrouver le premier chaînon».
Notre époque eut de plus indiscrètes curiosités. Le capitaine Mathieu signalait le premier, en 1810, dans les Mémoires de l’Académie Celtique, la présence en Corse de monuments mégalithiques. Vers 1840, Prosper Mérimée, inspecteur général des monuments historiques, montrait, au retour d’une mission archéologique, l’intérêt qu’il y aurait à rassembler «tous les documents, tous les faits qui peuvent conduire à la connaissance des origines de la Corse». Malheureusement les insulaires répondirent mal à l’appel qui leur était adressé et, soit ignorance, soit cupidité, ils se montrèrent mauvais gardiens des trésors que leur sol renfermait en abondance. On vit des dolmens détruits, des objets d’art brisés ou dispersés. L’indifférence de l’Etat fit le reste. Il y eut des erreurs commises, et nous ne possédons même pas le relevé des milliers de débris que la construction, sous le Second Empire, d’un canal d’irrigation mit à jour dans la plaine de Biguglia. Mais voici que la Corse se prépare, dans de meilleures conditions scientifiques, à exhumer de nouveaux trésors archéologiques. Les deux lois récemment votées sur la construction du chemin de fer de Bonifacio et sur l’assainissement de la côte orientale prévoient de grands travaux de desséchement, de régularisation fluviale et d’adduction d’eau potable, qui vont bouleverser une terre éminemment historique, faite avec la poussière de ses plus anciens monuments.
En même temps, des recherches ont été poursuivies dans d’autres domaines. Complétant les études anthropologiques de MM. Broca, Fallot, Jaubert et Mahoudeau, M. Pierre Rocca a mensuré 200 individus dans l’île préalablement divisée en trois régions distinctes et il a notamment porté ses investigations sur les montagnards du Niolo, où le type primitif s’est sans doute le mieux conservé. Une foule de grottes ont été explorées: quelques-unes ont abrité les hommes du néolithique et du hallstattien.
Quelles que soient les surprises que nous réservent des fouilles méthodiquement entreprises ou d’accidentelles découvertes, nous pouvons dès à présent, et sans crainte de généralisation hasardeuse, classer les débris recueillis pour reconstituer les étapes du plus lointain passé. L’âge de la pierre, l’âge du bronze, l’âge du fer se sont succédé, ou se sont entremêlés parfois, ici comme ailleurs.
Jusqu’à présent, aucune découverte précise ne permet de croire que l’homme paléolithique a vécu dans l’île; mais la civilisation néolithique s’y est développée de bonne heure. A l’exclusion peut-être des tumuli, on rencontre en Corse tous les types de monuments mégalithiques qui ont été signalés en Bretagne. Les dolmens ou stazzone et les menhirs (stantare ou monaci), les alignements et les cromlechs y sont extrêmement nombreux, plus nombreux assurément que ne l’a écrit M. de Mortillet.
L’imagination populaire leur attribue une origine surnaturelle: il y a la forge du diable (stazzona del diavolo), la table du péché (tola di u peccatu), la maison de l’ogre (casa dell’orco) et, quant aux menhirs du Rizzanèse, appelés il frate e la suora, il faut y voir les statues pétrifiées d’un moine et d’une religieuse qui voulaient fuir Sartène pour cacher au loin leurs coupables amours.
Les plus caractéristiques sont dans le sud et appartiennent à l’arrondissement de Sartène. Le dolmen de Fontanaccia est le plus beau et le mieux conservé: sept dalles supportent une table longue de 3ᵐ,40 et large de 2ᵐ,90; la chambre, enfoncée dans le sol d’environ 40 centimètres, mesure intérieurement 2ᵐ,60 de long, 1ᵐ,60 de large et 1ᵐ,80 de haut. Sur la face supérieure de la table se trouvent trois cuvettes réunies au bord par des rigoles taillées de main d’homme. Auprès de ce dolmen, deux petits menhirs isolés sont cachés dans le maquis. Au pied du rocher de Caouria, un alignement comprend 32 menhirs, dont 26 debout et 6 renversés. A quelque distance, l’alignement de Rinaïou comprend 7 menhirs rangés en ligne droite. Citons encore le menhir de Vaccil Vecchio, véritable colonne de 3ᵐ,20 de haut, celui de Capo di Luogo, plus large au sommet qu’à la base, les blocs de la vallée du Taravo dont la longueur dépasse 4 mètres, etc.
Le groupe septentrional, qui occupe une portion de l’arrondissement de Bastia et s’étend jusque sur celui de Calvi, est beaucoup moins riche et moins intéressant. Les principaux menhirs sont à Lama et les dolmens du monte Rivinco sont curieusement composés de dalles de gneiss.
Des cimes de Cagna, escarpées sur le ciel, se détache une ébauche gigantesque de statue d’homme que l’on découvre de très loin. Est-elle due au caprice de la nature? Doit-on la rapprocher de celle d’Appricciani, à Sagone, qui semble l’œuvre inachevée d’un artiste? Celle-ci est une tête de géant, posée sur un piédestal, haut de 2 mètres environ. Mérimée la prit pour une idole; Renan la mentionne dans sa Mission de Phénicie, sur les indications du baron Aucapitaine, comme un couvercle de sarcophage phénicien; ce ne serait, d’après M. Michon, qu’un menhir sculpté.
Quoi qu’il en soit, il est certain que les traces de travail humain sont rares sur les dolmens et les menhirs. Pour juger ce que fut la «civilisation» des néolithiques, il convient d’examiner leur outillage qui fut, ici comme sur le continent, très perfectionné. Haches de pierre polie, pointes de flèches, racloirs, couteaux, débris de poteries, percuteurs, broyeurs, polissoirs, etc., une série d’objets dont le fini remarquable témoigne de la patience et de l’habileté des ouvriers, ont été retrouvés en Balagne, près de Bonifacio, à Vizzavona, ailleurs encore.
Les découvertes de M. Simonetti-Malaspina en Balagne ont une importance particulière. Sur le territoire de Ville-di-Paraso, à 2 kilomètres environ du village et à 8 kilomètres de la mer, se trouvent les ruines d’une ancienne cité: les vestiges du mur d’enceinte sont encore très apparents; sur une surface de plus de 50 hectares, le sol est couvert de débris de poteries; on a recueilli en cet endroit des marteaux, des polissoirs, des fragments de vases en porphyre et surtout une quantité considérable de petits moulins à moudre le blé. On y a trouvé—on y trouve encore—beaucoup de pointes de flèches en silex noir du pays.—Dans d’autres régions, les ouvriers se servent de serpentine, de quartz ou même de diorite. Près de Bonifacio, le commandant Ferton a relevé de nombreux débris d’obsidienne provenant probablement de Sardaigne: de bonne heure des échanges durent avoir lieu entre les deux grandes îles de la Méditerranée Occidentale. Une même race peuplait la Sardaigne et la Corse: celle des Ibères et des Ligures. Tels sont en effet les peuples que l’on retrouve partout à l’arrière-plan de la civilisation dans la Méditerranée Occidentale; ils paraissent avoir joué le même rôle que les Pélasges dans la Méditerranée Orientale, ils sont «le peuple x» de l’antiquité.
L’homme néolithique de Bonifacio trouvait un asile dans les nombreux abris sous roche de la région; il se nourrissait des produits de la chasse et de la pêche, principalement de coquillages marins et du lagomys corsicanus, petit lièvre de la grosseur d’un rat, aujourd’hui disparu. Il ne dédaignait pas l’art de plaire, se parant de colliers ou de bracelets de coquilles, et se teignait le corps. Quand il mourait, on pliait le cadavre dans la position de l’homme accroupi et on l’inhumait avec des vivres et des outils.
Grâce à des découvertes récentes, l’âge du bronze commence à être représenté en Corse par des spécimens assez nombreux, provenant surtout de la Balagne. Quant à la civilisation des armes de fer, elle s’est véritablement épanouie. C’est à elle que l’on doit les riches sépultures qui, à Prunelli di Casacconi et surtout à Cagnano, près de Luri, ont livré, avec de remarquables débris de squelettes, une foule de bijoux et d’ustensiles: fibules, bracelets, agrafes, creusets pour fondre le métal, perles en pâte de verre, boutons et appliques en or, peignes, chaînettes et pinces épilatoires, manches de poignards hallstattiens.
Quelle est l’origine de ces objets, dont quelques-uns révèlent une fabrication délicate? Y avait-il dans l’île des fondeurs de bronze établis à demeure? Doit-on, au contraire, reconnaître ici l’œuvre des
Tsiganes, ces métallurgistes ambulants, à la fois fondeurs et habiles marteleurs, dont le nom a été donné à la première période du bronze? Ils achetaient aux habitants leurs objets hors d’usage et, quand ils en possédaient une certaine quantité, procédaient à leur refonte à l’aide de moules et de creusets qu’ils portaient avec eux. Souvent, le poids de leur collecte journalière étant trop lourd, ils la cachaient dans un endroit plus ou moins bien repéré. Faut-il tout simplement, rapprochant les pièces trouvées en Corse des débris exhumés à Villanova et à Bologne, leur attribuer une provenance étrusque? L’hypothèse est tentante et c’est vers elle que penche M. Letteron, le dernier historien de la Corse primitive.
Pourtant il faut bien reconnaître que la civilisation de Cagnano est analogue non pas seulement à celle qui s’est développée dans le centre de l’Italie, mais encore au Caucase et dans la vallée du Danube. Les influences civilisatrices sont peut-être venues de plus loin: il y a eu, à partir du néolithique, une communication entre l’Orient et l’Occident et une influence du premier sur le second. Mais il ne faudra rien exagérer. En cette matière comme en beaucoup d’autres, il est difficile de faire les parts de l’indigène et de l’exotique: trop de détails restent inconnus. Tout ce qu’on peut faire est de peser ceux dont on dispose, sans trop conclure, car demain il en peut surgir de nouveaux qui remettent tout en question.
