Histoire de Corse
État de la Corse pendant le Moyen Age.—Bonifacio et les seigneurs de Cinarca.—Giudice.—Premières expéditions des Génois en Corse.
Au XIIIᵉ siècle seulement commence l’histoire des Corses; jusqu’ici, nous n’avons pu étudier l’île que dans ses rapports avec l’étranger. Nous touchons à l’époque où la Corse se fait connaître elle-même et où la légende cède le pas à l’histoire. Ce n’est pas que les monuments soient nombreux, mais ils sont précis et d’une authenticité indiscutable; ils appuient la chronologie à des bases solides, restituent aux personnages traditionnels leur identité parfois discutée, fournissent à la géographie féodale des éléments de reconstitution, et, en se reliant à la documentation externe, permettent d’apprécier le contre-coup des événements qui ont fait peser dans l’île leur lourde influence.
État de la Corse pendant le Moyen Age.—Depuis le IXᵉ siècle, une double tendance s’était manifestée en Europe: la disparition des hommes libres dans la vassalité ou le servage, et l’absorption des petites propriétés dans la grande propriété. La Corse non incorporée à l’empire d’Occident, ainsi que la Sardaigne plutôt abandonnée qu’arrachée à l’empire byzantin, échappent aux mœurs nouvelles importées par les Germains ou du moins ne les subissent que sous une forme atténuée. En Occident comme en Orient, en effet, dès le IXᵉ siècle, on se fait esclave ou volontairement, ou parce que les lois condamnent à la vente de leur corps ceux qui ne peuvent s’acquitter de leurs dettes. Les charges auxquelles sont soumis les hommes libres et surtout le service militaire, triomphent des dernières répugnances du peuple à sacrifier sa liberté. En Corse, rien de semblable, le serf volontaire est l’exception; la sobriété de l’insulaire, sa nature indépendante et guerrière le mettent à l’abri de toute aliénation de sa personne. Il est donc peu probable que le servage ait beaucoup pesé sur les Corses, et si on voit s’opérer aux IXᵉ, XIIᵉ et XIIIᵉ siècles des ventes d’esclaves corses, on doit supposer qu’ils appartiennent à des familles de captifs musulmans.
On a déjà fait observer d’ailleurs que dans tous les patrimoines de Saint-Pierre, le servage était moins arbitraire et moins barbare que partout: en Sardaigne, dit M. Amat de San-Filippo, les questions entre patrons et serfs étaient tranchées par les tribunaux.
A côté des trois clans qui se partageaient l’île s’était élevée une féodalité autochtone dont il est permis de soupçonner les commencements. Nous avons vu plus haut combien l’aristocratie italienne goûtait les dignités en usage dans la hiérarchie byzantine et de quel attrait étaient revêtus ces titres de consuls et surtout de juges (αργοντες) réservés d’abord aux seuls fonctionnaires.
L’influence des usages administratifs et même de la langue de Byzance dans les îles méditerranéennes n’est plus à démontrer. En Sardaigne, au XIᵉ siècle, les juges-souverains de Cagliari se donnaient encore le titre d’archonte et conservaient sur leurs sceaux les caractères helléniques. Au XIIᵉ siècle, Grégoire VII adressait une bulle aux clercs, consuls majeurs et mineurs de la Corse. Quant au titre de juge, il précéda dans les deux îles toutes les qualifications féodales. Lorsque Byzance affaiblie, isolée de ses dernières possessions occidentales, se trouva dans l’obligation de renoncer à y envoyer des fonctionnaires, les indigènes qui purent s’élever au-dessus de leurs compatriotes, usurpèrent leurs fonctions et, croyons-nous, se parèrent de leurs titres pour en imposer davantage. En Sardaigne, les monuments confirment cette opinion; en Corse, ils apparaissent trop tard pour la justifier, mais le souvenir des juges est assez souvent évoqué dans la chronique corse pour faire admettre qu’avant de se qualifier seigneurs et gentilshommes, les puissants de l’île aient pris une qualification à laquelle les masses étaient habituées. Giovanni della Grossa cite à plusieurs reprises des juges qui se firent seigneurs et parvinrent à rendre leurs fonctions héréditaires.
Ce n’était cependant pas chose aisée, car nous verrons qu’en Corse, le droit héréditaire à l’autorité est presque toujours contesté. Le fief passe péniblement à ses héritiers naturels; l’autorité suprême ne se transmet jamais. Aucune constitution n’assure au chef du jour une prépondérance certaine pour sa race. Tous les Corses aspirent au pouvoir, et les plus forts l’arrachent tour à tour au caprice de l’opinion populaire qu’actionne tout un rouage de volontés unies par des intérêts trop immédiats pour être stables. Ces rouages constituent le clan dont l’organisation ne permit pas au système féodal de s’imposer dans toute sa rudesse germanique. Ainsi que les cités italiennes, et plus encore qu’elles, la Corse paraît avoir toujours eu dans ses rangs inférieurs des hommes libres en quantité suffisante pour composer une tierce classe peu différente des deux autres auxquelles elle est souvent unie par les liens du sang. Dans un pays où la femme est tenue dans un état constant d’infériorité, l’amie (comme on dit alors) presque toujours accueillie, du moins supportée par la femme légitime, ne souffre pas plus de sa maternité irrégulière que son fils n’aura à rougir de sa bâtardise. Les parentés s’étendent donc très loin, et ni les richesses, ni l’éducation n’opposant de barrière au mélange des classes, tous les hommes peuvent se croire égaux. Aucune hiérarchie, aucun ordre social ne faisant de la féodalité un corps constitué, la Corse échappe aux progrès inhérents à toute organisation même défectueuse, et nourrit uniquement le sentiment de l’indépendance individuelle. C’est pourquoi les clans corses n’ont jamais pu concevoir les unions patientes et fertiles qui, à Gênes, donnèrent naissance aux alberghi. Dans l’albergo, l’intérêt général ignore les soifs individuelles de ses membres, alors que la famille corse ne vise qu’à satisfaire des ambitions. C’est la plus violente et la plus appuyée par le chiffre de ses partisans qui triomphera: les alliances ont pour principal objet d’en augmenter le nombre. Une femme qui compte vingt frères ou cousins germains est un beau parti, même pour un Cinarchese.
Lisons les chroniques, nous y verrons que le vassal, à la fois soldat et pasteur, ignore la glèbe, car le seigneur est rarement assez puissant pour l’y maintenir. Dès qu’il se sent opprimé, il se révolte, s’il ne peut espérer se faire seigneur lui-même. Il sait qu’un homme robuste et sachant manier le fer trouvera toujours bon accueil; les inimitiés des chefs lui procureront un appui et un soutien. Le pouvoir natif du feudataire est très limité: trop de frères, trop de bâtards surtout, partagent son patrimoine et ses ambitions. Le vassal, ne l’oublions pas, est souvent apparenté au seigneur, il vit de la même existence que lui et, comme lui, porte des armes offensives et défensives; il trouvera toujours asile dans les villages libres qu’administrent leurs consuls ou leurs gonfaloniers. La seule loi est la force qui se manifeste surtout par le nombre des clients accourus volontairement ou attachés au chef par les liens du sang. Encore cette loi n’est-elle pas absolue: la nature du pays, hérissé de montagnes, couvert de maquis, protège l’isolé contre la masse, refrène et limite l’autorité, encourage les rébellions et maintient la Corse dans un état d’anarchie plus désastreux pour son progrès que les pires tyrannies.
La tradition insulaire conserva, du gouvernement des Pisans, le meilleur souvenir: «Leurs juges, dit Giovanni della Grossa, savaient se concilier l’affection des grands, de la classe moyenne et du peuple, parce qu’ils maintenaient seigneurs, gentilshommes, gens du peuple et autres dans le rang qui leur convenait. Cette paix et cette union profonde firent oublier les malheurs des temps passés; on bâtit ces belles églises qui sont aujourd’hui les plus anciennes, des ponts superbes et beaucoup d’autres édifices d’une architecture remarquable et d’un art singulier dont quelques-uns subsistent encore aujourd’hui.»
Il est certain que le gouvernement ecclésiastique des Pisans ne pouvait qu’adoucir la condition des classes populaires et surtout des serfs de corps—s’il en subsistait. Dans tous les pays d’Occident, aux temps les plus durs de la féodalité, le fait de devenir le serf d’un évêque ou d’une grande abbaye était considéré comme une grande amélioration de sort. Mais les abus ne tardèrent pas à paraître. La féodalité ecclésiastique s’implanta dans les mœurs et emprunta à l’autre jusqu’à ses caractères de transmission héréditaire. Les bénéfices passent du père au fils. En Corse, un prêtre commence presque toujours la fortune d’une famille. C’est, d’après les chroniques, le cas des Cortinchi, ce sera au XVᵉ siècle celui de la puissante maison d’Omessa dont les chefs, prélats batailleurs, partageront les bénéfices entre leurs fils naturels. Un prêtre violent, Abram de Belgodere, à la même époque, relèvera en Corse la famille abaissée des marquis et contraindra les moines de Portovenere à restituer une part des biens abandonnés par la faiblesse des Obertenghi dont il revendique l’héritage pour le laisser à ses bâtards. On pourrait multiplier les exemples; il va de soi que c’est par une aristocratie religieuse que le pape voulait faire diriger la Corse, aristocratie de vertu, de discipline et surtout de soumission à l’Église; or, l’abbaye qui fut la plus favorisée en Corse, qui y recueillit le plus de bénéfices, «était, au dire de Grégoire IX (1231), complètement dépravée et souillée de tous les vices des moines».
Bonifacio et les seigneurs de Cinarca. Giudice de Cinarca.—Maîtres de Bonifacio, les Génois tentèrent de s’attacher, par des moyens conciliants les plus puissants d’entre les féodaux. Ce fut ainsi que les seigneurs de Cinarca et les Biancolacci furent amenés à signer des traités d’alliance avec les Bonifaciens. Soit mauvaise foi de la part des contractants, soit désobéissance du fait de leurs vassaux, ces pactes furent fréquemment rompus. La plus ancienne de ces conventions est de 1222. Le 5 septembre, Opizzo de Cinarca, chevalier, et Guglielmo Biancolaccio se font admettre ensemble au nombre des citoyens de Bonifacio. Ils s’engagent à aider ladite commune contre ses ennemis, et à se tenir à la disposition du podestat et des consuls de Gênes, sans toutefois que cet engagement puisse porter en quoi que ce soit préjudice à leurs droits. Nous sommes déjà dans la seconde phase de l’histoire des communes. Il n’y a pas un siècle qu’elles se faisaient confirmer leurs privilèges par les seigneurs; maintenant elles se les attachent par les liens d’une bourgeoisie honoraire, sans toutefois attaquer encore leur autorité: ces actes sont des accords de puissance à puissance; dans peu, nous verrons en Corse, comme en Ligurie, les seigneurs reconnaître la suzeraineté de la commune.
Par la suite, les relations des Génois et des Corses sont souvent tendues. A ces derniers, les habitants de Bonifacio reprochent de se livrer à de fréquentes excursions sur les territoires qu’ils cultivent, d’y faire la maraude, de piller leurs bestiaux, et d’incendier les habitations de leurs alliés. Des traités de paix interviennent, mais ils sont violés généralement par les Corses ou par les Génois l’année même de leur adoption.
Mais la division régnait entre différentes branches des Cinarchesi et des Biancolacci. Guglielmo de Cinarca fut assassiné par ses propres neveux qui s’emparèrent de ses biens au détriment de ses héritiers légitimes. Ceux-ci étant en bas âge, la vendetta fut tardive; elle n’en fut pas moins énergique, les meurtriers à leur tour trouvèrent la mort sous les coups de Sinucello, fils de Guglielmo, qui en sacrifiant ses cousins aux mânes de son père, s’imposa comme le seul seigneur du territoire cinarchese en attendant qu’il se rendît maître de la Corse tout entière. Sous le nom de Giudice (Juge) qu’il adopta, Sinucello fut le premier Corse dont les gestes imposèrent le souvenir à la postérité. «Ce fut, dit avec raison Ceccaldi, l’un des hommes les
La Corse. Figure allégorique du Vatican (1585). |
Carte de la Corse au XVIᵉ siècle (auteur anonyme). (Bibl. Nat. de Paris.) Pl. IV. Corse. |
plus remarquables qui aient jamais existé dans l’île.»
Bien que les historiens insistent sur la constance de Giudice envers les Pisans, celui-ci semble s’être déclaré, dès son arrivée en Corse, le vassal de la commune de Gênes dont il reconnut la suzeraineté pendant la plus grande partie de sa vie. En 1258, il fit avec les Bonifaciens un premier traité d’alliance qui fut strictement observé jusqu’en 1277. A cette époque, une ambassade génoise vint à Propriano lui reprocher en termes fort mesurés de n’en avoir pas strictement observé les conventions. On lui faisait grief seulement d’employer à son usage des salines appartenant aux Bonifaciens et d’avoir laissé élever une forteresse sur un emplacement relevant du district de Bonifacio: «La Commune, dirent les ambassadeurs, se refuse à croire les crimes dont on vous a chargé, vous, Giudice de Cinarca, citoyen génois, dont les ancêtres ont toujours été considérés par la Commune comme des fils; aussi ne veut-elle pas agir envers vous comme envers un étranger; les chefs des anciens nous ont envoyés à vous pour apprendre la vérité de votre bouche, car si les accusations portées étaient vraies, la Commune, prenant en considération votre fidélité et celle de vos ancêtres, vous traiterait en fils, conformément à la parole divine qui dit: «Si ton fils pèche, avertis-le». Ils lui représentaient en outre qu’il n’avait aucun droit sur le district de Bonifacio, mais que, s’il croyait en avoir, c’était devant la commune de Gênes qu’il devait les faire valoir.
Giudice accueillit l’ambassade assez froidement; cependant après avoir laissé écouler plus d’une année, il consentit à renouveler entre les mains du podestat de Bonifacio l’hommage de 1258 (1278). En 1280, il stipula un nouvel accord avec les Bonifaciens; mais il montra par son langage qu’il n’entendait plus être traité en vassal: «Autrefois, dit-il, le district de Bonifacio était une véritable caverne de voleurs: les seigneurs de Cagna, de Biscaglia, de Corcano, d’Attala, d’Arescia et les Biancolacci en étaient les maîtres, et la commune de Gênes n’y pouvait rien. Ils volaient mes vassaux, dérobaient mes bestiaux et ceux des Bonifaciens. Tous ceux qui habitent Bonifacio depuis longtemps, savent qu’aujourd’hui, grâce à Dieu et à ma vigilance, ils peuvent dormir et reposer sans crainte... désormais, si les Bonifaciens ont à lutter contre des ennemis, je serai leur pasteur et leur défenseur.»
Cette déclaration confirme le récit des chroniqueurs qui narrent en appuyant sur les moindres circonstances les luttes de Giudice contre les autres féodaux corses. Il est probable que le bon accueil que trouvèrent auprès de la Commune plusieurs d’entre eux, les Salaschi, les Cortinchi, et les petits-fils des assassins de son père, indisposèrent Giudice contre Gênes, et que son mécontentement se traduisit par une véritable invasion du district de Bonifacio.
La guerre éclata, les troupes génoises débarquèrent. Après trente jours de lutte, Giudice, blessé à la suite d’une chute de cheval, dut aller demander des secours aux Pisans. Les Génois sommèrent ceux-ci de livrer le vassal rebelle. Les Pisans répondirent que, Giudice étant leur propre vassal, ils étaient décidés, non à l’abandonner à ses ennemis, mais au contraire à lui prêter assistance. Giudice, en effet, bien qu’il eût été armé chevalier jadis par Giovanni Boccanegra, capitaine du peuple de Gênes, avait rendu hommage aux Pisans. Avec l’aide de ceux-ci, Giudice rentra en Corse et chassa sans peine les Génois des postes qu’ils occupaient. Les deux républiques aigries l’une contre l’autre par une longue rivalité, exaspérées par des torts réciproques, armèrent des flottes considérables qui se rencontrèrent à la Meloria le 5 août 1284. Cinq mille Pisans périrent, onze mille furent faits prisonniers. «Pour voir Pise, disait-on alors, il faut aller dans les prisons de Gênes.» Gênes triomphante s’assurait l’empire des mers, mais la victoire lui coûtait cher. «Il y eut en cette année, dit frère Salimbene qui écrivait trente ans plus tard, plus de larmes et de gémissements à Gênes et à Pise que jamais depuis jusqu’à nos jours.»
Le 3 avril 1288, les bases d’un traité de paix furent proposées à la commune de Pise par ses citoyens captifs. Les Pisans devaient s’engager à soumettre Giudice qui avait reconquis son indépendance et à supporter tous les frais des nouvelles expéditions. Pise affaiblie ne put que souscrire à des conditions d’où dépendait la liberté de ses plus éminents citoyens. La paix fut signée le 15 avril 1288 et Gênes décida sur-le-champ d’en faire exécuter les clauses. En vain, le chroniqueur Jacopo D’Oria, dont la famille possédait des biens en Corse, tenta de dissuader ses compatriotes d’une entreprise qui les poussait «au devant d’un abîme». «Si les Génois, dit Pertz, avaient suivi ses conseils, ils auraient épargné à la République des trésors engloutis pendant cinq siècles sans résultat.»
