Histoire de France 1466-1483 (Volume 8/19)
Il n'y eut pas la moindre résistance[185]. Les capitaines étaient partis le matin, laissant les innocents bourgeois en sentinelle. Ils veillaient depuis huit jours, ils n'en pouvaient plus. Ce jour-là ils ne se figuraient pas qu'on les attaquât, parce que c'était dimanche. Au matin, cependant, le duc fait tirer pour signal sa bombarde et deux serpentines, les trompettes sonnent, on fait les approches... Personne, deux ou trois hommes au guet; les autres étaient allés dîner: «Dans chaque maison, dit Commines, nous trouvons la nappe mise.»
L'armée, entrée en même temps des deux bouts de la ville, marcha vers la place, s'y réunit, puis se divisa pour le pillage en quatre quartiers. Tout cela prit deux heures, et bien des gens eurent le temps de se sauver. Cependant, le duc, ayant conduit le roi au palais, se rendit à Saint-Lambert, que les pillards voulaient forcer; ils l'écoutaient si peu qu'il fut obligé de tirer l'épée et il en tua un de sa main.
Vers midi, toute la ville était prise, en plein pillage. Le roi dînait au bruit de cette fête, en grande joie, et ne tarissant pas sur la vaillance de son bon frère; c'était merveille, et chose à rapporter au duc, comme il le louait de bon cœur!
Le duc vint le trouver, et lui dit: «Que ferons-nous de Liége?» Dure question pour un autre, et où tout cœur d'homme aurait hésité... Louis XI répondit en riant, du ton des Cent Nouvelles: «Mon père avait un grand arbre près de son hôtel, où les corbeaux faisaient leur nid; ces corbeaux l'ennuyant, il fit ôter les nids, une fois, deux fois; au bout de l'an, les corbeaux recommençaient toujours. Mon père fit déraciner l'arbre, et depuis il en dormit mieux.»
L'horreur, dans cette destruction d'un peuple, c'est que ce ne fut point un carnage d'assaut, une furie de vainqueurs, mais une longue exécution[186] qui dura des mois. Les gens qu'on trouvait dans les maisons étaient gardés, réservés; puis, par ordre et méthodiquement, jetés à la Meuse. Trois mois après, on noyait encore[187]!
Même le premier jour, le peu qu'on tua (deux cents personnes peut-être) fut tué à froid. Les pillards, qui égorgèrent aux Mineurs vingt malheureux à genoux qui entendaient la messe, attendirent que le prêtre eût consacré et bu, pour lui arracher le calice.
La ville aussi fut brûlée en grand ordre. Le duc fit commencer à la Saint-Hubert, anniversaire de la fondation de Liége. Un chevalier du voisinage fit cette besogne avec des gens de Limbourg. Ceux de Maëstricht et d'Huy, en bons voisins, vinrent aider et se chargèrent de démolir les ponts. Pour la population, il était plus difficile de la détruire, elle avait fui, en grande partie, dans les montagnes. Le duc ne laissa à nul autre le plaisir de cette chasse. Il partit le jour des premiers incendies, et il vit en s'éloignant la flamme qui montait... Il courut Franchimont, brûlant les villages, fouillant les bois. Ces bois sans feuilles, l'hiver, un froid terrible lui livraient sa proie. Le vin gelait, les hommes aussi; tel y perdit un pied, un autre deux doigts de la main. Si les poursuivants souffrirent à ce point, que penser des fugitifs, des femmes, des enfants? Commines en vit une, morte de froid, qui venait d'accoucher.
Le roi était parti un peu avant le duc, mais sans se montrer pressé, et seulement quatre ou cinq jours après qu'on eut pris Liége. D'abord, il l'avait tâté par ses amis; puis il lui dit lui-même: «Si vous n'avez plus rien à faire, j'ai envie d'aller à Paris faire publier notre appointement en Parlement... Quand vous aurez besoin de moi, ne m'épargnez pas. L'été prochain, si vous voulez, j'irai vous voir en Bourgogne; nous resterons un mois ensemble, nous ferons bonne chère.» Le duc consentit «toujours murmurant un petit,» lui fit encore lire le traité, lui demanda s'il y regrettait rien, disant qu'il était libre d'accepter, «et lui faisant quelque peu d'excuse de l'avoir mené là. Ainsi s'en alla le roi à son plaisir,» heureux et étonné de s'en aller sans doute, se tâtant et trouvant par miracle qu'il ne lui manquait rien, tout au plus son honneur peut-être.
Fut-il pourtant de tout point insensible, je ne le crois pas; il tomba malade quelque temps après. C'est qu'il avait souffert à un endroit bien délicat, dans l'opinion qu'il avait lui-même de son habileté. Avoir repris deux fois la Normandie si vite et si subtilement, pour s'en aller ensuite faire ce pas de jeune clerc!... Tant de simplesse, une telle foi naïve aux paroles données, il y avait de quoi rester humble à jamais... Lui, Louis XI, lui, maître en faux serments, pouvait-il bien s'y laisser prendre... La farce de Péronne avait eu le dénoûment de celle de Patelin: l'habile des habiles, dupé par Agnelet... Tous en riaient, jeunes et vieux, les petits enfants, que dis-je? les oiseaux causeurs, geais, pies et sansonnets, ne causaient d'autre chose; ils ne savaient qu'un mot, Pérette[188].
S'il avait une consolation, dans cette misère, c'était probablement de songer et de se dire tout bas qu'il avait été simple, il est vrai, mais l'autre encore plus simple de le laisser aller. Quoi! le duc pouvait croire que, le sauf-conduit n'ayant rien valu, le traité vaudrait? Il l'a retenu, contre sa parole, et il le laisse aller, sur une parole!
Vraiment le duc n'était pas conséquent. Il crut que la violation du sauf-conduit, bien ou mal motivée, lui ferait peu de tort[189]; c'est ce qui arriva. Mais en même temps il s'imaginait que la conduite double de Louis XI à Liége, l'odieux personnage qu'il y fit, le ruinerait pour toujours[190]. Cela n'arriva pas. Louis XI ne fut point ruiné, perdu, mais seulement un peu ridicule; on se moqua un moment du trompeur trompé, ce fut tout.
Personne ne connaissait bien encore toute l'insensibilité du temps. Les princes ne soupçonnaient pas eux-mêmes combien peu on leur demandait de foi et d'honneur[191]. De là beaucoup de faussetés pour rien, d'hypocrisies inutiles; de là aussi d'étranges erreurs sur le choix des moyens. C'est le ridicule de Péronne, où les acteurs échangèrent les rôles, l'homme de ruse faisant de la chevalerie, et le chevalier de la ruse.
Tous les deux y furent attrapés, et devaient l'être. Une seule chose étonne. C'est que les conseillers du duc de Bourgogne, ces froides têtes qu'il avait près de lui, l'aient laissé relâcher le roi sans demander nul garantie, nul gage, qui répondît de l'exécution. La seule précaution qu'ils imaginèrent, ce fut de lui faire signer des lettres par lesquelles il autorisait quelques princes et seigneurs à se liguer et s'armer contre lui, s'il violait le traité; autorisation bien superflue pour des gens qui, de leur vie, ne faisaient autre chose que conspirer contre le roi[192].
Si les conseillers du duc se contentèrent à si bon marché, il faut croire que le roi, qui fit avec eux le voyage, n'y perdit pas son temps. Il obtint en allant à Liége l'un des principaux effets qu'il s'était promis de la démarche de Péronne. Il se fit voir de près, prit langue, et s'aboucha avec bien des gens qui jusque-là le détestaient sur parole. On compara les deux hommes, et celui-ci y gagna, n'étant pas fier comme l'autre, ni violent, ni outrageux. On le trouva bien «saige,» et l'on commença à songer qu'on s'arrangerait bien d'un tel maître. On lui savait d'ailleurs un grand mérite, c'était de donner largement, de ne pas marchander avec ceux qui s'attachaient à lui; le duc au contraire donnait peu à beaucoup de gens, et partant n'obligeait personne. Ceux qui voyaient de loin, Commines et d'autres (jusqu'aux frères du duc), entrèrent «en profonds pensements;» ils se demandèrent s'il était probable que le plus fin joueur perdît toujours[193]. Qu'adviendrait-il? on ne le savait trop encore, mais, en servant le duc, le plus sûr était de se tenir toujours une porte ouverte du côté du roi.
LIVRE XVI
CHAPITRE PREMIER
DIVERSIONS D'ANGLETERRE.—MORT DU FRÈRE DE LOUIS XI. BEAUVAIS
1469-1472
L'histoire du XVe siècle est une longue histoire, longues en sont les années, longues les heures. Elles furent telles pour ceux qui les vécurent, elles le sont pour celui qui est obligé de les recommencer, de les revivre.
Je veux dire pour l'historien, qui, ne faisant point un jeu de l'histoire, s'associerait de bonne foi à la vie des temps écoulés... Ici, où est la vie? Qui dira où sont les vivants et où sont les morts?
À quel parti porterais-je intérêt? Entre ces diverses figures, en est-il une qui ne soit louche et fausse? une où l'œil se repose, pour y voir nettement exprimés les idées, les principes dont vit le cœur de l'homme[194]?
Nous sommes descendus bien bas dans l'indifférence et la mort morale. Et il nous faut descendre encore. Que Sforza et autres Italiens aient professé la trahison, que Louis XI, Saint-Pol, Armagnac, Nemours, aient toute leur vie juré et parjuré, c'est un spectacle assez monotone à la longue. Mais maintenant les voici surpassés; pour la foi mobile et changeante, la France et l'Italie vont le céder au peuple grave qui a toujours prétendu à la gloire de l'obstination. C'est un curieux spectacle de voir ce hardi comédien, le comte de Warwick, mener si vivement la prude Angleterre d'un roi à l'autre, et d'un serment à l'autre, lui faisant crier aujourd'hui: York pour toujours! et demain: Lancastre pour toujours! sauf à changer demain encore.
Cet imbroglio d'Angleterre est une partie de l'histoire de France. Les deux rivaux d'ici se firent la guerre là-bas, guerre sournoise, d'intrigue et d'argent. Les fameuses batailles shakspeariennes des Roses furent souvent un combat de l'argent français contre l'argent flamand, le duel des écus, des florins.
Ce qui fit faire à Louis XI l'imprudente démarche de Péronne, pour brusquer le traité; c'est qu'il crut le duc de Bourgogne tellement maître de l'Angleterre qu'il pouvait d'un moment à l'autre lui mettre à dos une descente anglaise.
Le duc pensait comme le roi; il croyait tenir l'Angleterre et pour toujours, l'avoir épousée. Son mariage avec Marguerite d'York n'était pas un caprice de prince; les peuples aussi étaient mariés par le grand commerce national des laines, par l'union des hanses étrangères qui gouvernaient à la fois Bruges et Londres. Une lettre du duc de Bourgogne était reçue à Londres avec autant de respect qu'à Gand. Il parlait l'anglais et l'écrivait, il portait la Jarretière comme Édouard la Toison; il se vantait d'être meilleur Anglais que les Anglais.
D'après tout cela, il n'était pas absurde de croire qu'une telle union durerait. Cette croyance, partagée sans doute par les conseillers du duc de Bourgogne, lui fit faire une faute grave, qui le mena à la ruine, à la mort.
Louis XI était au plus bas, humilié, malade; il semblait prendre chrétiennement son aventure, enregistrait le traité avec résignation.
L'ami de Louis XI, Warwick, n'allait pas mieux que lui. Il s'était compromis avec le commerce de Londres, en contrariant le mariage de Flandre, et le mariage s'était fait, et l'on avait vu le grand comte figurer tristement à la fête, mener la fiancée dans Londres[195], cheminer par les rues devant elle, comme Aman devant Mardochée.
Donc, Louis XI allant si mal, Warwick si mal, l'Angleterre étant sûre, le moment semblait bon pour s'étendre du côté de l'Allemagne, pour acquérir la Gueldre au bas du Rhin, en haut le landgraviat d'Alsace. La Franche-Comté y eût gagné[196]. Les principaux conseillers du duc étant Comtois durent lui faire agréer les offres du duc d'Autriche, qui lui voulait engager ce qu'il avait d'Alsace et partie de la Forêt-Noire. Seulement, c'était risquer de se mettre sur les bras de grosses affaires, avec les ligues suisses, avec les villes du Rhin, avec l'Empire... Le duc ne s'arrêta pas à cette crainte, et dès qu'il se fut engagé dans cet infini obscur «des Allemagnes,» l'Angleterre à laquelle il ne songeait plus, tant il croyait la bien tenir, lui tourna dans la main.
L'Angleterre, et de plus la France. Il s'était cru bien sûr d'établir le frère du roi en Champagne, entre ses Ardennes et sa Bourgogne, ce qui lui eût donné passage d'une province à l'autre, et relié en quelque sorte les deux moitiés isolées de son bizarre empire.
Le roi, qui ne craignait rien tant, fit pour éviter ce péril une chose périlleuse; il se fia à son frère; il lui mit dans les mains la Guienne et presque toute l'Aquitaine, lui rappela qu'il était son unique héritier (héritier d'un malade), et il lui donna un royaume pour attendre.
Du même coup il l'opposait aux Anglais, qui réclamaient cette Guienne, le rendait suspect au Breton[197], l'éloignait du Bourguignon, dont il eût dépendu s'il eût accepté la Champagne.
Troc admirable, pour un jeune homme qui aimait le plaisir, de lui donner tout ce beau Midi, de le mettre à Bordeaux[198]. C'est ce que lui fit sentir son favori Lescun, un Gascon intelligent qui n'aimait pas les Anglais, qui trouvait là une belle occasion de régner en Gascogne, et qui fit peur à son maître de la Champagne Pouilleuse.
Ce n'était pas l'affaire du duc de Bourgogne. Il voulait, bon gré mal gré, l'établir en Champagne, l'avoir là et s'en servir. «Tenez bien à cela, écrivait-on au duc, ne cédez-pas là-dessus; avec le frère du roi, vous aurez le reste.» Le donneur d'avis n'était pas moins que Balue, l'homme qui savait tout et faisait tout, un homme que le roi avait fait de rien, jusqu'à exiger de Rome qu'on le fît cardinal. Balue, ayant alors du roi ce qu'il pouvait avoir, voulut aussi profiter de l'autre côté; s'il vendit son maître à Péronne, c'est ce qui ne fut point constaté; mais pour le frère du roi, il voulait le mettre chez le duc, il l'écrivit lui-même. Sa qualité nouvelle le rendait hardi; il savait que le roi ne ferait jamais mourir un cardinal. Louis XI, qui avait beaucoup de faible pour lui, voulut voir ce qu'il avait à dire, quoique la chose ne fût que trop claire. Le drôle n'avouant rien, et s'enveloppant contre le roi de sa robe rouge et de sa dignité de prince de l'Église, on mit ce prince en cage[199]; Balue avait dit lui-même que rien n'était plus sûr que ces cages de fer pour bien garder un prisonnier.
Le 10 juin, le frère du roi, réconcilié avec lui, s'établit en Guienne. Le 11 juillet une révolution imprévue commence pour l'Angleterre. L'Angleterre se divise, la France se pacifie un moment, deux coups pour le duc de Bourgogne.
Le 11 juillet, Warwick, venu avec Clarence, frère d'Édouard, dans son gouvernement de Calais, lui fait brusquement épouser sa fille aînée[200], celle qu'il destinait à Édouard quand il le fit roi, et dont Édouard n'avait pas voulu.
Ce fut un grand étonnement; on n'avait rien prévu de semblable. Ce qu'on avait craint, c'était que Warwick, chef des lords et des évêques peut-être, par son frère l'archevêque, ne travaillât avec eux pour Henri VI. Récemment encore, pour rendre cette ligue impossible, on avait obligé Warwick de juger les Lancastriens révoltés, de se laver avec du sang de Lancastre.
Aussi ne s'adressa-t-il pas à cet implacable parti. Pour renverser York, il ne chercha d'autre moyen qu'York, le propre frère d'Édouard. Le mariage fait, vingt révoltes éclatent, mais sous divers prétextes et sous divers drapeaux; ici contre l'impôt, là en haine des favoris du roi, des parents de la reine, là pour Clarence, ailleurs pour Henri VI. En deux mois, Édouard est abandonné et se trouve tout seul; pour le prendre, il suffit d'un prêtre, du frère de Warwick, archevêque d'York[201]. Voilà Warwick qui tient deux rois sous clef, Henri VI à Londres, Édouard IV dans un château du Nord, sans compter son gendre Clarence, qui n'avait pas beaucoup de gens pour lui. L'embarras était de savoir au nom duquel des trois Warwick commanderait. Les Lancastriens accouraient pour profiter de son hésitation.
Une lettre du duc de Bourgogne trancha la question[202]. Il écrivit aux gens de Londres qu'en épousant la sœur il avait compté qu'ils seraient loyaux sujets du frère. Tous ceux qui gagnaient au commerce de Flandre crièrent pour Édouard. Warwick n'eut rien à faire qu'à le ramener lui-même à Londres, disant qu'il n'avait rien fait contre le roi, mais contre ses favoris, contre les parents de la reine, qui prenaient l'argent du pauvre peuple.
Warwick devait succomber. Il avait bâti sa prodigieuse fortune, celle de ses deux frères, sur des éléments très-divers qui s'excluaient entre eux. Un mot d'explication:
Les Nevill (c'était leur vrai nom) étaient des cadets de Westmoreland. Il faut croire que leur piété fut grande sous la pieuse maison de Lancastre, car Richard Nevill, celui dont il s'agit, trouva moyen d'épouser la fille, l'héritage et le nom de ce fameux Warwick, le lord selon le cœur de Dieu, l'homme des évêques, celui qui brûla la Pucelle, et qui fit d'Henri VI un saint. Ce beau-père mourut régent de France, et avec lui bien des choses qu'espéraient les Nevill. Alors ils firent volte-face, cultivèrent la Rose blanche, la guerre civile, qui, au défaut de la France, leur livrait l'Angleterre. Le produit fut énorme; Richard Nevill et ses deux frères, se trouvèrent établis partout par successions, mariages, nominations, confiscations; ils eurent les comtés de Warwick, de Salisbury, de Northumberland, etc., l'archevêché d'York, les sceaux, les clefs du palais, les charges de chambellan, chancelier, amiral, lieutenant d'Irlande, la charge infiniment lucrative de gouverneur de Calais. Celles de l'aîné seul lui valaient par an vingt mille marcs d'argent, deux millions d'alors qui feraient peut-être vingt millions d'aujourd'hui. Voilà pour les charges; quant aux biens, qui pourrait calculer?
Grand établissement, et tel qu'en quelque sorte il faisait face à la royauté[203]. Là pourtant n'était pas la vraie puissance de Warwick. Sa puissance était d'être, non le premier des lords, des grands propriétaires, mais le roi des ennemis de la propriété, pillards de la frontière et corsaires du détroit.
Le fonds de l'Angleterre, sa bizarre duplicité au moyen âge, c'est par-dessus et ostensiblement, le pharisaïsme légal, la superstition de la loi, et par-dessous l'esprit de Robin Hood. Qu'est-ce que Robin Hood? L'out-law, l'hors la loi. Robin Hood est naturellement l'ennemi de l'homme de loi, l'adversaire du shériff. Dans la longue succession des ballades dont il est le héros, il habite d'abord les vertes forêts de Lincoln. Les guerres de France l'en font sortir[204]; il laisse là le shériff et les daims du roi, il vient à la mer, il passe la mer... Il est resté marin. Ce changement se fait aux XVe et XVIe siècles, sous Warwick, sous Élisabeth.
Tous les compagnons de Robin Hood, tous les gens brouillés avec la justice, trouvaient leur sécurité en ceci, que Warwick était (par lui et par son frère) juge des marches de Calais et d'Écosse, juge indulgent et qui avait si bon cœur qu'il ne faisait jamais justice. S'il y avait au border un bon compagnon, qui ne trouvant plus à voler, n'eût à manger «que ses éperons[205],» il allait trouver ce grand juge des marches; l'excellent juge, au lieu de le faire pendre, lui donnait à dîner.
Ce que Warwick aimait et honorait le plus en ce monde, c'était la ville de Londres. Il était l'ami du lord maire, de tous les gros marchands, leur ami et leur débiteur, pour mieux les attacher à sa fortune. Les petits, il les recevait tous à portes ouvertes, et les faisait manger, tant qu'il s'en présentait. L'ordinaire de Warwick, quand il était à Londres, était de six bœufs par repas; quiconque entrait emportait de la viande «tout ce qu'il en tenait sur un long poignard[206].» L'on disait et l'on répétait que ce bon lord était si hospitalier, que dans toutes ses terres et châteaux il nourrissait trente mille hommes.
Warwick fut, autant et plus que Sforza et que Louis XI, l'homme d'affaire et d'action comme on le concevait alors. Ni peur, ni honneur, ni rancune; fort détaché de toute chevalerie. Aux batailles, il mettait ses gens aux mains, mais se faisait tenir un cheval prêt, et si l'affaire allait mal, partait le premier. Il n'eût pas fait le gentilhomme, comme Louis XI à Liége.
Froid et positif à ce point, il n'en eut pas moins une parfaite entente de la comédie politique, telle que la circonstance pouvait la demander.
Ce talent éclata lorsque, après le terrible échec de Wakefield, ayant perdu son duc d'York et n'ayant plus dans les mains qu'un garçon de dix-huit ans, le jeune Édouard, il le mena à Londres, et de porte en porte sollicita pour lui. L'affreuse histoire du diadème de papier, la litanie de l'enfant mis à mort, la beauté surtout du jeune Édouard, la blanche rose d'York, aidaient à merveille le grand comédien. Il le montrait aux femmes; ce beau jeune roi à marier les touchait fort, leur tirait des larmes, souvent de l'argent. Il demandait un jour dix livres à une vieille: «Pour ce visage-là, lui dit-elle, tu en auras vingt.»
Ce n'était pas une médiocre difficulté pour Warwick de concilier ses deux rôles opposés, d'être ami des marchands, par exemple, et protecteur des corsaires du détroit. Ces grands repas, qui faisaient l'étonnement des bonnes gens de Londres, durent être maintes fois donnés à leurs dépens; le marchand risquait fort de reconnaître à table, dans tel de ces convives «au long poignard,» son voleur de Calais.
Si Warwick parvenait à tromper Londres, il ne donnait pas le change au duc de Bourgogne. Le duc qui aimait la mer, qui avait longtemps vécu près des digues, que voyait-il de là le plus souvent? Les vaisseaux d'Angleterre prenant les siens... Grâce à ce voisinage, les ports de Flandre et de Hollande étaient comme bloqués. L'homme qu'il haïssait le plus était Warwick. Nous avons vu comme, avec une simple lettre, il lui ôta Londres et sauva Édouard. Warwick, après deux nouvelles tentatives, perdit terre et passa à Calais (mai 1470).
