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Histoire de Flandre (T. 3/4)

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The Project Gutenberg eBook of Histoire de Flandre (T. 3/4)

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Title: Histoire de Flandre (T. 3/4)

Author: Baron Joseph Marie Bruno Constantin Kervyn de Lettenhove

Release date: February 23, 2013 [eBook #42177]
Most recently updated: October 23, 2024

Language: French

Credits: Produced by Clarity, Hélène de Mink, and the Online
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*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE DE FLANDRE (T. 3/4) ***

Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée. Les numéros des pages blanches n'ont pas été repris.

HISTOIRE DE FLANDRE.

Bruxelles.—Imprimerie Alfred VROMANT.

HISTOIRE
DE
FLANDRE

PAR
M. KERVYN DE LETTENHOVE


TOME TROISIÈME


1383-1453.

BRUGES
BEYAERT-DEFOORT, ÉDITEUR


1874

HISTOIRE DE FLANDRE

LIVRE QUATORZIÈME.
1383-1404.

Marguerite de Male et Philippe le Hardi.
Nouvelle invasion de Charles VI.
Pacification de la Flandre.—Croisade de Nicopoli.

La Flandre a soutenu deux siècles de combats avant de succomber à la bataille de Roosebeke qui arrête le développement des libertés communales; mais ses institutions sont devenues pour tous ceux qui en apprécièrent les bienfaits et qui les défendirent de leur sang l'objet d'un respect si profond, qu'à peine ébranlées par ces désastres elles se consolideront bientôt, même malgré les vainqueurs: et certes ce n'est point l'un des événements les moins dignes de l'intérêt de notre histoire, que le hasard étrange qui porte l'héritage du pays le plus libre de l'Europe entre les mains d'un prince appelé depuis longtemps par son habileté à être en France le tuteur et le conseiller de la royauté absolue: de là de longues luttes et une alternative de paix et de guerre où nous verrons tour à tour les grands ducs de Bourgogne, comme les appelle Brantôme, opprimer les communes ou les flatter quand ils seront trop faibles pour les combattre.

Le duc Philippe, qui venait de réunir à ses Etats de Bourgogne les comtés de Flandre, d'Artois, de Nevers et de Rethel, avait été surnommé le Hardi, parce qu'il avait résisté deux fois au Prince noir, un jour à la bataille de Poitiers où il combattit vaillamment, un autre jour à Londres, pendant sa captivité, à propos d'une partie d'échecs. Mais l'intrépidité que l'on vantait chez lui n'était ni impétueuse ni aveugle comme celle de son arrière-petit-fils qui porta le même surnom. «Il estoit, dit Froissart, sage, froid et imaginatif et sur ses besognes véoit au long.» et Christine de Pisan ajoute: «Prince estoit de souverain sens et bon conseil: doulx estoit et amiable à grans, moyens et petis; les bons amoit de tous estas; large comme un Alexandre, noble et pontifical, en court et estat magnificent; ses gens amoit moult chièrement, privé estoit à eulx, et moult leur donnoit de bien.»

Lorsque Christine de Pisan loue la générosité du duc de Bourgogne, il semble que cet éloge ne soit point complètement désintéressé chez elle; et néanmoins il reproduit les traits de son caractère qui frappèrent le plus vivement ses contemporains. Provoquant par son propre luxe le luxe des bourgeois, multipliant les joutes et les fêtes, protégeant les relations des marchands étrangers établis en Flandre plutôt que l'industrie de ses habitants, Philippe le Hardi opposa sans cesse à l'énergie du sentiment national chez les communes un système de corruption lente et astucieuse que devaient poursuivre ses successeurs. Le jour même des obsèques de Louis de Male, tandis que les cierges funéraires éclairaient encore les églises de Lille tendues de deuil, il conviait ses conseillers, ses chevaliers et ses amis à un banquet où il s'était plu à étaler toute sa pompe et toute sa magnificence: c'était le programme de la domination qu'il inaugurait.

Trois mois s'écoulèrent: le duc de Bourgogne s'était rendu à Bruges, dans les derniers jours d'avril 1384, pour y recevoir les serments des échevins. Il se montrait gracieux et affable pour les bourgeois, et venait de faire publier une déclaration où il remettait tous ses griefs aux villes soumises à son autorité, quand on apprit tout à coup que le sire d'Escornay était entré à Audenarde.

Une surprise avait enlevé aux Gantois ce qu'une surprise leur avait livré. Le sire d'Escornay, instruit que François Ackerman avait quitté Audenarde pour aller assister aux noces de l'un de ses neveux, avait réuni quatre cents chevaliers et écuyers dans les bois d'Edelare. Plusieurs de ses compagnons s'étaient déguisés et étaient arrivés aux barrières d'Audenarde: leur premier soin avait été de briser les roues de leurs chariots pour que l'on ne pût plus fermer les portes, et le sire d'Escornay était accouru aussitôt avec les siens en criant: Ville gagnée! Les compagnons d'Ackerman n'avaient eu que le temps de se retirer à Gand.

Lorsque des députés gantois vinrent se plaindre au duc de Bourgogne de cette violation de la trêve, il se contenta de leur répondre que le sire d'Escornay n'avait agi qu'en son propre nom et pour venger ses querelles particulières. Cependant il n'en continua pas moins à mander en Artois les nobles du duché de Bourgogne, et la guerre, que renouvelaient à la fois les murmures des bourgeois de Gand et l'intérêt politique du prince, se ralluma de toutes parts. Elle offrit le même caractère que sous Louis de Male. Les capitaines qui commandaient dans les villes les plus importantes multiplièrent leurs excursions pour piller les villages et incendier les moissons; le plus redouté de tous était le sire de Jumont, chevalier bourguignon récemment créé grand bailli de Flandre, qui se tenait à Courtray. «Quand il pouvoit, dit Froissart, attraper des Gantois, il n'en prensist nulle rançon que il ne les mist à mort, ou fit crever les yeux, ou couper les poings, ou les oreilles, ou les pieds, et puis les laissoit aller en cel état pour exemplier les autres; et estoit si renommé par toute Flandre de tenir justice sans point de pitié et de corriger cruellement les Gantois, que on ne parloit d'autrui en Flandre que de lui.» De non moins cruelles représailles attendaient les hommes d'armes du sire de Jumont. Des bandes de laboureurs chassés de leurs terres, que les Bourguignons appelaient les pourcelets de la Raspaille, s'assemblèrent dans les bois de la Raspaille, entre Renaix et Grammont, et de là ils allaient, pour se venger de leurs insultes, les attaquer jusque dans les châteaux où ils trouvaient un asile. Une désolation profonde s'était répandue dans toute la Flandre.

Cependant les Gantois espéraient des secours de l'Angleterre: ils n'avaient pas interrompu leurs relations avec les communes du Brabant et du Hainaut; mais ils s'appuyaient surtout sur la Zélande, qui leur servait d'entrepôt dans leur commerce avec la hanse teutonique. C'était de ce côté que, pour les affaiblir, il fallait d'abord les isoler. Philippe le Hardi s'adressa au duc Albert de Bavière; des ordres rigoureux étouffèrent le zèle des communes zélandaises; et par une suite immédiate de ce premier succès, Philippe le Hardi ne recula devant aucun sacrifice pour corrompre l'un des capitaines flamands, Arnould Janssone, qui commandait dans le pays des Quatre-Métiers, d'où les bourgeois de Gand tiraient de nombreux approvisionnements. Sa trahison les en priva désormais et ils apprirent à redouter la famine.

D'autres complots menacèrent bientôt les Gantois jusque dans leurs foyers. Une profonde agitation régnait au milieu d'eux depuis que l'heureuse tentative du sire d'Escornay leur avait enlevé une forteresse à laquelle semblaient attachées les destinées de la Flandre; mille rumeurs accusaient d'honorables bourgeois de se préparer à imiter l'exemple de Janssone, et déjà quelques-uns avaient osé déclarer, disait-on, qu'il fallait se réconcilier avec le roi de France. La commune n'en reste pas moins pleine d'enthousiasme pour la défense de ses franchises. Le 18 juillet, l'étendard du roi d'Angleterre est publiquement arboré: c'est à la fois une protestation en faveur de l'alliance anglaise et une déclaration solennelle que Gand repousse toute négociation où le duc de Bourgogne voudrait lui imposer la suzeraineté de son neveu. Cependant les Leliaerts accourent sur la place publique et cherchent à renverser la bannière où Edouard III a placé les fleurs de lis à l'ombre des léopards; mais leurs chefs sont presque aussitôt arrêtés et chargés de chaînes. Le plus illustre est le sire d'Herzeele, que le souvenir des exploits du héros de Nevele ne protége plus: on sait qu'en 1382 il a refusé de suivre Philippe d'Artevelde, quand il quitta Audenarde pour se diriger vers Roosebeke; on lui reproche aussi de s'être montré constamment l'ennemi d'Ackerman; enfin on l'a entendu dans cette funeste lutte appeler tous ses amis à s'armer contre la commune.

Cette journée avait consolidé les relations de la Flandre avec l'Angleterre; on en apprit avec joie les résultats à Londres. Les conseillers de Richard II voyaient depuis longtemps avec jalousie les efforts du duc de Bourgogne pour rendre à la monarchie de Charles VI l'une de ses plus belles provinces. Dès le mois de mai 1384, au moment où de nouvelles négociations s'engageaient pour la conclusion d'une paix définitive, ils avaient eu soin d'omettre le nom du comte de Flandre dans les instructions données au duc de Lancastre et au comte de Buckingham. La défaite des Leliaerts à Gand ranima leurs espérances, et le 18 novembre 1384, ils firent publier à Londres une déclaration complètement hostile au duc de Bourgogne.

Le roi d'Angleterre y rappelait «que jusqu'à ce moment le pays de Flandre, soumis à sa suzeraineté comme relevant de sa couronne et de son royaume de France, si célèbre autrefois par le nombre de ses villes et celui de ses habitants, se trouvait, depuis la mort de son cher cousin Louis, comte de Flandre, dépourvu de tout gouvernement régulier, puisque son héritier ne s'était pas présenté pour faire acte d'hommage à son seigneur et légitime souverain;» puis, après avoir retracé les guerres, les dévastations et les pillages qui menaçaient chaque jour les communes flamandes, notamment les bourgeois de la cité de Gand, pour lesquels il nourrissait une sincère affection, il annonçait qu'il avait créé rewaert de Flandre un illustre chevalier anglais nommé Jean Bourchier, qui avait dans sa jeunesse combattu en Bretagne sous les drapeaux de Jeanne de Montfort.

Ce fut vers le mois de janvier que Jean Bourchier arriva à Gand avec mille archers et une troupe d'hommes d'armes qui ne semble pas avoir été fort nombreuse. Sa présence assura de plus en plus l'autorité des capitaines de la commune, parmi lesquels François Ackerman n'avait pas cessé d'occuper le premier rang.

Cependant le duc de Bourgogne, déçu dans l'espoir de voir ses amis lui ouvrir les portes de Gand, redoublait d'activité dans les préparatifs de la guerre. Il faisait lui-même de fréquents voyages de Lille à Bruxelles, de Bruxelles à Anvers, ordonnant qu'on élevât de toutes parts des retranchements pour arrêter les excursions des Gantois, et veillant surtout à ce qu'ils ne pussent renouveler leurs approvisionnements. Jamais la puissance du duc de Bourgogne n'avait été aussi grande. Le duc de Brabant venait de mourir, et l'héritière de Jean III, veuve de Guillaume de Bavière et de Wenceslas de Luxembourg, n'écoutait que les conseils de Philippe le Hardi. Elle se montrait, dit Froissart, vivement affligée des troubles de Flandre et des embarras «de son neveu et de sa nièce de Bourgogne, qui devoient estre par droit ses héritiers et qui estoient des plus grands du monde.» Chaque jour elle entendait répéter que les Gantois se fortifiaient dans leur résistance par leur alliance avec les Anglais. Elle avait même appris que le duc de Lancastre négociait le mariage de l'une de ses filles avec le fils aîné d'Albert de Bavière, appelé à recueillir plus tard l'héritage des comtés de Hainaut, de Hollande et de Zélande: ces négociations étaient d'autant plus importantes que les communes de Hainaut avaient toujours été favorables aux Flamands, qui avaient également continué à entretenir d'étroites relations commerciales avec toutes les villes des bords de la Meuse et du Rhin. La duchesse de Brabant forma à la fois le projet de les rompre et celui d'intervenir comme médiatrice dans les discordes des Gantois et de leur prince: son premier soin fut de réunir à Cambray le duc de Bourgogne et le duc Albert de Bavière, pour leur faire conclure le mariage de Marguerite de Bourgogne avec l'héritier du Hainaut; mais ses efforts rencontrèrent de nombreux obstacles. Le duc de Bavière exigeait comme condition de ce mariage que l'on en arrêtât un second entre l'une de ses filles et Jean de Nevers, fils aîné du duc de Bourgogne, à qui son père songeait à faire épouser Catherine de France, sœur du roi Charles VI. Enfin, le duc Philippe céda, et cette double union entre les maisons de Bourgogne et de Bavière fut résolue: une nouvelle combinaison politique lui offrait dans cette alliance même le moyen de s'attacher, par des liens de plus en plus étroits, la dynastie de Charles VI. Le 12 avril 1385 on célébra à Cambray le mariage de Jean de Nevers avec Marguerite de Bavière, et celui de Marguerite de Bourgogne avec Guillaume de Bavière. Le 18 juillet suivant, une autre princesse de cette même maison de Bavière, si intimement unie à celle de Bourgogne, épousait le jeune roi de France, et apportait pour dot à Charles VI et à son peuple un demi-siècle de désordres domestiques et de calamités publiques.

Dès ce moment le duc de Bourgogne fut le véritable chef de la maison de France. Le parlement venait de déclarer solennellement «que toujours la cour obéyrait aux commandemens du roy et de monseigneur de Bourgogne.» Son ambition s'était accrue en même temps que sa puissance. Ce n'était point assez qu'il domptât les communes flamandes: ce triomphe ne lui suffisait plus; il n'attendait que le terme des trêves de Lelinghen pour conduire sur les rivages de l'Angleterre, où il avait été longtemps captif, une vaste expédition dont sa volonté eût réglé le but et les résultats. La jeunesse de Richard II, son orgueil, sa cruauté avaient rapidement affaibli la redoutable monarchie d'Edouard III, et jamais moment plus favorable ne s'était présenté aux Français pour effacer les désastres des règnes précédents. Tandis qu'une armée confiée au duc de Bourbon s'avançait vers l'Auvergne et le Limousin, une flotte nombreuse mettait à la voile des côtes de France pour aller seconder le roi Robert II, fondateur de la dynastie des Stuarts, dans ses efforts pour assurer l'indépendance de l'Ecosse.

Au moment où Philippe le Hardi veut placer en Flandre le camp de la France féodale prête à envahir l'Angleterre, les communes flamandes osent encore rêver la défense de leurs libertés et le maintien de leur alliance avec les Anglais. Ackerman fait fortifier avec soin tous les villages des environs de Gand: il pousse même parfois ses excursions jusque sous les murs d'Audenarde et de Courtray. Puis, lorsqu'on croit ses amis réduits par la famine à recourir à la clémence du duc de Bourgogne, des navires anglais abordent dans l'île de Cadzand et, grâce à leur appui, les vaisseaux des marchands osterlings portent à Gand des approvisionnements considérables. Peu de jours après, les Gantois, conduits par Jacques de Schotelaere, essayaient de surprendre Anvers, dont les bourgeois leur étaient favorables; mais Gui de la Trémouille, qui y commandait une garnison bourguignonne, les repoussa et leur fit quelques prisonniers, qu'à l'exemple de Jean de Jumont il renvoya à Gand après leur avoir fait crever les yeux. Les Gantois se préparaient à exercer les mêmes vengeances sur ceux de leurs ennemis qui étaient tombés en leur pouvoir, quand Jean Bourchier leur représenta qu'ils s'étaient loyalement remis à leur générosité pour sauver leurs vies, et qu'il était plus juste de n'exercer de représailles que sur ceux que la fortune de la guerre leur livrerait désormais.

Simon Parys réussit mieux dans une autre expédition où il força Guillaume de Bavière, gendre du duc Philippe, à évacuer le pays des Quatre-Métiers. Mais les chevaliers bourguignons ne tardèrent point à former le projet de le reconquérir. Ils avaient quitté en grand nombre les villes qu'ils occupaient pour se réunir dans cette expédition, lorsqu'ils se trouvèrent tout à coup en présence de deux mille Gantois, commandés par François Ackerman. Bien que les chevaliers bourguignons eussent mis pied à terre et saisi leurs glaives, les Gantois les assaillaient si impétueusement qu'ils rompirent leurs rangs, et les Français (c'est ainsi que Froissart désigne les défenseurs de Philippe le Hardi) eurent à peine le temps de s'élancer sur leurs chevaux pour se retirer à Ardenbourg: ils abandonnaient parmi les morts les sires de Berlette, de Belle-Fourrière, de Grancey et plusieurs autres chevaliers.

Les Gantois ne se laissent intimider ni par les nouvelles fortifications que s'est empressé d'élever à Ardenbourg Jean de Jumont, le plus redouté de leurs ennemis, ni par les renforts qu'y a conduits le vicomte de Meaux. Ackerman, accompagné de Pierre Van den Bossche et de Rasse Van de Voorde, sort de Gand avec sept mille hommes et se présente devant les portes d'Ardenbourg aux premières lueurs de l'aurore, à l'heure même où les veilleurs du guet viennent de se retire; déjà il a donné l'ordre de descendre les échelles dans les fossés, et l'un des siens a touché le sommet des remparts, quand deux ou trois écuyers, «qui alloient tout jouant selon les murs,» reconnurent le danger dont ils étaient menacés. A leurs cris, les chevaliers bourguignons accoururent, «et au voir dire, ajoute Froissart, si ils n'eussent là été, sans nulle faute Ardenbourg estoit prise, et tous les chevaliers et écuyers en leurs lits.»

Cet échec n'abat point le courage des Gantois; on les retrouve presque aussitôt après assiégeant le bourg de Biervliet, constant asile des Leliaerts, où s'est retranché cette fois l'un des bâtards de Louis de Male. Enfin, tandis que l'on célèbre à Amiens les noces du roi de France, François Ackerman et Pierre Van den Bossche impatients de réparer les malheurs de la tentative qu'ils ont dirigée contre Ardenbourg, s'éloignent de Gand. Jean Bourchier les accompagne. Le secret de leur expédition a été fidèlement gardé. Ils marchent pendant toute la nuit, espérant surprendre Bruges à l'aube du jour; mais les hommes d'armes bourguignons sont trop vigilants, et les Gantois, trouvant toutes les portes bien gardées, se préparent à se retirer, quand un messager accourt auprès d'eux, chargé par les bourgeois de Damme de leur annoncer que leur capitaine, Roger de Ghistelles, est absent ainsi que plusieurs de ses compagnons, et que rien n'est plus aisé que de s'emparer de leur ville. Une heure après, Ackerman entre à Damme au son des trompettes. Aucun désordre ne signale ce succès. Tous les biens des marchands étrangers sont respectés, et plusieurs nobles dames, qui habitaient l'hôtel du sire de Ghistelles, obtiennent des bourgeois de Gand une protection généreuse dont eussent pu s'honorer des chevaliers. «Ce n'est pas aux femmes que je fais la guerre,» a dit Ackerman, et tous ses compagnons se sont montrés dociles à sa voix.

Par une de ces alternatives dont la fortune de la guerre multiplie les exemples, la ville de Gand, naguère privée, par les compagnies bourguignonnes et les maraudeurs leliaerts de Janssone, de toutes ses communications avec la Zélande et la mer, s'applaudissait à son tour de voir les bourgeois de Bruges, devenus les alliés du duc, perdre en quelques heures le monopole industriel que leur assuraient leurs relations avec Damme et l'Ecluse. Jacques de Schotelaere s'était hâté de rejoindre Ackerman avec d'importants renforts, et toutes les forces de Philippe le Hardi n'eussent pas suffi pour réparer la coupable négligence de Roger de Ghistelles.

Dès le 19 juillet, la prise de Damme fut connue à Amiens; elle troubla les fêtes que l'on offrait à la jeune reine de France. Les oncles du roi se réunirent; le duc de Bourgogne insistait pour qu'on tirât une vengeance éclatante de la témérité des Gantois et pour qu'on complétât par leur extermination la glorieuse expédition de Roosebeke; l'influence qu'il exerçait était si grande qu'on interrompit les joutes et les tournois pour proclamer le mandement royal qui convoquait à douze jours de là le ban et l'arrière-ban du royaume, déjà prêts dans la plupart des provinces à s'armer contre les Anglais. Le 25 juillet, Charles VI quittait Amiens; le 1er août, il se trouvait devant Damme, entouré de cent mille hommes.

Ackerman s'était séparé de Jean Bourchier et de Pierre Van den Bossche, et, pour ménager ses approvisionnements, il n'avait gardé avec lui que quinze cents combattants choisis parmi les plus braves: mais il comptait sur sa nombreuse artillerie et sur l'adresse de quelques archers anglais.

Les Leliaerts s'enorgueillissaient de leur double défense d'Audenarde et de celle d'Ypres; mais l'héroïque résistance des Gantois à Damme devait effacer ces pompeux souvenirs. Dès le premier jour, un vaillant chevalier du Vermandois, le sire de Clary, fut tué par l'un des canons de la ville. Ses compagnons voulurent venger sa mort. Les assauts se multiplièrent, mais à chaque tentative les assaillants étaient repoussés avec de nouvelles pertes. Quel que fût le petit nombre des défenseurs de Damme, Ackerman espérait qu'il pourrait lutter assez longtemps contre l'armée de Charles VI pour laisser aux Anglais, qu'il attendait, le temps d'arriver à son secours.

Un parlement, convoqué à Westminster, avait voté un subside de dix mille marcs pour couvrir les frais d'une grande expédition qui devait assurer l'indépendance des communes flamandes; par malheur, les plus intrépides chevaliers anglais se trouvaient retenus sur les frontières d'Ecosse par l'invasion du sire de Vienne, et le plus influent des ministres du roi, Michel de la Pole, qui s'était élevé d'une condition obscure jusqu'au rang de comte de Suffolk et de chancelier d'Angleterre, conserva les dix mille marcs destinés à la guerre de Flandre; il permit même à des Génois, qui avaient été arrêtés par des vaisseaux anglais, de continuer leur navigation vers les ports occupés par le duc de Bourgogne, bien que depuis longtemps on leur reprochât d'être les constants alliés des Français dans toutes leurs guerres contre la Flandre. Enfin, pour mettre le comble à des mesures qu'une secrète trahison semblait avoir dictées, il envoya à Berwick tous les hommes d'armes déjà réunis sur le rivage.

A peu près vers la même époque, un complot se formait à l'Ecluse en faveur des Gantois; un grand nombre de bourgeois y avaient conçu le dessein de surprendre dans le port la flotte que le duc de Bourgogne avait assemblée pour envahir l'Angleterre, et de rétablir les communications des assiégés de Damme avec la mer. Ils espéraient que ce succès hâterait l'arrivée des vaisseaux anglais dans le Zwyn: s'ils ne paraissaient point ou s'ils paraissaient trop tard, le désespoir leur suggérait un dernier effort pour que la Flandre restât libre et fière jusqu'à sa dernière heure: ils avaient, dit-on, unanimement résolu, dans cette prévision extrême, de rompre les digues qui la protégeaient et de la livrer à l'Océan pour l'arracher à ses ennemis. Tant d'audace et de courage rendait cette conspiration redoutable, mais des espions de Philippe le Hardi la découvrirent: tous ceux qui y avaient pris part furent mis à mort.

Peut-être ce complot des habitants de l'Ecluse s'étendait-il jusque dans le camp de Charles VI. Le duc de Bourgogne, qui avait convoqué sous ses bannières la commune de Bruges, conduite par Gilles de Themseke, et les milices de plusieurs autres villes de Flandre, ne s'était assuré de leur obéissance qu'en les plaçant au milieu du camp, sous les ordres du sire de Saimpy, dont l'heureuse témérité avait ouvert la Flandre à l'expédition de Roosebeke.

Ackerman vit bientôt s'évanouir avec ses espérances toutes les ressources de sa défense; il avait vainement placé sa confiance dans la position presque inaccessible de la ville de Damme, entourée de canaux, de fossés et de marais; les chaleurs d'un été brûlant avaient desséché tous les étangs et tous les ruisseaux. Les assiégés étaient accablés de fatigues et de privations; et au moment même où leurs puits tarissaient, les Français avaient brisé le conduit souterrain qui portait dans leurs remparts les eaux des viviers de Male; les munitions de leur artillerie étaient également épuisées. Le 22 août, Ackerman convoqua ses compagnons d'armes. Il s'était opposé pendant vingt jours, avec quinze cents hommes, à l'invasion de cent mille Français, et n'ignorait point que sa résistance, en rendant impossible l'exécution immédiate de tout projet contre l'Angleterre, avait suffi pour sauver d'un péril imminent la monarchie de Richard III qui l'abandonnait. Il ne lui restait plus qu'à tenter un dernier effort pour assurer le salut des siens. Toutes les mesures propres à protéger leur retraite furent secrètement adoptées, et lorsque la nuit fut arrivée, François Ackerman et Jacques de Schotelaere, réunissant leurs amis, sortirent en silence de la ville en se dirigeant vers Moerkerke; ils se trouvaient au milieu des Français sans que ceux-ci eussent eu l'éveil de cette tentative et pussent chercher à les arrêter. Ackerman, ramenant à Gand sa petite armée, y fut reçu par de longues acclamations.

Les députés des bourgeois de Damme s'étaient présentés, humbles et suppliants, au château de Male qu'occupait Charles VI pour se mettre à sa merci; avant qu'ils eussent obtenu une réponse, les Français avaient escaladé la ville et y avaient mis le feu; à peine les nobles dames, dont les Gantois avaient honoré l'infortune, furent-elles respectées des sergents recrutés dans leurs propres domaines. L'incendie éclaira de féroces scènes de massacre. Les Bretons savaient bien qu'on avait décidé la destruction de la Flandre: ce qu'ils faisaient, les princes l'approuvaient. Quelques Gantois avaient été faits prisonniers: on les conduisit à Bruges où la plupart furent décapités devant le Steen.

Si le duc de Bourgogne se voyait réduit à renoncer à ses projets contre l'Angleterre, il était bien résolu à continuer sa guerre d'extermination contre la Flandre. On avait raconté à Charles VI, dit un historien du quinzième siècle, «que sur les marches de Zélande avoit un pays assez fort, où il y avoit beaux pâturages, et largement vivres et gens.» C'était le pays des Quatre-Métiers, fertile contrée que les ravages de la guerre avaient jusqu'alors à peu près épargnée. Charles VI ordonna qu'on l'envahît sans délai (26 août 1385). Les habitants se défendirent vaillamment, mais rien n'était prêt pour une résistance dont ils n'avaient point prévu la nécessité. On les poursuivit avec une atroce persévérance. Les châteaux, les villages, les hameaux, les chaumières, tout fut détruit; les moissons furent incendiées, et comme les femmes et les enfants se réfugiaient dans les bois, on résolut aussi de les brûler, afin qu'il n'y eût personne qui échappât à la sentence du glaive. Chaque jour multipliait le nombre des victimes; mais leur mort même était une dernière protestation contre l'autorité des vainqueurs.

