Histoire de Corse
Paoli è a Murato è ti casticarà.
«Tu es en colère, ça te passera: Paoli est à Murato et te châtiera.»
Paoli avait, en effet, créé à Murato une Zecca (hôtel des monnaies), où l’on frappait des pièces en argent et en cuivre, portant les armes de la Corse: la tête de Maure au bandeau relevé sur le front. Les Corses voyaient en cela l’acte de souveraineté par excellence, proclamant à la fois l’indépendance de l’île et la déchéance de la domination génoise.
L’agriculture recevait de la part du général des soins de tous les instants: on nomma dans l’île deux délégués à l’agriculture chargés de veiller à ses intérêts et de régler son impulsion. Paoli introduisit en Corse la pomme de terre dont il vulgarisa la culture. Il écrit le 14 avril 1768 à son ami le médecin florentin Cocchi: «Hier j’ai fait planter les pommes de terre. Je les mettrai en circulation en prenant soin de m’en faire servir tous les matins à ma table.» Ses ennemis l’appellent par dérision le général des patates, generale delle patate.
L’industrie, qui n’existait pas en Corse, fut mise en honneur par l’exploitation de plusieurs mines de plomb et de cuivre. Le commerce se développe. C’est pour l’augmenter que Paoli fonda le port de l’île Rousse qui devait exporter les huiles de la Balagne et remplacer pour les nationaux les ports de Calvi et de l’Algajola, occupés par les Génois ou les Français.
Dans l’apaisement des guerres civiles et dans la prospérité grandissante, la population augmente: à la consulte de 1763 les curés présentèrent les registres de la population et l’on constata que depuis 1753 elle s’était accrue de 30.000 habitants.
La première imprimerie qui ait fonctionné dans l’île fut établie à cette époque à Campoloro et le premier ouvrage qui sortit de ses presses devait avoir sa signification: ce fut la Giustificazione della rivoluzione di Corsica, véritable cri d’indépendance que les Génois essayèrent en vain d’étouffer. Une gazette, sorte de moniteur officiel, paraît depuis 1764: Ragguagli dell’ Isola di Corsica, Nouvelles de l’île de Corse.
Des écoles s’ouvrent dans la plupart des villages: mais Paoli, qui croit à la toute-puissance de l’instruction, voudrait retenir en Corse les jeunes gens qui vont étudier dans les Universités du continent. Il demande au clergé un don gratuit annuel de 15 livres par chaque piévain, de 9 livres 12 sols par chaque curé, et de 6 livres par chaque chanoine ou autre bénéfice. L’Université de Corte put être fondée: elle ouvrit ses portes le 3 janvier 1765. On y enseigna d’abord les six matières suivantes, fixées par la Consulte de 1764 et considérées comme fondamentales:—1º la théologie scolastique et dogmatique «où les principes de la religion et les doctrines de l’Église catholique seront expliqués avec brièveté et exactitude; le professeur fera aussi une leçon par semaine d’histoire ecclésiastique»;—2º la théologie morale, «dans laquelle on donnera les préceptes et les règles les plus certaines de la morale chrétienne et, un jour par semaine, on fera une conférence sur un cas pratique se rapportant aux matières enseignées»;—3º les statuts civils et canoniques, «où on montrera l’origine et le véritable esprit des lois pour leur meilleur usage»;—4º l’éthique, «science très utile pour apprendre les règles de bien vivre et la manière de se bien guider dans les différents emplois de la société civile; elle comprendra aussi la connaissance du droit naturel et du droit des gens»;—5º la philosophie «suivant les systèmes les plus plausibles des philosophes modernes; le professeur donnera aussi les principes de la mathématique»;—6º la rhétorique.—Peu après, il y eut de nouvelles créations de chaires et, en particulier, on nomma un professeur de «fisica», c’est-à-dire des sciences de la nature. Tous les professeurs étaient Corses. Les premiers furent Guelfucci de Belgodère, Stefani de Venaco, Mariani de Corbara, Grimaldi de Campoloro, Ferdinandi de Brando et Vincenti de Santa-Lucia. Paoli encourageait les étudiants par de fréquentes visites à l’Université, par les nominations aux charges du gouvernement. Pommereul fait le plus grand éloge des professeurs, qui appartenaient à l’ordre de saint François: «J’y ai connu des penseurs aussi sages que profonds; j’ai vu Voltaire, Locke, Montesquieu, Helvétius, Hume et Jean-Jacques Rousseau orner leur bibliothèque et faire leurs délices.»
Œuvre immense que les «philosophes» admirent. Les «naissantes vertus» de ce peuple promettent d’égaler un jour celles de Sparte et de Rome, et Jean-Jacques Rousseau attend beaucoup de Paoli dont la gloire est à son apogée: «J’ai quelque pressentiment qu’un jour cette petite île étonnera l’Europe.» Dans le Contrat social, il avait désigné la Corse comme le seul pays d’Europe «capable de législation», tourmenté par le besoin d’en recevoir une, mûr pour elle et en même temps assez voisin de l’état de nature pour que les mœurs n’y fissent pas obstacle à l’action salutaire des lois. «La valeur et la constance, disait-il, avec laquelle ce brave peuple a su recouvrer et défendre sa liberté mériteraient bien que quelque homme sage lui apprît à la conserver.» N’était-ce pas offrir ses services? Le général Paoli lui fit demander par l’intermédiaire de M. Buttafoco, officier corse au service de la France, d’être lui-même cet «homme sage». Rousseau réclama des documents propres à l’éclairer et se mit à l’œuvre. Quand cette nouvelle s’ébruita, les philosophes trouvèrent la chose parfaitement ridicule, autant dire impossible, et crurent Rousseau dupe d’une facétie flatteuse pour son orgueil. Voltaire s’en égaya bruyamment. Le plus singulier, c’est que l’ombrageux Rousseau se prit lui-même à partager ce soupçon, en dépit de la correspondance qu’il avait dans les mains. Après cet incident comique, il se rendit enfin à l’évidence et reprit son œuvre avec ardeur. Mais cela se passait dans le temps le plus agité de son séjour à Motiers: sa santé, la nécessité de tenir tête à son pasteur devenu son ennemi, lui enlevaient tout repos d’esprit. En 1765, il forma le projet, pour se procurer à la fois toutes les informations nécessaires et la résidence paisible qu’il ne trouvait nulle part en Europe, d’aller s’établir parmi les Corses. Les difficultés du voyage l’arrêtèrent, et surtout les desseins de plus en plus manifestes du ministère français, qui ne laissaient plus aucune illusion sur les rêves d’indépendance formés par les patriotes corses. On comprend qu’il n’ait pas vu sans indignation sombrer la liberté du peuple au bonheur duquel il travaillait avec la certitude intrépide du succès. Ce qui prête à rire, ce qui est insensé, c’est de prétendre qu’en préparant la conquête de la Corse, M. de Choiseul eut pour but principal de faire échouer une entreprise qui pouvait devenir glorieuse pour Jean-Jacques.
XX
LE RÈGLEMENT DE LA QUESTION CORSE
L’accord franco-génois de 1756 et le «secret de Choiseul».—Les traités de Compiègne et de Versailles.—La lutte suprême.
L’entrée en scène de Pascal Paoli modifiait singulièrement les données du problème corse, car il en excluait les Génois. Il ne restait dans l’île que deux pouvoirs: les ports étaient aux troupes françaises et l’intérieur était à Paoli. Dans ces conjonctures, les Génois demandèrent au roi de France de nouveaux subsides pour un nouvel effort contre la rébellion.
Or le gouvernement français accepta encore de traiter avec Gênes, reculant ainsi la solution définitive, depuis si longtemps désirée, plusieurs fois approchée, jamais atteinte. On peut s’en étonner au premier abord, surtout si l’on songe au prochain «renversement des alliances» qui va permettre à Bernis de se faire garantir par le ministre autrichien Kaunitz sa liberté d’action dans la Méditerranée. Mais il ne faut pas oublier que les hostilités sont imminentes avec l’Angleterre: ce sera la guerre de Sept Ans, et la Cour de Versailles peut à bon droit craindre une intervention anglaise dans l’île. Mieux vaut qu’aucun prétexte ne puisse être saisi par les Anglais et qu’une alliance franco-génoise rétablisse dans l’île une tranquillité au moins apparente et provisoire.
M. de Pujol fut envoyé à Gênes en mission temporaire, pour examiner la question des subsides d’accord avec le comte de Neuilly, ambassadeur régulier. «Sa Majesté, expliquait le mémoire qui lui fut remis le 22 mars 1756, n’est pas éloignée d’entrer par un subside plus considérable dans les mesures qu’ils (les Génois) se proposent de prendre; mais, avant que de fixer la somme qu’il conviendra de leur donner, le Roy veut connaître, dans le plus grand détail et avec la plus exacte précision, les besoins de la République et s’assurer qu’elle fera un usage utile de l’argent qui lui sera accordé.» L’objet de la mission confiée à M. de Pujol est «d’examiner dans le plus grand détail la qualité et le nombre des troupes que la République a actuellement sur pied, soit dans les États de terre ferme, soit en Corse, la force des garnisons dans les places et l’état des fortifications, surtout dans cette isle, où il sera nécessaire que M. de Pujol se rende, pour se procurer par lui-même les notions les plus précises sur tous ces articles».
Ainsi, sous prétexte de vérifier la nécessité des subsides qu’il convenait d’accorder aux Génois, le comte de Neuilly et M. de Pujol allaient en profiter pour demander au Sénat et transmettre à leur gouvernement les renseignements les plus circonstanciés sur les places de Corse, les fortifications, les casernements nécessaires, les meilleurs emplacements des troupes. Il était impossible d’agir avec plus de maîtrise et d’ironie: c’est de Gênes même que l’on allait tirer des indications qui pouvaient rendre tant de services plus tard.
Un traité de subsides fut conclu «entre le Roy et la République de Gênes et pour la sûreté de l’isle de Corse». C’est le premier traité de Compiègne, du 14 août 1756. Le roi accordait de nouveaux subsides; mais il augmentait également, et sans en fixer le chiffre, le nombre des troupes françaises de Corse. Pour rassurer les Génois, il est entendu que les officiers français devront s’abstenir de toute négociation avec les Corses rebelles, «même dans la vue de les amener à un accommodement de pacification et à la soumission qu’ils doivent à la République, que cet objet doit regarder uniquement».
Qu’est-ce à dire? Les Génois sont exécrés, les Français seuls ont chance de lier amitié avec les Corses et le roi n’entend pas que la sympathie qui pourra être témoignée à ses officiers rejaillisse sur des alliés qu’il importe de n’aider qu’en apparence.—En fait l’expédition française chercha à faire aux Corses le moins de mal possible, et c’est avec les commissaires de Gênes que les généraux français eurent des disputes continuelles. Les renforts, d’abord placés sous le commandement du marquis de Castries, furent bientôt concentrés presque complètement à Calvi sous le comte de Vaux: «C’est l’unique place, écrivait Choiseul au comte de Neuilly, qu’il nous soit intéressant de garder, puisqu’elle est la seule qui soit en état de faire quelque résistance si les Anglais tentaient de s’en emparer.»
Quoi qu’il en soit, le premier traité de Compiègne marquait un temps d’arrêt dans l’évolution de la question corse vers son terme inévitable. Il permit du moins à la France de traverser, sans incident notable de ce côté, la crise de la guerre de Sept Ans.
Elle n’était même pas terminée lorsque le gouvernement français se trouva sollicité tout à la fois par le Sénat de Gênes, qui affirmait hautement sa souveraineté et par Pascal Paoli qui, maître de l’île, proclamait énergiquement son indépendance. La France se retrouvait du premier coup dans la situation la plus avantageuse, sinon encore maîtresse d’édicter ses volontés, du moins intervenant comme arbitre du consentement spontané des deux adversaires. Privilège depuis longtemps prévu et patiemment préparé.
Choiseul, qui depuis 1758 était secrétaire d’État des Affaires étrangères, ne voulut pas s’engager tout de suite avec Pascal Paoli. Il se borna à inviter les Corses à ne pas négocier avec une autre puissance, et il recommanda la plus entière réserve à M. Boyer de Fonscolombe qu’il envoyait à Gênes en 1762. Il lui signalait, entre autres objets particulièrement dignes d’attention, «la situation des affaires de Corse». Mais «le sieur Boyer, lorsqu’on le mettra à portée de s’expliquer sur cette matière, déclarera en termes généraux que toutes les puissances se doivent à elles-mêmes de ne point protéger des sujets révoltés contre leur légitime souverain». C’est le langage même tenu par Fleury dans sa lettre du 6 juin 1738.
Boyer de Fonscolombe s’y trompa lui-même et le 13 septembre 1762 il adressait à Choiseul un «mémoire politique» sur la Corse qui est des plus curieux. Il expose la situation et constate que, les Génois étant «dans l’impossibilité de se maintenir» dans l’île, il faut préparer un arrangement qui puisse convenir «non seulement aux Génois, mais aussi à la France et aux personnes intéressées à ne pas voir s’élever un prince dont la marine et le commerce pourraient leur donner de l’ombrage». Il ne saurait donc être question ni de l’empereur (comme grand-duc de Toscane) ni du roi des Deux Siciles. Il est également inutile de songer à des princes trop faibles qui seraient incapables d’établir ou de maintenir leur autorité: le duc de Parme, le duc de Modène. Il n’y a que le roi de Sardaigne qui réponde à la définition: il est le seul à qui l’on pourrait donner la Corse «sans beaucoup craindre les conséquences de son agrandissement et aussi sans avoir à craindre de grands obstacles de la part des autres puissances».
Choiseul promit de lire ce mémoire quand il aurait le temps. Ce temps ne vint pas: le ministre devait rester fidèle, pour sa politique corse, au «secret» que lui avaient transmis ses prédécesseurs depuis Fleury et Chauvelin.
Peu à peu la question de Corse approchait de sa solution, par la force des circonstances et l’épuisement des adversaires. Les événements se précipitaient en Corse et faisaient prévoir aux Génois la fin de leur domination. En vain essayèrent-ils, en désespoir de cause, de s’entendre avec leurs adversaires en promettant de réduire leur souveraineté à un vague protectorat, à une sorte de suzeraineté nominale: les commissaires de la République ne furent même pas reçus. En vain essayèrent-ils de susciter à Paoli un rival, François Matra, que l’on fit venir de Sardaigne avec le titre de maréchal et une pension annuelle de 10.000 livres. Le «Conseil Suprême d’État du royaume de Corse» rédigea une circulaire qu’il fit parvenir à tous les gouvernements et notamment à la Cour de Versailles. Il y affirmait, avec une énergie peu commune et une noblesse singulière, sa volonté de résister à outrance. «Le parti le plus sage pour la République serait d’abandonner la guerre obstinée qu’elle nous fait» et de «traiter tout uniment avec d’honnestes patriotes»: car il faut bien qu’elle se persuade «qu’il n’y aura jamais d’autre moyen de pacification, dussions-nous y périr tous».
Il devenait de plus en plus évident, comme l’affirmait fièrement ce document, qu’il ne restait plus «aucune espérance à la République de Gênes, notre ennemie, de pouvoir subjuguer ni remettre notre royaume dans son ancienne servitude». Il était temps pour la France de réaliser l’intervention décisive.