Gênes ajourna cependant l’ouverture de la campagne au printemps de l’année suivante. Au mois de mai 1289, les troupes génoises, sous les ordres de Luchetto D’Oria, débarquèrent à Propriano. Giudice surpris, se retire dans la montagne avec quelques partisans, alors que ses ennemis et plusieurs de ses parents se groupent autour du général génois et lui rendent hommage. Luchetto, qui prend le titre de vicaire général en Corse pour la commune de Gênes, s’empare des châteaux de l’Au-delà-des-Monts. A Aleria, l’évêque, Orlando Cortinco, lui ouvre les portes de la ville, et sa campagne n’est plus désormais qu’une promenade au cours de laquelle seigneurs et communes lui font leur soumission. Aux premiers, il demande des otages, dans les villages il nomme des gonfalonniers ou syndics. Il rend la justice, tranche les différends entre familles, en un mot fait en toutes circonstances acte de suzerain.
Giudice, alors, voyant son parti diminuer de jour en jour, envoya proposer à Luchetto D’Oria de faire sa soumission, offrant de marier à Gênes une de ses filles. Dans une entrevue qui eut lieu à Faona, les deux adversaires jetèrent les bases d’une trêve qui devait durer jusqu’au carême. Giudice envoya à Gênes des ambassadeurs et reconnut, le 8 décembre, la suzeraineté de la Commune; mais quelques jours après, ses envoyés revinrent sans avoir pu accomplir leur mission. Dans une entrevue qu’il eut avec Luchetto, Giudice lui fit remarquer ironiquement qu’il avait tort de compter sur ses alliés insulaires et lui cita le proverbe: «Qui se fie à un Corse a la tête sur un précipice». La guerre recommença, mais Luchetto D’Oria, malade, dut s’embarquer pour Gênes, laissant le commandement à son frère Inghetto. Jacopo D’Oria constate amèrement alors «que la dépense de vingt-cinq mille livres nécessitée pour les frais de la campagne, a été stérile, et que les seigneurs corses continuent à recevoir Giudice chez eux et à le considérer comme leur chef et souverain».
Au mois de juillet 1290, Nicolò Boccanegra débarqua en Corse à la tête de quelques troupes génoises. Il ravagea Ornano, Istria et la plaine de Talavo, mais une épidémie l’obligea à se retirer à Bonifacio. Privé de ses soldats malades, il fit appel aux bourgeois et recommença la campagne secondé par les cousins de Giudice. L’expédition fut malheureuse: battu par les Corses, il dut bientôt retourner à Gênes, laissant Giudice maître sans conteste de l’île. Celui-ci ne reconnut désormais que la suzeraineté des Pisans: aussi Gênes imposa-t-elle le bannissement de Giudice parmi les clauses principales de la trêve de trente ans conclue avec Pise le 31 juillet 1299. «Les syndics de la commune de Pise s’engagent solennellement à bannir Giudice de Cinarca, sa femme, ses filles, ses fils, les femmes de ses fils, ses descendants de tout sexe, qu’ils soient issus ou non de légitime mariage; à leur interdire tout séjour à Pise ou sur le territoire même de la commune de Pise.»
On ne saurait dire si cet article reçut un commencement d’exécution. On sait seulement qu’il fut annulé par le traité définitif du 24 juin 1331. Giudice était mort environ depuis vingt-cinq ans.
Giovanni della Grossa et Pietro Cirneo racontent, avec de longs détails, les guerres que Giudice soutint contre Giovanninello Cortinco de Loreto. Une querelle de valets, dans laquelle les deux seigneurs étaient intervenus, avait, au dire des chroniques, fait naître cette longue inimitié qui survécut longtemps aux chefs des deux factions. En effet, lorsqu’au XVᵉ siècle, Gênes partage en Corse le commandement entre deux gouverneurs, il est bien entendu que l’un patronnera le parti de Giudice, l’autre celui de Giovanninello.
Ainsi que l’avoue le chroniqueur D’Oria, lui-même, les campagnes des Génois en Corse ne firent qu’interrompre le long règne de Giudice dont l’autorité s’imposa pendant toute la seconde moitié du XIIIᵉ siècle. La tradition veut que cette autorité ait été judicieuse et bienfaisante. Le comte Giudice de Cinarca (car il avait pris ce titre ainsi qu’en témoigne un document pisan) s’appliqua à faire régner partout la justice. Suivant la Chronique, il fixa, dans une consulte générale tenue à la Canonica di Mariana en 1264, les pouvoirs des seigneurs, et permit d’en appeler de leurs sentences à son tribunal. Les impôts furent limités: chacun suivant sa fortune dut payer une, deux ou trois livres de Gênes; dans les pays féodaux, les sommes perçues étaient partagées entre les seigneurs et Giudice; dans les autres localités, il percevait pour son compte la totalité de l’impôt. «Il s’appliqua, dit Ceccaldi, à donner la paix à la Corse et à la gouverner avec modération et justice.»
La tradition rapporte que Giudice devenu vieux confia la garde de ses châteaux à ses fils naturels: Arrigo, Arriguccio, Salnese et Ugolino devenus ainsi seigneurs d’Attalà, de la Rocca, d’Istria et de la Punta di Rizeni, et tiges des familles féodales de ces noms. La trahison de Salnese d’Istria le livra aux Génois: enfermé dans la prison de la Malapaga, à Gênes, il y mourut âgé de près de cent ans. Un historien français contemporain, le Templier de Tyr, secrétaire de Guillaume de Beaujeu, confirme par son témoignage le récit des chroniqueurs. Après avoir parlé d’un «grand seigneur d’une isle qui a nom Corse, qui se disait Juge de Chinerc et qui, homme de la commune de Gênes, se fit homme de la commune de Pise», rapporte comment «les Pisans abandonnèrent le Juge de Chinerc de Corse, lequel vint à la merci de la commune de Gênes qui le tint en prison avec Pisans et Vénitiens, et mourut après ledit Juge de Chinerc».
VII
LA CORSE GÉNOISE
Gênes et l’Aragon.—Réunion de la Corse à Gênes.—Le Temps de la Commune et Sambocuccio d’Alando.—Arrigo della Rocca et la Maona.
Gênes et l’Aragon.—En 1296, le pape Boniface VIII avait investi des îles de Corse et de Sardaigne la maison d’Aragon. Se contentant d’établir leur pouvoir dans la Sardaigne, Jayme Iᵉʳ et Alfonse ajournèrent la conquête de la Corse, malgré les pressantes sollicitations des seigneurs insulaires. Enfin, en 1345, Raymondo de Montepavone, qui avait gouverné longtemps Cagliari pour le roi d’Aragon, ayant convaincu D. Pedre, successeur d’Alfonse, de la facilité avec laquelle il occuperait un pays où l’Aragon comptait de si nombreux partisans, le roi se décida à envoyer des troupes que les Bonifaciens virent avec stupeur se répandre sur leur territoire (novembre 1346).
Au temps des guerres pisanes, Gênes avait lutté en Corse plus pour l’influence que pour la conquête. Quand Pise ruinée eut abdiqué ses prétentions, la Commune avait cessé de s’occuper de la Corse. Seuls, les D’Oria de Nurra, maîtres en partie de la Sardaigne et de la Rivière-de-Ponent, avaient tenté d’en faire une terre gibeline: les uns s’y présentaient armés de l’investiture aragonaise propre à leur acquérir les sympathies des habitants, les autres, comme Branca D’Oria, avec des pouvoirs fictifs qui en imposaient aux fidèles de la Commune et leur ouvraient les portes mêmes de Bonifacio. A deux reprises, Aitone D’Oria, amiral des Gibelins, avait tenté la conquête de la Corse: la première expédition ayant échoué, il s’était uni en 1335 à Arrigo de Cinarca, seigneur d’Attalà, fils de Giudice, et tous deux s’étaient rendus maîtres de la Corse entière. Comme un revirement s’était produit à Gênes en faveur des D’Oria, Aitone faisait reconnaître par son allié en mars 1336 la suzeraineté de la Commune, mais l’année suivante, ayant mis ses troupes et ses galères au service du roi de France, l’amiral se désintéressa de sa conquête et quitta la Corse pour n’y plus revenir. Il devait périr à la bataille de Crécy.
Mais toutes ses expéditions avaient un caractère privé, et la Commune n’en tirait bénéfice qu’occasionnellement. En 1345, le doge Giovanni da Murta arriva au pouvoir avec de vastes projets au nombre desquels il faut compter la ruine de l’influence espagnole en Corse et en Sardaigne: pour obtenir ce résultat il sut réconcilier momentanément, ou du moins unir, dans un même élan patriotique, les nobles et le peuple. Le parti populaire triomphait à Gênes et ses tendances, entre les mains de l’homme supérieur qu’était le doge, devenaient un instrument de conquête. Il envoyait en Corse le chef de la puissante corporation des bouchers, Antonio Rosso, pour y travailler le peuple, et le terrible ennemi des grands, Gottifredo da Zoagli, pour impressionner la noblesse. En Sardaigne, ses agents tentaient de faire révolter Sassari contre le roi d’Aragon, et les D’Oria, les Spinola, les Malaspina et les Massa, oubliant leurs triples rancunes d’aristocrates, de gibelins, d’exilés, secondaient les efforts de ces artisans, de ces Guelfes, de cette plèbe qui les avaient chassés.
Réunion de la Corse à Gênes.—Cependant les hostilités étaient suspendues, quand la nouvelle parvint à Gênes que le territoire de Bonifacio venait d’être envahi. Indigné, le doge se plaignit à D. Pedre qui, au lieu de s’excuser, déclara que «l’expédition de Corse était faite par son ordre». Cette sèche réponse dictait aux Génois une conduite énergique: la conquête de la Corse devenait indispensable à l’honneur de la République. En trois mois, les agents de la Commune s’assurèrent l’adhésion des chefs, et en avril 1347, Nicolò da Levanto, podestat de Bonifacio et vicaire pour les Génois en Corse, recevait les hommages des Cinarchesi (Guglielmo et Ristoruccio della Rocca,—Orlando et Arriguccio d’Ornano). Si les registres du chancelier Giberto da Carpina, lacérés et réduits à quelques feuilles, ne nous ont conservé que les actes relatifs à ces personnages, il n’en faut pas conclure que les Cinarchesi furent seuls à rendre cet hommage, car le chroniqueur florentin, Giovanni Villani, qui mourut l’année suivante (1348), dit formellement qu’au mois d’août 1347 «les Génois eurent la seigneurie de toute l’île de Corse, par la volonté presque unanime de tous les barons et seigneurs de la Corse».
Pendant ce temps, le roi d’Aragon armait des forces importantes pour les jeter sur la Corse. Le 12 juillet, le doge réunit le Conseil des Sages pour délibérer «sur les événements de Corse—supra factis Corsicæ.» Dans cette séance, on décréta un armement considérable auquel furent tenus de contribuer tous les citoyens, les vassaux de la Commune, ainsi que les seigneurs et les villes confédérés. Pour couvrir les premiers frais de la campagne, un emprunt de 50.000 livres fut voté.
Le 18 juillet, des lettres sont envoyées en tous sens pour inviter seigneurs et communes à coopérer au «recouvrement urgent de l’île de Corse». Il faut répondre dans le délai d’une semaine. Les marquis del Carretto qui gardent le silence, sont menacés et sommés d’envoyer leur procureur. Gottifredo Impériale est chargé de recruter des soldats à Pise et «dans tous les endroits où il en pourra rencontrer». Ces lettres témoignent par leur rédaction d’une fièvre impatiente et inquiète; «on ne saurait trop prévoir, disent-elles, de combien de dangers les Génois sont menacés, si la Corse tombait entre les mains d’un étranger ou d’un ennemi, et pour éviter ce péril, chacun doit, d’un cœur fidèle et empressé, remplir un devoir aussi nécessaire que glorieux.»
Aucun détail ne nous est parvenu sur cette campagne, que commandait le fils du doge, Tomaso da Murta. La terrible peste de 1347-48 qui ne laissa en Corse que le tiers des habitants, au dire de Villani, anéantit tout souvenir de cette expédition. Cependant la Chronique nous montre à l’époque de la grande mortalité, l’implacable populaire Gottifredo da Zoagli assouvissant sur des seigneurs qui avaient cependant reconnu les premiers la souveraineté de Gênes, sa haine pour la noblesse. Sous de futiles prétextes, il fit pendre Orlando Cortinco, et envoya deux de ses parents mourir à la Malapaga. Il ne se montra pas moins sévère à l’égard d’Orlando d’Ornano. Ce seigneur n’était cependant coupable que d’avoir enlevé la femme de son frère, parce que, dit la Chronique, «il la trouvait plus belle que la sienne». Gottifredo n’apprécia pas cette excuse et le fit décapiter. En Balagne, il semble n’avoir pas été étranger à l’incendie et au pillage du château des marquis de Massa à San-Colombano par les populaires; mais il fit couper le nez à une femme de mœurs douteuses qui avait séquestré la fille d’un des marquis pour la «marier à un seigneur qui la recherchait». Cet homme vertueux et sanguinaire, qui s’était fait élire comte de Corse par le peuple, ne tenta pas de résister à la peste: il retourna à Gênes pour fuir le fléau, laissant comme vicaire Guglielmo della Rocca, mais non sans avoir pris la précaution de faire consigner en otage par celui-ci son fils Arrigo.
Par décret du 29 novembre 1347 fut ouvert l’Emprunt nouveau pour l’acquisition de la Corse. Le capital de 50.000 livres fut divisé en 500 actions (luoghi) donnant droit chacune à une voix dans les assemblées délibératives. Malgré la peste, la République entretint des garnisons en Corse; mais une guerre terrible, dans laquelle Gênes trouva réunies contre elle toutes les forces maritimes des Grecs, des Vénitiens et des Aragonais, la contraignit peu à peu à mettre toutes ses troupes au service d’une cause d’où dépendait sa fortune commerciale. Forcée de transiger avec ses ennemis, elle tenta de les diviser et, pour «empêcher les étrangers de se plaindre», elle rappela de Corse les soldats qui y restaient encore en 1350. Les pourparlers avec le roi d’Aragon s’éternisèrent, les Génois ne voulant à aucune condition, renoncer à la Corse et à la Sardaigne. Cependant quand ils virent que D. Pedre, en lutte avec la Castille, était immobilisé dans son royaume, ils ne songèrent plus qu’à reprendre les positions qu’ils occupaient avant la guerre. Un diplomate habile, Leonardo da Montaldo, fut chargé de ramener à la République les communes qui s’étaient séparées d’elle au cours des hostilités avec Venise. En Corse, il procéda discrètement et reçut à Calvi, au nom de la Commune, le serment de fidélité prononcé par les chefs au nom du peuple corse. On envoya alors en Corse des troupes qui occupèrent quelques forteresses, dont Baraci, lieu propre à surveiller le débarquement des Aragonais (1357).
Le Temps de la Commune et Sambocuccio d’Alando.—Si l’on s’en rapporte aux chroniques, toutes les invasions génoises qui se sont succédé en Corse, furent provoquées par les insulaires eux-mêmes réunis en consulte à la suite de soulèvements d’importance inégale. Et de fait, si les monuments prouvent que ce n’est pas là une satisfaction accordée par l’auteur à l’amour-propre national, ils témoignent surtout de l’habileté de ceux qui travaillèrent à les asservir.
Car la documentation, extraite en grande partie de la comptabilité froide et discrète de la Commune, nous révèle que toutes ces consultes et tous ces soulèvements sont le résultat d’intrigues dont le prix est soigneusement consigné. Observons aussi que les ambassades corses sont presque toujours arrivées à Gênes au moment où la République avait intérêt à leur intervention. Elles ne représentent le plus souvent qu’un parti, et exécutent leur mission à l’insu du plus grand nombre. Aussi arrive-t-il parfois que leurs pouvoirs sont contestés, et que les mandataires s’estiment heureux d’être renvoyés dans leur île sans passer par la corde ou la prison, après avoir été traités de faux ambassadeurs.
Quiconque a étudié l’histoire de la Corse ailleurs que dans les chroniques, sait combien la portée de ces assemblées a été exagérée. Les populations de Morosaglia et des pays voisins y prenaient part; quant au reste de la Corse, il n’y était représenté que dans des proportions assez faibles et uniquement par les partisans des organisateurs de la consulte. S’il n’en était ainsi, comment comprendrait-on les résultats contradictoires de ces réunions, où se succédaient des décisions tellement diverses que la mobilité même du peuple corse ne suffirait pas pour les expliquer?
