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Histoire de Corse

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La police des marchés et la Composta d’Ajaccio.—Les incursions des Barbaresques.—La question du port d’armes et les origines de la vendetta.—Désorganisation sociale: une mission ecclésiastique dans le Niolo.—Disparition de la féodalité.

«La Corse est naturellement fertile et avantageusement située pour le commerce. Les Génois n’y encouragèrent ni les arts ni l’agriculture. Nulle fabrique, nulle manufacture n’y fut établie; le commerce y fut aussi peu protégé, s’il n’y fut pas absolument prohibé.» Pommereul, qui parle ainsi en 1779, est suspect comme «philosophe» hostile à ce qu’il appelle «l’esprit mercantile». Certes, le système colonial des Génois, envisage uniquement l’intérêt de la métropole: les Corses, obligés de garder leurs denrées ou de les livrer à vil prix, se désaccoutumèrent du travail des champs. «Le particulier qui retira de la terre les fruits et le blé nécessaires à sa simple subsistance et à celle de sa famille, qui put tondre quelques moutons et se faire filer de leur laine par sa femme ou ses filles un vêtement grossier, fut aussi riche que celui qui, possédant inutilement de beaucoup plus grands territoires, n’en put également mettre en valeur que ce qui était suffisant pour lui procurer la simple nourriture.»

Mais il faut distinguer la ville, colonie génoise qu’il est nécessaire d’approvisionner régulièrement, et la campagne, ou l’indigène se réfugie farouche. A Ajaccio, par exemple, des magistrats chargés de veiller à la police des marchés sont élus annuellement par le Conseil des Anciens, parmi les citoyens notables de la ville: ce sont les Spectabili ministrali. Les noms de Francesco Cuneo, Leca, Colonna, Orto, Rossi, Oberti, Bonaparte, Martinenghi, Peraldi, Paravicino, etc., figurent dans la longue liste des Spectabili ministrali. Ces magistrats étaient chargés d’arrêter la meta (mercuriale) suivant les saisons et la nature des denrées, ils s’opposaient à l’accaparement des vivres, tenaient la main à ce que la ville fût constamment approvisionnée, ordonnaient des recensements et ne permettaient l’exportation des vivres, du vin et de l’huile qu’après s’être assurés que l’alimentation de la ville n’aurait pas à en souffrir. Aux XVIᵉ et XVIIᵉ siècles, Ajaccio et l’Au-delà-des-monts produisaient peu d’huile et de vin; on était obligé d’en tirer de la Balagne, et d’ailleurs, en employant la voie de mer. Il est bon d’ajouter qu’à cette époque la campagne d’Ajaccio n’était pas mise en culture: elle avait l’aspect d’un désert, parsemé de quelques petites oasis. Pour la rendre productive, on doit faire des concessions de terre à ceux qui prennent l’engagement de les mettre en culture dans un délai déterminé. Ces concessions de terres remontent à 1639; les demandes devinrent générales pendant la période 1639-1670.

En été, au moment des fortes chaleurs, le Conseil des Anciens avait la sage prévoyance de faire approvisionner la ville de neiges: c’était le moyen de rendre buvable l’eau saumâtre des puits de la cité. La fourniture des neiges était l’objet d’un contrat passé par devant notaire, en présence du commissaire génois, concédant aux seules personnes qui en étaient chargées le droit exclusif d’introduire les neiges en ville pendant l’été.

La Composta était une assemblée des notables commerçants de la ville, qui fixait annuellement le prix des denrées pour servir de base aux paiements à faire en nature. Elle était consultée par le gouvernement pour tout ce qui intéressait le commerce de la cité; elle avait le droit de présenter des observations et d’émettre des vœux. C’était une sorte de Chambre de Commerce.

L’orateur de l’Au-delà des monts ayant demandé au Sénat de Gênes (4 avril 1584) de décider que, pendant deux années, les marchands d’Ajaccio ne pourraient plus vendre à crédit, à l’exception des blés et autres denrées, et, en outre, d’accorder aux débiteurs de ces mêmes négociants un délai de deux années pour se libérer, Gio-Battista Baciocchi, procureur de la Composta, répondant au nom de celle-ci, déclara que les marchands d’Ajaccio accordaient un délai de deux années à leurs débiteurs, mais qu’ils ne pouvaient pas admettre qu’il leur fût défendu de vendre à crédit pendant ce même laps de temps. Il revendiqua pour les marchands de la ville la liberté de vendre aussi bien à crédit qu’au comptant, en ajoutant qu’une pareille prohibition était contraire aux lois civiles et canoniques et à l’usage admis chez tous les peuples de commercer librement. Les marchands d’Ajaccio possédaient dès le XVIᵉ siècle une notion exacte de leurs droits, qu’ils savaient au besoin revendiquer avec fierté.

La vie économique demeurait pourtant singulièrement trouble. L’audace des corsaires barbaresques était telle qu’on les vit, en novembre 1582, venir jeter la terreur et l’épouvante jusque sous les murs d’Ajaccio. La nouvelle se répandit en ville qu’ils venaient d’enlever dix habitants de Bastelica dans la plaine de Campo di Loro. Aussitôt Jérôme Roccatagliata, chargé de la garde des marines, sortit d’Ajaccio avec sa compagnie à cheval pour marcher à leur rencontre. De courageux habitants de la ville, ayant à leur tête Niccolo Baggioco et Martino Punta, se joignirent à lui et atteignirent les infidèles à Porto Pollo le 19 novembre 1582. Après un vif engagement, les Barbaresques furent défaits en laissant sur le terrain vingt des leurs; on leur fit dix-neuf prisonniers. Martino Punta reçut un coup d’arquebuse qui lui enleva le pouce de la main droite.

Episode que la tradition a popularisé! Mille autres pourraient être cités: sans cesse les plages de Corse sont visitées par les corsaires barbaresques, qui pillent les campagnes et enlèvent des captifs. Les 85 tours, bâties sur le littoral par ordre du gouvernement de Gênes pour signaler aux populations l’approche des corsaires, ne suffisaient pas toujours à les préserver de leurs atteintes.

Ces tours sont nombreuses. De la mer, en longeant les côtes, on les voit dans leur fauve isolement, sur les pointes les plus périlleuses. Elles accentuent encore la désolation des rocs, des arbustes qui semblent incrustés, des escarpements inaccessibles qu’elles commandent. Parfois, au contraire, elles se parent des charmes d’un promontoire harmonieux et d’une baie caressante. Ainsi nous apparaissent les tours du littoral d’Ajaccio: celles de Capitello, construite en 1553, de l’Isolella (1596), de la Castagna (1580), de Capo di Muro (1584), de la Parata (1608), des Sanguinaires (1550). Dès l’apparition des voiles hostiles à l’horizon, les laboureurs, les bergers des rivages accouraient vers la tour la plus proche: ils y trouvaient des vivres et des armes. Aussitôt on allumait un grand feu au sommet de la tour. C’était le signal convenu qui se multipliait de cime en cime. Les cabanes, les villages, les cités étaient ainsi prévenus de l’arrivée des ennemis. Puis tout s’éteignait. La tour s’enveloppait de silence pour se réveiller quand l’ennemi débarquait.

De temps en temps il y avait entre les pirates et les Corses des échanges ou des rachats mutuels d’esclaves. C’est ainsi que, le 14 août 1597, quatre galères turques, commandées par Moretto Rais, après avoir fait comprendre par leurs signaux que leur arrivée était pacifique, allèrent jeter l’ancre dans l’anse de Ficajola et proposèrent aux Bastiais de racheter un certain nombre d’esclaves corses.

En 1584, noble Pasquale Pozzo di Borgo, orateur de l’Au-delà des monts, est envoyé à Gênes pour signaler au Sénat les déprédations des infidèles, dont les nombreux rapts, disait-il, amèneront infailliblement le dépeuplement du pays. Il supplie la République de prendre des mesures efficaces, afin d’éloigner les Barbaresques des plages d’Ajaccio et de la province de l’Au-delà des monts. A défaut, ajoutait-il, ce qui reste encore de population ne tardera pas à être réduit en esclavage, au grand détriment du corps et de l’âme. Déjà les Barbaresques pénétraient dans l’intérieur du pays, jusqu’à 15 et 18 milles. Pozzo di Borgo proposait d’augmenter la prime de capture, qui était de 70 lires par infidèle capturé les armes à la main et de 13 pour un prisonnier fait alla stracqua, c’est-à-dire trouvé sur le rivage où la tempête avait pu le jeter: elle fut portée respectivement à 100 et à 50 lires, et le Sénat accorda 30 lires pour tout Turc tué pendant le combat.

Un autre remède avait été proposé trois ans auparavant par Giovanni da Salo, citoyen d’Ajaccio, orateur pour l’Au-delà des monts: il avait demandé (5 janvier 1581) des permis de port d’armes afin de se défendre non pas seulement contre les Barbaresques mais contre les ours (dont la présence est ainsi attestée dans la Corse du XVIᵉ siècle).

 

Les armes sont nécessaires aux Corses pour leur sécurité personnelle et pour la défense même de l’île contre les pillages des Barbaresques; mais on ne délivrera le permis que moyennant finances, on monnaiera cet indispensable privilège, on en fera une mesure fiscale, un procédé de vexation. On verra des gouverneurs vendre des ports d’armes, ordonner ensuite un désarmement général, revendre les armes confisquées: le même fusil, dit-on, fut vendu jusqu’à sept fois. Mais dans cette complication même, le problème est trop simple, car de ces armes les Corses commencent à faire un mauvais usage, s’il est vrai qu’il faille noter ici l’origine de la vendetta. Les Génois semblent fondés à défendre les armes à feu; mais la seule cause de la vendetta fut l’absence absolue de justice sous leur gouvernement.

«Dès qu’un homicide se commettait, est-il dit dans la Justification de la révolution de la Corse—ouvrage au titre caractéristique, que les Génois eux-mêmes ne réfutèrent que faiblement,—les parents du mort recouraient à la justice contre l’assassin; les parents de l’assassin accouraient pour empêcher l’action de la justice. Il y avait entre les parties une première lutte devant le greffier pour en obtenir un procès-verbal favorable; une seconde devant le juge qui émettait son avis; une troisième devant le gouverneur, de qui émanait la sentence. Si les parties avaient quelques moyens pécuniaires, on profitait de l’occasion pour faire une moisson abondante: les plus offrants gagnaient toujours leur procès; mais si c’étaient les parents du mort, on ne condamnait l’assassin qu’à une peine légère, et simplement pour leur donner une sorte de satisfaction, tandis que, si c’étaient les parents du meurtrier, le meurtrier lui-même était exempté de toute peine afflictive ou infamante... Que si les assassins étaient pauvres, alors, pour faire parade d’une justice incorruptible, ils étaient condamnés au bannissement; mais bientôt, pour une pièce de 80 francs (genovina), on accordait un sauf-conduit de six mois, même aux bannis pour peine capitale, avec permis de port d’armes, afin que, pouvant parcourir l’île en toute sécurité, ils fussent non seulement en état de se défendre contre leurs ennemis, mais même de commettre de nouveaux attentats. Quelquefois on les faisait embarquer pour Gênes où, admis au service de la République, ils étaient élevés à des grades honorables, et même à celui de colonel. Enfin, au bout de peu d’années, tous les bannis, absous par des grâces générales ou particulières, retournaient chez eux d’un air de triomphe et plus insolents que jamais.»

Effrayés des crimes et des délits de tout ordre qui restaient impunis, les Corses eux-mêmes s’indignaient et réclamaient une répression sévère.

«En Corse, dit un chroniqueur, il y a des voleurs publics, de faux témoins, des notaires faussaires, des malfaiteurs de toute sorte. Les maux de cette île se sont multipliés tellement que, de même que le mal français se soigne par le vif argent, il faudrait employer contre cet état de choses les moyens les plus violents.»

Mais Gênes n’agissait pas, sinon pour augmenter les taxes et tirer profit de la misère, matérielle ou morale, où l’île commençait de sombrer. Aussi les Corses, dans la méfiance grandissante vis-à-vis de la justice, prirent-ils décidément l’habitude de recourir à l’acte personnel et de venger eux-mêmes l’injure qui leur était faite. Le nombre des crimes commis pendant cette douloureuse période est presque incroyable: on relève sur les registres de la République, en l’espace de 32 ans (de 1683 à 1715), 28.715 meurtres.

En 1714, un Jésuite, le P. Murati, député à Gênes par les Douze, obtint qu’il ne serait plus délivré aucun port d’armes, à condition qu’une redevance de deux seini (0 fr. 40) par feu indemniserait la République du tort que lui causait la suppression des patentes. Le nouveau gouverneur Pallavicini, chargé d’opérer le désarmement, ne rencontra dans sa tâche aucun obstacle, et la police de l’île parut prendre une voie meilleure. Malheureusement, de toutes les mesures prises, une seule survécut: l’impôt auquel les insulaires s’étaient eux-mêmes soumis.

 

Ce n’est pas que les magistrats de Gênes n’aient rien tenté pour l’amélioration économique et sociale de la Corse. Ils avaient donné tout leur appui au Barnabite milanais Alexandre Sauli, qui fut évêque d’Aleria de 1570 à 1591 et qui mérita le titre d’«apôtre de la Corse»; mais un demi-siècle avait passé et tout devait être repris à pied d’œuvre. En 1652, alarmés par l’impiété et le relâchement des mœurs de leurs indomptables sujets, les Génois demandèrent à saint Vincent de Paul quelques prêtres de sa Congrégation pour aller prêcher des missions dans l’île, afin de ramener au bercail les brebis égarées. «Monsieur Vincent» fit droit à cette requête: il envoya sept missionnaires; le cardinal Durazzo, archevêque de Gênes, leur adjoignit quatre ecclésiastiques et quatre religieux. Les quinze représentants de l’orthodoxie prêchèrent des missions en différents endroits, à Aleria, à Corte, dans le Niolo.

Le rapport adressé par les missionnaires à saint Vincent de Paul nous apprend qu’à Aleria régnait le plus grand désordre, non pas à cause du manque de directeurs spirituels, mais au contraire parce qu’il y en avait trop. Le siège épiscopal, il est vrai, était vacant; mais il y avait deux vicaires généraux, dont l’un était nommé par la Congrégation de la Propagation de la Foi et l’autre par le Chapitre de l’Église cathédrale. Ces deux vicaires généraux se faisaient la guerre: «L’un défaisait ce que l’autre avait fait et si l’un excommuniait, l’autre relevait cette excommunication.» De sorte que le clergé et le peuple étaient divisés en deux clans, ni plus ni moins que s’il se fût agi de politique: de la religion et de la morale, nul ne se souciait.

Les rapports de nos missionnaires signalent du reste le désordre qui régnait dans la Corse entière; ils y mettent même tant de vigueur qu’on serait assez naturellement porté à soupçonner qu’ils ont un peu chargé le tableau pour mieux faire ressortir, par contraste, la difficulté de leur tâche et la fécondité de leurs efforts. A les en croire, «outre l’ignorance, qui est fort grande parmi le peuple, les vices les plus ordinaires qui règnent dans le pays sont l’impiété, le concubinage, l’inceste, le larcin, le faux témoignage et, sur tous les autres, la vengeance qui est le désordre le plus général et le plus fréquent».

Les bons pères furent effrayés de l’état religieux du Niolo: «Je n’ai jamais trouvé de gens, écrit l’auteur du rapport, et je ne sais s’il y en a dans toute la chrétienté, qui fussent plus abandonnés qu’étaient ceux-là.» Beaucoup n’étaient pas baptisés; la très grande majorité ignorait les commandements de Dieu et le symbole des Apôtres; «leur demander s’il y a un Dieu ou s’il y en a plusieurs... c’était leur parler arabe. Il y en avait plusieurs qui passaient les 7 ou 8 mois sans entendre la messe, et les 3, 4, 8 et 10 ans sans se confesser; on trouvait même des jeunes gens de 15 et 16 ans qui ne s’étaient encore jamais confessés»; bien entendu, ils n’observaient ni Carême ni Quatre-Temps. Mais cela n’était que peccadille à côté du reste: les hommes et les femmes se mettaient en ménage librement et ne se mariaient qu’ensuite.