II
LA «DÉCOUVERTE» DE LA CORSE
Légendes éponymes.—La colonisation phénicienne.—Les Phocéens et les premiers marchés permanents.—Étrusques et Carthaginois.
La Corse n’entre vraiment dans l’histoire qu’au VIᵉ siècle, avec l’arrivée des Phocéens fugitifs: ce sont eux qui ont définitivement «découvert» la Corse et inauguré une colonisation qui se poursuivra désormais sans arrêt.
Avant eux, sans doute, il y a eu des établissements commerciaux et des tentatives de peuplement. Ibères, Ligures, Phéniciens sont entrés, pour une part difficile à déterminer, en relations avec les hommes qui habitaient la Corse dès l’époque des dolmens et qui étaient peut-être—du moins pour les Ligures—des hommes de leur race. De vieux auteurs l’assurent et, dans la légende qu’ils nous ont transmise, une réalité précise apparaît sans doute. Une femme de la côte de Ligurie, voyant une génisse s’éloigner à la nage et revenir fort grasse, s’avisa de suivre l’animal dans son étrange et longue course. Sur le récit qu’elle fit de la terre inconnue qu’elle venait de découvrir, les Liguriens y firent passer beaucoup de leurs compagnons. Cette femme s’appelait Corsa, d’où vint le nom de Corse. C’est la légende éponyme que nous retrouvons à l’origine de toutes les cités antiques; mais elle est de formation récente, car le premier nom de l’île est Cyrnos et non pas Corsica.
La difficulté n’était point pour embarrasser les vieux chroniqueurs, grands amateurs de merveilleux et habitués à ne douter de rien. Il y a d’autres légendes, et plus prestigieuses, sinon moins fantaisistes. Un fils d’Héraclès, Cyrnos, aurait colonisé la Corse en lui donnant son nom. Giovanni della Grossa croit que la Corse a été peuplée par un chevalier troyen, appelé Corso ou Cor, et une nièce de Didon, nommée Sica, que Corso a bâti les villes de l’île et leur a donné les noms de ses fils et de son neveu, Aiazzo, Alero, Marino, Nebbino. C’est ainsi que la Grande-Bretagne a eu son Brut, la France son Francus et que la Corse a son Corso, neveu d’Enée.
Faut-il parler d’une colonisation phénicienne en Corse? La chose est vraisemblable, mais l’on sait assez ce qu’il faut entendre par ce mot. Les Phéniciens ont su les premiers jouer le rôle fructueux d’intermédiaires et de courtiers entre les diverses parties du monde méditerranéen; mais ils n’ont jamais entendu s’installer à demeure sur une terre étrangère. Après une navigation lente le long des côtes, ils abordaient dans les îles ou sur les promontoires, échouaient leurs navires sur le sable et, de marins devenus marchands, étalaient leur pacotille sur la place publique. La foule se pressait autour de ces hommes «aux beaux discours», ainsi que les appellent les poèmes homériques, de ces hommes qui savent tromper. Les femmes soupesaient les bijoux d’or fabriqués à Memphis ou à Babylone, les statuettes de dieux, en bronze ou en terre cuite, les coupes de verre aux reflets chatoyants dont les Phéniciens avaient appris la fabrication en Egypte. On regardait aussi, et ce n’était pas ce qui excitait le moindre étonnement, les marchands étrangers tracer sur le papyrus des signes bizarres qui permettaient de noter à tout jamais, au moyen d’une trentaine de signes, tous les sons de la voix humaine... Des jours et des mois se succédaient ainsi; puis, un jour, les étrangers disparaissaient, après avoir entassé dans leurs navires aux flancs ronds les peaux de bêtes, la cire et le miel,—marchandises que le troc avait mises en leur possession,—souvent aussi les jeunes gens et les jeunes filles qu’ils vendaient comme esclaves. Et les marchands reprenaient la mer, voguant vers d’autres régions, ballottés d’île en île.
Ainsi abordèrent-ils aux rivages de Corse et peut-être faut-il voir dans le nom de l’île une racine phénicienne: Kir, Keras, l’île des promontoires. Héraclès, le Melkart phénicien, dont le culte sert à marquer les principales étapes des marins de Tyr et de Sidon, ne vint pas en Corse, mais la légende y fait débarquer son fils Cyrnos. Peut-être n’y a-t-il eu qu’une colonisation essaimée de Carthage, à une époque beaucoup plus récente.
Au surplus, quand les Phéniciens auraient vraiment découvert la Corse, il n’y aurait pas lieu d’insister. Très jaloux de conserver autant que possible le monopole du commerce, ils ont gardé pour eux les renseignements qu’ils avaient pu obtenir. De plus ils n’ont pas pénétré dans l’intérieur du pays; leurs comptoirs, établis temporairement à l’extrémité des promontoires, ne s’animaient qu’à de rares intervalles, et les peuplades insulaires ne s’unirent point aux Phéniciens par des relations régulières. Ces peuplades vivaient retranchées sur les montagnes, dans un état de demi-sauvagerie, pendant que les écumeurs de la Méditerranée s’établissaient tour à tour sur les côtes, dans un chassé-croisé furieux dont le pays faisait tous les frais.
Enfin les Phocéens vinrent, et avec eux les premiers marchés permanents. A l’étroit dans un territoire peu fertile de l’Asie Mineure, ils cherchèrent dès la fin du VIIᵉ siècle à s’établir au dehors; mais dans tout l’Orient méditerranéen la place était prise. Ils se tournèrent vers les régions plus lointaines et, montés sur des vaisseaux étroits et rapides que 50 rameurs faisaient glisser sur les flots, ils se dirigèrent vers le Far West de l’ancien monde. Équipés pour les batailles navales comme pour le commerce et la piraterie, ils allèrent jusqu’au pays de Tartessos, riche en métaux, où le roi Arganthonios les reçut amicalement et leur offrit un asile. Mais ils furent obligés de fuir sous la menace des Carthaginois,—telle est du moins la très vraisemblable hypothèse formulée par M. Jullian; ils recommencèrent à longer les côtes, ils s’arrêtèrent à Rome, et même, s’il faut en croire Trogue-Pompée, signèrent un pacte d’amitié avec le premier Tarquin. A force d’errer, ils découvrirent la rade de Marseille, spacieuse et bien abritée, sous un ciel qui rappelait celui de Grèce: ils s’y fixèrent vers l’an 600.
Mais ils restaient en relations suivies avec la métropole, et les Phocéens d’Asie considérèrent Marseille comme un point d’appui pour organiser dans la Méditerranée occidentale un grand empire maritime, une véritable thalassocratie. Entre l’embouchure du Rhône et le détroit de Gibraltar, on les voit s’installer au débouché de toutes les vallées, ils bâtissent Mainaké (Malaga). Vers 564, enfin, ils arrivent en Corse et fondent Alalia (Aleria) «pour obéir à un oracle», dans une position remarquable, au centre de la vaste plaine orientale, au débouché du Tavignano. De là ils pouvaient surveiller toute la côte étrusque, l’île d’Elbe, dont les mines de fer pouvaient compenser celles du pays de Tartessos, la vallée du Tibre et la puissante cité d’Agylla (Cervetro) qui avait des sommes considérables déposées dans le trésor de Delphes. A quelques kilomètres d’Alalia, l’étang de Diana pouvait abriter une flotte de commerce et se prêter aux évolutions d’une flotte de guerre. Ainsi commençait à se dessiner un Empire grec dans la Méditerranée occidentale.
Alalia grandissait lentement, des temples s’élevaient et l’œuvre de colonisation se poursuivait lorsque les malheurs survenus à la métropole vinrent lui donner un essor définitif. Vers 540 Phocée fut assiégée par Harpage, lieutenant de Cyrus. Plutôt que de se soumettre au joug des Perses, les Phocéens, voyant qu’une longue résistance était impossible, s’embarquèrent avec leurs femmes, leurs enfants et tous leurs trésors et ils allèrent demander aux habitants de Chio de leur vendre les îles Œnusses. Ceux-ci refusèrent, «dans la crainte, écrit Hérodote, que les nouveaux venus n’y attirassent le commerce à leur détriment». Les Phocéens se remirent à la voile pour gagner la Corse et arrivèrent grossir les rangs des premiers colons d’Alalia.
Actifs, industrieux, ils développèrent la prospérité de la colonie primitive. Hérodote nous dit qu’ils élevèrent des temples et qu’ils ravageaient et pillaient tous leurs voisins. Qu’en faut-il conclure, sinon qu’ils ont l’intention de s’établir définitivement et d’agrandir leur territoire? Leur ambition croît avec les succès, des relations commerciales et politiques suivies unissent les Phocéens de la Méditerranée Occidentale, dont la puissance maritime est devenue considérable. Mais la ville d’Alalia ne devait pas connaître une splendeur plus grande et, moins de cinq ans après l’arrivée des Phocéens d’Asie, elle succombait sous les coups de ses ennemis.
L’apparition de ces étrangers, qui venaient s’implanter au cœur de la mer Tyrrhénienne, tout près de l’Italie et de la Sardaigne, également le long des côtes espagnoles, détermina les Carthaginois et les Etrusques à se coaliser contre eux. Ici se manifeste l’hostilité constante de Carthage contre les Grecs: antagonisme de races, peut-être, mais surtout rivalité économique. Une grande bataille navale s’engagea dans les eaux de Sardaigne, en face d’Alalia. Les Phocéens, que leurs compatriotes de Marseille étaient venus renforcer, remportèrent la victoire, car ils avaient réussi à empêcher le débarquement des alliés; mais ils avaient perdu quarante vaisseaux, et vingt autres étaient hors de service, les éperons ayant été faussés. Ils rentrèrent à Alalia et, prenant avec eux leurs femmes, leurs enfants et tout ce qu’ils purent emporter du reste de leurs biens, ils abandonnèrent définitivement la Corse et refluèrent vers Marseille (535).