Tout un peuple se jeta à la mer pour le suivre; il y en eut à remplir quatre-vingts vaisseaux. Mais le lieutenant de Warwick à Calais ne voulut pas le recevoir avec cette flotte; il lui ferma la porte et tira sur lui, lui faisant dire sous main qu'il l'éloignait pour le sauver, que, s'il fût entré à Calais, il était perdu, assiégé qu'il eût été bientôt par toutes les armées d'Angleterre et de Flandre. Warwick se réfugia donc en Normandie, avec son monde d'écumeurs de mer, qui, pour leur coup d'essai, prirent au duc quinze vaisseaux et les vendirent hardiment à Rouen[207].
Le duc furieux refusa les réparations qu'offrait le roi; il fit arrêter tout ce qu'il y avait de marchands français dans ses États, réunit contre Warwick les vaisseaux hollandais et anglais, le bloqua, l'affama, dans les ports de la Normandie, et l'obligea ainsi à jouer le tout pour le tout, et ressaisir, s'il pouvait, l'Angleterre.
Il y avait grandi par l'absence. Il était plus présent que jamais au cœur du peuple; le nom du grand comte était dans toutes les bouches[208]. Cette royale hospitalité, cette table généreuse, ouverte à tous, laissait bien des regrets. Le foyer de Warwick, ce foyer de tous ceux qui n'en avaient pas, qu'il fût éteint à la fois dans tant de comtés, c'était un deuil public... D'autre part, les lords et évêques[209] sentaient bien que sans un tel chef ils ne se défendraient pas aisément contre l'avidité de la basse noblesse dont s'était entouré Édouard[210]. Ils offraient à Warwick de l'argent; pour des hommes, il n'avait pas à s'en inquiéter, disaient-ils, il en trouverait assez en débarquant. Seulement, il fallait que la nouvelle révolution se fît au nom de Lancastre.
Warwick et Lancastre! ces noms seuls ainsi rapprochés semblaient avoir horreur l'un de l'autre; infranchissable était la barrière qui les séparait! barrière de sang et barrière d'infamie... Les échafauds et les carnages, les meurtres à froid, les parents tués, la boue, l'outrage lancés de l'un à l'autre. Warwick menant Henri VI garrotté dans Londres, affichant la reine à Saint-Paul, la faisant mettre au prône «comme ribaude, ahontie de son corps, et mauvaise lisse,» et son enfant bâtard, adultérin, un enfant de la rue...
Elle devait rougir, à entendre seulement nommer Warwick. Lui parler de le revoir, c'était chose qui semblait impossible. Exiger qu'elle oubliât tout et qu'elle s'oubliât elle-même au point de mettre la famille de cet homme dans la sienne, et qu'en unissant leurs enfants, Marguerite, pour ainsi dire, épousât Warwick! cela était impie. Nul homme, excepté Louis XI, ne se fût fait l'entremetteur de ce monstrueux accouplement.
Ajoutez qu'en faisant cet effort et ce sacrifice, chacun d'eux ne pouvait vouloir que tromper un moment. Warwick, qui venait de marier son aînée à Clarence en lui promettant le trône, mariait la seconde au jeune fils de Marguerite avec la même dot. Il avait ainsi deux rois à choisir et de quoi détruire la maison de Lancastre lorsqu'il l'aurait rétablie. La haine et la méfiance duraient dans le mariage même. Il n'en plaisait que plus à Louis XI, qui y voyait deux ou trois guerres civiles.
Warwick se moqua du blocus des Flamands, et passa sous l'escorte des vaisseaux du roi (septembre). Ses deux frères l'accueillirent, Édouard n'eut que le temps de se jeter dans un vaisseau qui le mit en Hollande. Warwick put à son aise rentrer dans Londres, prendre Henri à la Tour, promener l'innocente figure, édifier le peuple, s'accusant humblement du péché d'avoir détrôné un saint.
Le contre-coup fut fort ici. Le roi assembla les notables, leur conta tous les méfaits du duc de Bourgogne, et par acclamation ils décidèrent qu'il était quitte de tous ses serments de Péronne[211]. Amiens revint au roi (février). Le duc vit avec surprise tous les princes tourner contre lui. Au fond, ils ne voulaient pas sa ruine, mais le forcer à donner sa fille au duc de Guienne, de sorte que l'Aquitaine et les Pays-Bas se trouvant un jour dans les mêmes mains, la France eût été serrée du Nord et du Midi, étranglée entre Somme et Loire.
La perte d'Amiens, les avis de Saint-Pol, qui, pour faire peur au duc, lui disait en ami qu'il ne pourrait jamais résister, la fuite de son propre frère, un bâtard de Philippe le Bon, qui vint se donner au roi[212], enfin la renonciation des Suisses à l'alliance de Bourgogne, tout cela semblait les signes d'une grande et terrible débâcle. Le duc regrettait de n'avoir pas comme le roi une armée permanente. Il leva des troupes en peu de temps; mais il employa aussi d'autres moyens, les moyens favoris du roi; il rusa, il mentit, il tâcha de tromper, d'endormir.
Il écrivit deux lettres, l'une au roi, un billet de six lignes écrit de sa main, où il s'humiliait et regrettait une guerre à laquelle il avait été poussé, disait-il, par la ruse et l'intérêt d'autrui.
L'autre lettre, fort bien calculée, s'adressait aux Anglais; envoyée à Calais, au grand entrepôt des laines, elle rappelait aux marchands que «tout l'entrecours de la marchandise étoit non pas seulement avec le Roy, mais avec le royaulme.» Le duc avertissait «ses très-chers et grands amis» de Calais qu'on se disposait à leur envoyer d'Angleterre beaucoup de gens de guerre, fort inutiles pour leur sûreté. S'ils viennent, ajoutait-il, «vous ne pourrez pas être maîtres d'eux, ni les empêcher d'entreprendre sur nous.»
À cette lettre, il avait ajouté de sa main une bravade, une flatterie sous forme de menace, comme d'un dogue qui flatte en grondant: il ne s'était jamais mêlé des royales querelles d'Angleterre; il lui fâcherait d'être obligé, à cause d'un seul homme, d'avoir noise avec un peuple qu'il avait tant aimé!... «Eh bien, mes voisins, si vous ne pouvez souffrir mon amitié, commencez... Par saint Georges, qui me sait meilleur Anglais que vous, vous verrez si je suis du sang de Lancastre!»
La lettre fit bien à Calais et à Londres. Les gros marchands, dans la bourse desquels Warwick était obligé de puiser, l'empêchèrent d'envoyer des archers à Calais[213], et d'y passer lui-même, comme il allait le faire, pour accabler le duc, de concert avec Louis XI.
Celui-ci, qui se fiait à Warwick bien plus qu'à Marguerite, et qui savait qu'au moment même elle négociait avec le duc de Bourgogne, ne se pressait pas de la faire partir; il voulait sans doute donner le temps à Warwick de s'affermir là-bas. Plusieurs fois elle s'embarqua, mais les vaisseaux du roi qui la portaient étaient toujours ramenés à la côte par le vent contraire; chose merveilleuse et qui prouve que le roi disposait des vents, ils furent contraires pendant six mois!
Ce retard n'affermit pas Warwick. À peine débarqué, maître et vainqueur comme il semblait, il tomba entre les mains d'un conseil de douze lords et évêques, les mêmes sans doute qui l'avaient appelé; il s'était engagé de ne rien faire, de ne rien donner, sans leur aveu.
La révolution fut impuissante, parce qu'à la grande différence des révolutions antérieures, elle ne changea rien à la propriété; elle ne donna rien, n'obligea personne, n'engagea personne à la soutenir.
Édouard était resté le roi des marchands: ceux de Bruges l'honoraient à l'égal du duc de Bourgogne. Craignant que, d'un moment à l'autre, Warwick ne tombât sur la Flandre, le duc se décida enfin pour Édouard, qui après tout était son beau-frère. Tout en faisant crier que personne ne lui prêtât secours, il loua pour lui quatorze vaisseaux hanséatiques, et lui donna cinq millions de notre monnaie[214]. Avec cela Édouard emportait une chose qui seule valait des millions, la parole de son frère Clarence, qu'à la première occasion il laisserait Warwick et reviendrait de son côté[215].
Avec une telle assurance, l'entreprise était au fond moins hasardeuse qu'elle ne semblait l'être. Édouard renouvela une vieille comédie politique que tout le monde connaissait, et dont on voulut bien être dupe, las qu'on était de guerre et devenu indifférent. Il joua, sans y rien changer, la pièce du retour d'Henri IV; comme lui, il débarqua à Ravenspur (10 mars 1471); comme lui, il dit, tout le long de sa route, qu'il ne réclamait pas le trône, mais seulement le bien de son père, son duché d'York, sa propriété. Ce grand mot de propriété, le mot sacré pour l'Angleterre, lui servit de passe-port. Il n'y eut de difficulté qu'à York; les gens de la ville voulaient lui faire jurer qu'il ne prétendrait jamais rien à la couronne: Où sont, dit-il, les lords entre les mains desquels je jurerai? Allez les chercher, faites venir le comte de Northumberland. Quant à vous, je suis duc d'York et votre seigneur, je ne puis jurer dans vos mains.»
Il poursuivit, et le frère de Warwick, le marquis de Montaigu qui pouvait lui barrer la route, le laissa passer. L'autre frère de Warwick, l'archevêque d'York, qui gardait Henri VI à Londres, promena un peu le roi dans la ville pour tâter la population; il la vit si indifférente qu'il ne garda plus Henri que pour le livrer. Édouard avait un grand parti à Londres, ses créanciers d'abord, qui désiraient fort son retour, puis bon nombre de femmes qui travaillèrent pour lui et lui gagnèrent leurs parents, leurs maris; Édouard était le plus beau roi du temps.
Dès qu'Édouard et Warwick furent en présence, celui-ci fut abandonné de son gendre Clarence. Il pressa la bataille, craignant d'autres défections, mit pied à terre, contre son usage, et combattit bravement. Mais deux corps de son parti qui ne se reconnurent pas se chargèrent dans le brouillard. Son frère Montaigu, qui l'avait rejoint, lui porta le dernier coup en prenant, dans la bataille même, les couleurs d'Édouard[216]. Il fut tué à l'instant par un homme de Warwick qui le surveillait, mais Warwick aussi fut tué. Les corps des deux frères restèrent deux jours exposés tout nus à Saint-Paul, pour que personne n'en doutât.
Le jour même de la bataille, Marguerite abordait. Elle voulait retourner; les Lancastriens ne le lui permirent pas; ils la félicitèrent d'être débarrassée de Warwick et la firent combattre. Mais telles étaient les divisions de ce parti, que son chef Somerset, au moment de la charge, chargea seul, l'ancien lieutenant de Warwick se tenant immobile. Somerset, furieux, le tua devant ses troupes, mais la bataille fut perdue (4 mai 1471).
Marguerite, évanouie sur un chariot, fut prise et menée à Londres; son jeune fils fut tué dans le combat ou égorgé après. Henri VI survécut peu; une tentative s'étant faite en sa faveur, le plus jeune frère d'Édouard, cet affreux bossu (Richard III), alla, dit-on, à la tour, et poignarda le pauvre prince[217].
Un autre semblait tué du même coup; je parle de Louis XI. Cependant, dans son malheur, il eut un bonheur, d'avoir conclu une trêve au moment même avec le duc de Bourgogne. Son péril était grand. Il y avait à parier qu'il allait avoir l'Angleterre sur les bras, un roi vainqueur, enflé d'avoir déjà vaincu la France avec Marguerite d'Anjou, un roi tout aussi brave qu'Henri V, et qui, disait-on, avait gagné neuf batailles rangées, de sa personne, et combattant à pied.
Et ce n'était pas seulement l'Angleterre qui avait été provoquée; toute l'Espagne l'était, l'Aragon par l'invasion de Jean de Calabre, la Castille par l'opposition du roi aux intérêts d'Isabelle, Foix et Navarre pour la tutelle du jeune héritier. Foix venait de s'unir au Breton en lui donnant sa fille; et son autre fille, il l'offrait au duc de Guienne.
Toute la question semblait être de savoir si Louis XI périrait par le Nord ou par le Midi. Son frère (son ennemi depuis qu'il n'était plus son héritier, le roi ayant un fils[218]) pouvait faire deux mariages. S'il épousait la fille du comte de Foix, il réunissait tout le Midi et l'entraînait peut-être dans une croisade contre Louis XI. S'il épousait la fille du duc de Bourgogne[219], il réunissait tôt ou tard en un royaume gigantesque l'Aquitaine et les Pays-Bas, entre lesquels Louis XI périssait étouffé.
Il ne s'agissait plus seulement d'humilier la France mais de la détruire et de la démembrer. Le duc de Bourgogne ne s'en cachait pas: «J'aime tant le royaume, disait-il, qu'au lieu d'un roi, j'en voudrais six.» On disait à la cour de Guienne: «Nous lui mettrons tant de lévriers à la queue qu'il ne saura où fuir.»
On croyait déjà la bête aux abois; on appelait tout le monde à la curée. Pour tenter les Anglais, on leur offrait la Normandie et la Guienne.
La sœur du roi, la Savoyarde, qu'il venait de secourir, lui tourna le dos et travailla à mettre contre lui le duc de Milan. Autant en fit son futur gendre, Nicolas, fils de Jean de Calabre; il laissa là la fille du roi, comme celle d'un pauvre homme, et s'en alla demander la riche héritière de Bourgogne et des Pays-Bas.
Ce qui donnait un peu de répit au roi, c'est que ses ennemis n'étaient pas encore bien d'accord. Le duc de Bourgogne, qui avait promis sa fille à deux ou trois princes, ne pouvait pas les satisfaire. Il voulait que les Anglais vinssent; d'autres n'en voulaient pas. Les Anglais eux-mêmes hésitaient, craignant d'être pris pour dupes, et d'aider à faire un duc de Guienne plus grand que le roi et que tous les rois, ce qui fut arrivé s'il eût uni, par ce prodigieux mariage de Bourgogne, le Nord et le Midi.
Cependant le printemps semblait devoir finir ces tergiversations. Le duc de Guienne avait convoqué dans ses provinces le ban et l'arrière-ban, et nommé général le comte d'Armagnac, qui, comme ennemi capital du roi, se chargeait de l'exécution[220].
Le roi, sans alliés, sans espoir de secours, avait, dit-on, imaginé d'engager les Écossais à passer en Bretagne, sur ses vaisseaux et sur des vaisseaux danois qu'il leur aurait loués.
Il faisait à son frère les dernières offres qu'il pût faire, les plus hautes, de le faire lieutenant général du royaume en lui donnant sa fille, avec quatre provinces de plus, qui l'auraient mis jusqu'à la Loire. Il ne pouvait faire davantage, à moins d'abdiquer et de lui céder la place. Mais le jeune duc ne voulait pas être lieutenant[221].
Dès longtemps, le roi avait pris le pape pour juger entre son frère et lui. Dans son danger, il obtint du Saint-Siége d'être à jamais, lui et ses successeurs, chanoines de Notre-Dame de Cléry. Il ordonna des prières pour la paix et voulut que désormais, par toute la France, à midi sonnant, on se mît à genoux et l'on dit trois Ave (avril 1472).
Il comptait sur la sainte Vierge, mais aussi sur les troupes qu'il faisait avancer, encore plus sur les secrètes pratiques qu'il avait chez son frère. Maint officier de celui-ci refusait de lui faire serment.
Ce n'était pas la peine de s'engager envers un mourant. Le duc de Guienne, toujours délicat et maladif, avait la fièvre quarte depuis huit mois et ne pouvait guère aller loin. Il avait fort souffert des divisions de sa petite cour; elle était déchirée par deux partis, une maîtresse poitevine et un favori gascon. Ce dernier, Lescun, était ennemi de l'intervention anglaise, ainsi que l'archevêque de Bordeaux, qui jadis en Bretagne avait fait mourir le prince Giles comme ami des Anglais. Un zélé serviteur de Lescun, l'abbé de Saint-Jean d'Angeli, le débarrassa (sans son consentement) de la maîtresse du duc en l'empoisonnant. On crut que, pour sa sûreté, il avait empoisonné en même temps le duc de Guienne (24 mai 1472). Lescun, fort compromis, fit grand bruit à la mort de son maître; accusa le roi d'avoir payé l'empoisonneur, le saisit et le mena en Bretagne pour qu'on en fît justice.
Louis XI n'était pas incapable de ce crime[222], du reste fort commun alors. Il semble que le fratricide, écrit à cette époque dans la loi ottomane et prescrit par Mahomet II[223], ait été d'un usage général au XVe siècle parmi les princes chrétiens[224].
Ce qui est sûr, c'est que le mourant n'eut aucun soupçon de son frère; le jour même de sa mort, il le nomma son héritier et lui demanda pardon des chagrins qu'il lui avait causés. D'autre part, Louis XI ne répondit rien aux accusations qui s'élevèrent; ce ne fut que dix-huit mois après qu'il déclara vouloir associer ses juges à ceux que le duc de Bretagne avait chargés de poursuivre l'affaire. Il n'y eut aucune procédure publique, le moine vécut en prison plusieurs années, et fut trouvé mort dans sa tour après un orage. On supposa que le diable l'avait étranglé.
La mort du duc de Guienne était prévue de longue date, et le roi, le duc Bourgogne, jouaient en attendant à qui des deux tromperait l'autre[225]. Le roi disait que si le duc renonçait à l'alliance de son frère et du Breton, il lui rendrait Amiens et Saint-Quentin, et le duc répliquait que si d'abord on les lui rendait, il abandonnerait ses amis. Il n'en avait nullement l'intention; il leur faisait dire pour les rassurer qu'il ne faisait cette momerie que pour reprendre les deux villes. Le roi traîna, et si bien, qu'il apprit la mort de son frère, ne rendit rien en Picardie et prit la Guienne.
Le duc, furieux d'avoir été trompé dans sa tromperie, lança un terrible manifeste où il accusait le roi d'avoir empoisonné son frère et d'avoir voulu le faire périr lui-même. Il lui dénonçait une guerre à feu et à sang. Il tint parole, brûlant tout sur son passage. C'était un bon moyen d'augmenter les résistances et de faire combattre les moins courageux.
La première exécution fut à Nesle; cette petite place n'était défendue que par des francs-archers; les uns voulaient se rendre, voyant cette grande armée et le duc en personne; les autres ne voulaient pas, et ils tuèrent le héraut bourguignon. La ville prise, tout fut massacré, sauf ceux à qui l'on se contenta de couper le poing. Dans l'église même, on allait dans le sang jusqu'à la cheville. On conte que le duc y entra à cheval, et dit aux siens: «Saint-Georges! voici belle boucherie, j'ai de bons bouchers[226].»
L'affaire de Nesle étonna fort le roi. Il avait ordonné au connétable de la raser d'avance, de détruire les petites places pour défendre les grosses. Toute sa pensée était d'empêcher la jonction du Breton et du Bourguignon, pour cela de serrer lui-même le Breton, de ne pas le lâcher, de le forcer de rester chez lui, pendant que le Bourguignon perdrait le temps à brûler des villages. Il ordonna pour la seconde fois de raser les petites places, et pour la seconde fois le connétable ne fit rien du tout. Moyennant quoi, le Bourguignon s'empara de Roye, de Montdidier qu'il fit réparer pour l'occuper d'une manière durable.
Saint-Pol écrivait au roi pour le prier de venir au secours, c'est-à-dire de laisser le Breton libre, et de faciliter la jonction de ses deux ennemis. Le roi comprit l'intention du traître et fit tout le contraire; il ne lâcha pas la Bretagne, mais il envoya à Saint-Pol son ennemi personnel, Dammartin, qui devait partager le commandement avec lui et le surveiller. Si Dammartin était arrivé un jour plus tard, tout était perdu.
Le samedi, 27 juin, cette grande armée de Bourgogne arrive devant Beauvais. Le duc croit emporter la place, ne daigne ouvrir la tranchée, ordonne l'assaut; les échelles se trouvent trop courtes; au bout de deux coups les canons n'ont plus de quoi tirer. Cependant la porte était enfoncée. Peu ou point de soldats pour la défendre (telle avait été la prévoyance du connétable), mais les habitants se défendaient; la terrible histoire de Nesle leur faisait tout craindre si la ville était prise; les femmes même, devenant braves à force d'avoir peur pour les leurs, vinrent se jeter à la brèche avec les hommes; la grande sainte de la ville, sainte Angadresme, qu'on portait sur les murs, les encourageait; une jeune bourgeoise, Jeanne Laîné, se souvint de Jeanne d'Arc et arracha un drapeau des mains des assiégeants[227].
Les Bourguignons auraient cependant fini par entrer, ils faisaient dire au duc de presser le pas et que la ville était à lui. Il tarda, et grâce à ce retard il n'entra jamais. Les habitants allumèrent un grand feu sous la porte, qui elle-même brûla avec sa tour; pendant huit jours, on nourrit ce feu qui arrêtait l'ennemi.
Le samedi au soir, soixante hommes d'armes se jettent dans la place, et il en vient deux cents à l'aube. Faible secours; la ville effrayée se serait peut-être rendue; mais le duc en colère n'en voulait plus, sinon de force et pour la brûler.
Le dimanche 28, Dammartin campa derrière le duc entre lui et Paris; il fit passer toute une armée dans Beauvais, les plus vieux et les plus solides capitaines de France, Rouault, Lohéac, Crussol, Vignolle, Salazar. Le duc décida l'assaut pour le jeudi. Le mercredi soir, couché tout vêtu sur son lit de camp, il dit: «Croyez-vous bien que ces gens-là nous attendent?» On lui répondit qu'ils étaient assez de monde pour défendre la ville, quand ils n'auraient qu'une haie devant eux. Il s'en moqua: «Demain, dit-il, vous n'y trouverez personne.»
C'était à lui une grande imprudence, une barbarie, de lancer les siens à l'escalade sans avoir fait brèche, contre ces grandes forces qui étaient dans la ville. L'assaut dura depuis l'aube jusqu'à onze heures, sans que le duc se lassât de faire tuer ses gens. La nuit, Salazar fit une sortie et tua dans sa tente même le grand maître de l'artillerie bourguignonne.
Paris envoya des secours, Orléans aussi, malgré la distance.
Le connétable, au contraire, qui était tout près, ne fit rien pour Beauvais; il essaya plutôt de l'affaiblir en lui demandant cent lances.