Pour remettre un peu d’ordre dans tant de désordre, les missionnaires commencèrent par catéchiser le clergé qui en avait lui-même grand besoin, puisque, nous dit le rapport, plusieurs ecclésiastiques donnaient les exemples les plus déplorables et commettaient des incestes et des sacrilèges avec leurs nièces et parentes. De ce côté, ils n’eurent pas trop de peine: ils obtinrent assez aisément des prêtres corses qu’ils fissent, même publiquement, la confession de leurs fautes et qu’ils se livrassent aux austères douceurs de la pénitence.

En second lieu, les missionnaires obtinrent de ceux qui vivaient en état de péché la cessation des scandales qu’ils causaient. Ils travaillèrent

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Corte: la Citadelle. (Sites et Monuments du T. C. F.)—Tour de Casella.

Bastelica: Maison de Sampiero.

Pl. IX.—Corse.

aussi à amener des réconciliations entre ennemis acharnés. Mais cela fut assez malaisé, surtout dans le Niolo. «Tous les hommes venaient à la prédication l’épée au côté et le fusil à l’épaule»; quelques-uns—les bandits—apportaient en outre «deux pistolets et deux ou trois dagues à la ceinture». Enfin, après bien des efforts, deux ennemis firent la paix; d’autres suivirent leur exemple, «de façon que, pendant l’espace d’une heure et demie, on ne vit autre chose que réconciliations et embrassements» et, ajoute l’auteur du rapport, «pour une plus grande sûreté, les choses les plus importantes se mettaient par écrit, et le notaire en faisait acte public». Communion générale à laquelle tous les Niolains prennent part, fondation de nombreuses conférences de la charité, guérison rapide et radicale de tous les maux dont souffrait la Corse... Vaine illusion: après le départ des missionnaires, les désordres recommencèrent de plus belle, s’il n’est pas plus vrai de dire qu’ils n’avaient jamais cessé. Le clergé lui-même continua d’être, au point de vue moral comme au point de vue professionnel, fort au-dessous de sa tâche, sans organisation rigoureuse, sans instruction suffisante.

 

Ce qui contribua plus que tout à la désorganisation sociale, c’est la disparition de ce que l’on pourrait appeler les classes dirigeantes, la fin de cette féodalité qui avait constitué des cadres pour les pauvres et les inférieurs. Tactique habituelle aux grandes républiques italiennes: elles ne laissèrent jamais s’élever au niveau de leur patriciat (Gênes avait reconstitué le sien en 1528) la noblesse des villes ou des pays qui composaient leurs Etats. Systématiquement les Génois nivelèrent les castes en Corse, laissant aux chefs de clan de vains titres honorifiques et de maigres privilèges perpétuellement discutés.

Des fiefs cinarchèses, ceux d’Istria, d’Ornano et de Bozzi avaient seuls conservé un semblant d’existence; mais, morcelés par de nombreux partages, ils étaient pour leurs seigneurs d’un maigre revenu. L’autorité de ceux-ci est d’ailleurs illusoire: un lieutenant des feudataires exerce bien la justice en leur nom; mais il est désigné par le gouverneur.—Les maisons della Rocca et de Leca ne possèdent plus que des distinctions appellatives, le patronat de certaines églises et l’exemption des dîmes et de la taille. Cette dernière exemption est héréditaire dans une soixantaine de familles dont le «magistrat de Corse» se fait représenter les titres à chaque génération. Le privilège de paraître couverts devant le gouverneur leur fut enlevé en 1623.—Les seigneurs du Cap Corse sont également dans la misère par suite de leur accroissement même: seuls, ceux qui ont conservé des intérêts à Gênes sont plus riches.

En somme il y a un mouvement social tout à fait curieux qui transforme les conditions mêmes de la vie populaire. Les clans vont se former autour d’hommes sortis du peuple, et que distingue leur instruction; les grands patriotes du XVIIIᵉ siècle ne sont pas des seigneurs. Giacinto Paoli, Colonna-Ceccaldi, Gaffori, Limperani, Abbatucci sont des médecins; Leoni, Costa, Marengo, Charles Bonaparte, Saliceti, Pozzo di Borgo sont des avocats.

XIII

BASTIA AU XVIIᵉ SIÈCLE

Situation topographique: les quartiers, les édifices religieux, les monuments publics et privés.—Le Mont-de-Piété et l’Hôpital.—Le collège des Jésuites et l’Académie des «Vagabonds».

L’œuvre génoise en Corse est surtout visible dans les villes. Ajaccio, fondée en 1492, avait été la capitale de l’île pendant l’occupation française qui précéda Cateau-Cambrésis, et l’on y goûtait déjà, dit Filippini, «la douceur du climat, la beauté des campagnes, ses rues droites et larges, la fertilité du sol, les jardins délicieux». Elle fit de rapides progrès à la fin du XVIᵉ siècle et au commencement du XVIIᵉ: édifices religieux, écoles, institutions de bienfaisance datent de cette époque. Lorsqu’un décret du Sénat de Gênes, en date du 3 décembre 1715, divisa la Corse en deux gouvernements, Ajaccio devint le siège du gouverneur de l’Au-delà des monts. Mais Bastia, plus ancienne, plus importante pour les Génois à cause de sa situation même, était depuis 1453 la résidence du gouverneur de l’île et de son vicaire. Capitale administrative et religieuse, bien défendue par un système compliqué de remparts, de citadelle et de tours, en relations constantes avec Gênes, elle eut au XVIIᵉ siècle un éclat et une prospérité incomparables: la vie économique et intellectuelle s’y développa dans le calme. La chronique de Filippini et les Annales de Banchero, ancien podestat de Bastia, nous permettent d’esquisser un tableau qui contraste singulièrement avec le spectacle des misères et des vengeances des Corses de l’intérieur.

 

Une montagne haute et raide, dont le pied se perd dans la mer, domine la ville, qui occupe sur la côte un espace d’environ 800 mètres de long sur 200 de large. Vers le milieu de sa longueur, la mer forme une anse fermée au N.-E. par un môle (inauguré en 1671) et au S.-E. par l’escarpement du rocher sur lequel est bâtie la citadelle. C’est Terra Nova, qu’enferme un mur d’enceinte. On y accède par une porte d’entrée placée sons la garde d’un capitaine et de soldats de Gênes; la citadelle, où habitaient le gouverneur et les officiers de sa suite, était entourée d’un fossé et l’on y pénétrait à l’aide d’un pont-levis. De larges rues, des places publiques, l’église paroissiale de Sainte-Marie, qui passait pour la plus somptueuse de l’île, avec ses colonnes en marbre de Corse, les stalles de son chœur, les bijoux, dentelles et broderies conservés dans son trésor. Elle devait cette richesse aux évêques de Mariana, qui s’en servaient comme de cathédrale. La Canonica en effet tombait en ruines et, dès la seconde moitié du XIIIᵉ siècle, les évêques de Mariana résidaient à Vescovato. Mᵍʳ Leonardo de Fornari, évêque de Mariana, décédé en 1492, avait établi par testament que les revenus capitalisés d’une certaine somme d’argent placée à la Banque de Saint-Georges seraient affectés à la réparation de la Canonica; mais en 1495 Mᵍʳ Ottavio de Fornari, nommé évêque de Mariana, fit construire l’église Sainte-Marie de Terranova; un bref du pape Pie V obligea les évêques et chanoines de Mariana à résider à Sainte-Marie. Mᵍʳ Centurione commença la construction du chœur de cette église: il y officia pontificalement le 18 juin 1575. En 1582 la commune de Bastia céda les bénéfices de Pineto pour aider à la restauration de l’église cathédrale de Sainte-Marie. Comme elle était devenue insuffisante, que le pape Clément VIII avait autorisé (1600) la substitution de Sainte-Marie à la Canonica et l’attribution, par suite, du legs Leonardo de Fornari, on la refit sur de nouvelles bases. Mᵍʳ Jérôme del Pozzo, de la Spezia, évêque de Mariana, posa la première pierre de la nouvelle cathédrale en 1604; les travaux furent menés à bonne fin en 1619; le clocher fut achevé en 1620. La consécration eut lieu le 17 juillet 1625, par Mᵍʳ Giulio del Pozzo. Lorsque mourut ce prélat, le 17 décembre 1644, il légua mille écus pour achat de chandeliers d’argent et objets d’art.

La ville proprement dite, c’est Terra Vecchia. Plus grande, plus peuplée que la citadelle, elle n’est fermée par aucun système de murs ou de fossés. Sur l’emplacement de l’ancienne église paroissiale, l’église Sᵗ-Jean Baptiste a été construite en 1640. Les rues y sont étroites et tortueuses. Une série d’oratoires, de chapelles et de couvents: Sᵗ-Roch, édifié en 1604; la Conception, qui s’écroula le 25 février 1609, mais qui fut restaurée et agrandie en 1611. Les plus beaux édifices de toute la Corse appartiennent assez ordinairement aux moines. Les Lazaristes sont installés dans une vaste et belle maison, dont la situation, hors de la ville et sur le bord de la mer, «est si singulière que, d’une lieue en mer, cette maison paraît sortir de l’eau». Les couvents des Cordeliers, des Capucins, des Récollets et des Servites, bâtis sur des mamelons en arrière de la ville, l’entourent du côté de la terre. Deux couvents de religieuses, notamment celui des Clarisses.

Bastia, vers le milieu du XVIIᵉ siècle, était donc une charmante ville, dont la population ne dépassait certainement pas 7.000 habitants: tel est le chiffre que donnent les Annales de Banchero; celui de 14.000 qu’indique le docteur Morati dans la Prattica Manuale, est beaucoup moins vraisemblable. Les rues, étroites, sombres et escarpées dans la vieille ville, plus larges aux environs de la citadelle, sont bordées de maisons plus ou moins bien construites, généralement hautes, habitées dans les étages supérieurs par les propriétaires et les gens aisés qui louent le reste au peuple. On comptait près de 400 magasins.

La ville était alimentée par de nombreuses fontaines débitant une eau excellente. Elle produisait du vin exquis, des céréales qu’elle exportait à Livourne et à Gênes, et l’étang de Chiurlino lui fournissait à profusion du poisson, des anguilles et du gibier d’eau.

 

A l’exemple des anciennes villes italiennes, Bastia avait un Mont-de-Piété, pour prêter des fonds aux pauvres à un taux modéré. Cette institution fut créée en 1618 par l’évêque Sartario di Policastro, visiteur apostolique, qui en établit un autre à Ajaccio, et ces deux établissements ont précédé de plus d’un siècle et demi le Mont-de-Piété de Paris (créé le 9 décembre 1777). L’évêque en fit annoncer l’ouverture par l’intermédiaire des curés. Il était stipulé dans les statuts que le Mont, placé sous la surveillance et la direction des évêques, serait administré par trois gouverneurs, pris parmi les meilleurs, les plus fidèles et les plus éclairés des citoyens: deux nommés par l’évêque, le troisième par l’illustrissime commissaire de la République de Gênes; six autres membres, nommés pour moitié par le commissaire génois, leur étaient adjoints. Leurs fonctions étaient renouvelables chaque année le jour de la fête de l’Annonciation de la Vierge Marie, sous la protection de laquelle l’œuvre était placée. Les administrateurs étaient tenus de prêter serment entre les mains de l’évêque et, en leur absence, entre celles des vicaires généraux, soit le jour de leur nomination, soit le lendemain.

Le registre des engagements et des retraits était confié à un gouverneur ayant la pratique de la comptabilité. Ce registre, qui contenait 300 feuillets, portait en tête, outre les statuts, une page destinée à recevoir les noms de bienfaiteurs disposés à faire des dons et legs à l’œuvre. Il mentionnait la désignation des nantissements, la somme prêtée et la date de l’engagement. Le prêt, consenti pour six mois, représentait la moitié de la valeur de l’objet: il ne pouvait excéder 12 livres. Ce délai expiré, on vendait les gages aux enchères, sans avis préalable. La caisse du Mont-de-Piété était confiée aux soins des officiers municipaux; elle était à 3 clés, dont une restait entre les mains de l’évêque, la deuxième était la propriété des conseillers municipaux; l’un des gouverneurs, alternant tous les six mois, conservait la troisième. Le service courant se trouvait assuré par le dépôt entre les mains du gouverneur d’une somme de 50 écus, soit 200 livres.

«En commençant, disaient les statuts, les prêts auront lieu en argent; par la suite, les évêques pourront les faire, partie en argent, partie en blé; on s’en rapportera à la prudence des évêques.» Il était en outre stipulé que le Mont-de-Piété, pour venir en aide à un plus grand nombre de pauvres, solliciterait l’autorisation nécessaire afin de pouvoir accepter, des emprunteurs qui y consentiraient, la restitution, «à mesure comble, du blé prêté à mesure rase» et le versement d’un sou et demi par écu prêté pour 6 mois. Les prêts ne devaient être faits qu’aux vrais pauvres, sans exception aucune, avec rapidité, empressement et charité.

La question de l’hôpital se pose en 1646. Dès le temps de la domination pisane, des personnes charitables, s’inclinant vers les misères humaines, avaient eu la pensée de créer un Ospedale dei poveri: l’hôpital primitif, dit de Saint-Nicolas, parce qu’il était situé près d’une chapelle dédiée à ce saint,—d’où la dénomination de la place actuelle,—dépendait de Pise. En 1546 il fut transféré dans la haute ville, mais bientôt reconnu insuffisant. Un siècle après, on proposait donc d’ériger un nouvel hôpital sur l’emplacement du premier, et de le confier à l’ordre des frères de Saint-Jean de Dieu.

 

La seule école pour l’éducation de la jeunesse, sous le gouvernement de Gênes, était celle des Jésuites qui datait de 1635 (celle d’Ajaccio datait de 1617), dans le bâtiment occupé aujourd’hui par le Lycée. Le recteur et les professeurs étaient nommés par l’évêque. Les jeunes gens allaient compléter leur éducation dans quelques-unes des Facultés les plus célèbres de l’Italie: médecins, jurisconsultes, hommes d’Eglise; mais la plupart se destinaient à la carrière des armes. Ceux qui revenaient à Bastia pouvaient se rencontrer au sein d’une Académie littéraire qui groupait les beaux esprits de l’endroit, les honnêtes gens qui se piquaient de beau langage et savaient manier avec élégance la langue italienne et le vers classique. C’était l’Académie des Vagabonds—Accademia dei Vagabondi—fondée en 1659: elle devait être réorganisée en 1750 par le marquis de Cursay. On connaît le nom de quelques-uns de ses membres, notamment de Jérôme Biguglia, dont le tombeau se trouve dans l’église Sainte-Marie.

La population, nonchalante ou active, se pressait dans les rues pour admirer les spectacles ordinaires et la pompe des cérémonies: le gouverneur de Corse défilant avec sa suite, l’évêque de Mariana et son clergé, les confréries avec leurs insignes et les membres revêtus de leurs cagoules. Un air lumineux et léger, des physionomies riantes. Les chroniques et les récits ne nous laissent pas l’impression d’une population malheureuse, révoltée. Mais trop d’étrangers circulent ici: l’âme de la Corse ne bat pas dans cette ville administrative et commerciale, capitale militaire, civitas et praesidium.

XIV

UNE TENTATIVE DE DÉNATIONALISATION

Les Grecs du Magne installés à Paomia.—Une colonie florissante.—Etat d’esprit des Corses: les Grecs expulsés.

En 1676 des Grecs du Magne, dans l’ancien Péloponnèse, fatigués de la tyrannie des Turcs, demandèrent à Gênes un territoire pour eux, leurs femmes et leurs enfants. Le Sénat génois accepta et les établit en Corse. Tel est le fait premier et, réduit à ces termes, il ne peut manquer de surprendre. Car enfin, si les Turcs tyrannisaient les Grecs, les Génois tyrannisaient les Corses. En quittant le Péloponnèse pour s’installer dans une île soumise à la domination génoise, les Grecs n’allaient faire, semble-t-il, que changer de tyrannie.

Il n’en devait pas être ainsi, et ce n’est point par les Génois que les Grecs allaient souffrir. Leur démarche s’explique tout d’abord par la politique traditionnelle de Gênes dans la Méditerranée orientale: de très anciennes relations commerciales s’étaient nouées avec les Grecs, tandis que les Ottomans avaient toujours manifesté la plus violente hostilité à ses entreprises, même pacifiques. Les Turcs voulaient «la Méditerranée orientale aux Turcs» et, dans la seconde moitié du XVIᵉ siècle, ils avaient profité des embarras de Gênes, occupée à vaincre la révolte de Sampiero, non seulement pour reprendre l’île de Chio, où des Génois s’étaient jadis installés, mais encore pour paraître en Corse même comme alliés de Henri II. Ainsi, ennemis séculaires des Turcs, les Génois devaient tout naturellement paraître sympathiques aux Grecs: déjà, en 1663 et en 1671, des projets de capitulations avaient même été ébauchés entre leurs envoyés et les représentants de la Sérénissime République.

