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Histoire de Flandre (T. 3/4)

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Cependant l'ambition du jeune roi d'Angleterre, réveillée l'année précédente par l'appel du duc de Bourgogne, et peut-être de nouveau entretenue par ses conseils secrets, allait faire succéder aux fléaux des guerres civiles les désastres des invasions étrangères. Une ambassade anglaise avait paru à Paris, réclamant la main d'une princesse de France avec toutes les provinces cédées par la paix de Bretigny pour dot. Henri V avait résolu de maintenir ses prétentions par la force des armes. Le 10 août, prêt à quitter l'Angleterre, il charge Philippe Morgan d'aller conclure avec le duc de Bourgogne un traité d'alliance et de confédération qui comprendra non-seulement les conventions commerciales réclamées par la Flandre, mais une promesse mutuelle de subsides et de secours; quatre jours après, il aborde avec huit cents vaisseaux au port de Harfleur. Comme Edouard III, il déclare «qu'il veut mettre la France en franchise et liberté, telle que le roy sainct Louys a tenu son peuple,» et son expédition suit la même route, depuis la Normandie jusqu'à la Somme, en se dirigeant vers Calais.

L'effroi était grand à Paris. On se hâtait de mander de toutes parts les barons et les hommes d'armes pour attaquer les Anglais. Dans des conjonctures aussi pressantes, on oublia tous les crimes du duc de Bourgogne pour réclamer son appui en vertu du traité de Senlis; il ne parut pas, comme il était aisé de le prévoir, et n'envoya personne en son nom; il ordonna même à ses vassaux d'Artois, de Picardie et de Flandre de ne pas s'armer sans son commandement contre les Anglais. Cependant sa volonté ne fut point écoutée. Tous ces nobles chevaliers, auxquels il défendait de toucher à leur épée pendant que la monarchie était en péril, désobéirent au duc pour obéir à la voix plus puissante de l'honneur. Le jeune comte de Charolais voulait les suivre, mais on le tint enfermé au château d'Aire, où ses gouverneurs, les sires de Roubaix et de la Viefville, lui cachèrent tout ce qui se passait, car «leur estoit défendu expressément par le duc de Bourgogne son père qu'ils gardassent bien qu'il n'y allât pas.»

Le 23 octobre, le roi d'Angleterre dépasse, par méprise, le logement que ses fourriers lui ont préparé. On l'en avertit; il répond: «A Dieu ne plaise, aujourd'hui que je porte la cotte d'armes, que l'on me voie reculer!» Il semble qu'il ait hâte d'arriver dans une plaine étroite qui s'étend des ravins de Maisoncelle jusqu'à l'abbaye de Ruisseauville, resserrée d'un côté entre les bois de Tramecourt, de l'autre, entre une gorge profonde que domine un vieux château. Le surlendemain, 25 octobre, Henri V demandait le nom de ce château, et ajoutait: «Pourtant que toutes batailles doivent porter le nom de la prochaine forteresse où elles sont faites, ceste-ci maintenant et perdurablement aura nom la bataille d'Azincourt.» Quinze mille Anglais avaient détruit une armée de cent mille Français, l'une des plus belles qui eussent jamais été réunies. Toute cette fière chevalerie, qui se croyait sûre de vaincre, était tombée sous les traits de quelques archers gallois. La noblesse flamande avait à réclamer sa part dans ses malheurs et dans son courage. Le sire de Maldeghem, suivi de dix-huit écuyers, avait pénétré, à travers les Anglais, si près de Henri V, qu'il abattit sur son casque un des fleurons de sa couronne. Parmi les morts, on citait les sires de Wavrin, d'Auxy, de Lens, de Ghistelles, de Lichtervelde, de Hamme, de Fosseux, de la Hamaide, de Fiennes, de Rupembré, de Liedekerke, de Hontschoote, de Béthune, de Heyne, de la Gruuthuse, de Schoonvelde, de Poucke, de Bailleul.

Deux frères du duc de Bourgogne, le duc de Brabant et le comte de Nevers, avaient péri honorablement dans cette journée, pour laver la tache de son absence. Le duc de Bourgogne qui, dans sa croisade de Nicopoli, n'avait eu qu'un regard glacé pour les malheurs de ses compagnons, ne trouva qu'une feinte colère pour honorer le trépas de deux princes de sa maison; mais loin de songer à les venger, un mois après la bataille d'Azincourt, il profitait le premier de ce désastre pour conduire une armée devant la capitale du royaume. Pendant plusieurs semaines il campa à Lagny, attendant un mouvement des Parisiens qui n'éclata point, et sa retraite devint un sujet de risée pour les habitants mêmes de la cité royale sur lesquels reposaient ses espérances: ils ne l'appelaient plus que Jean de Lagny ou Jean le Long. Le jugement ironique que les Parisiens portaient du duc de Bourgogne était plus conforme à la vérité historique que l'adulation qui le saluait du nom de Jean sans Peur.

Les communes flamandes, restées étrangères à la journée d'Azincourt, conservaient la neutralité qui convenait à leur industrie et à leurs franchises.

Au mois de juin 1416, leurs députés traitaient, avec les ministres de Henri V, de la prolongation des anciennes trêves. Ils obtenaient que l'on insérât dans ces conventions les réserves les plus formelles pour garantir, en quelque lieu que ce fût, la sécurité et la protection des marchands flamands.

Pendant ce même mois de juin 1416, les conseillers de Charles VI ratifiaient aussi ce beau privilége de la Flandre, de voir, pendant les guerres les plus acharnées, la liberté de son commerce assurée et respectée sur toutes les mers et jusqu'au milieu des garnisons françaises qui entouraient l'étape de Calais, où ses ouvriers pouvaient sans obstacle aller chercher les laines dont ils avaient besoin.

Le duc de Bourgogne reste seul dans son isolement. Haï comme un traître par les Français qu'il a abandonnés, jugé avec indifférence comme un allié douteux par les Anglais qu'il n'a pas secourus, il ne rencontre nulle part l'appui qu'il cherche ou les sympathies qu'il ne mérite point. Le comte de Hainaut, son beau-frère, se montre hostile à son ambition, et les bonnes villes du Brabant lui refusent la régence de leur duché, comme s'il était indigne de porter l'épée de son frère, mort les armes à la main à Azincourt. Cependant il ne se lasse point. Il saisit le prétexte du mariage de Marie, veuve du duc de Berri, avec le sire de la Trémouille, pour s'emparer du comté de Boulogne; puis il excite de nouveaux complots à Paris; enfin il mêle des intrigues politiques aux conférences commerciales des communes flamandes avec les Anglais: il lui tarde évidemment de recueillir le fruit de sa faiblesse ou de sa honte, et c'est à son instante prière qu'il est convenu, après quelques négociations, qu'il aura une entrevue avec le roi d'Angleterre. Calais est choisi comme le lieu le plus convenable; le sauf-conduit, daté du 1er octobre, permet au duc de Bourgogne d'amener huit cents personnes avec lui; mais telle est sa méfiance qu'il exige de plus que le duc de Glocester se remette comme otage pendant toute la durée de ces conférences.

Henri V, fier de ses succès et encouragé par les dissensions intérieures de la France, semble avoir accueilli le duc Jean à Calais avec toute la supériorité que le suzerain possède sur le vassal. L'alliance de l'Angleterre était placée si haut depuis la journée d'Azincourt qu'il ne lui était pas même permis d'en discuter les conditions; elles avaient été réglées d'avance dans une charte qui lui fut présentée, où il était dit que le duc de Bourgogne, reconnaissant les droits de Henri V et prenant en considération les grandes victoires que Dieu lui avait accordées, s'engageait à le servir dorénavant comme roi de France, à lui rendre hommage et à l'aider à recouvrer sa couronne.

Le duc refusa de signer cet acte de soumission si complet et si humble. Le traité qu'il avait espéré était devenu impossible, et Jean sans Peur ne songea plus qu'à se servir de ses propres ressources pour arriver à l'accomplissement de ses projets.

Le Dauphin venait de mourir. Celui de ses frères qui lui succédait avait épousé la fille du comte de Hainaut et résidait dans ses Etats. Le duc Jean accourut près de lui à Valenciennes, le 12 novembre, et y conclut une étroite alliance, par laquelle le Dauphin promettait de secourir le duc de Bourgogne contre tous ses adversaires et se plaçait sous sa protection. Aussitôt après ce traité, le comte de Hainaut, qui s'était réconcilié avec Jean sans Peur, se rendit à Compiègne avec le nouveau Dauphin, pour l'opposer aux Armagnacs; il les menaçait déjà de le ramener en Hainaut auprès du duc de Bourgogne, s'ils ne cédaient à toutes ses réclamations, lorsque le jeune prince mourut le jour de Pâques fleuries.

Autant le second Dauphin était dévoué aux Bourguignons, autant le troisième se montrait attaché au parti des Armagnacs. La guerre civile allait se réveiller avec une nouvelle énergie. Le parlement avait fait brûler publiquement les lettres que le duc de Bourgogne avait adressées aux principales villes du royaume: il ne restait plus à Jean sans Peur qu'à combattre. Cependant avant de quitter la Flandre, il s'engagea, par une déclaration publiée à Lille, le 28 juillet 1417, à y laisser comme gouverneur son fils Philippe de Charolais, à prolonger les trêves avec l'Angleterre et à faire battre une nouvelle monnaie de bon aloi. Il annonçait en même temps que sa volonté formelle était «que les habitants du pays de Flandres fussent traittiés selon les droits, lois, coustumes et usaiges d'icelluy pays,» et promettait de veiller à ce que les marchands pussent entrer librement en France, «si que marchandise dont ledit pays le plus est soutenu, tant de blés que d'aultres biens, puist avoir généralement et paisiblement cours comme elle a eu au temps passé.»

Si la Flandre restait l'asile de la paix, elle voyait à ses frontières la France en proie aux fureurs renaissantes des discordes intestines: «L'an mille quatre cens dix-sept, dit Juvénal des Ursins, il y avoit grandes guerres et terribles divisions par le duc de Bourgogne, cuidant toujours venir à sa fin d'avoir le gouvernement du royaume.» Rouen se révolte et tue son bailli. Les villes de la Somme traitent avec Jean sans Peur. Reims, Troyes, Châlons, Auxerre, Beauvais, Senlis, lui ouvrent leurs portes. La reine Isabeau de Bavière se déclare en sa faveur et bientôt il réunit à Montdidier une armée où l'on remarque les sires de Maldeghem, de Thiennes, de Dixmude, d'Uutkerke, de Steenhuyse, d'Auxy, de la Gruuthuse, de Coolscamp. Enfin, dans la nuit du 28 au 29 mai 1418, la trahison de Perinet Leclerc lui livre Paris, où la faction des bouchers, aussitôt réveillée, se venge de son long repos par d'effroyables massacres.

La Flandre se félicitait d'être étrangère à ces malheurs, quand on apprit, immédiatement après l'extermination des Armagnacs, que des incendies terribles ravageaient ses cités et ses campagnes. Ils se multipliaient avec une merveilleuse rapidité tantôt à Bruges, tantôt à Dixmude, à Poperinghe ou à Roulers, tantôt dans quelque village isolé, et à peine les soins empressés des bourgeois ou des laboureurs avaient-ils réussi à étouffer la flamme qu'on la voyait dans d'autres quartiers ou dans d'autres hameaux éclairer le ciel de ses sinistres lueurs. Enfin, on saisit et on livra aux supplices les auteurs de ces désastres; ils avouèrent, dit-on, qu'ils étaient soudoyés par le duc d'Orléans, alors prisonnier en Angleterre, pour venger les atrocités commises sous les yeux du duc de Bourgogne à Paris.

Dès que l'infortuné monarque, qui ne savait plus lui-même qu'il était roi de France, fut retombé aux mains des Bourguignons, le Dauphin Charles se déclara régent du royaume et résolut, dans ce péril imminent, de traiter avec les Anglais, afin de pouvoir combattre plus puissamment le duc Jean. Henri V, qu'occupait vivement le soin de rétablir l'ordre en Angleterre, accueillit ses ouvertures avec faveur; mais il fut difficile de s'entendre sur les conditions de ce traité. Des conférences s'ouvrirent au mois de novembre à Alençon. L'archevêque de Sens, le comte de Tonnerre, Robert de Braquemont, amiral de France, y avaient été envoyés par le Dauphin. Le comte de Salisbury y représentait Henri V. Après de longues discussions, les ambassadeurs français offrirent l'abandon définitif de l'Agenois, du Limousin, du Périgord, de l'Angoumois, de la Saintonge, du comté de Guines et du château de Calais. Ils y ajoutèrent bientôt la partie de la Normandie située au delà de la Seine, à l'exception de Rouen, et se virent enfin réduits à proposer les tristes conditions de la paix de Bretigny, et, de plus, si les Anglais renonçaient à la Normandie, les comtés d'Artois et de Flandre. Les ambassadeurs de Henri V firent connaître leur réponse. Ils réclamaient d'énormes sommes d'argent pour la rançon du roi Jean, qui n'était pas encore totalement payée, et exigeaient tous les territoires qu'on leur avait offerts, en y comprenant en même temps la Flandre, la Normandie, l'Anjou, Tours et le Mans. Les pouvoirs des envoyés du Dauphin n'allaient pas si loin. Les conférences furent ajournées; il fut toutefois convenu que le roi Henri V renoncerait à l'alliance du duc de Bourgogne. Dès ce moment, des événements de plus en plus graves se succèdent. Le duc Jean n'ignorait pas, sans doute, qu'il était question de transporter à Henri V la plus florissante partie de ses Etats. Il tenta un dernier effort pour conjurer une négociation évidemment dirigée contre lui, en demandant à Henri V une entrevue, à laquelle il se rendit avec Isabeau de Bavière pour le presser d'accepter la main de Catherine de France. Cependant les prétentions exorbitantes des ministres anglais, qui se croyaient déjà assurés de l'adhésion du Dauphin à leurs propositions, renversèrent toutes les espérances du duc de Bourgogne, et l'on entendit Henri V lui dire: «Beau cousin, je veux que vous sachiez que une fois j'auray la fille de vostre roy et tout ce que j'ay demandé avec elle, ou je debouteray le roi, et vous aussi, hors de son royaume.» Toutes ces menaces révélaient à Jean sans Peur ce qui se tramait contre lui. Il ne lui restait plus qu'à se rapprocher du Dauphin pour réparer l'échec que lui avait fait éprouver le refus du roi d'Angleterre, et, sans hésiter plus longtemps, ils se hâta de lui faire proposer une entrevue qui eut lieu à Pouilly-le-Fort, à une lieue de Melun. Le Dauphin n'avait pas, comme Henri V, conquis à Azincourt le droit d'être impitoyable et superbe; le duc de Bourgogne était réduit aussi à traiter à tout prix, s'il voulait conserver la Flandre. Dans cette situation, il était aisé de s'entendre. A une réconciliation publique succéda une traité d'alliance, où le duc de Bourgogne, voulant désormais «concordamment vacquer aux grans fais et besoignes touchans monsieur le roi et sondit royaume, et ensemble résister à la damnable entreprise de ses anciens ennemis les Engloiz,» jurait, entre les mains de l'évêque de Léon, légat du pape, «sur la vraye croix et les sains Evangiles de Dieu manuelment touchées, par la foy et serment de son corps, sur sa part de paradis, en parole de prince et autrement le plus avant que faire se peut,» d'honorer, de servir, d'aimer et de chérir, «tant qu'il vivrait en ce monde, de tout son cuer et pensée,» la personne du Dauphin et de lui être toujours vrai et loyal parent (11 juillet 1419).

Le 20 novembre 1407, le duc de Bourgogne avait aussi juré d'aimer le duc d'Orléans comme son frère.

Les conseillers du Dauphin se trompaient s'ils ajoutaient foi aux promesses solennelles échangées à Pouilly. Bien que le duc de Bourgogne répétât «que Hennotin de Flandre combatroit Henry de Lancastre,» son unique but était d'enlever au Dauphin l'appui des Anglais, et il songeait lui-même si peu à les attaquer qu'il avait entamé de nouvelles négociations pour ne pas trouver en Henri V un ennemi redoutable. Le 22 juillet, un sauf-conduit est accordé aux conseillers bourguignons Regnier Pot, Antoine de Toulongeon et Henri Goethals, qui se rendent à Mantes pour traiter avec Henri V; le 6 août, ils le suivent à Pontoise; mais ces pourparlers n'amènent aucun résultat, et le roi d'Angleterre en annonce la rupture dans une longue protestation de zèle pour la paix, où il rappelle que le château de Pontoise, éloigné à peine de sept lieues de Paris, est la clef de la capitale de la France. Ne faut-il pas placer au même moment l'arrivée à Pontoise des ambassadeurs du Dauphin qui, instruits des négociations commencées par le duc Jean au mépris du traité de Pouilly, n'avait cru pouvoir les déjouer qu'en revenant à sa politique de l'année précédente? Ces ambassadeurs n'allaient-ils pas annoncer qu'il était disposé à livrer à Henri V, avec la Normandie et le Meine, l'une des pairies du duc de Bourgogne, l'héritage même de Marguerite de Male? La première conséquence de cette alliance ne devait-elle pas être une invasion des Anglais dans la Bourgogne? N'avait-on pas vu dans la cité même de Paris le parti du Dauphin se dessiner, après l'entrevue de Pouilly, avec une puissance toute nouvelle?

Le duc de Bourgogne qui, pendant toute sa vie, n'avait connu d'autre mobile qu'une violence envieuse et dissimulée, se voyait de plus en plus menacé. Quand le Dauphin combattait les Anglais, toute la France chevaleresque se pressait sous ses drapeaux; lorsqu'il traitait avec Henri V, l'isolement du duc Jean, haï des nobles et méprisé des bourgeois, n'en était que plus profond. La politique que le duc de Bourgogne s'était faite par douze années d'intrigues le plaçait nécessairement parmi les ennemis du royaume; mais il ne pouvait y occuper le rang que convoitait son ambition tant que le Dauphin, suppléant à l'impuissance du roi, tiendrait tour à tour suspendu sur sa tête le courage de ses bannerets ou l'habileté de ses négociateurs. Jean le comprend: son intelligence grossière et brutale subit impatiemment la position chancelante à laquelle il est condamné; elle lui représente le Dauphin guidé par les Armagnacs, qui l'excitent à conspirer sa perte, et lui montre, en 1419 aussi bien qu'en 1407, le crime comme la dernière ressource de la haine.

Il devient intéressant d'étudier jour par jour les mesures adoptées par le duc de Bourgogne. Il invite, le 14 août, le Dauphin à se rendre à Troyes, près du roi Charles VI, pour y conclure la paix. Sur le refus du jeune prince, une nouvelle entrevue, sur les bords de la Seine, est proposée, probablement par les gens du duc de Bourgogne, et après quelques discussions, il est convenu qu'elle aura lieu au pont de Montereau-Faut-Yonne. Aussitôt après, le 17 août, il appelle près de lui les sires de Jonvelle et de Rigny avec toutes les troupes placées sous leurs ordres. Quatre jours plus tard, le 21 août, il écrit de nouveau aux maîtres de la chambre des comptes de Dijon que, devant avoir prochainement une entrevue sur la Seine avec le Dauphin, il désire réunir autour de lui plusieurs de ses nobles vassaux pour l'aider de leurs conseils, et au moins trois cents hommes d'armes pour la garde de sa personne. Il les charge de faire remettre avec la plus grande diligence, par des messagers qui chevaucheront jour et nuit, les lettres qu'il adresse aux sires d'Arlay, de Saint-George, de Villersexel, de Ray, de Ruppes, de Pontailler et de Vergy, pour qu'ils se rendent immédiatement près de lui avec le plus grand nombre d'hommes d'armes qu'ils pourront assembler. Ils obéissent, et le jour fixé pour l'entrevue, il choisit parmi eux dix des plus intrépides chevaliers: ce sont Charles de Bourbon, Jean de Fribourg, Guillaume de Vienne, seigneur de Saint-George, Jean de Neufchâtel, Gui de Pontailler, Charles de Lens, Antoine et Jean de Vergy, et les sires de Navailles et de Giac. Parmi ceux qui accompagnent le Dauphin, deux magistrats, son chancelier et le président de Provence, se trouvent sans armes. Si un combat est nécessaire pour enlever au Dauphin la liberté ou la vie, toutes les chances sont en faveur des Bourguignons. Une secrète méfiance les agite toutefois, et ils racontent qu'un juif a annoncé au duc Jean que s'il se présente à Montereau il n'en retournera jamais.

Un mois après l'assassinat du duc d'Orleans, le duc Jean de Bourgogne était descendu à Ypres au cloître de Saint-Martin, quand vers l'heure des matines une sinistre lueur s'éleva dans les airs. Les bourgeois et les prêtres accoururent, croyant qu'un incendie venait d'éclater; mais ils n'aperçurent (tel est le récit d'Olivier de Dixmude) qu'un dragon qui plana au-dessus de la chambre occupée par le duc jusqu'à ce que, repliant sur lui-même son dard flamboyant il disparut tout à coup. La légende populaire doit-elle être une prophétie? Jean sans Peur ne succombera-t-il pas dans un complot qu'il a lui-même pris soin de préparer?