On imagine donc combien il était facile à un chef de clan, à un parti, même à une invasion étrangère, de faire sanctionner les usurpations les moins justifiées: le pays était pauvre, les peuples oisifs, les rivalités aveugles, les passions excessives. Dans un horizon trop étroit pour se développer, les qualités de la race n’étaient plus qu’un danger pour elle-même. La Corse aspirait à un champ plus vaste, toute nouveauté lui était une espérance, tout inconnu devenait un messie. L’étranger pouvait débarquer sur son sol, il y trouvait toujours une faction intéressée au changement; tout au moins, s’il n’y avait rien à gagner pour elle, y avait-il à perdre pour la fraction adverse.
Une vaste internationale (que l’on me pardonne cette expression moderne) reliait au milieu du XIVᵉ siècle les populaires de tout l’Occident. A Rome, où Rienzi, vainqueur des patriciens, ose attaquer le dogme de la monarchie universelle et proclamer l’indépendance des peuples, à Gênes, à Lucques, à Pise, à Sienne, partout souffle un vent de révolte, et les marchands italiens, en propageant les idées nouvelles sur les foires de Provence et de Champagne, apportent en France le germe de la Jacquerie. Dans un pays comme la Corse, les Zoagli, les Rosso, les Montaldo trouvent un terrain propice aux rébellions. Mais ce n’est pas seulement un idéal social que poursuivent ces diplomates avisés, ils servent leur patrie. Depuis plus d’un siècle, il existait en Corse des villages indépendants. Dans ces petites communes qui souffrent du voisinage des seigneurs et des fréquentes invasions des Cinarchesi, l’intrigue génoise avait plus de facilités pour préparer les voies que dans les pays où le seigneur est souvent un tyran, mais aussi un protecteur. Suivant une version très ancienne de Giovanni della Grossa, «les grands dominaient là où ils n’étaient pas seigneurs. Ne pouvant supporter leurs mauvais traitements, les peuples de Mariana et du domaine des Cortinelis s’unirent ensemble et mirent à leur tête Sambocuccio d’Alando». La troupe toujours grossissante traverse triomphalement la Corse et renverse les châteaux, bâtisses grossières qui ne doivent leur force qu’à leur position naturelle. Mais les seigneurs, revenus de leur surprise, songent à se défendre. Deux armées sont en présence et l’avantage, au dire de Pietro Cirneo, est plutôt du côté des seigneurs, car le prudent Sambocuccio est d’avis d’éviter la bataille. On combattit toute une journée, sans résultat, mais «le parti populaire, dit la Chronique, sentant qu’il ne pouvait se maintenir sans un appui solide, envoya à Gênes quatre députés qui, en son nom, donnèrent la commune de Corse à la commune de Gênes». Les ambassadeurs, reçus avec effusion, y furent entretenus et luxueusement habillés, dit la comptabilité, «pour le bénéfice et l’utilité de la commune de Gênes».
Car telle est la morale et la conclusion de ce mouvement populaire dans lequel un écrivain italien (le général Asserets) soutenant une thèse politique, d’ailleurs richement documentée, a voulu voir «une révolution telle que n’en avait jamais subi aucun pays italien». La Chronique si fertile en détails ne nomme pas un seigneur qui ait péri au cours du soulèvement; sauf dans le Marchesato et le fief cortinco, qui prendront désormais le nom de Terre de la Commune, tous les châteaux seront rapidement relevés. Si justifiée qu’eût été une jacquerie, le peuple qui n’a même pas pu contraindre ses chefs (caporali) à se mettre à sa tête, n’a été que l’instrument de la politique génoise.
La révolution communale de Sambocuccio, encadrée par la mission de Montaldo et précédée de pourparlers avec Gênes, ne nous apparaît donc pas comme un acte spontané des populations. Le diplomate génois qui partait en Corse le 30 septembre 1358, semble littéralement être allé chercher l’ambassade dont la mission à Gênes était terminée dès le 12 octobre, ainsi qu’il résulte de la facture de «25 livres 18 sous» du tavernier Leonardo da Boncella pour frais de pain, nourriture et boisson, des ambassadeurs du peuple corse. Ce détail a son importance, car il nous permet de croire que l’habile politique a pu régler tout aussi bien les phases de la révolte que rédiger les instructions données par le peuple à ses mandataires.
En résumé, le Temps de la Commune ne fut qu’un épisode de la guerre de Gênes contre l’Aragon, et des luttes de la démocratie génoise contre des tyrans dangereux, non à cause de leur tyrannie, mais en raison de leur indiscipline. La République, qui avait laissé au peuple corse la consolation ou plutôt l’illusion de s’être donné soi-même, envoya comme gouverneur le frère du doge, Giovanni Boccanegra. (Octobre 1358.)
Le rôle de Sambocuccio a été considérablement amplifié par les historiens modernes qui ont vu en lui non seulement le libérateur du peuple, mais encore le législateur de la Corse. Il n’existe ni tradition, ni document qui appuie cette opinion, née au XVIIIᵉ siècle, dans des conditions que nous avons relatées au début de cet ouvrage. Le peuple l’avait choisi pour le diriger contre les seigneurs; par deux fois, Sambocuccio négocia avec la République l’envoi d’un gouverneur, et représenta très probablement le parti populaire à Gênes où des actes notariés nous signalent sa présence. En Corse, il semble n’avoir exercé que les fonctions de conseiller du gouverneur qu’il partageait avec six autres insulaires.
Rien d’important ne signale le gouvernement de Giovanni Boccanegra. Après son départ (1362), les seigneurs recommencèrent à peser sur le peuple. Sambocuccio s’adressa encore aux Génois qui envoyèrent comme gouverneurs Tridano della Torre et Filippo Scaglia. Ceux-ci détruisirent les châteaux et soumirent tous les seigneurs. Ils se firent remettre par chacun des Cinarchesi une caution assez forte, à défaut de laquelle ils prirent en otage un fils ou une amie.
Les conventions passées entre les chefs du peuple corse et la commune de Gênes, ne sont pas parvenues jusqu’à nous: «Les conditions, dit Giovanni della Grossa, étaient que les Corses ne seraient jamais obligés de payer plus de vingt sous par feu chaque année.» Les documents nous apprennent que le gouverneur, assisté d’un vicaire et d’un jurisconsulte, devait prendre l’avis d’un conseil composé de six Corses. Chaque paroisse était administrée par son gonfalonier, chaque groupe de villages par un podestat.
Des désordres de toute nature signalent le milieu du XIVᵉ siècle; c’est d’abord l’apparition de la secte des Giovannali dont «la loi portait que tout serait commun entre eux», et que l’opinion
Sartène: vieilles maisons. (Sites et Monuments du T. C. F.)—La Porta: le Clocher et l’Église. (Ph. Damiani.)—Cargèse.(Sites et Monuments du T. C. F.)
Pl. V.—Corse.
publique accusait de débordements et de crimes inqualifiables. Le pape les excommunia et envoya contre eux un commissaire avec quelques troupes; les Corses se joignirent à la petite armée, et les Giovannali furent exterminés.
Sous le gouvernement de Tridano della Torre commença la lutte entre les Ristagnacci (appelés à tort Rusticacci dans les manuscrits du XVIIIᵉ siècle) et les Cagianacci, familles populaires de la piève de Rogna. Leurs vendette devaient se prolonger pendant près d’un siècle.
Arrigo della Rocca et la Maona.—Les gouverneurs génois soutenus par les chefs populaires étaient à peu près maîtres de la Corse, lorsqu’Arrigo della Rocca, fils de Guglielmo, qui s’était enfui en Espagne, débarqua à Olmeto avec des troupes catalanes et, secondé par les Cinarchesi, s’empara de l’île entière. A Biguglia, il se fit acclamer comte de Corse. A la suite de ces succès rapides, D. Pedro le nommait son lieutenant en Corse et en Sardaigne; mais un parti composé des feudataires du Cap-Corse et d’un certain nombre de chefs de villages conduits par Deodato da Casta, se forma contre Arrigo, qui abusait violemment du pouvoir. Une consulte populaire tenue à la Venzolasca décida l’envoi d’ambassadeurs à Gênes, qui, effrayée par les dépenses d’une nouvelle guerre, afferma l’île à une société industrielle et financière, composée de six membres, et désignée sous le nom de maona (27 août 1378). On prétendit à Gênes que les mandataires du peuple corse avaient sollicité ce nouveau mode de gouvernement.
Arrigo, après avoir attendu vainement des secours promis par le roi d’Aragon, se décida à accepter une part dans la maona, mais il ne tarda pas à se brouiller avec ses associés. D’accord avec les seigneurs d’Ornano et d’Istria, il tomba à l’improviste sur les troupes génoises et s’empara de deux membres de l’association: l’un fut mis à mort, l’autre paya six mille florins pour sa rançon.
La maona s’était résignée à la perte du pays cinarchese que gouvernaient les seigneurs sous la suzeraineté du comte Arrigo. L’assassinat d’un membre de la famille de Leca ralluma le feu des divisions intestines; le gouverneur pour la société en voulut profiter: ses troupes battirent les Cinarchesi et les refoulèrent jusqu’en Ornano. Mais alors les seigneurs, redoublant d’énergie, tombèrent à leur tour sur l’armée génoise qui, réfugiée à Ajaccio, dut capituler.
Cependant, Arrigo était parvenu à se rendre maître de la Corse presque entière, il y régna tranquillement au nom du roi d’Aragon pendant plusieurs années, n’ayant à lutter que contre des révoltes partielles. En 1393, il perdit toutes ses conquêtes et se trouva, avec tous les seigneurs Cinarchesi, dépossédé même des fiefs paternels.
Arrigo eut de nouveau recours au roi d’Aragon qui mit à sa disposition deux galères. En moins de temps encore qu’il n’en avait mis à perdre l’île, il la reconquit et fit même prisonnier le gouverneur génois, Battista da Zoagli, frère du doge de Gênes. Mais comme les Cinarchesi ne lui avaient apporté aucune aide, il les chassa de leurs châteaux et se déclara seigneur de l’île tout entière. Quatre ans après, Raffaele da Montaldo, capitaine de l’île de Corse pour les Génois, l’obligea à repasser les monts (1398). Arrigo se préparait de nouveau à la guerre lorsqu’il mourut en 1401.
VIII
LA FIN DU MOYEN AGE
Rivalité de Francesco della Rocca et de Vincentello d’Istria.—Conquête de l’île par Vincentello.—Entreprises des Aragonais sur la Corse.—Intrigues des seigneurs, des caporali, des Fregosi.—Intervention pontificale.
A Gênes, en moins de quatre ans, dix doges s’étaient succédé, choisis alternativement dans les factions des Adorni et des Fregosi. Pendant près de deux siècles, ces deux familles d’origine populaire devaient se disputer le pouvoir, au détriment de leur patrie qu’elles inféodèrent tour à tour à des souverains étrangers pour enlever à la faction adverse triomphante les bénéfices de sa victoire. A l’extérieur, la sécurité de la République fut, au cours du XVᵉ siècle, constamment menacée: par les Vénitiens, jaloux de la prospérité de leur commerce, par les Milanais, voisins turbulents et intraitables, par les Musulmans, dangereux pour leur négoce en Orient, par l’Aragon qui convoite l’empire de la Méditerranée, et plus tard par l’ambition conquérante des princes français. Au début du siècle, les rois aragonais ont les yeux fixés sur la Sardaigne, qu’ils dominent imparfaitement, et sur la Corse dont ils ne sont souverains que de nom; mais il ne semble pas qu’ils aient poursuivi la conquête de cette dernière avec ardeur: leur ambition ne se manifeste que par des expéditions intermittentes et des formules de chancellerie rarement sanctionnées par des actes.
En octobre 1390, le doge Antoniotto Adorno, voyant sa patrie menacée par le duc de Milan, Gian-Galeaz Visconti, et ne voulant pas s’effacer devant les Fregosi, offrit la suzeraineté de Gênes au roi de France. Charles VI accepta et envoya comme gouverneur le comte de Saint-Pol, remplacé, peu après, par le maréchal Boucicault (1401). La Corse devenait vassale du roi de France. Elle était alors gouvernée avec justice et modération par Raffaele da Montaldo. Malheureusement, en mai 1403, Boucicault le remplaça par Ambrogio de’ Marini, qui ne put tenir tête aux Corses révoltés. A la mort de celui-ci advenue en décembre de la même année, Leonello Lomellino, alléguant qu’il avait engagé dans la maona de Corse des sommes considérables, sollicita du roi de France la concession de l’île en fief noble. Au mois de janvier 1404, Andrea Lomellino son fils était nommé gouverneur de la Corse. Peu de temps après, Leonello, l’investiture obtenue, prenait possession de l’île. «Arrivé en Corse, avec le titre de comte, dit Giovanni della Grossa, il se laissa aller à un tel excès d’orgueil qu’il prétendait que tout lui appartenait: hommes, bestiaux, fruits et tout le reste. Il se vit bientôt l’objet d’une haine profonde et déclarée.»
Rivalité de Francesco della Rocca et de Vincentello d’Istria.—Avec l’appui des Génois, auxquels il s’était soumis après la mort de son père, Francesco della Rocca, fils d’Arrigo, vicaire de la République, avait contraint les Cinarchesi à reconnaître sa suprématie. Seul, Vincentello d’Istria, fils de Ghilfuccio et d’une sœur du comte Arrigo, dont le domaine était réduit au tiers de la petite seigneurie d’Istria, ne voulut pas s’incliner devant l’autorité du bâtard de son oncle. Il s’associa quelques aventuriers sardes et catalans avec lesquels, monté sur une felouque de rencontre, il commença de piller les territoires des Bonifaciens. Dès que les ressources ainsi acquises le lui permirent, il se procura un brigantin dont l’usage énergique lui valut bientôt dans les eaux méditerranéennes la réputation d’un corsaire redoutable. Les navires des marchands génois, lui procurant le plus substantiel de ses prises, sa renommée parvint à la cour d’Aragon où le roi, don Pedre, se souvenant des services et de la constance de son oncle Arrigo, lui fit un favorable accueil, et lui donna quelques troupes avec le titre de lieutenant du roi en Corse. D’esprit pratique, Vincentello ne se para pas bruyamment de cette dignité honorable, mais il débarqua discrètement dans l’île, s’empara par surprise du château de Cinarca et y plaça une garnison espagnole. Avec les Corses qui étaient venus, en grand nombre, se ranger sous la bannière aragonaise, il marcha sur Biguglia où il ne rencontra aucune résistance et se présenta devant Bastia. Quoique secondé par Francesco della Rocca, Leonello Lomellino fuyant le danger, s’était embarqué pour Gênes, laissant dans la forteresse une petite garnison dont le chef livra la place à Vincentello pour deux cents écus.
A Biguglia, Vincentello, satisfait du nombre respectable de ses partisans, s’était fait offrir le rameau d’oranger qui, suivant le rite consacré en Corse, lui conférait le titre de comte. Francesco della Rocca, à Bonifacio, se préparait à la lutte en ralliant à la cause génoise les mécontents déçus pour avoir escompté trop tôt les avantages de la suzeraineté aragonaise. Cependant les deux peuples étaient en paix, et quand Francesco, jugeant ses forces suffisantes, reprit l’offensive, une proclamation du roi de Sicile, D. Martin, fils de D. Pedro, ordonna au gouverneur de Sardaigne et à ses officiers de porter secours à Vincentello contre les rebelles qu’il s’étonnait de voir combattre sous l’étendard de la commune de Gênes, de poursuivre lesdits rebelles en tous lieux, mais de respecter Calvi et Bonifacio, villes génoises. Cette formule n’avait pour but que de limiter les revendications génoises et de montrer surtout qu’elle les voulait ignorer. Gênes imita cette discrétion, mais n’en envoya pas moins, en 1407, Andrea Lomellino, fils de Leonello, avec le titre de gouverneur. Francesco della Rocca, dont la popularité avait remplacé celle de Vincentello, triomphait sur tous les points. Dans l’Istria, dans l’Ornano, à Vico, il avait battu et poursuivi les troupes de ce dernier et les avait obligées à franchir les monts. «Partout où il passait, dit la Chronique, chacun prenait les armes pour se joindre à lui.» Il assiégea Biguglia où le comte s’était retiré et le contraignit à fuir à Bastia. Bloqué dans cette forteresse par Francesco et le gouverneur génois qui venait de débarquer, Vincentello, blessé à la jambe, se jeta en hâte sur un brigantin et s’en fut solliciter des secours en Sicile.
La faveur dont avaient joui les Génois et leur vicaire Francesco auprès des chefs insulaires, ne fut pas de longue durée. Quand Vincentello reparut dans la baie d’Ajaccio avec une petite flotte catalane (1408), les Cinarchesi l’accueillirent comme un sauveur. Pour se les attacher par des liens plus solides que ceux dont il avait éprouvé la fragilité, il dissimula ses ressentiments, et s’engagea à partager avec les plus influents d’entre eux les fruits de leur conquête éventuelle. Cette union éphémère impressionna les masses et les ramena autour de Vincentello.