La chute de la thalassocratie phocéenne laissait la Corse au pouvoir des Etrusques dont la domination s’étendit à nouveau sur toutes les rives de la mer Tyrrhénienne, véritable lac étrusque. «Maîtres de la mer», écrit Diodore de Sicile, ils s’approprièrent les îles intermédiaires et établirent solidement leur pouvoir en Corse: ils fondèrent Nicée et exigèrent des habitants un tribut de miel, de cire, de bois de construction et d’esclaves.
Pourtant la puissance de la confédération étrusque touchait déjà à son déclin et se resserrait de plus en plus dans l’Italie Centrale. Obligés de faire face au péril gaulois, vaincus devant Cumes par Hiéron de Syracuse, ils durent renoncer aux grandes expéditions maritimes. Du moins continuaient-ils à se livrer à la piraterie, se faisant corsaires et pillant les vaisseaux étrangers qui naviguaient dans la mer Tyrrhénienne. Il fallut que le général syracusain Apelles entreprît une expédition en Corse d’où les Etrusques partaient pour leurs incursions et où ils apportaient leur butin. Les Syracusains abordèrent, selon toute vraisemblance, dans le midi de l’île et, pendant que leurs soldats portaient le ravage dans l’intérieur, leur flotte s’abritait dans le portus Syracusanus, qui est, suivant les anciens géographes, Bonifacio, Santa-Manza ou Porto-Vecchio.
A mesure que la confédération étrusque voyait s’affaiblir sa puissance, elle dut concentrer peu à peu toutes ses forces dans la péninsule et abandonner les établissements qu’elle possédait dans les îles voisines. Les Carthaginois, au contraire, délivrés sur mer de leurs rivaux redoutables, prenaient pied dans toutes les îles de la mer de Sardaigne et de la mer d’Etrurie. L’inexpérience des Romains, longtemps ignorants dans l’art de la navigation, leur laissait d’ailleurs le champ complètement libre. Pendant deux siècles ils purent jouir en paix de la possession des îles voisines de l’Italie.
A quel système de gouvernement la Corse fut-elle alors soumise? On ne saurait le dire. Carthage conquérait pour exploiter, et son Sénat ne se souciait guère d’organiser fortement sa conquête comme faisait celui de Rome. Il songeait avant tout à fonder sur les côtes des comptoirs commerciaux, à exploiter les mines et à prélever des tributs sur les peuples soumis, dont il avait fait au préalable démanteler les places fortes. Les Corses, à vrai dire, ne s’étaient jamais soumis, pas plus aux Carthaginois qu’aux Etrusques: réfugiés dans l’intérieur de l’île, ils résistaient au milieu des rocs inaccessibles où ils s’étaient retranchés. Les maîtres de la mer pouvaient occuper les côtes, ruiner les comptoirs, installer des garnisons: ils ne pouvaient avoir raison de ce peuple indomptable et fier, «dont les esclaves ne sont pas aptes, à cause de leur caractère naturel, aux mêmes travaux que les autres esclaves». Diodore de Sicile, qui fait cette observation, constate également que l’île est montagneuse et couverte de bois touffus: les «Africains» n’avaient jamais songé à la conquérir.
En dépit de sa belle apparence, l’empire carthaginois n’était donc point solide. C’était le colosse d’airain aux pieds d’argile dont parle l’Écriture. Il s’effondra dès qu’il fut attaqué par un ennemi puissant et déterminé.
Cet ennemi, ce fut le peuple romain. Il allait conquérir la Corse et la marquer de son empreinte.
III
LA CORSE ROMAINE[B]
La conquête.—La paix romaine: l’organisation militaire et administrative.—Débuts du christianisme.
Tant que les Romains avaient fait la guerre aux Étrusques et aux Grecs d’Italie, les Carthaginois ne s’étaient pas inquiétés de leurs victoires et y avaient même applaudi. Ils avaient fait plus. En 509, ils avaient signé avec les Romains un traité d’alliance et de commerce, et, pendant la guerre de Tarente, ils leur avaient offert des secours, qui furent d’ailleurs refusés. Mais du jour où Rome posséda l’Italie continentale, elle fut bientôt entraînée à de nouvelles conquêtes. En 264, la possession de la Sicile mit Rome aux prises avec Carthage et ce fut le duel d’un siècle qu’on appelle les guerres puniques. Lutte de races, peut-être, mais surtout rivalité d’intérêts: les événements de Corse le prouvent bien.
Dans le système politique que les Phocéens avaient une première fois élaboré et tenté de réaliser, la Corse était un des éléments essentiels: elle demeure un des points d’appui de l’impérialisme romain à ses débuts. Si la puissance qui venait d’établir sa domination sur toute l’Italie voulait être maîtresse de la mer, elle devait faire rentrer la Corse sous son hégémonie pour ne pas avoir sur son flanc une menace constante et un obstacle à ses progrès.
Nécessités stratégiques, nécessités économiques aussi. Par la fertilité de sa plaine orientale, véritable grenier à blé, par l’abondance de ses forêts, peut-être aussi par la richesse présumée de ses mines, la Corse devait tenter les convoitises romaines.
Mais la conquête fut extrêmement pénible; véritable guerre de Cent Ans (260-162) aux victoires précaires, aux trêves incessamment rompues, aux révoltes toujours renaissantes, guerre d’escarmouches, plutôt que grande guerre, et qui ne nécessita pas moins de dix expéditions.
Quand le consul Duillius eut battu près de Myles la flotte carthaginoise (260), la Corse ressentit le contre-coup de cette victoire. Le consul L. Cornelius Scipion, collègue de Duillius, poursuivit les vaisseaux fugitifs jusqu’en Sardaigne, les détruisit et, après d’heureux combats dans cette île, passa en Corse. Il eut à lutter contre les habitants et contre Hannon, général des Carthaginois; Alalia, qui s’était relevée de ses ruines et qui avait été entourée de remparts, fut le centre de la résistance insulaire: elle dut se rendre après un siège mémorable dont il est fait une mention toute spéciale dans l’inscription funéraire du vainqueur. Mais, une fois la citadelle prise, l’île n’était point soumise. Avec le miel, la châtaigne et le lait de leurs chèvres, les gens de la montagne pouvaient tenir longtemps, empêcher tout envahisseur de dépasser la plaine orientale et l’inquiéter sans cesse en descendant brûler les moissons, abattre les maisons, sauvages razzias que la nature du pays rendait faciles... Rome s’en rendit compte, et n’insista pas. Et quand les Carthaginois vaincus durent signer le traité de 241, ils abandonnaient bien la Sicile et l’Italie; mais il n’était pas question de la Corse, dont ils restaient les possesseurs.
Rome semble avoir usé ici—et dès le premier jour—de sa tactique habituelle: profiter des divisions existantes, en créer de nouvelles, apparaître au moment opportun comme l’arbitre des conflits, être celle que l’on implore et qui dicte ses conditions. Ne pouvait-on séparer la cause insulaire de la cause carthaginoise et, dès les premiers symptômes de mécontentement, se présenter comme les alliés nécessaires, comme les libérateurs?
Précisément la guerre des mercenaires suscitait à Carthage les plus graves embarras. Il fallait multiplier les levées d’hommes, faire rentrer les impôts avec rigueur. Les Romains crurent l’instant favorable et, en 238, Tib. Sempronius Gracchus occupait la Corse—et aussi la Sardaigne—au mépris du traité de 241. Mais les Corses n’admirent point les maîtres qui s’imposaient à eux. Les consuls Licinius Varus en 236, Sp. Corvilius en 234, établissent, «non sans peine», une tranquillité superficielle. Quand en 232 les Carthaginois reçoivent, par un ultimatum impérieux, l’ordre d’évacuer toutes les îles, «attendu qu’elles appartiennent aux Romains», les consuls M. Malleolus et M. Æmilius peuvent bien rapporter de Sicile un riche butin; mais, ayant abordé sur les côtes de Corse, ils sont assaillis et dépouillés par les habitants. L’année suivante, le consul C. Papirius Maso refoule les insulaires dans la montagne, mais il ne peut aller plus loin. Certes il est difficile de déterminer, en l’absence de documents contemporains et dans la brièveté des textes d’époque postérieure, quelle est la part des instigations carthaginoises dans la résistance des Corses à la domination romaine. Cette part est évidemment très grande; mais l’existence d’un sentiment proprement corse n’est pas douteux. Obscurément l’idée d’une nationalité indépendante apparaît chez ces peuples qui résultent déjà de tant de mélanges mais chez qui, en face des mêmes dangers, une âme commune est née.
La Corse fut soumise au régime provincial dès 227: c’est à cette date que le nombre des préteurs fut porté de deux à quatre pour gouverner d’une part la Sicile, et, d’autre part, la Sardaigne (d’où dépendait la Corse). Mais l’ordre ne règne pas. En vain le consul Cn. Servilius Geminus fait-il en 217 le tour de la Corse avec cent vingt vaisseaux, fortifiant les côtes et exigeant des otages; en vain place-t-on deux légions à la disposition des préteurs—parmi lesquels il faut citer M. Porcius Cato et l’annaliste Q. Fabius Pictor;—en vain les généraux vainqueurs exigent-ils des rançons (de miel et de cire) toujours plus rigoureuses,—les Corses demeurent en état de rébellion constante.
Au surplus ils n’opèrent point par bandes confuses et sans organisation. Ils perdent en 173, dans une seule action, 7.000 hommes et les Romains leur font plus de 1.700 prisonniers. Etourdis plutôt que domptés par cette défaite, les Corses se réorganisent, préparent un soulèvement général contre lequel Rome doit envoyer en 164 l’armée consulaire de Juventius Thalna. Mais cette fois la pacification est proche: le Sénat décrète des actions de grâces aux dieux en l’honneur de Juventius et, après la démonstration militaire faite par P. Scipio Nasica (163), les Corses, épuisés ou résignés, acceptent leur destin.