L’occasion en fut fournie par les Génois eux-mêmes, qui durent réclamer une fois de plus (sept. 1763) le concours militaire et financier du gouvernement français. Celui-ci montra immédiatement la plus grande bonne volonté, il se déclara prêt à envoyer des troupes importantes en Corse et à fournir des subsides à la République. Mais il exigea en nantissement l’abandon d’une place forte sur le rivage de l’île. C’était un commencement de démembrement. Le Sénat résista; les négociations furent laborieuses et, un moment même, en 1764, elles furent rompues. En apprenant que le Sénat essayait de s’entendre avec les cours de Vienne et de Londres, le roi fit connaître à M. Boyer de Fonscolombe qu’il refusait de fournir des troupes.
Il pouvait parler avec d’autant plus de netteté qu’il savait très exactement quels étaient les sentiments des Génois. M. de Choiseul-Praslin, secrétaire d’Etat des Affaires étrangères, avait reçu le 9 juin une longue lettre de M. de Chauvelin, qui s’était arrêté à Gênes avant de gagner son nouveau poste de Parme. M. de Chauvelin expose les revendications de Paoli, dont il fait—soit dit en passant—un éloge remarquable. Il voudrait laisser à la République de Gênes «une souveraineté vague, générale et plus nominative que réelle» et assurer aux Corses, «sous la garantie du roi», l’exercice tranquille et constant de l’administration. Mais il ne s’agit plus de propositions vagues: la garantie du roi porterait «sur tous les objets intérieurs de finances, d’économie, de justice civile et criminelle, de commerce, de cultivation, d’autorité municipale et de recouvrement d’impositions».
Une entente intervint: ce fut le second traité de Compiègne, du 6 août 1764. Le roi accordait de nouveaux subsides à la République et consentait à faire passer en Corse un corps de ses troupes «pour conserver et défendre les places dont la garde leur sera confiée avec les postes qui en dépendent», et ces places étaient Bastia, Ajaccio, Calvi, l’Algajola et Saint-Florent. Ce ne devait être qu’un «dépôt»; encore était-il limité «au terme de quatre années».
L’article 12 était gros de conséquences. «L’intention de Sa Majesté étant que les commandans de ses troupes en Corse contribuent, autant qu’il sera possible et de concert avec les représentans de la République, à faciliter le rétablissement de l’ordre et de la tranquillité dans cette isle, lesdits commandans seront autorisés à entretenir pour cet effet tel commerce qu’ils jugeront à propos avec tous les habitants de l’isle indistinctement, et à leur faire connoistre l’intérêt que Sa Majesté prend à la pacification dont dépend le bonheur réciproque du souverain et des sujets.» Il n’est plus question de Gênes, et les termes les plus généraux sont employés à dessein. D’autre part, les Génois ne devaient se faire aucune illusion sur la nature de la propagande que les soldats de France allaient entreprendre dans l’île.
Le comte de Marbeuf, nommé en décembre 1764 commandant en chef des troupes du roi dans l’île,
prit possession des places que le traité de Compiègne assurait à la France. Mais conformément à ses instructions, il se borna à un rôle de médiation et, malgré les plaintes de Gênes, il ne fit rien contre les rebelles qui manifestaient pour la France une sympathie non équivoque.
Il y a plus: la cour de Versailles se mit en relations avec Pascal Paoli, «général de la nation corse». Le duc de Choiseul lui offrit d’abord d’entrer au service de la France avec le commandement du Royal Corse: Paoli refusa. Choiseul lui proposa alors de le faire roi de Corse «sous la suzeraineté de Gênes et sous la garantie de la France». Après avoir consulté ses compatriotes, Paoli accepta, mais il en refusa le prix que Choiseul y mettait: l’abandon de quelques places côtières à la République.
Tout cela n’était fait que pour tâter le terrain et préparer sans à-coups le résultat définitif. Quand tout fut prêt, Choiseul agit à découvert, exigeant pour la France les places côtières qu’il avait d’abord feint de demander pour Gênes: il réclama notamment les ports du Cap Corse, Bastia et Saint-Florent. Paoli refusa d’admettre «un si cruel démembrement de sa patrie». La correspondance échangée entre le ministre français et le général corse fut rompue le 2 mai 1768.
Aussi bien convenait-il d’agir et non plus de négocier. On était arrivé au terme fixé par le traité de 1764 pour l’occupation des places de Corse. Le roi, reprenant la politique d’intimidation dont il avait déjà usé en 1743, annonça son intention d’évacuer les places qu’il occupait: c’était donner l’île à Paoli, sans que Gênes pût espérer en retirer aucune compensation. Cette menace produisit l’effet qu’en attendait Choiseul, et M. de Sorba, ministre de Gênes à Versailles, ne tarda pas à recevoir de son gouvernement les instructions nécessaires pour tirer le meilleur parti de cette affaire où il avait décidément le dessous. Le 4 juillet 1767 il proposait à la France de lui abandonner la souveraineté de la Corse contre l’abandon des subsides qu’elle avait avancés depuis trente ans et moyennant le paiement d’un nouveau subside non remboursable.
Le traité fut signé à Versailles le 15 mai 1768. Le roi pouvait faire occuper, non seulement Bastia, Sᵗ-Florent, l’Algajola, Calvi, Ajaccio, Bonifacio, mais toutes les autres «places, forts, tours ou ports situés dans l’isle de Corse et qui sont nécessaires à la sûreté des troupes de Sa Majesté». La République faisait abandon de tous ses droits de souveraineté d’une façon entière et absolue: «Si par la succession des tems l’intérieur de l’isle se soumettait à la domination du roi, la République consent dès à présent que ledit intérieur reste soumis à Sa Majesté.» Deux articles «séparés et secrets» joints au traité donnaient au Sénat quittance des sommes reçues et lui assuraient le paiement pendant dix ans d’une somme de 200.000 livres tournois par an.
Il n’était pas question pour la France d’une domination définitive et la République pouvait théoriquement rentrer un jour «en jouissance de la souveraineté de la Corse». Mais le Sénat ne pourrait le faire qu’en remboursant intégralement au roi les dépenses faites par le gouvernement français pour la conquête et l’administration de l’île (art. 15). Il y a là une condition qui rappelle la clause introduite par Mazarin dans le traité des Pyrénées. C’est l’article 15 qui renferme tous les droits de la France sur la Corse.
L’épilogue fut court et sans complications. Les Corses étaient trop fiers pour accepter sans résistance un traité qui disposait d’eux sans avoir été consultés. Aussi, malgré les sympathies réelles—et bien des fois manifestées—qu’ils éprouvaient pour la France, ils se soulevèrent une dernière fois. Leur effort fut si énergique que le colonel de Ludre fut forcé de capituler dans Borgo, sans que Chauvelin et Grandmaison aient pu rompre la barrière de fer qui les empêchait de rejoindre l’assiégé (sept. 1768). Les Français s’exaspèrent et parce que l’abbé Saliceti avec quelques partisans essaie, dans la nuit du 13 au 14 février 1769, d’introduire les troupes de Paoli dans Oletta, clé stratégique du Nebbio et quartier général de l’armée française, on feint de croire à une conspiration: cinq Corses subirent le supplice barbare de la roue, et leurs cadavres restèrent exposés dans le chemin d’Oletta à Bastia. Une seule victime fut ensevelie, grâce à l’héroïque désobéissance de sa fiancée. Maria Gentile Guidoni, «l’Antigone corse». Quelques officiers—Dumouriez notamment—essaient, mais en vain, de se ménager des intelligences dans l’île. En France Louis XV veut rappeler ses troupes et il faut toute l’énergie de Choiseul pour achever l’œuvre patiemment poursuivie. Le comte de Vaux remporte la victoire décisive à Ponte-Novo (8 mai 1769). En ce jour s’évanouit le rêve d’indépendance de la Corse.
Paoli dut s’enfuir: il s’embarqua le 13 juin pour l’Angleterre. Deux mois après, le 15 août 1769, Napoléon Bonaparte naissait à Ajaccio: son nom et sa gloire allaient lier définitivement sa patrie à la France.
XXI
LA CORSE EN 1769
La conquête de la Corse et l’opinion publique en France.—Caractère et mœurs des habitants.—La situation économique et l’œuvre à réaliser.
Au moment où la Corse devient française, après tant de guerres et de misère, au terme d’une lutte héroïque pour l’indépendance, il convient de nous arrêter et de jeter un coup d’œil sur ce pays qui entre, le dernier de tous, dans l’unité française. Que vaut la Corse? et que faut-il penser de ses habitants? Question délicate et complexe que se posèrent les contemporains de Choiseul, mais qui ne fut pas toujours résolue d’une façon impartiale. Les jugements, imprimés et manuscrits, des voyageurs qui visitèrent l’île et des officiers qui la conquirent ou y tinrent garnison, mériteraient tous d’être recueillis et réunis; mais on aurait tort de croire qu’il suffit de les résumer pour présenter «le tableau le plus exact de l’état du pays et du caractère des habitants». D’autre part, il faut se défier des critiques passionnées par où l’opinion publique chercha à discréditer Choiseul. «La conquête de la Corse, écrit Pommereul en 1779, a rencontré des censeurs qui l’ont désapprouvée et ont blâmé le gouvernement de l’avoir entreprise.» Les uns dépeignaient la Corse comme un amas d’inutiles rochers. Les autres déclaraient qu’une pareille possession serait toujours onéreuse et ils répétaient le mot du Génois Lomellino qu’on serait trop heureux de pouvoir creuser un grand trou au milieu de l’île pour la submerger.
De tous les pamphlets qui surgirent alors, le plus violent est celui du duc d’Aiguillon, qui ne peut découvrir «le vrai motif de l’insensé projet de conquérir la Corse». Serait-ce pour relever, étendre et affermir notre puissance maritime, en nous emparant d’une île dont les ports et les bois de constructions nous seraient de quelque ressource? Evidemment non, car «les ports de Corse ne valent rien pour une marine royale; pas un seul ne peut recevoir un vaisseau de ligne. Quelques frégates peuvent entrer, non sans danger et beaucoup de difficultés, dans les ports d’Ajaccio et de Saint-Florent; partout ailleurs elles sont obligées de rester en rade: ce sont des ports à chébecs, à felouques et à tartanes». D’autre part «les bois de cette île propres à la construction se trouvent dans l’intérieur des terres» et il n’y a aucune communication entre la haute montagne et la côte: «point de rivières navigables, ni même par où l’on puisse les flotter. Il n’y a que des torrents qui roulent à travers des rochers pendant quelques mois de l’année, mais qui sont à sec le reste du temps».—Inutile à la marine royale, la Corse n’apportera aucun élément à la prospérité générale de la France, «et on s’est moqué dans toute l’Europe des descriptions pompeuses qui furent débitées, par ordre de M. de Choiseul, de ce misérable pays, qui n’est en général ni cultivé, ni presque cultivable, et qui n’est presque favorable qu’à la vigne et à l’olivier, qui y a été laissé sauvage jusqu’à présent par les Corses». On n’y sème presque point de grains, et on y mange presque partout du pain de châtaignes. «Il n’y a point de manufactures ni de commerce, et par conséquent point d’argent, et qu’y pourrait-on fabriquer ou en exporter, qui ne se trouve en abondance dans l’Italie et dans tous les ports de la Méditerranée?» Somme toute, véritable royaume de la misère, où les habitants sont pauvres «et vivent et s’habillent en conséquence» et où il n’y a rien à faire pour les employés de finances, «commis, directeurs, même fermier général»...
Mais Choiseul et la plupart de nos officiers—et dans le nombre, des hommes d’expérience et de talent, comme Vaux, Marbeuf et Guibert—avaient demandé la conquête de l’île. Fallait-il laisser à Paoli le loisir de consolider son autorité dans un pays qui serait en temps de guerre l’asile des corsaires? Un ennemi qui posséderait la Corse ne pourrait-il intercepter notre communication avec l’Espagne, l’Italie et le Levant? Toute la côte de la Provence et du Languedoc ne serait-elle pas dès lors à découvert? Pommereul insiste là-dessus en entreprenant de justifier Choiseul aux yeux de ses détracteurs: «La Corse, dit-il, est en temps de guerre un point essentiel pour le soutien du commerce de la France dans le Levant; cette possession consolidée lui procurera les moyens faciles de donner la loi à toutes les côtes d’Italie.» La marine de France et celle d’Espagne, unies en vertu du pacte de famille (une des grandes idées du ministère de Choiseul), pourront combattre l’Angleterre sur l’Océan et en attendant «primer» dans la Méditerranée. «La Corse doit assurer à la France et à l’Espagne la domination dans la Méditerranée.» Que fût devenu notre commerce du Levant, si les Anglais, ayant déjà Gibraltar et Mahon, avaient réussi à s’emparer de cette île? «Il fallait renoncer à faire sortir un vaisseau de Marseille et de Toulon.» Et d’avoir su conquérir la Corse en déjouant les intrigues anglaises et autrichiennes, c’est vraiment «le chef-d’œuvre de la politique». Pommereul devance ainsi le jugement des historiens modernes qui ont su déchiffrer le «secret» des ministres de Louis XV et déterminer l’évolution par laquelle le gouvernement français poursuivait un dessein auquel il s’était, dès l’époque de Fleury et de Chauvelin, fermement attaché: c’est dans le développement de la question corse que M. Driault reconnaît «le chef-d’œuvre de la diplomatie française au XVIIIᵉ siècle».
Au surplus la conquête de la Corse ne doit pas être seulement envisagée en elle-même et du point de vue diplomatique. Lorsque Guibert taxe d’ignorance et de prévention les adversaires de la conquête,—ceux-là, déclare-t-il, ne portent pas leurs regards au delà de leur siècle et de la surface des choses,—il envisage surtout les «possibilités» économiques et les ressources de l’île. A la suite de Jean-Jacques Rousseau, du fait de la conquête et des théories des «philosophes», le problème du relèvement économique de la Corse, pour user de mots qui sont de nos jours à la mode, est posé devant l’opinion publique française. Les mœurs des habitants sont expliquées et non plus seulement décrites; les ressources du pays ne sont plus seulement cataloguées, mais on étudie avec soin les moyens de les accroître et de les répandre. De pareilles préoccupations apparaissent dans l’ouvrage de Bellin, qui est de 1768, et dans Voltaire, dont le Précis du siècle de Louis XV date de 1769. On les retrouvera dans Boswell, «le premier globe-trotter que la Grande-Bretagne ait envoyé à la Corse» et «le premier poète que ses paysages aient troublé»; dans l’abbé de Germanes qui, sans avoir jamais mis les pieds dans l’île, nous rapporte des anecdotes très romantiques sur les bandits; dans cet officier du régiment de Picardie qui séjourna en Corse de 1774 à 1777 et dont les Mémoires historiques sont de tout premier ordre; dans Ferrand Dupuy, qui considère la Corse comme «susceptible de devenir une des plus riches possessions de notre puissance» si le gouvernement sait encourager les vues du négociant et du spéculateur éclairés; dans Pommereul qui fait un enthousiaste tableau des «trésors» de l’île, rend Gênes responsable de la misère actuelle et adjure le gouvernement de faire son devoir, le gouvernement étant «le plus naturel, pour ne pas dire le seul et le plus sûr instituteur des peuples».