Ni la grande bataille de Roosebeke, ni la reddition de Damme n'avaient pu amener la soumission de la Flandre. Charles VI, qui avait cru qu'à son approche tout le peuple se jetterait à ses pieds, empressé à lui livrer ses foyers et ses franchises tutélaires, s'ennuyait déjà d'être séparé si longtemps de la jeune reine de France, qui tenait sa cour à Creil en attendant son retour: son frère Louis, comte de Valois, plus connu depuis sous le nom de duc d'Orléans, était également impatient de quitter la Flandre. Une ambassade, composée d'un évêque et de plusieurs chevaliers, était arrivée au camp français, afin de l'engager à se rendre en Hongrie pour y épouser la reine Marie et partager son trône; le moindre retard, disaient-ils (les événements justifièrent leurs craintes), pouvait être fatal à ses prétentions et faire triompher celles du marquis de Brandebourg.

Charles VI avait adressé aux bourgeois de Gand des lettres pressantes pour les engager à la paix, mais il n'avait point reçu de réponse, et depuis le retour d'Ackerman rien n'était venu fortifier le parti des Leliarts, quand le roi de France, tentant un nouvel effort, s'avança avec ses hommes d'armes sur la route d'Assenede à Gand. Cependant ses chevaucheurs ne tardèrent point à lui annoncer un nouveau combat. Seize Gantois s'étaient fortifiés dans la tour d'une église; leur courage défiait toute une armée: il fallut pour les vaincre amener les machines de guerre et démolir les murailles. Tant d'héroïsme frappa Charles VI; il s'arrêta subjugué par ce sentiment d'admiration auquel nos passions les plus vives ne peuvent se dérober, et resta pendant douze jours enfermé dans son camp. Ce village portait le nom d'Artevelde: là s'était également arrêté Louis de Male après la bataille de Nevele, lorsqu'une sanglante défaite avait détruit les forces des Gantois. Les souvenirs d'un nom immortel semblaient planer sur ces lieux, comme si le berceau des plus illustres défenseurs de la nationalité flamande devait en être le seuil infranchissable.

Ce fut sans doute dans ce village d'Artevelde, patrie du génie et asile du courage, qu'on amena au camp de Charles VI quelques captifs choisis parmi les plus riches habitants du pays de Waes. Les hommes d'armes, qui semaient de toutes parts l'incendie et le carnage, ne les avaient épargnés que parce qu'ils en espéraient une rançon considérable; mais les princes français, loin de les excepter de l'arrêt porté contre toute la population, voulurent qu'on les mît immédiatement à mort, afin que ces supplices apprissent de plus en plus à la Flandre à éviter désormais toute rébellion. Le glaive du bourreau se leva et retomba tour à tour inondé de sang, jusqu'à ce qu'il ne restât plus que vingt-quatre prisonniers, tous d'une même famille et non moins distingués que les autres par leur influence et leur autorité. A leur aspect, plusieurs chevaliers français, émus de pitié, intercédèrent pour qu'on leur fît grâce et obtinrent qu'on les conduisît près du roi. Là on les interrogea sur les motifs de leur résistance, qui aux yeux des conseillers de Charles VI n'était qu'une odieuse insurrection; on leur laissa entrevoir à quel prix ils pourraient, en acceptant le joug étranger, mériter la merci royale; mais l'un d'eux, qui semblait, par sa taille élevée et par son âge, supérieur à tous ses compagnons, se hâta de répondre: «S'il est au pouvoir du roi de vaincre des hommes courageux, il ne pourra au moins jamais les faire changer de sentiments.» Sa voix était restée libre au milieu des fers, et comme on lui représentait qu'il fallait respecter les arrêts de la victoire, et que la Flandre, asservie et mutilée, avait vu disperser toutes les milices réunies pour sa défense, il répliqua fièrement: «Lors même que le roi ferait mettre à mort tous les Flamands, leurs ossements desséchés se lèveraient encore pour le combattre.» Charles VI, irrité, ordonna aussitôt de chercher un bourreau: beaucoup d'hommes sages, admirant une si noble fermeté au milieu des supplices, rapportèrent depuis, ajoute le moine de Saint-Denis, qu'aucune des victimes n'avait baissé les yeux ni laissé échapper une plainte, en voyant frapper un père, un frère ou un parent, et que, bravant la mort jusqu'au dernier moment, ils s'étaient offerts au glaive le front serein et le sourire à la bouche, en hommes libres, libere, læteque. C'est ainsi que, huit siècles plus tôt, leurs aïeux les Flamings et les Danes saluaient dans leurs chants les gloires du courage et les joies du trépas.

Ces souvenirs d'une grandeur passée, ce témoignage vivant d'une énergie qui ne s'était du moins pas affaiblie, l'indifférence du roi incapable de comprendre l'importance de cette guerre, l'abattement même de ses conseillers qui avaient appris que les vivres abondaient à Gand, tout contribuait à marquer le terme d'une expédition que rien de mémorable n'avait signalé; le 10 septembre, Charles VI quitta Artevelde pour retourner en France avec son armée.

En Ecosse comme en Flandre, les tentatives des Français étaient restées stériles, et peu de jours après la retraite du roi, Jean de Vienne et ses compagnons, repoussés par les Anglais, abordèrent au havre de l'Ecluse, qui devait être pour les barons de Charles VI ce que le rivage de Saint-Valery-sur-Somme fut pour les Normands de Guillaume prêts à combattre à Hastings. Les historiens de ce temps le nomment le meilleur et le plus célèbre de tous les ports que possède le royaume de France. Charles VI, avant de rentrer dans ses Etats, avait donné l'ordre qu'on y construisît une vaste citadelle qui non-seulement protégeât les armements contre l'Angleterre, mais dont l'on pût aussi «mestryer tout le pays de Flandres,» et aussitôt après de nombreux ouvriers avaient commencé à bâtir un château. Les uns prétendaient qu'il effacerait ceux de Calais, de Cherbourg et de Harfleur; selon les autres, il devait être assez élevé pour que la vue embrassât les flots à une distance de vingt lieues, et si bien garni d'arbalétriers et d'hommes d'armes qu'aucun navire ne sortirait du Zwyn et n'y pourrait pénétrer «que ce ne fust par leur congé.»

Philippe le Hardi n'était toutefois point éloigné de désirer la fin des discordes de la Flandre, depuis si longtemps entretenues par les chances incertaines de la guerre. De là dépendaient l'exécution de ses projets d'outre-mer et la prépondérance de son autorité à Paris. La situation des esprits était cette fois d'accord avec sa politique. Rejetant loin de lui la terreur comme une arme impuissante, il n'avait qu'à seconder ce mouvement de paix et de réconciliation qui se faisait sentir après sept années d'une guerre cruelle. Le commerce touchait à sa ruine. Sur toutes les mers, depuis les froids rivages de la Norwége jusqu'aux côtes de l'Afrique et de l'Arabie, dans les pays des Sarrasins comme dans les dix-sept royaumes chrétiens qui avaient leurs comptoirs à Bruges, les relations fondées par l'industrie flamande languissaient et semblaient prêtes à s'anéantir. Déjà elles s'étaient éteintes en Hainaut, en Brabant, en Zélande et dans les contrées voisines qui ne vivaient que de leurs rapports avec la France. Charles VI était à peine rentré à Paris quand les députés des villes d'Ypres et de Bruges vinrent le supplier de vouloir bien interposer une médiation désormais toute pacifique, afin de calmer les différends du duc de Bourgogne et de ses sujets. Philippe le Hardi favorisait sans doute leurs démarches, mais il n'était point aussi aisé de faire oublier aux Gantois leurs malheurs et tout ce qu'une triste expérience leur faisait redouter pour l'avenir. Un noble bourgeois de Gand, nommé messire Jean de Heyle, accepta avec un dévouement désintéressé une tâche d'autant plus difficile que ses concitoyens auraient pu y retrouver l'apparence d'un acte de trahison, et qu'il n'était lui-même pas certain de la reconnaissance du duc de Bourgogne dans une négociation qui touchait à la fois à la liberté et à la prospérité de la Flandre. Il jouissait à Gand d'une grande considération, et n'ignorait point que, des échevins et des capitaines, Pierre Van den Bossche était à peu près le seul que l'aveugle confiance de Richard II dans des ministres avides et perfides n'eût point éloigné de l'alliance anglaise. Ackerman lui-même, qui avait par son courage sauvé d'une invasion le royaume d'Angleterre, avait pu se convaincre qu'il ne fallait point espérer le secours des Anglais divisés et affaiblis. Deux autres bourgeois, Sohier Everwin et Jacques d'Ardenbourg, appartenant l'un à la corporation des bateliers, l'autre à celle des bouchers, c'est-à-dire aux métiers qui s'étaient toujours montrés les moins favorables à la guerre, s'assurèrent l'appui d'un grand nombre de leurs amis; mais il n'était personne qui ne vît dans la confirmation des anciennes franchises de la ville la première condition de la paix. Les choses en étaient arrivées à ce point, lorsque Jean de Heyle prétexta un pèlerinage à Saint-Quentin pour obtenir un sauf-conduit, et son premier soin fut de se rendre à Paris pour exposer les vœux de la plupart de ses concitoyens au duc de Bourgogne; Philippe le Hardi se montra fort disposé à les écouter. Gui de la Trémouille, Jean de Vienne, Olivier de Clisson, le sire de Coucy et les autres conseillers du roi jugeaient aussi qu'il valait mieux traiter avec les Gantois que de poursuivre une longue guerre qui épuisait les ressources de la France. Jean de Heyle était d'ailleurs un homme prudent et sage, qui savait s'exprimer «en beau langage.» Le duc Philippe approuva toutes ses paroles et le congédia en lui disant: «Retournez vers ceux qui vous envoient; je ferai tout ce que vous ordonnerez.» Dès que Jean de Heyle fut rentré en Flandre, il se rendit immédiatement au château de Gavre où se trouvait Ackerman, et «se découvrit de toutes ses besognes secrètement à lui.» «Ackerman pensa un petit,» dit Froissart, soit que quelques doutes s'offrissent à son esprit sur la foi que l'on pouvait ajouter aux promesses d'un prince qui avait, malgré une trêve solennelle, fait surprendre Audenarde, soit qu'il se demandât quel serait, après cette réconciliation, le sort des anciens capitaines de Gand. Dominé toutefois par une considération plus puissante, par celle des besoins et des malheurs de son pays, il répliqua presque aussitôt: «Là, où monseigneur de Bourgogne voudra tout pardonner et la bonne ville de Gand tenir en ses franchises, je ne serai jà rebelle, mais diligent grandement de venir à paix.»

Peu de jours après, Sohier Everwin, Jacques d'Ardenbourg et tous leurs amis se réunissaient au marché du Vendredi, rangés sous la bannière de Flandre et répétant le même cri: «Flandre au lion! Le seigneur au pays! Paix à la ville de Gand, tenue en ses franchises!» De toutes parts, les bourgeois accouraient à cette assemblée; Pierre Van den Bossche venait d'y paraître et cherchait à faire rejeter tout projet de négociation, lorsque Jean de Heyle prit la parole; il annonça qu'il portait des lettres du duc de Bourgogne, «moult douces et moult aimables,» et d'autres lettres de Charles VI qui reproduisaient les mêmes sentiments de conciliation.

A peine Jean de Heyle avait-il répété ces assurances du zèle du roi et du duc de Bourgogne pour la pacification de la Flandre, que le plus grand nombre de bourgeois, en signe d'adhésion aux propositions qui y étaient contenues, passa du côté de Sohier Everwin et de Jacques d'Ardenbourg. Ackerman, appelé du château de Gavre, avait déclaré lui-même «que d'avoir paix par celle manière à son naturel seigneur, il n'estoit point bon, ni loyal qui le déconseilloit.» Pierre Van den Bossche, moins confiant dans l'avenir, s'était retiré seul près de Jean Bourchier qui n'avait point quitté les murs de Gand.

On avait conclu une trêve jusqu'au 1er janvier. Des conférences devaient s'ouvrir à Tournay. Le duc de Bourgogne avait écrit le 7 novembre aux échevins de Gand qu'il y assisterait lui-même, et la ville de Gand y fut représentée par cent cinquante députés qui s'y rendirent en grande pompe et avec une suite nombreuse, afin de se montrer dignes de la puissance de la cité dont ils étaient les mandataires. Lorsque le 5 décembre le duc de Bourgogne arriva de Lille avec la duchesse et la comtesse de Nevers, les députés de Gand allèrent au devant de lui, et se découvrirent en le saluant, mais ils ne descendirent pas de leurs chevaux. Rasse Van de Voorde, Sohier Everwin, Daniel et Jacques de Vaernewyck se trouvaient parmi ces députés. François Ackerman les accompagnait. Bien qu'ils désirassent tous la paix, ils exigeaient unanimement qu'elle ne blessât ni l'honneur, ni les libertés de leur pays, et leur fierté eût fait abandonner mille fois les négociations, sans l'active médiation de messire Jean de Heyle.

Le premier soin des députés gantois avait été de remettre aux conseillers du duc «copie de leurs requêtes.» Après avoir déclaré que les bonnes gens de Gand désiraient sincèrement la conclusion d'une paix «en laquelle Dieu fust honoré, et le commun païs de Flandres sauvé en âme et en corps,» ils rappelaient que le roi et le duc de Bourgogne leur avaient garanti la conservation de leurs priviléges et de leurs franchises, et qu'à ces conditions ils étaient prêts à leur obéir «comme bonnes et franches gens à leurs francs droituriers seigneur et dame.» Toutes les libertés sont sœurs: la première réserve des Gantois était pour la liberté de leur culte et de leur foi religieuse. Ils protestaient qu'ils voulaient rester dans l'obédience du pape Urbain, dans laquelle leur ancien comte, Louis de Male, avait lui-même persévéré jusqu'à sa mort. Par une seconde requête, les députés gantois, rappelant de nouveau que le duc avait déclaré qu'il ne voulait priver personne de ses franchises et de ses priviléges, demandaient que les conditions de la paix s'appliquassent non-seulement à leurs concitoyens, mais à toutes les villes où ils avaient trouvé des alliés, c'est-à-dire aux habitants de Courtray, d'Audenarde, de Deynze, de Grammont, de Ninove, aussi bien qu'à ceux de Termonde, de Rupelmonde, d'Alost, de Hulst, d'Axel et de Biervliet. Après la question des priviléges et des franchises, qui touche à la liberté de la Flandre, ces requêtes abordent immédiatement celle de l'industrie et du commerce, qui représente sa prospérité. Comme en 1305, comme en 1340, «leur entente est que chacun marchand, de quelque estat ou condition qu'il soit, pourra franchement arriver en Flandres, achetant, vendant et bien païant, si comme à bons marchands appartient, sans estre empeschié ou arresté.»

Les articles suivants se rapportaient à la délivrance des prisonniers et au rappel des bannis, «qui devoient être mis francs ainsi qu'ils furent devant ces guerres, et aussi francs comme si oncques ils n'eussent été bannis.» C'est à peu près dans les mêmes termes que les bourgeois de Gand déclaraient vouloir rester «non moins francs que gens non bourgeois, mais plus francs pour ce qu'ils sont privilégiez.» Les Gantois réclamaient aussi des monnaies de bon aloi, le choix d'officiers «nez du païs,» la punition de quiconque voudrait venger d'anciennes injures et la ratification de la paix par le duc Albert de Bavière, et les bonnes villes de Hainaut, de Zélande, de Hollande et de Brabant.

Toutes ces requêtes furent agréées, et le duc de Bourgogne en y accédant se contenta des protestations les plus respectueuses de dévouement et de fidélité. A défaut du fond, il conservait la forme; enfin, comme selon les anciens usages tout traité était rédigé dans la langue de ceux qui l'avaient dicté ou imposé, il fut convenu que pour éviter les difficultés qui auraient pu s'élever à cet égard, on écrirait en français la copie destinée au duc de Bourgogne, en flamand celle qui devait être remise aux Gantois. Il était toutefois une condition à laquelle Philippe tenait rigoureusement: il ne comprenait pas qu'un prince oubliât les méfaits de ses sujets sans que ceux-ci lui en eussent humblement demandé merci, et exigeait impérieusement que cette cérémonie s'accomplît; mais les députés gantois refusaient de s'y soumettre et déclaraient que jamais leurs concitoyens ne leur avaient donné un semblable mandat. Tout allait être rompu, lorsque la duchesse de Brabant et la comtesse de Nevers se jetèrent aux pieds du duc en s'écriant que c'était au nom des Gantois qu'elles imploraient sa générosité. La fille de Louis de Male, la duchesse Marguerite, quittant elle-même le trône qu'elle occupait, s'agenouilla à leur exemple; et Philippe le Hardi se déclara satisfait, tandis que les députés de Gand assistaient debout et muets à cette scène.

Lorsqu'un message de Jean Bourchier avait apporté à Londres la nouvelle du mouvement dirigé par Jean de Heyle, immédiatement suivi des conférences de Tournay, l'opinion publique s'était vivement émue de ces événements qui allaient séparer de l'Angleterre ses plus anciens et ses plus utiles alliés. Les conseillers de Richard II s'alarment eux-mêmes: cherchant à réparer les malheurs de leur imprudente négligence, ils envoient, le 8 décembre 1385, dans les ports de Douvres et de Sandwich, l'ordre de préparer des navires pour Hugues Spencer et Guillaume de Drayton, chargés par le roi de conduire en toute hâte un corps d'hommes d'armes et d'archers dans sa bonne ville de Gand: ad proficiscendum versus villam nostram de Gandavo cum omni festinatione qua fieri poterit.

Il est trop tard; avant que ces ordres soient exécutés, d'autres nouvelles reçues de Gand annoncent la conclusion de la paix, et dès le 20 décembre, Hugues Spencer et Guillaume de Drayton, au lieu de se rendre en Flandre, se dirigent vers les frontières de l'Ecosse. Il ne restait aux Anglais qu'à accuser les Gantois, dont ils avaient les premiers méconnu le dévouement, d'avoir trahi leurs serments et leurs devoirs, et Walsingham se contente de dire que les Flamands se montrèrent inconstants et légers, selon la coutume de leur nation, en prouvant qu'il leur était impossible de demeurer longtemps fidèles à leurs engagements vis-à-vis de leurs seigneurs ou vis-à-vis de leurs amis.

Le traité conclu à Tournay, le 18 décembre 1385, a été porté à Gand par Claude de Toulongeon. Pierre Van den Bossche tente inutilement un dernier effort pour le faire rejeter, et le 21 décembre, dix jours avant l'expiration des trêves, il est publié dans toute la Flandre. La première clause maintient les priviléges de Courtray, d'Audenarde, de Grammont, de Ninove, de Termonde, et des autres villes alliées aux Gantois. La seconde rétablit la libre circulation du commerce. Par les articles suivants du traité, le duc promet de rendre la liberté aux Gantois prisonniers, de révoquer toutes les sentences prononcées contre eux, de restituer leurs biens qui avaient été confisqués, et de veiller à ce qu'ils ne soient jamais inquiétés à cause des anciennes discordes, même en pays étranger, «les protégeant et réconfortant de tout son pouvoir, comme bons seigneurs doivent faire à leurs bons sujets.» Il défend à tous, «sur quant que ils se peuvent méfaire envers luy, que pour occasion des débats et dissensions dessusdits, ils ne méfassent ou fassent méfaire par voie directe ou oblique, de fait ni de parole auxdits de Gand, et ne leur disent aucuns opprobres, reproches, ni injures.» A ces conditions, les bourgeois de Gand renoncent «à toutes alliances, serments, obligations et hommages que eux ou aucun d'eux avoient faits au roi d'Angleterre,» et jurent d'obéir désormais au roi de France, au duc et à la duchesse de Bourgogne, «comme leurs droituriers seigneur et dame, et de garder leurs honneurs, héritages et droits, sauf leurs priviléges et franchises.»

Dans l'acte de «rémission,» le duc et la duchesse de Bourgogne s'exprimaient à peu près dans les mêmes termes: «Nous restituons et confirmons, y disaient-ils, à nos bonnes gens de Gand leurs priviléges, franchises, libertez, coustumes, usages et droits généralement et particulièrement; si mandons à tous nos justiciers et officiers de nostredit païs de Flandres que lesdits eschevins, doyens, conseils, habitants et communauté de nostredite ville de Gand facent et souffrent joïr et user paisiblement de nostre présente grace, sans les contraindre, molester ou empescher.» Enfin une déclaration spéciale garantissait aux Gantois la liberté religieuse qu'avaient réclamée leurs députés. «Quant à la supplication que vous avez faite sur le fait de l'Eglise, avait dit le duc de Bourgogne, nous vous ferons informer, toutes fois qu'il vous plaira, de la vérité de la matière, et n'est pas nostre intention de vous faire tenir aucune chose contre vos consciences, ne le salut de vos âmes.»

Dès que les députés de Gand eurent juré d'observer ce traité, ils allèrent saluer la duchesse de Brabant qui s'était toujours montrée bonne et douce pour eux, et ils écrivirent également au roi de France pour le remercier de la part qu'il avait prise au rétablissement de la paix.

Tandis que Philippe le Hardi retournait à Lille, afin d'y attendre le moment où tout serait prêt pour qu'il parût à Gand, les magistrats de cette ville allaient solennellement exprimer à Jan Bourchier leur gratitude du zèle qu'il avait montré en défendant leurs remparts. Pierre Van den Bossche, qui se défiait de la générosité de Philippe le Hardi, avait demandé, comme unique récompense de ses longs et périlleux services, qu'il lui fût permis de se retirer également en Angleterre. On lui accorda tout ce qu'il désirait, et ce fut Jean de Heyle lui-même qui accompagna jusqu'aux portes de Calais Jean Bourchier et son illustre ami. Pierre Van den Bossche, retiré en Angleterre, fut accueilli avec honneur par Richard II, par le duc de Lancastre et les autres princes anglais, et obtint une pension de cent marcs sur l'étape des laines de Londres: il retrouvait jusqu'au sein de l'exil les souvenirs de l'ancienne confédération industrielle de la Flandre et de l'Angleterre, à laquelle, digne émule de Jean Yoens, il était constamment resté fidèle.

Le duc et la duchesse de Bourgogne étaient déjà entrés à Gand: là, comme à Tournay, la confirmation des libertés précéda la soumission de la commune et l'amnistie du prince, et ce ne fut que lorsque Marguerite et Philippe eurent juré de se montrer bons seigneurs et de rendre justice à chacun selon les anciennes coutumes, que les bourgeois de Gand prêtèrent le serment de se conduire désormais en loyaux et fidèles sujets.

En exécution de la clause du traité qui exigeait que tous les officiers du duc fussent «nez du païs,» le sire de Jumont, si fameux par sa cruauté et les haines que réveillait son nom, avait cessé de remplir les hautes fonctions de souverain bailli de Flandre. Son successeur fut un chevalier flamand aimé des communes: il se nommait Jean Van der Capelle.

Malgré ces apparences de paix et de réconciliation, une guerre si acharnée avait laissé partout après elle un vague sentiment de méfiance; Philippe le Hardi semblait lui-même le justifier par les mesures qui ne suivirent que de trop près la paix de Tournay. Il venait d'acquérir de Guillaume de Namur la seigneurie de l'Ecluse en échange de celle de Béthune, afin que rien ne s'opposât aux grands travaux qu'il projetait pour la défense du Zwyn. Il avait aussi ordonné que l'on fortifiât Furnes, Bergues, Dixmude et Bourbourg; il entourait Ypres de murailles, garnissait, à Nieuport, l'église de Saint-Laurent de barbacanes et de créneaux, et relevait les remparts de Courtray et d'Audenarde. Ce n'était point toutefois assez qu'il environnât la cité de Gand, encore protégée par les souvenirs de sa gloire, d'une barrière de mangonneaux et d'hommes d'armes: par des lettres du 5 février 1385 (v, st.), il établit à Lille un conseil suprême d'administration de justice civile et criminelle, qui devait étendre sa juridiction sur toute la Flandre.

Ces lettres avaient été écrites à Paris. Philippe s'était rendu en France pour y traiter des projets, pendant si longtemps différés, d'une expédition en Angleterre. La pacification de Gand avait levé les obstacles qui en avaient arrêté l'accomplissement l'année précédente, et le duc de Bourgogne, qui redoutait, pour ses nouveaux Etats encore plus que pour les autres provinces de France, l'action hostile de l'Angleterre, obtint aisément que l'on préparerait sans retard tout ce que réclamait une aussi grande entreprise.

Cependant, soit que ces délibérations fussent restées secrètes, soit que l'exécution de ces desseins parût impossible, l'Angleterre négligeait le soin de sa défense, et la sécurité où elle s'endormait pouvait lui devenir d'autant plus fatale qu'elle était plus imprudente et plus complète. Le duc de Lancastre, le seul prince de la dynastie des Plantagenêts qui fût digne d'appartenir à la postérité d'Edouard III, s'occupait beaucoup moins des affaires de son neveu que des intérêts de sa propre ambition engagée dans de longues querelles pour la succession du trône de Castille. Richard II lui avait remis, le jour de la solennité de Pâques 1386, une couronne d'or, en ordonnant qu'on lui reconnût désormais le titre de roi des Espagnes. Vingt mille hommes d'armes se dirigèrent successivement vers le port de Plymouth, et le 9 juillet une flotte nombreuse porta en Galice l'élite de la chevalerie anglaise.

On attendait en France ce moment pour commencer les hostilités, et dans toutes les provinces, en Bourgogne, en Champagne, en Gascogne, en Normandie, en Poitou, en Touraine, en Bretagne, en Lorraine, au pied des Vosges, des Cévennes et des Pyrénées, l'ordre fut aussitôt adressé aux baillis et aux sénéchaux d'appeler sous les armes les écuyers et les sergents. Le comte d'Armagnac promit de quitter ses montagnes, et le comte de Savoie lui-même annonça un secours de cinq cents lances. Depuis plusieurs mois, d'énormes gabelles avaient été établies dans tout le royaume: les impôts recueillis en moins d'une année excédaient, disait-on, tous ceux qui avaient été perçus depuis un siècle. Les riches avaient été taxés au quart ou au tiers de ce qu'ils possédaient; les pauvres payaient plus qu'ils n'avaient; en même temps, avec une sage prévoyance, on avait loué dans les ports de la Bretagne, en Hollande et en Zélande (malgré les protestations des marins de Zierikzee), et jusque sur les lointains rivages de la Prusse et de l'Andalousie, tous les gros vaisseaux qui se trouvaient en état de prendre la mer. Mais rien n'égalait la grande flotte que le connétable Olivier de Clisson réunissait à Tréguier. Il avait fait abattre les plus beaux chênes des forêts de la Normandie pour former toute une ville de bois qu'on voulait transporter en Angleterre, afin qu'elle offrît aux Français un asile et un abri.

Vers le milieu du mois d'août 1386, on vit arriver aux frontières de Flandre, c'est-à-dire en Artois et dans les châtellenies de Lille, de Douay et de Tournay, une multitude d'aventuriers accourus de toutes les provinces de France. L'espoir de recueillir un riche butin en Angleterre les avait tentés, et même avant d'avoir passé la mer ils pillaient, plus que ne l'eussent fait les Anglais eux-mêmes, le pauvre peuple qui n'osait se plaindre.

Les Anglais avaient craint un instant que l'on ne songeât à assiéger Calais; ils y envoyèrent le fils du comte de Northumberland, Henri Percy, surnommé Hotspur. Le héros de Shakspeare protégea la cité que n'avait pu défendre le dévouement d'Eustache de Saint-Pierre. Les Français, sans chercher à le combattre, se dirigèrent vers le port de l'Ecluse, choisi de nouveau comme centre de leur expédition contre l'Angleterre. L'Ecluse, assise sur le Zwyn vis-à-vis de la Tamise, menaçait tout le rivage ennemi depuis Thanet jusqu'à Norwich, où il n'y avait ni ville ni château qui ne rappelât les audacieuses invasions des chefs flamands sous Philippe d'Alsace.

