Histoire de Flandre (T. 3/4)
Philippe, alarmé du développement rapide de la royauté de Charles VII, songeait à réunir, pour les lui opposer, les anciennes factions des Bourguignons et des Armagnacs. Il avait, dit-on, fait promettre à l'illustre poète que s'il lui devait le terme de sa longue captivité, il deviendrait son allié le plus fidèle et épouserait une princesse de sa maison. Toutes ces intrigues se retrouvent dans ces deux vers du captif d'Azincourt:
Il ne restait qu'à trouver l'argent nécessaire pour payer la rançon. Le duc d'Orléans le disait lui-même:
Philippe recourut à la générosité des bonnes villes de Flandre en leur laissant entrevoir la préoccupation d'un grand intérêt politique, et elles consentirent, à sa prière, à offrir un subside pécuniaire à ce prince que les conseillers du duc de Bourgogne avaient autrefois accusé de vouloir livrer la Flandre à la torche des incendiaires.
Charles VII n'ignora pas les négociations dirigées contre lui, et, avant qu'elles fussent terminées, sa résolution de donner de nouveaux capitaines aux compagnies d'hommes d'armes fit éclater ce complot avorté qu'on nomma la Praguerie. Le duc de Bourbon y entraîna si imprudemment le duc d'Alençon, les comtes de Vendôme et de Dunois et le Dauphin lui-même, que Philippe fut obligé de désavouer cette folle tentative d'un prince allié à sa maison.
Le duc d'Orléans avait quitté Londres vers les premiers jours de novembre 1440. La duchesse de Bourgogne l'attendait à Gravelines; le duc Philippe s'y rendit également et lui fit grand accueil. De Gravelines, ils allèrent ensemble à Saint-Omer où ils logèrent à l'abbaye de Saint-Bertin. Deux jours après leur arrivée, le duc d'Orléans jura solennellement, en présence d'une nombreuse assemblée, d'observer le traité d'Arras. Le comte de Dunois prêta le même serment, quoiqu'au souvenir de ces conditions si humiliantes pour la France il semblât d'abord hésiter. Aussitôt après l'archevêque de Narbonne fiança le duc d'Orléans à Mademoiselle de Clèves: mais la célébration du mariage fut remise au samedi avant la Saint-André. Le duc Philippe voulait que la cérémonie eût lieu avec pompe. Il conduisit lui-même sa nièce à l'autel. Le duc d'Orléans accompagnait la duchesse Isabelle; à leur suite marchaient les comtes d'Eu, de Nevers, d'Etampes, de Saint-Pol, de Dunois et d'autres puissants seigneurs. Après la cérémonie, il y eut des banquets et des joutes. Les deux princes rivalisaient de générosité, et, selon la coutume, les hérauts d'armes qui en avaient reçu des témoignages les proclamaient à haute voix en criant: «Largesse! largesse!»
Le mardi suivant, le duc tint le chapitre de la Toison d'or. Le duc de Bourgogne remit le collier de l'ordre au duc d'Orléans en signe «de fraternel amour,» et afin que rien ne manquât à l'alliance politique qui se cachait sous les apparences de la fraternité chevaleresque, les nouveaux chevaliers que l'on élut aussitôt après furent les ducs de Bretagne et d'Alençon, ces autres chefs de la conjuration une fois étouffée, mais prête à renaître, qui menaçait la royauté française.
Pendant ces fêtes, les députés de Bruges vinrent presser le duc de calmer son ressentiment et de se rendre dans leur ville. Le duc d'Orléans appuya leurs prières. Philippe, qui dans ces circonstances importantes désirait plus que jamais la paix de la Flandre, résolut de se montrer clément et leur promit d'accéder à leurs désirs: en effet, il partit peu de jours après pour Damme avec le duc d'Orléans et toute sa cour.
Le 11 décembre, les magistrats, les doyens des métiers et les plus notables bourgeois s'avancèrent hors la porte de Sainte-Croix jusqu'aux limites du Franc. Aussitôt que le duc parut, ils s'agenouillèrent sans ceinture, sans chaussure et sans chaperon, et crièrent merci les mains jointes. Le duc garda un moment le silence: cependant la duchesse d'Orléans l'ayant supplié d'oublier toutes leurs anciennes offenses, il leur permit doucement de se lever; mais on remarqua qu'il accepta les clefs de la ville et qu'il les remit au sire de Commines. Philippe se souvenait peut-être du 22 mai 1437. Il déclara néanmoins qu'il pardonnait aux Brugeois tout ce dont ils s'étaient jamais rendus coupables vis-à-vis de lui et qu'il se reposait en leur fidélité: un peu plus loin, les abbés de Ter Doest, d'Eeckhout et de Zoetendale l'attendaient en chantant le Te Deum laudamus. Quatre-vingts trompettes d'argent retentirent lorsqu'il passa sous la porte de Sainte-Croix. Ce fut là que le bailli Jean de Baenst lui présenta les nobles de la ville: mais il aima mieux se placer au milieu des marchands étrangers qui étalaient de magnifiques costumes de satin, de damas et d'écarlate. Ici l'aigle impériale annonçait les cent trente-six marchands de la hanse allemande; plus loin paraissaient les riches marchands de Milan, de Venise, de Florence, de Gênes ou de Lucques, ou bien ceux du Portugal, de la Catalogne, de l'Aragon, dont un More soutenait l'éclatant écusson.
Toutes les maisons étaient tendues de somptueuses tapisseries et d'étoffes précieuses. A chaque pas on rencontrait des arcs de triomphe et des échafauds où des personnages muets figuraient quelque allégorie. A la porte de Sainte-Croix on voyait une forêt, et saint Jean-Baptiste qui portait ces mots écrits sur sa poitrine: Ego vox clamantis in deserto: parate viam Domini. «Je suis la voix qui retentit dans le désert; préparez la voie du Seigneur!» ce qui était une allusion à l'entrée du duc Philippe. Plus loin la représentation des misères de Job reproduisait les calamités qui avaient affligé les Brugeois; plus loin encore se trouvaient les quatre prophètes. Le premier disait: «Ton peuple se réjouira en toi!» le second: «Le prince de Dieu est au milieu de nous;» le troisième: «Venons et retournons vers notre Seigneur;» le quatrième ajoutait: «Il faut faire tout ce que le Seigneur nous a dit.» Le dévouement des Brugeois n'était pas moins grand que leur disposition à l'obéissance, s'il faut en juger par le sacrifice d'Abraham qu'on avait choisi pour le figurer. L'histoire d'Esther et d'Assuérus retraçait la médiation de la duchesse en faveur des Brugeois. Cent autres emblèmes exprimaient les mêmes sentiments.
Vers le soir on alluma des feux sur toutes les tours de la ville, et le duc, à cheval, portant la duchesse d'Orléans en croupe, parcourut les rues à la lueur des torches. Toutes les cloches étaient en branle; on n'entendait que des joueurs de luth ou de harpe, et de joyeuses chansons entonnées par les ménestrels. La cité, qui appelait le duc de Bourgogne tantôt le Dieu sauveur de l'Evangile, tantôt le Dieu d'Abraham à qui elle offrait tout son peuple en sacrifice, pouvait-elle oublier qu'il y avait des traces du sang versé par le bourreau sous les fleurs dont ses places publiques étaient émaillées? N'y avait-il pas aussi une voix secrète qui rappelait au duc d'Orléans, dans les salles du palais de Bruges, que sous ces mêmes lambris Jean sans Peur avait résolu l'attentat de la Vieille rue du Temple?
La nuit était arrivée depuis longtemps avant que ces fêtes, prolongées à la clarté des flambeaux, touchassent à leur terme. Le lendemain dès l'aube du jour retentit le cri des hérauts d'armes qui préparaient l'arène des joutes. Philippe remit lui-même la lance à Adolphe de Clèves et applaudit fort à son courage. On remarqua aussi l'adresse du sire de Wavrin. Le jour suivant, après le tournoi où Perceval d'Halewyn et un chevalier des Ardennes méritèrent le prix, les magistrats offrirent au duc un pompeux banquet à l'hôtel des échevins.
Peu de jours après, le comte et la comtesse de Charolais arrivèrent de Bruxelles, et leur venue fut l'occasion de nouveaux tournois et d'autres fêtes non moins splendides.
Le 17 décembre, les deux ducs quittèrent Bruges. Le duc d'Orléans prit à Gand congé de Philippe et se dirigea vers Tournay. L'espoir de s'associer aux succès qui lui semblaient réservés avait engagé un grand nombre de personnes à lui offrir leurs services, et bientôt il eut des pages, des archers et trois cents chevaux à sa suite. Ce fut ainsi qu'il traversa Cambray, Saint-Quentin, Noyon, Senlis, accueilli avec autant de respect que s'il eût été le Dauphin, et cherchant à peine à justifier cet armement par la crainte d'être exposé aux attaques de quelques barons qui n'avaient jamais adhéré à la paix d'Arras; il ne tarda pas à se rendre dans ses terres sans être allé saluer le roi. Charles VII lui avait vainement ordonné de congédier ses gens, et il était aisé de prévoir l'explosion prochaine d'une nouvelle Praguerie.
Au mois d'avril 1441, la duchesse de Bourgogne se rendit près de Charles VII, à Laon, pour se plaindre de l'inexécution de quelques articles de la paix d'Arras, et la mésintelligence du roi et du duc parut plus évidente que jamais. On l'accueillit avec courtoisie, mais toutes ses réclamations furent écartées. Le duc, mécontent, songea dès ce moment à rassembler ses hommes d'armes. Ses forteresses reçurent des approvisionnements, et le duc d'Orléans arriva à Hesdin vers les fêtes de la Toussaint pour avoir une nouvelle entrevue avec lui. Il y fut résolu qu'on convoquerait à Nevers une assemblée générale des princes qui adresserait ses remontrances au roi. Là se trouvèrent les ducs de Bourgogne, d'Orléans, de Bourbon et d'Alençon, les comtes d'Angoulême, d'Etampes, de Dunois et de Vendôme. Charles VII y envoya le chancelier de France, et ce fut entre ses mains qu'ils remirent l'exposé de leurs griefs. Ils demandaient tous qu'à l'avenir le roi n'adoptât aucune résolution dans les affaires importantes sans avoir pris l'avis des princes du sang. Le roi leur répondit que jamais il n'avait songé a enfreindre leurs droits ni leurs prérogatives. Il se plaignait lui-même des assemblées que les princes du sang tenaient à son insu, et de leurs efforts pour attirer dans leur parti tantôt les nobles et les gens d'église, tantôt les communes auxquelles on promettait de rétablir l'autorité des trois états; et bien qu'il ne pût croire que ces princes, et notamment le duc de Bourgogne, voulussent manquer à leurs serments, il déclarait qu'il était prêt, si cela devenait nécessaire, «à laisser toutes autres besognes pour leur courre sus.» La sagesse et la prudence du roi de France détachèrent du parti des princes tous ceux sur lesquels ils comptaient le plus. Le duc d'Orléans s'arrêta devant le déshonneur d'une rébellion déclarée, et le duc de Bourgogne, voyant que l'autorité de Charles VII était de nouveau affermie, quitta Nevers pour retourner dans ses Etats.
Un repos profond régnait en Flandre, et cette paix se prolongea pendant dix ans. «Souvenez-vous de Bruges!» avait dit le duc Philippe aux habitants d'Ypres qui s'agitaient. D'autres succès accrurent sa puissance au dehors. On le vit tout à tour apaiser les troubles de Middelbourg et punir au fond des Ardennes l'orgueilleux défi du sire de Lamarck. Enfin, en 1443, il soumit à son obéissance le duché de Luxembourg, qui fut réuni aux Etats de la maison de Bourgogne, comme l'avait été le comté de Namur en 1429, le Brabant en 1430, le Hainaut, la Zélande, la Hollande et la Frise à d'autres époques.
La puissance de Philippe, du grand duc d'Occident, comme l'appelaient les peuples de l'Orient, était si grande qu'il semblait qu'en Europe il n'y eût plus qu'un roi, et que ce fût précisément celui qui n'en portait point le titre. Ses richesses étaient immenses. On évaluait à deux ou trois millions celles que renfermait son château d'Hesdin; on n'osait pas déterminer la valeur de celles qui se trouvaient dans le palais de Bruges. Les tributs de tous les peuples dont les vaisseaux abordaient dans les ports de Flandre remplissaient ses trésors. On pouvait lui appliquer, et avec une plus grande vérité, ce qu'un archevêque de Reims écrivait à Baudouin le Pieux au onzième siècle: «Tout ce que le soleil voit naître dans quelque région ou sur quelque mer que ce soit, vous est aussitôt offert: il n'est point de princes dont l'opulence puisse être comparée à la vôtre.»
Il faut d'ailleurs reconnaître que les richesses presque fabuleuses dont disposait la maison de Bourgogne servirent constamment aux progrès de la science et de l'art. Elle les seconda non-seulement de ce qu'elle possédait de goût éclairé et de nobles instincts, mais même de ses vices, de sa prodigalité et de son luxe: considérée au point de vue de la protection qu'elle accorda à toutes les branches de l'intelligence qui s'élançaient, vigoureuses et fortes, d'un tronc sans cesse fécondé par ses bienfaits, elle n'eut, elle n'aura peut-être jamais d'égale dans les annales des nations. Cette cour, si splendide et si généreuse, était devenue un centre de civilisation qui rayonnait sur toute l'Europe. Elle attirait à soi toutes les lumières pour les répandre de nouveau autour d'elle plus éclatantes et plus vives. Les fictions allégoriques où l'on célébrait sa puissance pâlissaient à côté de la vérité, et à peine apercevons-nous ses poètes, tels que le pannetier Jean Regnier, Pierre Michaut, l'auteur du Doctrinal de la cour, Martin Franc, auteur du Champion des dames et de l'Estrif de fortune et de vertu, et leurs nombreux émules dans l'art des mensonges harmonieux, lorsqu'on trouve parmi ses indiciaires les George Chastelain, les Philippe de Commines, les Olivier de la Marche, les Jacques du Clercq, les Lefebvre Saint-Remi, les Enguerrand de Monstrelet. Le duc de Bourgogne avait pris soin de recueillir les trésors littéraires du passé dans cette vaste librairie dont les précieux débris sont parvenus jusqu'à nous en perpétuant la gloire de son nom: il laissait, comme le dit Chastelain, le soin de raconter les événements de son temps à des historiens «aussi hauts que ses hautes fortunes, escripvans en loenge où ils exaltent les esvanuis du siècle et les coronnent en renommée.»
Les arts ont leur place marquée près de celle des lettres dans les fastes de l'histoire de la maison de Bourgogne. Jean Van Eyck et Hans Memling marchent les égaux des George Chastelain et des Philippe de Commines. Les uns racontaient avec le pinceau, les autres peignaient avec la plume, et la postérité a recueilli avec admiration des chefs-d'œuvre qu'inspira la même influence et qui rappellent la même civilisation.
Froissart avait décrit le commencement de la puissance des ducs de Bourgogne avant que d'autres en retraçassent l'apogée; mais personne n'avait devancé Jean Van Eyck dans la carrière où il se plaça au premier rang par l'invention des procédés nouveaux et par l'inspiration non moins féconde qui ouvrit tout un avenir à l'art transformé et agrandi.
Jean Van Eyck devait son nom à la ville de Maeseyck, où il était né; il porta plus tard celui de Jean de Bruges, en souvenir de la ville qui était devenue sa seconde patrie. Le nom de sa famille est le seul qu'il ne nous ait pas fait connaître. Jean Van Eyck, aussi bien que Jean Memling, s'isola dans sa supériorité. Van Eyck et Memling, sans ancêtres, sans postérité connue, semblent n'avoir existé que par eux-mêmes, et n'avoir vécu que dans les œuvres qu'ils nous ont laissées: caractère commun dans tous les temps à la plupart des grands hommes. Moins on aperçoit les liens qui les attachent à la terre, plus ils s'élèvent vers ces régions sacrées du ciel que devine l'œil de leur génie.
Jean Van Eyck quitta probablement assez jeune le toit natal pour aller se fixer dans la grande cité de Liége, dont Maeseyck relevait. Les pompes sacerdotales de la métropole ecclésiastique des Pays-Bas, fille aînée de Rome, furent l'école où il puisa ses inspirations; ce fut dans les riches églises élevées par l'évêque Notger dans la vallée de la Legia, aux lieux mêmes où saint Lambert tomba frappé par le frère d'Alpaïde, que s'essaya le pinceau qui devait reproduire un jour l'Adoration de l'Agneau mystique. La renommée de Jean Van Eyck était devenue si grande, que l'évêque de Liége le choisit pour son peintre. Cet évêque était un prince de la maison de Bavière, associé à toutes les luttes sanglantes du quinzième siècle, le célèbre Jean sans Pitié. Il oublia pendant sa vie les saintes basiliques et le sublime artiste qui les ornait de ses mains, et la consacra tout entière à soutenir les ducs de Bourgogne de la hache et de l'épée; mais il répara ses torts en leur léguant, avant de mourir, avec tous ses droits héréditaires, le soin de protéger Jean Van Eyck. Dès ce moment l'art, placé sur un théâtre plus élevé, partagea, vis-à-vis de toutes les nations de l'Europe, la domination et l'influence que la maison de Bourgogne exerçait sans contestation dans l'ordre politique.
Si Memling, venu quelques années plus tard, eut le malheur d'apparaître à une époque d'anarchie et de désorganisation; si toute sa biographie se réduit à une fabuleuse légende qui le montre confondu parmi les obscurs mercenaires de Nancy et les malades non moins obscurs d'un hôpital qui, en offrant un asile à sa misère, mérita de devenir le dépositaire de ses titres à la gloire, la carrière de Jean Van Eyck fut toute différente: comblé des bienfaits du duc Philippe, et surtout de ceux de l'infortunée duchesse de Bourgogne Michelle de France, consulté, peut-être en 1436, par le bon et savant roi René de Provence, alors prisonnier à Lille, il fut le père, non-seulement de l'école flamande, mais aussi de toutes les écoles fameuses qui rivalisèrent avec elle en Allemagne, en Espagne et en Italie. Ses élèves se retrouvent en Castille, en Catalogne, en Aragon; Martin Schœngauer porte ses secrets aux bords du Rhin; Antonello de Messine les révèle au roi Alphonse de Naples et aux Vénitiens étonnés, qui écrivent sur son tombeau: Splendorem et perpetuitatem primus Italicæ picturæ contulit.
Au bruit des merveilles qui se sont accomplies dans les ateliers de Jean de Bruges, des artistes flamands sont reçus avec enthousiasme à Gênes et à Florence; Juste de Gand est préféré à tous ses émules dans une ville d'Italie, distinguée par le culte des arts, où un prince et un poète s'unissent dans leur hommage au génie de Jean Van Eyck: le prince, en faisant venir de Flandre, à grands frais, un de ses tableaux; le poète, en célébrant l'éclat de son pinceau dans ses vers:
«A Bruges, le plus célèbre de tous fut le grand Jean, qui excellait à un tel point par son art et sa haute connaissance du coloris, que souvent il s'éleva même au-dessus de la vérité.»
Cette ville était Urbin; ce prince s'appelait Frédéric, et appartenait à la famille des Ubaldini; ce poète se nommait Giovanni Santi. Il ne faut plus s'étonner de trouver à Urbin, dans la maison même de Giovanni Santi, le berceau de Raphaël: le sacerdoce de l'art ne devait pas s'interrompre.
LIVRE DIX-SEPTIÈME.
1445-1453.
Insurrection des Gantois.
Combats de Lokeren, de Nevele, de Basele.
Bataille de Gavre.
Le duc de Bourgogne venait de tenir à Gand, au mois de décembre 1445, le septième chapitre de la Toison d'or, où le duc d'Orléans s'était rendu, quand on apprit que l'un des plus illustres jouteurs de l'Europe, Jean de Bonifazio, chevalier aragonais, était arrivé en Flandre pour y chercher des aventures. Il portait à la jambe gauche un petit cercle de fer, soutenu par une chaîne d'or. Sous l'écusson de ses armes on lisait: «Qui a belle dame, la garde bien.» Les chevaliers de la cour du duc remarquèrent aussitôt ces signes d'un amour mystérieux qui recherchait la gloire des armes et tous réclamèrent l'honneur de le défier.
Celui que le duc choisit entre eux, et à qui il se proposa lui-même comme juge du tournoi, était un jeune écuyer de vingt-quatre ans, Jacques de Lalaing. Son père appartenait à l'une des plus illustres maisons du Hainaut: sa mère était fille du sire de Créquy. Le chroniqueur qui écrivit sa vie retrace longuement les soins dont on entoura les premières années du jeune banneret, qui mérita plus tard d'être surnommé «le bon chevalier.» Jusqu'à l'âge de sept ans on le laissa aux mains des femmes, mais lorsque «le père, qui estoit sage et prudent, regarda qu'il estoit en bon âge pour l'endoctriner et faire apprendre, l'enfant fut baillé à un clerc pour l'enseigner, lequel, en assez bref terme, le rendit expert et habile de bien sçavoir parler, entendre et écrire en latin et en françois; de sçavoir deviser de chasses et de voleries, nul ne l'en passoit; de jeux d'échecs, de tables et de tous autres ébattements que noble homme devoit savoir, il estoit instruit et appris plus que nul homme de son âge; car, à la vérité dire, Dieu et nature à le former n'avoient rien oublié.» A la cour du duc, tout le monde aimait Jacques de Lalaing. Les chevaliers vantaient son adresse à manier les armes; les dames admiraient sa beauté, et «assez y en avoit d'elles qui eussent bien voulu que leurs maris ou amis eussent été semblables à lui.»
La lice était préparée sur le marché de la Poissonnerie, près de l'ancien château des comtes de Flandre. Devant la halle des fripiers on avait élevé un vaste échafaud, orné avec une rare magnificence, où le duc Philippe s'assit avec le duc d'Orléans, le comte de Charolais et toute sa cour. Le sire de Bonifazio avait fait tendre son pavillon de soie verte et blanche du côté de la Lys. Jacques de Lalaing arriva du côté opposé. Le premier jour était consacré aux armes à cheval: elles durèrent jusqu'à la nuit, «et à la vérité tous ceux qui les virent disoient que jamais n'avoient vu de plus belles et dures atteintes.»
Le lendemain fut le jour du combat à pied. Jean de Bonifazio sortit de son pavillon, vêtu de sa cotte d'armes et couvert de son bassinet dont la visière était fermée. Sa main gauche soutenait, au-dessus de sa longue dague, une hache et un bouclier d'acier; sa main droite agitait un dard léger, selon l'usage d'Espagne. Jacques de Lalaing portait à sa ceinture l'épée avec laquelle il venait d'être armé chevalier par le duc Philippe; de la même main à laquelle était attaché son bouclier, il soutenait également une longue hache terminée en pointe aux deux extrémités; il tenait de l'autre une de ces lourdes épées connues sous le nom d'estoc; mais il avait fait ôter son bassinet et marchait le front découvert.
La lutte s'engagea. Les deux chevaliers lancèrent leurs dards et, se débarrassant aussitôt de leurs boucliers désormais inutiles, se les jetèrent l'un vers l'autre en s'armant de leurs haches. Bonifazio cherchait à frapper son adversaire au visage. Jacques de Lalaing profitait de l'avantage de sa haute taille pour rabattre, du bâton de sa hache, les coups qui lui étaient portés; deux fois celle du sire de Lalaing tenta sans succès de briser sa visière. Bonifazio avait remarqué le sang-froid du jeune chevalier, on le vit tout à coup laisser tomber sa hache et saisir de la main gauche celle du sire de Lalaing: au même moment il tira son épée et voulut l'en frapper, mais déjà celui-ci avait dégagé sa hache et pressait plus vivement Bonifazio, dont les forces s'épuisaient. Le duc de Bourgogne, sur les instances du duc d'Orléans, jeta alors sa baguette pour faire cesser le combat, et les deux adversaires se retirèrent ensemble, se donnant des témoignages de mutuelle amitié et comblés de louanges par tous les chevaliers.
A cette joute succéda un combat d'une nature toute différente: on amena dans l'arène un taureau et un lion, et les bourgeois de Gand qui étaient restés étrangers aux passes d'armes s'empressèrent à ce spectacle. Tous leurs vœux appelaient le triomphe du lion; mais à leur grand étonnement, le taureau le perça de ses cornes et le lança mort aux pieds des spectateurs: triste présage, dit un historien, parce que les Gantois purent y lire le sort qui les attendait dans cette longue et sanglante guerre contre le duc de Bourgogne, où ils ne devaient succomber qu'après avoir versé le sang de ce jeune sire de Lalaing, si beau, si loyal et si plein de courage.
Si la maison de Bourgogne se trouvait à l'apogée de sa puissance, celle de la ville de Gand était également plus grande que jamais. Jacques d'Artevelde lui-même ne l'avait pas portée si haut, et il semblait, depuis l'abaissement de Bruges, qu'elle représentât toute la Flandre: «La ville de Gand, dit Olivier de la Marche, florissoit en abondances de biens, de richesse et de peuple, et l'on ne parloit en Flandre que du pouvoir de messieurs de Gand.»
Le duc voyait avec jalousie le développement rapide de cette cité si indépendante et si fière, qui, la première, l'avait abandonné au siége de Calais, et qui, plus tard, n'avait consenti à trahir la cause des Brugeois qu'en le forçant à s'humilier devant elle.
En 1445, le duc avait enlevé à Gand le grand conseil de Flandre pour le fixer à Courtray, mais les violents murmures des Gantois, qu'il devait encore ménager à cette époque, l'avaient réduit à l'y rétablir; plus puissant en 1445, il l'avait transféré à Ypres et de là à Termonde.
Cependant la pénurie du trésor, épuisé chaque jour par de nouvelles dépenses, obligea deux ans plus tard le duc à se rapprocher des Gantois. Il avait formé le projet d'introduire dans toute la Flandre la gabelle du sel, qui n'existait en France que depuis le règne calamiteux de Philippe de Valois. Bruges, désarmée par les malheurs de ses dissensions civiles, l'avait silencieusement acceptée en 1439; les Yprois semblaient disposés à la subir. Il ne restait plus qu'à décider les bourgeois de Gand à imiter leur exemple. Le duc convoqua l'assemblée de la collace et s'y rendit lui-même, espérant que par de douces paroles il obtiendrait tout ce qu'il désirait des bourgeois:
«Mes bons et fidèles amis, leur dit-il, vous savez tous que dès mon enfance j'ai été nourri et élevé au milieu de vous; c'est pourquoi je vous ai toujours aimés plus que les habitants de toutes mes autres villes, et je vous l'ai souvent témoigné en m'empressant de vous accorder toutes les demandes que vous m'avez faites: je crois donc pouvoir espérer que vous aussi vous ne m'abandonnerez point aujourd'hui que j'ai besoin de votre appui. Vous n'ignorez point sans doute dans quelle situation se trouvait le trésor de mon père à l'époque de sa mort; la plupart de ses domaines avaient été vendus; ses joyaux avaient été mis en gage, et toutefois le soin d'une vengeance légitime m'ordonnait d'entreprendre une longue et sanglante guerre, pendant laquelle la défense de mes forteresses et de mes villes et la solde de mes armées ont été la source de dépenses si considérables qu'il est impossible de se les figurer. Vous savez aussi qu'au moment même où les combats se poursuivaient le plus vivement en France, j'ai dû, pour assurer la protection de mon pays de Flandre, prendre les armes contre les Anglais en Hainaut, en Zélande et en Frise, ce qui me coûta plus de dix mille saluts d'or que j'eus grand'peine à trouver. N'ai-je pas dû également défendre contre les habitants de Liége mon comté de Namur, qui est sorti du sein de la Flandre? Ne faut-il pas ajouter à tous ces frais ceux que je m'impose chaque jour pour le soutien des chrétiens de Jérusalem et l'entretien du Saint Sépulcre? Il est vrai que, cédant aux exhortations du pape et du concile, j'ai consenti à mettre un terme aux calamités que multiplie la guerre, pour oublier la mort de mon père et me réconcilier avec le roi, et dès que ce traité fut conclu, je considérai que bien que j'eusse réussi à conserver à mes sujets, pendant la guerre, les biens de l'industrie et de la paix, ils avaient subi de grandes charges en taxes et en dons volontaires, et qu'il était urgent de rétablir l'ordre de la justice dans l'administration; mais les choses se sont passées comme si la guerre n'avait point cessé; toutes mes frontières ont continué à être menacées, et je me suis trouvé de plus obligé de faire valoir mes droits sur le pays de Luxembourg, si utile à la défense de mes autres pays, notamment à celle du Brabant et de la Flandre.
