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Histoire de France 1466-1483 (Volume 8/19)

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The Project Gutenberg eBook of Histoire de France 1466-1483 (Volume 8/19)

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Title: Histoire de France 1466-1483 (Volume 8/19)

Author: Jules Michelet

Release date: July 26, 2013 [eBook #43311]
Most recently updated: October 23, 2024

Language: French

Credits: Produced by Mireille Harmelin, Eline Visser, Christine P.
Travers and the Online Distributed Proofreading Team at
http://www.pgdp.net

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE DE FRANCE 1466-1483 (VOLUME 8/19) ***

HISTOIRE DE FRANCE

PAR

J. MICHELET

NOUVELLE ÉDITION, REVUE ET AUGMENTÉE

TOME HUITIÈME

PARIS
LIBRAIRIE INTERNATIONALE
A. LACROIX & Cie, ÉDITEURS
13, rue du Faubourg-Montmartre, 13

1876
Tous droits de traduction et de reproduction réservés.

LIVRE XV

CHAPITRE PREMIER
LOUIS XI REPREND LA NORMANDIE—CHARLES LE TÉMÉRAIRE RUINE DINANT ET LIÉGE
1466-1468

Un royaume à deux têtes, un roi de Rouen[1] et un roi de Paris, c'était l'enterrement de la France. Le traité était nul[2]; personne ne peut s'engager à mourir.

Il était nul et inexécutable. Le frère du roi, les ducs de Bretagne et de Bourbon, intéressés à divers titres dans l'affaire de la Normandie, ne purent jamais s'entendre.

Le 25 novembre, six semaines après le traité, le roi, alors en pèlerinage à Notre-Dame de Cléry[3], reçut des lettres de son frère. Il les montra au duc de Bourbon: «Voyez, dit-il, mon frère ne peut s'arranger avec mon cousin de Bretagne; il faudra bien que j'aille à son secours, et que je reprenne mon duché de Normandie.»

Ce qui facilitait la chose, c'est que les Bourguignons venaient de s'embarquer dans une grosse affaire qui pouvait les tenir longtemps; ils s'en allaient en plein hiver châtier, ruiner, Dinant et Liége. Le comte de Charolais, levant le 3 novembre son camp de Paris, avait signifié à ses gens, qui croyaient retourner chez eux, «qu'ils eussent à se trouver le 15 à Mézières, sous peine de la hart.»

Liége, poussée à la guerre par Louis XI, allait payer pour lui. Quand il eût voulu la secourir, il ne le pouvait. Pour reprendre la Normandie malgré les ducs de Bourgogne et de Bretagne, il lui fallait au moins regagner le duc de Bourbon, et c'était justement pour rétablir le frère du duc de Bourbon, évêque de Liége, que le comte de Charolais allait faire la guerre aux Liégeois.

J'ai dit avec quelle impatience, quelle âpreté, Louis XI, dès son avénement, avait saisi de gré ou de force le fil des affaires de Liége. Il les avait trouvées en pleine révolution, et cette révolution terrible, où la vie et la mort d'un peuple étaient en jeu, il l'avait prise en main, comme tout autre instrument politique, comme simple moyen d'amuser l'ennemi.

Il m'en coûte de m'arrêter ici. Mais l'historien de la France doit au peuple qui la servit tant, de sa vie et de sa mort, de dire une fois ce que fut ce peuple, de lui restituer (s'il pouvait!) sa vie historique. Ce peuple au reste, c'était la France encore, c'était nous-mêmes. Le sang versé, ce fut notre sang.

Liége et Dinant, notre brave petite France de Meuse[4], aventurée si loin de nous dans ces rudes Marches d'Allemagne, serrée et étouffée dans un cercle ennemi de princes d'Empire, regardait toujours vers la France. On avait beau dire à Liége qu'elle était allemande et du cercle de Westphalie, elle n'en voulait rien croire. Elle laissait sa Meuse descendre aux Pays-Bas[5]; elle, sa tendance était de remonter. Outre la communauté de langue et d'esprit, il y avait sans doute à cela un autre intérêt, et non moins puissant, c'est que Liége et Dinant trafiquaient avec la haute Meuse, avec nos provinces du Nord; elles y trouvaient sans doute meilleur débit de leurs fers et de leurs cuivres, de leur taillanderie et dinanderie[6], qu'elles n'auraient eu dans les pays allemands, qui furent toujours des pays de mines et de forges. Un mot d'explication.

La fortune de l'industrie et du commerce de Liége date du temps où la France commença d'acheter. Lorsque nos rois mirent fin peu à peu à la vieille misère des guerres privées, et pacifièrent les campagnes, l'homme de la glèbe, qui jusque-là vivait, comme le lièvre, entre deux sillons, hasarda de bâtir; il se bâtit un âtre, inaugura la crémaillère[7], à laquelle il pendit un pot, une marmite de fer, comme les colporteurs les apportaient des forges de Meuse. L'ambition croissant, la femme économisant quelque monnaie à l'insu du mari, il arrivait parfois qu'un matin les enfants admiraient dans la cheminée une marmite d'or, un de ces brillants chaudrons tels qu'on les battait à Dinant.

Ce pot, ce chaudron héréditaire, qui pendant de longs âges avaient fait l'honneur du foyer, n'étaient guère moins sacrés que lui, moins chers à la famille. Une alarme venant, le paysan laissait piller, brûler le reste; il emportait son pot, comme Énée ses dieux. Le pot semblait constituer la famille dans nos vieilles coutumes; ceux-là sont réputés parents qui vivent «à un pain et à un pot[8]

Ceux qui forgeaient ce pot ne pouvaient manquer d'être tout au moins les cousins de France. Ils le prouvèrent lorsque, dans nos affreuses guerres anglaises, tant de pauvres Français affamés s'enfuirent dans les Ardennes, et qu'ils trouvèrent au pays de Liége un bon accueil, un cœur fraternel[9].

Quoi de plus français que ce pays wallon? Il faut bien qu'il en soit ainsi, pour que là justement, au plus rude combat des races et des langues, parmi le bruit des forges, des mineurs et des armuriers, éclate, en son charme si pur, notre vieux génie mélodique[10]. Sans parler de Grétry, de Méhul, dès le XVe siècle, les maîtres de la mélodie ont été les enfants de chœur de Mons ou de Nivelle[11].

Aimable, léger filet de voix, chant d'oiseau le long de la Meuse... Ce fut la vraie voix de la France, la voix même de la liberté... Et sans la liberté, qui eût chanté sous ce climat sévère, dans ce pays sérieux? Seule, elle pouvait peupler les tristes clairières des Ardennes. Liberté des personnes, ou du moins servage adouci[12]; vastes libertés de pâtures, immenses communaux, libertés sur la terre, sous la terre, pour les mineurs et les forgerons[13].

Deux églises, le pèlerinage de Saint-Hubert[14] et l'asile de Saint-Lambert, c'est là le vrai fonds des Ardennes. À Saint-Lambert de Liége, douze abbés, devenus chanoines, ouvrirent un asile, une ville aux populations d'alentour, et dressèrent un tribunal pour le maintien de la paix de Dieu. Ce chapitre se fit, en son évêque, le grand juge des Marches. La juridiction de l'anneau fut redoutée au loin. À trente lieues autour, le plus fier chevalier, fût-il des quatre fils Aymon, tremblait de tous ses membres quand il était cité à la ville noire, et qu'il lui fallait comparaître au péron de Liége[15].

Forte justice et liberté, sous la garde d'un peuple qui n'avait peur de rien, c'était, autant que la bonne humeur des habitants, autant que leur ardente industrie, le grand attrait de Liége; c'est pour cela que le monde y affluait, y demeurait et voulait y vivre. Le voyageur qui, à grand'peine, ayant franchi tant de pas difficiles, voyait enfin fumer au loin la grande forge, la trouvait belle et rendait grâce à Dieu. La cendre de houille, les scories de fer lui semblaient plus douces à marcher que les prairies de Meuse... L'Anglais Mandeville, ayant fait le tour du monde, s'en vint à Liége et s'y trouva si bien qu'il n'en sortit jamais[16]. Doux lotos de la liberté!

Liberté orageuse, sans doute, ville d'agitations et d'imprévus caprices. Eh bien, malgré cela, pour cela peut-être, on l'aimait. C'était le mouvement, mais, à coup sûr, c'était la vie (chose si rare dans cette langueur du moyen âge!), une forte et joyeuse vie, mêlée de travail, de factions, de batailles: on pouvait souffrir beaucoup dans une telle ville, s'ennuyer? jamais[17].

Le caractère le plus fixe de Liége, à coup sûr, c'était le mouvement. La base de la cité, son tréfoncier chapitre, était, dans sa constance apparente, une personne mobile, variée sans cesse par l'élection, mêlée de tous les peuples, et qui s'appuyait contre la noblesse indigène d'une population d'ouvriers non moins mobile et renouvelée[18].

Curieuse expérience dans tout le moyen âge: une ville qui se défait, se refait, sans jamais se lasser. Elle sait bien qu'elle ne peut périr; ses fleuves lui rapportent chaque fois plus qu'elle n'a détruit; chaque fois la terre est plus fertile encore, et du fond de la terre la Liége souterraine, ce noir volcan de vie et de richesse[19], a bientôt jeté, par-dessus les ruines, une autre Liége, jeune et oublieuse, non moins ardente que l'ancienne et prête au combat.

Liége avait cru d'abord exterminer ses nobles; le chapitre avait lancé sur eux le peuple, et ce qui en restait s'était achevé dans la folie d'un combat à outrance[20]. Il avait été dit que l'on ne prendrait plus les magistrats que dans les métiers[21], que, pour être consul, il faudrait être charron, forgeron, etc. Mais voilà que des métiers même pullulent des nobles innombrables, de nobles drapiers et tailleurs, d'illustres marchands de vin, d'honorables houillers[22].

Liége fut une grande fabrique, non de drap ou de fer seulement, mais d'hommes; je veux dire une facile et rapide initiation du paysan à la vie urbaine, de l'ouvrier à la vie bourgeoise, de la bourgeoisie à la noblesse. Je ne vois pas d'ici l'immobile hiérarchie des classes flamandes[23]. Entre les villes du Liégeois, les rapports de subordination ne sont pas non plus si fortement marqués. Liége n'est pas, ainsi que Gand ou Bruges, la ville mère de la contrée, qui pèse sur les jeunes villes d'alentour, comme mère ou marâtre. Elle est pour les villes liégeoises une sœur du même âge ou plus jeune, qui, comme église dominante, comme armée toujours prête, leur garantit la paix publique. Quoiqu'elle ait elle-même par moments troublé cette paix, abusé de sa force, on la voit, dans telles de ses institutions juridiques les plus importantes, limiter son pouvoir et s'associer les villes secondaires sur le pied de l'égalité[24].

Le lien hiérarchique, loin d'être trop fort dans ce pays, fut malheureusement faible et lâche; faible entre les villes, entre les fiefs ou les familles, au sein de la famille même[25]. Ce fut une cause de ruine. Le chroniqueur de la noblesse de Liége, qui écrit tard et comme au soir de la bataille du XIVe siècle pour compter les morts, nous dit avec simplicité un mot profond qui n'explique que trop l'histoire de Liége (et bien d'autres histoires!): «Il y avait dans ce temps-là, à Visé-sur-Meuse, un prud'homme qui faisait des selles et des brides, et qui peignait des blasons de toute sorte. Les nobles allaient souvent le voir pour son talent, et lui demandaient des blasons. Ce qu'il y avait d'étrange, c'est que les frères ne prenaient pas les mêmes, mais de tout contraires d'emblèmes et de couleurs; pourquoi? je ne le sais, si ce n'est que chacun d'eux voulait être chef de sa branche, et que l'autre n'eût pas seigneurie sur lui.»

Chacun voulait être chef, et chacun périssait[26]. Au bout d'un demi-siècle de domination, la haute bourgeoisie est si affaiblie qu'il lui faut abdiquer (1384). Liége présenta alors l'image de la plus complète égalité qui se soit peut-être rencontrée jamais; les petits métiers votent comme les grands, les ouvriers comme les maîtres; les apprentis même ont suffrage[27]. Si les femmes et les enfants ne votaient pas, ils n'agissaient pas moins. En émeute, parfois même en guerre, la femme était terrible, plus violente que les hommes, aussi forte, endurcie à la peine, à porter la houille, à tirer les bateaux[28].

La chronique a jugé durement cette Liége ouvrière du XIVe siècle; mais l'histoire, qui ne se laisse pas dominer par la chronique et qui la juge elle-même, dira que jamais peuple ne fut plus entouré de malveillances, qu'aucun n'arriva dans de plus défavorables circonstances à la vie politique. S'il périt, la faute en fut moins à lui qu'à sa situation, au principe même dont il était né et qui avait fait sa subite grandeur.

Quel principe? nul autre qu'un ardent génie d'action, qui, ne se reposant jamais, ne pouvait cesser un moment de produire sans détruire.

La tentation de détruire n'était que trop naturelle pour un peuple qui se savait haï, qui connaissait parfaitement la malveillance unanime des grandes classes du temps, le prêtre, le baron et l'homme de loi. Ce peuple enfermé dans une seule ville, et par conséquent pouvant être trahi, livré en une fois, avait mille alarmes, et souvent fondées. Son arme en pareil cas, son moyen de guerre légal contre un homme, un corps qu'il suspectait, c'était que les métiers chômassent à son égard, déclarassent qu'ils ne voulaient plus travailler pour lui. Celui qui recevait cet avertissement, s'il était prudent, fuyait au plus vite.

Liége, assise au travail sur sa triple rivière, est comme on sait dominée par les hauteurs voisines. Les seigneurs qui y avaient leurs tours, qui d'en haut épiaient la ville, qui ouvraient ou fermaient à volonté le passage des vivres, lui étaient justement suspects. Un matin, la montagne n'entendait plus rien de la ville, ne voyait ni feu ni fumée; le peuple chômait, il allait sortir, tout tremblait..... Bientôt, en effet, vingt à trente mille ouvriers passaient les portes, marchaient sur tel château, le défaisaient en un tour de main et le mettaient en plaine[29]; on donnait au seigneur des terres en bas, et une bonne maison dans Liége.

L'un après l'autre descendirent ainsi tours et châteaux. Les Liégeois prirent plaisir à tout niveler, à démolir eux-mêmes ce qui couvrait leur ville, à faire de belles routes pour l'ennemi, s'il était assez hardi pour venir à eux. Dans ce cas, ils ne se laissaient jamais enfermer; ils sortaient tous à pied, sans chevaliers, n'importe. De même que la ville de pierre n'aimait point les châteaux autour d'elle, la ville vivante croyait n'avoir que faire de ces pesants gendarmes, qui, pour les armées du temps, étaient des tours mouvantes. Ils n'en allaient pas moins gaiement, lestes piétons, dans leurs courtes jaquettes, accrocher, renverser les cavaliers de fer.

Et pourtant, que servait cette bravoure? Ce vaillant peuple, rangé en bataille, pouvait apprendre qu'il était, lui et sa ville, donné par une bulle à quelqu'un de ceux qu'il allait combattre, que son ennemi devenait son évêque. Dans sa plus grande force et ses plus fiers triomphes, la pauvre cité était durement avertie qu'elle était terre d'église. Comme telle, il lui fallut maintes fois s'ouvrir à ses plus odieux voisins; s'ils n'étaient pas assez braves pour forcer l'entrée par l'épée, ils entraient déguisés en prêtres.

Le nom suffisait, sans le déguisement. On donnait souvent cette église à un laïque, à tel jeune baron, violent et dissolu, qui prenait évêché comme il eût pris maîtresse, en attendant son mariage. L'évêché lui donnait droit sur la ville. Cette ville, ce monde de travail, n'avait de vie légale qu'autant que l'évêque autorisait les juges. Au moindre mécontentement, il emportait à Huy, à Maëstricht[30], le bâton de justice, fermait églises et tribunaux: tout ce peuple restait sans culte et sans loi.

Au reste, la discorde et la guerre où Liége va s'enfonçant toujours ne s'expliqueraient pas assez, si l'on n'y voulait voir que la tyrannie des uns, l'esprit brouillon des autres. Non, il y a à cela une cause plus profonde. C'est qu'une ville qui se renouvelait sans cesse devait perdre tout rapport avec le monde immobile qui l'environnait. N'ayant plus d'intermédiaire avec lui[31], ni de langue commune, elle ne comprenait plus, n'était plus comprise. Elle repoussait les mœurs et les lois de ses voisins, les siennes même peu à peu. Le vieux monde (féodal ou juriste), incapable de ne rien entendre à cette vie rapide, appela les Liégeois haï-droits[32], sans voir qu'ils avaient droit de haïr un droit mort, fait pour une autre Liége, et qui était pour la nouvelle le contraire du droit et de l'équité.

Apparaissant au-dehors comme l'ennemie de l'antiquité, comme la nouveauté elle-même, Liége déplaisait à tous. Ses alliés ne l'aimaient guère plus que ses ennemis. Personne ne se croyait obligé de lui tenir parole.

Politiquement, elle se trouva seule et devint comme une île. Elle le devint encore sous le rapport commercial, à mesure que tous ses voisins, se trouvant sujets d'un même prince, apprirent à se connaître, à échanger leurs produits, à soutenir la concurrence contre elle. Le duc de Bourgogne, devenu en dix ans maître de Limbourg, du Brabant et de Namur, se trouve être l'ennemi des Liégeois, et comme leur concurrent pour les houilles et les fers, les draps et les cuivres[33]. Étrange rapprochement des deux esprits féodal et industriel! Le prince chevaleresque, le chef de la croisade, le fondateur de la Toison d'or, épouse contre Liége les rancunes mercantiles des forgerons et des chaudronniers.

Il ne fallait pas moins qu'une alliance inouïe d'états et de principes jusque-là opposés, pour accabler un peuple si vivace. Pour en venir à bout, il fallait que de longue date, de loin et tout autour, on fermât les canaux de sa prospérité, qu'on le fît peu à peu dépérir. C'est à quoi la maison de Bourgogne travailla pendant un demi-siècle.

D'abord elle tint à Liége, trente ans durant, un évêque à elle, Jean de Heinsberg, parasite, domestique de Philippe le Bon. Ce Jean, par lâcheté, mollesse et connivence, énerva la cité en attendant qu'il la livrât. Lorsque le Bourguignon, ayant acquis les pays d'alentour et presque enfermé l'évêché, commença d'y parler en maître, Liége prit les armes; l'évêque invoqua l'arbitrage de son archevêque, celui de Cologne, et souscrivit à sa sentence paternelle, qui ruinait Liége au profit du duc de Bourgogne, la frappant d'une amende monstrueuse de deux cent mille florins du Rhin (1431)[34].

Liége baissa la tête, s'engagea à payer tant par terme; il y en avait pour de longues années. Elle se fit tributaire, afin de travailler en paix. Mais c'était pour l'ennemi qu'elle travaillait, une bonne part du gain était pour lui. Ajoutez qu'elle vendait bien moins; les marchés des Pays-Bas se fermaient pour elle, et la France n'achetait plus, épuisée qu'elle était par la guerre.

Il résulta de cette misère une misère plus grande. C'est que Liége, ruinée d'argent, le fut presque de cœur. Voir à chaque terme le créancier à la porte, qui gronde et menace si vous ne payez, cela met bien bas les courages. Cette malheureuse ville, pour n'avoir pas la guerre, se la fit à elle-même; le pauvre s'en prit au riche, proscrivant, confisquant, faisant ressource du sang liégeois, alléché peu à peu aux justices lucratives[35]. Et tout cela pour gorger l'ennemi.

La France voyait périr Liége, et semblait ne rien voir. Ce n'est pas là ce qui eût eu lieu au XIIIe ou XIVe siècle; les deux pays se tenaient bien autrement alors. À travers mille périls, nos Français allaient visiter en foule le grand saint Hubert. Les Liégeois, de leur part, n'étaient guère moins dévots au roi de France, leur pèlerinage était Vincennes. C'est là qu'ils venaient faire leurs lamentations, leurs terribles histoires des nobles brigands de Meuse, qui, non contents de piller leurs marchands, mettaient la main sur leurs évêques, témoin celui qu'ils lièrent sur un cheval et firent courir à mort... Parfois, la terreur lointaine de la France suffisait pour protéger Liége; en 1276, lorsque toute la grosse féodalité des Pays-Bas s'était unie pour l'écraser, un mot du fils de saint Louis les fit reculer tous. Nos rois, enfin, s'avisèrent d'avoir sur la Meuse contre ces brigands un brigand à eux, le sire de La Marche, prévôt de Bouillon pour l'évêque, quelquefois évêque lui-même, par la grâce de Philippe le Bel ou de Philippe de Valois.

Ce fut aussi La Marche qu'employa Charles VII. N'ayant repris encore ni la Normandie ni la Guienne, il ne pouvait rien, sinon créer au Bourguignon une petite guerre d'Ardennes, de lui lancer le Sanglier[36]. Lorsque ce Bourguignon insatiable, ayant presque tout pris autour de Liége, prit encore le Luxembourg, comme pour fermer son filet, La Marche mit garnison française dans ses châteaux, défia le duc. Qui n'aurait cru que Liége eût saisi cette dernière chance d'affranchissement? Mais elle était tellement abattue de cœur ou dévoyée de sens, qu'elle se laissa induire par son évêque à combattre son allié naturel[37], à détruire celui qui, par Bouillon et Sedan, lui gardait la haute Meuse, la route de la France (1445).

L'évêque, désormais moins utile et sans doute moins ménagé, semble avoir regretté sa triste politique. Il eut l'idée de relever La Marche, lui rendit le gouvernement de Bouillon[38]. Le Bourguignon, voyant bien que son évêque tournait, ne lui en donna pas le temps; il le fit venir et lui fit une telle peur qu'il résigna en faveur d'un neveu du duc, le jeune Louis de Bourbon[39]. Au même moment, il forçait l'élu d'Utrecht de résigner aussi en faveur d'un sien bâtard, et ce bâtard, il l'établissait à Utrecht par la force des armes, en dépit du chapitre et du peuple[40].

Le duc de Bourgogne ne sollicita pas davantage pour son protégé le chapitre de Liége, qui pourtant était non-seulement électeur naturel de l'évêque, mais de plus originairement souverain du pays et prince avant le prince. Il s'adressa au pape, et obtint sans difficulté une bulle de Calixte Borgia.

Liége fut peu édifiée de l'entrée du prélat; celui qu'on lui donnait pour père spirituel était un écolier de Louvain; il avait dix-huit ans. Il entra avec un cortége de quinze cents gentilshommes, lui-même galamment vêtu, habit rouge et petit chapeau[41].