Charles VI, voulant exciter de plus en plus le zèle de ses serviteurs, venait de quitter lui-même Paris, après avoir entendu une messe solennelle dans l'église de Notre-Dame. Les ducs de Bourbon, de Bar et de Lorraine, les comtes d'Armagnac, d'Eu, de Savoie, de Genève, de Longueville, de Saint-Pol, et un grand nombre d'autres barons non moins illustres, l'accompagnaient. Les communes de Noyon, de Péronne et d'Arras s'inclinèrent en silence devant ce formidable armement auquel la conquête de l'Angleterre semblait promise; mais parfois quelque laboureur, chassé de sa métairie par les gens de guerre, les maudissait du fond des bois où il errait fugitif en faisant des vœux pour leur extermination.

Le duc de Bourgogne était arrivé du Hainaut pour conduire le roi de France dans ses Etats. Charles VI ne s'arrêta à Bruges que pour permettre aux magistrats de lui offrir une magnifique coupe d'or ornée de perles et de pierreries: il se rendit sans retard à l'Ecluse; mais, bien qu'on eût eu soin de défendre l'entrée de cette ville aux ribauds et aux valets, il fut impossible à beaucoup de chevaliers de s'y loger. Le comte de Saint-Pol, le dauphin d'Auvergne, les sires de Coucy et d'Antoing se virent réduits à retourner à Bruges; d'autres seigneurs s'établirent à Damme et à Ardenbourg. En ce moment l'expédition française comptait trois mille six cents chevaliers et cent mille hommes d'armes. Douze ou treize cents navires étaient déjà réunis, sans y comprendre la flotte de Bretagne que l'on attendait chaque jour. La plupart étaient de petits bâtiments à éperon qui ne portaient que deux voiles; mais il y en avait d'autres plus vastes destinés au transport des chevaux; d'autres encore, connus sous le nom de dromons, devaient recevoir les vivres et les machines de guerre. Froissart, témoin de ces préparatifs, qui effaçaient tous les souvenirs conservés dans la mémoire des hommes, a pris plaisir à décrire dans ses chroniques la pompe et la magnificence qui s'y associaient. Les barons rivalisaient de luxe dans les ornements de leurs navires, où l'on voyait au haut des mâts recouverts de feuilles d'or flotter des bannières de cendal. Le vaisseau du duc de Bourgogne était complètement doré. On y remarquait cinq grandes bannières aux armes de Bourgogne, de Flandre, d'Artois et de Rethel, quatre pavillons azurés et trois mille pennons. Les voiles portaient des devises écrites en lettres d'or qui étaient répétées sur une tente richement brodée et ornée de perles et de trente-deux écussons.

Charles VI trouvait tant de charme dans ces projets d'un caractère tout nouveau pour son imagination agitée, que parfois il s'aventurait hors du port, afin de s'habituer au mouvement des vents et des flots; à son exemple, le duc de Bourbon, à qui avait été promis le commandement de l'avant-garde, et plusieurs jeunes seigneurs avaient fait sortir leurs navires du golfe et s'étaient placés dans la rade du Zwyn, tous également impatients de montrer qu'ils seraient les premiers à descendre en Angleterre: déjà le point du débarquement avait été déterminé. Edouard III avait quitté Orwell pour aborder à l'Ecluse; Charles VI voulait quitter l'Ecluse pour aborder à Orwell.

Par une de ces transitions rapides qui appartiennent aussi bien aux nations qu'à chacun des hommes, une terreur profonde avait succédé en Angleterre à la confiance et au dédain: la renommée exagérait les proportions déjà presque fabuleuses de cet armement. Tandis qu'en France de solennelles processions allaient d'église en église implorer la victoire, des prières publiques avaient lieu dans toutes les provinces anglaises pour invoquer la protection céleste. A Londres les bourgeois avaient détruit les faubourgs et veillaient sur leurs murailles, comme si les Français avaient déjà paru aux bords de la Tamise. Les nobles, les bourgeois, les laboureurs rivalisaient de zèle pour la défense du pays. Les prêtres eux-mêmes s'étaient enrôlés dans la milice du siècle, confondant le culte de Dieu et celui de la patrie, et l'on avait vu à Canterbury l'abbé de Saint-Augustin franchir le seuil de son monastère suivi de deux cents lances et de cinq cents archers. Enfin le parlement s'assembla; son premier soin fut d'accuser le comte de Suffolk dont la coupable incurie avait, l'année précédente, laissé sans secours les intrépides assiégés de Damme, et malgré l'appui du roi, Michel de la Pole, dépouillé de ses dignités, fut relégué au château de Windsor d'où il chercha bientôt à fuir à Calais ayant, selon Knyghton, quitté la robe de chancelier d'Angleterre pour se déguiser en marmiton flamand.

Cependant la flotte française ne mettait point à la voile. Les bourgeois de Flandre, qui souffraient de plus en plus de la présence des hommes d'armes étrangers, répétaient chaque jour: «Le roi de France entrera samedi en mer,» ou bien: «Il partira demain ou après-demain;» mais le jour du départ n'arrivait pas. La même incertitude régnait parmi les barons de France; à toutes les questions que multipliait leur impatience on répondait: «Quand nous aurons bon vent.» Or, le vent changeait et ils ne s'éloignaient point; d'autres fois on leur disait: «Quand monseigneur de Berri sera venu.»

C'était là le grand motif de ces longs retards. Le duc de Berri était l'aîné des oncles du roi. Depuis longtemps il était jaloux de l'influence dominante du duc de Bourgogne, et rien n'était plus contraire à ses pensées qu'une expédition qui devait y mettre le comble. Il était resté à Paris tant que la saison était bonne pour le passage; mais lorsqu'il jugea qu'il n'était plus praticable, il feignit de se montrer bien résolu à se rendre en Angleterre. Chaque jour lui parvenaient des lettres du roi ou du duc de Bourgogne qui le pressaient de se hâter, mais il n'en faisait rien et voyageait à petites journées.

Lorsqu'il arriva en Flandre, les choses étaient telles qu'il eût pu les désirer. Le séjour prolongé d'un si grand nombre d'hommes d'armes avait quadruplé le prix des vivres qu'ils ne se procuraient qu'à grand'peine; mais leurs plaintes n'étaient point écoutées, et après de longues réclamations, ils n'avaient obtenu que huit jours de solde, tandis qu'on leur devait plus de six semaines. Beaucoup avaient même déjà quitté la Flandre pour retourner dans leur pays. Les nuits étaient de plus en plus longues, les jours froids et sombres. «Ah! bel oncle,» s'était écrié Charles VI quand il vit le duc de Berri, «que je vous ai désiré et que vous avez mis de temps à venir! Pourquoi avez-vous tant attendu? Nous devrions être en Angleterre et combattre nos ennemis.»

Cependant dès le lendemain de l'arrivée du duc de Berri, les vents cessèrent d'être favorables; la mer devint houleuse et agitée, d'épaisses ténèbres se répandirent dans le ciel, et l'on y vit succéder des torrents de pluie; les navires perdaient leurs agrès; les hommes d'armes, campés sur le rivage, cherchaient vainement un abri contre les intempéries de l'air. Tous les marins déclaraient que la traversée était désormais impossible; mais Charles VI se montrait peu disposé à renoncer à ses illusions de conquérant. Dès que le temps parut un peu plus calme, il donna l'ordre d'appareiller et se rendit lui-même à bord du vaisseau royal; mais à peine avait-il fait lever l'ancre que le vent changea et rejeta toute la flotte française dans le Zwyn.

Le duc de Berri s'applaudissait seul de ce contre-temps; il ne cessait de répéter que c'était une grande responsabilité que d'exposer aux chances d'une guerre téméraire le roi et toute la noblesse française. A l'entendre, il valait mieux ajourner à l'année suivante cette expédition, soit qu'on conservât comme point de départ le port de l'Ecluse, soit qu'on préférât celui de Harfleur.

Le duc de Bourgogne reconnaissait lui-même qu'il n'était ni sage, ni prudent de persévérer plus longtemps dans ses desseins. Les Anglais s'étaient remis de leur effroi, et répétaient que si les Français abordaient sur leurs rivages, pas un seul ne rentrerait dans son pays. Leurs vaisseaux croisaient devant les ports de Flandre et attaquaient les navires isolés qui se dirigeaient vers l'Ecluse; mais ce dont les Anglais s'enorgueillissaient le plus, c'était de s'être emparés de la plus grande partie de la flotte de Tréguier et de la fameuse ville de bois qu'on pouvait réunir en trois heures et qui embrassait, disait-on, un espace de sept lieues de tour. L'architecte qui en avait dirigé la construction était lui-même au nombre des prisonniers, et le roi d'Angleterre lui ordonna de la faire dresser sous ses yeux, près de Winchelsea.

Les communes flamandes ne se réjouissaient pas moins de la triste issue des projets des princes français. Si l'on pouvait ajouter foi au récit assez confus d'un historien anglais, leurs députés se seraient rendus secrètement à Calais, offrant de conclure une nouvelle alliance avec les Anglais et de chasser tous les Français de leur pays; mais les Anglais exigeaient qu'on démolît les fortifications de Gravelines, élevées par Louis de Male, qui avaient arrêté un instant, en 1383, la croisade de l'évêque de Norwich, et les discussions soulevées à ce sujet rompirent les négociations. En reproduisant cette version, ne faudrait-il pas attribuer l'initiative ou du moins l'influence la plus considérable dans ces pourparlers à la commune de Gand, où les amis d'Ackerman ne croyaient désormais, pas plus que ceux de Pierre Van den Bossche, à la sincérité des promesses de Philippe le Hardi? Rien n'est plus probable, car, au moment où le duc de Bourgogne se plaint le plus vivement des honteux résultats d'une tentative pour laquelle on avait en quelque sorte appauvri tout le royaume de France, nous voyons le duc de Berri réussir tout à coup à l'apaiser, et aux rêves de l'invasion de l'Angleterre succède un projet dirigé contre les communes flamandes que l'Océan ne protége point de ses abîmes et de ses tempêtes.

Charles VI annonçait qu'abjurant tout ressentiment contre les courageux bourgeois qu'il avait deux fois inutilement menacés de sa colère, il voulait aller célébrer les fêtes de Noël à Gand pour faire honneur à cette ville et à ses habitants. Ses serviteurs l'avaient déjà précédé avec les approvisionnements et les autres objets nécessaires au séjour du roi de France et de ses conseillers: ils étaient environ huit cents et conduisaient sur leurs chariots des tonneaux qui semblaient remplis de vin; leur nombre et ce que présentaient ces vastes apprêts, si peu d'accord avec l'abondance qui régnait à Gand, firent soupçonner quelque dessein sinistre, car le bruit courait depuis longtemps, parmi les bourgeois de Gand, que l'expédition de l'Ecluse était aussi bien dirigée contre eux que contre les Anglais, et ils craignaient les fureurs des Français qui avaient naguère mis à mort tous leurs concitoyens saisis à Damme. L'un d'eux, agité par sa méfiance et ses doutes, saisit un moment favorable pour toucher l'un de ces tonneaux, et il s'empressa de rapporter qu'il l'avait trouvé pesant et qu'assurément il ne contenait point de liquide. Tous les bourgeois s'assemblent aussitôt: ils s'écrient qu'ils veulent goûter le vin du roi; malgré la résistance qu'on leur oppose, ils brisent les tonneaux où ils découvrent des armes, et les serviteurs de Charles VI, dont la mort doit expier la mission exterminatrice, avouent, avant de succomber sous la hache du bourreau, qu'ils ont été chargés d'ouvrir les portes de la ville à leurs compagnons: «Tous les Gantois, disent-ils, étaient condamnés à périr; leur ville même devait être complètement détruite.»

Peu d'heures après, le sanglant dénoûment de ce complot était connu à l'Ecluse. Charles VI, devançant le départ des autres princes et celui des chevaliers, s'éloigna précipitamment; mais les Bretons, qui attendaient depuis quatre ans le pillage de Gand, cherchèrent à se consoler de leurs regrets en saccageant les maisons de l'Ecluse et en y outrageant les femmes, les veuves et les jeunes filles. A Bruges, leur passage fut signalé par de semblables désordres, mais toute la commune se souleva pour les réprimer. En ce même moment où les nouvelles du péril des Gantois augmentaient l'agitation du peuple, le duc de Berri, plus vivement désigné à sa haine parce que de vagues rumeurs l'accusaient de la mort de Louis de Male, arriva à Bruges où il se vit bientôt attaqué près du pont des Carmes, et renversé de cheval. Les chevaliers français se hâtaient de se réfugier dans leurs hôtels: on leur annonçait que les corps de métiers se réunissaient sur la place du Marché pour les combattre. Le sire de Ghistelles eut à peine le temps de monter à cheval. Issu de l'une des plus illustres maisons de Flandre qui était alliée (il est intéressant de l'observer) à celle de Jean de Heyle, il s'était acquis une grande influence en se faisant aimer du peuple. Il s'adressa aux bourgeois qui avaient pris les armes et réussit à les calmer par de douces paroles. Sans l'intervention du sire de Ghistelles, «il ne fût échappé, dit Froissart, ni chevalier, ni écuyer de France que tous n'eussent été morts sans merci.»

De pompeuses réjouissances eurent lieu en Angleterre lorsqu'on y apprit la retraite de Charles VI. Le roi Richard réunit à Westminster tous ceux qui avaient été chargés de la défense des provinces voisines de la mer et leur fit grand accueil. Mais bientôt on songea à profiter de la situation des choses: mille archers et cinq cents hommes d'armes se rendirent à bord d'une flotte que commandaient les comtes d'Arundel, de Nottingham, de Devonshire et l'évêque de Norwich, le fameux Henri Spencer. Après avoir croisé pendant tout l'hiver des côtes de Cornouailles aux côtes de Normandie, en épiant les navires français, elle se trouvait, dans les derniers jours de mars, à l'embouchure de la Tamise lorsqu'on signala des voiles ennemies à l'horizon; c'était la flotte du duc de Bourgogne, commandée par un chevalier leliaert nommé messire Jean Buyck, qui escortait un grand nombre de navires de la Rochelle chargés de douze ou de treize mille tonneaux de vins de Saintonge et de Poitou. Jean Buyck avait longtemps combattu les Anglais sur mer, il était sage et courageux, et comprit aussitôt que les vaisseaux anglais chercheraient à prendre le vent pour l'attaquer avant la nuit. Quoique décidé à éviter le combat, il arma ses arbalétriers et il ordonna en même temps au pilote de hâter la marche de la flotte, afin qu'elle repoussât les Anglais en se dérobant à leur poursuite. Déjà il était en vue de Dunkerque et il espérait pouvoir gagner l'Ecluse en côtoyant le rivage de la Flandre. Ce système réussit d'abord: quelques galères pleines d'archers anglais s'étaient avancées, mais leurs traits ne frappaient point leurs ennemis, qui ne se montraient pas et continuaient leur route. Enfin le comte d'Arundel s'élança au milieu d'eux avec ses gros vaisseaux; dès ce moment, la lutte fut sanglante et opiniâtre. Trois fois la marée se retirant obligea les combattants à se séparer et à jeter l'ancre; trois fois, ils s'assaillirent de nouveau.

Cependant la flotte bourguignonne s'approchait des ports de Flandre. Jean Buyck était parvenu à dépasser Blankenberghe et était près d'atteindre le havre du Zwyn: mais sa résistance s'affaiblissait d'heure en heure. Parmi les vaisseaux anglais, il en était un surtout qui attaquait avec acharnement les hommes d'armes du duc de Bourgogne; le capitaine qui en dirigeait les manœuvres se nommait Pierre Van den Bossche: il vengeait Barthélemi Coolman dont Jean Buyck avait été le successeur. En vain les Bourguignons espéraient-ils qu'une flotte sortirait de l'Ecluse pour les soutenir: ce port, qui avait armé tant de vaisseaux pour décider la victoire d'Edouard III, n'en avait plus pour protéger la retraite de l'amiral de Philippe le Hardi. Jean Buyck fut pris par les Anglais et avec lui cent vingt-six de ses navires. Pendant toute cette année, tandis que les vins de Saintonge se vendaient à vil prix en Angleterre, ils manquèrent complètement en Flandre, ce qui augmenta les murmures du peuple. Philippe le Hardi ne pouvait rien pour réparer ces revers; mais il fit de nombreuses démarches pour que son brave amiral lui fût rendu, et offrit inutilement, en échange de sa liberté, celle d'un prince portugais, fils d'Inès de Castro, qu'un autre jeu de la fortune retenait à cette époque captif à Biervliet. Jean Buyck devait passer trois années à Londres et y rendre le dernier soupir.

Pierre Van den Bossche voulait entrer dans le port même de l'Ecluse et y effacer par le fer et la flamme jusqu'aux derniers vestiges de l'expédition préparée pour la conquête de l'Angleterre. Là, sur les ruines de cette citadelle élevée comme un monument de la servitude de la Flandre, il aurait arboré le drapeau de Jean Yoens et de Philippe d'Artevelde. Le lion de Gand sommeillait à peine; les homme d'armes bourguignons s'étaient dispersés, et la France, épuisée par les impôts, ne pouvait plus rien. On ne voulut point l'écouter. Les Anglais se bornèrent à piller le village de Coxide et les environs d'Ardenbourg: ils n'avaient su profiter ni des sympathies populaires qui les appelaient, ni de la consternation de leurs ennemis qui s'était répandue jusqu'à Paris, où Charles VI écrivait au duc de Bourbon: «Vous sçavez, beaux oncles, si l'Escluse estoit prise, ce seroit la destruction de nostre royaume.»

Pierre Van den Bossche rentra à Londres avec les Anglais. N'osant plus rêver désormais la délivrance de la Flandre, il disparut tout à coup de la scène des révolutions et des grandes luttes politiques. Les dernières paroles de Pierre Van den Bossche que l'histoire nous ait conservées furent l'expression d'un patriotique regret pour son pays menacé et pour ses amis proscrits, parce qu'ils avaient été trop crédules et trop confiants. L'avenir ne réservait à sa vieillesse que l'oubli de l'exil et le silence du tombeau.

Le duc de Bourgogne ne se trouvait pas en Flandre lors de l'agression des Anglais; il avait accompagnée Charles VI à Paris. Malgré son court dissentiment avec le duc de Berri, son influence s'était maintenue. On en eut bientôt une nouvelle preuve. Depuis la mort de Louis de Male, les conseillers du roi avaient, à plusieurs reprises, soulevé la question de la restitution des châtellenies de Lille, de Douay et d'Orchies, à laquelle Philippe le Hardi s'était engagé par ses lettres secrètes du 12 septembre 1368; mais le duc de Bourgogne s'etait contenté de répondre qu'il était vrai que, vers le mois d'août 1368, le roi Charles V lui avait remis le texte de la promesse, sur laquelle il avait, peu de jours après, fait apposer son scel à Péronne, mais qu'il espérait dès ce moment que les lettres de transport des trois châtellenies lui seraient octroyées purement et simplement, sans aucune mention de conditions semblables, ce qui eut lieu en effet, et il ajoutait qu'il avait été expressément stipulé, dans la convention du 12 avril 1369, que ce transport ne serait pas fait comme donation à titre gratuit et sujette à révocation, mais «pour satisfier et faire raison à Monsieur de Flandres de dix mille livres à l'héritage qu'il demandoit au roy, par lettres du roy Jean et les siennes sur ce faictes.» Il observait aussi que cette charte annulait formellement toutes conventions contraires, «comme cassées, rappelées et mises du tout au néant,» alléguant qu'il n'avait pas eu le droit de disposer de ce qui touchait aux prétentions héréditaires de Marguerite de Male, et qu'il était d'ailleurs bien certain que c'était uniquement sur la foi de ces lettres de transport que les communes flamandes avaient consenti au mariage de l'héritière de leur comté. C'est ainsi qu'il cherchait lui-même dans la ruse des raisons pour déchirer un engagement qui n'avait d'autre origine qu'une ruse préparée pour tromper les villes de Flandre. Ce fut au retour de l'expédition de l'Ecluse, le 16 janvier 1386 (v. st.), qu'une transaction définitive confirma les réclamations de Philippe le Hardi, en ne laissant aux successeurs de Charles V que l'éventualité d'un droit de rachat après la mort de l'héritier immédiat du duc de Bourgogne, rachat qui ne pouvait, même dans ce cas, s'exécuter qu'en échange de possessions sises dans le Ponthieu, représentant dix mille livres tournois de rente, c'est-à-dire d'une valeur égale à celle des trois châtellenies de Lille, de Douay et d'Orchies, qui avaient été cédées pour cette somme à Louis de Male.

Le duc de Bourgogne profitait en même temps de son autorité et de l'influence qu'il exerçait en France pour chercher à se soumettre cette redoutable cité de Gand, qui avait traité avec lui plutôt comme un Etat indépendant que comme une population rebelle, et, dans son désir de l'affaiblir et de la ruiner, il persécutait également tous ses bourgeois, ceux auxquels il devait la paix comme ceux auxquels il avait promis d'oublier la guerre.

Lorsque, dans les derniers jours de l'année 1379, il avait interposé sa médiation pour faire conclure entre Louis de Male et les Gantois le traité d'Audenarde, deux hommes l'avaient secondé de leur zèle et de leur appui le plus actif.

L'un, prudent conseiller de Louis de Male, était le prévôt d'Harlebeke, Jean d'Hertsberghe. Le comte de Flandre n'avait pas tardé à oublier ses services, car, neuf jours après la bataille de Roosebeke, traversant le bourg d'Harlebeke, où se conservent les traditions de nos premiers forestiers, il s'y était arrêté afin de sceller une charte qui prononçait la confiscation des biens de Jean d'Hertsberghe.

L'autre, le plus illustre des amis de Simon Bette et de Gilbert de Gruutere, Jean Van den Zickele, que Froissart appelle «un moult renommé homme sage,» avait survécu au prévôt d'Harlebeke; cependant six mois ne s'étaient point écoulés depuis le désastre du 27 novembre 1382, lorsqu'il fut cité à la cour de Charles VI pour se justifier d'une vague accusation de complicité avec Philippe d'Artevelde. Il ne parvint à se disculper à Paris que pour trouver de nouveaux accusateurs à Lille, et bientôt après, ayant inutilement réclamé l'intervention du duc Albert de Bavière, il y périssait dans un duel judiciaire, le 25 septembre 1384, moins d'un an après l'avénement du duc de Bourgogne.

En 1387, on voit éclater, sous la protection de Philippe le Hardi, d'autres vengeances dirigées contre les derniers représentants de la puissance des communes. Cette fois, l'ancien capitaine de Gand, François Ackerman, devait en être la victime. Pendant quelque temps, il avait été l'objet des flatteries du duc, qui avait voulu l'admettre parmi les officiers de sa maison; mais il les avait constamment repoussées et vivait dans la retraite, se contentant de se promener parfois, suivi de quelques valets qui portaient ses armes, au milieu de cette cité dont tous les bourgeois étaient pleins de respect pour lui; mais il arriva bientôt que le duc de Bourgogne s'opposa au maintien de cet usage qui s'était toujours conservé à Gand, et comme Ackerman se croyait au-dessus de cette ordonnance, le bailli lui demanda s'il songeait à recommencer la guerre et alla même jusqu'à le menacer de le considérer, s'il ne se hâtait point d'obéir, comme l'ennemi du duc de Bourgogne. Ackerman rentra tristement dans son hôtel et y fit déposer ses armes, de sorte qu'on ne le voyait plus se promener que confondu parmi les plus obscurs habitants et à peine accompagné d'un valet ou d'un page. Or, peu de temps après, un bâtard du sire d'Herzeele, qui l'accusait d'avoir contribué à la mort de son père, le suivit avec dix des siens, au moment où il revenait du quartier de Saint-Pierre, et l'assomma, par derrière, d'un violent coup de massue (22 juillet 1387). Le meurtrier était assuré de l'impunité.

Une sentence d'exil frappa les neveux d'Ackerman qui avaient voulu venger sa mort.

Le deuil régnait encore à Gand quand le duc de Bourgogne, sacrifiant l'espoir d'envahir l'Angleterre au désir ambitieux d'étendre sa domination vers le nord au delà de la Meuse et du Rhin, entraîna, malgré l'opposition du duc de Berri, Charles VI et toute la noblesse française à travers les solitudes des Ardennes et les marais du Limbourg pour guerroyer contre le duc de Gueldre, allié douteux des Anglais. Les pluies et les difficultés du pays firent échouer cette expédition comme celle de l'Ecluse, et après de si vastes préparatifs dirigés contre un si petit prince, il fallut se résoudre à conclure un traité qui semblait lui reconnaître une puissance qu'il n'avait jamais possédée.

Charles VI avait vingt ans: après avoir été deux fois le témoin de ces grandes entreprises qui avaient coûté tant d'argent à la France pour lui rapporter si peu d'honneur, il avait senti, à la voix du sire de Clisson, se réveiller dans son cœur de vagues souvenirs de la sagesse de Charles V; un éclair de raison avait jailli de son intelligence affaiblie; il était arrivé à Reims, au retour de son expédition de Gueldre, lorsque, dans une assemblée solennelle, le cardinal de Montaigu, évêque de Laon, exposa que l'âge du roi lui permettrait désormais de diriger lui-même le gouvernement. Les oncles du roi furent congédiés et remplacés par des conseillers actifs et prudents, qui abolirent les tailles générales et conclurent une trêve de trois ans avec les Anglais. Paris, recouvrant ses libertés confisquées six années auparavant, reçut pour prévôt Juvénal des Ursins, et le roi se rendit lui-même de province en province pour écouter les plaintes du peuple: il ne rappela auprès de lui les ducs de Berri et de Bourgogne que pour les contraindre à le suivre dans une expédition contre le duc de Bretagne, leur allié ou leur complice. Déjà il était arrivé dans le Maine, lorsque survint ce bizarre accident auquel les historiens attribuent l'ébranlement complet de sa raison. Quel était cet homme couvert d'une mauvaise cotte blanche, qui vint impunément, pendant une demi-heure, poursuivre le jeune prince de ses clameurs menaçantes et sinistres, sans qu'on songeât à l'arrêter? Une habile prévoyance n'avait-elle point préparé cette apparition pour troubler l'esprit de Charles VI, déjà tout peuplé de visions et de fantômes? Lorsque les ducs de Bourgogne et de Berri eurent vu éclater ce terrible accès de folie qui coûta la vie à plusieurs chevaliers, ils s'écrièrent tout d'une voix: «Le voyage est fait pour cette saison, il faut retourner au Mans.» «Et encore, ajoute Froissart, ne disoient pas tout ce qu'ils pensoient.» Dès ce moment, ils recouvrèrent toute leur influence dans les affaires, et Marguerite de Male se chargea de gouverner le palais d'Isabeau de Bavière; les conseillers du roi furent exilés, dépouillés de leurs biens, et la plupart eussent péri dans les supplices sans les prières de la duchesse de Berri, et si l'on n'eût craint un instant le retour de la raison du roi. L'évêque de Laon était déjà mort, non sans soupçon de poison.

Plus l'autorité des ducs de Bourgogne se consolide en France, plus elle devient écrasante en Flandre. En 1387, Philippe le Hardi fait décrier la monnaie des comtes de Flandre et la remplace par des écus aux armes de Flandre et de Brabant qu'il nomme Roosebeekschers: menaces imprudentes, puisqu'elles rappelaient à la Flandre que le jour où elle avait succombé, les héritiers de ses princes se trouvaient parmi ses ennemis.