On comprend facilement leur peu d’enthousiasme pour le régime qui leur avait été imposé en 227: l’administration romaine fut dure pour la Corse, comme pour les autres provinces, sous la République. Par habileté, plutôt que par bienveillance, quelques gouverneurs prirent pourtant leur rôle au sérieux, s’efforcèrent de ménager les esprits, d’apparaître en pacificateurs et non pas en conquérants. Avant même la réduction en province, Papirius Maso, comprenant la nécessité de se concilier les divinités locales, avait fait le vœu d’élever un temple à une fontaine, source de vie qu’on vénérait à la lisière de la plaine et de la montagne; le Romain ne venait pas en destructeur des usages consacrés et des superstitions populaires. Il pouvait changer un régime politique, mais il ne pouvait modifier les formes rituelles: le cœur de l’homme a éternellement peur des lacs solitaires dans les châtaigneraies et il continue d’adorer les déesses des ruisseaux.
Les mauvais administrateurs étaient beaucoup plus nombreux, même parmi les questeurs, qui pourtant avaient mission de représenter la légalité et la probité. Tout un monde d’étrangers, plus avides encore qu’ambitieux, traitèrent la Corse en pays conquis: ils l’exploitèrent, mais pour leur compte, pillant les temples, ruinant les riches, spéculant sur les biens des villes, multipliant les impôts. Toutes les provinces ayant alors leur Verrès, il était naturel que la Sardaigne (et par conséquent la Corse) eût aussi les siens. Parmi ces hommes qui, suivant la pittoresque expression de C. Gracchus rapportée par Aulu-Gelle, reviennent de province avec «des ceintures pleines d’argent et des amphores pleines de vin», nul ne paraît avoir été plus rapace que M. Æmilius Scaurus, propréteur de la Sardaigne en 57. Pour payer les dettes nombreuses contractées pendant son édilité, il avait pressuré Sardes et Corses et refait sa fortune à leurs dépens. Ses accusateurs obtinrent un délai de quinze jours pour faire une enquête en Corse. Mais Scaurus était beau-fils de Sylla et il avait Cicéron pour défenseur: il fut scandaleusement acquitté. Si la République romaine avait vécu, la Corse n’aurait peut-être jamais atteint le degré de prospérité auquel elle arrivera sous l’Empire; en tout cas, Rome n’y serait jamais devenue respectée et populaire.
Opprimée par ses préteurs, la Corse se trouvait en outre dépouillée de tout ce qu’elle avait possédé jusque-là. Le sol provincial, devenu ager publicus, était distribué à des colons et redevenait ainsi propriété particulière en faveur des citoyens romains. Ce fut précisément ce qui arriva quand Marius fonda à l’embouchure du Golo la colonie de Mariana sur l’emplacement de l’ancienne Nicée et quand Sylla, quelques années plus tard, fit passer à Aleria un certain nombre de vétérans et de citoyens romains.
Du moins les Corses sont-ils assurés de trouver en leurs maîtres des protecteurs efficaces contre les incursions des pirates? Non pas, car pendant les guerres civiles qui ensanglantent Rome au dernier siècle de la République, les pirates de Cilicie sont devenus les maîtres de la mer. Mille vaisseaux, 400 villes, des chantiers établis dans un grand nombre de ports semblent leur assurer l’impunité. Ils pillent la Corse et insultent même aux côtes romaines; mais l’excès de leur audace détermine les Romains à organiser l’expédition que Pompée dirige triomphalement à travers la Méditerranée (67).
Six ans après cette guerre, la province de Sardaigne avait pour préteur M. Attius Balbus, dont le nom serait resté inconnu, s’il n’eût été l’aïeul maternel d’Auguste. Les Sardes frappèrent une médaille en son honneur; mais leur reconnaissance eût été moins suspecte s’ils n’avaient pas attendu, pour la frapper, que son petit-fils fût empereur. Au vrai, la Corse n’était pas heureuse et lorsque Octavien reçut, au pacte de 43, la Corse en partage, il ne put la posséder en paix. Le fils du grand Pompée, Sextus, à qui une flotte puissante assurait la domination de la mer, rêvait de reconstituer un empire maritime à son profit en s’appuyant sur les îles, Corse, Sardaigne et Sicile. Un moment même, cette tentative séparatiste parut près de réussir: Octavien et Antoine durent par l’accord de Misène (39) laisser à Sextus la possession de la Sardaigne et de la Corse. Menodorus, lieutenant de Sextus, s’installa en Corse avec plusieurs légions et utilisa les bois de l’île pour augmenter sa flotte. Mais Menodorus trahit et la Corse reçut sans résistance les soldats d’Octavien, devenu bientôt Auguste: la paix romaine put s’étendre sur elle.
On admet en général que la Corse dépendait administrativement de la Sardaigne au début de l’Empire jusqu’au règne de Vespasien: alors seulement elle aurait formé une province séparée, gouvernée par un procurator et, après Dioclétien, par un praeses. Mais il semble bien qu’il faille adopter la thèse d’Hirschfeld et faire remonter cette séparation à l’année 6 de notre ère. A cette date la Sardaigne fut pour la première fois enlevée au Sénat et organisée en province procuratorienne: on a peine à croire qu’Auguste ait confié simultanément l’administration des deux îles à un seul et même procurateur, simple personnage de rang équestre. Notons d’ailleurs qu’une inscription de Narbonnaise, qui date des débuts de l’Empire, nous parle d’un praefectus Corsicae, appelé L. Vibrius Punicus,—le
Église de la Canonica près Luciana.—Bonifacio: la Citadelle.—Ibid.: Une rue du vieux quartier. (Sites et Monuments du T. C. F.)
Pl. II.—Corse.
praefectus étant, comme le procurator, un gouverneur nommé par l’empereur, ne relevant que de lui et préposé en général, comme lui, à l’administration d’un territoire assez limité.
Il résidait à Aleria, centre de la domination romaine, station de la classis Misenensis.
Sur un mamelon escarpé qui surplombe la plaine du Tavignano, riante et riche, à proximité d’un port bien abrité, se dressait la citadelle que Scipion avait emportée en 260 et dont Sylla avait compris la remarquable position. Des soldats, venus de Rome, des commerçants la peuplèrent. Mais de leurs efforts, qui furent considérables, de leur œuvre, qui semble avoir connu une époque de prospérité, il ne reste aujourd’hui que des traces incertaines. Quelques gradins du cirque, les caves à voûte de la maison prétorienne, quelques briques, des vestiges du mur qui traversait Aleria... Et c’est tout. Encore Mérimée refuse-t-il de reconnaître une maison prétorienne dans l’enceinte carrée de 40 mètres sur 30 qu’on appelle aujourd’hui la sala real, tant la voûte, à forme surbaissée, du souterrain lui paraît maladroitement exécutée. Quant aux substructions, dont la forme en ovale arrondi donne l’idée d’un petit amphithéâtre, il semble bien que ce fut un cirque pouvant contenir en ses trois enceintes concentriques 2.000 personnes tout au plus; mais il pourrait bien être d’origine arabe. Le baron Aucapitaine, dans un mémoire adressé à l’Académie des Inscriptions en 1862, y voyait les restes d’un grenier à céréales ou même les vestiges de constructions militaires... Tout cela évidemment est peu de chose. Quelques monnaies romaines, des camées, des œuvres d’art, des inscriptions sur des pierres tumulaires sont d’un médiocre secours à qui voudrait reconstituer la vie d’Aleria la romaine.
Pline compte 33 villes romaines en Corse et Ptolémée 27 seulement. Mais Diodore de Sicile, qui a visité la Corse, ne parle que de deux villes, qu’il qualifie, il est vrai, de considérables: Calaris (qui est Aleria) et Nicée (qu’il faut très probablement identifier avec Mariana). D’autre part il résulte de l’Itinéraire d’Antonin que les Romains n’avaient construit qu’une seule route en Corse, celle qui conduisait de Mariana à Palae en passant par Aleria, Praesidium et Portas Favonii: il en reste quelques traces non loin de la marine de Solenzara. M. Robiquet, se fondant sur l’évaluation des distances de l’Itinéraire d’Antonin, situe Portus Favonii à Bonifacio et rejette Palae sur la côte occidentale, à la hauteur de Sartène, vers le port de Tizzano. Il semble pourtant que Portus Favonii doive être identifié avec la marine de Favone, au Sud de la Solenzara, et, comme cette route se liait avec celle qui traversait la Sardaigne, on a supposé que Palae était situé à la place qu’occupe aujourd’hui Bonifacio,—à moins qu’il ne s’agisse de Porto-Vecchio... Ces difficultés de localisation expliquent à elles seules les incertitudes et les lacunes de l’histoire corse sous l’Empire romain. Clunium est-il Biguglia, dont l’étang portait au XIIIᵉ siècle le nom de Chiurlino? Bastia ne s’est-il pas élevé sur l’emplacement de Mantinum? Lorsqu’on fit les travaux de captage des eaux sulfureuses de Baracci (à 3 kilomètres de Propriano), en 1880, on découvrit dans une ancienne piscine en bois quelques médailles romaines et un bronze d’Hadrien, ce qui fait présumer qu’il y a eu à Baracci des thermes romains; les eaux de Pietrapola furent également connues de bonne heure: il y reste quelques vestiges des constructions romaines. Aux abords de la grande route côtière, en quelques régions de l’intérieur particulièrement favorables, au point de contact de la plaine et de la montagne, sur le bord des rivières, on découvre chaque jour des bas-reliefs et des stèles, des urnes et des amphores, des monnaies et des médailles. Dans les champs de Palavonia, près de Bonifacio, on a exhumé des monnaies en bronze de Marc-Aurèle, d’Antonin le Pieux, de Septime Sévère. On doit à un pâtre de Santa-Manza la médaille de Plautilla Augusta. Luri possède une stèle funéraire à quatre personnages, etc. Le Corpus de la Corse romaine, que M. Michon a commencé d’entreprendre, n’est pas près d’être achevé, et il y a lieu d’attendre beaucoup des travaux publics en cours d’exécution. Il faudrait organiser des campagnes rationnelles de fouilles et empêcher l’ignorance des Corses d’achever l’œuvre de destruction qu’ont accomplie les incursions des Sarrasins et les guerres civiles.