On voyait bien, au reste, d'où il venait: il avait un Bourguignon à droite et un à gauche. Tout ce qui suivait était Bourguignon, Brabançon; pas un Français, personne de la maison de Bourbon. Autre n'eût été l'entrée si le Bourguignon lui-même fût entré par la brèche.

S'ils ne crièrent pas: Ville prise, ils essayèrent du moins de prendre ce qu'ils purent, coururent à l'argent, au trésor des abbayes, aux comptoirs des Lombards; ils venaient, disaient-ils, emprunter pour le prince. Après avoir si longtemps extorqué l'argent par tribut, l'ennemi voulait, par emprunt, escamoter le reste.

L'évêque de Liége résidait partout plutôt qu'à Liége; il vivait à Huy, à Maëstricht, à Louvain. C'est là qu'il eût fallu lui envoyer son argent, en pays étranger, chez le duc de Bourgogne. La ville n'envoya point; elle se chargea de percevoir les droits de l'évêché, droits sur la bière, droits sur la justice, etc.

L'évêque seul avait le bâton de justice, le droit d'autoriser les juges. Il retint le bâton, laissant les tribunaux fermés, la ville et l'évêché sans droit ni loi. De là de grands désordres[42]; une justice étrange s'organise, des tribunaux burlesques; partout, dans la campagne, de petits compagnons, des garçons de dix-huit ou vingt ans se mettent à juger; ils jugent surtout les agents de l'évêque[43]. Puis, la licence croissant, ils tiennent cour au coin de la rue, arrêtent le passant et le jugent: on riait, mais en tremblant, et pour être absous, il fallait payer.

Le plus comique (et le plus odieux), c'est qu'apprenant que Liége allait faire rendre gorge aux procureurs de l'évêché, l'évêque vint en hâte... intercéder?—non, mais demander sa part. Il siégea, de bonne grâce, avec les magistrats, jugea avec eux ses propres agents, et en tira profit; on lui donna les deux tiers des amendes[44].

En tout ceci, Liége était menée par le parti français; plusieurs de ses magistrats étaient pensionnés de Charles VII. La maison de Bourbon, puissante sous ce règne, avait, selon toute apparence, ménagé cet étrange compromis entre la ville et Louis de Bourbon. Le duc de Bourgogne patientait, parce qu'il avait alors le dauphin chez lui, et croyait que, Charles VII mourant, son protégé arrivant au trône, la France tomberait dans sa main et Liége avec la France.

On sait ce qui en fut. Louis XI, à peine roi, fit venir les meneurs de Liége, leur fit peur[45], les força de mettre la ville sous sa sauvegarde; mais il n'en fit pas davantage pour eux. Préoccupé du rachat de la Somme, il avait trop de raison de ménager le duc de Bourgogne. S'il servit Liége, ce fut indirectement, en achetant les Croy, qui, comme capitaines et baillis du Hainaut, comme gouverneurs de Namur et du Luxembourg, auraient certainement vexé Liége de bien des manières, s'ils n'eussent été d'intelligence avec le roi.

Dans cette situation même, Liége, sans être attaquée, pouvait mourir de faim. L'évêque, s'éloignant de nouveau, avait jeté l'interdit, enlevé la clef des églises et des tribunaux. Cette affluence de plaideurs, de gens de toute sorte, que la ville attirait à elle, comme haute cour ecclésiastique, avait cessé. Ni plaideurs, ni marchands, dans une ville en révolution. Les riches partaient un à un, quand ils pouvaient; les pauvres ne partaient pas, un peuple innombrable de pauvres, d'ouvriers sans ouvrage.

État intolérable, et qui néanmoins pouvait durer. Il y avait dans Liége une masse inerte de modérés, de prêtres. Saint-Lambert, avec son vaste cloître, son asile, son avoué féodal, sa bannière redoutée, était une ville dans la ville, une ville immobile, opposée à tout mouvement. Les chanoines ne voulaient point, quelque prière ou menace que leur fît la ville, officier malgré l'interdit de l'évêque. D'autre part, comme tréfonciers, c'est-à-dire propriétaires du fond, comme souverains originaires de la cité, ils ne voulaient point la quitter, et n'obéissaient nullement aux injonctions de l'évêque, qui les sommait d'abandonner un lieu soumis à l'interdit.

À toute prière de la ville, le chapitre répondait froidement: «Attendons.» De même, le roi de France disait aux envoyés liégeois: «Allons doucement, attendons; quand le vieux duc mourra...» Mais Liége mourait elle-même, si elle attendait.

Dans cette situation, le rôle des modérés, des anciens meneurs, agents de Charles VII, cessait de lui-même. Un autre homme surgit, le chevalier Raes, homme de violence et de ruse, d'une bravoure douteuse, mais d'une grande audace d'esprit. Peu de scrupule; il avait, dit-on, commencé (à peu près comme Louis XI) par voler son père et l'attaquer dans son château.

Raes, tout chevalier qu'il était et de grande noblesse[46] (les modérés qu'il remplaçait étaient au contraire des bourgeois), se fit inscrire au métier des febves ou forgerons. Les batteurs de fer, par le nombre et la force, tenaient le haut du pavé dans la ville; c'était le métier-roi. Ils prirent à grand honneur d'avoir à leur tête un chevalier aux éperons d'or, qui, dans ses armes, avait trois grosses fleurs de lis[47].

Il s'agissait de refaire la loi dans une ville sans loi, d'y recommencer le culte et la justice (sans quoi les villes ne vivent point). Avec quoi fonder la justice? avec la violence et la terreur? Raes n'avait guère d'autres moyens.

La légalité dont il essaya d'abord ne lui réussit pas. Il s'adressa au supérieur immédiat de l'évêque de Liége, à l'archevêque de Cologne; il eut l'adresse d'en tirer sentence pour lever l'interdit. Simple délai: le duc de Bourgogne, tout-puissant à Rome, fit confirmer l'interdit par un légat; puis, Liége appelant du légat, le pape fit plaider devant lui; plaider pour la forme, tout le monde savait qu'il ne refuserait rien au duc de Bourgogne.

Raes, prévoyant bien la sentence, fit venir des docteurs de Cologne[48] pour rassurer le peuple, et en tira cet avis qu'on pouvait appeler du pape au pape mieux informé. Il essayait en même temps d'un spectacle, d'une machine populaire, qui pouvait faire effet. Il gagna les Mendiants, les enfants perdus du clergé, leur fit dresser leur autel sous le ciel, dire la messe en plein vent.

Le clergé, le noble chapitre, qui n'avaient pas coutume de se mettre à la queue des Mendiants, s'enveloppèrent de majesté, de silence et de mépris. Les portes de Saint-Lambert restèrent fermées, les chanoines muets; il fallait autre chose pour leur rendre la voix.

Le premier coup de violence fut frappé sur un certain Bérart, homme double et justement haï, qui, envoyé au roi par la ville, avait parlé contre elle. Les échevins le déclarèrent banni pour cent ans, les forgerons détruisirent de fond en comble une de ses maisons.

Bérart était un ami de l'évêque. Peu de mois après, c'est un ennemi de l'évêque qui est arrêté, un des premiers auteurs de la révolution, des violents d'alors, des modérés d'aujourd'hui. Ce modéré, Gilles d'Huy, est décapité sans jugement régulier, sur l'ordre de l'avoué ou capitaine de la ville, Jean le Ruyt, un de ses anciens collègues, qui prêtait alors aux violents son épée et sa conscience.

Pour mieux étendre la terreur, Raes s'avisa de rechercher ce qu'était devenue une vieille confiscation qui datait de trente ans. Bien des gens en détenaient encore certaines parts. Un modéré, Bare de Surlet, qui de ce côté ne se sentait pas net, passa aux violents, se cachant pour ainsi dire parmi eux, et dépassa tout le monde, Raes lui-même, en violence.

Ces actes, justes ou injustes, eurent du moins cet effet que Raes se trouva assez fort pour rétablir la justice, l'appuyant sur une base nouvelle, inouïe dans Liége: l'autorité du peuple. Un matin, les forgerons dressent leur bannière sur la place et déclarent que le métier chôme, qu'il chômera jusqu'à ce que la justice soit rétablie. Ils somment les échevins d'ouvrir les tribunaux. Ceux-ci, simples magistrats municipaux, assurent qu'ils n'ont point ce pouvoir. À la longue, un des échevins, un vieux tisserand, s'avise d'un moyen: «Que les métiers nous garantissent indemnité, et nous vous donnerons des juges.» Sur trente-deux métiers, trente signèrent; la justice reprit son cours.

Raes emporta encore une grande chose, non moins difficile, non moins nécessaire dans cette ville ruinée: le séquestre des biens de l'évêque. Le roi de France donnait bon exemple. Cette année même, il saisissait des évêchés, des abbayes, le temporel de trois cardinaux; il demandait aux églises la description des biens.

Louis XI se croyait très-fort, et sa sécurité gagnait les Liégeois. Il avait du côté du Nord une double assurance: en première ligne, sur toute la frontière, le duc de Nevers, possesseur de Mézières et de Rethel, gouverneur de la Somme, prétendant du Hainaut. En seconde ligne, du côté bourguignon, il avait les Croy, grands baillis de Hainaut, gouverneurs de Boulogne, de Namur et de Luxembourg. Il avait dans la main Nevers pour attaquer, les Croy pour ne point défendre. Le duc vivant, les Croy continuaient de régner; le duc mourant, on espérait que les Wallons, les hommes des Croy, fermeraient leurs places à ce violent Charolais, l'ami de la Hollande[49]. Une chose bizarre arriva, imprévue et la pire pour les Croy et pour Louis XI, c'est que le duc mourut sans mourir; je veux dire qu'il fut très-malade et désormais mort aux affaires. Son fils les prit en main. Tel gouverneur ou capitaine, qui peut-être eût résisté au fils, n'eut pas le cœur de déchirer la bannière de son vieux maître qui vivait encore, et reçut le fils comme lieutenant du père.

Le 12 mars tombèrent les Croy; le comte de Charolais entra dans leurs places sans coup férir, changea leurs garnisons. Au même moment, Louis XI reçut les manifestes et les défis des ducs de Berri, de Bretagne et de Bourbon. Terribles nouvelles pour Liége. La guerre infaillible, l'ennemi aux portes; l'ami impuissant, en péril, peut-être accablé.

La campagne s'ouvrait, et la ville, loin d'être en défense, avait à peine un gouvernement; si elle ne se donnait un chef, elle était perdue. Il lui fallait non plus un simple capitaine, comme avaient été les La Marche, mais un protecteur efficace, un puissant prince qui l'appuyât de fortes alliances. La France ne pouvant rien, il fallait demander ce protecteur à l'Allemagne, aux princes du Rhin. Ces princes, qui voyaient avec inquiétude la maison de Bourgogne s'étendre et venir à eux, devaient saisir vivement l'occasion de prendre poste à Liége.

Raes court à Cologne. L'archevêque était fils du palatin Louis le Barbu, qui avait vaincu en bataille la moitié de l'Allemagne; et néanmoins il n'osa accepter. Voisin, comme il était, des Pays-Bas, il eût donné une belle occasion à cette terrible maison de Bourgogne d'établir la guerre dans les électorats ecclésiastiques. Il connaissait trop bien d'ailleurs ce qu'on lui proposait; il avait été voir de près ce peuple ingouvernable. Il aimait mieux un bon traité, une bonne pension du duc de Bourgogne que d'aller se faire le capitaine en robe des terribles milices de Liége.

Raes, au défaut des Palatins, se rabattit sur Bade, leur rival naturel, et s'en assura. Le 24 mars, il convoque l'assemblée et pose la question: Faut-il faire un régent?—Tous disent oui. La Marche seul, qui était présent, s'obstina à garder le silence. «Eh bien, dit Raes, je suis prêt à jurer que celui que je vais nommer est, de tous, le meilleur à prendre dans l'intérêt de la patrie; c'est le seigneur Marc de Bade, frère du margrave, qui a épousé la sœur de l'Empereur, le frère de l'archevêque de Trèves et de l'évêque de Metz.» Marc de Bade était Français par sa mère, fille du duc de Lorraine. Il fut nommé sans difficulté. La Marche, qui se figurait avoir un droit héréditaire à commander dans la vacance, passa du côté de Louis de Bourbon.

Raes n'avait pu brusquer l'affaire qu'en trompant des deux parts. D'un côté, il faisait croire aux Liégeois que l'Allemand serait soutenu de ses frères, les puissants évêques de Trèves et de Metz, qui, au contraire, firent tout pour l'éloigner de Liége. De l'autre, il parlait au margrave au nom du roi de France[50], et lui promettait son appui. Loin de là, Louis XI proposait aux Liégeois de prendre pour régent son homme, Jean de Nevers[51], leur voisin par Mézières, et que le sire de La Marche eût peut-être accepté.

La joyeuse entrée du Badois n'eut rien qui pût le rassurer. Peu de nobles, point de prêtres. Les cloches ne sonnèrent point. À Saint-Lambert, rien de préparé, pas même un baldaquin; Raes en envoya chercher un à une autre église. Plusieurs chanoines sortirent du chœur.

Cependant, la sentence du pape contre Liége avait été publiée[52], les délais qu'elle accordait expirent. Au dernier jour, le doyen de Saint-Pierre essaye de s'enfuir, est pris aux portes, à grand'peine sauvé du peuple, qui voulait l'égorger. Raes et les maîtres des métiers le mènent à la Violette (hôtel de ville), le montrent au balcon, et là, devant la foule, Raes l'interroge: «Cette bulle qui parle des excès de la ville, sans dire un mot des excès de l'évêque, qui l'a faite? qui l'a dictée? Est-ce le pape lui-même?»—Le doyen répondit: «Ce n'est pas le pape en personne, c'est celui qui a charge de ces choses.—Vous l'entendez, ce n'est pas le pape!» Une clameur terrible partit du peuple. «La bulle est fausse, l'interdit est nul.» Ils coururent de la place aux maisons des chanoines; toutes celles dont on trouva les maîtres absents furent pillées. La nuit, plusieurs se tenaient en armes aux portes des couvents pour écouter si les moines chanteraient matines. Malheur à qui n'eût pas chanté! Les chanoines chantèrent en protestant. Plusieurs s'enfuirent. Leurs biens furent vendus, moitié pour le régent, moitié pour la cité.

Cependant la guerre commence. Dès le 21 avril, le roi courant au midi, au duc de Bourbon, veut s'assurer la diversion du nord. Il reconnaît Marc de Bade pour régent de Liége, s'engage à le faire confirmer par le pape, «à ne prester aucune obéissance à nostre Très-Saint-Père,» jusqu'à ce qu'il l'ait confirmé. Il paiera et souldoyera aux Liégeois deux cents lances complètes (1200 cavaliers). Les Liégeois entreront en Brabant, le roi en Hainaut (21 avril 1465)[53].

Le roi croyait que Jean de Nevers, prétendant de Hainaut et de Brabant, avait, dans ces provinces, de fortes intelligences qui n'attendaient qu'une occasion pour se déclarer. Nevers l'avait trompé (ou s'était trompé) sur cela et sur tout[54]. La noblesse picarde, dont il répondait, lui manqua au moment. Ce conquérant des Pays-Bas n'eut plus qu'à s'enfermer dans Péronne; dès le 3 mai, il demandait grâce au comte de Charolais.

D'autre part, les Allemands, si peu solides à Liége, n'avaient pas hâte d'attirer sur eux la grosse armée destinée pour Paris. Pour qui d'ailleurs allaient-ils guerroyer en Brabant? Pour le duc de Nevers, pour celui que le roi avait conseillé aux Liégeois de nommer régent, de préférence à Marc de Bade.

Le roi avait beau gagner la partie au midi, il la perdait au nord. Le 16 mai, de Montluçon, qu'il vient d'emporter l'épée à la main, il écrit encore au régent, qui ne bouge.

Les Badois ne voulaient point armer, même pour leur salut, à moins d'être payés d'avance. Sans doute aussi, dans leur prudence, voyant que le roi n'entrait pas en Hainaut, ils voulaient n'entrer en Brabant que quand ils sauraient l'armée bourguignonne loin d'eux, très-loin, et qu'il n'y aurait plus personne à combattre. Ils ne se décidèrent à signer le traité que le 17 juin, et alors même ils ne firent rien encore; ils songèrent un peu tard qu'ils n'avaient que des milices, point d'artillerie ni de troupes réglées, et le margrave partit pour en aller chercher en Allemagne.

Le 4 août, grande nouvelle du roi. Il mande à ses bons amis de Liége, que, grâce à Dieu, il a pris du Mont-le-Héry, défait son adversaire; que le comte de Charolais est blessé, tous ses gens enfermés, affamés; s'ils ne se sont pas rendus encore, sans faute ils vont se rendre. Tout cela proclamé par un certain Renard (que le roi avait fait chevalier pour porter la nouvelle), et par un maître Petrus Jodii, professeur en droit civil et canonique, qui, pour faire l'homme d'armes, brandissait toujours un trait d'arbalète.

Comment ne pas croire ces braves? Ils arrivaient les mains pleines: argent pour la cité, argent pour les métiers, sans compter l'argent à donner sous main. Louis XI, dans sa situation désespérée, avait ramassé ce qui lui restait pour acheter, à tout prix, la diversion de Liége.

Jamais fausse nouvelle n'eut un plus grand effet. Il n'y eut pas moyen de tenir le peuple; malgré ses chefs, il sortit en armes: ce fut un mouvement tumultuaire, nul ensemble; métier par métier, les vignerons d'abord; puis les drapiers, puis tous. Raes courut après eux pour les diriger sur Louvain, où ils auraient peut-être été accueillis par les mécontents; ils ne l'écoutèrent pas et s'en allèrent follement brûler leurs voisins du Limbourg. Limbourg ou Brabant, l'essentiel pour le roi était qu'ils attaquassent; ses deux hommes suivaient pour voir de leurs yeux si la guerre commençait. Au premier village pillé, brûlé, l'église en feu: «C'est bien, enfants, dirent-ils, nous allons dire au roi que vous êtes des gens de parole; vous en faites encore plus que vous ne promettez.»

Ils n'en faisaient que trop. Plus fiers de cette belle bataille du roi que s'ils l'avaient gagnée, ils envoient leur héraut dénoncer la guerre au vieux duc à Bruxelles, une guerre à feu et à sang. Autre provocation, telle que Louis XI (s'il n'y eut part) la demandait sans doute à Dieu, une provocation propre à rendre la guerre implacable et inexpiable: les menus métiers de Dinant, les compagnons, les apprentis, firent pour Montlhéry des réjouissances furieuses, un affreux sabbat d'insultes au Bourguignon.

Tout cela, en réalité, était moins contre lui que pour faire dépit à Bouvignes, ville du duc, qui était en face, de l'autre côté de la Meuse. Il y avait des siècles que Dinant et Bouvignes aboyaient ainsi l'une à l'autre: c'était une haine envieillie. Dinant n'avait pas tout le tort; elle paraît avoir été la première établie; dès l'an 1112, elle avait fait du métier de battre le cuivre un art qu'on n'a point surpassé[55]. Elle n'en avait pas moins vu, en face d'elle, sous la protection de Namur, une autre Dinant ouvrir boutique, ses propres ouvriers, probablement ses apprentis, fabriquer sans maîtrise, appeler la pratique, vendre au rabais[56].

Une chose qui devait rapprocher avait tout au contraire multiplié, compliqué les haines. À force de se regarder d'un bord à l'autre, les jeunes gens des deux villes s'aimaient parfois et s'épousaient. Le pays d'alentour était si mal peuplé qu'ils ne pouvaient guère se marier que chez leurs ennemis[57]. Cela amenait mille oppositions d'intérêt, mille procès, par-dessus la querelle publique. Se connaissant tous et se détestant, ils passaient leur vie et s'observer, à s'épier. Pour voir dans l'autre ville et prévoir les attaques, Bouvignes s'avisa, en 1321[58], de bâtir une tour qu'elle baptisa du nom de Crève-Cœur; en réponse, l'année suivante, Dinant dressa sa tour de Montorgueil. D'une tour à l'autre, d'un bord à l'autre, ce n'était qu'outrages et qu'insultes.

Le comte de Charolais n'avait pas encore commencé la campagne que déjà Bouvignes tirait sur Dinant, lui plantait des pieux dans la Meuse, pour rendre le passage impraticable de son côté (10 mai 1465)[59]. Ceux de Dinant ne commencèrent pourtant la guerre qu'en juin ou juillet, poussés par les agents du roi. Vers le 1er août, quand il fit dire à Liége qu'il avait gagné la bataille, quelques compagnons de Dinant, menés par un certain Conart le clerc ou le chanteur[60], passent la Meuse avec un mannequin aux armes du comte de Charolais; le mannequin avait au cou une clochette de vache; ils dressent devant Bouvignes une croix de Saint-André (c'était, comme on sait, la croix de Bourgogne), pendent le mannequin, et, tirant la clochette, ils crient aux gens de la ville: «Larronailles, n'entendez-vous pas votre M. de Charolais qui vous appelle? que ne venez-vous?... Le voilà, ce faux-traître! Le roi l'a fait ou fera pendre, comme vous le voyez... Il se disait fils de duc, et ce n'était qu'un fils de prêtre, bâtard de notre évêque... Ah! il croyait donc mettre à bas le roi de France!» Les Bouvignois, furieux, crièrent du haut des murs mille injures contre le roi, et, pour venger dignement la pendaison du Charolais de paille, ils envoyèrent, au moyen d'une grosse bombarde, dans Dinant même, un Louis XI pendu[61].

Cependant on commençait à savoir partout la vérité sur Montlhéry, et que Paris était assiégé. À Liége, quoique l'argent de France opérât encore, l'inquiétude venait, les réflexions, les scrupules. Le peuple craignait que la guerre n'eût pas été bien déclarée en forme, qu'elle ne fût pas régulière, et il voulut qu'on accomplît, pour la seconde fois, cette formalité. D'autre part, les Allemands se firent conscience d'assister aux violences impies des Liégeois, à leurs saccagements d'églises; ils crurent qu'il n'était pas prudent de faire plus longtemps la guerre avec ces sacriléges. Un de leurs comtes dit à Raes: «Je suis chrétien, je ne puis voir de telles choses[62]...» Leurs scrupules augmentèrent encore quand ils surent que le Bourguignon négociait un traité avec le Palatin et son frère, l'archevêque de Cologne. À la première occasion, dès qu'ils se virent un peu observés, régent, margrave[63], comtes, gens d'armes, ils se sauvèrent tous.