Le 22 juillet, le duc de Bourgogne s'en alla enfin, leva le camp, se vengeant sur le pays de Caux qu'il traversait, pillant, brûlant. Il prit Saint-Valéry et Eu; mais il était suivi de près, son armée fondait, on lui enlevait les vivres et tout ce qui s'écartait. Il ne put prendre Dieppe, et revint par Rouen. Il resta devant quatre jours, afin de pouvoir dire qu'il avait tenu sa parole, que la faute était au Breton, qui n'était point venu.
Il n'avait garde de venir. Le roi le tenait et ne le laissait pas bouger.
Les ravages de Picardie, ceux de Champagne, ne purent lui faire lâcher prise. Il prit Chantocé, Machecoul, Ancenis, en sorte que, perdant toujours et ne voyant arriver nul secours, nulle diversion, ni les Anglais au nord, ni les Aragonais au midi, le Breton fut trop heureux d'avoir une trêve. Le roi le détacha du Bourguignon, comme il avait fait trois ans auparavant, et lui donna de l'argent, tout vainqueur qu'il était; seulement il gagna une place, celle d'Ancenis (18 octobre).
Le duc de Bourgogne ne pouvait faire la guerre tout seul, l'hiver approchait; il convint aussi d'une trêve (23 octobre).
Louis XI, contre toute attente, s'était tiré d'affaire. Il avait décidément vaincu la Bretagne et recouvré tout le midi. Son frère était mort, et avec lui mille intrigues, mille espérances de troubler le royaume.
Si le roi, dans une telle crise, n'avait pas péri, il fallait qu'il fût très-vivace et vraiment durable. Les sages en jugèrent ainsi; deux fortes têtes, le gascon Lescun et le flamand Commines, prirent leur parti, et se donnèrent au roi.
Commines, né et nourri chez le duc de Bourgogne, avait tout son bien chez lui; il était son chambellan et assez avant dans sa confiance. Qu'un tel homme, si avisé et parfaitement instruit du fond des choses, franchît ce pas, c'était un signe grave. L'autre grand chroniqueur du temps, le zélé serviteur de la maison de Bourgogne, Chastellain[228], qui pose ici la plume, meurt plus que jamais triste et sombre, et visiblement inquiet.
CHAPITRE II
DIVERSION ALLEMANDE
1473-1475
On a vu que le duc de Bourgogne manqua Beauvais d'un jour. Ce fut aussi pour n'être pas prêt à temps qu'il perdit Amiens.
Nous en savons les causes, et par le duc lui-même. Il se plaignait de n'avoir pas d'armée permanente comme le roi: «Le roi, dit-il, est toujours prêt[229].»
Il était souverain des peuples les plus riches, mais des peuples aussi qui défendaient le mieux leur argent. L'argent venait lentement chaque année; plus lentement encore se faisait l'armement; l'occasion passait.
Le duc s'en prenait surtout à la Flandre, à la malice des Flamands, comme il disait[230]. Un hasard heureux[231] nous a conservé l'invective qu'il prononça contre eux, en mai 1470, au fort de la crise d'Angleterre, lorsqu'il demandait de l'argent pour armer mille lances (cinq mille cavaliers), qui serviraient toute l'année.
Les Flamands, dans leur remontrance, avaient respectueusement relevé une grave différence entre les paroles du prince et celles de son chancelier. Le chancelier avait dit que l'argent serait levé sur tous les pays (ce qui eût compris les Bourgognes), et le duc: levé sur les Pays-Bas. Il répondit durement qu'il n'y avait pas d'équivoque, qu'il s'agissait des Pays-Bas, «Et non de mon pays de Bourgogne; il n'a point d'argent, il sent la France; mais il a de bonnes gens d'armes et les meilleures que j'aie. En tout ceci, vous ne faites rien que par subtilité et malice. Grosses et dures têtes flamandes, croyez-vous donc qu'il n'y ait personne de sage que vous? Prenez garde; j'ai moitié de France et moitié de Portugal... Je saurai bien y pourvoir... Pour rien au monde je ne romprai mon ordonnance; entendez-vous bien, maître Sersanders (c'était le principal député de Gand)? Et quels sont ceux qui le demandent? Est-ce Hollande? Est-ce Brabant? Vous seuls, grosses têtes flamandes!... Les autres, qui sont bien aussi privilégiés, de bien grands seigneurs, comme mon cousin Saint-Pol, me laissent user de leurs sujets, et vous voulez m'ôter les miens sous prétexte de priviléges, dont vous n'avez nul... Dures têtes flamandes que vous êtes, vous avez toujours méprisé ou haï vos princes; s'ils étaient faibles, vous les méprisiez; s'ils étaient puissants, vous les haïssiez; eh bien! j'aime mieux être haï... Il y en a, je le sais bien, qui me voudraient voir en bataille avec cinq ou six mille hommes, pour y être défait, tué, mis en morceaux... J'y mettrai ordre, soyez-en sûrs; vous ne pourrez rien entreprendre contre votre seigneur. J'en serais fâché pour vous; ce serait l'histoire du pot de verre et du pot de fer!»
L'argent n'en fut pas moins levé fort lentement. Il fut demandé en mai; la levée d'hommes ne put se faire qu'en octobre; était-elle achevée en décembre? Nous voyons qu'à cette époque le duc, excédé des plaintes et des difficultés, écrit aux états assemblés des Pays-Bas qu'il aimerait mieux quitter tout, renoncer à toute seigneurie (19 décembre 1470). En janvier, comme on a vu, il perdit Amiens et Saint-Quentin.
On a remarqué cette grave parole, qu'il était à moitié de France, moitié de Portugal. C'était dire aux Flamands qu'ils avaient un maître étranger.
En cette même année 1470, il se proclama étranger à la France même, et cela dans une solennelle audience où les ambassadeurs de France venaient lui offrir réparation pour les pirateries de Warwick. La scène fut étrange; elle effraya, indigna, ses plus dévoués serviteurs.
Il s'était fait faire, pour ce jour, un dais et un trône plus haut qu'on n'en vit jamais pour personne, roi ou empereur; un dais d'or, un ciel d'or, et tout le reste en descendant de degré en degré, couvert de velours noir. Sur ces degrés, dans un ordre sévère, à leurs places marquées, la maison et l'état, princes et barons, chevaliers et écuyers, prélats, chancellerie. Les ambassadeurs, menés à leur banc, se mirent à genoux. Lui, pour les faire lever, sans parler, sans mettre la main au chapeau, «les niqua de la tête.» L'affaire à peine exposée, il dit avec emportement que les offres de réparation n'étaient ni valables, ni raisonnables, ni recevables...—«Eh! monseigneur, dit humblement l'homme de Louis XI, daignez écrire vous-même ce que vous voulez; le roi signera tout.—Je vous ai dit que ni lui, ni vous, vous ne pouvez réparer.—Quoi! dit l'autre sur un ton lamentable, on fait bien la paix d'un royaume perdu et de cinq cent mille hommes tués, et l'on ne pourrait expier ce petit méfait?... Monseigneur, le roi et vous, au-dessus de vous deux vous avez un juge...» À cette morale hypocrite, le duc fut hors de lui: «Nous autres Portugais! s'écria-t-il, nous avons pour coutume que si ceux que nous croyons amis se font amis de nos ennemis, nous les envoyons au cent mille diables d'enfer!»
Là-dessus, grand silence... Flamands, Wallons, Français, tous furent blessés au cœur[232]. On sentit l'étranger... Il n'avait dit que trop vrai; il n'avait rien du pays, rien de son père; le bizarre mélange anglo-portugais, qu'il tenait du côté maternel, apparaissait en lui de plus en plus; sur le sombre fond anglais, qui toujours devenait plus sombre, perçait à chaque instant par éclairs la violence du midi.
Discordant d'origine, d'idées et de principes, il n'exprimait que trop la discorde incurable de son hétérogène empire. Nous avons caractérisé cette Babel sous Philippe le Bon (t. VII, liv. XII, ch. IV.). Mais il y eut cette différence entre le père et le fils, que le premier, Français de naturel, se trouva l'être politiquement, et par ses acquisitions de pays français, et par l'ascendant des Croy. Le fils ne fut ni Français ni Flamand; loin de s'harmoniser dans un sens ou dans l'autre, il compliqua sa complication naturelle d'éléments irréconciliables qu'il ne put accorder jamais.
Personne n'éprouvait pourtant davantage le besoin de l'ordre et de l'unité. Dès son avénement, il essaya de régulariser ses finances[233], en instituant un payeur général (1468). En 1473, il entreprit de centraliser la justice, en dépit de toutes les réclamations, et fonda une cour suprême d'appel à Malines sur le modèle du Parlement de Paris; là devaient être aussi réunies ses diverses chambres des comptes. La même année, 1473, il promulgua une grande ordonnance militaire, qui résumait toutes les précédentes, imposait les mêmes règles aux troupes diverses dont se composaient ses armées[234].
Ce besoin d'unité, d'harmonie, motivait sans doute à ses yeux la conquête des pays enclavés dans les siens, ou qui semblaient devoir s'y ramener par une attraction naturelle. Il avait hérité de bien des choses, mais qui toutes semblaient incomplètes. Ne fallait-il pas essayer d'arrondir, de lier tant de provinces qui, par occasions diverses, étaient échues à la maison de Bourgogne? En leur assurant de meilleures frontières, on les eût pacifiées. Par exemple, si le duc acquérait la Gueldre, il avait meilleure chance de finir la vieille petite guerre des marches de Frise[235].
Dans tous les temps, le souverain de la Hollande, des bas pays noyés, des boues et des tourbières, fut un homme envieux. Triste portier du Rhin, obligé chaque année d'en subir les inondations, d'en curer et balayer les embouchures, il semble naturel que ce laborieux serviteur du fleuve en partage aussi les profits. Il n'aime pas tellement sa bière et ses brouillards qu'il ne regarde parfois vers le soleil et les vins de Coblentz. Les alluvions qui descendent lui rappellent la bonne terre d'en haut; les barques richement chargées, qui passent sous ses yeux, le rendent bien rêveur[236].
Charles le Téméraire, comme plus tard Gustave, ne pouvait voir patiemment que les meilleurs pays du Rhin étaient des terres de prêtres. Il éprouvait peu de respect pour cette populace de villes libres, de petites seigneuries qui hardiment s'appropriaient le fleuve, se mettaient en travers et vendaient le passage. Il comptait bien qu'il faudrait tôt ou tard qu'il mît la main sur tout cela et sa grande épée de justice.
Au delà, et sur le haut Rhin, n'était-ce pas une honte de voir les villes solliciter le patronage des vachers de la Suisse? Serfs révoltés des Autrichiens, ces gens de la montagne oubliaient qu'avant d'être à l'Autriche, ils avaient été les sujets du royaume de Bourgogne.
De Dijon, de Mâcon, de Dôle, par-dessus la pauvre Comté et l'ennuyeux mur du Jura, il découvrait les Alpes, les portes de la Lombardie, les neiges, illuminées de lumière italienne... Pourquoi tout cela n'était-il pas à lui?... Le vrai royaume de Bourgogne, pris dans ses anciennes limites, avait son trône aux Alpes, en dominait les pentes, dispensait ou refusait à l'Europe les eaux fécondes, versant le Rhône à la Provence, à l'Allemagne le Rhin, le Pô à l'Italie[237].
Grande idée et poétique! Était-il impossible de la réaliser? L'Empire n'était-il pas dissous? Et tout ce Rhin, du plus haut au plus bas, était-ce autre chose qu'une anarchie, une guerre permanente? Ses princes n'étaient-ils pas ruinés? n'avaient-ils pas vendu ou engagé leurs domaines? L'archevêque de Cologne mourait de faim; ses chanoines l'avaient réduit à deux mille florins de rente.
Tous ces princes faméliques se pressaient à la cour du duc de Bourgogne, tendaient la main. Plusieurs en recevaient pension, et devenaient ses domestiques; d'autres, poursuivis pour dettes, n'avaient d'autres ressources que de lui engager leurs provinces, de lui vendre, s'il en voulait bien, leurs sujets à bon compte.
Philippe le Bon avait eu pour peu de choses le comté de Namur, pour peu le Luxembourg; son fils, sans grande dépense, acquit la Gueldre par en bas, par en haut le landgraviat d'Alsace et partie de la Forêt-Noire, ceci engagé seulement, mais avec peu de chance de retirer jamais.
Le Rhin semblait vouloir se vendre pièce à pièce. Et d'autre part, le duc de Bourgogne, pour mille raisons de convenances, voulait acheter ou prendre. Il lui fallait la Gueldre pour envelopper Utrecht, atteindre la Frise. Il lui fallait la haute Alsace, pour couvrir sa Franche-Comté; il lui fallait Cologne, comme entrepôt des Pays-Bas et comme grand péage du Rhin. Il lui fallait la Lorraine, pour passer du Luxembourg dans les Bourgognes, etc.
Dès longtemps il couvait la Gueldre, et il comptait l'avoir par la discorde du vieux duc Arnould et de son fils, Adolphe. Il pensionnait le fils, et l'avait fait son domestique. Le fils ne se contenta pas de ce rôle; soutenu de sa mère et de presque tout le pays, il se fit duc et emprisonna son père. L'occasion était belle pour intervenir au nom de la nature, de la piété outragée; Charles le Téméraire la saisit, et se fit charger par le pape et l'empereur de juger entre le père et le fils[238]; l'Empire seul aurait eu ce droit; l'empereur, qui ne l'avait pas, ne pouvait le déléguer, encore bien moins le pape. Le Bourguignon n'en jugea pas moins; il décida pour le vieux duc, c'est-à-dire pour lui-même; celui-ci, malade, mourant, vendit le duché à son juge! et le juge accepta! Une assemblée de la Toison d'Or (étrange tribunal) décida que le legs était valable.
Le fils était dépouillé, comme parricide, à la bonne heure, emprisonné par son juge qui profitait de la dépouille.
Mais qu'avaient fait les peuples de la Gueldre pour être vendus ainsi? Ce fils même, ce coupable, il avait un enfant, innocent à coup sûr, qui n'avait que six ans, et qui était, à son défaut, l'héritier légitime. La ville de Nimègue, décidée à ne pas céder ainsi, prit cet enfant, le proclama, le promena armé d'une armure à sa taille sur les remparts, parmi les combattants qui repoussaient les Bourguignons. Ceux-ci l'emportèrent pourtant à la longue, la Gueldre fut occupée, le petit duc captif.
La violence et l'injustice avaient bon temps. Il n'y avait plus d'autorité au monde, ni roi, ni empereur. Le roi faisait le mort; il avait l'air de ne plus penser qu'aux affaires du Midi. L'Empereur, pauvre prince, pauvre d'honneur surtout, aurait livré l'Empire pour faire la fortune de son jeune Max, par le grand mariage de Bourgogne. Maximilien épousa, comme on sait, plus tard; et il fallut que mademoiselle de Bourgogne, en l'épousant, lui donnât des chemises.
Au moment même où le duc de Bourgogne s'emparait du petit duc de Gueldre, il apprit la mort du duc de Lorraine, et il trouva tout simple, dans sa brutalité, d'enlever le jeune René de Vaudemont, qui succédait[239], croyant prendre l'héritage avec l'héritier. C'était ne prendre rien. La personne du duc était peu en Lorraine[240]; on ne pouvait rien avoir que par les grands seigneurs du pays. Il relâcha René (août).
On voyait bien qu'un homme si violent et si en train de prendre n'avait plus besoin de prétexte. Cependant, il allait avoir une entrevue avec l'empereur, et celui-ci, bas et intéressé comme il était, ne pouvait manquer de lui donner encore tout ce que les titres, les sceaux, les parchemins, peuvent ajouter de force à la force des armes.
Metz devait être honorée de l'entrevue des deux princes[241]. Seulement, le duc voulait qu'on lui permît d'occuper une porte, au moyen de quoi il aurait fait entrer autant de gens qu'il eût voulu. Sa sage ville répondit qu'il n'y avait place que pour six cents hommes, que les gens de l'empereur remplissaient tout déjà, sans parler des paysans qui, à l'approche des troupes, étaient venus se réfugier à Metz. La furie des envoyés bourguignons, à cette réponse, prouva d'autant mieux qu'ils n'auraient pris que pour garder. «Coquenaille! vilenaille!» criaient-ils en partant. Et le duc: «Je n'ai que faire de leur permission; j'ai les clefs de leur ville.»
L'entrevue eut lieu à Trèves[242]. Elle brouilla les deux princes. D'abord le duc se fit attendre, et il écrasa l'empereur de son faste. Les Bourguignons rirent fort quand ils virent les Allemands, leurs amis et gendres futurs, si lourds, si pauvres; ils ne purent s'empêcher de les trouver bien sales[243], pour des gens qui venaient épouser. Le mariage n'était pas trop sûr, quoique le petit Max eût permission d'écrire à mademoiselle de Bourgogne; il n'était pas le seul; d'autres avaient eu cette faveur.
L'archevêque de Mayence, chancelier de l'Empire, ouvrit la conférence par les phrases ordinaires, déplorant au nom de l'empereur que les guerres qui troublaient la chrétienté ne permissent point aux princes de s'unir contre le Turc. Le chancelier de Bourgogne répondit par une longue accusation de l'auteur de ces guerres, du roi qu'il dénonça solennellement comme ingrat, traître, empoisonneur... Le roi, par représailles, occupa Paris, tout l'hiver, du jugement d'un homme que le duc aurait payé pour l'empoisonner.
Le duc fit confirmer par l'empereur son étrange jugement dans l'affaire de Gueldre, et s'en fit donner l'investiture; il lui en coûta, dit-on, 80,000 florins. Il voulait ensuite que l'empereur, en faveur du prochain mariage, l'investît de quatre autres fiefs d'Empire, de quatre évêchés: Liége, Utrecht, Tournay et Cambrai. Cela fait, il fallait qu'il le nommât vicaire impérial, roi de Gaule Belgique ou de Bourgogne... Le tout signé, scellé, il n'eût pas eu la fille.
L'empereur le sentait. Les princes allemands, soutenus par le roi, se montraient peu disposés à laisser vendre l'Empire en détail. Cependant il était difficile de rompre en face. Les Bourguignons étaient en force à Trèves, et le pauvre empereur n'eût pas trouvé de sûreté à rien refuser. Déjà les ornements royaux, sceptre, manteau, couronne étaient exposés à l'église de Saint-Maximin[244]; chacun allait les voir. La cérémonie devait avoir lieu le lendemain. La nuit ou le matin, l'empereur se mit dans une barque, descendit la Moselle; le duc resta duc, comme auparavant.
Mais, s'il avait manqué la royauté, il semblait ne pouvoir manquer le royaume. Dans les derniers mois de 1473, il fit deux pas qui, avec celui de Gueldre, effrayèrent tout le monde.
Il se fit nommer par l'électeur de Cologne, avoué défenseur et protecteur de l'électorat. Il se fit donner en Lorraine quatre places fortes aux frontières, et, de plus, le libre passage, c'est-à-dire la faculté d'occuper tout quand il voudrait. Les grands seigneurs qui formaient le conseil lui livrèrent ainsi le duché. Ils allèrent à Nancy, et il fit une entrée à côté du jeune duc, qui ne pouvait plus s'opposer à rien (15 décembre).
La Gueldre en août; en novembre, Cologne; en décembre, la Lorraine. Malgré l'hiver, au même mois, du poids de ce triple succès, il tomba sur l'Alsace.
Le 21 décembre, sa bannière redoutée apparut aux défilés des Vosges. Il entrait chez lui, dans un pays à lui, pour faire grâce et justice, et il se fit conduire par celui même contre qui tout le monde demandait justice, par son gouverneur Hagenbach. Pour cette tournée seigneuriale, il n'amenait pas moins de cinq mille cavaliers, des étrangers, des Wallons, qui n'entendaient rien à la langue du pays, impitoyables et comme sourds.
Colmar n'eut que le temps de fermer ses portes. Bâle armait, veillait; elle illuminait chaque nuit le pont du Rhin. Tout le pays était en prières; Mulhouse, contre qui il avait prononcé des paroles terribles, désespéra de son salut; les rues y étaient pleines de gens qui disaient les prières des agonisants; ils chantaient des litanies, ils pleuraient; les enfants aussi, sans savoir de quoi[245].
Il faut dire ce qu'était ce terrible Hagenbach à qui le duc avait confié le pays. D'abord il en était, il y avait eu mainte aventure peu honorable; tout ce qu'il y faisait, juste ou injuste, semblait une revanche.
On contait qu'il avait commencé sa fortune d'une manière singulière[246]. Quand le vieux duc devint chauve, et que beaucoup de gens se faisaient tondre pour lui faire plaisir, il y eut pourtant des récalcitrants qui tenaient à leur chevelure; Hagenbach s'établit, ciseaux en mains, aux portes de l'hôtel, et lorsqu'ils arrivaient, il les faisait tondre sans pitié.
Voilà l'homme qu'il fallait au duc, un homme prêt à tout, qui ne vît d'obstacle à rien;—et non plus un Commines qui aurait montré à chaque instant le difficile et l'impossible. Hagenbach, arrivant en Alsace, dans un pays mal réglé, plein de choses flottantes, qu'il fallait peu à peu ordonner, trouva le vrai moyen de désespérer tout le monde; ce fut de mettre partout et tout d'abord ce qu'il appelait l'ordre, la règle et le droit.
La première chose qu'il fit, ce fut de rétablir la sûreté des routes, à force de pendre; le voyageur ne risquait plus d'être volé, mais d'être pendu[247]. Il se chargea ensuite de régler les comptes de la ville libre de Mulhouse et des sujets du duc, comptes obscurs, les uns et les autres étant à la fois créanciers et débiteurs; pour faire payer Mulhouse, il lui coupait les vivres[248]. Autre compte avec les seigneurs; Hagenbach les somma de recevoir les sommes pour lesquelles le souverain du pays leur avait jadis engagé des châteaux; sommes minimes, et tel de ces châteaux était engagé depuis cent cinquante ans. Les détenteurs se souciaient peu d'être payés; mais Hagenbach les payait de force et l'épée à la main. L'un de ces seigneurs engagistes était la riche ville de Bâle, qui, pour vingt mille florins prêtés, tenait les deux villes, Stein et Rheinfelden; un matin, Hagenbach apporte la somme; les Bâlois auraient bien voulu ne pas la recevoir[249].
Il disputait aux nobles leur plus cher privilége, le droit de chasse. Il disputa aux petites gens leur vie, leurs aliments, frappant le blé, le vin, la viande, du mauvais denier; c'était le nom de cette taxe détestée. Thann refusa de payer, et elle paya de son sang; quatre hommes y furent décapités.