Avec ses 122.000 habitants, l’île apparaît en 1769 comme dépeuplée par les guerres continuelles, les troubles intérieurs, les descentes fréquentes des corsaires tunisiens et algériens. Cependant «on a tout lieu de croire que, la paix et la tranquillité une fois bien établies, la population augmentera sensiblement en peu d’années». Les Corses sont petits pour la plupart. Ils portent des habits d’une étoffe brune qu’ils tissent eux-mêmes avec le poil ou la laine de leurs troupeaux et qui paraît aux Français infiniment plus rude que la bure des Capucins: «Quand on les aperçoit d’un peu loin, on ne sait d’abord si c’est un ours ou une créature humaine.» Leurs culottes et leurs guêtres, faites en forme de bas, sont de la même étoffe que l’habit. «Au lieu de chapeau, ils portent un bonnet pointu, aussi de la même étoffe... Les plus aisés portent des bottines de cuir, au lieu de guêtres d’étoffe. D’autres, au lieu de guêtres, enveloppent leurs jambes avec des peaux de chèvres, le poil en dehors.»—L’habillement des femmes consiste «en un corset de soie, ou d’autre étoffe, avec des manches à la jésuite, très justes, la jupe extérieure d’une autre couleur que le corset. Leurs cheveux sont tressés avec des rubans au-dessus de la tête, et d’autres fois ils sont enveloppés dans un filet à réseau en soie, de la couleur qui leur plaît le plus». Cet ajustement leur sied bien quand elles sont bien faites, «d’autant plus que leurs jupes sont très courtes sur le devant et traînent jusqu’à terre sur le derrière». Quand elles sortent, elles portent sur la tête un voile assez grand de toile des Indes, à fond blanc et peint, de fort bon goût. On le nomme mezaro. Dans le Niolo, et dans les parties les plus «agrestes» de l’île, la jupe et le corset sont tout d’une pièce, et ouverts par devant, et leur coiffure «n’est qu’une espèce de tortillon qu’elles portent sur la tête presque toute la journée, et qui leur sert à porter le fardeau».
La langue générale de la Corse est l’italienne; mais elle diffère selon les lieux. Dans les villes maritimes, on parle un italien épuré et facile à entendre; les habitants de l’intérieur ont un jargon très corrompu et entremêlé d’expressions mauresques.
La vieille armature sociale est restée intacte. Tout gravite autour de la primogéniture. Etre l’aîné est une gloire; c’est aussi une responsabilité, et chacun se courbe sans murmure devant les prérogatives du droit d’aînesse. Ils sont hospitaliers farouchement: celui qui franchit leur seuil et se confie à eux,—étranger, malheureux, ennemi même,—celui-là est sacré. Ils ont l’horreur de l’injustice et la reconnaissance du service rendu: ce qui dure le plus en Corse, dit Paoli, c’est la mémoire des bienfaits.
La bravoure des Corses était proverbiale. Ils avaient tenu tête à la France durant deux campagnes, sans place forte, sans artillerie, sans magasins, sans argent, et les conquérants ne parlaient qu’avec estime de ces petits hommes vêtus de brun qui se rassemblaient «au son des sifflets ou des cornets»,—à l’appel du colombo,—s’avançaient à la débandade, «épars comme une compagnie de perdreaux» et, s’abritant derrière les broussailles, les rochers ou les murailles, assaillaient brusquement les Français de toutes parts, puis se rejetaient en arrière et revenaient à la charge avec la plus grande célérité. Quelques-uns furent cruels et commirent des actes d’une férocité barbare. Mais la plupart furent magnanimes. Des Français disaient à un prisonnier: «Comment osez-vous guerroyer sans hôpitaux ni chirurgiens, et que faites-vous quand vous êtes blessés?—Nous mourons.» Un Corse, mortellement frappé, écrivait à Paoli ce billet héroïque: «Je vous salue; prenez soin de mon père; dans douze heures je serai avec les autres braves qui sont morts en défendant la patrie.»
En général, ils sont graves, sérieux et mélancoliques, au milieu de leur vivacité, et ils rient peu. Les malheurs de leur patrie semblent les occuper entièrement et leur donnent une humeur sombre et farouche. Dans leur physionomie, intelligente et fine, quelque dureté apparaît. Pas de divertissements, pas de danses ni de fêtes champêtres. Les jeux de cartes, les graves sentences émises autour du fugone, les mélopées plaintives des bergers de la montagne: on pourrait dire des Corses, chez qui le ciel pourtant est si léger, si clair et si haut, ce que Renan disait des Bretons, que la joie même est chez eux un peu triste. Crainte de l’oppresseur, résistance tenace et indomptable.
L’esprit du moins s’est mûri par l’épreuve, les facultés d’observation se sont aiguisées dans le silence. Le moindre d’entre eux étonnait les officiers français par l’intelligence avec laquelle il parlait guerre ou politique, et le dernier paysan plaidait sa cause avec autant de force et d’astuce que le plus habile avocat, discutait ses affaires avec une singulière abondance d’expressions et de tours, usait avec une adresse infinie des moyens de chicane que lui fournissaient les nouvelles formes judiciaires. Les raisonneurs de garnison durent plus d’une fois s’avouer battus par les insulaires loquaces et subtils. Corses des villes ou de la montagne, hommes et femmes, pauvres ou riches, ils aiment à parler, et parlent tous naturellement bien. «Ils veulent être écoutés et ils regardent comme un affront, dans la conversation, quand on ne les écoute pas jusqu’à la fin.»
Car le Corse est orgueilleux, et voici peut-être le trait le plus saillant de son caractère. Tous les Corses se regardent comme égaux, et Marbeuf assure que la vanité est le principal ressort qui les met en mouvement. «Ce qui les caractérise plus que tout, écrit un de nos officiers, c’est qu’ils sont incapables de soutenir le mépris, pas même de supporter l’indifférence.» On en voit peu demander l’aumône. «Le dernier habitant s’estime autant que le premier... Ils sont reconnaissants du moindre service, et ils se tiennent offensés quand on leur offre de l’argent en reconnaissance de ceux qu’ils rendent. Leur amour-propre paraît flatté de vous tenir dans une sorte de dépendance.» Ils recherchent avec empressement les distinctions et les marques d’honneur. Le roi Théodore n’avait-il pas créé des princes, des marquis, des comtes, des barons et institué un ordre de chevalerie? Paoli ne fondait-il pas, dans les commencements de son généralat, un ordre de Santa Devota pour les volontaires qui combattaient avec lui Colonna de Bozzi?
Ils aiment l’intrigue et la politique, et Marbeuf rangeait parmi les plus grands maux dont souffrait le pays le goût des habitants pour la cabale. Que de menées, que de manœuvres, même aux assemblées des pièves qui n’avaient d’autre but que d’élire des députés à l’assemblée de la province. «Que de jalousies et de mensonges, s’écriait le vicomte de Barrin, et que de mauvais tours ces gens-ci cherchent à se jouer réciproquement!» Pas d’assemblée en France, témoigne l’intendant La Guillaumye, que «l’esprit individuel de prépondérance et de changement puisse rendre aussi tumultueuse et aussi dangereuse que la plus petite assemblée en Corse». L’homme vit plus volontiers sur la place publique que dans son ménage et, habitué, comme disait Paoli, à «identifier la fortune de l’Etat avec la sienne propre», il s’intéresse passionnément aux affaires du gouvernement et de l’administration, dont il veut prendre sa part. Il poursuit longuement, âprement, la vengeance d’une injure faite à lui-même ou à ses proches et, puisque les Génois vendaient la justice, il n’a recours qu’à lui-même, à son bras, à son escopette. Pardonner est d’une âme faible, il punto d’onore è tanto forte in Corsica... Les femmes sont méprisées et chargées des emplois les plus fatigants. Le plus souvent elles ne mangent pas avec leur mari, tant celui-ci est plein du sentiment de son importance particulière. Sans doute l’origine d’une pareille coutume doit être cherchée dans l’état d’hostilité où les hommes vivent depuis des siècles, luttant contre les Génois, poursuivant une vendetta et n’ayant pas le loisir de rester auprès des femmes. N’importe, cela choque les officiers et les Français du XVIIIᵉ siècle, venus de la cour la plus galante de l’univers et peu adaptés à de pareilles mœurs. Plusieurs relèvent, en des termes à peu près identiques, la soumission que le mari exige de la jeune épousée: «Elle se déshabille elle-même, quitte sa chemise et va se jeter ainsi dans le lit de son époux... Dès le lendemain, elle commence à aller aux champs, à porter le bois, les récoltes et d’autres fardeaux sur la tête, enfin à faire les travaux d’une bête de somme. J’en ai rencontré mille pour une, dans les montagnes et le long des chemins, par la plus forte chaleur, porter des fardeaux très lourds sur leur tête, le mari la suivant, monté sur son âne ou sur son mulet.»
Que devient, dans de pareilles conditions morales et sociales, le développement économique? Peu de chose en vérité. Mais qu’importe, si les Corses sont sobres et s’ils ont peu de besoins. «Pourvu qu’un ménage, dans la montagne, quelque nombreux qu’il soit, ait en propriété six châtaigniers et autant de chèvres, il ne pensera pas à cultiver d’autres productions.» Ce sont des Lucquois, des Sardes, des Génois, des étrangers, qui viennent tous les ans, au nombre de dix à douze mille, pour faire les travaux les plus pénibles, comme exploiter les terres et les bois, faire les récoltes, scier les planches, tailler les pierres et servir de domestiques ou de manœuvres. Pas d’agriculture, nulle entente du labourage, nulle connaissance des instruments aratoires. Çà et là quelques champs écorchés par une charrue informe. Pas de prairies. Pas d’engrais—sinon les cendres des grosses herbes et des broussailles. De longues étendues de pays et d’immenses déserts sans le moindre vestige de l’industrie humaine. Et pourtant les vallons sont fertiles, tous les produits viendraient à foison. Mais il faut de l’argent et des débouchés. Nulle route. Des sentiers étroits, tracés au hasard, suivant la pente naturelle du terrain, creusés presque partout par les eaux et très éloignés des villages, parce que les habitants se sont logés dans des endroits escarpés pour échapper sûrement à l’ennemi. Ils avaient, a dit Napoléon, «abandonné les plaines trop difficiles à défendre pour errer dans les forêts les moins pénétrables, sur les sommets les moins accessibles». Les conditions historiques ont ramené les Corses à l’état matériel du régime féodal.
Situation déplorable, mais non pas sans remède. «J’en trouve la raison, écrit en 1774 un officier du régiment de Picardie, moins dans leur caractère que dans le gouvernement vicieux des Génois, qui... tenait ce peuple dans une espèce d’esclavage, le forçait à vendre au plus bas prix ses denrées aux agents de la République, et gênait en même temps son commerce par toutes les friponneries possibles.» Un devoir s’impose donc aux nouveaux maîtres du pays: développer les ressources économiques de l’île, faire les avances pour défricher les terres incultes, entreprendre l’éducation de ce peuple, créer des débouchés. La conquête militaire est faite: les Français sauront-ils également mener à bien l’œuvre nécessaire de la conquête morale?
XXII
LA CORSE DANS LA MONARCHIE FRANÇAISE
L’organisation de la conquête et les Etats de Corse.—Les travaux publics et la vie économique.—La question financière et le mécontentement insulaire.
Quand le comte de Vaux eut vaincu les Corses, il fit un joli discours aux notables réunis à Corte, leur disant: «Vous acquerrez une nouvelle patrie, qui mettra toute sa sollicitude à vous rendre heureux.» Promesse évidemment sincère, mais dont la réalisation fut lente et demeura incomplète.
Il s’agissait avant tout de consolider la conquête en supprimant les derniers germes de révolte, en traquant les outlaw, les «bandits». Les édits rigoureux se succédèrent. Le 23 mai 1769 et le 24 mai 1770, ordre à tous les Corses de livrer leurs armes à feu, sous peine de mort, et quiconque ne sera pas muni d’une permission expresse du commandant en chef sera jugé prévôtalement et sans appel. Le 24 septembre 1770, ordre aux familles des Corses qui suivirent Paoli à Livourne de s’embarquer incontinent, sous peine de prison ou d’expulsion ignominieuse. Au mois d’août 1771, déclaration royale qui punit pour la première fois d’une amende de cinquante à cent livres et, on cas de récidive, du carcan et des galères, quiconque possédera, fabriquera, vendra un stylet ou couteau pointu. Les partisans de Paoli sont accusés de voler et d’assassiner: le gouvernement prescrit, le 24 juin 1770, de les pendre sans aucune forme de procès, et, pour mieux ôter à cette «race exécrable» la facilité d’échapper, il enjoint, le 1ᵉʳ avril suivant, de brûler les maquis. Le 20 avril 1771, il menace de châtier toute personne qui donnerait du secours aux bandits, tiendrait des propos séditieux ou correspondrait avec les exilés. Le 12 mai 1771, nouvelles instructions aux pièves: les podestats doivent avertir de la conduite des bandits et des habitants les commandants des postes voisins, envoyer la liste et le signalement des pastori ou bergers, désigner ceux dont ils se méfient, spécifier l’endroit où paissent les troupeaux et le nom de leurs propriétaires; les bergers ont défense, sous les peines les plus fortes, d’allumer des feux sur les hauteurs et de faire aucun signal, aucun bruit, lorsqu’ils découvrent des gens armés; les pièves qui se comportent mal paieront des amendes. Vint enfin le grand édit d’août 1772: une maréchaussée, composée d’un prévôt général, de deux officiers et de dix-sept sous-officiers et cavaliers, fut établie à Bastia, et quatre juntes, formées chacune de six commissaires corses et appuyées parles compagnies ou détachements du régiment provincial, siégèrent à Orezza, à Caccia, à Tallano, à La Mezzana, pour exercer une juridiction de discipline et de correction contre ceux qui, suivant les termes de l’édit, renonçaient à être sujets et citoyens pour devenir à la fois vagabonds, déserteurs et rebelles. En dehors des ecclésiastiques, des nobles de noblesse reconnue au Conseil supérieur et des fonctionnaires royaux, aucun Corse ne put s’absenter sans un congé du podestat. Ceux qui s’absentaient sans
Meria.—Campile: l’Église.—Ajaccio: Vieilles maisons. (Sites et Monuments du T. C. F.)
Pl. XV.—Corse.
congé et ne reparaissaient pas à leur domicile au bout d’un mois, furent déclarés fugitifs et, après six mois, poursuivis comme félons. Les fruits de leurs biens, les amendes édictées contre eux, leurs bestiaux que confisquaient les juntes, appartinrent aux hôpitaux et établissements de charité. Les bergers durent, sous peine de trois ans de prison, avoir une résidence dans une paroisse ou communauté de l’île. Tout assassinat prémédité, tout guet-apens fut puni du supplice de la roue. En cas de vendetta, la maison du coupable était rasée, et sa postérité déchue des fonctions publiques.
Ces ordonnances établirent la tranquillité: le nombre des meurtres diminua, il y eut même une année où un seul meurtre fut commis dans l’île. Et sans s’inquiéter de savoir si un pareil résultat n’était pas obtenu par la terreur plutôt que par un régime de douceur librement accepté, le gouvernement installa définitivement son autorité dans l’île.