Telle était, avec tout cela, l'outrecuidance de ce peuple de Liége, que, délaissés des Allemands, sans espoir du côté des Français, ils s'acharnaient encore au Limbourg et refusaient de revenir. L'ennemi approchait, une nombreuse noblesse qui, sommée par le vieux duc comme pour un outrage personnel, s'était hâtée de monter à cheval. Raes n'eut que le temps de ramasser quatre mille hommes pour barrer la route. Cette cavalerie leur passa sur le ventre, il n'en rentra pas moitié dans la ville (19 octobre 1465).

Cependant un chevalier arrive de Paris: «Le roi a fait la paix; vous en êtes[64].» Puis vient aussi de France un magistrat de Liége: «Le comte a dicté la paix; il est maître de la campagne: je n'ai pu revenir qu'avec son sauf-conduit.»—Tout le peuple crie: «La paix!» On envoie à Bruxelles demander une trêve.

Grande était l'alarme à Liége, plus grande à Dinant. Les maîtres fondeurs et batteurs en cuivre, qui, par leurs forges, leurs formes, leur pesant matériel, étaient comme scellés et rivés à la ville, ne pouvaient fuir comme les compagnons; ils attendaient, dans la stupeur, les châtiments terribles que la folie de ceux-ci allait leur attirer. Dès le 18 septembre, ils avaient humblement remercié la ville de Huy, qui leur conseillait de punir les coupables[65]. Le 5 novembre, ils écrivent à la petite ville de Ciney d'arrêter ce maudit Conard, auteur de tout le mal, qui s'y était sauvé. Le même jour, insultés, attaqués par les gens de Bouvignes, mais n'osant plus bouger, immobiles de peur, ils s'adressent au gouverneur de Namur, et le prient de les protéger contre la petite ville. Le 13, ils supplient les Liégeois de venir à leur secours; ils ont appris que le comte de Charolais embarque son artillerie à Mézières pour lui faire descendre la Meuse.

Il arrivait, en effet, ce Terrible, comme on l'appela bientôt, la saison ne l'arrêtait pas. Les folles paroles du chanteur de Dinant, ces noms de bâtard et de fils de prêtre[66], avaient été charitablement rapportés par ceux de Bouvignes au vieux duc et à Madame de Bourgogne. Celle-ci, prude et dévote dame et du sang de Lancastre, prit aigrement la chose; elle jura, s'il faut en croire le bruit qui courut[67], que «s'il luy devoit couster tout son vaillant, elle feroit ruyner ceste ville en mettant toutes personnes à l'espée.» Le duc et la duchesse pressèrent leur fils de revenir en France, sous peine d'encourir leur indignation[68]. Lui-même en avait hâte; le trait, jeté au hasard par un fol, n'avait que trop porté; le comte n'était pas bâtard, il est vrai, mais bien notoirement petit-fils de bâtard du côté maternel[69]. La bâtardise était le côté par où cette fière maison de Bourgogne, avec sa chevalerie, sa croisade et sa Toison d'or, souffrait sensiblement. Les Allemands là-dessus étaient impitoyables; le fils du fondateur de la Toison n'aurait pu entrer dans la plupart des ordres ou chapitres d'Allemagne. Aussi, ce mot de bâtard, entendu pour la première fois, entendu dans le triomphe même, au moment où il dictait la paix au roi de France, était profondément entré... Il se croyait sali tant que les vilains n'avaient pas ravalé leur vilaine parole, lavé cette boue de leur sang.

Donc, il revenait à marches forcées avec sa grosse armée qui grossissait encore. Sur le chemin, chacun accourait et se mettait à la suite; on tremblait d'être noté comme absent. Les villes de Flandre envoyaient leurs archers; les chevaliers picards, flottants jusque-là, venaient pour s'excuser. Tels vinrent même de l'armée du roi.

On tremblait pour Dinant, on la voyait déjà réduite en poudre; et l'orage tomba sur Liége. Le comte, quelle que fût son ardeur de vengeance, n'était pas encore le Téméraire; il se laissait conduire. Ses conseillers, sages et froides têtes, les Saint-Pol, les Contay, les Humbercourt, ne lui permirent pas d'aller perdre de si grandes forces contre une si petite ville. Ils le menèrent à Liége; Liége réduite, on avait Dinant.

Encore se gardèrent-ils d'attaquer immédiatement. Ils savaient ce que c'était que Liége, quel terrible guêpier, et que si l'on mettait le pied trop brusquement dessus, on risquait, fort ou faible, d'être piqué à mort. Ils restèrent à Saint-Trond, d'où le comte accorda une trêve aux Liégeois[70]. Il fallait, sur toutes choses, ne pas pousser ce peuple colérique, le laisser s'abattre et s'amortir, languir l'hiver sans travail ni combat; il y avait à parier qu'il se battrait avec lui-même. Il fallait surtout l'isoler, lui fermant la Meuse d'en haut et d'en bas, lui ôter le secours des campagnes[71] en s'assurant des seigneurs, le secours des villes, en occupant Saint-Trond, regagnant Hui, amusant Dinant, bien entendu sans rien promettre.

Le comte avait dans son armée les grands seigneurs de l'évêché, les Horne, les Meurs et les La Marche, qui craignaient pour leurs terres; il défendit aux siens de piller le pays, laissant plutôt piller, manger les États de son père, les sujets paisibles et loyaux.

Dès le 12 novembre, les seigneurs avaient préparé la soumission de Liége; ils avaient minuté pour elle un premier projet de traité où elle se soumettait à l'évêque et indemnisait le duc. Ce n'était pas le compte de celui-ci, qui, pour indemnité, ne voulait pas moins que Liége elle-même; de plus, pour guérir son orgueil, il lui fallait du sang, qu'on lui livrât des hommes, que Dinant surtout restât à sa merci. À quoi la grande ville ne voulait pour rien consentir[72]; il ne lui convenait pas de faire comme Huy, qui obtint grâce en s'exécutant et faisant elle-même ses noyades. Liége ne voulait se sauver qu'en sauvant les siens, ses citoyens, ses amis et alliés. Le 29 novembre, lorsque la terre tremblait sous cette terrible armée, et qu'on ne savait encore sur qui elle allait fondre, les Liégeois promirent secours à Dinant.

Pour celle-ci, il n'était pas difficile de la tromper; elle ne demandait qu'à se tromper elle-même, dans l'agonie de peur où elle était. Elle implorait tout le monde, écrivait de toutes parts des supplications, des amendes honorables, à l'évêque, au comte (18, 22 nov.). Elle rappelait au roi de France qu'elle n'avait fait la guerre que sur la parole de ses envoyés. Elle chargeait l'abbé de Saint-Hubert et autres grands abbés d'intercéder pour elle, de prier le comte pour elle, comme on prie Dieu pour les mourants... Nulle réponse. Seulement, les seigneurs de l'armée, ceux même du pays, endormaient de paroles la pauvre ville tremblante et crédule, s'en jouaient; tel essayait d'en tirer de l'argent[73].

Dinant avait reçu quelques hommes de Liége, elle avait foi en Liége, et regardait toujours de ce côté si le secours ne venait pas. Elle ne l'avait pas encore reçu au 2 décembre. Elle était consternée... C'est qu'à Liége, comme en bien d'autres villes, il ne manquait pas d'honnêtes gens, de modérés, de riches, pour désirer la paix à tout prix, au prix de la foi donnée, au prix du sang humain. S'obstiner à protéger Dinant, à défendre Liége, c'était s'imposer de lourdes charges d'argent. Aussi, dès que les notables virent que le peuple commençait à s'abattre, ils prirent cœur, se firent fort d'avoir un bon traité, et obtinrent des pouvoirs pour aller trouver le comte de Charolais.

Ils n'étaient pas trop rassurés en allant voir ce redouté seigneur, ce fléau de Dieu... Mais les premières paroles furent douces, à leur grande surprise; il les envoya dîner; puis (chose inattendue, inouïe, dont ils furent confondus) lui-même, ce grand comte, les mena voir son armée en bataille... Quelle armée! vingt-huit mille hommes à cheval (on ne comptait pas les piétons), et tout cela couvert de fer et d'or, tant de blasons, tant de couleurs, les étendards de tant de nations... Les pauvres gens furent terrifiés; le comte en eut pitié et leur dit pour les remettre: «Avant que vous ne nous fissiez la guerre, j'ai toujours eu bon cœur pour les Liégeois; la paix faite, je l'aurai encore. Mais comme vous avez dit que tous mes hommes avaient été tués en France, j'ai voulu vous en montrer le reste.»

Au fond, les députés le tiraient d'un grand embarras. L'hiver venait dans son plus dur (22 décembre); peu de vivres; une armée affamée qu'il fallait laisser se diviser, courir pour chercher sa vie, puisqu'on ne lui donnait rien.

Les députés de Liége n'en signèrent pas moins le traité tel que le comte l'eût dicté, s'il eût campé dans la ville devant Saint-Lambert. Ce traité est justement nommé dans les actes la pitieuse paix de Liége: Liége fait amende honorable, et bâtit chapelle en mémoire perpétuelle de l'amende. Le duc et ses hoirs à jamais sont, comme ducs de Brabant, avoués de la ville, c'est-à-dire qu'ils y ont l'épée. Liége n'a plus sur ses voisins le ressort et la haute cour, ni la cour d'évêché, ni celle de cité, ni anneau, ni péron. Elle paye au duc 390,000 florins, au comte 190,000, cela pour eux seuls; quant aux réclamations de leurs sujets, quant à l'indemnité de l'évêque, on verra plus tard. La ville renonce à l'alliance du roi, livre les lettres et actes du traité. Elle restitue obédience à l'évêque, au pape. Défense de fortifier le Liégeois du côté du Hainaut, pas même de villettes murées. Le duc passe et repasse la Meuse, quand et comme il veut, avec ou sans armes; quand il passe, on lui doit les vivres. Moyennant cela, il y aura paix entre le duc et tout le Liégeois, excepté Dinant; entre le comte et tout le Liégeois, excepté Dinant.

Ce n'était pas une chose sans péril que de rapporter à Liége un tel traité.

Le premier des députés, celui qui se hasarda à parler, Gilles de Mès, était un homme aimé dans le peuple, un bon bourgeois, fort riche; jadis pensionnaire de Charles VII, il avait commencé le mouvement contre l'évêque et avait eu l'honneur d'être armé chevalier de la main de Louis XI.

Il monte au balcon de la Violette et dit sans embarras:

«La paix est faite; nous ne livrons personne; seulement quelques-uns s'absenteront pour un peu de temps; je pars avec eux, si l'on veut, et que je ne revienne jamais, s'ils ne reviennent!... Après tout, que faire? Nous ne pouvons résister.»

Alors un grand cri s'élève de la place: «Traîtres! vendeurs de sang chrétien!» Dans ce danger, les partisans de la paix essayaient de se défendre par un mensonge: «Dinant pourrait avoir la paix; c'est elle qui n'en veut pas[74]

Gilles n'en fut pas moins poursuivi. Les métiers voulurent qu'on le jugeât; mais comme c'était un homme doux et aimé, tous les juges trouvaient des raisons pour ne pas juger, tous se récusaient.

Faute de juges, il aurait peut-être échappé, au moins pour ce jour. Malheureusement ce pacifique Gilles avait dit jadis une parole guerrière, violente, il y avait dix ans, mais l'on s'en souvint: «Si l'évêque ne nomme plus de juges, nous aurons l'avoué (le capitaine de la ville)[75]

Ce mot servit contre lui-même. On força ce capitaine de juger, et de juger à mort.

Alors le pauvre homme se tournant vers le peuple: «Bonnes gens, j'ai servi cinquante ans la cité, sans reproche. Laissez-moi vivre aux Chartreux ou ailleurs... Je donnerai, pour chaque métier, cent florins du Rhin, je vous referai, à mes dépens, les canons que vous avez perdus...» Son juge même se joignait à lui: «Bonnes gens, grâce pour lui, miséricorde!...»

Au plus haut de l'hôtel de ville, à une fenêtre, se tenaient Raes et Bare, qui avaient l'air de rire. Un des bourgmestres, qui était leur homme, dit durement: «Allons, qu'on en finisse; nous ne vendrons pas les franchises de la cité.» On lui coupa la tête. Le bourreau lui-même était si troublé qu'il n'en pouvait venir à bout.

La tête tombée, la trompette sonne, on proclame la paix dont on vient de tuer l'auteur, et personne ne contredit.

Pendant ces fluctuations de Liége, ce long combat de la misère et de l'honneur, le comte de Charolais se morfondait tout l'hiver à Saint-Trond. Il ne pouvait rien finir de ce côté, et chaque jour il recevait de France les plus mauvaises nouvelles. Chaque jour il lui venait des lettres lamentables du nouveau duc de Normandie que le roi tenait à la gorge... Ce duc avait à peine épousé sa duché[76], que déjà Louis XI travaillait au divorce, y employant ceux même qui avaient fait le mariage, les ducs de Bretagne et de Bourbon.

Il n'avait pas marchandé avec ceux-ci. Pour obtenir du Breton qu'il ne bougeât pas, il lui donna un mont d'or, cent vingt mille écus d'or.

Quant au duc de Bourbon, qui, plus que personne, avait fait le duc de Normandie[77], et sans y rien gagner, il eut, pour le défaire, des avantages énormes[78]. Le roi le nomma son lieutenant dans tout le midi. À ce prix, il l'emmena et s'en servit pour ouvrir une à une les places de Normandie, Évreux, Vernon, Louviers.

Il avait déjà Louviers le 7 janvier (1466). Rouen tenait encore; mais de Rouen à Louviers, tous venaient, un à un, faire leur paix, demander sûreté. Le roi souriait et disait: «Qu'en avez-vous besoin? Vous n'avez point failli[79]

Il excepta un petit nombre d'hommes, dont quelques-uns, pris en fuite, furent décapités ou noyés[80]. Plusieurs vinrent le trouver, qui furent comblés et se donnèrent à lui, entre autres son grand ennemi Dammartin, désormais son grand serviteur.

Le comte de Charolais savait tout cela et n'y pouvait rien. Il était fixé devant Liége; il écrivit seulement au roi en faveur de Monsieur, et encore bien doucement, «en toute humilité[81].» Tout doucement aussi, le roi lui écrivit en faveur de Dinant.

Il fallut un grand mois pour que le traité revînt de Liége au camp, pour que le comte, enfin délivré, pût s'occuper sérieusement des affaires de Normandie[82]. Mais alors tout était fini. Monsieur était en fuite; il s'était retiré en Bretagne, non en Flandre, préférant l'hospitalité d'un ennemi à celle d'un si froid protecteur. Celui-ci perdait pour toujours la précieuse occasion d'avoir chez lui un frère du roi, un prétendant qui, dans ses mains, eût été une si bonne machine à troubler la France.

Le 22 janvier, cent notables de Liége lui avaient rapporté la pitieuse paix, scellée et confirmée. Il semblait que le froid, la misère, l'abandon, eussent brisé les cœurs...

Quand le peuple vit cette lugubre procession des cent hommes emportant le testament de la cité, il pleura en lui-même. Les cent partaient armés, cuirassés, contre qui? Contre leurs concitoyens, contre les pauvres bannis de Liége[83], qui, sans toit ni foyer, erraient en plein hiver, vivant de proie, comme des loups.

Alors, il se fit dans les âmes, par la douleur et la pitié, une vive réaction de courage. Le peuple déclara que si Dinant n'avait pas la paix, il n'en voulait pas pour lui-même, qu'il résisterait.

Le comte de Charolais se garda bien de s'enquérir du changement. Il ne pouvait pas tenir davantage: il licencia son armée sans la payer (24 janvier), et emporta, pour dépouilles opimes, son traité à Bruxelles.

Il y reçut une lettre du roi[84], lettre amicale, où le roi, pour le calmer, lui donnait la Picardie, qu'il avait déjà. Quant à la Normandie, il exposait la nécessité où il s'était vu d'en débarrasser son frère qui l'avait désiré lui-même. Il n'avait pu légalement donner la Normandie en apanage, cela étant positivement défendu par une ordonnance de Charles V. Cette province portait près d'un tiers des charges de la couronne. Par la Seine, elle pouvait mettre directement l'ennemi à Paris. Au reste, Rouen ayant été pris en pleine trêve, le roi avait bien pu le reprendre. Il s'était remis de toute l'affaire à l'arbitrage des ducs de Bretagne et de Bourbon. Il avait fait des efforts inimaginables pour contenter son frère; si les conférences étaient rompues, ce n'était pas sa faute; il en était bien affligé... Affligé ou non, il entrait dans Rouen (7 février 1466).

CHAPITRE II
—SUITE—
SAC DE DINANT
1466

La Normandie nous coûta cher. Pour la reprendre, pour sauver la royauté et le royaume, Louis XI fit sans scrupule ce qui se faisait aux temps anciens dans les grandes extrémités, un sacrifice humain. Il immola, ou du moins laissa immoler, périr, un peuple, une autre France, notre pauvre petite France wallonne de Dinant et de Liége.

Il était lui-même en péril. Il avait repris Rouen, et il était à peine sûr de Paris. Il attendait une descente anglaise.

Il ne savait pas seulement s'il avait la Bastille. Ces tours dont il voyait le canon sur sa tête, de l'hôtel des Tournelles, elles étaient encore entre les mains de Charles de Melun, de l'homme qui, au moment critique, le roi étant devant l'ennemi, avait hardiment méconnu ses ordres, et qui, autant qu'il était en lui, l'avait fait périr. Néanmoins, le roi n'avait pu lui retirer la garde de la Bastille[85]; il la gardait si bien qu'une certaine nuit les portes se trouvèrent ouvertes, les canons encloués, il ne tenait qu'aux princes d'entrer. Ce ne fut que six mois après, à la fin de mai, que «Maistre Jehan le Prévost, notaire et secrétaire du roy, entra dedans la bastille Saint-Antoine, par moyens subtils,» et mit dehors le gouverneur.

D'avoir si subtilement, si vivement, repris la Normandie, c'était, dans ce siècle de ruse, un tour à faire envie à tous les princes. Ils n'en étaient que plus mortifiés. Le Breton même, payé pour laisser faire, quand il vit la chose faite, fut plus en colère que les autres. Breton et Bourguignon, ils recoururent à un remède extrême qui, depuis nos affreuses guerres anglaises, faisait horreur à tout le monde; ils appelèrent l'Anglais.

Jusque-là, deux choses rassuraient le roi. D'abord, son bon ami Warwick, gouverneur de Calais, tenait fermée la porte de la France. Puis, le comte de Charolais étant Lancastre par sa mère et ami des Lancastre, il y avait peu d'apparence qu'il s'entendît avec la maison d'York, avec Édouard.

Toutefois, on a vu qu'Édouard avait épousé une nièce des Saint-Pol (serviteurs du duc de Bourgogne), épousé malgré Warwick, dont il eût voulu se débarrasser. Ce roi d'hier, qui déjà reniait son auteur et créateur, Warwick, aliénait son propre parti, et voyait dès lors son trône porter sur le vide, entre York et Lancastre. Sa femme et les parents de sa femme, pour qui il hasardait l'Angleterre, avaient hâte de s'appuyer sur l'étranger. Ils faisaient leur cour au duc de Bourgogne; ils présentaient aux Flamands, aux Bretons, l'appât d'un traité de commerce[86]. Madame de Bourgogne elle-même, bien plus homme que femme, immola la haine pour York qu'elle avait dans le sang, à une haine plus forte, celle de la France. Elle fit accueillir les démarches d'Édouard, agréa pour son fils la jeune sœur de l'ennemi, comptant bien la former, la faire à son image. La digne bru d'Isabelle de Lancastre, Marguerite d'York, doit former à son tour Marie, grand'mère de Charles-Quint.

Louis XI, qui savait que ce mariage se brassait contre lui, armait en hâte; il fondait des canons, prenait des cloches pour en faire. Ce qui lui manquait le plus, c'était l'argent. On était épouvanté des monstrueuses sommes qu'il lui fallait pour préparer la guerre ou acheter la paix, dans le royaume, hors du royaume. Le peuple, qui n'avait pas bien su ce que les princes voulaient dire avec leur Bien public[87], ne le comprit que trop quand il lui fallut payer les dons et gratifications, pensions, indemnités, qu'ils avaient extorqués. Les trésoriers du roi, sommés par lui de payer l'impossible, trouvèrent, au défaut d'argent, du courage, et lui dirent «qu'ils avaient ouï dire à Messieurs (c'étaient les Trente-six, nommés pour réformer l'État) qu'il perdrait son peuple, le fonds même d'où il tirait l'argent...; que la paroisse, qui payait jusque-là deux cents livres, allait être obligée d'en payer six cents; que cela ne se pouvait faire[88]!» Il ne s'arrêta point à cela et dit: «Il faut doubler, tripler les taxes sur les villes, et que la répartition s'étende au plat pays.» Le plat pays, les campagnes, c'étaient généralement les terres de l'Église, qui ne payait pas, et celles des seigneurs, à qui l'on payait.

On ne peut se dissimuler une chose, c'est qu'il fallait périr, ou, contre l'Angleterre, contre les maisons de Bourgogne et de Bretagne, acheter l'alliance des maisons de Bourbon, d'Anjou, d'Orléans, de Saint-Pol.

L'alliance des Bourbons, frères de l'évêque de Liége, était à bien haut prix. Elle impliquait une condition misérable et déshonorante, une honte terrible à boire: l'abandon des Liégeois. Et pourtant, sans cette alliance, point de Normandie, plus de France peut-être. La dernière guerre avait prouvé de reste qu'avec toute la vigueur et la célérité possibles le roi succomberait s'il avait à combattre à la fois le Midi et le Nord, que pour faire tête au Nord il lui fallait une alliance fixe avec le fief central[89], le duché de Bourbon.

Grand fief, mais de tous les grands le moins dangereux n'étant pas une nation, une race à part, comme la Bretagne ou la Flandre, pas même une province, comme la Bourgogne, mais une agrégation tout artificielle des démembrements de diverses provinces, Berri, Bourgogne, Auvergne. Peu de cohésions dans le Bourbonnais; moins encore dans ce que le duc possédait au dehors (Auvergne, Beaujolais et Forez). Le roi ne craignait pas de lui confier, comme à son lieutenant, tous les pays du centre, sans contact avec l'étranger, la France dormante des grandes plaines (Berri, Sologne, Orléanais), la France sauvage et sans route des montagnes (Vélay et Vivarais, Limousin, Périgord, Quiercy, Rouergue). Si l'on ajoute le Languedoc, qu'il lui donna plus tard, c'était lui mettre entre les mains la moitié du royaume[90].

Ce qui excuse un peu Louis XI d'une si excessive confiance, c'est d'abord que, par l'immensité d'un tel établissement, il s'assurait le duc, qui ne pouvait jamais rien espérer d'ailleurs qui en approchât. De plus, on avait vu, et dans la Praguerie, et dans la dernière guerre, qu'un duc de Bourbon, même en Bourbonnais, ne tenait pas fortement au sol, comme un duc de Bretagne; par deux fois il avait été en un moment dépouillé de tout; il pouvait grandir, sans être plus fort, n'ayant de racine nulle part.