Ce fut le 10 septembre 1419 qu'eut lieu l'entrevue. Le Dauphin reprocha au duc de l'avoir laissé attendre dix-huit jours à Montereau et de ne pas avoir fait la guerre aux Anglais; mais celui-ci lui répondit qu'il avait fait ce qu'il devait faire, et du reste «qu'on ne pourroit rien adviser sinon en la présence du roy son père, et qu'il falloit qu'il y vînt.» En même temps, le duc tira son épée. «Monseigneur, ajouta le sire de Navailles en mettant la main sur le Dauphin, quiconque le veuille voir, vous viendrez à présent à vostre père.» En ce moment se passa une scène rapide et confuse que la foule des spectateurs réunis sur les deux rives du fleuve ne distingua qu'imparfaitement. «Le Dauphin est tué!» s'écria-t-elle. Le même bruit passa de ceux qui suivaient le duc jusqu'aux hommes d'armes qui gardaient le château de Montereau; mais on connut bientôt la vérité. Tannegui du Chastel s'était précipité sur le Dauphin et l'avait emporté dans ses bras, tandis que Robert de Loire, le vicomte de Narbonne et Pierre Frottier renversaient à leurs pieds le sire de Navailles et le duc lui-même. «Tu coupas le poing à mon maître, s'était écrié Guillaume le Bouteiller, ancien serviteur du duc d'Orléans, et moi je te couperai le tien;» et il le frappa à son tour.

Tel est le récit que le Dauphin inséra dans les lettres qu'il adressa à toutes les bonnes villes du royaume et qu'appuie l'autorité de Juvénal des Ursins, l'historien le plus respectable et le plus impartial de ce siècle. Tannegui du Chastel en affirma la vérité en portant son défi de chevalier à quiconque oserait la contester, défi auquel personne ne répondit jamais. On ajoute que Philippe Jossequin, ancien compagnon de captivité du duc, qui s'était élevé du rang de valet de chambre à celui de son conseiller et de son intime confident, ayant été arrêté par les gens du Dauphin au château de Montereau, révéla également les perfides desseins de son maître.

«Aucuns disoient que, veu le meurtre qu'il fit en la personne du duc d'Orléans et les meurtres faits à Paris, c'estoit un jugement de Dieu.»

LIVRE SEIZIÈME.
1419-1445.

Philippe l'Asseuré ou le Bon.
Continuation des guerres en France.
Troubles de Bruges.
Splendeur de la cour du duc de Bourgogne.

Jean sans Peur n'avait qu'un fils. Il s'appelait Philippe comme le premier duc de Bourgogne de la maison de Valois, et avait épousé Michelle de France, fille de Charles VI. Bien qu'il fût encore fort jeune et d'une santé affaiblie par des fièvres fréquentes, une habileté froide et calme, prudente jusqu'à la ruse, persévérante jusqu'au courage, l'avait fait surnommer Philippe l'Asseuré. Il se trouvait à Gand lorsqu'on y vit arriver deux messagers envoyés par le sire de Neufchâtel, qui s'était retiré à Bray après l'entrevue du 10 septembre 1419. Jean de Thoisy, évêque de Tournay, et le sire de Brimeu l'instruisirent aussitôt de la fin tragique du duc Jean. Les chroniqueurs rapportent que sa douleur fut extrême: elle se révéla par des transports de fureur qui semèrent l'effroi parmi tous ceux qui l'entouraient. Les yeux lui roulaient dans la tête, ses dents claquaient convulsivement, ses pieds se roidissaient sans qu'il pût faire un pas, et déjà ses lèvres, devenues noires et livides, semblaient se glacer; pendant une heure, on le crut mort: il ne revint à lui que pour lancer à la jeune duchesse de Bourgogne ces paroles: «Michelle, votre frère a tué mon père!» Sinistre anathème que l'infortunée princesse devait accepter comme une sentence de mort.

Cependant, dès que ce violent accès de désespoir se fut un peu calmé, il appela de Bruges à Gand l'orateur de la faction des Legoix, le célèbre carme Eustache de Pavilly, qui avait succédé à toute l'influence du cordelier Jean Petit; il le pria de l'aider de ses conseils et résolut immédiatement de se préparer à la guerre. Tandis qu'il ordonnait aux membres des Etats de se réunir, il se rendait lui-même dans toutes les villes de la Flandre, à Bruges, à Lille, à Courtray, à Deynze, à Termonde, pour réclamer, en échange de ses serments, des armements et des subsides.

La plupart des nobles montrèrent un grand zèle; les uns étaient les descendants de ces chevaliers bourguignons qui avaient accompagné Philippe le Hardi, ou les fils des Leliaerts fidèles à Louis de Male; les autres d'obscurs courtisans qui avaient acquis, «moyennant finance,» des distinctions et des titres qu'on allait bientôt refuser aux plus illustres bourgeois des cités flamandes; mais cet enthousiasme ne s'étendait pas plus loin: la Flandre continuait à rester étrangère aussi bien aux passions qu'aux sanglantes querelles de ses princes, et lorsque le nouveau duc de Bourgogne arriva aux portes de Bruges, il se vit réduit à s'arrêter pendant quatre heures au château de Male, afin d'obtenir de la commune qu'il lui fût permis de ramener avec lui quelques magistrats qu'elle avait autrefois exilés; sa médiation, quoique protégée par les souvenirs de son récent avénement, resta stérile, et dès les premiers jours de son règne il apprit, en se séparant de ses amis pour aller jurer de respecter les franchises et les libertés du pays, combien était vif et énergique le sentiment national qui veillait à leur défense.

Philippe ne pouvait songer à aborder en ce moment cette lutte contre la puissance des communes flamandes qui devait remplir la plus importante période de sa vie: son premier soin allait être de montrer, en vengeant la mort de son père, qu'il était digne de recueillir avec l'héritage de ses Etats celui de l'influence qu'il exerçait en France. Dès le 7 octobre il s'était rendu à Malines, où les ducs de Brabant et de Bavière, Jean de Clèves et la comtesse de Hainaut avaient renouvelé avec lui les anciennes alliances conclues par Jean sans Peur, et en se dirigeant vers Arras, il avait reçu à Lille Philippe de Morvilliers, président du parlement, chargé de lui annoncer que la ville de Paris avait juré entre les mains du comte de Saint-Pol de combattre les ennemis de son père et de le soutenir de tous ses efforts pour qu'il dirigeât le gouvernement. Les plus puissantes villes du nord de la France avaient suivi l'exemple de la capitale émue par les bruits qui accusaient les Dauphinois du complot de Montereau, et Philippe, investi dès ce moment de l'autorité suprême, leur avait mandé qu'elles envoyassent le 17 octobre leurs députés à Arras.

Vingt-quatre évêques et abbés s'étaient réunis dans cette ville pour célébrer les obsèques solennelles de Jean sans Peur. Maître Pierre Flour, inquisiteur de la foi dans le diocèse de Reims, crut devoir y prononcer un discours dans lequel il engagea pieusement le jeune prince à laisser la tâche de punir ceux qui avaient répandu le sang de son père à la justice céleste, qui est plus sûre et plus sévère que celle des hommes. Il croyait, ajoutait-il, que dans des circonstances qui pouvaient être si fécondes en résultats désastreux, il ne lui était pas permis, sans être coupable vis-à-vis de Dieu, de tenir plus longtemps cachées ces grandes vérités qui ordonnent au chrétien d'oublier et de pardonner. A ces nobles paroles, le duc se troubla et dissimula si peu sa colère qu'il exigea que le prédicateur s'excusât humblement de son éloquence et de son zèle à accomplir les devoirs de son ministère. Quatre jours après, il annonça à l'assemblée réunie à Arras qu'il traitait avec l'Angleterre, et «que cette alliance faite, en toute criminelle et mortelle aigreur, il tireroit à la vengeance du mort si avant que Dieu lui vouldroit permettre et y mettroit corps et âme, substance et pays, tout à l'aventure et en la disposition de fortune.»

Le jeune duc de Bourgogne s'était hâté d'offrir à Henri V plus qu'il ne demandait au Dauphin lui-même: il avait envoyé successivement près de lui l'évêque d'Arras, Gilbert de Lannoy, Jean de Toulongeon, Simon de Fourmelles, Guillaume de Champdivers, les sires d'Uutkerke et de Brimeu. Ils devaient à tout prix s'assurer son alliance, et dès le 12 octobre ils avaient conclu un traité qui favorisait les rapports commerciaux de la Flandre et de l'Angleterre: c'était le préliminaire de toutes les négociations: elles se prolongèrent sur des questions plus importantes, sur les conditions que la brillante royauté de Henri V voulait faire imposer par le duc de Bourgogne à la royauté avilie de Charles VI. Le roi d'Angleterre demandait que le roi de France lui donnât en mariage sa fille Catherine, et l'instituât l'héritier du royaume à l'exclusion du Dauphin et au mépris des anciennes coutumes sur l'application de la loi salique. Dans le cas où cette union serait demeurée stérile, Henri ne devait pas moins conserver ses droits de succession à la couronne; il n'attendait pas même la mort de Charles VI pour en jouir. La folie du vieux roi lui fournissait un prétexte pour exercer immédiatement l'autorité royale avec le titre de régent. Tout ce qu'exigeait le roi d'Angleterre lui fut accordé, et ce fut à ces conditions si désastreuses pour la France que fut conclu un traité d'alliance qui portait qu'un des frères de Henri V épouserait l'une des sœurs du duc de Bourgogne; qu'ils se soutiendraient comme des frères et se réuniraient contre le Dauphin. Aussitôt après, Philippe se rendit à Gand: il s'y arrêta peu et se dirigea vers Troyes pour faire accepter par Charles VI l'exhérédation de son fils. Lorsqu'il rejoignit à Saint-Quentin les ambassadeurs anglais, une nombreuse armée l'accompagnait. On y remarquait les sires d'Halewyn, de Commines, de Steenhuyse, de Roubaix, d'Uutkerke et d'autres illustres chevaliers, et à côté d'eux un chef de bandits populaires, nommé Tabary le Boiteux, appelé à remplir la place des Caboche et des Legoix.

Le duc arriva le 28 mars à Troyes. On cria Noël pour lui en présence du roi et comme s'il eût été le roi. Cependant il affecta un grand respect vis-à-vis de Charles VI et lui rendit hommage pour le duché de Bourgogne et les comtés de Flandre et d'Artois. Il avait d'autant plus de motifs de feindre l'oubli complet de la folie du roi qu'il allait en profiter pour se faire donner les villes de Péronne, de Roye et de Montdidier comme dot de madame Michelle de France, avec l'abandon de tout droit de rachat sur Lille, Douay et Orchies. Enfin le 9 avril se signa à Troyes ce célèbre traité où le petit-fils du roi Jean transféra au descendant du vainqueur de Poitiers des droits que la victoire elle-même n'avait pu enlever à son aïeul captif à Londres. Les temps étaient si profondément changés, on était si las des désordres, des émeutes et de la guerre, que Paris accueillit avec joie l'alliance qui livrait la France aux Anglais.

Philippe avait tout sacrifié à ce qu'il croyait devoir à la mémoire de son père. Lorsque le traité eut été conclu, son premier soin fut de guider les Anglais devant Montereau que les Armagnacs occupaient encore. Dès que les hommes d'armes bourguignons y furent entrés, ils demandèrent où gisait le corps mutilé du duc Jean. Quelques pauvres femmes les conduisirent dans la grande église et leur montrèrent un coin où la terre semblait avoir été fraîchement remuée. Là reposait leur ancien maître. Ils prirent un drap noir et y placèrent quatre cierges; puis ils allèrent raconter ce qu'ils avaient vu. Le lendemain, le duc fit exhumer les restes de son père. On le trouva vêtu du pourpoint et des houseaux qu'il portait au moment de sa mort, et ses plaies saignaient encore: un riche cercueil le reçut et il fut enseveli dans la Chartreuse de Dijon.

Maître de Montereau et de Melun, Philippe conduisit Henri V à Paris. Charles VI avait quitté Troyes pour le suivre. Les deux rois y entrèrent à cheval l'un à côté de l'autre. Un peu en arrière du roi d'Angleterre paraissait le duc de Bourgogne, escorté de ses chevaliers qui, par leur nombre et leur luxe, surpassaient tous les autres, bien qu'à l'exemple du duc il fussent tous vêtus de deuil. Le peuple faisait entendre de longues acclamations, comme si la honte d'une domination étrangère pouvait seule lui assurer la paix. Il se montrait surtout impatient de saluer dans le jeune duc de Bourgogne l'héritier d'un prince qui s'était autrefois montré le soutien et le défenseur de ses griefs et de ses intérêts.

Peu de jours après cette cérémonie, les deux rois tinrent un lit de justice dans l'une des salles de l'hôtel Saint-Paul. Le duc de Bourgogne y assistait entouré de ses principaux conseillers. Maître Nicolas Rolin, son avocat, accusa le Dauphin et ceux qui l'accompagnaient à Montereau d'avoir commis un félon homicide en la personne de Jean de Bourgogne. Il demanda qu'ils fussent condamnés à faire amende honorable, tête nue, un cierge à la main, à Paris et à Montereau. L'avocat du roi au parlement (il se nommait Pierre de Marigny) et celui de l'université de Paris appuyèrent sa requête, et le 23 décembre Charles VI prononça solennellement la condamnation de son fils, de même qu'à une autre époque on lui avait fait approuver l'assassinat de son frère.

Tandis que Henri V retournait à Londres, le duc de Bourgogne se rendit à Gand. Les événements qui se passaient en Brabant réclamaient toute son attention. Jacqueline de Hainaut avait trouvé dans son second mari le duc Jean de Brabant, un prince laid, faible, timide, plus jeune qu'elle, incapable de la fixer par l'affection ou de la retenir par le respect. Elle se trouvait sans cesse en lutte avec ses conseillers et ne cachait point combien elle espérait faire prononcer une sentence de divorce. Parmi ceux en qui Jacqueline mettait toute sa confiance, on distinguait le sire de Robersart, chevalier né en Hainaut, mais dévoué aux Anglais. Elle lui racontait ses maux et ses peines, et le sire de Robersart l'engageait à se dérober au joug qui l'accablait pour fuir en Angleterre où vivaient des princes nobles, puissants et dignes d'elle. En effet, elle saisit un prétexte pour s'éloigner de Valenciennes et se dirigea à la hâte, guidée par le sire de Robersart, du côté de Calais. Elle y arriva le second jour (8 mars 1420, v. st.) et fit aussitôt demander un sauf-conduit au roi d'Angleterre, «et, faisant là aulcunement son séjour jusques elle recevoit rapport du roy anglois, souvent monta sur les murs du havre et regardant au travers de celle mer tout au plus loing, ses yeux s'esclairissoient souvent sur ces dunes angloises que elle véoit blanchir de loing, puis sur le chasteau de Douvres, là où elle souhaitoit être dedans; car lui tardoit bien à estre si longuement absente de la seigneurie que tant désiroit à voir et dont cestuy de Robersart l'avoit tant informée. Si ne véoit bateau cingler par mer, ne voile tendre au vent que elle certainement n'espérât être le rapporteur de sa joie.» Un siècle plus tard, Marie Stuart fondait en larmes en quittant ce même havre de Calais. Toutes deux avaient épousé des dauphins de France; la première cherchait les illusions de l'amour sous le ciel de l'Angleterre; la seconde les laissait derrière elle et s'effrayait d'aller ceindre au delà des mers une couronne que devait briser la hache de Fotheringay.

Le duc de Bourgogne vit avec déplaisir l'asile qu'on accorda à la duchesse de Brabant; mais le moment n'était pas venu d'élever ses plaintes et de rompre avec Henri V. Le Dauphin venait de gagner la bataille de Baugé. Le roi d'Angleterre s'embarquait à Douvres avec quatre mille hommes d'armes et vingt-quatre mille archers pour arrêter les succès des Armagnacs; Philippe, quoique malade, se rendit près de lui à Montreuil et, après quelques conférences, il le quitta pour aller, à son exemple, réunir son armée.

Ce fut à Mantes que le duc Philippe rejoignit Henri V. Il ne lui amenait que trois mille combattants, mais c'étaient tous des hommes d'armes d'élite. On apprit bientôt qu'à leur approche le Dauphin avait levé le siége de Chartres et s'était retiré au delà de la Loire: on n'osa pas l'y poursuivre. Les Anglais investirent la ville de Meaux, et le duc Philippe se dirigea vers le Ponthieu avec douze cents hommes d'armes pour en chasser les capitaines armagnacs, qui menaçaient déjà l'Artois et la Picardie.

Il venait de former le siége de Saint-Riquier, dont Poton de Saintraille s'était emparé, lorsqu'on apprit au camp bourguignon qu'une forte armée, rassemblée à la hâte par le Dauphin, s'approchait de la Somme, en se dirigeant vers le gué de la Blanche-Taque; c'était en ces mêmes lieux que s'était effectué le fameux passage des vainqueurs de Crécy, conduits par Godefroi d'Harcourt, et par un bizarre rapprochement, c'était un sire d'Harcourt qui occupait, pour s'opposer cette fois aux alliés des Anglais, l'ancienne position de Godemar du Fay.

Le duc de Bourgogne, qui pendant la nuit avait traversé Abbeville, ordonna aussitôt à ses arbalétriers et aux milices des communes de se porter en avant aussi rapidement qu'il leur serait possible, et il se mit lui-même, avec toute sa cavalerie, au grand trot en suivant la rive gauche de la Somme. Les Dauphinois n'avaient pas encore passé le gué, soit que le temps leur eût manqué, soit que la marée ne le permît point, et le sire d'Harcourt, voyant qu'il avait fait une marche inutile, s'était retiré vers le Crotoy. Dans les deux armées on se préparait à combattre. C'était la première fois que le duc allait assister à une bataille. Il remit son épée à Jean de Luxembourg et le requit de l'armer chevalier. Le sire de Luxembourg lui donna aussitôt l'accolade en lui disant: «Monseigneur, au nom de Dieu et de Monseigneur Sainct-George, je vous fais chevalier: et aussy le puissiez-vous devenir comme il vous sera bien besoing et à nous tous.» Puis le duc donna lui-même l'ordre de chevalerie à un grand nombre de ceux qui l'entouraient, notamment à Philippe de Saveuse, à Colard de Commines, à Jean de Steenhuyse, à Jean de Roubaix, à Guillaume d'Halewyn, à André et à Jean Vilain. Tous se montraient pleins de confiance et d'espoir; il avait été décidé, toutefois, que, pour éviter le péril, le duc Philippe se contenterait de revêtir la cotte d'acier et le gorgerin de Milan qu'avait choisis son écuyer Huguenin du Blé, et qu'un autre chevalier porterait la brillante armure où sa devise, accompagnée de fusils et de flammes, nuées de rouge clair à manière de feu, s'enlaçait parmi les écussons de ses nombreux Etats (30 août 1421).

Le sire de Saint-Léger et le bâtard de Coucy reçurent l'ordre de se porter sur le flanc des Dauphinois. Leur mouvement fut le signal du combat. Les Dauphinois se précipitèrent, lances baissées, sur leurs adversaires; les deux ailes des Bourguignons plièrent et le désordre s'y mit. Plusieurs chevaliers de Flandre cherchaient à l'arrêter par leur courage; on remarquait surtout les sires d'Halewyn, de Lannoy, de Commines, d'Uutkerke et Jean Vilain, mais la fortune leur semblait contraire. Les sires de Lannoy, d'Halewyn et de Commines furent faits prisonniers: le sire d'Humbercourt, blessé, avait partagé leur captivité. «Rendez-vous, chevalier, rendez-vous!» criait-on à Jean de Luxembourg; mais il ne répondait qu'en frappant ses ennemis. Néanmoins, tandis qu'il se détournait pour combattre, un Dauphinois s'approcha de lui et lui donna un coup d'épée à travers la figure en lui disant: «Rendez-vous sur l'heure, ou à mort!» Le sire de Luxembourg releva sa tête inondée de sang et se rendit. Le duc était lui-même environné d'ennemis; l'arçon de sa selle était brisé; un autre coup de lance avait déchiré le harnais de son coursier, et déjà un homme d'armes avait, dit-on, mis la main sur lui. Au même moment la bannière du duc s'inclina. «Tout est perdu! s'écria le roi d'armes d'Artois; et les Bourguignons se précipitèrent vers Abbeville, poursuivis par les Dauphinois qui ne songeaient plus qu'à tirer de bonnes dépouilles de leur victoire; mais Abbeville leur ferma ses portes et ils galopèrent jusqu'à Pecquigny.

Cependant le sire de Rosimbos avait relevé la bannière du duc. «Messeigneurs, disait-il aux nobles qui l'entouraient, rallions-nous, au nom de Dieu! monstrons-nous estre gentilshommes et servons nostre prince, car mieulx vault morir en honneur avec luy que vivre reprochés.» Déjà les nobles de Flandre se réunissaient à sa voix, et Philippe, sauvé par leur dévouement, se plaçait au milieu d'eux en criant: Bourgogne! Sans tarder plus longtemps, ils attaquèrent les Dauphinois, dont la plupart s'étaient éloignés pour atteindre les fuyards, et ils réussirent à délivrer les sires de Luxembourg et d'Humbercourt. Au premier rang de ces héros du parti Bourguignon, on distinguait Jean Vilain, jeune chevalier à la taille gigantesque qui, lâchant la bride à son robuste coursier et tenant sa hache à deux mains, renversait tous les ennemis qui s'offraient à ses regards. Partout où retentissaient ses coups terribles, la victoire le suivait, et Saintraille qui, pour la première fois de sa vie, se sentait glacé de terreur, ne lui remettait son épée qu'en se signant, parce qu'il croyait avoir trouvé en lui un adversaire surnaturel sorti de l'enfer pour le combattre.

Philippe rentra triomphalement à Abbeville. Il punit les fuyards et loua les vainqueurs. Il chassa de sa cour les premiers qui restèrent longtemps flétris par le honteux surnom de chevaliers de Pecquigny: il ne cacha point que sans les autres il eût été captif ou mort. «A la nation flandroise, dit Chastelain, il donna ce los, à lui-même l'ay oy dire, que plus par eulx que par nuls autres cely jour Dieu lui envoya victoire et honneur. Et affermoit avec ce qu'il ne fust oncques trouvé qu'en leur noblesse il n'y eust constance et fermeté la plus entière du monde et la plus féable.»