Deux commissaires du roi se trouvaient au sommet de la hiérarchie: le commandant en chef des troupes, ou commandant général, ou, comme on le nommait encore, gouverneur, et l’intendant, auquel incombaient, dit Marbeuf, toutes les affaires contentieuses et ce qui s’appelle impositions, fermes et domaines. Les commandants en chef furent le comte de Vaux dans les premières années, le comte de Marbeuf de 1772 à 1786 et, après l’intérim du comte de Jaucourt, le vicomte de Barrin de 1786 à 1790. Les intendants ont été au nombre de quatre: Chardon, ancien intendant de Cayenne, Pradine, ancien maître des comptes à Aix, Boucheporn et La Guillaumye. En fait l’administration de l’ancien régime en Corse se résume dans deux noms: dans le nom de Marbeuf et dans celui de Boucheporn, qui fut intendant durant dix années, de 1775 à 1785, et que les Corses qualifiaient de grand vizir de Marbeuf.
L’administration judiciaire, entièrement réorganisée, comprit un Conseil supérieur, revêtu des attributions d’un Parlement, et onze juridictions royales.—Le Conseil Supérieur, créé dès le mois de juin 1768, tenait ses séances à Bastia et se composait d’un premier et d’un second président, de dix conseillers,—dont six Français et quatre Corses,—d’un procureur général français et de son substitut, d’un greffier et de deux secrétaires interprètes; le commandant en chef pouvait siéger et avait voix délibérative. M. du Tressan, «espèce de cerveau brûlé», fut fait premier président de ce Conseil.—Chaque juridiction comptait un juge royal, un assesseur, un procureur du roi et un greffier. Les trois premiers officiers de justice furent toujours deux Corses et un Français. Ils recevaient des appointements fixes; mais les Corses ne touchaient pas de gros gages, et le maréchal de Vaux avait dit qu’un traitement annuel de 400 livres serait plus que suffisant pour chacun parce qu’ils étaient depuis longtemps accoutumés à une médiocre fortune.
Le ministre de la Guerre établit un état-major d’armée et de places, un corps d’ingénieurs pour les fortifications faites ou à faire, un corps d’ingénieurs des Ponts et Chaussées, une prévôté, une direction des hôpitaux, un bureau général des postes aux lettres et des bateaux de poste, une régie des vivres à la tête de laquelle fut placé M. de l’Isle, quatre juntes... Le ministre de la Marine établit deux bureaux d’amirauté, l’un à Bastia et l’autre à Ajaccio, et plaça plusieurs commissaires de marine dans différents ports.
L’organisation civile, réglée par un édit du mois de mai 1771, comportait une hiérarchie élective de représentation municipale et nationale analogue à celle que Turgot et Necker essaieront d’introduire en France. A la base le paese ou village, où le podestat et deux pères du commun, annuellement élus par les chefs de famille de plus de vingt-cinq ans, remplissaient toutes les fonctions d’administration et de police. Au-dessus, la pieve ou canton, que surveillait le podestat major, choisi chaque année parmi les gens les plus distingués et les plus considérables de la piève. Enfin les dix provinces, dont toutes les pièves étaient surveillées par un inspecteur que le roi désignait dans l’ordre de la noblesse.
Sur le conseil du maréchal de Vaux, du comte de Marbeuf et de Buttafoco, la France avait fait de la Corse un pays d’Etats. On croyait flatter la nation, «entêtée de sa liberté imaginaire», en lui persuadant qu’elle était associée au gouvernement. Chaque ordre avait 23 députés, tous élus par les assemblées des dix provinces (pour le clergé cependant les élections ne portaient que sur 18 piévans ou doyens, car les 5 évêques de l’île étaient membres de droit).—Les Etats nommaient, à la fin de chaque session, une commission permanente ou commission intermédiaire de 12 nobles, dits Nobili Dodici. «La nation, avait écrit Marbeuf, a du goût pour cette espèce de représentants auprès des personnes en place.» La commission des Douze était censée faire son service auprès des commissaires du roi; elle devait solliciter du gouvernement le règlement de toutes les affaires raisonnables, hâter l’exécution des mesures ordonnées, presser la rédaction et l’envoi des mémoires que les Etats avaient résolu de remettre sur divers objets, surveiller la besogne du bureau dirigé par le greffier en chef, préparer les matières qui seraient débattues dans la consulte suivante. Deux membres des Douze, qui jouaient le rôle des procureurs généraux-syndics dans les pays d’Etats, résidaient alternativement auprès des commissaires du roi.
Les Etats de Corse ne furent réunis que huit fois, toujours à Bastia; mais dans ces assemblées furent présentées et discutées toutes les questions relatives à l’administration du pays, aux impôts, à l’éducation publique, l’agriculture, l’industrie, la police, etc. L’histoire des Etats est l’histoire même de la Corse de 1770 jusqu’à 1789. Nous possédions déjà les procès-verbaux de ces assemblées. Nous pouvons aujourd’hui les contrôler et les compléter par des documents plus brefs et aussi intéressants. A la fin de chaque session, les Etats de Corse envoyaient à la Cour trois députés pour présenter au roi les requêtes votées par l’assemblée et approuvées par les commissaires présidents, qui étaient le gouverneur et l’intendant. En 1770, en 1772 et en 1773, le choix des députés n’avait pas eu de signification particulière. Mais en 1775 la rivalité qui régnait ouvertement entre le comte de Marbeuf, gouverneur de la Corse, et le comte de Narbonne-Pelet, commandant en second à Ajaccio, ne permit pas de procéder aux élections avec le calme ordinaire. On reprochait à Marbeuf ses «coups d’autorité, aussi arbitraires que multipliés» et, sous couleur de travailler «pour le bien de la patrie», les «narbonnistes» essayèrent d’obtenir le rappel du gouverneur et de jouir à leur tour des honneurs et des postes lucratifs dont Marbeuf les tenait écartés. Tel fut le premier objet de la mission dont furent chargés les députés de 1775: Mᵍʳ de Guernes, évêque d’Aleria; César-Mathieu de Petriconi, pour la noblesse; Benedetti Ventura, dit Venturone, pour le tiers-état. L’audience royale, plusieurs fois retardée, fut fixée au 25 août 1776. L’évêque d’Aleria ne formula pas moins de 29 griefs dont la liste fut remise au Ministère et que M. Letteron a retrouvée aux Archives Nationales. Episode curieux des querelles de personnes et des rivalités d’influence qui entravaient les efforts de l’administration.—Plus intéressantes encore sont les «représentations que MM. les députés ont cru devoir faire à la Cour», véritable cahier de doléances qui ne comprend pas moins de 63 paragraphes: finances, domaines, bois et forêts, douanes; agriculture, arts et métiers, haras; sages-femmes et maîtres d’école; séminaires, collèges et Université, création d’un archevêché; reconnaissance du titre de royaume, organisation du tribunal de la junte et du régiment provincial, etc., toutes les matières qui peuvent intéresser la Corse—et qui ont fait au préalable l’objet de discussions attentives au sein des Etats,—sont ici passées en revue.
Entre l’assemblée de 1775 et le commencement de la Révolution, les Etats de Corse se réunirent encore quatre fois: en 1777, 1779, 1781 et 1785. En 1777, «Carlo Buonaparte», assesseur au tribunal d’Ajaccio, est député de la noblesse. Le rapport des Etats de 1785 se réfère aux événements de 1788 et 1789.
Ainsi la France cherchait à créer un esprit public en associant la nation au gouvernement. Elle usa d’autres moyens, développant l’usage de la langue française, faisant bénéficier la nouvelle province de cette haute culture et de ces «lumières» qui éblouissaient l’Europe. Quelques années à peine après l’annexion, les commissaires du roi, reprenant et développant les projets de Paoli, proposaient d’établir une Université à Corte avec les quatre facultés (théologie, droit, médecine et arts). De plus ils décidaient que quatre collèges seraient fondés à Bastia, à Ajaccio, à Cervione et à Calvi, des pensionnats à Bastia et à Ajaccio, et des écoles dans la campagne. Enfin les séminaires, qui avaient été occupés par les troupes, seraient rendus aux évêques.
De pareils projets donnaient-ils entièrement satisfaction à l’opinion corse et quels vœux formait-elle à ce sujet? On peut s’en rendre compte en parcourant les requêtes présentées au roi par les députés des Etats, encore que de pareils documents soient forcément empreints d’un certain optimisme officiel. Particulièrement, en ce qui touche l’instruction publique, leurs demandes ont un grand intérêt: on y voit un exemple de la noble et intelligente façon dont ils comprenaient leur «francisation».
La monarchie française cherche à favoriser la noblesse, en créant, en face du tiers et du clergé plus indépendants, une classe d’hommes qui seraient attachés au gouvernement par l’intérêt. Prolongement du caporalisme par suite de l’égoïsme administratif. Et les jeunes nobles, qu’on jugeait utiles de «dépayser» pour «changer leur façon de penser», furent admis au collège Mazarin, au séminaire d’Aix, aux écoles royales militaires, à la maison de Saint-Cyr. On vit à Brienne Napoléon Bonaparte; à Vendôme, Jean-Baptiste Buttafoco, que l’inspecteur Reynaud de Monts jugeait très insubordonné et qui, avec peu de moyens, joignait à l’entêtement de son pays le dégoût du travail; à Effiat, Luce-Quilico Casabianca, le futur Conventionnel, que l’inspecteur Keralio trouvait un peu sombre, mais bon, capable d’application et d’un labeur soutenu; à Auxerre, Jean-Baptiste Casalta; à Rebais, Luc-Antoine d’Ornano et Arrighi de Casanova; à Tiron, César-Joseph Balthazar de Petriconi, son frère Jean-Laurent, Paul-François Galloni d’Istria, qui devint, au sortir de l’émigration, adjudant général au service de Naples et lieutenant-colonel d’état-major au service de France; Marius Matra, qui fut aide de camp du général Franceschi et capitaine adjoint à l’état-major de l’armée d’Italie, etc.[K].
Ce n’était pas assez de s’attacher la noblesse: il fallait attirer les Corses dans les troupes du roi. Ils furent admis dans tous les régiments de l’armée; ils eurent leur régiment particulier, le Royal Corse; après la dissolution du Royal Corse en 1788, deux bataillons de chasseurs, les chasseurs royaux corses et les chasseurs corses, ne se composèrent que d’insulaires. Chaque compagnie reçut quatre soldats corses, destinés à s’initier aux arts et aux métiers, «afin de se rendre utiles dans l’île et de contribuer à sa prospérité».
Enfin, les Corses ne payèrent que très peu d’impôts. Il y avait l’impôt territorial, perçu en productions soit animales, soit végétales, à raison du vingtième des récoltes, et Napoléon a justement remarqué que les économistes firent dans son île l’essai de l’imposition en nature. Il y avait un impôt de deux vingtièmes sur les loyers, mais il ne frappait que les propriétaires des villes. Il y avait des droits de contrôle, de timbre et de douane. Mais, si les taxes d’entrée et de sortie paraissaient excessives, elles étaient surtout à la charge des étrangers et des Français. Bref, l’île—et ce mot revient dans tous les mémoires du temps—l’île était onéreuse au roi, et le parrain de Napoléon, Laurent Giubega, assure que la dépense excédait de 600.000 livres le total des recettes.
Des travaux considérables furent entrepris. Deux grands chemins avaient été ouverts depuis la conquête: de Bastia à Saint-Florent et de Bastia à Corte. On ébauchait la route de Corte à Ajaccio. Et si les voies restaient insuffisantes, on aurait mauvaise grâce à s’en plaindre après vingt ans seulement d’administration française. Louis XVI fait installer à Ajaccio une madrague pour la pêche du thon, une corderie pour les chanvres du pays; il fait entreprendre le dessèchement de l’étang des Salini, propriété de Charles Bonaparte, pour y créer une pépinière de mûriers et autres arbres fruitiers; il accorde un subside de 21.000 livres pour l’agriculture[L]. Un édit du 23 mars 1785 accordait une prime de dix sous par plant à toute personne qui introduirait du continent vingt plants au moins de mûriers greffés.
Par trois fois, l’administration tenta de fonder des colonies: 80 Lorrains transportés à Poretto, des Génois près du golfe d’Ajaccio, au domaine de Chiavari, 110 pionniers au domaine de Galeria. La plupart succombèrent. En revanche, les Grecs de Paomia, réfugiés à Ajaccio, furent installés non loin de leurs premiers défrichements, à Cargèse, qui devint admirablement prospère. On commença de dessécher les plaines de Biguglia et de Mariana. On entreprit en 1773 le plan terrier de la Corse qui fut confié à MM. Bédigis, Testevuide et Tranchot, et qui eut également pour but—l’abbé Rossi nous l’assure—de recueillir des renseignements sur l’esprit public des anciennes familles paolistes.
Le commerce se développa. Ajaccio est en relations avec Marseille, Toulon, Saint-Tropez, Antibes et la Seyne. Les droits d’entrée pour les marchandises de provenance française sous pavillon national étaient de 2, 7-1/2, 15 et 25 p. 100 de leur valeur. Les droits de douanes acquittés à Ajaccio pendant la période 1785-89 ont été de 37.807 francs. Le marché de la ville est convenablement approvisionné. Le boisseau (bacino) de blé de 14 livres 1/2 coûte 1 fr. 16 sous; pour l’orge et le millet, 1 fr. 2 sous; le pot d’huile de 1 l. 7 onces 1/2, 16 sous; la bouteille de vin, 3 sous 6 d.; la livre de bœuf ou de mouton, 5 sous; le poisson de première qualité, 3 sous la livre.
A la faveur de ce commerce, des familles françaises vinrent s’établir en Corse et y firent souche. Ces arrivés de la première heure furent les Touranjon, les Serpeille, les Arène, les Garçain, les Bonnet, les Maury, les Roux, les Picard, etc. On les désignait généralement sous le nom de leur province d’origine. Ainsi les Serpeille, originaires du Dauphiné, étaient connus sous le nom de Dufiné, les Maury sous celui de Languido (Languedoc), les Roux étaient appelés Sciampagne (Champagne). Il arrivait même que le nom patronymique disparaissait complètement pour faire place à celui de la province: le nom de Touranjon a dû se former ainsi. D’autres enfin, comme les Picard, étaient beaucoup plus connus par de gais sobriquets, si répandus autrefois en France: cette famille avait celui de Cœur joyeux, dont on fit, par corruption, Cruginé, qui s’est perpétué jusqu’à nos jours.
La fusion s’accomplissait doucement, sans heurts, entre Français et Corses. Les anciens paolistes, comprenant que l’île retirerait de son union avec la France d’immenses avantages, se ralliaient peu à peu. Charles Bonaparte avait été l’un des premiers: «J’ai été, répétait-il, bon patriote et paoliste dans l’âme, tant qu’a duré le gouvernement national; mais ce gouvernement n’est plus, nous sommes devenus Français, evviva il Re e suo governo.» Laurent Giubega, greffier en chef des Etats de 1771, que Charles Bonaparte appelait amatissimo signor compadre et qui fut le parrain de Napoléon, était également dévoué au régime nouveau: «Puisque l’indépendance nationale est perdue, aurait-il dit au maréchal de Vaux, nous nous honorerons d’appartenir au peuple le plus puissant du monde, et de même que nous avons été bons et fidèles Corses, nous serons bons et fidèles Français.» Paoli refuse en 1776 d’abandonner l’Angleterre pour entrer au service du roi de France; mais il dicte à son secrétaire, l’abbé Andrei, un curieux mémoire sur «le meilleur parti que pourrait tirer la France de la Corse».