Personnellement aussi, Jean de Bourbon rassurait le roi[91]. Il était sans enfant, sans intérêt d'avenir. Il avait des frères, il est vrai, des sœurs, que Philippe le Bon avait élevés et avancés, comme ses enfants. Mais justement parce que la maison de Bourgogne avait fait beaucoup pour eux, parce qu'ils en avaient tiré ce qu'ils pouvaient tirer, ils regardaient désormais vers le roi. C'était beaucoup sans doute pour Charles de Bourbon d'être archevêque de Lyon, légat d'Avignon; mais si le roi le faisait cardinal! Louis de Bourbon devait, il est vrai, à Philippe le Bon le titre d'évêque de Liége; mais pour qu'il en eût la réalité, pour qu'il rentrât dans Liége, il fallait que le roi ne défendît point les Liégeois. Le roi fit le bâtard de Bourbon amiral de France, capitaine d'Honfleur, lui donna une de ses filles, avec beaucoup de bien;—fille bâtarde, mais il y en avait de légitimes; l'aînée, Anne de France, était toujours un enjeu des traités, on lui faisait épouser à deux ans, tantôt le fils du duc de Calabre, tantôt celui du duc de Bourgogne; on prévoyait sans peine que ces mariages par écrit en resteraient là; que, si le roi prenait un gendre, il le prendrait petit, une créature docile et prête à tout, comme pouvait être Pierre de Beaujeu, le cadet de Bourbon. Ce cadet se donna à Louis XI, le servit en ses plus rudes affaires, jusqu'à la mort et au delà, dans sa fille Anne, autre Louis XI, dont Pierre fut moins l'époux que l'humble serviteur.

Le roi rallia ainsi à lui d'une manière durable toute la maison de Bourbon. Pour celles d'Anjou et d'Orléans, il les divisa.

Le fils de René d'Anjou, Jean de Calabre, alors comme toujours, avait besoin d'argent. Ce héros de roman, ayant manqué la France et l'Italie, se tournait vers l'Espagne pour y chercher son aventure. Les Catalans le voulaient pour leur roi, pour roi d'Aragon[92]. Louis XI, le voyant dans ce besoin et cette espérance, lui envoie vingt mille livres d'abord, puis cent mille, un à-compte sur la dot de sa fille. Au fond, sous couleur de dot, c'était un salaire; il fallait qu'à ce prix Jean de Calabre se chargeât du triste office d'aller en Bretagne réclamer, prendre au corps le frère du roi; celui-ci n'était pas fâché que le renommé chevalier se montrât aux Bretons comme recors ou sergent royal.

Quant à la maison d'Orléans, le roi détacha de ses intérêts le glorieux bâtard, le vieux Dunois, dont il maria le fils à une de ses nièces de Savoie. Le nom du vieillard donnait beaucoup d'éclat à la commission des Trente-six, qui, sous sa présidence, devaient réformer le royaume. Le roi les convoqua lui-même en juillet. Les choses avaient tellement changé en un an que cette machine inventée contre lui devenait maintenant une arme dans sa main. Il s'en servit comme d'une ombre d'États qu'il faisait parler à son gré, donnant leur voix pour la voix du royaume.

C'était beaucoup d'avoir ramené si vite tant d'ennemis. Restait le plus difficile de tous, le général même de la ligue, celui qui avait conduit les Bourguignons jusqu'à Paris, qui les avait fait persister jusqu'à Montlhéry, qui s'était fait faire par le roi connétable de France. Le roi, si durement humilié par lui, se prit pour lui d'une grande passion; il n'eût plus de repos qu'il ne l'eût acquis.

Saint-Pol, devenu ici connétable, mais de longue date établi de l'autre côté, ayant son bien et ses enfants chez le duc, et une nièce reine d'Angleterre, devait y regarder avant d'écouter le roi. Il était comme ami d'enfance pour le comte de Charolais, il avait sa confiance, l'avait toujours mené; il semblait peu probable qu'un tel homme tournât... Il tourna, s'il faut le dire, parce qu'il fut amoureux; il l'était de la belle-sœur du duc de Bourgogne, sœur du duc de Bourbon, épris de la demoiselle, plus épris du sang royal, d'une si haute parenté. L'amoureux avait cinquante ans, du reste grand air, haute mine, faste royal, un grand luxe d'habits, au-dessus de tous les hommes du temps. Avec tout cela, il n'était plus jeune, il avait un jeune fils. Elle eût aimé Saint-Pol pour beau-père. Il réclamait l'appui du comte de Charolais, qui n'aidait que faiblement à la chose, trouvant sans doute que son ami, à peine connétable, voulait monter bien vite.

Dans ce moment où Saint-Pol, mortifié, s'apercevait qu'il avait cinquante ans, voici venir à lui le roi, les bras ouverts, qui l'aime, et veut le marier, et non-seulement lui, mais son fils et sa fille. Il donne au père, au fils, ses jeunes nièces de Savoie; la fille de Saint-Pol épousera le frère des deux nièces, le neveu du roi[93]. Voilà toute la famille placée, alliée au même degré que le roi à la maison souveraine de Savoie et de Chypre.

Le roi avait un si violent désir d'avoir Saint-Pol, qu'il lui promit la succession d'un prince du sang qui vivait encore, de son oncle, le comte d'Eu. Il le fortifia en Picardie, lui donnant Guise; il l'établit en Normandie, confiant à cet ennemi, à peine réconcilié, les clefs de Rouen[94], le faisant capitaine de Rouen, tout à l'heure gouverneur de la Normandie.

Ce grand établissement de Saint-Pol signifiait une chose, c'est que le roi, ayant repris la Normandie, voulait reprendre la Picardie. Le comte de Charolais faisait semblant de rire; au fond, il était furieux. La Picardie pouvait lui échapper. Les villes de la Somme regrettaient déjà de ne plus être villes royales[95]. Combien plus y eurent-elles regret, lorsque le comte, ne sachant où prendre de l'argent pour sa guerre de Liége, rétablit la gabelle, ce dur impôt du sel qu'il venait d'abolir, qu'il avait promis de ne rétablir jamais.

Tout était à recommencer du côté des Liégeois. Le glorieux traité que tout le monde célébrait devenait ridicule, n'étant en rien exécuté. À grand'peine, par instance et menace, on obtint ce qui couvrait au moins l'orgueil: l'amende honorable. Elle se fit à Bruxelles, devant l'hôtel de ville, le vieux duc étant au balcon. L'un des envoyés, celui du chapitre, le pria «de faire qu'il y eût bonne paix, spécialement entre le seigneur Charles son fils et les gens de Dinant.» À quoi le chancelier répondit: «Monseigneur accepte la soumission de ceux qui se présentent; pour ceux qui font défaut, il poursuivra son droit.»

Pour le poursuivre, il fallait une armée. Il fallait remettre en selle la pesante gendarmerie, tirer du coin du feu des gens encore tout engourdis d'une campagne d'hiver, des gens qui la plupart ne devaient que quarante jours de service féodal et qu'on avait tenus neuf mois sous le harnais sans les payer, parfois sans les nourrir. Ils n'avaient pas eu le tiers de ce qu'on leur devait. Tel, renvoyé de l'un à l'autre, reçut quelque chose, à titre d'aumône, «en considération de sa pauvreté[96]

À moins de frais et d'embarras, l'ennemi, qui n'avait ni feu ni foyer, s'était mis en campagne. Au premier chant de l'alouette, les enfants de la Verte tente[97] couraient déjà les champs, pillaient, brûlaient, mettant leur joie à désespérer, s'ils pouvaient, «le vieux monnart de duc et son fils Charlotteau.»

Il fallut endurer cela jusqu'en juillet, et alors même il n'y avait rien de prêt. Le duc, profondément blessé, devenait de plus en plus sombre. Il ne manquait pas de gens autour de lui pour l'aigrir. Un jour qu'il se mettait à table, il ne voit pas ses mets accoutumés; il mande les gens de sa dépense: «Voulez-vous donc me tenir en tutelle?—Monseigneur, les médecins défendent...» Alors, s'adressant aux seigneurs qui sont là: «Mes gens d'armes partent-ils donc enfin?—Monseigneur, petite est l'apparence; ils ont été si mal payés qu'ils ont peur de venir; ce sont des gens ruinés, leurs habits sont en pièces, il faut que les capitaines les rhabillent.» Le duc entra dans une grande colère: «J'ai pourtant tiré de mon trésor deux cent mille couronnes d'or. Il faudra donc que je paye mes gens d'armes moi-même!... Suis-je donc mis en oubli?» En disant cela, il renversa la table et tout ce qui était dessus, sa bouche se tordit, il fut frappé d'apoplexie, on croyait qu'il allait mourir... Il se remit pourtant un peu, et fit écrire partout que chacun fût prêt, «sous peine de la hart.»

La menace agit. On savait que le comte de Charolais était homme à la mettre à effet. Pour moins, on lui avait vu tuer un homme (un archer qu'il trouva mal en ordre dans une revue). Tout le monde craignait sa violence, les grands comme les petits. Ici surtout, dans une guerre dont le père et le fils faisaient une affaire d'honneur, une querelle personnelle, il y eût eu danger à rester chez soi.

Tous vinrent; il y eut trente mille hommes. Les Flamands, de bon cœur, rendirent à leur vieux seigneur le dernier service féodal dans une guerre wallonne. Les Wallons eux-mêmes du Hainaut, les nobles du pays de Liége, ne se faisaient aucun scrupule de concourir au châtiment de la ville maudite. La noblesse et les milices de Picardie furent amenées par Saint-Pol; marié par le roi le 1er août, il se trouva le 15 à l'armée de Namur, avec toute sa famille, ses frères et ses enfants.

Le comte de Charolais venait d'apprendre, avec le mariage de Saint-Pol, trois nouvelles du même jour, non moins fâcheuses, trois traités du roi avec les maisons de Bourbon, d'Anjou et de Savoie. En partant de Namur, il donna cours à sa colère, écrivant au roi une lettre furieuse, où il l'accusait d'appeler l'Anglais, de lui offrir Rouen, Dieppe, Abbeville[98]...

Toute cette fureur contre le roi allait tomber sur Dinant. Il y avait pourtant, en bonne justice, une question dont il eût fallu avant tout s'enquérir. Ceux qu'on allait punir, étaient-ce bien ceux qui avaient péché? N'y avait-il pas plusieurs villes en une ville? La vraie Dinant n'était-elle pas innocente? Lorsque dans un même homme nous trouvons si souvent l'homme double (et multiple!), était-il juste d'attribuer l'unité d'une personne à une ville, à un peuple?

Pourquoi Dinant était-elle Dinant pour tout le monde? Par ses batteurs en cuivre, par ce qu'on appelait le bon métier de la batterie. Ce métier avait fait la ville et la constituait; le reste des habitants, quelque nombreux qu'il fût, était un accessoire, une foule attirée par le succès et le profit. Il y avait, comme partout, des bourgeois, des petits marchands qui pouvaient aller et venir, vivre ailleurs. Mais les batteurs en cuivre devaient, quoi qu'il pût arriver, vivre là, mourir là; ils y étaient fixés, non-seulement par leur lourd matériel d'ustensiles, grossi de père en fils, mais par la renommée de leurs fonds, achalandés depuis des siècles, enfin par une tradition d'art, unique, qui n'a point survécu. Ceux qui ont vu les fonts baptismaux de Liége et les chandeliers de Tongres se garderont bien de comparer les dinandiers qui ont fait ces chefs-d'œuvre à nos chaudronniers d'Auvergne et de Forez. Dans les mains des premiers, la batterie du cuivre fut un art qui le disputait au grand art de la fonte. Dans les ouvrages de fonte, on sent souvent, à une certaine rigidité, qu'il y a eu un intermédiaire inerte entre l'artiste et le métal. Dans la batterie, la forme naissait immédiatement sous la main humaine[99], sous un marteau vivant comme elle, un marteau qui, dans sa lutte contre le dur métal, devait rester fidèle à l'art, battre juste, tout en battant fort; les fautes en ce genre de travail, une fois imprimées du fer au cuivre, ne sont guère réparables.

Ces dinandiers devaient être les plus patients des hommes, une race laborieuse et sédentaire. Ce n'étaient pas eux, à coup sûr, qui avaient compromis la ville. Pas davantage les bourgeois propriétaires. Je doute même que les excès dussent être imputés aux maîtres des petits métiers, qui faisaient le troisième membre de la cité. De telles espiègleries, selon toute apparence, n'étaient autre chose que des farces de compagnons ou d'apprentis. Cette jeunesse turbulente était d'autant plus hardie qu'en bonne partie elle n'était pas du lieu, mais flottante, engagée temporairement, selon le besoin de la fabrication[100]. Légers de bagage et plus légers de tête, ces garçons étaient toujours prêts à lever le pied. Peut-être, enfin, les choses les plus hardies furent-elles l'œuvre voulue et calculée des meneurs gagés de la France ou des bannis errants sur la frontière.

Dans l'origine, les gens paisibles crurent sauver la ville en arrêtant les cinq ou six qu'on désignait le plus. Un d'eux, qu'on menait en prison, ayant crié: «À l'aide! aux franchises violées!» la foule s'émut, brisa la prison et faillit tuer les magistrats. Ceux-ci, qui avaient à leur tête un homme intrépide, Jean Guérin, ne s'effrayèrent pas; ils assemblèrent le peuple, et d'un mot le ramenèrent au respect de la loi: «Quant aux fugitifs, nous ne les retiendrions pas d'un fil de soie; mais nous nous en prenons à ceux qui ont forcé les prisons de la cité.» Sur ce mot, plusieurs de ceux qui avaient délivré les coupables coururent après, les reprirent, les remirent eux-mêmes en prison[101].

Justice devait se faire. Mais pouvait-elle se faire par un souverain étranger, à qui la ville eût livré, non les prisonniers seulement, mais elle-même, son plus précieux droit, son épée de justice.

Cette terrible question fut discutée par le petit peuple, si près de périr, avec une gravité digne d'une grande nation, digne d'un meilleur sort[102]. Mais bientôt il n'y eut plus à délibérer. La ville ne fut plus elle-même, envahie qu'elle était par un peuple d'étrangers. Un matin, voilà tout le flot des pillards, des bandits, qui remonte la Meuse, et qui, de Loss en Huy, de Huy en Dinant, de plus en plus grossi d'écume, vient finalement s'engouffrer là.

Comment ce peuple de sauvages, sans loi, sans patrie, s'était-il formé? Nous devons l'expliquer, d'autant plus que c'est justement leur présence à Dinant, leurs ravages dans les environs, qui mirent tout le monde contre elle et firent de cette guerre une sorte de croisade.

De longue date, la violence des révolutions politiques avait peuplé de bannis les campagnes et les forêts. Chassés une fois, ils ne rentraient guère, parce que, leurs biens étant partagés ou vendus, il y avait trop de gens intéressés à leur fermer la porte. Beaucoup, plutôt que d'aller chercher fortune au loin, erraient dans le pays. Les déserts du Limbourg, du Luxembourg, du Liégeois, les sept forêts d'Ardennes, les cachaient aisément; ils menaient sous les arbres la vie des charbonniers; seulement, quand la saison devenait trop dure, ils rôdaient autour des villages, demandaient ou prenaient. Cette vie si rude, mais libre et vagabonde, tentait beaucoup de gens; l'instinct de vague liberté[103] gagnait de plus en plus, dans un pays où l'autorité elle-même avait supprimé le culte et la loi. Il gagnait l'ouvrier, l'apprenti, l'enfant, de proche en proche. Ceux qui commencèrent à courir le pays, quand l'évêque retira ses juges, et qui s'amusaient à juger, étaient des garçons de dix-huit ou vingt ans; ils portaient au bras, au bonnet, au drapeau, une figure de sauvage.

Beaucoup d'hommes, se lassant de traîner dans les villes une vie ennuyeuse, laissaient leurs ménages, couraient les bois. Mais la femme, quelle que soit sa misère, ne s'en va pas ainsi, elle reste, quoi qu'il arrive, avec les enfants. Les Liégeoises, dans cet abandon, montraient beaucoup d'énergie; n'ayant, par le droit du pays, que Dieu et leur fuseau[104], elles prenaient, au défaut du fuseau, les travaux que laissaient les hommes; elles leur succédaient aussi sur la place, s'intéressaient autant et plus qu'eux aux affaires publiques. Beaucoup de femmes marquèrent dans les révolutions, celle de Raes entre autres. Tout le monde à Liége, les femmes comme les hommes, connaissait les révolutions antérieures; on lisait le soir les chroniques en famille[105], Jean Lebel, Jean d'Outremeuse; la mère et l'enfant savaient par cœur ces vieilles bibles politiques de la cité.

L'enfant marchait à peine qu'il courait à la place. Il y déployait l'étrange précocité française pour la parole et la bataille. Après la pitieuse paix, lorsque les hommes se taisaient, les enfants se mirent à parler[106], personne n'osait plus nommer ni Bade ni Bourbon; les enfants crièrent hardiment Bade, ils relevèrent ses images; ils semblaient vouloir prendre en main le gouvernement; les hommes et les jeunes gens ayant gouverné, les enfants prétendaient avoir aussi leur tour.

Les Liégeois finirent par s'en alarmer. Ne pouvant contenir ces petits tyrans, on s'adressa à leurs parents pour les obliger d'abdiquer. C'était chose bizarre, effrayante en effet, de voir le mouvement, au lieu de rester à la surface, descendre toujours et gagner... atteindre le fond de la société, la famille elle-même.

Si les Liégeois eurent peur de ce profond bouleversement, combien plus leurs voisins! lorsque surtout ils virent, après l'amende honorable de Liége, tout ce qu'il y avait de gens compromis quitter les villes, aller grossir les bandes de la Verte tente, tout ce peuple sauvage prendre Dinant pour repaire et pour fort... Ne pouvant bien s'expliquer l'apparition de ce phénomène, on était disposé à y voir une manie diabolique ou une malédiction de Dieu. La ville était excommuniée; le duc en avait la bulle et l'avait fait afficher partout. Le grave historien du temps affirme que si le roi eût secouru «cette vilenaille» condamnée des princes de l'Église, il aurait mis contre lui la noblesse même de France[107].

Les terribles hôtes de Dinant, non contents de piller et brûler tout autour, arrangèrent une farce outrageuse qui devait irriter encore le duc contre la ville et la perdre sans ressource. Sur un bourbier plein de crapauds (en dérision des Pays-Bas et du roi des eaux sales?), ils établirent une effigie du duc, ducalement habillé aux armes de Philippe le Bon; et ils criaient: «Le voilà, le trône du grand crapaud!» Le duc et le comte l'apprirent; ils jurèrent que s'ils prenaient la ville, ils en feraient exemple, comme on faisait aux temps anciens, la détruisant et labourant la place, y semant le sel et le fer.

Les insolents ne s'en souciaient guère. Des murs de neuf pieds d'épaisseur, quatre-vingts tours, c'était un bon refuge. Dinant avait été assiégée, disait-on, dix-sept fois, et par des empereurs et des rois, jamais prise. Si le bourgeois eût osé témoigner des craintes, ceux de la Verte tente lui auraient demandé s'il doutait de ses amis de Liége; au premier signal, il en aurait quarante mille à son secours.

Leur assurance dura jusqu'au mois d'août. Mais quand ils virent cette armée si lente à se former, cette armée impossible, qui se formait pourtant et qui s'ébranlait de Namur, plus d'un, de ceux qui criaient le plus fort, s'en alla doucement. Ils se rappelaient un peu tard le point d'honneur des enfants de la Verte tente, qui, conformément à leur nom, se piquaient de ne pas loger sous un toit.

Il y eut deux sortes de personnes qui ne partirent point. D'une part, les bourgeois et batteurs en cuivre, incorporés en quelque sorte à la ville par leurs maisons et leurs vieux ateliers, par leur important matériel; ils calculaient que leurs formes seules valaient cent mille florins du Rhin. Comment laisser tout cela? comment le transporter?... Ils restaient là, sans se décider, à la garde de Dieu.—Les autres, bien différents, étaient des hommes terribles, de furieux ennemis de la maison de Bourgogne, si bien connus et désignés qu'ils n'avaient pas chance de vivre ailleurs, et qui peut-être ne s'en souciaient plus.

Ceux-ci, d'accord avec la populace[108], étaient prêts à faire tout ce qui pouvait rendre le traité impossible. Bouvignes, pour augmenter la division dans Dinant, avait envoyé un messager; on lui coupa la tête; puis un enfant avec une lettre; l'enfant fut mis en pièces.

Le lundi 18 août arriva l'artillerie; le sire de Hagenbach fit ses approches en plein jour et abattit moitié des faubourgs. Ceux de la ville, sans s'étonner, allèrent brûler le reste. Sommés de se rendre, ils répondirent avec dérision, criant au comte que le roi et ceux de Liége le délogeraient bientôt.

Vaines paroles. Le roi ne pouvait rien. Il en était à tripler les taxes. La misère était extrême en France, la peste éclatait à Paris. Tout ce qu'il put, ce fut de charger Saint-Pol de rappeler que Dinant était sous sa sauvegarde. Or, c'était en grande partie pour cela qu'on voulait la détruire.

Mais si le roi ne faisait rien, Liége pouvait-elle manquer à Dinant dans son dernier jour? Elle avait promis un secours, dix hommes de chacun des trente-deux métiers, en tout trois cent vingt hommes[109], la plupart ne vinrent pas. Elle avait donné à Dinant un capitaine liégeois qui la quitta bientôt. Le 19 août arrive à Liége une lettre où Dinant rappelle que sans l'espoir d'un secours efficace, elle ne se serait pas laissé assiéger. Les magistrats disent au peuple, en lisant la lettre: «Ne vous souciez; si nous voulons procéder avec ordre, nous ferons bien lever le siége.» Autre lettre de Dinant le même jour, mais elle ne fut pas lue.

Le comte de Charolais ne songeait point à faire un siége en règle. Il voulait écraser Dinant avant que les Liégeois eussent le temps de se mettre en marche. Il avait concentré sur ce point une artillerie formidable, qui, avec ses charrois, se prolongeait sur la route pendant trois lieues. Le 18, les faubourgs furent rasés. Le 19, les canons, mis en batterie sur les ruines des faubourgs, battirent les murs presque à bout portant. Le 20 et le 21, ils ouvrirent une large brèche. Les Bourguignons pouvaient donner l'assaut le samedi ou le dimanche (23-24 août). Mais les assiégés se battaient avec une telle furie, que le vieux duc voulut attendre encore, craignant que l'assaut ne fût trop meurtrier.