Le duc de Bourgogne alla plus loin; ce n'était point assez qu'il eût opprimé les communes flamandes, brisé leur bannière, anéanti tous les symboles de leur nationalité; il voulut qu'elles humiliassent devant lui non-seulement le front ou le regard, mais leur conscience, ce dernier asile de la liberté de l'homme, croyant qu'il lui serait facile d'en effacer le même jour, avec le souvenir de leurs devoirs vis-à-vis de leur pays, celui de leurs devoirs vis-à-vis de Dieu. La Flandre était convaincue que, hors du giron de l'Eglise romaine, il n'y avait qu'un schisme dangereux qui devait perpétuer vis-à-vis des princes temporels l'asservissement du pontificat suprême, et lorsque tous les obstacles qui protégeaient la Flandre eurent disparu, la fidélité qu'elle montrait dans son zèle religieux resta debout comme une barrière qui séparait les vainqueurs et les vaincus.

Dès le commencement du schisme, les conseillers du roi de France s'étaient vivement préoccupés du parti qu'embrasserait la Flandre. Il existe un mémoire adressé à Louis de Male par un ambassadeur de Charles V où l'on cherchait à persuader aux communes flamandes de se prononcer en faveur de Clément VII, parce qu'Urbain VI était, disait-on, hostile aux Anglais; une seconde dissertation conçue dans le même but avait été remise au comte de Flandre par Jean Lefebvre, abbé de Saint-Vaast; mais ni les communes, ni le comte lui-même ne s'étaient laissé ébranler. Jean de Lignano, célèbre théologien de Bologne, les avait confirmés dans leur sentiment, en discutant dans un long mémoire les droits des deux papes. Bien que Clément VII appartînt par son aïeule, Marie de Dampierre, à la maison de Flandre et qu'il eût en lui-même, pendant qu'il était évêque de Térouane et de Cambray, de fréquentes relations avec Louis de Male, celui-ci avait cru devoir d'autant plus repousser ses prétentions que Clément VII, alors cardinal de Genève, lui avait écrit lui-même pour vanter la piété d'Urbain VI, appelé depuis peu de jours au pontificat suprême. «Après avoir pesé les relations qui nous sont venues d'Italie, nous continuerons, avait déclaré le comte de Flandre, à reconnaître pour vrai pape, celui dont l'élection est la plus ancienne.» Les communes flamandes, qui avaient longtemps gémi sur l'exil des papes à Avignon, s'étaient aussi prononcées unanimement en faveur du pape de Rome, en refusant au cardinal Gui de Maillesec, légat clémentin, l'accès de leurs frontières. Si Clément VII, élevé au pontificat par l'influence française dans la ville d'Anagni et bientôt réduit à se retirer aux bords du Rhône, semblait porter en mémoire de Clément V le nom de Clément VII, le successeur d'Urbain VI avait pris celui de Boniface IX, qui rappelait l'odieux attentat dont cette même ville d'Anagni avait autrefois été le théâtre.

Jean de Lignano avait à plusieurs reprises exprimé le vœu qu'un concile mît un terme aux incertitudes du schisme en statuant sur la rivalité des deux papes; cette opinion soutenue en France par les plus savants docteurs de l'université, avait été aussi, disait-on, le dernier vœu de Charles V, et elle prenait chaque jour plus d'extension. Philippe craignait qu'elle ne dominât dans l'assemblée des clercs de Flandre à laquelle, lors de la paix de Tournay, il avait été fait allusion dans les requêtes des Gantois, et l'un des cardinaux clémentins, Pierre de Sarcenas, archevêque d'Embrun, fut chargé de rédiger des instructions secrètes sur la réponse que le duc de Bourgogne pourrait faire à ces réclamations, en ayant soin de cacher toutefois qu'elle lui avait été dictée par le pape d'Avignon. «Ne vaut-il pas mieux, disait-il dans ce mémoire, chercher à ajourner cette assemblée, si les Flamands ne persistent point à exiger qu'elle soit tenue? Les Flamands voudraient-ils investir le concile d'une autorité souveraine et arbitrale? En effet, si Urbain est un intrus, pourquoi le reconnaissent-ils? S'il est vrai pape, comment accorderaient-ils à un concile le droit de le déposer? Où trouverait-on, au moment où toute l'Europe est divisée par les guerres, un lieu qui offrît sûreté pour tous? Les Anglais consentiraient-ils à venir en France? Les partisans du pape Clément se rendraient-ils dans un pays soumis au pape Urbain, ceux du pape Urbain dans un pays soumis au pape Clément? Si tous les prélats s'assemblaient ainsi, que deviendraient les diocèses et les abbayes? Les rois qui ont reconnu Clément VII ne peuvent d'ailleurs pas souffrir aisément qu'on examine s'ils sont hérétiques.»

Les actes du synode de Gand ont été perdus, et ce n'est qu'en comparant les monuments épars de l'histoire ecclésiastique du moyen-âge que l'on retrouve quelques traces des débats qui, au quatorzième siècle, préoccupaient si vivement tous les esprits. En 1337, les Gantois excommuniés par les évêques français avaient chargé Jean Van den Bossche d'aller consulter les clercs de Liége; il paraît qu'en 1390, également menacés dans l'exercice de leur foi religieuse par un prince étranger et les légats du pape d'Avignon, ils recoururent de nouveau à l'habileté des théologiens de la grande cité épiscopale des bords de la Meuse, qui, pour les peuples des Pays-Bas, était la Rome du Nord.

La réponse des chanoines de Saint-Lambert ne se fit point attendre: «Au très-illustre duc de Bourgogne, comte de Flandre, le chapitre de Liége. Afin que vous connaissiez clairement notre opinion sur les choses qui nous ont été écrites, nous vous prions de vouloir bien croire que ce n'est pas par légèreté ni par esprit de parti que nous nous sommes soumis à l'obédience du pape Urbain VI, mais conformément au témoignage des anciens cardinaux, qui possédaient le pouvoir d'élire un pape et non celui de le déposer. Que votre magnanimité daigne se garder des conseils perfides de ceux qui, étant les auteurs du schisme, ont livré le monde à de si funestes divisions: car ce sont eux qui, de leur propre autorité, ont refusé d'obéir à Urbain VI de sainte mémoire, lorsqu'il était déjà investi du pontificat suprême; à la fois accusateurs, témoins et juges, ils ont démenti leur propre conduite et condamné tour à tour les deux partis, puisqu'ils ont reconnu et rejeté successivement le même pape; ce sont ceux-là, illustre prince, qui ont véritablement fait naître le schisme, en foulant aux pieds toutes les règles du droit et de la justice. Daignez remarquer que si leur manière de procéder est licite, aucun évêque, aucun prince ne peut jouir tranquillement de ses honneurs, puisqu'il serait permis à leurs sujets de les renier pour seigneurs et de renoncer de leur propre autorité à tous les liens de l'obéissance. Vit on jamais un appel plus manifeste à la rébellion? et combien ne devons-nous point nous attrister de ce que ce soient ces mêmes hommes qui trouvent de si puissants protecteurs!»

Philippe le Hardi n'écouta point ces représentations, et le seul résultat du synode de Gand fut le droit que conserva la Flandre, moyennant le payement de soixante mille francs, de continuer à rester libre et neutre au milieu des tristes déchirements du schisme.

Cette trêve religieuse dura à peine quelques mois: vers la fin de 1390, Simon, évêque de Térouane, déclara renoncer à l'obédience du pape de Rome pour se soumettre à celle de Clément VII, et, presque au même moment, les habitants d'Anvers l'imitèrent: c'était le signal d'un mouvement de prosélytisme religieux que le duc de Bourgogne voulait favoriser par tous les moyens, par la corruption comme par la violence; ce fut en vain que l'évêque élu de Liége, Jean de Bavière, reçut de Boniface IX l'ordre de poursuivre les clémentins, et que l'évêque d'Ancône fut spécialement désigné comme légat pour combattre les progrès du schisme en Belgique. Leurs efforts devaient échouer devant la volonté énergique du duc de Bourgogne, qui avait récemment fait défendre à ses sujets, sous les peines les plus sévères, d'obéir au pape de Rome. Dès ce jour, les églises des villages se fermèrent; le peuple eût arraché de l'autel le prêtre qui se fût rendu coupable d'apostasie: à peine quelque clerc clémentin osait-il célébrer les divins offices dans la chapelle des châteaux, protégé par une double enceinte de fossés et de créneaux. A Bruges, Jean de Waes, curé de Sainte-Walburge, monta en chaire pour déclarer que le Seigneur maudirait tous ceux qui reconnaîtraient le pape d'Avignon, et il quitta aussitôt après la Flandre. L'abbé de Saint-Pierre et l'abbé de Baudeloo suivirent son exemple, et l'on vit un grand nombre de religieux et de bourgeois se retirer à Londres, à Liége ou à Cologne.

Philippe le Hardi, irrité de cette résistance, multipliait ses menaces et ses rigueurs pour l'étouffer; et l'histoire a conservé le nom de Pierre de Roulers, l'un des magistrats de Bruges et l'un des plus riches bourgeois de cette ville, qui fut décapité à Lille parce qu'on le croyait favorable aux urbanistes. Jean Van der Capelle fut, sous le même prétexte, privé de la dignité de souverain bailli de Flandre. Ce fut aussi au milieu de ces persécutions que succomba la dernière victime de l'ingratitude de Philippe le Hardi, «ce chevalier de Flandre qui s'appeloit Jean de Heyle, sage homme et traitable, qui avoit rendu grand peine à la paix de Tournay;» chargé de chaînes comme ennemi des clémentins, il expia par une fin cruelle une médiation généreuse; mais sa mort même répandit une dernière auréole sur sa vertu. «Pour ledit temps, dit un chroniqueur anonyme du quatorzième siècle, tenoit ledit ducq de Bourgogne prisonnier un chevalier de Flandres, nommé Jehan d'Elle, dont par-dessus est faicte mencion, lequel chevalier moru en ladite prison, si comme on disoit comme martir, pour cause de ce que il fut bien deux mois que oncques ne mangea, et estoit tous jours en oraisons en ladite prison.»

Le duc de Bourgogne n'ignorait pas combien le peuple murmurait de voir toutes les cérémonies religieuses suspendues, comme s'il avait été frappé de quelque sentence d'anathème: il jugea utile d'appeler d'autres prêtres dans les églises des villes, en inaugurant avec pompe l'avénement du clergé clémentin; et bientôt après, il se rendit lui-même à Bruges, accompagné de l'évêque de Tournay, Louis de la Trémouille. Néanmoins, le peuple persistait dans ses sentiments. Lorsque aux fêtes de la Pentecôte l'évêque de Tournay ordonna de nouveaux clercs dans l'église de Saint-Sauveur, toutes les nefs restèrent vides, et peu de jours après, le prélat clémentin s'étant rendu à l'Ecluse pour y accomplir le même acte de son ministère, un violent incendie éclata dans la paroisse de Notre-Dame où cette cérémonie devait avoir lieu, ce qui parut aux habitants un remarquable signe de la colère du ciel.

La cité de Gand osait seule résister ouvertement aux ordres de Philippe le Hardi. Dès qu'ils avaient été proclamés, une émeute y avait éclaté, et il avait fallu pour la calmer recourir à l'intervention des prêtres urbanistes. Le duc de Bourgogne avait reconnu que, pour imposer le pape d'Avignon aux Gantois, il fallait recommencer la guerre: il recula, et Gand, depuis longtemps la métropole de la liberté politique, devint, par une nouvelle transformation de sa puissance, celle de la liberté religieuse: on y accourait de toutes parts, non plus pour y saluer le rewaert de Flandre, mais pour y prier sans entraves au pied d'un autel et s'y unir aux processions solennelles qui parcouraient la ville sous la garde des bourgeois armés. Jadis asile des défenseurs de la patrie proscrits et menacés, elle appelait maintenant à elle toutes les âmes à la foi brûlante et vive, et l'on vit, aux fêtes de Pâques 1394, la population de Bruges, abandonnant presque tout entière ses foyers, se presser dans ses églises pour y assister à la célébration des sacrés mystères.

Cependant, le duc de Bourgogne avait formé le dessein de donner à sa dynastie cette sanction de la gloire qui lui manquait pour la consolider: si Robert le Frison avait fait bénir à Jérusalem la légitimité de ses droits, jusque-là contestés et douteux, il voulait aussi chercher au pied des remparts de la cité sainte la justification de son zèle en faveur des clémentins, et il ne s'agissait de rien moins que de renouveler les merveilleuses croisades de Godefroi de Bouillon et de Baudouin de Constantinople: qui aurait osé reprocher aux libérateurs de l'Orient d'être les défenseurs d'un schisme impie?

Les progrès des infidèles devenaient de jour en jour plus alarmants. Le fratricide Bajazet, surnommé l'Eclair par les historiens ottomans, venait de succéder à Amurath. Maître de la Romanie et de la Thessalie, il était le premier des sultans qui eût osé assiéger Constantinople et franchir le Danube. Les plus importantes forteresses situées sur la rive droite de ce fleuve, Silistrie, Widin, Nicopoli, Rachowa, étaient tombées en son pouvoir, et lorsqu'une ambassade hongroise était venue lui demander quels étaient ses droits sur la Bulgarie, il leur avait montré les trophées des villes conquises suspendus aux parois de son palais. «La main du Seigneur, raconte le moine de Saint-Denis, s'était appesantie sur les chrétiens; il avait résolu de les châtier de la verge de sa colère. La nombreuse nation des Turcs, pleine de confiance dans l'étendue de ses forces et transportée du désir de soumettre à sa domination toute la chrétienté, avait traversé la Perse et se préparait à commencer la guerre en attaquant l'empire de Constantinople. Le chef des infidèles avait conquis seize journées de pays et menaçait Byzance de ses assauts multipliés. Il espérait l'appui du sultan de Babylone, et fondait sur les divisions des chrétiens les plus vastes espérances; car dans un songe il avait cru voir Apollon lui offrir une couronne d'or étincelante de pierreries, dont l'éclat lumineux lui montrait à l'occident treize princes revêtus de la croix, qui s'inclinaient devant lui.» L'on ajoutait qu'il se vantait d'aller établir à Rome le siége de son empire et d'y faire manger l'avoine à son cheval sur l'autel de saint Pierre.

Le roi de Hongrie, dont les Etats formaient depuis longtemps la barrière de la chrétienté, avait adressé à Charles VI les lettres les plus pressantes pour lui faire connaître les périls dont il était menacé; c'était de l'avis du duc de Bourgogne que cette démarche avait eu lieu, et il l'appuya de toutes ses forces dans le conseil du roi; il semblait qu'il eût recueilli avec l'héritage de la Flandre la noble mission de s'opposer aux progrès des infidèles et le droit de rallier sous la bannière de l'un des princes de sa maison tous les barons et tous les chevaliers des royaumes de l'Occident.

Jean de Bourgogne, comte de Nevers, fils aîné du duc, avait vingt-cinq ans; si son père unissait une incontestable habileté et un grand courage à ce faste qui éblouit le peuple, il ne possédait aucune de ces qualités: une ambition haineuse et jalouse couvait sous une feinte inertie. Les chroniqueurs nous le représentent d'un caractère sombre; sa taille était difforme; sa physionomie muette et glacée ne s'éclairait jamais. Le moment était arrivé où il devenait nécessaire qu'il s'initiât aux épreuves de la guerre. Jacques de Vergy, Gui et Guillaume de la Trémouille et d'autres chevaliers exposèrent au duc de Bourgogne qu'il ne pourrait le faire plus honorablement que dans une expédition dirigée contre les infidèles. Philippe le Hardi applaudit à ce projet, qui fut approuvé par Charles VI, et bientôt l'on raconta de toutes parts que le comte de Nevers allait traverser l'Allemagne pour vaincre Bajazet sous les murs de Constantinople et délivrer ensuite Jérusalem et le Saint-Sépulcre.

On s'occupait déjà activement des préparatifs de la croisade. Une foule de chevaliers avaient réclamé l'honneur d'y prendre part. L'un des plus fameux était le sire de Coucy, que le duc de Bourgogne avait choisi pour que le comte de Nevers se laissât guider par ses conseils. On remarquait aussi parmi les barons français le comte d'Eu, que l'influence du duc de Bourgogne avait élevé à la dignité de connétable après la disgrâce du sire de Clisson, Henri et Philippe de Bar, et l'amiral de France Jean de Vienne. Mais c'était surtout parmi les chevaliers de Flandre et de Hainaut, toujours pleins de zèle pour les expéditions d'outre-mer, que le duc avait trouvé le plus grand enthousiasme pour la croisade.

Le 6 avril 1396, le comte de Nevers, sans attendre plus longtemps ceux qui étaient en marche pour le rejoindre, quitta Paris avec une armée qui, d'après les témoignages les plus exacts, n'était en ce moment que de mille chevaliers, de mille écuyers et de quatre mille sergents. Elle traversa lentement l'Allemagne. Si le comte de Nevers croyait y retrouver les traces des héros de la première croisade, les hommes d'armes qui l'accompagnaient rappelaient bien davantage, par leurs désordres, les bandes indisciplinées qui avaient suivi Pierre l'Ermite.

Le roi de Hongrie, Sigismond de Luxembourg, attendait à Bude Jean de Nevers dont l'armée, jointe à la sienne, s'élevait, selon un récit probablement exagéré, à plus de cent mille chevaux, en y comprenant les Allemands et les milices réunies par l'ordre Teutonique et l'ordre de Saint-Jean de Jérusalem. Tandis que le roi de Hongrie traversait la Servie, le comte de Nevers s'avança vers la Valachie. Les croisés d'Occident employèrent huit jours à passer le Danube; dès qu'ils eurent touché la rive opposée, Jean de Nevers se fit armer chevalier, et trois cents jeunes écuyers imitèrent son exemple. Ils retrouvèrent les Hongrois qui s'étaient déjà emparés de Widin et d'Orsowa, devant les remparts de Nicopoli qui furent aussitôt étroitement bloqués de toutes parts.

Nicopoli, devenue une importante position militaire dans les guerres du règne d'Amurath Ier, n'était point une ville plus ancienne que Widin ou Orsowa. Elle avait emprunté son nom à une cité voisine qui n'était plus connue que sous la dénomination barbare de Trinovi; mais ce nom même de Nicopoli, ce nom de ville de la victoire qu'Auguste avait donné à une autre ville grecque après la bataille d'Actium, eût été d'un heureux augure pour les chevaliers chrétiens, s'ils avaient pu oublier que Trinovi, l'ancienne Nicopoli, était cette capitale de l'empire de Joanince, où l'empereur Baudouin de Flandre avait péri chargé de chaînes, après une défaite qu'il avait méritée par son imprudence.

Le siége se prolongeait: les croisés avaient dressé leurs tentes dans une plaine fertile, couverte de jardins et de vignobles. La plupart passaient leurs journées au milieu des jeux et des banquets; quelques-uns seulement déploraient cette honteuse inertie qui, sur les frontières mêmes des infidèles, paraissait déjà énerver toutes les forces des chrétiens. Le sire de Coucy déclara le premier que la croisade lui imposait d'autres devoirs, et, prenant avec lui cinq cents lances et autant d'arbalétriers à cheval, il alla, guidé par quelques chevaliers hongrois, reconnaître le pays.

Peu de jours s'écoulèrent avant que ses chevaucheurs lui annonçassent que vingt mille Turcs s'approchaient. Il se hâta de choisir une bonne position au milieu d'une forêt, et envoya en avant une centaine de lances pour attirer les Turcs dans les embûches qu'il avait habilement préparées. Ce qu'il avait prévu arriva. Les Turcs, s'étant élancés en désordre afin de poursuivre son avant-garde, se virent tout à coup entourés par les croisés qui les dispersèrent et en firent un terrible carnage. Pas un seul ne fut reçu à merci, car les vainqueurs ne prévoyaient point à quoi pourrait leur servir un exemple de clémence.

La ville de Nicopoli était près de capituler, mais déjà l'armée de Bajazet s'avançait, se déployant sur une largeur de près d'une lieue. Huit mille Turcs la précédaient; selon l'ordre qu'ils avaient reçu, dès que les chrétiens les attaqueraient, ils devaient, par une manœuvre semblable à celle du sire de Coucy, se retirer au centre de l'armée qui les suivait, afin de permettre aux deux ailes d'envelopper les assaillants: «Plus la vengeance de Dieu est tardive, plus elle est terrible,» s'était écrié Bajazet.

Le lundi avant la Saint-Michel (25 septembre 1396), vers dix heures du matin, au moment où les chefs de l'armée chrétienne étaient à dîner, on vint leur annoncer l'approche des ennemis. Ils ne purent le croire, car ils avaient coutume de répéter qu'ils étaient assez forts pour soutenir le ciel sur leurs lances et que les infidèles n'oseraient jamais les attaquer. D'ailleurs, les nouvelles qu'on leur apportait étaient vagues: on ignorait si les Turcs étaient nombreux et si Bajazet se trouvait avec eux. Malgré cette incertitude, les chevaliers, la plupart échauffés par le vin, demandèrent leurs armes et leurs chevaux et se mirent aussi bien qu'ils le purent en ordre de bataille.

Cependant, le roi de Hongrie, remarquant les préparatifs du comte de Nevers, avait envoyé en toute hâte le maréchal de son armée le supplier de ne pas engager le combat avant d'avoir reçu des renseignements plus positifs. Les conseillers du jeune prince s'assemblèrent aussitôt. Le sire de Coucy appuyait l'avis de Sigismond. Mais le comte d'Eu, depuis longtemps jaloux du sire de Coucy, s'empressa de combattre son opinion en disant qu'il était bien résolu à ne pas laisser au roi de Hongrie l'honneur de la journée. Et en même temps, il ordonna à l'un de ses chevaliers de se porter en avant avec sa bannière. Le sire de Coucy ne se dissimulait point tout le danger de cette résolution: il consulta le sire de Vienne sur ce qu'il y avait lieu de faire: «Sire de Coucy, repartit l'amiral de France, là où l'on n'écoute ni la vérité ni la raison, l'orgueil décide de tout, et puisque le comte d'Eu veut combattre, il faut que nous le suivions.» Ils parlaient encore et déjà il n'était plus temps d'entendre les conseils de la prudence. Les deux ailes ennemies, fortes chacune de soixante mille hommes, se rapprochaient de plus en plus et enfermaient les chrétiens dans un cercle menaçant.

Tous ces nobles chevaliers qui s'étaient crus trop assurés du triomphe comprirent que leur courage seul pouvait les sauver. Ils s'élancèrent vers le premier corps de l'armée turque et l'avaient culbuté, malgré les pieux ferrés qui le protégeaient, quand, parvenus au sommet d'une colline, ils aperçurent devant eux les quarante mille janissaires de Bajazet. Attaqués de toutes parts par les champions les plus redoutables de l'islamisme, ils cherchèrent vainement à se rallier autour de Jean de Vienne, qui portait la bannière de Notre-Dame: six fois elle fut abattue par les infidèles, six fois Jean de Vienne la releva, et il périt en la tenant serrée dans ses bras.

Le comte de Nevers était resté étranger à cette mêlée; moins heureux toutefois que le roi de Hongrie qui réussit à rentrer dans ses Etats, il fut atteint par les Turcs et dut la vie aux prières les plus humbles de ses serviteurs réunis autour de lui. «Les Turcs, poursuivant avec acharnement les chrétiens épars, parvinrent, dit le religieux de Saint-Denis, jusqu'au comte de Nevers. Ils le trouvèrent entouré d'un petit nombre d'hommes d'armes qui, prosternés à terre et dans l'attitude de la soumission, supplièrent instamment qu'on épargnât sa vie. Les Turcs, dont la fureur commençait à se lasser, leur accordèrent cette grâce. A l'exemple du comte, les autres chrétiens se résignèrent comme de vils esclaves à une honteuse servitude, s'exposant à un éternel déshonneur pour sauver leur misérable vie.» Ce ne fut que douze ans après que le comte de Nevers reçut dans une guerre contre les Liégeois le surnom de Jean sans Peur.

La joie des Turcs avait été grande quand, pénétrant dans le camp des chrétiens, ils le trouvèrent rempli d'approvisionnements et d'objets précieux. Bajazet vint lui-même visiter la tente qu'avait occupée le roi de Hongrie. Il s'y assit sur un tapis de soie, entouré de joueurs de flûte et de poètes qui chantaient son triomphe; mais lorsqu'il la quitta, afin de parcourir le champ de bataille, l'enivrement de sa gloire se dissipa. Les vainqueurs comptaient soixante mille cadavres parmi les morts, et autour de chaque chrétien on remarquait trente Turcs gisant à terre. Ce fut en ce moment que Bajazet versa, dit-on, des pleurs de rage et de douleur en jurant qu'il vengerait le sang des siens par celui de dix mille prisonniers tombés en son pouvoir.

Il passa la nuit dans une sombre fureur, et dès que le jour eut paru, il ordonna que tous les captifs fussent amenés devant lui. Ils défilèrent les uns après les autres devant le sultan des Ottomans, dépouillés de leurs vêtements et accablés d'outrages. Ils savaient bien quel sort leur était réservé, et renonçant désormais à l'espoir d'être rendus à leur patrie et à leurs familles, ils s'encourageaient les uns les autres en se promettant les palmes du martyre. «C'est pour Jésus-Christ que nous répandons notre sang, s'écriait un chevalier allemand conduit devant Bajazet, ce soir nous habiterons le ciel.» Bajazet gardait le silence, et à mesure que les chrétiens passaient devant lui, un signe de sa main avertissait le bourreau de n'épargner aucun de ses ennemis. Là périt, avec cent autres barons, le sire d'Antoing, «ce gentil chevalier,» fameux par ses exploits. Cependant quand le comte de Nevers parut, implorant de nouveau, comme la veille, la générosité des vainqueurs pour lui et pour ses amis, il l'excepta de la sentence commune et sacrifia sa colère au désir secret de se faire payer une immense rançon par ces contrées soumises à l'autorité du duc de Bourgogne, dont les richesses et la prospérité étaient fameuses dans tout l'Orient; mais il voulut qu'il continuât à être le témoin de cette sanglante immolation, à laquelle n'échappèrent avec leur chef que vingt-quatre chrétiens: c'étaient entre autres le comte d'Eu, le comte de la Marche, le sire de Coucy, Henri de Bar, Gui de la Trémouille, le maréchal Boucicault, et quatre chevaliers flamands, nommés Nicolas Uutenhove, Jean de Varssenare, Gilbert de Leeuwerghem et Tristan de Messem.

Deux de leurs compagnons de captivité avaient puissamment contribué à sauver le fils du roi de Flandre, comme l'on appelait en Orient le duc de Bourgogne. L'un était le sire de Helly, chevalier d'Artois, l'autre Jacques du Fay, écuyer du Tournaisis. Par un heureux hasard, ils comprenaient tous les deux la langue des infidèles. Le sire de Helly avait servi autrefois le sultan Amurath, père de Bajazet; le sire du Fay avait pris part aux guerres du kan des Tartares.

Ce fut le sire de Helly qui reçut avec Gilbert de Leeuwerghem la mission de porter en Occident les lettres où Jean de Nevers réclamait de son père l'intervention la plus prompte en sa faveur. Déjà de désastreuses nouvelles, que les fuyards arrivés en Allemagne semaient devant eux, s'étaient répandues en France; mais le roi avait fait défendre de répéter ces vagues rumeurs, et on enferma au Châtelet tous ceux qui les avaient propagées, pour les noyer s'ils étaient convaincus de mensonge.

