Histoire de France 1466-1483 (Volume 8/19)
Hugonet essaya de faire valoir certain privilége de cléricature. Humbercourt se réclama de l'ordre de la Toison, qui prétendait juger ses membres. On dit aussi qu'il en appela au Parlement de Paris[383], que les Flamands avaient eux-mêmes semblé reconnaître en abolissant celui de Malines, et dans leur ambassade au roi. Tout était déjà fort changé. Le crime des accusés, c'était de continuer la domination française; l'appel au Parlement de Paris n'était pas propre à faire pardonner ce crime. Nulle voie d'appel, au reste, n'était ouverte; en Flandre, l'exécution suivait la sentence.
Le peuple campait sur la place depuis huit jours, ne travaillait pas et ne gagnait rien; il commençait à se lasser. Les juges firent vite, autant qu'ils purent; tout fut expédié le 3 avril; c'était le jeudi saint, le jour de charité et de compassion, où Jésus lui-même lave les pieds des pauvres. La sentence n'en fut pas moins portée. Avant qu'elle fût exécutée, la loi voulait que l'on communiquât au souverain les aveux des condamnés. Tous les juges allèrent donc trouver la comtesse de Flandre. Comme elle réclamait encore, on lui dit durement: «Madame, vous avez juré de faire droit, non-seulement sur les pauvres, mais aussi sur les riches.»
Menés dans une charrette, ils ne pouvaient se tenir sur leurs jambes disloquées par la torture, Humbercourt surtout. On le fit asseoir, et sur un siége à dos, pour faire honneur à son rang[384] et à sa Toison d'or; on avait eu aussi l'attention de lui tendre l'échafaud de noir. Cet homme, si sage et si calme, s'anima, s'indigna et parla avec violence; il fut décapité, assis sur cette chaise. Cent hommes, vêtus de noir, emmenèrent le corps dans une litière (le chancelier n'en eut que cinquante). On le conduisit jusqu'à Arras, où il fut honorablement enterré dans la cathédrale.
Le lendemain de l'exécution, jour du vendredi saint, Mademoiselle, malgré ses larmes et son dépit, fut obligée de laisser entrer chez elle les mêmes gens qui avaient jugé, et de signer ce qu'ils lui présentèrent. C'étaient des lettres écrites en son nom où elle disait qu'en révérence du saint jour et de la Passion, elle avait pitié des pauvres gens de Gand, et leur remettait ce qu'ils auraient pu faire contre sa seigneurie, qu'au reste elle avait consenti à tout. Elle ne pouvait refuser de signer, étant entre leurs mains et toute seule dans son hôtel; on lui avait ôté sa belle-mère et son parent. Pour parents et famille, n'avait-elle pas la bonne ville de Gand? Les Gantais entendaient avoir bien soin d'elle et la bien marier.
Le mari seulement était difficile à trouver; on ne le voulait ni Français, ni Anglais, ni Allemand. Mademoiselle avait désormais en horreur le roi et son dauphin; le roi l'avait trahie, livré ses serviteurs; ceux de Clèves n'avaient rien empêché, et peut-être aidèrent-ils. Sa belle-mère n'était plus là pour lui faire accepter Clarence, que d'ailleurs le roi Édouard ne voulait pas donner[385]. Au fond, elle ne pouvait se soucier ni d'un Français de huit ans, ni d'un Anglais de quarante environ, ivrogne et mal famé. Pour boire[386], l'Allemand n'eût pas cédé, ni sous d'autres rapports; il est resté célèbre par ses soixante bâtards. Tous ces prétendants écartés, les Flamands avisèrent de prendre un brave au moins, un homme qui pût les défendre, et ils pensèrent à ce brigand d'Adolphe de Gueldre, qui était tenu, comme parricide, dans les prisons de Courtrai.
Mademoiselle avait peur d'un tel mari, encore plus que des autres. Elle confiait sa peur aux seules personnes qu'elle eût près d'elle, deux bonnes dames qui la consolaient, la caressaient, l'espionnaient. L'une, de la maison de Luxembourg, écrivait tout à Louis XI; l'autre, madame de Commines, une Flamande bien avisée, travaillait pour l'Autriche; la douairière aussi, de loin, pour exclure le Français. De trois ou quatre princes à qui le duc avait donné des espérances, des promesses même de sa fille, le fils de l'empereur était le plus avenant. On disait, on écrivait à Mademoiselle que c'était un blond jeune Allemand[387], de belle mine et de belle taille, svelte, adroit, un hardi chasseur du Tyrol. Il était plus jeune qu'elle, n'ayant que dix-huit ans; c'était prendre un bien jeune défenseur, et l'Empire n'aimait pas assez son père pour l'aider beaucoup. Il ne savait pas le français, ni elle l'allemand; il était parfaitement ignorant des affaires et des mœurs du pays, bien peu propre à ménager un tel peuple[388]. Du reste, n'apportant ni terres ni argent; ses ennemis croyaient lui nuire en l'appelant prince sans terre; et très-probablement il plut encore par là à la riche héritière qui trouvait plus doux de donner.
Madame de Commines fut assez habile pour dresser sa jeune maîtresse à tromper jusqu'au dernier jour. Le duc de Clèves, venu en personne et tout exprès à Gand, comptait fermer la porte aux ambassadeurs de l'empereur; ils étaient déjà à Bruxelles, et il leur fit dire d'y rester. La douairière au contraire leur écrivit de n'en tenir compte et de passer outre. Le duc de Clèves, fort contrarié, ne put empêcher qu'on ne les reçut; on lui fit croire que Mademoiselle les écouterait seulement et dirait: «Soyez les bien venus;» puisque la chose serait mise en conseil; elle l'en assura, il se reposa là-dessus.
Les ambassadeurs, ayant présenté en audience publique et solennelle leurs lettres de créance, exposèrent que le mariage avait été conclu entre l'empereur et le feu duc, du consentement de Mademoiselle, comme il apparaissait par une lettre écrite de sa main, qu'ils montrèrent; ils représentèrent de plus un diamant qui aurait été «envoyé en signe de mariage.» Ils la requirent, de la part de leur maître, qu'il lui plût accomplir la promesse de son père, et la sommèrent de déclarer si elle avait écrit cette lettre, oui ou non. À ces paroles, sans demander conseil, Mademoiselle de Bourgogne répondit froidement: «J'ai écrit ces lettres par la volonté et le commandement de mon seigneur et père, ainsi que donné le diamant; j'en avoue le contenu[389].»