Mais la politique corse des Génois fait comprendre mieux encore l’accueil qu’ils réservèrent aux délégués grecs. Leur domination dans l’île demeurait précaire. Exploitée, pressurée, la Corse s’était d’abord révoltée; mais toutes ses tentatives d’indépendance avaient été réprimées: elle languissait dans un profond engourdissement. Les impôts avaient été tels, écrit Filippini, que «dans toute la Corse il n’y eut terre, roche, étang, marais, forêt, buisson, lieu sauvage, rien enfin qui ne reçût son estimation». Les Corses, dont il ne faut pas accuser a priori l’indolence, s’étaient découragés de travailler: ils se réfugiaient dans la haute montagne. L’île, improductive et mal soumise, devenait pour la République une possession inutile, un poids mort. Pour résoudre la crise économique qu’ils avaient eux-mêmes créée et pour ne plus se heurter à des résistances nationales, les Génois cherchèrent à dénationaliser le pays en introduisant des éléments étrangers. «Les étrangers en Corse et les Corses hors de Corse!» telle fut la solution, élégante et simpliste, que les Génois prétendirent donner à la question corse.

Dès le milieu du XVIᵉ siècle, vers 1549, et sous le gouvernement d’Auguste Doria, ils avaient envoyé une première colonie de cent familles génoises à Porto-Vecchio, au fond d’un admirable golfe qui s’ouvre, entre des collines verdoyantes, sur la côte sud-orientale. Le site était splendide et les ressources abondaient: des vignobles, des champs d’oliviers, de grands bois de chênes-liège, une mer poissonneuse... Mais ce premier essai de colonisation ligurienne avait échoué, parce que l’air est dans cette région très malsain. Aujourd’hui encore les hautes maisons, bordant des ruelles tortueuses, sont, à cause des fièvres, abandonnées chaque année, de juin à octobre, par la plupart des habitants. Tout autour de la ville on remarque de magnifiques blocs de porphyre rose: c’est sur cette base inébranlable qu’avaient été construites les anciennes fortifications, dont un bastion est encore debout. Les Turcs de l’amiral Dragut, débarquant en 1553 avec 60 galères, les franchirent «en passant» et ils avaient achevé la ruine de Porto-Vecchio.

Lorsque des Grecs vinrent, un siècle plus tard,—montagnards du Taygète, marins de Vitylo,—demander asile à la République, celle-ci tenta de reprendre dans de meilleures conditions une œuvre qui lui tenait à cœur. Et quelle magnifique occasion pour elle de se laver de certaines accusations qui la froissaient d’autant plus qu’elles étaient plus justifiées! Elle allait accueillir des hommes chargés d’impôts, réduits, comme dit Pommereul, «à l’état de la plus dure et de la plus abjecte servitude». Qui donc après cela oserait l’accuser de maltraiter et d’opprimer les Corses?

 

Le 1ᵉʳ janvier 1676 un descendant de la famille impériale des Comnène, Jean Stéphanopoli, débarquait à Gênes avec 730 compagnons après une pénible traversée de 97 jours. Il avait profité, le 23 septembre 1675, de la présence d’un navire français, le Sauveur, capitaine Daniel, dans le port de Vitylo. Tous étaient partis, confiants dans l’avenir; leur évêque, Mᵍʳ Parthenios, était avec eux, ainsi que plusieurs membres du clergé.

La République les accueillit avec joie. Elle leur offrit le petit territoire de Paomia, qui s’étend «en forme de queue de paon» sur une hauteur de 600 mètres dominant la côte occidentale de la Corse, entre le golfe de Porto et celui de Sagone. Le climat était sain, mais le sol inculte. Jean Stephanopoli, chargé d’aller reconnaître le terrain, le déclara favorable et un traité fut conclu le 18 mars 1676. Les émigrants devaient recevoir en toute propriété les territoires de Paomia, Ruvida et Salogna; la République s’engageait en outre à pourvoir à leur premier établissement et à respecter leur religion et leurs institutions municipales. De leur côté ils devenaient sujets de Gênes, à qui ils devaient prêter serment de fidélité et payer, en plus de la dîme, cinq livres d’imposition annuelle par feu.

A la fin d’avril, les Grecs furent transportés à Paomia et répartis, par les soins de Marc-Aurèle Rossi, dans les hameaux de Salici, Corona, Pancone, Rondolino et Monte Rosso. Ils furent divisés en neuf escouades, ayant chacune un chef désigné par le suffrage de ses concitoyens. Gênes accorda aux quatre «conducteurs» de la colonie,—Apostolo, Jean, Nicolas et Constantin Stephanopoli,—le titre de chefs privilégiés, comportant le privilège personnel de porter des armes à feu et l’exemption de la taille. La colonie était administrée par un directeur génois nommé pour deux ans: le premier directeur de Paomia fut Pierre Giustiniani, auquel succéda le colonel Buti.

Les colons se mirent au travail avec ardeur. Gênes leur avait fourni des habitations, des instruments d’agriculture, des bestiaux, de l’argent et des grains. Leur «industrie naturelle» fit le reste et sut rapidement transformer une région inculte en un excellent pays. Ils défrichèrent les maquis, greffèrent les nombreux sauvageons qui poussent ici spontanément. L’historien Limperani, qui visita Paomia au commencement du XVIIIᵉ siècle, fut émerveillé des résultats obtenus par les Grecs: leur village était certainement un des plus jolis et des mieux cultivés de la Corse.

 

Les insulaires regardèrent avec surprise ces étrangers qui venaient s’installer chez eux. «La fortune des Grecs et leurs talents, écrit Pommereul, devinrent l’objet de la jalousie des Corses, qui tentèrent plusieurs fois de les détruire et de dévaster leurs nouvelles cultures.» Voilà qui est vite dit—et faussement interprété. Les Corses et particulièrement les habitants du voisinage,—les gens de Vico et du Niolo,—virent les Grecs d’un très mauvais œil, la chose est évidente, mais il n’est pas besoin d’invoquer la jalousie. Pour être mécontents, il suffisait aux Corses de voir clair dans le jeu des Génois et d’y dénoncer—ce qu’il recélait en effet—une tentative de dénationalisation. Comment aimer des étrangers, seraient-ils animés des meilleures intentions, quand leur présence est imposée par des oppresseurs? Les Génois venaient d’introduire en Corse, non pas sans doute les premiers éléments d’un Etat dans l’Etat, mais un groupe d’hommes attachés à eux par les liens de la reconnaissance et qui leur ménageraient un contact permanent avec l’île, un point d’appui solide en cas de rébellion, un prétexte pour intervenir en Corse si leurs protégés étaient molestés. Entre Grecs et Corses il y eut dès le premier jour—il ne pouvait pas ne pas y en avoir—un malentendu difficile à dissiper et qui allait peser d’un poids très lourd sur le développement et la prospérité de la colonie naissante.

Lorsque la grande insurrection contre Gênes éclata en 1729, unissant dans un même sentiment d’indignation, dans une même aspiration vers l’indépendance, le peuple entier des deux côtés des monts, les gens de Vico sommèrent les Grecs de se joindre à eux. Mais les Grecs n’avaient eu qu’à se louer de la République Sérénissime: ils refusèrent de la trahir. Alors Vicolésiens et Niolains envahirent Paomia et, malgré une vive résistance à la tour d’Ormigna, ils désarmèrent les habitants (avril 1731). La ville fut saccagée et les champs dévastés. Mais les Corses laissèrent aux habitants la vie sauve. Ils ne voulaient que détruire l’œuvre des Génois, ils ne pouvaient reprocher aux Grecs leur fidélité et leur loyalisme: ils les laissèrent partir pour Ajaccio. Le séjour à Paomia avait duré 55 ans.

Dans la Corse insurgée contre leurs maîtres et leurs bienfaiteurs, les exilés, ballottés à tous les vents, sans ressources et souvent sans abri, mènent une existence lamentable et douloureuse. Au moment de la conquête française, ils songeaient à s’établir en Espagne. Marbeuf les fixa en Corse: accomplissant une mesure de justice et de pitié, songeant à rendre l’île «riche et industrieuse», il fit construire 120 maisons non loin des anciens défrichements de Paomia et, parmi les cultures, dans un cadre de collines dorées, Cargèse la Blanche se fonda. Après bien des péripéties qui durèrent jusqu’en 1814, une histoire plus paisible commença pour la ravissante bourgade grecque, cramponnée à la terre dont on a voulu tant de fois l’expulser.

XV

LA QUESTION CORSE ET LA POLITIQUE FRANÇAISE

Les éléments économiques et politiques de la question corse.—L’affaire du droit des trois tours.—Le soulèvement de 1729 et l’intervention autrichienne.—La révolte de 1735 et le «secret» de Chauvelin.

Dans leur tentative de colonisation étrangère en Corse, les Génois avaient échoué, parce qu’ils avaient prétendu résoudre la question corse sans les Corses et même contre eux. De ce fait leur domination même se trouva définitivement ébranlée, et la question corse va entrer dans une nouvelle phase.

Les soulèvements locaux étaient continuels. Sans avoir la gravité d’une insurrection générale, ils révélaient du moins l’impuissance croissante du gouvernement génois. En vain le Sénat recourait-il aux mesures les plus violentes et les plus arbitraires: peine de mort contre quiconque offenserait un agent de la République ou se disposerait à l’offenser, contre quiconque aurait quelques relations que ce soit avec un «bandit», défense faite en 1715 à tous les Corses de porter les armes. Il y avait plus de mille assassinats par an. Le clergé entretenait l’agitation, car les meilleurs bénéfices étaient réservés par la métropole à des Génois; ils

[Pas d'image disponible.]

Acte de baptême de Bonaparte.—Ajaccio: Maison de Bonaparte.

Bastia: Statue de Napoléon. (Sites et Monuments du T. C. F.)

Pl. X.—Corse.

étaient une des plus profitables matières à exploitation. «En sorte que, de génération en génération, les haines contre le gouvernement génois se multipliaient et s’avivaient: elles ne pouvaient se terminer que par des catastrophes.»

Le gouvernement français eut le mérite de comprendre tout le profit qu’on en pouvait tirer et, de bonne heure, ses agents diplomatiques reçurent mission d’étudier la valeur économique et stratégique de l’île de Corse. Dès la fin de 1682, le sieur Pidou de Saint-Olon, «gentilhomme ordinaire de la maison du roy, s’en allant pour le service de Sa Majesté à Gennes», insiste sur la Corse dans le mémoire qu’il rédige touchant «les revenus et les forces de la République de Gênes». Le tableau qu’il en fait révèle un remarquable talent d’observation. Si les habitants sont oisifs, c’est qu’«il leur suffit d’avoir de quoi simplement vivre plus tost que de prendre peine pour les officiers gennois qui leur enlèvent encore leur peu de substance (sic) avec beaucoup de tirannie.» En réalité nulle terre n’est plus riche: elle produit «de bons vins, des blés de toutes sortes, de l’huile assez abondamment, et fort bonne, de façon que, si on cultivoit les oliviers qui y viennent, il s’y en recueilleroit davantage qu’à la rivière de Gênes. Il y a aussi beaucoup de meuriers, elle produit encore quantité de châtaignes et presque autant qu’en nos Sévennes du Languedoc. Il y a aussi de beaux pasturages: on y fait des fromages excellents, il y a des bois touffus et d’haute fustaye en grande quantité, des Génois y en tirent d’extrêmement bons pour la fabrique de leurs vaisseaux et galères et elle en pourvoit tout cet Estat pour brusler; on y en pourroit tirer telle quantité qu’on voudroit pour la fabrique des vaisseaux. Il y a quantité des cerfs, des daims, des chevreuils, des sangliers et de tout autre genre de chasse, en particulier des perdrix... Il y a de plus des minières d’or, d’argent, de fer et de plomb, et outre cela il y a deux ou trois bons ports, et l’on y en pourroit faire facilement d’autres très commodes. Enfin il n’y faudroit que plus de travail et d’industrie pour y recueillir abondamment de tout ce qui seroit nécessaire à la vie, comme l’on pourroit faire en Provence ou en Languedoc. Ainsy il est aysé de voir qu’on fairoit quelque chose de bon de cette isle; mais, comme a très bien dit un habile homme parlant de la Corse, li Genovesi vogliono che questa gioia sia sepelita nel fango, de peur sans doute ou de l’envie de leurs voisins ou, comme dit un autre sur ce sujet, pour détourner un puissant monarque de rentrer dans les justes droits qu’il a sur cette isle. Par le dernier dénombrement cette isle avoit environ 80 mille âmes, mais capable d’en nourrir plus de 250 mille...»

Nous avons voulu insister sur ce plaidoyer, qui est probablement le premier en date pour le relèvement économique de la Corse: dès la fin du XVIIᵉ siècle, la Corse est à l’ordre du jour. Mais il n’y a pas encore une question corse. Pour qu’elle soit posée, il faut attendre le règne de Louis XV et le développement des intérêts de la France dans le bassin occidental de la Méditerranée. Cet aspect proprement politique se manifesta nettement pendant la guerre de la succession d’Espagne, lorsque le petit-fils de Louis XIV devint maître, avec l’Espagne, de la plus grande partie de l’Italie. Il parut alors au gouvernement français que la domination de la Méditerranée Occidentale devait appartenir au consortium des trois puissances maritimes unies dans une étroite amitié: la France, l’Espagne et la République de Gênes. Toutes trois devaient se garantir mutuellement la liberté des routes de mer contre toutes les ambitions des puissances extra-méditerranéennes. Un pareil acte était dirigé contre les entreprises de l’Angleterre, qui commençait à chercher les meilleurs points stratégiques de la Méditerranée. La Corse occupait une situation trop avantageuse pour ne pas être convoitée: la France avait un intérêt de premier ordre à la maintenir entre les mains d’une puissance alliée et, au besoin, à surveiller elle-même la liberté de ses rivages.

Un élément nouveau vint encore compliquer la question corse lorsque, au lendemain des traités d’Utrecht et de Rastadt, l’Autriche devint la plus grande puissance italienne. Les Génois eurent désormais le plus grand intérêt à la ménager, sinon même à la servir. Sous prétexte de droit de visite, nos navires furent arrêtés, nos nationaux furent molestés, et le commerce français subit, dans les ports de Corse, de continuelles vexations. La France se heurtait une fois de plus à l’influence des Habsbourg et l’affaire corse n’est, à un certain point de vue, qu’un aspect de la rivalité traditionnelle de la France et de la maison d’Autriche.

 

De 1715 à 1727 la France ne fut représentée à Gênes que par le consul Coutlet, dont la correspondance a un caractère purement commercial. Mais le 27 juillet 1727 M. de Campredon, «chevalier de Notre-Dame du Mont Carmel et de Sᵗ-Lazare de Jérusalem», fut nommé envoyé extraordinaire à Gênes. C’était un des diplomates français les plus en vue: il arrivait de Sᵗ-Pétersbourg où il avait été mêlé aux plus délicates négociations matrimoniales. Sa réputation était considérable, et le choix qui était fait de lui pour la mission de Gênes indiquait à lui seul qu’elle prenait une importance nouvelle.

Les instructions données à M. de Campredon étaient très générales. Mais on lui remit également un Mémoire particulier «concernant le commerce maritime et la navigation des sujets du roi» et, dès les premières pages, il y est question de la Corse. En 1725 les Génois ont fait «visiter et arrester avec violence, à la coste de l’isle de Corse», la barque du patron Blanc de Marseille. «On en a porté des plaintes à la République.» Elle a fait relâcher ce bâtiment, mais elle n’a pas encore donné les ordres qui lui ont été demandés «pour la punition de ceux qui ont commis cette violence, pour le paiement des dommages et intérêts qui sont dus au patron et aux propriétaires». M. de Campredon est chargé d’obtenir les satisfactions réclamées et d’assurer «l’exemption de la visite des bâtiments français».