On ne les noya pas: la nuit de Noël, Jacques de Helly arriva à Paris et se rendit aussitôt à l'hôtel Saint-Paul où se tenait le roi. La solennité de ce jour y avait réuni les ducs de Bourgogne, de Berri, de Bourbon, d'Orléans et une foule de hauts barons. On leur annonça qu'un chevalier tout housé et éperonné demandait à entrer, et qu'il venait de la bataille de Nicopoli. On l'introduisit aussitôt. Il s'agenouilla devant le roi et raconta la défaite des chrétiens, dans laquelle Bajazet avait, moins par clémence que par cupidité, respecté les jours du comte de Nevers. Tous les barons versaient des larmes; le duc de Bourgogne n'était pas moins affligé de voir son fils captif chez les infidèles, mais il espérait beaucoup de l'intervention du sire de Helly, qu'il avait nommé son chambellan, et auquel il avait donné une somme de deux mille francs et deux cents livres de rente. Il s'était empressé de lui demander quels étaient les présents que l'on pourrait offrir à Bajazet, afin de le calmer et d'obtenir qu'il traitât généreusement les prisonniers, et Jacques de Helly avait répondu «que l'Amorath prendroit grand'plaisance à voir draps de hautes lices ouvrés à Arras, mais qu'ils fussent de bonnes histoires anciennes.» Il supposait qu'il recevrait aussi volontiers quelques-uns de ces faucons blancs que l'on désignait communément sous le nom de gerfauts, et il fut convenu que l'on joindrait à ces présents quelques pièces d'écarlate et de toiles blanches de Reims.

Douze jours s'étaient à peine écoulés depuis l'arrivée du sire de Helly, lorsqu'il quitta la France, le 20 janvier 1396 (v. st.), avec le sire de Chateaumorand, pour retourner en Orient. Le duc de Bourgogne avait fait venir d'Arras «des draps de haute lice, les mieux ouvrés qu'on pût avoir et recouvrer; et estoient ces draps faits de l'histoire du roi Alexandre, laquelle chose étoit très-plaisante et agréable à voir à toutes gens d'honneur et de bien.» On avait aussi choisi à Bruxelles de belles étoffes d'écarlate, blanches et vermeilles; elles étaient faciles à trouver en les payant bien, mais on eut grand'peine à se procurer si promptement les gerfauts. Leur rareté faillit faire manquer l'ambassade.

Le duc et la duchesse de Bourgogne avaient introduit une sévère économie dans leur maison. Leur vaisselle avait été mise en gage, et ils s'étaient adressés aux marchands génois et lombards qui, à cette époque, étaient les plus riches de l'Europe. Dès que le sire de Helly fut revenu, ils le renvoyèrent de nouveau en Orient avec Gilbert de Leeuwerghem. On lui avait remis des lettres d'un célèbre marchand lombard de Paris, nommé Dino Rapondi, qui chargeait un autre marchand, habitant l'île de Scio, de se porter caution pour les rançons des captifs à quelque somme qu'elles s'élevassent. Le roi de Chypre et les sires d'Abydos et de Mételin intervinrent également, et Bajazet consentit à fixer la rançon à deux cent mille ducats. Les marchands italiens s'engagèrent pour le comte de Nevers, et celui-ci, à son tour, promit de rester en otage à Venise jusqu'à ce que cette somme leur aurait été restituée.

Avant que ces négociations s'achevassent, le sire de Coucy était mort à Brousse où avaient été conduits les prisonniers chrétiens, et le comte d'Eu, épuisé de privations et de fatigues, avait peu tardé à le suivre dans le tombeau.

Cependant Bajazet avait donné l'ordre de traiter avec respect le comte de Nevers, et dès que les conditions de sa rançon eurent été réglées, il le considéra moins comme son captif que comme un hôte auquel il voulait montrer combien sa puissance était grande et sa colère redoutable. Un jour il fit en sa présence ouvrir le ventre à l'un de ses icoglans qu'une pauvre femme accusait de lui avoir dérobé le lait de sa chèvre; un autre jour, il menaça deux mille de ses fauconniers de leur faire trancher la tête parce qu'un aigle avait été mal poursuivi.

Enfin il permit aux captifs de s'éloigner; mais avant de leur rendre la liberté, il fit appeler devant lui le comte de Nevers et lui dit: «Jean, je sais que tu es en ton pays un grand seigneur et fils de grand seigneur. Tu es jeune, et il peut arriver que pour recouvrer ton honneur, tu veuilles me faire de nouveau la guerre. Si je te craignais je pourrais te faire jurer, avant ta délivrance, que jamais tu ne t'armeras contre moi. Mais je ne te ferai pas faire ce serment, et s'il te plaît de réunir tes armées contre moi, tu me trouveras toujours tout prêt à te livrer bataille, et ce que je te dis, dis-le aussi à tous ceux que tu verras, car je suis né pour ne jamais m'arrêter dans mes combats ni dans mes conquêtes.»

Le comte de Nevers et ceux de ses amis que la mort avait épargnés se dirigèrent de Brousse vers l'un des ports de la Propontide, et ils y trouvèrent des vaisseaux pour se rendre, en suivant le rivage de la Troade, dans l'île de Mételin, l'ancienne Lesbos, que gouvernait un noble Génois de la maison de Gattilusio. Ce prince, l'un des derniers barons chrétiens d'Orient, leur offrit des toiles fines et des draps de Damas; il chercha surtout à leur faire oublier, au milieu des plaisirs, les malheurs de la captivité et de l'exil. La dame de Mételin, gracieuse et belle, était digne de régner dans la patrie de Sapho, «car elle savoit d'amour tout ce que on en peut savoir sur toutes autres en la contrée de Grèce.»

D'autres galères portèrent les chevaliers croisés de Mételin dans l'île de Rhodes où le grand prieur d'Aquitaine prêta trente mille francs au comte de Nevers. Ils y demeurèrent longtemps, attendant la flotte de Venise qui devait aller les y chercher. Lorsqu'elle arriva, Gui de la Trémouille venait de rendre le dernier soupir, et ils apprirent aussi que le sire de Leeuwerghem était mort après une horrible tempête en retournant en Occident.

Le comte de Nevers reste seul insensible à tous ces désastres: il néglige les enseignements de l'adversité et ne comprend pas mieux les devoirs que la liberté lui impose. Ni la honte de sa défaite, ni le mépris insultant de Bajazet, ni la triste fin de ses compagnons les plus braves et les plus illustres n'ont pu l'instruire; l'Orient le retient sous un ciel néfaste, enivré de mollesse et de volupté; il erre lentement de Mételin à Rhodes, de Rhodes à Modon, de Modon à Zante, sur ces mers où le chantre de l'Odyssée plaça les nymphes dont les charmes perfides faisaient oublier la patrie: au quatorzième siècle, le farouche Jean de Nevers a remplacé le sage Ulysse, mais les nymphes de l'épopée antique sont immortelles, et c'est Froissart qui reprend le récit d'Homère: «Et de là vinrent cheoir en l'île de Chifolignie et là ancrèrent. Et issirent hors des gallées, et trouvèrent grand nombre de dames et damoiselles qui demeurent au dit île et en ont la seigneurie, lesquelles reçurent les seigneurs de France à grand'joie et les menèrent ébattre tout parmi l'île qui est moult bel et plaisant. Et disent et maintiennent ceux qui la condition de l'île connoissent que les fées y conversent et les nymphes, et que plusieurs fois les marchands de Venise, qui là arrivoient et qui y séjournoient un temps, pour les fortunes qui sur la mer estoient, les apparences bien en véoient, et en vérité les paroles qui dites en sont éprouvoient. Moult grandement se contentèrent le comte de Nevers et les seigneurs de France des dames de Chifolignie, car joyeusement elles les recueillirent. Et leur dirent que leur venue leur avoit fait grand bien, pour cause de ce qu'ils estoient chevaliers et hommes de bien et d'honneur, et leur laissa le comte de Nevers de ses biens assez largement, selon l'aisement qu'il en avoit, et tant que les dames lui en seurent bon gré, et moult l'en remercièrent au départir.»

Cette fois le comte de Nevers se dirigea vers Venise: il y trouva le sire de Helly, qui était venu lui porter tout ce qui était nécessaire, afin qu'il pût convenablement soutenir son rang jusqu'à ce que le payement complet de sa rançon lui permît de quitter l'Italie. Ce moment arriva bientôt, et Jean de Nevers, que les souvenirs de Baudouin avaient rempli de terreur dans les plaines de Trinovi, quitta cette place de Saint-Marc où Villehardouin avait réclamé l'appui des Vénitiens pour la croisade de l'empereur de Constantinople. Henri de Bar avait succombé aux bords de l'Adriatique: le comte de Nevers rentrait presque seul dans le royaume qu'il avait quitté entouré de l'élite de la noblesse et de la chevalerie.

Autre exemple des vanités de la fortune: six ans après la bataille de Nicopoli, le kan des Tartares, qu'avait servi Jacques du Fay, livrait bataille à Bajazet et enfermait le vainqueur du comte de Nevers dans une cage de fer.

Le duc et la duchesse de Bourgogne avaient montré la plus grande activité pour hâter la délivrance de leur fils; mais les sommes qu'ils devaient payer s'accroissaient de jour en jour. Aux deux cent mille ducats exigés par Bajazet se joignaient des frais presque aussi considérables, résultat des dépenses que ces négociations avaient entraînées, et le duc, ayant vainement épuisé son trésor pour y suffire, s'était vu réduit à recourir successivement à la générosité des princes étrangers et à celle de ses propres sujets. Le roi de France donna quarante-six mille francs; le roi de Chypre avait déjà avancé dix mille ducats; le roi de Hongrie avait promis un subside de cent mille florins, et l'on s'était également adressé au duc de Brabant, au duc de Bavière et au comte de Savoie; mais les conseillers de Philippe le Hardi comptaient bien plus sur les taxes que s'imposeraient volontairement les principales villes de ses Etats, notamment celles de Flandre, «où il abonde, dit Froissart, moult de finances, pour le fait de marchandise.» Gand offrit cinquante mille florins; Bruges, Ypres, Courtray et les autres villes se montrèrent également disposées à d'importants sacrifices. Elles y trouvaient l'occasion d'obtenir la sanction et le développement de leurs priviléges; et, dès l'année suivante, malgré l'intervention de Martin Porée, évêque d'Arras et chancelier de Bourgogne, l'on vit les échevins de Gand, non moins puissants que lorsqu'en 1351 ils jugeaient le sire d'Espierres, condamner à un exil de cinquante années le grand bailli de Flandre, Jacques de Lichtervelde et d'autres officiers du duc, parce qu'ils avaient fait mettre un bourgeois à mort au mépris des lois de la commune. Jacques de Lichtervelde avait aussi un autre crime à expier: lors des efforts de Philippe le Hardi pour étendre le schisme d'Avignon, il avait été l'instrument odieux des persécutions religieuses.

L'héritier de l'autorité du duc de Bourgogne alla lui-même s'incliner devant la résurrection des libertés communales dans ces villes qui n'avaient contribué de leur or au payement de sa rançon que pour briser elles-mêmes les chaînes d'un joug odieux. En arrivant à Gand où son père l'attendait au château de Ten Walle, il remercia les bourgeois de leur empressement à s'imposer des taxes pour le délivrer, et ce fut ainsi qu'il alla successivement exprimer sa gratitude aux bourgeois de Bruges, d'Anvers, d'Ypres, de Termonde, de l'Ecluse.

Les communes flamandes se sentaient d'autant plus fortes qu'elles espéraient voir se renouer leurs relations avec l'Angleterre.

Au moment même où se livrait la bataille de Nicopoli, des fêtes splendides réunissaient entre Ardres et Calais l'élite des chevaliers de France et d'Angleterre. Il ne s'agissait de rien moins que de la réconciliation des deux peuples, cimentée par une trêve de vingt-cinq ans: la remise solennelle d'Isabelle de France, pauvre enfant de huit ans qui pleurait en s'éloignant, devait en être le gage. On avait même décidé qu'on élèverait sur le lieu de l'entrevue de Charles VI et de Richard II un autel en l'honneur de Notre-Dame de la Paix; mais ce projet ne s'exécuta jamais, et le peuple ne conserva que le souvenir d'un effroyable orage qui renversa dans les deux camps la plupart des tentes.

Jamais il n'avait été plus difficile de former une alliance durable entre les deux nations. En Angleterre aussi bien qu'en France, autour du trône de Richard II comme à l'ombre de celui de Charles VI, des ambitions rivales ne cessaient de s'agiter, s'appuyant tour à tour sur la faiblesse du monarque ou sur les sympathies populaires. Si l'on voyait en France une grande partie de la noblesse appeler de tous ses vœux le jour où elle pourrait venger les désastres de Crécy et de Poitiers, les Anglais ne regrettaient pas moins de ne pouvoir poursuivre le cours si glorieux de leurs succès. Brest avait été restitué aux Français; le bruit courait qu'on leur rendrait également Calais. Le mécontentement se transforma bientôt en un complot dirigé par le plus jeune des fils d'Edouard III, Thomas, duc de Glocester; Richard II le dissipa par la terreur. Le duc de Glocester, arrêté dans l'escorte même du roi, fut étouffé à Calais. On désignait comme ses complices deux autres oncles du roi, Edmond de Cambridge, devenu duc d'York, et le duc Jean de Lancastre. Ce dernier surtout conservait cette énergie et cette activité dont nous avons signalé ailleurs l'influence dans les négociations du règne de Louis de Male. Né à Gand, lors des grandes expéditions de son père, il avait épousé en troisièmes noces la fille d'un chevalier de Hainaut, nommée Catherine de Rues, qui était venue en Angleterre avec «la noble roine, madame Philippe de Haynaut,» que Froissart, pendant sa jeunesse, «servoit de beaux ditties et traités amoureux.» Lorsque Henri de Derby, fils du duc de Lancastre, fut exilé par Richard II, une même sentence de bannissement frappa dans le parti opposé le comte de Nottingham, auquel l'opinion publique reprochait trop vivement la part qu'il avait prise à la mort du duc de Glocester. En quittant Calais, où le crime avait été consommé, il se rendit en Flandre, car «il avoit ordonné ses besognes et fait ses finances à prendre aux lombards à Bruges;» il passa quinze jours dans cette ville et fit aussi quelque séjour à Gand avant de continuer son voyage vers l'Allemagne.

Le comte de Derby avait suivi une autre route: il avait débarqué en France et s'était rendu à Paris; le duc de Berri et le frère du roi, Louis d'Orléans, lui firent grand accueil. Unis momentanément par leur jalousie contre Philippe le Hardi, ils oubliaient que le prince qu'ils saluaient avec de si grandes démonstrations d'amitié et de joie était le fils d'un des plus redoutables adversaires de la France et lui-même l'ennemi des Français; peu leur importait: ils ne voyaient en lui qu'un rival du comte de Nottingham, qui voyageait en Flandre sous la protection de ce duc de Bourgogne dont ils étaient eux-mêmes les rivaux.

On en eut bientôt de nouvelles preuves. Le duc de Bourgogne se trouvait à Paris quand on y traita dans le conseil du roi d'un projet de mariage entre le comte de Derby et la veuve du comte d'Eu. Il le combattit si vivement que le roi lui-même dit tout haut: «Les paroles de mon oncle viennent d'Angleterre.» On racontait, en effet, que le comte de Salisbury avait été envoyé près du duc Philippe par Richard II, et les amis du comte de Derby eurent grande peine à le consoler des propos injurieux dirigés contre lui, en l'assurant qu'il en serait dédommagé par l'affection des communes anglaises. Ils ne s'étaient point trompés. Les bourgeois de Londres profitèrent de l'absence du roi Richard, retenu en Irlande par la guerre, pour proclamer sa déchéance et appeler Henri de Derby. L'archevêque de Canterbury se chargea de leur message, et le premier prélat de l'Angleterre, député par les communes du royaume, aborda bientôt à l'Ecluse, déguisé en moine, un rosaire et un bourdon à la main, comme s'il se rendait à Liége, à Cologne ou dans quelque autre lieu de pèlerinage: ces précautions avaient été jugées nécessaires pour cacher son voyage au duc de Bourgogne.

De l'Ecluse, il se dirigea vers la France par Ardenbourg, Gand et Audenarde, et trouva au château de Bicêtre le comte de Derby. Celui-ci prétexta une excursion en Bretagne, parce qu'il craignait que le duc de Bourgogne ne lui tendît quelque embûche sur la route de Calais. Dans les premiers jours de juillet, il débarquait à Ravenspur; au mois de septembre, Richard, vaincu, remettait lui-même sa couronne à l'héritier de Jean de Gand, devenu le fondateur de la dynastie de Lancastre.

La colère du duc de Bourgogne fut extrême lorsque la dame de Courcy, qu'on avait renvoyée d'Angleterre avec les autres serviteurs de la jeune reine Isabelle, confirma les nouvelles qu'avaient déjà répandues des marchands flamands. Par son conseil, on essaya de faire soulever l'Aquitaine: on espérait qu'elle se souviendrait de son affection pour le roi Richard qui était né à Bordeaux; mais elle n'osa pas se confier dans la protection de la triste royauté de Charles VI.

La folie du roi présentait de jour en jour moins de chances de guérison, et à mesure qu'elles s'affaiblissaient, les divisions de ses oncles devenaient plus graves. Cependant le duc de Bourgogne, voyant échouer les tentatives qu'on avait faites en Aquitaine, avait renoncé à tout projet de déclarer la guerre au nouveau roi d'Angleterre. Il se montrait plus disposé à la paix, et alla lui-même à Lelinghen, suivi de cinq cents chevaliers, recevoir la jeune veuve de Richard II, dont l'hymen s'était conclu sous de si funestes auspices. Il attendait que sa puissance, ébranlée par tant d'échecs, eût le temps de trouver dans le cours des événements quelque élément nouveau de force et de vigueur.

Lorsque, après la mort du duc de Bretagne, le duc d'Orléans réclama la tutelle de son fils, Philippe réussit à la lui faire refuser par les barons bretons, et il se rendit lui-même en Bretagne pour recevoir, au nom du roi, le serment d'obéissance de cette province au jeune duc.

A la même époque, il saisissait l'occasion d'intervenir activement dans les affaires d'Allemagne. Les électeurs avaient déposé Wenceslas de Bohême: ils désignèrent pour son successeur un prince allié et tout dévoué à Philippe le Hardi. Les ducs de Bourgogne et de Berri s'étaient réconciliés pour combattre le duc d'Orléans qui soutenait Wenceslas, et, grâce à leur influence, des ambassadeurs français allèrent solennellement confirmer le choix de Robert de Bavière. La haine que se portaient les ducs de Bourgogne et d'Orléans devint bientôt si vive qu'ils réunirent leurs hommes d'armes autour de Paris pour se combattre, et ce fut à grand'peine qu'on parvint à les empêcher de livrer la France à une guerre civile.

Encouragé par ces succès, Philippe le Hardi essaye d'étendre une domination plus sévère sur la Flandre, en défendant que l'on se rende à Rome au grand jubilé de 1400; mais le peuple, de plus en plus hostile au schisme d'Avignon, trouve dans une peste violente, qui exerce les plus grands ravages dans la ville de Tournay, résidence de l'évêque clémentin, le châtiment de ces persécutions et refuse de s'y soumettre.

On voit bientôt après les communes flamandes envoyer à Lelinghen des députés qui traiteront, sans l'intervention du duc de Bourgogne, avec les ambassadeurs anglais, et au mois d'août 1403, on y signe une convention qui assure la liberté de la navigation aux navires flamands. Le duc de Bourgogne n'avait pas osé s'opposer à ces négociations. Il les avait même fait approuver par le roi de France dans une charte où il rappelait, en citant les célèbres déclarations de Philippe de Valois, que ses prédécesseurs avaient également reconnu la neutralité commerciale de la Flandre dans les guerres de la France et de l'Angleterre. Charles VI promet de plus de ne pas inquiéter les pêcheurs anglais qui se rendront sur les côtes de Flandre. Mais il suffit que le duc de Bourgogne veuille prendre part à la conclusion d'un traité définitif de commerce entre la Flandre et l'Angleterre pour que les envoyés de Henri IV élèvent des prétentions inadmissibles: ils demandent en effet que si les vaisseaux français abordent dans les ports de Flandre, on en arrête les matelots comme pirates; qu'on rappelle en Flandre tous ceux qui ont été bannis à cause de leur dévouement aux Anglais, et que l'on démolisse les fortifications de l'Ecluse et de Gravelines. Le duc de Bourgogne persistait à ne vouloir nommer Henri IV que «celui qui se dit roi d'Angleterre,» et les ambassadeurs anglais s'en plaignaient vivement: «Il n'a pas esté veu communément, disaient-ils, que ès cas qui désirent nourricement d'amour et traictié de pais et concorde, l'on ait usé de tieules paroles lesquelles ne peuvent grever le roy nostre seigneur pour lui toller ce que la divine puissance de Dieu lui a donné.»

Les négociations venaient d'être rompues lorsque le duc de Bourgogne quitta Paris pour aller recevoir à Bruxelles le gouvernement du Brabant des mains de sa tante, la duchesse Jeanne, et en assurer la transmission à Antoine, le second de ses fils. Cependant dès qu'il y fut arrivé, il éprouva les premières atteintes du mal qui devait le conduire au tombeau: d'heure en heure sa situation devenait plus grave, et il résolut de se faire transporter dans la litière de la duchesse de Bourgogne jusqu'à la petite ville de Halle, il voulait y implorer le rétablissement de sa santé à l'autel de Notre-Dame, où l'on vénérait une pieuse image qui avait autrefois appartenu à sainte Elisabeth de Hongrie; mais le ciel n'exauça point ses prières et il y rendit le dernier soupir, le 27 avril 1404.

Le règne de Philippe le Hardi avait inauguré en Flandre la domination des ducs de Bourgogne; mais il avait à peine ouvert la longue carrière réservée à ses successeurs. De tous ses grands projets, il n'en était presque aucun qui eût réussi; il laissait en France son influence douteuse et affaiblie, et tandis que les communes flamandes s'efforçaient de retrouver leur prospérité, source féconde de leur puissance, Philippe le Hardi, que l'on avait vu accabler ses sujets de Bourgogne d'impôts si ignominieux et appauvrir la France par tant de folles dépenses pour les guerres d'Angleterre, de Gueldre et d'Orient, expirait pauvre, abandonnant, chargé de dettes énormes, le plus riche héritage du monde. Ce prince, qui dès le lendemain de ses noces était réduit à emprunter aux marchands de Bruges et qui donnait sa ceinture en gage au duc de Bourbon et à Gui de la Trémouille pour soixante livres perdues au jeu de paume, ne laissait pas dans son trésor, où s'était englouti tant d'argent enlevé aux nobles, aux marchands et aux bourgeois, de quoi suffire aux frais de ses obsèques. Il fallut lever six mille écus d'or pour transporter à Dijon les restes du duc, enveloppé, par expiation et par pénitence, dans une humble robe de chartreux, et lorsqu'on s'arrêta à Arras, pour y célébrer solennellement les offices funèbres, une dernière cérémonie y rappela, pour la condamner, sa fastueuse prodigalité: «Là, dit Monstrelet, renonça la duchesse Marguerite, sa femme, à ses biens meubles, pour le doute qu'elle ne trouvât trop grands debtes, en mettant sur sa représentation sa ceinture avec la bourse et les clefs, comme il est de coutume, et de ce demanda un instrument à un notaire public qui estoit là présent.»

Peu de temps après la mort du duc de Bourgogne, des messagers du pape d'Avignon, Benoît XIII, apportèrent en Flandre des lettres adressées à Philippe le Hardi. Jean les ouvrit et y trouva deux bulles dont les termes étaient si étranges, qu'il ne put croire à leur authenticité que lorsque le pape eut consenti à y faire apposer son scel de plomb. Par la première, Benoît XIII, cédant à l'influence du duc d'Orléans, invitait le duc de Bourgogne à ne plus chercher à intervenir dans le gouvernement du royaume, et à en laisser tous les soins au frère de Charles VI. Que renfermait la seconde? on l'ignore. «Du contenu d'icelles, porte une chronique, fist le duc grand semblant de courroux et d'anoy, et aussy seroit-ce de recorder le contenu d'icelles.» Quoi qu'il en soit, Jean sans Peur convoqua immédiatement ses conseillers: il leur annonça brièvement qu'il avait résolu de faire mourir l'unique frère du roi de France. Sa haine l'aveuglait: selon les uns, il se souvenait d'un sanglant affront du duc d'Orléans; selon d'autres, il lui attribuait une odieuse tentative qu'aurait inspirée la beauté de Marguerite de Bavière.

Le duc de Bourgogne s'était hâté d'envoyer les bulles pontificales à sa mère, qui les transmit, à Bruxelles, au duc de Brabant. Marguerite de Male avait déjà déclaré qu'elle quitterait l'Artois pour se rendre en Flandre, soit qu'elle y fût appelée par un débarquement des Anglais dans l'île de Cadzand, soit qu'elle se proposât de convoquer les représentants des villes dont elle était restée souveraine, pour les appeler à soutenir ses querelles domestiques, dût-elle conduire les vaincus de Roosebeke jusqu'aux portes du palais de Paris. Au milieu de ces pourparlers et de ces projets, une attaque d'apoplexie l'enleva, à Arras, le 21 mars 1404 (v. st.), et elle fut ensevelie, comme elle en avait exprimé le vœu, près de son père, dans l'église de Saint-Pierre de Lille.

LIVRE QUINZIÈME
1404-1419.

Jean sans Peur.
Tendance des communes à reconstituer la nationalité flamande.
Combats, crimes et intrigues.

Les chevaliers qui avaient accompagné Jean de Nevers en Orient «racontoient communément qu'il y eut un Sarrasin, négromancien, devin ou sorcier, qui dist qu'on le sauvast et qu'il estoit taillé de faire mourir plus de chrestiens que le Basac ny tous ceux de sa loy ne sçauroient faire.»

La défaite de Poitiers avait répandu sur toute la vie de Philippe le Hardi une auréole chevaleresque, celle de Nicopoli laissa son fils sombre et haineux. Si l'on en croit le témoignage d'un vieux chroniqueur, Jean sans Peur ne cherchait, à l'époque de la mort de Marguerite de Male, que les moyens de poursuivre, par la violence et la guerre, sa jalousie contre le duc d'Orléans; cependant l'un de ses conseillers lui représenta «que son premier soin devait être de se concilier l'affection des villes et des peuples du royaume; qu'il lui serait aisé d'y parvenir en faisant répandre le bruit qu'il voyait avec douleur les bourgeois écrasés par des impôts si multipliés et qu'il était prêt à s'opposer de toutes ses forces aux mesures oppressives du duc d'Orléans, afin que la France recouvrât ses anciennes franchises.»

Le nouveau duc de Bourgogne suivit ce sage conseil; mais au moment où il faisait de loin espérer à la France le rétablissement de ses libertés, la Flandre, soumise à son autorité immédiate, se leva et lui demanda de proclamer et de sanctionner les siennes.