La promptitude extraordinaire avec laquelle le siége était conduit montre assez qu'on craignait l'arrivée des Liégeois. Cependant, du 20 au 24, rien ne se fit à Liége. Il semble que pendant ce temps on attendait quelque secours des princes de Bade; il n'en vint pas, et le peuple perdit du temps à briser leurs statues. Le dimanche 24 août, pendant que Dinant combattait encore, les magistrats de Liége reçurent deux lettres, et le peuple décida que le 26 il se mettrait en route. Il n'y avait qu'une difficulté, c'est qu'il ne sortait jamais qu'avec l'étendard de Saint-Lambert, que le chapitre lui confiait; le chapitre était dispersé. Les autres églises, consultées sur ce point, répondirent que la chose ne les regardait point. Telle à peu près fut la réponse de Guillaume de la Marche, que l'on priait de porter l'étendard. Tout cela traîna et fit remettre le départ au 28.

Mais Dinant ne pouvait attendre. Dès le 22, les bourgeois avaient demandé grâce, éperdus qu'ils étaient dans cet enfer de bruit et de fumée, dans l'horrible canonnade qui foudroyait la ville... Mêmes prières le 24, et mieux écoutées; le duc venait d'apprendre que les Liégeois devaient se mettre en mouvement; il se montrait moins dur. L'espoir rentrant dans les cœurs, tous voulant se livrer, un homme réclama, l'ancien bourgmestre Guérin; il offrit, si l'on voulait combattre encore, de porter l'étendard de la ville: «Je ne me fie à la pitié de personne; donnez-moi l'étendard, je vivrai ou mourrai avec vous. Mais, si vous vous livrez, personne ne me trouvera, je vous le garantis!» La foule n'écoutait plus; tous criaient: «Le duc est un bon seigneur; il a bon cœur, il nous fera miséricorde.» Pouvait-il ne pas faire grâce, dans un jour comme celui du lendemain? c'était la fête de son aïeul, du bon roi saint Louis (25 août 1466).

Ceux qui ne voulaient pas de grâce s'enfuirent la nuit; les bourgeois et les batteurs en cuivre, débarrassés de leurs défenseurs, purent enfin se livrer[110]. Les troupes commencèrent à occuper la ville le lundi à cinq heures du soir, et le lendemain à midi le comte fit son entrée. Il entra, précédé des tambours, des trompettes, et (conformément à l'usage antique) des fols et farceurs d'office, qui jouaient leur rôle aux actes les plus graves, traités, prises de possession[111].

Le plus grand ordre était nécessaire. Quelques obstinés occupaient encore de grosses tours où l'on ne pouvait les forcer. Le comte défendit de faire aucune violence, de rien prendre, même de rien recevoir, excepté les vivres. Quelques-uns, malgré sa défense, se mettant à violer les femmes, il prit trois des coupables, les fit passer trois fois à travers le camp, puis mettre au gibet.

Le soldat se contint assez tout le mardi, le mercredi matin. Les pauvres habitants commençaient à se rassurer. Le mercredi 27, l'occupation de la ville étant assurée, rien ne venant du côté de Liége, le duc examina en conseil à Bouvignes ce qu'il fallait faire de Dinant. Il fut décidé que, tout devant être donné à la justice et à la vengeance, à la majesté outragée de la maison de Bourgogne, on ne tirerait rien de la ville, qu'elle serait pillée le jeudi et le vendredi, brûlée le samedi (30 août), démolie, dispersée, effacée.

Cet ordre dans le désordre ne fut pas respecté, à la grande indignation du vieux duc. On avait trop irrité l'impatience du soldat par une si longue attente. Le 27 même, après le dîner, chacun se levant de table, met la main sur son hôte, sur la famille avec qui il vivait depuis deux jours: «Montre-moi ton argent, ta cachette, et je te sauverai.» Quelques-uns, plus barbares, pour s'assurer des pères, saisissaient les enfants...

Dans le premier moment de violence et de fureur, les pillards tiraient l'épée les uns contre les autres. Puis ils firent la paix; chacun s'en tint à piller son logis, et la chose prit l'ignoble aspect d'un déménagement; ce n'étaient que charrettes, que brouettes qui roulaient hors la ville. Quelques-uns (des seigneurs et non des moindres) imaginèrent de piller les pillards, se postant sur la brèche et leur tirant des mains ce qu'ils avaient de bon.

Le comte prit pour lui ce qu'il appelait sa justice; des hommes à noyer, à pendre. Il fit tout d'abord, au plus haut, sur la montagne qui domine l'église, mettre au gibet le bombardier de la ville, pour avoir osé tirer contre lui. Ensuite, on interrogea les gens de Bouvignes, les vieux ennemis de Dinant, on leur fit désigner ceux qui avaient prononcé les blasphèmes contre le duc, la duchesse[112] et le comte. Ils en montrèrent, dans leur haine acharnée, huit cents, qui furent liés deux à deux et jetés à la Meuse[113]. Mais cela ne suffit pas aux gens de justice qui suivaient l'enquête; ils firent cette chose odieuse, impie, de prendre les femmes, et par force ou terreur, de les faire témoigner contre les hommes, contre leurs maris ou leurs pères.

La ville était condamnée à être brûlée le samedi 30. Mais on savait que les Liégeois devaient tous, en corps de peuple, de quinze ans à soixante, partir le jeudi 28 août; ils seraient arrivés le 30. Il fallait, pour être en état de les recevoir, tirer le soldat de la ville, l'arracher à sa proie subitement, le remettre, après un tel désordre, en armes et sous drapeaux. Cela était difficile, dangereux peut-être, si l'on voulait user de contrainte. Des gens ivres de pillage n'auraient connu personne.

Le vendredi 30, à une heure de nuit, le feu prend au logis du neveu du duc, Adolphe de Clèves, et de là court avec furie... Si, comme tout porte à le croire, le comte de Charolais ordonna le feu[114], il n'avait pas prévu qu'il serait si rapide. Il gagna en un moment les lieux où l'on avait entassé les trésors des églises. On essaya en vain d'arrêter la flamme. Elle pénétra dans la maison de ville où étaient les poudres. Elle atteignit aux combles, à la forêt de l'église Notre-Dame, où l'on avait enfermé, entre autres choses précieuses, de riches prisonniers pour les rançonner. Hommes et biens, tout brûla. Avec les tours brûlèrent les vaillants qui y tenaient encore.

Avant que la flamme enveloppât toute la ville, on avait fait sortir les prêtres, les femmes et les enfants[115]. On les menait vers Liége, pour y servir de témoignage à cette terrible justice, pour y être un vivant exemple... Quand ces pauvres malheureux sortirent, ils se retournèrent pour voir encore une fois la ville où ils laissaient leur âme, et alors ils poussèrent deux ou trois cris seulement, mais si lamentables, qu'il n'y eut pas de cœur d'ennemi qui n'en fût saisi «de pitié, d'horreur[116]

Le feu brûla, dévora tout, en long, en large et profondément. Puis, la cendre se refroidissant peu à peu, on appela les voisins, les envieux de la ville, à la joyeuse besogne de démolir les murs noircis, d'emporter et disperser les pierres. On les payait par jour; ils l'auraient fait pour rien.

Quelques malheureuses femmes s'obstinaient à revenir. Elles cherchaient... Mais il n'y avait guère de vestiges. Elles ne pouvaient pas même reconnaître où avaient été leurs maisons[117]. Le sage chroniqueur de Liége, moine de Saint-Laurent, vint voir aussi cette destruction qu'il lui fallait raconter. Il dit: «De toute la ville, je ne retrouvai d'entier qu'un autel; de plus, chose merveilleuse, une image que la flamme n'avait pas trop endommagée, une bien belle Notre-Dame qui restait toute seule au portail de son église[118]

Dans ce vaste sépulcre d'un peuple, ceux qui fouillaient trouvaient encore. Ce qu'ils trouvaient, ils le portaient aux receveurs qui se tenaient là pour enregistrer, et qui revendaient, brocantaient sur les ruines. D'après leur registre, les objets déterrés sont généralement des masses de métal, hier œuvres d'art, aujourd'hui lingots. Quelques outils subsistaient sous leurs formes, des marteaux, des enclumes; l'ouvrier se hasardait parfois à venir les reconnaître, et rachetait son gagne-pain.

Ce qui étonne en lisant ces comptes funèbres, c'est que parmi les matières indestructibles (qui seules, ce semble, devaient résister), entre le plomb, le cuivre et le fer, on trouva des choses fragiles, de petits meubles de ménage, de frêles joyaux de femmes et de famille... Vivants souvenirs d'humanité, qui sont restés là pour témoigner que ce qui fut détruit, ce n'étaient pas des pierres, mais des hommes qui vivaient, aimaient[119].

Je trouve, entre autres, cet article: «Item. Deux petites tasses d'argent, deux petites tablettes d'ivoire (dont une rompue), deux oreillers, avec couvertures semées de menues paillettes d'argent, un petit peigne d'ivoire, un chapelet à grains de jais et d'argent, une pelote à épingles de femme, une paire de gants d'épousée

Un tel article fait songer... Quoi! ce fragile don de noces, ce pauvre petit luxe d'un jeune ménage, il a survécu à l'épouvantable embrasement qui fondait le fer! il aura été sauvé apparemment, recouvert par l'éboulement d'un mur... Tout porte à croire qu'ils sont restés jusqu'à la catastrophe, sans se décider à quitter la chère maison; autrement, n'auraient-ils pas emporté aisément plusieurs de ces légers objets. Ils sont restés, elle du moins, la nature des objets l'indique. Et alors, que sera-t-elle devenue?... Faut-il la chercher parmi celles dont parle notre Jean de Troyes, qui mendiaient sans asile, et qui, contraintes par la faim et par la misère, s'abandonnaient, hélas! pour avoir du pain[120].

Ah! madame de Bourgogne, quand vous avez demandé cette terrible vengeance, vous ne soupçonniez pas sans doute qu'elle dût coûter si cher! Qu'auriez-vous dit, pieuse dame, si vers le soir, vous aviez vu, de votre balcon de Bruges, la triste veuve traîner dans la boue, dans les larmes et le péché?

CHAPITRE III
ALLIANCE DU DUC DE BOURGOGNE ET DE L'ANGLETERRE—REDDITION DE LIÉGE
1466-1467

La prise de Dinant étonna fort. Personne n'eût deviné que cette ville, qu'on croyait approvisionnée pour trois ans, avec ses quatre-vingts tours, ses bonnes murailles et les vaillantes bandes qui la défendaient, pût être emportée en six jours. On connut pour la première fois la célérité des effets de l'artillerie.

Le 28 août, à midi, un homme arrive à Liége; on lui demande: «Qu'y a-t-il de nouveau?—Ce qu'il y a, c'est que Dinant est pris.» On l'arrête. À une heure, un autre homme: «Dinant est pris, tout le monde tué...» Le peuple court aux maisons de Raes et des chefs pour les égorger; il n'en trouva qu'un, qui fut mis en pièces. Heureusement pour les autres, arriva ce brave Guérin de Dinant, qui dit magnanimement: «Ne vous troublez... Vous ne nous auriez servi en rien, et vous auriez bien pu périr.» Le peuple se calma et, tout en prenant les armes, il envoya au comte pour avoir la paix.

Malgré sa victoire, et pour sa victoire même, il ne pouvait la refuser. Une armée, après cette affreuse fête du pillage, ne se remet pas vite; elle en reste ivre et lourde. Celle-ci, qui n'était pas payée depuis deux ans, s'était garni les mains, chargée et surchargée. Quand les Liégeois, sortis de leurs murs, les rencontrèrent à l'improviste, ils auraient eu bon marché de cette armée de porteballes[121].

Mais ce premier moment passé, l'avantage revenait au comte. Les Liégeois demandèrent un sursis, et rompirent leurs rangs. Les sages conseillers du comte voulaient qu'on profitât de ce moment pour tomber sur eux. Saint-Pol s'adressa à son honneur, à sa chevalerie[122]. S'il eût exterminé Liége après Dinant, il se serait trouvé plus fort que Saint-Pol ne le désirait.

Cet équivoque personnage, grand meneur des Picards et tout-puissant en Picardie, devait inquiéter le comte tout en le servant. Il était venu au siége, mais il s'était abstenu du pillage, retenant ses gens sous les armes, «pour protéger les autres, disait-il, en cas d'événements.» On lui avait donné à rançonner une ville pour lui seul, et il n'était pas satisfait. Il pouvait, s'il y trouvait son compte, faire tourner pour le roi la noblesse de Picardie. Le roi avait pris ce moment où il croyait le comte embarrassé pour le chicaner sur ses empiétements, sur le serment qu'il exigeait des Picards. Il avait une menaçante ambassade à Bruxelles, des troupes soldées et régulières qui pouvaient agir, Saint-Pol aidant, lorsque l'armée féodale du comte de Charolais se serait écoulée comme à l'ordinaire.

Ce n'est pas tout. Les trente-six réformateurs du Bien public, bien dirigés par Louis XI, vont aussi tourmenter le comte. Ils lui envoient un conseiller au Parlement pour réclamer auprès de lui, et l'interroger, en quelque sorte, sur son manque de foi à l'égard du seigneur de Nesles qu'il a promis de laisser libre et qu'il tient prisonnier. La réponse était délicate, dangereuse, l'affaire intéressant tous les arrière-vassaux, toute la noblesse. Le comte suivit d'abord les prudentes instructions de ses légistes, il équivoqua. Mais le ferme et froid parlementaire le serrant de proche en proche, respectueux, mais opiniâtre, il perdit patience, allégua la conquête, le droit du plus fort. L'autre ne lâcha pas prise et dit hardiment: «Le vassal peut-il conquérir sur le roi, son suzerain[123]?...» Il ne lui laissait qu'une réponse à faire, savoir: qu'il reniait ce suzerain, qu'il n'était point vassal, mais souverain lui-même et prince étranger. Il fut sorti alors de la position double dont les ducs de Bourgogne avaient tant abusé; il eût laissé au roi, naguère attaqué par la noblesse, le beau rôle de protecteur de la noblesse française, du royaume de France, contre l'étranger.

Contre l'ennemi... Il fallait qu'il s'avouât tel pour s'arracher de la France. Or, cela était hasardeux, ayant tant de sujets français; cela était odieux, ingrat, dur pour lui-même... Car il avait beau faire, il était Français, au moins d'éducation et de langue. Son rêve était la France antique, la chevalerie française, nos preux, nos douze pairs de la Table ronde[124]. Le chef de la Toison devait être le miroir de toute chevalerie. Et cette chevalerie allait donc commencer par un acte de félonie! Il fallait que Roland fût d'abord Ganelon de Mayence!...

Pour ne plus dépendre de la France, il lui fallait se faire anti-français, anglais. Jean sans Peur, qui n'avait pas peur du crime, hésita devant celui-ci. Son fils le commit par vengeance, et il en pleura. La France y faillit périr; elle était encore, trente ans après, dépeuplée, couverte de ruines. Un pacte avec les Anglais, un pacte avec le diable, c'était à peu près même chose dans la pensée du peuple. Tout ce qu'on pouvait comprendre ici, de l'horrible mêlée des deux Roses, c'est que cela avait l'air d'un combat de damnés.

Les Flamands, qui, pour leur commerce, voyaient sans cesse les Anglais et de près, se représentent le chef des lords comme «un porc sanglier sauvage,» mal né, «mal sain,» et ils appellent l'alliance du roi et de Warwick «un accouplement monstrueux, une conjonction déshonnête...»—«Telle est cette nation, dit le vieux Chastellain, que jamais bien ne s'en peut écrire, sinon en péché.» Il ne faut pas s'étonner si le comte de Charolais, tout Lancastre qu'il était par sa mère, réfléchissait longtemps avant de faire un mariage anglais.

Par cela même qu'il était Lancastre, il n'en avait que plus de répugnance à tendre la main à Édouard d'York, à abjurer sa parenté maternelle. Dans cette alliance deux fois dénaturée, oubliant, pour se faire Anglais, le sang français de son père et de son grand-père, il ne pouvait pas même être Anglais selon sa mère, selon la nature.

Il n'avait pas le choix entre les deux branches anglaises. Édouard venait de se fortifier de l'alliance des Castillans, jusque-là nos alliés, et ceux-ci, par un étrange renversement de toutes choses, étaient priés d'alliance et de mariage par leur éternel ennemi, le roi d'Aragon; mariage contre nous, dont on eût pris la dot de ce côté des Pyrénées. L'idée d'un partage du royaume de France leur souriait à tous. La sœur de Louis XI, duchesse de Savoie, négociait dans ce but avec le Breton, avec Monsieur, et se faisait déjà donner pour la Savoie tout ce qui va jusqu'à la Saône.

Pour relier et consolider le cercle où l'on voulait nous enfermer, il fallait ce sacrifice étrange qu'un Lancastre épousât York, et ce sacrifice se fit. Un mois avant la mort de son père, le comte de Charolais, non sans honte et sans ménagement, franchit le pas... Il envoya son frère, le grand bâtard, à un tournoi que le frère de la reine d'Angleterre ouvrait tout exprès à Londres. Le bâtard emmenait avec lui Olivier de la Marche, qui, le traité conclu, devait le porter au Breton et le lui faire signer.

Le mariage était facile, la guerre difficile. Elle convenait à Édouard, mais point à l'Angleterre. Sans vouloir rien comprendre à la visite du bâtard de Bourgogne, sans s'informer si leur roi veut la guerre, les évêques et les lords font la paix pour lui. Ils envoient, en son nom, leur grand chef Warwick à Rouen[125]. Ce riche et tout puissant parti, possesseur de la terre et ferme comme la terre, n'avait pas peur qu'un roi branlant osât le désavouer.

Louis XI reçut Warwick, comme il eût reçu les rois-évêques d'Angleterre, pour lesquels il venait. Il fit sortir à sa rencontre tout le clergé de Rouen, pontificalement vêtu, la croix et la bannière[126]. Le démon de la guerre des Roses entra, parmi les hymnes, comme un ange de paix. Il alla droit à la cathédrale faire sa prière, de là à un couvent, où le roi le logea près de lui. C'était encore trop loin au gré du roi; il fit percer un mur qui les séparait, afin de pouvoir communiquer de nuit et de jour. Il l'avait reçu en famille, avec la reine et les princesses. Il faisait promener les Anglais par la ville, chez les marchands de draps et de velours; ils prenaient ce qui leur plaisait et l'on payait pour eux. Ce qui leur agréait le plus, c'était l'or; et le roi, connaissant ce faible des Anglais pour l'or, avait fait frapper tout exprès de belles grosses pièces d'or, pesant dix écus la pièce, à emplir la main.

Warwick lui venait bien à point. Il avait grand besoin de s'assurer de l'Angleterre, lorsqu'il voyait le feu prendre aux deux bouts, en Roussillon et sur la Meuse, au moment où il apprenait la mort de Philippe le Bon (m. le 15 juin), l'avénement du nouveau duc de Bourgogne[127].

Il se trouva, par un hasard étrange, que les envoyés du roi, chargés d'excuser les hostilités de la Meuse, ne purent arriver jusqu'au duc. Il était prisonnier de ses sujets de Gand. Ils ne lui voulaient aucun mal, disaient-ils; ils l'avaient toujours soutenu contre son père, il était comme leur enfant, il pouvait se croire en sûreté parmi eux «comme au ventre de sa mère.» Mais ils ne l'en gardaient pas moins, jusqu'à ce qu'il leur eût rendu tous les priviléges que son père leur avait ôtés.

Il se trouvait en grand péril, ayant eu l'imprudence de faire son entrée au moment même où ce peuple violent était dans sa fête populaire, une sorte d'émeute annuelle, la fête du grand saint du pays. Ce jour-là, ils étaient et voulaient être fols, «tout étant permis, disaient-ils, aux fols de Saint-Liévin.»

Triste folie, sombre ivresse de bière, qui ne passait guère sans coups de couteaux. Tout ainsi que, dans la légende, les barbares traînent le saint au lieu de son martyre, le peuple, dévotement ivre, enlevait la châsse et la portait à ce lieu même, à trois lieues de Gand. Il y veillait la nuit, en s'enivrant de plus en plus. Le lendemain, le saint voulait revenir, et la foule le rapportait, criant, hurlant, renversant tout. Au retour, passant au marché, le saint voulut passer justement tout au travers d'une loge où l'on recevait l'impôt. «Saint Liévin, criaient-ils, ne se dérange pas.» La baraque disparut en un moment, et à la place se dressa la bannière de la ville, le saint lui-même, de sa propre bannière, en fournissant l'étoffe. À côté reparurent toutes celles des métiers, plus neuves que jamais, «ce fut comme une féerie,» et sous les bannières les métiers en armes. «Et tant croissoient et multiplioient que c'estoit une horreur.»

Le «duc s'épouvanta durement...» Il avait par malheur amené avec lui sa fille toute petite, et le trésor que lui laissait son père. Cependant la colère l'emporta... Il descend en robe noire, un bâton à la main: «Que vous faut-il? qui vous émeut, mauvaises gens?» Et il frappa un homme; l'homme faillit le tuer. Bien lui prit que les Gantais se faisaient une religion de ne point toucher au corps de leur seigneur; telle était la teneur du serment féodal, et, dans leur plus grande fureur, ils le respectaient. Le duc tiré de la presse et monté au balcon, le sire de la Gruthuse, noble flamand, fort aimé des Flamands et qui savait bien les manier, se mit à leur parler en leur langue; puis le duc lui-même, aussi en flamand... Cela les toucha fort; ils crièrent tant qu'ils purent: Wille-come! (Soyez le bienvenu!)

On croyait que le duc et le peuple allaient s'expliquer en famille; mais voilà que «un grand rude vilain,» monté, sans qu'on s'en aperçût, vient, lui aussi, se mettre à la fenêtre à côté du prince. Là, levant son gantelet noir, il frappe un grand coup sur le balcon pour qu'on fasse silence, et sans crainte ni respect il dit: «Mes frères, qui êtes là-bas, vous êtes venus pour faire vos doléances à votre prince ici présent, et vous en avez de grandes causes. D'abord, ceux qui gouvernent la ville, qui dérobent le prince et vous, vous voulez qu'ils soient punis? Ne le voulez-vous pas?—Oui, oui, cria la foule.—Vous voulez que la cuillotte soit abolie?—Oui, oui!—Vous voulez que vos portes condamnées soient rouvertes et vos bannières autorisées?—Oui, oui!—Et vous voulez encore ravoir vos châtellenies, vos blancs chaperons, vos anciennes manières de faire? n'est-il pas vrai?—Oui, crièrent-ils de toute la place.»—Alors se tournant vers le duc, l'homme dit: «Monseigneur, voilà en un mot pourquoi ces gens-là sont assemblés; je vous le déclare, et ils m'en avouent, vous l'avez entendu; veuillez y pourvoir. Maintenant, pardonnez-moi, j'ai parlé pour eux, j'ai parlé pour le bien.»