Le mariage fut conclu et publié le 27 avril 1477. Ce jour même, la ville de Gand donna aux ambassadeurs de l'Empire un banquet, et Mademoiselle y vint[390]. Beaucoup croyaient que le duc de Gueldre défendrait mieux la Flandre que ce jeune Allemand. Mais le peuple, selon toute apparence, était las et abattu, comme après les grands coups; il y avait à peine vingt-quatre jours qu'Humbercourt était mort.
CHAPITRE IV
OBSTACLES—DÉFIANCES—PROCÈS DU DUC DE NEMOURS
1477-1479
Le roi était entré dans ses conquêtes de Bourgogne de grand cœur et de grand espoir, avec un élan de jeune homme. Toute sa vie, maltraité par le sort, comme dauphin, comme roi, humilié à Montlhéry, à Péronne, à Pecquigny, «autant et plus que roy depuis mille ans», il se voyait un matin tout à coup relevé, et la fortune forcée de rendre hommage à ses calculs. Dans l'abattement universel des forts et des violents, l'homme de ruse restait le seul fort. Les autres avaient vieilli, et il se trouvait jeune de leur vieillesse. Il écrivait à Dammartin (en riant, mais c'était sa pensée): «Nous autres jeunes[391]...» Et il agissait comme tel, ne doutant plus de rien, dépassant les tranchées, s'avançant jusqu'aux murs des villes qu'il assiégeait; deux fois il fut reconnu, visé, manqué; la seconde même un peu touché; Tannegui Duchâtel, sur qui il s'appuyait, paya pour lui et fut tué.
Il avait de grandes idées; il ne voulait pas seulement conquérir, mais fonder. La pensée de saint Charlemagne lui revenait souvent; dès les premières années de son règne, il croyait l'imiter en visitant sans cesse les provinces et connaissant tout par lui-même. Il n'eût pas mieux demandé, pour lui ressembler encore, d'avoir, outre la France, une bonne partie de l'Allemagne. Il ordonna qu'on descendît la statue de Charlemagne des piliers du Palais, et qu'on l'établît, avec celle de saint Louis, au bout de la grand'salle, près la Sainte-Chapelle[392].
C'était une belle chose, et pour le présent et pour l'avenir, d'avoir non-seulement repris Péronne et Abbeville, mais, par Arras et Boulogne, d'avoir serré les Anglais dans Calais. Boulogne, ce vis-à-vis des dunes, qui regarde l'Angleterre et l'envahit jadis, Boulogne (dit Chastellain, avec un sentiment profond des intérêts du temps) «le plus précieux anglet de la chrestienté», c'était la chose au monde que Louis XI une fois prise eût le moins rendue. On sait que Notre Dame de Boulogne était un lieu de pèlerinage, comblé d'offrandes, de drapeaux et d'armes consacrés, d'ex-voto mémorables qu'on pendait aux murs, aux autels. Le roi imagina de faire une offrande de la ville elle-même, de la mettre dans la main de la Vierge. Il déclara qu'il dédommagerait la maison d'Auvergne qui y avait droit, mais que Boulogne n'appartiendrait jamais qu'à Notre-Dame de Boulogne. Il l'en nomma comtesse, puis la reçut d'elle, comme son homme lige. Rien ne manqua à la cérémonie; desceint, déchaux, sans éperons, l'église étant suffisamment garnie de témoins, prêtres et peuple, il fit hommage à Notre-Dame, lui remit pour vasselage un gros cœur d'or, et lui jura de bien garder sa ville[393].
Pour Arras, il crut l'assurer par les priviléges et faveurs qu'il lui accorda. Toutes les anciennes franchises confirmées, l'exemption du logement de gens de guerre, la noblesse donnée aux bourgeois, la faculté de posséder des fiefs sans charge de ban ni d'arrière-ban, remise de ce qui est dû sur les impôts, enfin (pour charmer les petits) le vin à bon marché par réduction de la gabelle. Une marque de haute confiance, ce fut de donner «une seigneurie en Parlement» à un notable bourgeois d'Arras, maître Oudart, au moment où ce Parlement jugeait un prince du sang, le duc de Nemours.
Le violent désir qu'avait le roi, non-seulement de prendre, mais de garder, lui avait fait faire dès le commencement de la guerre une remarquable ordonnance pour protéger l'habitant contre le soldat; les dattes que celui-ci laisserait dans son logement devaient être payées par le roi même. Il garantit l'exécution de l'ordonnance par le serment le plus fort qu'il eût prêté jamais. «Si je contreviens à ceci, je prie la benoîte croix, ici présente, de me punir de mort dans le bout de l'an.»
Il n'eût pas fait un tel serment si sa volonté n'eût été sincère. Mais elle servait peu avec des généraux pillards comme la Trémouille, du Lude, etc.; d'autre part, avec des milices comme les francs-archers, payés bien peu et n'ayant guère que le butin. Ces pilleries affreuses mirent contre lui, en fort peu de temps, la comté de Bourgogne et une grande partie du duché; l'Artois même lui échappait, s'il n'y eût été en personne.
Ce qui lui fit perdre encore bien des choses, ce fut sa crainte de perdre, sa défiance; il ne croyait plus à personne, et pour cela justement on le trahissait. Il lui était, il est vrai, difficile de se remettre aveuglément au prince d'Orange, qui avait changé tant de fois[394]; il subordonna le prince à la Trémouille, et le prince le quitta (28 mars). En Artois, on lui désignait tel et tel comme partisans de Mademoiselle et travaillant pour la rétablir; il s'en débarrassait, la terreur gagnait, ceux qui se croyaient menacés se hâtaient d'autant plus d'agir contre lui.
Sa défiance naturelle se trouvait fort augmentée par le sinistre jour que les révélations du duc de Nemours venaient de jeter tout à coup sur ses amis et serviteurs. Il découvrit avec terreur que, non-seulement le duc de Bourgogne avait connaissance de tous les projets de Saint-Pol pour le mettre en charte privée, mais que Dammartin même, son vieux général, celui qu'il croyait le plus sûr, avait tout su, et s'était arrangé pour profiter si la chose arrivait.