«C'est ainsi que de jour en jour toutes mes dépenses se sont accrues; toutes mes ressources sont épuisées, et ce qui est plus triste, c'est que les bonnes villes et les communes de la Flandre, et surtout mon pauvre peuple du plat pays, sont au bout de leurs sacrifices: je vois avec douleur beaucoup de mes sujets réduits à ne pouvoir payer les taxes et à s'émigrer dans d'autres pays, et néanmoins les recettes sont si difficiles et si rares que j'en recueille peu d'avantage; et je ne trouve pas plus de secours dans les terres qui me sont advenues par héritage, car toutes sont également appauvries.
«Il faut donc à la fois chercher à soulager le pauvre peuple et pourvoir à ce que personne ne puisse venir insulter mon bon pays de Flandre, pour lequel je suis prêt à exposer et aventurer ma propre personne, quoique pour y parvenir des secours importants soient devenus indispensables.»
Le duc Philippe ajouta qu'un impôt sur le sel lui paraissait le meilleur moyen d'atteindre le but qu'on se devait proposer, et demanda instamment qu'un droit de trois sous fût établi sur chaque mesure de sel pendant douze années. Il s'engageait, moyennant cette taxe, à supprimer toutes les subventions qui lui avaient été accordées et à jurer et à faire jurer par son fils qu'il n'en serait plus réclamé tant que durerait la gabelle du sel. «Sachez, dit-il en terminant, que lors même que vous y consentiriez, il suffirait que d'autres pays fussent d'un avis différent pour que je m'empressasse d'y renoncer, car je ne veux point que les communes de Flandre supportent plus de charges qu'aucun autre de mes pays.»
Comme on pouvait s'y attendre, les bourgeois de Gand repoussèrent la gabelle sur le sel. Philippe, irrité, sortit de cette ville de Gand qu'il avait autrefois comblée de ses bienfaits pour l'opposer à la cité rivale de Bruges, et pendant longtemps il n'y reparut plus. Il croyait que son absence serait une leçon pour la commune mécontente, et que son autorité, vue de loin à travers l'horizon d'une forêt de lances, paraîtrait plus redoutable et plus menaçante; mais les Gantois ne demandaient pas mieux que de l'oublier: ils crurent volontiers que le duc Philippe était mort le jour où il avait quitté la Flandre, et le sentiment de leurs droits et de leurs priviléges se fortifia de tout ce que semblait leur abandonner l'autorité du prince.
Trois années s'étaient écoulées depuis que le duc avait déclaré qu'il ne rentrerait point à Gand tant qu'on lui refuserait la gabelle du sel. Philippe, après avoir introduit des réformes importantes dans l'administration de son duché de Bourgogne, était retourné à Bruges, et ses courtisans lui avaient aisément persuadé que cette résistance à ce qui paraissait odieux et illégal était moins due aux sentiments énergiques de la population qu'aux efforts de quelques hommes dont elle subissait l'influence. Les Mahieu tenaient le même langage à Louis de Male, en accusant Jean Yoens.
Parmi ces courtisans se trouvaient deux bourgeois de Gand qui ne voyaient dans les malheurs de leur patrie et dans les discordes de leurs concitoyens qu'un moyen de satisfaire leur ambition. Sortis d'une condition obscure, mais soutenus dans leur hostilité contre les communes par la protection des sires de Croy, ils étaient parvenus, en flattant le duc et en affectant un zèle sans limites pour ses intérêts, à s'assurer une déplorable autorité sur son esprit. L'un, Pierre Baudins, avait été autrefois emprisonné pour avoir volé des livres à Paris, et ne connaissait que trop bien la Ghuetelinghe, c'est-à-dire la tour où l'on enfermait les malfaiteurs; il était, disait-on, si pauvre au moment où il entra au service de la ville de Gand, qu'il n'avait pas de quoi s'habiller selon l'usage. L'autre, Georges Debul, paraît avoir été le frère d'un secrétaire du duc, qui avait reçu, en 1437, une part de l'amende imposée aux Brugeois. Philippe, trompé par leurs discours, n'hésita pas à entrer dans la voie funeste où des mesures iniques et violentes devaient l'entraîner à ruiner par la guerre les populations qui étaient les plus riches et les plus florissantes de tous ses Etats. Il croyait qu'il ne s'agissait pour dominer la commune de Gand que de lui imposer des magistrats dont il connaîtrait l'obéissance et le dévouement.
L'élection municipale devait avoir lieu trois jours avant les fêtes de l'Assomption, conformément au privilége de Philippe le Bel, du mois de novembre 1301. Le duc de Bourgogne avait choisi pour la diriger deux hommes appelés à des titres différents à se prêter un mutuel appui: l'un était Philippe de Longpré, chevalier de noble maison, qui avait, disait-on, trahi les communes du pays de Cassel avant d'escarmoucher contre les bourgeois de Bruges, et qui devait en cette occasion être soutenu par l'ancien bailli de Grammont, Ghislain d'Halewyn, depuis vingt ans l'ennemi des communes. Le second n'était qu'un simple clerc qui à la lourde épée d'acier préférait la plume, cette puissance nouvelle dont la révélation inspira Guttemberg: c'était Pierre Baudins. Arrivant à Grand avec une escorte d'hommes d'armes bourguignons pour y solliciter les suffrages nécessaires à l'élection, ils ne pouvaient point espérer de cacher quelle était leur mission, et ce fut ce qui la fit échouer. Le bruit se répandit que d'autres troupes d'hommes d'armes étaient cachées dans la ville pour seconder cette tentative destinée à substituer à la liberté de l'élection l'intimidation et la menace. La commune s'assembla: elle proclama bien haut ses craintes et ses murmures, les porta même à l'hôtel de ville où les électeurs devaient, d'après les anciens usages, siéger sans conserver aucune communication avec le dehors, et obtint les magistrats qu'elle désirait. Pierre Baudins et le sire de Longpré n'avaient pu s'y opposer. Le clerc s'était enfui, mais le chevalier, croyant réhabiliter son courage en ne cédant pas au péril, était resté sans qu'il consentît à sanctionner la nouvelle élection. Le duc de Bourgogne, instruit par ses envoyés de ce qui s'était passé à Gand, alléguait de nombreux motifs pour en faire ressortir l'irrégularité. L'un était le développement de l'autorité des doyens; l'autre, la violation du privilége de 1301 qui ne traçait aucune règle fixe à l'élection, enfreint par la coutume depuis longtemps établie de choisir six échevins dans la poortery, c'est-à-dire dans la bourgeoisie des viri hæreditati, ou «hommes héritavles;» dix dans le métier des tisserands et dix dans les cinquante-deux petits métiers: l'objection la plus sérieuse, la plus grave à ses yeux était évidemment la part qui y avait été prise, disait-on, par Daniel Sersanders, l'un de ceux qui lui avaient fait refuser la gabelle du sel. Or, Daniel Sersanders avait été élu lui-même échevin avec Liévin Sneevoet, Jean Vander Zype, Daniel Vanden Bossche, Louis Rym et Gérard de Masmines.
Simon Borluut et huit autres députés se rendirent à Bruges pour engager le duc à ratifier l'élection des nouveaux magistrats. Leurs démarches restèrent infructueuses; mais le duc de Bourgogne consentit à mander près de lui l'abbé de Saint-Bavon, l'abbé de Tronchiennes et le prieur de la Chartreuse de Gand. Dans une assemblée à laquelle avaient été également appelés les députés de Bruges, d'Ypres et du Franc, le chancelier Nicolas Rolin donna lecture d'un long mémoire où se trouvaient successivement énumérés tous les griefs du duc contre les Gantois. Aussitôt après, Philippe fit signe aux deux abbés et au prieur de la Chartreuse de se lever, et tandis qu'il leur parlait en flamand, il fronçait vivement les sourcils qu'il avait longs et épais: ce qui était chez lui le signe de la colère.
«Ce que mon chancelier vient de vous dire, il vous l'a dit par mon ordre; les choses sont réellement ainsi et l'on ne saurait en douter. Les ancêtres de Daniel Sersanders ont été des hommes loyaux, mais ils n'auraient jamais fait ce qu'il a fait, car il se montre faux, mauvais, traître et parjure contre moi qui suis son prince. Je le connais pour tel et je le considère comme mauvais et faux vis-à-vis de moi. Je sais bien qu'il en est qui le conseillent et le favorisent: il n'est pas seul, et ce qu'il fait, il ne le fait pas de lui-même. N'est-ce pas toutefois une grande fausseté que d'avoir dit et répandu parmi le peuple que je voulais le faire assassiner? Certes, si je le voulais, ni lui, ni les plus grands de ce pays ne pourraient l'en défendre; mais, Dieu soit loué! je n'ai pas jusqu'à ce moment passé pour un assassin: non que je parle ainsi pour me disculper et que je pense devoir me justifier; mais sachez-le bien, avant que je consente à ce que lui ou les siens reçoivent ou conservent un siége au banc des échevins dans ma ville de Gand, je me laisserai plutôt couper en morceaux. Je ne crois pas qu'en termes de justice et de droit il soit possible ou licite de soutenir quelqu'un qui m'est contraire, puisqu'il est tel que je vous l'ai dit. Aussi, dès que j'ai connu la situation des choses, j'ai rappelé mon bailli de Gand, je l'ai révoqué de son office et je lui ai fait connaître qu'il ne pouvait plus m'y servir, et je rappellerai de même tous les officiers que j'ai à Gand. Daniel et les siens rempliront aisément les fonctions de bailli, d'échevins et de doyens, et toutes celles qui seront vacantes plus tard. Daniel, si on le laisse faire, s'établira seigneur de la ville, comme d'autres ont autrefois cherché à l'être, et mes gens et mes officiers n'y auront plus que faire, ce me semble. Je vous avertis volontiers de toutes ces choses qui sont vraies, afin que vous les conserviez dans votre mémoire et que chacun de vous en avertisse ceux que cela regarde, et spécialement ceux que vous entendrez discourir de ces affaires, car ledit Daniel et les siens excitent chaque jour le peuple et sèment une foule de mensonges contre moi et mes serviteurs. Je m'étonnerais fort toutefois de voir mes gens de Gand soutenir et appuyer un homme tel qu'est ledit Daniel contre moi, qui leur ai toujours été bon prince, car je leur ai généreusement pardonné tous leurs méfaits à cause de ma grande affection pour eux, ce que je n'ai jamais fait pour mes autres sujets.»
Puis, se tournant vers les députés de Bruges, d'Ypres et du Franc, il leur proposa de voir les lettres séditieuses de Daniel Sersanders; mais ceux-ci s'en excusèrent respectueusement, et les trois dignitaires ecclésiastiques, chargés de porter à leurs concitoyens ces paroles menaçantes, prirent congé du duc pour retourner à Gand.
Philippe s'était retiré à Bruxelles: ne cachant plus son hostilité contre les Gantois, il avait fait frapper d'un impôt tous les grains qu'ils venaient chercher dans le Brabant, et peu de jours après, le 26 novembre 1449, nous le voyons ordonner que personne ne reconnaisse désormais l'autorité dont continuent à rester investis, à Gand, des hommes qu'il hait ou qu'il redoute.
Cependant les Etats de Flandre s'assemblèrent le 6 décembre à Malines pour interposer leur médiation: l'évêque de Tournay y joignit la sienne, et après de longues négociations, on obtint que les Gantois éliraient d'autres échevins. Il est toutefois à remarquer que le duc avait consenti à ce que l'on se conformât à ce qui avait eu lieu précédemment pour la triple représentation de la bourgeoisie, de la corporation des tisserands et des petits métiers dans le corps des échevins; les députés que les Gantois avaient envoyés près du duc avaient également annoncé à leur retour qu'une nouvelle élection apaiserait le prince, et la cité de Gand devait y trouver d'autant moins de danger pour ses priviléges, ses coutumes ou ses usages que, par un acte d'appel du 7 mars, ils venaient de les placer sous la protection du roi de France. L'élection eut lieu le 10 mars: à côté des noms illustres des Uutenhove, des Uutendale, des Sersimoens, elle plaça d'autres noms que le quinzième siècle allait voir s'élever, briller et s'éteindre, celui de Seyssone, celui de Thierry de Schoonbrouck. Néanmoins, le duc s'applaudissait de cette élection comme d'un premier succès, et ses conseillers n'hésitèrent pas a poursuivre la lutte en produisant d'autres griefs. Quelque longue qu'en fût l'énumération, le plus grave était toujours la puissance de Gand, la tendance ambitieuse vers la domination qu'on lui reprochait. On prétendait que la ville cherchait sans cesse à augmenter sa population par l'admission de nouveaux bourgeois, et chaque métier, dans la mesure de ses forces, imitait le mouvement centralisateur de la cité. Pour obtenir le titre de bourgeois de Gand, ce titre que ne dédaignaient pas les plus nobles seigneurs, il suffisait d'occuper une maison ou une chambre meublée, et même parfois d'être l'hôte d'un bourgeois: or, pour entrer dans la plupart des métiers, il suffisait d'être bourgeois. Bourgeois ou membre des métiers, on était protégé en quelque lieu que ce fût, dans les châteaux des princes aussi bien que dans les foires étrangères, par des immunités personnelles que garantissait l'autorité de toute la commune. Modifier ces immunités, en régler l'origine, l'usage, la déchéance était une question grave dans ces temps où la commune des bourgeois, où l'association industrielle ne se maintenaient qu'au milieu de mille périls: on le comprenait si bien à Gand, qu'à toutes les plaintes du prince l'on se contentait de répondre: «Nous voulons conserver tous nos droits, tous nos priviléges, toutes nos libertés.»
Pendant quelques mois, le mécontentement du duc ne se manifeste que par des actes isolés. C'est d'abord une tentative pour diviser la corporation des francs-bateliers, à laquelle avait appartenu Gilbert Mahieu. Peu après, le bailli et les autres officiers du duc bannissent un ancien échevin de la keure, deux anciens doyens des tisserands et d'autres membres influents des corps de métiers; mais leur sentence ne s'exécute point et ils quittent eux-mêmes les murs de Gand, y laissant pendant quelques jours le cours de la justice interrompu. Enfin, au commencement du mois de juin 1451, le duc charge quatre bourgeois de Gand du parti bourguignon, Pierre Tincke, Louis Dhamere, Eloi Coolbrant et Liévin Wicke d'exposer ses griefs près de leurs concitoyens, et dès qu'il voit que leurs efforts ne réussissent point, il publie un manifeste conçu dans les termes les plus violents, où il accuse, en les rendant responsables de son absence, Daniel Sersanders, Liévin Potter et Liévin Sneevoet.
Le duc de Bourgogne s'était rendu à Termonde. Il y répéta lui-même en flamand aux députés de Gand qu'il ne rentrerait point dans leur ville tant qu'il pourrait y rencontrer Sersanders, Potter et Sneevoet. Il leur fit aussi remettre un nouvel exposé de ses griefs où l'on engageait les Gantois, en leur citant l'exemple de Thèbes, d'Athènes et de Rome, à ne pas se laisser entraîner aux discordes civiles par quelques voix ambitieuses, et à se souvenir que si le commerce avait fait la gloire de Bruges, Gand devait sa célébrité à la sagesse de ses lois et de son administration; mais les députés de Gand ne pouvaient rien sans consulter les magistrats, les métiers et les bourgeois dont ils tenaient leurs pouvoirs.
Le duc de Bourgogne se lassa de ces retards. Le 26 juillet 1451, poursuivant ouvertement ses desseins, il cita devant son conseil Sersanders, Potter et Sneevoet et avec eux tous les échevins de la keure de l'année précédente, et cet ajournement leur fut signifié par un huissier de la chambre du conseil, nommé Jean Vanden Driessche, que les magistrats de Gand avaient condamné en 1446 à un exil de cinquante ans. Les bourgeois de Gand firent entendre de vifs murmures. Ils avaient reconnu que le duc cherchait à substituer une procédure illégale à l'autorité des échevins des autres membres de Flandre, seuls compétents pour statuer sur la gestion de leurs pairs. Trois citations successives avaient été inutilement portées à Gand lorsque messire Colard de Commines, souverain bailli de Flandre, et Gérard de Ghistelles, haut bailli de Gand, parurent le 3 août 1451 à l'hôtel des échevins, où les trois membres de la ville s'étaient réunis pour délibérer sur la gravité de la situation. Après avoir fait connaître les lettres de créance qui leur étaient confiées, ils déclarèrent qu'ils étaient autorisés à annoncer que le duc avait pardonné aux anciens échevins de la keure et se contentait d'exiger que Daniel Sersanders, Liévin Sneevoet et Liévin Potter vinssent s'excuser, en sa présence, de leurs rébellions, promettant sur leur foi, sur leur honneur et sur leur parole de chevalier, que le duc de Bourgogne serait satisfait de cette démarche.
Sersanders, Sneevoet et Potter n'hésitent plus, et, après avoir signé une protestation contre la violation des priviléges de la commune, ils quittent Gand espérant qu'ils y rétabliront la paix en se soumettant à l'autorité du duc, qui préside lui-même son conseil à Termonde. Les échevins de Gand et les doyens les accompagnent. Cependant plusieurs heures s'écoulent avant que le duc consente à les recevoir. Il exige que les trois bourgeois de Gand paraissent devant lui, comme des suppliants, la tête découverte, les pieds nus; de plus, il les condamne à quitter la Flandre dans le délai de trois jours, tous frappés d'une sentence d'exil, l'un pour vingt ans, l'autre pour quinze ans, le troisième pour dix ans, et de peur que, rentrés à Gand, ils ne trouvent un asile dans leurs propres foyers, des sergents d'armes les emmènent pour exécuter sans retard les ordres qui leur ont été donnés.
Le lendemain matin, Philippe s'éloigna de Termonde pour se retirer à Bruxelles. Le sire de Commines et le sire de Ghistelles n'avaient point osé retourner à Gand. En effet, une vive agitation se manifesta dans le peuple assemblé sur les places publiques lorsque les magistrats et les doyens annoncèrent que le duc, au mépris d'une promesse solennelle, avait violé le privilége des bourgeois de Gand de ne connaître d'autre juridiction que celle de leurs magistrats. Les bourgeois, en ne voyant pas reparaître avec eux Sersanders et ses amis, les croyaient déjà morts, et il fallut pour les rassurer que les femmes éplorées des bannis vinssent elles-mêmes déclarer qu'ils vivaient encore. Quoi qu'il en fût, l'inquiétude s'accroissait de jour en jour, et l'on trouva près de l'hôtel des échevins des lettres où l'on invoquait comme un libérateur un autre Jacques d'Artevelde.
Cependant, les amis du duc jugèrent urgent de tenter un effort pour assurer leur triomphe. Pierre Tincke se rendit à Mons près de Pierre Baudins et de Georges Debul, qui à cette époque continuaient à jouir d'une funeste influence dans toutes les questions relatives aux affaires de Flandre. Il y fut résolu qu'on essayerait de soulever le peuple au vieux cri de Jean de Heyle: «La paix et nos métiers, et le seigneur dans sa ville de Gand!» Tout le parti bourguignon devait se rallier à ce signal. Le duc avait approuvé lui-même ce projet en disant à Pierre Tincke et à Louis Dhamere: «Fort bien, mes enfants.» Le jour fixé pour l'accomplissement de ce complot arriva. Pierre Baudins attendait hors de la ville le moment favorable pour s'élancer au secours des conspirateurs; mais Pierre Tincke et Louis Dhamere ne furent pas plus habiles que Gilbert Mahieu, qui s'appuyait, comme eux, sur le métier des francs-bateliers. Au premier bruit, les tisserands accoururent: sans rencontrer une grande résistance, ils saisirent et enfermèrent au Châtelet Pierre Tincke et Louis Dhamere, comme coupables d'avoir excité des troubles dans la ville.
Le 26 octobre toutes les corporations s'assemblent, et tandis que les officiers du duc s'éloignent de Gand, elles déclarent qu'elles ne déposeront point les armes tant que l'on n'aura pas fait justice des prisonniers enfermés au Châtelet. Une ordonnance prévient tous les bourgeois absents qu'ils aient à rentrer immédiatement à Gand; une autre ordonnance suspend le cours de toutes les querelles particulières et de toutes les haines privées. Pendant les jours suivants se succèdent d'autres événements importants: la formation d'un conseil d'enquête composé de douze membres choisis parmi les bourgeois, les tisserands et les membres des petits métiers; l'interrogatoire des prisonniers du Châtelet qui avouent, selon les uns, le projet, désapprouvé par le duc, mais conçu par ses conseillers, d'assassiner à coups de hache Sersanders, Potter et Sneevoet à Bruxelles, au pied des autels de Saint-Michel, selon d'autres, celui d'incendier la ville; l'arrestation des magistrats du parti bourguignon et entre autres celle d'un ancien échevin, Baudouin de Vos, reconnu près de la porte de Termonde au moment où il se prépare à fuir dans son château de Laerne; le bannissement du sire de Ghistelles et de tous les autres officiers du duc qui ont quitté la ville. Enfin, le 11 novembre 1451, un échafaud s'élève sur l'Hooftbrugge, et par l'ordre des doyens, Pierre Tincke et Louis Dhamere y subissent le dernier supplice.
Tous les travaux avaient cessé: la cloche qui chaque jour en donnait le signal ne se faisait plus entendre; les bannières des métiers ne quittaient plus la place du Marché, afin que nuit et jour elles servissent de point de ralliement aux bourgeois constamment armés, et peu de jours après les trois membres, agissant conformément à leurs priviléges qui avaient prévu le cas où quinze jours se passeraient sans que le prince amendât la faute de son bailli, créaient Liévin Willemets justicier de la ville de Gand.
Le 15 novembre, les doyens et les échevins des deux bancs adressèrent au duc de Bourgogne une longue lettre pour chercher à justifier ce qui avait eu lieu. Une seule phrase nous frappe vivement dans cette apologie: c'est celle où ils se vantent d'avoir agi comme de loyaux et fidèles sujets, parce que dans le jugement des deux suppliciés ils n'ont point eu recours à la suzeraineté du roi de France. C'est à la fois une menace pour l'avenir et l'indice presque certain de négociations secrètes déjà entamées et accueillies avec faveur à Paris. En effet, une ambassade solennelle, composée de l'archevêque de Reims, du sire de Gaucourt et de deux clercs nommés Gui Bernard et Jean Dauvet, se rendit à la cour du duc Philippe, et on lit dans les instructions qui leur furent données qu'ils étaient chargés «de besoigner et de remontrer à monsieur de Bourgogne sur le fait de Flandres.» Charles VII chargeait vers la même époque trois conseillers du parlement de commencer une enquête sur la validité de la cession des villes de la Somme.
Si les Gantois comptaient sur l'appui de Charles VII, qui ne pouvait pardonner à Philippe les complots ourdis avec le duc d'Orléans, la position du duc de Bourgogne, réduit, à défaut d'armée, à recourir sans fruit à d'obscures intrigues, ne les encourageait pas moins dans leur résistance. Les abbés de Saint-Pierre, de Saint-Bavon, de Baudeloo, de Ninove, de Grammont, de Tronchiennes s'étaient rendus près de lui, accompagnés des sires de Praet, d'Escornay et de Boulers et des députés de plusieurs châtellenies, pour l'engager à écouter les plaintes des Gantois; mais leur médiation fut désavouée par ceux-là mêmes dont ils plaidaient la cause. Ce fut en vain que le duc de Bourgogne rappela de la proscription Daniel Sersanders, Liévin Potter et Liévin Sneevoet, en leur donnant un sauf-conduit pour qu'ils allassent engager leurs concitoyens à la paix: fidèles à leur serment, ils portèrent à Gand le message qui leur était confié, et dès qu'il eut été rejeté, quittant les foyers paternels où ils s'étaient à peine, tels que des étrangers, reposés pendant quelques heures, ils s'éloignèrent de nouveau pour rentrer dans l'exil.
Ni les pieuses démarches des abbés, ni les exhortations des nobles aimés du peuple, ni la présence de Daniel Sersanders n'avaient pu calmer l'irritation des Gantois. On y retrouvait à la fois un ressentiment aveugle contre leurs ennemis, une confiance illimitée en eux-mêmes. En même temps, au sein des populations industrielles, arrachées à leurs travaux et placées au-dessus des lois et des institutions par la mission même qu'elles s'étaient donnée de les protéger, grandissait un parti, redoutable par une audace dont les fureurs et les excès rejetaient le frein de toute autorité. C'était la faction des suppôts de l'anarchie qui, après s'être élevés en s'appuyant sur les libertés communales, invoquaient le salut public pour les étouffer sous une tyrannie non moins odieuse que celle du duc de Bourgogne. Leur influence se manifesta, le 3 décembre 1451, par l'élection de trois capitaines, Jean Willaey, Liévin Boone et Everard Van Botelaere, hommes peu respectés et peu dignes de l'être, auxquels ils adjoignirent toutefois par méfiance un conseil de six personnes, supérieur à celui des échevins.
Les capitaines inaugurèrent dès le lendemain leur autorité en allant attaquer le château de Biervliet. Ils espéraient, en imitant servilement l'exemple de Jacques d'Artevelde et de François Ackerman, rappeler leur dévouement et leur gloire; mais ils échouèrent dans leur première expédition, et cette tentative ne révéla que leur impuissance et leur faiblesse.
Cependant, on poursuivait à Gand l'enquête dirigée contre les anciens magistrats qu'on accusait d'exactions et de fraudes. Parmi ceux-ci se trouvaient Jacques Uutenhove, Etienne de Fourmelles, Laurent de Wale; mais le plus important était Baudouin de Vos, seigneur de Laerne et de Somerghem, chevalier et ancien échevin de la cité de Gand où son aïeul avait été rewaert en 1348. Deux fois il monta sur l'échafaud, deux fois il réussit par ses prières et par ses promesses à obtenir un nouveau délai; l'évêque de Liége et le comte d'Etampes contribuèrent puissamment à le sauver; le premier parlait au nom d'une commune puissante où les Gantois étaient fiers de compter des frères et des amis; le second, prince égoïste et ambitieux, petit-fils de Philippe le Hardi aussi bien que le duc de Bourgogne, quoiqu'il affectât une grande soumission à Charles VII pour conserver tous ses domaines héréditaires situés sur les frontières du royaume, pouvait être utile au parti des Gantois par l'élévation de son rang et les vices mêmes de son caractère.