Dans l’état actuel de nos connaissances, il semble que la «romanisation» de la Corse ait été incomplète et superficielle. Satisfaits de trouver dans l’administration romaine de sûres garanties de paix, comprenant au surplus par l’échec de nombreuses tentatives l’inanité de toute révolte, les Corses ont abandonné aux Romains la région côtière et ils se sont retirés dans leurs farouches montagnes. Diodore de Sicile évalue la population des «barbares» à 30.000 hommes; mais il ne s’agit pas de la population totale: ce n’est, au reste, qu’une approximation.
La plaine orientale fut évidemment prospère, elle porta des moissons; mais il serait exagéré de prétendre qu’elle fut un des greniers de Rome. Il suffisait aux Romains qu’elle pût nourrir ses soldats et ses agents. Les montagnards de l’intérieur pouvaient tout au plus fournir des bois de construction, du miel et de la cire: ils n’étaient même pas propres à faire des esclaves. Car «ils ne supportent pas de vivre dans la servitude; ou, s’ils se résignent à ne pas mourir, ils lassent bientôt par leur apathie et leur insensibilité les maîtres qui les ont achetés, jusqu’à leur faire regretter la somme, si minime soit-elle, qu’ils ont coûtée». Le reproche que Strabon adresse aux esclaves corses est tout à l’honneur de cette nation: ne peut-on discerner dans cette fierté irréductible de l’esclave en face de son maître, dans cette apathie obstinée, la passion frémissante de l’indépendance, le regret inconsolable de la famille et du sol natal? Mais tous ces beaux sentiments n’augmentaient guère la valeur marchande du peuple corse.
Diodore de Sicile note avec plus de sympathie ce tempérament particulier qui rend les insulaires inaptes aux travaux ordinaires des esclaves. Il les trouve supérieurs à tous les autres barbares qui ne vivent point «selon les règles de la justice et de l’humanité». En Corse, «celui qui trouve le premier des ruches de miel sur les montagnes et dans le creux des arbres ne se voit disputer sa propriété par personne. Les propriétaires ne perdent jamais leurs troupeaux marqués par des signes distinctifs, lors même que personne ne les garde. Du reste, dans toutes les circonstances de la vie, ils cultivent la pratique de la justice». Ne se croirait-on pas vraiment au milieu des Normands policés par Rollon? Or il s’agit, notons-le bien, des habitants de l’intérieur, de ceux que la «romanisation» n’a pas touchés et qui parlent encore, au début de l’Empire, «une langue particulière et difficile à comprendre».
Le malheur de la Corse voulut que Sénèque y fût exilé: il avait entretenu des relations coupables, au dire de Messaline, avec la fameuse Julie, fille de Germanicus et nièce de l’empereur Claude. Et Sénèque crut adoucir le cœur de ses juges en leur représentant le pays de son exil comme un rocher sauvage et les habitants comme des monstres. «La barbare Corse est fermée de toutes parts par des rocs escarpés; terre horrible où l’on ne voit partout que de vastes déserts! L’automne n’y donne point de fruits, ni l’été de moissons; le printemps n’y réjouit point les regards par ses ombrages; aucune herbe ne croît sur ce sol maudit. Là, point de pain pour soutenir sa vie, point d’eau pour étancher sa soif, point de bûcher pour honorer ses funérailles. On n’y trouve que deux choses: l’exilé et son exil.» Le trait est joli, mais l’exagération est manifeste: Ovide n’avait pas eu des couleurs moins sombres en décrivant le village perdu au fond de la Thrace, où il avait traîné pendant neuf ou dix ans une vie misérable. Quant aux Corses, ils ne savent faire que quatre choses: se venger, vivre de rapines, mentir et nier les dieux,
Tertia mentiri, quarta negare deos!
Distique célèbre—et sans doute apocryphe—où il ne faudrait voir, au surplus, que le mortel ennui d’un homme habitué à la société romaine et aux raffinements d’une vie luxueuse. Certes, il ne trouvait pas en Corse de demeures splendides ni la large existence qu’il avait accoutumé de mener. Mais il nous dit lui-même, dans la Consolation à Helvia, que l’île renferme un très grand nombre d’étrangers. La tradition corse place à Luri le lieu de son exil: dans les environs s’élève la «tour de Sénèque», dont la construction n’a rien de romain: c’est un donjon de l’époque féodale. L’ortie qui pousse au pied de la tour est «l’ortie de Sénèque» parce que des paysans de Luri fustigèrent avec de l’ortie le philosophe stoïcien qui s’était permis d’embrasser une jeune paysanne. Au vrai, Sénèque a dû être relégué dans Aleria ou dans Mariana jusqu’au jour où, Messaline morte, Agrippine le rappela pour servir de précepteur à Néron. Or ni l’une ni l’autre de ces deux colonies ne devait offrir un séjour enchanteur: camps retranchés dressés aux portes de la Corse belliqueuse, étapes d’une route commerciale et surtout stratégique qui longeait la côte, ce n’était que des agglomérations administratives et militaires. Et même si Sénèque n’avait rien dit, il resterait que la Corse a pu être considérée comme une terre d’exil, à l’égal de Tomes du Pont-Euxin, et ce seul rapprochement en dit long sur le dédain où les Romains tenaient l’île voisine.
De quand datent, en Corse, les premières prédications? De quand les premières églises? Questions encore insolubles et qui le resteront longtemps. Il y eut sans doute des chrétiens parmi les colons de Mariana ou d’Aleria, mais les gens de la montagne ne se laissèrent pas facilement entamer par la foi nouvelle: ici comme ailleurs les «païens» ce sont les paysans. Il y eut peut-être un cimetière chrétien à Mariana: le Golo, au cours capricieux, le recouvre aujourd’hui et les pierres tombales demeurent visibles; le jour où le fleuve sera ramené dans son lit, on pourra se prononcer sur l’époque où ces tombes furent construites. Des traditions locales, dont il est difficile de faire la critique, nous font remonter à la fin du IIᵉ siècle. A mi-côte de la colline sur laquelle Borgo est assis, à 4 kilomètres environ de l’ancienne ville de Mariana, se trouvent, face à l’orient, les grottes de Sᵗᵉ Dévote. Ce sont de gros blocs schisteux amoncelés par la nature en un beau désordre. C’est là, dit-on, que les premiers chrétiens de Mariana venaient assister en cachette à la célébration des saints mystères, et peut-être les annelets que l’on trouve encore aujourd’hui à une faible profondeur dans le sol, sont-ils des fragments de couronnes ou chapelets. Sainte Dévote fut martyrisée en 303 à Mariana par les ordres du «préfet» Barbarus (?): tant de précision nous met en défiance.
Sainte Julie n’est pas moins célèbre. Mais la légende est ici plus incertaine. Elle fut martyrisée de la façon la plus horrible: les bourreaux lui auraient arraché les deux seins et les auraient jetés sur un rocher; deux fontaines aussitôt jaillirent: on les montre encore à Nonza, dans le Cap-Corse. Mais quels furent les bourreaux? Les uns parlent des Romains, les autres des Vandales.
Lorsque la domination romaine s’écroula sous le choc des Barbares, le christianisme n’avait certainement fait dans l’île que des progrès insignifiants.
IV
LA CORSE BYZANTINE ET LE POUVOIR TEMPOREL
Invasions des Barbares.—La Corse byzantine.—Origines du Pouvoir temporel.—Les incursions sarrasines.—Période carolingienne.
Les premières invasions des Barbares chassèrent en Corse un certain nombre de familles romaines (456). Au courant des Vᵉ et VIᵉ siècles, Genseric, roi des Vandales, Odoacre et les Hérules, Totila et les Goths envahirent tour à tour la Corse et en persécutèrent les habitants orthodoxes. Cyrille, lieutenant de Bélisaire, expulsa les Goths (534), mais le joug byzantin fut aussi pesant que celui des Barbares. En 552, Narsès réunit la Corse et la Sardaigne à l’Empire et y laissa comme gouverneur Longin, dont les excès dépassèrent ceux de ses prédécesseurs.
Jusqu’à l’époque carolingienne, la Corse fit partie officiellement de l’Empire byzantin. Rattachée pour l’administration politique et ecclésiastique à la Sardaigne, elle semble avoir été soumise à l’autorité particulière d’un cinarque (Κυρνου αρχων, archonte ou juge de Corse—ou συναρχων, archonte-adjoint), sous la haute surveillance de l’archonte de Sardaigne ou du tétrarque d’Italie.