Il devra également veiller à l’abolition du «droit que l’on prétend exiger des bâtimens français qui abordent à l’isle de Corse». La République l’a établi depuis quelques années à «la Bastie (Bastia), principal port de l’isle de Corse», pour «en estre le produit employé à l’entretien des feux destinez pour avertir les vaisseaux des nations qui sont en guerre avec les Barbaresques que l’on découvre de leurs corsaires à la mer». C’est le droit dit «des trois tours»—la Giraglia, l’Agiello et Santa Maria della Chiapella.—Les capitaines et patrons français qui touchaient le port de Bastia refusaient énergiquement de payer ce droit «qui n’estoit établi que pour les navires italiens et autres qui estoient en guerre avec ces corsaires». Le vice-consul de France, le sieur d’Angelo, soutenait leurs réclamations qui avaient trouvé à la cour de Versailles un chaleureux appui.

La question s’était embrouillée. Le 13 décembre 1723, «MM. les maire, échevins et députés du commerce» à Marseille avaient assuré, après vérification dans les Archives, «que les capitaines et patrons de nos bâtimens, qui ont esté de tous temps à la Bastie et autres ports de l’isle de Corse n’ont jamais payé ce droit-là, que les Français ne le doivent pas». A cela M. de Sorba, ministre de Gênes en France, avait riposté, le 19 juin 1724, par «un extrait des certificats que le gouverneur de l’isle de Corse s’est fait donner par les habitans du païs, faisant mention que les vaisseaux français ont payé ce droit depuis longtemps». Mais on s’était aperçu que ces certificats n’avaient aucune valeur: «on a esté averty qu’ils avoient été extorqués à des gens qui n’ont pu les refuser à ce gouverneur, à moins qu’ils n’eussent voulu s’exposer à son ressentiment».

Quoi qu’il en soit, l’intérêt du roi est que cette affaire reçoive une prompte solution et que la République donne incessamment les ordres qui lui ont été demandés «pour que ce droit des trois tours ne se perçoive plus des bâtimens français».

Telle fut la première affaire que M. de Campredon eut à traiter et, dès 1729, il obtenait une solution favorable: les Génois renonçaient à faire payer ce droit par les vaisseaux français. Ce fut, écrit M. Driault, «comme l’ouverture des affaires de Corse, où M. de Campredon allait être aussitôt mêlé à des événements plus importants».

 

M. de Campredon devait, en effet, assister aux premiers épisodes d’une nouvelle rébellion qui allait être décisive. En 1728 des soldats corses qui étaient au service de Gênes, à Finale, se trouvèrent mêlés à une rixe: à la suite de quoi ils furent condamnés à mort et exécutés. Un pareil châtiment produisit à travers l’île la plus douloureuse impression: on cria partout vengeance et une formidable émeute se prépara. Elle éclata le 30 octobre 1729 à l’occasion de la perception de la taxe sur le port d’armes. Un vieillard de Bustanica, Lanfranchi, dit Cardone, présenta une pièce de mauvais aloi; le collecteur le somma d’avoir à compléter la somme avant le lendemain. En vain Cardone le pria-t-il «d’avoir égard à sa misère». L’exaspération était à son comble. Les soldats génois furent maltraités et chassés, les armes furent tirées des cachettes, le tocsin sonna de village en village: en quelques jours l’insurrection avait gagné toutes les vallées de l’intérieur. Un premier chef, Pompiliani, ne parut pas assez énergique: il fut bientôt déposé. A la consulte de San Pancrazio da Biguglia, non loin de Furiani, deux autres chefs, Andrea Colonna-Ceccaldi de Vescovato, et Louis Giafferi de Talasani, furent proclamés généraux du peuple corse. Ils s’adjoignirent l’abbé Raffaelli qui jouissait d’une grande influence sur le clergé. Pour enlever tout scrupule religieux, la rébellion fut proclamée légitime et sainte par l’assemblée des théologiens d’Orezza. Le chanoine Orticoni fut chargé d’aller solliciter l’appui des puissances étrangères.

Il apparut tout de suite que ce soulèvement devait marquer la fin de la domination génoise, et les convoitises s’éveillèrent. L’Espagne, qui préparait l’établissement de don Carlos en Toscane, devait tout naturellement chercher à s’assurer la voie entre Barcelone et Livourne. D’autre part, le Sénat génois demanda un contingent de troupes autrichiennes.

En présence de ce double péril, auquel s’ajouta bientôt la crainte d’une intervention anglaise, la Cour de Versailles éprouva les plus vives inquiétudes et connut un moment de désarroi. Les dépêches envoyées à M. de Campredon trahissent l’indécision la plus complète et le dépit le plus manifeste. Elles recommandent à notre représentant la plus grande réserve vis-à-vis des Génois, «ces gens qui, dans leurs besoins, donnent une préférence si marquée à l’Empereur, pendant qu’ils marquent si peu d’attention pour la France et ne s’adressent à elle qu’en second. Ils paieront chèrement ce secours allemand, pourvu même que, l’expédition de Corse finie, c’est-à-dire les rebelles soumis, le corps des troupes impériales ne se partage pas pour demeurer moitié en Corse et moitié dans le territoire de terre ferme de la République».

Pourquoi le Sénat de Gênes s’était-il adressé à l’empereur Charles VI plutôt qu’au roi de France? M. Driault rappelle l’importance du droit de suzeraineté générale que l’empereur exerçait encore au XVIIIᵉ siècle sur toute l’Italie: «Le prestige impérial, écrit-il, parut sans doute plus capable d’en imposer aux rebelles.» Il est probable aussi que les Génois cherchèrent à opposer un dernier obstacle aux progrès de l’influence française dans l’île: devant l’intérêt croissant que le gouvernement de Louis XV prenait aux choses de Corse, ils pressentaient sans doute les solutions inévitables qui allaient intervenir. Charles VI n’était-il pas au surplus le seul des souverains de l’Europe qui, dépourvu de toute puissance maritime, ne serait pas tenté de rendre définitive l’occupation de l’île par ses troupes?

Quoi qu’il en soit, une armée d’environ 15.000 hommes, commandée par le prince de Wurtemberg et le colonel Wachtendung, jointe aux troupes génoises de Camille Doria, remporta d’assez faciles succès sur les Corses dans le pays de Vescovato, au sud de Bastelica. Mais Camille Doria se fit écraser à Calenzana, le 2 février 1732, et Wachtendung se montre inquiet sur l’issue de la campagne, «ayant à combattre, disait-il, des hommes qui ne connaissaient pas la peur». Ceccaldi et Giafferi entrèrent en pourparlers avec le prince de Wurtemberg, qui les livra aux Génois. Pour sauver les deux prisonniers, les rebelles consentirent à traiter; mais la paix de Corte (11 mai 1732) leur fut singulièrement avantageuse: amnistie générale, admission des Corses à tous les emplois même ecclésiastiques, pouvoir effectif rendu à l’orateur et au Conseil des XVIII. Cette convention était placée sous la garantie de l’empereur: c’était—on le constatait à la cour de Versailles avec mélancolie—laisser à ce prince «la liberté de prendre toujours telle part qu’il voudra à ce qui se passera dans ce royaume, si ce n’est même y établir incontestablement les droits que la Cour de Vienne prétend avoir sur tout le reste de l’Italie».

Le gouvernement français aurait-il manqué d’initiative et d’esprit d’à-propos, et n’aurait-il pas su profiter de l’occasion qui se présentait? Non pas: car ce fut prudence, et non pas abandon. La France a, pour s’occuper de la Corse, un intérêt politique en même temps qu’un intérêt commercial: c’est le double aspect de sa politique méditerranéenne où tant d’ambitions,—autrichiennes, espagnoles, anglaises,—se heurtent et s’entrecroisent. Mais s’il faut surveiller de très près les affaires de Corse, réprimer les menées des Impériaux, profiter des fautes du Sénat, il ne convient pas encore de laisser soupçonner «nos vues sur l’île». La question corse va constituer désormais un des «secrets» de la diplomatie française au XVIIIᵉ siècle: il va se poursuivre, sans faiblesses, sans hésitations, à travers les crises ministérielles qui marquent le règne de Louis XV.

 

La paix de Corte ne pouvait être qu’une trêve, et les événements de 1729-1732 marquent en réalité le début de la grande insurrection du XVIIIᵉ siècle. Ni les Corses n’avaient été assez naïfs pour croire à la sincérité du Sénat—et, s’ils avaient traité, ce n’était que pour se débarrasser des troupes impériales,—ni les Génois n’avaient eu l’intention sérieuse de mettre un terme à leurs fructueuses exactions et à leurs injustices plusieurs fois séculaires. La Corse restait frémissante: une nouvelle et plus grave rébellion la souleva tout entière au début de 1735.

Les impôts en furent l’occasion. Le règlement du 28 janvier 1733 en avait accru le chiffre, sous prétexte de dédommager la métropole de ses frais d’occupation militaire. Au mois de juin, les fonctionnaires génois avaient reçu l’ordre de convoquer, au chef-lieu de chaque piève, les députés des villages, de leur faire prêter serment au nouveau règlement et de réclamer leur adhésion aux projets financiers du suzerain. La mauvaise volonté fut partout visible. Dans la piève de Rostino, en particulier, où le peuple échappait, par son isolement, à l’emprise génoise, la résistance fut plus courageuse que partout ailleurs. A l’invitation des commissaires, Giangiacomo Ambrosi, de Castineta, refusa de prendre tout engagement au nom de ses concitoyens. Il quitta l’Assemblée en prononçant ces mots: «Io so di Castineta e mi ritiro.» Son exemple fut suivi par Paul-François Giovannoni, délégué de Saliceto. Leur ami, Giacinto Paoli, de Morosaglia, se joignit à eux.

Il fallait au plus tôt étouffer ce germe de rébellion et punir le mauvais exemple donné à tout un peuple, déjà mal disposé. Le gouverneur Pallavicino décida de recourir à la force: ce fut en vain. Le capitaine Pippo et le capitaine Gagliardi, envoyés dans la vallée du Golo et dans l’Ampugnani, pour intimider les villages et arrêter les meneurs, furent surpris et obligés de capituler avant d’avoir pu être rejoints par un troisième détachement venu de Calvi. Ainsi commençait la deuxième guerre pour l’indépendance: elle allait durer jusqu’en 1739, et les Corses ont gardé le souvenir du paysan farouche et patriote dont les paroles, répétées de bouche en bouche, surexcitèrent l’enthousiasme national.

On était alors en pleine crise de la succession de Pologne. Le soulèvement de la Corse prenait l’empereur au dépourvu: il ne pouvait intervenir. Les Corses placèrent tout leur espoir dans l’appui de l’Espagne: le chanoine Orticoni partit pour Madrid, pendant que Louis Giafferi remplaçait à Corte la bannière de Gênes par celle du roi d’Espagne. Mais Philippe V résista, tout en protestant de son intérêt affectueux pour la cause des révoltés. Les Corses ne devaient plus compter que sur eux-mêmes: ils se montrèrent dignes des circonstances. Au mois de janvier 1735, Giafferi et Paoli, élus généraux du peuple, convoquèrent à Corte une consulte générale où fut votée une véritable constitution, rédigée par l’avocat Sébastien Costa. La Corse y fut déclarée indépendante et à jamais séparée de la République (30 janvier). L’assemblée populaire, source de toute loi, prendra une part directe au gouvernement; une Junte, composée de six membres nommés par l’assemblée et renouvelable tous les trois mois, devra, avec les généraux, représenter le peuple lui-même; un comité, composé de 4 membres, s’occupera de la justice, des finances et du commerce. Véritable constitution démocratique, adoptée par un peuple dont le continent européen entendait parler de temps en temps d’une manière vague et confuse, comme d’une terrible horde de sauvages. «Un petit peuple, obscur, sans littérature, sans industrie, avait, par sa seule force, surpassé en sagesse politique et en humanité toutes les nations civilisées de l’Europe; sa constitution n’était point sortie des systèmes philosophiques, mais des besoins matériels du pays.» Les nationaux firent broder sur leurs drapeaux l’image de la Vierge, sous la protection de laquelle fut placé le royaume. Jésus-Christ fut nommé «gonfalonier» des Corses, c’est-à-dire porte-étendard.

Cependant la France suivait de près les affaires de Corse. Très vite elle comprit tout le parti qu’elle pouvait tirer de la situation: elle l’avait prévue, elle y était préparée. M. de Campredon, invité à fournir d’urgence un rapport, insistait le 10 mars sur les intrigues espagnoles. Et Chauvelin estima aussitôt qu’il fallait agir, sinon encore à découvert, du moins avec précision. Dans une remarquable dépêche du 26 avril 1735, il fixe les deux traits essentiels de la politique à laquelle la cour de Versailles allait s’attacher jusqu’au bout. Il ne peut être question d’«enlever la Corse comme une usurpation sur les Génois»: cette opération brutale «exciterait les cris de toute l’Europe». Mais il faut se la faire offrir en agissant à la fois sur les Corses et sur les Génois. D’une part, «il faut dès aujourd’hui commencer à former sourdement un party en Corse et tascher que cela se mène sagement et bien secrètement». D’autre part, écrit-il à son représentant, «appliquez-vous à inspirer (sans laisser deviner la France) aux meilleures testes de la République que l’isle leur est à charge et que, plustost de se la laisser enlever, ils devraient songer à s’en accommoder avec quelque puissance, qui n’eust intérêt que de protéger les Génois». Il s’agit, en somme, de faire comprendre aux Génois que le gouvernement français est prêt à leur rendre un service tout à fait exceptionnel,—et l’on ne saurait vraiment s’exprimer avec plus de délicatesse ni agir avec plus d’élégance.—Au surplus, Chauvelin a pensé à tout: il entre dans les détails les plus précis relativement à la façon de conduire cette affaire qui lui tient à cœur: «Taschons d’amener les choses au point, en Corse, que tous les habitans tout d’un coup se déclarent sous la protection de la France; alors et sur-le-champ le Roy y envoyeroit quelques troupes et ce que les habitants demanderoient.—Nous déclarerions en même temps à Gênes que nous n’avons envoyé ces troupes que pour que les Corses ne se donnent à personne et que nous sommes prêts de travailler à remettre, s’il est possible, les peuples sous l’obéissance de la République, à moins qu’elle ne jugeât devoir s’en accommoder avec nous par un traité de vente. Ce sera alors le moment de faire usage des principales testes que vous lui auriez ménagées, et le Roy se portera à donner de l’argent pour déterminer la pluralité.»

On ne saurait trop insister sur cette lettre du 26 avril 1735. Elle marque, dès l’ouverture de la question de Corse, le programme de la politique française. Campredon et Chauvelin doivent être considérés comme les précurseurs de l’établissement de la domination française en Corse.

XVI

THÉODORE DE NEUHOFF, ROI DE CORSE

Un aventurier allemand: son règne de huit mois.—Le «secret» de Fleury.—La politique corse du comte de Boissieux et de M. de Maillebois.

Le 12 mars 1736, devant la plage déserte d’Aleria, s’arrêtait une galère aux couleurs anglaises qui venait de Tunis. Aux salves d’artillerie qui éclatèrent du bord rien ne répondit. Alors il en descendit un messager, qui s’en fut porter au «très illustre seigneur» Giafferi une missive lui rappelant certaines entrevues passées à Gênes. Elle était accompagnée de menus présents: «des dattes, des boutargues et des langues» et aussi des «bouteilles de véritable vin du Rhin». Giafferi convoqua les autres chefs, Sébastien Costa, Xavier dit de Matra, Giacinto Paoli. Ils se rendirent, dès le lendemain, au-devant du Messie qui leur arrivait.

Quand il les vit approcher, le passager mystérieux descendit, dans un accoutrement bizarre qui faisait songer au costume de mamamouchi dont M. Jourdain est affublé dans le Bourgeois gentilhomme[F]. Il était vêtu, dit le chroniqueur de la Haye, «d’un long habit d’écarlate doublé de fourrure, couvert d’une perruque cavalière et d’un chapeau retroussé à larges bords, et portant au côté une longue épée à l’espagnole et à la main une canne à bec de corbin». Il avait une suite de 16 personnes: un officier, qui prenait le titre de lieutenant-colonel, un maître d’hôtel, un majordome, un chapelain, un cuisinier, trois esclaves maures et huit autres domestiques. Il avait aussi deux esclaves corses, qu’il venait de racheter sur les côtes barbaresques, à crédit d’ailleurs. La cargaison comportait quelques armes et 15,000 bottes à la turque, «magnificence ignorée en Corse». Ce personnage était le baron allemand Théodore de Neuhoff, né à Cologne 42 ans auparavant. Il se donnait les titres de grand d’Espagne, de lord d’Angleterre, de pair de France, de baron du Saint-Empire, prince du Trône romain: titres ronflants et cosmopolites, qui pouvaient impressionner les Corses et qui les impressionnèrent en effet.