Les bourgeois qui cherchaient à rétablir la paix avaient trouvé dans cet acte de clémence de nombreux motifs de se réjouir. Ils espéraient qu'il serait le présage d'une réconciliation entre le duc de Bourgogne et ses sujets. Malgré l'hiver, de nouveaux pourparlers eurent lieu. Les députés des trois membres de Flandre les poursuivirent à Bruxelles. Le comte de Saint-Pol appuyait leurs démarches; mais il fut bientôt aisé de voir que rien ne se déciderait avant le printemps et que toutes les chances seraient alors pour la guerre. A Gand, on représenta publiquement dans les rues un mystère imité du beau poëme de Baudouin Van der Lore, où une noble vierge, en butte à l'injuste colère de son père, voyait inutilement ses sœurs intercéder pour elle et ne trouvait d'autre remède à ses maux que l'appui «du lion de perles couronné d'or.» Il semblait à beaucoup de bourgeois que ces allusions, en annonçant de nouvelles luttes, devaient en hâter l'explosion: des nouvelles reçues du Brabant confirmèrent bientôt leurs craintes. Le 15 mars, vers midi, l'amman s'était présenté à l'hôtel de ville de Bruxelles: aucun des échevins ne l'accompagnait, car il venait donner lecture de la condamnation de la plus puissante commune de Flandre. Le duc, rassuré sur les intentions du roi de France par le rapport des ambassadeurs qu'il avait envoyés à Paris, déclarait dans ce manifeste que les rébellions réitérées des Gantois ayant lassé son indulgence, il voulait qu'à l'avenir on ne leur portât plus de blé, et qu'on chargeât de fers tous ceux d'entre eux dont on pourrait s'emparer. En même temps le sire de la Vere recevait le commandement de l'Ecluse, où il remplaça le sire de Lalaing qui s'était rendu à Audenarde. On ajoutait que messire Jean de Bonifazio, qui était presque aussi pauvre que courageux, avait offert son épée au duc pour chercher fortune en combattant les riches bourgeois de Gand.
Huit jours après la déclaration du duc, les capitaines, échevins et conseillers de Gand écrivirent aux villes de Termonde, d'Alost, de Ninove, de Grammont, d'Audenarde, de Courtray, qui relevaient de la châtellenie de Gand, pour exposer les dangers dont ils étaient menacés. Ils les priaient de ne pas recevoir d'hommes d'armes étrangers et de ne pas exécuter les mandements qui tendraient à suspendre les relations industrielles, notamment le commerce des blés, les assurant que nuit et jour ils seraient toujours prêts à leur venir en aide dans leur résistance à des mesures illégales et oppressives. Les bourgeois de Ninove, quoique voisins des frontières du Hainaut et du Brabant, osèrent seuls annoncer leur intention formelle de fermer, avec le secours des Gantois, les portes de leur ville aux hommes d'armes bourguignons. Ailleurs, de vaines protestations voilaient une neutralité qu'inspirait l'attente des événements. Ce n'est qu'à Bruges que l'on voit, en réponse à de semblables lettres, les magistrats influencés par le comte d'Etampes, désormais hostile aux Gantois, repousser l'appel qui était adressé à l'union et à la solidarité des communes flamandes.
Pour effacer ces dissentiments et rallier en un faisceau toutes les villes que réunissaient les mêmes intérêts, il eût fallu aux Gantois une modération qui ne se retrouve guère dans les situations critiques, une prudence presque toujours étrangère aux délibérations de la multitude inquiète et agitée. Rien n'eût été plus sage que d'accepter la médiation des bonnes villes et des châtellenies de Flandre; agréée par le duc, elle ne pouvait évidemment jamais conduire à la destruction de priviléges qui leur étaient communs; repoussée, elle devenait aussitôt la base d'une vaste confédération nationale. On ne le comprit pas à Gand: les moyens violents y dominaient de nouveau. On venait de décapiter, devant le Châtelet, un bailli du pays de Waes, nommé Geoffroi Braem, et depuis les premiers jours de mars, les remparts étaient gardés comme si l'on eût redouté quelque agression. L'autorité des magistrats était si peu respectée que Gui Schouteet avait été réduit à fuir hors de la ville avec Etienne de Liedekerke, Gérard de Masmines, Jean de la Kéthulle, Jacques Uutenhove, Pierre Van der Zickele et Roger Everwyn. La dictature anarchique restait seule debout: c'était celle des trois capitaines, Jean Willaey, Liévin Boone et Everard Van Botelaere.
Les circonstances devenaient de plus en plus graves. Le 31 mars, le duc de Bourgogne avait publié à Bruxelles un nouveau manifeste où il annonçait son intention de dompter par la force des armes l'opposition des Gantois. Reprenant ses griefs depuis le refus de la gabelle du sel, il rappelait l'influence prépondérante exercée par les deux grands doyens, l'accroissement des métiers par l'adjonction d'ouvriers forains, les sentences criminelles prononcées sans l'intervention du bailli, «et encore, ajoutait-il, lesdits de Gand, non contens de ce, accumulans mal sur mal, demonstrans de plus en plus mauvais courraige, obstination, pertinacité, rebellion et désobéissance envers nous, et pour mieulx accomplir et mettre à effet et execution leur mauvaise, dampnable et détestable voulenté, et afin de troubler et esmouvoir, comme il est à présumer, tout le pays à l'encontre de nous, ont fait et ordonné trois hoftmans, lesquelz se font seigneurs de la ville, exercent le fait de la justice, font éditz, et sont obeiz en tout, et tiennent le peuple en telle cremeur que nul n'ose autrement faire, ne dire que à la voulenté desdits hoftmans et de leurs satellites, complices et adhérens; font aussi faire ou plat pays, bollevars, et fortifier passaiges et chemins, ordonnent de par eulx capitaines, dizeniers et chiefs ès villaiges, envoient ou pays, quérir, prendre et amener prisonniers audit lieu de Gand nos officiers, et meismement ont nagaires envoyé quérir nostre bailli de nostre terroir de Waize, lequel ilz trouvèrent tenant viescare de par nous et en nostre nom, la verge à la main et néanmoins le prindrent et l'ont fait morir, contre Dieu et raison; mandent, commandent et deffendent de par eulx et par leurs lettres où ils se inscripvent dessus comme princes ce qu'il leur plaist et meismement deffendent que, aux commandements de nous qui sommes prince et seigneur d'eulx et du pays, ne soit aulcunement obéy, ce qui est chose bien estrainge et de mauvaise conséquence... Quelle chose donques doit l'en dire des fais desdits de Gand, qui ainsi se gouvernent, et encores, comme conspirateurs, contendent, par leurs mensonges, esmouvoir et soubztraire nostre bon peuple, et le pays mettre en division et rebellion à l'encontre de nous? Certes, il faut dire qu'ilz font comme gens qui point ne recognoissent de Dieu en ciel, ne de prince en terre, mais vuellent par eulx et d'eulx-meismes régner, seignourier et gouverner à leurs plaisirs et voulentez; et se ces choses sont très-grièves, amères, desplaisans et intolérables à nous qui sommes leur prince et seigneur, et qui en sommes esmeuz et courrouciez contre eulx, ce n'est point merveille, et en avons bien cause, car ce sont euvres qui aussi doibvent estre bien desplaisans et abominables à toutes gens de bon couraige et qui craignent Dieu; et combien que deussions piéça y avoir pourveu, toutes voyes, pour compassion que avons eu de nostre bon peuple de Flandre et espérans toujours que lesdits de Gand se deussent raviser et mettre en leur devoir envers nous, nous avons différé de y procéder jusques à ores; mais pour ce que, par honneur et serment, veu l'obstination et continuation mauvaise d'icenlx de Gand, ne povons, ne devons, comme aussi ne voulons plus avant dissimuler, ne tolérer leurs tirannies, cruautez et inhumanitez, ne les injures, vilenie, blasme et mesprisement qu'ilz nous ont fait et montré, qui sommes leur prince, et chascun jour, de plus en plus, font et montrent, nous avons fait notre mandement pour réduire lesditz de Gand à congnoissance, obéissance et humilité envers nous.»
La mémoire de quelques vieillards conservait encore à Gand le souvenir des guerres qu'avait terminées la paix de Tournay. En les voyant prêtes à se renouveler sous un prince dont la puissance était bien plus redoutable que celle de Philippe le Hardi, ils s'effrayaient des désastres qui en devaient être la suite inévitable, soit que les Gantois expiassent une insurrection imprudente par la perte de leurs libertés, soit qu'ils réussissent, après de longs et cruels sacrifices, à obtenir, au prix de leur sang et de leur prospérité, la confirmation de leurs lois et de leurs priviléges. La plupart des bourgeois partageaient leur opinion, et huit jours après le supplice de Geoffroi Braem, le parti des hommes sages se ranima à la lecture du manifeste du duc qui leur annonçait un péril si imminent. Leur influence, leur autorité, leurs richesses, leurs lumières favorisèrent leur intervention spontanée en faveur de la paix, et le 4 avril on porta en procession solennelle la châsse de saint Liévin pour obtenir du ciel le rétablissement de la concorde et de l'union.
Le même jour, six abbés et trois chevaliers, accompagnés des mandataires de toutes les villes de la châtellenie de Gand, quittèrent l'église de Saint-Bavon, où l'on avait célébré la messe du Saint-Esprit, pour se rendre à Bruxelles. Les députés des trois Etats de Flandre s'empressèrent de s'associer à leurs efforts, et, s'étant également assuré l'appui de la duchesse Isabelle et du comte de Charolais, ils profitèrent de la solennité du vendredi saint pour supplier le duc de se montrer généreux et clément en souvenir de Jésus-Christ, léguant du haut de la croix, comme un divin témoignage de son amour, sa paix aux hommes.
Philippe qui, peu de jours auparavant, s'était contenté de répondre à d'autres députés des villes flamandes qu'il ne pouvait que recommander à ses hommes d'armes de ne pas piller les biens de ceux qui le soutiendraient, regrettait déjà que des dissensions intérieures l'empêchassent de prendre une part active au mouvement des ambitions féodales en France. Un message venait de lui apprendre que le Dauphin, son allié secret, devenu l'époux d'une princesse de Savoie, petite-fille de Philippe le Hardi, réclamait son appui contre les troupes de Charles VII qui s'avançaient vers le Lyonnais. Dans ces circonstances, Philippe, changeant de langage, accueillit avec douceur les députés de Gand. Il les assura que, malgré tous les méfaits de leurs concitoyens, il était aussi disposé que jamais à tout oublier et qu'il désirait vivement voir la paix rétablie. Il ajouta qu'il consentait volontiers à ce qu'aussitôt après les solennités de la semaine sainte ils entamassent des négociations avec les gens de son conseil. «Et dissimuloit le duc leur malice, ajoute Olivier de la Marche, attendant son point et qu'il eust assuré son faict devers le roy françois avec lequel il avoit toujours quelque chose à remettre.»
Les capitaines de Gand, Boone, Willaey et Van Botelaere, s'alarmèrent d'un rapprochement si inespéré: ils sentaient bien, avec tous ceux qui s'étaient élevés par l'anarchie, qu'entre eux et le duc de Bourgogne, entre l'agitation de la veille et la réconciliation du lendemain, il y avait le souvenir du sang qu'ils avaient répandu. Au mois de décembre, ils avaient refusé de sceller des lettres pacifiques des échevins adressées à la duchesse de Bourgogne et au comte d'Etampes, et leur avaient défendu, ainsi qu'aux doyens, d'écrire ou de recevoir désormais d'autres lettres sans qu'ils en prissent préalablement connaissance, puis ils s'étaient attribué le droit de porter le même costume que les échevins et de marcher dans les rues suivis de douze serviteurs. Ils s'étaient crus bientôt assez puissants pour faire arrêter un secrétaire des échevins de la keure, nommé Engelram Hauweel et pour le faire décapiter sans avoir consulté l'assemblée du peuple. Le supplice de Geoffroi Braem était un autre attentat présent à tous les esprits. Leur sécurité personnelle, troublée sans doute par le remords, était désormais liée au maintien de leur autorité: pour la perpétuer, ils résolurent de lui donner, comme base nouvelle, d'autres désordres, n'ignorant pas que le seul moyen de sauver leur responsabilité, c'était de l'étendre de plus en plus à tous les bourgeois de Gand, et au moment même où les députés de la Flandre s'acquittaient de leur message près du duc de Bourgogne, sans respect pour la sainteté de ce jour consacré par toutes les nations chrétiennes à la pénitence et à la prière, ils envoyèrent quelques-uns de leurs amis surprendre le château de Gavre qui appartenait au sire de Laval, comme si les mêmes lieux, deux fois célèbres dans cette guerre, devaient, à un sanglant intervalle, en voir l'imprudent signal et le fatal dénoûment.
Peu de jours après, un autre complot se forma: il s'agissait cette fois de s'assurer aux bords de l'Escaut une conquête qui, à la fin du quatorzième siècle, avait manqué aussi bien à la gloire qu'à la fortune de Philippe d'Artevelde. Les deux capitaines de la forteresse d'Audenarde étaient absents. Le sire d'Escornay se trouvait dans sa terre; le sire de la Gruuthuse s'était rendu à Bruges, mais nous savons déjà que Simon de Lalaing avait été chargé par le duc de les remplacer. Sa prudence était extrême. Il remarqua que les magistrats d'Audenarde avaient ordonné à tous les habitants des faubourgs de rentrer dans la ville, et prévit que cette retraite motivée par la crainte des Picards permettrait aisément de renouveler aux portes d'Audenarde, avec quelques chariots chargés des biens des fugitifs, la ruse qui avait si bien réussi en 1384 à Philippe le Hardi. Simon de Lalaing soupçonna bientôt quelque trahison: il déclara que le duc ne songeait point à envoyer à Audenarde ces Picards si fameux par leurs maraudages et que, bien que capitaine de l'Ecluse, il resterait à Audenarde pour veiller lui-même à l'exécution de sa promesse. En effet, il manda aussitôt à sa femme et à son fils aîné qu'ils vinssent l'y rejoindre.
L'inquiétude des habitants s'était un peu calmée, quand une troupe de cultivateurs s'introduisit à Audenarde sous le prétexte du jour du marché, avec des armes cachées sous leurs vêtements. A leurs cris, quelques bourgeois se soulevèrent; mais l'intrépidité du sire de Lalaing arrêta l'insurrection avant qu'elle eût pu se développer et la rejeta hors de la ville (13 avril 1452).
Cette tentative, aussi bien que celle qui avait été précédemment dirigée contre le château de Gavre, avait eu lieu de concert avec les trois capitaines de Gand. Dans la soirée de la veille, ils avaient reçu un message des habitants de la châtellenie d'Audenarde qui favorisaient leurs projets, et ils avaient immédiatement convoqué tous leurs amis pour leur représenter que la châtellenie d'Audenarde relevait de Gand et qu'il fallait la secourir et la délivrer. A les entendre, il ne leur devait pas être moins aisé, dès qu'ils auraient défait le sire de Lalaing, d'aller attaquer le duc de Bourgogne, et déjà ils répétaient; «Allons, allons à Philippin aux grandes jambes!» Liévin Boone décida le mouvement en montrant une besace pleine de grandes clefs qu'il prétendait être celles de la forteresse d'Audenarde, et il partagea avec Jean Willaey l'honneur de commander tous ceux qu'il avait séduits par ses astucieux discours.
Il était près de midi quand Boone et Willaey parurent devant Audenarde. Apprenant que leur complot avait échoué, ils se contentèrent d'annoncer aux habitants que, loin d'être guidés par des desseins hostiles, ils venaient uniquement les aider à repousser les étrangers qui voudraient s'introduire dans leur ville, et qu'ils espéraient être reçus en amis; mais Simon de Lalaing leur fit répondre qu'il était faux que des étrangers menaçassent Audenarde, et que si les Gantois croyaient, par leur présence, exciter quelque nouvelle sédition, ils seraient déçus dans leur attente.
Lorsqu'on sut à Gand que les capitaines étaient sortis de la ville avec un petit nombre de bourgeois, moins hardis que présomptueux, pour combattre l'un des plus braves chevaliers bourguignons, qui pouvait appeler des renforts soit des garnisons du Hainaut, soit de l'armée que le comte d'Etampes réunissait à Seclin, l'inquiétude fut vive, l'alarme universelle. On pouvait craindre que la renommée de la cité de Gand ne fût compromise et que l'opprobre d'une défaite n'affaiblît la puissance de son droit. L'agitation s'accrut au moment où l'on apprit la réponse énergique du sire de Lalaing, et les bourgeois, quel que fût leur sentiment sur le caractère de l'expédition, crurent devoir faire proclamer sans délai la wapening pour s'associer à un armement que leur prudence eût désavoué si, avant de l'entreprendre, on eût jugé utile de la consulter. Liévin Boone, Jean Willaey et Everard Van Botelaere triomphaient: ils avaient réussi, par une démarche téméraire, à engager l'honneur, le repos et la prospérité de leurs concitoyens dans une guerre acharnée. Ils espéraient qu'elle confondrait désormais dans une même cause les intérêts sacrés des libertés publiques et les intérêts ambitieux de leur dictature.
Au son de la cloche du beffroi, toute la commune de Gand s'assembla. Dix-huit ou vingt mille combattants, choisis dans les connétablies, prirent les armes et sortirent des remparts de Gand, suivis d'une artillerie si nombreuse qu'il n'était en Europe pas de roi qui n'en eût été jaloux. De village en village des renforts importants venaient les rejoindre, et leur premier soin en arrivant devant Audenarde fut de se diviser en deux corps: l'un campait sur les bords de l'Escaut, que l'on y traversait sur un pont construit à la hâte, l'autre occupait la route d'Alost; le blocus établi autour de la ville ne permettait aux assiégés de recevoir ni secours, ni approvisionnements, et l'artillerie des Gantois vomissait sans relâche au milieu d'eux, de ses mille bouches tonnantes, une grêle de projectiles incendiaires. Simon de Lalaing se préparait toutefois à une vaillante résistance: par son ordre, on avait détruit les faubourgs, et dans toutes les rues on avait placé de grandes cuves remplies d'eau où l'on jetait avec des pelles les boulets, rougis au feu, des bombardes gantoises.
Le 15 avril, un messager du sire de Lalaing, qui avait réussi à grand'peine à traverser l'armée des assiégeants, arriva à Bruxelles. Le duc Philippe comprit toute la gravité de la situation qui attachait de nouveau aux murs d'Audenarde le maintien de l'autorité du prince ou le triomphe des communes insurgées. Il congédia les députés de la Flandre dont les pacifiques tentatives étaient restées stériles, et tandis qu'il adressait en toute hâte au comte d'Etampes l'ordre de se porter en avant avec les milices picardes et bourguignonnes campées à Seclin, il monta lui-même à cheval, avec ses conseillers et ses chambellans, pour se diriger vers les frontières de la Flandre et du Hainaut. Il arriva le même soir à Ath, plein d'agitation et d'inquiétude. Tous les récits lui représentaient la grande puissance des Gantois, et il avait appris en passant à Enghien que six cents paysans de Sotteghem, conduits par Gauthier Leenknecht, Samson Van den Bossche et Galiot Van Leys, avaient escaladé les murs de Grammont; on y attendait, ajoutait-on, des renforts que Gauthier Leenknecht s'était empressé d'aller chercher à Gand. Le duc de Bourgogne n'avait en ce moment avec lui qu'un petit nombre d'hommes d'armes; mais, trois cents chevaliers s'avancèrent aussitôt, sous les ordres de Jean de Croy, pour rétablir sa bannière sur les remparts de Grammont. Samson Van den Bossche et Galiot Van Leys opposèrent une vive résistance: leur mort livra la ville aux chevaliers bourguignons, et elle avait été abandonnée pendant deux heures au pillage des Picards, quand Jean de Croy, craignant le retour inopiné de Gauthier Leenknecht et d'un corps gantois, donna l'ordre de charger le butin sur des chariots et de reprendre la route du Hainaut.
Cependant le comte d'Etampes avait vu l'armée réunie à Seclin atteindre le nombre de dix ou douze mille combattants, parmi lesquels on remarquait un grand nombre d'illustres chevaliers, tels que les sires de Hornes, de Wavrin, de Lannoy, de Montmorency, de Harnes, de Dreuil, de Dampierre. Dès qu'il apprit la tentative de Liévain Boone, il se dirigea vers le pont d'Espierres, que les Gantois avaient fortifié pour défendre le passage de l'Escaut. Les Picards se jetèrent aussitôt à l'eau pour forcer leurs retranchements; ils étaient guidés par Jacques de Lalaing, qui avait voulu faire partie de cette expédition pour être le premier à secourir Simon de Lalaing, dont il était le neveu. Les Gantois, inférieurs en nombre, cédèrent: les uns battirent en retraite sous les ordres de Jean Boterman; les autres se réfugièrent dans l'église d'Espierres et y soutinrent un assaut où furent blessés le sire de Roye et Antoine de Rochefort (21 avril 1452).
Le comte d'Etampes poursuivit sa marche vers Helchin, dont il reconquit le château, ancien domaine des évêques de Tournay. Quelques lances et quelques archers, qu'il avait envoyés en avant sous la conduite de Jacques de Lalaing, pour reconnaître la position des Gantois devant les murs d'Audenarde, l'avaient à peine rejoint lorsque des lettres du duc lui furent remises; Philippe l'invitait à venir unir ses forces à celles qu'il avait lui-même rassemblées à Grammont, jugeant qu'il était imprudent de songer à aller, avec des ressources trop peu considérables, attaquer les Gantois dont on évaluait le nombre à trente mille hommes.
L'habileté du duc calculait les chances d'une bataille: pour des chevaliers, plus le combat était inégal, plus il était glorieux. Le comte d'Etampes convoqua le conseil. Quelques-uns prétendaient qu'il fallait obéir au duc, mais le plus grand nombre s'écriaient que ce serait une grande honte que de s'être approché des Gantois sans les attaquer, et d'abandonner ainsi sans secours les chevaliers enfermés à Audenarde. Leur avis fut adopté, et dès ce moment on commença à tout préparer pour le combat. Deux hommes, qui connaissaient bien les chemins et la langue du pays, avaient été choisis pour avertir Simon de Lalaing de la tentative qu'on allait faire pour le délivrer; en effet, ils réussirent à traverser l'Escaut, et Simon de Lalaing ordonna que pendant toute la nuit on travaillât à démurer les portes de la ville, afin qu'il pût assaillir les Gantois au premier moment favorable.
Le lendemain, dès l'aube du jour, le comte d'Etampes se mit en marche, précédé du bâtard de Bourgogne qui commandait l'avant-garde: aussitôt qu'il apprit qu'on n'était plus loin d'Audenarde, il pria le bâtard de Saint-Pol de l'armer chevalier; puis il donna lui-même l'accolade au bâtard de Bourgogne, à Philippe de Hornes, aux sires de Rubempré, de Crèvecœur, d'Aymeries, de Miraumont, et à un grand nombre d'autres écuyers. Jacques de Lalaing les exhorta à bien combattre. «Voilà leur dit-il, l'heure de gagner honorablement vos éperons dorés.» Il racontait qu'il avait remarqué un endroit où le retranchement des ennemis était peu élevé et leur fossé peu profond, et il ajoutait qu'il serait fier de s'avancer avec eux pour disperser la multitude des Gantois. A sa voix, ils se dirigèrent vers une troupe de milices communales qui s'était rangée en bataille dans un champ labouré, protégée par quelques fortifications qui coupaient la grande route d'Audenarde à Courtray. Bien que les Gantois leur présentassent bravement la pointe de leurs piques, les chevaliers, d'un effort vigoureux, rompirent leurs premiers rangs; mais ils se ralliaient et se mettaient déjà en bon ordre, quand Jacques de Lalaing, aiguillonnant son cheval de l'éperon, se précipita plus avant: tous les chevaliers suivirent son exemple. Ils combattaient entourés d'ennemis qui les séparaient sans pouvoir se secourir les uns les autres. Enfin d'autres chevaliers parvinrent à les rejoindre et forcèrent les Gantois à se retirer. Le comte d'Etampes, avec le gros de l'armée, paraissait déjà. Les archers picards décochaient sur les Gantois une nuée de flèches qui traversaient leurs hauberts et les atteignaient de loin sans qu'ils pussent se défendre. Dès ce moment, le désordre se mit dans leurs rangs, et ils se replièrent précipitamment vers Gand sans être poursuivis (24 avril).
Le comte d'Etampes laissa son armée à Heyne et entra à Audenarde; de là, il envoya un héraut à Grammont annoncer sa victoire au duc. Philippe fit aussitôt sonner les trompettes et ordonna qu'on se hâtât de prendre les armes pour couper la retraite des Gantois. Le comte de Saint-Pol et Jean de Croy s'armèrent les premiers et galopèrent jusqu'à l'entrée des maladreries de Gand, près de Merlebeke: là, sur le tertre d'un moulin, sept ou huit cents tisserands s'étaient ralliés sous la bannière de Notre-Dame. A mesure que les archers picards arrivaient, les chevaliers les rangeaient en bon ordre; mais dès le premier mouvement qu'ils firent pour attaquer les Gantois, ceux-ci se retirèrent dans les faubourgs, poursuivis et harcelés de toutes parts. Au milieu de cette confusion et de ce désordre, on remarqua le courage d'un bourgeois, nommé Seyssone, qui portait leur étendard. Couvert de blessures, il combattait à genoux et continuait à se défendre: bientôt il ne put plus se soutenir et tomba étendu sur le sol; mais, lorsqu'on l'acheva, sa main n'avait pas quitté la bannière qui lui était confiée.
Le duc de Bourgogne et le comte de Charolais s'étaient avancés jusqu'aux faubourgs de Gand. Toutes les cloches de la ville sonnaient à pleines volées, et le peuple, s'armant au son du tocsin, se précipitait vers les portes et sur les remparts. Dans cette situation, le duc de Bourgogne n'osa pas, avec le petit nombre de chevaliers qui l'entouraient, livrer sa fortune aux chances incertaines d'une lutte décisive. Le même soir, il effectua sa retraite du côté du château de Gavre, dont il espérait intimider la garnison; mais elle refusa de parlementer, et pendant toute la nuit ses canons ne cessèrent de tirer sur les sergents d'armes picards qui campaient dans les champs et au milieu des jardins. Le lendemain, Philippe se retira à Grammont, après avoir chargé le sire de Miraumont d'observer les mouvements des Gantois.
Tout retraçait dans la première ville de la Flandre le spectacle ordinaire des peuples livrés aux orages des révolutions, que frappe un désastre subit et imprévu. Une accusation de trahison avait retenti contre les capitaines de Gand: peut-être leur incapacité et leur défaite étaient-elles leur plus grand crime aux yeux de la multitude; mais ils resteront toujours coupables, devant l'histoire et devant la postérité, d'avoir excité l'anarchie qui avait préparé la guerre, et d'avoir plus tard provoqué la guerre pour éterniser l'anarchie. L'épée que leurs mains débiles, ambitieuses de gloire et de puissance, avaient essayé de soulever, était devenue l'instrument de leur honte; la hache du bourreau, que pendant longtemps ils avaient promenée sur les places publiques rougie du sang des victimes, retomba sur leur tête. Il n'y avait rien, ni dans les souvenirs de leur pouvoir, ni dans les accidents de leurs revers, qui pût les justifier ou atténuer leurs fautes. Arrêtés le 25 avril, peu d'heures après le combat de Merlebeke, ils périrent cinq jours après: ils léguaient à leurs juges, comme une fatale nécessité, le soin de venger ceux qu'ils avaient conduits à la déplorable expédition d'Audenarde, et dans les derniers jours d'avril, après une revue de tous les habitants en état de porter les armes, les bourgeois élurent pour capitaines Pierre Van den Bossche, que Jean de Vos remplaça bientôt après, Jacques Meussone, Jean de Melle, Pierre Van den Ackere et Guillaume de Vaernewyck. En 1199, Marc de Vaernewyck était déjà l'un des plus riches bourgeois de la cité de Gand. Yvain et Thomas de Vaernewyck accompagnèrent Gui de Dampierre au château de Compiègne; Simon de Vaernewyck combattit à la journée de Courtray. Peu d'années plus tard, Guillaume de Vaernewyck fut tour à tour l'un des témoins qui signèrent l'acte d'appel de Louis de Nevers contre Philippe le Bel, et l'un des échevins qui résistèrent à Louis de Male, devenu l'allié de Philippe de Valois. L'un de ses fils était Philippe d'Artevelde au siége d'Audenarde. Il ne faut point s'étonner de la perpétuité des noms dans ces grandes communes, où les libertés dont ils servaient la cause étaient si anciennes qu'elles semblaient avoir toujours existé.