Au commencement de janvier, le roi apprit l'assassinat du duc de Milan, tué en plein midi à Saint-Ambroise, et presque en même temps la mort du duc de Bourgogne, assassiné, selon toute apparence, par les gens de Campobasso. Ces deux nouvelles coup sur coup le firent songer, et dès lors il n'eut aucun repos d'esprit. L'assassinat des Médicis, un an après, n'était pas propre à le rassurer. Il se savait haï, tout autant que ces morts, et il n'avait nul moyen de se garder mieux. La lettre touchante que le pauvre Nemours lui écrivit le 31 janvier «de sa cage de la bastille,» pour demander la vie, trouva cet homme cruel plus cruel que jamais, au moment sauvage d'une haine effarouchée de peur.
Il avait peur de la mort, du jugement et d'aller compter là-bas; peur aussi de la vie. Beaucoup de ses ennemis n'auraient pas voulu le tuer, mais seulement l'avoir, le tenir à montrer en cage et pour jouet, comme ce misérable frère de duc de Bretagne, qu'on nourrissait, qu'on affamait à volonté, et que les passants virent des mois entiers hurler à ses barreaux... Louis XI ne s'y méprenait pas; il s'était vu à la cour de Péronne, et il savait par lui-même combien bas rampe le renard au piége, et quelles vengeances il roule en rampant. Le duc de Nemours n'ayant pu l'enfermer, se trouvant enfermé lui-même, pouvait prier; il parlait à un sourd.
Il écrivait à la Trémouille au sujet du prince d'Orange: «Si vous pouvez le prendre, il faut le brûler vif.» (8 mai). Arras s'étant soulevé, ce maître Oudart, qu'il avait fait conseiller au Parlement, fit partie d'une députation envoyée à Mademoiselle. Pris en route[395], il fut décapité (27 avril), avec les autres députés, enterré sur-le-champ. Le roi trouva que ce n'était pas assez, il le fit tirer de terre et exposer, comme il écrit lui-même: «Afin qu'on connût bien sa tête, je l'ai fait atourner d'un beau chaperon fourré; il est sur le marché d'Hesdin, là où il préside.»
S'il se fiait encore à quelqu'un, c'était à un Flamand (non pas à Commines, trop lié avec la noblesse de Flandre), un simple chirurgien flamand qui le rasait; fonction délicate, d'extrême confiance, dans ce temps d'assassinats et de conspirations. Cet homme, très-fidèle, était capable aussi. Le roi, qui lui confiait son col, ne craignit pas de lui confier ses affaires. Il lui trouva infiniment d'adresse et de malice. On l'appelait Olivier le Mauvais[396]. Il en fit son premier valet de chambre, l'anoblit, le titra, lui donna un poste qu'il n'eût donné à nul seigneur, un poste entre France et Normandie, dont Paris dépendait par en bas (comme de Melun par en haut), le pont de Meulan.
Ayant repris Arras en personne (4 mai), et voyant la réaction, finie à Gand, s'étendre à Bruges, à Ypres, à Mons, à Bruxelles, le roi envoya son Flamand en Flandre, pour tâter si les Gantais, toujours défiants dans les revers, ne pouvaient être poussés à quelque nouveau mouvement[397].
Olivier devait remettre des lettres à Mademoiselle, et lui faire des remontrances; vassale du roi, elle ne pouvait, aux termes du droit féodal, se marier sans l'aveu de son suzerain; tel était le prétexte de l'ambassade, le motif ostensible.
Le choix d'un valet de chambre pour envoyé n'avait rien d'étonnant; les ducs de Bourgogne en avaient donné l'exemple. Que ce valet de chambre fût chirurgien, cela ne le rabaissait pas, au moment où la chirurgie avait pris un essor si hardi; ce n'étaient plus de simples barbiers, ceux qui sous Louis XI hasardèrent les premiers l'opération de la pierre et taillèrent un homme vivant.
Ce qui pouvait lui nuire davantage et lui ôter toute action sur le peuple, c'est que, pour être Flamand, il n'était pas de Gand ni d'aucune grosse ville, mais de Thielt, une petite ville dépendante de Courtrai, qui elle-même, pour les appels, dépendait de Gand. Messieurs de Gand regardaient un homme de Thielt comme peu de chose, comme un sujet de leurs sujets.
Olivier, splendidement vêtu et se faisant appeler le comte de Meulan, déplut fort aux Gantais, qui le trouvèrent bien insolent de paraître ainsi dans leur ville. La cour se moqua de lui et le peuple parlait de le jeter à l'eau. Il fut reçu en audience solennelle, devant tous les grands seigneurs des Pays-Bas, qui s'amusèrent de la triste figure du barbier travesti. Il déclara qu'il ne pouvait parler qu'à Mademoiselle, et on lui répondit gravement qu'on ne parlait pas seul à une jeune demoiselle à marier. Alors il ne voulut plus rien dire; on le menaça, on lui dit qu'on saurait bien le faire parler.
Il n'avait pourtant pas perdu son temps à Gand; il avait observé, vu tout le peuple ému, prêt à s'armer. Ce qu'ils allaient faire tout d'abord avant de passer la frontière, on pouvait le prévoir, c'était de prendre Tournai, une ville royale qui était chez eux, au milieu de leur Flandre, et qui, jusque-là, vivait comme une république neutre. Olivier avertit les troupes les plus voisines, et, sous prétexte de remettre à la ville une lettre du roi, il entre avec deux cents lances. Cette garnison, fortifiée de plus en plus, fermait la route aux marchands et tenait dans une inquiétude continuelle la Flandre et le Hainaut. Désormais, les Flamands n'entreraient plus en France, sans savoir qu'ils laissaient derrière eux une armée dans Tournai.