Les Suisses qui jusque-là étendaient peu à peu leur influence sur l'Alsace, qui avaient donné à Mulhouse le droit de combourgeoisie, intercédaient souvent près d'Hagenbach et n'en tiraient que moquerie. Dès son arrivée dans le pays, il avait planté la bannière ducale sur une terre qui dépendait de Berne, et Berne ayant porté plainte, le duc avait répondu: «Il ne m'importe guère que mon gouverneur soit agréable à mes gens ou à mes voisins; c'est assez qu'il me plaise, à moi!» De ce moment les Suisses firent un traité avec Louis XI et renoncèrent à l'alliance bourguignonne (13 août 1470)[250]; le duc rendit la terre usurpée.
Il n'y avait rien que d'ajourné; on le sentait; Hagenbach, se voyant si bien appuyé, laissait échapper des plaisanteries menaçantes. Il disait de Strasbourg: «Qu'ont-ils besoin de bourgmestre? ils en auront un de ma main, non plus un tailleur, un cordonnier, mais un duc de Bourgogne.» Il disait de Bâle: «Je voudrais l'avoir en trois jours!», et de Berne: «L'ours, nous allons bientôt en prendre la peau pour nous en faire une fourrure.»
Le 24 décembre, veille de Noël, le duc, conduit par Hagenbach, arrive à Brisach, et tous les habitants, en grande crainte, vont au-devant en procession. Il se met en bataille sur la place et leur fait faire un serment, non plus comme le premier qui réservait leurs priviléges, mais pur et simple, sans réserve. Il sort, escorté d'Hagenbach, qui bientôt rentre avec un millier de Wallons; ils se répandent, pillent, violent; les pauvres habitants obtiennent à grand'peine que le duc éloigne ces brigands de la ville; du reste, il approuve Hagenbach; depuis qu'il avait manqué sa royauté à Trèves, il détestait les Allemands: «Tant mieux, dit-il, sur l'affaire de Brisach; Hagenbach a bien fait; ils le méritent; il faut les tenir ferme.»
Les Suisses obtinrent un délai pour Mulhouse. Mais le duc dit à leurs envoyés que ce serait Hagenbach avec le maréchal de Bourgogne qui réglerait tout, qu'au reste, ils le suivissent à Dijon, et qu'il aviserait.
Il partit, laissant Hagenbach maître, juge et vainqueur, et qui semblait fol de joie et d'insolence: «Je suis pape, criait-il, je suis évêque, je suis empereur et roi.»
Il se maria le 24 janvier, et prit pour faire la noce cette ville même de Thann, ensanglantée récemment, ruinée. Ce mariage fut une occasion d'extorsions, puis de réjouissances folles, d'étranges bacchanales, de farces lubriques[251].
Tant de choses faites impunément lui firent croire qu'il pouvait en tenter une, la plus grave de toutes, la suppression des corps de métiers, des bannières, autrement dit la désorganisation et le désarmement des villes. Tout cela, disait-il, en haine des monopoles: «Quelle belle chose que chacun puisse sans entrave, travailler, commercer comme il veut!»[252].
Faire un tel changement, dans un pays surtout qui n'appartenait pas au duc, qui était simplement engagé et toujours rachetable, c'était chose hasardeuse. Les villes n'en attendirent pas l'exécution; elles rappelèrent leur maître Sigismond; l'évêque de Bâle forma une vaste ligue entre Sigismond, les villes du Rhin, les Suisses et la France.
Il y avait longtemps que le roi préparait tout ceci. Depuis trente ans qu'il avait connu les Suisses à la rude affaire de Saint-Jacques, il les aimait fort, les ménageait et les caressait. Il avait été leur voisin en Dauphiné; son principal agent, dans les affaires suisses, fut un homme qui était des deux pays à la fois, administrateur du diocèse de Grenoble, et prieur de Munster en Argovie, un prêtre actif, insinuant[253]. Il ne se laissa nullement décourager par les anciens rapports des Suisses avec la maison de Bourgogne, qui en avait cinq cents à Montlhéry. Le chef de ces cinq cents, le grand ami des Bourguignons à Berne, était un homme fort estimé et d'ancienne maison, le noble Bubenberg. Le roi lui suscita un adversaire à Berne même dans le riche et brave Diesbach, de noblesse récente (c'étaient des marchands de toile). Au moment où le duc accepta les terres d'Alsace et les querelles de toutes sortes qui y étaient attachées, le roi accueillit Diesbach comme envoyé de Berne (juillet 1469). Un an après, lorsqu'Hagenbach planta la bannière de Bourgogne sur terre bernoise, dans la première indignation du peuple, avant que le duc eût fait réparation, on brusqua un traité entre le roi de France et les Suisses, dans lequel ils renonçaient expressément à l'alliance de Bourgogne (13 août 1470). L'année suivante, le roi intervint en Savoie pour défendre la duchesse sa sœur, contre les princes savoyards, les comtes de Bresse, de Romont et de Genève, amis et serviteurs du duc de Bourgogne; mais il ne voulut rien faire qu'avec ses chers amis les Suisses; il régla tout avec eux et de leur avis. C'était là une chose bien populaire et qui leur rendait le roi bien agréable, de les faire ainsi maîtres et seigneurs dans cette fière Savoie, qui jusque-là les méprisait.
Aussi, dans le moment critique où le duc fit à l'Alsace sa terrible visite, en décembre 1473, Diesbach courut à Paris, et le 2 janvier il écrivit (sous la dictée du roi sans doute) un traité admirable pour Louis XI, qui lui permettait de lancer les Suisses à volonté et de les faire combattre, en se retirant lui-même. Les cantons lui vendaient six mille hommes au prix honnête de quatre florins et demi par mois; de plus, vingt mille florins par an, tenus tout prêts à Lyon; si le roi ne pouvait les secourir, il était quitte pour ajouter vingt mille florins par trimestre. Sommes minimes, en vérité, désintéressement incroyable. Il était trop visible qu'il y avait, au profit des meneurs, des articles secrets.
Diesbach était à Paris, et l'homme du roi, le prêtre de Grenoble était en Suisse; il courait les cantons la bourse à la main.
Un grand mouvement se déclare contre le duc de Bourgogne. Voilà les villes du Rhin qui se liguent et donnent la main aux villes suisses. Voilà les Suisses qui reçoivent et mènent en triomphe leur ennemi, l'autrichien Sigismond; ils jurent à l'éternel adversaire de la Suisse éternelle amitié. Les villes se cotisent; on fait en un moment les 80,000 florins convenus pour racheter l'Alsace; le 3 avril, Sigismond dénonce au duc de Bourgogne que l'argent est à Bâle, qu'il ait à lui restituer son pays.
Dans ce flot qui montait si vite, un homme devait périr, Hagenbach; et il augmentait à plaisir la fureur du peuple. On contait de lui des choses effroyables; il aurait dit: «Vivant, je ferai mon plaisir; mort, que le Diable prenne tout, âme et corps, à la bonne heure!»
Il poursuivait d'amour une jeune nonne; les parents l'ayant fait cacher, il eut l'impudence incroyable de faire crier par le crieur public qu'on eût à la ramener, sous peine de mort.
Un jour, il était à l'église en propos d'amour avec une petite femme, le coude sur l'autel, l'autel tout paré pour la messe; le prêtre arrive: «Comment, prêtre, ne vois-tu pas que je suis là? Va-t'en, va-t'en!» Le prêtre officia à un autre autel; Hagenbach ne se dérangea pas, et l'on vit avec horreur qu'il tournait le dos pour baiser sa belle, à l'élévation de l'hostie[254].
Le 11 avril, il donne ordre aux gens de Brisach de sortir pour travailler aux fossés; aucun n'osait sortir, craignant de laisser à la merci des gens du gouverneur sa femme et ses enfants. Les soldats allemands, qui depuis longtemps n'étaient pas payés, se mettent du côté des habitants. On saisit Hagenbach. Sigismond arrivait, et déjà il était à Bâle. Un tribunal se forme; les villes du Rhin, Bâle même et Berne, toutes envoient pour juger Hagenbach. De la prison au tribunal, les fers l'empêchant de marcher, on le tira dans une brouette, parmi des cris terribles: Judas! Judas! On le fit dégrader par un héraut impérial, et le soir même (9 mai), aux flambeaux, on lui coupa la tête. Sa mort valut mieux que sa vie[255]. Il souriait aux outrages, ne dénonça personne à la torture et mourut chrétiennement. Cependant, la tête qu'on montre à Colmar (si c'est bien celle d'Hagenbach), cette tête rousse, hideuse, les dents serrées, exprime l'obstination désespérée et la damnation.
Le duc vengea son gouverneur en ravageant l'Alsace, mais il ne la recouvra point. Il ne réussit pas mieux à prendre Montbéliard, et il indigna tout le monde par le moyen qu'il employa. Il fit saisir à sa cour même le comte Henri[256]; on le mena devant sa ville; on le mit à genoux sur un coussin noir, et l'on fit dire aux gens qui étaient dans la place qu'on allait couper la tête à leur maître s'ils ne se rendaient. Cette cruelle comédie ne servit à rien.
Le duc avait besoin de se relever par quelque grand coup, une guerre heureuse; il en trouvait l'occasion dans l'affaire de Cologne, tout près de chez lui, à l'entrée des Pays-Bas, une guerre à coup sûr, il lui semblait, parce qu'il était là à portée de ses ressources. Malgré la perte de l'Alsace, il était rassuré par une trêve que le roi venait de conclure avec lui (1er mars)[257]. Il l'était par les nouvelles pacifiques qui lui venaient de Suisse. Le comte de Romont, Jacques de Savoie, avait réussi à rendre force au parti bourguignon. Les ambassadeurs de Bourgogne et de Savoie avaient excusé Hagenbach, rappelant aux Suisses que jamais ils n'avaient mieux vendu leurs bœufs et leurs fromages, faisant entendre enfin que si le roi payait, le duc pouvait payer encore mieux.
Il reçut ces nouvelles en mai, à Luxembourg. En même temps, il tirait parole d'Édouard pour une descente en France. Les conditions qu'il faisait à l'Angleterre sont telles qu'il y a apparence que le traité n'était pas sérieux. Il lui donnait tout le royaume de France, et lui, duc de Bourgogne, il se contentait de Nevers, de la Champagne et des villes de la Somme. Il signa le traité le 25 juillet[258], et le 30 il s'établit dans son camp, près de Cologne, devant la petite ville de Neuss, qu'il assiégeait depuis le 19[259].
L'archevêque de Cologne, Robert de Bavière, en guerre avec son noble chapitre, avait, comme on a vu, décliné le jugement de l'empereur, et s'était nommé pour avoué et défenseur le duc de Bourgogne. Celui-ci, envoyant à Cologne ordre d'obéir, n'y gagna qu'un outrage: la sommation déchirée, le héraut insulté, les armes de Bourgogne jetées dans la boue. Les chanoines, tous seigneurs ou chevaliers du pays, élurent évêque un des leurs, Hermann de Hesse, frère du landgrave.
Cet Hermann, appelé plus tard Hermann le Pacifique, n'en fut pas moins le défenseur de l'Allemagne contre le duc de Bourgogne. Il se jeta dans Neuss, le tint là tout un an, de juillet en juillet. Là se brisa cette grande puissance, mêlée de tant d'États, ce monstre qui faisait peur à l'Europe. Les Suisses eurent la gloire d'achever.
L'acharnement extraordinaire que le duc montra contre Neuss ne tint pas seulement à l'importance de ce poste avancé de Cologne, mais sans doute aussi au regret, à la colère d'avoir fait à cette petite ville des offres exagérées, déloyales même et malhonnêtes, et d'avoir eu la honte du refus. Pour la séduire, il avait été, lui défenseur de l'électeur et de l'électorat, jusqu'à offrir à Neuss de l'en affranchir, de la rendre indépendante de Cologne, en sorte qu'elle devînt ville libre, immédiate, impériale[260]. Refusé, il s'aheurta à sa vengeance et il oublia tout, y consuma d'immenses ressources et s'y épuisa. Tout le monde, dès qu'on le vit cloué là, s'enhardit contre lui. Il s'y établit le 30 juillet, et, dès le 15 août, le jeune René traita avec Louis XI. Le bruit courait que René était déshérité de son grand-père, le vieux René, qui aurait promis la Provence au duc de Bourgogne[261]. Louis XI prit ce prétexte pour saisir l'Anjou.
Le duc reçut devant Neuss, en novembre, le solennel défi des Suisses qui entraient en Franche-Comté, et presque aussitôt il apprit qu'ils y avaient gagné sur les siens une sanglante bataille à Héricourt (13 novembre). Le pays désarmé n'avait guère eu que ses milices à opposer aux Suisses. Le hasard voulut cependant qu'à ce moment Jacques de Savoie, comte de Romont, amenât d'Italie un corps de Lombards. Ce renfort ne fit que rendre la défaite plus grave, et les Italiens, sur lesquels le duc comptait pour prendre Neuss, y arrivèrent déjà battus.
Son échec de Beauvais lui avait laissé une estime médiocre de ses sujets. Il fait venir deux mille Anglais, et, pour faire une guerre plus savante, il avait engagé en Lombardie des soldats italiens. Eux seuls s'entendaient aux travaux des siéges, et leur bravoure semblait incontestable depuis que les Suisses avaient reçu à l'Arbedo une si rude leçon du Piémontais Carmagnola.
Venise avait ordinairement à son service les plus habiles condottieri, Carmagnola autrefois, et alors le sage Coglione. Mais quelque offre que pût faire le duc de Bourgogne, il ne put attirer à son service ce grand tacticien. Venise eût craint de déplaire à Louis XI, si elle eût prêté son général. Coglione, dont la prudence était proverbiale, répondit qu'il était le serviteur du duc et le servirait volontiers, «mais en Italie.» Ce dernier mot était significatif; les Italiens croyaient voir un jour ou l'autre le conquérant au delà des Alpes[262].
Dans la route d'aventures où entrait le duc de Bourgogne, se mettant à violer les églises du Rhin, sans souci du pape ni de l'empereur, il ne lui fallait pas des hommes si prudents, qui auraient gardé leur jugement et se seraient donnés avec mesure, mais de vrais mercenaires, des aventuriers, qui, vendus une fois, allassent, les yeux fermés, au mot du maître, par le possible et l'impossible. Tel lui parut le capitaine napolitain Campobasso, homme fort suspect, fort dangereux, qui se vantait d'être banni pour sa fidélité héroïque au parti d'Anjou.
Le duc de Bourgogne n'avait pas une armée devant Neuss, mais bien quatre armées, qui se connaissaient peu et ne s'aimaient pas: une de Lombards, une d'Anglais, une de Français, une enfin d'Allemands; parmi ceux-ci servait une bande, nullement allemande, des malheureux Liégeois, obligés de combattre pour le destructeur de Liége.
Le siége commença par une formidable procession que le duc fit faire autour de la ville; six mille superbes cavaliers défilèrent, armés (homme et cheval) de toutes pièces; nulle armée moderne ne peut donner l'idée d'un tel spectacle. Chacune de ces armures d'acier, ouvragées, dorées, damasquinées, battues à grands frais à Milan, étonne, effraye encore dans nos musées, œuvres d'art patient, et la plus splendide parure que l'homme ait portée jamais, à la fois galante et terrible.
Terrible en plaine. Mais sur la montagne de Neuss, dans ce fort petit nid, les durs fantassins de la Hesse ne firent que rire de cette cavalerie. La bière ne manquait pas, ni le vin, ni le blé; le brave chanoine Hermann leur avait amassé des vivres; soir et matin il faisait jouer de la flûte sur toutes les tours.
La première chose que fit le duc, ce fut d'ordonner aux Lombards d'aller prendre une île, en face de la ville. Ces cavaliers bardés de fer, peu propres à ce coup de main, obéirent courageusement et plus d'un se noya. On recourut alors au moyen plus lent et plus raisonnable de faire un pont de bateaux, de tonneaux; l'on travailla patiemment à combler un bras du fleuve. Ces travaux furent troublés souvent par l'audace des assiégés, qui, sans s'effrayer de cette grande armée, ni de savoir là le duc en personne, firent des sorties terribles, coup sur coup, en septembre, en octobre, en novembre.
Cependant Cologne et son chapitre, les princes du Rhin qui regardaient ces grands évêchés comme les apanages des cadets de leur famille, se remuèrent extraordinairement, implorant à la fois l'Empire et la France. Le 31 décembre, ils conclurent, au nom de l'Empire, une ligue avec Louis XI; pour les encourager à se mettre en campagne, il leur faisait croire qu'il allait les joindre avec trente mille hommes.
Charles le Téméraire s'était rassuré par deux choses: l'Empire était dissous depuis longtemps, et l'empereur était pour lui. En ceci, il avait raison; il tenait toujours l'empereur par sa fille et ce grand mariage. Mais, quant à l'Allemagne, il ignorait qu'au défaut d'unité politique, elle avait une force qui pouvait se réveiller, la bonne vieille fraternité allemande, l'esprit de parenté, si fort en ce pays. Outre les parentés naturelles, il y avait entre plusieurs maisons d'Allemagne des parentés artificielles, fondées sur des traités, qui les rendaient solidaires, héritières les unes des autres en cas d'extinction. Tel fut le lien que forma la Hesse, à cette occasion, avec la puissante maison de Saxe et le vaillant margrave Albert de Brandebourg, l'Achille et l'Ulysse de l'Allemagne, qui, disait-on, avait vaincu dans dix-sept tournois, en dix batailles[263], qui trente ans auparavant avait défait et pris le duc de Bavière, et qui ne demandait pas mieux que de chasser encore un Bavarois du siége de Cologne.
Le duc n'en restait pas moins devant Neuss pendant ce long hiver du Rhin, s'étant bâti là une maison, un foyer, comme pour y demeurer à jamais, jour et nuit armé et dormant sur une chaise[264]. Il y rongeait son cœur. Il avait demandé une levée en masse[265] aux Flamands, qui n'avaient pas bougé. L'hiver n'était pas fini qu'il vit son Luxembourg envahi par une nuée d'Allemands. Louis XI, ayant repris Perpignan aux Aragonais le 10 mars, se trouvait libre d'agir au Nord. Il envahit la Picardie. Le duc reçut tout à la fois ces nouvelles et le défi du jeune René (9 mai). Dans sa fureur d'être défié d'un si petit ennemi, il apprit, pour combler la mesure, que sa forteresse de Pierrefort venait de se rendre; hors de lui-même, il ordonna que les lâches qui l'avaient rendue fussent écartelés.
Les Anglais, depuis un an, allaient arriver et n'arrivaient pas. Ils avaient pris le traité au sérieux, et ce mot: Conquête de France. Ils avaient préparé un immense armement, emprunté de l'argent à Florence, acheté l'amitié de l'Écosse, fait une ligue avec la Sicile[266]. Chose nouvelle, les Anglais furent lents et les Allemands prompts. La grande armée de l'Empire se trouva, malgré les retards calculés de l'empereur, assemblée dès le commencement de mai sur le Rhin, pour la défense de la sainte ville de Cologne, pour le salut de Neuss.
La brave petite ville avait encore tout son courage en mars, après un si long siége, tellement qu'au carnaval les assiégés firent un tournoi. Cependant, les vivres venaient à la fin, la famine arrivait. On fit une procession en l'honneur de la Vierge; dans la procession, une balle tombe, on la ramasse, on lit: «Ne crains pas, Neuss, tu seras sauvée.» Ils regardèrent du haut des murs, et bientôt ils n'eurent plus qu'à remercier Dieu... Déjà branlaient à l'horizon les bannières sans nombre de l'Empire[267].
Le vaillant margrave de Brandebourg, qui avait le commandement de l'armée, montra beaucoup de prudence[268]. Il trouva un moyen de renvoyer le Téméraire sans blesser son orgueil. Il lui proposa de remettre la chose à l'arbitrage du légat du pape qu'il amenait avec lui. Le duc ne pouvait guère refuser; le roi avançait toujours, il était dans l'Artois. Le légat entra dans Neuss, le 9 juin, avec les conseillers impériaux et bourguignons. Le 17, l'empereur traita pour lui seul, à l'exclusion des Suisses, des villes du Rhin et de Sigismond même. Il sacrifia tout à l'espoir du mariage. Il fut convenu que le duc et l'empereur s'éloigneraient en même temps: le duc, le 26, l'empereur, le 27[269].
De toute façon, le duc n'eût pu rester. Les Anglais, qui l'appelaient depuis un mois et qui voyaient passer la saison, s'étaient lassés d'attendre et venaient de descendre à Calais.
CHAPITRE III
DESCENTE ANGLAISE
1475
Pour bien comprendre cette affaire compliquée de la descente anglaise, il faut d'abord en dire le point essentiel, c'est que de ceux qui y travaillaient, il n'y en avait pas un qui ne voulût tromper tous les autres.
L'homme qui y était le plus intéressé, et qui s'était donné le plus de peine, était certainement le connétable de Saint-Pol. Il savait que, depuis le siége de Beauvais, le roi et le duc le haïssaient à mort, et qu'ils n'étaient pas loin de s'entendre pour le faire périr. Il lui fallait, et au plus vite, embrouiller les affaires d'un élément nouveau, amener les Anglais en France, leur y donner pied, s'il pouvait un petit établissement, non chez lui, mais sur la côte, à Eu ou à Saint-Valéry par exemple. Trois maîtres lui allaient mieux que deux pour n'en avoir aucun. Il avait fait croire aux Anglais, pour les décider, qu'ils n'avaient qu'à venir, qu'il leur ouvrirait Saint-Quentin.
Saint-Pol mentait, le Bourguignon, l'Anglais mentaient aussi. Le Bourguignon avait promis de faire la guerre au roi trois mois d'avance, puis l'Anglais serait venu pour profiter. Il était trop visible que celui qui commencerait préparerait le succès de l'autre.
D'autre part, l'Anglais semble avoir laissé croire au Bourguignon qu'il attaquerait par la Seine, par la Normandie, c'est-à-dire qu'il vivrait entièrement sur les terres du roi, qu'il éloignerait la guerre des terres du duc. Il fit tout le contraire. Il montra une flotte sur les côtes de Normandie, mais il effectua son passage à Calais sur les bateaux plats de Hollande. Le 30 juin, il n'y avait encore que cinq cents hommes à Calais[270], et le 6 juillet l'armée avait passé: quatorze mille archers à cheval, quinze cents hommes d'armes, tous les grands seigneurs d'Angleterre, Édouard même[271]. Jusque-là, on doutait qu'il vînt faire la guerre en personne.
Avec une telle armée, et débarquant là, il se trouvait bien près de la Flandre et il lui était déjà onéreux. Le duc de Bourgogne, très-pressé de l'en éloigner, partit enfin de Neuss, laissa ses troupes fort diminuées en Lorraine, et revint seul à Bruges demander de l'argent aux Flamands (12 juillet). Le 14, il joignit à Calais cette grande armée anglaise, et se hâta de l'entraîner en France.