Lorsque Jean sans Peur quitta Lille pour se rendre en Flandre, il trouva à Menin les députés des bonnes villes. Ils étaient bien moins chargés de le féliciter sur son avénement que de lui exprimer les griefs du pays, car ils se plaignirent vivement de ce que le duc Philippe n'avait point habité la Flandre, et de ce qu'il avait réduit à la détresse le commerce et l'industrie, en troublant les communes dans l'exercice de leurs droits et dans leurs relations avec l'Angleterre. La réponse du duc fut douce et gracieuse, comme l'est toujours la parole des princes le premier jour de leur règne: il leur promit qu'il maintiendrait leurs priviléges et qu'il s'efforcerait d'assurer leur neutralité commerciale; puis il les suivit à Gand, où son inauguration solennelle devait avoir lieu le mardi après les fêtes de Pâques.

Le 20 avril 1405, le duc s'était arrêté à Zwinarde; le lendemain, il se présenta, vêtu de deuil et accompagné d'un grand nombre de chevaliers, aux portes de Gand, où le reçurent les échevins, les métiers et les corporations; et après avoir assisté à la messe à l'abbaye de Saint-Pierre, il se dirigea vers l'église de Saint-Jean, où il prêta, sur le bois de la vraie croix, le serment de maintenir les priviléges et les franchises de la ville de Gand, de protéger les veuves et les orphelins, de rendre justice à tous, pauvres et riches, «et généralement de faire tout ce que droicturier seigneur et conte de Flandres est tenu de faire.»

Dès que le duc fut entré dans l'hôtel de Ten Walle, les députés des quatre membres de Flandre, c'est-à-dire des trois bonnes villes et du Franc, obtinrent qu'il leur fût permis de lui exposer leurs requêtes; c'étaient (l'histoire doit enregistrer leurs noms), pour la ville de Gand, Ghelnot Damman, Thomas Storm, Jacques van den Pitte, Victor van den Zickele, Martin Zoetaert, Jacques Uutergaleyden, Jean de Volmerbeke; pour la ville de Bruges, le bourgmestre, Liévin de Schotelaere, Jean Honin, Jean Heldebolle, Jean van der Burse et Victor de Leffinghe; pour la ville d'Ypres, Jean de Bailleul, Victor de Lichtervelde et Baudouin de Meedom; pour le Franc, Jean d'Oostkerke, Gilles Van der Kercsteden, Etienne Honstin et Nicolas vander Eecken. Liévin de Schotelaere, Ghelnot Damman et Thomas Storm n'étaient point étrangers à la famille de Jacques d'Artevelde, et l'hôtel de Ten Walle, où les députés de Gand venaient revendiquer leurs anciennes franchises, avait appartenu au rewaert de Flandre, Simon de Mirabel.

La première requête avait pour but d'engager le duc à résider en Flandre et à y laisser, s'il était forcé de s'éloigner, la duchesse munie de ses pleins pouvoirs, «vu les grands dommages qui avaient résulté pour le pays de l'absence du prince à diverses époques.»

Le duc fit répondre qu'il habiterait la Flandre, et que s'il était appelé ailleurs, la duchesse le remplacerait avec un conseil connaissant les besoins du pays.

Dans leur seconde requête, les députés des quatre membres priaient le duc de conserver à la Flandre les priviléges, libertés, usages et coutumes dont elle jouissait avant l'avénement de Philippe le Hardi. Ils réclamaient pour les villes le droit de n'être gouvernées que par leurs échevins, et demandaient que les affaires soumises aux officiers du duc fussent traitées en flamand et de la même manière que sous leurs anciens comtes.

Le duc y consentit, et peu après il ordonna que la cour supérieure de justice établie à Lille par Philippe le Hardi fût transférée à Audenarde.

La troisième requête se rapportait à un traité commercial avec l'Angleterre, sur l'achat des laines et la fabrication des draps: «car la Flandre ne peut être comparée à d'autres pays qui se suffisent à eux-mêmes, puisqu'elle vit principalement des relations commerciales qu'elle entretient par mer avec tous les royaumes, et le commerce exige la prospérité, la paix et le repos.» L'expédition prompte de toutes les affaires qui intéressaient l'industrie et le commerce devait contribuer à faire cesser la détresse et la misère qui étaient le résultat de leur décadence; mais il était surtout nécessaire qu'une protection généreuse fût assurée à tous les marchands, malgré les guerres des Français et des Anglais. Les députés de la Flandre invoquaient à ce sujet un mémorable monument de la puissance des communes sous Louis de Nevers, le privilége de Philippe de Valois, du 13 juin 1338.

Dans sa réponse à cette requête, Jean sans Peur se hâta de s'attribuer ce rôle de médiateur pacifique qu'il s'était proposé comme devant être la base de son influence: il déclara que depuis la mort de sa mère il avait fait tous ses efforts pour rétablir la paix entre la France et l'Angleterre, et que personne n'était plus intéressé que lui à voir fleurir l'industrie et le commerce de la Flandre; plus ses sujets étaient riches, plus ils pouvaient pour le soutenir. Une charte du 1er juin permit en effet aux communes de négocier un traité commercial avec l'Angleterre.

Les requêtes suivantes concernaient l'abandon de quelques procédures illégales commencées à Lille, et la répression des actes de piraterie commis sur les côtes de Flandre; d'autres, qui expliquent les négociations secrètement entamées en 1386 avec les Anglais devaient faire connaître au duc que la Flandre considérait la ville de Gravelines comme partie intégrante de son territoire et ne permettrait pas qu'elle en fût détachée. Les députés de la Flandre avaient aussi obtenu que la langue flamande fût seule employée dans les rapports du duc avec les quatre membres du pays, et, aussitôt après, ils résolurent d'un commun accord que si quelque réponse leur était adressée en français par les conseillers ou les officiers du duc, ils la considéreraient comme non avenue, et qu'il en serait immédiatement donné connaissance aux députés des quatre membres et aux échevins des villes et des châtellenies, afin qu'ils veillassent, sous peine de bannissement, à l'exécution des promesses «de leur très-redouté seigneur.» Les mandataires de la Flandre croyaient qu'ils ne cesseraient jamais d'être libres tant qu'ils conserveraient la langue de leurs ancêtres.

Au moment même où ces énergiques représentations s'élevaient contre toute participation active du duc de Bourgogne aux démêlés de Charles VI et de Henri IV, les Anglais se préparaient à profiter de l'incertitude et de la désorganisation qui signalent presque toujours la transmission de l'autorité supérieure, et Jean sans Peur, arrivé à Ypres pour y répéter le serment qu'il avait déjà prêté à Gand et à Bruges, y apprit à la fois que la garnison de Calais avait mis en fuite cinq cents lances commandées par Waleran de Luxembourg, et qu'une flotte anglaise de cent vaisseaux avait paru à l'entrée du Zwyn: à peine eut-il le temps d'envoyer Jean de Walle à Gravelines et quelques hommes d'armes à l'Ecluse.

Jamais la guerre contre l'Angleterre, guerre provoquée par la politique de Philippe le Hardi, qui venait troubler tout à coup de si précieuses espérances, ne fut plus impopulaire en Flandre. Waleran de Luxembourg, le sire de Hangest, gouverneur de Boulogne, le sire de Dampierre, sénéchal de Ponthieu, et les autres chevaliers qui les accompagnaient, avaient forcé un millier de laboureurs et de bourgeois à marcher sous leurs drapeaux; ceux-ci les abandonnèrent dès le premier moment de la lutte; les habitants de la châtellenie de Béthune s'opposaient à la levée d'un subside destiné à assurer la protection de leurs frontières, et l'on racontait que dans le pays de Bergues et de Cassel les communes étaient prêtes à se soulever contre le duc de Bourgogne pour appeler les Anglais.

Les mêmes sentiments régnaient à Bruges; malgré les ordres du duc, les bourgeois ne prirent point les armes pour défendre les barbacanes de l'Ecluse contre les galères de Henri IV, et bien que Jean sans Peur se fût rendu lui-même au milieu d'eux, multipliant les instances et les prières, rien ne put les ébranler; le bourgmestre, Liévin de Schotelaere, interprète de la résistance unanime des bourgeois, avait refusé de conduire les milices communales sur les rives du Zwyn; ce n'était pas à la Flandre qu'il appartenait de protéger une citadelle bien moins menaçante pour les Anglais que pour ses propres libertés.

Le duc de Bourgogne ne pouvait rien: il apprit, sans chercher à dissimuler sa fureur, qu'après une attaque où avait succombé le comte de Pembroke, les Anglais s'étaient emparés de l'Ecluse, et ce ne fut que lorsqu'ils eurent brûlé ce redoutable château, qui retraçait les mauvais jours de la conquête de Charles VI, que les bourgeois de Gand, de Bruges et d'Ypres se laissèrent persuader qu'il était temps d'arrêter les progrès de l'invasion étrangère; les Anglais se retirèrent à leur approche, lentement toutefois et sans être inquiétés, plutôt en alliés qu'en ennemis; mais Jean sans Peur n'oublia pas combien les communes flamandes avaient montré peu de zèle pour le secourir: son ressentiment était surtout extrême contre les magistrats de Bruges. C'est ainsi que des événements imprévus avaient, en peu de jours, suspendu l'accomplissement des promesses solennellement proclamées à l'hôtel de Ten Walle.

Sous l'influence du mécontentement public du duc de Bourgogne, les députés des quatre membres se réunissent de nouveau et concluent une intime alliance pour le maintien de leurs franchises; ils suivent Jean sans Peur à Oudenbourg, au camp des Yprois, qu'il espérait peut-être se rendre plus favorables, et lui remontrent avec force que si la Flandre ne recouvre son industrie et son commerce, elle périra tout entière de misère et de détresse. Ils lui exposent que, loin de faire droit à leurs requêtes du 21 avril, il permet à sa flotte, sous le prétexte de harceler les Anglais, de continuer à bloquer tous les ports de Flandre, où n'osent plus aborder les marchands étrangers; et, comme cette fois ils n'obtiennent aucune réponse satisfaisante, ils évoquent à leur propre tribunal toutes les plaintes causées par les pirateries de la flotte bourguignonne, et condamnent à l'exil les chevaliers auxquels le duc avait confié le commandement de ses vaisseaux. C'étaient le capitaine de Saeftinghen, Jean Vilain, et deux bâtards de Louis de Male, Hector de Vorholt et Victor son frère.

Jean sans Peur avait quitté le camp d'Oudenbourg. Il s'était rendu à Paris pour y faire acte d'hommage du comté et de la pairie de Flandre (26 août 1405). Il allait aussi combattre l'influence du duc d'Orléans, qui s'était retiré à Chartres avec la reine Isabeau de Bavière et qui se préparait à y faire venir le dauphin; mais ce projet ne put s'exécuter: le duc de Bourgogne retint près de lui, au Louvre, le jeune héritier de Charles VI, et dès ce jour on le vit, pour attirer les Parisiens à son parti, les bercer de promesses non moins magnifiques que celles qui avaient signalé son inauguration à Gand. Tantôt il exposait les malheurs du peuple dans quelque longue remontrance que le monarque, privé de raison, ne pouvait comprendre, et faisait rendre aux bourgeois les chaînes qui leur avaient été enlevées après la bataille de Roosebeke; tantôt il répétait qu'il était urgent de convoquer les états généraux du royaume.

Cependant la guerre civile allait éclater. Le duc Jean avait réuni une armée pour assaillir les Orléanais. Le duc de Limbourg et l'évêque de Liége, Jean sans Pitié, l'avaient rejoint à Paris avec huit cents lances, dix-huit cents hommes d'armes et cinq cents archers. Le duc d'Autriche, le comte de Wurtemberg, le comte de Savoie et le prince d'Orange campaient près de Provins. Deux mille hommes de milices bourguignonnes pillaient les environs de Pontoise. Près du pont Saint-Maxence se tenaient les sergents recrutés en Brabant, en Flandre et en Hainaut; leurs chefs étaient Raoul de Flandre, bâtard de Louis de Male, Arnould de Gavre, Roland de la Hovarderie, Roland de Poucke, Jean et Louis de Ghistelles, Jean de Masmines, le sire de Heule et le sire d'Axel. Ils avaient écrit sur les pennonceaux de leurs lances ces mots flamands: «Ik houd,» «Je le soutiens,» pour répondre à la devise du duc d'Orléans: «Je l'envie,» et ils dévastaient le pays plus que les autres.

Le duc de Bourgogne se préparait à aller assiéger le château de Vincennes qu'occupait la reine Isabeau, lorsque l'intervention du roi de Sicile et du duc de Bourbon ramena la paix et réconcilia momentanément les deux factions. Jean sans Peur obtint tout ce qu'il avait demandé. Le 27 janvier 1405 (v. st.) on profita d'un intervalle de raison du roi pour lui faire signer une ordonnance qui appelait le duc de Bourgogne au conseil du royaume: on lui assurait, de plus, la tutelle du dauphin après la mort de Charles VI; on lui livrait même les frontières de la Somme et de l'Oise, en lui donnant le gouvernement de la Picardie. Un autre résultat important avait été atteint par le duc de Bourgogne: il avait réussi à se faire reconnaître pour chef d'une ligue puissante par une foule de seigneurs qui, jusque-là, n'obéissaient qu'au roi de France, et qui même le plus souvent ne lui obéissaient point.

Des fêtes brillantes marquèrent à Paris cette courte concorde: elles se renouvelèrent le 22 juin 1406, à Compiègne, pour le double hyménée qui unissait Isabelle de France, veuve d'un roi et détrônée à dix ans, à Charles, fils du duc d'Orléans, et Jean de Touraine, quatrième fils de Charles VI, à Jacqueline de Bavière, héritière du Hainaut: ce que le passé avait eu de douleurs et de périlleuses aventures pour l'une des fiancées, l'autre devait le retrouver dans l'avenir.

En même temps, l'évêque de Chartres et Jean de Hangest se rendaient en Angleterre pour traiter de la paix entre les deux royaumes, et Henri IV autorisait Richard d'Ashton et Thomas de Swynford à négocier une trêve avec les ambassadeurs du duc de Bourgogne, afin de faire cesser, y disait-il, «l'empeschement de la commune marchandise entre notre royalme et le pays de Flandres; laquelle souloit apporter grand prouffit et utilité à toute la chrétienté.» Les négociations se prolongeaient lorsque le comte de Northumberland et Henri de Percy, qui avaient vainement essayé de ranimer, en Angleterre, le parti de Richard II, vinrent réclamer des secours en France. L'avis des conseillers du roi était de fermer l'oreille à leurs plaintes; mais il suffit, pour en assurer le succès, qu'un seul prince les accueillît.

Ce prince était le duc d'Orléans: il s'était persuadé qu'en chassant les Anglais des provinces de l'ouest, il mériterait le titre de duc d'Aquitaine, et le 16 septembre il quittait Paris pour se diriger vers Bordeaux.

Le duc de Bourgogne, inquiet de voir son rival entreprendre une guerre toute populaire en France, crut devoir suivre son exemple. Toutes les conférences furent brusquement rompues et il annonça qu'il voulait assiéger Calais, cette clef du royaume de France que les Anglais se vantaient de porter à leur ceinture. Saint-Omer devait servir de centre à ses opérations. Il fit construire, dans les forêts qui environnent cette ville, d'énormes bastilles qu'on devait conduire devant les remparts assiégés, des fondreffes, des bricoles, des échelles. Les bombardes, les canons, les munitions, les vivres abondaient. Cependant les amis du duc d'Orléans avaient profité de l'éloignement du duc Jean pour lui faire retirer les secours d'hommes et d'argent qu'on lui avait promis; ils avaient même obtenu une lettre du roi qui lui défendait de continuer son expédition. Le duc de Bourgogne l'apprit le 5 novembre 1406, au moment où il venait de passer ses hommes d'armes en revue; il pleura, dit-on, en voyant que l'on avait, par des retards multipliés, réussi à le retenir à Saint-Omer jusqu'à ce que les pluies de l'automne, bien plus que la défense du roi, rendissent l'accomplissement de ses projets impossible, et on l'entendit jurer solennellement en présence des siens qu'au printemps il reviendrait avec une nombreuse armée pour chasser les Anglais ou qu'il mourrait en les combattant. A peine avait-il quitté Saint-Omer que quelques bourgeois mirent le feu à toutes les machines de guerre qu'il avait fait déposer dans l'enceinte de l'abbaye de Saint-Bertin. Les Anglais s'élançaient déjà de leurs forteresses et parcouraient l'Artois où on les recevait avec joie.

La ruine du commerce entraînant celle de l'industrie, livrait la Flandre à une misère chaque jour plus affreuse: de nouvelles taxes avaient été établies pour la malheureuse expédition de Saint-Omer. Une agitation menaçante régnait dans toutes les villes. Le pauvre peuple murmurait surtout violemment de ce que les laines anglaises continuaient à manquer au travail des métiers et de ce que les ordonnances du duc, en défendant de recevoir les anciennes monnaies, le dépouillaient de tout ce qu'il avait pu autrefois se réserver comme une dernière ressource pour suffire aux besoins d'un avenir plein d'incertitude. A Gand, les corporations s'assemblèrent sous leurs bannières; à Bruges, les magistrats prétendaient qu'on violait leurs priviléges sur la fabrication des draps; à Ypres, ils contestaient l'autorité du bailli.

Le duc de Bourgogne revient en Flandre pour calmer ces divisions. Son premier soin est d'adoucir les ordonnances sur les monnaies, et de conclure une trêve marchande avec le roi d'Angleterre pour préparer le retour des relations commerciales en mettant un terme aux actes de piraterie qui désolent les mers. Déjà il s'est rendu à Gand, et, pour s'y attacher les bourgeois, il leur promet de fixer sa résidence au milieu d'eux. L'un des magistrats de Gand se laisse même corrompre par ses largesses: c'est Jacques Sneevoet, l'un des membres des Petits métiers. Il doit, par de ténébreuses intrigues, ouvrir cette ère déplorable où la cité de Jean Breydel et celle de Jacques d'Artevelde, longtemps alliées et amies, se montreront presque constamment rivales.

Jean sans Peur, rassuré sur les dispositions des Gantois, arriva à Bruges, orgueilleux et menaçant; il ne lui suffisait point d'avoir enlevé aux Brugeois cette prérogative qui remontait à Baldwin Bras de Fer, de voir les comtes de Flandre vivre à l'ombre de leurs foyers; il aspirait surtout à se venger des magistrats qui avaient refusé de s'associer à la défense du château de l'Ecluse. Comme Louis de Nevers, il trouvait dans cette question du monopole de la fabrication des draps contesté aux grandes villes, un moyen de rompre la puissance de la triade flamande en développant le quatrième membre formé d'éléments multiples sur lesquels il lui était plus aisé d'exercer une influence prépondérante: il n'hésita pas à condamner les prétentions des Brugeois. Ceux-ci alléguaient leurs priviléges et refusaient d'obéir; mais les Gantois les abandonnaient, et il ne leur resta qu'à se rendre à Deynze pour se soumettre à la décision du duc. Jean sans Peur avait prononcé son jugement à Gand: il retourna à Bruges afin que la terreur de son nom et de sa justice en assurât l'exécution. Le son des cloches appela les bourgeois à la place du Marché: ils la trouvèrent remplie d'hommes d'armes. Le duc de Bourgogne parut au balcon des Halles, une verge à la main, en signe de châtiment. Il fit lire aussitôt une sentence qui déclarait déchus de leurs fonctions six échevins, deux conseillers, les deux trésoriers de la ville et les six capitaines des sextaineries. C'étaient, entre autres, Jean Honin, Jean Heldebolle, Jean Vander Buerse, Jean Hoste, Jacques et Thomas Bonin, Sohier Vande Walle, Jean Metteneye et Nicolas Barbesaen. Les uns furent bannis comme ennemis du duc et du pays, et les autres condamnés à payer des fortes amendes. Le duc avait désigné, pour leur succéder, d'obscurs bourgeois qui avaient été eux-mêmes autrefois exilés par les magistrats et qui s'empressèrent à leur tour de proscrire ceux qui leur étaient contraires.

Le lendemain, 25 avril 1407, le duc de Bourgogne fit sceller une charte qui défendait aux métiers de porter leurs bannières sur la place publique si celle du prince n'y avait été arborée la première, et qui en cas de désobéissance punissait le métier tout entier de la perte de ses bannières, et le bourgeois isolé qui en donnerait l'exemple, du dernier supplice. Elle ajoutait, contre toutes les règles du droit criminel de ce temps, que le coupable contumace pourrait, après avoir été cité au son de la cloche, être frappé d'un exil de cent ans et un jour, et rétablissait pour ce genre de délit la peine de la confiscation des biens, si odieuse à toutes les communes. Enfin, elle supprimait le maendghelt, subside mensuel qui était depuis longtemps accordé par l'administration municipale aux divers corps des métiers. Ces résolutions restèrent toutefois secrètes: on se contenta d'annoncer aux métiers que Jean sans Peur leur permettait de conserver leurs bannières, pourvu qu'ils en usassent raisonnablement; et dès que l'on eut remarqué que cette déclaration calmait un peu l'inquiétude causée par les sentences de la veille, on les invita à remercier le duc de Bourgogne de ce qu'il avait bien voulu leur confirmer le droit de posséder des bannières, en lui promettant de s'en servir «parmi les modérations, restrictions et obligations» énoncées dans la charte du 27 avril. Les doyens des métiers hésitèrent pendant quelques jours; ils voulaient, disaient-ils, connaître les conditions imposées par le duc. Enfin, quelques-uns cédèrent aux instances des conseillers bourguignons: on employa la violence vis-à-vis de ceux qui persistaient dans leur refus, et le 24 mai 1407, les doyens des métiers apposèrent leurs sceaux sur un acte d'adhésion où leur volonté n'avait pas été libre, où ils avaient pris des engagements dont ils ignoraient eux-mêmes l'étendue. C'est le fameux Calfvel de 1407.

Les magistrats, que la faveur du duc avait élevés au-dessus de leurs concitoyens, profitèrent de ce succès pour décider que désormais on ne pouvait plus vendre le blé ailleurs qu'au Braemberg, et qu'il serait soumis à une gabelle de deux gros tournois par muid. S'ils cherchaient à multiplier des taxes impopulaires, c'était dans le but d'en offrir une part importante au duc de Bourgogne, et ils établirent bientôt qu'il aurait le droit de percevoir le septième denier sur tous les revenus de la ville.

A Ypres, deux échevins furent frappés d'une sentence semblable à celle qui avait atteint à Bruges Jean Honin, Nicolas Barbesaen et leurs amis, et les bourgeois brûlèrent, pour apaiser le duc, les lettres d'alliance qui retraçaient la fédération récente des trois bonnes villes de Flandre. Ypres, en abjurant ses franchises, avait condamné son industrie: une décadence rapide dépeupla sa vaste enceinte, et elle s'effaça bientôt du rang des grandes cités de l'Europe.

Jean sans Peur ne favorisait que les Gantois. Le 30 avril, trois jours après avoir fait sceller une charte complètement hostile aux Brugeois, il transféra à Gand la cour supérieure de justice établie à Audenarde.

«Le duc de Bourgogne, dit un historien, dominait partout, et il n'était rien qui ne se fît à sa volonté. Il demanda de pouvoir battre une nouvelle espèce de monnaie: on y consentit; puis il réclama du pays tout entier une subvention considérable, et elle lui fut également accordée, car personne n'osait s'y opposer.»

Jean sans Peur voulait, avant de poursuivre sa lutte contre le duc d'Orléans, s'assurer l'obéissance et la fidélité des communes. Tous ses efforts avaient pour but d'affermir et de compléter la pacification de la Flandre: il y employa plusieurs mois. Le 24 juin 1407, il était à Bruges; le 26 juillet, nous le retrouvons à Gand; enfin le 13 août, il n'a pas quitté la Flandre, mais il croit n'avoir plus rien à y redouter, quand il fait publier un mandement général à tous les chevaliers, écuyers et sergents de Bourgogne, de Flandre, de Hainaut, d'Artois et de Vermandois, pour qu'ils s'assemblent le 25 septembre à la Chapelle-en-Thiérache, aux bords de l'Oise. Aussitôt que cette armée est réunie, Jean laisse à la duchesse de Bourgogne le soin de gouverner la Flandre et s'éloigne de Gand; il s'est contenté d'adresser, à son départ, aux nobles qui l'entourent, quelques paroles où respire la haine du duc d'Orléans, et se rend rapidement à Paris, accompagné d'une forte escorte, pour demander justice au roi de tous les affronts qu'il a subis.

Dès son dernier voyage à Paris, Jean avait résolu de ne reculer devant aucun moyen d'abattre la puissance du duc d'Orléans, et il paraît avoir trouvé un instrument docile dans Raoulet d'Auquetonville, ancien trésorier de l'épargne en Languedoc, que le duc d'Orléans avait dépouillé de son office pour ses malversations. Pendant le séjour du duc de Bourgogne en Flandre, Raoulet d'Auquetonville s'était activement occupé de la mission qui lui était confiée, car vers les fêtes de la Saint-Jean 1407, il avait chargé un couratier public de chercher une maison près du palais Saint-Paul; mais ce ne fut que le 17 novembre qu'il se décida, après des démarches infructueuses, à louer dans la Vieille rue du Temple, à soixante et dix toises de l'hôtel Barbette, habité par Isabeau de Bavière, la maison de l'Image Notre-Dame, qui appartenait à Robert Fouchier, maître des œuvres de charpenterie du roi.

Rien ne permet d'ailleurs de soupçonner quelque complot du duc de Bourgogne. Arrivé à Paris, il écoute les douces paroles de Charles VI et de ses conseillers; il se réconcilie avec le duc d'Orléans et se rend près de lui au château de Beauté.

Le dimanche 20 novembre 1407, les deux princes communièrent ensemble à la chapelle des Augustins. Trois jours après, le duc d'Orléans se trouvait près de la reine, à son hôtel de la rue Barbette, lorsqu'on vint l'appeler par ordre du roi. Il sortit aussitôt, monta sur sa mule et partit, suivi de deux écuyers et de quatre ou cinq valets qui tenaient des torches. La nuit était obscure. A peine avait-il fait quelques pas qu'une troupe nombreuse d'hommes armés, qui s'étaient cachés dans l'ombre, s'élança vers lui en criant: «A mort! à mort!—Je suis le duc d'Orléans,» s'écria le prince déjà couvert de sang. «C'est ce que nous voulons,» répondirent les meurtriers, et ils l'immolèrent à coups de hache, malgré la résistance d'un jeune page qui, loin d'abandonner son maître, le couvrit de son corps jusqu'à ce qu'il périt sous leurs coups. La Flandre était la patrie de ce jeune page. Raoulet d'Auquetonville, chef des assassins soudoyés par Jean sans Peur, comte de Flandre, était né en Normandie.

On racontait aussi qu'au moment où le crime venait de s'accomplir, un homme d'une taille élevée sortit de la maison de l'Image Notre-Dame, la figure cachée par un grand chaperon rouge; selon les uns, il avait tranché le poing de la victime et laissé retomber sa massue sur sa tête sanglante; selon d'autres, il avait traîné le cadavre dans la boue pour s'assurer que la vie l'avait quitté; puis il était rentré à l'hôtel d'Artois.

Personne n'accusait le duc de Bourgogne; on n'osait croire qu'il eût pu forfaire à des serments sanctionnés par les plus saints mystères de la religion. Jean sans Peur parut aux funérailles du duc d'Orléans, vêtu de deuil et affectant une sincère douleur. Cependant une vague rumeur se répandit qu'il avait porté la main sur le drap du cercueil, et qu'au même moment le sang avait jailli des plaies de l'illustre victime, comme pour accuser l'auteur de la trahison, et le même jour, lorsque le prévôt de Paris vint au conseil demander, en sa présence, la permission d'étendre ses recherches jusque dans l'hôtel des princes, il pâlit et la voix de sa conscience troublée s'échappant malgré lui de sa bouche, il prit le duc de Berri à part et lui avoua son crime, disant que le démon l'avait égaré. Le duc de Berri garda le silence, mais le lendemain, à l'hôtel de Nesle, Jean sans Peur réitéra son aveu. «Afin qu'on ne mescroye aucun coupable de la mort du duc d'Orléans, dit-il, je déclare que j'ay fait faire ce qui a esté fait, et non autre.» Et aussitôt après, accompagné de la plupart de ceux dont il avait armé le bras pour le meurtre, il sortit par la porte Saint-Denis et continua sa route sans s'arrêter jusqu'en Artois, changeant sans cesse de chevaux, et ayant soin de faire couper les ponts derrière lui.