Ils ne tinrent pas à ce voisinage, ils voulurent à tout prix s'en débarrasser. Ils prennent pour capitaine leur prisonnier, Adolphe de Gueldre, que plusieurs voulaient faire comte de Flandre, et s'en vont, vingt ou trente mille, brûlant, pillant, jusqu'aux murs de Tournai. Là, les Brugeois en avaient assez et voulaient retourner; les Gantais persistaient. Ils brûlèrent la nuit les faubourgs de la ville. Au matin, les Français, les voyant en retraite, vinrent rudement tomber sur la queue. Adolphe de Gueldre fit face, combattit vaillamment, fut tué; les Flamands s'enfuirent; mais leurs lourds chariots ne s'enfuirent pas, on les trouva chargés de bière, de pain, de viande, de toute sorte de vivres, sans lesquels ce peuple prévoyant ne marchait jamais. On rapporta tout cela dans la ville, avec le corps du duc et les drapeaux. Ce fut dans Tournai une joie folle; la vive et vaillante population en fit une villonade, aussi gaie, plus noble que Villon. Tournai s'y plaint de Gand, sa fille, qui jusqu'ici envoyait tous les ans à sa Notre-Dame une belle robe et une offrande: «Pour cette année, la robe, c'est le drapeau de Gand, et l'offrande, c'est le capitaine[398].»
Le roi, assuré de l'Artois, passa dans le Hainaut, et là trouva tout difficile. Il avait augmenté lui-même les difficultés par son hésitation. Il ne savait pas, au commencement, s'il toucherait à ce pays, qui était terre d'Empire, et il avait mal accueilli les ouvertures qu'on lui faisait. Maintenant, il déclarait qu'il ne prenait pas le Hainaut, qu'il l'occupait seulement. Le dauphin, d'ailleurs, n'allait-il pas épouser Mademoiselle? Le roi venait en ami, en beau-père[399]. Sauf Cambrai qui ouvrit, il trouva partout résistance; à chaque ville, il lui fallut un siége, à Bouchain, au Quesnoy, à Avesnes, qui fut prise d'assaut, brûlée, et tout tué (11 juin). Galeotto, qui était à Valenciennes, en brûla lui-même les faubourgs, et se mit si bien en défense, qu'on ne l'attaqua pas. Le roi lui fit une guerre de famine; il fit venir de Brie et de Picardie des centaines de faucheurs pour couper et détruire tous les fruits de la terre, la moisson toute verte (juin).
De tous côtés ses affaires allaient mal, et elles risquaient d'aller plus mal encore. La douairière de Bourgogne et le duc de Bretagne sollicitaient les Anglais de passer; le roi avait les lettres du Breton, par le même, qui les lui vendait une à une. En Comté, il n'avançait plus; Dôle repoussa son général la Trémouille qui l'assiégeait, et qui lui-même fut surpris dans son camp. La Bourgogne semblait près d'échapper... Sa colère fut extrême; il envoya en toute hâte le plus rude homme qu'il eût, parmi ses serviteurs, M. de Saint-Pierre, armé de pouvoirs terribles, celui de dépeupler, s'il le fallait, et repeupler Dijon.
La guerre que le roi faisait dans le Hainaut et la Comté, sur terre d'Empire, eut cet effet, que l'Allemagne, sans aimer ni estimer l'empereur, devint favorable à son fils. Louis XI envoya aux princes du Rhin, et les trouva tous contre lui. L'envoyé, qui était Gaguin, le moine chroniqueur, nous dit qu'il fut même en danger[400]. Les électeurs de Mayence et de Trèves, les margraves de Brandebourg et de Bade, les ducs de Saxe et de Bavière (maisons si ennemies de l'Autriche) voulurent faire cortége au jeune Autrichien. La seule difficulté, c'était l'argent; son père, loin de lui en donner, se fit payer son voyage par Mademoiselle de Bourgogne, jusqu'à Francfort, jusqu'à Cologne, et il fallut qu'elle payât encore pour faire venir son mari jusqu'à Gand. Mais enfin il y vint[401]. Le roi, plein de dépit, ne pouvait rien y faire. Sa garnison de Tournai, aidée des habitants, lui gagna encore le 13 août une petite bataille[402], donna la chasse aux milices flamandes, brûla Cassel et tout jusqu'à quatre lieues de Gand. Le mariage ne s'en fit pas moins, à la lueur des flammes et l'épousée en deuil (18 août 1477).
Le roi se donna en revanche un plaisir longtemps souhaité et selon son cœur, la mort du duc de Nemours (4 août). Il ne haïssait nul homme davantage, surtout parce qu'il l'avait aimé. C'était un ami d'enfance, avec qui il avait été élevé, pour qui il avait fait des choses folles, iniques (par exemple de forcer les juges à lui faire gagner un mauvais procès). Cet ami le trahit au Bien public, le livra autant qu'il fut en lui. Il revint vite, fit serment au roi sur les reliques de la Sainte-Chapelle, et tira de lui, par-dessus tant d'autres choses, le gouvernement de Paris et de l'Île-de-France. Le lendemain, il trahissait.
Quand le roi frappa Armagnac, cousin de Nemours, près de frapper celui-ci, et l'épée levée, il se contenta encore d'un serment. Nemours en fit un solennel et terrible[403], devant une grande foule, appelant sur sa tête toutes les malédictions, s'il n'était désormais fidèle et «n'avertissoit le roi de tout ce qu'on machineroit contre lui.» Il renonçait, en ce cas, à être jugé par les pairs et consentait d'avance à la confiscation de ses biens (1470).
La peur passa et il continua à agir en ennemi[404]. Il se tenait cantonné dans ses places, n'envoyant pas un de ses gentilshommes pour servir le roi. Quiconque se hasardait à appeler au Parlement était battu, blessé. Les consuls d'Aurillac ne pouvaient sortir, pour les affaires des taxes, sans être détroussés par les gens de Nemours. Il correspondait avec Saint-Pol et voulait marier sa fille au fils du connétable; il promettait d'aider au grand complot de 1475, en saisissant d'abord les finances du Languedoc. Un mois avant la descente des Anglais, il se mit en défense, se tint tout près d'agir, fortifia ses places de Murat et de Carlat.