Sous l'influence de cette élection qui retrempait toutes les forces de la commune aux sources les plus pures de sa gloire et de ses franchises, une énergie admirable succéda à l'abattement le plus profond. Quelques vives escarmouches attestèrent combien il faudrait verser de sang pour la vaincre et la dompter. Le sire de Lalaing fut repoussé devant la porte de Saint-Pierre. Une attaque, que le comte d'Etampes dirigea contre le château de Malte, situé près du village de Saint-Denis, qui appartenait à messire Baudouin Rym, ne fut guère plus heureuse. Il ne parvint à s'en rendre maître qu'avec de grandes pertes, et vit succomber dans cet assaut l'un des plus vaillants chevaliers de l'armée, messire Jean de Miraumont, qui fut atteint d'un trait dans la poitrine; enfin, au moment où il croyait, après de longs efforts, s'être assuré de l'honneur de la journée en détruisant les faibles murailles qui l'avaient arrêté, il apprit que le capitaine des chaperons blancs avait enlevé Deynze et le château de Peteghem (mai 1452).
Lorsque le duc connut la résistance opiniâtre des Gantois et la mort de Jean de Miraumont, il ordonna qu'on tranchât la tête à tous les prisonniers qui étaient en son pouvoir, et promit un marc d'argent à quiconque lui en amènerait. Ces supplices ne pouvaient toutefois lui tenir lieu de victoires. On reconnut, dans un conseil tenu à Audenarde, que puisqu'il était impossible de s'emparer immédiatement de Gand, il fallait affaiblir les ressources de ses habitants en interceptant toutes leurs communications. Le comte d'Etampes resta à Audenarde; les sires de Saint-Pol et de Croy se rendirent à Alost; les sires d'Halewyn et de Commines à Courtray.
Le duc de Bourgogne et le comte de Charolais s'étaient réservé le soin d'occuper Termonde, point fort important par sa position sur l'Escaut, près de la Zélande et du Brabant. Philippe s'empressa d'y construire un pont fortifié, afin que son armée pût à son gré faire des excursions sur la rive gauche du fleuve. Ces expéditions avaient lieu le plus souvent la nuit; mais la garnison de Termonde ne réussissait point à surprendre les Gantois qui défendaient le pays de Waes. Partout où elle se présentait, ses projets étaient connus et leur accomplissement semblait devenu impossible, quand le hasard fit remarquer au haut du clocher de Termonde une petite lumière qui servait de signal. Deux espions des Gantois y furent découverts et bientôt après décapités. Les tentatives des Bourguignons continuaient toutefois à être couronnées de peu de succès. Les bandes armées que Philippe avait envoyé piller le pays jusqu'aux portes de Gand furent surprises à Lembeke et à Melle: tout le butin qu'elles avaient réuni leur fut enlevé, et par de justes mais cruelles représailles, les prisonniers furent mis à mort. Peu de jours après elles échouèrent de nouveau lorsqu'elles voulurent disperser les ouvriers qui travaillaient aux fossés de la ville, près de la porte Saint-Liévin. Jacques Meussone les repoussa, et une décharge de coulevrines, placées au haut d'une maison qui avait appartenu à Galiot Van Leys, l'un des capitaines gantois tués à Grammont, acheva de mettre le désordre dans leurs rangs.
La puissance des Gantois ne résidait pas uniquement dans les retranchements qu'ils avaient élevés autour de leur ville au bord des canaux, à la jonction des routes, à l'entrée des villages. Ce n'était pas seulement en Flandre que les Gantois comptaient des alliés secrets dans les villes inquiètes pour leurs priviléges et parmi les populations des campagnes que le duc de Bourgogne avait, disait-on, menacées d'un impôt sur le blé, aussi onéreux pour elles que la gabelle du sel pour les bourgeois des villes. Hors des frontières de Flandre, le souvenir des mémorables confédérations du quatorzième siècle s'était également conservé dans tous les esprits, et le sentiment des mêmes intérêts et des mêmes périls pouvait produire de nouvelles alliances, fatales à l'ambition du duc de Bourgogne. Les Gantois avaient réclamé le secours des Liégeois et entretenaient avec eux des relations suivies. La ville de Tournay les favorisait, et pendant toute la guerre les biens qui appartenaient à ses habitants furent respectés des Gantois. A Mons, on avait doublé la garde des portes. Les échevins de Gand écrivaient à ceux de Dordrecht comme à des amis dont l'appui leur était assuré, et l'on venait de trancher la tête à Simon Uutenhove, qui avait été arrêté près de Biervliet porteur d'un message des bourgeois de Gand «pour séduire et à eux attraire ceulx de Hollande.»
Au moment où le duc de Bourgogne se préparait à tenter un nouvel effort contre la commune de Gand dont la résistance attirait l'attention et sans doute aussi les sympathies et les vœux de tant d'autres communes, il se trouvait placé entre la nécessité de ne pas laisser se développer une insurrection formidable et la crainte de s'exposer à une défaite qui eût pu être le signal d'un semblable mouvement dans toutes les provinces voisines: il résolut donc de recommencer la guerre avec ordre et avec prudence en enlevant successivement aux Gantois toutes les barrières qui les protégeaient. Le duc chargea le comte d'Etampes de diriger l'attaque du côté de Nevele; il se réserva le soin d'envahir le pays de Waes. Dès le 13 mai, on découvrit une conspiration formée pour lui livrer cette riche et importante contrée. Le duc de Bourgogne ne se découragea point toutefois; il ne devait se consoler du mauvais succès de ce complot qu'en en préparant d'autres plus menaçants et plus terribles.
En 1337, Philippe de Valois avait choisi la plus vénérable de toutes les solennités de la grande semaine des chrétiens pour surprendre les bourgeois de Gand livrés à l'exercice des saints et paisibles devoirs de la religion. En 1452, son arrière-petit-fils Philippe, troisième duc de Bourgogne de la maison de Valois, résout une attaque générale contre Gand, et le jour qu'il fixe pour exécuter avec la même ruse de semblables desseins est celui de la fête de l'Ascension (18 mai 1452). En 1337, Jacques d'Artevelde s'armait avec la commune entière pour repousser l'agression, et son génie faisait sortir de la victoire la puissance, la grandeur, l'ordre et la paix même du pays. En 1452, l'on retrouve chez les bourgeois, dans chaque acte isolé de leur vie, ou le même courage, ou le même dévouement; mais ils ne voient apparaître au milieu d'eux aucun de ces hommes qui s'élèvent au sein des difficultés et des périls pour les dominer de tout l'éclat de leur gloire; cette stérilité des peuples à produire à l'heure venue les intelligences supérieures qui manquent à leurs destinées n'est que trop souvent le signe certain de leur décadence.
Les sires de Lannoy, d'Humières, de Lalaing commandaient l'armée qui sortit de Termonde. La plupart des archers du duc les avaient suivis sous les ordres du bâtard de Renty. Ils s'emparèrent sans résistance des premiers retranchements qui s'offrirent à eux. Mais avant de se retirer, l'un des capitaines gantois mit le feu au bourg de Zele pour que les Bourguignons ne pussent ni le piller ni s'y établir. De Zele, les hommes d'armes bourguignons se dirigèrent vers Lokeren. Là comme ailleurs, les Gantois ne s'attendaient point à être attaqués. Les uns cherchèrent à la hâte un asile dans l'église, les autres s'enfuirent au delà de la Durme. Heureusement, ils avaient depuis longtemps, par mesure de précaution, rompu le pont qui conduisait au pays de Waes pour le remplacer par une planche étroite où l'on ne pouvait passer, même à pied, qu'avec peine.
Les hommes d'armes du duc s'étaient divisés: la plupart entouraient l'église; d'autres, sous les ordres du sire de Lalaing, se précipitèrent vers la Durme. Un écuyer breton fut le premier qui cherchât à en forcer le passage, mais il avait peu d'espoir d'y parvenir, lorsqu'on vint annoncer qu'on avait découvert, un peu plus loin, un gué facile à franchir. Jacques de Lalaing s'y porta aussitôt, accompagné d'une centaine d'hommes, et poursuivit les Gantois jusque dans les bois.
Pendant ces escarmouches, le bâtard de Renty s'était arrêté au milieu du bourg, dans un carrefour dont les principales rues se dirigeaient vers l'église et vers la rivière. Ce fut de là que, durant deux heures, les Picards se répandirent de maison en maison pour piller et chercher du butin. Cependant les sons du tocsin descendaient, à travers les campagnes, des clochers de tous les villages environnants. Les fugitifs semaient au loin le récit des dévastations dont ils avaient été les témoins. Les paysans s'armaient: les uns s'avançaient vers Lokeren parles grands chemins, les autres se glissaient à travers les champs couverts de moissons ou le long des haies pour surprendre leurs ennemis.
Le sire de Lalaing était allé rallier ceux de ses hommes d'armes qui étaient restés au delà de la Durme, afin d'aider le sire d'Humières à attaquer les Gantois retranchés dans l'église de Lokeren: à peine s'était-il éloigné que le bâtard de Renty, cédant à un sentiment subit d'effroi, abandonna ses archers sous le prétexte d'aller s'aboucher lui-même avec le sire d'Humières. Son départ fut le signal d'une terreur panique. Tous fuyaient au plus vite: la plupart abandonnaient même leurs chevaux pour franchir plus aisément les obstacles qui s'offraient devant eux. A mesure qu'ils pénétraient plus avant dans un pays qu'ils ne connaissaient point, séparés les uns des autres par de larges fossés et par les arbres dont les Gantois avaient jonché les chemins, leur déroute devenait plus complète. Il suffisait qu'on leur criât: Voilà les Gantois! pour qu'ils fussent si épouvantés «que les vaillants ne les povoient «rassurer.»
Tandis que ceci se passait, Jacques de Lalaing réunissait ses hommes d'armes. Il avait traversé la Durme avec sept des siens seulement, laissant à quelque distance le reste de ses gens, lorsqu'un héraut d'armes lui annonça que les Gantois avaient reparu pour lui couper la retraite, et que le bâtard de Renty s'était enfui sans l'attendre. Le danger était grand. Jacques de Lalaing mit pied à terre et déploya tant de courage qu'il parvint à arrêter presque seul la multitude des assaillants, jusqu'à ce que les hommes d'armes bourguignons eussent pu se retirer vers les portes de Termonde. Sans la valeur héroïque du jeune sire de Lalaing, pas un seul de ceux qui étaient entrés à Lokeren n'en serait sorti (18 mai 1452).
Le duc s'irrita de ce revers: il assembla aussitôt son conseil. On y résolut d'appeler de nouveaux renforts de Picardie et de promettre un mois de solde à quiconque prendrait les armes. En même temps il fut arrêté qu'on tenterait une autre expédition pour laquelle on réunirait toutes les forces dont on pouvait disposer. Antoine de Croy et Jacques de Lalaing étaient les chefs de l'avant-garde; à leur suite marchaient un grand nombre d'ouvriers munis de cognées, de pelles et de scies pour enlever les arbres des routes et combler les fossés. Les sires de Lannoy et de Hornes étaient chargés du soin de les soutenir. Morelet de Renty avait conservé le commandement des archers. Le comte de Saint-Pol conduisait le corps de bataille; l'arrière-garde devait obéir à Jean de Croy.
Cependant quatre ou cinq cents archers et quelques hommes d'armes avaient à peine traversé le pont de Termonde lorsqu'il se rompit; mais le duc se rendit lui-même sur les lieux, et fit si bien qu'en moins d'une heure il fut rétabli. L'armée bourguignonne put continuer sa marche en se dirigeant vers le bourg d'Overmeire, d'où elle devait se rendre à Lokeren pour y venger sa première défaite. Elle était encore à quelque distance des retranchements des Gantois quand des chevaucheurs accoururent pour annoncer que ceux-ci se portaient en avant en faisant sonner leurs trompettes. Le premier héraut d'armes du duc, qu'on nommait Toison d'or, alla avertir l'armée: «S'il est, s'écria-t-il, quelque écuyer qui veuille devenir chevalier, je le conduirai devant les ennemis.» Selon l'usage de ces temps, on croyait qu'après un semblable honneur on ne pouvait jamais prouver trop tôt que l'on en était digne. Le sire de Croy arma donc plusieurs chevaliers, qui à leur tour conférèrent à leurs compagnons l'ordre de chevalerie: c'étaient, entre autres, Adolphe de Clèves, le bâtard Corneille de Bourgogne, les sires de la Viefville, de Wavrin, d'Oignies, d'Humbercourt, de Châlons, de la Trémouille. Ils rivalisèrent de courage dans la lutte qui s'engagea, lutte opiniâtre et acharnée. Jacques de Lalaing combattit de nouveau au premier rang jusqu'à ce que toute l'armée, guidée par le comte de Saint-Pol, eût rejoint l'avant-garde. La supériorité du nombre décida la victoire, et bientôt les Gantois se virent réduits à regagner leurs retranchements, dont les fossés arrêtèrent assez longtemps les ennemis pour qu'ils pussent se retirer sans être inquiétés. Les hommes d'armes du duc les poursuivirent inutilement jusqu'aux villages d'Overmeire et de Calcken qu'ils livrèrent aux flammes (23 mai 1452).
Ce succès semblait devoir les conduire à Lokeren, quand ils virent se présenter à leurs regards un corps de Gantois qui, non moins nombreux que celui qu'ils avaient déjà combattu, marchait aussi au devant d'eux en bon ordre et bannières déployées. On se trouvait dans de vastes bruyères coupées de fossés. Les hommes d'armes bourguignons y cherchèrent longtemps la route qu'ils devaient suivre. Au centre, les fossés étaient absolument inabordables: à gauche, on ne pouvait les franchir qu'à pied; mais vers la droite, Jacques de Lalaing, le sire d'Aumont, et les deux sires de Vaudrey parvinrent à faire passer leurs chevaux et les lancèrent au milieu des Gantois, tandis que les hommes d'armes du sire de Croy, qui revenaient du sac d'Overmeire, les attaquaient par derrière. Les difficultés du terrain facilitèrent la retraite des Gantois. S'ils laissaient quatre ou cinq cents de leurs compagnons sur le champ du combat, leur mort intrépide égala du moins leur résistance à une victoire, car l'armée du duc, affaiblie par ses pertes, effrayée des tintements du tocsin qui résonnaient au loin, s'arrêta et retourna à Termonde livrer au bourreau quelques prisonniers qu'elle emmenait avec elle (23 mai 1452).
Que se passait-il au même moment au sud de Gand? Qu'était devenue l'expédition du comte d'Étampes, entreprise simultanément avec celle du duc de Bourgogne? Avait-elle obtenu, grâce à cette tactique habile, un succès plus décisif? L'ordre du récit nous conduit à de nouveaux combats, et quels qu'en doivent être les résultats, il est trop aisé de prévoir que nous verrons s'y associer d'autres scènes de pillage et de dévastation.
Le comte d'Etampes s'était dirigé d'Audenarde vers Harlebeke pour faire lever le siége du château d'Ingelmunster que bloquaient quelques Gantois. Il y réussit aisément, et ce fut en chassant devant lui toutes les troupes gantoises qui étendaient leurs excursions jusqu'à Courtray, qu'il poursuivit sa marche vers Nevele.
Nevele était un gros bourg entouré de fossés. Les Gantois, commandés par Jean de Vos y avaient élevé un fort retranchement, et, comme si ces précautions ne leur eussent pas suffi, ils avaient fait couper toutes les routes environnantes et avaient placé dans les blés des pieux destinés à arrêter les chevaux. Le comte d'Etampes s'inquiéta peu de ces préparatifs. Son armée était fort nombreuse, puisque les chroniques flamandes l'évaluent à huit mille chevaux; il avait d'ailleurs avec lui la plupart de ses intrépides chevaliers qui avaient délivré Audenarde. Le bâtard Antoine de Bourgogne commandait l'avant-garde; le sire de Saveuse éclairait la marche de l'armée. Elle se porta immédiatement en avant pour assaillir les Gantois, qui s'attendaient peu à cette attaque, et les hommes d'armes bourguignons, protégés par les traits des archers, s'emparèrent facilement des retranchements qu'ils rencontrèrent. A peine les Gantois eurent-ils le temps de se replier au delà de Nevele, se défendant toutefois si courageusement que la chevalerie bourguignonne ne put les entamer.
Nous retrouvons à la prise de Nevele toutes les circonstances de la prise de Lokeren. Le comte d'Etampes, qui était resté hors du bourg de Nevele, avait donné l'ordre de poursuivre les Gantois. Les plus braves chevaliers de l'armée et la plupart des hommes d'armes s'empressèrent d'obéir et s'éloignèrent pour les atteindre. Ceux qui ne les avaient pas suivis ne songeaient qu'à piller, lorsque des renforts importants arrivèrent de Gand sous les ordres de Pierre Van den Nieuwenhuus: au même moment, quatre ou cinq cents paysans, avertis de ce qui se passait, se réunirent au son du tocsin et marchèrent vers Nevele en poussant de grands cris. Le sire de Hérimès, qui occupait le bourg, les entendit, et rassemblant quelques archers, il se fit ouvrir les barrières et s'avança imprudemment pour combattre. Les Gantois, un instant ébranlés par le choc des Picards, les forcèrent bientôt à reculer jusqu'au pont, et là toute résistance cessa. Le sire de Hérimès, que l'on citait comme l'un des plus vaillants chevaliers de l'armée du duc, tomba sous leurs coups; avec lui périrent des chevaliers de la Bourgogne, du Dauphiné, de la Picardie, qui étaient venus chercher la mort sous la massue ou sous les pieux ferrés de quelques obscurs laboureurs. Les Gantois pénétraient déjà dans Nevele et frappaient tous les hommes d'armes qui s'offraient à leurs regards. Le comte d'Etampes pâlit en apprenant ce désastre. Il fit appeler Simon de Lalaing, à qui il avait confié sa bannière, et lui demanda conseil. «Monseigneur, lui répondit le sire de Lalaing, il convient sans plus tarder que tantôt et incontinent cette ville soit reconquise sur ces vilains; car si on attend à les assaillir, je fais doute que tantôt qu'il sera sçu par le pays, les paysans s'élèveront de tous côtés et viendront secourir leurs gens.» Le comte d'Etampes approuva cet avis et ordonna que chacun mît pied à terre pour attaquer les Gantois. Le combat s'engagea avec une nouvelle fureur: le désir de réparer une défaite encourageait les uns; celui de conserver leur avantage soutenait les autres. Par un hasard favorable aux Bourguignons, le bâtard de Bourgogne et ses compagnons, renonçant à une poursuite infructueuse, revenaient déjà vers Nevele. Ils tardèrent peu à reconnaître, au bruit de l'assaut, que les Gantois avaient reconquis le bourg, et joignirent leurs efforts à ceux que le comte d'Etampes faisait du côté opposé. Enfin l'enceinte de Nevele fut forcée. Les Gantois que les vainqueurs purent saisir furent impitoyablement mis à mort. Quelques-uns s'étaient réfugiés dans une petite île: on les entoura, et pas un seul n'échappa à la vengeance des hommes d'armes bourguignons. C'était aussi à Nevele que, soixante et onze années auparavant, Rasse d'Herzeele avait péri avec un grand nombre des siens en combattant Louis de Male.
Cependant, dès que l'avant-garde eut rejoint le corps d'armée, le comte d'Etampes fit mettre le feu au bourg de Nevele et ordonna la retraite. Il en était temps. Le tocsin des villages voisins n'avait pas cessé de retentir, et de toutes parts les laboureurs s'assemblaient, les uns pour combattre, les autres pour fermer par des abatis d'arbres la route qu'avait suivie l'armée du comte d'Etampes. Le péril était plus grand que jamais, et sans la prudence des chefs de cette expédition, elle eût enveloppé dans un désastre commun tous ceux qui y avaient pris part. De nouveaux obstacles arrêtaient à chaque pas la marche et accroissaient le désordre, lorsque le capitaine du château de Poucke assaillit impétueusement l'arrière-garde avec sept ou huit cents combattants. L'alarme gagna le corps principal: le désordre d'une retraite précipitée succéda aux chances égales d'une bataille. Ce fut à grand'peine que les chevaliers rallièrent leurs hommes d'armes autour de l'étendard du comte d'Etampes. A chaque pas, la mort éclaircissait leurs rangs, et cette brillante armée, épuisée de fatigues et de privations, ne parvint à atteindre Harlebeke que vers le milieu de la nuit (24 mai 1452).
La guerre était devenue si acharnée et si cruelle que, dans l'armée des Gantois aussi bien que dans celle du duc, les prisonniers offraient en vain les plus fortes rançons: ils n'évitaient la mort sur les champs de bataille que pour périr le lendemain noyés, pendus ou décapités. La fureur des combattants ne respectait pas davantage les priviléges du rang le plus élevé ou des noms les plus illustres, et plusieurs chevaliers bourguignons jugèrent prudent de chercher à éloigner le comte de Charolais «d'icelle mortelle guerre, pour doubte de male fortune et que dolereuse aventure n'avenist au père et au fils ensamble, qui eust esté la totale destruction de tous les pays du duc de Bourgogne.» Le duc Philippe partagea leur avis et chargea le sire de Ternant de conduire son fils à Bruxelles, près de sa mère; mais la duchesse de Bourgogne, instruite des motifs de ce voyage, ne témoigna aucune joie de voir l'unique héritier de Philippe le Hardi s'abriter dans le sein maternel comme dans un pacifique asile. Elle garda le silence et se contenta d'inviter à un banquet «les chevaliers, escuyers, dames et damoiselles.» Déjà la fête s'achevait, lorsque la fière princesse portugaise, élevant la voix, s'adressa en ces mots au comte de Charolais: «O mon fils, pour l'amour de vous, j'ay assemblé ceste belle compaignie pour vous festoyer, car vous estes la créature du monde, après monseigneur vostre père, que je ayme le mieulx.... Or doncques, puisque monseigneur vostre père est en la guerre à l'encontre de ses rebelles et désobéissans subjetz, pour son honneur, haulteur et seigneurie garder, je vous prye que demain au matin vous retournez devers lui, et gardez bien que en quelconque lieu qu'il soit, pour doubte de mort ne autre chose en ce monde qui vous puist advenir, vous n'eslongiez sa personne et soyés toujours au plus près de luy.» Le comte de Charolais revint à Termonde; mais le duc de Bourgogne, en le revoyant dans son camp, se sentit plus disposé aux négociations, et peu de jours après le retour du comte de Charolais, les marchands d'Espagne, d'Aragon, de Portugal, d'Ecosse, de Venise, de Florence, de Milan, de Gênes et de Lucques, résidant à Bruges, se rendirent à Gand pour s'efforcer de rétablir la paix.
La cité de Gand restait puissante et redoutée. De quelque côté que se portassent ses regards, l'horizon moins sombre semblait s'éclairer de quelques rayons. Le roi de France se montrait disposé à abjurer le système hostile de Philippe le Bel et de Philippe de Valois, tandis qu'à Londres rien n'avait affaibli les sympathies séculaires qui unissaient la patrie de Jacques d'Artevelde au royaume d'Edouard III.
Le 24 mai 1452, les capitaines, les échevins et les doyens des métiers adressaient à Charles VII une longue lettre pour lui faire connaître leurs griefs et leurs plaintes. Ils y exposaient que le duc de Bourgogne avait mandé des hommes d'armes pour les combattre et qu'il s'efforçait de les livrer à la famine, protestant toutefois que bien que la guerre fût «moult dure, griefve et déplaisante,» ils étaient résolus à maintenir leurs droits, leurs priviléges, franchises, coutumes et usages, dont le roi, comme leur souverain seigneur, était «le gardien et conservateur.»
Deux jours après, des ambassadeurs anglais arrivaient à Gand, chargés par Henri VI d'offrir un secours de sept mille hommes.
Enfin, peu d'heures avant que les représentants des marchands étrangers, des nations, comme on avait coutume de les nommer, eussent salué les bords de l'Escaut, six mille Gantois, sous les ordres de Jean de Vos, quittaient Gand par la route de Nevele pour se diriger vers Bruges. Ils avaient pour mission de rappeler à leurs anciens alliés leur serment de sacrifier d'étroites rivalités aux intérêts d'une patrie commune, de les soutenir s'ils tentaient quelque mouvement favorable, de les menacer peut-être dans le cas où l'influence du duc y étoufferait tous les efforts de leurs amis. En effet, ils apprirent bientôt que Louis de la Gruuthuse et Pierre Bladelin avaient fait fermer les portes, et d'un commun accord ils s'arrêtèrent à Moerbrugge, assez près du Beverhoutsveld. Un de leurs trompettes se présenta à la porte de Sainte-Catherine avec plusieurs lettres adressées aux divers métiers de Bruges: «S'il vous plaît, écrivaient-ils aux Brugeois, nous faire assistence pour nous aidier à entretenir nos droits et franchises, lesquels nous en nulle manière ne pensons délaissier ne souffrir estre amendris à l'aide de Dieu et de nos bons amis, nous vous promettons que nous vous ferons samblable assistence à l'entretenement de vos droits et franchises, et que nous, pour plus grand sureté de ces choses, jamais ne ferons paix sans vous; car vous et nous ne porions mieulx entretenir iceulx nos droits et franchises, se non par bonne union.» Ces lettres ne furent point remises. Louis de la Gruuthuse et Pierre Bladelin, étant sortis par un guichet pour parlementer, réussirent à persuader aux Gantois que les magistrats de Bruges étaient disposés à appuyer leurs réclamations, et que le but de leur voyage était atteint par la démarche des nations. Les Gantois se retirèrent vers Oedelem et Knesselaere; ils acceptaient comme un succès complet ces vagues et douteuses espérances.
Les marchands des nations avaient déjà été admis à Gand dans la collace. Dans un discours rédigé avec habileté, ils représentèrent vivement les désastres qui menaçaient une contrée célèbre entre toutes celles du monde par les richesses qu'elles devaient à son commerce. Ils ajoutaient que les Gantois agiraient sagement en cessant de rappeler à tout propos leurs franchises et leurs priviléges et qu'il serait agréable au duc de leur voir supprimer leurs «chievetaineries.» Les Gantois eussent craint de paraître, par leur silence, renoncer à leurs priviléges: quant à la mission de leurs capitaines, ils déclaraient qu'elle n'avait d'autre but que de maintenir au milieu des agitations de la guerre la sécurité et l'ordre intérieur, et l'on eût tout au plus consenti à leur donner un autre nom. Cependant la médiation des nations fut acceptée et quatre religieux furent choisis pour seconder leurs efforts: c'étaient l'abbé de Tronchiennes, le prieur des Chartreux, le prieur de Saint-Bavon et un moine de la même abbaye, nommé Baudouin de Fosseux, dont la sœur avait épousé Jean de Montmorency, grand chambellan de France. Ils trouvèrent le duc à Termonde. Le prieur des Chartreux parla le premier, puis l'un des marchands étrangers lut une cédule où ils exposaient qu'ils se trouveraient, si la guerre ne se calmait point, bientôt réduits à quitter la Flandre, «car, comme chascun peult savoir, les marchands et les marchandises requièrent paix et pays de paix, et nullement ne pevent soustenir la guerre.» Les conseillers du duc délibérèrent et se plaignirent de ce que les Gantois étaient pires que les Juifs, «car se les Juifs eussent véritablement sceu que nostre benoit Sauveur Jésus-Christ eust esté Dieu, ils ne l'eussent point mis à mort: mais les Gantois ne pouvoient et ne pevent ignorer que monseigneur le duc ne fust et soit leur seigneur naturel.» Les Gantois étaient si fiers, le duc si irrité qu'il était bien difficile de concilier des prétentions tout opposées.