Le baron parlait si beau, il faisait miroiter des secours si importants qui ne pouvaient tarder à venir, il offrit incontinent un si somptueux festin arrosé de crus exotiques, que les chefs corses eurent confiance. Ils n’étaient pas forcés de savoir que l’aventurier avait mené jusqu’à ce jour une existence étrange, à Versailles, où il fut page de la duchesse d’Orléans, en Angleterre, en Suède, en Espagne, où il se maria, à la cour de Toscane, en qualité d’agent secret. C’est là qu’il connut les chefs corses exilés de leur patrie, Ceccaldi, Giafferi, Aitelli, et qu’il entendit de leur bouche la détresse d’un peuple anxieux de trouver un «rédempteur». Théodore s’imagina peut-être que la fortune lui souriait enfin et que, sur cette terre sauvage, «aussi peu connue que la Californie et le Japon», il trouverait une couronne et une destinée glorieuse.

Pour ne pas laisser refroidir l’enthousiasme, de Neuhoff mena rondement les choses. Il se rendit à la tête d’un pompeux cortège au palais épiscopal de Cervione, laissé vide par l’évêque d’Aleria, alors à Gênes. Il tenait à son couronnement. Pour lui donner satisfaction, on choisit pour lieu du sacre le couvent voisin d’Alesani. A défaut de trône, un fauteuil flanqué de deux chaises; à la place d’un diadème d’or, une couronne de lauriers cueillis dans le maquis.

Théodore Iᵉʳ fut acclamé comme «souverain et premier roi du royaume» le 15 avril 1736. On lui vota une constitution avec droit d’hérédité, même pour les femmes, et on l’assista d’une diète de 24 membres—16 de l’En deçà, 8 de l’Au-delà,—pris parmi les sujets «les plus qualifiés et les plus méritants», qui deviendraient les magnats corses. Trois membres de la Diète résideraient à la cour et «le roi ne pourra rien résoudre sans leur consentement, soit par rapport aux impôts et gabelles, soit par rapport à la paix ou à la guerre». L’autorité de cette Diète s’étendrait à toutes les branches de l’administration. Seuls, les Corses, à l’exclusion de tout étranger, seraient appelés aux dignités, fonctions ou emplois à créer dans le royaume. Les Génois étaient à tout jamais bannis de Corse, leurs biens étaient confisqués, ainsi que ceux des gens de Paomia. La constitution réglait les impôts, tailles et gabelles, dont les veuves étaient exemptées. Elle fixait le prix du sel, les poids et les mesures. Une Université publique pour les études du droit et de la physique—admirable souci pratique et digne du siècle des philosophes—serait établie dans l’une des villes du royaume. L’article 17 portait que le roi créera incessamment un ordre de «vraie noblesse» pour l’honneur du royaume et de «divers nationaux». Le souverain et ses successeurs devaient pratiquer la religion catholique romaine. Les chefs prêtèrent serment de fidélité; un banquet et des salves interrompues de mousqueterie saluèrent l’heureux événement.

Théodore revint dans son palais de Cervione. Il fit aussitôt preuve de roi, en distribuant des charges et des honneurs qui suscitèrent bien des jalousies. Il nomma Paoli et Giafferi généraux et premiers ministres; Costa devint grand chancelier, secrétaire d’État et garde des sceaux. Il fit exécuter Luccioni qui avait livré Porto-Vecchio aux Génois pour 30 sequins, et tint tout le monde en haleine par l’espoir de prochains secours. Il emprunte aux géographes allemands le blason de la Corse: une tête de Maure avec le bandeau sur le front. L’argent lui manquant, il essaie de fonder au couvent de Tavagna une frappe de monnaie. Elle ne réussit qu’à produire un seul écu d’argent de 3 livres, plus quelques sous de cuivre portant les initiales T.R. de Théodore Roi. Totto Rame, tout cuivre, disaient les Corses frondeurs; Tutti Ribelli, tous rebelles, interprétaient les Génois.

 

Ceux-ci, après avoir mis quelque temps à se remettre de leur étonnement, commencèrent à vouloir expulser de Corse ce roi d’occasion. Un édit contre le baron de Neuhoff fut affiché dans les rues et communiqué aux représentants des puissances étrangères: il noircissait ce «personnage fameux habillé à l’asiatique» de toutes les friponneries; il traitait Théodore de vagabond, d’astrologue et de cabaliste, il le proclamait enfin «séducteur des peuples, perturbateur de la tranquillité publique, coupable de trahison au premier chef». Comme tel il tombait sous les rigueurs des lois génoises. A ce factum, dont les gazettes de Hollande publièrent une

[Pas d'image disponible.]

Château de la Punta.—Ajaccio, vue générale. (Sites et Monuments du T. C. F.)

Pl. XI.—Corse.

traduction, Théodore répondit par un manifeste assez habile, déclarant que les véritables perturbateurs du repos public étaient les Génois eux-mêmes, dont la tyrannie avait soulevé les Corses bien avant son arrivée dans l’île. Quant à lui, «ministre du Saint-Siège» et confiant dans la divine Providence, il avait été élevé au trône par la volonté spontanée et unanime du peuple, ce qui lui permettait de considérer les invectives génoises comme les cris «des chiens qui aboient à la lune». Gênes lâcha dans l’île 1.500 bandits des galères, les vittoli,—on les appelait ainsi du nom du compagnon de Sampiero, Vittolo, dont la trahison avait causé la mort du chef corse.—Ceux-ci commirent de nombreuses atrocités et Théodore, après quelques succès en Balagne, commença de connaître les revers.

Au surplus les chefs corses, que la jalousie divisait et qui ne voyaient pas venir la flotte attendue, se méfièrent et se mutinèrent. Théodore jugea rapidement que la situation n’était plus tenable. Il usa de moyens de fortune pour recruter des partisans, instituant l’Ordre de la Délivrance «tant pour la gloire du royaume que pour la consolation des sujets» et distribuant à cette occasion une pluie de titres de noblesse. Afin d’attirer les étrangers, il proclama la liberté de conscience et déclara vouloir favoriser l’industrie, à peu près inconnue en Corse. Il autorisait également la fabrication du sel que Gênes avait prohibée. Il réglementait la pêche dans les rivières, les étangs et sur les côtes de la mer.

Mais ces dispositions, excellentes en elles-mêmes, ne ramenaient pas la popularité: l’heure de la désaffection était venue. Ayant délibéré «de passer en terre ferme pour chasser les Génois», il publia le 4 novembre, à Sartène, un édit pour annoncer son départ et organiser la régence. Giacinto Paoli et Louis Giafferi reçurent le commandement en chef des provinces au delà des monts; Luca d’Ornano fut nommé gouverneur des provinces en deçà. Puis, seul à travers les forêts, il gagna la Solenzara. Une barque sous pavillon français le protégea des corsaires et le débarqua à Livourne le 14 novembre 1736. Voulant dépister les espions génois, il avait pris un costume ecclésiastique; il n’avait plus rien avec lui, sauf quelques bribes d’argenterie, restes d’une splendeur éphémère. Son règne avait duré huit mois.

Blessé dans son amour-propre, un chroniqueur corse, Rostini, déclare après coup que ses compatriotes s’étaient moqués de ce roi d’opérette: ils voulaient seulement «quelque chose qui fît du bruit» et ils montraient ainsi qu’ils étaient disposés «à embrasser le parti le plus étrange qui se présenterait à eux... plutôt que de se soumettre aux Génois». D’ailleurs le roi Théodore n’avait causé aucun tort à la Corse: il en était sorti plus pauvre qu’à son arrivée. «Grâce à lui, un rayon de soleil avait éclairé quelque temps la nuit de l’oppression génoise. L’île garde bon souvenir de son roi Théodore.»

 

De cet épisode curieux une conclusion se dégage avec une évidence indiscutable: Gênes devait renoncer à l’espérance de triompher des Corses par ses seules ressources. Allait-elle, comme naguère en 1729, s’adresser à l’Autriche? La guerre de la succession de Pologne peut être alors considérée comme finie; mais l’empereur reste aux prises avec les Turcs, et le marquis de Villeneuve, notre ambassadeur à Constantinople, lui suscite tous les embarras désirables. Il ne reste plus au Sénat qu’à se tourner du côté de la France, accomplissant ainsi le geste qu’avait prévu Chauvelin et que M. de Campredon avait préparé. Le 12 juillet 1737 un arrangement fut conclu. La France enverrait en Corse une petite armée de 8.000 hommes pour soumettre les «rebelles».

Il en fut ainsi, et le commandement en fut confié au comte de Boissieux, neveu du maréchal de Villars. Mais la préoccupation essentielle fut de rassurer les Corses sur les véritables intentions de la France: il ne s’agissait pas d’une expédition militaire, mais seulement d’une «mission de conciliation et d’arbitrage». Le comte de Boissieux s’en acquitta d’ailleurs avec beaucoup d’intelligence et de délicatesse, se bornant à cantonner ses troupes à Bastia et à Saint-Florent, et se tenant en relations avec les Corses de l’intérieur sans intervenir d’une façon active et visible dans leurs rapports avec les Génois.

Les Corses ne purent que se féliciter de son «admirable conduite», de sa «diligence» et de sa «patience». De plus, dans la lettre même où ils rendent un pareil hommage au représentant de la France, les deux «députés» de la nation corse, Erasme Orticoni et Jean-Pierre Gaffori, sollicitaient du cardinal Fleury la continuation de ses bons offices. Sa piété et son équité le désignaient pour être «leur juge et leur avocat»: aussi la Corse, «chargée du poids de ses injures et de ses droits», n’hésitait-elle pas à recourir à son arbitrage. En termes qui savaient rester dignes, ils exprimaient toute la confiance qu’ils n’avaient jamais cessé d’avoir dans le Roi très chrétien, «notre maître», pour la paix de l’Europe et «pour la rédemption et délivrance des Corses qui gémissent dans l’esclavage et l’oppression».

Le plan de Chauvelin se réalisait donc point par point: il existait en Corse un «parti français», les habitants «se déclaraient sous la protection de la France» et le gouvernement de Louis XV avait eu la suprême habileté de faire réclamer par les Génois eux-mêmes l’envoi d’une armée française dans l’île. Cependant la Cour de Versailles croit que l’heure n’a pas encore sonné. En présence de l’offre formelle faite par Orticoni et Gaffori, le cardinal de Fleury se dérobe et craint de s’engager.

Sa réponse (6 juin 1738) est un chef-d’œuvre de réserve diplomatique et de sous-entendus. Il commence par poser en principe la souveraineté «légitime» de Gênes: «Vous êtes nés sujets de la République de Gênes et ils sont vos maîtres légitimes. Il ne s’agit point d’aller fouiller dans des temps reculés la constitution primitive de votre pays et il suffit que les Génois en soient reconnus depuis plusieurs siècles paisibles possesseurs pour qu’on ne puisse plus leur contester le domaine souverain de la Corse.» En conséquence «le roy ne peut et ne doit avoir d’autre principe, dans les bons offices qu’il est disposé à rendre à vos citoyens, que celui de les remettre dans l’obéissance légitime à leurs souverains».—Mais, tout en réservant les droits de l’empereur, sous la garantie duquel l’exécution du traité de 1732 a été placée, tout en rassurant Gênes à l’endroit des ambitions françaises, Fleury entend rester en bons rapports avec les «rebelles» et ménager l’avenir: «Si vous estes bien déterminés à vous conformer à ces principes, le Roy travaillera avec tout l’empressement possible à vous rendre une tranquillité que vous avez perdue depuis si longtemps, et ne vous demandera d’autre récompense de ses soins que celle d’avoir contribué au bonheur d’un païs qui lui a toujours esté cher, aussi bien qu’à ses glorieux ancêtres.» Au surplus, ne me forcez pas à en écrire trop long, devinez ce que je n’avoue pas ouvertement: «M. le comte de Boissieux, dont vous paroissés estre contens, vous expliquera plus au long les intentions de Sa Majesté.»

 

Le général français se trouvait aux prises avec les plus graves difficultés, suscitées en partie par la réapparition de Théodore. Depuis son départ de Solenzara, le roi en exil avait mené l’existence la plus étrange. Des émissaires génois le suivent pas à pas et le font à plusieurs reprises arrêter. A Florence, à Rome, à Paris, en Hollande, il doit se cacher pour échapper à leurs dénonciations et même à l’assassinat, car sa tête a été mise à prix. Emprisonné pour dettes à Amsterdam, il réussit à se faire rendre la liberté et organise une compagnie commerciale, commanditée par des négociants hollandais, qui se chargera d’exploiter la Corse. Il enverra à ses sujets des munitions et des approvisionnements; ceux-ci le rembourseront en huile, châtaignes et autres produits. Mais les trois navires qu’il affrète ne peuvent débarquer leur cargaison; lui-même avec le vaisseau l’Africain parut devant Sorraco près de Porto-Vecchio, mais il ne tarda pas à filer sur Naples (septembre 1738), pendant que le comte de Boissieux prescrivait de «courre sus» à ceux de sa suite et à ses partisans. Entouré d’espions et de traîtres, Théodore se confine en Italie dans une mystérieuse retraite et s’efforce de réchauffer le zèle de ses partisans par des lettres que son neveu Frédéric apporte aux chefs. Vains efforts, qui ne se prolongeront pas au delà d’une année.

D’autre part, M. de Boissieux devait tenir tête aux exigences croissantes des commissaires de Gênes qui le sommaient d’intervenir plus activement. Ne voulant pas sortir de la réserve que les instructions dont il était porteur lui recommandaient avec insistance, il décida seulement de procéder au désarmement des habitants. Mais les troupes françaises du capitaine Courtois, envoyées dans ce but à Borgo, durent battre en retraite du côté de Bastia, harcelées par les Corses qui les poursuivirent jusqu’au delà de la plaine de Biguglia (13 décembre 1738).

Cette défaite des Français, à laquelle les insulaires donnèrent le nom de Vêpres corses—mot impropre, car il n’y eut pas de guet-apens comme en Sicile,—stupéfia le cabinet de Versailles moins qu’elle ne l’ennuya. M. de Boissieux fut aussitôt rappelé et remplacé par le marquis de Maillebois. Il était malade quand il apprit sa disgrâce et n’y survécut pas. Il mourut à Bastia, dans la nuit du 1ᵉʳ au 2 février 1739, et fut inhumé dans l’église Saint-Jean où son tombeau subsista jusqu’en 1793.

Le comte de Maillebois, qui lui succéda à la tête des troupes françaises de Corse, imita sa prudence. Pourtant il ne fallait pas, sous prétexte de mansuétude, imposer à l’armée française une inaction pouvant porter atteinte à son prestige aux yeux des rebelles et aux yeux des Génois. Après avoir lancé une proclamation où il affirmait n’avoir «d’autre vue que le bonheur et la tranquillité du pays», il entra en campagne et décida de porter les armes jusque dans les cantons montagneux de l’intérieur. La Balagne, où Frédéric de Neuhoff, neveu du roi Théodore, prêchait et organisait la résistance, fut assez facilement réduite: la prise de Lento et de Bigorno assura l’occupation presque complète de la vallée du Golo. Puis Maillebois se rendit à Corte: tout le nord de l’île était pacifié et même désarmé. La résistance fut plus longue dans le sud, encombré de montagnes et de rochers, et surtout dans le canton de Zicavo, où Frédéric s’était réfugié, dominant la vallée du Taravo. Maillebois n’y entra qu’à la fin de septembre. Frédéric et ses partisans durent quitter la Corse (1740). Dès le mois de juillet précédent, Giacinto Paoli, Giafferi et Luca d’Ornano étaient partis pour Naples.