Cependant la francisation n’avait pas dépassé les grandes villes du littoral et là même elle restait précaire: les Corses étaient mécontents, les Corses boudaient. Trop de réglementation avait surpris ce peuple jaloux de son indépendance. Une foule d’édits, d’ordonnances, de lettres patentes, d’arrêts du conseil, de règlements de police, tapissaient toutes les rues «et ne produisaient d’autre effet que de faire rire le peuple dans les commencements, parce qu’on ne savait comment s’y prendre pour les faire mettre à exécution dans l’intérieur du pays». Quand on s’en prenait aux podestats de leur inexécution, ils répondaient qu’ils ne savaient pas lire le français. Pour le leur apprendre, on leur envoyait continuellement «des exécutions militaires». Et le Corse se cabrait. D’autant plus que le personnel administratif n’était pas à la hauteur de sa tâche: l’intendant Chardon, qui venait de Cayenne, considéra la Corse comme un domaine colonial dont l’exploitation était fructueuse; il fit si bien qu’il fallut le rappeler. Mais l’exemple venait de haut et, dans le morcellement de l’autorité, les ministres de la Guerre, de la Justice, des Finances et de la Marine ne songeaient qu’à créer des emplois pour y placer leurs créatures. «Cette foule de gens, soit par ignorance, par incapacité ou par mauvaise foi, retarde plutôt qu’elle ne contribue au bonheur public.» La méfiance des Corses augmentait et devenait de la haine envers ces Français qui les méprisaient. Le Tiers-État demande, dans les cahiers de 1789, que les charges du Conseil supérieur soient conférées à des hommes d’expérience, à des officiers des justices royales et à des avocats émérites.
La question financière augmenta le malaise. La Corse avait d’abord été attachée au ministère de la Guerre, à qui elle revenait de droit comme province frontière et pays conquis. Mais en 1773 l’abbé Terray demanda et reçut la finance de l’île. Le contrôleur général fournit dès lors aux dépenses extraordinaires de la caisse militaire par un fonds annuel de 1.500.000 livres; par contre, il fut maître de l’administration civile, couvrit la Corse d’employés, intervint dans toutes les affaires, repoussa tous les projets utiles qui coûtaient quelque argent. En vain Necker offrit la Corse à Saint-Germain, en vain d’autres voulurent la «jeter à la tête» de Vergennes ou d’Amelot: ce fut seulement à la veille de la Révolution que le département fut rattaché à la Guerre. La Corse était donc en proie à la Finance. Les deux Lorrains—les frères Coster—qui dirigeaient l’administration centrale inondèrent la Corse de leurs parents, de leurs amis. Les Corses eussent rempli ces charges à moins de frais, avec plus de probité et rien ne les eût rattachés davantage à la France. «Voilà, écrivait Paoli, ce qui a brisé leur courage; ils sont tombés dans un vide affreux, lorsqu’ils ont été privés du plaisir de veiller, de contribuer au bien commun, lorsqu’ils n’ont plus aperçu aucune liaison entre eux et l’intérêt général, lorsqu’ils ont vu ces soins pénibles, patriotiques et honorables accordés à des Français dont tout le talent consiste à unir des chiffres et à tracer des lettres.» Et qui étaient ces Français? Vauvorn, convaincu d’avoir volé le bois de la couronne et avouant qu’il devait au Trésor 3 à 4.000 livres, était mis à la tête de la douane de Calvi; d’autres avaient simplement à refaire une situation compromise et s’en acquittaient consciencieusement: Houvet, ci-devant commis des bêtes à cornes, Moreau, déserteur du régiment de Bretagne, Sappey, ancien garçon perruquier, trop heureux à leur arrivée d’avoir du pain, acquéraient une fortune dans les diverses entreprises et finissaient par posséder plus de cent mille écus.
L’impôt n’était pas lourd; mais les droits de douane, plus élevés qu’en Italie, empêchaient la population d’augmenter et la culture de s’étendre. Les adjudications affamaient la population. Les Corses se soulevèrent en 1774: l’insurrection fut réprimée. Mais les habitants, se regardant comme opprimés, n’étaient pas encore de cœur avec les Français. «Pendant près de vingt années, écrivait Constantini à l’Assemblée Constituante, la Corse a vu s’accroître le terrible colosse du despotisme militaire, a vu s’accumuler les abus d’autorité, les vexations ministérielles, les rapines judiciaires.» Un commissaire civil de cette même assemblée ne reconnaît-il pas que les Corses étaient avant 1789 des «sujets asservis et trop négligés, toujours prêts à secouer le joug»? Napoléon ne dit-il pas que les bienfaits du roi n’avaient pas touché le cœur des habitants et que la Corse était, sous le règne de Louis XVI un pays malintentionné qui frémissait sous la main de ses vainqueurs?
XXIII
LA RÉVOLUTION ET L’EMPIRE
Les promesses de Barère.—L’agitation séparatiste: Paolistes et Bonapartistes.—La Corse anglaise.—Miot et Morand.—La Corse napoléonienne.
Ce fut la Révolution française et, après elle, les Bonaparte, qui gagnèrent à la France le cœur de la Corse. Provoquée par des causes semblables à celles qui, un demi-siècle plus tôt, avaient armé les Corses contre le despotisme génois, la Révolution fut accueillie avec enthousiasme par le Tiers-Etat, dont les députés—l’avocat Saliceti et le comte Colonna de Cesari Rocca—allaient bientôt compter parmi les Constituants les plus fougueux. Les deux autres députés de la Corse—le comte de Buttafoco pour la noblesse, l’abbé Peretti della Rocca pour le clergé,—demeuraient au contraire fidèles à la royauté et font cause commune avec le général de Barrin, gouverneur de la Corse. Le 5 novembre 1789, une émeute éclate à Bastia entre les patriotes, à qui le jeune Napoléon fournit des cocardes tricolores, et les soldats du roi, qui veulent conserver la cocarde blanche. M. de Barrin doit céder. Le 30 novembre, Volney lit à l’Assemblée Nationale une lettre, que Napoléon a inspirée, racontant les événements tout à l’avantage des patriotes. Il en résulta une motion, faisant cesser le régime militaire auquel la Corse était soumise depuis son annexion et la déclarant partie intégrante de l’Empire français.
Les Corses eurent un mouvement de joie et de confiance. Paoli se fit l’interprète de leur fidélité et de leurs espoirs. Le champion de l’indépendance affirma sa joie de devenir le fils adoptif du pays généreux où la liberté venait d’éclore. Revenu de Londres à la suite du décret du 30 novembre, il reçut de grands honneurs en passant à Paris. Quand il débarque à Macinaggio, après un exil de vingt ans, il s’écrie en baisant le sol: «O ma patrie, je t’ai laissée esclave, et je te retrouve libre!» Puis il se rembarque pour Bastia, où il arrive le 17 juillet 1790.
Il apportait les pleins pouvoirs de l’Assemblée nationale, pour procéder à l’organisation de l’île. A la consulte qui se tint à Orezza du 9 au 27 septembre 1790, et qui décida de célébrer tous les ans l’anniversaire du décret d’incorporation de la Corse à la France, Paoli fut nommé président du conseil administratif et reçut un traitement de 50.000 francs; il était en plus commandant des gardes nationales.
A la tribune de la Constituante, Barère, rapporteur du Comité des Domaines, assura la Corse de toute la sollicitude de la France. Promesses solennelles qui datent du 4 septembre 1791: «La Corse est libre, la Corse est française, les tyrans ne l’oppriment plus: c’est à vous de la régénérer! Elle a été riche et peuplée sous les Romains, malheureuse et ensanglantée sous les Génois, pauvre et inculte sous votre ancien gouvernement. Elle présente cependant tous les moyens physiques et moraux d’une brillante et solide régénération. Ce peuple est idolâtre de la liberté, et il n’est vraiment libre que depuis la Révolution française; il aime les lois, et il est sans civilisation; il a un grand caractère, et il éprouve tous les maux attachés à la faiblesse; il a un territoire fertile, et il est pauvre; il a une situation de commerce admirable, des ports nombreux, des pêcheries abondantes, et cependant son commerce languit et son industrie est nulle. De tous les peuples de l’Europe, les Corses sont aujourd’hui dans les circonstances les plus favorables pour jouir du bienfait de la liberté et recevoir les avantages d’une belle constitution... Cette île peut parvenir aussi facilement que les autres départements du royaume à un haut degré de prospérité, quoiqu’elle soit dans ce moment la plus reculée en tout sens. Le moment de régénérer cette île est arrivé...»
La Corse est pauvre: «Une population peu nombreuse, des villes dépeuplées, un pays sans industrie, le numéraire rare, les campagnes n’offrant à la vue que des brandes et des taillis ou maquis inutiles, l’agriculture devenue étrangère ou indifférente aux habitants: voilà le tableau de la Corse sous l’ancien régime de France, quoiqu’il n’y ait pas en Europe un autre pays où la végétation soit plus abondante, plus hâtive et plus facile à entretenir par la bonté reconnue des pâturages.» Y aurait-il donc, continue Barère, une fatalité irrésistible «qui condamne à jamais l’île de Corse à languir dans cet état déplorable? Et puisque son délaissement et son inculture ne peuvent être imputés à la nature de ses terres, qui égalent en bonté les meilleures terres de l’Europe, serait-ce au caractère des habitants ou à la dégradation successive de leur caractère primitif, sous l’empire des circonstances politiques dont ils ont été si longtemps les jouets et
les victimes, qu’il faudrait attribuer leur malheur? Repoussons, repoussons sans hésiter une conjecture aussi fausse qu’ingénieuse. La Corse est malheureuse; mais elle peut dire aux représentants de la nation dont elle fait partie: Dites un mot, et mes malheurs cesseront».
Mais à ces Corses qu’elle juge si dignes d’intérêt, à qui elle fait tant de promesses pour l’avenir, l’Assemblée Constituante n’accorde pour le moment qu’un petit bienfait, et partiel. Elle décrète que «les dons, concessions, acensements et inféodations, et tous autres actes d’aliénation, sous quelque dénomination que ce soit, de divers domaines nationaux situés dans l’île de Corse, faits depuis 1768, époque de sa réunion à la France, par divers arrêtés du Conseil, lettres-patentes et tous autres actes, sont révoqués et, conformément aux lois domaniales, sont et demeurent réunis au domaine national».—Quant aux mesures d’ensemble, «nous regrettons, dit Barère, de ne pouvoir réclamer dans ce moment, pour ce pays, tous les secours dont il a besoin, et dont l’utilité se fera bientôt sentir dans toute son étendue; mais nos successeurs immédiats s’empresseront certainement de les réclamer de la nation pour un département qui est incontestablement le plus pauvre, le plus malheureux, et qui peut devenir cependant un des plus beaux, des plus riches de la France».
Ni la Législative, ni la Convention ne tinrent ces promesses. On peut dire que la Législative n’eut pas le temps. Quant à la Convention, elle vit la Corse tenter de se séparer de la France et suivre Paoli qui l’entraînait vers l’Angleterre. Pourquoi ce revirement? Deux hypothèses sont possibles. Paoli aurait espéré occuper en Corse une situation prépondérante et rester, comme par le passé, le véritable chef du pays; mais la Convention n’entendait pas abdiquer devant lui et refusa de lui donner le commandement en chef de l’expédition de Sardaigne. La deuxième hypothèse repose sur l’horreur que lui auraient inspirée les actes de la Convention, sur ses sentiments fédéralistes et girondins, sur son hostilité vis-à-vis des Montagnards qu’il traitait de «cannibales». Les deux hypothèses ne s’excluent pas forcément. Quoi qu’il en soit, la conduite de Paoli lors de l’expédition de Sardaigne fut considérée comme la cause principale de l’échec de cette expédition et, sur d’autres accusations, auxquelles le jeune Lucien Bonaparte n’était pas étranger, Paoli, que Marat appelle «lâche intrigant», est décrété d’accusation par la Convention. Condorcet rédige une pompeuse adresse dénonçant aux habitants de l’île de Corse «l’antique alliance de la tyrannie royale et du despotisme sacerdotal». Les commissaires du gouvernement envoyés en mission, Saliceti, Lacombe Saint-Michel et Delcher, agissent avec vigueur. Napoléon Bonaparte, qui croit avoir trouvé l’occasion de se révéler, se place à la tête du parti français, mais, après une vaine tentative d’entrevue à Corte, il rétrograde à Vivario, puis à Bocognano. Un moment arrêté dans la maisonnette dite de la Poule noire par les émissaires de Paoli, il est délivré par ses partisans qui protègent sa retraite jusqu’à Ucciani. Rentré dans Ajaccio, il n’est pas en sécurité dans sa demeure et se réfugie chez le maire, Jean Jérôme Levie, où il reste trois jours, s’embarque pendant la nuit, atterrit à Macinaggio et gagne Bastia le 10 mai 1793. Il y passe douze jours, pressant les représentants de la Convention de venir s’emparer d’Ajaccio, afin d’isoler dans Corte Paoli révolté. Lui-même, précédant sur un chebek la flottille française, débarque à Provenzale près d’Ajaccio. Des bergers lui apprennent que sa maison a été pillée par les Paolistes le 24 mai, que sa mère et l’abbé Fesch, prévenus à temps, se sont réfugiés aux Milelli, pendant que ses frères sont cachés dans Ajaccio. Letizia, poursuivie par les Paolistes, ne peut trouver un asile dans la tour de Capitello, elle doit fuir jusqu’à Casella, sur l’isthme qui rattache Capo-di-Muro au territoire de Coti-Chiavari: on couche sur le plancher entre les quatre murs d’une masure abandonnée.
Cependant l’attaque contre Ajaccio ne réussit pas. Loin de se soulever comme on l’espérait, la ville est aux mains des Paolistes. La flottille, partie de Bastia le 23 mai et retardée par une tempête jusqu’au 29, ne fait qu’une courte démonstration devant Ajaccio. Elle regagne le mouillage de Capitello. Napoléon se rend à Calvi, où son parrain Laurent Giubega donne asile à sa famille. Ils en repartent bientôt pour débarquer à Toulon, le 13 juin 1793, proscrits, désemparés. Le rôle de Bonaparte paraît fini en Corse.
Mais Paoli ne peut triompher seul dans une île livrée à l’anarchie des partis. Pour rompre l’unité du mouvement séparatiste, la Convention divise l’île en deux départements, le département du Golo et le département du Liamone (11 août 1793). Commissaire du Conseil exécutif, Joseph Bonaparte essaie d’animer sa patrie de l’esprit révolutionnaire et, pour cela, de «l’inonder de lumières». Il agit de loin, n’ayant pu dépasser Toulon, et il a pour collègue, dans cette «mission de fraternité et d’instruction», le fameux Buonarroti, dont le rôle en Corse n’a pas encore été suffisamment étudié. Cependant l’amiral Hood répond aux sollicitations de Paoli, et Nelson, alors capitaine de vaisseau, apparaît dans les eaux corses. Successivement le commandant bloque Calvi, débarque à Saint-Florent, dont il brûle la campagne, détruit les barques et les approvisionnements de Centuri, Macinaggio, Lavasina, Miomo et jette l’ancre enfin devant Bastia le 19 février 1794.