Il était une heure après midi lorsqu'il arriva à Bapaume, après avoir été vainement poursuivi par l'amiral de France et quelques autres chevaliers, et ce fut en mémoire des périls auxquels il avait réussi à se dérober, qu'il ordonna que dorénavant les cloches de la ville sonneraient tous les jours à la même heure, ce qu'on appela longtemps l'Angelus du duc de Bourgogne.

De Bapaume, le duc se dirigea vers Lille où il harangua les membres de son conseil, puis il se rendit à Gand où les états de Flandre avaient été convoqués. Jean de Saulx, chancelier et maître des requêtes, exposa les raisons qui légitimaient ce que le duc avait jugé devoir faire. Le duc de Bourgogne, qui venait d'apprendre combien il était aisé de commettre un grand crime, ne croyait pas plus difficile de le justifier: il se flattait même d'imposer le langage de ses sophistes et de ses historiographes à la postérité, qui, en plaignant les malheurs du duc d'Orléans, devait dans ses qualités et jusque dans ses défauts retrouver à la fois le petit-fils de Charles V et l'aïeul de Louis XII.

Charles VI avait promis bonne justice à la duchesse d'Orléans; mais la parole royale était peu de chose. Le duc de Bourgogne, n'ayant plus devant lui qu'un parti sans chef, conservait une influence où la vertu n'avait point de part, où la force était tout. Le lugubre aspect du cortége de la veuve et des enfants éplorés de la victime se dirigeant vers l'hôtel Saint-Paul n'empêchait pas le peuple de Paris d'insulter à ses restes sanglants. Les princes ne montraient pas plus de zèle: au lieu de prendre des mesures vigoureuses, on se contenta d'envoyer le duc de Berri et le roi de Sicile aux bords de la Somme pour interroger le duc de Bourgogne et conférer avec lui «afin qu'il ne se fist Anglois.» On se souvenait sans doute que Jean sans Peur les avait lui-même choisis pour premiers confidents de sa trahison. Le duc de Bourgogne, qui déjà n'accusait plus le diable de l'avoir tenté, s'était rendu à Amiens, accompagné du duc de Brabant, du comte de Nevers et de trois mille hommes d'armes. Il avait fait suspendre à son hôtel deux lances, l'une de bataille, l'autre de tournoi, défi de paix ou de guerre où il ne risquait rien. Les ambassadeurs du roi se turent. Ils ramenèrent avec eux à Paris le duc de Bourgogne, qui revendiquait de plus en plus l'honneur du crime, et comme si ce n'était pas assez, le duc de Berri l'invita à un solennel banquet dans cet hôtel de Nesle où il s'était vanté du sang versé par son ordre. Enfin, le 8 mars 1407 (v. st.), maître Jean Petit, docteur en théologie de l'université de Paris, prononça, devant le dauphin et les princes, cette célèbre harangue, détestable apologie du tyrannicide, si froide de sophismes, et toutefois, malgré ses formes puériles, presque aussi hideuse que le crime. Lorsque, comparant le duc de Bourgogne à Joab mettant Absalon à mort, maître Jean Petit citait ces paroles de David: «Joab a répandu le sang de la guerre au milieu de la paix: sa vieillesse ne descendra pas paisiblement dans la tombe,» l'obscur théologien devenait prophète pour condamner celui qu'il glorifiait.

Le duc ratifia tout ce qu'avait dit maître Jean Petit, dans une assemblée solennelle où siégeaient le roi de Sicile, les ducs de Guienne, de Berri, de Bretagne, de Lorraine, plusieurs comtes et plusieurs évêques, et l'on fit signer au roi des lettres par lesquelles il approuvait l'attentat de Raoulet d'Auquetonville: «Comme notre très-chier et très-amé cousin le duc de Bourgogne, y disait-il, a fait proposer que pour notre sûreté et préservation de nous et de notre lignée, pour le bien et utilité de notre royaume, et pour garder envers nous la foy et loyauté en quoy il nous est tenu, il avoit fait mettre hors de ce monde nostre très-chier et très-amé frère, le duc d'Orléans, que Dieu absolve! savoir faisons que voulons que le dit duc de Bourgogne soit et demeure en nostre singulière amour, comme il estoit par avant.» On avait eu recours aux fables les plus absurdes pour persuader au roi que le meurtre de son frère l'avait préservé d'un péril imminent. C'est ainsi que Jean sans Peur promet «biens de ce monde et honneurs sans nombre» à un écrivain nommé Pierre Salmon, qui se charge «d'informer et d'instruire le roi.» Or Pierre Salmon ne trouve rien de mieux que de raconter qu'un moine, «très-expert en plusieurs sciences,» lui a été indiqué par Pierre Rapondi, qu'il l'a découvert dans un prison de Sienne où il était retenu par l'ordre de l'évêque comme accusé de magie, et qu'il lui a entendu dire que le duc de Milan avait fait faire une image du roi en argent pour la soumettre à ses maléfices. Il ajoute qu'un moine blanc qu'il a vu à Notre-Dame de Halle, à Utrecht et à Avignon, lui a également annoncé que la mort du duc d'Orléans sera le salut du roi.

Jean sans Peur, non moins empressé à reconnaître les services de Jean Petit que ceux de Pierre Salmon, l'avait nommé son conseiller et son maître de requêtes. Le discours du 8 mars 1407, reproduit par de nombreux copistes, avait été répandu de ville en ville; la glorification du duc, répétée par la voix de ses flatteurs, retentissait de toutes parts comme un hymne triomphal au milieu du silence et de la stupeur des Orléanais, quand un bruit d'armes se fit entendre vers les bords de la Meuse. Le roi des Romains réclamait le duché de Brabant. Les Liégeois, ses alliés, étaient quarante mille au siége de Maestricht. Une armée bourguignonne se réunit à Gand pour les combattre. Jean sans Peur avait quitté Paris le 5 juillet; le 23 septembre, il tuait vingt-quatre ou vingt-six mille Liégeois sous les murs de Tongres. Liége, Huy, Dinant, perdirent ou leurs remparts ou leurs priviléges, et la hache du bourreau acheva ce qu'avait commencé l'épée du vainqueur; mais la France échappait au duc de Bourgogne: que lui importait d'être victorieux vers les marches de l'empire, si la royauté de Charles VI subissait une autre tutelle que la sienne?

A peine Jean sans Peur s'était-il éloigné de Paris que la duchesse d'Orléans y était rentrée, et avec elle tous les amis du comte d'Armagnac, dont les écharpes blanches frappèrent si vivement les regards du peuple qu'il désigna désormais par le nom d'Armagnacs tous ceux qui combattaient le duc de Bourgogne. L'abbé de Saint-Fiacre prononça le panégyrique de la victime de la Vieille rue du Temple: il rappela les droits de sa naissance qui l'avaient placé si près du trône, et l'ingratitude du duc Jean, qui avait reçu tant de bienfaits de Charles VI: «C'est là, disait-il au roi, la reconnaissance du voyage de Flandre, auquel toi et ton royaume mis en péril pour l'amour de son père.» Il aurait pu ajouter que cette princesse, qu'un crime odieux avait réduite à un si triste veuvage, était fille de ce duc de Milan qui avait contribué plus que personne à la délivrance de Jean de Bourgogne, prisonnier chez les infidèles.

L'orateur appliquait au duc de Bourgogne toutes les malédictions accumulées contre Caïn et Judas, et concluait à ce qu'il fût soumis à une publique expiation et à un exil de vingt ans outre-mer: «Princes et nobles, pleurez, car le chemin est commencé à vous faire mourir trahitreusement et sans advertance. Pleurez, hommes et femmes, jeunes et vieux, pauvres et riches; car la douceur de paix et de tranquillité vous est ôtée, en tant que le chemin vous est montré d'occire et mettre glaive entre les princes, par lequel vous êtes en guerre, en misère et en voie de toute destruction. Entendez donc, princes et hommes de quelconques états, à soutenir justice contre ledit de Bourgogne, qui, par l'homicide par lui commis, a usurpé la domination et autorité du roi et de ses fils, et a soustrait grand'aide et consolation; car il a mis le bien commun en griève tribulation, en confondant les bons estatuts sans vergogne, en soutenant son péché contre noblesse, parenté, serment, alliances et assurances, et contre Dieu et la cour de tous ses saints; cet inconvénient ne peut être réparé ou apaisé, fors par le bien de justice.»

Cette satisfaction solennelle, qui paraissait à beaucoup d'hommes sages du quinzième siècle le seul moyen d'écarter de la France toutes les discordes envoyées comme un châtiment par le ciel, ne devait pas avoir lieu. Déjà on avait chargé des députés d'aller, au nom du roi, ordonner au duc de ne pas attaquer les Liégeois; mais il n'avait pas obéi et il était vainqueur. A l'enthousiasme qui agitait les Armagnacs succéda une profonde terreur: la reine voulait réunir une armée; elle avait besoin d'argent et personne ne voulait lui en prêter. On fit partir le roi pour Tours; la reine et les princes l'y suivirent: au milieu de ces inquiétudes, Valentine de Milan expira, frappée par une mort prématurée, «de courroux et de deuil,» dit Juvénal des Ursins.

Le 28 novembre, le duc de Bourgogne entra à Paris. Il arrivait trop tard. Le fantôme royal au nom duquel tous les partis se proscrivaient tour à tour lui avait été enlevé: il ne pouvait songer à aller le chercher de l'autre côté de la Loire; mais il savait que la reine ne tarderait point à s'ennuyer dans son exil de Tours, loin de Paris qui restait toujours le centre du gouvernement. Par la nécessité, par la force même des choses, il y eut une réconciliation: elle se fit à Chartres, le 9 mars 1408 (v. st.). Le duc de Bourgogne et les fils du duc d'Orléans jurèrent un oubli du passé qui ne pouvait être sincère. Pax, pax, inquit propheta, et non est pax, écrit le greffier du parlement sur ses registres. Le fou du duc de Bourgogne en portait le même jugement.

Jean sans Peur gagnait le plus à ce traité; car le roi rentrait à Paris et devenait en quelque sorte son otage, en s'enfermant dans une cité où le peuple était pleinement dévoué à la cause de celui qu'il espérait voir alléger ses impôts.

La puissance du duc de Bourgogne s'accroissait de jour en jour. Il disposait de toutes les milices de la Bourgogne, du Nivernais, de l'Artois et quelquefois de celles de la Flandre, du Brabant, de la Hollande. Il avait conclu une étroite alliance avec le roi de Navarre, le comte de Foix, les ducs de Bavière et de Bar; le duc d'Anjou se laissa corrompre. Isabeau de Bavière elle-même céda et devint Bourguignonne.

La politique du duc Jean était à deux faces. Tantôt il caressait la Flandre pour obtenir son appui, tantôt n'en ayant plus besoin, il s'efforçait de s'y faire redouter; on sentait bien que lorsqu'il faisait des concessions, c'était malgré lui, et que lorsqu'il modifiait les priviléges, il se proposait de ne point tarder à les anéantir. Mais la Flandre résiste: une sage prévoyance réveille sans cesse ses soupçons. «O Flandre! malheur à toi!» disait l'abbé d'Eeckhout, Lubert Hauscilt, dans des vers que l'on considéra longtemps comme prophétiques, «tu nourris des étrangers de ton lait, et tandis que les loups s'abreuvent à ton sein fécond, tu n'as que du fiel pour tes brebis. Flandre, fleur des fleurs, redoute des ruses fatales.»

Lorsqu'au mois d'août 1409 le duc de Bourgogne confirme l'existence de la cour de justice qui s'appellera dorénavant le conseil du duc, cette cour, bien qu'établie à Gand, reste profondément impopulaire. Si tous les membres qui la composent doivent «jurer de garder et entretenir les priviléges, lois, droicts, franchises et bonnes coustumes des villes et du pays,» ils n'en sont pas moins investis du soin de connaître de l'interprétation de ces mêmes priviléges et de tous les cas relatifs à la paix de Tournay; enfin, quoique tenus de prononcer leur sentence en flamand, ils délibèrent en français «en la chambre à l'uys clos.» Toutes les villes de Flandre cherchaient à se dérober à cette juridiction; les Gantois surtout contestaient si obstinément son autorité, qu'un jour, «tenant vers le conseil une fierté, ils envoyèrent par l'un de leurs siergans dire qu'ils ne procédassent plus avant sur ung tel, car il estoit leur bourgeois.» Le duc les fit citer alors au parlement de Paris: ils menacèrent les sergents royaux, chargés de leur notifier cet appel, de les précipiter dans l'Escaut.

Pendant cette même année 1409, les Gantois, qui maintenaient avec tant de zèle leurs immunités politiques, conservaient, en dépit du prince attaché aux papes d'Avignon, toute leur liberté religieuse, et nous remarquons, parmi les prélats et les clercs réunis au concile de Pise, les députés de l'évêque urbaniste, Martin Van de Watere.

Lorsque les Orléanais, renonçant à la paix de Chartres, s'avancèrent vers Paris, les bourgeois de Gand et de Bruges refusèrent fièrement de prendre les armes pour soutenir une querelle qui leur était étrangère, et le duc de Bourgogne se vit réduit à signer, à Bicêtre, un traité par lequel les princes s'engageaient à ne pas entrer à Paris, traité qui l'atteignait bien plus que tous les autres.

Jean sans Peur avait réuni à Tournay le duc Guillaume de Bavière, l'évêque de Liége, le comte de Namur et plusieurs seigneurs des marches de l'empire; il réclama leur appui contre le duc d'Orléans, et se rendit aussitôt après à Arras où les nobles du comté d'Artois avaient été convoqués. Maître Jean Boursier leur exposa doctement en présence du duc de Bourgogne que bien qu'il eût, pour la sûreté du roi et la conservation de la monarchie, fait mourir le duc d'Orléans, ses fils poursuivaient leurs machinations contre lui, et il ajouta qu'il venait faire appel à la loyauté de ses Etats d'Artois pour qu'ils le soutinssent efficacement. Mais c'était près des Etats de Flandre qu'il fallait surtout faire réussir ces démarches. Les Gantois continuaient à donner l'exemple de la résistance en déclarant qu'ils ne franchiraient point les frontières de Flandre. Le duc multiplia vainement les prières, répétant que s'ils l'abandonnaient toute sa puissance serait détruite; déjà, n'écoutant plus que sa colère, il leur annonçait qu'il ferait le lendemain sonner la cloche du beffroi, pour savoir quels étaient ceux qui se rallieraient sous sa bannière, et il voulait même quitter la Flandre: mais son chancelier le dissuada de ces moyens violents qui convenaient si peu au génie indépendant des communes flamandes: pour atteindre le but qu'il se proposait, les concessions valaient mieux que les menaces. En effet, on le vit bientôt vendre de nouveaux priviléges et renoncer dans la plupart des villes aux taxes qu'il y prélevait sur les confiscations ou sur les accises. Il conduisait avec lui son fils Philippe, alors âgé de quinze ans, et se plaisait à le montrer aux bourgeois pour se concilier leur faveur. A Gand, à Bruges, à Ypres, il remercia humblement les communes des subsides et des secours qu'elles avaient si longtemps hésité à lui promettre. A Furnes, il parvint à calmer, par de douces et bonnes paroles, les laboureurs qui avaient ressaisi les armes de leurs ancêtres pour protester contre tout projet de les soumettre à des impôts sans cesse repoussés sur ces rivages comme le signe de la servitude.

Si l'on peut ajouter foi à un récit fort vraisemblable quoique ignoré des historiens flamands, les communes avaient imposé au duc des conditions bien plus importantes, celles que Louis de Male avait repoussées en 1346, rien moins qu'une étroite union commerciale avec l'Angleterre, consacrée par la suzeraineté politique de Henri IV, et au moment même où Jean se déclarait le protecteur du roi de France, il aurait consenti non-seulement à livrer aux Anglais les ports de la Flandre, mais aussi à leur rendre hommage de ce comté qui formait la première comté-pairie de France, et même à leur faire recouvrer l'Aquitaine et la Normandie. C'est ainsi que les ducs de Bourgogne, en cherchant à rétablir la fédération commerciale de la Flandre et de l'Angleterre, fondent sur les souvenirs de la puissance des communes, qu'ils haïssent, la consolidation de leur propre puissance et les rêves de leur ambition.

Dès les derniers jours de janvier 1410 (v. st.), des députés du duc et des quatre membres de Flandre s'étaient rendus en Angleterre. Au mois de mars, Henri IV charge l'évêque de Saint-David et Henri de Beaumont de poursuivre ces négociations: nous les voyons conclure le 27 mai une nouvelle trêve, mais rien ne nous est parvenu du traité qui appelait les Anglais en France, si ce n'est une vague mention d'un projet de mariage entre le prince de Galles et l'une des filles du duc de Bourgogne, qui devait le confirmer.

Le duc se trouvait à Bruges lorsqu'il apprit, le 10 juillet, que les Orléanais s'assemblaient dans le Vermandois. La guerre allait commencer. Grâce aux habiles intrigues du duc de Bourgogne, Paris se souleva et lui livra la personne royale. La rébellion partait du quartier des Halles: ceux qui la dirigeaient étaient les Legoix, bouchers de Sainte-Geneviève, les Tibert et les Saint-Yon, bouchers du Châtelet, et les Caboche, écorcheurs de la boucherie de l'Hôtel-Dieu. Ils étaient tous dévoués au parti bourguignon: mais les plus influents étaient les Legoix. Ils fournissaient la maison de Jean sans Peur «de boucherie et poullaillerie,» et l'un des comptes présentés par ces hommes qui devaient un jour égorger des évêques et des présidents au parlement, porte «une douzaine d'alouettes et de petis oiselets.» Les chefs des bouchers étaient d'ailleurs aussi robustes qu'habitués à plonger leurs mains dans le sang, et l'on vit la ville et l'université, également intimidées par leurs menaces, s'empresser de prendre le symbole bourguignon, c'est-à-dire la croix de Saint-André où l'initiale du nom de Jean sans Peur brillait sur les fleurs de lis royales.

Le duc de Bourgogne voulut saisir une occasion si favorable pour détruire le parti des Orléanais. L'armée que lui avaient accordée les communes flamandes comprenait deux mille ribaudequins, quatre mille canons, douze mille chariots et soixante mille hommes armés, sans compter les valets. Toutes leurs milices étaient subdivisées par villes et par connétablies, selon les anciens usages; toutes suivaient leurs bannières, sans obéir aux ordres des chevaliers bourguignons. Jean n'osait se plaindre: il se félicita d'avoir les milices flamandes avec lui, lorsque arrivées aux bords de la Somme, elles renversèrent en quelques instants, avec leurs formidables machines de guerre, les tours de Ham et s'élancèrent, pleines de courage, sur les remparts; toute la ville fut pillée et brûlée. Le bruit des ravages des Flamands répandait de toutes parts la terreur; Nesle, Roye, Chauny, se hâtèrent de se soumettre, et le duc de Bourgogne mit le siége devant Montdidier.

Le duc d'Orléans, le comte d'Armagnac et leur armée avaient déjà passé la Marne et occupaient Clermont. Tout annonçait qu'une lutte décisive allait dénouer ces longues et cruelles intrigues perpétuées par les factions. L'armée du duc de Bourgogne s'était rangée en bataille dans une vaste plaine entre Roye et Montdidier; deux jours se passèrent; les ennemis ne se montraient pas, et les Gantois, craignant qu'on ne cherchât à les tromper par de faux bruits, envoyèrent du côté de Clermont des espions qui revinrent sans avoir aperçu les Orléanais. Ce rapport excite les murmures des Gantois; ils prétendent que tout ce que l'on raconte sur les projets du duc d'Orléans n'est qu'un mensonge inventé pour les retenir dans le camp, et leurs voix tumultueuses en accusent deux des conseillers du duc, les sires de Helly et de Ray. Ils répètent que rien ne les empêchera de retourner dans leurs foyers; mais le duc de Bourgogne accourt au milieux d'eux et leur représente que, d'après des indications certaines, le duc d'Orléans s'approche, et que jamais leur secours ne lui a été plus nécessaire. Il renouvelle ses instances et ses prières jusqu'à ce que leurs chefs lui promettent de convoquer, dans la tente de Gand, les capitaines des connétablies et les dizeniers; les Gantois ne consentent toutefois à s'associer huit jours de plus à son expédition qu'après avoir obtenu une déclaration par laquelle le duc lui-même en fixe le terme, en les louant fort de leur zèle. Le même jour, le duc de Bourgogne, multipliant les sacrifices pour retenir les Gantois dans son camp, leur accorde, «por les bons et agréables services que nous ont fait et font journellement et espérons que facent au temps à venir,» le privilége de pouvoir acquérir des fiefs en payant les droits seigneuriaux. Les mêmes motifs l'engagent à octroyer aux Brugeois la confirmation de leur ancien privilége d'être affranchis des droits de tonlieu dans toute l'étendue de la Flandre, «attendu les bons, agréables et notables services que ils nous ont faict et font chascun jour en plusieurs et maintes manières et mesmement en ce présent voyage, au service de monseigneur le roy, ouquel ils se portent bien et diligemment.»

Huit jours s'écoulèrent dans une stérile anxiété. Le duc d'Orléans, instruit de ce qui se passait dans le camp du duc de Bourgogne, attendait patiemment le moment d'en profiter, et les Gantois envoyèrent de nouveau leurs espions jusqu'aux barrières de Clermont sans apercevoir les Armagnacs. Cette fois, on les pressa inutilement d'ajouter, à la semaine écoulée, un nouveau délai de cinq jours. Le duc insistait d'autant plus qu'il savait qu'une armée anglaise, commandée par le roi Henri IV lui-même, était prête à débarquer en France pour le soutenir conformément à leurs traités secrets. Quelles que fussent les exhortations des chevaliers de la cour du duc, les Gantois répondaient toujours: «N'osez-vous pas conduire monseigneur de Bourgogne à Paris? Il n'est pas vrai que les Armagnacs soient à Clermont, et nous avons pris toutes les forteresses qui pouvaient vous arrêter.» Pour les faire changer d'avis, on leur montra des chartes revêtues du sceau du roi, où de grands avantages, leur disait-on, étaient promis à l'industrie flamande s'ils n'abandonnaient point l'expédition; on leur remit même une lettre des bourgeois de Paris qui les appelaient comme des frères engagés depuis un demi-siècle dans des luttes communes. Tout fut inutile. Les Gantois soupçonnaient quelque ruse du duc de Bourgogne, et dès que le soir fut arrivé ils arrachèrent les auvents et les solives des maisons des faubourgs de Montdidier pour allumer de grands feux dans leurs quartiers. Ils chargèrent aussitôt leurs bagages sur leurs chariots et prirent les armes. Leurs cris répétés: «Wapens! wapens! te Vlaendren waert! Aux armes! aux armes! en Flandre!» réveillèrent le duc de Bourgogne. Il envoya quelques seigneurs s'informer de ce qui se passait; les Flamands refusèrent de les écouter. Aux premières lueurs de l'aurore, ils s'écrièrent tous: «Go! go!» C'était le signal du départ. Le duc de Bourgogne était monté à cheval avec le duc de Brabant, son frère, et il se rendit avec lui près des Gantois. «Et là, dit Enguerrand de Monstrelet, le chaperon ôté hors de la tête devant eux, leur pria à mains jointes, très-humblement, qu'ils voulsissent demeurer avecque lui jusqu'à quatre jours, en eux disant et appelant frères, compains et amis les plus féables qu'il eût au monde.» Jean sans Peur alla même jusqu'à leur promettre de leur abandonner tous les impôts de la Flandre. Le duc de Brabant joignit ses prières aux siennes. Les bourgeois des communes flamandes ne voulurent rien entendre; à toutes les exhortations qu'on leur adressait, ils répondaient en montrant les lettres qui limitaient la durée de l'expédition et invoquaient le sceau du duc dont elles étaient revêtues.

Le duc de Bourgogne n'osa insister plus longtemps. Les Flamands avaient mis le feu à leurs tentes, et la flamme, se répandant dans tout le camp, avait gagné le logis du duc. Jean sans Peur se préparait déjà à le quitter. A moins de se résoudre à attendre ses ennemis, il ne lui restait qu'à imiter l'exemple des Gantois. Il les suivit jusqu'à Péronne, où il les remercia très-humblement de leurs services, en chargeant le duc de Brabant de les ramener jusqu'à leurs frontières. La puissance de la Flandre communale était restée si redoutable que lors même qu'elle refusait tout à Jean sans Peur, il n'était rien que Jean sans Peur osât lui refuser.

Peu de jours après, le duc de Bourgogne entrait presque seul à Paris, où il craignait de se voir devancé par le duc d'Orléans. Son influence avait été compromise, dans la capitale du royaume, par sa malheureuse expédition de Montdidier. Mille rumeurs y ébranlaient d'ailleurs sa popularité. Son alliance avec les Anglais n'était plus douteuse: et on répandait de nouveau le bruit qu'il s'était engagé à leur restituer les duchés de Guyenne et de Normandie et à leur remettre, comme gage de sa promesse, quatre des principales villes du rivage de la Flandre, Gravelines, Dunkerque, Dixmude et l'Ecluse. Pour répondre à ces accusations, Jean sans Peur, guidé sans doute par les conseils d'un théologien aussi habile que Jean Petit, tira du trésor des chartes de la Sainte-Chapelle une bulle d'Urbain V, et, en vertu de cette bulle qui avait condamné les pillages des grandes compagnies sous le règne de Charles V, il fit déclarer, au nom du roi Charles VI, «par toutes les églises d'icelle cité de Paris, avec cloches sonnantes et chandelles allumées, le duc d'Orléans et ses frères, les ducs de Berri et de Bourbon, le comte d'Alençon, tous nommés par leurs propres noms, et autres leurs adhérents et alliés, excommuniés et publiquement anathématisés.» L'interdit religieux, usurpé par le pouvoir politique, devenait un instrument de discorde entre les descendants mêmes de ces rois qui, tant de fois, y avaient eu recours contre la Flandre.