Ce combat, connu sous le nom de bataille de Mons-en-Vimeu, fut plus sanglant que fécond en résultats. Le duc abandonna son projet de réduire Saint-Riquier et ramena son armée à Hesdin où il la licencia. De là il se retira à Lille, et il y fit enfermer ses prisonniers dans le château.

On était au cœur de l'hiver et assez près des fêtes de Noël, lorsqu'une ambassade, formée des députés du duché de Bourgogne où Philippe n'avait point paru depuis son avénement, vint l'inviter à s'y rendre. Il céda à leurs prières et promit de les suivre; mais avant d'aller à Dijon, il se dirigea vers Paris. Il y arriva le 5 janvier. La misère des bourgeois y était devenue de plus en plus affreuse. Vingt-quatre mille maisons étaient vides, disait-on, dans la capitale de la France, et les loups en parcouraient librement les rues désertes. Depuis que le laboureur avait abandonné ses sillons ensanglantés par la guerre, d'horribles famines s'étaient succédées, et bientôt à leurs ravages s'étaient associées les dévastations de la peste et des maladies contagieuses. De ceux que la mort avait épargnés, les uns avaient fui hors de la ville pour s'enrôler dans des bandes de brigands; les autres étaient réduits à implorer la pitié et les aumônes de leurs amis qui se trouvaient dans une situation à peu près aussi déplorable; tous gémissaient et versaient des larmes, maudissant tour à tour l'heure de leur naissance, les rigueurs de leur fortune ou l'ambition des princes. Ces malheurs duraient depuis quatorze ans et la consternation devint universelle lorsque le duc de Bourgogne, en qui le peuple plaçait ses dernières espérances, quitta Paris sans avoir apporté de soulagement à sa misère. Ses sergents eux-mêmes avaient maltraité et pillé les bourgeois comme s'ils eussent été des Anglais ou des Armagnacs, et les acclamations qui avaient salué son arrivée se changèrent en murmures violents à son départ: «Voilà, se disait-on, comment il témoigne sa reconnaissance à la première cité du royaume, si malheureuse et si dévouée à sa cause! Il se montre, comme le duc Jean, insouciant pour nos maux et se hâte peu d'y porter remède!» On l'accusait même d'oublier jusqu'au soin de venger son père pour mener la vie coupable et dissolue que le duc d'Orléans avait jadis si sévèrement expiée.

Le duc Philippe s'émut de ces reproches; il ordonna à Hugues de Lannoy et à Jean de Luxembourg de rassembler les hommes d'armes de Flandre et de Picardie et se prépara à combattre le Dauphin: il attendait les Anglais qui devaient se joindre à son armée, lorsque Henri V mourut à Vincennes, ayant, à trente-quatre ans, réuni aux Etats de ses aïeux un royaume plus vaste que l'Angleterre même et rêvant une croisade à Jérusalem. Son dernier conseil à ses frères avait été de ménager le duc de Bourgogne et de conserver précieusement son alliance (31 août 1422).

Au bruit de la maladie du roi d'Angleterre, Philippe avait envoyé Hugues de Lannoy près de lui. Quand il jugea convenable de se rendre lui-même à Paris, Henri V n'était déjà plus et il n'arriva que pour assister à ses pompeuses funérailles. Les ducs de Bedford et d'Exeter lui firent toutefois grand accueil et confirmèrent avec lui l'ancienne confédération établie par le traité de Troyes.

Le séjour du duc Philippe dans la capitale du royaume se prolongea peu. D'importantes nouvelles lui étaient arrivées de Flandre. La duchesse Michelle avait rendu le dernier soupir à Gand, le 8 juillet 1422. Les Gantois qui l'avaient connue dès sa jeunesse constamment humble et douce, ne cherchant à ses douleurs d'autre consolation que les bénéfices des pauvres, avaient appris à l'aimer et à la plaindre. Ils savaient que depuis la mort du duc Jean, son mari s'était éloigné d'elle. En la voyant frappée d'une mort si prématurée, ils n'hésitèrent pas à soupçonner un crime. Ils racontaient qu'à deux reprises le cercueil de plomb dans lequel on avait déposé ses restes s'était entr'ouvert, ce qui était, disait-on, le signe certain d'un empoisonnement, et la voix populaire en désignait comme les auteurs le sire de Roubaix et une dame allemande, venue en France, avec Isabeau de Bavière, qui avait épousé messire Jacques de Viefville. Quoique ces deux seigneurs fussent les confidents les plus intimes du duc, les magistrats de Flandre instruisirent leur procès, les déclarèrent coupables et les condamnèrent à un exil perpétuel.

Le sire de Roubaix était en ce moment même auprès du duc. La dame de la Viefville s'était enfuie à Aire dès le commencement de la maladie de la duchesse. Les Gantois la firent réclamer, mais les seigneurs de la Viefville employèrent toute leur influence pour que les magistrats d'Aire la prissent sous leur protection. Telle était l'irritation des Gantois que lorsqu'ils surent que leurs députés revenaient sans la dame de la Viefville, ils les firent jeter en prison, et peu s'en fallut qu'ils ne fussent mis à mort. Jamais plus d'agitation n'avait régné dans leur ville; mille voix accusatrices troublaient le repos public et demandaient vengeance.

Philippe se hâta de marcher vers la Flandre avec l'armée qu'il avait réunie pour combattre le Dauphin. A son approche les troubles s'apaisèrent. Il ramenait le sire de Roubaix, et fit annuler toutes les sentences prononcées par la commune de Gand dans un procès si grave et qui le touchait de si près.

A peine était-il arrivé dans nos provinces qu'il apprit que le vieux roi Charles VI venait de suivre sa fille et son gendre dans la tombe. Le peuple, victime de ses propres malheurs, le pleura: il semblait appeler de ses vœux le jour où la mort viendrait aussi l'arracher aux misères de ce siècle. Tandis que le cri des hérauts d'armes: «Longue vie à Henri, roi d'Angleterre et de France, notre souverain seigneur!» s'élevait sous les voûtes de Saint-Denis, près de la tombe où reposait Duguesclin, un moine de cette célèbre abbaye portait en Auvergne la couronne royale. Charles VII n'était roi qu'à Bourges; mais il avait pour lui, à défaut de l'autorité ou de la force, le droit héréditaire qui offrait à la France ses plus glorieux souvenirs et ses dernières espérances.

Le duc de Bourgogne n'avait point paru aux funérailles de Charles VI, à la grande indignation du peuple étonné de ne voir que des Anglais autour du cercueil du roi de France. Regrettant peu Charles VI, redoutant encore moins le monarque proscrit de Bourges, Philippe se confiait dans sa fortune: il voyait chaque jour s'accroître son influence et son autorité. Le duc de Bedford lui cédait les châtellenies de Péronne, de Roye, de Montdidier, de Tournay, de Mortagne et de Saint-Amand, et se rendait à Amiens pour épouser sa sœur, Anne de Bourgogne; en même temps une autre de ses sœurs, Marguerite, veuve du duc de Guyenne, était promise au comte de Richemont, frère du duc de Bretagne, et à cette occasion les ducs de Bourgogne, de Bedford et de Bretagne se liaient par une alliance plus étroite, jurant de s'aimer comme frères et de se secourir mutuellement.

La Flandre, un instant calmée par la présence du duc suivi de ses hommes d'armes, redevient inquiète et agitée dès qu'il est parti pour la Bourgogne. Un événement fortuit et étrange semble même y réveiller un instant de nouvelles séditions. Une dame, accompagnée d'un valet et revêtue du simple costume des pèlerins, descend à Gand dans une hôtellerie: «Vous avez passé cette nuit près d'une des plus illustres princesses de France,» dit-elle le lendemain à une jeune fille qui a veillé près d'elle. Cette parole est immédiatement répétée de rue en rue, de quartier en quartier; on assure que cette dame n'est autre que la duchesse de Guyenne, sœur du duc: le bailli accourt aussitôt près d'elle et l'interroge: elle avoue qu'elle est Marguerite de Bourgogne et qu'elle a fui en Flandre pour ne pas être contrainte à accepter un époux d'un rang bien inférieur à celui du duc de Guyenne, qui le premier avait obtenu sa main. Bien qu'elle ne parle qu'allemand, ses discours n'excitent aucune méfiance. On la conduit solennellement à l'hôtel de Ten Walle, et Jean Uutenhove lui présente de somptueux joyaux pour remplacer les pieuses coquilles et le bourdon de palmier. Peu après, des députés des échevins de Gand allèrent annoncer au duc l'arrivée de sa sœur dans leur ville: il fallut pour les détromper que Philippe leur montrât Marguerite dont les noces avec le comte de Richemont allaient être célébrées à Dijon. Dès ce moment, la fausse duchesse de Guyenne se vit abandonnée de tous ses partisans; elle essaya vainement de prétendre, tantôt qu'elle était la fille du roi de Grèce, tantôt qu'elle était chargée d'offrir au duc de Bourgogne la fille du roi de Bohême; on sut bientôt que c'était une religieuse de Cologne, échappée de son couvent: on l'attacha pendant trois jours au pilori, puis elle fut enfermée au château de Saeftinghen.

L'agitation avait à peine cessé dans la ville de Gand quand de graves discussions qui touchaient à sa prospérité commerciale l'y ranimèrent plus vivement. Les habitants d'Ypres, suivant l'exemple qu'avaient donné les Brugeois sous Louis de Male en creusant la Nouvelle Lys (de Nieuwe Leye), avaient à diverses reprises, en vertu d'une charte de Robert de Béthune, approfondi l'Yperleet et les cours d'eau qui leur permettaient de naviguer vers Dixmude et l'ancien golfe de Sandhoven, et de là vers Bruges et Damme par un canal qui se joignait à une petite rivière au nord de Schipsdale, ce qui les affranchissait des périls d'une traversée difficile par mer de Nieuport jusqu'à l'Ecluse. Grâce à ces travaux, le nombre des barques qui transportaient sur l'Yperleet les vins et les denrées devenait chaque jour plus considérable, lorsqu'on vit au port de Damme des bateliers gantois s'opposant par la force au départ des barques yproises. On disait que la ville de Gand avait déclaré que, dussent tous ses citoyens périr dans la lutte, elle ne permettrait jamais qu'on transformât en voies commerciales d'obscurs ruisseaux qui ne devaient que porter à la mer les neiges de l'hiver et les inondations de l'automne. A défaut du Zwyn qui ouvrait aux flottes des rives éloignées les comptoirs des dix-sept nations de Bruges, Gand revendiquait pour ses deux rivières le monopole du commerce intérieur. A Bruges, l'étape des laines d'Angleterre, d'Ecosse ou d'Espagne; à Gand, l'étape des blés de l'Artois et de la Picardie; à Ypres, le développement des métiers qui des sacs de laine font sortir les draps précieux. Depuis qu'Ypres a senti la vie industrielle se glacer dans les vastes artères de ses longues rues, de ses immenses faubourgs, il ne reste en Flandre que deux grandes cités, Gand et Bruges. Toute modification au système des fleuves et des canaux doit rompre l'équilibre si difficile à maintenir entre des ambitions trop souvent rivales. Gand a rêvé la conquête de la puissance maritime par les eaux de la Lieve. Un autre jour, Bruges profita de l'avarice de Louis de Male pour la menacer dans le monopole de la navigation intérieure; mais Gand protesta par la voix éloquente de Jean Yoens. Le même mouvement se reproduit au mois de mars 1422 (v. st.). On ne pouvait souffrir, s'écriaient les Gantois, qu'on embarquât à Damme, pour Ypres, les vins de la Rochelle destinés aux bourgeois d'Aire et de Saint-Omer, et surtout, ce qui était bien plus grave, qu'on chargeât à Ypres pour Damme les blés de Lille et de Béthune, exposés en vente au marché de Warneton. Les marchands étrangers n'auraient-ils pas émigré dans la cité d'Ypres, reine déchue de l'industrie qui cherchait à se relever en usurpant l'étape des blés, ce légitime privilége d'une autre cité assise aux bords de l'Escaut et de la Lys?

La sentence du duc de Bourgogne, qui restreignit la navigation de l'Yperleet aux besoins de l'approvisionnement de la ville d'Ypres, calma les habitants de Gand. Les bourgeois d'Ypres ne jugeaient pas toutefois que le duc eût le droit de la prononcer, puisque à leur avis elle était en opposition avec leurs priviléges. Ils adressèrent un acte d'appel au parlement de Paris, et des échevins se rendirent à Lille pour le signifier à leur souverain seigneur. Leur langage fut rude, fier, moins dicté par le respect que par le sentiment de leurs franchises outragées, et en sortant de l'audience du duc ils trouvèrent le sire de Roubaix qui mit la main sur eux et les conduisit au château de Lille. C'était une nouvelle violation des priviléges des bourgeois des villes flamandes, qui ne pouvaient être arrêtés et jugés que par leurs propres magistrats. Les députés de Bruges et du Franc intervinrent: il fallut relâcher les prisonniers, et le duc engagea vainement les Yprois à renoncer à leur appel. Les mandataires de la cité mécontente le suivirent à Paris; des négociations y furent entamées, mais plusieurs mois s'écoulèrent avant que le cours de la justice fût rétabli à Ypres, où selon l'ancien usage la juridiction exercée au nom du prince avait été suspendue le jour où il avait méconnu les droits de la commune.

D'autres événements vinrent troubler la confiance que le duc plaçait dans son alliance avec les Anglais. Jacqueline de Hainaut avait obtenu un bref de divorce de l'anti-pape Benoît XIII et en avait profité pour épouser Humphroi, duc de Glocester, l'un des oncles du jeune roi Henri VI. A sa prière le duc de Glocester avait réuni cinq mille combattants, et il venait de débarquer à Calais avec le dessein avoué d'aller rétablir en Hainaut l'autorité de Jacqueline. Ce fut en vain que le duc de Bedford interposa sa médiation. Jacqueline, craignant qu'il ne reçût des conseils hostiles du duc Philippe, la repoussa et s'avança jusqu'à Mons. Une députation des échevins du Franc avait paru à Calais afin d'obtenir que les Anglais respectassent les frontières de la Flandre.

Philippe s'était rendu en Bourgogne pour épouser Bonne d'Artois, comtesse d'Eu et de Nevers, dont les Etats tentaient son ambition. Lorsqu'il apprit l'entreprise de Jacqueline, il fit parvenir un mandement à tous ses gens d'armes de Flandre et d'Artois pour qu'ils soutinssent le duc de Brabant contre les attaques du duc de Glocester (20 décembre 1424). Philippe répond aux plaintes du prince anglais en lui adressant le 3 mars un défi en champ clos, corps contre corps. Le duc de Glocester l'accepte et demande que le duel ait lieu sans plus de retard le 24 avril, jour consacré à saint George, protecteur des luttes chevaleresques; mais c'est avec la plupart des hommes d'armes anglais qu'il regagne l'Angleterre où il veut, dit-il, se préparer au combat singulier qui a été résolu.

Jacqueline restait seule avec son héroïque énergie au milieu des périls qui l'environnaient. Les intrigues de la vieille comtesse de Hainaut, les menaces des ducs de Brabant et de Bourgogne, qu'encourageait la timide neutralité de l'Angleterre, triomphèrent aisément du dévouement et de la fidélité de ses partisans. La jeune princesse se vit bientôt enfermée dans la ville de Mons, sans que le duc de Glocester cherchât à la délivrer: quand dans une dernière démarche tentée à l'hôtel de ville pour ranimer le zèle des bourgeois elle n'aperçut autour d'elle que des signes de trahison, elle s'abandonna à son sort et permit au sire de Masmines et à André Vilain de l'emmener prisonnière à Gand dans le palais du duc de Bourgogne (13 juin 1425). A peine y était-elle arrivée toutefois qu'elle profita de l'heure du souper de ses gardiens pour s'enfuir, habillée en homme, jusqu'à Anvers, d'où elle gagna Breda. Jacqueline de Bavière pouvait emprunter les vêtements d'un autre sexe sans que la faiblesse du sien se révélât sous ce déguisement; mais rien ne pouvait la soustraire aux volontés implacables du duc de Bourgogne. Après une longue lutte soutenue avec courage, Jacqueline, abandonnée des siens et trahie en Angleterre, se vit réduite à céder au vainqueur tous ses Etats héréditaires de Hainaut, de Hollande, de Zélande et de Frise.

Au moment où Philippe, parvenu au but de tous ses efforts, consolide son alliance avec les Anglais, qui s'emparent tour à tour de toutes les villes de la Loire, le hasard, un prodige, selon les Dauphinois, une grossière imposture, selon les Anglais, vient renverser tous les desseins formés et mûris par la politique la plus habile. Sur les marches de la Champagne et de la Lorraine paraît une jeune fille de dix-sept ans qui annonce que Dieu l'a choisie pour délivrer la France. A sa vue le courage des Anglais s'évanouit, et la blanche bannière d'une vierge sème la terreur parmi les épais bataillons des vainqueurs bardés de fer. Ils lèvent précipitamment le siége d'Orléans. Ils abandonnent Jargeau et sont vaincus à Patay. C'est en vain que les chefs anglais essayent de rallier leurs hommes d'armes et multiplient les ordres les plus sévères de fugitivis ab exercitu quos terriculamenta Puellæ animaverant, arrestandis.

Bien que la plupart des conseillers de Charles VII jugeassent imprudent de s'éloigner de la Loire, Jeanne la Pucelle avait déclaré qu'elle voulait le conduire dans la cité de Reims pour qu'il y reçût l'onction royale, et ce fut de Gien qu'elle écrivit «aux loiaux Franchois de la ville de Tournay» pour leur faire part de ses victoires et les inviter à se rendre au sacre «du gentil roy Charles» à Reims.

Tournay, qui même sous la domination de Charles-Quint conserva ses priviléges de ville française, méritait par son dévouement les faveurs dont les rois de France ne cessèrent de la combler. Sa charte communale était l'œuvre de Philippe-Auguste; elle reçut de nouvelles franchises de Philippe le Bel et sauva peut-être la monarchie sous Philippe de Valois. Charles VII, qui avait confirmé ses priviléges en la déclarant la plus ancienne cité du royaume, n'avait rien négligé pour s'assurer la fidélité de ses habitants: il avait augmenté l'autorité de leurs jurés en leur permettant de supprimer les aides, les accises et les taxes foraines; il leur avait même adressé une déclaration par laquelle il s'engageait par serment à ne jamais consentir à ce qu'ils fussent séparés de la couronne de France, et l'on avait vu en 1424, malgré la défense des magistrats, le peuple s'y armer pour le secourir, en se réunissant sous trente-six bannières qui représentèrent désormais les diverses classes des métiers appelées à l'autorité élective. Charles VII avait reconnu ce nouveau témoignage de zèle des bourgeois de Tournay en leur confirmant, à l'exemple de Charles VI, le privilége d'être les gardiens de la personne royale en temps de guerre, privilége qu'ils avaient obtenu à la bataille de Cassel. Il les avait aussi autorisés, en 1426, à ajouter à leurs insignes municipaux l'écu royal d'azur aux trois fleurs de lis d'or, «parce que, dit-il dans une de ses chartes, au temps de ces guerres lamentables, lorsque nostre seigneur et père estoit ès mains de ses ennemis et des nostres, ils ont esté toujours tout disposez de vivre et mourir avecques nous, laquelle chose tant méritoire sera à leur perdurable loenge.» En 1429, la lettre de Jeanne d'Arc fut reçue avec enthousiasme aux bords de l'Escaut. Le 9 juillet, toutes les bannières s'assemblèrent pour délibérer, et les députés des bourgeois de Tournay, pleins de foi dans la parole de cette bergère guidée par des voix célestes, oublièrent, pour lui obéir, qu'ils avaient à traverser, au milieu de mille périls, des provinces soumises aux Anglais pour se rendre dans une ville qu'ils occupaient encore.

Ils ne s'étaient point trompés. Le 17 juillet, ils assistèrent à Reims au sacre de Charles VII, et le même jour Jeanne d'Arc écrivit au duc de Bourgogne une lettre où elle l'exhortait à faire la paix et à se réunir au roi de France contre les Sarrasins qui faisaient chaque jour en Orient de nouveaux progrès. C'était en vain que Gui, bâtard de Bourgogne, frère du duc, les sires de Roubaix et de Rebecque, et d'autres chevaliers de Flandre et de Hainaut, étaient allés combattre les infidèles. Le roi de Chypre venait de tomber en leur pouvoir, et le bruit courait qu'une lettre menaçante du soudan était parvenue aux princes chrétiens.

Les intérêts politiques du duc de Bourgogne semblaient en ce moment l'engager à se montrer favorable aux nobles et pacifiques remontrances de l'héroïne inspirée dont la gloire avait justifié la mission. Si Charles VII devait chasser les Anglais de tout le territoire qu'ils occupaient en France, il était urgent de traiter avec lui avant que sa victoire fût complète; car le jour où l'appui des Bourguignons serait devenu inutile, Philippe eût perdu le droit d'en fixer lui-même les conditions et le prix. On remarquait d'ailleurs qu'il était moins dévoué aux Anglais depuis la malencontreuse expédition du duc de Glocester, et de nouveaux différends venaient de s'élever dans le pays de Cassel, où les députés des communes dépouillées de quelques priviléges interjetaient appel au parlement de Paris, en se plaçant sous la protection de l'évêque de Térouane, chancelier du roi Henri VI.

Ce fut dans ces circonstances qu'une ambassade, conduite par l'archevêque de Reims, vint offrir au nom de Charles VII la réparation de l'attentat de Montereau, la concession de nouveaux domaines et la promesse d'être désormais affranchi de tout lien de vassalité pour ceux qui formaient l'héritage de Jean sans Peur. Philippe eût aisément accepté ces propositions, mais elles rencontraient une vive opposition dans les villes flamandes qui ne voulaient point se séparer des Anglais. L'évêque de Tournay et le sire de Lannoy furent chargés par le duc de Bedford de ne rien négliger pour maintenir le traité de Troyes. La duchesse de Bedford, Anne de Bourgogne, princesse conciliante et habile qui avait toujours exercé une grande influence sur l'esprit de son frère, intervint aussi et réussit à l'amener avec elle à Paris, où le prince anglais, fidèle aux derniers conseils de Henri V, abdiqua la régence pour en investir le duc de Bourgogne.