Le sire de la Gruthuse et son maître «s'entre-regardoient piteusement.» Ils s'en tirèrent pourtant avec quelques bonnes paroles et quelques parchemins. Tout ce grand mouvement, si terrible à voir, était au fond peu redoutable. Une grande partie de ceux qui le faisaient, le faisaient malgré eux. Pendant l'émeute[128], plusieurs métiers, les bouchers et les poissonniers, se trouvant près du duc, lui disaient de n'avoir pas peur, de prendre patience, qu'il n'était pas temps de se venger des méchantes gens... Il se passa à peine quelques mois, et les plus violents, effrayés eux-mêmes, allèrent demander grâce. On croyait que toutes les villes imiteraient Gand, mais il n'y eut guère d'agité que Malines. La noblesse de Brabant se montra unanime pour contenir les villes et repousser le prétendant du roi, Jean de Nevers, qui se remuait fort, croyant l'occasion favorable. Le duc, comme porté sur les bras de ses nobles, se trouva au-dessus de tout. Loin que ce mouvement l'affaiblît, il n'en fut que plus fort pour retomber sur Liége[129].

Il me faut dire la fin de Liége; je dois raconter cette misérable dernière année, montrer ce vaillant peuple dans la pitoyable situation du débiteur sous le coup de la contrainte par corps.

Deux hommes avaient écrit le pesant traité de 1465, «deux solemnels clercs» bourguignons que le comte menait dans ses campagnes, maître Hugonet, maître Carondelet. Ces habiles gens n'avaient rien oublié, rien n'avait échappé à leur science, à leur prévoyance[130], aucune des exceptions dont Liége eût pu se prévaloir, aucune, hors une seule, c'est qu'elle était tout à fait insolvable.

Ils étaient partis de ce principe, que qui perd doit payer, et qui ne peut payer doit payer davantage, acquittant, par-dessus la dette, les frais de saisie. Liége devait donner tant en argent et tant en hommes qui payeraient de leurs têtes. Mais, comme elle ne voulait pas livrer de têtes, pour que justice fût satisfaite, ils ajoutèrent encore en argent la valeur de ces têtes, tant pour monseigneur de Bourgogne, tant pour M. de Charolais.

Cette terrible somme devait être rendue à Louvain, de six mois en six mois, à raison de soixante mille florins par terme. Si tout le Liégeois eût payé, la chose était possible; mais d'abord les églises déclarèrent qu'ayant toujours voulu la paix, elles ne devaient point payer la guerre. Ensuite, la plupart des villes, quoique leurs noms figurassent au traité, trouvèrent moyen de n'en pas être. Tout retomba sur Liége, sur une ville alors sans commerce, sans ressources, très-populeuse encore, d'autant plus misérable.

Ce peuple aigri, ne pouvant se venger sur d'autres, prenait plaisir à se blesser lui-même. Il devenait cruel. Ses meneurs l'occupaient de supplices. On s'étouffait aux exécutions, les femmes comme les hommes. Il fallut hausser l'échafaud pour que personne n'eût à se plaindre de ne pas bien voir. Une scène étrange en ce genre fut la joyeuse entrée qu'ils firent à un homme qui, disait-on, avait livré Dinant; ils le firent entrer à Liége, comme le comte avait fait à Dinant, avec trompettes, musiques et fols, pour lui couper la tête.

Il n'y avait plus de gouvernement à Liége, ou si l'on veut, il y en avait deux: celui des magistrats qui ne faisaient plus rien, et celui de Raes qui expédiait tout par des gens à lui, les plus pauvres en général et les plus violents, qu'il avait (par respect pour la loi qui défendait les armes) armés de gros bâtons. Raes n'habitait point sa maison, trop peu sûre. Il se tenait dans un lieu de franchise, au chapitre de Saint-Pierre, lieu d'ailleurs facile à défendre. Que cet homme tout puissant dans Liége occupât un lieu d'asile, comme aurait fait un fugitif, cela ne peint que trop l'état de la cité!

La fermentation allait croissant. Vers Pâques, le mouvement commence, d'abord par les saints; leurs images se mettent à faire des miracles. Les enfants de la Verte tente reparaissent, ils courent les campagnes, font leurs justices, égorgent tel et tel. Les gens d'armes de France vont arriver; les envoyés du roi l'assurent. Pour hâter le secours, ceux du parti français mènent hardiment les envoyés à la colline de Lottring, à Herstall (le fameux berceau des Carlovingiens), et là, avec notaire et témoins, leur font prendre possession[131]...

Possession de Liége? Il semble qu'ils n'aient osé le dire, la chose n'ayant pas réussi. Tels étaient la force de l'habitude et le respect du droit chez le peuple qui semblait entre tous l'ami des nouveautés; les Liégeois pouvaient battre ou tuer leur évêque et leurs chanoines, mais ils soutenaient toujours qu'ils étaient sujets de l'Église, et croyaient respecter les droits de l'évêché.

Quoiqu'il y eût déjà des hostilités des deux parts et du sang versé, ils prétendaient ne rien faire contre leur traité avec le duc de Bourgogne. «Nous pouvons bien, disaient-ils, sans violer la paix, faire payer Huy et reprendre Saint-Trond, qui est une des filles de Liége.» L'évêque était dans Huy: «N'importe, disaient-ils, nous n'en voulons point à l'évêque.»

L'évêque ne s'y fia point. Comme prêtre, et par sa robe dispensé de bravoure, il exigea que les Bourguignons envoyés au secours sauvassent sa personne plutôt que la ville. Le duc fut hors de lui quand il les vit revenir... Tristes commencements d'un nouveau règne, de voir ses hommes d'armes s'enfuir avec un prêtre, et d'avoir été lui-même à la merci de va-nu-pieds de Gand!

Il n'hésita plus et franchit le grand pas. Il fit venir des Anglais, cinq cents d'abord[132]. Édouard en avait envoyé deux mille à Calais, et ne demandait pas mieux que d'en envoyer davantage; mais le duc, qui voulait rester maître chez lui, s'en tint à ces cinq cents. Ils lui suffisaient comme épouvantail, du côté du roi.

Le nombre n'y faisait rien. Cinq cents Anglais, un seul Anglais, dans l'année de Bourgogne, c'était, pour ceux qui avaient de la mémoire, un signe effrayant... La situation était plus dangereuse que jamais; l'Angleterre et ses alliés, l'Aragonais, le Castillan et le Breton, s'entendaient mieux qu'autrefois et pouvaient agir d'ensemble, sous une même impulsion; ajoutez qu'il y avait en Bretagne un prétendant tout prêt, qui déjà signait des traités pour partager la France.

Le roi connaissait parfaitement son danger. Dès qu'il sut que le vieux duc était mort, et que désormais il aurait à faire au duc Charles, il fit ce qu'il eût fait si une flotte anglaise eût remonté la Seine; il arma la ville de Paris[133].

Rendre à Paris ses armes et ses bannières, l'organiser en une grande armée, cela pouvait paraître hardi, quand on se rappelait la douteuse attitude des Parisiens pendant la dernière guerre. Charles VI les avait jadis désarmés; Charles VII, roi de Bourges, ne s'était jamais fié beaucoup à eux. Louis XI, à qui ils avaient failli au besoin, ne se fit pas moins parisien tout à coup; son danger après Montlhéry lui avait appris qu'avec Paris, et la France de moins, il serait encore roi de France, il résolut de regagner Paris, quoi qu'il coûtât, de le ménager, de le fortifier, dût-il écraser tout le reste.

Il l'avait exempté de taxes dans la crise; il maintint cette exemption, malgré le terrible besoin d'argent où il était[134]. Cela lui assurait surtout le Paris commerçant, les halles, le nord de la ville. La cité et le midi n'avaient jamais payé grand'chose, n'étant guère habités que de privilégiés, gens de robe et d'église, étudiants ou suppôts de l'Université.

Saint-Germain, Saint-Victor, les Chartreux, entouraient et gardaient en quelque sorte le Paris du midi. Le roi les exempta des droits d'amortissement.

La Cité, c'était Notre-Dame et le Palais, le parlement et le chapitre. Louis XI s'était mal trouvé de n'avoir pas respecté ces puissances. Il s'amenda, reconnut la haute justice féodale des chanoines. Quant aux parlementaires, leur grande affaire était de pouvoir se passer tout doucement leurs offices de main en main, comme propriétés de famille, en couvrant leurs arrangements d'un semblant d'élections. Le roi ferma les yeux, les laissa s'élire entre eux, fils, frères, neveux, cousins; il promit de respecter les élections et de laisser les offices dans les mêmes mains.

Le seul point où il n'entendit à aucun privilége, ce fut l'armement. Le Parlement et le Châtelet, la chambre des comptes, les gens de l'hôtel de ville, les pacifiques généraux des aides et des monnaies, tous durent monter à cheval ou fournir des hommes. Les églises mêmes furent tenues d'en solder. Il n'y avait rien à objecter, quand on voyait un évêque, un cardinal de Rome, le vaillant cardinal Balue, cavalcader devant les bannières et passer les revues.

Le roi et la reine vinrent voir; c'était un grand spectacle; soixante et quelques bannières, soixante à quatre-vingt mille hommes armés[135]. Il y en avait depuis le Temple jusqu'à Reuilly, jusqu'à Conflans, et de là en revenant le long de la Seine jusqu'à la Bastille. Le roi avait eu l'attention paternelle d'envoyer et faire défoncer quelques tonneaux de vin.

Il était devenu vrai bourgeois de Paris. C'était plaisir de le voir s'en aller par les rues, souper tout bonnement chez un bourgeois, un élu, Denis Hesselin; il est vrai qu'ils étaient compères, le roi lui ayant fait l'honneur de lui tenir son enfant sur les fonts. Il envoyait la reine avec madame de Bourbon et Pérette de Châlons (sa maîtresse), souper, baigner (c'était l'usage) chez Dauvet, premier président. Il consultait volontiers les personnes notables, parlementaires, procureurs, marchands. Il n'y avait pas désormais à se jouer des gens de Paris, le roi n'eût pas entendu raillerie; un moine normand s'étant avisé d'accuser deux bourgeois, sans preuves, le roi le fit noyer. Tellement il était devenu ami chaud de la ville!

Toute grande qu'elle était, il la voulait plus grande et plus peuplée. Il fit proclamer à son de trompe que toutes gens de toutes nations qui seraient en fuite pour vol ou pour meurtre, trouveraient sûreté ici. Dans un petit pèlerinage qu'il fit à Saint-Denis, comme il s'en allait devisant par la plaine avec Balue, Luillier et quelques autres, trois ribauds vinrent se jeter à genoux, criant grâce et rémission; ils avaient été toute leur vie voleurs de grand chemin, larrons et meurtriers; le roi leur accorda bénignement ce qu'ils demandaient.

Il n'y avait guère de jour qu'on ne le vît à la messe à Notre-Dame, et toujours il laissait quelque offrande[136]. Le 12 octobre, il y avait été à vêpres, puis, pour se reposer, chez Dauvet, le président; au retour, comme il était nuit noire, il vit au-dessus de sa tête une étoile, et l'étoile le suivit jusqu'à ce qu'il fut rentré aux Tournelles.

Il avait bien besoin de croire à son étoile. Le coup qu'il attendait était porté. Le Breton avait envahi la Normandie, et déjà il était maître d'Alençon et de Caen (15 oct.). Le roi n'avait pu le prévenir. S'il eût bougé, le Bourguignon lui jetait en France une armée anglaise. Il avait envoyé quatre fois au duc en quatre mois, tantôt offrant d'abandonner Liége, et tantôt réclamant pour elle.

Il essaya de l'intervention du pape, qu'il avait regagné, en faisant enregistrer l'abolition de la Pragmatique. Il obtint à ce prix que le Saint-Siége, qui avait naguère excommunié les Liégeois, prierait aussi pour eux. Mais le duc voulut à peine voir le légat, et encore à condition qu'il ne parlerait de rien.

Le connétable, envoyé par le roi, fut reçu de manière à craindre pour lui-même. Il venait parler de paix à un homme qui déjà avait l'épée tirée, le bras prêt à frapper... Le duc lui dit durement: «Beau cousin, si vous êtes né connétable, vous l'êtes de par moi. Vous êtes né chez moi, et vous avez chez moi le plus beau de votre vaillant. Si le roi vient se mêler de mes affaires, ce ne sera pas à votre profit.» Saint-Pol, pour l'apaiser, lui garantit pour douze jours que rien ne remuerait du côté de la France. Sur quoi, il dit en montant à cheval: «J'aurai dans trois jours la bataille; si je suis battu, le roi fera ce qu'il voudra du côté des Bretons.» Il se moquait sans doute[137]; il ne pouvait guère ignorer qu'au moment même (19 octobre) Alençon et Caen devaient être ouvertes au duc de Bretagne.

Qui eût pu l'arrêter, lancé comme il était par la colère? Il avait fait défier les Liégeois, à la vieille manière barbare, avec la torche et l'épée. Il eut un moment l'idée de tuer cinquante otages qui étaient entre ses mains. Les pauvres gens avaient répondu de la paix sur leurs têtes. Un des vieux conseillers (jusque-là des plus sages) était d'avis de les faire mourir. Heureusement, le sire d'Humbercourt, plus modéré et plus habile, sentit tout le parti qu'on pouvait tirer de ces gens.

Les deux armées se rencontrèrent devant Saint-Trond. La place était gardée pour Liége par Renard de Rouvroy, homme d'audace et de ruse, attaché au roi, et qui lui avait servi, comme on a vu, à jouer la comédie de la fausse victoire de Montlhéry. Dans l'armée des Liégeois, qui venait au secours de Saint-Trond, on remarquait le bailli de Lyon, qui depuis un mois leur promettait du secours, et qui les trompait d'autant mieux que le roi le trompait lui-même[138].

Selon Commines, qui put les voir de loin, ils auraient été trente mille; d'autres disent dix-huit mille. L'étendard était porté par le sire de Bierlo. Bare de Surlet était à leur tête, avec Raes et la femme de Raes, madame Pentecôte d'Arkel. Cette vaillante dame, qui suivait partout son mari, s'était déjà signalée au combat d'Huy. Ici, elle galopait devant le peuple, et l'animait bien mieux que Raes n'eût su faire[139].

La confiance pourtant n'était pas générale. Les églises s'étaient prêtées de mauvaise grâce à escorter l'étendard de Saint-Lambert, comme l'usage le voulait; tel couvent, pour s'en dispenser, avait déguisé des laïques en prêtres. Encore cette escorte, à peine à deux lieues, voulait revenir. L'honneur de porter l'étendard fut offert au bailli de Lyon, qui n'accepta pas. Bare de Surlet, le jour du départ, voulant monter un cheval de bataille que venait de lui vendre l'abbé de Saint-Laurent, trouva qu'il était mort la nuit.

L'armée liégeoise arriva le soir à Brusten, près Saint-Trond; les chefs la retinrent dans le village et la forcèrent d'attendre le lendemain (28 oct.).

Au matin, le duc, «monté sur un courtaut,» passait devant ses lignes, un papier à la main; c'était son ordonnance de bataille, tout écrite, telle que ses conseillers l'avaient arrêtée la nuit. Qu'adviendrait-il de cette première bataille qu'il livrait comme duc? c'était une grande question, un important augure pour tout le règne. Il y avait à craindre que son bouillant courage ne mît tout en hasard. Il paraît qu'on trouva moyen de le tenir dans un corps qui ne bougea pas. La cavalerie, en général, resta inactive pendant la bataille; dans cette plaine fangeuse, coupée de marais, elle eût pu renouveler la triste aventure d'Azincourt.

Vers dix heures, les gens de Tongres, impatients, inquiets, ne purent plus supporter une si longue attente; ils marchèrent à l'ennemi. Les Bourguignons les repoussèrent, criblèrent de flèches et de boulets ceux qui gardaient le fossé, gagnèrent le fossé, les canons. Puis, comme ils n'avaient plus de quoi tirer, les Liégeois reprirent l'avantage. De leurs longues piques, ils chargèrent les archers: «Et en une troupe, tuèrent quatre ou cinq cents hommes en un moment; et branloient toutes nos enseignes, comme gens presque déconfits. Et sur ce pas, fit le duc marcher les archers de sa bataille que conduisoit Philippe de Crèvecœur, homme sage, et plusieurs autres gens de bien, qui avec un grand hu! assaillirent les Liégeois, qui en un moment furent desconfitz.»

Il paraît qu'on fit croire au duc qu'il leur avait tué six mille hommes. Commines le répète et s'en moque lui-même. Il assure que la perte était peu de chose, que sur un si grand peuple, il n'y paraissait guère. Renard de Rouvroy, ayant tenu encore trois jours dans Saint-Trond, Raes et le bailli avaient le temps de mettre Liége en défense. Mais il aurait fallu abattre autour des murs certaines maisons qui étaient aux églises, et elles n'y consentaient pas.

De cœur et de courage, sinon de force, la ville était tuée. On avait beau dire au peuple que les envoyés du roi négociaient, que le légat allait venir pour tout arranger; chacun commençait à songer à soi, à vouloir faire la paix avant les autres; d'abord les petites gens de la rivière, les poissonniers. Puis les églises s'enhardirent et déclarèrent qu'elles voulaient traiter. On les laissa faire, et elles traitèrent, non-seulement pour elles, mais pour la cité.

Ce qu'elles obtinrent, et qui n'était rien moins qu'une grâce, ce fut de rendre tout, «à volonté,» sauf le feu et le pillage. Les prêtres, n'ayant rien à craindre pour eux-mêmes, se contentèrent d'assurer ainsi les biens, sans s'inquiéter des personnes.

Cet arrangement fut accepté, l'égoïsme gagnant, comme il arrive dans les grandes craintes. On choisit trois cents hommes, dix de chaque métier, pour aller demander pardon. La commission était peu rassurante. Le duc avait pris dix hommes de Saint-Trond, et dix hommes de Tongres, auxquels il avait fait couper la tête.

Trois cents suffiraient-ils? L'ennemi une fois dans la ville n'en pendrait-il pas d'autres?... Cette crainte se répandit et devint si forte que les portes ne s'ouvrirent pas. Le vaillant Bierlo, qui avait porté l'étendard, qui l'avait défendu et sauvé, se mit aussi à défendre les portes, s'obstinant à les tenir fermées, à moins que la sûreté des personnes ne fût garantie.

Le duc attendait les trois cents sur la plaine. Sa position était mauvaise: «On étoit en fin cœur d'hiver, et les pluies plus grandes qu'il n'est possible de dire, le pays fangeux et mol à merveille. Nous étions (c'est Commines qui parle) en grande nécessité de vivres et d'argent, et l'armée comme toute rompue. Le duc n'avoit nulle envie de les assiéger, et aussi n'eût-il su. S'ils eussent attendu deux jours à se rendre, il s'en fût retourné. La gloire qu'il reçut en ce voyage lui procéda de la grâce de Dieu, contre toute raison. Il eut tous ces honneurs et biens pour la grâce et bonté dont il avoit usé envers les otages, dont vous avez ouï parler.»

Croyant qu'il n'y avait qu'à rentrer dans la ville, le duc avait envoyé, pour entrer le premier, Humbercourt qu'il en avait nommé gouverneur, et qui n'y était point haï. Porte close. Humbercourt se logea dans l'abbaye de Saint-Laurent, tout près des murs de la ville, dont il entendait tous les bruits[140]. Il n'avait que deux cents hommes; nul espoir de secours en cas d'attaque. Heureusement il avait avec lui quelques-uns des otages, qui lui servirent merveilleusement, pour travailler la ville et l'amener à se rendre: «Si nous pouvons les amuser jusqu'à minuit, disait-il, nous aurons échappé; ils seront las et s'en iront dormir.» Il détacha ainsi deux otages aux Liégeois, puis (le bruit redoublant dans la ville) quatre autres, avec une bonne et amicale lettre; il leur disait: Qu'il avait toujours été bon pour eux, que pour rien au monde il ne voudrait consentir à leur perte; naguère encore il était des leurs, du métier des fèves et maréchaux, il en avait porté la robe, etc. La lettre vint à temps; ceux de la porte parlaient d'aller brûler l'abbaye et Humbercourt dedans. Mais: «Tout incontinent, dit Commines, nous ouïmes sonner la cloche d'assemblée, dont nous eûmes grande joie, et s'éteignit le bruit que nous entendions à la porte. Ils restèrent assemblés jusqu'à deux heures après minuit, et enfin conclurent qu'au matin ils donneroient une des portes au seigneur d'Humbercourt. Et tout incontinent s'enfuit de la ville messire Raes de Lintre et toute sa séquelle[141]

Au matin, les trois cents, en chemise, furent menés dans la plaine, se mirent à genoux dans la boue et crièrent merci. Le bon ami du roi, le légat, qui venait intercéder, se trouva là justement pour ce piteux spectacle. Quoi qu'il pût dire, le duc y fit peu d'attention. Le sage Humbercourt eût voulu qu'il se servît de ce légat pour le faire entrer avant lui dans la ville, pour bénir et calmer le peuple, l'endormir, rendre l'entrée plus sûre.

Loin de là, le duc, tenant à faire croire qu'il entrait de force, «à portes renversées,» fit à l'instant mettre le marteau aux murs et détacher les portes de leurs gonds. C'était l'ancien usage, quand le vainqueur n'entrait pas par la brèche, qu'on lui couchât les portes sur le pavé, afin qu'il les foulât et marchât dessus.

Le 17 novembre, au matin, les troupes entrèrent, puis le duc accompagné de l'évêque, puis des troupes, et toujours des troupes, jusqu'au soir. Il n'était pas sans émotion en se voyant enfin dans Liége; le matin, il avait pu à peine manger.

La foule à travers laquelle il passait offrait l'aspect de deux peuples distincts, des élus et des réprouvés, en ce jour de jugement; à droite, les élus, c'est-à-dire le clergé, en blanc surplis, avec les gens qui tenaient au clergé ou voulaient y tenir, tous ayant à la main des cierges allumés, comme les Vierges sages; à gauche, sans cierge, aussi bien que sans armes, l'épaisse et sombre file des bourgeois, gens de métiers et menu populaire, portant la tête basse.

Ils roulaient en eux-mêmes la terrible sentence, encore inconnue, et tout ce que peut contenir pour celui qui se livre, ce mot vague, infini: À volonté. Personne, tant qu'il n'était pas expliqué, ne savait qui était vivant et qui était mort.