Les Anglais s'étaient figuré que leur ami les logerait en route. Mais point; sur leur chemin, il fermait ses places, les laissait coucher à la belle étoile. Seulement, il les encourageait en leur montrant de loin les bonnes villes picardes, où le connétable avait hâte de les recevoir. Arrivés devant Saint-Quentin, «ils s'attendaient qu'on sonnât les cloches et qu'on portât au-devant la croix et l'eau bénite.» Ils furent reçus à coups de canon; il y eut deux ou trois hommes tués.
Peu de jours auparavant (20 juin), les Bourguignons avaient éprouvé, à leur dam, ce qu'il fallait croire des promesses du connétable. Il assurait qu'il avait pratiqué le duc de Bourbon, alors général du roi du côté de la Bourgogne; il ne s'agissait que de se présenter, et il allait leur ouvrir tout le pays. Ils se présentèrent en effet et furent taillés en pièces (21 juin)[272].
Entre tous ceux qui les avaient appelés, les Anglais n'avaient qu'un ami sûr, le duc de Bretagne. Amitié orageuse pourtant et fort troublée. Il refusait obstinément de leur livrer le dernier prétendant du sang de Lancastre qui s'était réfugié chez lui, c'est-à-dire qu'à tout événement il gardait une arme contre eux.
Néanmoins le roi avait sujet d'être fort inquiet. Il avait perdu l'alliance de l'Écosse, l'espoir de toute diversion[273]. Tout ce que la prudence conseillait, il l'avait fait. Trop faible pour tenir la mer contre les Anglais, Flamands et Bretons, il avait assuré la terre, autant qu'il l'avait pu. Dès le mois de mars, il garantit la solde, les priviléges, l'organisation des francs-archers. Il mit Paris sous les armes; il garnit Dieppe et Eu[274]. Jusqu'au dernier moment, il ignora si l'expédition aurait lieu, si la descente se ferait en Picardie ou en Normandie. Il se tenait entre les deux provinces. Tout ce qu'il savait, c'est que l'ennemi avait de fortes intelligences parmi les siens. Le duc de Bourbon, qu'il avait prié de le joindre, ne bougeait pas. Le duc de Nemours se tenait immobile. Il y avait à craindre bien des défections.
Il jugea pourtant avec sagacité que les Anglais, ayant si peu à se louer du duc de Bourgogne et du connétable, n'ayant été reçus nulle part encore et n'ayant en France que la place de leur camp, ils ne seraient pas si terribles. Cette France dévastée ne leur semblait guère désirable. Le roi avait fait un désert devant eux. D'autre part, Édouard avait fait tant de guerres, qu'il en avait assez; il était déjà fatigué et lourd; il devenait gras. Gouverné comme il l'était par sa femme et les parents de sa femme, il y avait un point par où on pouvait le prendre aisément: un mariage royal, qui eût tant flatté la reine! demander une de ses filles pour le petit dauphin. Quant aux grands seigneurs du parti opposé à la reine, on pouvait les avoir avec de l'argent. Restaient les vieux Anglais, les hommes des communes qui avaient poussé à la guerre; mais ils étaient bien refroidis. «Le roi avoit amené dix ou douze hommes, tant de Londres que d'autres villes d'Angleterre, gros et gras, qui avoient tenu la main à ce passage et à lever cette puissante armée. Il les faisoit loger en bonnes tentes; mais ce n'étoit point la vie qu'ils avoient accoutumé; ils en furent bientôt las; ils avoient cru qu'une fois passés, ils auroient une bataille au bout de trois jours.»
Les Anglais voyaient bien qu'un seul homme leur avait dit vrai sur le peu de secours qu'ils trouveraient dans leurs amis d'ici; c'était le roi de France, quand il reçut leur héraut avant le passage. Il lui avait donné un beau présent, trente aunes de velours et trois cents écus, en promettant mille si les choses s'arrangeaient. Le héraut avait dit que, pour le moment, il n'y avait rien à faire, mais que le roi Édouard une fois passé en France on pourrait s'adresser aux lords Howard et Stanley.
Ces deux lords, en effet, prirent l'occasion d'un prisonnier que l'on renvoyait pour «se recommander à la bonne grâce du roi de France.» Le roi, sans perdre de temps, sans ébruiter la chose par l'envoi d'un héraut, prit pour héraut «un varlet[275]» qu'il avait remarqué pour l'avoir vu une fois, un garçon d'assez pauvre mine, mais qui avait du sens «et la parole douce et amiable.» Il le fit endoctriner par Commines, mettre hors du camp sans bruit, de sorte qu'il ne mit la cotte de héraut que pour entrer au camp anglais. On l'y reçut fort bien. Des ambassadeurs furent chargés de traiter de la paix, en tête lord Howard.
On eut peu de peine à s'entendre. Le projet de mariage facilita les choses; le dauphin devait épouser la fille d'Édouard, qui aurait un jour le revenu de la Guyenne, et en attendant cinquante mille écus par année. Ce mot de Guyenne, si agréable aux oreilles anglaises, fut dit, mais non écrit dans le traité. Édouard recevait sur-le-champ pour ses frais une somme ronde de 75,000 écus, et encore 50,000 pour rançon de Marguerite; grande douceur pour un roi qui n'osait rien exiger des siens après ces guerres civiles. Tous ceux qui entouraient Édouard, les plus grands, les plus fiers des lords, tendirent la main et reçurent pension. Louis XI était trop heureux d'en être quitte pour de l'argent. Il reçut les Anglais à Amiens à table ouverte, les fit boire pendant plusieurs jours, enfin se montra aussi gracieux et confiant que leur ami le duc de Bourgogne avait été sauvage.
Tout cela s'arrangea pendant une absence du duc de Bourgogne, qui laissa un moment le roi d'Angleterre pour aller demander de l'argent et des troupes aux États de Hainaut. Il revint (19 août), mais trop tard, s'emporta fort, maltraita de paroles le roi d'Angleterre, lui disant (en anglais pour être entendu) que ce n'était pas ainsi que ses prédécesseurs s'étaient conduits en France, qu'ils y avaient fait de belles choses et gagné de l'honneur. «Est-ce pour moi, disait-il encore, que j'ai fait passer les Anglais? C'est pour eux, pour leur rendre ce qui leur appartient. Je prouverai que je n'ai que faire d'eux; je ne veux point de trêve, que trois mois après qu'ils auront repassé la mer.» Plus d'un Anglais pensait comme lui[276] et restait sombre, malgré toutes les avances du roi et ses bons vins, surtout ce dur bossu Glocester.
Il y avait quelqu'un de plus fâché encore de cet arrangement, c'était le connétable. Il envoyait au roi, au duc; il voulait s'entremettre de la paix. Au roi, il faisait dire qu'il suffisait pour contenter ces Anglais de leur donner seulement une petite ville ou deux pour les loger l'hiver, «qu'elles ne sauraient être si méchantes qu'ils ne s'en contentassent.» Il voulait dire Eu et Saint-Valéry. Le roi craignait que les Anglais ne les demandassent en effet, et les fit brûler.
L'honnête connétable ne pouvant établir ici les Anglais, offrait de les détruire; il proposait de s'unir tous pour tomber sur eux. D'autre part, Édouard disait au roi que s'il voulait seulement payer moitié des frais, il repasserait la mer, l'année suivante, pour détruire son beau-frère le duc de Bourgogne.
Le roi n'eut garde de profiter de cette offre obligeante: son jeu était tout autre. Il lui fallait au contraire rassurer le duc de Bourgogne, lui garantir une longue trêve (neuf années), pendant laquelle il pût courir les aventures, s'enfoncer dans l'Empire, s'enferrer aux lances des Suisses. Le roi comptait, en attendant, se donner enfin le bien que depuis dix ans il demandait dans ses prières, d'arracher ses deux mauvaises épines du Nord et du Midi, les Saint-Pol et les Armagnac.
Ceux-ci voyaient bien cette pensée dans le cœur du roi, et sous son patelinage: Mon bon cousin, mon frère... qu'il ne demandait que leur mort. Mais par qui commencerait-il? Il avait déjà frappé un Armagnac en 1473; l'autre (duc de Nemours) croyait son tour venu, il écrivait à Saint-Pol (qui avait épousé sa nièce) que, pouvant être happé d'un moment à l'autre, il allait lui envoyer ses enfants, les mettre en sûreté.
Il est juste de dire qu'ils avaient bien gagné la haine du roi et tout ce qu'il pourrait leur faire. Quinze ans durant, leur conduite fut invariable, jamais démentie; ils ne perdirent pas un jour, une heure, pour trahir, brouiller, remettre l'Anglais en France, recommencer ces guerres affreuses.
Ceux qui excusent tout ceci, comme la résistance du vieux pouvoir féodal, errent profondément. Les Nemours, les Saint-Pol, étaient des fortunes récentes. Saint-Pol s'était fait grand en se donnant deux maîtres et vendant tour à tour l'un à l'autre. Nemours devait les biens immenses qu'il avait partout (aux Pyrénées, en Auvergne, près Paris, et jusqu'en Hainaut), il les devait, à qui? à la folle confiance de Louis XI, qui passa sa vie à s'en repentir.
Le roi venait de remettre au duc d'Alençon la peine de mort pour la seconde fois, lorsqu'il apprit que Jean d'Armagnac (celui qui avait deux femmes, dont l'une était sa sœur) s'était rétabli dans Lectoure. Il avait trouvé moyen d'amuser la simplicité de Pierre de Beaujeu qui gardait la place, et il avait pris la ville et le gardien (mars 1473). Ce tour piqua le roi. Il avait à peine recouvré le Midi et il semblait près de le perdre; les Aragonais rentraient dans Perpignan (1er février)[277]. Il résolut cette fois de profiter de ce que d'Armagnac s'était lui-même enfermé dans une place, de le serrer là, de l'étouffer.
La crise lui semblait demander un coup rapide, terrible; son âme, qui jamais ne fut bonne, était alors furieusement envenimée contre tous ces Gascons, et par leurs menteries continuelles, et par leurs railleries[278].
Il dépêche deux grands officiers de justice, les sénéchaux de Toulouse et de Beaucaire, les francs-archers de Languedoc et de Provence; pour assurer la chasse, il leur promet la curée; la besogne devait être surveillée par un homme sûr, le cardinal d'Alby[279]. Armagnac se défendit trop bien, et on lui fit espérer un arrangement pour tirer de ses mains Beaujeu et les autres prisonniers[280]. Pendant les pourparlers, un seul article restant à régler, les francs-archers entrèrent, firent main basse partout, tuèrent tout dans la ville. L'un d'eux, sur l'ordre des sénéchaux, poignarda Armagnac sous les yeux de sa femme (6 mars 1473).
Nemours et Saint-Pol ne pouvaient guère espérer mieux. Ils étaient des exemples illustres d'ingratitude, s'il en fut jamais. La seule excuse de Saint-Pol (la même que donnaient en Suisse les comtes de Romont et de Neufchâtel, dont nous allons parler), c'était qu'ayant du bien sous deux seigneurs, relevant de deux princes, ils étaient sans cesse embarrassés par des devoirs contradictoires. Mais alors comment compliquer cette complication? pourquoi accepter chaque année de nouveaux dons du roi pour le trahir? pourquoi cet acharnement à sa ruine?... S'il y fût parvenu, il n'eût guère avancé. Il eût trouvé un roi à défaire dans le duc de Bourgogne; c'eût été à recommencer.
Trois fois le roi faillit périr par lui. D'abord à Montlhéry, et cette fois il arrache l'épée de connétable.—Le roi le comble, il le marie, le dote en Picardie, le nomme gouverneur de Normandie[281]; et c'est alors qu'il s'en va lui ruiner ses alliés, Dinant et Liége.—Le roi lui donne des places dans le Midi (Ré, Marant), et il travaille à unir le Midi et le Nord, Guienne et Bourgogne, pour la ruine du roi.—Dans sa crise de 1472, le roi, in extremis, se fie à lui, lui laisse la Somme à défendre (la Somme, Beauvais, Paris!), et tout était perdu si le roi n'eût en hâte envoyé Dammartin.—Le duc de Bourgogne s'éloigne de la France, s'en va faire la guerre en Allemagne; Saint-Pol le va chercher, il lui amène l'Anglais, il lui répond que le duc de Bourbon trahira comme lui... Si celui-ci l'eût écouté, que serait-il advenu de la France?
Un matin, tout cela éclate. Cette montagne de trahisons retombe d'aplomb sur la tête du traître. Le roi, le duc et le roi d'Angleterre échangent les lettres qu'ils ont de lui. L'homme reste à jour, connu et sans ressources.
Il s'agissait seulement de savoir qui profiterait de la dépouille? Saint-Pol pouvait encore ouvrir ses places au duc de Bourgogne, et peut-être obtenir grâce de lui. Un reste d'espoir le trompa pour le perdre. Le roi mit ce délai à profit, conclut vite un arrangement avec le duc pour le renvoyer à sa guerre de Lorraine; il lui abandonnait la Lorraine, l'empereur, l'Alsace (le monde, s'il eût fallu), pour le faire partir. Tout cela fut écrit le 2 septembre, signé le 13; le 14, le roi, avec cinq ou six cents hommes d'armes, arrive devant Saint-Quentin qui ouvre sans difficulté; le connétable s'était sauvé à Mons. Au reste, si le roi prenait, c'était pour donner, à l'entendre, pour en faire cadeau au duc, à qui il avait promis la bonne part dans les biens de Saint-Pol. «Beau cousin de Bourgogne, disait-il, a fait du connétable comme on fait du renard; il a retenu la peau, comme un sage qu'il est; moi, j'aurai la chair, qui n'est bonne à rien[282].»
Le duc de Bourgogne tenait Saint-Pol à Mons depuis le 26 août. Quelques torts que celui-ci eût envers lui, il s'était fié à lui pourtant, et il lui aurait remis ses places si le roi ne l'eût prévenu. Le fils de Saint-Pol avait bravement combattu pour le duc; il souffrait pour lui une dure captivité et le roi parlait de lui couper la tête. Les services du fils, sa prison, son danger, demandaient grâce pour le père auprès du duc de Bourgogne et priaient pour lui.
Saint-Pol, qui était à Mons chez son ami le bailli de Hainaut, n'avait aucune crainte. Un simple valet de chambre du duc était là pour le surveiller. Cependant la guerre de Lorraine traînait, contre toute attente, et le roi, demandant qu'on lui livrât Saint-Pol, poussait des troupes en Champagne, aux frontières de Lorraine. Le duc, qui avait pris Pont-à-Mousson le 26 septembre, ne put avoir Épinal que le 19 octobre, et le 24 seulement il assiégea Nancy. Rien n'avançait; la ville résistait avec une gaieté désespérante pour les assiégeants[283]. L'Italien Campobasso qui dirigeait le siége, et qui avait baissé dans la faveur du maître depuis qu'il avait manqué Neuss, travaillait mal et lentement; peut-être déjà marchandait-il sa mort.
Cette lenteur devenait fatale au connétable; le duc n'osait plus le refuser au roi, qui pouvait entrer en Lorraine et lui faire perdre tout. Le 16 octobre, un secrétaire vint donner ordre aux gens de Mons de le garder à vue. Le duc, devant Nancy, reçut presque en même temps une lettre du connétable et une lettre du roi, la première suppliante, où le captif exposait «sa dolente affaire,» la seconde presque menaçante, où le roi le sommait de laisser la Lorraine s'il ne voulait pas lui livrer Saint-Pol et les biens de Saint-Pol. Le duc, acharné à sa proie, fit semblant de complaire au roi et ordonna à ses gens de lui livrer le prisonnier le 24 novembre, s'ils n'apprenaient la prise de Nancy; ses capitaines lui répondaient de la prendre le 20. En ce cas il eût manqué de parole au roi, eût gardé Nancy et Saint-Pol.
Malheureusement l'ordre fut donné aux ennemis personnels de celui-ci, à Hugonet et Humbercourt[284], qui le 24, sans attendre un jour, une heure de plus, le livrèrent aux gens du roi. Trois heures après, dit-on, arriva un ordre de différer encore: il n'était plus temps.
Le procès fut mené très-vite[285]. Saint-Pol savait bien ces choses, pouvait perdre bien des gens d'un mot. On se garda bien de le mettre à la torture, et Louis XI regretta plus tard qu'on ne l'eût pas fait. Livré le 24 novembre, il fut décapité le 19 décembre sur la place de Grève[286]. Quelque digne qu'il fût de cette fin, elle fit tort à ceux qui l'avaient livré, au duc surtout, en qui il avait eu confiance et qui avaient trafiqué de sa vie[287].
Cette Lorraine, achetée si cher, il l'eut enfin, il entra dans Nancy (30 novembre 1475). Quoique la résistance eût été longue et obstinée, il accorda à la ville la capitulation qu'elle dressa elle-même[288]. Il se soumit à faire le serment que faisaient les ducs de Lorraine, et il reçut celui des Lorrains; il rendit la justice en personne, comme faisaient les ducs, écoutant tout le monde infatigablement, tenant les portes de son hôtel ouvertes jour et nuit, accessible à toute heure.
Il ne voulait pas être le conquérant, mais le vrai duc de Lorraine, accepté du pays qu'il adoptait lui-même. Cette belle plaine de Nancy, cette ville élégante et guerrière, lui semblait, autant et plus que Dijon, le centre naturel du nouvel empire[289], dont les Pays-Bas, l'indocile et orgueilleuse Flandre, ne seraient plus qu'un accessoire. Depuis son échec de Neuss, il détestait tous les hommes de langue allemande, et les impériaux qui lui avaient ôté des mains Neuss et Cologne, et les Flamands qui l'avaient laissé sans secours, et les Suisses qui, le voyant retenu là, avaient insolemment couru ses provinces[290].
Le 12 juillet, dans son rapide retour de Neuss à Calais, il s'était arrêté à Bruges, un moment, pour lancer aux Flamands un foudroyant discours[291], les effrayer et en tirer de nouvelles ressources. S'il est resté longtemps à ce siége, jusqu'à ce que l'empereur, l'Empire, le roi de France, se soient mis en mouvement, les Flamands en sont cause, qui l'ont laissé là pour périr.... «Ah! quand je me rappelle les belles paroles qu'ils disent à toute entrée de leur seigneur, qu'ils sont de bons, loyaux, obéissants sujets, je trouve que ces paroles ne sont que fumées d'alchimie. Quelle obéissance y a-t-il à désobéir? quelle loyauté d'abandonner son prince? quelle bonté filiale en ceux qui plutôt machinent sa mort?... De telles machinations, répondez, n'est-ce pas crime de lèse-majesté? et à quel degré? au plus haut, en la personne même du prince. Et quelle punition y faut-il? la confiscation? Non, ce n'est pas assez... la mort... non décapités, mais écartelés!
«Pour qui votre prince travaille-t-il? est-ce pour lui ou pour vous, pour votre défense? Vous dormez, il veille; vous vous tenez chauds, il a froid; vous restez chez vous pendant qu'il est au vent, à la pluie; il jeûne, et vous, dans vos maisons, vous mangez, buvez, et vous vous tenez bien aise!...
«Vous ne vous souciez pas d'être gouvernés comme des enfants sous un père; eh bien! fils déshérités pour ingratitude[292], vous ne serez plus que des sujets sous un maître... Je suis et je serai maître, à la barbe de ceux à qui il en déplaît. Dieu m'a donné la puissance... Dieu, et non pas mes sujets. Lisez là-dessus la Bible, aux livres des Rois...
«Si pourtant vous faisiez encore votre devoir, comme bons sujets y sont tenus, si vous me donniez courage pour oublier et pardonner, vous y gagneriez davantage... J'ai bien encore le cœur et le vouloir de vous remettre au degré où vous étiez devant moi: Qui bien aime tard oublie.
«Donc ne procédons pas encore, pour cette fois, aux punitions... Je veux dire seulement pourquoi je vous ai mandés.» Et alors, se tournant vers les prélats: «Obéissez désormais diligemment et sans mauvaise excuse, ou votre temporel sera confisqué.»—Puis, aux nobles: «Obéissez, ou vous perdez vos têtes et vos fiefs.»—Enfin aux députés du dernier ordre, d'un ton plein de haine: «Et vous, mangeurs des bonnes villes, si vous n'obéissiez aussi à mes ordres, à toute lettre que mon chancelier vous expédiera, vous perdriez, avec tous vos priviléges, les biens et la vie[293].»
Ce mot mangeurs des bonnes villes était justement l'injure que le petit peuple adressait aux gros bourgeois qui faisaient les affaires publiques. Que le prince la leur adressât, c'était chose nouvelle, menaçante; il semblait, par ce mot seul, prêt à déchaîner sur eux les vengeances de la populace, et déjà leur passer la corde au col.
Dans leur réponse écrite, infiniment mesurée, respectueuse et ferme, ils prétendirent qu'au moment même où il les appelait à Neuss, le bruit courait qu'il y avait accord entre lui et l'empereur (accord secret de mariage, ils l'insinuaient finement). Au lieu d'armer, de partir, ils avaient donné de l'argent[294]. De plus, l'Artois étant menacé, ils ont levé deux mille hommes pour six semaines, et si la Flandre eût eu besoin de défense, ils auraient fait davantage. «Votre père, le duc Philippe, de noble mémoire, vos nobles prédécesseurs, ont laissé le pays dans cette liberté de n'avoir nulle charge sans que les quatre membres de Flandre y aient préalablement consenti au nom des habitants... Quant à vos dernières lettres, portant que dans quinze jours tout homme capable de porter les armes se rendra près d'Ath, elles n'étaient point exécutables, ni profitables pour vous-même; vos sujets sont des marchands, des ouvriers, des laboureurs, qui ne sont guère propres aux armes. Les étrangers quitteraient le pays... La marchandise, dans laquelle vos nobles prédécesseurs ont, depuis quatre cents ans, entretenu le pays avec tant de peine, la marchandise, très-redouté seigneur, est inconciliable avec la guerre.»
Il répondit aigrement qu'il ne se laissait pas prendre à toutes leurs belles paroles, à leurs protestations. «Suis-je un enfant pour qu'on m'amuse avec des mots et une pomme?... Et qui donc est seigneur ici? est-ce vous, ou bien est-ce moi?... Tous mes pays m'ont bien servi, sauf la Flandre, qui de tous est le plus riche. Il y a chez vous telle ville qui prend sur ses habitants plus que moi sur tout mon domaine (ceci contre les bourgeois dirigeants, insinuation dangereuse et meurtrière). Vous appliquez à vos usages ce qui est à moi; à moi appartiennent ces taxes des villes; je puis me les appliquer, et je le ferai, m'en aider à mon besoin, ce qui vaudrait mieux que tel autre usage qu'on en fait, sans que mon pays y gagne... Riches ou pauvres, rien ne dispense d'aider votre prince. Voyez les Français, ils sont bien pauvres, et comme ils aident leur roi!...»