Monstrelet assure que Philippe n'accepta que malgré lui, et pour se rendre aux prières des Parisiens, cette délégation d'une autorité provisoire, faite au nom du roi d'Angleterre, si honteuse pour l'arrière-petit-fils du roi Jean: il la conserva peu de temps. Devenu veuf de Bonne d'Artois, il était impatient de retourner à Bruges pour les fêtes du mariage qu'il venait de conclure avec Isabelle de Portugal.

La cérémonie des noces avait été célébrée le 7 janvier 1429 (v. st.), à l'Ecluse. Le lendemain, la duchesse de Bourgogne arriva aux portes de Bruges, où se pressait une immense multitude de bourgeois et d'hommes du peuple. Une riche litière l'y attendait; elle s'y plaça seule et assise de côté, selon l'usage de France. Les seigneurs portugais, flamands ou bourguignons la suivaient à pied: mais ils se voyaient sans cesse arrêtés par la foule avide de contempler ce spectacle, et deux heures s'écoulèrent avant qu'ils eussent traversé la ville; toutes les rues étaient tapissées de drap vermeil; toutes étaient occupées par les corps de métiers dont les trompettes d'argent entonnaient de joyeuses fanfares. Sur la place du Marché on avait élevé, des deux côtés, de riches échafauds qui étaient chargés de spectateurs; de là jusqu'au palais du duc étaient rangés les archers et les arbalétriers.

La duchesse de Bedford vint recevoir Isabelle et la conduisit dans la chapelle. Lorsque le service divin fut terminé, les dames changèrent de costume et revêtirent des habits qui, par leur éclat, surpassaient encore ceux qu'elles venaient de quitter. Les infants de Portugal conduisirent la mariée dans la grande salle: la duchesse de Bedford tarda peu à s'y rendre. Le duc y parut aussi, mais dès qu'il eut salué les dames il se retira. Aussitôt après son départ commença le banquet: à la première table s'assirent la duchesse Isabelle, la duchesse de Bedford, l'infant don Ferdinand, les évêques d'Evora et de Tournay, et la dame de Luxembourg; à la seconde, les autres dames. L'évêque de Liége, les sires d'Antoing, d'Enghien et de Luxembourg, et le comte de Blanckenheim, suivis de vingt et un chevaliers vêtus de robes magnifiques toutes semblables, escortaient les mets jusqu'à la première table. Il y avait autant de plats que de convives, autant d'entremets que de mets. Ici c'était un grand château de quatre tours où flottait la bannière du duc; plus loin une vaste prairie où l'on avait représenté une dame qui guidait une licorne; enfin parut un énorme pâté où se tenait un mouton vivant à laine bleue, aux cornes dorées, qui sauta dehors légèrement, et au même moment on en vit sortir une bête sauvage qui courut sur l'appui du banc qu'occupaient les dames, et les réjouit par ses tours et ses ébats. On avait chargé de ce soin un bateleur nommé Hanssens, le plus adroit qu'on connût. Après le banquet, les dames changèrent de nouveau d'habits et dansèrent jusque fort avant dans la nuit.

Pendant les quatre jours suivants, il y eut des joutes sur la place du Marché. Le samedi et le dimanche on y rompit quelques lances, selon l'usage de Portugal.

Au milieu de ces fêtes, le roi d'armes de Flandre, solennellement entouré de ses hérauts, proclama le nouvel ordre de chevalerie que le duc avait résolu de fonder, à l'imitation de celui de la maison de Saint-Ouen. «Or oyez, princes et princesses, seigneurs, dames et damoiselles, chevaliers et escuyers! très-haut, très-excellent et très-puissant prince, monseigneur le duc de Bourgongne, comte de Flandre, d'Arthois et de Bourgongne, palatin de Namur, faict sçavoir à tous: que pour la révérence de Dieu et soutenement de notre foi chrestienne, et pour honorer et exhausser le noble ordre de chevalerie, et aussi pour trois causes cy-après déclarées: la première, pour faire honneur aux anciens chevaliers qui par leurs nobles et hauts faicts sont dignes d'estre recommandés; la seconde, afin que ceulx qui de présent sont puissants et de force de corps et exercent tous les jours les faicts appartenants à la chevalerie, aient cause de les continuer de mieulx en mieulx; et la tierce, afin que les chevaliers et gentilshommes qui verront porter l'ordre dont cy-après sera toute honneur à ceulx qui le porteront, soient meus de eulx employer en nobles faicts et eulx nourrir en telles mœurs que par leurs vaillances ils puissent acquérir bonne renommée et desservir en leur temps d'estre eslus à porter la dicte ordre: mon dict seigneur le duc a emprins et mis sus une ordre qui est appelée la Toison d'or, auquel, oultre la personne de monseigneur le duc, a vingt-quatre chevaliers de noms et d'armes et sans reproche, nés en léal mariage; c'est à savoir, messire Guillaume de Vienne, messire Régnier Pot, messire Jean de Roubaix, messire Roland d'Uutkerke, messire Antoine de Vergy, messire David de Brimeu, messire Hugues de Lannoy, messire Jean de Commines, messire Antoine de Toulongeon, messire Pierre de Luxembourg, messire Jean de la Trémouille, messire Gilbert de Lannoy, messire Jean de Luxembourg, messire Jean de Villiers, messire Antoine de Croy, messire Florimond de Brimeu, messire Robert de Masmines, messire Jacques de Brimeu, messire Baudouin de Lannoy, messire Pierre de Beaufremont, messire Philippe de Ternant, messire Jean de Croy et messire Jean de Créquy, et mondict seigneur donne à chacun d'eulx un collier faict de fusils auquel pend la Toison d'or.»

La noble maison de Saint-Ouen n'existe plus. L'ordre de la Toison d'or, en passant à la postérité, est devenu un objet de contestation entre les descendants de Charles-Quint: dernier souvenir des liens qui unissaient leurs ancêtres à la Flandre.

De Bruges, Philippe se rendit à Gand et de là, après avoir calmé à Grammont une sédition contre le bailli (c'était un sire d'Halewyn), il se dirigea vers Arras où eurent lieu d'autres joutes au mois de mars. Les premiers jours du printemps étaient arrivés: la guerre recommença avec une nouvelle vigueur. Une nombreuse armée reçut l'ordre d'aller assiéger Compiègne, occupé par les Dauphinois. Le duc y conduisit avec lui Jean de Luxembourg, les sires de Créquy, de Lannoy, de Commines, de Brimeu, tous chevaliers de l'ordre de la Toison d'or.

Guillaume de Flavy était capitaine de Compiègne. La Pucelle, apprenant la marche du duc de Bourgogne, quitta aussitôt Crépy pour aller s'y enfermer. Le jour même de son arrivée, elle exhorta la garnison à faire une sortie, et attaqua à l'improviste, avec quelques mercenaires italiens, le quartier du sire de Noyelles où se trouvait par hasard Jean de Luxembourg. Le premier choc fut terrible, mais bientôt les assiégeants se rallièrent: il leur suffit de se compter pour qu'ils cessassent de craindre les Dauphinois. Deux fois, Jeanne les repoussa jusqu'à leurs tentes; la troisième fois tous ses efforts échouèrent, et bientôt elle aperçut derrière elle ses hommes d'armes qui fuyaient de peur que leur retraite ne fût interceptée. Au même moment les barrières de la ville se fermèrent, et longtemps on accusa de trahison les plus puissants seigneurs armagnacs, jaloux de l'ascendant de la Pucelle. Jeanne, entourée d'ennemis, s'illustrait par une résistance sans espoir. Enfin, un archer picard la renversa de cheval et elle remit son épée à Lionel de Vendôme. Dès le même soir (tant la prise d'une femme était un événement important!), le duc de Bourgogne adressa aux échevins de Gand une lettre où il leur annonçait que Dieu «lui a fait telle grâce que icelle appelée la Pucelle a esté prinse, de laquelle prinse seront grant nouvelles partout, et sera cogneu l'erreur de tous ceulx qui ès fait d'icelle femme se sont rendus enclins et favorables.»

Le duc de Bourgogne s'était rendu lui-même près de Jeanne d'Arc. La prisonnière osa-t-elle reprocher à un prince «issu des fleurs de lis» son alliance avec les Anglais? Cela paraît assez vraisemblable, si l'on remarque avec quel soin mystérieux Monstrelet omet ce qui se passa dans cette entrevue. Philippe ne se laissa toutefois pas émouvoir par le spectacle d'une si éclatante infortune: il ne fit rien pour défendre Jeanne d'un supplice dont il lui eût été aisé d'épargner la honte à son siècle et à une cause qui lui était commune. Ce fut inutilement que le sire de Luxembourg et sa femme, fille du sire de Béthune, cherchèrent à intercéder en sa faveur: Jeanne entra dans les prisons de Rouen dont elle ne devait sortir que pour disparaître dans les flammes du bûcher, transformée, selon le bruit populaire, en une blanche colombe qui s'éleva vers les cieux.

Le duc eût pu profiter de la consternation des serviteurs de Charles VII pour les repousser jusqu'aux fameuses murailles d'Orléans: des intérêts importants le rappelèrent dans ses Etats. Les Liégeois avaient envahi le comté de Namur qu'il avait acheté en 1420 de Jean de Flandre, dernier comte de Namur; mais rien ne devait s'opposer au développement de sa puissance, et la mort presque simultanée du duc de Brabant favorisa de nouveau son ambition en lui permettant de réunir à son comté de Flandre les riches provinces que Louis de Male avait vainement disputées à Wenceslas.

En ce même moment, les troubles avaient recommencé dans les châtellenies voisines de Cassel. Le duc avait cru les étouffer en faisant condamner à l'exil les chefs des mécontents, parmi lesquels se trouvait un chevalier nommé Baudouin de Bavichove. Ces mesures de rigueur accrurent l'agitation. Les bourgeois de Cassel, qu'avaient rejoints des bannis gantois ou brugeois, envoyèrent des députés redemander leurs concitoyens, puis, prenant les armes au nombre de huit mille, ils arrêtèrent à Hazebrouck le bailli de Bailleul et enlevèrent d'assaut le château de Ruwerschuere, qui appartenait à Colard de Commines. A cette nouvelle, Philippe écrivit de Bruxelles à ses officiers de Flandre et d'Artois pour que tous ses feudataires fussent convoqués à Bergues le 6 janvier 1430 (v. st.). Il voulait lui-même aller se placer à leur tête pour combattre les rebelles; mais, arrivant à Gand le 4 janvier, il y trouva réunis les quatre membres de Flandre qui le supplièrent de ne pas répandre le sang de ses sujets. Ils offraient leur médiation: il fallut l'accepter. Les bannerets bourguignons étaient retenus par la guerre dans les vallées de l'Oise, et l'on pouvait craindre que les communes des bords de l'Escaut et de la Lys ne consentissent pas à prendre les armes pour combattre les communes des bords de l'Aa et de la Peene. La soumission des rebelles, bien qu'obtenue par des voies pacifiques, fut aussi humble que le duc eût pu la souhaiter. Quarante mille habitants du pays de Cassel s'avancèrent, tête et pieds nus, au devant du duc jusqu'à une lieue de Saint-Omer; dès qu'ils l'aperçurent, ils s'agenouillèrent dans la boue, glacés par le froid de l'hiver et la pluie qui tombait à torrents. Ils livrèrent toutes leurs armes et payèrent une amende de six mille nobles d'or; mais Philippe ne pouvait oublier qu'un pensionnaire de Gand, Henri Uutenhove, avait pris la parole au nom des insurgés, et que les quatre membres de Flandre s'étaient réservé le droit d'intervenir dans l'enquête relative aux faits de la rébellion.

La politique bourguignonne redevient envieuse et jalouse: elle sème la division et anime Gand contre Bruges, Ypres contre Gand. Tantôt elle cherche à corrompre les magistrats pour qu'ils se prêtent à l'accroissement des impôts et à la falsification des monnaies; tantôt elle désarme leur autorité en modifiant les bases sur lesquelles elle repose. Ce qu'elle fait en Flandre, elle le tente même à Tournay où elle fomente une émeute contre l'évêque Jean d'Harcourt; mais cette émeute ne réussit point, et si les séditions se multiplient dans les cités flamandes, elles dépassent le but secret que le duc Philippe s'est proposé. L'influence médiatrice des bourgeois sages et prudents s'y est affaiblie, il est vrai; on a vu s'y effacer de jour en jour les traces du gouvernement communal tel qu'il exista sous les Borluut, sous les Vaernewyck, sous les Damman, sous les Artevelde; mais rien ne justifie les prévisions du prince qui croit faire respecter ses officiers par ce même peuple qu'il excite contre ses propres magistrats.

Le 12 août 1432, les tisserands (ils étaient, dit-on, au nombre de cinquante mille) faisaient périr à Gand le grand doyen des métiers et l'un des échevins de la keure; beaucoup de bourgeois se dérobèrent par la fuite à leurs fureurs: le bailli s'éloigna avec eux. A peine était-il rentré à Gand que les foulons, imitant l'exemple des tisserands, répandirent une nouvelle agitation dans la ville qu'on les accusait de vouloir incendier. Les Gantois n'étaient que trop assurés d'une amnistie immédiate et complète: le duc, pour se les attacher, allait défendre une seconde fois la navigation des Yprois sur l'Yperleet.

A Paris, la politique bourguignonne avait abouti aux mêmes résultats. Le 16 décembre 1431, le peuple de Paris, insultant le parlement, l'université, le prévôt des marchands et les échevins, accourait tumultueusement au banquet du sacre de Henri VI, et inaugurait l'anarchie siégeant face à face vis-à-vis de la royauté.

Le duc de Bourgogne ne voyait pas seulement à Paris et à Gand sa domination ébranlée par des mouvements qui rappelaient les complots des Gérard Denys et des Legoix: les hommes d'armes qu'il opposait aux armées de Charles VII ne la soutenaient pas mieux sur cette vaste ligne de frontières, qui se prolongeait des rivages de l'Océan jusqu'au pied des Alpes, et chaque jour il recevait la nouvelle de quelque revers. Il semblait d'ailleurs que le ciel, devenu contraire aux projets du duc, lui refusait une prospérité qui perpétuât sa dynastie. Il perdit, à peu de mois d'intervalle, les deux fils qu'il avait eus d'Isabelle de Portugal, et on l'entendit s'écrier: «Plût à Dieu que je fusse mort aussi jeune, je m'en tiendrois pour bien heureux!» Enfin, quand la naissance de son troisième fils, Charles, comte de Charolais, vint le consoler, il ignorait qu'à la vie de cet enfant était attachée la ruine de sa puissance et de sa maison.

Cependant une épidémie venait d'enlever à Paris, le 14 novembre 1432, la duchesse de Bedford, qui, par ses mœurs conciliantes, avait su jusqu'alors maintenir l'alliance du duc et des Anglais. On comprit bientôt qu'elle touchait à son terme. Le duc de Bedford passant par Saint-Omer pour retourner en Angleterre, refusa d'aller au devant du duc Philippe qui s'y était rendu. Le duc de Bourgogne montra le même orgueil, et, après quelques démarches inutiles, les deux princes s'éloignèrent, sans s'être vus, mécontents l'un de l'autre.

Ce dissentiment fortuit hâta la reprise des négociations entre le duc de Bourgogne et Charles VII, et il fut arrêté, dans une entrevue que Philippe eut à Nevers avec le duc de Bourbon, que des conférences pour la paix s'ouvriraient à Arras le 1er juillet 1435. Ce fut en quelque sorte l'assemblée des mandataires du monde chrétien; car l'on y vit paraître tour à tour les cardinaux envoyés par le pape et le concile de Bâle, pour offrir leur médiation, puis les ambassadeurs des rois d'Angleterre, de France, de Sicile, de Navarre, de Portugal, de Chypre et de Norwége, et ceux des ducs de Gueldre, de Bar, de Bretagne, de Milan et de l'évêque de Liége, enfin les députés de Paris, que rejoignirent successivement d'autres députés choisis par les communes et les bonnes villes de Flandre, de Hainaut, de Hollande, de Zélande et de Bourgogne. Le duc Philippe arriva lui-même à Arras le 28 juillet: le peuple le suivit jusqu'à son hôtel en le saluant de ses acclamations. Peu de jours après, la duchesse de Bourgogne y fit également son entrée, dans une riche litière, accompagnée de dames et de damoiselles, montées sur leurs haquenées. De splendides joutes eurent lieu en son honneur, et l'on remarqua, au milieu de toutes ces fêtes, la tendance des Bourguignons et des Français à oublier leurs dissensions. Les envoyés anglais s'en montraient peu satisfaits, et, après quelques conférences, où tout confirma leurs prévisions, ils quittèrent Arras le 6 septembre.

Quinze jours après leur départ, la paix fut signée entre le duc de Bourgogne et les ambassadeurs de Charles VII.

Le roi de France, désavouant l'attentat de Montereau, en abandonnait les auteurs aux recherches du duc Philippe, et promettait de faire élever, au lieu même où succomba son père, une chapelle expiatoire.

Il lui cédait les comtés de Mâcon et d'Auxerre et la châtellenie de Bar-sur-Seine, les villes et les châtellenies de Péronne, de Roye, de Montdidier, de Saint-Quentin, de Corbie, d'Amiens, d'Abbeville, de Doulens, de Saint-Riquier, de Crèvecœur, d'Arleux, de Mortagne, en ne se réservant que le droit de les racheter pour quatre cent mille écus d'or.

Il confirmait aussi les prétentions du duc Philippe sur le comté de Boulogne et la seigneurie de Gien.

On y lisait, de plus, que le duc de Bourgogne serait, tant qu'il vivrait, exempt de foi et d'hommage vis-à-vis du roi, et qu'aucun traité ne serait conclu avec l'Angleterre sans qu'il en fût instruit.

Ainsi, après vingt ans de guerres, la dynastie des ducs de Bourgogne se rapprochait de la maison royale de France où elle avait pris son origine. La puissance qu'elle devait à son imprudente générosité n'avait été dans ses mains qu'un instrument pour la précipiter dans l'abîme des divisions et des guerres civiles. Lorsqu'elle consent à lui tendre la main pour l'en retirer, sa puissance s'est de nouveau accrue, et la réconciliation du feudataire avec son seigneur suzerain n'est que son émancipation et la déclaration de son indépendance vis-à-vis de tous.

Si la paix d'Arras fut accueillie avec joie par les Français et la chevalerie bourguignonne jalouse des Anglais, les communes de Flandre lui étaient moins favorables, parce qu'elles eussent désiré que cette paix ne s'étendît pas seulement au roi de France et au duc de Bourgogne, mais aussi au roi d'Angleterre: leur opinion, unanime à cet égard, était si connue aux bords de la Tamise qu'on y avait cru longtemps qu'elle suffirait pour éloigner le duc Philippe de tout traité avec Charles VII. Dès le 14 février, le roi d'Angleterre avait nommé des députés pour renouveler les traités avec la Flandre, et le 15 juillet, au moment où s'ouvraient les conférences d'Arras, il avait chargé son oncle, l'évêque de Winton, de modifier les règlements de l'étape des laines fixée à Calais, que les Flamands trouvaient trop défavorables aux intérêts de leur commerce. Ces derniers efforts pour ramener le duc de Bourgogne à ses engagements vis-à-vis des Anglais devaient rester stériles: Philippe envoya un héraut à Henri VI pour lui annoncer la paix d'Arras, et la nouvelle de sa défection causa une grande sensation à Londres. Il n'était personne dans le conseil du roi qui n'éclatât en injures contre lui. La même indignation régnait chez le peuple, qui voulait massacrer tous les marchands flamands ou brabançons, mais le roi donna des ordres pour qu'on les protégeât, et permit au héraut du duc de se retirer.

Déjà les Anglais et les Bourguignons se considéraient comme ennemis. Les Anglais arrêtaient sur mer les navires destinés aux Etats du duc de Bourgogne. A leurs gros vaisseaux se mêlait une petite flotte commandée par un banni de Gand; son nom était Yoens; ce nom-là était déjà un défi: les historiens bourguignons l'accusent d'avoir déclaré lui-même qu'il était «ami de Dieu et ennemi de tout le monde.» La terreur qu'il inspirait s'accroissait de jour en jour, lorsqu'il périt dans une tempête.

Les hostilités recommençaient en même temps sur les frontières de l'Artois, où la garnison de Calais essaya d'escalader la forteresse d'Ardres.

Ce fut dans ces circonstances que le duc de Bourgogne adressa à Henri VI une longue lettre, dans laquelle il énumérait toutes les entreprises dirigées contre ses sujets, notamment les tentatives des Anglais, pour exciter en faveur de Jacqueline de Hainaut une révolte en Hollande. Il avait résolu d'en tirer vengeance. Après une discussion fort vive dans son conseil, le parti de la guerre l'avait emporté et il avait été décidé qu'on assiégerait Calais.

C'était le meilleur moyen de changer le caractère de cette guerre aux yeux de la Flandre et de l'y rendre populaire. En 1347, les communes flamandes avaient cru détruire l'asile des pirates et la citadelle que redoutaient les flottes commerciales de la Manche, en s'associant avec zèle aux efforts d'Edouard III; mais elles avaient bientôt appris que Calais, aux Anglais aussi bien qu'aux Français, resterait toujours une position militaire menaçante pour leurs riches navires et les trésors qu'elles confiaient aux vents et aux flots. Une vive jalousie n'avait cessé de régner entre ce port et ceux de la Flandre: c'était ce sentiment étroit, qui remontait par la tradition et par l'histoire jusqu'aux souvenirs des batailles de Zierikzee et de l'Ecluse, qu'il fallait opposer aux véritables besoins commerciaux du pays; pour y parvenir plus aisément, Philippe adressa aux bourgeois de Gand, toujours enclins aux résolutions impétueuses et passionnées, son manifeste contre les Anglais de Calais.