L'attente fut prolongée jusqu'au 26 novembre. Ce jour-là sonna la cloche du peuple pour la dernière fois. Sur l'estrade, devant le palais, au lieu consacré et légal où jadis siégeait le prince-évêque, s'assit le maître et juge... Près de lui, Louis de Bourbon, et en bas le condamné, le peuple, pour ouïr la sentence. D'illustres personnages avaient place aussi sur l'estrade, comme pour représenter la chrétienté: un Italien, le marquis de Ferrare, un Suisse, le comte de Neufchâtel (maréchal de Bourgogne), enfin Jacques de Luxembourg, oncle de la reine d'Angleterre.

Un simple secrétaire et notaire lut «haut et clair» l'arrêt...

Arrêt de mort pour Liége. Il n'y avait plus de cité, plus de murailles, plus de loi, plus de justice de ville ni de justice d'évêque, plus de corps de métiers.

Plus de loi; des échevins nommés par l'évêque, assermentés au duc, jugeront selon droit et raison escripte[142], d'après le mode que fixeront le seigneur duc et le seigneur évêque.

Liége n'est plus une ville, n'ayant ni portes, ni murs, ni fossé; tout sera effacé et mis de niveau, en sorte qu'on puisse y entrer de partout «comme en un village.»

La voix de la cité, son bourgmestre, l'épée de la cité, son avoué, lui sont ôtés également. L'avoué, le défenseur désormais, c'est l'ennemi; le duc, comme avoué suprême, siége et lève son droit dans la ville, au pont d'Amercœur.

Loin qu'il y ait un corps de ville, il n'y a plus de corps de métiers. Liége perd les deux choses dont elle était née, dont elle eût pu renaître: les métiers et la cour épiscopale; ses fameuses justices de l'Anneau et de la paix de Notre-Dame[143].

Elle ne juge plus et elle est jugée, jugée par ses voisines, ses ennemis, Namur, Louvain, Maëstricht. Les appels seront maintenant portés dans ces trois villes.

Maëstricht est franche, indépendante et ne paye plus rien. Liége paye, par-dessus les six cent mille florins du premier traité, une rançon de cent quinze mille lions.

C'est-à-dire qu'elle se ruine pour se racheter, prisonnière qu'elle est. Et tout en se rachetant, il faut qu'elle livre douze hommes pour la prison ou pour la mort; le duc décidera.

L'acte lu, le duc déclara que c'était bien là sa sentence. Son chancelier, s'adressant à ceux qui étaient dans la place, leur demanda s'ils acceptaient tous ces articles et voulaient s'y tenir... L'on constata qu'ils avaient accepté, que pas un n'avait contredit, qu'ils avaient dit, bien distinctement, Oy, oy. Le chancelier se tourna ensuite vers l'évêque et vers le chapitre, qui répondirent Oy, comme le peuple. Et alors le duc, s'adressant à la foule, daigna dire que, s'ils tenaient parole, il leur serait un bon protecteur et gardien.

Cette bonté n'empêcha pas que, quelques jours après, l'échafaud ne fût dressé. On amena les douze qui avaient été livrés; trois, mis sur l'échafaud, y reçurent grâce; trois fois trois furent décapités. La terreur qu'inspira ce spectacle eut tant d'effet que cinq mille hommes achetèrent leur pardon.

Il y avait dans Liége une chose qui était aussi chère aux Liégeois que leur vie: c'était le principal monument de la ville et son palladium, ce qu'ils appelaient leur péron, une colonne de bronze au pied de laquelle le peuple, pendant tant de siècles, avait fait les lois, les actes publics. Cette colonne, qui avait assisté à toute la vie de Liége, semblait Liége elle-même. Tant qu'elle était là, rien n'était perdu; la cité pouvait toujours revivre. Le duc mit dans son arrêt ce terrible article: «Le péron sera enlevé, sans qu'on puisse le rétablir jamais, pas même en refaire l'image dans les armes de la ville.»

Il emporta en effet la colonne avec lui, la plaça, comme au pilori, à la Bourse de Bruges, et sur le triste monument furent gravés des vers en deux langues, où on le fait parler (comme si Liége parlait à la Flandre):

Ne lève plus un sourcil orgueilleux!
Prends leçon de mon aventure,
Apprends ton néant pour toujours!
J'étois le signe vénéré de Liége, son titre de noblesse,
La gloire d'une ville invaincue...
Aujourd'hui exposé (le peuple rit et passe!)
Je suis ici pour avouer ma chute;
C'est Charles qui m'a renversé[144].

CHAPITRE IV
PÉRONNE.—DESTRUCTION DE LIÉGE
1468

Une foule inquiète attendait le duc de Bruxelles: solliciteurs, suppliants, envoyés de tous pays. Il y avait, entre autres, de pauvres gens de Tournai qui étaient là, à genoux, pour excuser je ne sais quelle plaisanterie des enfants de la ville; le duc ne parlait de rien moins que de les marquer au front d'un fer rouge aux armes de Bourgogne[145].

À sa violence, à son air sombre, on voyait bien que la fin de cette affaire de Liége n'était pour lui qu'un commencement. Il remuait en pensée plus de choses qu'une tête d'homme n'en pouvait contenir. On eût pu lire sur son visage sa menaçante devise: «Je l'ay empris[146].» Il allait entreprendre, avec quel succès! Dieu le savait. Une comète qui parut à son avénement donnait fort à penser: «J'entrai en imagination (dit Chastellain)... Je m'attends à tout... La fin fera le jugement.»

Ce qu'on pouvait prévoir sans peine, c'est qu'avec un tel homme il y aurait beaucoup à faire et à souffrir, que ses gens auraient peu de repos, qu'il lasserait tout le monde avant de se lasser. Jamais on ne surprit en lui ni peur ni fatigue. «Fort de bras, fort d'échine, de bonnes fortes jambes, de longues mains, un rude joûteur à jeter tout homme par terre, le teint et le poil bruns, la chevelure épaisse, houssue...»

Fils d'une si prude femme et si béguine, lisant insatiablement dans sa jeunesse les vieilles histoires des preux, on avait cru qu'il serait un vrai manoir de chevalerie[147]. Il était dévot, disait-on, particulièrement à la vierge Marie. On remarquait qu'il avait les yeux «angéliquement clairs.»

Les Flamands, Hollandais, tous les gens du nord et de langues allemandes avaient mis un grand espoir dans leur jeune comte. Il parlait leur langue, puisait au besoin dans leur bourse, vivait avec eux et comme eux sur les digues, à voir la mer, qu'il aimait fort, ou bien à bâtir sa tour de Gorckum. Dès qu'il fut maître, on aperçut qu'il y avait encore en lui un tout autre homme qu'on ne soupçonnait pas, homme d'affaires, d'argent et de calcul. «Il prit le mors aux dents, veilla et estudia en ses finances.» Il visita le trésor de son père[148], mais pour le bien fermer, voulant vivre et suffire à tout avec son domaine et ce qu'il tirerait de ses peuples. L'argent de Liége et tout l'extraordinaire ne devaient point les soulager, mais rester dans les coffres. En tout un ordre austère. La joyeuse maison du bon duc devint comme un couvent[149]; plus de grande table commune où les officiers et seigneurs mangeaient avec le maître. Il les divisa et parqua en tables différentes, d'où, le repas fini, on les faisait défiler devant le prince, qui notait les absents: l'absent perdait les gages du jour.

Nul homme plus exact, plus laborieux. Il était le matin au conseil et il y était le soir, «se travaillant soy et ses gens, outrageusement.» Ses gens, ceux du moins qu'il employait le plus, c'étaient des gens de langue française et de droit romain, des hommes de loi bourguignons ou comtois. Le règne des Comtois[150], commencé sous Philippe le Bon par Raulin, continué sous son fils par le De Goux, les Rochefort, les Carondelet, éclate dans l'histoire par la tyrannie des Granvelle. Leurs traditions d'impérialisme romain, de procédures secrètes, etc., furent pourtant connues dès l'époque où le chancelier Raulin, armé d'un simple billet de son maître absent, fit étouffer le sire de Granson entre deux matelas[151].

On reconnait, dans la sentence de Liége, la main de ces légistes, à cet article surtout, où, substituant le droit écrit à la coutume, ils ajoutent à ce mot déjà si vague un arbitraire illimité: «Selon le mode que fixeront le seigneur duc et le seigneur évêque.»

Après Liége, la Flandre. Dès le lendemain de la bataille, une lettre fut écrite par le duc, une menace contre tous les fieffés de Flandre qui ne rendraient pas le service militaire. Cette expression semblait étendre l'obligation du service à une foule de petites gens, qui tenaient, à titre de fiefs, des choses minimes pour une minime redevance. L'effroi fut grand[152]; l'effet subit, beaucoup aimèrent mieux laisser là fief et tout et passer la frontière. Il fallut que le duc s'expliquât; il dit dans une nouvelle lettre, non plus tous les fieffés, mais: «Nos féaux vassaux et sujets, tenus et accoutumés de servir et fréquenter les armes.»

Le mot d'aide ne prêtait pas moins que celui de fief au malentendu. Sous ce mot féodal (aide de joyeuse entrée, aide de mariage), il demanda un impôt régulier, annuel, pour seize ans. Le total semblait monstrueux: pour la Flandre, douze cent mille écus; pour le Brabant, huit cent mille livres; cent mille livres pour le Hainaut. «Il n'y eut personne qui ne fût perplexe durement et frappé au front, d'ouïr nommer cette horrible somme de deniers à prendre sur le peuple.»

Par ces violentes chicanes pour changer ses vassaux en sujets, pour devenir de suzerain féodal, souverain moderne, le duc de Bourgogne n'en restait pas moins, dans l'opinion de tous et dans la sienne, le prince de la chevalerie. Il en gardait les formes, et elles devenaient souvent dans ses mains une arme politique. Juge de l'honneur chevaleresque, comme chef de la Toison d'or, il somma son ennemi, le duc de Nevers, de comparaître au chapitre de l'ordre[153], le fit condamner comme contumax, biffer son nom, noircir son écusson[154].

Ceux même que le roi avait cru s'attacher et qu'il avait achetés le plus cher tournaient au duc de Bourgogne, comme au chef naturel des princes et seigneurs.

Un nouveau Bien public se préparait, plus général et dans lequel entreraient ceux qui s'étaient abstenus de l'autre. René devait en être, quoique le roi aidât alors son fils en Espagne. Deux femmes y poussaient, la douairière de Bourbon, aux enfants de qui il avait confié moitié du royaume, et la propre sœur de Louis XI, qui, il est vrai, lui ressemblait trop pour subir aisément sa protection tyrannique; plus il faisait pour elle, plus elle travaillait contre lui.

L'Anglais n'avait pu être du premier Bien public; on l'invitait au second. Le Bourguignon épousait la sœur d'Édouard, et le Breton épousait en quelque sorte l'Angleterre elle-même, voulant l'établir à côté de lui, en Normandie. Le roi, les voyant tous appeler l'Anglais, s'avisa d'un expédient qu'ils n'avaient pas prévu, il appela la France.

Il convoqua les États généraux (avril), les trois ordres; soixante villes envoyèrent leurs députés[155]. Il leur posa simplement la vraie question: «Le royaume veut-il perdre la Normandie?» La confier au jeune frère du roi, qui n'était rien que par les ducs de Bourgogne et de Bretagne, c'était la leur donner, ou plutôt y mettre les Anglais.

Ce n'était pas la faute du duc de Bretagne si les Anglais n'y étaient pas. Ils n'avaient pas besoin d'y prendre une place, comme Henri V avait dû le faire; on leur en offrait douze. Chose étrange pour leur faire accepter ces villes, il fallait les payer, ils chicanaient sur la solde... Le fait est qu'ils avaient grand'peine à venir; Édouard n'osait bouger de chez lui.

Que l'offre eût été faite, cela n'était pas douteux. Warwick (par conséquent Louis XI), en avait copie[156]. Les États, quand on leur fit cette révélation, en eurent horreur... Qu'il y eût un Français pour recommencer les guerres anglaises, l'égorgement de la France!... Tous ceux qui étaient là, même les princes et les seigneurs qui chancelaient la veille, retrouvèrent du cœur, et offrirent au roi leurs biens et leurs vies.

«La chose, dit lui-même le noble historien de la maison de Bourgogne, touchoit la perpétuité du royaume, et le roy n'y a que son voyage.» Tous le sentirent. Le vœu des États, porté au duc à Cambrai, venait avec autorité. Le mépris qu'il en fit, soigneusement répandu par le roi, mit beaucoup de gens contre lui. Les plus pacifiques eurent une velléité de guerre. Il y eut à Paris un tournoi des enfants de la ville[157], et même plus sérieux que ces exercices ne l'étaient alors; ceux-ci, dans leur inexpérience, y allèrent trop vivement, et ils se blessèrent.

Le mouvement fut fort contre le duc de Bourgogne. Ce qui le prouverait, c'est que l'homme le plus flottant et qui jusque-là s'était le plus ménagé, Saint-Pol, devint audacieux tout à coup et s'en alla à Bruges où était le duc, fit une entrée bruyante, avec force fanfares, et faisant porter devant lui l'épée de connétable. Aux plaintes qu'on en fit, il ne répondit rien, sinon que Bruges était du royaume, qu'il était connétable de France, et que c'était son droit d'aller partout ainsi.

Le duc attendait à Bruges sa future épouse, Marguerite d'York. Il y avait là un monde complet de toutes nations, une foule d'étrangers venus pour voir la fête. Le duc en profita pour montrer solennellement quel rude justicier il était, quel haut seigneur, combien indépendant et au-dessus de tout. Il fit, sans forme de procès, couper la tête à un jeune homme de grande maison qui avait fait un meurtre. Toute la noblesse eut beau prier; l'exécution ne s'en fit pas moins à la veille du mariage.

Ce mariage anglais contre la France fut fort sérieux, dans la bizarre magnificence de ses fêtes guerrières, plein de menace et de sombre avenir. Les mille couleurs de tant de costumes et de bannières étaient attristées des couleurs du maître, qui dominaient tout, le noir et le violet[158].

La sœur des trois fratricides, Marguerite d'York, apportait avec elle cent cinquante ans de guerre entre parents. Ses archers anglais descendirent sa litière au seuil de l'hôtel de Bourgogne, où la reçut la douairière Isabelle. Des archers, peu ou point de lords[159]; un évêque anglais qui avait mené la chose, malgré tous les évêques.

Au mariage assistèrent deux cardinaux, Balue, l'espion du roi, et un légat du pape qui venait demander pour la pauvre ville de Liége un sursis au payement. Les malheureux étaient déjà tellement ruinés, deux ans auparavant, que pour un premier terme il leur avait fallu dépouiller leurs femmes, leur ôter leurs anneaux, leurs ceintures. Le duc fut inflexible. Cette dureté dans un tel moment ne pouvait porter bonheur au nouveau mariage. Les mariés à peine au lit, le feu prit... ils faillirent brûler[160].

Le tournoi fut celui de l'arbre ou péron d'or, apparemment pour rappeler celui de Liége[161]. Aux intermèdes, parmi une foule d'allusions, on vit le saint anglais, le saint par lequel le duc jurait toujours, saint Georges, qui tuait le dragon[162]. Deux héros, deux amis, Hercule et Thésée (Charles et Édouard?) désarmèrent un roi qui se mit à genoux, et se fit leur serf. Le duc figura en personne au tournoi, combattit; puis tout à coup laissa la mariée, s'en alla en Hollande pour lever l'aide de mariage.

Le roi crut que cette fête de guerre, ces menaces, ce brusque départ annonçaient un grand coup. Depuis trois mois, il s'y attendait. En mai, le chancelier d'Angleterre avait solennellement annoncé une descente, et le roi pour la retarder avait jeté en Angleterre un frère d'Henri IV. Il voyait un camp immense se faire contre lui près de Saint-Quentin. Il y avait à parier qu'au 15 juillet, la trêve avec la Bourgogne expirant, Bourguignon, Breton, Anglais, tous agiraient d'ensemble.

La chose semble avoir en effet été convenue ainsi. Le Breton seul tint parole, agit, et porta seul les coups. Le roi le serra à la fois par le Poitou et par la Normandie, lui reprit Bayeux, Vire et Coutances. Il cria au secours, et n'obtint du Bourguignon que cinq ou six cents hommes pour garder Caen. Celui-ci était jaloux, il se souciait peu d'affermir le Breton en Normandie. Tard, bien tard, sur son instante prière, ayant reçu une lettre suppliante, écrite de sa main, il consentit à passer la Somme, mais pacifiquement encore et sans tirer l'épée. Si peu soutenu, il fallut bien que le Breton traitât, abandonnant le frère du roi, et remettant ce qu'il avait en Normandie à la garde du duc de Calabre, qui alors était tout au roi (traité d'Ancenis, 10 septembre). Le roi avait gagné la partie.

Ce qui sans doute avait contribué à ralentir le duc de Bourgogne, c'est qu'il voyait une révolution se faire derrière lui. Depuis son cruel refus de donner un sursis à Liége, cette misérable ville, tout écrasée et sanglante qu'elle était, remuait son cadavre... Dès les premiers jours d'août s'ébranla des Ardennes une foule hideuse, sans habits, des massues pour armes, de vrais sauvages qui depuis longtemps vivaient dans les bois[163]. Ces malheureux bannis, entendant dire qu'il y aurait un coup de désespoir, voulurent en être, et pour mourir aimèrent mieux, après tout, mourir chez eux.

Le 4 août, ils avaient essayé déjà de prendre Bouillon. Ils avancèrent toujours en grossissant leur troupe, et, le 8 septembre, ils entrèrent dans Liége en criant Vive le roi! de sorte que le duc de Bourgogne put apprendre en même temps la révolution de Liége et la soumission du Breton (10 septembre).

Le duc, qui avait peu de forces à Liége, les en avait retirées, comme on l'en priait depuis longtemps au nom de l'évêque. Il avait ruiné de fond en comble, non-seulement la ville, mais les églises, obligées de répondre pour la ville. Plus de cour spirituelle, plus de juridiction ecclésiastique, plus d'argent à tirer des plaideurs. Le lieutenant du duc de Bourgogne, Humbercourt, laissé à Liége comme receveur et percepteur, était seul maître; l'évêque n'était rien. Les gens qui gouvernaient celui-ci, à leur tête le chanoine Robert Morialmé, prêtre guerrier qu'on voyait souvent armé de toutes pièces, eurent recours, pour se délivrer des Bourguignons, au dangereux expédient de rappeler les bannis de France[164]. Il se figurait sans doute que le roi y joindrait ses troupes et soutiendrait l'évêque, frère du duc de Bourbon, contre le duc de Bourgogne.

Les bannis, rentrant dans Liége, n'y trouvèrent point l'évêque; mais, pour toute autorité, le légat du pape. Le légat eut grand'peur quand il se vit au milieu de ces gens presque nus, et qu'on aurait pris pour des bêtes fauves, tant les cheveux et le poil leur avaient crû[165]... L'aspect était horrible, les paroles furent douces et touchantes. Ils s'adressèrent au vieux prêtre romain comme à un père, le supplièrent d'intercéder pour eux: «Ce sont, disaient-ils, nos dernières prières que nous vous confions. Qu'on nous laisse revenir, reprendre nos travaux; nous ne voulons plus vivre dans les bois, la vie y est trop dure... Si l'on ne nous écoute, nous ne répondons plus de ce que nous allons faire...» Le légat leur demandant s'ils voulaient poser les armes pour le laisser arranger tout avec l'évêque, ils fondirent en larmes et dirent qu'ils ne demandaient qu'à rentrer en grâce, à revenir avec leurs pères, leurs mères et leurs enfants.

Le légat prévint de grands désordres, et peut-être sauva la ville en leur donnant ces bonnes paroles. Plusieurs avaient fait d'abord de terribles menaces, disant que tout le mal venait des prêtres, et ils commençaient à faire main basse sur eux. Il les calma, emmena les chefs à Maëstricht, où était l'évêque, et lui conseilla de revenir. L'évêque n'osait; il avait peur et des bannis et du duc de Bourgogne, qui lui écrivait qu'il arrivait dans un moment. Cette dernière peur fut apparemment la plus forte, car il reprit ses chaînes et s'en alla docilement à Tongres retrouver Humbercourt, lieutenant du duc de Bourgogne, contre lequel ses chanoines avaient rappelés les bannis.

Le duc n'avait pas tort d'annoncer qu'il pourrait agir. Le roi, qui débarrassé des Bretons eût pu, ce semble, le mener rudement, le priait au contraire, lui faisait la cour, voulait lui payer les frais de la campagne. L'armée royale, bien supérieure à l'autre, plus aguerrie surtout, ne comprenait rien à cela et n'était pas loin d'accuser le roi de couardise... C'est qu'on ne voyait pas, derrière, que le duc de Bourgogne occupait toujours Caen, qu'un beau-frère d'Édouard lui tenait une armée à Portsmouth et n'attendait qu'un signe pour passer. Ce coûteux armement anglais, annoncé en plein Parlement, préparé tout l'été, serait-il en pure perte? rien de moins vraisemblable; le roi n'avait en ce moment nul moyen d'empêcher la descente; tout au plus pouvait-il, en revanche, lancer aux Anglais Marguerite d'Anjou qu'il avait à Harfleur.

Il était donc en ces perplexités, allant, venant, devant le duc de Bourgogne. Celui-ci, ferme dans ses grosses places de la Somme, dans un camp immense (une ville plutôt) qu'il s'était bâti, mettait son orgueil à ne bouger d'un pas; le Breton l'avait abandonné, mais que lui importait, seul n'était-il pas assez fort?... Ainsi, tout restait là; le roi, qui se mourait d'impatience, s'en prenait à ceux qui traitaient pour lui. Chaque jour plus soupçonneux (et déjà maladif), il ne se fiait plus à personne, jusqu'à hésiter d'armer ses gens d'armes; dans une lettre, il ordonne de porter les lances sur des chariots, et de ne les donner qu'au besoin.

Une chose lui donnait espoir du côté du duc de Bourgogne, c'est que tout le monde venait lui dire qu'il était dans une furieuse colère contre le Breton. S'il en était ainsi, le moment était bon; cette colère contre un ami pouvait le disposer à écouter un ennemi. Le roi le crut sans peine, et parce qu'il avait grand besoin qu'il en fût ainsi, et parce qu'il était justement lui-même dans cette disposition. Trahi successivement par tous ceux à qui il s'était fié, par Du Lau, par Nemours, par Melun, il n'avait trouvé de sûreté que dans un ennemi réconcilié, Dammartin, celui qui jadis l'avait chassé de France; il lui avait mis en main son armée, le commandement en chef au-dessus des maréchaux.