L’inquiétude à Gênes fut extrême. On y décréta un armement général auquel les communes confédérées furent énergiquement invitées à contribuer (mai 1407). La mort de Francesco della Rocca, frappé d’un coup d’épieu à Biguglia, débarrassa Vincentello d’un redoutable compétiteur, et Andrea Lomellino fut tellement effrayé de l’isolement où le laissait la disparition de son vicaire qu’il pensa renoncer à l’entreprise et s’enfuir. Il en fut empêché par les Gentili, seigneurs du Cap-Corse, qui, accourant avec leurs vassaux, mirent en fuite les troupes de Vincentello.
Francesco ne laissait que des enfants en bas âge. Sa sœur madonna Violante, femme de Ristorucello Cortinco, se crut assez forte pour le venger et empêcher Vincentello de s’établir sur les ruines de sa maison. Elle parcourut la Corse, évoquant partout la mémoire de son frère et de son père, le comte Arrigo, «mais, dit la Chronique, le sort ne seconda pas ses desseins; malgré le nombre infini de partisans qui suivirent cette femme valeureuse, malgré la virilité de son courage et l’élévation de son esprit, elle fut battue à Quenza par Vincentello; et sa défaite fut telle qu’elle eut grand’peine à gagner Bonifacio».
Conquête de l’île par Vincentello.—Cependant Vincentello, peu rassuré sur les conséquences de la lutte qu’il avait entreprise contre Gênes, envoya au roi D. Martin, le gouverneur catalan du château de Cinarca, qui, s’appuyant sur l’expérience acquise pendant son séjour dans l’île, put convaincre son souverain des dangers que courait la cause aragonaise abandonnée aux mains des seuls Corses. Le roi promit de prompts secours. Malheureusement pour Vincentello, D. Martin n’arriva en Sardaigne que pour y terminer prématurément ses jours.
En 1411, Gênes envoya en Corse Raffaele da Montaldo, qui s’y était concilié des sympathies au temps du comte Arrigo. Il était particulièrement lié avec la puissante famille d’Omessa dont tous les membres, revêtus de fonctions ecclésiastiques, vivaient en chefs redoutés plus qu’en prélats. Ambrogio d’Omessa était évêque d’Aleria, et Giovanni son neveu, évêque de Mariana. Ceux-ci élevèrent d’abord une barrière à l’ambition croissante de Vincentello; mais quand Montaldo fut rappelé à Gênes, ils semèrent l’agitation dans l’île pour exploiter la mauvaise position de ses successeurs.
Tomasino da Campo-Fregoso, alors doge, fit décréter une dépense de 5000 florins d’or pour soumettre la Corse (7 juin 1416). Son frère Abramo, envoyé dans l’île, contraignit Vincentello à demander des secours au roi d’Aragon. Quant aux deux évêques, quoique battus par Pietro Squarciafico, lieutenant de Tomasino, ils ne se découragèrent pas et recrutèrent des troupes pour lutter contre les Génois; Vincentello se joint à eux, bat Squarciafico et le fait prisonnier. C’est alors qu’il fit construire à Corte la citadelle dont on peut admirer encore aujourd’hui les imposantes fondations.
Ici, les caporali entrent officiellement en scène. Comme à Florence, on appelait ainsi les gonfaloniers du peuple. Ainsi que le gonfalonier, le caporale était toujours choisi parmi les habitants du village. Dans l’esprit du peuple, il devait faire contrepoids à la tyrannie du seigneur ou du podestat, mais les familles de gentilshommes, elles-mêmes, ne tardèrent pas à apprécier une fonction que tous les gouvernements subventionnaient tour à tour, et une nouvelle aristocratie mixte se forma. Il y eut des familles de caporali. Au XVᵉ siècle, le caporale n’est plus pour le gouvernement génois que le chef d’origine locale chargé, moyennant rétribution, de maintenir son influence. Sur ses registres de comptabilité, il confondra sous la même rubrique les syndics des villages et les féodaux les plus puissants de l’Au-delà-des-Monts. Par les caporali, Gênes communique avec chaque clan et conserve ainsi dans l’île une autorité que les fonctionnaires génois sont incapables de maintenir par eux-mêmes.
Il est probable que la suppression d’une pension qu’ils touchaient depuis deux ou trois ans fit soulever les deux évêques et leurs amis contre Gênes. Vincentello se les attacha en leur rendant leur subvention. Dès lors, les familles principales de la Terre-de-la-Commune reçurent régulièrement leur traitement, tantôt de la République, tantôt du gouvernement aragonais, souvent aussi du seigneur cinarchese qui avait pu se constituer un parti important. En 1443, Mariano da Caggio, élu lieutenant général du peuple corse, voudra réprimer leurs abus: il nivellera leurs tours et leur interdira de prendre le titre de caporale; mais son autorité trop éphémère ne portera pas de fruits.
Pour les Fregosi, la Corse devait être un champ d’exploitation. Ils avaient employé au mieux de leurs intérêts personnels les fonds fournis par la République. Afin de continuer la guerre, Abramo de Campo-Fregoso emprunta de l’argent aux Bonifaciens et vint mettre le siège devant le château de Cinarca. Quand il s’en fut emparé, jugeant qu’il lui serait difficile de le conserver, il le vendit 3.500 livres à Carlo d’Ornano. Mais Vincentello d’Istria qui avait vaincu et fait prisonnier le lieutenant d’Abramo, Andrea Lomellini, assiège le gouverneur à Biguglia et s’empare de sa personne (1420). La prise de Bastia suit de près, et les Génois sont chassés. Il est presque inutile d’ajouter qu’Abramo ne rendit jamais aux Bonifaciens l’argent qu’il leur avait emprunté.
Entreprises des Aragonais sur la Corse.—Vers la fin de l’année 1420, le roi D. Alfonse estimant nécessaire sa présence en Sardaigne, arma une flotte importante. Accueilli en souverain à Sassari par les Sardes, il fit voile aussitôt pour la Corse, et reçut à son débarquement les hommages des principaux chefs. Calvi et Bonifacio, dont les populations étaient génoises, s’étaient préparées à la résistance; cependant les Aragonais entrèrent dans Calvi presque sans coup férir, grâce à la trahison d’un habitant, Giacopo-Pietro da Montelupo qui leur en ouvrit les portes pendant la nuit. La ville ainsi occupée, presque sans protestation de la part de sa population pacifique de pêcheurs et de marchands, le roi distribua aux notables quelques faveurs et partit pour Bonifacio, ne laissant, pour garder la place, que soixante Catalans sous la conduite du capitaine Juan de Liñan. Grave imprudence, car les Calvais, privés de communications avec Gênes, principal débouché de leur commerce, et peut-être incommodés par la présence des soudards catalans, s’avisèrent d’un stratagème pour s’en débarrasser. Un navire chargé de marchandises avait jeté l’ancre au cap Saint’Ambrogio, à quatre milles de Calvi: ils firent miroiter aux yeux des soldats les avantages d’une prise facile, et décidèrent une partie de la garnison à courir sus au butin. Ce piège grossier réussit: la garde de la citadelle réduite de moitié, ne put résister aux menaces de la population armée contre elle, et le capitaine Liñan s’estima heureux de pouvoir embarquer tous ses hommes à destination de Bonifacio. Ainsi, fait peut-être unique dans l’histoire, la prise d’une ville et sa délivrance s’effectuèrent presque sans effusion de sang.
Quant à Montelupo, une délibération des habitants de Calvi réunis dans l’église San-Giovanni le 14 août 1421, le déclara traître à sa patrie, indigne d’habiter, de posséder ou de négocier à Calvi. Ses biens furent confisqués et le prix de leur vente affecté à l’acquisition d’armes, de cuirasses et de munitions pour la défense de la ville. C’est à partir de ce moment, dit-on, que Calvi ajouta en exergue à la croix de Gênes qu’elle portait dans ses armoiries la devise «Civitas Calvi semper fidelis».
La flotte aragonaise resserrait étroitement Bonifacio. Les canons catalans, hissés sur des tours voisines, dominaient à la fois le port et la ville et causaient de tels ravages que les habitants, déjà décimés par la famine et la rigueur de décembre, implorèrent une courte trêve, promettant de se rendre s’ils n’étaient pas ravitaillés avant janvier 1421. Un brigantin fut envoyé à Gênes et, le premier janvier, une escadre de huit vaisseaux, commandée par Battista di Campofregoso était signalée. Aussitôt les assiégés au mépris de la trêve, dit un historien milanais contemporain, prennent les armes et détournent l’attention des Aragonais. Favorisée par le vent, la flotte génoise brise la chaîne qui ferme le port et ravitaille la cité. C’en fut assez pour décourager le roi appelé à Naples par des intérêts plus pressants, car il s’agissait de la succession de la reine Jeanne compromise par l’ambition de la maison d’Anjou. Il partit après avoir nommé Vincentello vice-roi de Corse. Le pouvoir de celui-ci, en 1421, est tel que l’annaliste génois contemporain (Stella), lui-même ne le discute pas: «La plus grande partie de l’île, écrit-il, appartient au comte Vincentello della Rocca, les Génois y règnent de nom, mais leur pouvoir y est nul.» Le pape Martin V, envoyant en Corse un légat apostolique pour y organiser un synode, l’adressa au comte Vincentello, Souverain de la Corse. Celui-ci sut profiter de l’occasion pour convier à cette assemblée tous les laïques de quelque importance, et fit savoir que la constitution synodale devait être observée par tous, sous les peines les plus sévères. Cet acte purement politique tendait à donner à son autorité la sanction apparente du Saint-Siège.
La lutte des Adorni et des Fregosi fit tomber Gênes au pouvoir du duc de Milan. Tomasino de Campo-Fregoso et les siens reçurent «en remboursement des sommes qu’ils avaient dépensées pour le service public» près de 60.000 florins et la seigneurie de Sarzane. Ils attendirent dans cette petite ville qu’un souffle plus favorable leur rendît les hautes charges de la République qu’ils avaient su rendre si lucratives. Comme le roi de France, le duc de Milan s’était engagé à respecter la constitution des Génois et leurs franchises.
Moins tyrannique, Vincentello, malgré l’opposition des Cinarchesi, aurait pu établir solidement son autorité en Corse. En pensionnant les caporali, il avait fait reconnaître sa suzeraineté; les rois d’Aragon, le Saint-Siège, Florence le traitaient en souverain, et Gênes, elle-même, par des rapports courtois avec lui, semblait accepter l’état de choses qu’il avait créé. Les excès dont il se rendit coupable causèrent sa chute. En 1433, alors qu’il était en fort mauvais termes avec Simone de Mari, seigneur du Cap-Corse, et les seigneurs della Rocca, d’Ornano et de Bozzi, il exigea des populations qui lui restaient fidèles une contribution extraordinaire, ce qui lui aliéna les masses. En enlevant une jeune fille de Biguglia, il provoqua l’indignation générale. Les habitants de la Terre-de-la Commune se groupèrent autour de Simone de’ Mari et le comte, presque isolé, dut quitter la Corse. Les Florentins l’accueillirent avec de grands honneurs et lui fournirent des secours. Mais comme il revenait, accompagné de son frère Giovanni, Zaccaria Spinola, capitaine d’une galère génoise, s’empara d’eux. Vincentello, conduit à Gênes, fut condamné à avoir la tête tranchée. Il revendiqua la responsabilité de tous les dommages que son frère et les autres Corses avaient infligés aux Génois; ce qui fournit un prétexte à la République pour déclarer ses biens confisqués. L’importance qu’attacha le gouvernement génois à la capture de Vincentello fut telle que Zaccaria Spinola et son lieutenant, Giacopo di Marchisio, reçurent, en récompense, des privilèges à vie, et que chacun des officiers qui se trouvaient à bord de leur galère fut gratifié d’un don de cinquante livres. Vincentello fut exécuté à Gênes dans une petite cour du Palazzetto (monument qui renferme aujourd’hui les Archives d’État). Sa tête tomba sous le couperet de la mannaja, instrument de mort dont on usait communément en Italie, et qui fit depuis son apparition en France sous le patronage du docteur Guillotin.
Intrigues des seigneurs, des caporali et des Fregosi.—Intervention pontificale.—Après la mort de Vincentello, les feudataires recommencèrent à se disputer le pouvoir. Simone de’ Mari, le plus puissant d’entre eux, se rendit maître de Bastia et se crut assez fort pour lever des impôts; mais les Cinarchesi: Giudice d’Istria, Polo della Rocca et Rinuccio di Leca s’unirent contre lui. Afin de diviser ses adversaires, il commença par gagner à sa cause Polo della Rocca et traita avec Rinuccio. Giudice ne voulut entendre parler d’aucun accommodement: il se fit nommer comte de Corse par le roi d’Aragon, titre qui ne fut reconnu que par ses vassaux, car les insulaires, réunis à Morosaglia, élurent Polo della Rocca comte et seigneur de l’île.
Aussitôt Simone de’ Mari déçu dans ses espérances, fit avec les Montaldi un traité par lequel la Corse aussitôt conquise serait partagée entre eux et lui, par moitié. Les caporali, fidèles à leurs principes d’intérêt personnel, abandonnèrent le comte Polo et se rangèrent avec les Montaldi, mais ceux-ci après la victoire, s’aliénèrent les Corses en faisant emprisonner leur allié, Simone de’ Mari. Sous les ordres de Rinuccio di Leca, les insulaires marchèrent contre les Montaldi dont l’armée fut taillée en pièce à Tassamone (1437).
Cette même année, Tomasino di Campo-Fregoso fut élu doge. Reprenant le projet déjà conçu par tant de familles génoises de se constituer avec la Corse un fief particulier, il envoya son neveu Jano qui entra en correspondance avec les seigneurs et les caporali; grâce à de belles promesses celui-ci n’eut aucune peine à parcourir la Corse en triomphateur. Après avoir reçu l’hommage des seigneurs du Cap-Corse dont il confisqua et revendit les châteaux, il passa dans l’Au-delà-des-Monts et força Bartolomeo d’Istria, fils de Vincentello, à lui céder moyennant 200 écus le château de Cinarca qu’il revendit 3.000 écus à Rinuccio de Leca. Pour conserver son fief, chacun des Cinarchesi paya à Jano une somme proportionnée à son importance.
Encouragé par ces premiers succès, Jano supprima les pensions des caporali. C’était imprudent: ceux-ci mirent à leur tête Polo della Rocca et Rinuccio di Leca qui forcèrent le gouverneur à s’enfuir. Revenu avec des forces importantes, il triompha des Corses, dit Giovanni della Grossa, dans la plaine de Mariana, «grâce à des épouvantails avec lesquels les Génois effrayaient les chevaux» (1441). Cette défaite eut des conséquences graves pour les Corses: pendant plusieurs mois, Polo fut poursuivi par les Génois; mais le pire, dit la Chronique, fut que chacun des adversaires, partout où il passait, levait la taille, de sorte que chaque feu la paya deux fois cette année.
Mais les Adorni ayant reconquis le pouvoir, les Montaldi reparurent en Corse et se mirent en campagne contre Jano qui chercha en vain un allié parmi les feudataires. Battu dans toutes les rencontres, Jano prit le parti de rentrer à Gênes où la fortune de sa famille était très compromise. Pour ne pas tout perdre, il porta la lutte sur un autre terrain et réclama de la République une indemnité de 15.000 livres.
Au milieu des troubles qui désolaient l’île, l’évêque d’Aleria, Ambrogio d’Omessa, qui avait contribué pour une bonne part au retour des Fregosi, proposa aux caporali d’offrir la souveraineté de l’île au Saint-Siège. Le pape Eugène IV accepta, mais les troupes pontificales, s’étant rencontrées avec un parti de Cinarchesi que commandait Raffè de Leca, fils de Rinuccio, éprouvèrent une sanglante défaite. L’avarice des gouverneurs pontificaux acheva de détruire le prestige du régime. Un caporale dont la valeur égalait le prestige, Mariano da Caggio, de la famille des Cortinchi, convoqua une consulte à Morosaglia. Les populations lasses de l’oppression où les tenaient les gouvernements étrangers, les seigneurs et les caporali, élurent par acclamation Mariano lieutenant général du peuple, mais se laissèrent persuader d’accepter, entre toutes les tyrannies, celle qui théoriquement se présentait comme la plus douce. Les troupes romaines débarquèrent donc de nouveau et remportèrent sur les Cinarchesi d’assez gros succès, mais la mort d’Eugène IV (1447) suggéra à son général, Mariano da Norcia, de continuer pour son compte ce qu’il avait entrepris pour celui du pape. Craignant l’opposition de ses alliés, il fit incarcérer Mariano da Gaggio, le gouverneur de la Corse, évêque de Potenza, et Giudice d’Istria, lequel, en haine des seigneurs de la Rocca et de Leca, s’était joint au parti populaire. Ces arrestations provoquèrent l’indignation générale. Mariano da Norcia fut obligé de se retirer dans le château de Brando où il prépara sa fuite: encore prit-il la précaution de vendre avant de partir le dit château pour la somme de trois cents florins qu’il conserva ainsi que les sommes qu’il avait recueillies au nom du gouvernement pontifical.