Les négociations se poursuivaient depuis quelques jours lorsque des nouvelles importantes vinrent modifier profondément la situation des choses. On avait appris en même temps à Gand et à Termonde que Charles VII, cédant aux prières des députés flamands, voulait intervenir comme médiateur dans les querelles du duc et de ses sujets et l'on savait déjà que ses ambassadeurs étaient arrivés le 11 juin à Saint-Amand; c'étaient: Louis de Beaumont, sénéchal de Poitou; Gui Bernard, archidiacre de Tours, et maître Jean Dauvet, procureur général au parlement; mais il leur avait été ordonné de placer à la tête de leur ambassade le comte de Saint-Pol, l'un des plus illustres feudataires du royaume qui, en ce moment même, combattait sous les drapeaux du duc de Bourgogne et semblait, par l'étendue et la situation de ses domaines, investi d'un droit d'arbitrage qui devait un jour lui devenir fatal.
Les instructions destinées aux ambassadeurs français leur avaient été remises à Bourges, le 5 juin; elles comprenaient deux points principaux, deux réclamations également importantes pour la puissance de la monarchie. La première s'appuyait bien moins sur l'équité que sur le sentiment national de la France, blessé par le honteux traité d'Arras et prêt à saisir avec empressement la première occasion favorable pour le déchirer. Il s'agissait de la restitution des villes de la Somme, sans rachat, sous le simple prétexte que la cession n'avait eu lieu que pour protéger les pays du duc contre les excursions des Anglais, et qu'elle était devenue sans objet par la conquête de la Normandie et l'existence des trêves. Le sire de Croy avait dit vrai, lors des conférences d'Arras, que le duc de Bourgogne renoncerait volontiers aux avantages qui lui avaient été faits si Charles VII acceptait les conditions mises à la paix par les Anglais, et il suffit de rappeler, pour s'expliquer cette déclaration, que le duc Philippe craignait en traitant séparément d'exciter à la fois les murmures de la Flandre et la colère de l'Angleterre; mais on n'avait rédigé aucun acte de cette promesse, essentiellement vague et sans doute limitée aux négociations de cette époque. Le second point, c'était la médiation du roi dans les affaires de Flandre, l'exercice complet et entier de son droit de souveraineté dans ces provinces qui formaient le plus riche héritage de la maison de Bourgogne, et les envoyés de Charles VII se trouvaient chargés de travailler en son nom au rétablissement de la paix.
Pour atteindre ce but, les ambassadeurs français tiendront au duc et aux Gantois un langage tout différent. Ils diront au duc que le roi, arbitre légitime de toutes les dissensions de ce genre, peut, à l'exemple de ses prédécesseurs, les terminer, soit par sa sentence, soit en recourant, contre ceux qui ne s'y soumettraient point, à la force des armes. Ils exposeront, au contraire, aux Gantois que le roi, qui décide seul dans toute l'étendue du royaume de la paix ou de la guerre, est disposé à les préserver de toute oppression comme ses bons et loyaux sujet. Dans le même système, ils devaient ou ajourner les négociations relatives à la Flandre pour assurer le succès de celles qui se rapporteraient à la restitution de villes de la Somme, ou bien, si elle était contestée, présenter à la Flandre l'appui du roi contre le duc de Bourgogne.
A Gand on lut publiquement, dans la journée du 14 juin, les lettres qui annonçaient l'intervention du roi de France, et dès le lendemain le capitaine de Saint-Nicolas, Jean de Vos, prit le commandement d'une expédition dirigée contre le Hainaut.
Le duc de Bourgogne n'était pas moins impatient de renouveler la guerre. Si les Gantois sentaient leur zèle se ranimer par l'espoir de l'appui de Charles VII, il était important à ses yeux que leur défaite immédiate rendît cet appui inutile ou superflu: le 13 juin il congédia les députés des nations, rejetant avec dédain la trêve de six mois qu'ils avaient demandée et leur proposition de remplacer désormais le nom que portaient les capitaines (hooftmans) par celui de gouverneurs, recteurs, ou deffendeurs. L'armée bourguignonne avait reçu d'importants renforts et était prête à envahir le pays de Waes. Le duc le déclara lui-même aux députés des nations. Quelques heures plus tard il eût pu, pour les en convaincre, leur montrer les flammes qui s'élevaient à l'horizon au-dessus de ces heureuses campagnes enrichies par les bienfaits d'une longue paix.
Le sire de Contay et trois cents hommes d'armes avaient passé l'Escaut, près du bourg de Rupelmonde, dont les Bourguignons avaient depuis longtemps incendié les habitations. Ces ruines leur offrirent un abri où ils se fortifièrent avec quelques coulevrines. La nuit s'écoula dans une grande inquiétude: deux mille Gantois occupaient Tamise; ils étaient au nombre de quatre mille à Basele: on craignait qu'ils ne se réunissent à Rupelmonde pour repousser le sire de Contay et ses compagnons.
Cependant l'aurore se leva: les Gantois n'avaient fait aucun mouvement, soit qu'ils ignorassent la tentative des Bourguignons, soit qu'ils crussent leur troupe plus nombreuse, et d'autres chevaliers ne tardèrent pas à rejoindre le sire de Contay. Le comte de Saint-Pol et le sire de Chimay traversèrent les premiers le fleuve avec l'avant-garde, composée de mille archers et de trois cents lances: toutes les enseignes furent aussitôt déployées et guidèrent les combattants vers Basele. Les Gantois, surpris et chassés de leurs retranchements par les archers, se réfugiaient précipitamment dans l'église et dans une maison fortifiée qui en était voisine. On les y assiégea. Les archers décochaient leurs traits sur tous ceux qui se montraient aux fenêtres, et la plupart des hommes d'armes, entraînés par leur exemple, abandonnaient leurs rangs et accouraient en désordre pour prendre part à l'assaut, lorsqu'une troupe nombreuse de Gantois qui avait quitté Tamise les attaqua inopinément. Un cri d'effroi avait retenti parmi les hommes d'armes bourguignons et une sanglante mêlée s'engagea aussitôt autour de la bannière du comte de Saint-Pol.
Le duc Philippe remarqua, de l'autre rive de l'Escaut, le péril qui menaçait les siens. Il se jeta sans hésiter dans une petite nacelle avec son fils, le duc de Clèves, et Corneille, bâtard de Bourgogne. A mesure que ses hommes d'armes le suivaient sur la rive opposée, il les rangeait lui-même en bon ordre et les envoyait là où le danger était le plus pressant. Grâce aux secours qu'ils reçurent, le comte de Saint-Pol et le sire de Chimay parvinrent à repousser les Gantois, qui perdirent une partie de leurs chariots et de leur artillerie.
Ce succès permit à l'armée bourguignonne d'achever son mouvement sans obstacle, et le lendemain vers le soir elle se trouvait tout entière sur la rive gauche du fleuve.
Le 16 juin 1452, dès que le jour parut, les hommes d'armes qui combattaient sous la bannière du duc de Bourgogne quittèrent leurs tentes: Philippe avait ordonné qu'à l'exception d'un petit nombre de chevaucheurs chargés de surveiller les mouvements de l'ennemi, ils luttassent tous à pied. En ce moment, en y comprenant les sergents qu'avait amenés le duc de Clèves, ils étaient trente ou quarante mille: redoutable légion d'élite, que des chevaliers accourus de toutes les provinces de France conduisaient à la destruction des milices communales de Flandre. «Fière chose fust, dit Olivier de la Marche, à voir telle assemblée et telle noblesse, dont seulement la fierté de l'ordre, la resplendisseur des pompes et des armures, la contenance des étendards et des enseignes estoient suffisans pour ébahir et troubler le hardement et la folle emprise du plus hardi peuple du monde.»
Une vaste plaine s'étend entre Rupelmonde et Basele; c'est là que le duc attendait les Gantois. On apercevait près de lui le jeune comte de Charolais qui, au milieu des hommes d'armes dociles à ses ordres, se préparait à combattre pour la première fois. Déjà il savait se faire craindre et obéir, et montrait bien «que le cœur lui disoit et apprenoit qu'il estoit prince, né et élevé pour autres conduire et gouverner.»
Les Gantois qui occupaient le pays de Waes se trouvaient sous les ordres de Gauthier Leenknecht. Intrépide jusqu'à la témérité et déjà fameux par la prise de Grammont, il avait un instant formé le projet de percer les digues et d'engloutir dans les eaux le duc et toute son armée, mais il en avait été empêché par l'arrivée de quelques archers bourguignons; sa confiance dans le succès n'en avait toutefois pas été ébranlée, et il croyait qu'à l'aide des renforts conduits de Gand par le capitaine de Saint-Jean, Jacques Meussone, il pourrait rejeter dans l'Escaut les Bourguignons, dont le nombre lui était inconnu. En effet, dès que le sire de Masmines eut annoncé que l'on signalait au loin la bannière où le lion de Notre-Dame semble, même pendant son sommeil, chercher de sa griffe entr'ouverte la lutte et le combat, le duc avait ordonné à son avant-garde de se retirer; ce mouvement simulé devait tromper les Gantois et les entraîner au milieu de leurs ennemis, tandis que le duc de Clèves, le comte d'Etampes et le bâtard Corneille de Bourgogne veillaient à ce qu'aucune attaque ne fût dirigée soit contre l'arrière-garde, soit contre l'aile gauche qui s'étendait vers le village de Tamise.
Le comte de Saint-Pol exécuta habilement les instructions qui lui avaient été données. Les Gantois, se disputant l'honneur de le poursuivre, se livraient à l'enthousiasme de la victoire, quand ils entendirent, comme un arrêt de deuil et de mort, retentir tout à coup autour d'eux cent trompettes ennemies dont les lugubres fanfares s'effacèrent dans la détonation de toute l'artillerie du duc. Aux balles de pierres et de fer qui sillonnaient un nuage de fumée ardente se mêlaient les flèches acérées des archers: c'était le signal que les hommes d'armes bourguignons attendaient pour se porter en avant.
Les Gantois, en se voyant enveloppés par toute une armée, avaient reconnu les embûches qui leur étaient préparées: ils ne cherchaient plus qu'à s'inspirer de ces sentiments suprêmes d'abnégation et de courage que le spectacle d'une mort inévitable ne rend que plus vifs chez les âmes héroïques. Jacques de Luxembourg, s'étant élancé le premier dans leurs rangs épais, y eut son cheval abattu sous lui, et peu s'en fallut qu'il ne pérît. Jacques de Lalaing fut atteint à la jambe d'un coup de faux, le sire de Chimay fut blessé au pied. Ce fut en vain que les chevaliers bourguignons cherchèrent à conquérir la grande bannière de Gand: un vieux bourgeois, à qui elle avait été confiée, la défendait si vaillamment que jamais on ne put la lui arracher. Les Gantois, pressés par le choc de la chevalerie ennemie, reculaient en résistant à chaque pas, et leur dernière troupe, près de succomber, ne s'arrêta que pour livrer un dernier combat où le bâtard Corneille de Bourgogne tomba, frappé d'un coup de pique à la gorge. C'était l'objet de l'affection la plus tendre du duc. Il fit aussitôt pendre à un arbre Gauthier Leenknecht qu'on avait relevé parmi les blessés, mais cette vengeance ne pouvait le consoler de la perte de son fils; on disait que la mort de cent mille hommes des communes de Flandre n'y eût point suffi. La duchesse de Bourgogne se chargea elle-même du soin de lui faire célébrer de magnifiques obsèques dans l'église de Sainte-Gudule de Bruxelles, et on l'ensevelit dans le tombeau des descendants légitimes des princes de Brabant et de Bourgogne, avec sa bannière, son étendard et son pennon, ce qui n'appartenait qu'aux chevaliers morts les armes à la main.
Le lendemain, on aperçut une flotte nombreuse qui remontait l'Escaut, étalant au soleil, au milieu de ses voiles blanches, mille écus aux éclatantes couleurs; elle portait des hommes d'armes réunis en Hollande par les sires de Borssele, de Brederode et d'autres puissants bannerets.
Lorsque le duc Philippe vit, immédiatement après sa victoire, cette nouvelle armée se joindre à une armée déjà si puissante, il s'avança jusqu'à Waesmunster, espérant peut-être y trouver des députés de Gand chargés d'implorer sa clémence; mais les Gantois se consolaient déjà de la défaite de Gauthier Leenknecht par les heureux résultats de l'expédition de Jean de Vos qui avait repris Grammont, dispersé la garnison d'Ath, brûlé Acre et Lessines et semé la terreur jusqu'aux portes de Mons, en recueillant partout sur son passage un immense butin; Jean de Vos, rentré à Gand, fut proclamé upperhooftman ou premier capitaine de la ville.
A la même époque se forma, de l'appel d'un homme par connétablie, ce corps si célèbre depuis sous les ordres du bâtard de Blanc-Estrain, des compagnons de la Verte Tente, destinés à opposer aux Picards une guerre non interrompue d'excursions inopinées et d'escarmouches sanglantes: ils avaient juré, comme les vieux Suèves, de ne connaître d'autre abri que le dôme des forêts et la voûte du ciel.
Le 13 juin, le duc de Bourgogne, averti du débarquement du sire de Contay sur la rive gauche de l'Escaut, avait fait écrire aux ambassadeurs du roi qu'il lui était impossible de les recevoir à Termonde et qu'il les invitait à se rendre à Bruxelles. Il eût désiré qu'ils négociassent avec ses conseillers loin du théâtre de la guerre, sans la troubler par leur intervention; mais les instructions formelles de Charles VII s'y opposaient. Ils ne devaient traiter qu'avec le duc lui-même, et lorsqu'on eut réussi à les retenir trois jours à Bruxelles, il fallut bien se résoudre à leur permettre de se diriger vers le camp de Waesmunster.
Un héraut français, parti le 15 juin de Tournay, était déjà arrivé à Gand, porteur d'une lettre par laquelle les envoyés de Charles VII annonçaient qu'ils avaient reçu du roi pleine autorité pour faire cesser la guerre et juger tous les démêlés qui en avaient été la cause. Un grand enthousiasme accueillit à Gand cette déclaration, et les magistrats répondirent immédiatement aux ambassadeurs français «qu'ils ne desiroient que l'amiableté du roy et estre de lui préservez et entretenuz en justice, laquelle leur avoit longhement esté empeschiée.»
Il est aisé de comprendre qu'au camp de Waesmunster la médiation de Charles VII était jugée avec un sentiment tout opposé. Bien que le sénéchal de Poitou et ses collègues exposassent leur mission «au mieulx et le plus doucement qu'ils pussent,» le duc leur répondit vivement, «sans délibération de conseil,» que les Gantois «estoient les chefs de toute rébellion, qu'ils lui avoient fait les plus grands outrages du monde et qu'il estoit besoing d'en faire telle punition que ce fust exemple à jamais.» Enfin, il ajouta que si le roi connaissait la véritable situation des choses, «il seroit bien content de lui laisser faire sans lui parler de paix,» et il pria les ambassadeurs «qu'ils s'en voulsissent déporter.» Le lendemain (c'était le 21 juin 1452), le duc paraissait plus calme: il avait laissé à son chancelier le soin de parler en son nom, et les ambassadeurs firent connaître leur intention d'aller eux-mêmes à Gand «pour le bien de la besongne.» C'était soulever une nouvelle tempête. Le chancelier de Bourgogne, Nicolas Rolin, objecta qu'il ne pouvait y avoir honneur, ni sûreté à s'y rendre. La discussion s'était terminée sans résultats et les envoyés de Charles VII s'étaient retirés à Termonde, quand ils y reçurent une nouvelle lettre des magistrats de Gand qui les pressaient de hâter leur arrivée dans cette ville, «afin qu'on les pust advertir tout au long des affaires et besoingnes, car bon et playn advertissement sont le bien et fondation de la conduicte d'une matière.» Cette lettre légitimait leurs instances. Ils les maintinrent énergiquement dans une conférence avec les conseillers bourguignons, qui se prolongea jusqu'au soir, et bien qu'on leur opposât «plusieurs grands arguments pour cuider rompre leur dite commission et empescher leur alée audit lieu de Gand,» ils fixèrent au lendemain l'accomplissement de leur résolution, après avoir décidé toutefois que le comte de Saint-Pol ne les accompagnerait pas à Gand, puisqu'il se trouvait en ce moment, à raison des fiefs qu'il possédait, tenu de combattre sous les drapeaux du duc de Bourgogne. Les droits de l'autorité royale exigeaient à leur avis qu'ils accueillissent les plaintes de l'opprimé et ils n'y voyaient, disaient-ils, ni déshonneur, ni sujet de crainte: ce qu'ils redoutaient bien davantage, c'était de ne pouvoir se faire écouter ni par un prince obstiné dans ses projets, ni par une population inquiète et accessible à toutes les passions tumultueuses.
Les échevins de Gand et un grand nombre de bourgeois s'étaient rendus solennellement à une lieue de la ville au devant des ambassadeurs du roi. La remise des lettres closes sur lesquelles reposait leur mission eut lieu le lendemain, et dans les conférences qui s'ouvrirent aussitôt après, ils obtinrent que l'on enverrait près du duc l'abbé de Tronchiennes, Simon Boorluut et d'autres députés, afin de tenter un dernier effort pour rétablir la paix, ajoutant que si l'on ne pouvait y parvenir par voies amiables, le roi de France était prêt à maintenir le droit des Gantois par autorité de justice.
Pour juger ce que présentait de sérieux, le 25 juin, ce projet d'un débat contradictoire entre les envoyés du duc et ceux de la commune insurgée, il faut que nous reportions nos regards sur les événements qui se sont accomplis dans le pays de Waes depuis que les ambassadeurs français ont quitté Termonde.
Le 23 juin, Philippe, mécontent et irrité, avait consenti malgré lui à ce que les ambassadeurs français allassent étaler les fleurs de lis royales parsemées sur les cottes d'armes de leurs hérauts au milieu des bannières gantoises. Le même jour, il fit appeler le comte d'Etampes et lui ordonna de s'avancer vers le pays des Quatre-Métiers en mettant tout à feu et à sang. Le comte d'Etampes obéit: la guerre devint de plus en plus cruelle, de plus en plus acharnée; un grand nombre de chaumières avaient été livrées aux flammes et plusieurs retranchements avaient été enlevés d'assaut quand le comte d'Etampes, arrivé près de Kemseke, s'arrêta dans son mouvement. La chaleur était si étouffante, racontent les chroniqueurs bourguignons, qu'il se vit réduit à retourner à Waesmunster: il est bien plus probable qu'il avait appris que six mille Gantois occupaient depuis deux jours le village de Moerbeke et qu'il avait jugé prudent d'ajourner le projet de les y attaquer.
En effet, le 24 juin, l'armée du comte d'Etampes, à laquelle le comte de Charolais avait conduit de puissants renforts, reprit la route suivie par l'expédition de la veille; elle se rangea en bon ordre entre Stekene et l'abbaye de Baudeloo, et l'on envoya des chevaucheurs en avant pour examiner la position des Gantois. Elle était très-forte, et malgré l'avis du sire de Créquy, qui voulait reconnaître de plus près les ennemis, les chevaliers, auxquels était confié le soin de la personne de l'unique héritier de la maison de Bourgogne, résolurent de rentrer de nouveau à Waesmunster.
Lorsque Philippe apprit que son fils était revenu dans son camp, comme le comte d'Etampes, sans que le moindre succès eût couronné ses armes, il résolut, quelque sanglant qu'en dût être le prix, de conquérir sur les Gantois les retranchements de Moerbeke. Les sires de Créquy, de Ternant, d'Humières furent chargés de préparer le plan du combat. Le duc de Bourgogne l'approuva aussitôt et fixa, à tous les hommes d'armes réunis à Waesmunster, l'heure du départ et celle de l'assaut; cependant, lorsque le son des trompettes appela l'armée sous les armes, un mouvement d'hésitation se manifesta; des murmures se firent entendre; ce fut presque une rébellion: les chevaliers eux-mêmes craignaient de s'exposer aux dangers qu'ils prévoyaient. Philippe se vit réduit à céder, mais sa colère éclata en présence des membres de son conseil et on l'entendit donner l'ordre d'enlever l'étendard qui flottait devant son hôtel.
Ceci se passait le jour même où la déclaration des magistrats relative aux négociations était publiée à Gand: le lendemain, 26 juin, le duc accordait une trêve de trois jours.
Si les chroniqueurs contemporains mentionnent à peine cette suspension d'armes, il ne faut point s'en étonner. Le duc l'employa à de nouveaux armements: à Gand, les discordes intérieures allaient devenir un fléau de plus pour le peuple déjà épuisé par une longue guerre.
Henri VI et Charles VII poursuivaient en Guyenne la grande lutte de Jeanne d'Arc contre Talbot: leurs ambassadeurs, portant en Flandre les mêmes sentiments de rivalité, se disputaient l'appui des communes. Les uns, accourus les premiers, sans pompe, sans éclat, et plutôt comme des espions, s'étaient adressés aux souvenirs des temps les plus glorieux et des hommes les plus illustres: les autres avaient essayé de réhabiliter cette suzeraineté trop souvent invoquée par Philippe le Bel et Philippe de Valois, et, en effet, ils avaient paru, entourés de respect et d'honneurs, aussi bien au milieu des Gantois auxquels ils promettaient un protecteur, qu'à la cour du duc qu'ils menaçaient d'un juge.
De l'un et de l'autre côté il n'y avait que des promesses. Les Anglais se persuadèrent assez aisément que le meilleur moyen de faire croire à leur sincérité était de les exécuter sans délai et sans bruit; rien n'était plus habile pour faire échouer les négociations entamées par les ambassadeurs français. Tandis que le sénéchal de Poitou, l'archidiacre de Tours et maître Jean Dauvet retournaient à Waesmunster, on vit arriver à Gand quelques archers anglais venus probablement de Calais. Dès ce moment, il y eut un parti français, ou pour mieux dire, un parti de la paix qui favorisait la médiation des ambassadeurs de Charles VII, et un parti de la guerre qu'encourageait l'impuissance de l'armée bourguignonne devant les palissades précipitamment élevées dans les marais de Moerbeke.
Le 29 juin, maître Jean Dauvet était revenu à Gand pour y annoncer qu'on n'avait pu obtenir du duc une trêve d'un mois comme les Gantois l'avaient demandé aux ambassadeurs français. Il était en même temps chargé de rendre compte des premières négociations: les principes qui y avaient présidé étaient, d'une part, le maintien de l'autorité du duc si longtemps méconnue, de l'autre, la conservation des priviléges menacés d'une sentence de confiscation, et avant tout le droit d'arbitrage des envoyés du roi en n'y attachant d'autre sanction légale que l'amende, dans le cas où les Gantois seraient reconnus coupables de quelque délit. Cette déclaration, soumise à l'assemblée de la commune pour qu'elle y adhérât, fut vivement combattue et bientôt rejetée: la collace n'accepta la médiation des ambassadeurs qu'en repoussant leur arbitrage, et elle se réserva non-seulement ses priviléges et le soin de se justifier des griefs du duc, mais aussi le droit de ratifier toutes les conditions relatives au rétablissement de la paix.
Une expédition s'était organisée sous l'influence de ce sentiment hostile aux négociations. Les partisans des Anglais, se croyant assurés de vaincre les Bourguignons parce qu'ils conduisaient avec eux quelques archers de Henri VI, avaient formé le projet de s'emparer de Hulst. Ils savaient qu'Antoine de Bourgogne, qu'on appelait le bâtard de Bourgogne depuis la mort de son frère Corneille s'y tenait avec Simon, Jacques et Sanche de Lalaing et une partie de l'armée hollandaise: il avait même pillé et dévasté le pays jusqu'à Axel. A l'approche des Gantois qui s'avançaient avec une nombreuse artillerie, il recourut de nouveau à l'une de ces ruses que nos communes ne surent jamais prévoir. Tandis qu'il multipliait sur les remparts de Hulst de vains simulacres de défense, Jacques de Lalaing et Georges de Rosimbos, cachés hors de la ville avec un grand nombre d'archers, enveloppaient les Gantois, et presque au même moment le capitaine d'Assenede, qui portait l'étendard de Gand, le jeta à ses pieds en criant: Bourgogne! Cette attaque, cette trahison non moins funeste et non moins imprévue, répandent la confusion et le désordre parmi les milices communales. Jacques de Lalaing s'y précipite: cent glaives se dirigent vers sa poitrine et trois chevaux tombent sous lui; mais il triomphe, et les Gantois fuient jusqu'aux portes de Gand, où Jean de Vos fait saisir et décapiter quelques-uns de ceux qui n'ont été ni assez prudents pour traiter avec dignité, ni assez intrépides pour combattre avec honneur.
La gloire de la Flandre eût reçu une tache indélébile dans cette journée, si quelques bourgeois de Gand n'avaient continué à lutter presque seuls contre la multitude de leurs ennemis, afin que leur courage fît du moins oublier la honte de leurs compagnons. Leur résistance se prolongea longtemps, et ceux d'entre eux qui survécurent à un combat acharné refusèrent de recourir à la clémence du duc pour se dérober à la hache du bourreau, aimant mieux perdre la vie que de se montrer indignes de la conserver. «En vérité, raconte Jacques Duclercq, je vous diray ung grand merveille, et à peu sembleroit-elle croyable: c'est que les Gantois estoient tant obstinés à faire guerre qu'ils respondirent qu'ils aimoient mieulx mourir que de prier mercy au duc, et qu'ils mouroient à bonne querelle et comme martyrs (29 juin 1452).»
Cependant les vainqueurs, craignant quelque autre attaque des Gantois, avaient envoyé des messagers à Waesmunster afin de réclamer des renforts. Hulst n'est éloigné que de quatre lieues de Waesmunster. Le duc ordonna le même soir à toute son armée de se réunir. En vain les ambassadeurs du roi lui représentèrent-ils qu'un de leurs collègues était resté à Gand et qu'il ne tarderait peut-être point à apporter des nouvelles qui rendraient désormais inutile l'effusion du sang, le duc se contenta de répondre que les mauvaises intentions des Gantois lui étaient assez connues. L'avant-garde, le corps principal et l'arrière-garde se mirent successivement en marche; les chariots suivaient, afin que ceux qui viendraient à se briser ne formassent point un obstacle sur le chemin. Le duc, ayant ainsi chevauché toute la nuit, s'arrêta à une demi-lieue de Hulst. Il y fut rejoint par quelques hommes d'armes hollandais commandés par le sire de Lannoy, et donna aussitôt à Jacques et à Simon de Lalaing l'ordre d'aller examiner de quel côté il serait plus aisé d'escalader les remparts d'Axel, mal défendus par de larges fossés dont un soleil ardent avait épuisé les eaux.
Ces précautions étaient inutiles. Les Gantois, avertis de la marche de l'armée bourguignonne, s'étaient retirés pendant la nuit. Le duc fit mettre le feu aux trois mille maisons qui formaient le bourg d'Axel, et se rendit à Wachtebeke où il passa deux jours, attendant les vivres que les sires de Masmines et de la Viefville étaient allés chercher à l'Ecluse.