Il ne désespérait donc pas de regagner son grand ennemi. Mais pour cela il ne fallait pas d'intermédiaire; il fallait se voir et s'entendre. Tout est difficile entre ceux qu'on envoie, qui hésitent, qui sont responsables; entre gens qui font eux-mêmes leurs affaires, souvent tout s'aplanit d'un mot. Il semblait d'ailleurs que si l'un des deux pouvait y gagner, c'était le roi, tout autrement fin que l'autre, et qui, renouvelant l'ancienne familiarité de jeunesse, pouvait le faire causer, peut-être, en le poussant un peu, violent comme il était, en tirer justement les choses qu'il voulait le moins dire.

Quant au péril que quelques-uns voyaient dans l'entrevue, le roi n'en faisait que rire. Il se rappelait sans doute qu'au temps du Bien public, le comte de Charolais, causant et marchant avec lui entre Paris et Charenton, n'avait pas craint parfois de s'aventurer loin de ses gens; il s'était si bien oublié un jour qu'il se trouva au dedans des barrières.

Les serviteurs influents des deux princes ne semblent pas avoir été contraires à l'entrevue. D'une part le sommelier du duc[166], de l'autre Balue[167], se remuaient fort pour avancer l'affaire. Saint-Pol s'y opposait d'abord, et cependant il semble que ce soit sur une lettre de lui que le roi ait pris son parti et franchi le pas.

Tout porte à croire que le duc ne méditait point un guet-apens. Selon Commines, il se souciait peu de voir le roi; d'autres disent qu'il le désirait fort[168]. Je croirais aisément tous les deux; il ne savait peut-être pas lui-même s'il voulait ou ne voulait pas; c'est ce qu'on éprouve dans les commencements obscurs des grandes tentations.

Quoi qu'il en soit, le roi ne se confia pas à la légère; il fit accepter au duc la moitié de la somme offerte, et ne partit qu'en voyant l'accord négocié déjà en voie d'exécution. Il recevait pour l'aller et le retour les paroles les plus rassurantes. Rien de plus explicite que les termes de la lettre et du sauf-conduit que lui envoya le duc de Bourgogne. La lettre porte: «Vous pourrez seurement venir, aler et retourner...» Et le sauf-conduit: «Vous y pouvez venir, demeurer et séjourner, et Vous en retourner seurement ès lieux de Chauny et de Noyon, à vostre bon plaisir, toutes les fois qu'il vous plaira, sans que aucun empeschement soit donné à Vous, pour quelque cas qu'il soit, ou puisse advenir[169].» (8 oct. 1468.) Ce dernier mot rendait toute chicane impossible; quand même on eût pu craindre quelque chose d'un prince qui se piquait d'être un preux des vieux temps, qui chevauchait fièrement sur la parole donnée, se vantant de la tenir mieux que ne voulaient ses ennemis. Tout le monde savait que c'était là son faible, par où on le prenait. Au Bien public, quand il effectua sa menace avant le bout de l'an, le roi, pour le flatter, lui dit: «Mon frère, je vois bien que vous êtes gentilhomme et de la maison de France.»

Donc, comme gentilhomme et chez un gentilhomme, le roi arriva seul ou à peu près. Reçu avec respect par son hôte, il l'embrassa longuement, par deux fois, et il entra avec lui dans Péronne[170], lui tenant, en vieux camarade, la main sur l'épaule. Ce laisser-aller diminua fort quand il sut qu'au moment même entraient par l'autre porte ses plus dangereux ennemis, le prince de Savoie, Philippe de Bresse, qu'il avait tenu trois ans en prison, dont il venait de marier la sœur malgré lui, et le maréchal de Bourgogne, sire de Neufchâtel, à qui le roi avait donné puis retiré Épinal, deux hommes très-ardents, très-influents près du duc, et qui lui amenaient des troupes.

Le pis, c'est qu'ils avaient avec eux des gens singulièrement intéressés à la perte du roi, et fort capables de tenter un coup; l'un était un certain Poncet de la Rivière, à qui le roi donna sa maison à mener à Montlhéry, et qui, avec Brézé, lui brusqua la bataille pour perdre tout. L'autre, Du Lau, sire de Châteauneuf, ami de jeunesse du roi en Dauphiné et dans l'exil, avait eu tous ses secrets et les vendait; il avait essayé de le vendre lui-même et de le faire prendre, mais c'était le roi qui l'avait pris. Cette année même, se doutant bien qu'on le ferait échapper, Louis XI avait, de sa main, dessiné pour lui une cage de fer. Du Lau, averti et fort effrayé, trouva moyen de s'enfuir; il en coûta la vie à tous ceux qui l'avaient gardé, et par contre-coup à Charles de Melun, dont le roi fit expédier le procès de peur de pareille aventure.

Ce Du Lau, ce prisonnier échappé qui avait manqué la cage de si près, le voilà qui revient hardiment de lui-même, pardevant le roi, avec Poncet, avec d'Urfé, tous se disant serviteurs et sujets du frère du roi, tous fort intéressés à ce que ce frère succède au plus vite[171].

Le roi eut peur. Que le duc eût laissé venir ces gens, qu'il reçut ces traîtres tout à côté de lui, c'était chose sinistre et qui sentait le pont de Montereau... Il crut qu'il y avait peu de sûreté à rester dans la ville; il demanda à s'établir au château, sombre et vieux fort, moins château que prison; mais enfin, c'était le château du duc même, sa maison, son foyer; il devenait d'autant plus responsable de tout ce qui arriverait.

Le roi fut ainsi mis en prison sur sa demande; il ne restait plus qu'à fermer la porte. Qu'il manquât de bons amis pour y pousser le duc, on ne peut le supposer. Ces arrivants qui trouvaient la chose en si bon train, qui voyaient leur vengeance à portée, leur ennemi sous leur main, qui, à travers les murs, sentaient son sang... croira-t-on qu'ils aient été si parfaits chrétiens que de parler pour lui? Nul doute qu'ils n'aient fait des efforts désespérés pour profiter d'une telle occasion; que, tournant autour du duc de toutes les manières, ils ne lui aient fait honte de ses scrupules; qu'ils n'aient dit que ce serait pour en rire à jamais, si la proie venant d'elle-même au chasseur, il n'en voulait pas... N'était-ce pas un miracle d'ailleurs, un signe de Dieu, que cette venimeuse bête se fût livrée ainsi? Lâchez-la, avec quoi croyez-vous la tenir? quel serment, quel traité possible? quelle autre sûreté qu'un cul de basse-fosse!

À quoi le duc ému, tremblant de vouloir et de ne vouloir pas, mais maître de lui pourtant et faisant bonne contenance, aura noblement répondu que: «tout cela n'y faisait rien, que sans doute l'homme était digne de tout châtiment, mais qu'une exécution ne lui allait pas, à lui, duc de Bourgogne; la Toison qu'il portait était jusqu'ici nette, grâce à Dieu; ayant promis, signé, pour deux royaumes de France, il ne ferait rien à l'encontre... La veille encore il avait reçu l'argent du roi. Garder l'homme pour garder l'argent, était-ce leur conseil?... Il fallait être bien osé pour lui parler ainsi!»

Tel fut le débat, et plus violent encore; la plus simple connaissance de la nature humaine porterait à le croire, quand même tout ce qui suit ne le mettrait pas hors de doute.

Mais on peut croire aussi, non moins fermement, que le duc en serait resté là, malgré toute la véhémence du combat intérieur, sans pouvoir en sortir, si les intéressés n'eussent, à point nommé, trouvé une machine qui, poussée vivement, démontât sa résolution.

Il n'ignorait certainement pas (au 10 octobre) que les bannis étaient rentrés dans Liége le 8 septembre. Dès la fin d'août, Humbercourt, retiré à Tongres avec l'évêque, les observait et en donnait avis[172]. Le mouvement était accompagné, encouragé par des gens du roi. Le duc le savait avant l'entrevue de Péronne, et dit qu'il le savait[173].

Il était facile à prévoir que les Liégeois tenteraient un coup de main sur Tongres pour ravoir leur évêque et l'enlever aux Bourguignons; Humbercourt le prévit[174]. Le duc, en apprenant que la chose était arrivée, pouvait être irrité, sans doute; mais pouvait-il être surpris?... Il fallait donc, si l'on voulait que cette nouvelle eût grand effet sur lui, l'amplifier, l'orner tragiquement. C'est ce que firent les ennemis du roi, ou, si l'on veut, que le hasard ait été seul auteur de la fausse nouvelle; on avouera que le hasard les servit à commandement.

«Humbercourt est tué, l'évêque est tué, les chanoines sont tués.» Voilà comme la nouvelle devait arriver pour faire effet; et telle elle arriva.

Le duc entra dans une grande et terrible colère,—non pour l'évêque, sans doute, qui périssait pour avoir joué double,—mais pour Humbercourt, pour l'outrage à la maison de Bourgogne, pour l'audace de cette canaille, pour la part surtout que pouvaient avoir à tout cela les envoyés du roi.

C'était un grand malheur, mais pour qui? Pour le roi; qu'un mouvement encouragé par lui eût abouti à l'assassinat d'un évêque, d'un frère du duc de Bourbon, cela le mettait mal avec le pape, qui jusque-là lui était favorable dans cette affaire de Liége; de plus, il risquait d'y perdre l'appui du seul prince sur lequel il comptât, du duc de Bourbon, à qui il avait mis en main les plus importantes provinces du centre et du midi... Le duc de Bourgogne, que risquait-il? que perdait-il en tout cela (sauf Humbercourt)? on ne peut le comprendre.

Ce qui pouvait nuire à ses affaires, ce n'était pas que les Liégeois eussent tué leur évêque, mais qu'ils l'eussent repris, rétabli dans Liége, qu'ils se fussent réconciliés avec lui, et que l'évêque lui-même, appuyé par le légat du pape, priât le duc de Bourgogne de ne plus se mêler d'une ville qui relevait du pape et de l'Empire, mais nullement de lui.

Le fait est que l'évêque était bien portant. Humbercourt aussi (relâché sur parole). La bande qui ramena de Tongres à Liége l'évêque et le légat, tua plusieurs chanoines qui avaient trahi Liége, l'excitant, puis l'abandonnant; mais pour l'évêque, ils lui témoignèrent le plus grand respect, tellement que quelques-uns des leurs ayant hasardé un mot contre lui, ils les pendirent eux-mêmes à l'instant. L'évêque, fort effrayé et de ces violences et de ces respects, accepta l'espèce de triomphe qu'on lui fît à sa rentrée dans Liége. «Enfants, dit-il, nous nous sommes fait la guerre; je vois que j'étais mal informé; eh bien! suivons de meilleurs conseils... C'est moi qui désormais serai votre capitaine. Fiez-vous en moi, je me fie en vous.»

Revenons à Péronne, et répétons encore que le mouvement des Liégeois sur Tongres, si probable et si naturel, ne devait guère surprendre le duc; que la mort de l'évêque, après sa conduite équivoque, cette mort, mauvaise au roi (donc bonne au duc), ne put lui faire mener grand deuil, ni faire tout ce grand bruit. De croire que le roi, qui n'y gagnait rien et y perdait tant, eût provoqué la chose, lorsqu'il laissait au frère du mort tant de provinces en main, une vengeance si facile, lorsqu'il venait de remettre lui-même à la merci du duc de Bourgogne, c'était croire le roi fol, ou l'être soi-même.

La distance au reste n'est pas si immense entre Liége et Péronne. Le roi entra à Péronne, et les Liégeois à Tongres le même jour, dimanche, 9 octobre[175]. La fausse nouvelle parvint le 10 au duc[176]; mais le 11, le 12, le 13, durent arriver, avec des renseignements exacts, les Bourguignons que les Liégeois avaient trouvés dans Tongres et renvoyés exprès. C'est le 14 seulement qu'on fit signer au roi le traité par lequel on lui faisait expier la mort de l'évêque que l'on savait vivant.

La colère du duc dans le premier moment, pour un événement qui rendait sa cause très-bonne, qui le fortifiait et tuait le roi, cette colère bizarre fut-elle une comédie? Je ne le crois pas. La passion a des ressources admirables pour se tromper, s'animer en toute bonne foi, lorsqu'elle y a profit. Il lui était utile d'être surpris, il le fut; utile de se croire trahi, il le crut. Il fallait que sa colère fût extrême, effroyable, aveugle, pour qu'il oubliât tout à fait le fatal petit mot du sauf-conduit: Quelque cas qui soit ou puisse advenir. Effroyable en effet fut cette colère, et comme elle eût été si le roi lui avait tué sa mère, sa femme et son enfant... Terribles les paroles, furieuses les menaces... Les portes du château se fermèrent sur le roi, et il eut dès lors tout loisir de songer «se voyant enfermé rasibus d'une grosse tour, où jadis un comte de Vermandois avait fait mourir un roi de France.»

Louis XI, qui connaissait l'histoire, savait parfaitement qu'en général les rois prisonniers ne se gardent guère (il n'y a pas de tour assez forte); voulût-on garder, on n'en est pas toujours le maître, témoin Richard II à Pomfret; Lancastre eût voulu le laisser vivre qu'il ne l'aurait pu. Garder est difficile, lâcher est dangereux: «Un si grant seigneur pris, dit Commines, ne se délivre pas.»

Louis XI ne s'abandonna point; il avait toujours de l'argent avec lui, pour ses petites négociations; il donna quinze mille écus d'or à distribuer; mais on le croyait si bien perdu, et déjà on le craignait si peu, que celui à qui il donna garda la meilleure part.

Une autre chose le servit davantage, c'est que les plus ardents à le perdre étaient des gens connus pour appartenir à son frère, et qui déjà «se disoient au duc de Normandie.» Ceux qui étaient vraiment au duc de Bourgogne, son chancelier de Goux, le chambellan Commines qui couchait dans sa chambre et qui l'observaient dans cette tempête de trois jours, lui firent entendre probablement qu'il n'avait pas grand intérêt à donner la couronne à ce frère, qui depuis longtemps vivait en Bretagne. Risquer de faire un roi quasi Breton, c'était un pauvre résultat pour le duc de Bourgogne; un autre aurait le gain, et lui, selon toute apparence, une rude guerre. Car, si le roi était sous clef, son armée n'y était pas, ni son vieux chef d'écorcheurs, Dammartin[177].

Il y avait un meilleur parti. C'était de ne pas faire un roi,—d'en défaire un plutôt, de profiter sur celui-ci tant qu'on pouvait, de le diminuer et l'amoindrir, de le faire, dans l'estime de tous, si petit, si misérable et si nul, qu'en le tuant on l'eût moins tué.

Le duc, après de longs combats, s'arrêta à ce parti, et il se rendit au château: «Comme le duc arriva en sa présence, la voix luy trembloit, tant il estoit esmeu et prest de se courroucer. Il fit humble contenance de corps, mais son geste et parole estoit aspre, demandant au roy s'il vouloit tenir le traicté de paix...» Le roi «ne put celer sa peur,» et signa l'abandon de tout ce que les rois avaient jamais disputé aux ducs[178]. Puis, on lui fit promettre de donner à son frère (non plus la Normandie), mais la Brie, qui mettait le duc presqu'à Paris, et la Champagne, qui reliait tous les États du duc, lui donnant toute facilité d'aller et venir entre les Pays-Bas et la Bourgogne.

Cela promis, le duc lui dit encore: «Ne voulez-vous pas bien venir avec moi à Liége, pour venger la trahison que les Liégeois m'ont faite à cause de vous? L'évêque est votre parent, étant de la maison de Bourbon.» La présence du duc de Bourbon, qui était là, semblait appuyer cette demande, qui d'ailleurs valait un ordre, dans l'état où se trouvait le roi[179].

Grande et terrible punition, et méritée du jeu perfide que Louis XI avait fait de Liége, la montrant pour faire peur, l'agitant, la poussant, puis retirant la main... Eh bien, cette main déloyale, prise en flagrant délit, il fallait qu'aujourd'hui le monde entier la vît égorger ceux qu'elle poussait, qu'elle déchirât ses propres fleurs de lis qu'arboraient les Liégeois, que Louis XI mît dans la boue le drapeau du roi de France... Après cela, maudit, abominable, infâme, on pouvait laisser aller l'homme, qu'il allât en France ou ailleurs.

Seulement, pour se charger de faire ces grands exemples, pour se constituer ainsi le ministre de la justice de Dieu, il ne faut pas voler le voleur au gibet... C'est justement ce qu'on tâcha de faire.

Le salut du roi tenait surtout à une chose, c'est qu'il n'était pas tout entier en prison. Prisonnier à Péronne, il était libre ailleurs en sa très-bonne armée, en son autre lui-même, Dammartin. Son intérêt visible était que Dammartin n'agît point, mais qu'il restât en armes et menaçant. Or Dammartin reçut coup sur coup deux lettres du roi, qui lui commandaient tantôt de licencier, tantôt d'envoyer l'armée aux Pyrénées, c'est-à-dire de rassurer les Bourguignons, de leur laisser la frontière dégarnie et libre pour entrer s'ils voulaient après leur course de Liége.

La première lettre semble fausse, ou du moins dictée au prisonnier, à en juger par sa fausse date[180], par sa lourde et inutile préface, par sa prolixité; rien de plus éloigné de la vivacité familière des lettres de Louis XI.

La seconde est de lui, le style l'indique assez. Le roi dit, entre autres choses, pour décider Dammartin à éloigner l'armée: «Tenez pour sûr que je n'allai jamais de si bon cœur en nul voyage comme en celui-ci... M. de Bourgogne me pressera de partir, tout aussitôt qu'il aura fait au Liége, et désire plus mon retour que je ne fais.»

Ce qui démentait cette lettre et lui ôtait crédit, c'est que le messager du roi qui l'apportait était gardé à vue par un homme du duc, de peur qu'il ne parlât. Le piége était grossier. Dammartin en fit honte au duc de Bourgogne, et dit que s'il ne renvoyait le roi, tout le royaume irait le chercher.

Le roi devait écrire tout ce qu'on voulait. Il était toujours en péril. Son violent ennemi pouvait rencontrer quelque obstacle qui l'irritât et lui fît déchirer le traité, comme il avait fait le sauf-conduit. En supposant même que le duc se tînt pour satisfait, il y avait là des gens qui ne l'étaient guère, les serviteurs de son frère, qui n'avaient rien à attendre que d'un changement de règne. Le moindre prétexte leur eût suffi pour revenir à la charge auprès du duc, réveiller sa fureur, tirer de lui peut-être un mot violent qu'ils auraient fait semblant de prendre pour un ordre[181]. Le roi, qui ne meurt point, comme on sait, eût seulement changé de nom; de Louis qu'il était, il fût devenu Charles.

Liége n'avait plus, pour résister, ni murs, ni fossés, ni argent, ni canons, ni hommes d'armes. Il lui restait une chose, les fleurs de lis, le nom du roi de France; les bannis, en rentrant, criaient: Vive le roi!... Que le roi vînt combattre contre lui-même, contre ceux qui combattaient pour lui, cette nouvelle parut si étrange, si follement absurde, que d'abord on n'y voulait pas croire... Ou, s'il fallait y croire, on croyait des choses plus absurdes encore, des imaginations insensées; par exemple que le roi menait le duc à Aix-la-Chapelle pour le faire empereur!

Ne sachant plus que croire, et comme fols de fureur, ils sortirent quatre mille contre quarante mille Bourguignons. Battus, ils reçurent pourtant au faubourg l'avant-garde ennemie qui s'était hâtée, afin de piller seule, et qui ne gagna que des coups.

Le légat sauva l'évêque[182] et tâcha de sauver la ville. Il fit croire au peuple qu'il fallait laisser aller l'évêque, pour prouver qu'on ne le tenait pas prisonnier. Lui-même, il alla se jeter aux pieds du duc de Bourgogne, demanda grâce au nom du pape, offrit tout, sauf la vie. Mais c'était la vie qu'on voulait cette fois[183]...

Une si grosse armée, deux si grands princes, pour forcer une ville tout ouverte, déjà abandonnée, sans espoir de secours, c'était beaucoup et trop. Les Bourguignons, du moins, le jugeaient ainsi; ils se croyaient trop forts de moitié, et se gardaient négligemment... Une nuit, voilà le camp forcé, on se bat aux maisons du duc et du roi; personne d'armé, les archers jouaient aux dés; à peine, chez le duc, y eut-il quelqu'un pour barrer la porte. Il s'arme, il descend, il trouve les uns qui crient: «Vive Bourgogne!» les autres: «Vive le roi, et tuez!...» Pour qui était le roi? on l'ignorait encore... Ses gens tiraient par les fenêtres, et tuaient plus de Bourguignons que de Liégeois.

Ce n'étaient pourtant que six cents hommes (d'autres disent trois cents), qui donnaient cette alerte, des gens de Franchimont, rudes hommes des bois, bûcherons ou charbonniers, comme ils sont tous; ils étaient venus se jeter dans Liége quand tout le monde s'en éloignait[184]. Peu habitués à s'enfermer, ils sortirent tout d'abord; montagnards et lestes à grimper, ils grimpèrent la nuit aux rochers qui dominent Liége, et trouvèrent tout simple d'entrer, eux trois cents, dans un camp de quarante mille hommes, pour s'en aller, à grands coups de pique, réveiller les deux princes... Ils l'auraient fait certainement, si, au lieu de se taire, ils ne s'étaient mis, en vrais Liégeois, à crier, à faire un grand «hu!...» Ils tuèrent des valets, manquèrent les princes, furent tués eux-mêmes, sans savoir qu'ils avaient fait, ces charbonniers d'Ardennes, plus que les Grecs aux Thermopyles.

Le duc, fort en colère d'un tel réveil, voulut donner l'assaut. Le roi préférait attendre encore; mais le duc lui dit que si l'assaut lui déplaisait, il pouvait aller à Namur. Cette permission de s'en aller au moment du danger n'agréa point au roi; il crut qu'on en tirerait avantage pour le mettre plus bas encore, pour dire qu'il avait saigné du nez... Il mit son honneur à tremper dans cette barbare exécution de Liége.

Il semblait tenir à faire croire qu'il n'était point forcé, qu'il était là pour son plaisir, par pure amitié pour le duc. À une première alarme, deux ou trois jours auparavant, le duc semblant embarrassé, le roi avait pourvu à tout, donné les ordres. Les Bourguignons, émerveillés, ne savaient plus si c'était le roi ou le duc qui les menait à la ruine de Liége.

Il aurait été le premier à l'assaut, si le duc ne l'eût arrêté. Les Liégeois portant les armes de la France, lui, roi de France, il prit, dit-on, il porta la croix de Bourgogne. On le vit sur la place de Liége, pour achever sa triste comédie, crier: «Vive Bourgogne!...» Haute trahison du roi contre le roi.

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