Les échevins et les doyens avaient été convoqués. Le sire de Commines, souverain bailli de Flandre, leur annonça d'abord que le duc de Bourgogne s'était réconcilié avec Charles VII pour mettre un terme à la misère et à la désolation qui régnaient dans tout le royaume, désolation dont il avait été lui-même le témoin lorsque, revenant de Bourgogne en Flandre, il vit les pauvres se disputer la chair des chevaux morts pendant ce voyage. Il affirma que le duc avait invité le roi d'Angleterre à envoyer des ambassadeurs à Arras, et qu'afin de parvenir à la conclusion d'une paix générale, il avait tant fait qu'on leur avait proposé le tiers, et le meilleur tiers, de la couronne de France; mais les Anglais s'étaient éloignés sans vouloir prendre d'engagement, et le roi d'armes de la Toison d'or qui avait été député vers eux n'avait reçu aucune réponse. On l'avait retenu prisonnier; on l'avait menacé de le noyer, en ajoutant à cette violation des usages les plus sacrés des paroles insultantes. Le duc était d'ailleurs pleinement instruit des projets hostiles des Anglais, qui traitaient avec l'empereur, l'archevêque de Cologne, l'évêque de Liége et le duc de Gueldre, et avaient même écrit aux villes de Hollande et de Zélande pour leur faire espérer de grandes sommes d'argent si elles lui refusaient leur secours. Le sire de Commines eut soin de rappeler aux magistrats de Gand que plusieurs Flamands avaient été mis à mort à Londres, et que les Anglais avaient arrêté des vaisseaux chargés de marchandises de leur pays, en déclarant qu'ils feraient la guerre à feu et à sang. «Quel que soit le désir de mon très-redouté seigneur de vivre en paix, leur dit le sire de Commines, sa longanimité a atteint les dernières limites, et puisqu'il a résolu de se défendre, il lui semble qu'il ne peut le faire d'une manière plus utile qu'en enlevant à ses ennemis la ville de Calais qui est son légitime patrimoine et qui, également voisine de ses pays de Flandre et d'Artois, est pour vous une cause de pertes innombrables. Il a remarqué que la prospérité de la Flandre repose sur le commerce des draps, et que la laine d'Angleterre est mise à si haut prix que tout profit est enlevé à nos marchands, et que de plus, par une mesure qui entraîne la ruine de notre monnaie, on vous fait payer deux florins pour un noble; enfin, il a observé que les laines d'Espagne et d'Ecosse commencent à égaler celles d'Angleterre et à être aussi recherchées. Mon très-redouté seigneur, éclairé sur les desseins coupables des Anglais, et prenant en considération l'accroissement de son peuple et la décadence du commerce et de la prospérité publique, menacés de nouveaux désastres, veut donc, comme bon prince et comme bon pasteur, chasser le loup loin de ses brebis. Par la grâce de Notre-Seigneur et avec l'aide des bonnes gens de la ville de Gand, son intention est de reconquérir son héritage et de convoquer dans ce but tous ses bons sujets; c'est pourquoi il vous prie, sur la foi et le serment que vous lui devez, de vouloir bien l'aider: ce qui sera le plus grand plaisir et le plus agréable service que vous lui fîtes jamais. Il vous exhorte à suivre les traces de vos prédécesseurs qui plusieurs fois ont ainsi servi honorablement les siens, notamment à Pont-à-Choisy, en Brabant, en Vermandois, et ailleurs. Veuillez remarquer que la ville de Calais touche à votre pays et qu'elle appartient à l'ancienne Flandre. Songez aux dommages qu'elle cause à la Flandre, et montrez votre affection pour notre très-redouté seigneur. Il a déjà fait connaître sa puissance en s'emparant d'un grand nombre de villes à deux cents lieues de vos frontières et jusqu'aux bords du Rhône; mais si les Anglais conservent Calais, ce sera un grand déshonneur pour lui et pour vous: si, au contraire, vous vous empariez de Calais, ce serait fort à son honneur et au vôtre. Il en serait mémoire aussi longtemps que durerait le monde, et les chroniques rappelleraient votre gloire; mais si vous pensiez qu'une somme d'argent contenterait notre très-redouté seigneur, sachez bien que rien n'est moins vrai, car il aime mieux vous voir l'aider que de recevoir de vous un million d'or.»

A ces mots le duc se leva: «Mes bonnes gens, ajouta-t-il, tout ce qu'on vous a dit est vrai; je vous prie de m'aider à reconquérir mon héritage, et vous me ferez le plus grand plaisir et service que vous puissiez jamais me faire, et je le reconnaîtrai toute ma vie.»

Le lendemain, le duc se rendit, à midi, à la loge des foulons, où l'un des pensionnaires de la ville lui adressa ce discours: «Très-cher seigneur, les trois membres de la ville de Gand se sont réunis, chacun au lieu ordinaire de ses assemblées, et ils ont décidé, sur la requête qui nous a été faite hier par monseigneur notre souverain bailli de Flandre, qu'ils vous rendraient cette réponse qu'avec l'aide de Dieu et celle de vos autres sujets et amis, ils vous aideront à reconquérir votre patrimoine, et à cet effet ils vous offrent leurs corps et leurs biens.»

Ainsi prévalait la politique adroite et insinuante du duc; tant il est vrai que, pour faire adopter au peuple ce qui est le plus contraire à ses véritables intérêts, il suffit de le déguiser sous la feinte apparence d'une pensée nationale ou d'un sentiment patriotique. De toutes parts, les villes et les communes de la Flandre, oubliant les liens commerciaux qui depuis quatre siècles les unissaient aux Anglais, se préparaient à les combattre, et beaucoup de bourgeois croyaient imprudemment devoir saisir cette occasion de montrer à tous, et surtout au duc, combien ils étaient bien pourvus d'armes, de machines et d'habillements de guerre.

Dès le 14 mai, mille Anglais, qui avaient quitté Calais pour aller piller les campagnes de Bourbourg, de Bergues et de Cassel, avaient mis le siége devant l'église de Looberghe, où un grand nombre de laboureurs s'étaient réfugiés avec leurs familles. Le désespoir animait le courage de ces malheureux, et une pierre lancée du haut du clocher tua un banneret ennemi. La colère des Anglais redoubla: ils firent apporter de la paille et du bois, et le feu pénétra de toutes parts dans la nef. Là se pressaient autour de l'autel les femmes et les enfants. Une clameur lamentable retentit sous les ogives embrasées; puis, toutes ces voix plaintives s'affaiblirent et se turent, et le silence de la mort apprit bientôt aux combattants, retranchés dans la tour, que le père ne reverrait plus sa fille, que le fils ne retrouverait plus sa mère; mais pas un d'entre eux ne songea à implorer la clémence d'un vainqueur cruel et irrité, et à mesure que l'incendie se développait, le tocsin résonnait avec plus d'énergie. Les défenseurs de Looberghe avaient signalé à l'ouest, vers les bords de la Peene, une troupe nombreuse d'habitants de la vallée de Cassel, réunie par Philippe de Longpré et Thierri d'Hazebrouck, qui s'approchaient rapidement pour les secourir. Ce dernier espoir de salut ne devait pas tarder à s'évanouir. A peine le combat s'était-il-engagé qu'un puissant renfort arriva aux Anglais, et les deux chevaliers qui s'étaient vantés de les chasser donnèrent l'exemple de la fuite, tandis qu'un dernier cri s'élevait au haut du clocher de Looberghe, du sein des flammes qui venaient de l'atteindre.

Cependant les Gantois pressaient leurs armements. Ils avaient ordonné que tous ceux qui relevaient de leur ville déclarassent leurs noms et se pourvussent d'armes, sous peine de perdre leur droit de bourgeoisie. Toutes les querelles particulières furent suspendues, et l'on ajourna l'exécution des jugements qui imposaient des pèlerinages à quatorze jours après la fin de l'expédition. On fixa également le contingent de chacun dans l'armée que Gand avait promise au duc et dans les dépenses qu'elle entraînerait. Chaque homme devait avoir une lance ou, au moins, deux maillets de plomb ou de fer. Les paysans avaient reçu l'ordre de fournir un si grand nombre de chariots, qu'il dépassait d'un tiers celui qu'on avait réuni pour la célèbre expédition de 1411; mais comme ils s'y montraient peu disposés, on les menaça de les y faire contraindre par la milice municipale des Chaperons-Blancs, qui conservait encore son ancienne célébrité. A Bruges et dans les autres parties de la Flandre, les mêmes préparatifs avaient lieu et suspendaient les travaux des métiers et du labourage.

Vers les premiers jours de juin, le duc se rendit à Gand et y passa en revue, au marché du Vendredi, les connétablies des bourgeois, auxquels s'était réuni le contingent des cent soixante et douze paroisses du pays d'Alost, et celui des puissantes communes de Grammont, de Ninove, de Boulers, de Sotteghem, d'Ecornay, de Gavre, de Rode et de Renaix. Le duc accompagna les Gantois jusqu'aux portes de la ville; le premier jour, ils firent halte à Deynze. De là ils poursuivirent leur route, et on ne put les empêcher de brûler le château de Thierri d'Hazebrouck, qu'ils accusaient de la défaite des habitants de Cassel à Looberghe.

Le 11 juin, le duc de Bourgogne réunissait également à Bruges les milices de cette ville et celles de Damme, de l'Ecluse, d'Oostbourg, d'Ardenbourg, de Thourout, d'Ostende, de Mude, de Muenickereede, d'Houcke, de Blankenberghe, de Ghistelles, de Dixmude et d'Oudenbourg. Depuis longtemps ces milices suivaient celle de Bruges dans toutes les guerres. Les habitants de Dixmude se vantaient d'avoir lutté sous les mêmes bannières aux glorieuses journées de Courtray et de Mont-en-Pévèle; ceux de Damme faisaient remonter cette association de périls et de gloire jusqu'à la bataille de Bavichove, où le comte Robert le Frison avait vaincu, trois cent soixante-cinq années auparavant, le roi de France Philippe Ier. La commune de l'Ecluse avait aussi combattu fréquemment avec les Brugeois; mais au quinzième siècle comme au quatorzième, depuis que Philippe le Hardi avait construit la tour de Bourgogne aussi bien qu'à l'époque où Jean de Namur se faisait investir par Louis de Nevers du bailliage des eaux du Zwyn, les Brugeois portaient une haine profonde aux habitants de l'Ecluse, la plupart bourgeois du parti leliaert ou bourguignon, qui ne devaient qu'à la faveur des princes le droit de garder les barrières sous lesquelles gémissait l'industrie flamande. Ces dissentiments éclatèrent dès le premier jour. La milice de l'Ecluse refusait de se mettre en marche à la suite des Brugeois, et le duc eut grand'peine à l'y engager par de douces paroles et de belles promesses. Enfin elle y consentit et alla se mêler aux autres communes qui l'attendaient près du couvent de la Madelaine, et elles s'éloignèrent ensemble en se portant vers Oudenbourg. Ce fut là que les rejoignirent les milices du Franc, commandées par les sires de Moerkerke et de Merkem, qui avaient un instant réclamé l'honneur de précéder la commune d'Ypres dans l'ordre de marche de l'armée. Elles rappelaient que, par une charte du 7 août 1411, Jean sans Peur leur avait permis de former un corps distinct dans l'expédition de Montdidier. Si la ville de l'Ecluse avait été soumise par des concessions solennelles à la tutelle des Brugeois, les communes du Franc, profondément séparées des villes par leurs mœurs, pouvaient du moins revendiquer une juridiction spéciale qui remontait, dans les traditions populaires, plus loin que Jeanne de Constantinople, plus loin même que Thierri d'Alsace. L'étendue de leur territoire, le nombre de leurs habitants les avaient depuis longtemps élevées au même rang que les trois bonnes villes, et c'était par une conséquence toute naturelle de la situation des choses que s'était établi l'usage de considérer le Franc comme le quatrième membre du pays. Il était toutefois incontestable que le Franc relevait de Bruges par des liens politiques, et que l'obligation de combattre sous la bannière de cette ville en était le signe public. En 1436 ces liens étaient brisés, et les milices du Franc se consolèrent aisément d'être placées après celles des trois grandes cités flamandes, en obtenant «d'avoir et porter bannière aux armes de Flandre, comme font et ont ceux et chacun des trois autres membres.» Les milices communales d'Ypres et de Courtray, commandées par Gérard du Chastel et Jean de Commines, s'étaient également mises en marche.

Le duc Philippe était sorti de Bruges en chargeant messire Jean de la Gruuthuse et les bourgmestres Metteneye et Ruebs d'apaiser le mécontentement qui y régnait. Il rejoignit les Gantois à Drinkham, où il trouva le comte de Richemont, connétable de France, et lui offrit une collation dans la tente de Gand. Enfin il s'avança vers la ville de Gravelines, choisie comme point de ralliement pour les milices de Gand, de Bruges et du Franc. Lorsque toute cette armée, qui ne comprenait pas moins de trente mille combattants, eut dressé ses tentes par ordre de ville et de châtellenie, elle présentait un aspect magnifique: on eût pris son camp pour une réunion de plusieurs grandes cités. Les Flamands avaient conduit avec eux un grand nombre de ribaudequins chargés de canons, de coulevrines et de grosses arbalètes. Leurs chariots et leurs charrettes se comptaient par milliers, «et sur chacun chariot, dit Monstrelet, avoit un coq pour chanter les heures de la nuit et du jour.»

Dans ce camp comme dans toute la Flandre, l'énergie des Gantois dominait celle des autres communes. Le duc avait si grand besoin de leur aide qu'il n'était rien qu'il ne fît pour leur plaire. Dès les premiers jours de son arrivée, il s'était vu obligé de les laisser piller, sous ses yeux, le domaine d'un noble nommé George de Wez, dont ils associaient le nom à celui de Thierri d'Hazebrouck. Lorsque le connétable lui avait offert de lui envoyer deux ou trois mille hommes d'armes français sous les ordres du maréchal de Rieux, la crainte d'exciter la jalousie des Gantois l'avait empêché d'accepter ces renforts; elle était si vive, d'après le récit des chroniqueurs, qu'ils forcèrent le duc à congédier la plus grande partie de ses hommes d'armes bourguignons; ce dont plusieurs de ses conseillers l'avaient fortement blâmé, parce qu'ils comprenaient bien que les communes flamandes ne persisteraient pas longtemps dans une guerre fatale à leurs intérêts et à leur industrie, et qu'elles feraient moins pour la soutenir que la plus petite armée de nobles et d'écuyers.

De même que dans l'expédition de Vermandois sous Jean sans Peur, en 1411, expédition que celle-ci devait rappeler sous tant de rapports, c'était surtout contre les Picards que se dirigeait la colère des Flamands. Quelle que fût l'ardeur des Picards à piller, elle ne leur servait de rien; il leur était impossible d'emporter ce qu'ils enlevaient, encore plus de le conserver, car, pour rappeler la vieille orthographe de Monstrelet, «Hennequin, Winequin, Pietre, Liévin et autres ne l'eussent jamais souffert ni laissé passer.» Les Picards se voyaient réduits à se taire et à fléchir devant «la grande puissance qu'avoient les Flamands.»

Les milices communales de Flandre, après avoir défilé sous les murs de Tournehem, allèrent mettre le siége devant le château d'Oye qui était au pouvoir des Anglais. La garnison, trop faible pour leur résister, se rendit et se remit à la volonté du duc de Bourgogne et de ceux de la ville de Gand. La volonté des Gantois fut que tous les Anglais fussent pendus. Le duc de Bourgogne parvint seulement, par ses prières, à en sauver trois ou quatre. Les châteaux de Sandgate et de Baillinghen ouvrirent leurs portes. Celui de Marcq fit une meilleure défense; enfin les Anglais qui s'y trouvaient capitulèrent en obtenant la vie sauve, et ils furent envoyés à Gand afin d'être échangés plus tard contre quelques Flamands prisonniers à Calais.

Les Flamands formèrent bientôt le siége de Calais (9 juillet 1436). Ils occupaient les mêmes lieux où leurs pères avaient campé lorsqu'ils aidèrent Edouard III à conquérir cette ville qu'ils voulaient aujourd'hui enlever à ses héritiers. Leur confiance dans le succès de leurs efforts était extrême, et ils croyaient voir les Anglais fuir dans leur île dès qu'ils apprendraient que «messeigneurs de Gand étoient armés et à puissance pour venir contr'eux.» Les Anglais appréciaient mieux l'importance de la forteresse de Calais; placée dans le passage le plus resserré du détroit qui sépare l'Angleterre du continent et par là facile à secourir, elle menaçait les ducs de Bourgogne dans leurs Etats les plus florissants et les rois de France au cœur même de leur royaume. Mieux eût valu sacrifier toutes les conquêtes des Chandos et des Talbot vers la Seine ou la Loire que ces remparts dont la perte fera expirer de douleur, au seizième siècle, l'une des reines filles de Henri VIII.

Dès le 18 juin, le comte d'Huntingdon avait reçu l'ordre de réunir des renforts. Le 3 juillet, lorsque la nouvelle de la prise du château d'Oye arriva en Angleterre, on pressa tous les préparatifs, et le duc de Glocester, qui en ce moment gouvernait l'Angleterre comme régent, résolut de passer lui-même la mer pour vider ses vieilles querelles avec le duc Philippe.

Le siége de Calais semblait devoir se prolonger. Les Anglais se montraient décidés à se bien défendre. Leurs sorties étaient fréquentes et acharnées. A plusieurs reprises les Flamands éprouvèrent des pertes, et ce fut au milieu d'eux que fut blessé l'un des capitaines de Charles VII, le fameux la Hire, qui était venu les voir combattre. Le duc de Bourgogne lui-même fut exposé à de grands dangers: un jour qu'il cherchait à reconnaître la ville, un coup de canon renversa à ses pieds un trompette et trois chevaux; un autre jour, il était allé sans armes et en simple robe, pour ne pas être remarqué, examiner le port du haut des dunes, lorsque plusieurs Anglais, qui s'étaient placés en embuscade, s'élancèrent vers lui, et il eût été pris, sans le dévouement d'un chevalier flamand nommé messire Jean Plateel, qui les arrêta vaillamment, s'inquiétant peu d'être le prisonnier des Anglais, pourvu que son maître ne le fût point.

Cependant les Flamands voyaient chaque jour entrer dans le havre des navires qui venaient d'Angleterre, chargés de renforts et de vivres. La flotte que Jean de Homes devait amener pour bloquer Calais du côté de la mer ne paraissait point. Les Flamands commençaient à murmurer contre les conseillers du duc de Bourgogne: mais Philippe cherchait à les apaiser en leur disant qu'elle était retenue par les vents contraires, et qu'il avait reçu l'avis qu'elle ne tarderait point à arriver.

Ces retards étaient déplorables: ils laissaient aux Anglais le temps de secourir Calais. L'armée qu'ils équipaient était déjà toute prête à passer la mer, et bientôt après, un de leurs hérauts d'armes nommé Pembroke se présenta au duc Philippe, chargé par le duc de Glocester de lui annoncer que dans un bref délai, s'il osait l'attendre, il viendrait le combattre avec toutes ses forces, sinon qu'il irait le chercher dans ses Etats. Le duc de Bourgogne se contenta de répondre que ce dernier soin lui serait inutile, et que si Dieu le permettait, le duc de Glocester le trouverait devant Calais.

A mesure que ces nouvelles se répandaient, le mécontentement augmentait. Les plaintes des Flamands, qui voyaient s'éloigner chaque jour les résultats promis à leur expédition, devenaient de plus en plus vives, et le 24 juillet, les membres de l'un des corps de métiers, campés devant Calais, adressaient cette lettre à leurs compagnons restés à Bruges: «Si tout le monde croyait comme nous qu'il vaut mieux rentrer dans nos foyers, nous ne demeurerions pas longtemps ici.» Philippe, alarmé par ces manifestations, crut devoir se rendre dans la tente de Gand, où il avait réuni les nobles et les capitaines de l'armée. Il leur fit exposer par maître Gilles Van de Woestyne le défi du duc de Glocester et la réponse qu'il y avait faite, et les pria instamment de rester avec lui afin de l'aider à garder son honneur. Puis il se dirigea vers le quartier occupé par les milices des bourgs et des villages de la châtellenie du Franc, et par une charte du 25 juillet, il lui accorda de nouveaux priviléges en confirmant l'indépendance de sa juridiction comme quatrième membre de Flandre. D'autres démarches semblables furent tentées près des Brugeois: on cachait sans doute les priviléges accordés à des rivaux dont ils auraient pu être jaloux. Les communes flamandes, quoique inquiètes et agitées, cédèrent à ces prières: elles se laissèrent persuader que le moment où elles pourraient tenter l'assaut de Calais était proche, et se préparèrent à de nouveaux combats. Sur une montagne voisine de Calais s'éleva une bastille de bois d'où l'on pouvait observer tous les mouvements des Anglais. On y plaça des canons et notamment trois bombardes dont l'une était si grande qu'il avait fallu cinquante chevaux pour la faire venir de Bourgogne. Les Anglais firent une sortie et vinrent en grand nombre assaillir la bastille; mais ils furent vaillamment repoussés par les Flamands qui la gardaient, et contraints à se retirer. Le jeudi suivant (26 juillet) on signala, vers le levant, une flotte qui déployait ses voiles: c'était celle de Hollande, si longtemps et si impatiemment attendue. Le duc monta à cheval et se rendit sur le rivage. Une chaloupe y aborda bientôt, chargée d'un message du sire de Hornes qui annonçait son arrivée. L'armée manifestait bruyamment sa joie, et la plupart des hommes d'armes s'élançaient sur les dunes pour saluer les vaisseaux qui devaient seconder leurs efforts.