Si l’on en croit les lettres de saint Grégoire le Grand, la tyrannie exercée par les fonctionnaires de Byzance sur les pays italiens, et particulièrement la Corse, dépassa toute mesure. Quiconque détient un commandement veut renforcer son autorité administrative d’une fortune territoriale qu’il accroît par les moyens les plus éhontés. Les charges et les honneurs sont vendus à qui les peut acquérir; ce sont généralement de vains titres empruntés aux hiérarchies en usage à Byzance; groupés sous le nom générique de consules, ces dignitaires revêtus de charges auliques, sont les plus gros propriétaires indigènes; les autres, plus ambitieux, achètent les fonctions locales et entrent dans les cadres administratifs de l’empire, ce sont les juges ou αρχοντες. Pour payer les faveurs dont ils sont l’objet, ils sont autorisés à lever les taxes les plus arbitraires, et ces catégories diverses de tyrans réduisent les Corses à une misère telle que, pour acquitter leurs impôts, ceux-ci sont contraints, dit saint Grégoire, de vendre leurs propres enfants. Ces magistrats, byzantins ou indigènes, autorisent les païens à exercer leurs rites moyennant finances. La détresse est à son comble; et l’exaspération populaire, longtemps contenue, éclate enfin. A Ravenne, à Naples, à Rome des soulèvements se produisent; de certains points de la Corse les habitants s’enfuient auprès des Lombards dont la barbarie païenne leur paraît préférable à l’oppression de leurs coreligionnaires d’Orient.
Les origines du Pouvoir temporel.—C’est dans ce milieu favorable que naît et se développe lentement mais sûrement le Pouvoir temporel.
Aux IVᵉ, Vᵉ, VIᵉ siècles, les empereurs avaient doté l’Église romaine de biens situés sur différents points des pays italiens, notamment de la Corse. Ces fonds de terre ou massæ constituaient dans leur ensemble une circonscription dite patrimoine. En Corse, un agent ecclésiastique appelé défenseur ou notaire est préposé par le pape à la régie de ces biens, constamment accrus par la libéralité des souverains et des fidèles. L’administration des massæ est entre les mains des conductores, ou fermiers à bail. «Sans doute, sur ces terres, dit M. Diehl, l’évêque de Rome n’exerce d’autres droits que ceux d’un propriétaire soumis comme tout autre aux lois de l’État; mais, par l’immense revenu qu’il en retirait et l’usage charitable qu’il en faisait, il acquérait une influence toujours croissante; par les intendants qu’il entretenait, il faisait sentir bien au delà du patrimoine son action et son contrôle.» En effet, en étendant la compétence des défenseurs et des notaires, en leur attribuant la haute surveillance du clergé et des évêques, saint Grégoire jeta les fondements du pouvoir temporel.
En Corse, l’action du pape est constante: ses lettres non seulement nous dépeignent l’état lamentable de l’île, mais encore y cherchent un remède. Il en appelle à l’empereur des exactions qui sont commises par ses officiers. Par lui, le patrice d’Afrique, Gennadius, est invité à veiller à la sûreté du pays que menacent des invasions d’infidèles. Un gouverneur de la Corse, le tribun Anastase, «qui avait su gagner les cœurs par la sagesse de son administration», est signalé au tétrarque comme utile au pays. A Boniface, défenseur de la Corse, il reproche de ne pas hâter l’élection des évêques; il lui recommande de protéger les pauvres et de ne pas permettre qu’un «évêque soit traduit devant les tribunaux laïques»: c’est là une affirmation d’indépendance à l’égard des empereurs et de patronage vis-à-vis des peuples disposés déjà à courir au-devant de cette autorité paternelle et bienfaisante.
Telle est l’origine des droits si contestés du Saint-Siège sur la Corse. Les invasions des Lombards et les incursions sarrasines donnèrent aux papes l’occasion d’en revendiquer la possession. En 753, Etienne II appelant à son aide Pépin le Bref contre les Lombards, lui demande de lui faire restituer ses patrimoines, et le roi franc s’engage à Kiercy à donner la Corse au Saint-Siège. Une lettre de Léon III, en 808, nous apprend que Charlemagne avait renouvelé l’engagement pris par son père.
Longtemps mise en doute par les historiens, la promesse de Pépin a triomphé à peu près définitivement des raisons qui la faisaient contester et le pouvoir temporel des papes en Corse dès l’époque carolingienne semble prouvé. Il était d’ailleurs d’autant plus facile aux papes de revendiquer la Corse que les Carolingiens ne l’avaient pas incorporée à leurs Etats, mais l’avaient considérée comme un poste avancé pour tenir les Sarrasins loin du continent. Le titre même de défenseur de la Corse porté par les commandants des marches de Toscane, semble constituer une fonction qui ne pouvait être conférée que par l’autorité du pontife.
Plus tard (1077), Grégoire VII rappellera aux Corses et aux Génois que la suzeraineté de l’île appartient au Saint-Siège; ce grand pontife dont le but sera de réformer la chrétienté, échouera dans ses vues sur la Corse où il semblera servir des ambitions plutôt que des consciences. Après avoir mis aux prises les Génois, les Pisans et les Aragonais, le Saint-Siège ne pourra jamais, malgré la constance de ses revendications disposer de la Corse, et les princes à qui il l’inféodera ne parviendront jamais à en prendre possession.
Incursions sarrasines.—En 704, les Maures ravagent les côtes de la Corse. Au IXᵉ siècle, leurs incursions deviennent périodiques: en 806, ils quittent la Corse, fuyant devant la flotte de Pépin, roi d’Italie; en 807, ils pillent une ville du littoral; Charlemagne envoie contre eux le connétable Burchard qui leur prend treize bateaux; en 808, 809, nouvelles incursions; en 813, Ermengard, comte d’Ampurias, défait la flotte sarrasine à Majorque et délivre cinq cents Corses captifs; en 825, une nouvelle expédition est décidée par l’empereur Lothaire: le comte Bonifacio et son fils Adalbert (844) sont tour à tour chargés de la défense de la Corse. En 852, les Corses s’enfuient en masse à Rome. Revenus à la fin du IXᵉ siècle, les Maures n’abandonnèrent les îles de Corse et de Sardaigne qu’après la défaite de Mugahid (1014), contre qui les communes et les seigneurs italiens se sont coalisés. C’est sur cette victoire qui porte un coup décisif au fléau mauresque en Italie que Pisans et Génois basent leurs prétentions traditionnelles à la possession de la Corse: l’origine de ces prétentions sera précisée plus loin.
Quelque nombreuses qu’aient été les descentes des Sarrasins en Corse, quelques traces funestes qu’ait laissées leur passage, les chroniques locales ont exagéré l’importance de leur domination. Le plus autorisé des chroniqueurs arabes, Ibn-el-Athir (1160-1223), ne consacre qu’un seul chapitre à toutes les entreprises des Musulmans sur la Sardaigne, et il affirme que, durant leur séjour, elle était administrée par le Rûm, c’est-à-dire l’élément italien.
Les écrivains modernes ont cru trouver des vestiges de la domination sarrasine dans certains mots du dialecte corse, ainsi que dans les noms de quelques localités qu’ils supposent d’étymologie arabe. Les exemples qui en ont été fournis ne sont pas toujours heureux: sciò (seigneur), scia (seigneurie) ne sont que des contractions des mots signor et signoria; scialare (exhaler), damidjana (damejeanne) sont italiens et procèdent du latin. Le préfixe cala qui entre dans les noms de localités non maritimes (Calacuccia, Calasima), vient du grec (χαλἱα, hutte, cabane); employé à Sartène, comme en Espagne, comme à Venise, pour désigner des voies, il trouve son étymologie directe dans le callis des Latins.
Il n’y eut jamais à proprement parler de domination sarrasine; si les Maures parvinrent à occuper certains points du littoral ou même à établir des campements dans la montagne, leur autorité ne laissa pas de traces. Amari fait observer avec raison que si les habitants de la Corse, pauvres et valeureux, n’évitèrent pas les invasions des Arabes, ils échappèrent à leur joug et restèrent étrangers aussi bien à la civilisation musulmane qu’à la marche ascendante du progrès en Italie.
En effet, ces deux îles, longtemps dépourvues de relations avec le continent, conservèrent jusqu’à nos jours un aspect de sauvagerie qui en éloigna l’étranger. D’ailleurs, la mer elle-même était un objet d’effroi pour tous ceux qui n’appartenaient pas aux populations commerçantes du littoral: une chronique du XIIᵉ siècle nous montre le savant Eginhard terrifié à l’idée de se rendre en Corse, où Charlemagne veut l’envoyer recevoir de saintes reliques: «Par terre, dit-il, envoyez-moi dans quelque endroit du globe qu’il vous plaira, même chez les nations étrangères, et j’exécuterai fidèlement vos ordres, mais je tremble à l’idée de me livrer aux routes dangereuses et incertaines de l’océan...» Dans ces conditions, la Corse ne suivit que de très loin les mouvements politiques du continent; le seul décret impérial qui la concerne (828) l’érige en lieu de relégation pour certains criminels.
Période carolingienne.—Les tyrans d’origine diverse qui asservirent l’Italie tour à tour pendant la période carolingienne, ont laissé des souvenirs plus traditionnels qu’authentiques. Un Béranger, souvent cité dans les chartes apocryphes de Monte-Cristo, fait penser que l’un des deux princes de ce nom aurait pu sinon séjourner, du moins paraître en Corse au cours des luttes qu’ils soutinrent contre leurs compétiteurs au trône d’Italie. Le fils de Béranger II (950-961), Adalberto, se réfugia en Corse à plusieurs reprises pour éviter la colère de l’empereur Othon. Un siècle auparavant (872), la Corse avait également servi d’asile à Adalgis, fils de Didier, roi des Lombards, poursuivi par l’empereur Louis II qu’il avait, pendant un mois, retenu prisonnier.
D’une charte de l’empereur Othon III (996) on a conclu que Ugo, fils d’Hubert, marquis de Toscane, avait incorporé l’île à ses États, mais rien ne prouve qu’il y ait exercé aucune souveraineté effective.
V
LES ORIGINES DE LA FÉODALITÉ ET DES RIVALITÉS ITALIENNES
Les clans féodaux.—Marquis, comtes et vicomtes.—Origine de la
rivalité des Pisans et des Génois.