Maillebois se hâta de proclamer que la pacification était achevée. Il s’efforça de gagner les sympathies des Corses par sa modération et son équité; il leva un régiment spécialement composé d’insulaires, auquel on donna le nom de Royal-Corse. Il s’enferma dans Calvi: admirant la fertilité et l’heureuse situation de la Balagne voisine, «il en fit des rapports à son gouvernement, appelant son attention sur l’intérêt qu’il y aurait à s’y établir». Lui aussi voit clair et juste et entrevoit les solutions inévitables. Les 8.000 hommes de troupes françaises que Gênes entretient n’ont pacifié que les côtes et leur établissement dans l’île n’est que provisoire; si les Français se retirent, les Corses, restés maîtres de l’intérieur, remporteront sur les Génois des victoires décisives et les chasseront de l’île, qui sera perdue pour la République sans compensation. «L’intérêt certain de la République était de se défaire de la Corse au meilleur prix. Il n’importait que de le lui faire comprendre[G]

XVII

LA CORSE PENDANT LA GUERRE DE LA SUCCESSION D’AUTRICHE

Les progrès de l’influence française.—La dernière aventure du roi Théodore.—Intrigues anglaises, sardes et autrichiennes.

M. de Campredon, vieilli, ne suffisait plus à l’activité que réclamaient les événements nouveaux. Il demanda à se retirer (juin 1739) et fut aussitôt remplacé par M. Chaillon de Jonville, gentilhomme ordinaire de la maison du roi, ancien ministre à Bruxelles. Rien à signaler dans les instructions qui lui furent remises le 24 juin 1739: c’est à peine s’il y est question de la Corse. Mais dès qu’il fut arrivé à Gênes, en janvier 1740, il reçut du secrétaire d’État des Affaires étrangères, Amelot, des lettres plus précises et un mémoire très détaillé sur ce sujet. L’objet de sa mission était d’ouvrir avec le Sénat une négociation sur les conditions de l’intervention française en Corse. Le gouvernement de Versailles, désireux de terminer «une affaire aussy épineuse», réclame toute sa liberté d’action. Les troupes génoises évacueraient entièrement toutes les places et forteresses de la Corse «qui seraient remises entre les mains du Roi et y mettrait des garnisons». Tout se ferait en son nom: il administrerait la justice, il y réglerait les subsides que l’île devrait payer chaque année; en un mot le roi de France agirait «comme s’il en estoit le seul souverain».

Il faut prévoir une certaine résistance de la part des Génois, «soit par leur défiance naturelle, aussi bien que par leur jalousie, soit par la crainte qu’ils auroient de nostre bonne foy». Forts de la situation, qui nous est entièrement favorable, il faut les mettre «au pied du mur», les menacer de retirer entièrement nos troupes et les rendre responsables de tous les événements qui peuvent arriver: «on s’en prendra à eux si quelque autre puissance s’emparait de l’île et on les regarderait comme y ayant eu part eux-mêmes, dont le Roy ne pourrait qu’en tirer raison sur les Estats mesmes de la République».

Cette fois la menace n’est même plus déguisée. Mais, de même qu’en ménageant les Corses il avait fallu—et telle avait bien été la politique du comte de Boissieux—apaiser les susceptibilités génoises, de même il fallait aujourd’hui prendre garde, en négociant avec les Génois, de ne pas effaroucher les Corses. Aussi Amelot exige-t-il expressément que rien ne transpire des conversations qui vont être engagées: la République ne devra nommer qu’un petit nombre de commissaires, qui seront «d’une extrême prudence» et «capables surtout d’un secret à toute épreuve».

Lorsque M. de Jonville eut fait connaître les propositions de son gouvernement, le Sénat de Gênes nomma deux commissaires pour suivre avec lui la négociation: Jean-Baptiste Grimaldi et Charles-Emmanuel Durazzo. Bientôt ils laissèrent entendre—et le ministre de la République à Versailles, Lomellini, agissait dans le même sens,—que les conditions du gouvernement français ne pouvaient pas être acceptées intégralement. Ils demandèrent une intervention combinée des troupes françaises et des troupes impériales, espérant ainsi neutraliser ces deux influences l’une par l’autre.

Sur ces entrefaites l’empereur Charles VI mourut (20 octobre 1740) et l’ouverture de la succession d’Autriche apporta d’autres préoccupations aux Etats européens. Du moins la France essaya-t-elle encore de profiter des embarras de l’Autriche, comme elle avait fait une première fois après les événements de 1732. M. de Jonville proposa au Sénat de laisser dans l’île, aux frais de la France, l’armée de M. de Maillebois, à condition que les Génois lui remettraient en dépôt quatre places de l’île—Ajaccio, Calvi avec la tour de Girolata, la tour de Porto, le village de Piana,—construiraient deux ponts—sur le Liamone et sur l’Otta,—fourniraient enfin aux soldats français les lits, le bois, les tables et tous les ustensiles nécessaires. Le Sénat faisant des difficultés, Louis XV rappela M. de Maillebois qui alla combattre en Bohème (mai 1741).

Les Français laissaient l’île pacifiée mais non soumise: les Corses ne voulaient à aucun prix accepter la domination de Gênes. Si la présence des troupes françaises les avait contenus jusqu’alors, ils reprirent sur plusieurs points, dès 1742, les hostilités contre la République. Ce fut en vain que le Sénat et ses commissaires généraux multiplièrent les règlements, les perdoni et les concessioni: ils ne purent décider les Corses à déposer les armes. C’était, semble-t-il, la fin de la domination génoise, d’autant plus que Théodore de Neuhoff reparut soudain en 1743.

 

Ses deux échecs n’avaient fait qu’augmenter sa popularité et la caricature s’était emparée de lui. Une gravure allemande ridiculisait

Le satyre corse visionnaire
ou
le rêve à l’état de veille,
dont l’image représente
dérisoirement
Théodore,
premier et dernier en sa personne,
pseudo-roi des Corses rebelles.

Mais si les uns se moquaient, d’autres croyaient vraiment à la réussite ou à l’influence du baron de Neuhoff: la sous-prieure du couvent des Saints Dominique et Sixte, Madame Angélique Cassandre-Fonséca, qui dirigeait les affaires politiques du baron à Rome et en faisait «un martyr, grand soldat du Christ»;—François, duc de Lorraine et beau-fils de l’empereur, qui avait jeté ses vues sur la Corse et, après s’être servi en 1736 du louche Humbert de Beaujeu, avait en 1740 recours à Théodore lui-même et lui promettait 1.500 fusils..... La mort de Charles VI coupa court à ces projets. Le roi de Corse s’adressa alors à la France, par l’intermédiaire de son beau-frère, Gomé-Delagrange, conseiller au Parlement de Metz: il essayait «l’escroquerie politique» après l’escroquerie commerciale. On refusa de l’entendre et c’est alors que la guerre de la succession d’Autriche, en brouillant les puissances européennes, mit l’aventurier au premier plan.

Au mois de janvier 1743, un navire de la Majesté britannique, le Revenger, parut dans la Méditerranée. Sous le couvert du pavillon anglais, muni d’un passeport de lord Carteret, le baron Théodore de Neuhoff, souverain de la Corse, allait reconquérir son royaume. Une proclamation fut distribuée aux rebelles: elle produisit un médiocre effet; d’autant plus que Sa Majesté ne consentit pas à débarquer: elle répugnait à l’idée de coucher sur la dure, dans le maquis, avec ses farouches sujets. Théodore parut à peine sur les côtes de la Balagne et distribua quelques munitions; une nuit, le commandant anglais le ramena sur le rivage de Toscane, à l’embouchure de l’Arno. Le roi se hâta de gagner Florence, pour continuer ses intrigues et battre monnaie au moyen des plus savantes manœuvres de chantage.

 

Pendant que se poursuit «le roman de sa vie», on voit se nouer autour de la question corse le réseau compliqué des combinaisons diplomatiques. Ce sont les menées de l’Angleterre qui apparaissent d’abord, pendant la guerre de la succession d’Autriche, comme les plus significatives et les plus dangereuses. Les Anglais ont compris, bien avant Nelson, l’importance du golfe de Saint-Florent, où l’on pourrait entretenir «nombre de gros vaisseaux qui seront toujours en vedette sur Toulon» et, dans le début, il ne s’agit de rien moins que de «conquérir» la Corse. Théodore essaie de séduire le représentant anglais en Toscane, Horace Mann: celui-ci, par curiosité et par désœuvrement, consentit à avoir plusieurs entretiens avec un personnage qui l’intriguait; il eut tôt fait de s’apercevoir que Théodore n’était qu’un «babillard» et il conseilla à son ministre de ne faire aucun fonds sur lui.

Lâché par l’Angleterre, Neuhoff essaya de s’imposer à la Cour de Turin: Charles-Emmanuel III, dont les ambitions commencent à s’étendre au delà des limites étroites du Piémont et qui, doué d’un fort appétit, ne demande qu’à se mettre à table pour manger l’Italie feuille à feuille, aurait volontiers commencé par la Corse le démembrement de Gênes et la conquête de la péninsule entière. On voit poindre ainsi dès le XVIIIᵉ siècle l’idée de l’unité de l’Italie sous le drapeau de la maison de Savoie,—les dépêches du comte Lorenzi, envoyé de France à Florence, sont particulièrement caractéristiques à cet égard. Or dans ces espérances grandioses, le roi de Sardaigne sera de bonne heure soutenu par l’Angleterre, «qui voudrait le rendre très puissant pour en faire une digue contre la France» (lettre de Poggi, consul de Naples à Gênes, en date du 4 janvier 1744).—Mais on n’a pas confiance en Théodore, dont les prétentions paraissent excessives et les promesses vaines et, tandis qu’il écrit au marquis d’Ormea, on écoute plus volontiers Dominique Rivarola, d’origine corse, un traître et un intrigant, qui jouit malgré tout d’un certain crédit auprès de ses compatriotes et se fait fort d’introduire les étrangers dans sa patrie.

Restait l’impératrice Marie-Thérèse, dont l’époux François de Lorraine avait jadis convoité l’île. La famille autrichienne se berça un moment de l’espoir d’utiliser l’influence du personnage; elle prépara même une expédition qu’il devait conduire, mais qui ne partit pas.

Une fois de plus, Théodore avait échoué: mais il avait fort bien vu à qui il convenait de s’adresser pour réussir. Visiblement une triple alliance anglo-austro-sarde se nouait en 1744: la Corse en était le pivot, et ces projets étaient dirigés contre les Bourbons de France et d’Espagne. Le résultat serait la formation d’une unité italienne au profit de la Sardaigne et l’attribution de l’île à la maison anglaise de Hanovre. Toute cette négociation, conduite par lord Newcastle à Londres, est vraiment, suivant le mot de M. Le Glay, «de l’art dans la diplomatie».

 

Et les Corses? Que deviennent-ils au milieu de ces partages dont leur île est l’objet éventuel, au milieu de ces intrigues, de ces ruses et de ces mensonges? Peuvent-ils se sauver eux-mêmes? Effrayés de tous les embarras qui les accablent, les Génois ont essayé de s’entendre directement avec les Corses et préparé un règlement de pacification (3 août 1744) qu’ils espèrent faire accepter aux révoltés. Ce fut en vain. La lutte se prolongea sans engagements importants jusqu’en 1745. Cette année-là, au mois d’août, les Corses élurent pour chefs l’abbé Ignace Venturini, Jean-Pierre Gaffori et François Matra, avec le titre de «Protecteurs de la Nation». La mission confiée à ces chefs était plutôt de porter un remède aux désordres qui désolaient l’île à ce moment; mais les maladresses du nouveau commissaire général, Stefano Mari, ne tardèrent pas à déchaîner une guerre ouverte.

La France sut admirablement profiter de cette situation embrouillée et déjouer toutes les intrigues. Il fallait à tout prix empêcher l’établissement en Corse d’une grande puissance maritime, si l’on voulait sauvegarder la suprématie française dans la Méditerranée, assurer la défense des côtes de Provence, avoir la route libre vers l’Orient pour le développement du trafic maritime,—et c’est ce que comprirent tous les hommes qui dirigèrent pendant cette période la diplomatie française: Fleury, Chauvelin, Amelot, d’Argenson, Puysieux. Gênes est obligée de se rejeter dans les bras de la France qui, d’accord avec l’Espagne, lui garantit au traité d’Aranjuez (17 mai 1745) l’intégrité de son territoire. Puis M. de Guymont, nommé ministre de France à Gênes à la place de M. de Jonville, adresse aux peuples de Corse une proclamation les invitant à se tenir dans le devoir et à se défier des excitations des ennemis de la République. En fait, on vit les insurgés corses faire cause commune avec les Autrichiens ou les Sardes, mais il ne se passa rien d’irréparable en Corse pendant la terrible guerre où Gênes elle-même faillit périr.

Au mois de novembre 1745, les Anglais bombardaient et prenaient Bastia: Rivarola et les chefs insurgés occupaient la ville et la citadelle. Mais les Bastiais prennent les armes en faveur de la République et chassent les insurgés. Rivarola revient mettre le siège devant la ville. Il occupe Terra Vecchia et presse si énergiquement la citadelle de Terra Nova que sa capitulation parut inévitable. Si l’escadre anglaise de six vaisseaux qui croisait entre Bastia et Livourne était intervenue l’événement se serait aussitôt accompli; mais elle ne bougea pas, car le gouvernement britannique était en ce moment occupé à négocier avec l’Espagne. Profitant de la mort de Philippe V et de l’avènement d’un nouveau roi à Madrid, l’Angleterre offrait la paix—et la Corse—à l’infant don Philippe, dans l’espoir de brouiller les Bourbons de France et d’Espagne et peut-être aussi d’obtenir d’importantes concessions commerciales en Amérique. «Un accommodement avec l’Espagne, disait le duc de Newcastle, est un si grand objet pour l’Angleterre, qu’elle est résolue de ne pas risquer de le manquer pour une chose qui lui semble de si peu d’importance comme la Corse.» La question de Gibraltar, que la cour de Madrid réclamait, fit échouer les pourparlers. Mais, pendant qu’ils se prolongeaient, l’escadre britannique était restée inactive et son amiral demeurait sourd aux prières du roi de Sardaigne. «Du moment qu’ils ne croyaient pas devoir recueillir des bénéfices personnels, les Anglais n’entendaient pas perdre leur temps à protéger un peuple gémissant.»

Le gouvernement français mit ses tergiversations à profit. Sur les instances de la République de Gênes, une troupe de 500 hommes—Génois, Français et Espagnols,—fut envoyée le 1ᵉʳ septembre 1747 au secours de Bastia. Le lieutenant-colonel Choiseul-Beaupré, qui commandait ce détachement, réussit à repousser Rivarola. L’année suivante, Bastia devait soutenir un siège autrement meurtrier. Gaffori et Giulani avec les insurgés corses, le chevalier de Cumiana avec 1.500 hommes, Piémontais et Autrichiens, et plusieurs batteries d’artillerie, attaquèrent furieusement la ville. Le duc de Richelieu, ministre plénipotentiaire à Gênes, envoya en toute hâte M. de Pédemont, officier du régiment de Nivernais, au secours du commandant génois Spinola; après une lutte sanglante, le chevalier de Cumiana se retira sur Saint-Florent (27 mai 1748). Deux jours après, le marquis de Cursay débarquait à Bastia. Son arrivée rendait impossible tout succès des Austro-Sardes. Ainsi l’action énergique et décisive de la France terminait la campagne, et la paix prochaine d’Aix-la-Chapelle (30 octobre 1748) allait ruiner les convoitises de la Sardaigne et les menées de l’Angleterre[H].

Il ne sera plus question du roi Théodore dans l’histoire de Corse. Son rôle politique est fini, bien qu’il refuse d’abdiquer. Toujours dénué tout en recevant de fortes sommes de donateurs inconnus, il fait miroiter aux yeux des marchands ou des

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Bastia: la Citadelle.—Ibid.: Dans le Vieux Port. (Ph. Moretti.)

Pl. XII.—Corse.

souverains les avantages à tirer de la Corse, pour peu qu’on le mette en mesure de la prendre. En fin de compte, il échoue à Londres où il est bientôt emprisonné pour dettes. Après six ans de détention, bafoué par les uns, renié par les autres, finalement appelé à bénéficier d’une libération conditionnelle, il répondit au tribunal qui lui demandait une garantie: «Je n’ai rien que mon royaume de Corse.» Il signa une cédule par laquelle il abandonnait ses Etats (24 juin 1755). Et le royaume de Corse fut légalement et officiellement enregistré pour la garantie des créanciers du baron de Neuhoff! Les Anglais étaient donc arrivés à leurs fins: ils avaient l’île, objet de leurs convoitises. Seulement cette cession n’existait que sur un papier sans valeur. Théodore vécut encore un an, rejeté en prison, libéré une dernière fois, loqueteux et affamé, accueilli charitablement par un pauvre tailleur chez lequel il mourut le 11 décembre 1756. Horace Walpole fit graver sur la pierre, dans l’église Sainte-Anne ce témoignage de compassion railleuse: «Le destin lui accorda un royaume et lui refusa du pain!» C’est tout ce qui reste de l’homme qui disputa à Gênes la souveraineté de la Corse!