Le dernier mot fut celui-ci, dont les députés tremblèrent, se souvenant qu'après le sac de Liége, il avait eu l'idée de faire celui de Gand[295]: «Si je ne suis satisfait, je vous la ferai si courte que vous n'aurez le temps de vous repentir... Voilà votre écrit, prenez-le, je ne m'en soucie; vous y répondrez vous-mêmes... Mais faites votre devoir.»
Ce fut un divorce. Le maître et le peuple se séparèrent pour ne se revoir jamais. La Flandre haïssait alors autant qu'elle avait aimé. Elle attendait, souhaitait la ruine de cet homme funeste. Les gros bourgeois croyaient avoir tout à craindre de lui. Il avait frappé les pauvres en mettant un impôt sur les grains. Il avait tenté d'imposer le clergé; dans ses embarras de Neuss, il lui demanda un décime et réclama de toutes les églises, de toutes les communautés, les droits d'amortissement non payés par l'Église depuis soixante ans; ces droits éludés, refusés, étaient levés de force par les agents du fisc. Les prêtres commencèrent à répandre dans le peuple qu'il était maudit de Dieu[296].
Ceux qui souffraient le plus, en se plaignant le moins, c'étaient ceux qui payaient de leur personne même, les nobles, désormais condamnés à chevaucher toujours derrière cet homme d'airain, qui ne connaissait ni peur, ni fatigue, ni nuit, ni jour, ni été, ni hiver. Ils ne revenaient plus jamais se reposer. Adieu leurs maisons et leurs femmes, elles avaient le temps de les oublier... Il ne s'agissait plus, comme autrefois, de faire la guerre chez eux, tout au plus de l'Escaut à la Meuse. Il leur fallait maintenant s'en aller, nouveaux paladins, aux aventures lointaines, passer les Vosges, le Jura, tout à l'heure les Alpes, faire la guerre à la fois au royaume très-chrétien et au saint empire, aux deux têtes de la chrétienté, au droit chrétien; leur maître était son droit à lui-même et n'en voulait nul autre.
Reviendrait-il jamais aux Pays-Bas? tout disait le contraire. Le trésor, qui du temps du bon duc avait toujours reposé à Bruges, il l'emportait, le faisait voyager avec lui; des diamants d'un prix inestimable et faciles à soustraire, des châsses, des reliquaires, des saints d'or et toutes sortes de richesses pesantes, tout cela chargé sur des chariots, roulait de Neuss à Nancy, et de Nancy en Suisse. Sa fille restait encore en Flandre, mais il écrivit aux Flamands de la lui envoyer.
La Suisse, par laquelle il allait commencer, n'était qu'un passage pour lui; les Suisses étaient bons soldats, et tant mieux; il les battrait d'abord, puis les payerait, les emmènerait. La Savoie et la Provence étaient ouvertes; le bon homme René l'appelait[297]. Le petit duc de Savoie et sa mère lui étaient acquis, livrés d'avance[298] par Jacques de Savoie, oncle de l'enfant, qui était maréchal de Bourgogne. Maître de ce côté-ci des Alpes, il descendait aisément l'autre pente. Une fois là, il avait beau jeu, dans l'état misérable de dissolution où se trouvait l'Italie. Il en avait tous les ambassadeurs. Le fils du roi de Naples, de la maison d'Aragon, l'un de ses gendres en espérance, ne le quittait pas.
D'autre part, il avait recueilli les serviteurs italiens de la maison d'Anjou[299]. Le duc de Milan, qui voyait le pape, Naples et Venise, déjà gagnés, s'effrayait d'être seul, et il envoya en hâte au duc, pour lui demander alliance[300]... Donc, rien ne l'arrêtait; il suivait la route d'Annibal, et, comme lui, préludait par la petite guerre des Alpes; au delà, plus heureux, il n'avait pas de Romains à combattre, et l'Italie l'invitait elle-même.
LIVRE XVII
CHAPITRE PREMIER
GUERRE DES SUISSES—BATAILLE DE GRANSON ET DE MORAT
1476
Lorsque le duc de Bourgogne, engagé au siége de Neuss, reçut le défi des Suisses, il resta un moment muet de fureur; enfin, il laissa échapper ces mots: «Ô Berne! Berne!»
Qui encourageait tous ses ennemis les plus faibles, Sigismond, René, de simples villes comme Mulhouse ou Colmar? nul autre que les Suisses. Ils couraient à leur aise la Franche-Comté, brûlaient des villes, mangeaient tout le pays; ils buvaient à leur aise dans Pontarlier. Ils avaient mis la main sur Vaud et Neufchâtel, sans distinguer ce qui était Savoie ou fief de Bourgogne[301].
Le duc avait hâte de les châtier. Il y allait en plein hiver. Une seule chose pouvait le ralentir, le ramener peut-être au nord, c'est qu'il n'était pas encore mis en possession de la dépouille de Saint-Pol. Le roi lui ôta ce souci; il lui livra Saint-Quentin (24 janvier 1476)[302], en sorte que rien ne le retardant, à l'aveugle et les yeux baissés, il s'en allât heurter la Suisse. Pour ne rien perdre du spectacle, Louis XI vint s'établir à Lyon (février).
De ces deux forces brutales, violentes, qui devait l'emporter? Lequel, du sanglier du Nord ou de l'ours des Alpes, jetterait l'autre à bas, personne ne le devinait. Et personne non plus ne se souciait d'être du combat. Les Suisses trouvèrent leurs amis de Souabe très-froids à ce moment. Leur grand ami, le roi, les avait abandonnés en septembre, payés en octobre pour faire la guerre, et il attendait.
Le duc semblait bien fort. Il venait de prendre la Lorraine. Son siége même de Neuss, où il avait un moment tenu seul devant tout l'Empire, le rehaussait encore. Celui qui, sans tirer l'épée, obligeait le roi de France de céder Saint-Quentin était un prince redoutable.
Et les Suisses aussi étaient formidables alors[303]. La terreur de leur nom était si forte que, sans qu'ils bougeassent seulement, les petits venaient de toutes parts se mettre sous leur ombre. Tous les sujets d'évêques, d'abbés, les uns après les autres, s'affranchissaient en se disant alliés des Suisses; les villes libres, tout autour, subissaient peu à peu leur pesante amitié. Un bourgeois de Constance avait fait mauvaise mine en recevant une monnaie de Berne; de Berne et de Lucerne, à l'instant, partent quatre mille hommes, et Constance paye deux mille florins pour expier ce crime[304].—Ils frappaient fort et loin; pour le faire sentir à leurs amis de Strasbourg, et leur prouver qu'ils étaient tout près et à portée de les défendre, ils s'avisèrent, à une fête de l'arc que donnait cette ville, d'apporter un gâteau cuit en Suisse, et qui arriva, tiède encore, à Strasbourg.
L'élan des Suisses était très-grand alors, leur pente irrésistible vers les bons pays d'alentour. Il n'y avait pas de sûreté à se mettre devant, pas plus qu'il n'y en aurait à vouloir arrêter la Reuss au pont du Diable. Empêcher cette rude jeunesse de laisser tous les ans ses glaces et ses sapins lui fermer les vignes du Rhin[305], de Vaud ou d'Italie, c'était chose périlleuse. Le jeune homme est bien âpre, quand, pour la première fois, il mord au fruit de vie.
Jeunes étaient ces Suisses, ignorant tout, ayant envie de tout, gauches et mal habiles, et tout réussissait. Tout sert aux jeunes. Les factions, les rivalités intérieures qui ruinent les vieux sages États, profitaient à ceux-ci. Les chevaliers des villes et les hommes des métiers faisaient partie des mêmes corporations et rivalisaient de bravoure; le banneret tué, la bannière se relevait aussi ferme dans la main d'un boucher[306], d'un tanneur. Les chefs des partis opposés n'étaient d'accord que sur une chose, aller en avant, les Diesbach pour entraîner, les Bubenberg pour s'excuser de l'amitié des Bourguignons et pour assurer leur honneur.
Le duc partit de Besançon le 8 février. C'était de bien bonne heure pour une guerre de Suisse. Il avait hâte, poussé par sa vengeance, poussé par les prières de ses grands officiers, dont plusieurs étaient seigneurs des pays romans que les Suisses occupaient; l'un était Jacques de Savoie, comte de Romont et baron de Vaud; l'autre Rodolphe, comte de Neufchâtel. Le second avait été, l'autre était encore maréchal de Bourgogne. Ennemis des Suisses comme officiers du duc[307], ils avaient essayé quelque temps de rester avec eux en rapport de bon voisinage. Romont avait déclaré qu'il ne voulait pour son pays de Vaud d'autre protecteur que ses amis de Berne, et n'en avait pas moins commandé les Bourguignons contre eux à Héricourt. Rodolphe de Neufchâtel, pour montrer plus de confiance encore, prit domicile dans la ville de Berne, ce qui n'empêchait pas que son fils ne combattît les Suisses avec le duc de Bourgogne; le père avait ménagé devant Neuss entre le duc et l'empereur ce traité, où le dernier abandonnait les Suisses et les laissait hors la protection de l'Empire[308].
La duchesse de Savoie agissait à peu près de même; elle croyait amuser les confédérés avec de bonnes paroles, tandis qu'elle faisait sans cesse passer au duc des recrues de Lombardie; elle finit par aller les chercher, et se faire recruteur elle-même pour le Bourguignon. Les Suisses, tout grossiers qu'ils semblaient, ne se laissèrent pas amuser aux paroles. Ils ne voulurent rien comprendre aux subtiles distinctions de droit féodal, au moyen desquelles ceux qui les tuaient au service du Bourguignon se disaient encore leurs amis et prétendaient devoir être ménagés. Ils saisirent Neufchâtel, Vaud, et tout ce qu'ils purent des fiefs de la Savoie.
L'armée que le duc amenait contre eux, très-fatiguée par deux campagnes d'hiver, et qui retrouvait la neige en mars dans cette froide Suisse, n'avait pas grand élan, si l'on en juge par ce que le duc fit mettre à l'ordre: que quiconque s'en irait, serait écartelé (26 février). Cette armée, un peu remontée en Franche-Comté, ne passait guère dix-huit mille hommes; ajoutez huit mille Piémontais ou Savoyards qu'amena Jacques de Savoie. Le 18 février, le duc arriva devant Granson, qui, contre son attente, l'arrêta jusqu'au 28. Une vaillante garnison défendit la ville d'abord, puis le château, contre les assauts des Bourguignons[309]. On y fit entrer alors quelques filles de joie et un homme, qui leur dit qu'ils auraient la vie sauve. Ils se rendirent. Mais le duc n'avait pas autorisé l'homme; il en voulait à ces Suisses d'avoir retardé un prince comme lui, qui leur faisait l'honneur de les attaquer en personne. Il laissa faire les gens du pays qui avaient plus d'une revanche à prendre[310]. Les Suisses furent noyés dans le lac, pendus aux créneaux.
L'armée des confédérés était à Neufchâtel[311]. Grande fut leur colère, leur étonnement d'avoir perdu Granson, puis Vaumarcus qui se rendit sans combattre. Ils avancèrent pour le reprendre. Le duc, qui occupait une forte position sur les hauteurs, la quitta et avança aussi pour trouver des vivres. Il descendit dans une plaine étroite, où il lui fallait s'allonger et marcher en colonnes[312].
Ceux du canton de Schwitz, qui étaient assez loin en avant, se rencontrèrent tout à coup en face des Bourguignons; ils appelèrent et furent bientôt rejoints par Berne, Soleure et Fribourg. Ces cantons, les seuls qui fassent encore arrivés sur le champ de bataille, durent porter seuls le choc. Ils se jetèrent à genoux un moment pour prier; puis, relevés, les lances enfoncées en terre et la pointe en avant, ils furent immuables, invincibles.
Les Bourguignons se montrèrent peu habiles. Ils ne surent pas faire usage de leur artillerie; les pièces étaient pointées trop haut. La gendarmerie, selon le vieil usage, vint se jeter sur les lances; elle heurta, se brisa. Ses lances avaient dix pieds de longueur, celles des Suisses dix-huit[313]. Le duc lui-même vint bravement en tête de son infanterie contre celle des Suisses, tandis que le comte de Châteauguyon choquait les flancs avec sa cavalerie. Ce vaillant comte arriva par deux fois jusqu'à la bannière ennemie, la toucha, crut la prendre; par deux fois il fut repoussé, tué enfin... Rien n'entama la masse impénétrable.
Le duc, pour l'ébranler et l'attirer plus bas dans la plaine, ordonna à sa première ligne un mouvement rétrograde qui effraya la seconde... À ce moment, une lueur de soleil montrait à gauche toute une armée nouvelle, Uri, Unterwald et Lucerne, qui arrivaient enfin; ils avaient suivi, à la file, un chemin de neige, d'où cent cavaliers auraient pu les précipiter. La trompe d'Unterwald mugit dans la vallée, avec les cornets sauvages de Lucerne et d'Uri. Tous poussaient un cri de vengeance: «Granson! Granson!...» Les Bourguignons de la seconde ligne, qui reculaient déjà vers la troisième, virent avec épouvante ces bandes s'allonger sur leur flanc. Du camp même partit le cri: Sauve qui peut[314]... Dès lors, rien ne put les arrêter; le duc eut beau les saisir, les frapper de l'épée, ils s'enfuirent en tous sens. Il n'y eut jamais de déroute plus complète. «Les Ligues, dit le chroniqueur avec une joie sauvage, les Ligues, comme grêle, se ruent dessus, dépeçant de çà de là ces beaux galants; tant et si bien sont déconfits en val de route ces pauvres Bourguignons, que semblent-ils fumée épandue par le vent de bise.»
Dans cette plaine étroite, peu de gens avaient combattu. Il y avait eu panique et déroute[315] plus que véritable défaite. Commines qui, étant avec le roi, n'eût pas mieux demandé sans doute que de croire la perte grande, dit qu'il ne périt que sept hommes d'armes[316]? Les Suisses disent mille hommes.
Il avait perdu peu, perdu infiniment. Le prestige avait disparu; ce n'était plus Charles le terrible. Tout vaillant qu'il était, il avait montré le dos... Sa grande épée d'honneur était maintenant perdue à Fribourg ou à Berne. La fameuse tente d'audience en velours rouge où les princes entraient en tremblant, elle avait été ouverte par les rustres avec peu de cérémonie. La chapelle, les saints de la maison de Bourgogne qu'il emportait avec lui dans leurs châsses et leurs reliquaires, ils s'étaient laissés prendre; ils étaient maintenant les saints de l'ennemi. Ses diamants célèbres, connus par leur nom dans toute la chrétienté, furent jetés d'abord comme morceaux de verre et traînaient sur la route. Le symbolique collier de la Toison, le sceau ducal, ce sceau redouté qui scellait la vie ou la mort, tout cela, manié, montré, sali, moqué! Un Suisse eut l'audace de prendre le chapeau qui avait couvert la majesté de ce front terrible (contenu de si vastes rêves!), il l'essaya, il rit, et le jeta par terre[317]...
Ce qu'il avait perdu, il le sentait, et tout le monde le sentait[318]... Le roi, qui jusque-là était assez négligé à Lyon, qui envoyait partout et partout était mal reçu, vit peu à peu le monde revenir. Le plus décidé était le duc de Milan, qui offrait cent mille ducats comptant si le roi voulait tomber sur le duc, le poursuivre sans paix ni trêve. Le roi René, qui n'attendait qu'un envoyé du duc pour le mettre en possession de la Provence[319], vint s'excuser à Lyon; il était vieux, son neveu, son héritier, malade[320]. Louis XI, en les voyant, jugea qu'il n'irait pas bien loin et il leur fit une bonne pension viagère, moyennant quoi ils lui assuraient la Provence après eux. Il se faisait fort de leur survivre, quoique faible et déjà souffreteux. Mais enfin il venait de battre gaillardement le duc de Bourgogne par ses amis les Suisses. Il alla en rendre grâces à Notre-Dame du Puy, et au retour il prit deux maîtresses. Il promenait dans Lyon par les boutiques le vieux René pour l'amuser aux marchandises[321]; lui, il prit les marchandes, deux Lyonnaises, la Gigonne et la Passefilon[322].
La duchesse de Savoie, sa vraie sœur, joua double; elle lui envoya un message à Lyon, et, elle-même, elle alla trouver le duc de Bourgogne.
Il s'était établi chez elle, à Lausanne, au point central où il pouvait réunir au plus tôt les troupes qui lui viendraient de la Savoie, de l'Italie et de la Franche-Comté. Ces troupes arrivaient lentement à son gré, il se consumait d'impatience. Lui-même, il avait contribué à effrayer et disperser ceux qui avaient fui, à les empêcher de revenir, en les menaçant du dernier supplice. Dans son inaction forcée, la honte de Granson, la soif de la vengeance, l'impuissance sentie la première fois, et de trouver qu'il n'était qu'un homme!... il étouffait, son cœur semblait près d'éclater.
Il était à Lausanne, non dans la ville, mais dans son camp sur la hauteur qui regarde le lac et les Alpes. Seul et farouche, laissant sa barbe longue, il avait dit qu'il ne la couperait pas jusqu'à ce qu'il eût revu le visage des Suisses. À peine s'il laissait approcher son médecin, Angelo Cato, qui pourtant lui mit des ventouses, lui fit boire un peu de vin pur (il était buveur d'eau), parvint même à le faire raser[323]. La bonne duchesse de Savoie vint pour le consoler; elle fit venir de la soie de chez elle pour le rhabiller; il était déchiré, en désordre, et tel que Granson l'avait fait... Elle ne s'en tint pas là; elle habillait les troupes; elle faisait faire des chapeaux, des ceintures. De Venise, de Milan même (qui traitait contre lui), il lui venait de l'argent, toute sorte d'équipements. Du pape et de Bologne, il tira quatre mille Italiens. Il compléta sa bonne troupe de trois mille Anglais. De ses États arrivèrent six mille Wallons, de Flandre enfin et des Pays-Bas deux mille chevaliers ou fieffés qui, avec leurs hommes, formaient une belle cavalerie de cinq ou six mille hommes. Le prince de Tarente, qui était près du duc lorsqu'il fit la revue, en compta vingt-trois mille, sans parler des gens très-nombreux du charroi et de l'artillerie. Ajoutez neuf mille hommes, et plus tard quatre mille encore pour l'armée savoyarde du comte de Romont. Le duc, se retrouvant à la tête de ces grandes forces, reprit tout son orgueil, jusqu'à menacer le roi pour les affaires du pape; ce n'était plus assez pour lui de combattre les Suisses.
Les efforts inouïs que le comte de Romont avait faits et fait faire, ruinant la Savoie pour le camp de Lausanne, pour écraser les confédérés, confirmaient le dire général qui courait que le duc avait promis sa fille au jeune duc de Savoie, qu'un partage était fait d'avance des terres de Berne, et que déjà dans son camp il en avait conféré les fiefs. Berne écrivait lettre sur lettre, les plus pressantes, aux villes d'Allemagne, au roi, aux cantons. Le roi, selon son usage, promit secours et n'envoya personne. Les confédérés des montagnes étaient justement à l'époque de l'année où ils mènent les troupeaux dans les hauts pâturages. Ce n'était pas chose facile de les faire descendre, de les réunir. Ils ne comprenaient pas bien que, pour défendre la Suisse, il fallût faire la guerre au pays de Vaud[324].
C'était pourtant sur la limite que la guerre allait commencer. Berne jugea avec raison qu'on attaquerait d'abord Morat qu'elle regardait comme son faubourg, sa garde avancée. Ceux qu'on y envoya pour défendre cette ville n'étaient pas sans inquiétude, se souvenant de Granson, de sa garnison sans secours, perdue, noyée. Pour les bien assurer qu'on ne les abandonnerait pas, on prit dans les familles où il y avait deux frères, un pour Morat, un pour l'armée de Berne. L'honnête et vaillant Bubenberg promit de défendre Morat, et l'on remit sans hésiter ce grand poste de confiance au chef du parti bourguignon.
Là cependant était le salut de la Suisse, tout dépendait de la résistance que ferait cette ville; il fallait donner le temps aux confédérés de s'assembler, tandis que leur ennemi était prêt. Il n'en profita guère. Parti le 27 de Lausanne, arrivé le 10 juin devant Morat, il l'entoura du côté de la terre, lui laissant le lac libre, pour recevoir à sa volonté des vivres et des munitions. Il se croyait trop fort apparemment et croyait emporter la ville[325]. Des assauts répétés dix jours durant ne produisirent rien. Le pays était contre lui. Tout ami que le duc était du pape, et menant le légat avec lui, la campagne avait horreur de ses Italiens, comme de gens infâmes et hérétiques[326]. À Laupin, un curé menait bravement sa paroisse au combat.
Morat tint bon, et les Suisses eurent le temps de se rassembler. Les habits rouges[327] d'Alsace arrivèrent malgré l'empereur; avec eux, le jeune René, duc sans duché, dont la vue seule rappelait toutes les injustices du Bourguignon[328]. Ce jeune homme de vingt ans venait combattre, mais le petit duc de Gueldre ne pouvait venir, prisonnier qu'il était, ni le comte de Nevers, ni tant d'autres, dont la ruine avait fait la grandeur de la maison de Bourgogne.
Si le roi n'aida pas directement les Suisses, il n'en travailla pas moins bien contre le duc, en montrant partout ce beau jeune exilé[329]; il lui donna de l'argent, une escorte. René alla d'abord voir sa grand'mère, qui le rhabilla, l'équipa[330]. Puis, avec cette escorte française, il traversa son pays, sa pauvre Lorraine, où tout le monde l'aimait[331], et personne pourtant n'osait se déclarer. À Saint-Nicolas, près Nancy, il entendit la messe, dit la chronique: La messe ouïe, passa près de lui la femme du vieux Walleter, et, sans faire semblant de rien, elle lui donna une bourse où il y avait plus de 400 florins; il baissa la tête en la remerciant[332].
Ce jeune homme innocent, malheureux, abandonné de ses deux protecteurs naturels, le roi et l'empereur, et qui venait combattre avec les Suisses, apparut au moment même de la bataille comme une vivante image de la justice persécutée et de la bonne cause. Les bandes de Zurich rejoignirent en même temps.
La veille au soir, pendant que tout le monde à Berne était dans les églises à prier Dieu pour la bataille, ceux de Zurich passèrent. Toute la ville fut illuminée, on dressa des tables pour eux, on leur fit fête. Mais ils étaient trop pressés, ils avaient peur d'arriver tard; on les embrassa en leur souhaitant bonne chance... Beau moment et irréparable, de fraternité si sincère! et que la Suisse n'a retrouvé jamais[333].