Pendant ces deux jours, les hommes d'armes du duc se dispersèrent pour parcourir les champs. Ils découvrirent un petit fort où quelques Gantois s'étaient retranchés. Ils les prirent et les mirent à mort. Leur principal but, toutefois, était de piller. Les laboureurs, dans leur fuite précipitée, avaient abandonné leurs troupeaux qui paissaient dans les prairies. Ils étaient, disent les chroniqueurs, si nombreux que l'on vendait au camp du duc une belle vache du pays de Waes pour cinq sous: pour quatre écus on en avait cent.
Devant le village de Wachtebeke s'étendent de vastes marais qu'arrose un bras de la Durme. Les sires de Poix et de Contay y avaient fait établir un passage pour que l'armée bourguignonne pût les traverser; mais dès qu'elle se fut mise en marche, le sol humide de la route céda et elle devint impraticable. Il fallut reculer, et les hommes d'armes du duc, à demi noyés dans la fange et dans la boue, rentrèrent à Wachtebeke. Bien que leur départ fût fixé au lendemain, on avait profité de ces retards pour incendier quelques villages. La chronique de Jacques de Lalaing en nomme un seul: celui d'Artevelde.
Le 6 juillet, le duc quitta Wachtebeke qu'on livra aux flammes, et passa la Durme près de Daknam. Le lendemain, il se rendit à Wetteren, gros bourg situé sur l'Escaut, à deux lieues et demie de Gand, et y plaça son camp. Les ambassadeurs du roi, qui étaient restés à Termonde pendant ces combats, l'y suivirent et firent de nouvelles instances pour qu'il suspendît la guerre par une trêve qui permettrait de recommencer les négociations. Le moment de ces remontrances était mal choisi: le duc refusa de les écouter, et le 10 juillet il ordonna au duc de Clèves de prendre son étendard et de s'avancer jusqu'auprès de Gand. Il espérait engager les bourgeois à sortir de leur ville et à lui livrer bataille. Il avait même fait connaître, sans qu'on sonnât les trompettes, que chacun scellât son cheval et se tînt prêt à combattre. Toison d'or accompagnait le duc de Clèves et avait amené avec lui tous les rois d'armes, hérauts et poursuivants de la cour du duc, afin qu'ils lui apprissent de suite l'attaque des Gantois.
Cependant les Gantois instruits par les revers de Basele, trompèrent ces espérances. Ils vinrent en grand nombre escarmoucher aux portes de leur ville; mais lorsqu'ils se sentaient pressés de trop près, ils reculaient et attiraient eux-mêmes les hommes d'armes du duc assez loin pour qu'ils pussent les atteindre avec les arbalètes, les coulevrines et les canons placés sur leurs remparts. Le combat se prolongea pendant deux heures sans que les Gantois cessassent de conserver l'avantage. Un grand nombre d'hommes d'armes du duc avaient succombé, et tous leurs efforts n'avaient amené d'autre résultat que l'incendie de quelques maisons des faubourgs.
Philippe n'avait point assez de forces pour songer à assiéger une grande et populeuse cité comme celle de Gand, qui pouvait armer chaque jour, disait-on, quarante mille défenseurs et en porter même le nombre à cent mille, si le péril l'exigeait. Cette fois, du moins, il avait compté inutilement sur l'inexpérience et l'imprudente témérité de ses ennemis, et il ne lui restait plus qu'à opter entre une retraite honteuse et une inaction qui épuiserait ses ressources sans moins dissimuler son impuissance. Dans cette situation, il n'hésita pas à subir la nécessité d'un trêve, et le 15 juillet, sans consulter ni son chancelier ni les membres de son conseil, il annonça son intention à Jean Vander Eecken, secrétaire des échevins des parchons, qui se trouvait depuis plusieurs jours à Wetteren avec les ambassadeurs du roi. Cette suspension d'armes devait durer six semaines depuis le 21 juillet jusqu'au 1er septembre.
Le duc licencia aussitôt son armée. Il se contenta de laisser de fortes garnisons à Courtray, à Audenarde, à Alost, à Termonde et à Biervliet; mais il n'osa point en envoyer à Bruges, de peur de mécontenter les habitants de cette ville, à qui il avait donné pour capitaine un de leurs concitoyens, qui jouissait d'une grande autorité parmi eux, messire Louis de la Gruuthuse. Les Gantois s'étaient déjà empressés d'écrire au roi de France pour placer leurs droits sous la protection de sa suzeraineté. Le duc lui-même lui adressa de Termonde, le 29 juillet, une lettre écrite dans les termes les plus humbles, pour le supplier d'entendre ses ambassadeurs, Guillaume de Vaudrey et Pierre de Goux, avant d'accorder à ses adversaires «aucuns mandements ou provisions à l'encontre de luy.»
Philippe avait désigné la ville de Lille pour les conférences relatives à la paix. Louis de Beaumont et ses collègues s'y rendirent immédiatement. La commune de Gand, qui en ce moment même voyait s'associer à sa magistrature les noms influents des Rym, des Sersanders, des Vanden Bossche, des Steelant, des Everwin, avait choisi, pour la représenter, Simon Borluut, Oste de Gruutere, Jean Vander Moere et d'autres bourgeois, auxquels les historiens bourguignons n'hésitent pas à donner le titre encore si recherché et si rare de chevaliers.
Les députés flamands avaient réclamé les conseils d'un avocat du parlement de Paris, nommé maître Jean de Popincourt. Le mémoire qu'ils présentèrent indique, par son titre, le but dans lequel il avait été rédigé: «C'est le régiment et gouvernement qui longtemps a esté au pays de Flandres contre les anciens droitz d'icelluy pays, et contre raison et justice en grant grief de la chose publique et de la marchandise sur laquelle le dit pays est principalement fondé.» On y lisait successivement que les impôts prélevés par le duc dépassaient ceux que ses prédécesseurs avaient recueillis pendant un siècle, que les transactions commerciales avaient été soumises à des impôts illégaux dont l'exclusion des marchends osterlings avait été le résultat, que le commandement des forteresses de Flandre avait été confié à des étrangers. On y rappelait le complot tramé par George Debul pour l'extermination des bourgeois de Gand, puis les préparatifs belliqueux du duc auxquels s'étaient jointes d'autres mesures prises pour les affamer. Enfin sur chacun des points qui avaient été l'objet des différends du prince et de la commune, on y trouvait citées quelques-unes de ces nombreuses chartes de priviléges octroyées à la ville de Gand depuis Philippe d'Alsace jusqu'à Jean sans Peur. Toutes ces plaintes se résumaient dans ce texte de la keure de Gand de 1192: Gandenses fideles debent esse principi quamdiu juste et rationabiliter eos tractare voluerit.
La réponse du duc n'embrasse pas un moins grand nombre de griefs. Si dans le système des Gantois le maintien de leurs priviléges est la condition de leurs serments et la base de leurs devoirs, les conseillers bourguignons n'y voient que le prix d'une obéissance humble et complète. A les entendre, les chefs de la commune insurgée «avoient intention de prendre et tenir le pays de Flandre, de s'en dire et porter contes et de le départir entre eulx et leurs complices,» et pour les punir, le duc pouvait à son gré ou enlever à la ville de Gand ses priviléges, ou même la détruire et la raser usque ad aratrum.
Le duc de Bourgogne avait, en quittant Wetteren, annoncé aux ambassadeurs du roi qu'il les suivrait de près à Lille: il y arriva peu de jours après eux. Sa présence sembla devoir imprimer immédiatement une nouvelle marche aux négociations, car, dès le 21 août, les envoyés de Charles VII abordèrent l'exposé du second point de leur mission, ce qu'ils n'avaient osé faire ni à Wetteren, ni à Waesmunster. Ne sachant trop comment entrer en matière pour présenter une réclamation si étrange et, il faut le dire, si peu justifiée, ils commencèrent par rappeler qu'il y avait eu «aucunes paroles et ouvertures à cause d'aucunes terres et seigneuries du roi» entre le comte de Saint-Pol et les sires de Croy, à qui Charles VII attribuait la promesse verbale, si malencontreusement omise dans le traité d'Arras. Il fallait, à leurs avis, supposer que ces terres et seigneuries qui n'avaient point été désignées, source fortuite et éventuelle de contestations, étaient les villes de la Somme, et que le duc, en protestant de son désir de complaire au roi en toutes choses, avait annoncé le dessein de les lui restituer. A ce langage si inattendu et si nouveau, Philippe ne put retenir sa surprise. «Je me donne merveilles, dit-il au sénéchal de Poitou et à ses collègues, de ce que vous me distes touchant la restitution des terres, veu que jamais je n'en ai parlé à messires de Croy, et s'ils se sont advancés d'en parler, je les désavoue, et ils en paieront la lamproye.» Antoine et Jean de Croy assistaient à cette audience; ils se hâtèrent de démentir ce qu'on leur avait attribué. Les ambassadeurs français, s'étant retirés pour délibérer sur ce qu'ils avaient à répondre, jugèrent qu'il ne fallait pas insister davantage sur les paroles et ouvertures des sires de Croy, et ils cherchèrent seulement à établir que la cession des villes de la Somme n'avait été qu'une cession provisoire, destinée à protéger contre les Anglais les frontières des Etats du duc de Bourgogne, et que cela avait été expressément convenu, quoiqu'il n'en eût point été fait mention dans le traité d'Arras. Bien que Philippe se montrât peu disposé à céder, son langage s'était adouci, et il congédia les ambassadeurs en leur déclarant «que la matière estoit grande et qu'il y eschéoyt bien penser.»
Evidemment le duc de Bourgogne ne pouvait consentir à la restitution de ces villes, dont le rachat avait été fixé à la somme énorme de quatre cent mille écus d'or: si elles avaient cessé d'être une barrière contre les Anglais chassés de la Normandie, elles restaient, pour le duc Philippe, ce qu'elles étaient avant tout à ses yeux, une ligne importante de défense contre les rois de France, qui avaient si fréquemment envahi, sans obstacle, les plaines fertiles de l'Artois et de la Flandre. La puissance du duc de Bourgogne reposait sur le traité d'Arras; il ne pouvait, sans en abdiquer les fruits, en déchirer le texte dans l'une des clauses qui lui étaient les plus avantageuses. Cependant il n'ignorait pas que Charles VII, triomphant à la fois du Dauphin réduit à s'humilier et des Anglais expulsés de la Guyenne, réunissait à ses frontières du nord tous ses chevaliers et tous ses hommes d'armes pour le combattre. Il temporisait et attendait son salut de l'Angleterre. Une guerre civile, fomentée par le duc d'York, avait été étouffée par la fortune victorieuse de la maison de Lancastre, à laquelle la duchesse de Bourgogne appartenait par sa mère, et le gouvernement était de nouveau dirigé par le duc de Somerset, si favorable au duc Philippe qu'il avait été accusé au parlement de l'année précédente de vouloir lui livrer Calais. Il n'est guère permis de douter que des agents bourguignons n'aient suivi à Londres le cours des événements, prêts à en profiter dans l'intérêt de leur maître, et s'appuyant sans cesse sur tout ce que les passions nationales conservaient d'hostile contre les Français; l'histoire ne nous a conservé ni leurs noms, ni les traces de leurs négociations; mais nous en connaissons le résultat: le choix de Jean Talbot, le fameux comte de Shrewsbury, pour commander une expédition qui allait aborder dans la Gironde.
C'était le 21 août que les ambassadeurs français avaient réclamé du duc Philippe la restitution des villes de la Somme, «ayant charge de s'adresser à sa personne et non à autre, privément et rondement, sans entrer en grans argumens,» car il suffit d'être fort et redoutable pour avoir le droit de parler haut et bref. L'invasion imminente des Anglais, en appelant de nouveau dans les provinces du midi les forces de Charles VII, qui s'était trop confié dans la trêve, modifia tout à coup leur position. L'ambassadeur mandataire de la colère et des vengeances du seigneur suzerain s'effaça: il ne resta que l'homme timide et faible, entouré des séductions d'un vassal plus riche que le roi lui-même.
Le 30 août, les envoyés du roi de France adressèrent aux échevins de Gand une lettre où ils avouaient que jusqu'à ce jour ils n'avaient rien obtenu du duc de Bourgogne, et toutefois, d'après leur propre aveu, le moment approchait où la fin des trêves nécessiterait l'adoption d'un «appointement.» Quel qu'il dût être, ils leur défendaient, au nom du roi, «qui a bien le vouloir de donner remise à leurs griefs,» de chercher à s'y opposer «en procédant par armes ne par voie de fait.»
Les craintes que fit naître cette déclaration, si ambiguë dans ses termes et si menaçante dans ce qu'elle laissait entrevoir, ne devaient pas tarder à se confirmer. Le 3 septembre, vers le soir, les députés flamands qui avaient pris part aux conférences de Lille rentrèrent tristement à Gand. Leur mission avait été terminée par le rejet de toutes leurs demandes, et dès le lendemain on publia à Lille, au cloître de Saint-Pierre, la sentence arbitrale des ambassadeurs français, toute favorable aux prétentions du duc. Elle ordonnait que les portes par lesquelles les Gantois étaient sortis pour attaquer Audenarde seraient fermées le jeudi de chaque semaine; que celle par laquelle ils s'étaient dirigés vers Basele le serait perpétuellement; qu'ils payeraient une amende de deux cent mille écus d'or; que toutes leurs bannières leur seraient enlevées; que les chaperons blancs seraient supprimés; qu'il n'y aurait plus d'assemblées générales des métiers; que les magistrats de Gand n'exerceraient aucune autorité supérieure sur les châtellenies voisines, et ne pourraient prendre aucune décision sans l'assentiment du bailli du duc; que ces mêmes magistrats se rendraient, en chemise et tête nue, au devant du duc, suivis de deux mille bourgeois sans ceinture, pour s'excuser en toute humilité de leur rébellion et en demander pardon, grâce et miséricorde.
Quelques jours s'écoulèrent. Un héraut chargé par les ambassadeurs français d'interpeller les Gantois sur leur adhésion à la sentence du 4 septembre, quitta Lille et se rendit à Gand. Dès qu'il fut descendu dans une hôtellerie, il s'informa de quelle manière il pourrait remplir son message. «Gardez-vous bien, s'écria l'hôte prenant pitié de lui, gardez-vous bien de faire connaître quel motif vous amène, car si on le savait, vous seriez perdu.» Et il cacha le héraut dans sa maison afin qu'il pût attendre un moment plus favorable pour s'acquitter de sa mission. Cependant l'agitation ne se calmait point. La collace, convoquée le 8 septembre, avait rejeté tout d'une voix le traité de Lille comme contraire aux priviléges de la commune, et il ne resta au héraut qu'à tourner sa robe ornée de fleurs de lis et à feindre qu'il était un marchand français revenant d'Anvers. Il y réussit, se fit ouvrir les portes de la ville et frappa son cheval de l'éperon jusqu'à ce qu'il fût rentré à Lille.
Il nous reste à raconter ce qu'était devenue la négociation relative aux villes de la Somme. Le 9 septembre, c'est-à-dire, selon toute apparence, le jour même du retour du messager français envoyé à Gand, le duc Philippe, ne tenant aucun compte de la sentence rendue en sa faveur par les envoyés de Charles VII, repoussa tout ce qu'ils avaient allégué sur l'origine de la cession de 1435, en se contentant de répondre que les causes en étaient assez connues, mais «qu'il ne le vouloit point dire pour l'honneur du roy.» C'était rappeler l'attentat de Montereau, l'alliance du duc Jean et des Anglais, et l'humiliation du roi qui, pour ne pas subir la loi des étrangers, l'avait acceptée d'un vassal. Cette réponse était un défi au moment où le duc se félicitait de voir les Anglais menacer de nouveau la Guyenne et peut-être même se préparer à reconquérir la Normandie.
Du reste, Philippe ne méconnaissait point les bons services des ambassadeurs français qui avaient condamné les Gantois. Comme s'il prévoyait qu'ils pourraient être mal accueillis à leur retour à Paris, il leur promit d'écrire au roi en leur faveur, puis il leur fit donner six mille ridders «pour leur travail.»
Les Gantois avaient déjà chargé un religieux cordelier de porter à Charles VII une protestation contre la sentence de ses ambassadeurs, protestation où ils mentionnaient toutes les promesses qui leur avaient été faites et les réserves admises dans ses négociations pour leurs priviléges et leurs franchises: «néanmoins,» ajoutaient-ils dans leur lettre au roi, «vos ambassadeurs ont fait tout au contraire, mettant arrière et délaissant leurs susdites promesses; car après le partement de nos députés de Lille et sans la présence d'aucun d'iceulx, ont prononcé un très-rigoureux et malvais appointement contre nous, contre nos droits et nos priviléges, franchises, libertés, coutumes et usaiges, et sur nos doléances ne ont-ils baillé quelque provision, ne appointement pour nous.» Puis, arrivant à la défense qui leur avait été faite de poursuivre la guerre, ils en rejetaient la responsabilité sur le duc de Bourgogne qui avait continué «à tenir clos les passages par lesquels vivres et marchandises sont accoutumés estre amenés, ce qui est plus grande et griefve voie de fait que faire nous peut.» Ils cherchaient aussi à établir la légitimité de leur résistance par les dangers qui les entouraient, «veu qu'autrement ils seroient enclos en grande angoisse et nécessité, sans avoir vivres, et destruits et ruinés, ce qui n'est à souffrir.» Cette énergique protestation se terminait en ces termes: «Pour ce, très-chier seigneur, que toutes ces choses sont très-malvaises et frauduleuses, contre votre vraye intention et le contenu de vos lettres, et aussi contre nos droits, privilégées, franchises, libertés, coutumes et usaiges et por ce à rebouter de toutes nos forces, desquelles nous nous complaignons très rigoureusement à Vostre Royale Majesté, comme raison est, nous vous supplions en toute humilité qu'il vous plaise les délinquans corriger et ès dites fautes remédier et pourveoir.»
Les Gantois abordaient déjà cette nouvelle lutte dont leur lettre à Charles VII offrait l'apologie: de toutes parts, ils recommençaient la guerre. Le 17 septembre, le bâtard de Blanc-Estrain quitta Gand pendant la nuit avec les compagnons de la Verte-Tente et se dirigea vers Hulst. Tandis qu'il faisait allumer des torches près des remparts afin de tromper les Bourguignons dans ces mêmes lieux où une ruse semblable avait été fatale aux Gantois, il y pénétrait du côté opposé sans trouver de résistance, et passait la garnison au fil de l'épée. Il enleva tous les canons et les ramena à Gand, après avoir fait mettre le feu à la ville de Hulst pour que les ennemis ne pussent plus s'y établir. Peu de jours après, il sortit de nouveau de Gand, s'empara du bourg d'Axel et détruisit le château d'Adrien de Vorholt, chevalier du parti du duc. Le 24 septembre, le bâtard de Blanc-Estrain alla attaquer Alost; mais le sire de Wissocq se tenait sur ses gardes, et il ne parvint qu'à en brûler les faubourgs: le même jour, une autre expédition s'éloignait de Gand sous les ordres de Jean de Vos; elle incendia Harlebeke et menaça Courtray sans rencontrer d'obstacle dans sa marche.
La situation du duc était fort embarrassante. Ses trésors s'épuisaient, et la continuation de la guerre l'obligeait à de nouveaux emprunts. Le Luxembourg se révoltait. Il avait d'autres sujets d'inquiétude pour ses Etats de Bourgogne. Mais il était loin de pouvoir songer à étouffer avec vigueur les désordres du Luxembourg, et ce fut de la Bourgogne même qu'il se vit réduit à appeler en Flandre le maréchal de Blamont. Il lui confia le commandement supérieur de l'armée dont le centre était à Courtray. Courtray avait été aussi, sous Philippe le Hardi, la résidence du sire de Jumont, si fameux par sa cruauté. Le sire de Blamont, né dans le même pays que lui, devait au même titre atteindre la même célébrité. «Le marescal de Bourgongne, qui estoit homme boiteux et contrefait, commanda, porte une ancienne chronique, que tous les villages et maisons estant à cinq lieues entour de la ville de Gand feussent mis en feu et flambe, pour lequel commandement furent en une sepmaine arses et anéanties plus de huit mille maisons, et ne furent, comme on disoit, oncques gens d'armes veus faire tant de desrisions que ceulx dudit marescal faisoient, car ils prenoient hommes, femmes et enfans et les menoient à Courtray et à Audenarde, liez comme bestes et les vendoient ès marchiés, et ceulx que ils ne povoient vendre estoient par eulx noiez, penduz ou esgeullez.» Le sire de la Gruuthuse, ce noble chevalier qui retenait, par l'affection dont il était l'objet, toute la commune de Bruges sous les bannières bourguignonnes, avait seul osé protester contre ces barbares dévastations.
Le sire de Blamont avait également ordonné que tous ceux qui habitaient dans le pays de Gand se retirassent dans quelque forteresse: sa protection inspirait peu de confiance, et malgré ses proclamations, les populations préférèrent chercher un refuge à Gand. On n'exécuta pas davantage une ordonnance du duc qui prescrivait de prendre la croix de Saint-André, en annonçant qu'il considérerait comme ennemis tous ceux qui ne la porteraient point.
Le sire de Blamont, irrité, ne se montra que plus terrible dans ses vengeances. Il se rendait de village en village, ne laissant derrière lui que des ruines. Tantôt il brûlait les églises, afin qu'on n'y sonnât plus le tocsin à son approche; tantôt il renversait les châteaux des nobles ou les fermes des laboureurs, pour que les Gantois n'y trouvassent point un asile. Le pillage et le butin remplissaient son trésor.
Le 27 octobre, un corps de Bourguignons parut devant Gand. Ils avaient quitté Alost sous les ordres du bâtard de Bourgogne. Pleins de confiance dans leurs forces, ils espéraient pouvoir exciter les Gantois à venir les attaquer, et se croyaient trop assurés de vaincre s'il leur était donné de combattre. A peine étaient-ils arrivés à une demi-lieue de la ville que les Gantois s'avancèrent en grand nombre, précédés de quelques Anglais à cheval. Le bâtard de Bourgogne ordonna aussitôt que chacun mît pied à terre; mais cet ordre ne fut point exécuté: dès le premier choc la confusion se mit parmi ses gens, et ils se débandèrent sans que ses prières ni ses menaces les pussent arrêter. Il eut lui-même à grand'peine le temps de remonter à cheval avec son gouverneur, messire François l'Aragonais, et suivit, avec une vingtaine d'hommes d'armes, la route où les fuyards avaient jeté leurs lances, leurs arcs et leurs harnois. Cette retraite rapide, qui les couvrit de honte, assura du moins leur salut. Quatre mille Gantois étaient sortis par une autre porte de la ville pour leur couper la retraite; mais lorsqu'ils parvinrent au but de leur marche, les Bourguignons s'étaient déjà cachés dans les murs d'Alost.
Le maréchal de Bourgogne chercha à réparer cet échec par de nouvelles vengeances. Ses archers chassèrent les Gantois d'Eecloo et incendièrent cette ville; le même sort était réservé au bourg de Thielt. Le 3 novembre, ce sont les moulins d'Assenede qui sont livrés aux flammes; deux jours après, c'est le bourg de Waerschoot. Peut-être les Picards se souviennent-ils que les communes flamandes, à leur retour de Montdidier, ont saccagé leurs campagnes comme ils ravagent eux-mêmes celles de la Flandre.
Gand s'émeut de ces dévastations. Une levée de cinq hommes par connétablie est ordonnée: on leur confie le terrible soin des représailles. Tandis que les Picards dévastent Ruysselede, Aeltre et Sleydinghe, les milices de Gand brûlent Oostbourg et Ardenbourg, menacent l'Ecluse et réunissent deux cents chariots de butin. Les Picards s'en inquiètent peu; ils s'avancent, le 19 novembre, près de Gand, jusqu'à l'abbaye de Tronchiennes. Le lendemain, les Gantois, prenant de nouveau les armes, se dirigent, au nombre de dix mille, vers Alost. Mais leur marche est retardée par des tourbillons de neige et de pluie, et ils se retirent en apprenant que le sire de Wissocq, prévenu de leurs desseins, a mandé des renforts de Termonde. Peu de jours s'étaient toutefois écoulés quand les compagnons de la Verte-Tente vengèrent cet échec par une autre excursion dans le pays d'Alost. Triste spectacle qui n'appartient qu'aux guerres civiles! Pendant qu'à l'est de la ville de bruyantes acclamations saluaient le butin conquis dans une riche et fertile contrée qui était aussi une terre flamande, des gémissements et des larmes répondaient, sur les remparts opposés, à ces cris de joie. Les habitants de Somerghem, réfugiés à Gand, voyaient à l'horizon se dessiner les lueurs de l'incendie qui dévorait leurs maisons, et maudissaient les Picards comme d'autres maudissaient les Gantois.
Un combat plus important eut lieu le 2 décembre. Mille Gantois étaient allés protéger les habitants de Merlebeke menacés par Philippe de Lalaing. Un instant repoussés, ils reçurent des renforts et poursuivirent les Bourguignons jusqu'à une lieue d'Audenarde. Là, Jacques de Lalaing accourut au secours de son frère et la lutte recommença; déjà un corps de quatre mille Gantois, hâtant sa marche, se préparait à envelopper les ennemis, quand il cherchèrent dans les murailles d'Audenarde un refuge contre les Gantois, qui passèrent la nuit à l'abbaye d'Eenhaem. Depuis ce jour, les escarmouches devinrent de plus en plus fréquentes; les Bourguignons se voyaient réduits à laisser des garnisons dans les principales forteresses; les intempéries de l'hiver gênaient leurs communications, et les chevaliers n'osaient guère s'aventurer hors des châteaux, de crainte de voir leurs destriers s'enfoncer dans un terrain trempé par les pluies ou les inondations.
Le bruit des succès des Gantois arriva jusqu'en France. Charles VII, apprenant d'une part le rétablissement de l'influence du parti d'York en Angleterre, d'autre part, rassuré sur l'invasion des Anglais dans la Guyenne, se souvient tardivement de la protestation des Gantois, et le 10 décembre 1452, il charge à Moulins son chambellan, Guillaume de Menipeny, Guillaume de Vic et Jean de Saint-Romain, l'un conseiller au parlement, l'autre membre de la cour des aides, d'une mission presque semblable à celle de Louis de Beaumont. Le roi de France sait que les Gantois accusent ses premiers ambassadeurs d'avoir excédé les limites de leur droit d'arbitrage; en sa qualité de leur souverain seigneur, il ne peut refuser d'entendre leurs plaintes; il est même tenu, s'ils le demandent, de leur accorder provision en cas d'appel; mais il désire surtout de voir la paix rétablie dans leur pays. Ses ambassadeurs porteront aussi au duc de Bourgogne les plaintes du roi sur les excursions de ses hommes d'armes dans le Tournésis et sur l'asile qu'ont trouvé dans ses Etats des maraudeurs anglais. Tel est le texte des instructions qui nous ont été conservées; mais, s'il faut en croire les chroniques flamandes, les Gantois avaient reçu vers la même époque des lettres royales bien plus explicites dans lesquelles Charles VII désavouait la sentence prononcée par ses députés comme obtenue par fraude contrairement à sa volonté.