Sa mémoire fut ridiculisée. On connaît les sarcasmes de Voltaire. Ensuite, sur un poème de Casti, Paisiello composa en 1784 un opéra héroïco-comique, il Re Teodoro: Marie-Antoinette le faisait jouer au théâtre de Versailles et Napoléon l’écoutera dans le palais des Tuileries, «lui qui aurait pu naître sujet du baron de Neuhoff, si celui-ci avait réussi et fondé une dynastie»!

XVIII

ESSAIS D’ORGANISATION NATIONALE

Administration du marquis de Cursay.—Gaffori et la consulte d’Orezza.—A la recherche d’un chef: l’affaire de Malte.—La consulte de Caccia et l’entrée en scène de Pascal Paoli.

En 1748, un corps de troupes françaises avait débarqué en Corse, sous les ordres de M. de Cursay. Il y demeura jusqu’en 1753 et gouverna le pays pendant ce temps. Les commandants des postes établis dans l’île rendaient la justice et percevaient les impôts: la souveraineté se trouvait, pour ainsi dire, en dépôt entre leurs mains. Situation singulière, qui s’expliquait par le rôle d’arbitres et de pacificateurs entre Corses et Génois qu’ils avaient assumé, mais instable et périlleuse.

M. de Cursay était un homme bienveillant et juste: «il gouverna l’île, dit Cambiaggi, avec une grande sagesse». Recherchant les causes profondes du désordre où la Corse se trouvait d’une façon permanente, il «connut bien vite que tout ce qui était dans l’île avait un intérêt réel à maintenir la révolte»: les fonctionnaires génois, parce qu’ils pouvaient à la faveur du désordre continuer leurs malversations;—les chefs du peuple, pour dominer et s’enrichir;—les autres, pour vivre dans l’indépendance. «Il avait donc, écrit Pommereul, deux partis à gagner, les chefs et le peuple: pour faire un projet solide, il fallait que les chefs lui répondissent du peuple, et le peuple des chefs.»

Il commença par le peuple et, sachant que les abus dans l’administration de la justice avaient été la principale cause de la révolte, il voulut être un juge intègre et sévère. Les administrateurs des pièves imitèrent, comme il arrive, la conduite du chef suprême et le peuple connut une tranquillité dont il n’avait plus l’habitude: il se reprit à respirer et à espérer et, par delà la personnalité du marquis de Cursay, le nom de la France excita l’admiration et l’amour. Ayant ainsi agi sur le peuple, Cursay réunit les chefs à Biguglia et se fit remettre toutes les places dont ils s’étaient emparés; mais il eut l’art de le faire avec leur assentiment, et pareille mesure ne se présenta pas sous les apparences d’une vengeance administrative.

L’ordre et la paix réapparurent dans l’île. «Il y fit régner la plus exacte justice, et fut encore plus aimé qu’il ne fut craint. Il fit construire des pontons, raccommoder des ports. Il leva des impôts en plus grande quantité que ceux qu’avait jamais établis la République, sans pour cela mécontenter la nation. Il fit enfin tout ce que le souverain le plus intelligent peut faire pour un peuple qu’il aime.» Précurseur de la domination française, initiateur des mesures que les intendants prendront après 1769, véritable despote éclairé, il mérita la reconnaissance de la Corse et de la France. Il s’attacha à toutes les branches de l’administration et tenta de greffer sur une vie économique renaissante un développement intellectuel digne de ce peuple que tant de luttes avaient détourné de la littérature. Il fait représenter devant lui un drame de Marco-Maria Ambrosi, fils du fameux Castineta, intitulé Lavinia. L’Académie des Vagabonds, fondée à Bastia en 1659 et dont l’éclat avait été éphémère, fut rétablie en 1750 et proposa un prix d’éloquence dont le sujet était cette question: «Quelle est la vertu la plus nécessaire au héros, et quels sont les héros à qui cette vertu a manqué?» J.-J. Rousseau concourut en 1751 pour ce prix. La disgrâce du marquis de Cursay et les nouveaux troubles qui agitèrent la Corse détruisirent l’Académie, «espèce d’établissement qui ne peut subsister qu’avec la paix».

Car les Génois ne tardèrent pas à se montrer jaloux de M. de Cursay: son administration, comme dit Pommereul, «faisait la satire de la leur» et ne pouvait leur convenir. En offrant aux Corses le modèle d’un gouvernement ferme, sage et modéré, tel que Gênes n’en avait jamais adopté, il préparait de nouvelles révoltes à la République «et lui enlevait réellement les Corses en tâchant de les lui soumettre». Gênes se plaignit à la Cour de France, qui fit passer en Corse le marquis de Chauvelin, officier de carrière, ambassadeur à Gênes, chargé pour la circonstance du commandement supérieur des troupes françaises avec le grade de lieutenant général. Il avait pleins pouvoirs et M. de Puysieux, secrétaire d’Etat des Affaires étrangères, lui transmettant les instructions du comte d’Argenson, lui recommandait de traiter «dans des lettres séparées» tout ce qui aurait rapport aux affaires de Corse: c’était montrer l’intérêt que l’on y attachait en haut lieu.

M. de Chauvelin sut répondre à la confiance du ministre; il se montra dès le premier jour organisateur éminent, rédigeant de nombreux mémoires sur l’administration de la Corse, sur les moyens de la pacifier, et se tenant sans cesse en correspondance avec le gouvernement. Mais il crut habile de rendre aux Génois la garde des ports en laissant aux Français l’administration de la justice, source de conflits évidents: ou l’autorité de M. de Cursay s’arrêtait aux ports, et alors les malfaiteurs pouvaient à leur gré entrer dans l’île ou en sortir, tant les Génois faisaient mauvaise garde, ou M. de Cursay possédait l’administration générale de la justice et devait commander également dans les ports.

En attendant, Gênes essaya de profiter de l’œuvre de pacification réalisée par M. de Cursay et feignit de considérer les Corses comme soumis à la République. Un voyage de M. de Grimaldi dans l’intérieur lui fit voir son erreur: il trouva tous les passages fermés et fut obligé de revenir honteusement à Bastia. Il fallait à tout prix se débarrasser du marquis de Cursay. On y parvint à la fin de 1752, lorsque furent terminées les négociations entamées avec les deux commissaires génois, Charles-Emmanuel Durazzo et Dominique Pallavicini. M. de Grimaldi et Chauvelin se transportèrent en Corse. On suscita des difficultés à M. de Cursay, on le calomnia, on l’accusa de fomenter la rébellion et d’aspirer à la royauté. Il fut arrêté et emprisonné à Antibes; son innocence ne tarda pas à être reconnue et il alla commander en Bretagne et en Franche-Comté. La convention de Saint-Florent (6 sept. 1752) avait réglé les rapports de Gênes et de la France: l’administration de l’île était rendue aux Génois sous la garantie du roi qui leur donnerait un subside pour l’entretien des troupes par lesquelles ils remplaceraient peu à peu les troupes françaises. Solution précaire, essentiellement provisoire, qui ne réglait rien et remettait tout en question.

 

Le départ de Cursay exaspéra les Corses, mais ne les prit pas au dépourvu: ils entendaient avoir le dernier mot et s’étaient organisés pour la lutte. Dès le mois de juin 1751, le général des Corses, Gaffori, qui apparaît au premier plan de l’histoire insulaire, avait provoqué une consulte à Orezza et organisé un gouvernement dont l’autorité devait, le moment venu, se substituer à celle des Français. Les Français présents, ce gouvernement n’existait pas, à proprement parler; les Français partis, il était prêt à fonctionner.

Ce gouvernement devait se composer:—1º d’une cour suprême jugeant sans appel dans toutes les affaires civiles et criminelles et pouvant prononcer la peine de mort, sauf confirmation des généraux;—2º d’une junte de cinq membres (sindicatori), chargée de veiller sur la conduite des officiers et des magistrats, afin d’empêcher tout abus de pouvoir;—3º d’une junte des finances, chargée d’assurer la rentrée des revenus publics: impôt de 26 sous par feu, condamnations prononcées par les tribunaux, etc.; le trésorier général ne pourrait disposer d’aucune somme si elle n’était d’abord ordonnancée par 4 membres sur 6 qui composaient la junte;—4º d’une junte de guerre, composée de 12 membres.—Sous les ordres de cette junte de guerre, les commandants des pièves (2 par piève exerçant l’autorité à tour de rôle, se relevant de mois en mois), dirigeaient les capitaines des paroisses. Ceux-ci devaient intervenir dans toutes les disputes, arrêter les délinquants, faire exécuter les sentences des magistrats, condamner à l’amende les fusiliers qui ne prendraient point part aux marches commandées. Dans chaque piève, un auditeur, assisté d’un chancelier, devait juger toutes les affaires civiles ne dépassant pas 30 livres, sous réserve d’appel à la Cour suprême. Une loi rigoureuse était annoncée pour la répression des crimes. Les généraux gardaient le droit de convoquer les assemblées.

De la consulte d’Orezza était sorti un véritable gouvernement «révolutionnaire» qu’il sera curieux de rapprocher des mesures prises par Paoli. Inspiré par les circonstances, il rappelle l’organisation du parti protestant en France avant Richelieu.

Or cet organisme entra en fonctions lorsque les troupes françaises eurent quitté la Corse: dès la fin de 1752 les tribunaux se dressaient, les magistrats rendaient la justice, la junte de guerre ordonnait des marches, aussitôt exécutées par les commandants des pièves, les députés aux finances recueillaient les impôts. Principato nascente, s’écriait le commissaire Grimaldi; et il ajoutait: «Ce n’est encore qu’une ébauche, mais les lignes se distinguent nettement et il sera facile de l’améliorer de jour en jour.» Les améliorations devaient venir en effet, et l’une des premières fut la création d’un tribunal d’inquisiteurs chargé de surveiller les relations des Corses avec les villes et, par ce moyen, de couper court aux intrigues toujours à craindre des autorités génoises.

La Corse était maîtresse d’elle-même. Le péril était grand pour la République. Pour le conjurer, Grimaldi ne trouva rien de mieux que de faire assassiner Gaffori (3 octobre 1753). Lui mort, pensait-il, son œuvre périssait: le nouveau principat était tué dès sa naissance. Il ne se trompait qu’à moitié: l’homme étant difficile à remplacer, on ne le remplaça pas, et, au lieu d’un chef imposant sa volonté, on eut une régence de quatre membres—Clément Paoli, fils de Giacinto, Tommaso Santucci, Simon Pietro Frediani et le docteur Grimaldi,—qui, n’ayant pas d’unité de vues, manquait d’initiative et devait bientôt manquer d’autorité.

L’«anarchie spontanée» éclatait dans l’île et se répandait de proche en proche. Le magistrat suprême et les magistrats des provinces n’étaient plus obéis. Les assassinats se succédaient; au sein des consultes, les partis s’excommuniaient et les Génois assistaient à la décomposition de l’unité matérielle et morale que Gaffori avait un moment réalisée: les Corses étaient impuissants et découragés. On parlait bien d’établir des patrouilles, de séquestrer les dîmes des évêques, de confisquer les biens des Génois. Chansons que tout cela! disait Grimaldi, le passioni non gli permottono una divisa stabile. Quelques expéditions militaires n’eurent pas de succès, les trahisons se multipliaient. Le désir d’union était d’autant plus vif chez les patriotes et le vœu des patriotes était unanime: ils voulaient un chef suprême à la tête des affaires.

 

Dès le début de 1754 les Corses résidant à Rome, dont quelques-uns étaient de véritables personnages, avaient songé à profiter de leurs relations pour affranchir leur île de la domination génoise, même en lui donnant un maître étranger. Le chanoine Giulio Natali, d’Oletta, en particulier, l’auteur du Disinganno intorno alla guerra di Corsica, alors auditeur du cardinal Ferroni, ne pouvait contenir son indignation depuis l’assassinat du général Gaffori. Lié avec le marquis Solari, ministre de Malte auprès du Saint-Siège et bailli de l’ordre, il s’entretenait avec lui des moyens d’assurer à leur patrie une libération définitive et peu à peu ce plan fut conçu: placer la Corse sous l’autorité du grand maître de l’ordre de Malte. La Corse trouverait dans cette réunion un accroissement de forces, et l’ordre tirerait parti des ports et des forêts de l’île; l’esprit militaire des insulaires lui assurerait d’autre part de nombreux et vaillants soldats. L’abbé Louis Zerbi, qui gérait à Livourne les intérêts de ses compatriotes, fut chargé de la négociation: muni d’une lettre de créance du magistrat suprême et d’une lettre de Solari, il partit pour Malte et traita directement avec le Grand Maître de l’ordre, qui était alors Pinto. Une convention fut conclue, aux termes de laquelle l’ordre de Malte donnerait au gouvernement corse une somme suffisante pour entretenir 600 hommes de troupes, fournirait des armes et assurerait aux Corses la protection des puissances étrangères. En revanche les Corses s’engageaient à se rendre libres eux-mêmes; leur liberté une fois reconquise, ils convoqueraient une diète générale et proclameraient la religion de Malte souveraine de l’île. Tous les privilèges de la nation seraient d’ailleurs respectés et accrus.

Malgré toutes les précautions prises pour envelopper la négociation de mystère, elle ne put rester tellement secrète qu’Antonio Colonna de Bozzi, qui se trouvait alors à Livourne, n’en apprît quelque chose. Il s’embarqua pour Malte, et obtint pour ses concitoyens 30.000 piastres qui contribuèrent à soulager les besoins de la nation. Mais son crédit baissa dès qu’on aperçut que des préoccupations personnelles se mêlaient à un sincère amour de la patrie. Il espérait que l’ordre de Malte, après avoir pris possession de la Corse, y rétablirait l’ancienne noblesse des Cinarchesi. Or les populations corses n’entendaient pas se soustraire à la domination des Génois pour se replacer sous celle des Cinarchesi, contre lesquels ils avaient imploré autrefois l’assistance de la République. Antonio Colonna se trouva bientôt isolé.

Au surplus le projet s’en allait en fumée, malgré le zèle infatigable de Zerbi, qui «se croit le premier homme de la Corse» et n’est qu’«une taupe et un ignorant». Le gouvernement de Malte est mille fois pire que celui de Gênes. «Les Maltais sont plus misérables que nous. Au lieu d’être commandés par 40 ou 50 familles génoises, nous serions commandés par tous les meurt-de-faim de l’Europe, comme cela se passe à Malte, dont le peuple est le plus esclave de l’Europe; personne n’y ose mettre son chapeau devant un chevalier, et chaque année on expurge l’île des maris jaloux pour les éloigner de leurs femmes.» Qui parle ainsi, avec ce mélange d’humour et de colère? le plus jeune des fils de Giacinto Paoli,—il était né à Morosaglia en avril 1725,—Pascal Paoli, sous-lieutenant au service du roi des Deux-Siciles. Il suit avec une attention impatiente les démarches entreprises par Natali et Zerbi auprès de la Religion de Malte, il se rend de Longone à Porto-Ferrajo pour joindre Zerbi, il lui montre l’inanité, le ridicule même du projet maltais. Il parle avec d’autant plus de chaleur que les Corses ont jeté les yeux sur lui: des lettres pressantes et réitérées lui parviennent du colonel Fabiani, de Mariani, du chanoine Orticoni, des principaux de l’île. Giacinto s’alarme, mais Pascal est enthousiaste.

 

Car il faut définitivement abandonner la légende d’un Pascal Paoli, travaillant à Naples, sans trop songer à la Corse et hésitant à répondre aux vœux de ses concitoyens. En réalité il a compris de bonne heure le rôle qu’il pouvait jouer dans sa patrie et il s’y est préparé. Il demande à son père en novembre 1754 de lui acheter des livres pour se former à la science du gouvernement et pour surveiller avec compétence l’exploitation des mines. Ces livres sont: le Parfait Ingénieur, les Histoires de Rollin, l’Esprit des Lois, les Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence. L’exploitation des mines lui tient à cœur, il visite les exploitations de l’île d’Elbe, il reçoit des renseignements de Marco-Maria Ambrosi, un des esprits les plus distingués de la Corse, qui mourut malheureusement avant le retour de son ami dans l’île. Paoli, qui a déjà rédigé un projet de gouvernement, dresse un plan d’opérations militaires un peu présomptueux. Enfin il part pour la Corse où il arrive, soit au commencement de juillet, soit à la fin d’avril.