Le roi, comme on a vu, brusqua son marché avec Édouard, s'humilia, le renvoya plus tôt qu'on ne croyait et retomba sur ses deux traîtres. Tous ceux qui avaient eu intelligence avec eux eurent grand'peur; on fit mourir Saint-Pol dans l'absence du roi, espérant enterrer avec lui ces dangereux secrets. Le roi avait encore Nemours. Il épuisa sur lui la rage qu'il avait de connaître et d'approfondir son péril.
Quand Nemours fut saisi, sa femme prévit tout et elle mourut d'effroi. Il fut jeté d'abord dans une tour de Pierre-Scise, prison si dure que ses cheveux blanchirent en quelques jours. Le roi, alors à Lyon, et se voyant comme affranchi par la défaite du duc de Bourgogne, fit transporter son prisonnier à la Bastille. Il reste une lettre terrible où il se plaint «de ce qu'on le fait sortir de sa cage, de ce qu'on lui a ôté les fers des jambes.» Il dit et répète qu'il faut «le gehenner bien estroit, le faire parler clair... Faites-le moy bien parler.»
Nemours n'était pas seul; il avait des amis, des complices, les plus grands du royaume, qui se voyaient jugés en lui. Toute la crainte du roi était qu'on ne trouvât moyen d'obscurcir et d'étouffer encore. Le chancelier surtout lui était suspect, ce rusé Doriole, qui avait tourné si vite au Bien public, et qui depuis, tout en le servant, ménageait ses ennemis; il leur avait rendu le signalé service de dépêcher Saint-Pol avant qu'il eût tout dit. Le roi manda Doriole, le tint près de lui, et mit le procès entre les mains d'une commission à qui il partagea d'avance les biens de l'accusé. Il crut pourtant, l'instruction déjà avancée, qu'un jugement solennel serait d'un plus grand exemple; il renvoya l'affaire au Parlement et invita les villes à assister par députés. L'arrêt fut rendu à Noyon où le Parlement fut transféré exprès[405]; le roi se défiait de Paris et craignait qu'on ne fît un mouvement du peuple pour intimider les juges et les rendre indulgents. Paris avait souffert de Saint-Pol et l'avait vu mourir volontiers; il n'avait point souffert de Nemours, qui était trop loin, et le Paris d'alors avait eu le temps d'oublier les Armagnacs. Aussi, il y eut des larmes quand on vit ce corps torturé qu'on menait à la mort sur un cheval drapé de noir, de la Bastille aux Halles, où il fut décapité. Quelques modernes ont dit que ses enfants avaient été placés sous l'échafaud, pour recevoir le sang de leur père[406].
Ce qui est plus certain et non moins odieux, c'est que l'un des juges qui s'étaient fait donner les biens du condamné, le Lombard Boffalo del Giudice[407], ne se crut pas sûr de l'héritage s'il n'avait l'héritier, et demanda que le fils aîné de Nemours fût remis à sa garde. Le roi eut la barbarie de livrer l'enfant, qui ne vécut guère.
Il chassa du Parlement trois juges qui n'avaient pas voté la mort. Les autres réclamant, il leur écrit: «Ils ont perdu leurs offices pour vouloir faire un cas civil du crime de lèse-majesté, et laisser impuni le duc de Nemours qui voulait me faire mourir et détruire la sainte couronne de France. Vous, sujets de cette couronne et qui lui devez votre loyauté, je n'aurais jamais cru que vous pussiez approuver qu'on fît si bon marché de ma peau.»
Ces basses et violentes paroles qui lui échappent sont un cri arraché, un aveu de l'état de son esprit. Les tortures de Nemours lui revenaient à lui-même en tortures par la crainte et la défiance où le jetaient ses révélations. Il avait tiré de son prisonnier, par tant d'efforts cruels, une funeste science et terrible à savoir: qu'il n'y avait personne parmi les siens sur qui il pût compter. Le pis, c'est que, de leur côté, connaissant qu'ils étaient connus, ils sentaient bien qu'il les guettait, qu'il ne lui manquait que le moment, et ils ne savaient trop s'ils devaient attendre... Dans cette peur mutuelle, il y avait des deux côtés redoublement de flatteries, de protestations. Ses lettres à Dammartin sont des billets d'ami, tout aimables d'abandon, de gaieté; il se fait courtisan de son vieux général, il le flatte indirectement, finement, en lui disant du mal des autres généraux; tel s'est laissé surprendre, etc.
Il avait grandement à ménager un homme de ce poids, de cette expérience. Deux choses lui survenaient, les plus fâcheuses: Les Suisses s'éloignaient de lui, les Anglais arrivaient.
Louis XI avait acheté Édouard, mais non pas l'Angleterre. Les Flamands établis à Londres ne pouvaient manquer de faire sentir au peuple qu'on le trahissait en laissant la Flandre sans secours. Il le sentit si bien qu'il alla, de fureur, piller l'ambassade française. Longtemps Édouard fit la sourde oreille; il se trouvait trop bien du repos et de se partager entre la table et trois maîtresses; il aimait fort l'argent de France, les beaux écus d'or au soleil que Louis XI frappait tout exprès; il lui semblait doux d'avoir chaque année, en dormant, cinquante mille écus comptés à la Tour. Pour la reine d'Angleterre, Louis XI la tenait par sa fille, par sa passion pour le dauphin; elle demandait sans cesse quand elle pourrait envoyer la dauphine en France. Entre eux tous, ils menaient si bien Édouard, qu'il leur sacrifia son frère Clarence[408]. Il y avait encore un homme qui leur portait ombrage, qui n'était pas de leur cabale, lord Hastings, un joyeux ami d'Édouard qui buvait avec lui et qui tenait à lui (ayant les mêmes femmes). Ils le chassèrent honorablement en lui donnant des troupes et le grand poste de Calais.
Il y avait un an que la douairière de Bourgogne, sœur d'Édouard, implorait ce secours. Récemment encore, au moment où l'on tua son bien-aimé Clarence qu'elle voulait faire comte de Flandre, elle écrivit une lettre lamentable[409]; le roi de France lui prenait son douaire, ses villes à elle; elle demandait à son frère Édouard s'il voulait qu'elle allât mendier son pain. Une telle lettre et dans un tel moment, lorsque Édouard sans doute regrettait sa cruelle faiblesse, eut son effet; il envoya Hastings, qui de Calais détacha des archers, garnit les villes que la douairière voulait défendre; Louis XI attaqua Audenarde et fut repoussé.