Le même jour, vers le soir, quatre navires chargés de pierres profitèrent de la marée, sans que l'artillerie des assiégés pût les en empêcher, pour aller s'échouer à l'entrée du port. Ils devaient fermer tout passage aux navires anglais. Cependant, dès que les eaux de la mer se retirèrent, ils se trouvèrent à peu près à découvert sur le sable, et les Anglais, hommes, femmes, vieillards et enfants, accoururent en grand nombre pour les briser; le bois fut transporté dans la ville; la mer emporta les pierres comme des jouets opposés par l'impuissance de l'homme à l'éternelle furie de ses flots.

Lorsque les Flamands furent témoins de l'inutilité de ces tentatives pour fermer l'entrée du port, leurs murmures recommencèrent; mais quand le lendemain on vint leur apprendre que les vaisseaux du sire de Hornes s'éloignaient et cinglaient vers la Hollande de peur d'être attaqués par les galères du duc de Glocester, leur indignation passa aux dernières limites de la colère. Ils rappelaient toutes les promesses que le duc leur avait faites en leur assurant le concours de sa flotte. Ils accusaient de trahison les conseillers qui l'entouraient. Au même moment on leur annonça que les Anglais avaient surpris leur bastille et en avaient massacré toute la garnison; leurs cris redoublèrent alors. Ils se montraient résolus à lever le siége, et quelques-uns voulaient même mettre à mort les conseillers du duc, notamment les sires de Croy, de Noyelles et de Brimeu, qui jugèrent prudent de fuir. Le duc en fut instruit tandis qu'il faisait examiner le champ de bataille où il combattrait le duc de Glocester. Il se rendit aussitôt à la tente de Gand, où il assembla une seconde fois les capitaines flamands. Il les conjura de ne pas le quitter et d'attendre l'arrivée des Anglais qui était prochaine; il ajoutait que s'ils se retiraient sans les avoir combattus, ils le couvriraient d'un déshonneur plus grand que jamais prince n'en avait reçu. Quelques capitaines flamands s'excusaient avec courtoisie. La plupart, persistant invariablement dans leur détermination, refusaient de l'écouter. Il reconnut bientôt que tous ses efforts pour les retenir, même pendant quelques jours, seraient sans fruit, et de l'avis de ses conseillers il les pria de lever le siége le lendemain en bon ordre, et leur fit part de son intention de les accompagner avec ses hommes d'armes pour assurer leur retraite. Ils lui répondirent qu'ils étaient assez forts pour ne pas avoir besoin de sa protection. Pendant la nuit, ils ployèrent leurs tentes, chargèrent leurs bagages sur leurs chariots et percèrent les barils de vin qu'ils ne pouvaient emporter. Déjà retentissait le vieux cri de Montdidier: «Go, go, wy zyn al verraden!» «Allons, allons, nous sommes tous trahis!» Le duc les suivit jusqu'à Gravelines et les engagea vainement à s'arrêter dans cette ville pour la défendre contre les Anglais: toute remontrance était inutile.

«Le duc de Bourgogne, dit Monstrelet, prit conseil avec les seigneurs et nobles hommes sur les affaires, en lui complaignant de la honte que lui faisoient ses communes de Flandre. Lesquels lui remontrèrent amiablement qu'il prist en gré et patiemment ceste aventure, et que c'estoit des fortunes du monde... Il ne fait point à demander s'il avoit au cœur grand desplaisance, car jusqu'à ce toutes ses entreprises lui estoient venues assez à son plaisir, et icelle qui estoit la plus grande de toutes les autres de son règne lui venoit au contraire.»

Lorsque la nouvelle de la retraite de l'armée flamande parvint en Angleterre, le duc de Glocester se hâta de s'embarquer: sa flotte, composée de trois cent soixante vaisseaux, portait vingt-quatre mille hommes, et afin que rien ne manquât à l'éclat de son triomphe, Henri VI fit publier dans toutes les villes soumises à son autorité les lettres suivantes:

«Le roi à tous ceux qui ces présentes verront, salut.

«Les lois canoniques et divines, aussi bien que les lois humaines, attestent combien est grand le crime de rébellion, et quelle peine mérite le vassal qui s'insurge traîtreusement contre son seigneur lige: car ce crime sacrilége, qui entraîne celui de lèse-majesté, fait peser sur les enfants les fautes de leurs pères, et les exclut à juste titre de leur héritage pour faire retourner au prince, comme forfaits et légitimement confisqués, tous les biens et tous les fiefs du coupable.

«Or, le perfide Philippe, vulgairement nommé duc de Bourgogne, nous avait reconnu pour son souverain seigneur depuis notre enfance, c'est-à-dire dès le temps où nous avons recueilli à titre héréditaire la couronne de France selon le traité de paix conclu entre le roi Charles, notre aïeul, et le roi Henri V, notre père, traité accepté et juré par lui-même sur les saints Evangiles, mais il ne craint pas de nous outrager aujourd'hui par la plus détestable rébellion, en renonçant faussement, méchamment et traîtreusement à la foi et à la sujétion qu'il nous doit, pour jurer fidélité à notre adversaire et principal ennemi, l'usurpateur du royaume de France; de plus, accumulant crime sur crime et maux sur maux, il a usurpé des villes, des bourgs et des châteaux relevant notoirement de notre couronne de France, et il vient même, afin de rendre son manque de foi et sa rébellion plus manifestes, de détruire violemment et par la force de la guerre plusieurs de nos châteaux situés vers les marches de Calais, mettant à mort ceux de nos hommes qui s'y trouvaient et cherchant à s'emparer de notre ville de Calais, tentative dans laquelle notre Créateur, auquel nous rendons d'humbles actions de grâces, a daigné confondre sa malice pour la honte éternelle de ce traître rebelle et perfide, et de tous les siens.

«Nous déclarons donc que tous les biens, possessions et seigneuries que le susdit traître tient de la couronne ont de plein droit fait retour à nous comme au véritable roi de France, et voulant en disposer comme il convient en droit et en justice, nous avons résolu de nous occuper d'abord du comté de Flandre, qui relève directement de nous, et c'est afin de témoigner notre juste reconnaissance à illustre prince Humphroi, duc de Glocester, notre oncle, qui nous a toujours servi et nous sert encore fidèlement, que nous lui faisons don du susdit comté, ordonnant que ledit duc Humphroi le tiendra de nous et de nos successeurs tant qu'il vivra, et le possédera avec les priviléges les plus étendus que les comtes de Flandre aient autrefois reçus des rois de France, réservant seulement en tout et pour tout notre souveraineté et les droits de notre royauté (30 juillet 1435).»

Une violente agitation régnait dans toute la Flandre. Les Gantois, qui s'étaient montrés devant Calais les plus sourds aux exhortations et aux prières du duc Philippe, réclamaient le don d'une robe neuve, récompense ordinaire de ceux qui revenaient de la guerre: on la leur avait refusée, et ils s'en plaignaient vivement. Le mécontentement des Brugeois n'était pas moins redoutable. Ils s'étaient arrêtés, au retour de leur expédition, près du hameau de Saint-Bavon, aux mêmes lieux qu'en 1411, déclarant qu'ils ne déposeraient point les armes tant que l'on n'aurait pas puni la commune de l'Ecluse qui avait contesté leur suprématie, et, malgré les efforts qui avaient été faits pour les calmer, ils rejetaient tout ce qui eût pu conduire à une réconciliation et au maintien de la paix.

Le duc de Glocester, profitant de ces divisions et de l'absence du duc de Bourgogne qui s'était retiré à Lille, avait quitté Calais pour envahir la West-Flandre. Aucune résistance ne s'opposa à cette agression et aux représailles qui la signalèrent. Le pillage et l'incendie s'étendirent des portes de Tournehem aux rives de l'Yzer. Les Anglais s'emparèrent tour à tour de Bourbourg, de Dunkerque, de Bergues, de Poperinghe. Le bourg opulent de Commines, celui de Wervicq, non moins fameux par la fabrication des draps, et si important qu'un seul incendie y consuma mille maisons au quinzième siècle, furent pillés et saccagés, et les bourgeois d'Ypres, assemblés sur leurs remparts, purent entendre à la fois les cris des vainqueurs et les gémissements des malheureux chassés de leurs chaumières. A Poperinghe, le duc de Glocester se fit reconnaître solennellement comme comte de Flandre, et arma chevalier un banni qui depuis longtemps combattait sous les bannières anglaises. Puis il se dirigea vers Bailleul, où l'on chargea deux mille chariots de butin, et rentra à Calais après avoir traversé l'Aa, près d'Arques. Les habitants des vallées de Cassel et de Bourbourg avaient formé le dessein de l'attaquer au passage de la rivière: mais Colard de Commines s'y opposa au nom du duc: la crainte de les exposer à de désastreux revers expliquait cette défense; mais, pour un grand nombre d'entre eux, ce fut un motif de plus d'accuser les principaux conseillers du duc de Bourgogne de les trahir et de les abandonner.

D'autres hommes d'armes anglais se portèrent vers Furnes et vers Nieuport; le monastère des Dunes était désert; l'abbé et les moines avaient fui à Bruges. Les Anglais respectèrent toutefois la belle église de cette abbaye, célèbre par ses stalles élégantes dont un artiste flamand reproduisit les sculptures à Melrose, sa bibliothèque où l'on comptait plus de mille manuscrits précieux, ses vastes bâtiments où deux cents frères convers se livraient habituellement aux travaux des métiers; mais ils dévastèrent les fermes voisines et les champs, qu'une admirable persévérance avait fertilisés avec tant de succès, au milieu même des sables de la mer, que l'abbé Nicolas de Bailleul avait coutume de dire que les Dunes étaient devenues une montagne d'argent.

Enfin toute la flotte anglaise sortit du port de Calais, où elle avait conduit l'armée du duc de Glocester; on la vit suivre lentement le rivage de la mer. Ostende fut menacée; mais les navires ennemis poursuivirent leur navigation vers les eaux du Zwyn, où la flotte bourguignonne avait jeté l'ancre. Un combat naval semblait inévitable: Jean de Hornes avait son honneur à réhabiliter; mais il l'abdiqua par un second acte de faiblesse ou de terreur: une troupe de laboureurs du Fleanderland, qui s'était réunie pour s'opposer au débarquement des Anglais, l'aperçut au bord du rivage de la mer, fuyant loin de ses navires et de ses hommes d'armes, et elle l'accabla de tant d'outrages que quatorze jours après il expira à Ostende.

Le 9 août 1436, les Anglais pillèrent Gaternesse, Schoendyke et Nieukerke. Le lendemain, ils dévastèrent Wulpen et Cadzand, d'où ils menaçaient à la fois les environs de Bruges et le pays des Quatre-Métiers, à peine défendu par quelques milices communales du pays de Waes.

Pour engager la Flandre à se protéger elle-même plus efficacement que ne l'avait fait Jean de Hornes, il ne restait au duc de Bourgogne qu'à lui persuader que ses intérêts et ceux du pays même étaient intimement unis. Les bourgeois de Gand furent convoqués le 14 août. Gilles Declercq, «procureur du duc en la chambre des échevins,» reçut la mission de les haranguer. Né à Gand et y exerçant la profession «d'advocat publicq,» il paraît y avoir joui à ce titre de quelque influence, et personne n'ignorait qu'il avait été chargé du soin de parler au nom du duc de Bourgogne, soin confié habituellement aux nobles les plus illustres, «pour ce que, porte l'instruction qui lui fut envoyée, plusieurs des conseillers de mondit seigneur, qui sçavoient le langage flameng, obstant les grandes menaces et charges que aucuns hayneux leur ont volu baillier, n'oseroient dire, ne exposer lesdites charges.»

Gilles Declercq annonça d'abord aux bourgeois de Gand que le duc avait mandé ses hommes d'armes à Ypres le 16 août, et qu'il avait résolu de venger l'échec de Calais. Il réclama leur concours et les exhorta à défendre vaillamment leurs libertés, leurs biens, leurs enfants «et l'honneur et bonne renommée de leur postérité.» Puis il rappela combien il était important qu'ils se choisissent de bons capitaines, «car sans obéissance et ordre n'est nul peuple à conduire,» et il les supplia de prendre les armes sans retard; attendu, disait-il, que les ennemis sont jà profondément entrez «oudit pays et font non-seulement en icellui dommage irréparable, mais aussi une perpétuelle blasme et déshonneur à mondit seigneur, qui est prince si grant et puissant que chacun scet, et aussi à sondit pays de Flandres, qui a toudis esté ung pays honnouré et renommé par tout le monde, et qui oncques ne souffri si grant honte, ne attendi ses ennemis estre, ne se tourner si longuement en icellui

La duchesse de Bourgogne, accourant au camp de Saint-Bavon, avait adressé le même appel au dévouement patriotique des Brugeois; elle leur avait fait connaître qu'une assemblée des députés des trois bonnes villes et du Franc se tiendrait à Bruges, le lundi 20 août, vers le soir, et le but qu'elle devait atteindre était de veiller à la fois à la défense du pays et au maintien de ses franchises. Trois députés du duc devaient y présenter en son nom la justification de ses conseillers, que l'on accusait d'avoir favorisé les Anglais devant Calais et au passage de l'Aa.

Les mêmes promesses avaient été faites à Gand, et elles avaient été accueillies favorablement dans les deux grandes cités flamandes, quand de nouveaux griefs vinrent ranimer l'irritation populaire. La duchesse de Bourgogne avait obtenu des bourgeois et des corps de métiers qu'indépendamment des milices qui s'étaient avancées jusqu'à Oostbourg, six hommes seraient choisis dans chaque tente pour se rendre à bord de la flotte si honteusement abandonnée par son amiral Jean de Hornes; mais lorsqu'ils se présentèrent devant l'Ecluse, Roland d'Uutkerke qui y commandait ne consentit à recevoir que messire Jean de Steenhuyse et quarante des siens, tandis que les autres étaient réduits à passer toute la nuit au pied des remparts, transis par la pluie qui tombait à torrents. Le lendemain, Roland d'Uutkerke répondit à toutes leurs remontrances qu'il n'y avait point de vaisseaux préparés pour combattre les Anglais, et qu'il ne leur restait qu'à retourner à Bruges. Il les appelait des traîtres et des mutins, ordonna même de tirer le canon contre eux, et fit jeter par les fenêtres ceux de leurs compagnons introduits la veille dans la ville, qui voulaient faire ouvrir les portes. Trois jours après on publia, par ses ordres, une ordonnance qui prescrivait à tous les bourgeois de Bruges résidant dans la ville de l'Ecluse de s'en éloigner immédiatement sous peine de mort.

Que devint, dans cette situation de plus en plus grave, l'assemblée du 20 août? L'influence des ducs de Bourgogne a si profondément pénétré les sources historiques de cette époque qu'il est presque impossible d'éclaircir les questions relatives aux mouvements des communes flamandes; mais il est vraisemblable qu'on y conclut, à l'exemple de ce qui s'était passé en 1405, un acte de confédération dont nous verrons bientôt les conséquences.

Aussitôt que les Brugeois réunis à Oostbourg eurent vu la flotte anglaise s'éloigner chargée de butin sans être inquiétée par celle du duc, ils rentrèrent à Bruges pleins d'indignation et de haine, et le cœur avide de vengeance. Leurs cris répétaient tumultueusement: «Nous ne quitterons point la place du marché avant d'avoir châtié l'insolence de Roland d'Uutkerke; nous voulons savoir quels sont les magistrats qui, au mépris de nos franchises, ont permis qu'on fortifiât l'Ecluse, et nous voulons désormais garder nous-mêmes nos priviléges et les clefs de la ville.» Les magistrats cherchèrent vainement à les en dissuader: il fallut les conduire à la maison de Dolin de Thielt, clerc de la trésorerie et receveur du septième denier, où les clefs étaient déposées. L'irritation populaire s'accroissait d'heure en heure: le sire de la Gruuthuse, capitaine de la ville, et le bailli Jean Uutenhove ne purent la calmer; l'écoutète Eustache Bricx, plus imprudent, osa recourir aux menaces en cherchant à saisir sur la place du Marché la bannière du duc qui, d'après la charte de 1407, ne pouvait en être enlevée sans que l'assemblée du peuple se rendît coupable du délit de sédition. On se souvenait qu'avant le départ de l'expédition de Calais il avait contesté à la commune le droit de s'armer dans les rues de Bruges, et la foule se précipitant sur lui l'immola sans pitié (26 août 1436). Bien que la nuit fût arrivée, on accourait de toutes parts sous les bannières, et les échevins se virent réduits à remettre, avec les clefs de la ville, celles de la boîte aux priviléges. On lut alors du haut des halles toutes les chartes de priviléges, notamment celle du 9 avril 1323 (v. st.), confirmée par Philippe le Hardi le 26 avril 1384, qui plaçait les habitants de l'Ecluse sous l'autorité de ceux de Bruges, et l'on somma tous les anciens magistrats de rendre compte des infractions à ce privilége qu'ils avaient encouragées ou tolérées. Quelques magistrats n'osèrent point obéir: on pilla leurs maisons, et l'on apprit bientôt au milieu de ces scènes de désordre que le peuple, sourd aux cris du jeune comte de Charolais, avait arraché de la litière de la duchesse de Bourgogne, qui se préparait à rejoindre à Gand le duc Philippe, deux femmes qu'il voulait conserver comme otages: le nom qu'elles portaient était tout leur crime: l'une était la femme de Roland d'Uutkerke; l'autre, la veuve de Jean de Hornes.

La duchesse Isabelle retrouva à Gand les mêmes troubles et les mêmes périls. L'alliance des bonnes villes de Flandre n'était plus ignorée, et une lettre de cinquante-deux doyens de la ville de Bruges avait été adressée aux cinquante-deux doyens de la ville de Gand pour que ceux-ci les soutinssent dans toutes leurs réclamations, en intervenant en leur faveur; mais le duc avait repoussé leur médiation; il ne leur avait même pas caché que son premier soin serait de venger la mort de son écoutète, et ce discours, répété par les doyens des métiers, avait si vivement ému les Gantois assemblés en armes au marché du Vendredi, que le duc avait jugé nécessaire d'accourir au milieu d'eux pour chercher à détruire les funestes conséquences de ses propres paroles. La réponse de Philippe avait été l'expression de son ressentiment; sa démarche près des Gantois fut la révélation de sa faiblesse. Les bourgeois auxquels il s'adressait humblement doutèrent moins que jamais de la puissance de ces priviléges devant lesquels ils voyaient s'incliner un prince si orgueilleux et si redouté: ils désarmèrent d'abord les archers de sa garde, en disant qu'ils étaient assez forts pour le défendre; ensuite, ils condamnèrent en sa présence à un exil de cent années Roland d'Uutkerke, Colard de Commines et Gilles Van de Woestyne, comme coupables de trahison, tandis qu'ils forçaient le duc à proclamer le courage assez douteux dont ils avaient fait preuve devant Calais: ils exigeaient aussi qu'ils pussent élire trois capitaines pour gouverner leur ville, que les hommes d'armes étrangers ne fussent point admis dans les cités flamandes et que l'on rétablît à l'Ecluse la domination exclusive des Brugeois. Le duc de Bourgogne promit tout, et reconnut qu'il fallait agir plus lentement et avec plus de circonspection pour réveiller la jalousie rivale de Gand et de Bruges.

Les cinquante-deux doyens des métiers de Gand étaient allés annoncer aux Brugeois qu'ils avaient rempli leurs engagements. Ils assistèrent à une cérémonie qui devait prouver au duc de Bourgogne que les bourgs et les villages n'étaient pas hostiles aux grandes villes. Bruges avait convoqué les milices de toutes les communes qui voulaient s'unir à elle, en y acceptant le droit de bourgeoisie foraine, que les chroniques flamandes nomment haghe-poortery. Un chaperon de roses était destiné à celle qui arriverait la première; il fut décerné aux habitants d'Oostcamp. Les communes de Damme, de Muenickereede, de Houcke les suivirent de près, toutes rangées sous leurs bannières. Trois jours après parurent celles d'Ardenbourg, de Blankenberghe, de Thourout, et depuis ce moment il ne se passa point de jour que l'on ne vît quelque bourg ou quelque village reproduire une adhésion semblable. Une chevauchée, dirigée par Vincent de Schotelaere et Jean Bonin, fit adopter le même acte de soumission aux communes moins zélées d'Ostende, d'Oudenbourg, de Ghistelles, de Loo, de Lombardzyde, de Dixmude, de Bergues, de Dunkerque, de Furnes et de Bourbourg.

Les Brugeois n'en protestaient pas moins de leur désir de se réconcilier avec le duc de Bourgogne; mais leurs députés ne réussissaient point à obtenir une audience, et leurs démarches réitérées étaient demeurées sans fruit, lorsque le bourgmestre de Bruges, Louis Van de Walle, retourna à Gand, accompagné de Jean de la Gruuthuse. Ce fut seulement après sept jours d'attente qu'ils parvinrent près du duc qui les reçut avec hauteur. Il était aisé de reconnaître à son accueil qu'il s'était vu contraint malgré lui, par les requêtes des trois bonnes villes, à maintenir le privilége auquel le port de l'Ecluse était soumis. Il demanda toutefois que les Brugeois abandonnassent sans délai la place du Marché, et annonça l'intention de se rendre à Damme pour y faire droit à toutes leurs plaintes.