Dès le 21 avril, une consulte tenue à Caccia promulgue une série d’«établissements, règlements et décrets» qui achèvent l’œuvre ébauchée à Orezza. L’exercice de la justice est réglé dans tous ses détails. Le fonctionnement en est assuré dans chaque piève par un juge rétribué mais révocable en cas de prévarication. Au-dessus sont les tribunaux des provinces et le Magistrat suprême, corps judiciaire et politique tout à la fois. La loi annoncée à Orezza pour la répression des crimes fut publiée à Caccia, et rien ne montre davantage le lien entre les deux consultes: la seconde tient les promesses de la première. L’assassinat est puni de mort et la famille de l’assassin est chassée du royaume sans espoir de retour.—Mais en même temps qu’un Code, ces «établissements» présentent un enseignement moral et civique, montrant le mal qu’est l’assassinat, réprouvant le faux point d’honneur par où se perpétuent des vengeances qui ensanglantent et déshonorent le pays: non è bravura, ma vero brutalità. De ces principes doivent s’inspirer les paceri, amiables compositeurs ou arbitres criminels, institués dans chaque piève pour prévenir le mal et l’arrêter à ses débuts. Un tribunal d’inquisiteurs, renouvelé de Gaffori, juge en secret.

Pour exécuter les sentences des magistrats, pour garder le château de Corte et la tour de l’île Rousse—par où seulement les Corses pouvaient communiquer avec l’Italie,—la consulte avait décrété la création d’une troupe soldée, soumise à une discipline régulière. Non pas que le principe fût abrogé suivant lequel tout Corse était soldat; mais la troupe soldée présentait cet avantage d’être prête à toute réquisition et les populations se trouvaient déchargées d’autant.—Il y avait de ce fait une augmentation d’impôts: deux livres par feu, au lieu de 26 sous fixés à Orezza; mais les fonctions publiques sont gratuites et le bilan des recettes et des dépenses, qui se publiera tous les six mois, fera connaître à tous le bon emploi des deniers publics.

Ainsi, finances et armée, police et justice, la consulte de Caccia avait tout organisé. Le nouveau gouvernement recevait, pour accomplir son œuvre, un instrument tel qu’aucun régime n’en avait possédé avant lui. Désormais la Corse pouvait s’orienter vers de nouvelles destinées. Subditi naturali, disaient les Génois; subditi convenzionati, ripostaient les Corses. On discutait sur ces deux adjectifs. La consulte de Caccia changea la question. «Nous transférons, dit-elle, le domaine de l’île au Magistrat suprême (c’est-à-dire à la représentation nationale). Les membres qui le composent forment le corps de la nation et ont le domaine de l’île tout entière.» La souveraineté nationale était affirmée et tout vasselage aboli. Au lieu de marcher à la suite de la Sérénissime République, la Corse suivra désormais sa propre voie.

A quel chef confiera-t-on cet instrument d’où la Corse régénérée attend son salut? Le commissaire de Gênes, Giuseppe-Maria Doria, parle dans la même lettre de la consulte de Caccia et du jeune Pascal Paoli, dont le crédit augmente chaque jour dans l’esprit des rebelles. A peine débarqué, il seconde son frère dans ses expéditions, établit une poudrerie, parle de l’exploitation des mines et se flatte qu’on le proclamera général. Sa candidature est posée[I]... L’élection se fit le 13 juillet 1755 à San Antonio della Casabianca. Seize pièves en tout y prirent part: les délégués votèrent pour Pascal Paoli. Il accepta et prêta serment. La Corse avait trouvé le chef qu’elle cherchait.

XIX

LE GÉNÉRALAT DE PASCAL PAOLI
[J]

Une «République» corse au XVIIIᵉ siècle.—Les tentatives séparatistes.—Le développement économique et la vie intellectuelle.—J.-J. Rousseau et la Corse.

Avec Pascal Paoli la Corse entre dans la période héroïque de son histoire. Elle cherche à se rendre libre, à échapper à la domination française aussi bien qu’à la domination génoise. Ce sera l’éternel titre de gloire de Paoli aux yeux des insulaires que d’avoir incarné, pendant la première partie de sa vie, ce beau rêve d’indépendance. Ses contemporains le dépeignent d’un extérieur imposant, énergique et calme, avec une parole assurée qui inspirait la confiance. Il a lu Montesquieu et considère la séparation des pouvoirs comme le principe de toute organisation politique. Mais ce n’est point un théoricien cherchant à appliquer à un Etat quelconque des idées «philosophiques»: il travaille pour la Corse, dont il connaît l’état misérable, le passé trouble et les besoins précis. Eloigné de sa patrie, il est resté en relations avec les «patriotes», il a reçu des conseils et des encouragements, il a rédigé des projets de constitution, il n’arrive pas «les mains vides». Il n’apportait avec lui, écrit à tort Gregorovius, suivi par la plupart des historiens, «que son patriotisme, sa volonté énergique et sa philosophie humanitaire, et c’est avec ces moyens qu’il entendait délivrer un peuple primitif, presque entièrement sauvage, déchiré par les guerres intestines, le banditisme et la vendetta, et le transformer en une société politique et morale. Ce problème étrange, sans précédents dans l’histoire du monde, allait pourtant être résolu aux yeux de l’Europe, dans un temps où des peuples civilisés l’avaient tenté en vain». Problème étrange, en effet, mais les données sont mal posées et il est des «précédents» dont il faut tenir compte, en se référant notamment à l’œuvre des consultes d’Orezza et de Caccia.

Le peuple était souverain. Pas de droit divin qui annihilât son pouvoir; pas de droit d’occupation en faveur d’une dynastie. Cette autorité souveraine, le peuple la délègue à ses représentants, qui forment la Consulte, et la Consulte, étant le peuple, exerce tous les pouvoirs; mais, déléguant à son tour l’exécutif et le judiciaire, elle se réserve seulement le pouvoir législatif. Cette assemblée comprend essentiellement des élus du peuple: les uns nommés dans le but précis d’aller siéger à la Consulte, les autres membres de droit parce que le peuple les avait choisis préalablement pour remplir d’autres charges. Parfois on y voit figurer des ecclésiastiques, quelques hauts magistrats sortis de charge, des personnages considérables: en 1762 on convoque les fils et les frères de ceux qui ont versé leur sang pour la patrie, en 1763 les vicaires forains et les curés des chefs-lieux de pièves, en 1765 «les patriotes les plus zélés et les plus éclairés». Assemblées parfois trop nombreuses où les délibérations étaient confuses. Une réglementation plus stricte fut prise en décembre 1763: deux ou trois membres par province, élus par les magistrats provinciaux (une vingtaine), un représentant du peuple élu dans chaque piève par les procureurs (60), les présidents de province (10). Le suffrage indirect remplaçait le suffrage direct et cette organisation fut à peu près observée depuis 1764. Les Consultes se réunissaient une fois par an pour une durée très courte (deux ou trois jours) et généralement à Corte, où Paoli établit le siège du gouvernement. Elles approuvaient les actes du gouvernement, votaient les impôts, nommaient et contrôlaient les fonctionnaires.

De la Consulte émanait le Conseil d’Etat ou Conseil suprême (Consiglio supremo). Celui-ci était composé du Général, président-né de ses libérations, de plusieurs conseillers et du grand chancelier. Au début les conseillers sont extrêmement nombreux et ils forment deux catégories: 36 présidents et 108 consulteurs, formant ensemble les trois chambres de justice, de guerre et de finances. Chaque président n’exerce effectivement le pouvoir que pendant un mois par an, chaque consulteur pendant dix jours seulement, de sorte qu’à tout moment le pouvoir exécutif «actif» était représenté par le Général, trois présidents, trois consulteurs et le secrétaire d’Etat, dont la voix, ordinairement consultative, devenait délibérative en cas de partage égal des opinions. Organisation déplorable, morcellement excessif du pouvoir exécutif, et les deux réunions que le Conseil d’Etat devait tenir chaque année au grand complet ne pouvaient suffire à donner une impulsion d’ensemble à la marche des services

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La patrie de Colomba: Fozzano.—Ghisoni. (Ph. Damiani.)

Pl. XIII.—Corse.

publics. Que pouvaient faire de sérieux un consulteur qui restait dix jours au pouvoir, un conseiller d’Etat qui en restait trente? Assurément le gouvernement de la Corse n’avait pas les rouages compliqués des Etats modernes; mais il y avait tout de même des impôts à prélever, des jugements à faire exécuter, des ordres administratifs à donner, et on préposait à ces fonctions délicates des citoyens qui y étaient en général peu préparés et qui les abandonnaient dès qu’ils commençaient à pouvoir rendre des services au pays. Comment s’étonner que Paoli écrive le 6 février 1756: «Je n’ai personne sur qui je puisse me reposer, je fais tout par moi-même.» Un tel régime ne pouvait conduire qu’à l’anarchie ou à la dictature. Dès 1758 le nombre des conseillers fut réduit à 18, ils étaient élus pour 6 mois et on leur imposait la résidence fixe à Corte. En 1764 il n’y en a plus que 9, représentant les neuf provinces affranchies: 6 de l’En deçà (Cap Corse, Nebbio, Casinca, Aleria, Corte, Balagne), 3 de l’Au delà (Vico, Cauro, la Rocca). Le Conseil d’Etat pouvait opposer son veto aux décisions de la Consulte et exiger une délibération nouvelle, précédent très curieux du veto suspensif que la constitution du 3 septembre 1791 devait donner à Louis XVI. Il était chargé de faire exécuter les résolutions votées par la Consulte, d’appliquer les lois et d’administrer les finances.—Le général présidait le Conseil d’Etat, commandait l’armée et dirigeait les opérations militaires, représentait devant l’Europe la nation et à ce titre avait la charge des relations extérieures et des négociations diplomatiques. Contraint par les événements de maintenir une armée régulière, dont il détestait le principe, Paoli prévoit pour l’avenir une milice populaire où tous les Corses seront soldats, uniquement pour défendre la patrie attaquée.

Le pouvoir judiciaire avait à sa tête des syndics ou censeurs, élus par l’assemblée générale et chargés de recueillir les plaintes du peuple contre l’administration de la justice: véritables missi dominici se transportant de piève en piève et rendant des sentences sans appel. Institution excellente qui exerça une influence énorme et bienfaisante sur la pacification des esprits. Paoli, qui ne voulait pas de magistrature vénale, voulait également extirper la vendetta: son premier décret punit de la peine capitale un de ses propres parents; d’où vint l’expression de justice paoline, giustizia paolina.

La justice comprenait trois degrés: les tribunaux des podestats, les tribunaux de province et la rota civile ou cour suprême. Tous les magistrats étaient élus pour un temps limité, à l’exception des membres de la Cour suprême qui étaient nommés à vie. Quand la situation devenait grave, soit par l’imminence d’une offensive génoise, soit par l’annonce des troubles intérieurs, la Consulte ordonnait la formation d’une junte de guerre, dont elle désignait les membres: tribunal d’exception, sorte de cour prévôtale, munie des pouvoirs les plus étendus et pouvant faire exécuter immédiatement ses sentences.

L’élection, la souveraineté du peuple, la séparation des pouvoirs, tels étaient les principes dont s’inspirait cette belle constitution qui devançait celle des États-Unis d’Amérique et celle de la France révolutionnaire. Après quatre siècles de luttes malheureuses, le pavillon national à la tête de Maure flottait librement dans le «royaume» presque entier, à l’exception des ports.

 

Pourtant les Corses n’étaient pas unanimes dans cet effort d’unité nationale; trop de rivalités féodales subsistaient; entre l’Au-delà et l’En-deçà des ferments de haine subsistaient, que Gênes, suivant sa politique de divisions et de discordes, avait naturellement cultivés et développés.

En septembre 1757, un des notables de l’Au-delà, Antonio Colonna, réunit une consulte des gens du Talavo, Ornano, Rocca et Istria, et leur fit adopter les propositions suivantes: «Que tous les peuples de l’Au-delà-des-monts affirment vouloir vivre et mourir en union avec l’En-deça en ce qui est de l’exécration du nom génois, mais déclarent une séparation formelle pour ce qui regarde le gouvernement économique..., qu’il soit créé un Conseil d’Etat composé d’un président et de huit conseillers en qui résidera l’autorité suprême, pour ce qui concerne le gouvernement politique.» Schisme possible où la Corse risque de perdre son indépendance enfin recouvrée, jalousie que nous retrouvons à l’origine de toutes les démocraties. Ayant vu le danger, Paoli sut y parer avec son énergie habituelle. Il part pour l’Au-delà, visite Sari, Mezzana, Cauro, l’Ornano et l’Istria, réunit à Sari le 10 décembre 1757 une consulte pour les pays de Cinarca, Celavo, Cauro, y établit un tribunal provincial sur le modèle de ceux qui fonctionnaient de l’autre côté des monts. A Olmeto, il réunit une consulte des régions de l’Istria et de la Rocca, installe aussi une magistrature provinciale et en fait donner la présidence à Antonio Colonna. Ainsi, «au lieu d’essayer d’abattre celui qui se dressait contre lui dans une étroite conception de particularisme provincial et peut-être aussi de rivalité personnelle, il se montre au peuple, prêche aux chefs l’union contre l’ennemi commun, leur fait comprendre qu’il n’est pas leur chef mais leur ami et les invite à collaborer avec lui dans la lutte pour la liberté». Peu après (juillet ou août 1758), il propose à Colonna de prendre, avec l’assentiment du peuple, le titre de «commandant de-l’Au-delà-des-monts»—et Colonna devient le plus vaillant adversaire de l’influence génoise dans le fief d’Istria dont les seigneurs ont récemment poussé les habitants à se proclamer indépendants du gouvernement de Paoli et fidèles à la République (19 mai 1758).

Le 24 décembre de l’année suivante, Paoli délègue son autorité à un notable de Levie, nommé Peretti, afin que celui-ci maintienne l’autorité de la nation dans la province de la Rocca, un peu éloignée du gouvernement central. Il écrit: «Jusqu’à ce que le gouvernement provincial soit mieux établi dans la province de la Rocca, nous avons cru utile, en vertu des présentes, de vous concéder toute faculté de pouvoir commander ses troupes et nous voulons que dans cette région vous soyez obéi en notre place par les commissaires des pièves et les capitaines et lieutenants d’armes des paroisses de cette province...» Ne fallait-il pas, en effet, prouver à ces provinces lointaines, un peu portées à se croire abandonnées, la sollicitude constante du gouvernement? Ne fallait-il pas ménager la susceptibilité «pomontiche» et montrer que les citoyens corses ne devaient être distingués que par leur plus ou moins grand attachement à la cause de la patrie? Aussi le résultat ne se fait-il pas attendre: le 23 août 1760, toute la Rocca se déclarait contre les Génois dans une assemblée où les chefs des communes signèrent un acte d’adhésion au gouvernement national.

Depuis cette époque, il n’y eut plus en Corse de mouvement séparatiste. Paoli qui, le 3 septembre 1755, écrivait au président Venturini: «Mon objet n’est que d’unir nos peuples, afin que tous de concert soutiennent les droits de la patrie», avait atteint son but: tous les Corses collaboraient avec lui pour le bien de la patrie.

 

Les Génois, expulsés de l’intérieur de l’île, ne tenaient plus que dans les forteresses du littoral, où les nationaux les bloquaient de près. A Ajaccio, par exemple, il existe un parti paoliste extrêmement fort, à la tête duquel se trouvent les Masseria, Santo et Annibalo Folacci, Marc-Aurelio Rossi, Giambattista Pozzo di Borgo, le chanoine Levie, l’abbé Moresco, l’abbé Carlo Felice Pozzo di Borgo, Girolamo Levie, le chanoine Susini, etc. Ils ne négligent aucune occasion de manifester au général leur loyalisme, et Paoli répond en accordant aux Ajacciens les mêmes droits qu’aux autres Corses devant les tribunaux et en les autorisant à circuler dans l’île sans passeport. Les Ajacciens reconnaissants composent en l’honneur de Paoli une chanson où Gênes était malmenée. Le refrain surtout exaspérait le commissaire génois:

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