Ce fut le terme de ses progrès au Nord. Il s'arrêta, sentant qu'à la longue les Anglais et peut-être l'Empire se seraient déclarés. Chez les Suisses, le parti bourguignon avait fini par l'emporter. Jusque-là, ils avaient flotté, servi à la fois pour et contre. De là tous les obstacles que le roi rencontra dans les Bourgognes. Malgré ses plaintes et les efforts du parti français, malgré les défenses et les punitions, le montagnard n'en allait pas moins se vendre indifféremment à quiconque payait. Des Suisses attaquaient, assiégeaient, des Suisses défendaient. Pour empêcher cette guerre de frères, il n'y avait qu'un moyen, imposer la paix, arrêter le roi de France, lui dire qu'il n'irait pas plus loin. Le chef du parti bourguignon, Bubenberg, se chargea de lui porter cette fière parole. Le roi ne voulait pas entendre, il traînait, tâchait de gagner du temps. Le Suisse en profita pour lui jouer un tour; il disparaît de France, et un matin rentre à Berne en habit de ménétrier; il n'a pas pu, dit-il, échapper autrement, le roi, ne l'ayant su gagner, l'aurait fait périr[410]. Ce chevalier, cet homme grave sous cet ignoble habit, c'était une accusation dramatique contre Louis XI; il était impossible de mieux travailler pour Maximilien. Il en profita à la diète de Zurich; il enchérit sur le roi, promettant d'autant plus qu'il pouvait moins donner, et il obtint un traité de paix perpétuelle.
Le roi comprit qu'il fallait céder au temps. Il promit de se retirer des terres d'Empire. Il signa une trêve, laissa le Hainaut et Cambrai[411]. Il craignait les Suisses, l'Allemagne, les Anglais, mais encore plus les siens. La trêve lui semblait nécessaire pour faire au dedans une opération dangereuse, purger l'armée. Il avait l'imagination pleine de complots et de trahisons, d'intelligences que ses capitaines pouvaient avoir avec l'ennemi. Il cassa dix compagnies de gens d'armes, fit faire le procès à plusieurs et ne trouva rien; seulement un Gascon, furieux d'être cassé, avait parlé d'aller servir Maximilien; pour cette parole on lui coupa la tête. Leur crime à tous était peut-être d'avoir servi longtemps sous Dammartin et de lui être dévoués. Le roi lui écrivit une lettre honorable «pour le soulager» du commandement[412], déclarant du reste que jamais il ne diminuerait son état, qu'il l'accroîtrait plutôt, et, en effet, il le fit plus tard son lieutenant pour Paris et l'Île-de-France.
L'éloignement de cet homme, trop puissant dans l'armée, était peut-être une mesure politique, mais elle ne fut nullement heureuse pour la guerre. Le roi ne put remplacer ce ferme et prudent général. On put le voir dès le commencement de la campagne. On voulait surprendre Douai avec des soldats déguisés en paysans, et tout fut préparé en plein Arras, c'est-à-dire devant nos ennemis qui avertirent Douai. Le roi, cruellement irrité, jura qu'il n'y aurait plus d'Arras, que tous les habitants seraient chassés, sans emporter leurs meubles; qu'on prendrait en d'autres provinces, et jusqu'en Languedoc, des familles, des hommes de métiers, pour y mener et repeupler la place qui désormais s'appellerait Franchise[413]. Cette cruelle sentence fut exécutée à la lettre; la ville fut déserte, et pendant plusieurs jours il n'y eut pas seulement un prêtre pour y dire la messe.
Maximilien avait plus d'embarras encore. Les Flamands ne voulaient point de paix, ni payer pour la guerre. Seulement, à force de piquer leur colérique orgueil, on parvint à mettre leurs milices en mouvement. Maximilien les mena pour reprendre Thérouenne. Il avait, avec ses milices, trois mille arquebusiers allemands, cinq cents archers anglais, Romont et ses Savoyards, toute la noblesse de Flandre et de Hainaut, en tout vingt-sept mille hommes. Avec une si grosse armée, rassemblée à grand'peine par un si rare bonheur, le jeune duc avait hâte d'avoir bataille. Le nouveau général de Louis XI, M. de Crèvecœur venait de Thérouenne, lorsque, descendant la colline de Guinegate, il rencontra Maximilien. Louis XI avait, l'autre année, décliné le combat; en le refusant encore, on était sûr de voir s'écouler en peu de jours les milices de Flandre. Crèvecœur ne consulta pas apparemment les vieux capitaines qui, depuis la réforme, étaient peu en crédit; il agit à souhait pour l'ennemi, il donna la bataille (7 août 1479)[414].
Jusque-là il passait pour un homme sage. Peut-être, pour expliquer ce qui va suivre, il faut croire qu'il reconnut en face, dans la chevalerie ennemie, les grands seigneurs des Pays-Bas, qui le proclamaient traître, et qui voulaient le dégrader en chapitre de la Toison d'Or. Sa force était en cavalerie; il n'avait que 14,000 piétons, mais 1,800 gens d'armes, contre 850 qu'avait Maximilien. D'une telle masse de gendarmerie, qui était plus que double, il ne tenait qu'à lui d'écraser cette noblesse; il se lança sur elle, la coupa de l'armée, s'acharna à ses huit cents hommes bien montés qui le menèrent loin, et il laissa tout le reste... Il avait fait la faute de donner la bataille, il fit celle de l'oublier.
Nos francs archers, sans général et sans cavalerie, fort maltraités des trois mille arquebuses, vinrent se heurter aux piques des Flamands. Ceux-ci tinrent ferme, encouragés par un bon nombre de gentilshommes, qui s'étaient mis à pied, par Romont, par le jeune duc. Maximilien, à sa première bataille, fit merveille et tua plusieurs hommes de sa main. La garnison française de Thérouenne venait le prendre à dos, elle trouva le camp sur sa route et se mit à piller. Beaucoup de francs archers, craignant de ne plus rien trouver à prendre, firent comme elle, laissèrent le combat et se jetèrent dans le camp, fort échauffés, tuant tout, prêtres et femmes... Avec les chariots, ils prirent l'artillerie qu'ils tournaient contre les Flamands; Romont, voyant qu'alors tout serait perdu, fit un dernier effort, reprit l'artillerie, profita du désordre et en fit une pleine déroute. Crèvecœur et sa gendarmerie revenaient fatigués de la poursuite; il leur fallut courir encore, tout était perdu, il ne restait qu'à fuir. La bataille fut bien nommée celle des Éperons.