Sur la ville de Bastia et sur le siège qu’elle eut alors à subir, la correspondance de Nelson fournit des renseignements précis et curieux. C’était alors une grande cité, peuplée de 15.000 habitants, avec une belle jetée pour les navires. Elle est défendue par 6 forts détachés et une citadelle avec 20 embrasures; il y a 62 canons montés, en plus des mortiers, et une garnison de 4.500 hommes. Mais Nelson croit pouvoir compter sur le soulèvement des Paolistes, qui se sont fortifiés à Cardo. De plus, dès le 18 mars, la disette des vivres se fait sentir: «un petit pain se vend 3 livres»; et tandis que s’épuisent les munitions et les vivres, Nelson, dont la flotte est renforcée par 7 navires que lui envoie l’amiral Hood, multiplie les batteries et rend le blocus de plus en plus rigoureux. «Nous l’emporterons, écrit-il le 26 mars, il le faut, ou quelques-unes de nos têtes seront couchées bas.» Il a d’ailleurs compris toute l’importance stratégique de la Corse: «Cette île doit appartenir à l’Angleterre pour être régie par ses propres lois, comme l’Irlande, avec un vice-roi et des ports libres...; elle commandera la Méditerranée.»—L’héroïsme des assiégés fut à la hauteur des circonstances. Le représentant en mission, Lacombe Saint-Michel, aidé du maire Galeazzini et des généraux Rochon et Gentili, sut organiser une résistance opiniâtre: «J’ai des boulets rouges pour vos navires, déclarait-il fièrement à l’amiral Hood, et des baïonnettes pour vos troupes. Quand les deux tiers de nos hommes auront été tués, alors je me fierai à la générosité des Anglais.» Pourtant il fallut capituler le 22 mai: il ne restait plus que quelques jours de vivres; les assiégés avaient eu 203 tués et 540 blessés.
Maîtres de Bastia, les Anglais étaient maîtres de la Corse. Il ne leur restait plus qu’à s’emparer de Calvi. Il y fallut un siège qui dura du 19 juin au 10 août 1794 où s’illustra Abbatucci et où Nelson eut l’œil droit «entièrement fendu». Le 10 juin 1794 une consulte, convoquée à Corte par Paoli, rompit tout lien avec la France et, huit jours après, Charles André Pozzo di Borgo y faisait acclamer une constitution anglo-corse reconnaissant comme suzerain le roi d’Angleterre; sir Gilbert Elliot l’accepta au nom de George III. Le Parlement corse issu de cette constitution se réunit le 1ᵉʳ février 1795 à Bastia, et offrit la présidence à Paoli qui refusa pour ne pas troubler le fonctionnement du régime nouveau. Mais sa personnalité demeurait redoutable et Morosaglia devint bientôt le rendez-vous des mécontents. L’Angleterre prit peur et l’invita à quitter la Corse. Paoli hésita. Craignant de faire renaître la guerre civile, et d’ailleurs hors d’état de résister longtemps, il céda. Le 14 octobre 1795, il s’embarquait à Saint-Florent et partait pour Londres où il devait mourir en 1807.
Son départ ne rendit pas la sécurité aux Anglais pas plus que les glorieuses croisières de Nelson au nord du Cap Corse. Tout cela ne pouvait empêcher les victoires continentales de la France de produire leurs résultats. Quand l’Italie du Nord eut été conquise par Bonaparte, le général Gentili reparut à Livourne et, avec un millier de Corses, se prépara à revenir combattre dans sa patrie. Nelson fut chargé de bloquer le port italien pour empêcher ce projet d’aboutir. Il avait réussi à merveille, s’était emparé des îles d’Elbe et de Capraja, lorsque, au mois d’octobre 1796, le gouvernement anglais décida d’évacuer la Corse. Nelson dut se rendre à Bastia, où il recueillit le vice-roi avec la garnison anglaise. Il intimida à tel point par ses menaces les habitants de la ville et la petite troupe de Gentili, débarquée près de Rogliano, qu’il put emporter tout ce qu’il voulut. Le 20 Octobre il s’embarquait le dernier, abandonnant cette île qu’il avait contribué à conquérir et où il avait commencé cette carrière glorieuse qui devait finir à Trafalgar en 1805.
Du quartier général de Modène, Bonaparte, général en chef de l’armée d’Italie, expose aux citoyens directeurs, le 26 vendémiaire an V (17 octobre 1796), quelques idées sur la Corse: «La Corse, restituée à la République, offrira des ressources à notre armée et même un moyen de recrutement à notre infanterie légère.» Saliceti est envoyé dans l’île pour proclamer l’amnistie et réaliser l’apaisement; mais le gouvernement sent le danger de laisser tous les pouvoirs «entre les mains d’un homme né dans le pays, ayant des injures personnelles à venger et qui, en supposant même qu’il restât impartial dans le maniement des affaires, ne pourrait jamais persuader à ses compatriotes qu’il le fût réellement». Le Directoire lui adjoint Miot de Melito, un ancien fonctionnaire de la Guerre, délégué auprès du grand duc de Toscane. Joseph Bonaparte l’accompagne et lui sera «d’un précieux concours». Là où Saliceti—u compatriottu—a échoué, Miot—u francesi—va réussir. Il débarque à Erbalunga le 22 décembre 1796, parcourt le pays, réprime les insurrections, organise les deux départements du Golo et du Liamone, nomme les commissaires du pouvoir exécutif, met le pays sous l’empire de la constitution de l’an III et regagne le continent (29 nov. 1797). Mais l’adjudant-général Franceschi, dont Miot a fait son aide de camp, constate que l’esprit public a été complètement corrompu par les Anglais. Une véritable croisade est fomentée par les prêtres au couvent de San Antonio en Casinca: ils ont persuadé aux insulaires que les Français «nient Dieu et veulent abolir la religion». Une foule d’hommes portant à leurs coiffures une petite croix blanche—la Crocetta,—sèment la terreur et la destruction dans les cantons de Moriani de Casinca et d’Orezza, n’épargnant à Ampugnani que la maison du curé Sebastiani (l’oncle du général), connu pour sa haine des Français.
Quand le bruit de cette insurrection, qui fut réduite dans le sang par le général de Vaubois, parvient à Paris, le 18 brumaire est fait. Saliceti lutte en vain contre les troubles du Fiumorbo et de la Balagne: il multiplie les commissions militaires et frappe le pays d’une contribution de guerre de deux millions. C’est l’anarchie: l’île tombe au pouvoir du général Ambert. Enfin Miot est renvoyé en Corse avec mission de rétablir la paix et de régénérer le pays. Il débarque à Calvi le 25 mars 1801. Joseph Bonaparte l’accompagne, Lucien cède 6.000 volumes pour la Bibliothèque d’Ajaccio. Un pépiniériste en vogue, Noisette, fonde les jardins botaniques d’Ajaccio et de Bastia. La culture du coton est inaugurée, et celle de la cochenille. Miot prend des arrêtés restés célèbres où il atténue certains droits de douane, d’enregistrement et de succession. Il supprime totalement les taxes des contributions indirectes. Pour mieux lutter contre le banditisme, il suspend l’exercice de la constitution et, supprimant l’institution du jury, il forme un tribunal exceptionnel. La ville d’Ajaccio est embellie et agrandie: sur l’emplacement des anciennes fortifications abattues, un quartier nouveau s’élève. Quittant le pays le 24 octobre 1802, Miot pouvait déclarer au premier consul qu’il laissait le pays «généralement tranquille, affectionné au gouvernement et jouissant de l’avantage des améliorations qu’il vous doit».
Mais il faut des mesures exceptionnelles pour guérir la Corse de ses maux séculaires: une justice rapide et impartiale, une dictature militaire. Et les consuls nomment en Corse le général Joseph Morand (22 juillet 1801), investi des pouvoirs les plus étendus. Morand fait une levée générale de troupes, prohibe les ports d’armes de la façon la plus absolue. Mais il rencontre des obstacles de la part des autorités constituées—Pietri, préfet du Golo, Arrighi, préfet du Liamone, Casabianca, titulaire de la sénatorerie de la Corse. Il se heurte surtout à la méfiance, à la colère des Corses qui le calomnient et essaient d’obtenir sa destitution. Il reste fidèle à sa mission, dénonce l’existence du Comité anglo-corse d’Ajaccio et réprime cruellement la conspiration de 1809 dont beaucoup l’ont accusé d’avoir exagéré l’importance. En 1811, il remédie à la famine que de mauvaises récoltes ont déterminée dans l’île, ordonnant que tous les approvisionnements de l’armée contenus dans les vastes magasins de la guerre, à Bastia, à Ajaccio, à Calvi, à Bonifacio, à Corte, soient mis à la disposition des habitants à titre remboursable, signalant au gouvernement les misères des Corses «qui se nourrissent d’herbes des champs» et appelant sur eux, par de pressantes correspondances, les secours de la métropole. Fonctionnaire énergique, d’une implacable sévérité, mais administrateur éminent, il ne mérite pas la réprobation dont les Corses l’ont accablé. Le général Berthier, qui le remplace (1811-1814), se brouille avec Bastia en organisant l’unité administrative de l’île dans un seul département avec Ajaccio pour chef-lieu (19 avril 1811).
L’empereur n’a cessé de s’occuper de son pays et sa correspondance en fait foi. Il porte son activité sur toutes les branches de l’administration: justice et finances, armée de terre et marine, commerce, travaux publics, agriculture, organisation de la police. Il veut à la tête des services des hommes qui connaissent le pays et la langue. Il essaie d’établir à Ajaccio «une fabrique de briques et une poterie pour le menu peuple, afin qu’il ne soit pas pour ces objets tributaire des Génois». Il se préoccupe du développement économique de l’île. Il y songe à Paris, à Fontainebleau, à Compiègne, à Saint-Cloud; il y songe également sur les chemins de l’Europe, à Strasbourg, à Potsdam, à Schœnbrunn, à Dresde. Il encourage la culture du coton; il s’intéresse à l’établissement de hauts fourneaux destinés à employer le minerai surabondant de l’île d’Elbe. Il s’occupe d’une manière spéciale, surtout à partir de 1810, de la réorganisation financière du pays et de l’exploitation de ses forêts.
Le temps manqua à Napoléon pour accomplir en Corse ses généreux projets. Trop souvent aussi il lui manqua le concours loyal et désintéressé des chefs de services, qui détournaient à leur profit ou faisaient servir à d’autres usages les fonds envoyés pour améliorer la situation de l’île.
Il n’eut pas non plus la population corse avec lui. A la nouvelle de l’abdication de Fontainebleau, personne ne songea à se soulever en sa faveur. Le 28 avril, le préfet du Liamone, Arrighi, se rallie aux Bourbons; le maire, François Levie, fait hisser «le cher drapeau des lis» sur le clocher de la cathédrale et la mairie est illuminée pour saluer le retour «des rois légitimes». Un buste en marbre de l’empereur, donné en 1806 par le cardinal Fesch à la ville d’Ajaccio, est livré à la foule qui le précipite à la mer. On n’a que mépris contre ce bastardino, dont il faut effacer jusqu’au souvenir: les rues de la ville prennent des noms royalistes. Bastia ouvre ses portes aux Anglais, mais ceux-ci ne font en Corse qu’une courte apparition et le traité de Paris la rendit à la France. Bonapartistes aux Cent Jours, les Corses redeviennent royalistes avec le retour de Louis XVIII.
XXIV
LA PÉRIODE CONTEMPORAINE
Un préfet de la Restauration: Saint-Genest[M].—La Corse et l’opinion publique.—Napoléon III et la 3ᵉ République.
Une vie politique tout à fait agitée et généralement inféconde, un développement économique extrêmement précaire; négligences de la métropole, inertie des Corses; tel est le spectacle que nous offre le XIXᵉ siècle.
Napoléon disparu, le parti bonapartiste se forma. Le marquis de Rivière, au nom du roi, organisait en Corse la Terreur blanche. Alors se place la curieuse guerre de Fiumorbo, pendant laquelle, dans le maquis et les ravins de cette contrée inaccessible, le commandant Poli, petit-gendre de la nourrice de Napoléon, qui avait suivi l’empereur à l’île d’Elbe et sur qui Napoléon comptait pour se ménager au besoin une retraite en Corse, tint tête pendant de longs mois aux troupes royales. Les femmes corses combattaient avec Poli, aussi acharnées que les hommes à défendre la liberté. La Restauration s’affermit cependant en Corse, et l’on proclama l’amnistie générale.
Pourtant l’île reste divisée et la succession des régimes politiques a déterminé ici comme dans les autres départements un malaise qu’il est difficile de dissiper. «Deux partis principaux sont en présence, écrivait le chevalier de Bruslart, ancien commandant militaire de la Corse, dès le 6 octobre 1814; les anciennes familles attachées aux Bourbons et les nouvelles que Bonaparte et la Révolution ont élevées. Entre ces deux partis, l’amalgame est impossible.» Dès le début, les administrateurs français ne songent qu’à une seule méthode: se mettre à la tête d’un parti pour triompher de l’autre, prolonger en somme l’état social anarchique et les errements des Génois; nul n’entreprend loyalement, courageusement la fusion des partis, l’œuvre de concorde et d’apaisement qu’il aurait fallu.
Rien de plus curieux à étudier que la question électorale en Corse dans les premières années du régime censitaire. Nous connaissons les lois qui ont réglé les élections législatives sous la Restauration ainsi que les tendances des ministères chargés de les appliquer: nous savons ce que fut par en haut la politique du gouvernement. Mais ne convient-il pas d’être sceptique en matière de formules législatives et, pour pénétrer une réalité plus concrète, il faut négliger les légiférants pour aller chez les électeurs. Comment fut pratiqué ce régime dans l’île lointaine où il était si difficilement applicable? Dans quel sens agirent les candidatures officielles et les pressions administratives? Comment furent composées les listes électorales et quelles garanties d’indépendance laissa-t-on aux citoyens? De quelle manière les comités électoraux et les partis politiques fonctionnèrent-ils? Autant de questions neuves auxquelles il faudrait répondre.
Ce sont elles qui s’imposèrent à un des premiers préfets de la Restauration, Louis Courbon de Saint-Genest, nommé en vertu d’une ordonnance royale du 14 juillet 1815 et installé le 19 janvier suivant. La Corse n’avait pas été représentée dans la Chambre introuvable: l’ordonnance de convocation du 13 juillet 1815 lui avait bien accordé 4 députés; mais le temps avait fait défaut pour réunir les assemblées cantonales et d’ailleurs la plus grande incertitude régnait au sujet de la composition du collège électoral. Les dispositions de la Charte étaient inapplicables en Corse où il n’existait aucune personne imposée à 1.000 francs et où il n’y avait pas dix personnes figurant dans les rôles pour 300 francs. Saint-Genest s’attache à reviser la liste des plus imposés, car «la balance égale entre les partis, c’est le triomphe des bonapartistes: ils ont pour eux le nombre, la richesse, l’unité de vues, une tactique très exercée et plus de capacités pour tenir les emplois». Il signale les Sebastiani, les Arrighi, les d’Ornano, les Casablanca et «toute leur clientèle d’intrigants subalternes qui n’ont pu être récompensés qu’avec de l’or parce que leur bassesse aurait par trop avili les distinctions honorifiques». Il faut faire les élections contre eux, et au besoin sans eux. Dans cette sélection savante, un nom trouve grâce: Ramolino, «cousin de Buonaparte», mais ce choix est d’une bonne politique et sans inconvénients, «parce que M. Ramolino est un homme paisible, sans capacités et dont l’influence est très faible depuis la chute de Buonaparte». Quelques «suspects» sont également maintenus: Henri Colonna, propriétaire, ancien commissaire des guerres; J. B. Galeazzini, ancien administrateur de l’île d’Elbe et préfet de Maine-et-Loire pendant les Cent Jours; Philippe Suzzoni, propriétaire, gendre du sénateur Casabianca, «d’opinions suivant les temps»; J. B. Ambrosi, lieutenant du roi à Calvi, etc.