Ils partirent à dix heures, chantant leur chant de guerre, marchèrent toute la nuit, malgré la pluie, et arrivèrent de bonne heure. Tous entendirent matines. Puis on fit nombre de chevaliers, nobles ou bourgeois[334], n'importe. Le bon jeune René, qui n'était pas fier, voulut en être aussi. Il n'y eut plus qu'à marcher au combat. Plusieurs, par impatience (ou par dévotion?) ne prirent ni pain, ni vin, et jeûnèrent dans ce jour sacré (22 juin 1476).
Le duc, averti la veille, ne voulut jamais croire que l'armée des Suisses fût en état de l'attaquer. Il y avait à peu près même nombre, environ trente-quatre mille hommes de chaque côté[335]. Mais les Suisses étaient réunis, et le duc commit l'insigne faute de rester divisé, de laisser loin de lui, à la porte opposée de Morat, les neuf mille Savoyards du comte de Romont. Son artillerie fut mal placée et sa cavalerie servit peu, parce qu'il ne voulut jamais changer de position pour lui donner carrière. Il mettait son honneur à ne daigner bouger, à ne pas démarrer d'un pied, à ne jamais lâcher son siége... La bataille était perdue d'avance. Le médecin astrologue, Angelo Cato, avertit le soir même le prince de Tarente qu'il ferait sagement de prendre congé. Dès le passage du duc à Dijon, il avait plu du sang, et Angelo avait prédit, écrit en Italie la déroute de Granson. Celle de Morat était plus facile à prévoir.
Au matin, par une grande pluie, le duc met son monde sous les armes; puis, à la longue, les arcs se mouillant et la poudre, ils finissent par rentrer. Les Suisses prirent ce moment. De l'autre versant des montagnes boisées qui les cachaient, ils montent; au sommet ils font leur prière. Le soleil reparaît, leur découvre le lac, la plaine et l'ennemi. Ils descendent à grands pas en criant: Granson! Granson! Ils fondent sur le retranchement. Ils le touchaient déjà que le duc refusait encore de croire qu'ils eussent l'audace d'attaquer.
Une artillerie nombreuse couvrait le camp, mais mal servie et lente, comme elle était partout alors. La cavalerie bourguignonne sortit, ébranla l'autre; René eut un cheval tué; les fantassins vinrent en aide, les immuables lances. Cependant un vieux capitaine suisse, qui avait fait les guerres des Turcs avec Huniade, tourne la batterie, s'en empare, la dirige contre les Bourguignons. D'autre part, Bubenberg, sortant de Morat, occupe par cette sortie le corps du bâtard de Bourgogne. Le duc, n'ayant ni le bâtard, ni le comte de Romont, n'avait guère que vingt mille hommes contre plus de trente mille[336]. L'arrière-garde des Suisses qui n'avait pas donné, passa derrière les Bourguignons, pour leur couper la retraite. Ils se trouvèrent ainsi pris des deux côtés, pris du troisième encore par la garnison de Morat. Le quatrième était le lac... Au milieu, il y eut résistance, et terrible; la garde se fit tuer, l'hôtel du duc, tuer. Tout le reste de l'armée, foule confuse, éperdue, était peu à peu poussé vers le lac... Les cavaliers enfonçaient dans la fange, les gens à pied se noyaient[337] ou donnaient aux Suisses le plaisir de les tirer comme à la cible. Nulle pitié; ils tuèrent jusqu'à huit ou dix mille hommes dont les ossements entassés formèrent pendant trois siècles un hideux monument[338].
CHAPITRE II
NANCY—MORT DE CHARLES LE TÉMÉRAIRE
1476-1477
Le duc courut douze lieues jusqu'à Morgues, sans dire un mot; puis il passa à Gex, où le maître d'hôtel du duc de Savoie l'hébergea et le refit un peu. La duchesse vint, comme à Lausanne, avec ses enfants et lui donna de bonnes paroles. Lui, farouche et défiant, il lui demanda si elle voulait le suivre en Franche-Comté. Il n'y avait à cela nul prétexte. Les Savoyards, avant la bataille, avaient repris leurs places dans le pays de Vaud et pouvaient les défendre, leur armée étant restée entière. La duchesse refusa doucement; puis le soir, étant partie de Gex avec ses enfants, Ollivier de la Marche l'enlève aux portes. Un seul des enfants échappa, le seul qu'il importât de prendre: le petit duc... Ce guet-apens, aussi odieux qu'inutile, fut un malheur de plus pour celui qui l'avait tenté[339].
Il réunit à Salins les états de Franche-Comté. Il parla fièrement, avec son courage indomptable, de ses ressources et de ses projets, du futur royaume de Bourgogne. Il allait former une armée de quarante mille hommes, taxer ses sujets au quart de leur avoir... Les états en frémirent, ils lui représentèrent que le pays était ruiné; tout ce qu'ils pouvaient lui offrir, c'étaient trois mille hommes et seulement pour garder le pays.
«Eh bien! s'écria le duc, il vous faudra bientôt donner à l'ennemi plus que vous ne refusez à votre prince. Je m'en irai en Flandre, j'y résiderais toujours. J'ai là des sujets plus fidèles.»
Ce qu'il disait aux Comtois, il le disait aux Bourguignons, aux Flamands, et n'obtenait pas davantage. Les états de Dijon ne craignirent pas de déclarer que c'était une guerre inutile, qu'il ne fallait pas fouler le peuple pour une querelle mal fondée, sans espoir de succès[340]. La Flandre fut plus dure. Elle répondit (selon la lettre du devoir féodal, mais la lettre était une insulte) que s'il était environné des Suisses et Allemands, sans avoir assez d'hommes pour se dégager, il n'avait qu'à le leur faire dire, les Flamands iraient le chercher.
Quand ce mot lui parvint, il eut un accès de fureur. Il dit que ces rebelles le payeraient cher, que bientôt il irait jeter bas leurs murs et leurs portes. Puis il sentit qu'il était seul, et il tomba dans un grand abattement. Rejeté des Flamands aux Français, des Français aux Flamands, que lui restait-il[341]?... Quel était maintenant son peuple, son pays de confiance?... La Comté même envoya sous main au roi de France pour traiter de la paix[342]. La Flandre lui refusa sa fille! Après Granson, il avait écrit qu'on lui envoyât mademoiselle de Bourgogne, mais les Flamands ne jugèrent pas à propos de se dessaisir de l'héritière de Flandre. Après tout, s'il l'eût eue, où l'eût-il déposée?
Ses sujets néanmoins n'avaient pas tout le tort. Indépendamment de ce dur gouvernement qui les avait surmenés, excédés, pour d'autres causes encore, plus générales et plus durables, ils déclinaient, la vie baissait chez eux, leurs ressources n'étaient plus les mêmes. Le jeune empire de la maison de Bourgogne se trouvait déjà vieux sous son pompeux habit[343]. Les arts qui enrichissent avaient été longtemps concentrés dans les Pays-Bas, puis ils s'étaient répandus au dehors. Louvain, Gand, Ypres, ne tissaient plus pour le monde; l'Angleterre imitait; Liége et Dinant ne battaient plus pour la France et l'Allemagne, les fugitifs y avaient désormais porté leur enclume. Bruges était florissante, mais la Bruges étrangère plutôt, la Hanse brugeoise et non pas la vieille commune de Bruges; celle-ci avait péri en 1436, et la commune de Gand un peu après. Il était plus facile de détruire la vie communale que de susciter à la place la vie nationale, et le sentiment d'une grande patrie.
Quant à lui-même, je croirais volontiers que la puissance d'un véritable empire, d'un ordre général où s'harmoniserait ce chaos de provinces, cette pensée excusait à ses yeux les moyens injustes qu'un homme de noble nature, comme il était, eût pu se reprocher. Ces injustices de détail disparaissaient pour lui dans la justice totale de cet ordre futur. C'est peut-être pour cela qu'il ne se sentit pas coupable, et ne recourut point au vrai remède que donne le sage Commines: Retourner à Dieu, reconnaître ses fautes... Il n'eut point ce retour salutaire; il eut, ce semble, le malheur de se croire juste et de donner le tort à Dieu.
Il avait trop voulu des choses infinies... L'infini! qui ne l'aime? Jeune, il aima la mer, plus tard les Alpes[344]... Ces volontés immenses nous semblent folles, et les projets, sans nul doute, dépassaient les moyens. Cependant, en ce siècle, on avait vu de telles choses que les idées du possible et de l'impossible s'étaient un peu brouillées.
C'était le temps où l'infant D. Henri, cousin du Téméraire, pénétrait ce profond Midi, le monde de l'or, et chaque jour en rapportait des monstres. Et, sans aller si loin, sous nos yeux, les rêves les plus bizarres s'étaient trouvés réels; les révolutions inouïes des Roses, ces changements à vue, les royaumes gagnés, perdus d'un coup de dé, tout cela étendait le possible bien loin dans l'improbable.
Le malheureux eut le temps de rouler tout cela, deux mois durant qu'il resta près de Joux, dans un triste château du Jura. Il formait un camp et il n'y avait personne, à peine quelques recrues. Ce qui venait, et coup sur coup, c'étaient les mauvaises nouvelles: tel allié avait tourné, tel serviteur désobéi, une ville de Lorraine s'était rendue et le lendemain une autre... À tout cela il ne disait rien[345]; il ne voyait personne, il restait enfermé. Il lui eût fait grand bien, dit Commines, de parler, «de monstrer sa douleur devant l'espécial amy.» Quel ami? Le caractère de l'homme n'en comportait guère, et une telle position le comporte rarement; on fait trop peur pour être aimé.
Il fût probablement devenu fol de chagrin (il y avait eu beaucoup de fols dans sa famille[346]), si l'excès même du chagrin et de la colère ne l'avait relancé. Il lui revint de tous côtés qu'on agissait déjà comme s'il était mort. Le roi, qui jusque là l'avait tant ménagé, fit enlever dans ses terres, dans son château de Rouvre, la duchesse de Savoie. Il conseillait aux Suisses d'envahir la Bourgogne; lui, il se chargeait de la Flandre. Il donnait de l'argent à René, qui peu à peu reprenait la Lorraine. Ce dernier point était celui que le duc avait le plus à cœur; la Lorraine était le lien de ses provinces, le centre naturel de l'empire bourguignon; il avait, dit-on, désigné Nancy pour capitale.
Il partit dès qu'il eut une petite troupe, et il arriva encore trop tard (22 octobre), trois jours après que René eut repris Nancy. Repris, mais non approvisionné, en sorte qu'il y avait à parier qu'avant que René trouvât de l'argent, louât des Suisses, formât une armée, Nancy serait réduit. Le légat du pape travaillait les Suisses pour le duc de Bourgogne et balançait chez eux le crédit du roi de France.
Tout ce que René obtint d'abord, ce fut que les confédérés enverraient une ambassade au duc pour savoir ses intentions. Ce n'était pas la peine d'envoyer, on savait bien son dernier mot d'avance: rien sans la Lorraine et le landgraviat d'Alsace.
Heureusement René avait près des Suisses un puissant intercesseur, actif, irrésistible; je parle du roi. Après Morat, les chefs des Suisses s'étaient fait envoyer comme ambassadeurs aux Plessis-lez-Tours; ces braves y trouvèrent leur défaite; leur bon ami le roi, par flatterie, présents[347], amitié, confiance, les lia de si douces chaînes qu'ils firent ce qu'il voulait, lâchèrent leurs conquêtes de la Savoie, laissèrent tout pour un peu d'argent. Les bandes qui avaient fait cette belle guerre se trouvaient renvoyées à l'ennui des montagnes, si elles ne prenaient parti pour René. Le roi offrait, en ce cas, de garantir leur solde. Guerre lointaine, il est vrai, service de louage; ils allaient commencer leur triste histoire de mercenaires. Beaucoup hésitaient encore avant d'entrer dans cette voie.
La chose pressait pourtant. Nancy souffrait beaucoup. René courait la Suisse, sollicitait, pressait et n'obtenait d'autre réponse sinon qu'au printemps, on pourrait bien le secourir. Les doyens des métiers, bouchers, tanneurs[348], gens rudes, mais pleins de cœur (et grands amis du roi), faisaient honte à leurs villes de ne pas aider celui qui les avait si bien aidés à la grande bataille. Ils le montraient dans les rues, ce pauvre jeune prince qui, comme un mendiant, errait, pleurait... Un ours apprivoisé, dont il était suivi, faisait rire, flattait à sa manière, courtisait l'ours de Berne[349]... On obtint que du moins, sans engager les cantons, il levât quelques hommes. C'était tout obtenir; dès que l'on eût crié qu'il y avait à gagner quatre florins par mois, il s'en présenta tant qu'on fut obligé de leur donner les bannières de cantons; et il fallut borner le nombre de ceux qui partaient; tous seraient partis.
La difficulté était de faire cette longue route en plein hiver, avec dix mille Allemands, souvent ivres, qui n'obéissaient à personne. Tous les embarras qu'eut René[350], tout ce qu'il lui fallut de patience, d'argent, de flatteries, pour les faire avancer, serait long à conter. Le duc de Bourgogne croyait, non sans vraisemblance, que Nancy ne pourrait attendre un secours si lent. Les agents qu'il avait à Neufchâtel, pour négocier, l'assuraient que les Suisses ne partiraient jamais.
L'hiver, cette année-là, fut terrible, un hiver de Moscou. Le duc éprouva (en petit) les désastres de la fameuse retraite. Quatre cents hommes gelèrent dans la seule nuit de Noël, beaucoup perdirent les pieds et les mains[351]. Les chevaux crevaient; le peu qui restait était malade et languissant. Et cependant comment quitter le siége, lorsque d'un jour à l'autre tout pouvait finir, lorsqu'un Gascon échappé de la place annonçait que l'on avait mangé tous les chevaux, qu'on en était aux chiens et aux chats?
La ville était au duc, s'il en gardait bien les entours, si personne n'y pénétrait. Quelques gentilshommes étant parvenus à s'y jeter, il entra dans une grande colère et en fit pendre un qu'on avait pris; il soutenait (à l'Espagnol)[352] que «dès qu'un prince a mis son siége devant une place, quiconque passe ses lignes est digne de mort.» Ce pauvre gentilhomme, tout près de la potence, déclara qu'il avait une grande chose à dire au duc, un secret qui touchait sa personne. Le duc chargea son factotum Campobasso de savoir ce qu'il voulait; il voulait justement lui révéler toutes les trahisons de Campobasso[353]. Celui-ci le fit dépêcher.
Ce Napolitain, qui ne servait que pour de l'argent, et qui depuis longtemps n'était pas payé, cherchait un maître à qui il pût vendre le sien. Il s'était offert au duc de Bretagne, dont il prétendait être un peu parent; puis au roi, il se faisait fort de lui tuer le duc de Bourgogne[354]; le roi en avertit le duc qui n'en crut rien. Campobasso enfin, qui autrefois avait servi en Italie les ducs de Lorraine, et qui, au défaut d'argent, avait reçu d'eux une place, celle de Commerci, laissa le duc et passa au jeune René, sur la promesse que Commerci lui serait rendu (1er janvier 1477).
René, avec ce qu'il avait ramassé de Lorrains, de Français, avait près de vingt mille hommes, et il savait par Campobasso que le duc n'en avait pas quatre mille en état de combattre. Les Bourguignons entre eux décidèrent qu'il fallait l'avertir de ce petit nombre. Personne n'osait lui parler. Il était presque toujours enfermé dans sa tente, lisant ou faisant semblant de lire. M. de Chimai, qui se dévoua et se fit ouvrir, le trouva couché tout vêtu sur un lit et n'en tira qu'une parole: «S'il le faut, je combattrai seul.» Le roi de Portugal, qui vint le voir, était parti sans obtenir davantage[355].
On lui parlait comme à un vivant, mais il était mort... La Comté négociait sans lui, la Flandre gardait sa fille en otage; la Hollande, sur le bruit de sa mort qui se répandait, chassa ses receveurs (fin décembre[356])... Le terme fatal était arrivé. Ce qui restait de mieux à faire, s'il ne voulait pas aller demander pardon à ses sujets, c'était de se faire tuer à l'assaut ou d'essayer si la petite bande, très-éprouvée, qui lui restait, ne pourrait passer sur le corps à toutes les troupes que René amenait. Il avait de l'artillerie et René n'en avait pas (ou fort peu). Il avait peu d'hommes, mais c'étaient vraiment les siens, des seigneurs et des gentilshommes pleins d'honneur[357], d'anciens serviteurs, très-résignés à périr avec lui[358].
Le samedi soir, il tenta un dernier assaut que les affamés de Nancy repoussèrent, forts qu'ils étaient d'espoir, et de voir déjà sur les tours de Saint-Nicolas les joyeux signaux de la délivrance. Le lendemain, par une grosse neige, le duc quitta son camp en silence et s'en alla au-devant, comptant fermer la route avec son artillerie. Il n'avait pas lui-même beaucoup d'espérance; comme il mettait son casque, le cimier tomba de lui-même: «Hoc est signum Dei,» dit-il. Et il monta sur son grand cheval noir.
Les Bourguignons trouvèrent d'abord un ruisseau grossi par les neiges fondantes; il fallut y entrer, puis tout gelé se mettre en ligne et attendre les Suisses. Ceux-ci, gais et garnis de chaude soupe, largement arrosée de vin[359], arrivaient de Saint-Nicolas. Peu avant la rencontre, «un Suisse passa prestement une étole,» leur montra une hostie, et leur dit que, quoi qu'il arrivât, ils étaient tous sauvés. Ces masses étaient tellement nombreuses, épaisses, que tout en faisant front aux Bourguignons et les occupant tout entiers, il fut aisé de détacher derrière un corps pour tourner leur flanc, comme à Morat, et pour s'emparer des hauteurs qui les dominaient. Un des vainqueurs avoue lui-même que les canons du duc eurent à peine le temps de tirer un coup. Se voyant pris en flanc, les piétons lâchèrent pied. Il n'y avait pas à songer à les retenir. Ils entendaient là-haut le cor mugissant d'Unterwald, l'aigre cornet d'Uri[360]. Leur cœur en fut glacé: «car, à Morat, l'avoient entendu.»
La cavalerie toute seule, devant cette masse de vingt mille hommes, était imperceptible sur la plaine de neige. La neige était glissante, les cavaliers tombaient. «En ce moment, dit le témoin qui était à la poursuite, nous ne vîmes plus que des chevaux sans maître, toute sorte d'effets abandonnés.» La meilleure partie des fuyards alla jusqu'au pont de Bussière. Campobasso, qui s'en était douté, avait barré le pont et les attendait. Toute la chasse rabattait pour lui; ses camarades qu'il venait de quitter lui passaient par les mains; il les reconnaissait et réservait ceux qui pouvaient payer rançon.
Ceux de Nancy, qui voyaient tout du haut des murs, furent si éperdus de joie qu'ils sortirent sans précaution: il y en eut de tués par leurs amis les Suisses, qui frappaient sans entendre. Une grande partie de la déroute fut entraînée par la pente du terrain au confluent de deux ruisseaux[361], près d'un étang glacé. La glace, moins épaisse sur ces eaux courantes, ne portait pas les cavaliers. Là vint s'achever la triste fortune de la maison de Bourgogne. Le duc y trébucha, et il était suivi par des gens que Campobasso avait laissé tout exprès[362]. D'autres croient qu'un boulanger de Nancy lui porta le premier coup à la tête, qu'un homme d'armes, qui était sourd, n'entendit pas que c'était le duc de Bourgogne et le tua à coups de pique.
Cela eut lieu le dimanche (5 janvier 1477), et le lundi soir on ne savait pas encore s'il était mort ou en vie. Le chroniqueur de René avoue naïvement que son maître avait grand'peur de le voir revenir. Au soir, Campobasso, qui peut-être en savait plus que personne, amena au duc un page romain de la maison Colonna, qui disait avoir vu tomber son maître. «Ledict paige bien accompaigné, s'en allirent... Commencèrent à chercher tous les morts; estoient tous nuds et engellez, à peine les pouvoit-on congnoistre. Le paige, véant de cà et de là, bien trouvoit de puissantes gens, et de grands, et de petits, blancs comme neige. Tous les retournoit... Hélas! dict-il, voicy mon bon seigneur...»
«Quand le duc ouyt que trouvé estoit, bien joyeux en fut, nonobstant qu'il eust mieux voulu que en ses pays eust demeuré, et que jamais la guerre n'eust contre luy commencé... Et dit: Apportez-le bien honnestement. Dedans de beaux linges mis, fut porté en la maison de Georges Marquiez[363], en une chambre derrière. Ledict duc honnestement lavé, il estoit blanc comme neige; il estoit petit, fort bien membré; sur une table bien enveloppé dedans des blancs draps, ung oreillie de soye, dessus sa teste une estourgue rouge mis, les mains joinctes la croix et l'eau benoiste auprès de luy; qui veoir le vouloit, on n'en destournoit nulles personnes: les uns prioient Dieu pour luy, et les austres non... Trois jours et trois nuicts, là demeure.»
Il avait été bien maltraité. Il avait une grande plaie à la tête, une blessure qui perçait les cuisses, et encore une au fondement. Il n'était pas facile à reconnaître. En dégageant sa tête de la glace, la peau s'était enlevée. Les loups et les chiens avaient commencé à dévorer l'autre joue. Cependant ses gens, son médecin, son valet de chambre et sa lavandière[364], le reconnurent à sa blessure de Montlhéry, aux dents, aux ongles et à quelques signes cachés.
Il fut reconnu aussi par Olivier de la Marche et plusieurs autres des principaux prisonniers. «Le duc René les mena veoir le duc de Bourgogne, entra le premier, et la tête desfula (découvrit)... À genoux se mirent: Hélas, dirent, voilà nostres bon maître et seigneur... Le duc fit crier par toute la ville de Nancy que tous chefs d'hostel chascun eussent un cierge en la main, et à Saint-Georges fit préparer tout à l'environ des draps noirs, manda les trois abbés... et tous les prebstres des deux lieues à l'entour. Trois haultes messes chantirent.» René en grand manteau de deuil, avec tous ses capitaines de Lorraine et de Suisse, vint lui jeter l'eau bénite, «et lui ayant pris la main droite, par-dessous le poêle,» il dit bonnement: «Hé dea! beau cousin, vos âmes ait Dieu! Vous nous avez fait moult maux et douleurs[365].»
Il n'était pas facile de persuader au peuple que celui dont on avait tant parlé était bien vraiment mort... Il était caché, disait-on, il était tenu enfermé; il s'était fait moine; des pélerins l'avaient vu en Allemagne, à Rome, à Jérusalem; il devait reparaître tôt ou tard, comme le roi Arthur ou Frédéric Barberousse, on était sûr qu'il reviendrait. Il se trouvait des marchands qui vendaient à crédit, pour être payés au double, alors que reviendrait ce grand duc de Bourgogne[366].