Le champ de bataille resta à Maximilien et la gloire, rien de plus. Sa perte était énorme, plus forte que la nôtre. Il ne put pas même reprendre Thérouenne. Et il revint en Flandre, plus embarrassé que jamais.
Cette année même, une taxe de quelques liards sur la petite bière avait fait une guerre terrible dans la ville de Gand. Les tisserands de coutils commencent, et tous s'y mettent, tisserands, drapiers, cordonniers, meuniers, batteurs de fer et batteurs d'huile; une bataille rangée a lieu au Pont-aux-Herbes[415]. De janvier en janvier, tout un an, il y eut des jugements et des têtes coupées. On profita de cette émotion, et puisqu'ils avaient tant besoin de guerre, on les mena à Guinegate; ils eurent là une vraie, une grande bataille; ils en revinrent dégoûtés de la guerre, mais toujours murmurant, grondant.
Maximilien, déjà bien embarrassé, recevait de la Gueldre une sommation, celle de rendre enfin ce malheureux enfant, que le feu duc avait si injustement retenu, pour les crimes de son père, mais qui, à la mort de ce père, avait droit d'hériter. Nimègue chassa les Bourguignons, et en attendant qu'on lui rendît l'enfant donna la régence à sa tante. La dame ne manqua pas de chevaliers pour la défendre; les Allemands du Nord prirent volontiers sa cause contre l'Autrichien, le duc de Brunswick d'abord qui croyait l'épouser; puis, comme elle n'en voulait pas, le champion fut l'évêque de Munster, brave évêque, qui s'était battu à Neuss contre Charles le Téméraire.
Ces gens de Gueldre n'ayant pas assez de cette guerre de terre, en faisaient une en mer aux Hollandais, leurs rivaux pour la pêche. Plus d'un combat naval eut lieu sur le Zuydersée. Mais les Hollandais se battaient encore plus entre eux. Les factions des Hameçons et des Morues avaient recommencé plus furieuses que jamais; fureur aiguisée de famine; le roi enlève en mer toute la flotte du hareng, et, pour comble, les seigles qui leur venaient de Prusse.
Le coupable en tout cela, au dire de tous, était Maximilien; tout ce qui arrivait de malheurs, arrivait par lui. Pourquoi aussi avoir été chercher cet Allemand. Depuis, rien n'allait bien. Toutes les provinces criaient après lui.
Effarouché au milieu de cette meute, n'entendant qu'aboiements, le pauvre chasseur de chamois qui jusque-là ne connaissait pas le vertige, s'éblouit et ne sut que faire. Il avait employé ses dernières ressources, jusqu'à mettre en gage des joyaux de sa femme; son esprit succomba, et son corps, il fut très-malade, sa femme au moment d'être veuve.
Tout, au contraire, prospérait au roi; son commerce d'hommes allait bien, il achetait des Anglais, des Suisses, l'inaction des uns, le secours des autres. Le fier Hastings, posté à Calais pour le surveiller, s'humanisa et reçut pension[416]. Les cantons suisses avaient traité avec Maximilien; les Suisses aimaient bien mieux un roi qui payait; ils se donnaient à lui, lui à eux; il se fit bourgeois de Berne. Dès lors, plus d'obstacle en Comté, tout fut réduit, et il put envoyer son armée oisive piller le Luxembourg. Le duché de Bourgogne fut assuré, caressé, consolé; il lui donna un parlement, alla voir sa bonne ville de Dijon, jura dans Saint-Benigne tout ce qu'on pouvait jurer de vieux priviléges et de coutumes, et voulut que ses successeurs fissent de même à leur avénement. La Bourgogne était un pays de noblesse; le roi fit de bonnes conditions à tous les grands seigneurs, un pont d'or. Pour être tout à fait gracieux aux gens du pays et se faire des leurs, il prit maîtresse chez eux, non pas une petite marchande, comme à Lyon, mais une dame bien née et veuve d'un gentilhomme[417].
Parmi tant de prospérités, il baissait fort. Commines, qui revenait d'une ambassade, le trouvait tout changé. Il avait bien désiré cette Bourgogne, et la chose, si aisée en apparence, traîna, et fut même en grand doute. Il avait pâti des obstacles, langui. Qu'on en juge par une lettre secrète à son général, où il lâche ce mot d'âpre passion (qui effraye dans un roi si dévôt): «Je n'ay autre paradis en mon imagination que celui-là... J'ay plus grand faim de parler à vous, pour y trouver remède que je n'eus jamais à nul confesseur pour le salut de mon âme[418]!»
CHAPITRE V
LOUIS XI TRIOMPHE, RECUEILLE ET MEURT
1480-1482
Le roi de France avec ses cinquante-sept ans, déjà, maladif et le visage pâle, n'en était pas moins, nous l'avons dit, dans l'affaiblissement de tous, le seul jeune, le seul fort. Tout languissait autour de lui ou mourait, mourait à son profit.
Dans l'éclipse des anciennes puissances, du pape et de l'empereur, il y eut un roi, le roi de France. Il prit de provinces d'Empire, la Comté, la Provence, et il les garda. Il faillit faire juger le pape. Le violent Sixte IV, ayant tué Julien de Médicis par la main des Pazzi, jetait une armée sur Florence pour punir Laurent d'avoir survécu. Le roi, sans bouger, envoya Commines, arma Milan et rassura les Florentins dans la première surprise[419]. Il menaça le pape de la Pragmatique et d'un concile qui l'aurait déposé.
La Hongrie, la Bohême, la Castille, ambitionnaient son alliance. Les Vénitiens, à son premier mot, rompirent avec la maison de Bourgogne. Gênes s'offrit à lui et il la refusa, voulant garder l'amitié de Milan.