Faut-il convoquer le collège électoral à Ajaccio, où réside le préfet, ou à Bastia, où réside le premier président? Grave problème, brusquement tranché par la convocation à Corte au lendemain de la dissolution de la Chambre introuvable. Paul François Peraldi, riche propriétaire, «distingué par son éducation et ses sentiments autant que par sa fortune», est choisi pour présider ce collège. Sur 120 électeurs, 95 se présentent; Castelli et Peraldi sont élus et ils sont immédiatement sollicités. «On croit en Corse, dit Saint-Genest, qu’un député n’a qu’à se montrer à Paris pour se faire donner et procurer à sa famille les meilleurs emplois.» Ces deux députés de la Corse ne devaient cependant jouer qu’un rôle effacé: Peraldi ne parut jamais à la Chambre, Castelli alla siéger au centre et soutint sans éclat les différents ministères. Pourtant dans la session de 1817 il intervint dans le débat sur les douanes pour demander que les produits corses fussent admis en franchise dans les ports français et que la Corse, qui supportait les charges de l’Etat, fût traitée à ce point de vue comme les autres départements français.
Saint-Genest se donne ensuite à l’œuvre de réorganisation morale et de relèvement économique. Il observe que les lois françaises ne conviennent en Corse qu’aux personnes riches; pour la grande masse du pays, il faut des institutions paternelles, despotiques mais honnêtes. La justice est trop chère: il voudrait à Bastia et à Ajaccio des bureaux de conciliation qui seraient gratuits; il veut faire juger les criminels sur le continent de manière à échapper aux influences locales. Quant aux magistrats français de l’île, ce sont trop souvent des protégés sans mérites. Les différents fonctionnaires «oppriment ou favorisent ou font des gains illicites». Les maires de campagne «iraient tous aux galères si on les jugeait suivant la rigueur des lois». La situation morale du clergé est pitoyable: 1.844 prêtres, rudes et violents, qui savent à peine écrire: il faudrait des séminaires et des frères des Ecoles chrétiennes. L’instruction publique est dans le marasme, les collèges de Bastia et d’Ajaccio n’ont qu’une existence précaire, les professeurs sont irrégulièrement payés sur les fonds communaux. D’ailleurs l’argent n’arrive pas à destination: «les percepteurs volent le peuple et souvent le gouvernement».
L’agriculture attire son attention. Il demande des encouragements pour la culture de la pomme de terre, préconise la plantation de châtaigniers dans la montagne, fait faire des essais de culture de la garance et établit des pépinières de mûriers. Il signale les dommages causés par la divagation des animaux, propose l’établissement de deux greniers d’abondance, demande qu’on exploite les forêts, qu’on améliore les routes.
Il ne s’entendait malheureusement pas avec le gouverneur militaire, M. de Willot, et il obtint son rappel dès 1818. En l’absence d’un chef unique, responsable, stable, les clans reprennent une vie presque normale. Les Pozzo di Borgo sont les maîtres de l’île. La Révolution de 1830, qui amena le triomphe du parti libéral, les remplaça par les Sebastiani. «Maréchal, ministre, ambassadeur, pair de France, le comte Horace eut tous les honneurs. Son frère, le vicomte Tiburce, fut nommé général de division et commandant de la place de Paris. La Corse devint leur fief politique. Ils y distribuaient les faveurs et les emplois à leur gré.»
Les Corses durent à la Monarchie de juillet—ce que la Restauration n’avait pas osé leur accorder—la fin d’une législature criminelle d’exception et l’institution du jury (12 nov. 1830). L’attentat de Fieschi, qui épargna Louis-Philippe mais frappa autour de lui tant de personnes illustres (1835), souleva l’indignation des Corses. Le roi ne les rendit pas responsables de cet acte isolé: il multiplia les routes, développa les relations de l’île avec le continent (le premier navire à vapeur était arrivé à Ajaccio le 18 juin 1830, permettant vraiment de se rendre per mare in carozza). Il fit agrandir les ports d’Ajaccio et de Bastia, éleva à Ajaccio l’Hôtel-de-Ville, la Préfecture et le Théâtre, bref travailla à améliorer la situation du pays.
Pourtant la Corse, où les administrateurs continentaux arrivent toujours avec les mêmes préventions, considérant leur séjour en Corse comme un noviciat forcé ou comme un exil, n’est pas ce qu’elle devrait être. Blanqui, dans un rapport à l’Académie des Sciences morales et politiques, écrit vers 1840: «Comment se fait-il donc que ce département, si heureusement partagé sous le rapport du climat, du sol et des eaux, situé au centre de la Méditerranée, à portée presque égale de la France, de l’Italie et de l’Espagne, ressemble aujourd’hui si peu aux pays qui l’entourent? Pourquoi ses vallées pittoresques sont-elles veuves de voyageurs et ses belles rades dépourvues de vaisseaux? Par quels motifs nos constructeurs se déterminent-ils à aller chercher des bois au Canada et en Russie, tandis que la Corse regorge de chênes blancs, et de chênes verts, de hêtres et de pins innombrables? Pourquoi cette île, qui pourrait nourrir un million d’hommes, n’a-t-elle qu’une population insuffisante à sa culture?»
Le Ministre des Finances en 1839 avait déjà fait la même constatation: «Il y a en Corse, disait-il, 100.000 hectares de bois, mais l’absence de routes et de moyens de transport a empêché jusqu’à présent le gouvernement d’en tirer profit.» Et plus catégorique encore, Malte-Brun disait, dans sa Géographie Universelle: «Lorsque les gouvernements européens seront las d’entretenir des colonies, reconnues depuis longtemps plus onéreuses que profitables, la France trouvera dans le sol fertile de la Corse, dans son climat propre à la production des denrées coloniales, une source de richesses qui n’attend que des soins et des encouragements pour s’y acclimater.» C’est aussi ce que pensait le docteur Donné qui, dans un feuilleton des Débats du 15 janvier 1852, consacrait ces lignes à son pays d’origine: «Mon patriotisme souffre lorsque je vois la France, par mode ou par ignorance, aller chercher hors d’elle-même ce qu’elle possède et demander à des pays étrangers des avantages que ses diverses contrées lui offrent à un degré égal ou supérieur... Quel plus beau climat que celui de la Corse, et d’Ajaccio en particulier!»
Louis-Napoléon, nommé par la Corse en tête de ses représentants à l’Assemblée Constituante de 1848, ramena pour la seconde fois la couronne de France dans la famille Bonaparte. Va-t-il tenir compte de ces vœux? Va-t-il se montrer soucieux de la Corse? On assainit bien les marais de Calvi, de Saint-Florent et de Bastia; on prolongea bien les quais et les jetées d’Ajaccio et de Bastia; mais c’était faire bien peu pour la prospérité du pays, au moment où la France tout entière réalisait des progrès économiques prestigieux. Au vrai l’histoire de la négligence administrative à l’endroit de la Corse commence sous le second Empire, et elle a des causes diverses, psychologiques et sociales, qu’il faudrait, pour une grande part, chercher en Corse même. Les grandes familles du pays se disputent les faveurs impériales et, dans ce conflit d’ambitions rivales, où les Corses réclament des places et des gratifications, la Corse est oubliée. Au surplus la famille impériale se montre dans l’île. En 1860 Napoléon III vient à Ajaccio ouvrir la chapelle funéraire qu’il a fait construire; en 1865, il envoie son cousin, le prince Jérôme-Napoléon, inaugurer le monument de la place du Diamant; en 1869 l’impératrice et le prince impérial visitent l’île à leur tour. Par trois fois, les Corses ont pu affirmer leur loyalisme impérial.
Il se manifeste à Bordeaux au sein de l’Assemblée Nationale qui, dans sa séance du 1ᵉʳ mars 1871, confirma la déchéance de Napoléon III. Deux députés corses, MM. Conti et Gavini, montèrent à la tribune pour défendre «leurs convictions les plus intimes».
Mais le loyalisme français de la Corse n’était pas moins vif: 30.000 de ses enfants allèrent défendre la France en danger. Les Corses boudèrent le régime républicain, puis peu à peu se rallièrent. Est-ce par reconnaissance d’une œuvre féconde accomplie en Corse? On peut nettement répondre non, car la République n’a pas entrepris la réalisation du programme que Barère présentait à la tribune de la Constituante dès 1791. Un réseau de chemins de fer incomplet, inachevé, des transports maritimes trop coûteux, l’agriculture de plus en plus délaissée à cause de ces mauvaises conditions, le reboisement des montagnes et l’assainissement des côtes négligés, telle fut la Corse du XIXᵉ siècle, cependant que les départements continentaux, délivrés du paludisme, voyaient croître leur prospérité, et que la Sardaigne était méthodiquement régénérée par l’Italie.
Le ralliement est dû aux chefs de clan que la métropole a comblés de faveur en échange de leurs votes, et des mœurs politiques d’un autre âge se sont perpétuées dans ce département par la faute du gouvernement français. Ne parlons pas de Pozzo di Borgo, dont la rancune tenace se manifeste contre les Bonaparte par la construction au-dessus d’Ajaccio du château de la Punta, fait avec les matériaux provenant de la démolition des Tuileries. Mais l’histoire impartiale doit noter tout le mal que fit à son pays Emmanuel Arène, «le roi de la Corse». Sous son joug omnipotent il semblait que les Corses eussent perdu tout sentiment de l’intérêt général.
En 1908 pourtant la question corse fut officiellement posée par un rapport de M. Clémenceau, président du Conseil: une commission extra-parlementaire, placée sous la présidence de M. Delanney, rédigea les vœux des insulaires et les cahiers de leurs légitimes revendications. Un vaste mouvement d’opinion se dessina sur le continent en faveur de la Corse et, dans l’île, un esprit public commença de se former.
XXV
CORSE ANCIENNE, CORSE NOUVELLE
Régions diverses, caractères dissemblables.—Les courants de vie générale et le développement économique.—L’esprit corse.
Si peu qu’on écrive l’histoire de la Corse, on se sent toujours, au bout d’une période, en voie de répéter le mot de Montesquieu: «Je n’ai pas le courage de parler des misères qui suivirent...» Histoire héroïque et douloureuse qui a façonné le caractère corse sur qui la nature avait mis son empreinte et en qui revivait le passé.
Résumer la Corse est chose impossible: on ne résume pas une contrée aussi diversifiée, où le paysage méditerranéen de la Riviera, aux rochers rouges se profilant sur la mer bleue, voisine avec la falaise dieppoise et avec la sapinière norvégienne, où le désert asiatique fait suite à la prairie normande et confine à la lagune hollandaise, où la cascade suisse est à flanc d’un coteau d’oliviers et de vignobles dont l’allure rappelle ceux du Péloponnèse. Et dans la centralisation contemporaine la Corse, protégée par son isolement, a gardé cette diversité. Corsica, tanti paesi, tante usanze.
Le Corse de l’Au-delà des monts, le pomontinco, est le plus fier et le plus vaniteux de ses compatriotes. Il est aussi le plus despote et le plus remuant. N’oublions pas que Bonaparte, issu d’Ajaccio, était un pomontinco. Pomontinchi également, ces chefs de parti qui bouleversèrent la Corse avant l’annexion française, ces seigneurs de Cinarca, d’Istria, della Rocca, de Leca, d’Ornano. Pomontinchi, Pozzo di Borgo, Abbatucci, Emmanuel Arène.—Le Corse du Pomonte est le moins agriculteur, le moins commerçant, le moins philosophe de tous. Il ne rêve que puissance, domination, arrivisme: il est individualiste au suprême degré. C’est un homme d’action, un politique, impitoyable pour ses adversaires, favorisant les siens sans compter. Il connaît le moyen de parvenir. «Quand un pomontinco occupe une fonction, cette dernière semble avoir été créée pour lui. Il est partout à sa place, surtout si celle-ci est la première. Il incarne même tellement son emploi qu’il le dominera et qu’il le personnifiera.»
Le Corse de l’En-deçà des monts, l’homme de la Castagniccia, est plus posé, plus grave. C’est un agriculteur, c’est même un industriel. Il a couvert ses coteaux de châtaigneraies touffues, il a mis en culture les plaines de la côte orientale, il a établi des aciéries (ferrere), aujourd’hui détruites, et transformé en acier le minerai de l’île d’Elbe. Il a toujours été le plus riche de tous les Corses, il a toujours été aussi le plus démocrate. C’est lui qui, au XIVᵉ siècle, s’affranchit du pouvoir des Cinarchesi et établit le régime populaire: la Castagniccia fut la terre du commun et le pays des Giovannali. Tous ceux qui se sont révoltés, descendirent de ces montagnes, soit qu’ils aient eu à lutter contre l’oppression étrangère, soit qu’ils aient soulevé le peuple contre les féodaux: Gaffori et Paoli venaient de l’En-deça.—La proximité de l’Italie a exercé son influence: doux et affable, le Corse est ici plus intellectuel et moins intrigant: Pietro Cirneo, l’historien, naquit à Alesani. Une certaine maîtrise de soi: dans la vie moderne du continent, il ne s’élancera pas furieusement à l’assaut des places, il ira lentement, régulièrement. Il ne violentera jamais la destinée, il la vivra dans les meilleures conditions possibles. Plus résistant que le pomontinco, il incarne les qualités du peuple corse: ce sera rarement un aventurier, et plus souvent un résigné.
A l’extrémité sud de l’île, les Bonifaciens se replient sur eux-mêmes, frayant surtout avec les pomontinchi, dont ils ont l’allure générale: ce sont des fiers, des modestes, des casaniers et chez eux la femme est asservie plus que partout ailleurs. Le bonifazino se ressent toujours de la domination aragonaise: on trouverait en lui une parenté espagnole[N]. Le Corse de la Balagne est un agriculteur aisé, indépendant. Depuis des temps immémoriaux les Balanini parcourent le pays avec leurs mulets chargés d’huile. On connaît dans les villages ce cri familier: Chi compra olio? Il annonce généralement la venue d’un de ces trafiquants qui savent drainer l’argent. Le calme de la contrée, aux horizons adoucis, aux spectacles familiers, se reflète dans les mœurs; les luttes intestines ont eu ici peu de retentissement. Calvi sut tirer parti de la domination génoise et s’y attacha, civitas semper fidelis. Le Balanino connaît la Corse, il l’a parcourue et il a vu que les autres régions étaient moins belles et moins riches: il s’est cantonné, méprisant, au milieu de ses oliviers.—Que dire des habitants du Cap, trafiquants souples et habiles, que l’esprit d’aventure entraîna et enrichit, «Américains» analogues aux gens du Queyras ou de Barcelonnette, qui reviennent au soir de leur vie construire d’élégantes villas avant de reposer dans la terre des aïeux?