A Eugène IV avait succédé, sous le nom de Nicolas V, Tomaso Parentucelli, de Sarzane, qui, sujet des Fregosi, fut flatté de voir Lodovico, frère de Jano (nouvellement élu doge de Gênes), venir à Rome lui baiser les pieds. Le pape témoigna sa satisfaction envers la famille de ses seigneurs naturels en donnant à Lodovico l’investiture de la Corse.
En prenant possession de son fief, Lodovico éprouva plus d’une déception. La vente des citadelles et le trésor vidé par le commissaire pontifical lui furent particulièrement sensibles. Le peuple, dirigé par Mariano da Gaggio, paraissait peu disposé à accepter son autorité et les seigneurs peu préparés à verser les garanties pécuniaires qu’il en exigeait; Mariano da Gaggio appela les Corses aux armes, et Lodovico, qui se trouvait alors à Gênes,
Sampiero montrant ses blessures.—Sampiero et Vannina.
Sampiero excitant les Corses à l’insurrection (d’après l’Histoire de Galletti).
Pl. VI.—Corse.
dut revenir subitement avec huit cents hommes: l’évêque d’Aleria, Ambrogio d’Omessa, passa de son côté, mais en poursuivant Mariano, qui battait en retraite, Lodovico perdit un grand nombre des siens sur les rives du Golo, et laissa deux cents prisonniers qui se rachetèrent à prix d’argent.
Lodovico appelé au dogat en remplacement de son frère qui venait de mourir, confia le gouvernement de la Corse à Galeazzo di Campo-Fregoso, son cousin. Les instructions que donna Lodovico à celui-ci furent surtout d’ordre économique: il l’engagea à rendre aux caporali leur pension, estimant que mieux valait dépenser deux ou trois mille livres en subventions qu’en armements; l’expérience qu’en avait faite son frère, disait-il, avait été désastreuse. D’ailleurs, il indiquait les moyens de combler les vides du trésor en exigeant cinq mille livres pour la rançon des otages corses qu’ils conservaient; il suffisait, ajoutait-il, pour faire verser cette somme d’augmenter les tailles dans la proportion de dix sous par livre. On voit par ces détails les raisons qui attachaient les Fregosi à la Corse. Quoique excessivement jeune, Galeazzo, «digne de ses parents sous tous les rapports», trouva son cousin encore trop généreux; il refusa de payer les pensions des caporali; il salaria seulement Mariano da Caggio qui avait fait sa soumission, et qu’il jugeait capable de maintenir la paix dans la Terre-de-la-Commune.
Mais l’évêque Ambrogio d’Omessa poussa les autres caporali à la révolte, et sans l’intervention de Michèle de’ Germani, évêque de Mariana, qui conseilla à Galeazzo de faire quelques concessions, l’île entière se soulevait à nouveau. Grâce à cette prudente intervention, l’île goûta quelques mois de calme; les caporali patientèrent, mais lorsque leurs réclamations devinrent importunes, Galeazzo se saisit des plus bruyants et les jeta en prison. Il n’eut pas à se louer de cet abus de pouvoir, car les Génois eux-mêmes le jugèrent impolitique et de nature à compromettre définitivement l’autorité de la République. Une lettre du doge assisté de son conseil (9 février 1451) l’en tança vertement: «Vous n’êtes pourtant pas, lui était-il dit, sans savoir de quelle importance est la Corse pour nous et quelle perte irréparable résulterait de son passage aux mains d’une puissance étrangère.» Ces avis venaient tardivement. «Les Corses, disait-on à Gênes, sont d’avis d’expérimenter tous les régimes plutôt que de se soumettre à notre autorité.» Appelés par le comte Polo della Rocca et Vincentello d’Istria (neveu du comte Vincentello), les Aragonais, sous la conduite de Jayme Imbisora, débarquaient en Corse au mois de novembre, prenaient possession de quelques places fortes et manifestaient l’intention de bloquer Bonifacio. Raffè da Leca resta, ainsi que Giudice della Rocca (fils de Polo), du côté des Génois. La lutte paraissait devoir être chaude quand Jayme Imbisora mourut. Comme le comte Polo, découragé, s’embarquait pour Naples, il fut pris en mer par un corsaire espagnol qui le vendit 600 écus à Galeazzo. Celui-ci, moyennant la promesse d’une rançon de 700 écus, garantie par des tiers, rendit la liberté à Polo, et lui donna même le titre de vicaire du peuple pour qu’il pût, en recueillant les impôts, réunir les fonds qu’il s’était engagé à payer. Mais le peuple refusa de verser des accatti (redevances volontaires) à un vieillard dépourvu de forces et de soldats; ce que voyant, Polo, sans se soucier des amis qui l’avaient cautionné auprès de Galeazzo, retourna dans ses terres.
IX
LA BANQUE DE SAN-GIORGIO
Cession de la Corse à l’Office de San-Giorgio.—Révoltes des seigneurs.—Raffè de Leca.—Tyranie de l’Office.—Les Milanais en Corse.—Dernières luttes des féodaux: Gio-Paolo di Leca et Rinuccio della Rocca.
Jamais la Corse n’avait obéi à tant d’autorités diverses: Galeazzo di Campo-Fregoso possédait les forteresses de San-Firenzo, de Biguglia, de Bastia et de Corte; Calvi et Bonifacio tenaient pour la République; un caporale, Carlo da Casta, dominait dans les campagnes de l’En-deçà-des-Monts, tandis que chacun des Cinarchesi s’agitait pour faire prévaloir son autorité personnelle sur l’île entière. Raffè di Leca, bien secondé par ses vingt-deux frères, tant légitimes que bâtards, semblait plus que tout autre appelé à ressusciter les rôles de Giudice d’Arrigo et de Vincentello. Sa destinée se heurta à une organisation plus puissante que toutes celles qui avaient dominé la Corse jusqu’à ce jour. C’était l’Office ou Banque de San-Giorgio.
Cet établissement célèbre avait été créé en 1410, sous les auspices du maréchal Boucicault dans le but de réunir aux mains d’une seule compagnie toutes les créances de la République. En peu de temps, l’Office des Emprunts de San-Giorgio (Offitium Comperarum Santi-Georgii) avait pris une importance considérable. Cette république financière avait son sénat et ses troupes; quant aux décisions de ses magistrats, le Doge, assisté de son conseil suprême, hésitait avant de les contester.
Un corsaire catalan venait de s’emparer de San-Firenzo. Gênes, que la prise de Constantinople, en coupant les communications avec ses colonies de la Mer Noire, venait de plonger dans une situation désastreuse, abandonnait alors à l’Office de San-Giorgio toutes ses possessions d’outre-mer. Galeazzo, voyant que la Corse allait lui échapper, résolut d’en tirer au moins quelque argent: il se rendit à Gênes, et céda à la République ses droits sur la Corse. En même temps que lui, arrivaient des députés du peuple corse qui venaient demander pour leur patrie d’être comprise dans le lot cédé à l’Office de San-Giorgio. Est-il permis de douter de l’unanimité de cette requête, au succès de laquelle, Galeazzo et la Banque seuls étaient intéressés? Tout ce qu’on peut assurer c’est que les négociations ne traînèrent pas, et que, pour l’abandon de la Corse, Galeazzo, dit la Chronique, reçut de l’Office une «somme importante».
Au mois de juin 1453, Pietro-Battista D’Oria commissaire de l’Office parut dans la baie de San-Firenzo et mit le siège devant la forteresse qu’occupait Vincentello d’Istria pour le roi d’Aragon. La place capitula, et Pietro-Battista, après avoir pris possession officiellement de Calvi et de Bonifacio, tint à Biguglia une consulte nationale où l’on publia de nouvelles conventions passées entre l’Office et les Corses. La plupart des seigneurs déclarèrent accepter la suzeraineté de l’Office. Raffè di Leca, particulièrement distingué, fut avec son frère Anton’ Guglielmo, inscrit au Livre d’or de la République et agrégé à l’albergo Doria, faveur sans précédente et qui, dans la suite ne fut octroyée qu’à deux Corses (Cuneo et Ristori); encore ne fut-ce qu’aux XVIIᵉ et XVIIIᵉ siècles, en des temps où l’inscription moyennant finances, devenue commune, avait ôté au Livre d’or une grande partie de son éclat.
Révoltes des seigneurs.—Raffè di Leca.—Si jamais la politique des seigneurs corses se montra obscure et incompréhensible, ce fut pendant cette période où leur mobilité n’eut d’égale que la vigueur de la répression. Presque tous sollicitèrent les bonnes grâces de l’Office qui s’efforça de les satisfaire; mais les soupçons des gouvernants, la susceptibilité des féodaux, leur jalousie vigilante et réciproque épuisèrent rapidement le bon vouloir dont les uns et les autres paraissaient animés. Dès 1454, un agent aragonais, Francesco de Zanilo, pousse Simone et Giovanni de’ Mari à la révolte. Geronimo de Guarco, au nom de la Banque, les soumet au bout de sept mois. On ne triompha pas aussi aisément de Raffè malgré la coalition de Giudice et d’Antonio della Rocca, de Vincentello d’Istria et de Mariano da Caggio contre lui. Une descente en Corse des Sardes, sous la conduite de Berengario Erill, vice-roi de Sardaigne pour le roi d’Aragon (1455), augmenta les difficultés de l’Office: ce fut encore pis quand Lodovico di Campo-Fregoso entra en relation avec Berengario dans le but de lui vendre Bonifacio.
En juillet 1455, Génois et Aragonais ayant signé une trêve, Berengario fut rappelé par son souverain. Astucieusement, la Banque envoya de nouvelles troupes et la lutte recommença. Giudice, sans que l’on sût exactement pourquoi, s’étant réconcilié avec Raffè, les Génois furent battus et refoulés dans l’En-deçà-des-Monts. Jadis, lorsque Vincentello et Arrigo avaient infligé à la République de tels échecs, les Génois, démoralisés, s’étaient retirés pour attendre une époque plus propice et mieux préparée par leur diplomatie toujours active; mais l’Office confiant en la puissance de son or, et décidé à prendre possession d’une marchandise qu’il avait payée, s’impressionnait peu du sang de ses mercenaires. Une lutte sanglante et sans merci fut décidée contre les Corses. Raffè se montra comme cruauté au niveau de ses ennemis. Un habitant du Niolo, Arrigo da Calacuccia, s’étant emparé du gouverneur génois Carlo de’ Franchi, Raffè lui paya son prisonnier 400 livres, puis il l’enferma dans une sorte de cage roulante que chacun fut autorisé à mouvoir. Le malheureux ne put supporter ce traitement et mourut au bout de quelques jours. Quant aux soldats génois, il les vendait aux pirates barbaresques, et pour bien afficher son mépris, il n’exigeait des acheteurs que huit oignons par tête. Plus miséricordieux à l’égard des mercenaires, il les renvoyait souvent sans rançon. Cependant il fit couper à l’un d’eux les mains et le nez: «Lombard, lui avait-il dit, c’est bien toi que j’ai pris sept fois? c’est bien toi qui m’as juré de ne plus combattre contre moi? Pour ne pas me tromper à l’avenir, je veux te marquer d’un signe de reconnaissance.»
Raffè combattait avec l’énergie du désespoir, car les Génois avaient envoyé des forces considérables. Giudice della Rocca à Bariccini, Raffè, Anton’ Guglielmo, et leur oncle Giocante à Leca restaient seuls à soutenir le poids de la guerre. Pour en finir, les Protecteurs de San-Giorgio confièrent le commandement de leurs troupes à Antonio Calvo, homme énergique et implacable, dit la Chronique. On lui donna des instructions formelles. Il devait, en débarquant, mettre à prix les têtes des chefs: à qui livrerait Raffè ou Giudice vivants, on verserait mille ducats, morts cinq cents; deux cents ou cent ducats devaient récompenser la prise des deux autres. De ceux de leurs partisans qui se soumettraient, exiger des otages ou des cautions; quant aux rebelles endurcis, les traiter de façon à «inspirer à chacun la terreur».
Antonio Calvo s’acquitta consciencieusement de cette besogne, avec tant de zèle même que le gouverneur Carlo di Negro et l’évêque de Sagone protestèrent contre ses actes de cruauté devant le tribunal des Protecteurs. Ceux-ci ne se laissèrent pas émouvoir: «Laissez faire au capitaine, répondirent-ils au premier: quand il s’agit de châtier, il est plus compétent que vous.»—«La cruauté nous déplaît autant qu’à vous, déclarèrent-ils au prélat, mais il ne faut pas traiter de cruautés les actes de justice.»
Le 20 avril 1456, on apprit à Gênes par une lettre d’Antonio Calvo que Leca était envahi et que Raffè restait bloqué avec ses frères et quelques partisans dans le château. Parmi ces derniers se trouvaient des traîtres, et l’un d’eux, Trastollo da Niolo, depuis le commencement du mois, négociait avec le gouverneur la perte de Raffè. Cependant, la place paraissait imprenable. Par ordre des Protecteurs, Antonio Calvo fit arrêter tous les parents des assiégés et fit en sorte que ceux-ci fussent informés de la situation critique de ces malheureux réduits à l’état d’otages. Trastollo n’eut donc aucune peine à convaincre plusieurs de ses compagnons qui, profitant de l’heure où Raffè et sa famille étaient à table, introduisirent Calvo et ses soldats. Tous furent pris vivants avant d’avoir pu saisir leurs armes. Raffè, sachant qu’il n’avait aucun quartier à espérer, se jeta du haut des remparts et se cassa la jambe. Il eut encore la force de se réfugier sous un rocher où on le découvrit quelques heures plus tard: «Il nous sera difficile, écrivirent les Protecteurs à Calvo, de vous exprimer par lettre ou de vive voix la joie que nous cause, que cause à toute la ville, la capture de Raffè, d’Anton’ Guglielmo et des autres rebelles... Mettez-les à la torture avant de les exécuter pour leur faire avouer leurs crimes.» Raffè fut pendu ainsi que vingt-deux de ses parents, frères ou cousins germains, dont les corps restèrent accrochés au gibet; celui de Raffè fut dépecé, et les morceaux envoyés dans les principales villes de la Corse pour y être exposés. Des instructions de la Banque avaient réglé deux mois auparavant le cérémonial de ces représailles. Pietro Cirneo ajoute que l’on expédia à Gênes, après l’avoir préalablement salée, la tête de Raffè.
Tyrannie de l’Office.—La mort de Raffè découragea les feudataires: Giocante de Leca, Arrigo della Rocca, Giudice d’Istria, Orlando d’Ornano et Guglielmo di Bozzi se réfugièrent à Naples. Seul, Giudice della Rocca resta en Corse, mais n’ayant plus de partisans, il dut bientôt s’enfuir en Sardaigne où il mourut.
A l’intérieur, les sévérités et les excès des fonctionnaires de l’Office exaspéraient les Corses. Le crime isolé d’un vulgaire bandit redoubla les rigueurs. Sur l’ordre de Michele de’ Germani, évêque de Mariana, Maino di Brando, dit Brandolaccio, avait subi quelques coups d’estrapade pour un délit dont il se prétendait innocent. Sa culpabilité n’était pas démontrée, il fut remis en liberté. En tout autre pays, ce malfaiteur notoire se fût estimé heureux d’en être quitte à si bon marché: en Corse, le compte se régla autrement.
Le bandit se déclara en inimitié avec l’évêque, et un jour que celui-ci, entouré d’une nombreuse escorte se rendait à une assemblée des prêtres de son diocèse, il le tua d’un coup de javelot. Pour qu’il fût bien établi que l’honneur de Brandolaccio était vengé, celui-ci s’était écrié au moment où l’évêque tombait: «C’est moi! Brandolaccio!» Cependant, ordre fut donné de rechercher le meurtrier et ses complices, et de les poursuivre avec la dernière rigueur. Ne pouvant s’emparer de l’auteur du crime, le gouverneur fit arrêter d’abord les Corses qui étaient convaincus de lui avoir donné asile, et trouva le moyen de mêler au procès les remuants caporali d’Omessa. Comme presque tous les membres de cette famille appartenaient au clergé, l’évêque d’Ajaccio fut autorisé par bulle pontificale à instruire contre eux, mais le bras séculier fut plus expéditif. La torture arracha des aveux au curé piévan de Giovellina, fils de l’évêque Ambrogio, et au curé de Casacconi, Sinoraldo, qui furent pendus.