Toute l’histoire du Moyen Age en Corse repose sur le développement de trois clans féodaux dont les racines sont profondes et les ramifications très étendues. L’hérédité est la base de l’organisation politique du Moyen Age, elle est la source de tout droit, de même qu’elle sert de prétexte à toute invasion, à toute violence. C’est pour avoir négligé de suivre les héritages que les historiens de la Corse ont si longtemps répété les mêmes anachronismes ou se sont appesantis sur les mêmes critiques stériles.
Deux de ces clans ont introduit dans l’île les peuples dans lesquels ils s’étaient fondus (Génois et Pisans). Le troisième, dépourvu d’attaches avec le continent, a maintenu dans sa région le caractère autochtone. Le système géographique de l’île a assigné à chacun d’eux les limites de son développement.
Les marquis.—Les comtes Bonifacio en 825 et Adalbert (son fils en 845) avaient été chargés de la défense de la Corse. Leurs descendants, marquis en Italie, conservèrent cette fonction. Ils étaient défenseurs de la Corse comme l’empereur était défenseur de Rome. Aucun conflit entre les deux pouvoirs, le pape et l’empereur, s’empruntant mutuellement les forces matérielles et morales dont ils disposent. En 951, le chef des marquis toscans est Oberto-Opizzo, vicaire impérial pour toute l’Italie, mais souverain direct des comtés de Luni, de Gênes, de Milan et des Iles. Les historiens ont groupé ses descendants sous le nom conventionnel d’Obertenghi; parmi ceux-ci nous ne nous occuperons que de ceux qui conservèrent des biens ou des prétentions en Corse. Ils furent assez puissants et assez nombreux pour y maintenir l’élément toscan et y semer les germes des prétentions pisanes.
Si l’on s’en réfère à une épitaphe tardivement rédigée il est vrai, le marquis Alberto, au XIᵉ siècle, aurait chassé les Sarrasins de Rome et contribué à la défense de la Corse; ses descendants, marquis de Massa ou de Parodi, sur le continent joignirent constamment à leurs titres celui de marquis de Corse. Ce ne fut pas là, comme on pourrait le croire, une vaine qualification: la Corse fut un des nombreux fiefs conservés en indivis suivant la loi lombarde par les descendants d’Oberto réunis en consortium. Le partage des biens divisés en quarts, en huitièmes, voir en trente-deuxièmes, était fictif et ne s’opérait que sur l’ensemble des revenus. Tous les descendants d’Alberto Ruffo portaient le titre de marquis de Corse, alors que certains d’entre eux seulement résidaient sur le fief. Un vicomte, un gastald ou un vicaire administrait leurs biens dont les revenus étaient répartis à chacun proportionnellement à ses droits. Mais, comme l’a fait observer Desimoni, il est clair que cette communauté
St-Florent: la Citadelle.—Ibid.: Cathédrale de Nebbio.—Corbara: le Couvent. (Sites et Monuments du T. C. F.)
Pl. III.—Corse.
ne peut éternellement durer; à chaque génération les liens du sang s’amoindrissent: la lutte pour les intérêts personnels devient plus vive. En vain, la vieille coutume de famille, l’instinct de conservation au milieu des éléments étrangers, les traditions combattent encore pour la maintenir, tout est inutile; le progrès de l’émancipation individuelle l’emporte, on ne divise pas encore le fief principal, la capitale de ces états disséminés, mais chacun, peu à peu, se sépare du tronc et se fixe sur une terre, dans un château où le retiendront plus tard la pauvreté et l’impuissance.
Quoi qu’il en soit, la plupart des familles toscanes qui furent mêlées à l’histoire de la Corse aux XIIᵉ et XIIIᵉ siècles, sont issues de ces premiers marquis dont l’héritage est parfois passé, par leurs filles, en des races étrangères. C’est ainsi que Hugues de Baux, de maison française, devint juge de Cagliari et marquis de Corse (1219), Adelasia d’Arborea, sa cousine par alliance, rendit hommage au Saint-Siège pour la Corse (1236), et l’épitaphe de son mari, Enzio, fils de Frédéric Barberousse, qualifie roi de Corse ce prince infortuné. Le petit-fils d’Adelasia, Ugolino della Gherardesca, dont le père a inspiré au Dante l’un de ses tableaux les plus dramatiques, vint en Corse combattre Giudice de Cinarca (1289). Les prétentions d’autres Obertenghi prouvent que c’est bien l’héritage de Bonifacio qu’ils se disputent: en 1171, les Malaspina, appuyés par les Pisans, font la guerre aux marquis qui, pour défendre leurs biens corses, s’adressent aux Génois; un traité intervient; mais un siècle plus tard (1269), c’est avec des soldats génois qu’Isnardo Malaspina envahira le sol de la Corse.
Les souvenirs laissés par les marquis confirment l’opinion exprimée par l’annaliste génois Caffaro (XIIᵉ siècle). «La coutume des marquis, écrit-il, est de préférer le brigandage à l’honnêteté.» L’un d’eux Guglielmo, fils d’Alberto Corso, se signala entre tous par ses méfaits: il s’empara, contre tout droit, des judicats d’Arborea et de Cagliari en Sardaigne, il persécuta l’archevêque d’Arborea, répudia sans raisons sa femme légitime, fit contracter à sa fille des noces incestueuses et se lia d’amitié avec les princes mahométans, toutes choses qui lui valurent la réprobation de ses contemporains et des avertissements pontificaux dont il ne tint d’ailleurs aucun compte. Giovanni della Grossa cite avec indignation certains marquis qui voulaient que «les femmes de leur seigneurie se livrassent à eux avant de vivre avec leurs maris». Peu disposés à se soumettre à ce rite, les habitants de San-Colombano massacrèrent trois de leurs seigneurs en un seul jour.
Au XIᵉ siècle, la part des marquis de Massa di Corsica s’étendait encore sur tout l’En-deçà-des-Monts; la révolte de leurs vicomtes les privera du Cap-Corse. Appauvris par leur accroissement, ils luttent avec peine contre leurs anciens vassaux (seigneurs de Speloncato, de Loreto, etc.); cependant en 1250, il leur reste encore: 1º au nord les pièves de Giussani (Olmi-Capella), Ostriconi (Belgodere), Caccia (Castifao); 2º en allant vers le sud-est, tout le pays compris entre les châteaux de Rostino et de Santa-Lucia qui leur appartiennent avec leur territoire; 3º à l’ouest, les pièves de Verde et de Pietra-Pola, prolongement au nord et au sud de la plage d’Aleria, sur une longueur de soixante milles environ.
Les révolutions populaires du XIVᵉ siècle (bien que leur château de San-Colombano ait été incendié par le peuple) ne ruinèrent pas leurs privilèges féodaux. Après le mouvement communal de Sambocuccio d’Alando (Voir ch. VII), ils continuent à faire des donations aux églises et à guerroyer contre leurs voisins. Cependant l’un des moins affaiblis d’entre eux, Andrea, en 1368, abandonne ses biens au monastère de San-Venerio de Tiro et passe en terre ferme après avoir signé un traité avec les seigneurs de Speloncato; il ne conservait en Corse que son château de San-Colombano qu’il avait réparé ou reconstruit.
Les comtes.—Ils furent, suivant la tradition, les souverains héréditaires de la Corse du IXᵉ au XIᵉ siècle, et ont pour auteur un comte Bianco dont la légende a fait un fils de l’hypothétique Ugo Colonna (V. l’introduction bibliographique). Avec plus de vraisemblance, nous verrons dans cette dynastie une branche des marquis d’Italie plus anciennement fixée dans l’île que les Obertenghi, et plus rapidement mêlée à l’élément indigène. Comme les marquis, ils se divisent en Bianchi (Blancs) et en Rossi (Rouges) et se transmettent les prénoms en usage chez les Obertenghi avec une régularité qui prêterait à la confusion si le rôle de ces derniers n’était suffisamment précisé par les documents. Le comté des Iles était d’ailleurs sous la juridiction directe des marquis. L’un des copistes de Giovanni della Grossa fait judicieusement descendre les comtes de Bonifacio à qui il donne le surnom de «Bianco», conciliant ainsi la légende et la vraisemblance, mais le transcripteur a le tort de nous présenter comme un fait acquis ce qui n’est qu’une supposition interpolée dans le texte du vieux chroniqueur.
Le seul personnage marquant de cette race est le bon comte Arrigo-bel-Messer, assassiné en l’an mille. Celui-ci semble avoir bénéficié de la réputation de justice et d’équité acquise plus tard par d’autres seigneurs homonymes. Après sa mort, les Biancolacci (issus de son frère, Bianco) perdirent leur suprématie et ne tardèrent pas à être supplantés dans l’Au-delà-des-Monts même par les seigneurs de Cinarca ou Cinarchesi. Des textes touffus, des versions légendaires on peut déduire que, vers le commencement du XIIᵉ siècle, les ancêtres de ces derniers (Arrigo et Diotajuti), venus de Sardaigne ou d’Italie, s’emparèrent par la force du château de Cinarca et que, pour justifier cette invasion, ils se prétendirent issus de la souche des anciens seigneurs. La chronique explique à sa façon cette commune origine en supposant qu’Ugo Colonna eut deux fils: Bianco, tige des anciens souverains de l’île, et Cinarco ancêtre des Cinarchesi qui leur succèdent; l’histoire se contentera de constater qu’une même charte de 1222 réunit un Cinarchese et un Biancolaccio dans un pacte avec les Bonifaciens, et qu’en 1238, des arbitres estiment les droits de la fille d’un Biancolaccio sur les biens des seigneurs de Cinarca. Au XIIIᵉ siècle, les Biancolacci ne sont plus que les vassaux des Cinarchesi qui, devenus les maîtres de l’Au-delà-des-Monts, ne cesseront de prétendre à l’autorité suprême. En moins de deux cent cinquante ans, dix-sept d’entre eux, dont les plus célèbres sont Giudice de Cinarca, Arrigo della Rocca, Vincentello d’Istria et Gian-Paolo de Leca, domineront la Corse presque entière, la plupart avec le titre de comte qu’ils tiendront non d’un droit ancestral, mais du suffrage populaire. Néanmoins, certaines parties du pays cinarchese restent, jusqu’au XVIIIᵉ siècle, terres féodales.