En effet, Philippe ne tarda point à arriver à Damme et il y promit, le 4 octobre, de confirmer dans le délai de trois jours les priviléges des Brugeois s'ils consentaient à quitter les armes. Les corps de métiers étaient réunis depuis quarante jours: le moment de leur séparation fut solennel; ils jurèrent tous, et cet engagement fut scellé du sceau de la ville, qu'ils s'entr'aideraient à la vie et à la mort, et il fut arrêté que deux hommes veilleraient près de chacune des bannières qu'on allait déposer aux halles jusqu'à ce qu'on fût assuré de la confirmation des priviléges.

Le 8 octobre, les corps de métiers et les communes foraines avaient commencé à évacuer la place du Marché. Le lendemain, d'autres corps de métiers et d'autres communes s'éloignèrent, et le désarmement était complet depuis trois jours sans qu'on eût reçu la ratification du duc, quand on apprit tout à coup qu'il n'avait fixé les conférences à Damme que pour s'emparer de ce point important, et qu'il venait d'y introduire des hommes d'armes secrètement mandés de Lille et des frontières de Hollande, sous les ordres des sires de l'Isle-Adam, de Praet, de Lichtervelde et de Borssele: on ajoutait que déjà il faisait établir un barrage dans la Reye pour ruiner le commerce des Brugeois.

A ce bruit, les corps de métiers se précipitèrent vers les halles pour reprendre leurs bannières, et on les vit de nouveau se presser sur la place du Marché, plus nombreux que jamais. Devant le beffroi flottaient l'étendard de Flandre et celui de la ville: les six hooftmans s'y trouvaient chacun avec le drapeau de sa sextainerie. De là jusqu'à la Groenevoorde s'étaient placés les quatre grands métiers, c'est-à-dire les tisserands, les foulons, les tondeurs, les teinturiers; immédiatement après se tenaient les bouchiers et les poissonniers, et à côté de ceux-ci les corduaniers (cordewaniers), les corroyeurs de noir cuir et blanc cuir, les tanneurs, les adobeurs (dobbeerders), les ouvriers de bourses, les gantiers, les agneliers. Près de l'hôtellerie de la Lune, on remarquait sous leur bannière les vieuwariers accompagnés des queutepointiers (culckstikers), des chaussetiers, des parmentiers, des sauvaginiers (wiltwerckers), des vieupeltiers. La confrérie de Saint-George s'était rangée près de la chapelle de Saint-Christophe; de là jusqu'aux halles se déployaient les afforeurs et les deschargeurs de vin, les charpentiers, les maçons, les couvreurs de thuilles, les scyeurs, les peintres, les selliers, les tonneliers, les tourneurs, les huchiers, les artilleurs (boghemakers), les cordiers, les couvreurs d'estuelle (stroodeckers), les plaqueurs, les potiers de terre, les plombiers. Deux bannières annonçaient les métiers non moins nombreux des fèvres, des orfèvres, des armoyeurs, des potiers d'étain, des boulangers, des mouliniers, des chapeliers, des tapissiers, des telliers (ticwevers), des gainiers, des bateurs de laine, des barbiers, des fruitiers, des chandeleurs, des marroniers, des ouvriers d'ambre (paternoster-makers) et des courretiers (makelaers). Plus loin s'étaient rangées en bon ordre les milices de soixante-deux bourgs et villages.

On eût pu trouver dans ces préparatifs le symptôme d'une guerre prête à éclater; mais, loin de rompre la paix, ils contribuèrent momentanément à la rétablir. Le duc n'avait pas une armée assez nombreuse pour lutter contre une résistance si vive; il voyait avec étonnement un grand nombre de communes du Franc, sur lesquelles il avait toujours compté, s'empresser de déserter sa cause, et des intérêts importants réclamaient son attention hors des frontières de Flandre. Quant aux Brugeois, ils ne souffraient pas moins de l'interruption de toutes leurs relations commerciales, et les marchands osterlings, écossais, espagnols et italiens qui résidaient dans leur ville ne tardèrent point à prendre l'initiative de nouvelles négociations. Ils se rendirent à Damme le 12 octobre: deux députés des magistrats les accompagnaient. Le lendemain, l'archidiacre de Rouen, le prévôt de Saint-Omer et les sires de Ternant, de Roubaix et de Santen se présentèrent au milieu des bourgeois de Bruges pour les engager à déposer les armes. Le duc les avait chargés de leur soumettre le projet de la déclaration par laquelle il consentait à confirmer leurs priviléges et à leur remettre une copie du Calfvel de 1407, scellée du sceau de la ville de Bruges, que Jean sans Peur avait conservé avec soin après que la charte originale eut été déchirée en 1411; mais il exigeait que leurs députés vinssent s'excuser humblement des violences et des désordres qui s'étaient mêlé au mouvement de la commune. Ces conditions, qui, en 1436 aussi bien qu'à toutes les autres époques, semblaient concilier le maintien des priviléges avec le respect dû à l'autorité du prince, furent acceptées; mais on craignait, dit un chroniqueur, que le duc ne fît arrêter et décapiter ces députés, de même que Richilde avait fait périr ceux des Yprois à la fin du onzième siècle. Il fallut pour les rassurer que les envoyés du duc restassent eux-mêmes à Bruges comme otages.

Une procession solennelle signale la conclusion de la paix; ne faut-il toutefois pas répéter ce qu'écrivait le greffier du parlement de Paris en 1408: Pax, pax, et non est pax? Le même jour qu'on célébrait à Bruges le rétablissement de la paix publique, on y cita, en vertu des priviléges récemment renouvelés, Roland d'Uutkerke, Colard de Commines et leurs amis: ils ne comparurent point et furent bannis; mais ils conservaient l'Ecluse, sachant bien que le meilleur moyen de s'assurer la faveur du duc Philippe était une désobéissance toute favorable à ses intérêts. Les bourgeois de Bruges qui tombaient en leur pouvoir étaient impitoyablement maltraités, et ils firent arrêter près de Nieuport un navire qui portait des marchands brugeois. A ces attaques succédèrent des représailles, de funestes scènes d'incendie et de pillage, dirigées par des hommes, avides de crimes et de désordres, qui menaçaient des mêmes violences les conseillers du prince et les magistrats appelés à veiller à la fois sur la paix et sur les priviléges de la cité.

Au milieu de cette agitation, un procès, dans lequel figurait un chevalier de la Toison d'or, issu d'une illustre famille de Flandre et l'un des conseillers du duc auxquels on reprochait le plus vivement l'influence qu'ils exerçaient, vint accroître l'inquiétude des esprits.

Plusieurs années s'étaient écoulées depuis qu'un prince de la maison de Bourbon, Jacques des Préaux, qui était entré dans l'ordre des Cordeliers après une vie fort aventureuse, périt victime d'un assassinat, près de Plaisance, en Italie. On ignore par quelles circonstances les auteurs en restèrent longtemps inconnus; mais en 1436, Charles, duc de Bourbon et d'Auvergne, déclara qu'il était de son devoir, comme cousin de Jacques des Préaux, de les poursuivre et de les faire condamner. Il paraît que vers cette époque il adressa une plainte au parlement pour accuser Jean de Commines, souverain bailli de Flandre, d'avoir fait périt perfidement son parent, et ce fut en vertu de cette dénonciation que l'on arrêta, à Thuin et à Gribeaumont-en-Ardennes, deux valets qui déclarèrent qu'ils avaient commis le crime par l'ordre du sire de Commines, et l'un d'eux est cité dans la procédure sous le nom de Pierre le Wantier, dit Comminaert.

Jean de Commines était inscrit au nombre des bourgeois de Gand: il crut devoir déférer le soin d'une justification devenue indispensable aux échevins de cette ville, soumise à l'autorité du duc Philippe, sans s'adresser au parlement où dominait l'influence du duc de Bourbon, grand chambellan de France. Le 28 septembre 1436, il se présenta lui-même devant les échevins de la keure et fit exposer que le duc de Bourbon et le comte de Vendôme avaient répandu certaines rumeurs qui tendaient à blesser son honneur, et que ne pouvant les tolérer plus longtemps, il venait réclamer l'intervention des échevins pour qu'ils y missent un terme, en citant le duc de Bourbon et le comte de Vendôme à leur vierschaere. Selon les usages judiciaires de Gand, le sire de Commines se constitua aussitôt prisonnier au Châtelet; puis les échevins de la keure fixèrent la vierschaere au 15 novembre. On fit part de cette décision aux conseillers du parlement, aux baillis d'Amiens et de Tournay, aux prévôts de Beauquesne et de Montreuil, afin que s'ils le voulaient ils pussent assister à la procédure, et des messagers spéciaux furent envoyés dans le Bourbonnais et dans le comté de Vendôme pour inviter les accusateurs à développer leurs griefs.

Le duc de Bourbon n'hésita point à répondre qu'il se confiait dans la justice et dans l'impartialité des échevins de Gand, et qu'il enverrait ses procureurs à leur vierschaere; mais ils y trouvèrent le sire de Commines protégé par le duc et par une foule de seigneurs dont les maisons étaient alliées à la sienne et leurs efforts offraient si peu de chances de succès, qu'ils jugèrent utile de demander un délai en donnant à entendre que si le duc de Bourbon n'obtenait justice, le roi pourrait bien supprimer les priviléges de la ville de Gand.

Le lendemain la vierschaere s'assembla. Jean de Commines y demanda de nouveau que les échevins de la keure prononçassent sur toutes les accusations articulées par ses ennemis. «Je suis, dit-il, un loyal chevalier et je m'efforçai toujours de vivre selon les règles de l'honneur. J'ai servi fidèlement en France et dans d'autres pays tous mes princes, c'est-à-dire en premier lieu le duc Philippe, fils du roi Jean de France, puis le duc Jean son fils, et ensuite le duc Philippe qui règne aujourd'hui. Je les ai accompagnés dans beaucoup d'expéditions périlleuses; j'ai reçu de nombreuses blessures en combattant pour eux; partout l'on m'a cité comme un bon et fidèle chevalier, d'une réputation sans tache, et je me confie encore aujourd'hui dans la justice du Dieu du ciel qui sait la vérité de mes paroles, et dans l'estime de tous ceux qui me connaissent.» Les procureurs du duc de Bourbon ne s'étaient pas présentés à la vierschaere, et elle fut remise à quatorze nuits de là, c'est-à-dire au 29 novembre; puis du 29 novembre au 13 décembre. Tous les délais fixés par la loi s'étaient écoulés sans que les accusateurs eussent paru, et les échevins de la keure déclarèrent le sire de Commines légalement purgé des accusations portées contre lui, en lui réservant son recours contre tous ceux qui avaient diffamé son honneur.

Le duc de Bourgogne écrivit peu après au duc de Bourbon pour le prier de faire cesser toutes les poursuites déférées au parlement et de faire remettre au sire de Commines des lettres de réhabilitation. Le duc de Bourbon céda sur le premier point, mais on ne put rien obtenir de lui sur le second, «car véritablement, écrivait-il, ledit de Commines se treuve autant ou plus chargié d'estre cause de la mort de mondit cousin que nul des autres accusez dont justice a esté faite d'aucuns.» Peut-être cette procédure, quelque éclatante qu'en fût la conclusion en faveur du sire de Commines, avait-elle même en Flandre porté quelque atteinte à sa considération, car nous savons que, le 6 avril 1437, le duc de Bourgogne pria les échevins de la keure de vouloir lui accorder toute assistance en son office. La maison du souverain bailli de Flandre conserva la puissance qu'elle avait méritée par ses services belliqueux: un neveu de Jean de Commines devait bientôt immortaliser son nom dans la carrière des lettres.

Avant que le procès du sire de Commines se fût terminé et quoique les promesses du duc n'eussent pas été exécutées, les députés des bonnes villes s'assemblèrent à Bruges et reprirent les négociations précédemment entamées avec ses conseillers. Elles se poursuivaient depuis trois semaines, lorsque le 13 décembre Philippe arriva lui-même à Bruges où personne ne l'attendait. Le capitaine Vincent de Schotelaere, les bourgmestres Maurice de Varssenare et Louis Van de Walle eurent à peine le temps de se rendre au devant de lui pour le recevoir. Il protesta de son désir de ramener dans la ville l'ordre et le calme si nécessaires aux intérêts de son industrie, et chargea l'un de ses conseillers d'exprimer ses intentions. Si les Brugeois s'y fussent conformés, ils eussent abdiqué leurs priviléges de souveraineté sur l'Ecluse et l'autorité judiciaire qui en était la conséquence. Tout ce qu'on put obtenir d'eux ce fut de soumettre leurs franchises, sur cette question, à un examen ultérieur, et de ne point s'opposer à ce que ceux qu'ils avaient bannis rentrassent en Flandre, pourvu qu'ils ne se présentassent point dans leur ville; cette grâce spéciale était d'ailleurs mentionnée comme accordée à l'instante prière du duc et sans qu'elle pût être invoquée à l'avenir. Le duc eût aussi ajouté un grand prix à faire dissoudre l'alliance jurée précédemment entre les bourgeois et les corps de métiers; mais tous ses efforts pour atteindre ce but restèrent sans résultats. La méfiance était profonde et réciproque. Les bourgeois s'alarmaient de ce que le duc avait amené sept cents Picards avec lui. Philippe accusait aussi les métiers de lui être hostiles, et il advint même, dans la soirée du 21 décembre, que, troublé par de faux bruits, il manda en toute hâte près de lui Vincent de Schotelaere pour réclamer sa protection. Ce n'était qu'une fausse alerte; mais ses soupçons s'accrurent, et on l'entendit s'écrier que les Brugeois apprendraient bientôt à connaître sa puissance.

Bien que la paix eût été proclamée et que les communications fussent affranchies de toute entrave, l'hiver s'écoula au milieu des plus tristes préoccupations. Les Brugeois ne pouvaient oublier les priviléges qui assuraient leur domination sur le port de l'Ecluse, et ils se plaignaient vivement de la faveur que le duc montrait aux habitants du Franc pour les séparer des bonnes villes. Depuis longtemps leurs députés avaient pris part aux parlements et à la discussion des intérêts généraux de la Flandre. Les richesses des populations du Franc, qui s'adonnaient principalement à l'agriculture, justifiaient la dénomination de quatrième membre qui lui avait été déjà attribuée dans quelques documents antérieurs, mais elle ne reposait sur aucun titre écrit et n'était même sanctionnée par l'usage que depuis le règne de Jean sans Peur. Dès le 11 février, le duc, terminant les pourparlers qui touchaient aux rapports de Bruges et du Franc, avait déclaré que le Franc formerait définitivement à l'avenir le quatrième membre du pays, et qu'il ne permettrait jamais que ses habitants pussent se faire admettre parmi les bourgeois de Bruges; par une autre charte du 11 mars, il confirma de nouveau, malgré les réclamations des Brugeois, les droits du Franc à une organisation complètement indépendante. En ce moment, Maurice de Varssenare se trouvait à Lille, et son absence suffit pour que les hommes qui avaient répandu le sang d'Eustache Bricx le condamnassent sans l'entendre. Vincent de Schotelaere lui-même, que la commune avait naguère appelé avec enthousiasme aux fonctions de capitaine de la ville, se vit accusé de trahison par une multitude égarée.

Le duc de Bourgogne ne favorisa-t-il pas secrètement ces désordres qui devaient déshonorer et affaiblir à la fois les communes flamandes? Jean sans Peur avait adopté le même système, lorsque trente années auparavant il se préparait à imposer le Calfvel aux Brugeois.

Le 15 avril 1437 une sédition éclate à Gand; les échevins sont exposés à de graves périls, et le peuple met à mort Gilbert Patteet et Jacques Dezaghere: on leur reproche d'avoir les premiers, devant Calais, donné l'exemple de la retraite. Les griefs du prince ont converti en crime l'influence qu'ils exercèrent sur ceux-là même qui la leur font sévèrement expier.

Trois jours après, le 18 avril, la même sédition se reproduit à Bruges. Le bourgmestre Maurice de Varssenare ne réussit point à la calmer, et mille voix s'unissent pour le menacer. C'est inutilement que Jacques de Varssenare, capitaine du quartier de Saint-Jean, cherche à le défendre et se dévoue à la fureur populaire pour le sauver; Maurice de Varssenare, découvert dans la Groenevoorde où il s'est réfugié, est conduit devant les halles et frappé à son tour sur le corps sanglant de son frère.

Au bruit de ce crime, les échevins et les capitaines quittèrent la ville; mais la tranquillité y fut bientôt rétablie, et une députation des principaux bourgeois et des plus riches marchands se rendit à Arras près du duc pour protester de leur espérance de voir la paix raffermie: Philippe, qui avait déjà pardonné aux Gantois, se contenta de répondre aux députés de Bruges que des devoirs impérieux réclamaient avant tout autre soin sa présence en Hollande.

En effet, une armée s'était assemblée à Lille pour aller étouffer les dernières traces des discordes que Jacqueline, expirant à la Haye, avait léguées à ses adversaires comme à ses amis. On comptait dans cette armée quatre mille Picards, soldats toujours avides de pillage et depuis longtemps l'objet de la haine des Flamands. Plusieurs nobles chevaliers les avaient rejoints. Ils n'attendirent pas longtemps l'ordre de se mettre en marche, et le 21 mai ils atteignirent Roulers. Le duc de Bourgogne les accompagnait; cependant en ce moment même où il se voyait entouré de ses hommes d'armes, il évitait avec soin tout ce qui eût pu inquiéter les Brugeois: il leur avait écrit pour leur annoncer l'intention de ne traverser leur ville qu'avec un petit nombre de ses serviteurs; il avait même promis que pas un Picard n'y entrerait avec lui, et des approvisionnements considérables avaient été réunis au château de Male pour l'armée bourguignonne, qui devait s'y arrêter en se portant vers la Zélande.

Le lendemain, mercredi 22 mai 1437, vers trois heures, Philippe arrive au village de Saint-Michel: son armée le dépasse, soit par erreur, soit pour obéir à un ordre secret, et s'avance vers la porte de la Bouverie. Le bourgmestre Louis Vande Walle, les échevins, les capitaines, les doyens des métiers, accourus au devant du duc pour le féliciter, le trouvent entouré des sires d'Uutkerke, de Commines, de l'Isle-Adam et n'hésitent pas à lui exprimer leur étonnement de ce qu'il a oublié les promesses qu'il leur a faites: ils en réclament l'exécution. Le duc insiste et parlemente pendant deux heures jusqu'à ce que, instruit que le bâtard de Dampierre et le sire de Rochefort se sont emparés de la barrière, il réponde à haute voix aux magistrats: «Je ne me séparerai point de mes hommes d'armes.» Puis se tournant vers les siens, il ajoute: «Voilà la Hollande que je veux soumettre!» Les chevaliers et les archers picards ont répondu par leurs acclamations; protestant seule contre cette trahison, une troupe de sergents de la commune de Malines refuse de combattre les Brugeois et se dirige vers le château de Male.

«Le duc est déjà entré dans la ville, dit une vieille romance populaire consacrée au terrible mercredi de la Pentecôte, et les processions viennent au devant de lui; mais voici que la croix se brise en quatre morceaux et tombe aux pieds du prince. O noble seigneur de Flandre! daignez penser à Dieu; car Dieu ne vous permettra point de livrer au pillage l'illustre cité de Bruges.» Le duc de Bourgogne refuse d'écouter les discours que le clergé lui adresse; il est impatient d'exécuter son projet, et toutefois il hésite et n'ose pas s'avancer jusqu'à la place du Marché sans qu'on se soit assuré qu'il peut l'occuper sans combat. Le sire de Lichtervelde, chargé de ce soin, la trouve déserte. «Allons à monseigneur de Bourgogne, dit-il à ceux qui l'accompagnent, il aura le Marchiet à sa volonté. Bruges est gaingnié; on tuera les rebelles de Bruges.» Mais un bourgeois qui entend ces mots se hâte de lui répondre: «Sire, savez-vous combien d'hommes peut contenir l'enceinte des halles?»

Le sire de Lichtervelde revient, rencontre les Picards à deux cents pas de l'église de Saint-Sauveur et rapporte l'avis qu'il a reçu. Pour éviter toute surprise, le bâtard de Saint-Pol propose de retourner jusqu'au marché du Vendredi et de s'y ranger en ordre de bataille; à peine ce conseil a-t-il été suivi qu'on voit déborder par toutes les rues les flots agités de la foule. Le duc ordonne aux archers de bander leurs arcs. Une grêle de traits vole dans les airs et va frapper ici les femmes groupées aux fenêtres, plus loin des enfants ou des vieillards. Philippe lui-même a tiré l'épée et il a frappé un bourgeois qui se trouvait près de lui.

Aux cris qui s'élèvent et auxquels répond le tocsin, tous les habitants de Bruges ont reconnu le péril; les uns réussissent à fermer les barrières de la porte de la Bouverie pour que les hommes d'armes restés au dehors de la ville ne puissent pas soutenir les quatorze cents Picards qui s'y sont déjà introduits; d'autres amènent de l'artillerie, c'est-à-dire des veuglaires et des ribaudequins, sur les deux ponts qui formaient autrefois la limite de la ville, à l'est du marché du Vendredi. Les Picards reculaient et cherchaient à regagner la barrière; leur retraite enhardit les bourgeois. Ils renversaient à leurs pieds les archers et brisaient leurs piques sur les corselets d'acier des chevaliers. Ainsi succomba, près de la chapelle de Saint-Julien, Jean de Villiers, sire de l'Isle-Adam, dont l'aïeul portait l'oriflamme à la bataille de Roosebeke. Chaque instant voyait tomber autour du duc quelques-uns de ses défenseurs; il se trouvait serré entre les bourgeois furieux et les larges fossés qui baignaient les remparts, lorsque le bourgmestre Louis Vande Walle se précipita au milieu de la mêlée: «Advisez ce que vous allez faire, s'écrie-t-il, c'est notre seigneur.» Mais on ne veut point l'écouter, et il ne lui reste d'autre moyen d'éviter l'effusion d'un sang bien plus illustre que celui du sire de l'Isle-Adam que de s'efforcer d'ouvrir la barrière. Suivi du capitaine des Scaerwetters, Jacques Neyts, il court chercher un pauvre ouvrier dont le marteau et les tenailles brisent enfin les verrous de la porte et le duc lui doit sa délivrance.