Michele de’ Germani était l’ami personnel du doge, ce qui explique les excès qui vengèrent son assassinat. L’un après l’autre, les fils et les neveux d’Ambrogio d’Omessa subirent la torture; on en pendit plusieurs, entre autres Valentino, son frère coupable uniquement «de s’affliger de leur mort». Le nouvel évêque de Mariana successeur de Michele, Ottaviano fut soupçonné d’avoir trempé dans le crime, et son vicaire livré au bourreau. De Rome, Ottaviano se plaignit énergiquement aux Protecteurs de ces procédés: «Pour moi, écrivait-il, je les supporte aisément, car on ne peut me faire grand mal, mais je me demande comment font les Corses qui ne peuvent se faire entendre.» Il se trompait, car un jour il disparut dans l’hécatombe qui fondait sur le clergé insulaire. Cette fois ce fut au tour du doge d’être frappé: Pietro da Campo-Fregoso mourut hors de la communion des fidèles.» Avant d’expirer, il avait sollicité son pardon pour les sévices qu’il avait commis envers un certain évêque de Mariana, mort, dit-on, et différents membres du clergé qu’il avait fait emprisonner et tourmenter pour la sûreté et la défense de son État. Mais la bulle qui levait l’excommunication ne parvint qu’après sa mort. Le 18 février 1460, elle fut déposée en grande pompe sur son tombeau.
Alors que cette cérémonie grandiose réunissait un peuple entier dans la cathédrale de Gênes, la justice continuait en vain à poursuivre Brandolaccio qui avait entrepris une lutte à mort contre les Génois. Quand ceux-ci, pour échapper à sa mortelle étreinte, se disaient Corses, il les forçait à articuler le mot capra (chèvre) particulièrement difficile pour une bouche génoise: en disant cavra, ils prononçaient leur arrêt de mort. Brandolaccio périt de la main d’un de ses parents acheté par l’espoir d’une grosse récompense.
En présence d’un mécontentement général, les Cinarchesi revinrent en Corse. Leurs succès inspirèrent à la Banque une telle inquiétude, qu’elle envoya dans l’île Antonio Spinola, l’un des meilleurs officiers de la République. Avec l’aide de Vincentello d’Istria, qui était resté l’allié de l’Office, Spinola contraignit les seigneurs à se retirer dans les montagnes, et fit usage, contre ceux qui leur étaient attachés, de terribles représailles; il ravagea la campagne, depuis les rives du Golo jusqu’à Calvi, et livra aux flammes plusieurs villages. Peu à peu les Cinarchesi firent leur soumission à Spinola qui avait promis au nom de l’office une amnistie générale. «Il les convia à un festin, raconte un Génois contemporain, et, contre la foi jurée, les fit décapiter.» Sans parler des moyens employés pour réunir les chefs corses, le gouverneur de la Corse, Giovanni da Levanto, annonça l’événement aux Protecteurs en ces termes: «Nous sommes venus ici pour mettre en ordre les choses de ce pays et nous avons fait le nécessaire; le magnifique capitaine a présidé à l’exécution: il a décapité Arrigo della Rocca, Vincente di Leca, Trastollo di Paganaccio et son fils, le curé doyen d’Evisa et son frère, Abram di Leca, Guglielmo da Calocuccio, et il en a fait pendre quatorze autres... J’ai envoyé des cavaliers faire de même à Antonio della Rocca et à Manone di Leca.» Ces derniers n’échappèrent pas à leur sort. Vinciguerra et Pier’ Andrea della Rocca, fils de Polo, rejoignirent leur père en Sardaigne et Vincentello d’Istria se retira à Sarzane.
Quant à Giocante, il laissa ignorer l’endroit de sa retraite, et pour cause: le 14 novembre 1458, deux des Protecteurs de San-Giorgio en personne s’étaient fait amener dans la maison du vicaire de Pietra-Santa deux criminels condamnés au dernier supplice et avaient passé par écrit avec eux le contrat suivant: «Ils devaient poursuivre Giocante à Pise, à Piombino, à Rome ou en quelque endroit qu’il se pût trouver, et le mettre à mort par quelque moyen que ce fût, fer, corde ou poison»; en échange de quoi ils obtenaient leur grâce, des vêtements neufs, les fonds nécessaires à leurs déplacements, et deux cents ducats chacun sans préjudice d’une gratification qui serait ultérieurement fixée par les protecteurs. La mission des deux bravi échoua.
Gênes était passée de nouveau sous le protectorat du roi de France (1459). D. Juan, roi d’Aragon, réclamait la Corse à l’indignation des Génois. Un mémoire fut rédigé dans lequel on déclara la demande de D. Juan «très injuste (molto iniqua), aucun roi d’Aragon n’ayant jamais eu la possession de cette île, et les souverains aragonais n’ayant jamais, dans leurs traités avec Gênes, prétendu autre chose que réserver leurs droits sur la Corse». D. Juan ne perdait pas de vue la forteresse de Bonifacio qui représentait pour lui la clef de l’île. L’archevêque de Sassari avait des intelligences dans la ville qu’il tenta de faire révolter par des promesses et par des menaces. Le roi offrait des fiefs en Sardaigne et des pensions de cent à deux cents ducats aux Bonifaciens; mais la population issue de sang génois, resta fidèle.
Giocante di Leca était alors le chef du parti aragonais. D. Juan le gratifia de 60 florins (1461) et mit à sa disposition une galère et des troupes. Giocante, ainsi que Polo della Rocca, également bien traité, se réservant de faire tourner au moment opportun les événements à leur profit, s’intéressèrent au mouvement que les réfugiés corses de Sarzane et de Rome préparaient d’accord avec les Fregosi.
Vincentello d’Istria n’avait point pardonné à l’Office de San-Giorgio l’assassinat des Cinarchesi, car c’était sur sa parole que ceux-ci s’étaient rendus à l’invitation déloyale d’Antonio Spinola. D’accord avec l’évêque d’Aleria, Ambrogio qui, à son retour en Corse, avait été accueilli, dit la Chronique, «comme un saint ressuscité», il poussa les Fregosi à rétablir leur autorité. Polo della Rocca et Giocante di Leca se joignirent à eux, mais une vilenie de Lodovico di Campo-Fregoso qui tâcha de faire tomber le comte Polo dans un guet-apens divisa les alliés. Dans le désordre de luttes auxquelles chacun prenait part sans en bien entrevoir le résultat, l’Office voyait le nombre de ses ennemis s’accroître chaque jour. Le gouverneur Spinola en mourut de chagrin. Les Fregosi cherchaient un moyen de prendre possession de la Corse sans bourse délier; comme ils négociaient à Sarzane à ce sujet, les Adorni profitèrent de leur absence pour livrer Gênes à Francesco Sforza, duc de Milan. Sous le coup des mêmes influences, la Banque, par acte du 12 juillet 1463, abandonnait la Corse au duc de Milan moyennant une rente de deux mille livres.
Les Milanais en Corse.—En 1464, Francesco Maletta vint prendre possession de la Corse au nom du duc de Milan; Polo della Rocca et les seigneurs de Cap-Corse lui firent leur soumission. Dans une consulte tenue à Biguglia le 24 septembre, le gouvernement milanais fut acclamé.
Deux années s’écoulèrent en paix. En 1467, Giorgio Pagello, commissaire ducal, appela tous les habitants de la Corse à Biguglia, pour y prêter, entre ses mains, serment de fidélité à Galeaz-Maria Sforza, qui avait succédé au duc Francesco son père. Les feudataires de l’Au-delà-des-Monts se rendirent à son invitation, disposés à rendre hommage à son mandataire; mais une querelle qui dégénéra en rixe entre les habitants du Nebbio et les hommes d’armes de la suite des Cinarchesi, coupa court à ces bonnes dispositions. Irrités de ce que Pagello avait, de sa propre autorité, fait punir les coupables, les seigneurs regagnèrent immédiatement leurs châteaux. La guerre devenait inévitable; déjà Giocante di Leca s’était avancé jusqu’à Morosaglia et avait chassé les avant-postes des Milanais; il avait entraîné dans sa cause les seigneurs della Rocca, d’Ornano et de Bozzi, et les caporali de la Terre-de-la-Commune. Pour parer aux événements, les habitants de l’En-deça-des-Monts se réunirent en diète dans la vallée de Morosaglia, et mirent à leur tête, avec le titre de lieutenant du peuple, Sambocuccio d’Alando (1466), neveu de celui qui avait jadis soulevé les communes. Celui-ci envoya des députés au duc de Milan qui remplaça Pagello par Battista Geraldini, d’Amelia (1468). L’empressement que mit le nouveau gouverneur à lancer des agents du fisc dans toutes les directions, faillit lui être fatal. Assiégé dans Matra, Battista d’Amelia ne dut la vie qu’à l’engagement qu’il prit de se retirer à Bastia et de n’en plus sortir. Sambocuccio d’Alando donna sa démission de lieutenant du peuple, et fut remplacé successivement par Giudicello da Gagio, fils de Mariano et Carlo da Casta dont les efforts furent stériles. Il était réservé à Vinciguerra della Rocca d’apaiser les partis et de mettre fin aux troubles; mais lorsqu’il jugea sa mission terminée, il refusa de conserver le pouvoir et se retira dans ses terres (1473). La sagesse de sa conduite lui avait fait donner le surnom d’ami de la justice. Colombano della Rocca lui succéda et, l’année écoulée, remit le pouvoir aux mains de Carlo della Rocca, frère de Vinciguerra, qui prit le titre de défenseur du peuple, en conservant son frère pour lieutenant.
Après trois années de paix (1476), la guerre recommença entre plusieurs branches des Cinarchesi. Carlo et Vinciguerra furent obligés de se retirer dans leur patrimoine, pour le défendre contre les invasions de leurs parents; d’autre part, la mort du duc Galeaz-Maria rendit à Gênes son indépendance.
En 1479, D. Ferdinand II, roi de Castille, venait de décider une expédition en Corse lorsque le soulèvement des Portugais et la mort de l’amiral Juan Villamari arrêtèrent l’exécution de ses projets. Cependant, en Sardaigne, les intrigues continuaient pour arracher Bonifacio aux Génois. Giovanni Peralta, d’origine sarde, prétextant un voyage de commerce, entra en rapports avec quelques chefs corses et intéressa à son but l’évêque d’Ajaccio, Giacomo Mancozo; mais arrêté par les Génois, il fut mis à la torture et condamné à mort. Un Catalan, Leonardo Esteban, poursuivit l’œuvre de Peralta et subit le même sort. Quant à l’évêque d’Ajaccio, sa culpabilité ayant été prouvée, il fut transféré dans la forteresse de Lerici où il semble avoir été mis à mort.
Dernières luttes des feudataires: Gian-Paolo di Leca et Rinuccio della Rocca.—Par l’entremise du secrétaire d’État Cecco Simoneta, Tomasino de Campo-Fregoso avait obtenu de la duchesse de Milan l’investiture du comté de Corse. Pour assurer son pouvoir, il maria son fils Jano à une fille de Gian-Paolo di Leca, l’un des plus puissants Cinarchesi, et donna sa propre fille à Ristoruccio, fils de ce dernier. Après avoir triomphé des quelques caporali qui lui faisaient opposition, en leur allouant des pensions, il construisit l’enceinte de Bastia qui n’avait été jusqu’alors qu’une forteresse flanquée de deux ou trois pauvres habitations, et décida d’y fixer sa résidence; mais sa tyrannie fut telle qu’il jugea bientôt prudent de laisser à Jano le gouvernement de l’île en attendant qu’il pût l’aliéner; pour cela il lui fallait l’autorisation du gouvernement milanais. Dans cette circonstance délicate, il envoya à Milan le Sarzanais Giovanni Bonaparte (ancêtre direct de Napoléon) qui l’avait accompagné en Corse. Le 18 février 1481, celui-ci exposa la requête de Tomasino devant le conseil de régence qui ne voulut rien entendre.
Sur ces entrefaites, Rinuccio di Leca, jaloux du prestige que valait à Gian-Paolo sa double alliance avec les Fregosi, souleva le peuple et offrit la Corse à Appiano IV, seigneur de Piombino, qui envoya immédiatement son frère Gherardo, comte de Montegna. Dans une consulte tenue à Lago-Benedetto, on fit jurer à Gherardo de ne rien entreprendre contre la constitution du pays, et on l’acclama comte de Corse. Pour ne pas tout perdre, les Fregosi vendirent à l’Office de San-Giorgio moyennant deux mille écus d’or leurs droits sur la Corse. Gherardo, après avoir assisté à la défaite de Rinuccio et de ses partisans exterminés par Gian-Paolo, retourna en Italie.
A l’instigation de Jano, qui déplorait son marché avec la Banque, Gian-Paolo di Leca appela les Corses aux armes. Bien que Campo-Fregoso, convaincu de félonie, eût été incarcéré sur le champ, Gian-Paolo continua la lutte et se fit proclamer comte de Corse et de Cinarca, à l’indignation des seigneurs de la Rocca et d’Istria qui arguaient que les comtes avaient toujours été choisis dans leurs maisons. L’Office encouragea leurs protestations et se montra à l’égard des partisans de Gian-Paolo, d’une excessive sévérité. Gian-Paolo se trouva bientôt isolé. Assiégé dans son château de Leca, il dut capituler, s’estimant heureux de pouvoir passer en Sardaigne avec sa famille.
Mais il n’y séjourna pas longtemps; Rinuccio di Leca soupçonnant la Banque, dont jusque-là il avait été l’allié, de vouloir faire de lui ce qu’elle avait fait de Gian-Paolo, engagea ce dernier à revenir en Corse pour combattre avec lui. L’exilé ne se fit pas réitérer l’invitation; il leva une troupe de trois cents Sardes (1488), débarqua en Corse, et joignit son cousin.
Dès que la Banque apprit ce soulèvement, elle envoya dans l’île Ambrogio di Negro, «homme de très grande astuce», et Rollandino Conte qui se firent battre complètement à Bocognano, mais la discorde s’étant glissée parmi les Leca, ceux-ci
Théodore Iᵉʳ, roi de Corse (d’après une attribution du XVIIIᵉ siècle).—Monnaies de Théodore Iᵉʳ (Bibl. Nat. Cabinet des Médailles).—Le Satyre corse, caricature allemande (d’après Le Glay, Théodore de Neuhoff, Paris et Monaco, 1907).
PI. VII.—Corse.
essuyèrent, le 29 mars 1489, une terrible défaite. Filippo di Fiesco, capitaine-général de l’armée génoise, avait été très lié avec Rinuccio di Leca: il en profita pour l’attirer dans un guet-apens, et l’envoya à Gênes où il fut jeté en prison et exécuté.
Sous le gouverneur Gaspardo di Santo-Pietro (1489), tout insulaire soupçonné d’intelligences avec les rebelles était mis à mort ou exilé, et ses biens employés à constituer une caution; à ceux qui n’avaient rien et même aux chefs trop dangereux on prenait, selon l’usage, leurs fils ou leurs plus proches parents: c’était la garantie qu’ils ne porteraient pas les armes contre la république.
Pour les moindres délits, des amendes étaient appliquées de la façon la plus arbitraire, les fonctionnaires avaient ordre de ne pas les ménager «d’abord, disent les instructions aux gouverneurs, parce qu’elles retiennent les Corses dans le devoir, ensuite parce qu’elles diminuent les dépenses que l’Office s’impose pour maintenir l’île en paix».
Dès 1457, la Banque avait conçu le projet de construire une forteresse à Ajaccio. Les guerres contre les seigneurs de Leca firent apprécier l’utilité de cette construction. En mars 1489, Ambrogio di Negro écrivait aux Protecteurs: «Je rappelle à vos seigneuries que si elles veulent la paix, il faut dépeupler la région et peupler Ajaccio, y construire une forteresse et détruire complètement la race des Leca.»
L’ancienne ville d’Ajaccio était située au fond du golfe sur le territoire de San-Giovanni. En 1486, l’Office décida que la ville jusqu’alors située sur un point insalubre, serait reconstruite à deux milles plus bas, sur la langue de terre qu’occupe aujourd’hui la citadelle. L’ingénieur chargé de tracer le plan de la cité, Paolo Mortara s’adjoignit pour diriger les travaux un Corse nommé Alfonso d’Ornano. Le 2 mai 1492, ce dernier écrivit aux Protecteurs de San-Giorgio que les murailles de la ville étaient assez avancées pour «couper les jambes à toute espèce d’ennemis». On y envoya des colons liguriens et pendant longtemps le séjour n’en fut toléré qu’à un petit nombre de Corses privilégiés. Ce fut seulement en 1743, que disparurent entre les Ajacciens les distinctions d’origine.
En 1500, Gian-Paolo de Leca retourna en Corse et souleva l’Au-delà-des-Monts; à son appel une partie même de la Terre-de-la-Commune prit les armes. Ambrogio di Negro, envoyé contre lui, fit alliance avec Rinuccio della Rocca et força Gian-Paolo à quitter l’île. Les Génois attachèrent tant de prix à cette victoire qu’ils élevèrent une statue à l’heureux général (1501).