Guillaume de Menypeny, Guillaume de Vic et Jean de Saint-Romain, partis de Paris le 16 janvier 1452 (v. st.), passèrent huit jours à Tournay pour s'enquérir «des maulx et dommaiges que les gens de monsieur de Bourgogne avoient faicts sur les subjects du roy,» notamment du sac du village d'Espierres, situé dans la châtellenie de Tournay. Ils y reçurent le sauf-conduit qu'ils avaient fait demander aux Gantois; puis ils se rendirent le 29 janvier à Lille, près du duc de Bourgogne. Huit jours s'écoulèrent avant qu'ils obtinssent une audience. On leur disait que le duc était «ung peu malade,» mais ses conseillers ne leur cachaient point «qu'ils faisoient grand desplaisir à monseigneur de Bourgogne de luy parler de la matière de Gand.» Ils le trouvèrent enfin, le 5 février, assis près de son lit dans un fauteuil qu'il ne quitta qu'un instant pour les saluer en portant la main à son chaperon, et lorsqu'ils eurent exposé leur créance, le chancelier de Bourgogne leur promit, au nom du duc, une réponse qu'ils devaient longtemps attendre.
Philippe n'avait rien négligé pour faire échouer la nouvelle tentative de médiation qu'il redoutait. En apprenant l'envoi des lettres de Charles VII qui désavouait la conduite de ses premiers ambassadeurs en en désignant de nouveaux, il avait essayé d'abord de profiter des discordes qui régnaient entre les bourgeois de Gand. Jean de Vos, jaloux peut-être des succès des compagnons de la Verte-Tente, accusait le bâtard de Blanc-Estrain d'avoir violé la prison du Châtelet pour en retirer un de ses amis, et les disputes devinrent si vives que les magistrats ordonnèrent que les deux adversaires fussent momentanément privés de leur liberté, comme l'avaient été en 1342, dans des circonstances semblables, Jacques d'Artevelde et Jean de Steenbeke; toutefois ces divisions cessèrent lorsqu'on annonça qu'un capitaine anglais, nommé Jean Fallot, avait trahi avec quelques-uns des siens la cause des Gantois. Thierri de Schoonbrouck, qui avait présidé à l'arrestation du bâtard de Blanc-Estrain et de Jean de Vos, se plaça lui-même à la tête de leurs factions réconciliées, pour aller incendier les retranchements de Termonde où les transfuges avaient trouvé un asile.
Le complot de Jean Fallot avait été découvert le 25 janvier, c'est-à-dire le jour même où les ambassadeurs français écrivaient de Tournay aux échevins et aux capitaines de Gand; s'il eût réussi, le messager de Charles VII, le poursuivant Régneville, à l'écu fleurdelisé, n'aurait trouvé aux bords de l'Escaut que les souvenirs de la puissance communale un instant flattée par la puissance royale: mais ce complot avait échoué et, grâce à un revirement rapide de la politique bourguignonne toujours habile, le héraut français ne rencontra au marché du Vendredi qu'un autre héraut revêtu de la croix de Saint-André; celui-ci était aussi chargé d'offrir la paix, non pas la paix incertaine et éloignée à la suite d'une intervention à laquelle, depuis les conférences de Lille, le peuple ne croyait plus, mais la paix immédiate et complète, négociée en Flandre même, sans intermédiaires étrangers, entre le duc, légitime successeur de trois dynasties de princes, et la commune, héritière incontestée de trois siècles de grandeur et de liberté. Ce langage devait séduire et rallier les esprits; on crut que l'intérêt du duc pouvait le rendre sincère, et dès le 28 janvier des députés gantois allèrent porter des paroles d'union et de paix au bâtard Antoine de Bourgogne dans cette ville de Termonde où, deux jours auparavant, ils avaient lancé la flamme pour venger une trahison.
La mission des ambassadeurs français devenait de plus en plus difficile. «Nous étions, racontent-ils eux-mêmes, en grant perplexité sur ce que nous avions à besoigner, car nous savions bien que monsieur de Bourgogne n'avoit pas grande fiance au roy, ne à nous, et luy sembloit que nostre alée par delà estoit à son préjudice, car on luy avoit dit que, n'eust esté l'empeschement de Bourdeaux, l'armée du roy fust tournée sur luy.» Tantôt on leur parlait des conférences qui s'étaient déjà ouvertes, d'abord à Damme, ensuite à Bruges, entre le comte d'Etampes et les députés de Gand; tantôt on ajoutait que Philippe s'était assuré l'alliance du duc d'York et qu'il n'avait même consenti à recevoir, le 5 février, les envoyés de Charles VII qu'afin de pouvoir instruire de l'objet de leur mission le bâtard de Saint-Pol qui allait partir pour l'Angleterre. Las de trois semaines d'attente, ils résolurent d'aller trouver Pierre de Charny, chevalier de la Toison d'or et l'un des principaux conseillers du duc, moins pour se plaindre que pour se faire un mérite de leur inactivité. Ils avouent eux-mêmes qu'ils n'osaient poursuivre leur voyage en Flandre, craignant «que le bastard de Saint-Pol fist quelque mauvais appoinctement avec les Anglois et que monsieur de Bourgongne voulsist prendre son excusation sur leur alée de Gand.» Le sire de Charny exprima nettement le mécontentement du duc et son dessein de continuer la guerre contre les Gantois, lors même qu'ils obtiendraient provision du roi: il termina en essayant de les corrompre comme on avait, quelques mois auparavant, déjà corrompu Louis de Beaumont et Jean Dauvet. Le lendemain, dans une autre entrevue, le chancelier de Bourgogne exprima le même dédain pour les protestations des ambassadeurs français. Il feignit d'ignorer que des conférences avaient eu lieu à Bruges, et accusa le roi d'offrir aux Gantois une intervention qu'ils ne sollicitaient pas plus que le duc «qui n'eust oncques espérance en son ayde ou secours.»
Les nouvelles qu'on recevait de Flandre continuaient à être obscures et confuses. Au nord de Gand, Geoffroi de Thoisy, qui, dix années plus tôt, avait glorieusement combattu avec une flotte bourguignonne contre les Turcs dans les mers de l'Archipel et au siége de Rhodes, avait été chargé du commandement d'une galère, d'une berge et d'un brigantin, dont les équipages formaient à peine cent cinquante hommes, et il croisait dans les canaux du pays des Quatre-Métiers, non plus pour défendre la croix menacée par le croissant, mais pour saisir quelques chargements de blé et affamer l'une des cités les plus populeuses du monde chrétien. Au même moment, les amis du bâtard de Blanc-Estrain déployaient, du côté opposé de la ville, une activité et une énergie que rien ne pouvait suspendre ni affaiblir. Après avoir enlevé Grammont, pillé Lessines, et défait les hommes d'armes de Jean de Croy dans la plaine de Sarlinghen, ils avaient vaincu au pied des faubourgs embrasés de Courtray, Gauvain Quiéret, dont l'aïeul, serviteur dévoué de Philippe de Valois, avait succombé en luttant contre les communes flamandes à la fameuse journée de l'Ecluse; puis ils avaient cherché, non loin du théâtre de ce succès, à s'emparer de la duchesse de Bourgogne, et un sanglant combat avait eu lieu, dans lequel Simon de Lalaing eût partagé le sort du sire de Quinghien, frappé à ses côtés, si le sire de Maldeghem n'était accouru pour relever sa bannière un instant abattue.
C'était au milieu de ces scènes de désolation que Jérôme Coubrake et ses collègues traitaient à Bruges avec le comte d'Etampes. Ces négociations duraient encore lorsque le duc de Bourgogne, complètement rassuré sur la conclusion d'une alliance de Charles VII avec la commune de Gand, consentit à faire connaître sa réponse aux réclamations qui lui avaient été naguère présentées par les ambassadeurs français. Dans une audience solennelle à laquelle assistaient le comte de Charolais et plusieurs chevaliers, maître Nicolas Rolin, chancelier de Bourgogne, prit la parole et déclara que le duc de Bourgogne ne permettrait point aux envoyés de Charles VII de se rendre à Gand, car «il ne vouloit estre en rien obligé, ne tenu à eulx.»—«Laquelle réponse ouïe, ajoutent les ambassadeurs dans la relation de leur mission, nous requismes à monsieur de Bourgongne que nous eussions icelle par escript; mais ledit chancelier respondit qu'il n'estoit jà besoing et le refusa.»
Immédiatement après on voit les ambassadeurs français annoncer «qu'ils sont contens de surseoir pour ung temps,» et se retirer à Tournay. Ils y apprirent que les conférences avaient cessé à Bruges, et ils terminaient, le 28 mars, en ces termes, la lettre par laquelle ils mandaient au roi la rupture des négociations: «Monseigneur de Bourgogne faict très-grosse armée, et dit-on communément par deçà que l'aliance des Anglois et de monsieur de Bourgogne est faicte, et qu'il doit brief arriver à Calais de six à huit mille Anglois et y voyons de grandes apparences.»
Ces bruits sur l'alliance du duc et des Anglais se propageaient de plus en plus. On ajoutait même qu'elle devait être cimentée par le mariage du comte de Charolais avec une fille du duc d'York. Les ambassadeurs français redoutaient cette confédération au moment où Charles VII se préparait à combattre les Anglais en Guyenne et une nouvelle Praguerie dans le Dauphiné. Ils ne s'étaient retirés à Tournay qu'afin «de ne pas donner matière à monsieur de Bourgongne de consentir quelque chose villaine avec les Anglois.» S'ils n'ignoraient point qu'ils ne pouvaient, sans mécontenter le duc de Bourgogne, «s'embesogner» de la paix, ils savaient aussi que les Gantois étaient peu disposés à accepter de nouveau l'arbitrage du roi de France. Ils leur avaient toutefois adressé deux lettres, mais les bourgeois de Gand leur avaient répondu pour leur exprimer leur étonnement de ce qu'ils ne faisaient point usage de leur sauf-conduit, et pour les presser de se rendre dans leur ville. Ils n'osèrent jamais céder à ces prières: ils commençaient même à penser que dans l'intérêt du roi de France il valait mieux que la guerre de Flandre ne cessât pas sitôt.
Cependant il fallait, pour l'honneur de la tentative du roi, qu'elle parût avoir été accueillie avec quelque déférence par les deux parties, et que ses envoyés, «se despartissent le plus agréablement que faire se pouvoit.» Ils écrivirent donc une nouvelle lettre aux Gantois pour leur annoncer qu'à toute époque le roi recevrait leur appel et leur accorderait provision. Cette fois, ils ne la confièrent pas à un poursuivant d'armes, qui eût peut-être été exposé à quelque insulte, mais à un messager obscur et inconnu: c'était un barbier nommé Jean de Mons.
Avant qu'ils connussent le résultat de cette démarche à Gand, Jean de Saint-Romain se rendit à Lille, où l'on venait d'apprendre que le duc d'York avait pris possession du gouvernement de l'Angleterre sous le titre de protecteur du royaume. Jean de Saint-Romain rencontra à Lille des agents du Dauphin et des émissaires du duc d'Alençon. On chercha à lui persuader que pour ces derniers il s'agissait de la collation d'un bénéfice: quant au Dauphin, il n'envoyait, lui disait-on, vers le duc Philippe que pour réclamer un gerfaut. Rien n'était d'ailleurs moins rassurant que l'orgueil des conseillers du duc. Lorsque les ambassadeurs du roi leur demandèrent s'ils étaient disposés à traiter avec les Gantois, ils répondirent sèchement que non et changèrent de propos pour menacer Charles VII de voir bientôt éclater au sein de ses Etats une insurrection aussi dangereuse que celle des communes flamandes. «Le peuple de France est mal content du roy, leur dit le sire de Charny, pour les tailles et aydes qui courent et la mangerie qui s'y fait, et il y a grant dangier.»—«Sachez, au regard des aydes, repartit Jean de Saint-Romain, que l'ayde du vin ès pays de monsieur de Bourgongne, monte plus en une seule ville que toutes les aydes du roy en deux villes;» puis il se retira.
Quand Jean de Saint-Romain revint à Tournay, le barbier Jean de Mons y arrivait annonçant que les Gantois, après l'avoir fait attendre six jours, ne lui avaient pas donné de réponse et s'étaient contentés de déclarer «qu'ils ne demandoient que ce qu'on leur avoit promis, et qu'ils n'estoient pas délibérés de plus rescripre à quelque personne du monde.»
Le 14 avril 1453, les envoyés français quittèrent Tournay pour retourner près de Charles VII, qui s était rendu au château de Montbazon d'où il surveillait les préparatifs de son expédition contre la Guyenne.
Résumons brièvement les événements qui entretenaient la confiance des Gantois. Vainqueurs des Picards à Essche-Saint-Liévin et à Sleydinghe, ils avaient, malgré la garnison d'Audenarde, étendu leurs excursions jusqu'aux frontières du Tournésis et avaient arboré aux portes de Bruges, à Male, sur le vieux château des comtes de Flandre, la bannière de Gand. Deux attaques avaient été dirigées contre la ville de Termonde; on les avait vus aussi, au nombre de quatorze mille, menacer Alost où s'était enfermé le sire de la Viefville, et se retirer en bon ordre, sans qu'un corps d'armée bourguignon, commandé par le sire de Wissocq, osât les inquiéter. Enfin, Adrien de Vorholt, surpris par les paysans du district d'Axel, n'avait survécu à la défaite de ses compagnons d'armes qu'en traversant à la nage les ruisseaux qui abondent dans le pays des Quatre-Métiers. L'audace des Gantois était devenue si grande que l'un d'eux pénétra dans la ville de Lille et jeta une mèche enflammée dans une tour de l'hôtel du duc, où étaient déposés plusieurs tonneaux de poudre, «et si l'on n'y feust allé, dit Jacques Duclercq, toute l'artillerie du duc eust esté arse.»
Ces combats affligeaient surtout ceux qui y trouvaient le présage d'une guerre plus terrible et plus sanglante que rien ne pouvait arrêter ni prévenir. Philippe était résolu à tenter un dernier effort: il avait convoqué, le 15 mai, ses sergents et ses hommes d'armes, recrutés presque tous parmi des mercenaires, auxquels les bonnes villes fermaient leurs portes, car il suffisait au duc de Bourgogne que son armée fût nombreuse et surtout qu'elle fût promptement réunie. Charles VII maintenait l'ordre dans l'intérieur de son royaume et se préparait à en rétablir les anciennes frontières. On annonçait d'ailleurs que l'insurrection du Luxembourg contre le joug bourguignon se développait de jour en jour: elle pouvait s'étendre plus loin, et rallier aux communes de Flandre les populations des bords de la Meuse et du Brabant.
Dans ces circonstances, au moment où l'agitation renaissante annonçait déjà la guerre, les marchands des nations tentèrent un dernier effort pour faire entendre les plaintes impuissantes de l'industrie et du commerce «dont ledict pays de Flandre le plus est «soutenu.» Ils conduisirent à Lille, avec eux, les députés de Gand, Philippe Sersanders, Jean Van der Moere, Jean Van der Eecken et Jérôme Coubrake. Les députés de Gand n'obtinrent, malgré les démarches des nations, rien de plus à Lille qu'à Bruges, et lorsque, rentrés dans leur patrie, ils rendirent compte de leur mission à leurs concitoyens, l'on n'entendit sur la place publique qu'une acclamation unanime: «La guerre! la guerre! l'on verra quels sont les loyaux Gantois qui combattront pour leur liberté!»
Cette guerre allait s'ouvrir sous de funestes auspices. Le 16 juin, la garnison d'Ath avait dispersé les compagnons de la Verte-Tente et blessé leur célèbre chef, le bâtard de Blanc-Estrain. Deux jours après, le duc de Bourgogne quittait Lille; il réunit son armée à Courtray et la conduisit devant le château de Schendelbeke, d'où les Gantois faisaient de nombreuses excursions dans le Hainaut. Bien qu'il eût une forte artillerie, il y rencontra pendant quatre jours une vaillante résistance; le cinquième, il fit proposer une trêve et négocia avec les assiégés. Jean de Waesberghe, qui commandait à Schendelbeke, n'avait que cent quatre compagnons avec lui; il fit ouvrir les portes et se confia à la générosité du duc; mais le lendemain, lorsqu'on délibéra sur son sort, le grand bailli de Hainaut, Jean de Croy, qui avait à plusieurs reprises échoué dans ses efforts pour s'emparer du château de Schendelbeke, demanda la mort de tous ceux qui l'occupaient. Son avis prévalut: le duc ordonna que l'on pendît toute la garnison, son chef Jean de Waesberghe au pont-levis de la forteresse, les autres Gantois aux arbres les plus voisins.
Un seul prisonnier avait été épargné: c'était le capitaine du château de Gavre. On avait jugé que sa vie pouvait être plus utile au duc que sa mort, si en la lui conservant on s'assurait un nouveau succès. En effet, le maréchal de Bourgogne le conduisit devant le château de Gavre: il le contraignit à crier de loin aux siens qu'ils cessassent toute résistance; mais ils refusèrent de l'écouter et répondirent par des décharges d'artillerie. Le maréchal de Bourgogne, ayant échoué dans sa tentative, se vengea du moins de la fermeté des défenseurs de Gavre en leur offrant le spectacle du supplice de leur capitaine. Si le capitaine du château de Gavre ne s'était pas trouvé à Schendelbeke, la cause des communes de Flandre eût probablement été sauvée.
Philippe, après s'être arrêté à Harlebeke pour y présider à d'autres supplices, s'était rendu devant le château de Poucke.
Le château de Poucke avait été bâti, à une époque reculée, près des bruyères d'Axpoele, où Thierri d'Alsace fut vaincu par Guillaume de Normandie. Au quinzième siècle, il était devenu l'asile des milices communales, qui avaient attaqué le comte d'Etampes à son retour de Nevele, et qui depuis lors n'avaient cessé de parcourir tout le pays depuis Bruges jusqu'à Roulers. Dès le mois de juillet de l'année précédente, le sire de Praet, qui n'avait pas quitté Gand, avait consenti, comme tuteur de Roland de Poucke, à ce que l'on en détruisît les ponts pour en rendre la défense plus aisée. Au mois de septembre, le sire de Blamont avait vainement cherché à s'en emparer et n'avait réussi qu'à brûler les bâtiments extérieurs.
Les ressources dont disposait le duc de Bourgogne lui permettaient d'espérer un succès plus complet: son artillerie était formidable; elle avait à peine été placée vis-à-vis des murailles qui paraissaient les plus favorables à l'attaque, lorsque Jacques de Lalaing arriva de l'abbaye d'Eenhaem, abandonnée par les Gantois, que le duc lui avait ordonné de livrer aux flammes. Son premier soin fut d'examiner les préparatifs du siége; il avait quitté le parapet construit par les Bourguignons et regardait, avec le sire de Savense et le bâtard de Bourgogne, par l'ouverture d'une palissade, quand une pierre, lancée par une machine de guerre, l'atteignit au front; il tomba, essaya de parler, joignit les mains et mourut. Ce même jour, il s'était dévotement confessé à un docte frère prêcheur de l'incendie de l'abbaye d'Eenhaem; il ne l'avait toutefois exécuté qu'à grand regret et par la volonté expresse du duc, et la renommée de ses vertus était si grande que pendant les trêves de 1452 les Gantois avaient résolu, par une délibération solennelle de la collace, de concourir à ses efforts pour délivrer le pays des meurtriers et des maraudeurs. «Il fust, dit son chroniqueur, chevalier doux, amiable et courtois, large aumosnier et pitoyable; tout son temps aida les pauvres, veuves et orphelins. De Dieu avoit été doué de cinq dons: et premièrement, c'estoit la fleur des chevaliers, il fust beau comme Paris, il fust pieux comme Enée, il fust sage comme Ulysse le Grec. Quand il se trouvoit en bataille contre ses ennemis, il avoit l'ire d'Hector le Troyen, mais quand il se véoit au-dessus de ses ennemis, jamais on ne trouva homme plus débonnaire ni plus humble.... Quand mort le prit, il n'avoit qu'environ trente-deux ans d'âge.»
Jacques de Lalaing, succombant dans tout l'éclat de la jeunesse et de la gloire, rappelle l'infortuné Gauthier d'Enghien, également frappé par la mort lorsqu'un long avenir semblait réservé à ses exploits. Tous deux périrent en combattant les communes flamandes; le premier avait été pleuré par Louis de Male, le second fut si vivement regretté de ses compagnons d'armes, qu'un lugubre silence succéda tout à coup dans le camp de Philippe au tumulte et à l'agitation.
Le château de Poucke, protégé par une faible garnison et privé des ressources de sa position par les chaleurs de l'été qui en avaient desséché tous les fossés, résista pendant neuf jours. Le capitaine, nommé Laurent Goethals, était célèbre par l'audace qu'il avait montrée en dirigeant, l'année précédente, au début de la guerre, l'escalade du château de Gavre; il avait épousé la fille de ce Jean de Lannoy qui avait péri le même jour que le sire d'Herzeele en se précipitant du haut de la tour de Nevele au milieu des piques ennemies. Son courage ne fut pas plus heureux; contraint à capituler après une résistance acharnée, il partagea avec les siens le sort du capitaine de Schendelbeke; à peine épargna-t-on quelques prêtres, un lépreux et deux ou trois enfants, et c'était toutefois l'un de ces enfants, fils d'un pauvre aveugle, qui, en mettant le feu à une coulevrine, avait enlevé à l'armée Bourguignonne et à toute la chevalerie chrétienne son modèle et son héros.
L'énergie de la défense des Gantois à Poucke et à Schendelbeke avait étonné le duc de Bourgogne; si son armée se trouvait ainsi arrêtée devant tous les châteaux qu'occupaient ses ennemis, pouvait-il espérer quelques résultats d'une tentative qui aurait pour but d'assaillir la vaste enceinte de la puissante métropole des communes flamandes? Dès le 20 juin, on avait publié à Gand que tout bourgeois qui voulait sauver sa vie et celle de ses enfants était invité à ne plus déposer les armes. A ces difficultés qui effrayaient le duc de Bourgogne, il faut joindre les murmures de ses hommes d'armes, qui ne recevaient plus de solde et qui avaient rasé jusque dans leurs fondements les châteaux de Schendelbeke et de Poucke sans y recueillir le moindre butin. On ne pouvait rien pour les apaiser, les finances étaient épuisées; la Bourgogne était un pays pauvre qui produisait peu, et l'on n'osait demander des subsides aux villes de Flandre, de peur de les mécontenter et de se les rendre hostiles. Philippe se vit tout à coup réduit, après une stérile campagne de vingt jours, à donner l'ordre de charger l'artillerie sur des chariots et de reprendre la route de Courtray. Dans une lettre écrite de cette ville le 13 juillet, il expliquait lui-même en ces termes les causes de sa retraite à Antoine de Croy: «Nous avons fait faire tant de la place de Poucke que des gens tout ainsi que de Schendelbeke, et, ce faict, nous sommes retraiz en ceste nostre ville de Courtray où nous arrivasmes samedi derrain passé, et n'avons depuis peu plus avant procéder au fait de nostre guerre, pour ce que paiement ne s'est peu faire de nouvel à noz gens d'armes, et nous a convenu jusques à présent séjourner icy où nous sommes encoires de présent à nostre très-grand dommaige et desplaisance. Toutevoies nostre chancellier est en nostre pays de Brabant, pour illec recouvrer et faire finance, laquelle espérons brief estre preste.»
Grâce à l'habileté du chancelier de Bourgogne, le duc ne tarda pas à recevoir l'or qu'il attendait et il en fit aussitôt deux parts: l'une servit à assurer, par le payement d'un mois de solde, l'obéissance et la fidélité de l'armée; l'autre fut destinée à saper secrètement cette formidable puissance des communes, qui ne reposait que sur la concorde et sur l'union. Que fallait-il donc pour qu'elle fût renversée? Il suffisait qu'un seul homme trahît, pourvu qu'il jouît de quelque influence et sût la faire servir, sous de faux prétextes, à la ruine de sa patrie. Cet homme se rencontra. C'était le doyen des maçons, Arnould Vander Speeten. Ajoutons, à l'honneur de la Flandre, que loin de compter un complice parmi ses concitoyens, il n'en trouva que parmi les mercenaires étrangers. Quelques mois s'étaient écoulés depuis que Jean Fallot avait fui à Termonde. Deux autres capitaines anglais, Jean Fox et Jean Hunt, entraînés par l'exemple de l'alliance du duc d'York et du duc de Bourgogne, s'associèrent cette fois à un complot dont les résultats devaient être plus complets et plus désastreux.
Arnould Vander Speeten était devenu capitaine du château de Gavre. L'Escaut, entourant de ses eaux profondes les murs de cette forteresse, paraissait la défendre à la fois contre le tir des bombardes et contre l'approche des hommes d'armes. Les murailles en étaient hautes et épaisses, mais le regard du voyageur en chercherait vainement aujourd'hui quelques traces parmi les herbes d'un pré marécageux; il n'y existe pas même une ruine désolée pour rappeler tous les souvenirs de deuil attachés au manoir, dont la fatale destinée pesa encore au seizième siècle sur le comte d'Egmont.
Qui ne connaît les fabuleux exploits du premier baron de Gavre dont les armes étaient les mêmes que celles de Roland, qui combattit en Espagne avec Roland, qui mourut avec Roland à Roncevaux? Qui n'a lu la gracieuse légende de ce vaillant Louis de Gavre qui alla chercher des aventures avec son écuyer Organor dans les montagnes du Frioul, sur les côtes d'Istrie, à Corfou, dans les mers de la Phocide et de l'Eubée, jusqu'à ce qu'il épousât la belle Ydorie, fille du duc Anthénor d'Athènes?
Avec la fin du quatorzième siècle s'ouvre un autre genre d'histoire pour le château de Gavre.
Lorsque, après la bataille de Roosebeke, François Ackerman et Pierre Van den Bossche relevèrent la bannière des communes, ils eurent soin de garnir le château de Gavre de vivres et d'artillerie. Charles VI songea à aller l'assiéger après son expédition dans le pays des Quatre-Métiers; mais ce fut par des négociations pacifiques que Jean de Heyle prépara, l'année suivante, dans ses conférences secrètes avec Ackerman au château de Gavre, le rétablissement de l'autorité des ducs de Bourgogne. En 1451 (v. st.) le château de Gavre, surpris par les Gantois, avait été le premier prétexte de cette guerre dont ses murailles devaient voir la dernière journée si cruelle et si funeste.
Le duc de Bourgogne avait hésité quelque temps sur les projets qu'il devait adopter: il avait même déjà mandé aux milices du Franc qu'elles le rejoignissent le 30 juillet à Somerghem pour aller s'emparer des retranchements de Sleydinghe avant que les habitants du métier d'Oostbourg eussent eu le temps de rompre leurs digues. Cependant il changea d'avis pour favoriser la trahison du doyen des maçons et résolut d'attaquer d'abord le château de Gavre. Ce fut le 16 juillet qu'il en forma le siége: avant de recommencer la guerre il avait envoyé le comte de Charolais auprès de sa mère, de crainte que le légitime héritier de ses Etats ne succombât dans quelque escarmouche sous les coups des Gantois, comme le grand bâtard de Bourgogne à Rupelmonde. Cette fois la duchesse de Bourgogne, tenant un langage tout opposé à celui qu'elle lui adressait avant la bataille de Basele, mit tout en œuvre pour le retenir; mais ce fut inutilement qu'elle allégua tour à tour les nécessités politiques et la volonté du duc; le comte de Charolais ne voulut rien écouter; il répondit à la duchesse Isabelle qu'il valait mieux que les Etats dont sa naissance lui assurait l'héritage le perdissent jeune que de leur conserver un prince sans courage et sans honneur, et sans tarder plus longtemps, il retourna près de son père.