Tandis que Jean sans Peur, à défaut d'autres ressources, invoquait les foudres d'un stérile anathème contre les Orléanais, les Brugeois, accompagnés des milices de onze autres villes, s'arrêtaient, le 6 octobre, sous les ordres du bourgmestre Liévin de Schotelaere, dans la plaine de Ten-Belle, à trois lieues de Bruges. Le bourgmestre Baudouin de Vos et les échevins Jean Hoste, Jacques Breydel et George Vander Stichele se rendirent immédiatement auprès d'eux, afin de connaître l'heure à laquelle ils comptaient entrer à Bruges. Ils indiquèrent la matinée du lendemain, en se contentant de réclamer une augmentation de solde; mais la nuit leur inspira d'autres résolutions. Une vive agitation se manifestait, et l'on entendait répéter de toutes parts qu'il fallait profiter d'une occasion si favorable pour obtenir le redressement de tout ce qui avait été fait contre les libertés ou les intérêts de la commune. C'est sous l'empire de ces impressions tumultueuses, où les regrets et la colère se confondent, qu'ils arrivent le lendemain, vers huit heures du matin, à Saint-Michel, où ils trouvent le bourgmestre Baudouin de Vos, Jean Hoste, Jacques Breydel et Georges Vander Stichele, qui s'efforcent inutilement de les calmer. Ils déclarent qu'ils ne déposeront les armes et ne rentreront à Bruges que lorsqu'on aura fait droit à leurs réclamations. Elles portent sur sept points principaux: la citation, au son de la cloche, et la condamnation des bourgeois contumaces; l'existence de la cueillette sur le blé dont ils demandent l'abolition; le tort causé aux corps de métiers par la suppression du subside mensuel, connu sous le nom de maendghelt; l'insuffisance de leur solde, qui doit être élevée de huit à dix gros par jour; l'illégalité de la taxe du septième denier perçu par le duc, tandis que les comtes, ses devanciers, se sont contentés d'un droit d'accise sur les revenus de la ville; le caractère, non moins attentatoire à leurs franchises, des lettres de Jean sans Peur, qui défendent sous les peines les plus sévères de déployer les bannières de la commune tant que celle du duc n'a point été arborée la première sur la place du Marché; l'injustice et la rigueur du droit de confiscation, que le duc s'attribue contrairement aux anciens priviléges et aux anciens usages. On leur répond doucement que leurs requêtes seront soumises au duc, et qu'il est permis d'espérer «qu'on y pourvoie par raison telement qu'ilz en devront estre contens;» mais qu'il convient qu'ils retournent paisiblement dans leurs foyers, s'ils ne veulent «perdre la bonne grâce de mon dit seigneur, en laquelle ils estoient sur tous autres qui l'avoient suivi de son pays de Flandres.» Ces discours ne les persuadent point: «Non, non!» s'écrient-ils, «nous ne voulons pas être trompés comme nous l'avons déjà été; nous voulons que l'on nous accorde nos requêtes avant de rentrer dans la ville.» On leur représente toutefois que les trois derniers points de leurs réclamations ne peuvent être réglés que par le duc lui-même, et les magistrats ajoutent qu'ils sont prêts à céder à leurs vœux sur tous les autres. Un acte public en fut dressé, et l'agitation commençait à s'apaiser quand de nouveaux cris s'élevèrent: «Non, non, nous voulons obtenir tout ce que nous avons demandé!» Mille voix exigeaient la révocation du bailli et de l'écoutète, et ajoutaient qu'il fallait bannir les magistrats naguère désignés par le duc, notamment les bourgmestres Jean Biese et Nicolas Dezoutere, hommes nouveaux dont l'origine, étrangère à toutes les gloires du pays, ne rappelait que la honte et l'intrigue. Jacques Breydel, s'offrant comme médiateur aux bourgeois armés, s'efforça vainement d'interposer comme un gage de paix, un nom qui fut pour leurs ancêtres un gage de victoire: ils chargèrent leurs tentes sur leurs chariots, et les rangèrent en bon ordre sous les murs de Bruges, près du hameau de Saint-Bavon, comme s'ils eussent encore été devant les remparts de Montdidier.

Le sire Steenhuyse s'était rendu à Gand près du comte de Charolais, et de là à Beauvais près de Jean sans Peur pour exposer la situation des choses. Les conseillers du duc jugèrent qu'il fallait céder, à Saint-Bavon, aux plaintes des communes, comme leur maître avait cédé à leurs murmures en Vermandois. On abandonna au ressentiment des Brugeois le Calfvel de 1407. Les cinquante-deux doyens de la ville vinrent y arracher les sceaux qu'ils avaient été autrefois contraints d'y apposer; l'aubette des commis de la gabelle, au Braemberg, fut renversée, et une sentence d'exil frappa les magistrats haïs de la commune.

A Gand, dans la résidence même du comte de Charolais, les officiers du duc furent également changés. L'expédition de Montdidier, si peu intéressante par ses résultats, avait été un fait important dans l'histoire de la Flandre, parce qu'elle avait, sous les auspices mêmes du duc de Bourgogne, offert aux communes la résurrection de leur nationalité armée et libre.

L'indépendance commerciale de la Flandre se manifeste dans une foule de documents de ce temps. L'arrestation du comte Archibald de Douglas en fut notamment un mémorable exemple. Archibald de Douglas avait débarqué à l'Ecluse et se préparait à se rendre à Paris, où l'appelaient non-seulement des lettres de Charles VI et du duc de Guyenne, mais aussi d'autres lettres du duc de Bourgogne en ce moment retenu par ses intrigues dans la capitale du royaume; cependant, lorsqu'il passa à Bruges, les échevins le firent arrêter à la requête de quelques marchands de la ville de Malines qui l'accusaient d'avoir fait vendre à son profit, dans les ports d'Ecosse, les laines qui formaient le chargement d'un de leurs navires capturé dans les eaux de Nieuport. Deux chevaliers qui l'accompagnaient, Jean Sintcler et Thomas de Murray, n'obtinrent sa liberté qu'en s'offrant pour otages, et ne furent eux-mêmes relâchés qu'après avoir juré qu'ils reviendraient se constituer prisonniers dans le délai de soixante jours. Des députés de la ville de Malines appuyaient, près de Jean sans Peur les plaintes de leurs concitoyens, et il n'est guère permis de douter qu'ils n'aient été indemnisés de leurs pertes avant que le duc de Bourgogne relevât les otages de leur serment.

L'on se souvenait à Bruges qu'en 1402 le bâtard Louis de Hollande, saisi dans l'une des grandes rues de la ville et conduit au Steen pour avoir adressé à l'écoutète des paroles injurieuses, avait été réduit à se remettre humblement, tant de sa personne que de ses biens, au jugement des magistrats, et dix ans après l'arrestation du comte de Douglas, nous verrons les échevins de Bruges employer les mêmes moyens de coercition contre un autre dignitaire du royaume d'Ecosse, Jean Bolloc, évêque de Ross, qui fit offrir une caution de deux mille nobles par trois bourgeois de Bruges.

Les communes flamandes, qui voyaient avec joie renaître leur influence et leur prospérité, ne s'applaudissaient pas moins du mouvement qui se développait en France. Fidèles à une antique alliance dont l'incendie de Courtray n'avait pu effacer tous les vestiges, elles saluaient avec enthousiasme la reconstitution des franchises de Paris, anéanties le même jour que celles de la Flandre. Les habitants de la capitale du royaume avaient chargé des députés de proposer à toutes les villes une étroite confédération, et, dans ces graves circonstances, les échevins de Gand (c'étaient, entre autres, Ghelnot Damman, Jean Sersimoens, Victor Vander Zickele, Simon Uutenhove, Sohier Everwyn, Baudouin de Gruutere) résolurent d'envoyer une ambassade solennelle à Paris. En vertu des mêmes titres qui l'avaient placé au premier rang des représentants de la Flandre communale, lors des fameuses requêtes de l'hôtel de Ten Walle, Ghelnot Damman fut choisi pour le chef de cette ambassade, et il ne tarda pas à se rendre à Paris, où, dans un grand banquet à l'hôtel de ville, le prévôt des marchands et les échevins échangèrent avec les députés gantois, en signe d'amitié mutuelle, le chaperon blanc, qui fut aussitôt adopté par une grande partie des bourgeois de Paris. Peu de jours après, Charles VI le recevait lui-même des mains de Jean de Troyes: trente années s'étaient écoulées depuis le 27 novembre 1382.

Les communes flamandes croyaient retrouver en France, dans le mouvement du quinzième siècle, les grandes inspirations d'une autre époque. C'était une grave erreur; si Etienne Marcel eût vécu, n'eût-il pas engagé les Parisiens à se défier du duc de Bourgogne, puisqu'il oubliait, aussi bien que le duc de Normandie, que son premier devoir était de repousser les Anglais? En 1413, Jean Marcel était dans le parti du dauphin. Les tendances et les besoins de l'esprit communal créèrent, il est vrai, la belle ordonnance du 25 mai; mais la pensée devrait succomber dans sa lutte avec le fait, l'anarchie devait étouffer la liberté. Jean sans Peur, qui avait si fréquemment réitéré au peuple ses pompeuses promesses et qui semblait avoir, comme souverain de la Flandre, une mission incontestée pour les accomplir, ne portait aux communes françaises, qui criaient Noël à sa venue, que l'agitation et le désordre: peu lui importait de profaner de nobles souvenirs et d'exciter les mauvaises passions de la multitude, pourvu qu'elles offrissent une insurmontable barrière aux projets des Orléanais. Louis de Nevers et Louis de Male avaient sans cesse opposé aux sages bourgeois des cités flamandes le métier des bouchers. C'est aussi le métier des bouchers que leur petit-fils continue à opposer aux sages bourgeois de Paris, amis des progrès pacifiques et durables; il lui a donné pour chef son propre frère, le comte de Nevers, et récompense en même temps le zèle de Capeluche, leur héros, par l'office le plus important et le plus convenable à ses mœurs, celui de bourreau.

En vain le pieux et habile Juvénal des Ursins eut-il le courage d'adresser au duc de Bourgogne des représentations sur ce qu'il se laissait gouverner «par bouchers, trippiers, escorcheurs de bêtes, et foison d'autres meschantes gens.» Le duc se contenta de répliquer «qu'il n'en seroit autre chose.» Les fureurs populaires ne connaissaient plus de bornes. Quiconque passait pour riche était désigné comme Armagnac et immédiatement mis à mort. Les bouchers cessèrent bientôt de respecter le palais des princes: ils forcèrent l'hôtel du duc de Guyenne et en arrachèrent le duc de Bar, Jacques de Rivière et plusieurs autres notables seigneurs. Le duc de Bourgogne était là comme pour les encourager: «Beau-père, lui dit le duc de Guyenne indigné, cette mutation est faite par vostre conseil et ne vous en povez excuser, car les gens de vostre hostel sont avec eux.» Le duc de Bourgogne n'avait rien à répondre pour se disculper: l'ambition ne peut pas alléguer sa faiblesse. Au milieu de ces désordres, sous l'influence désorganisatrice des guerres étrangères et des jalousies privées, tout s'ébranlait, tout s'écroulait autour du trône de Charles VI. Il semblait que ce même règne, qui avait inauguré sur un champ de bataille le triomphe de l'autorité absolue sur les antiques franchises de la nation, dût aussi, par une réaction hâtée par les malheurs de ce temps, la voir expirer dans le palais désert où errait une ombre royale isolée de tout appui, et livrée à des ténèbres profondes que n'éclairait aucun rayon de l'intelligence. L'infortuné Charles VI n'était plus visité, dans son sommeil, par ces songes éclatants qui lui montraient le cerf ailé suivant les hérons au-dessus des étangs de la Flandre; il n'avait conservé des exploits de sa jeunesse qu'un vague souvenir, qui le portait à répéter sans cesse que ses armes étaient un lion percé d'une épée. Témoin insensible et muet des crimes, des guerres et des séditions, il traversait lentement la vie sans en connaître les inquiétudes et les douleurs; et la sérénité de son front lui restait seule avec la majesté du malheur pour lui tenir lieu de couronne.

Une fille du roi de France, qui avait épousé le comte de Charolais, avait quitté Paris pour accompagner l'héritier de Jean sans Peur en Flandre où les communes réclamaient sa présence. Mais avant de s'éloigner, elle s'arrêta à l'abbaye de Saint-Denis, où elle pria pour la France troublée par tant de discordes et tant de haines.

La politique adroite des Orléanais avait obtenu d'importants succès. Ils avaient réussi à détacher le roi d'Angleterre de l'alliance du duc Jean et avaient conclu un traité avec lui. Henri IV rompit toutes les négociations entamées pour le mariage de son fils aîné avec Anne de Bourgogne; de plus, il adressa aux quatre membres de Flandre une lettre où il leur annonçait que s'ils voulaient rester étrangers aux projets belliqueux du duc et maintenir les trêves, il donnerait également des ordres pour qu'elles fussent respectées. Les Etats de Flandre délibérèrent, et statuant souverainement, ils répondirent par des lettres, où il n'était fait aucune mention du duc de Bourgogne, qu'ils continueraient à observer les trêves: elles furent immédiatement prorogées pour cinq ans.

Le duc Jean, inquiet de ce qui se passait dans ses Etats, voyait aussi son autorité décliner à Paris. Les Orléanais s'approchaient et les bourgeois se réunissaient dans les rues en criant: La paix! «Il y a autant de frappeurs de coignée que d'assommeurs de bœufs,» avait dit le charpentier Cirasse au boucher Legoix. Les bouchers ne régnaient que par la terreur; dès que la terreur cessa, leur puissance s'évanouit et avec elle l'autorité du duc de Bourgogne. Jean sans Peur, naguère l'objet d'un si grand enthousiasme, ne recueillait plus que le mépris; on songeait peut-être à mettre la main sur lui. Le 23 août, après avoir essayé vainement d'enlever le roi du château de Vincennes, il quitta précipitamment Paris, laissant Lionel de Maldeghem à Saint-Denis et le sire de Lannoy à Soissons. Caboches et Jean de Troyes l'avaient précédé en Flandre.

La situation de la Flandre ne pouvait le consoler de ses revers en France. Les Etats, invités par le comte de Charolais à faire prendre les armes aux milices communales, multipliaient leurs représentations; non-seulement ils réclamaient la confirmation de tous leurs anciens priviléges violés ou méconnus, mais ils demandaient aussi que le duc ne cessât de résider en Flandre, qu'il ne choisît que des Flamands pour ses conseillers et ses officiers, et même pour commandants des forteresses voisines de la Flandre, qu'on supprimât tous les impôts dont se plaignait le peuple, qu'il n'y eût dans tout le pays qu'une seule monnaie, que la liberté du commerce fût assurée, même à l'Ecluse, sous les remparts de la Tour de Bourgogne, et il faut sans doute ajouter qu'ils insistèrent sur ce projet toujours si populaire d'une intime fédération avec les Anglais. En effet, nous savons que, vers la même époque, H. Raoul Lemaire, prévôt de Saint-Donat de Bruges, se rendit à Londres pour certaines négociations que son sauf-conduit n'indiquait point. Mais les Orléanais, alarmés de ces démarches, envoyèrent au duc le sire de Dampierre et l'évêque d'Evreux pour lui défendre, au nom du roi, de les poursuivre.

Jean sans Peur était en ce moment à Lille et y assistait, entouré des députés des Etats de Flandre, aux fêtes d'un tournoi où joutaient son fils le comte de Charolais, et ses frères le duc de Brabant et le comte de Nevers. Il ne répondit rien aux ambassadeurs, demanda ses houseaux, monta à cheval et prit la route d'Audenarde. Arrivé à Gand, il adressa au roi une longue réponse remplie de protestations mensongères; déjà il avait exposé aux Etats la situation des affaires en réclamant à la fois un secours armé et des subsides; mais les Etats persévéraient dans leurs remontrances, telles que leurs députés avaient été chargés de les porter à Lille. Ils accusaient de plus le chancelier du duc de favoriser la vénalité des offices et d'en profiter. Le duc, mécontent, partit pour Anvers où il trouva le duc Guillaume de Bavière, l'évêque de Liége, le comte de Clèves, Enguerrand de Saint-Pol et d'autres barons; ils montrèrent plus de zèle que les communes flamandes, et le duc de Bourgogne n'hésita pas à recommencer la guerre. Il ne fallait qu'un prétexte pour rompre une paix à laquelle personne n'avait jamais cru. Jean sans Peur le chercha dans des lettres du Dauphin, qui l'appelait à le délivrer de la tyrannie des Orléanais, lettres supposées ou tout au moins surprises à la bonne foi du duc de Guyenne. Bientôt on le vit rassembler une puissante armée et la conduire, au milieu de l'hiver, devant Paris. Les Armagnacs y étaient nombreux et les souvenirs de la domination bourguignonne encore présents à tous les esprits. Le mouvement populaire sur lequel il comptait n'eut pas lieu, et après quelques jours d'attente Jean fut réduit à une honteuse retraite. Le peuple de Paris avait été le témoin de son impuissance: les Armagnacs auxquels il l'avait révélée allaient en profiter pour le poursuivre. C'étaient deux grandes fautes au milieu de ces guerres civiles. Le duc semble lui-même les comprendre et chercher à en arrêter les désastreux effets. Il convoque les Etats d'Artois et de Flandre. Il écrit aux bourgeois des bonnes villes pour combattre les doutes qui se répandent sur l'authenticité des lettres du duc de Guyenne. Il les appelle «ses très-chers et bons amis:» il réclame leur appui et ajoute: «S'il est quelque chose que vous veuillez et nous puissions, sachez certainement que nous le ferons de très-bon cœur.» Ces belles paroles ne trompèrent personne. Les nobles d'Artois protestèrent de leur dévouement, mais refusèrent de porter les armes contre le roi. Les bonnes villes n'étaient pas plus disposées à soutenir le duc dans une entreprise déjà avortée.

Dès le 10 février, une proclamation du roi, rappelant tous les crimes du duc de Bourgogne, le déclara rebelle et convoqua l'arrière-ban pour le combattre; le 3 avril, Charles VI quittait Paris, précédé de quatre-vingt mille hommes, pour aller prendre l'oriflamme à Saint-Denis. Compiègne, où s'étaient enfermés les sires de Lannoy et de Maldeghem avec quelques hommes d'armes, opposa une longue résistance. Au bruit du péril qui menaçait la garnison bourguignonne, le jeune comte de Charolais parcourut toutes les villes de Flandre en suppliant les bourgeois de s'armer pour défendre l'honneur de son père. Le duc l'avait suivi pour réitérer les mêmes instances et les mêmes prières. Leurs efforts furent inutiles: Compiègne capitula et l'armée ennemie s'avança de plus en plus.

La colère du duc était extrême: à Gand, il fit sonner la cloche du beffroi pour que les bourgeois s'assemblassent sous sa bannière; personne n'obéit, et quelques courtisans, qu'aveuglait le ressentiment de leur maître, répétaient tout haut: «Il faut traiter les habitants de Gand comme on a traité ceux de Liége.» Ces paroles imprudentes augmentaient l'agitation: elle se répandit rapidement jusqu'à Bruges et jusqu'à Ypres, où le duc, fidèle au système qui lui avait si mal réussi à Paris, essaya de se faire, contre les magistrats, une arme de l'anarchie populaire.

A côté de cette influence du duc de Bourgogne qui s'affaiblit et s'efface, s'élève une puissance de plus en plus grande, celle de la vieille Flandre, de la Flandre indépendante, représentée par l'assemblée des députés de ses communes.

Une dissertation sur l'origine et le développement des Etats de Flandre, placée au milieu de ces récits, paraîtrait sans doute trop longue et sans objet à la plupart des lecteurs. La marche des événements des trois derniers siècles, qui ont passé sous leurs yeux, a pu les instruire des modifications que les institutions et les mœurs ont subies et partagées. Ils ont pu y découvrir les traces de la substitution graduelle et progressive de l'autorité des députés des communes à celle des chevaliers et des barons: cette grande révolution politique, qui ne s'est accomplie ni à la suite d'un seul fait, ni à une date précise, n'est que la conséquence naturelle du déplacement des forces sociales, qu'au jour du péril il fallait bien invoquer sous leur véritable nom et sous leur véritable caractère. La puissance des communes avait été le principe; dès qu'elle se trouva invinciblement établie, le premier de ses résultats fut l'intervention de leurs représentants dans la discussion des questions commerciales et des intérêts généraux du pays: la continuité des guerres intérieures et étrangères; la division des factions, l'hostilité même de ses comtes étaient autant de titres sur lesquels la Flandre s'appuyait pour n'avoir foi qu'en elle-même. Les bourgeois des cités s'allient déjà dans une fédération étroite sous Guillaume de Normandie; leurs réunions en parlement se multiplient sous les successeurs de Gui de Dampierre, surtout pendant la vie de Jacques d'Artevelde. Sous la domination de la maison de Bourgogne, les clercs et les nobles, qui longtemps avaient formé le conseil des princes, en opposition avec le parlement des communes, se joignent aux délibérations des députés des villes. Quoique leur influence ne doive s'élever qu'au seizième siècle, nous trouvons sous Jean sans Peur un nom nouveau pour les assemblées où leur présence est à peine indiquée: celui de trois Etats du pays de Flandre.

En 1414, l'indépendance des Etats de Flandre était si complète qu'afin de la garantir ils avaient fait fortifier la ville de Gand, leur résidence ordinaire. Leurs députés se présentèrent à Péronne, où les Armagnacs venaient de conduire Charles VI. Le duc de Brabant et la comtesse de Hainaut s'étaient déjà inutilement rendus près du roi pour préparer une réconciliation; ils n'avaient obtenu que cette réponse: Si le duc de Bourgogne le demande, on lui fera justice; s'il implore sa grâce, il ne la méritera que par le repentir et en reconnaissant sa faute sans chercher à la justifier. On espérait que les Flamands réussiraient mieux dans ces négociations. Dès le commencement de la guerre, le roi de France leur avait écrit pour connaître leurs projets, et ils lui avaient répondu en protestant de leur respect pour sa suzeraineté. Leurs députés étaient des chevaliers, des gens d'Eglise et d'honorables bourgeois. On leur donna immédiatement audience; un échevin de Gand parla éloquemment en leur nom, et lorsque le chancelier les eut remerciés de leurs bonnes paroles et de leurs loyales intentions, le roi se leva et alla serrer la main des vaincus de Roosebeke dans sa main royale, armée cette fois pour combattre non plus les communes flamandes, mais l'héritier même de Philippe le Hardi.

Dans une autre audience, le chancelier de Guyenne et un célèbre docteur en théologie nommé Guillaume Beau-Nepveu, exposèrent les nombreux méfaits de Jean sans Peur, et les députés flamands ayant réclamé le lendemain quelques explications sur les trahisons reprochées au duc de Bourgogne, l'archevêque de Bourges insista plus vivement sur ce qu'elles présentaient de criminel et de déloyal. Le roi était instruit, disait-il, des propositions que le duc de Bourgogne avait adressées par ses ambassadeurs au roi d'Angleterre; il savait qu'il avait promis de lui livrer les quatre principales entrées du pays de Flandre, en l'assurant qu'il lui en ferait hommage; ce qui était une si horrible félonie et un tel crime de lèse-majesté que le roi avait résolu d'employer la force des armes pour lui enlever tout moyen de nuire désormais au royaume. Puis le duc de Guyenne descendit du trône royal, et répéta aux députés flamands qu'il chercherait à les satisfaire autant qu'il était lui-même satisfait de leur empressement et de leur fidélité.

Selon un autre récit, ce fut l'évêque de Chartres qui parla au nom du roi de France, et les ambassadeurs flamands se contentèrent de répliquer que bien qu'ils appelassent également de tous leurs vœux la cessation des hostilités, ils étaient tenus, par leurs serments vis-à-vis du duc de Bourgogne, de repousser toute agression dirigée contre leurs frontières. Les conseillers de Charles VI, loin de songer à aller attaquer les communes de Flandre, ne cherchaient qu'à se concilier leur amitié; ils firent grand accueil à leurs ambassadeurs et leur donnèrent à leur départ cent marcs d'argent en vaisselle dorée.

Pendant ces négociations, Jean sans Peur offrit de nouveau aux ministres du jeune roi Henri V de lui rendre hommage comme son vassal lige, s'ils consentaient à le secourir. Cette démarche extrême resta sans résultats. Le duc, abandonné de ses alliés, privé des renforts qu'il attendait de la Bourgogne, se tenait à Douay, agité et inquiet. Il venait d'envoyer à Arras tous les hommes d'armes dont il pouvait disposer, sous les ordres de Jean de Luxembourg. L'armée du roi, qui se préparait à attaquer cette ville, devenait de jour en jour plus nombreuse: quel que fût le courage des assiégés, quelle que fût l'étendue de leurs remparts, une longue résistance semblait impossible.

Arras était le dernier boulevard qui pût arrêter l'armée de Charles VI. Jean, dont la terreur s'accroissait, réunit successivement près de lui, à Lille et à Gand, les députés des communes flamandes. La dissimulation de son langage, où l'on découvrait jusque dans les discours les plus humbles la haine et la menace, laissait tous les cœurs indifférents à son péril, et il fallut la médiation de la comtesse de Hainaut et du duc de Brabant pour que les Etats consentissent à intervenir de nouveau en sa faveur, non à main armée, mais par des représentations pacifiques. Leurs députés reparurent au camp de Charles VI, avec le duc de Brabant et la comtesse de Hainaut pour le presser «d'avoir considération aux horribles, détestables et innumérables tribulations qui, par fait de divisions et de guerre, ont ja longuement esté et en pourroient encore avenir, et au très-grand, infini et souverain bien qui se peut ensuir par le moyen de paix à toute la chose publique.» Juvénal des Ursins soutint leurs propositions: elles furent acceptées, et la bannière royale flotta sur les murs de la ville d'Arras, qu'évacua le sire de Luxembourg. Le traité qui avait été conclu entre les conseillers du roi et les députés des communes flamandes fut communiqué au duc de Bourgogne; il était trop faible pour le désavouer, et ce traité fut définitivement approuvé à Senlis, au mois d'octobre 1414. On y lisait que le duc de Brabant, sa sœur et les ambassadeurs flamands avaient supplié humblement le roi de pardonner au duc de Bourgogne tous ses torts depuis le traité de Pontoise; ils promettaient en son nom qu'il renoncerait à l'alliance des Anglais, ne susciterait plus de troubles en France, et ne reparaîtrait devant le roi que sur son exprès mandement. Le duc de Brabant, la comtesse de Hainaut, les députés de Flandre jurèrent de n'aider Jean ni de leurs corps, ni de leurs biens s'il violait la paix.

Le duc de Bourgogne se trouvait à Cambray. Il y fit publier, le 9 octobre, une protestation dirigée contre un jugement de l'évêque de Paris et de l'inquisiteur de la foi, qui avait condamné les propositions de Jean Petit; c'est en même temps un acte d'appel au concile de Constance, sur lequel il cherchera à faire peser toute l'influence de sa puissance politique. Du moins dans la discussion qui va s'ouvrir, la cause sacrée de la justice aura pour défenseur Jean de Gerson, qui a été doyen de Saint-Donat de Bruges et a cessé de l'être parce qu'il est resté inébranlable dans le for de sa conscience, tandis que le crime ne trouvera pour apologiste que le fils d'un vigneron de Beauvais nommé Pierre Cauchon, qui s'est élevé dans la faveur de Jean sans Peur en s'associant à Jean Petit et qui plus tard méritera également la faveur de son successeur en conduisant Jeanne d'Arc au bûcher de Rouen.

Le duc de Bourgogne s'éloigna aussitôt après, laissant le gouvernement de la Flandre au comte de Charolais; suivi des Legoix et des Caboche, il se retirait en Bourgogne, impatient d'y cacher sa honte et rêvant d'amères vengeances.

Pendant ce court intervalle de paix qui éclaira pendant quelques jours à peine ce siècle de cruelles dissensions, la Flandre s'éleva de plus en plus. Sa médiation dans le traité de Senlis lui avait assuré de nouveaux priviléges, et déjà s'y associait l'espérance de voir se ranimer son commerce et son industrie. «Nous désirons vivement, porte une charte où le duc renonçait à tout droit sur les confiscations, que nos villes, si illustres et si renommées dans tous les pays, voient le commerce, sur lequel repose principalement toute la Flandre, se développer de plus en plus et leurs populations s'accroître sous l'heureuse influence de leurs institutions.» La grandeur commerciale de la Flandre n'existait que par ses priviléges et ses franchises.

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