Un seul des Cinarchesi jouissait encore d’une certaine indépendance; c’était Rinuccio della Rocca; unique maître de sa seigneurie au détriment de frères incapables, il avait su se faire abandonner le fief d’Istria par ses seigneurs. Ennemi de Gian-Paolo, il avait été l’objet de faveurs diverses de la part de l’Office et s’était marié dans la famille génoise des Cattanei. Malheureusement pour Rinuccio, la Banque avait placé auprès de lui pour le surveiller un prêtre corse de moralité douteuse, Polino da Mela, qui lui servait de secrétaire. Les intrigues de ce dernier eurent pour résultat de faire révolter Rinuccio contre l’Office. Il prit les armes, mais, vaincu par Nicolò D’Oria à la Casinca, il dut abandonner ses domaines à la compagnie moyennant une rente annuelle dont il alla vivre à Gênes.
Mais Rinuccio n’avait cédé qu’à la force. Dès qu’il le put, il quitta Gênes secrètement et excita de nouveaux soulèvements. Nicolò D’Oria le somma de déposer les armes et de quitter l’île, sous peine de voir tomber les têtes de son fils et de son neveu, qui étaient ses prisonniers. La menace fut exécutée. Dès lors, la République n’épargna, contre la maison della Rocca, aucun crime, aucune perfidie: Giudice et Francesco della Rocca ses fils furent assassinés. Rinuccio passa en Sardaigne, puis en Espagne, où il sollicita des secours qui lui furent promis, mais qu’il ne reçut pas. Louis XII, maître de Gênes, apprit par les Cattanei la situation de ce brave capitaine; il lui dépêcha deux gentilshommes chargés de lui offrir de grands avantages (1507). Rinuccio se rendit à Gênes où les représentants du roi le reçurent avec distinction; mais les négociations n’aboutirent pas et la guerre recommença. Andrea D’Oria, qui devait acquérir plus tard une célébrité universelle, menaça Rinuccio de mettre à mort le dernier de ses fils, s’il ne déposait pas les armes. Traqué de toutes parts, le chef corse, après dix ans de lutte, succomba dans une embuscade que lui avaient tendue les descendants d’Antonio della Rocca, irréconciliables ennemis de Rinuccio qui les avait dépouillés de leurs seigneuries (1511). Gian-Paolo di Leca, qui n’avait pas renoncé à la guerre, vivait alors à Rome; il y mourut en 1515. La ruine de Gian-Paolo et de Rinuccio fut aussi celle du pouvoir féodal en Corse. Gênes ne permit pas aux maisons della Rocca et de Leca de se relever, les seigneurs d’Istria, d’Ornano et de Bozzi firent leur soumission et renoncèrent désormais à tout rôle politique.
X
LA PREMIÈRE OCCUPATION FRANÇAISE
Henri II et la Corse.—Sampiero Corso.—État de la Corse au traité de Cateau-Cambrésis.—Rétrocession de l’Ile à la République de Gênes.—La fin de Sampiero.
Né en 1498 à Bastelica, dans les montagnes sauvages qui s’étendent au-dessus d’Ajaccio, Sampiero Corso fit ses premières armes dans les bandes noires de Jean de Médicis. Il s’attacha ensuite à la fortune du cardinal Hippolyte de Médicis et, à la mort de celui-ci, entra au service de la France sous les auspices du cardinal du Bellay (1535). Déjà il avait acquis dans toute l’Europe la réputation d’un guerrier redoutable et valeureux. Après le traité de Crépy il revint en Corse où il épousa Vannina d’Ornano, héritière d’un des fiefs les plus importants de l’Au-delà-des-Monts. Au retour d’un voyage à Rome, il fut arrêté à Bastia par ordre du gouverneur de la Corse et il fallut l’intervention du roi de France pour lui faire rendre la liberté. De cette offense, Sampiero conserva un souvenir cruel. La guerre entre la France et Charles-Quint allait lui fournir l’occasion de se venger.
Henri II était au plus fort de sa lutte contre l’empereur Charles-Quint, allié de Gênes, et il venait de solliciter des Turcs l’envoi d’une flotte dans la Méditerranée occidentale. Aussi accueillit-il volontiers un projet qui lui permettait d’atteindre un double but: combattre l’empereur et la République de Gênes, obtenir dans la Méditerranée un point d’appui pour les flottes réunies de la France et de la Turquie.
A la nouvelle de la prochaine arrivée de l’armée française, sous les ordres du baron de la Garde, et de la flotte turque, commandée par Dragut, l’Office s’empressa de renforcer les garnisons de Saint-Florent, de Bonifacio et de Calvi, d’envoyer dans l’île des munitions, de l’artillerie, des vivres et deux commissaires; mais la garnison de Bastia, prise de peur, se rendit, imitée bientôt par le seigneur da Mare, du Cap-Corse. Sampiero, réfugié dans le pays, excitait ses compatriotes à reconnaître le roi de France comme leur seigneur. Corte se rend à lui, pendant que de Thermes entre à Saint-Florent.
Les insulaires paraissent «si naturellement français», déclare du Bellay, qu’on les pourrait conduire «par un filet à la bouche». Le 23 août 1553, de Thermes prenait possession officielle de la Corse au nom du roi de France.
Dans l’Au-delà-des-Monts, Sampiero partageait entre ses compagnons (appartenant pour la plupart à la famille d’Ornano) les territoires conquis et les chargeait d’organiser de nouvelles bandes. De son côté, Dragut s’emparait de Porto-Vecchio; Bonifacio, défendue énergiquement par un chevalier de Malte, Antoine de Canetto, fut livrée par trahison (1553). Le corsaire abandonna ensuite ses alliés; mais il fut remplacé par un exilé génois, Scipion Fieschi, qui amena aux Français quelques galères de Provence. Calvi seule, résistait encore.
«Quant aux Génois, écrit le nonce du pape au cardinal du Bellay, ils sont délibérés de dépenser tout ce qu’ils ont, jusqu’à leurs propres vies, sans y épargner leurs femmes et leurs enfants, au recouvrement de ladite île de Corsègue.» Charles-Quint s’était engagé à supporter la moitié des frais de la guerre. La Banque se décida aux plus grands sacrifices: on arma vingt-six galères, l’empereur fournit 12.000 hommes de pied et 500 cavaliers; le duc de Toscane, Cosme de Médicis, alors allié de Charles-Quint, envoya 3.000 soldats, auxquels s’ajoutèrent 2.000 Milanais. Le vieil amiral, André Doria, reçut le commandement de toutes ces troupes le 10 novembre 1553. Il fit lever le siège de Calvi, s’empara de Bastia et vint bloquer Saint-Florent que défendait le mestre de camp Giordan Orsini (Jourdan des Ursins). Trente-trois galères françaises, portant les secours demandés par le maréchal de Thermes, durent rebrousser chemin, car la flotte de Doria fermait l’entrée du port, et la tempête les dispersa. Des Ursins se vit refuser une capitulation honorable; mais ses soldats se frayèrent un chemin sur des barques à la pointe de l’épée. Ce fait d’armes passa, en ce siècle guerrier, pour un des plus merveilleux qui ait jamais été exécuté: Brantôme et de Thou le narrent en y joignant les témoignages de la plus énergique admiration.
Nous n’essaierons pas de raconter ici les événements de cette glorieuse guerre, qui dura presque sans interruption et avec des vicissitudes nombreuses jusqu’à la paix de Cateau-Cambrésis. Il suffira de savoir que les Français, alliés des Turcs, firent tout leur possible pour se maintenir dans l’île, tandis que l’Office dépensait des sommes énormes pour tenir en échec les Corses et leurs défenseurs. Après la trêve de Vaucelles, deux députés de la nation corse, Giacomo della Casabianca et Leonardo da Corte, accompagnèrent Jourdan des Ursins auprès de Henri II à qui ils transmirent une série de requêtes.
Le 17 septembre 1557, à la Consulte de Vescovato, tenue sous la présidence de Sampiero, des Ursins affirma que le roi venait de soustraire à jamais les Corses à la domination tyrannique de Gênes «et qu’il avait incorporé l’île à la couronne de France, en telle sorte qu’il ne pouvait abandonner les Corses sans abandonner sa propre couronne».
Le 3 avril 1559 fut signée la paix de Cateau-Cambrésis qui enlevait plus en un jour à la France «qu’on ne lui aurait ôté en cent ans de revers». L’opinion la plus répandue chez les Corses fut que le roi abandonnait une contrée qui ne lui était plus utile, la guerre étant terminée. «La vérité, dit M. Jacques Rombaldi, est que la reddition de la Corse à la République fut l’objet des disputes les plus vives entre les négociateurs du traité, que cette question faillit, à diverses reprises, amener la rupture des pourparlers et rallumer la guerre, et qu’enfin Henri II ne consentit à cet abandon qu’à la dernière extrémité.»
Jourdan des Ursins, espérant peut-être que la paix ne serait pas définitive, tint le traité caché pendant quelque temps, mais bientôt, il reçut l’ordre de préparer son départ. Les chefs corses vinrent alors le trouver à Ajaccio «remontrant la fidélité qu’ils ont toujours maintenue pour la France, la ruine qu’avait apportée la guerre en leurs maisons, personnes et biens et demandant qu’il plût au roi de les garder envers et contre tous, sans jamais les rendre entre les mains des Génevois (sic); que si le roi cependant estimait que l’île était trop à charge à sa couronne, ils contribueraient à la dépense pour le soulager en partie, ils se taxeraient eux-mêmes de payer le lieutenant général de Sa Majesté, la justice et les tours de garde et caps de la marine et, en outre feraient un tribut annuel pour payer au roi quelque somme d’argent, selon leur possibilité et pauvreté... Sire, dit plus loin Jourdan des Ursins, ce serait chose trop longue d’écrire à Votre Majesté, par le menu toutes les choses qu’ils me dirent, car pendant une grosse heure ce ne fut que pleurs et lamentations, vous disant en substance, Sire, que c’était la plus grande pitié du monde de les voir.»
Pendant que le sort de la Corse se discutait à Cateau-Cambrésis, un Génois estimait que le parti le plus sûr pour la République serait de laisser les Corses se gouverner eux-mêmes. «Ils ont pour nous, disait-il, une aversion aussi forte que justifiée. Nos officiers avec leurs désirs de justice, nos concitoyens en pratiquant l’usure, les ont véritablement provoqués à la révolte. Pour les empêcher de se révolter encore, ils font un nouveau système de gouvernement... Qu’ils soient donc maîtres chez eux et nous donnent des otages pour garantie de leur fidélité; qu’ils laissent Calvi entre nos mains et mettent à leur tête deux Génois à leur choix pour les gouverner. Chacun y trouvera profit[C].»
Ces vues n’étaient pas celles de la République.
Rentrer en possession de la Corse, y rétablir son autorité, lui paraissait essentiel: cela importait à la sécurité de son commerce. L’Office promit de n’inquiéter aucun Corse, il envoya deux commissaires: Andrea Imperiale et Pelegro Giustiniani—qui donnèrent à tous de bonnes paroles, mais multiplièrent les actes de représailles. On procéda au désarmement; les gens qui allaient en voyage, pouvaient seuls porter une lance ou une épée. Ordre fut donné de démolir les châteaux, et un décret interdit de quitter le pays pour aller prendre du service à l’étranger. Une grande assemblée fut réunie, où les commissaires, présentant de faux états, réclamèrent des taxes doubles: on décida de les faire supporter par les riches. L’impôt consenti, restait à le percevoir: il fallait pour cela faire le recensement des feux et établir le cadastre. L’opération, indispensable après six années de guerre, fut conduite avec rapidité, et l’on devine toutes les vexations qu’elle put comporter: les propriétaires devaient déclarer les immeubles qu’ils possédaient, avec l’indication de leur nature, de leur étendue et des revenus qu’ils produisaient, tout cela sous peine d’amende.
Quand on publia le rôle des taxes, ce fut bien autre chose. Le pays n’avait ni industrie ni commerce; les employés étant des étrangers, l’argent sortait des mains des contribuables sans jamais y retourner. Le sol produisait de l’orge et du blé; mais l’olivier n’était guère cultivé qu’en Balagne. On vendait à la moisson ce qui était nécessaire pour payer les dettes de l’année et pour ravitailler les places fortes. Or, les prix n’étaient pas élevés. En 1552, l’hémine (13 décalitres environ) coûtait à Ajaccio 4 livres 5 sous; l’orge, 2 livres. En 1569 (mauvaise récolte), l’hémine de blé se vendait en Balagne 6 livres 8 sous. En 1570, à Saint-Florent, c’est-à-dire dans le Nebbio, le sac de blé coûtait 4 livres 15 sous. Il faudrait maintenant deux sacs de blé pour acquitter l’impôt, au lieu qu’autrefois deux boisseaux suffisaient. On se croyait plus que jamais livré à l’avidité des usuriers étrangers, quelques-uns même entrevoyaient l’impossibilité de payer et le risque d’être expropriés. L’effervescence montait, et ce n’était pas la partialité que les commissaires montraient dans l’administration de la justice, qui pouvait la calmer.
Pour augmenter le désarroi, les corsaires barbaresques venaient prélever dans l’île leur tribut d’esclaves. Depuis quarante ans qu’ils faisaient des descentes dans l’île, ils avaient ravagé les côtes, transformé les plaines en désert; ils s’avançaient maintenant dans l’intérieur, à la suite des populations qui s’y retiraient. Débarquant le soir, ils arrivaient par une marche de nuit jusqu’à des villages que la distance paraissait mettre hors de leurs atteintes: Sartène et Evisa avaient été mises à sac. Les commissaires voyaient la désolation et les ruines accumulées, ils enregistraient le nombre des malheureux conduits en captivité: 70 entre Ajaccio et Bonifacio, 30 dans le Fiumorbo, 25 aux Agriates, 20 à Campoloro. Mais leur affliction n’est qu’une formule de chancellerie, car ils persistent à exiger la démolition des tours et des châteaux, à interdire de porter des armes, sauf sur la côte. Algaiola obtint quatre fusils: deux ans après, il n’y avait plus que des ruines. Les Corses captifs à Alger étaient, dit-on, plus de 6.000. Le manque de sécurité suffisait à lui seul à éloigner les Corses d’un gouvernement qui ne protégeait pas ses sujets.
Pour échapper aux impôts et aux corsaires il n’y avait qu’à quitter le pays et le mouvement d’émigration s’accentua: on trouve des Corses jusqu’en Écosse. En vain l’interdiction demeure: les Génois veulent que la Corse, mise en culture par ses habitants, pourvoie aux besoins de Gênes. Pour cette seule raison, l’agriculture ne pouvait qu’être délaissée.
Sur ces entrefaites, la République se substitue (1552) à la maison de Saint-Georges, «l’expérience ayant démontré, dit un important document conservé à la Bibliothèque Universitaire de Gênes, que les Protecteurs étaient trop occupés à l’administration des Compere pour songer aussi aux affaires politiques et militaires de la guerre». La cession eut lieu moyennant un subside annuel de 50.000 lires pour la Corse. Les ambassadeurs, envoyés à Gênes pour faire hommage aux nouveaux maîtres, exposent la détresse du pays en termes saisissants. «Beaucoup, disent-ils, n’ont plus qu’un souffle de vie. Ils sont réduits comme les bêtes à chercher leur nourriture dans les maquis et à vivre d’herbes et de racines.» Les larmes aux yeux, ils supplient qu’on diminue un impôt trop lourd pour leurs épaules, et ne craignent pas de dire que tout dépend de cela, «importa il tutto». Ils implorent en même temps une amnistie générale qui ramènera les hommes égarés, fera tomber les inimitiés, rétablira la liberté du travail et assurera la tranquillité publique.
Le Sénat demeura sourd à ces prières. En refusant l’amnistie, il obligeait un grand nombre de Corses à persévérer dans la rébellion; en refusant d’alléger l’impôt, on attisait le mécontentement. Sampiero, qui n’avait cessé d’espérer contre tout espoir, allait en profiter.
Pendant quatre ans on le vit parcourir l’Europe, cherchant à intéresser quelque souverain à la cause de la Corse. Reçu par les cours de Navarre et de Florence avec beaucoup d’égard, il n’en obtint que des promesses. Il résolut de s’adresser aux princes musulmans: on le trouve à Alger auprès de Barberousse, à Constantinople auprès de Soliman. En vain, tout semble l’abandonner. Sa femme elle-même veut quitter Marseille où elle était réfugiée, pour se rendre à Gênes. De rage, il l’étrangle de ses propres mains. C’est alors qu’il se rend à la cour de France et de Thou nous rapporte l’impression d’indignation qu’y produit «un homme aussi méchant». Il n’est point poursuivi, mais on ne lui accorde aucun secours. Le 12 juin 1564, il débarque dans le golfe de Valinco avec une petite troupe et se précipite en furieux sur Corte, qu’il emporte.