Les vicomtes.—Les membres d’une puissante famille exerçaient avec le titre de vicomtes le pouvoir au nom des marquis dans les comtés de Gênes et des Iles. Quand l’empereur Conrad le Salique (1037) consacra par une charte l’hérédité des fiefs, les officiers des Obertenghi en profitèrent comme eux. Pendant quelque temps, les marquis conservèrent sur leurs vicaires une faible suzeraineté, mais déjà la commune de Gênes, ainsi que les grandes cités italiennes, travaillait à son émancipation sous la protection de ses évêques. Ce patronage ne tarda pas à se transformer en juridiction tolérée à l’origine, puis bientôt considérée comme un droit. Longtemps, les vicomtes refusèrent les dîmes à l’évêque de Gênes, bien qu’une branche de leur maison (Avogari) fût en possession de l’avouerie héréditaire du diocèse; mais en 1052, un membre de leur famille, Oberto, occupant le siège épiscopal, ils entrèrent en composition, adhérèrent à la Commune et reconnurent pour leurs fiefs la suzeraineté de l’évêque. Ils brisaient ainsi leurs liens avec les Obertenghi dont le pouvoir, dès lors, ne cessa de décroître.
Les vicomtes étaient représentés en Corse par diverses branches qui formèrent au XIVᵉ siècle l’albergo Gentile: c’étaient les familles Avogari, Pevere, de Turca (de Curia—de Corte), de’ Mari, di Campo. Par leur rupture avec les Obertenghi, ils constituèrent au nord de la Corse une seigneurie indépendante, plus tard limitée au Cap-Corse.
Par eux s’introduit dans l’île l’élément ligurien: les intérêts de la Commune sont devenus les leurs, car leur clan forme à Gênes un noyau d’aristocratie qui détient par les évêques et les consuls, uniquement sortis de leur race, l’autorité religieuse et civile. Pour les Pisans, l’action des Génois en Corse était considérée comme une usurpation; pour les marquis, les vicomtes étaient des vassaux révoltés. Les Corses eux-mêmes, dit la Chronique, étaient malheureux; ils implorèrent l’appui du pape Grégoire VII qui, appréciant leur «désir de retourner conformément à leur devoir sous la domination juste et glorieuse du gouvernement apostolique», leur déclara qu’il y avait en Toscane des seigneurs prêts à prendre leur défense contre les envahisseurs (1077). Mais la mission officielle de rétablir le pouvoir de l’Église en Corse est confiée à Landolfe, évêque de Pise, qui conservera pour le compte du Saint-Siège les citadelles et lieux fortifiés et partagera avec le pape les revenus de la Corse (1078).
L’autorité de ceux des Obertenghi qui, dès lors, prennent d’une façon suivie le titre de marquis de Corse, se trouvait donc bien réduite. A cette époque, dans les républiques d’Italie, la cause de l’évêque ne se sépare pas de celle de la commune. Si l’on observe qu’avant Grégoire VII, l’investiture des évêques est un droit temporel attribué aux souverains et non aux papes, on admettra que l’élévation de Landolfe au vicariat apostolique de la Corse correspondait à une véritable inféodation de l’île aux Pisans: ce fut bien ainsi que les Génois le comprirent.
Pendant quarante ans, le Saint-Siège ne cessa de favoriser les Pisans. En 1119, Pise fut érigée en archevêché, ce qui mécontenta les Génois au point de rendre la guerre inévitable. Dans un but de pacification, le pape Calixte II, en 1121, déclara que la Corse dépendrait à jamais directement du Saint-Siège. Les Pisans protestèrent. Ce fut alors que la diplomatie génoise déploya ses ressources pour la première fois. Les ambassadeurs Caffaro et Barisone venus à Rome, y étonnèrent clercs et laïcs par leurs prodigalités. Le 16 juin 1121, ils s’engageaient sur le salut de leur âme et de celles des consuls, à verser à la curie romaine mille cinq cents marcs; ils promettaient en outre de faire un don de cinq cents onces d’or aux clercs qui auraient prononcé en concile la révocation définitive de la primatie de la Corse. De leur côté, les fidèles du pape Calixte s’engageaient à faire donner gain de cause aux Génois. Ces conventions furent consignées par écrit. A Rome, chacun voulut sa part du butin inespéré: cardinaux, évêques, clercs, laïques se firent promettre par serment des sommes proportionnées à leur influence. Les ambassadeurs ne négligèrent personne, et quand, au mois d’avril 1123, s’ouvrit le concile de Latran, la décision des juges n’était plus douteuse. Par un reste de pudeur, nul n’osait la formuler. «Le pape alors, dit Caffaro, réunit douze archevêques et douze évêques pour discuter le droit à la consécration des évêques corses et, en consultant l’ancien registre de l’Église romaine, ils trouvèrent que les Pisans détenaient injustement l’archevêché de Corse.» Ils se rendirent alors de la basilique au palais, et l’archevêque de Ravenne prit la parole: «Seigneur, seigneur, dit-il, nous n’avons pas osé proférer une décision en ta présence, mais nous te donnons un avis qui en aura toute la force: que le métropolitain de Pise abandonne la consécration des évêques corses et ne s’y entremette jamais plus.»—Entendant cette parole, le pape se leva et demanda aux juges s’ils approuvaient. Par trois fois, ils répondirent: «Placet, placet, placet». «Et moi, ajouta le pape, au nom de Dieu et du bienheureux Pierre, j’approuve et je confirme.»
Aussitôt l’archevêque de Pise, Ruggiero, se leva enflammé de colère, et, jetant aux pieds du pontife sa mitre et son anneau: «Jamais plus, cria-t-il, ne serai ton archevêque ou ton évêque!» Et comme il s’éloignait, le pape, repoussant du pied la mitre et l’anneau, lui dit: «Frère, tu as mal agi, et je t’en ferai repentir.» Le lendemain matin, 27 mars, Calixte fit connaître la sentence du concile. La bulle fut rendue le 6 avril.
Les Pisans ne s’inclinèrent pas devant la sentence pontificale, et les hostilités reprirent leur cours: ce fut une véritable guerre de pirates dans les mers de Corse et de Sardaigne et sur les côtes de ces îles. Enfin, Innocent III entreprit de faire cesser la lutte qui durait depuis quatorze ans (1119-1133) en partageant l’objet du litige: il érigea Gênes en archevêché et lui donna pour suffragants les diocèses de Mariana, du Nebbio et d’Accia, au nord de la Corse; Ajaccio, Aleria et Sagone, c’est-à-dire la plus grande partie de l’île, restèrent sous le gouvernement de l’archevêque pisan (19 mars 1133); la paix fut signée. Pour compenser la perte des évêchés corses, le Saint-Siège attribua à l’archevêque de Pise de nouveaux privilèges et étendit sa juridiction (1ᵉʳ mai 1138).
On aurait pu croire Génois et Pisans satisfaits: il n’en fut rien. Les deux peuples étaient voués aux désastres d’une éternelle rivalité. Chacun d’eux aspirait à l’empire des mers, et tout succès obtenu par l’un était considéré par l’autre comme une atteinte à sa propre grandeur. La guerre recommença en 1162, mais il ne semble pas que la Corse, qui en subit le contre-coup, en ait été la cause. La rivalité des deux peuples sur son territoire deviendra bientôt plus ardente que jamais à propos d’une petite forteresse dont le nom, inconnu jusque-là, figurera pendant des siècles à côté de celui de Gênes dans tous les traités passés par la République. La querelle de Bonifacio, plus futile en apparence que celle des évêchés, ne s’éteindra que par l’écroulement de l’une des deux républiques.
Au XIIIᵉ siècle, Bonifacio, fondée, disent les chroniques, par l’officier impérial de ce nom préposé jadis à la défense de la Corse, était un repaire de pirates qui pillaient les vaisseaux sans distinction de nationalité. Avant 1186, les Génois s’en étaient rendus maîtres, mais en 1187 les Pisans les en chassent et y bâtissent un nouveau fort dont ils sont eux-mêmes expulsés la même année.
Maîtres du rocher qui commande au détroit, les Génois sont bien décidés coûte que coûte à le conserver. Ceux d’entre eux qui voudront y aller habiter jouiront de privilèges exceptionnels. Chacun d’eux touche pour son service de garde six livres de Gênes chaque année. Tout enfant mâle qui y naît reçoit pour son entretien douze deniers par jour jusqu’à l’âge de vingt ans; les filles ont droit à six deniers jusqu’à l’âge de quinze ans, «et ce fait le commun de Gênes, dit le Templier de Tyr, pour maintenir en habitation ledit château».
Ces colons ont été choisis dans les professions les plus diverses, forgerons, cordonniers, tailleurs, charpentiers, médecins, etc. L’importance de la colonie est telle que le podestat de Bonifacio prendra plus tard le titre de vicaire de la Commune de Gênes en Corse, et son succès poussera les Génois en 1272 à en fonder une semblable à Ajaccio, mais Charles d’Anjou, fils de saint Louis, détruira la forteresse et en chassera les Génois (1274).
Les actes dressés au sein des deux républiques nous montrent à la fin du XIIᵉ siècle Gênes et Pise se disputant âprement la possession de Bonifacio que chacune considère comme lui appartenant en propre. Après vingt-cinq années de guerres et de luttes diplomatiques où tour à tour furent invoquées l’autorité du pape et celle de l’empereur, Bonifacio restait aux Génois.