Philippe se retira aussitôt à Roulers. Il y amenait avec lui quelques chevaliers et quelques archers de plus que Louis de Male après la déroute du Beverhoutsveld; mais il ne lui eût pas été plus aisé de rallier une armée prête à réparer ses revers.

Tandis que des ordres sévères défendaient de porter des vivres à Bruges, cent soixante et dix serviteurs du duc de Bourgogne, qui n'avaient point réussi à fuir avec leur maître, s'y voyaient retenus prisonniers. Parmi ceux-ci se trouvaient le confesseur de la duchesse et deux chantres de sa chapelle; on les traita honorablement, et la plupart de leurs compagnons durent la vie aux prières du clergé et des marchands étrangers; mais rien ne put sauver vingt-deux Picards, que le peuple accusait plus vivement d'avoir rêvé la destruction et le pillage de la ville.

Les Brugeois avaient commencé par ajouter de nouvelles fortifications à leurs remparts; mais ils ne tardèrent pas à reconnaître qu'il était peu vraisemblable que le duc, réduit quelques jours auparavant à dissimuler ses projets, fût devenu tout à coup assez puissant pour tenter un siége long et difficile. Rassurés à cet égard, ils s'enhardirent peu à peu à sortir de la ville. Leur première expédition fut dirigée vers Ardenbourg, d'où ils ramenèrent des chariots de blé et de vin; enfin, le 1er juillet, ils se demandèrent s'ils ne pourraient point rétablir eux-mêmes la liberté des eaux du Zwyn, et cinq mille hommes allèrent attaquer l'Ecluse. La garnison, placée sous les ordres de Roland d'Uutkerke et de Simon de Lalaing, était nombreuse; mais les Brugeois disposaient d'une formidable artillerie. L'une des portes était déjà détruite quand une députation des échevins de Gand vint supplier les Brugeois de suspendre les assauts. A les entendre, le duc était prêt à traiter de la paix, et la continuation des hostilités semait l'effroi parmi tous les marchands étrangers. Les milices de Bruges consentirent à se retirer: elles cherchaient à s'assurer, à tout prix, l'alliance des Gantois.

Lever le siége de l'Ecluse, c'était livrer la campagnes aux chevaliers bourguignons, qui, à toute occasion favorable, se tenaient prêts à y déployer leur pennon. Les bourgs de Mude, d'Heyst, de Blankenberghe, de Ramscapelle, de Moerkerke, de Maldeghem furent pillés; leurs habitants, emmenés chargés de chaînes. Les excursions des Bourguignons s'étendaient si loin, qu'on démolit jusque sous les remparts de Bruges les châteaux où ils auraient pu trouver un abri. Le capitaine de Nieuport, Jean d'Uutkerke, osa même défier les Brugeois, en insultant leurs murailles avec cent trente hommes d'armes, qu'il rangea en bon ordre devant la porte des Maréchaux. Il s'était emparé des bœufs et des moutons que les laboureurs conduisaient au marché, quand douze cents Brugeois accoururent et le poursuivirent jusqu'à Couckelaere. Jean d'Uutkerke leur échappa à grand'peine; mais ils firent prisonniers plusieurs autres chevaliers, notamment Philippe de Longpré, l'un de ceux que les communes haïssaient le plus depuis le combat de Looberghe.

Ce triomphe des bourgeois de Bruges, obtenu en pleine campagne sur les écuyers et les sergents bourguignons, mit un terme à l'hésitation des Gantois. Le doyen des maréchaux, Pierre Huereblock, fit porter au marché du Vendredi soixante-sept bannières des corps de métiers, en s'écriant qu'il était temps d'arrêter les excursions de la garnison de l'Ecluse, et de faire une chevauchée pour rétablir dans toute la Flandre la paix et l'industrie. Le lendemain, les Gantois plaçaient leurs tentes à Mariakerke, et appelaient à les rejoindre toutes les milices des châtellenies soumises à leur autorité.

Les Gantois passèrent seize jours au camp de Mariakerke; dans la première ardeur de leur zèle, ils arrêtèrent Gilles Declercq, qui avait été naguère l'orateur du duc à l'assemblée de Gand, et décapitèrent même huit sergents de l'Ecluse qu'on avait surpris pillant à Benthille; ils ne demandaient qu'un chef pour marcher au combat, quand un bourgeois nommé Rasse Onredene, qui était d'intelligence avec le duc de Bourgogne, s'offrit à eux et se fit élire leur capitaine. Pour tromper leur patriotisme, il le flatta et ce fut ainsi qu'il parvint à leur persuader qu'ils devaient moins chercher à défendre la Flandre contre les hommes d'armes de l'Ecluse et de Nieuport qu'à faire prévaloir une médiation dont la première condition serait leur neutralité. Les Gantois le crurent; sortis du camp de Mariakerke pour aller briser les entraves apportées à la navigation du Zwyn, il s'arrêtèrent à Eecloo, afin d'y présider à des conférences. Les députés de Bruges y accoururent, ignorant que leurs alliés n'étaient plus que des médiateurs. Dès les premiers pourparlers, ces médiateurs, guidés par les conseils de Rasse Onredene, se déclarèrent leurs ennemis, et leur imposèrent, par leurs menaces, une adhésion complète aux volontés du duc.

Les députés de Bruges rentrèrent tristement dans leur ville où vingt mille bourgeois, assemblés devant l'hôtel des échevins, attendaient impatiemment leur retour. Lorsqu'ils eurent rendu compte de leur mission, un banni de Gand, qui s'appelait Jacques Messemaker, bien qu'il fût plus connu du peuple sous le nom de Coppin Mesken, prit la parole: «Tout va mal, s'écria-t-il, comment êtes-vous si couards que vous craigniez les Gantois?» Jean Welghereedt et Adrien Van Zeebrouck, l'un doyen des maréchaux, l'autre doyen des teinturiers, insistent comme lui pour faire rejeter la convention qui a été conclue, et les bourgeois s'empressent de déclarer qu'ils ne la ratifieront pas. Cette résolution est suivie de l'arrestation immédiate du doyen des bateliers et de cinq autres doyens qui ont pris part aux conférences d'Eecloo.

Cependant Rasse Onredene profita de l'opposition même des Brugeois pour augmenter l'irritation contre eux. Il fit publier à Gand le mandement du duc qui défendait de leur porter des vivres, et ordonna que partout où ils se présenteraient on sonnerait le tocsin pour les combattre. L'influence de Rasse Onredene était si grande que si la saison ne fût devenue contraire, on eût peut-être vu les Gantois aller camper aux portes de Bruges, et venger eux-mêmes, dans les plaines du Beverhoutsveld, la honte de Louis de Male et de ses successeurs.

Ce fut le 29 novembre que Rasse Onredene rentra à Gand. Dès les premiers jours de décembre, il rendit à la liberté maître Gilles Declercq; puis il fit révoquer, dans une assemblée générale, la sentence de bannissement qui avait été autrefois portée contre Roland d'Uutkerke et Colard de Commines. L'autorité du duc était complètement rétablie à Gand, et tous ses officiers reprirent leurs fonctions des mains mêmes de celui que la commune insurgée s'était donné pour capitaine.

Un profonde stupeur régnait dans la ville de Bruges, depuis si longtemps privée de ses relations commerciales, et tout à coup isolée de toute alliance et de tout appui. L'absence des approvisionnements qu'on attendait des pays éloignés et la dévastation des campagnes voisines avaient engendré une disette affreuse. L'hiver commença fort tôt et fut excessivement rigoureux: pendant onze semaines, la gelée ne cessa point. A ces fléaux vint se joindre une peste qui emporta, à Bruges, vingt-quatre mille habitants. La misère favorisait également le développement de la lèpre, et l'on entendait à chaque pas dans les rues la sonnette de quelque pauvre ladre ou mésel, qui errait lentement tenant à la main une écuelle de bois, où il déposait ce qu'il recevait à la pointe de sa pique ou à l'aide d'un croc de fer. Dans tous les quartiers de Bruges, de l'humble asile de l'ouvrier affaibli par la famine aussi bien que de la couche brûlante des pestiférés ou de la cellule grillée du lépreux, s'élevait un seul cri, poignant comme les nécessités qui le dictaient: «La paix! la paix!»

Des députés se rendirent à Arras pour implorer humblement la médiation de la duchesse de Bourgogne. Pour que leur mission réussît plus aisément, les Brugeois accordèrent la liberté aux doyens qui avaient approuvé la convention d'Eecloo, et abandonnèrent aux supplices Jean Welghereedt, Adrien Van Zeebrouck et Coppin Mesken qui l'avaient fait rejeter; puis ils donnèrent aux serviteurs du duc, retenus prisonniers depuis près de huit mois, de l'argent, un habit vert et un chapeau gris, en leur permettant de quitter la ville: si le sire de l'Isle-Adam avait survécu à ses blessures, ils eussent sans doute réclamé sa protection.

Le duc semblait prendre plaisir à jouir de l'humiliation des Brugeois. Pendant trois mois, il retint à sa cour leurs envoyés suppliants. Ce fut à grand'peine qu'ils obtinrent, au prix de la cession de leur autorité sur le port de l'Ecluse, quelques garanties pour le maintien de l'étape des marchands étrangers à Bruges, et l'amnistie même qu'il leur accorda était si peu complète qu'il se réservait le droit d'en excepter quarante-deux bourgeois: il fallut tout accepter, tout subir. Le 13 février, les députés de Bruges avaient rédigé un acte de soumission; quatre jours après ils allèrent, accompagnés des délégués des marchands étrangers, demander merci au duc: les abbés de Ter Doost, de Saint-André, d'Oudenbourg et d'Eeckhout unirent à leurs prières leur voix pacifique; tout le clergé d'Arras imita leur exemple. Le duc feignait de vouloir rester inflexible et gardait le silence en lançant un regard de mépris sur les bourgeois de Bruges, prosternés et tremblants devant lui. Enfin, Jean de Clèves, neveu du duc, et la duchesse Isabelle elle-même se jetèrent à ses genoux en invoquant sa clémence; en 1385, on avait vu aussi Marguerite de Male s'agenouiller devant Philippe le Hardi pour qu'il pardonnât aux Gantois, mais les députés de Gand étaient du moins restés debout. En 1437, le duc de Bourgogne eût rejeté avec orgueil les conditions du traité de Tournay: il ne consentait à se réconcilier avec les Brugeois qu'en leur imposant toutes ses volontés.

La sentence de Philippe est du 4 mars 1437 (v. st.). Dès les premières lignes de ce document important il rappelle, dans un langage irrité, tous les méfaits des Brugeois, et, après avoir déclaré que sa puissance était assez grande pour détruire la ville de Bruges et «la mettre à toute misère et povreté,» il ajoute qu'il ne l'épargne qu'afin d'éviter la désertion qui par «ladicte rigueur porroit s'ensuivre en nostre dicte ville, laquelle a esté, devant lesdictes choses advenues, renommée une des notables en faict de marchandise en toute chrétienté, et par qui tous nos pays et seigneuries de par dechà et autres voisins sont principalement fondés, nourris et soutenus en fait de marchandise, au bien de la chose publique.»

Voici quelles sont les conditions de cette amnistie annoncée en des termes si sévères:

La première fois que le duc ira à Bruges, les bourgmestres, échevins, conseillers, trésoriers, hooftmans, doyens et jurés de la ville, accompagnés de dix personnes de chaque métier, se rendront tête et pieds nus à une lieue de la ville et s'y agenouilleront devant le duc; ils imploreront son pardon et sa miséricorde et l'inviteront à entrer dans leur ville, lui en offrant les clefs avec leurs corps et leurs biens. A l'avenir, toutes les fois que le duc se rendra à Bruges, les magistrats seront tenus de lui présenter les clefs, et il sera libre de les rendre ou de les garder comme il le jugera convenable.

On érigera au lieu où les bourgeois se seront agenouillés une croix de pierre où cet événement sera rappelé.

On exécutera à la porte de la Bouverie les travaux nécessaires pour qu'on ne puisse jamais plus y passer. Il y sera bâti une chapelle, pourvue d'un revenu de soixante livres, dans laquelle une messe sera dite chaque jour.

Tous les ans, le 22 mai, on célébrera à l'église de Saint-Donat un service solennel, auquel assisteront tous les magistrats, hooftmans et doyens.

Comme le duc a l'intention d'envoyer à Bruges un commissaire avant qu'il y paraisse lui-même, il exige que les magistrats et les doyens se rendent au devant de lui et protestent à genoux de leur obéissance au duc.

Afin de réparer les grands dommages que les Brugeois ont causés au prince, ils sont condamnés à lui payer une amende de deux cent mille philippus d'or.

Le duc se réservait de fixer lui-même ce que la commune de Bruges payerait du chef du meurtre du sire de l'Isle-Adam, d'Eustache Bricx, de Maurice et de Jacques de Varssenare, et les indemnités que pourraient réclamer les habitants de l'Ecluse.

La peine de confiscation était rétablie pour les délits d'offense envers la personne du prince.

La réception des haghe-poorters dans la bourgeoisie de Bruges était soumise à des règles plus rigoureuses.

Les priviléges accordés à la ville de l'Ecluse au mois de septembre 1437 n'eussent jamais permis de relever la prospérité commerciale de Bruges, que le duc de Bourgogne était, moins que personne, intéressé à anéantir. En les modifiant le 4 mars 1437 (v. st.), il conservait toutefois aux habitants de l'Ecluse le droit de décharger dans leur port les charbons destinés aux forgerons et les bois de la Suède et du Danemark, et, de plus, il les maintenait dans leur affranchissement de tout lien d'obéissance vis-à-vis des Brugeois aussi bien pendant la paix qu'en temps de guerre.

Ajoutons que le Calfvel de 1407, déchiré en 1411 par la commune puissante et redoutée, se retrouvait tout entier dans la sentence prononcée en 1437 contre la commune vaincue.

Le duc annonçait ouvertement son intention de reconstituer l'organisation arbitraire que Jean sans Peur avait vainement essayé de fonder. Il maintenait la levée du septième denier, autorisait l'incarcération des bourgeois avant qu'ils eussent été condamnés, et établissait de nouveau que si l'on voyait sur les places de la ville élever quelque bannière sans que la sienne eût été arborée la première, «à celui qui de ce seroit convaincu, l'on couperoit la teste devant la halle.» Les métiers qui auraient concouru à de semblables manifestations étaient menacés de voir leur bannière à jamais confisquée. On leur enlevait immédiatement le maendgheld, qui était prélevé chaque mois sur les revenus de la ville. Le ledigganck, ou suspension des travaux, était un autre délit qui devait être puni de la confiscation de leurs franchises.

Le duc avait réussi à replacer la Flandre sous le joug de son autorité absolue. Afin que désormais elle dominât seule, il voulait, par une flétrissable conséquence de sa politique, imiter l'ingratitude de Philippe le Hardi vis-à-vis des médiateurs de la paix de Tournay, et s'empressait de renverser toutes les influences dont il craignait la rivalité, sans en excepter celles qui lui avaient été utiles et favorables.

Aussitôt que Rasse Onredene avait rétabli dans leurs prérogatives les officiers du duc, le premier usage qu'ils en avaient fait avait été de le condamner à l'exil.

Quand le supplice de Jean Welghereedt et d'Adrien Van Zeebrouck est devenu le triste gage de la soumission prochaine des Brugeois, le duc fait arrêter et conduire à Vilvorde Vincent de Schotelaere, dont il réclama la protection le 21 décembre 1436, et Louis Vande Walle, qui le sauva le 22 mai 1437, alors qu'il ne lui restait plus aucun secours qu'il pût invoquer.

Enfin, après la conclusion de la paix, dans cette liste fatale qui dévoue au dernier supplice quarante-deux citoyens d'une cité décimée par la peste et la famine, le nom de Vincent de Schotelaere est cité le douzième: avant le sien figure celui de Louis Vande Walle, et comme si de plus grands services méritaient un plus affreux châtiment, Louis Vande Walle, qui exposa sa vie pour sauver celle du duc Philippe, est condamné à voir périr avec lui sa femme et son fils. Le même arrêt atteint le capitaine des Scaerwetters, Jacques Neyts, complice de son dévouement.

Ce n'était point ainsi que la Flandre s'était représenté, dans ses espérances, les bienfaits de la paix succédant à une si cruelle désolation. Un sentiment profond d'inquiétude se manifestait et présageait dans l'avenir de nouvelles vengeances. Beaucoup de bourgeois résolurent de quitter leurs foyers, sous le prétexte de faire des pèlerinages, les uns à Notre-Dame de Walsingham, les autres aux Trois-Rois de Cologne, ceux-ci à Saint-Martin de Tours, ceux-là à la Sainte-Baume de Provence, ou aux Saintes-Larmes de Vendôme: ils n'eussent pas même reculé devant le grand pèlerinage de Saint-Thomas dans les Indes, placé par les géographes de ce temps à trois journées au delà du Cathay. Le duc l'apprit, et, par son ordre, quelques pèlerins furent arrêtés et mis à mort: étrange moyen de rendre la confiance à ceux que la crainte des supplices éloignait de leur patrie!

On touchait à l'époque où devait s'exécuter la sentence prononcée à Arras. Le 11 mars, Jean de Clèves se présenta, comme commissaire du duc, aux portes de la ville de Bruges. Les magistrats et les doyens des métiers l'attendaient près du couvent de la Madeleine. Dès qu'ils l'aperçurent, ils s'agenouillèrent, puis ils le conduisirent solennellement jusqu'au palais du duc. La paix fut proclamée du haut des halles, et tandis qu'on conviait la joie publique à saluer de ses acclamations la réouverture du Zwyn, de sombres images de deuil vinrent la troubler: un immense échafaud s'élevait sur la place du Marché, et les bourgeois prisonniers sortaient du Steen pour être livrés à la torture, en présence des conseillers du duc, investis, au mépris des priviléges, de l'autorité attribuée légitimement aux échevins. Jacques Neyts fut le premier qui la subit; une femme qui, selon quelques chroniqueurs, avait entretenu pendant longtemps des intelligences secrètes avec le duc pour faire triompher ses intérêts, fut soumise aux mêmes douleurs par la main du bourreau. C'était la femme de Louis Vande Walle, la sœur de Vincent de Schotelaere.

Les supplices succédèrent bientôt aux tortures. Le premier jour périrent Josse Vande Walle, fils de l'ancien bourgmestre de Bruges, Corneille Van der Saerten, Lampsin Mettengelde, et avec eux le doyen des charpentiers, des membres des corps de métiers et un pauvre religieux de l'ordre de Saint-François: Jacques Neyts était le dernier. Déjà il s'était agenouillé, les yeux bandés, dépouillé de ses vêtements, prêt à offrir à Dieu son dernier souffle et sa dernière prière, quand Jean de Clèves fit signe qu'il lui accordait la vie, et Colard de Commines jeta son manteau sur les épaules du malheureux que le glaive allait frapper.

Le 2 mai, Vincent de Schotelaere expia sur l'échafaud sa généreuse médiation entre l'ambition de Philippe, soutenu par les pillards de l'Ecluse et les fureurs de la multitude encore toute souillée du sang d'Eustache Bricx. Louis Vande Walle et sa femme Gertrude de Schotelaere allaient partager son sort, lorsque le son de toutes les cloches annonça aux habitants de Bruges que la duchesse de Bourgogne venait d'entrer dans leur ville, où elle devait assister le lendemain à la célèbre procession du Saint Sang; sa présence fit cesser les supplices. Louis Vande Walle survivait à son fils et Gertrude de Schotelaere à son frère. On les enferma au château de Winendale.

N'oublions pas que parmi les victimes que s'était réservées la vengeance de Philippe se trouvait le porte-étendard d'Oostcamp; sa tête sanglante fut exposée aux regards, ornée du chaperon de roses que la commune de ce village avait obtenue le 8 septembre 1436, pour être accourue la première à l'appel des Brugeois.

Cependant les marchands étrangers qui résidaient à Bruges déclaraient qu'ils quitteraient la Flandre si la paix n'y ramenait point la prospérité et l'industrie. Ils insistaient surtout pour obtenir le rétablissement des relations commerciales entre la Flandre et l'Angleterre. Philippe, cédant à leurs représentations, permit à la duchesse Isabelle, nièce du roi Henri IV, de prendre l'initiative d'un rapprochement. Des conférences eurent lieu entre Calais et Gravelines; elles durèrent longtemps. La duchesse de Bourgogne s'y rendit elle-même avec des députés de la Flandre et du Brabant. Enfin, dans les premiers jours d'octobre 1439, après de longues discussions, on convint d'une trêve. Elle proclama la liberté de la pêche à partir du 5 octobre; celle des échanges commerciaux, à partir du 1er novembre. Cette trêve devait durer trois ans; le 24 décembre de l'année suivante, elle fut de nouveau prorogée pour cinq ans.

D'autres négociations, dont l'ambition personnelle du duc se réservait tous les avantages, s'étaient mêlées à celles de la trêve: il s'agissait de la délivrance du duc d'Orléans, depuis vingt-quatre ans prisonnier des Anglais. Le malheureux prince avait cherché à se consoler de ses ennuis en composant des ballades, des caroles et des chansons: sa muse, trop portée peut-être à oublier, à flatter et à ne voir dans la vie que des illusions et des rêves (c'est le défaut de toutes les muses), jetait un voile de fleurs poétiques sur un passé plein de sang; et c'était la générosité de l'héritier de Jean sans Peur qu'elle invoquait en lui disant en vers élégants:

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