Les Gantois, accourant pleins d'alarmes sur leurs remparts, entendaient depuis quatre jours les détonations de l'artillerie bourguignonne. Les bourgeois ne quittaient plus les armes, et le 22 juillet on avait inutilement percé toutes les digues qui environnaient la ville, dans l'espoir que les inondations de l'Escaut forceraient le duc à s'éloigner. L'inquiétude devenait de plus en plus vive, et les historiens du temps ont soin de remarquer que la nuit s'était écoulée triste et sombre quand aux premiers rayons du jour le capitaine de Gavre se présenta aux portes de la ville. Aussitôt entouré d'une multitude agitée qui se pressait pour l'interroger, il s'empressa de raconter qu'il s'était laissé descendre du haut des créneaux du château de Gavre dans les fossés qu'il avait franchis à la nage, et il venait lui-même, disait-il, réclamer les secours qu'on lui avait promis. Les discours d'Arnould Vander Speeten respiraient l'ardeur la plus belliqueuse: il se vantait d'avoir traversé, l'épée à la main, tout le camp de Philippe, et prétendait que l'armée bourguignonne était si affaiblie et si peu nombreuse que jamais occasion plus favorable ne s'était offerte pour l'anéantir.
L'un des capitaines anglais, Jean Fox, appuya ces paroles. Arnould Vander Speeten atteignit aisément le but qu'il se proposait; l'enthousiasme populaire demanda à grands cris le combat, et la cloche du beffroi en donna le signal à toute la cité. Tandis que l'on se hâtait de charger sur des chariots les canons et les vivres, les échevins, se plaçant sous les bannières de la commune et des métiers, appelaient à les suivre tous les bourgeois en état de porter les armes depuis l'âge de vingt ans jusqu'à celui de soixante. Les vieillards eux-mêmes offraient à leurs fils l'exemple du zèle et du dévouement, et les femmes se pressaient dans les rues pour exhorter leurs maris à bien combattre.
C'était ainsi que, sous les auspices perfides des discours du doyen des maçons, les habitants d'une grande cité se préparaient à confier leurs destinées et celles de toute la Flandre communale aux chances douteuses d'une bataille. Trente-six ou quarante mille bourgeois avaient quitté les murs de Gand. Il formaient deux armées. L'une, composée des hommes les plus braves et les plus vigoureux, et précédée d'une avant-garde d'archers anglais et de bourgeois à cheval, commandée par Jean de Nevele et le bâtard de Blanc-Estrain, s'avança rapidement vers Merlebeke et de là vers Vurste, par la route la plus directe qui conduisît à Gavre. L'autre, plus nombreuse, s'était dirigée vers Lemberghe, où la rejoignirent les milices communales accourues du pays de Waes. Sa marche était plus lente, car elle avait avec elle une artillerie considérable où tous les canons portaient le nom des métiers, qui en avaient payé le prix par des contributions volontaires afin de remplacer les veuglaires perdus au siége d'Audenarde et à la bataille de Basele.
Déjà Jean de Nevele descendait des hauteurs de Semmersaeke. Jean Fox se tenait à côté de lui à la tête des archers anglais. Dès qu'il aperçut les chevaucheurs bourguignons de Simon de Lalaing, il frappa son cheval de l'éperon et galopa vers eux en faisant signe de la main qu'on le protégeât: «Je vous amène, dit-il, les Gantois comme je vous l'avais promis, faites-moi conduire vers le duc de Bourgogne, car je suis son serviteur et de son parti.» Cette défection eût pu éclairer les Gantois sur la sincérité des hommes qui les avaient entraînés au combat: ils n'y virent, dans leur indignation, que la honte de quelques traîtres qu'il fallait chercher pour les punir au milieu même des rangs ennemis, et, se précipitant en avant avec une ardeur irrésistible qu'encourageait l'exemple du bâtard de Blanc-Estrain, ils culbutèrent devant eux les archers de Jacques de Luxembourg, les hommes d'armes allemands du comte de Lutzelstein et les cent lances du sire de Beauchamp. Des ravins bordés de haies épaisses leur permettaient de s'approcher sans obstacle du camp de Philippe, rempli de munitions et d'approvisionnements; mais Simon de Lalaing parvint, en multipliant les escarmouches et par un mouvement simulé de retraite, à les attirer du côté opposé, et les Gantois de Jean de Nevele, arrivés à l'extrémité des bois qui les environnaient, aperçurent, au moment où ils se croyaient déjà vainqueurs, l'armée du duc de Bourgogne qui s'était hâtée de s'éloigner des bords de l'Escaut pour occuper une forte position sur les hauteurs de Gavre; ils découvrirent en même temps au delà de cette armée, à l'ombre des tours du château qu'ils venaient délivrer, de grandes potences couvertes des cadavres de leurs compagnons abandonnés par Arnould Vander Speeten, et de ceux de quelques Anglais que le duc Philippe avait fait pendre plus haut encore que les Gantois, pour les punir d'avoir été plus fidèles aux communes que leurs capitaines.
L'armée bourguignonne, qu'Arnould Vander Speeten avait dépeinte faible et réduite à quatre mille combattants, était aussi nombreuse que formidable. Divisée en trois corps principaux, elle comptait sous ses bannières tout ce que la chevalerie avait de noms fameux et d'illustres courages, tout ce que les bandes de condottieri formées dans les longues guerres de la France, de l'Angleterre et de l'Allemagne possédaient de passions avides et cruelles. Philippe voyait autour de lui, dans cette journée, Adolphe de Clèves, Jean de Coïmbre, le comte d'Etampes, les sires de Saveuse, de l'Isle-Adam, de Neufchâtel, de Toulongeon, de la Viefville, de Noyelle, de Noircarme, de Charny, de la Hovarderie, de Créquy, de Ligne, de Rougemont, de Montigny, de Harchies, de Miraumont, de Hautbourdin, de Crèvecœur, de Zuylen, de Goux, de Champdivers, de Fallerans, de Foucquesolle, de Grammont, de Jaucourt, d'Humières, de Guiche, de Beaumont, et une multitude d'autres chevaliers accourus non-seulement de ses Etats, mais de tous les royaumes de l'Europe. Jean de Croy s'était placé au milieu des nobles du Hainaut; ceux de l'Artois et de la Picardie entouraient le comte de Charolais; parmi ceux de Flandre, les chroniqueurs citent Adrien d'Haveskerke, Philippe Vilain, Josse Triest, Aymon de Grisperre, Adrien de Claerhout, Henri de Steenbeke, Louis de la Gruuthuse; mais le duc les avait relégués à l'arrière-garde, soit qu'il ne se confiât point assez complètement en eux, soit qu'ils se fussent eux-mêmes éloignés d'une lutte fratricide, dominés comme les chevaliers leliaerts à Roosebeke par le souvenir de leur origine, et ce sentiment invincible d'affection pour la patrie que la nature a gravé dans le cœur de tous les hommes, naturali amore patriæ capti et originis potius quam militiæ memores.
Philippe parcourait à cheval les rangs des siens. La haine et la vengeance animaient les discours qu'il adressa à ses barons, et quand il arriva près des Picards, il les exhorta également de la voix et du geste. «Combattez hardiment, leur disait-il; avant le coucher du soleil, vous serez tous riches.» C'était à peu près dans les mêmes termes que Guillaume le Conquérant haranguait quatre siècles plus tôt, les aventuriers normands auxquels son ambition avait promis les dépouilles de la nationalité anglo-saxonne.
Il eût été aisé à un observateur habile de reconnaître que la position des Gantois justifiait la confiance du duc de Bourgogne.
Le premier corps d'armée avait été entraîné trop loin à la poursuite des Bourguignons, et les difficultés du terrain jointes à la défection des Anglais avaient répandu le trouble et la confusion dans son ordre de bataille. Quoique ce fût sur ces milices que reposassent les plus grandes espérances de la Flandre, la témérité de leur premier succès ne leur permettrait plus de coopérer à un succès plus complet et plus décisif, et enlevait aux Gantois tout l'avantage du nombre, puisqu'il divisait leurs forces en présence d'ennemis qui leur opposaient toute la supériorité de leurs armes, de leur discipline et d'une longue expérience à la guerre.
Cependant le second corps était arrivé de Lemberghe et se déployait sur un terrain plus favorable, entre Gavre, Vurste et Bayghem: guidé par Thierri de Schoonbrouck, Jacques Meussone et d'autres chefs prudents et intrépides, protégé d'ailleurs par une redoutable artillerie et par une enceinte de chariots au milieu de laquelle brillait une forêt de piques, il se préparait à se défendre vaillamment et il suffisait qu'il arrêtât les Bourguignons dans leur dernière tentative pour que Gand et la Flandre fussent sauvées.
L'avant-garde du maréchal de Bourgogne, qui s'approchait, fut ébranlée par le feu des bombardes flamandes. Les archers du bâtard de Renty s'avancèrent aussitôt pour la soutenir et la lutte s'engagea. Trois fois les chevaliers bourguignons essayèrent de rompre les rangs des Gantois, trois fois ils furent repoussés; un écuyer du Hainaut, nommé Jean de la Guyselle, périt en cherchant à les suivre. D'autres chevaliers voulurent le venger et succombèrent à leur tour; là tombèrent Olivier de Lannoy, Jean de Poligny et plusieurs nobles serviteurs du duc de Bourgogne.
Le mouvement des assaillants avait échoué; ils reculaient déjà après deux heures d'une mêlée sanglante, et Philippe, qui suivait avec inquiétude les chances du combat, hésitait encore à y intervenir avec les chevaliers qui l'entouraient, quand une explosion effroyable se fit entendre au centre du bataillon carré que formaient les Gantois. Une mèche enflammée avait été lancée sur leurs tonneaux de poudre. Matthieu Vanden Kerckhove, qui commandait leur artillerie, avait été la première victime; on avait reconnu, au milieu d'un nuage de fumée, sa voix expirante qui répétait: «Fuyez! fuyez!» Ce cri qui se mêle à celui des mourants et des blessés, le désordre que les ravages de l'explosion répandent au sein des milices communales, étroitement serrées les unes près des autres, la destruction de toutes les munitions de leur artillerie, la perte d'un de leurs chefs les plus braves, tout tend à ébranler la résolution des Gantois. Ils abandonnent précipitamment leurs positions, et une retraite confuse succède à un combat acharné.
Philippe a remarqué la terreur de ses ennemis: il se porte en avant avec le comte de Charolais et Jacques de Luxembourg, et une longue acclamation retentit parmi les siens; c'est un hymne de victoire. «Notre-Dame et Bourgogne!» s'est écrié le duc: à sa voix toutes les bannières s'inclinent et passent à sa suite sur les cadavres qui couvrent la plaine.
Les Bourguignons, s'avançant rapidement vers Semmersaeke, rejetaient l'aile droite des Gantois dans les fondrières boisées qui s'étendent au nord de Gavre, et la séparaient de l'aile gauche qu'ils enfermaient entre les eaux profondes de l'Escaut et la ligne mobile de leurs archers. La situation des Gantois devenait à chaque moment plus affreuse. Jean de Nevele, le bâtard de Blanc-Estrain et quelques autres Gantois qui avaient des chevaux avec eux réussirent à traverser l'Escaut; mais la plupart de ceux qui les imitèrent trouvèrent la mort dans le fleuve. Le plus souvent le poids de leurs armures les entraînait au fond de l'eau, et ceux-là mêmes qui d'un bras plus vigoureux parvenaient à lutter contre le courant périssaient sous les traits que les archers picards leur décochaient de tous côtés. Quelques historiens racontent que leur sang rougit l'Escaut; selon d'autres, leurs cadavres formèrent une digue devant laquelle le fleuve se détourna comme par respect pour le malheur.
Huit cents ou mille Gantois s'étaient retranchés dans une prairie entourée d'un large fossé et bordée par une haie d'épines. Puisqu'ils ne devaient plus vivre pour voir leur patrie grande et libre, ils voulaient du moins que leur mort servît à sa gloire. On remarquait parmi eux des échevins, des hooftmans, des bourgeois appelés depuis longtemps à d'honorables fonctions par l'élection populaire: leur autorité ne leur donnait plus que le droit de mourir au premier rang; mais une dernière espérance était réservée à leur dévouement. Une résistance énergique pouvait, en suspendant la poursuite des vainqueurs, laisser à leurs amis le temps de fermer les portes de Gand et sauver leurs foyers des horreurs du pillage et de l'incendie.
Cependant, les chevaliers bourguignons, mettant pied à terre, rivalisent d'ardeur pour forcer l'asile des Gantois. Philippe les encourage par sa présence, et, n'écoutant que la colère qu'il ressent en voyant ses hommes d'armes arrêtés dans leurs attaques successives, il pousse lui-même son cheval au delà du fossé et se précipite au milieu des Gantois; mais il est aussitôt entouré, et son écuyer Bertrandon de la Broquière a à peine le temps d'élever son pennon en signe de détresse. Ce signal a été remarqué toutefois par le comte de Charolais: réunissant quelques hommes d'armes pour délivrer son père, il s'élance dans la mêlée; au même moment, un coup de pique l'atteint au pied, et les chevaliers qui l'accompagnent craignent de voir disparaître dans cette arène marécageuse toute la dynastie de Jean sans Peur, quand les archers, pénétrant dans le retranchement des Gantois, les contraignent à reculer. Déjà l'on dirige contre eux leurs propres pièces d'artillerie abandonnées sur le champ de bataille; l'issue de la lutte n'est plus douteuse, mais à chaque pas la vigueur de la résistance en retarde le dénoûment. «Certes, écrit le panetier du duc de Bourgogne qui dans cette journée combattait près de son maître, un Gantois de petit état fist ce jour tant d'armes et tant de vaillance, que si telle aventure estoit advenue à un homme de bien ou que je le sceusse nommer, je m'acquiteroye de porter honneur à son hardement.»
La tâche qu'a laissée incomplète le chroniqueur qui admirait, même chez les adversaires du duc de Bourgogne, un dévouement et un courage que rien ne pouvait intimider ni affaiblir, est celle que je m'efforce aujourd'hui de remplir à l'honneur de la mémoire de nos pères. Un chroniqueur catalan rapporte qu'il vit dans ses rêves apparaître un vénérable vieillard, vêtu de blanc, qui lui dit: «Je suis le génie de l'histoire; compose un livre des grandes choses que tu as apprises.» Moins heureux que ce chroniqueur, je n'ai vu que l'image de la patrie assise sur une tombe, les pieds meurtris, le sein déchiré, le front chargé de poussière, demandant en vain aux témoins de sa décadence présente les pompeux récits de sa grandeur passée. C'est à sa voix que j'ai entrepris ce long et pénible pèlerinage de l'histoire qui, ressuscitant la mort et peuplant le néant, rebâtit à son gré, dans la solitude, les grandes cités et les foyers heureux des nations prospères. Je l'ai suivi, par l'étude attentive des sources écrites, depuis la tente vagabonde du flaming jusqu'au comptoir du marchand de la Hanse, du château de Robert de Commines à Durham jusqu'aux remparts de Lisbonne et de Bénévent, jusqu'aux tours de Byzance et de Jérusalem; puis, lorsqu'aux palmes des guerres lointaines succédait la paix intérieure, fécondée par les merveilles de l'industrie, je l'ai continué pas à pas avec l'ardeur du voyageur et de l'antiquaire sur la terre natale de ces illustres représentants des communes dont j'avais à peindre les vertus ou les exploits, dans les lieux où ils naquirent, luttèrent et moururent. Tantôt, dans l'enceinte désolée des cités reines de la triade flamande, mon regard, trompé par mes souvenirs, rendait au marché du Vendredi, à Gand, tout son peuple transporté par l'éloquence d'Yoens et d'Ackerman, aux faubourgs d'Ypres leurs innombrables métiers, aux rues de Bruges ces somptueux ornements d'orfévrerie que leurs habitants prodiguaient pour flatter les ducs de Bourgogne, tandis qu'ils eussent pu leur montrer comme un plus noble gage de fidélité la pauvre maison où Louis de Male avait trouvé un asile; tantôt, au sein d'une riche campagne ou bien au milieu des bois et des bruyères, j'allais tour à tour sonder la fondrière couverte de roseaux qui fut le ruisseau de Groeninghe, et me reposer à Azincourt sur les débris du manoir que remarqua Henri V, ou à Guinegate sous l'orme de Bayard, retrouvant au Beverhoutsveld le camp de Philippe d'Artevelde victorieux, à Roosebeke le ravin étroit où il périt vaincu et fugitif; mais jamais mon émotion ne fut plus vive qu'au moment où l'on me fit voir aux bords de l'Escaut le théâtre de l'extermination des huit cents Gantois qui arrêtèrent toute l'armée victorieuse du duc de Bourgogne. Vues de là, les collines de Semmersaeke, par un bizarre rapprochement, rappellent assez exactement les hauteurs de Roosebeke lorsqu'on les découvre du Keyaerts-Berg. Le rideau des haies et des arbres me cachait Gavre et le vallon où le combat s'engagea, mais je découvrais derrière moi les clochers de Gand. Ainsi les derniers défenseurs de la liberté flamande aperçurent de leur dernier asile la fumée du toit paternel; ce spectacle put contribuer à soutenir leur énergie dans le combat, et leur œil mourant salua sans doute les remparts qu'ils ne devaient plus revoir. Les habitants de Gavre et de Semmersaeke conservent pieusement ces traditions d'un autre temps; ils donnent encore au pré de 1453, en souvenir du combat dont il fut le théâtre, le nom de Roode zee (mer rouge), presque synonyme de celui du Bloedmeersch de 1302. Que de flots de sang ont coulé entre ces deux prairies!
Vingt mille Gantois avaient succombé à la bataille de Gavre; trois cents à peine furent faits prisonniers et le duc ordonna qu'on les mît à mort. Cependant, quand il laissa s'abaisser ses regards sur cette plaine jonchée de morts et sur ce fleuve dont les ondes ensanglantées ne charriaient que des cadavres, il ne put s'empêcher de s'écrier: «Quel que soit le vainqueur, je perds beaucoup, car c'est mon peuple qui a péri,»—«et là, ajoute Chastelain, fust la première fois qu'il avoit eu pitié des Gantois.» Pitié douteuse après le combat et les supplices, surtout lorsqu'on voit Philippe l'oublier aussitôt pour conduire les siens de l'extermination du champ de bataille à l'assaut de Gand, c'est-à-dire au sac et au pillage; mais il fallait chercher un guide qui enseignât le chemin le plus facile. On s'empara d'un laboureur, on le menaça, on le contraignit à marcher le premier à l'avant-garde; il obéit, et exécutant son dessein au péril de ses jours, il ramena l'armée bourguignonne, par des routes détournées, au camp qu'elle occupait la veille. «Comment, s'écria Philippe, je entendois qu'on me menast droit à Gand et on m'amaine en mon logis!» Le guide avait disparu: noble trait de courage qui sauva Gand et confirma les espérances que d'autres défenseurs de la Flandre avaient payées de leur sang en mourant pour retarder l'issue du combat.
Déjà d'épaisses troupes de fuyards se pressant en désordre avaient paru devant Gand: on leur avait fermé les portes de crainte que les Picards ne pénétrassent avec eux dans la ville; mais les femmes éplorées, assemblées sur les remparts, cherchaient à reconnaître parmi eux un père, un époux ou un fils, et les interrogeaient de loin sur les désastres de cette journée. Il n'y avait point de famille qui n'eût été frappée dans ses affections les plus chères, point de maison qui n'eût son deuil. Huit échevins de Gand étaient morts les armes à la main; deux cents moines accourus au combat, à l'exemple du frère lai de Ter Doest, qui s'illustra à la bataille de Courtray, n'avaient pas reparu; ils gisaient à Gavre dans leurs robes de bure au milieu des cottes d'armes ensanglantées. Pendant toute la nuit des gémissements lamentables retentirent à Gand dans toutes les rues, et l'effroi s'accrut le lendemain à l'aspect des hommes d'armes bourguignons: l'on se préparait à repousser leurs tentatives hostiles lorsqu'on distingua au milieu d'eux Gauvain Quiéret et le roi d'armes de Flandre, porteurs d'un message pacifique.
Le duc de Bourgogne avait, le soir même de la bataille, réuni son conseil: le sire de Créquy et les chevaliers les plus sages insistèrent pour que l'on offrît la paix aux Gantois, telle qu'on l'avait proposée à leurs députés aux conférences de Lille: ils représentèrent sans doute que Gand pouvait se relever et venger ses pertes ou tout au moins en réparer les malheurs; que le siége d'une si grande cité présentait toujours, par les difficultés qui en étaient inséparables, des chances incertaines de succès; que cette guerre pouvait d'ailleurs être troublée par des complications extérieures, soit par de nouveaux bouleversements en Angleterre où les communes favorisaient les communes flamandes, soit par les triomphes des Français en Guyenne qui permettraient à Charles VII de prendre ouvertement leur parti. Philippe adopta cet avis et fit apposer son sceau sur des lettres où il engageait les Gantois à traiter sous la protection d'un sauf-conduit.
Une suspension d'armes avait été conclue: elle devait durer jusqu'au 25 juillet à midi. Dès le point du jour, l'assemblée du peuple fut convoquée. Le bâtard de Blanc-Estrain et les compagnons de la Verte-Tente se rangèrent du côté de ceux qui voulaient continuer la guerre; mais la plupart des bourgeois jugeaient que le moment était arrivé de fermer les plaies de ces longues guerres civiles. On racontait d'ailleurs que, par exception à une sentence commune, quelques-uns des plus notables bourgeois de Gand, tombés au pouvoir des Picards, avaient été épargnés, parce que les Picards en attendaient de riches rançons: rejeter toute négociation, c'était les condamner à la mort.
Parmi les députés de Gand, on remarquait l'abbé de Tronchiennes, le prieur des Chartreux, Baudouin de Fosseux, religieux de Saint-Bavon, Jean Rym, Simon Borluut et Antoine Sersanders. Ce fut en vain qu'ils s'adressèrent au comte de Charolais pour que l'on adoucît les conditions de la paix. Ils ne pouvaient guère espérer qu'on modifiât, après leurs revers, les propositions qui leur avaient été faites au temps de leur puissance, et on se contenta de leur répondre «que seurement on ne leur changeroit ung a pour ung b.»
Le traité de Gavre fut conclu le lendemain.
Il portait que le doyen des métiers et le doyen des tisserands n'auraient plus de part à l'élection des échevins;
Que les usages qui réglaient la concession du droit de bourgeoisie seraient abrogés;
Que les sentences de bannissement ne pourraient être prononcées par les échevins qu'avec l'intervention du bailli du duc;
Que les échevins de Gand ne pourraient plus faire publier des édits, ordonnances ou statuts sans l'autorisation du bailli, et qu'il ne leur serait plus permis dorénavant de placer leurs titres au haut des lettres qu'ils écriraient aux officiers du duc;
Que les Gantois livreraient leurs bannières au duc «en signe de la réparacion de l'offense que ceulx de Gand ont commise en eslevant et portant contre luy icelles bannières;»
Qu'ils supprimeraient les chaperons blancs établis «soubz couleur d'exécuter leurs sentences et commandements;»
Qu'ils ne connaîtraient plus des appels interjetés dans le pays des Quatre-Métiers, dans le pays de Waes ou dans les châtellenies d'Alost, d'Audenarde et de Courtray;
Qu'ils payeraient une amende de deux cent mille ridders d'or et cinquante mille ridders pour relever les croix et les églises;
Que les hooftmans, les échevins et les doyens, accompagnés de deux mille bourgeois de Gand, feraient amende honorable au duc «à demie lieue hors d'icelle ville, à tel jour qu'il plaira à mondit seigneur ordonner et déclarer, à savoir les dix hoofmans tous nudz en leurs chemises et petits draps, et tous les autres deschaus et nues testes, et tous se mettront à genoulx devant mondit seigneur, et eulx estans en l'estat dessus dit, diront, en langage françois, que faulsement et mauvaisement et comme rebelles et désobéissans, et en entreprenant grandement à l'encontre de mondit seigneur et de son autorité et seigneurie, il se sont mis sus en armes, ont créé hooftmans et couru sus à mondit seigneur et ses gens; qu'ilz s'en repentent et en requièrent en toute humilité mercy et pardon à mondit seigneur. Et ce fait, tous ensemble et à une voix crieront mercy.»
On y lisait de plus que les portes de la ville par lesquelles les Gantois étaient sortis pour attaquer Audenarde seraient fermées le jeudi de chaque semaine, et que celle qui s'ouvrit à leur armée se préparant à combattre le duc lui-même à Rupelmonde serait «murée et à toujours comdempnée.»
Pour reproduire toute la physionomie de ce traité, il faut y ajouter cette phrase latine de Jean de Schoonhove qui dressa l'acte public de la soumission des Gantois: Acta fuerunt hæc in campis in exercitu prope castrum de Gavre in domuncula portabili illustrissimi domini ducis. Le notaire s'inquiétait peu de l'élégance du style dans la rédaction de ce parchemin où le duc de Bourgogne pouvait imprimer pour sceau la pointe sanglante de son épée.
Cependant, quelle que soit la forme de la soumission, toujours si humble dans les usages, quoique les mœurs fussent si fières, il faut remarquer dans ce traité une tendance à donner sur plusieurs points satisfaction aux réclamations des Gantois.
Leurs priviléges furent maintenus par une charte spéciale où le duc déclara vouloir «qu'ils restassent entiers en leurs franchises.»
La liberté des personnes fut garantie, et Gand ne déposa les armes qu'en trouvant dans la paix même une protection suffisante pour les capitaines et les magistrats qui avaient combattu pour ses droits.
Il fut aussi expressément entendu que si le bailli refusait de soutenir les échevins dans l'exercice de la justice, ou cherchait à étendre son autorité criminelle et civile au delà des termes du privilége de Gui de Dampierre du 8 avril 1296 (v. st.), il serait privé de son office, et de plus «puni et corrigé selon l'exigence du cas.» Les bourgeois de Gand devaient continuer à ne relever que du jugement de leurs échevins, s'ils commettaient quelque délit «hors franches villes de loy,» c'est-à-dire dans un lieu où leur manqueraient les garanties protectrices des institutions communales.
Enfin le duc de Bourgogne abandonna, quoiqu'il eût été vainqueur, le projet de rétablir la gabelle du sel, cet impôt odieux qui avait été la source de toutes les divisions, et l'un de ses premiers actes, après la pacification de Gand, fut de faire enfermer au château de Rupelmonde Pierre Baudins, dont les intrigues avaient profité de ces discordes pour allumer la guerre.
Ajoutons qu'en 1454 le duc remit aux Gantois une partie de l'amende qui leur avait été imposée, et qu'en 1456 il leur accorda quelques nouveaux priviléges afin que le retour de leur prospérité les consolât de leur abaissement et de leur humiliation. Moins généreux à l'égard des villes qui étaient restées étrangères à l'insurrection, il avait résolu, à l'exemple de Louis de Male après la bataille de Roosebeke, de les obliger à venir remettre entre ses mains toutes leurs anciennes chartes de priviléges, pour qu'elles fussent revues et scellées de nouveau: leur fidélité lui avait uniquement appris qu'il n'avait rien à redouter de leur puissance.
Deux jours après son triomphe, le 25 juillet 1453, le duc de Bourgogne en avait adressé, de son camp de Gavre, une pompeuse relation au roi de France: «Lesquelles choses, disait-il en terminant, je vous signifie, pour ce que je sçay de certain que serez bien joieux desdites nouvelles et de la grâce que Dieu m'a fait présentement.» Cette lettre parvint à Charles VII le 9 août; la nouvelle du combat de Castillon, où Talbot avait péri, ne le consola peut-être pas du résultat de la bataille de Gavre: la soumission de la Guyenne était désormais inutile à l'accomplissement de ses desseins sur la Flandre.