On assure que le gentilhomme qui avait eu le malheur de le tuer, sans le connaître, ne s'en consola jamais, et qu'il en mourut de chagrin. S'il fut ainsi regretté de l'ennemi, combien plus de ses serviteurs, de ceux qui avaient connu sa noble nature avant que le vertige lui vînt et le perdît! Lorsque le chapitre de la Toison d'or se réunit la première fois à Saint-Sauveur de Bruges, et que les chevaliers, réduits à cinq, dans cette grande église, virent sur un coussin de velours noir le collier du duc qui tenait sa place, ils fondirent en larmes, lisant sur son écusson, après la liste de ses titres ce douloureux mot: «Trespassé.[367]»
CHAPITRE III
CONTINUATION—RUINE DU TÉMÉRAIRE—MARIE ET MAXIMILIEN
1477
À l'heure même de la bataille, Angelo Cato (depuis archevêque de Vienne) disait une messe devant le roi à Saint-Martin de Tours. En lui présentant la paix, il lui dit ces paroles: «Sire, Dieu vous donne la paix et le repos; vous les avez, si vous voulez. Consummatum est; votre ennemi est mort.» Le roi fut bien surpris, et promit, si la chose était vraie, que le treillis de fer qui entourait la châsse deviendrait un treillis d'argent.
Le lendemain de bonne heure, il était à peine jour, un de ses conseillers favoris qui guettait la nouvelle, vint frapper à la porte et la lui fit passer[368].
Dans cette grave circonstance, l'intérêt du royaume et le devoir du roi étaient très-clairs: c'était de réunir à la France tout ce que le défunt avait eu de provinces françaises. Quelque intérêt que pût inspirer le duc ou sa fille, la France n'en avait pas moins droit de détruire l'ingrate maison de Bourgogne, sortie d'elle et toujours contre elle, toujours acharnée à tuer sa mère (elle l'avait tuée en 1420, autant qu'on tue un peuple). Ce droit, il n'était pas besoin de l'aller chercher dans le droit féodal ou romain; c'était pour la France: le droit d'exister.
L'idée d'un mariage entre mademoiselle de Bourgogne qui avait vingt ans, et le dauphin qui en avait huit[369], d'un mariage qui eût donné à la France un quart de l'Empire d'Allemagne, pouvait être, était un rêve agréable, mais il était périlleux de rêver ainsi. Il eût fallu, sur cet espoir, laisser passer l'occasion, s'abstenir, ne rien faire, attendre patiemment que les Bourguignons fussent en état de défense, qu'ils eussent garni leurs places. Alors, ils auraient dit au roi ce qu'ils dirent à la fin: «Il nous faut un mari et non pas un enfant...» Et la France restait les mains vides, ni Artois, ni Bourgogne; elle n'aurait peut-être pas même repris sa barrière du Nord, son indispensable condition d'existence, les villes de Somme et de Picardie.
Ajoutez qu'en poursuivant ce rêve, on risquait de rencontrer une réalité très-fâcheuse, une guerre d'Angleterre. Édouard IV n'avait été éconduit, comme on a vu, que par un traité de mariage entre sa fille et le dauphin. Sa reine, qui le gouvernait absolument, qui n'avait nulle ambition au monde que ce haut mariage, qui faisait appeler partout sa fille Madame la dauphine, ne pouvait s'en dédire; elle aurait renvoyé son mari plutôt dix fois en France.
Louis XI, comme tous les princes du temps, avait été amoureux pour son fils de la grande héritière; il prit des idées plus sérieuses[370] le jour où la succession s'ouvrit; il s'attacha au réel, au possible. Il entra en Picardie et en Bourgogne. Il gorgea les Anglais d'argent[371] pour les tenir chez eux, en même temps qu'il leur offrait, en ami, de leur faire part. Une chose le servait, la mésintelligence des femmes qui gouvernaient des deux côtés; Marguerite d'York, douairière de Bourgogne, voulait mettre ce grand héritage dans la maison d'York, en donnant mademoiselle de Bourgogne à un frère qu'elle aimait, au frère d'Édouard, au duc de Clarence. La reine d'Angleterre voulait bien donner un mari anglais, mais son propre frère à elle, lord Rivers, un petit gentilhomme, à la plus riche souveraine du monde. La cabale de Rivers réussit à perdre Clarence[372]; ni l'un ni l'autre n'épousa.
Louis XI profita de ce désaccord et se garnit les mains. Il ne se laissa point égarer par les conseils du Flamand Commines[373] qui (comme on croit ce qu'on désire) croyait au mariage de Flandre. Il suivit son intérêt, celui du royaume. Il fit ce qui était raisonnable et politique; les moyens seulement ne furent point politiques.
Il agit de façon à mettre tout le monde contre lui; sa mauvaise nature, maligne et perfide, gâta ce qu'il faisait de plus juste, et la question se trouva obscurcie. On ne voulut plus voir en tout cela qu'une âme cruelle, longtemps contenue, et qui se venge à la fin de sa peur... Qui se venge sur un enfant qu'il semblait devoir protéger, en bonne chevalerie. La compassion fut grande pour l'orpheline; la nature fit taire la raison. On eut pitié de la jeune fille, et l'on n'eut plus pitié de la vieille France, battue cinquante ans par sa fille, la parricide maison de Bourgogne.
Louis XI, ayant le sentiment de son intérêt, de sa cupidité, bien plus que de son droit, fit valoir dans chaque province qu'il envahissait un droit différent[374], à Abbeville le retour stipulé en 1444, à Arras la confiscation. Dans les Bourgognes, il se présenta hypocritement comme ayant la garde noble de Mademoiselle, et voulant lui garder son bien. Ruse grossière, qu'elle fait ressortir aisément dans une lettre (écrite en son nom): «Il n'est besoin que ceux qui d'un côté m'ôtent mon bien se donnent pour le garder de l'autre.»
Ce n'est pas tout. Il mit la main sur des provinces étrangères au royaume, pays d'Empire, comme la Comté et le Hainaut. La Flandre même, si opposée à la France de langue et de mœurs, la Flandre que ses seigneurs naturels gouvernaient à grand'peine, il eût voulu l'avoir. C'est-à-dire que ce qui eût été difficile par le mariage, il le tentait sans mariage. Les meilleures vues se troublent dans le vertige du désir.
Mais voyons-le à l'œuvre.
Il avait dans les Flandres une belle matière pour brouiller. Le duc vivait encore qu'elles ne payaient plus, n'obéissaient plus; tout haletait de révolution. Au service funèbre, premier signe, personne aux églises, comme si le mort était excommunié.
Mademoiselle était à Gand, au centre de l'orage. Et il n'y avait pas à tenter de la tirer de là. Ce peuple l'aimait trop, la gardait, il l'avait refusée à son père. Le petit conseil qu'elle avait autour d'elle n'avait pas la moindre autorité, étant tout d'étrangers, une Anglaise, sa belle-mère, un parent allemand, le sire de Ravenstein, frère du duc de Clèves, des Français enfin, Hugonet et Humbercourt; cela faisait trois nations, trois intrigues, trois mariages en vue; tous suspects et avec raison.
Ils crurent calmer le peuple en lui donnant ce qu'il reprenait sans le demander, ses vieilles libertés (20 janvier). La première liberté était de se juger soi-même, et le premier usage qu'en firent les Gantais ce fut de juger leurs magistrats, les grosses têtes de la bourgeoisie, qui, dans la dernière crise (1469), avaient sauvé la ville en l'humiliant et l'asservissant; depuis, ces bourgeois occupaient les charges, tantôt cédant au duc et tantôt résistant; ce sont ces trop fidèles serviteurs qu'il injuria du nom que leur donnait le peuple: Mangeurs de bonnes villes. Maltraités du prince et du peuple, enviés d'autant plus qu'ils étaient peuple eux-mêmes (l'un était corroyeur[375]), peut-être ils gardaient les mains nettes, mais ils laissaient voler, étant trop petits, trop faibles, pour repousser les grands qui faisaient à la ville l'honneur de puiser dans ses coffres. Ils furent arrêtés comme bourgeois et justiciables des échevins; l'un d'eux, qui n'était pas bourgeois, fut renvoyé; il y avait encore quelque modération dans ces commencements.
Au 3 février, se réunirent à Gand les états de Flandre et de Brabant, d'Artois, de Hainaut et de Namur. Ils ne marchandèrent pas comme à l'ordinaire, ils furent généreux; ils votèrent cent mille hommes! mais c'étaient les provinces qui devaient les lever, le souverain n'avait rien à y voir. Pour cette armée sur papier, on leur donna des priviléges de papier, tout aussi sérieux; ils pouvaient désormais se convoquer eux-mêmes, nulle guerre sans leur consentement, etc.
La défense, si difficile avec de tels moyens, dépendait surtout de deux hommes, qui eux-mêmes avaient grand besoin d'être défendus, objets de la haine publique et restés là pour expier les fautes du feu duc. Je parle du chancelier Hugonet et du sire d'Humbercourt. Ils n'avaient pour ressource que deux choses médiocrement rassurantes, une armée par écrit, et la modération de Louis XI. C'étaient d'honnêtes gens, mais détestés, et partant ne pouvant rien faire. Leur maître les avait perdus d'avance en leur déléguant ses deux tyrannies, celle de Flandre[376] et celle de Liége. Hugonet paya pour l'une, Humbercourt pour l'autre. Le jour où l'on sut à Liége la mort du duc[377], le Sanglier des Ardennes partit à la poursuite d'Humbercourt, et il mena son évêque à Gand pour cette bonne œuvre; le comte de Saint-Pol y était déjà pour venger son père; tout le monde était d'accord; seulement les Gantais, amis de la légalité, ne voulaient tuer que juridiquement.
Humbercourt et Hugonet, laissant tout cela derrière eux, et leur perte certaine, vinrent, comme ambassadeurs, trouver le roi à Péronne et demander un sursis. Il les reçut à merveille, supposant qu'ils venaient se vendre. Il tenait là le grand marché des consciences, achetait des hommes, marchandait des villes. Ses serviteurs commerçaient en détail; tel demandait à certaines villes ce qu'elles lui donneraient, si, par son grand crédit, il obtenait que le roi voulût bien les prendre.
On vit dans ces marchés des choses inattendues, mais très-propres à faire connaître ce que c'était que la chevalerie de l'époque. Il y avait deux seigneurs sur qui le duc eût cru pouvoir compter, Crèvecœur en Picardie, en Bourgogne le prince d'Orange. Celui-ci, dépouillé par Louis XI de sa principauté, avait été employé par le duc à des choses de grande confiance, posté à l'avant-garde de ses prochaines conquêtes, aux affaires d'Italie et de Provence. Crèvecœur, cadet du seigneur de ce nom, était chargé de garder le point le plus vulnérable qu'il y eût dans les États de la maison de Bourgogne, celui par où ils touchaient à la fois la France et l'Angleterre (l'Angleterre de Calais). Il était gouverneur de Picardie et des villes de la Somme, sénéchal du Ponthieu, capitaine de Boulogne; je ne parle pas de la Toison d'or et de bien d'autres grâces accumulées sur lui. Il y avait faveur, mais il y avait mérite, beaucoup de sens et de courage, d'honnêteté même, tant qu'il n'y eut pas décidément d'intérêt contraire. Le changement était difficile, délicat pour lui plus que pour tout autre. Sa mère avait élevé Mademoiselle, qui perdît la sienne à huit ans, et lui avait servi de mère, en sorte que sa maîtresse et souveraine était un peu sa sœur. «Elle lui confirma ses offices, lui donna la capitainerie d'Hesdin, et le retint et constitua son chevalier d'honneur.» Il fit serment... Un homme ainsi lié, et jusque-là très-haut dans l'estime publique, eut besoin apparemment d'un grand effort pour oublier du jour au lendemain, ouvrir ses places au roi, et s'employer à faire ouvrir les autres.
Ce que le roi voulait de lui, ce qu'il désirait le plus, l'objet de toutes ses concupiscences, c'était Arras. Cette ville, outre sa grandeur et son importance, était deux fois barrière, et contre Calais, et contre la Flandre. Les Flamands, qui faisaient bon marché de toute autre province française, tenaient fort à celle-ci, y mettaient leur orgueil, disant que c'était l'ancien patrimoine de leur comte. Leur cri de combat était: Arras! Arras[378]!
Livrer cette importante ville, enragée bourguignonne (parce qu'elle payait peu et faisait ce qu'elle voulait), la mettre sous la griffe du roi, malgré ses cris, c'était hasarder un grand éclat et qui pouvait rendre le nom de Crèvecœur tristement célèbre. Il eût voulu pouvoir dire qu'il s'était cru autorisé à le faire; il lui fallait au moins quelque mot équivoque. Le chancelier Hugonet venait à point, avec son sceau et ses pleins pouvoirs.
Hugonet et Humbercourt apportaient au roi des paroles: offre de l'hommage et de l'appel au Parlement, restitution des provinces cédées. Mais ces provinces, sans qu'on les lui rendît, il les prenait ou il allait les prendre, et d'autres encore; il recevait nouvelle que la Comté se donnait à lui (19 février). Tout ce qu'il voulait des ambassadeurs, c'était un petit mot qui ouvrirait Arras.
Et pourquoi se serait-on défié de lui? n'était-il pas le bon parent de Mademoiselle, son parrain? Il en avait la garde noble, par la coutume de France; donc il devait lui garder ses États... Seulement il fallait bien réunir ce qui revenait à la couronne... Il y avait un moyen de rendre tout facile, c'était le mariage. Alors, bien loin de prendre, il eût donné du sien!
Quant à Arras, ce n'était pas la ville qu'il demandait, elle était au comte d'Artois; il ne voulait que la cité, le vieux quartier de l'évêque, qui n'avait plus de murs, mais «qui a toujours relevé du roi.» Encore, cette cité, il la laissait dans les bonnes et loyales mains de M. de Crèvecœur.
Il était pressant et il était tendre[379]; il demandait à Hugonet et au sire d'Humbercourt pourquoi ils ne voulaient pas rester avec lui? Cependant ils étaient Français. Nés en Picardie, en Bourgogne, ils avaient des terres chez lui, il le leur rappelait... Tout cela ne laissa pas d'influer à la longue; ils réfléchirent que, puisqu'il voulait absolument cette cité, et qu'il était en force pour la prendre, il valait autant lui faire plaisir. Crèvecœur reçut l'autorisation de tenir pour le roi la cité d'Arras, et le chancelier ajouta pour se tranquilliser: «Sauf les réserves de droit.» Avec ou sans réserve, le roi y entra le 4 mars.
On peut croire que l'orage de Gand, qui allait grondant d'heure en heure, ne fut point apaisé par une telle nouvelle. Depuis un mois ou plus que les Gantais avaient mis en prison leurs magistrats, on les comblait de priviléges, de parchemins de toute sorte, sans pouvoir leur donner le change. Le 11 février, privilége général de Flandre; le 15, on met à néant le traité de Gavre, qui dépouillait Gand de ses droits; le 16, on lui rend expressément les mêmes droits, spécialement sa juridiction souveraine sur les villes voisines; le 18, on renouvelle le magistrat, selon la forme des libertés anciennes[380]... Tout cela en vain, les Gantais n'en étaient pas mieux disposés à relâcher leurs prisonniers. La nouvelle d'Arras aggrava terriblement les choses. Voilà tout le peuple dans la rue, en armes, sur les places. Il veut justice... Le 13 mars, on lui donne une tête, une le 14, une le 15; puis deux jours sans exécution, mais pour dédommager la foule trois exécutions le 18.
Cependant, le roi avançait. Nouvelle ambassade au nom des états; dans celle-ci les bourgeois dominaient. Ils dirent bonnement au roi qu'il aurait bien tort de dépouiller Mademoiselle: «Elle n'a nulle malice, nous pouvons en répondre, puisque nous l'avons vue jurer qu'elle était décidée à se conduire en tout par le conseil des états.»
«Vous êtes mal informés, dit le roi, de ce que veut votre maîtresse. Il est sûr qu'elle entend se conduire par les avis de certaines gens qui ne désirent point la paix.» Cela les troubla fort; en hommes peu accoutumés à traiter de si grandes affaires, ils s'échauffent, ils répliquent qu'ils sont bien sûrs de ce qu'ils disent, qu'ils montreront leurs instructions au besoin. «Oui, mais on pourrait vous montrer telle lettre et de telle main qu'il vous faudrait bien croire...» Et comme ils disaient encore qu'ils étaient sûrs du contraire, le roi leur montra et leur donna une lettre qu'Hugonet et Humbercourt lui avaient apportée; dans cette lettre, de trois écritures (celles de Mademoiselle, de la douairière et du frère du duc de Clèves), elle disait au roi qu'elle ne conduirait ses affaires que par ces deux personnes, et par les deux qu'elle envoyait; elle le priait de ne rien dire aux autres.
Les députés mortifiés, irrités, revinrent en hâte à Gand. Mademoiselle les reçut en solennelle audience, «en son siége», sa belle-mère, l'évêque de Liége, tous serviteurs étant autour d'elle. Les députés racontent que le roi leur a assuré qu'elle n'a point l'intention de gouverner par le conseil des états, il prétend avoir en main une lettre qui en fait foi... Là, elle les arrête, tout émue, dit que cela est faux, qu'on ne pourrait produire une telle lettre... «La voici,» dit rudement le pensionnaire de Gand, maître Godevaert; il tire la lettre, la montre... Elle eut grande honte et ne savait plus que dire.
Hugonet et Humbercourt, qui étaient présents, allèrent se cacher dans un couvent où on les prit le soir (19 mars). Le roi les avait perdus, mais avec eux il pouvait être bien sûr d'avoir perdu tout mariage français, toute alliance. Il avait cru sans doute les dompter seulement, vaincre leur probité par la peur, les forcer à se donner à lui, eux et leur maîtresse... Le contraire arriva. Il se trouva avoir détruit ce qu'il y avait de Français près de Mademoiselle, avoir travaillé pour le mariage anglais ou allemand. La douairière, Marguerite d'York et le duc de Clèves, avaient besogne faite; le roi de France les avait débarrassés des conseillers français.
Mademoiselle, qui était Française aussi, et qui aurait épousé volontiers un Français (pourvu qu'il eût plus de huit ans), fut seule émue de cet événement et s'intéressa aux deux malheureux. Le malheur était pour elle aussi; à eux la mort, mais à elle la honte; avoir été prise ainsi devant tout le monde, et trouvée menteuse, c'était une grande confusion pour une jeune demoiselle, qui régnait déjà. Qui désormais croirait à sa parole! Ils avaient été arrêtés au nom des états, mais arrêtés par les Gantais, qui prirent l'affaire en main, les gardèrent, les jugèrent. Le 27 mars, le bruit courut qu'on voulait les faire évader; bruit semé par leurs ennemis pour hâter le procès? ou peut-être en effet Mademoiselle avait trouvé quelqu'un d'assez hardi pour tenter la chose?... Ce qui est sûr, c'est qu'à ce bruit le peuple prit les armes, se constitua en permanence, selon son ancien droit[381], sur le marché de Vendredi, resta là nuit et jour, y campa jusqu'à ce qu'il les eût vus mourir.
Il eût été inutile, et dangereux peut-être, de les réclamer comme officiers du feu duc, au nom des gens du Grand Conseil; des juges si suspects auraient bien pu se faire juger eux-mêmes. Mademoiselle, le 28, nomma une commission, mais quoiqu'elle y eut mis trente Gantais sur trente-six commissaires, la ville décida que la ville jugerait; le grief principal était la violation, de ses priviléges, elle n'en voulait remettre le jugement à personne. Tout ce que Mademoiselle obtint, ce fut d'envoyer huit nobles qui siégeraient avec les échevins et doyens. Cela ne servait guère; elle le sentit, et elle fit, en vraie fille de Charles le Hardi, une démarche qui honore sa mémoire, elle alla elle-même (31 mars 1477).
Pauvre demoiselle, dit ici le conseiller de Louis XI (dont la vieille âme politique s'est pourtant émue), pauvre, non pour avoir perdu tant de villes qui, une fois dans la main du roi, ne pouvaient être recouvrées jamais, mais bien plus pour se trouver elle-même dans les mains de ce peuple... Une fille qui n'avait guère vu la foule que du balcon doré, qui jamais n'était sortie qu'environnée d'une cavalcade de dames et de chevaliers, prit sur elle de descendre, et, sans sa belle-mère, elle franchit le seuil paternel... Dans le plus humble habit, en deuil, sur la tête le petit bonnet flamand, elle se jeta dans la foule... Il n'était pas mémoire, il est vrai, que les Flamands eussent jamais touché à leur seigneur; la lettre du serment féodal réservait justement ce point. Ici pourtant, une chose pouvait la faire trembler, toute dame de Flandre qu'elle était, c'est qu'elle était complice, et prouvée telle, de ceux qu'on voulait faire mourir.
Elle perça jusqu'à l'hôtel de ville, et là elle trouva les juges qu'elle venait prier, peu rassurés eux-mêmes. Le doyen des métiers lui montra cette foule, ces masses noires qui remplissaient la rue, et lui dit: «Il faut contenter le peuple.»
Elle ne perdit pas courage encore, elle eut recours au peuple même. Les larmes aux yeux, échevelée, elle s'en alla au marché du Vendredi; elle s'adressait aux uns, aux autres, elle pleurait, priait les mains jointes[382]... Leur émotion fut grande de voir leur dame en cet état, et si abandonnée, si jeune, parmi les armes et tant de rudes gens. Beaucoup crièrent: «Qu'il en soit fait à son plaisir, ils ne mourront pas.» Et les autres: «Ils mourront.» Ils en vinrent à se disputer, à se mettre en lignes opposées et piques contre piques... Mais tous ceux qui étaient loin, qui ne voyaient point Mademoiselle, voulaient la mort, et c'était le grand nombre.
On ne risqua pas de voir la scène se renouveler. Les choses furent précipitées. On se hâta de mettre les prisonniers à la torture, sans toutefois tirer d'eux plus qu'on ne savait. Ils avaient livré la cité d'Arras, mais autorisés. Ils avaient reçu de l'argent dans une affaire, non pour rendre la justice, mais en présent, après l'avoir rendue. Ils avaient violé les priviléges de la ville, ceux auxquels la ville avait renoncé, après sa défaite de Gavre et sa soumission de 1469. Renonciation forcée, illégale, selon les Gantais, ces droits étaient imprescriptibles, tout homme qui touchait aux droits de Gand devait mourir. Ni Hugonet, ni Humbercourt, n'était bourgeois de la ville, et ne pouvait être jugé comme bourgeois; on les tua comme ennemis.