Rien ne résiste à cet homme de 66 ans; ni les Corses hésitants, ni les Génois culbutés à Vescovato. Entre les Doria et Sampiero, la lutte prend un caractère d’horreur tragique: les prisonniers sont jetés aux chiens ou mutilés; les villages brûlent, à commencer par la maison de Sampiero à Bastelica. Pendant deux ans et demi, la Corse est un champ de carnage. Gênes n’a plus qu’une ressource: la trahison. Elle parvient à ses fins en se servant des frères d’Ornano, cousins de Vannina, gagnés, sous prétexte de venger leur parente, par l’espoir d’être mis en possession de ses biens. Entraîné dans une embuscade auprès de Cauro le 17 janvier 1567, Sampiero est abattu par le capitaine Vittolo. «Dieu soit loué, dit le gouverneur Fornari dans sa lettre au Sénat de Gênes, ce matin j’ai fait mettre la tête du rebelle Sampiero sur une pique à la porte de la ville d’Ajaccio, et une jambe sur le bastion. Je n’ai pu réunir les restes du corps parce que les cavaliers et les soldats ont voulu en avoir chacun un morceau, pour mettre à leur lance en guise de trophée.»
Sampiero a lutté jusqu’au bout pour la liberté corse. Apprécié de ses contemporains et du pape Clément VII, général habile que Paoli regrettera de n’avoir pas à ses côtés, il fut «le plus Corse des Corses».
Alphonse d’Ornano, fils de Sampiero, résista encore pendant deux ans et obtint de Georges Doria des conditions honorables. Il quitta son pays le 1ᵉʳ avril 1569 pour former un régiment de Corses au service de Charles IX: il devait recevoir de Henri IV le bâton de maréchal de France et le commandement de la Guyenne; son fils aussi, Jean-Baptiste d’Ornano, devait être maréchal de France sous Louis XIII. En Corse, George Doria avait proclamé l’amnistie; mais il ne tarda pas à être rappelé, et ses successeurs, revêtus par Gênes d’un pouvoir sans bornes, considérèrent la Corse comme un domaine à exploiter jusqu’à l’épuisement.
XI
LA CORSE SOUS LA DOMINATION GÉNOISE
I) LES ROUAGES ADMINISTRATIFS[D].
Les statuts de 1571. Le gouverneur et l’organisation judiciaire. Le Syndicat.—Les Corses éliminés de l’administration.
Le 7 décembre 1571, le Sénat de Gênes promulgua un décret par lequel les statuts de 1357 qui régissaient l’île, revisés depuis 1559 par une commission composée de deux Corses et de trois Génois, seraient en vigueur à partir du 1ᵉʳ février 1572. Les insulaires avaient envoyé à Gênes le P. Antonio de Saint-Florent et Giovan-Antonio della Serra. Le gouvernement génois avait désigné de son côté Giovan-Battista Fiesco, Domenico Doria et Francesco Fornari. A la suite d’une demande qui lui fut adressée par l’orateur de Corse, le Sénat de Gênes, par décret du 8 décembre 1573, ordonna une révision nouvelle des statuts et désigna pour la faire le gouverneur Giovan-Antonio Pallavicino, son vicaire Gio-Battista Gentile et Martilio Fiesco, auxquels il conseillait de demander l’avis de notaires, procurateurs, caporaux, gentilshommes de l’île. Cette revision, de nouveau promise en 1577, puis le 19 février 1588, ne fut jamais accomplie. Les statuts de 1571 furent donc appliqués en Corse d’une façon à peu près ininterrompue pendant toute la période génoise. Publiés en 1603 et plusieurs fois réimprimés, notamment à Bastia en 1694, les Statuti civili e criminali dell’ isola di Corsica furent traduits en français par Serval, avocat au Parlement, en 1769, c’est-à-dire lors de la réunion à la France et sur le désir exprimé par Mᵍʳ Chardon, premier président du Conseil supérieur de Corse: rien ne prouve mieux la force légale que l’on continuait à leur reconnaître. Les Corses étaient jaloux de leur corps de lois; comme, en 1770, une ordonnance royale leur avait fait croire que le gouvernement français voulait en décider l’abrogation, une assemblée insulaire, sur la proposition d’Abbatucci, en réclama avec force le maintien.
D’après ce code, le gouverneur général jouissait d’un pouvoir sans bornes. Là où il était, cessait toute autorité. Seul il possédait en Corse le droit della spada ou di sangue, c’est-à-dire qu’il avait pleins pouvoirs pour juger toutes les causes criminelles. Il pouvait condamner à la corde, aux galères, au pilori, au fouet, sans aucune formalité ni preuve juridique, mais ex informata conscientia; il prononçait seul sur ce qui intéressait le commerce et accordait à son gré ou refusait tout droit d’importation ou d’exportation; il disposait enfin des revenus publics et n’était obligé de rendre des comptes qu’en retournant à Gênes à l’expiration de son commandement.
Le gouverneur résidait à Bastia. Il avait, au début du XVIIIᵉ siècle, du temps de Morati,—l’auteur de la Prattica manuale,—un traitement de 1.000 écus d’argent et, de plus, 25 pour 100 des condamnations recouvrées et 500 écus d’argent pour la tournée qu’il devait faire dans l’île. Il avait droit aussi, périodiquement, à certaines prestations en nature de la part de ses administrés.
Il était assisté de nombreux fonctionnaires: le vicaire (il y en eut deux, à partir du XVIIIᵉ siècle, s’occupant chaque année à tour de rôle du civil et du criminel; le vicaire au criminel avait la préséance sur l’autre, remplaçait le gouverneur empêché; l’un et l’autre touchaient le même traitement de 2.000 lires);—le chancelier qui, au début du XVIIIᵉ siècle, payait sa charge 7.600 lires par an, fonction lucrative et recherchée;—le sous-chancelier, désigné, avec approbation du gouverneur, par le chancelier (25 lires par mois);—le trésorier, qui était en général noble; il était chargé d’encaisser les deniers publics et de payer les fonctionnaires; son salaire fixe était de 800 lires par an; il avait droit aussi à une certaine part dans la quantité d’huile que la Balagne, en vertu d’un décret de 1646, fournissait à la République;—le seigneur «fiscale», choisi également, en principe, dans la noblesse et parmi les docteurs en droit; chargé de mettre en mouvement l’action publique, il bénéficiait de la moitié des condamnations pécuniaires prononcées en matière pénale, à charge par lui de payer 50 lires par mois à la Chambre; le fiscal, de même que le trésorier, avait le titre de «magnifique»;—le syndic de la Chambre ayant pour mission de faire rentrer les impôts et de tenir un compte exact des débiteurs;—un chapelain;—un secrétaire et un sous-secrétaire, fonctions créées seulement à la fin du XVIIᵉ siècle;—un maître des cérémonies, dont la charge fut établie en 1671 et à qui, à partir de 1690, le gouverneur prit l’habitude de déléguer certaines affaires en matière ecclésiastique;—des individus en nombre variable (80, 100, 140) portant le nom de
Corte: Maison Gaffori.—Ibid.: Statue de Paoli.
Calvi: la Citadelle. (Sites et Monuments du T. C. F.)
Pl. VIII.—Corse.
famegli, sous la direction d’un capitaine ou bargello, ayant pour mission d’exécuter les ordres que le gouverneur ou ses vicaires pouvaient donner pour l’administration de la justice;—le gardien des prisons ou castellano;—l’archiviste, préposé à la garde des archives du gouvernement et notamment du «Livre rouge», le Libro rosso, où se trouvaient enregistrés tous les ordres et décrets de la Sérénissime République depuis 1471;—un avocat, enfin, chargé de défendre les pauvres sans exiger d’eux aucune indemnité, non vi e altra mercede a detto avocato che quella che la divina pietà e misericordia li contribuirà nell’ altra vita.
La justice était rendue en Corse par le gouverneur et par d’autres fonctionnaires, dont le nombre varia suivant les époques, et qui portaient le titre de commissaire ou de lieutenant. En vertu d’un décret des sérénissimes collèges de Gênes du 6 juin 1570, ils étaient élus par ces collèges aux deux tiers des voix; un décret de 1584 porta cette quotité aux quatre cinquièmes. Leur fonction était temporaire: ils étaient d’abord élus pour un an seulement; puis un décret du 12 novembre 1571 déclara que les élections des gouverneurs et magistrats quelconques se feraient tous les dix-huit mois et auraient respectivement lieu à la fin de février ou d’août. Les titulaires de ces charges ne pouvaient posséder à nouveau aucune d’elles qu’après trois ans d’interruption.
Tel était le droit commun; mais un certain nombre de villes jouissaient de privilèges spéciaux. Bonifacio avait eu, dès le XIVᵉ siècle, un «podestat» qui était envoyé par Gênes, mais qui devait, dans son administration, observer les statuts de la cité; dans les jugements qu’il rendait, il était nécessairement assisté des «caissiers»: ceux-ci, élus par les habitants mêmes de Bonifacio, étaient en outre chargés de poursuivre le recouvrement des condamnations prononcées par le podestat et de gérer les biens de la commune. Il y avait plusieurs juridictions d’exception en matière civile ou commerciale. Nous nous bornerons à citer celle des campari et celle des censori ou ministrali. Les campari étaient compétents en matière de vols et dommages champêtres. Quant aux censori ou ministrali, au nombre de deux, élus tous les six mois, leur juridiction s’étendait aux affaires de commerce: ils avaient des pouvoirs de réglementation notamment pour la pêche, pour la vente du vin, pour celle du pain dont ils déterminaient eux-mêmes le prix.—Les Calvais également pouvaient concourir dans une certaine mesure à l’administration de la justice: le commissaire que la République envoyait à Calvi était assisté, en matière civile, de trois «consuls» tirés au sort périodiquement (tous les six mois, puis tous les trois mois) dans une liste—un bussolo—de trente-six membres élus par les Calvais eux-mêmes. Le tribunal n’était composé de la sorte que pour les procès entre Calvais, et même les consuls jugeaient seuls et sans l’assistance du commissaire les procès champêtres; pour les causes dans lesquelles intervenaient des gens étrangers à Calvi, le commissaire jugeait seul.—Sᵗ-Florent jusqu’au début du XVIIᵉ siècle, Bastia de 1584 à 1645 eurent également des faveurs spéciales.
D’autre part les seigneurs feudataires qui existaient en Corse avaient le droit, dont ils usaient en pratique, de publier des règlements qui étaient appliqués dans leurs seigneuries. On a conservé—et publié—les statuts des seigneurs de Nonza, Brando et Canari. Il est probable que des statuts de ce genre furent promulgués par les autres seigneurs du Cap, notamment par les da Mare, et dans l’Au-delà-des-monts, par les seigneurs d’Istria, de Bozio et d’Ornano. Il y avait aussi des tribunaux en matière ecclésiastique, cinq à l’époque de Morati: Bastia, Aleria, Ajaccio, Nebbio, Sagone.
L’organisation judiciaire en Corse comprenait enfin une sorte de tribunal suprême à fonctions diverses et qui portait le nom de Syndicat, les membres qui en faisaient partie étant les «syndics». Ce Syndicat ne fut pas toujours composé de la même façon: il y eut d’abord des insulaires, élus par leurs compatriotes, et des Génois, désignés par le gouvernement de la République. Deux citoyens génois se réunissaient, pour former le Syndicat de l’En-deçà-des-monts, à six Corses élus à raison de deux par terziero; leur compétence s’étendait aux juridictions de Bastia, Corte et Aleria; l’opinion des deux Génois valait autant que celle des six Corses réunis. Dans l’Au-delà-des-monts on élisait de même six insulaires qui formaient, avec les deux Génois, le Syndicat pour les juridictions d’Ajaccio, Vico et Sartène. La Balagne, Calvi et Bonifacio élisaient aussi des délégués, qui formaient le Syndicat, en compagnie des deux Génois, pour chacun de ces territoires. Cette organisation, qui résulte d’un décret du 27 janvier 1573, ne subsista pas durant toute la période génoise; on ne tarda pas à supprimer les syndics insulaires, de sorte que bientôt les représentants de Gênes purent seuls faire partie du Syndicat.
Le Syndicat avait d’abord un pouvoir de juridiction civile. Les causes susceptibles d’appel pouvaient être déférées en général, au choix de l’appelant, devant le gouverneur, le gouvernement génois ou le Syndicat. Dans ce dernier cas, le Syndicat était une véritable cour de justice tenue, comme les autres magistrats, à l’observation des statuts. Mais sa principale fonction consistait à surveiller la conduite des différents fonctionnaires de l’île, qu’ils aient été élus par les Corses ou nommés par la République. Les syndics, qui venaient en Corse tous les ans et n’y faisaient que des tournées, recevaient les plaintes que les particuliers pouvaient avoir à formuler contre tel ou tel administrateur, ils statuaient en dernier ressort sur les réclamations qui leur étaient ainsi adressées et, s’ils les reconnaissaient fondées, ils avaient le pouvoir de prononcer contre le coupable les peines qu’ils jugeaient convenables et qui consistaient le plus souvent, soit en une amende, soit en la privation temporaire ou même définitive de son office. Les commissaires syndics recevaient ensemble une indemnité qu’un décret du 28 avril 1710 fixa à 1.770 lires. Au surplus, rien de particulièrement original: l’institution du Syndicat, qui n’a point d’analogue dans notre droit français, se retrouve à Gênes et en d’autres régions italiennes.
Un tel régime n’apparaît vraiment pas comme «un régime de compression et d’absolutisme». Le Conseil des Douze était également une garantie contre l’arbitraire administratif, puisque ses membres étaient élus par les procurateurs ou députés de chaque piève: les douze mandataires de l’En-deça-des-monts, auxquels se joignaient les six de l’Au-delà, avaient par leur «orateur» résidant à Gênes, un contact permanent avec le gouvernement génois; mais ils ne pouvaient émettre que des vœux et les seules attributions que la République ligurienne eût consenti à leur laisser, étaient relatives aux travaux publics.
Malgré le pouvoir illimité dont était armé le gouverneur, l’observation des statuts pouvait garantir une tranquillité relative. Mais les institutions valent ce que valent les hommes chargés de les appliquer. Or les fonctionnaires que Gênes envoie en Corse ne sont pas choisis parmi les plus dignes. Ce sont, pour la plupart, des gentilshommes ruinés que leur incapacité éloigne des grands postes de la République. Ils vont dans l’île refaire leur fortune. Tout pour eux devient une marchandise: privilèges, brevets d’officiers, droits de port d’armes, justice, permis d’importation, même les lettres de grâce acquises quelquefois par un individu en prévision du crime qu’il n’a pas encore commis. Tous les textes contemporains mentionnent les vexations sans nombre pratiquées par les fonctionnaires génois, l’usage excessif du droit exorbitant accordé au gouverneur de condamner ex informata conscientia, l’augmentation croissante des taxes dont on grevait sans cesse l’île, le favoritisme effréné, l’altération sans scrupule des tarifs, la longueur des procès et surtout l’arbitraire odieux et la partialité évidente qui osaient s’étaler au grand jour. Le Libro rosso mentionne presque à chaque page les réclamations des Douze et de l’orateur, les requêtes adressées par les élus de l’île au gouvernement génois afin de mettre un terme aux exactions et aux injustices révoltantes commises dans l’île par les délégués de la République. Le renouvellement, la fréquence même de ces plaintes sont une preuve du peu de cas que la métropole en faisait.
D’ailleurs les insulaires sont, par une violation constante des statuts, progressivement éliminés de toute l’administration. Dès 1581, un décret pris par le gouverneur Andréa Cataneo, interdit les fonctions de garde à tout individu né, marié, ou habitant en Corse. D’après un décret de 1585, promulgué par Cataneo Marini, aucun Corse ne peut exercer de fonctions judiciaires dans le lieu où il est né, dans celui où il a sa femme et dans tous ceux où il a des parents de nationalité corse jusqu’au quatrième degré. En 1588, Lorenzo Negroni déclare tout Corse impropre à exercer les fonctions de notaire ou de greffier. Enfin un arrêt de 1612 empêche tout insulaire d’exercer une fonction, même infime, dans le lieu de sa naissance. Le même arrêt révoque les privilèges des grandes villes, qui fournissaient elles-mêmes leur capitaine de la milice. Deux ans après, le Sénat décide que les «Douze» n’enverront plus à Gênes l’orateur chargé de la défense de leurs intérêts. De nouveaux décrets excluent les Corses des charges de collecteurs (1624) et des offices de vicaires et d’auditeurs (1634).
Notons enfin que Gênes ne se préoccupe vraiment que des villes, n’admettant les Corses dans l’administration municipale que s’ils renoncent à la qualité de Corses: dans ces conditions seulement Gênes permet aux Magnifici anziani d’Ajaccio de s’intéresser au développement de la cité. De la campagne, au contraire, où se réfugient les mécontents et les rebelles, on ne se préoccupe pas. De là la haine que les populations voisines d’Ajaccio (Tavera, Bocagnano et Bastelica notamment) nourrissent contre la ville privilégiée; de là des guerres d’embuscades. Ce n’est pas des villes que viendra le sursaut de révolte et l’origine du soulèvement.