A ces différences profondes que la nature a marquées dans le peuple corse, il faut ajouter tout ce que l’histoire a fait pour multiplier les influences. Le plus lointain passé subsiste et en plein XXᵉ siècle les traditions les plus anciennes se perpétuent. Sur cette île est venu battre le ressac de la civilisation méditerranéenne et toutes les races—Grecs et Romains, Arabes et Espagnols—ont laissé leur empreinte, sinon dans la montagne et dans le village, du moins sur les côtes et dans les villes. Le langage est varié. En principe, c’est le toscan, adouci par certaines intonations romaines: lingua toscana in bocca romana; mais dans le Pomonte il est dur, âpre, farouche; dans l’En-deçà des monts, il est élégant, adouci.—La façon même d’entendre le catholicisme n’est pas la même chez les Capi Corsini, qui pratiquent, chez les Balanini, qui sont plus tièdes, chez les Castagnicciai, qui sont presque anticléricaux.
Autre motif de différenciation: la ville et le village, où les occupations sont variées et la mentalité opposée. Et les villages mêmes au surplus ne se ressemblent guère.
En fait l’île n’est pas un pays, mais un assemblage de cantons montagneux, isolés de leurs voisins et du reste du monde. Ce serait trop peu d’appeler la vie corse d’autrefois une vie de vallées. Rien de comparable, ici, à ces couloirs alpestres qui gardent la même direction, la même nature, le même nom sur de grandes longueurs—Valais, Graisivaudan, Engadine—ni à ces vallées pyrénéennes qui s’étendent, en une forte unité pastorale, du cirque à la plaine. La vallée corse se segmente en une série de bassins étagés, séparés par des étranglements successifs. Chacun de ces bassins, conques enfermées entre de hautes chaînes, épand ses villages sur les croupes surbaissées. Pour pénétrer dans ce petit monde clos il faut—il fallait—s’enfermer entre des gorges étroites et profondes, gravir des sentiers de chèvres, véritables «escaliers» de pierre: Scala de Santa Regina vers le Niolo, gradins fantastiques de la Spelunca vers Evisa, formidable entaille de l’Inzecca vers Ghisoni. Qu’un rocher vînt à rouler au travers de la route, qu’une crue exceptionnelle emportât le pont génois, à l’arche surélevée, au tablier en dos d’âne, et la conque n’avait plus de rapports avec les gens d’en bas. Vers le haut on n’en pouvait sortir qu’en franchissant des cols de 1.200, de 1.500 mètres d’altitude, que pendant trois mois la neige rendait impraticables aux hommes et aux bêtes. Ainsi s’explique toute l’histoire corse, la vie isolée et farouche de ces petites républiques—pievi—dont la conque était le cadre naturel, et qui luttaient contre leurs voisines pour la possession des bonnes terres, des bons parcours de transhumance.
La route a permis de faire circuler dans cette vie cantonale—vie d’aigles dans leur aire—les courants de la vie générale. Mais quels profils les ingénieurs ont dû établir? D’Ajaccio à Sartène, sur 85 kilomètres, la route monte à 762 mètres au col Saint-Georges, redescend vers la vallée d’Ornano, rebondit vers Petreto-Bicchisano, grimpe jusqu’à près de 600 mètres à Boccelaccia, touche le niveau de la mer à Propriano, suit la vallée basse du Rizzanèse et, par une série de lacets, atteint l’extraordinaire acropole, ville de rêve accrochée en balcon au flanc de la montagne, à 300 mètres dans les airs. Et presque toutes les routes sont ainsi. Les chemins de fer gravissent des rampes fantastiques, et des viaducs enjambent les torrents. Cela d’ailleurs est l’exception: de la ligne Bastia-Ajaccio par Corte, deux embranchements seuls se détachent, qui conduisent d’une part vers Calvi et l’Ile Rousse, et d’autre part, longeant la côte orientale, vers Ghisonaccia. Tout le sud de l’île est encore isolé, cependant que, dans le Centre si curieusement hérissé, des cantons tels que Bocognano et Bastelica ne sont reliés que par des sentiers de mules. L’évolution se poursuit cependant, décisive et sûre, et l’on peut aller jusqu’à dire, avec M. H. Hauser, que la route a créé la Corse.
On saisit mieux le caractère général.
Il faut noter d’abord la joie, l’animation et l’exubérance, née de la vie en plein air et du contact perpétuel avec une nature ensoleillée. Nulle part ailleurs la vie ne s’écoule plus au dehors. L’homme, chez lequel les impressions sont mobiles et l’expression très près de la pensée, ne se plaît pas dans l’isolement: il lui faut la ville et la société de ses semblables. Il arrive que les maisons, très hautes, soient parfois, comme dans le vieux Bastia, de véritables caravansérails à six ou sept étages où grouille une population des plus bariolées et d’une extraordinaire densité. Ce sont de vastes casernes, avec un enchevêtrement de cours intérieures tel qu’il n’est pas aisé d’en sortir sans guide. Il en est qui abritent trois à quatre cents personnes. Il n’y a rien là dedans pour l’aménagement intérieur, et en effet on y vit le moins possible. Le lieu de réunion, c’est la rue, étroite, resserrée par les hautes maisons aux étages surplombants qui la protègent du soleil, parfois même couverte. Les jeunes gens riment des chansons pour les jeunes filles et vont les chanter sous leurs fenêtres à la nuit tombante, en s’accompagnant du violon ou de la mandoline. Dans l’air parfumé que raient des vols lumineux de lucioles, se répand comme une ivresse, et la joie de vivre fait déborder le cœur d’allégresse.
Nulle part la nature n’a façonné davantage les mœurs de l’homme. Une curieuse et pittoresque coutume n’en est que la traduction aimable. Quand les cloches reviennent de Rome, suivant la tradition, et se mettent à tinter à la veille de Pâques, après deux jours de silence, tous les habitants ouvrent leurs fenêtres toutes grandes. Et ce n’est pas seulement par esprit religieux, pour faire pénétrer dans la maison un peu de la bénédiction divine: c’est pour saluer le printemps qui arrive et renouvelle toutes choses; c’est pour laisser entrer dans la vieille demeure toute la joie du ciel païen.
Des traditions analogues se retrouvent chez tous les peuples riverains de la Méditerranée, et il n’y a rien en somme dans tout cela qui soit particulier à la Corse. Mais voici quelque chose de plus original: cette humeur joyeuse est atténuée par un tempérament mélancolique, un peu farouche même.
Pénétrons dans l’intérieur de l’île: solitudes étincelantes, senteurs du maquis; tout est rocheux, pierreux, mais riche de verdure, et la mer bruit à l’horizon. Protégé par son pelone—son grand manteau en poils de chèvre,—un berger, assis sur un gros roc moussu, à moitié perdu dans les hautes fougères, rêve et regarde au loin, ou bien il fredonne d’une voix grave et lente une cantilène étrange, une mélopée saccadée, une paghiella où se reflète une âme triste et rêveuse.
La montée devient plus abrupte: cela longe les crêtes, zigzague autour des rochers, cabriole sur les précipices.—Tout à coup, vous apercevez, accrochée à flanc du coteau ou sur le sommet même, une ligne de maisons serrées les unes contre les autres, tache grise et sombre sur le ciel clair. Tout est morne, tout est triste. Le village s’anime à votre arrivée, mais vous retrouvez cette impression de mélancolie en participant à la veillée autour du fugone. Figurez-vous un petit tréteau carré de 1ᵐ,50 de côté, 0ᵐ.35 à 0ᵐ,50 de haut, au milieu de la pièce, et c’est là qu’est le feu: des quartiers d’arbres entiers y brûlent, une acre fumée se répand partout, piquant les yeux, enflammant la gorge; au plafond des poutres, disjointes à dessein, laissent apercevoir les châtaignes qui sèchent pour l’hiver... Autour de ce fugone, et les pieds dans le feu, toute la famille se réunit aux longues soirées d’hiver, quand le vent fait rage et que la neige isole la maison. Or, il y a très longtemps que les familles vivent ainsi dans cet isolement, et c’est le résultat de l’histoire. Aux heures de péril national, lorsque la Corse, écrasée par Gênes, n’avait plus qu’à vaincre ou à périr, quand les récoltes étaient détruites, les villages brûlés, les ports bloqués,—le peuple, réfugié aux forêts hautes et aux maquis, trouvait à vivre avec le lait des chèvres, l’eau des fontaines et la châtaigne. Sur les hauteurs inaccessibles, il se créait ainsi d’imprenables réduits. Des générations ont vécu là, sous la terreur de la domination étrangère, et l’âme en a gardé une tristesse profonde en même temps qu’un étrange amour pour cette montagne âpre et rude, où tant de souvenirs sont attachés.
D’avoir lutté et de ne s’être jamais soumis, les Corses ont conservé l’orgueil et la fierté. Dernier trait que l’on peut relever. Il y a, au fond du tempérament, un curieux mélange de vanité, de susceptibilité et de familiarité. Les journaux corses doivent réserver une importante place dans leurs colonnes aux découpures de l’Officiel et à l’énumération des emplois auxquels des Corses ont été appelés: il n’en est point d’assez infime pour être dédaigné. D’autre part, le paysan corse, plein du sentiment de son importance particulière, n’a pas toujours pour la femme le respect et la considération d’un continental... Mais quand on multiplierait les exemples de cette nature, il faudra toujours en revenir à ce je ne sais quoi d’indomptable qui est dans le sang et dans les traditions. On acquiert les Corses, on ne les possède jamais. Dès l’antiquité, personne ne voulait des esclaves originaires de l’île parce qu’ils ne se résignaient jamais à la servitude. L’orgueil insulaire peut avoir ses travers, mais il a aussi sa noblesse: évidemment c’est une race qui ne plie pas les genoux.
Faut-il voir en eux des gens rebelles au progrès, au travail manuel? Il ne le semble vraiment pas. Les Lucquois n’ont été appelés que pour les grands travaux de terrassement; le petit propriétaire sait cultiver et se livrer à l’industrie, mais il lui manque les capitaux et l’appui de la France lui a manqué. D’autre part, la France n’a pas su imposer le respect de sa justice et de ses lois par où aurait disparu la vendetta—et d’ailleurs, les bandits ne sont pas des brigands,—ni réaliser encore les grands travaux publics nécessaires. Mais la Corse, prenant mieux conscience d’elle-même, entraînée plus que jamais, après un siècle et demi de tutelle, dans l’orbite de la grande nation protectrice, marche avec plus de confiance vers le progrès économique, garantie certaine du progrès intellectuel et du perfectionnement social.
Le progrès économique sera ce que le feront les efforts des insulaires vers le travail et conséquemment vers la richesse. Déjà les anciens genres de vie se dissocient ou se transforment: les terres basses et les pentes inférieures se spécialisent dans les cultures méditerranéennes, la moyenne montagne dans un élevage plus intensif ainsi que dans l’exploitation des bois. Evolution décisive, par où l’homme s’adapte mieux aux ressources du pays. On voit disparaître progressivement le type transhumant, trop archaïque, cependant que la conquête de «la plage» à la vie sédentaire se précise à l’Ouest et se dessine à l’Est.—Le progrès intellectuel doit suivre également. Il suivra. Car la Corse barbare, fécondée jadis par le génie italien, avec lequel elle fut d’abord en contact, s’ouvre chaque jour davantage à la chaleur du génie français. Ce que n’a pu donner la Corse obscure et mutilée des époques lointaines, où la lutte fut tragique pour la liberté et même pour l’existence, la Corse d’aujourd’hui, régénérée, adoucie, fécondée par l’esprit moderne, le donnera. Des artistes sont nés, des poètes ont chanté les malheurs de la nation et les mœurs de la montagne. Quelques-uns se plaignent de la décadence du dialecte. Adieu les voceri farouches que chantaient devant les cercueils les improvisatrices de village, adieu les cantilènes naïves que composaient les pâtres en gardant les troupeaux! Derrière la vieille façade romantique, le pays se transforme avec rapidité. Mais la Corse conservera toujours dans l’unité française, l’originalité profonde qu’elle doit à son sol âpre et rude, à son climat riant, à son passé glorieux et tourmenté.
«Dans une remarquable gravure, le maître Novellini a vigoureusement synthétisé l’âme de cette race qui fut toujours, au milieu de la mer sacrée, sur le chemin des migrations humaines. Ce lion puissant de Roccapina, sur lequel s’appuie fièrement la déesse, n’est-ce pas le Sphinx de l’île, témoin de plus de millénaires que celui d’Égypte? Que de hordes conquérantes il a vues fondre sur ces plages: peuples dont le nom demeurera toujours ignoré, mercenaires carthaginois et légions romaines, Lombards et Arabes, Barbares pilleurs, Pisans, Génois, Aragonais; il a vu les villages et les moissons en feu, le rapt des femmes et des hommes pour les lointains esclavages, les tueries sauvages, et la fuite éperdue des ancêtres vers les cimes inexpugnables...»[O] Mais les «siècles de fer» sont terminés et de la Corse ancienne se dégage laborieusement une Corse nouvelle. Les fiers descendants de Sambocuccio, de Sampiero et de Paoli, les fils de ceux qui tombèrent à Ponte-Novo pour la liberté—durement acquise—et pour la patrie expirante, ont l’âme trop haute pour se résigner à une vie mesquine, à un rôle effacé... Et la Corse, que son isolement insulaire met à l’écart des trépidations d’un monde américanisé, s’ouvre au progrès qui féconde la glèbe et enracine un peuple.
TABLE DES ILLUSTRATIONS
TABLE DES MATIÈRES
Typographie Fermin-Didot et Cⁱᵉ.—Mesnil (Eure).
CHEZ LES MÊMES ÉDITEURS
ENVOI FRANCO CONTRE MANDAT OU TIMBRES-POSTE
Francis Marre
NOTRE ARTILLERIE
Le Matériel.—Les Poudres.—Les Explosifs. Les Projectiles.—Le Problème des Munitions.
Un vol. in-8º écu illustré de 58 figures, broché 2 fr.»
LA PAIX QUE NOUS DEVONS FAIRE
Le remaniement de l’Europe
1 petit vol. in-8º accompagné de deux cartes. Broché 1 fr. »
Camille Fidel
L’ALLEMAGNE D’OUTRE-MER
(GRANDEUR ET DÉCADENCE)
Un petit volume in-8º écu, accompagné de 6 cartes, précédé
d’une préface de Lucien Hubert, sénateur. Broché 1 fr. »
A. Albert-Petit
COMMENT L’ALSACE EST DEVENUE FRANÇAISE
Un petit volume in-8º écu, accompagné de quatre portraits. Broché 1 fr. »
Louis Bréhier
PROFESSEUR A LA FACULTÉ DES LETTRES DE CLERMONT-FERRAND
L’ÉGYPTE de 1789 à 1900
Un volume in-8º cavalier avec cartes et plans, broché 6 fr. »
Commandant Farinet
L’AGONIE D’UNE ARMÉE
(METZ 1870)
Journal de Guerre d’un porte-étendard de l’armée du Rhin.
Publié sous la direction de Ch. Robert Dumas, avec des notes
historiques et des croquis, par Pierre Davaud, professeur de l’Université,
1 vol. in-8º carré XVI-392 pages. Broché 5 fr. »
HISTOIRE DE LA FRANCE CONTEMPORAINE
PAR
GABRIEL HANOTAUX, de l’Académie française.
4 volumes in-8º raisin, ornés de portraits en héliogravure. L’ouvrage
complet, broché 30 fr. »
Chaque volume se vend séparément broché 7 fr. 50
TYPOGRAPHIE FIRMIN-DIDOT ET Cⁱᵉ.—MESNIL (EURE).