Le vieux roi d'Aragon, Juan II, s'obstina quinze années à vouloir retirer de ses mains le gage du Roussillon; il mourut à la peine. Et il eut encore le chagrin de voir la Navarre (l'autre porte des Pyrénées) tomber dans les mêmes mains avec son petit-fils, que Louis XI tenait par la mère et régente, Madeleine de France.
Il avait eu partout un allié fidèle, actif, infatigable, la mort... Partout elle avait mis du zèle à travailler pour lui, en sorte qu'il n'y eut plus de princes au monde que des enfants, et encore peu viables, et que le roi de France se trouvât l'universel protecteur, tuteur et gouverneur.
C'est peut-être alors qu'il fit faire pour le dauphin et tous ses petits princes son innocent Rosier des guerres[420], l'Anti-Machiavel d'alors (avant Machiavel).
En Savoie, il avait perdu sa sœur (ce dont il remerciait Dieu), gagné ou chassé les oncles du petit duc. Lui-même, comme oncle et tuteur, il s'était établi à Montmélian, et il avait pris son neveu en France.
À Florence, il protégeait, comme on a vu, le jeune Laurent; il l'avait sauvé. À Milan, la faible veuve, Bonne, une de ces filles de Savoie qu'il avait mariées et dotées paternellement, n'était régente que par lui; par lui seul, elle se rassurait, elle et son enfant, contre Venise, contre l'oncle de l'enfant, Ludovic le More.
En Gueldre, aussi bien qu'en Navarre, en Savoie, à Milan, le souverain, c'était un enfant, une femme, et le protecteur Louis XI.
En Angleterre, Édouard vivait et régnait; il était entouré d'une belle famille de sept enfants. Et pourtant la reine tremblait, voyant tout cela si jeune, son mari vieux à quarante ans, qu'un excès de table pouvait emporter. En ce cas, comment protéger le petit roi contre un tel oncle (qui fut Richard III!), sinon par un mariage de France, par la protection du roi de France, qui partout détestait les oncles, protégeait les enfants?
Tout étant, autour de la France, malade et tremblant à ce point, ceux du dedans n'avaient à compter sur aucun secours. Le mieux pour eux était de rester sages et de ne pas remuer. Quiconque avait cru aux forces extérieures avait été dupe. Le Bourguignon appela des troupes italiennes, on a vu avec quel succès. Les Pays-Bas crurent à l'Allemagne, et firent venir Maximilien, qui ne put rien leur rendre de ce qu'ils avaient perdu. Quinze ans durant, la Bretagne invoqua l'Angleterre et n'en tira point de secours.
Des grands fiefs, le seul encore qui eût vie, c'était la Bretagne; elle vivait de son obstination insulaire, de sa crainte de devenir France, appelant toujours l'Anglais, et pourtant elle en eut peur deux fois. Le roi, tout en poursuivant le grand drame du Nord, de Flandre et de Bourgogne, ne détourna cependant jamais les yeux de la Bretagne, qui était pour lui une affaire de cœur. Une fois (au moment où il crut avoir rangé son frère en Guienne), il essaya de prendre le Breton en lui jetant au col son collier de Saint-Michel, comme on prend un cheval sauvage; mais celui-ci n'y fut pas pris.
Louis XI montra une obstination plus que bretonne dans l'affaire de la Bretagne, l'assiégeant, la serrant peu à peu. De temps en temps, quelqu'un en sortait et se donnait à lui; c'est ce que firent Tannegui Duchâtel, et son pupille Pierre de Rohan, depuis maréchal de Gié. Patiemment, lentement en dix ans, le roi fit ses approches. La mort de son frère lui ayant rendu La Rochelle au midi de Nantes, il saisit Alençon, de l'autre côté. De face, il prit l'Anjou, comme on va voir, et enfin il hérita du Maine. Vers la fin, il acheta un prétexte d'attaque, les droits de la maison de Blois[421], droits surannés, prescrits, mais terribles dans une telle main. Le duc n'avait qu'une fille; si le dauphin ne l'épousait, il héritait, au titre de la maison de Blois. La Bretagne n'avait qu'à choisir, si elle voulait venir à la couronne par mariage ou par succession; elle y venait toujours.
Tout en attirant les Rohan, il avait acquis leurs rivaux, les Laval, les affranchissant du duché, les mettant dans ses armées, dans son conseil, leur confiant Melun, une clef de Paris. Gui de Laval, dont plus tard le fils et la veuve agirent plus que personne pour marier la Bretagne à la France, lui rendit, par sa fille, un autre service moins connu, non moins important.
L'an 1447, le roi René donna à Saumur un splendide et fameux tournoi. Gui de Laval y mena son jeune fils, âgé de douze ans, y faire ses premières armes, et sa fille en même temps qui en avait treize. René, plus fol que jeune, fut pris au lacs. Sa femme, la vaillante Lorraine qui avait fait la guerre pour lui, et qu'il aimait fort, vit pourtant ce jour là qu'elle était vieille. La petite Bretonne fit, avec l'innocente hardiesse d'un enfant, le plus joli rôle du tournoi, celui de la Pucelle qui venait à cheval devant les chevaliers, mettait les combattants en lice et baisait les vainqueurs. Tout le monde prévit dès lors, et René lui-même ne cacha pas trop sa pensée nouvelle; il mit sur son écu un bouquet de pensées.
Isabelle mourut à la longue, René fut veuf. Il pleura beaucoup, parut inconsolable. Mais enfin ses serviteurs, ne pouvant le voir dépérir ainsi, exigèrent (c'était comme un droit du vassal) que leur seigneur se mariât. Ils se chargèrent de chercher une épouse et ils cherchèrent si bien qu'ils en découvrirent une[422], cette même petite fille, Jeanne de Laval, qui était devenue une grande et belle fille de vingt ans. René en avait quarante-sept; ils le voulurent, il se résigna.
Ce mariage fut agréable au roi, qui fit archevêque de Reims Pierre de Laval, le petit frère de Jeanne. René, au milieu de cette aimable famille française, fut comme enveloppé de la France; il oublia le monde. Il avait dès lors bien assez à faire pour amuser sa jeune femme, et une sœur encore plus jeune qu'elle avait avec elle. En Anjou, en Provence, il menait la vie pastorale, tout au moins par écrit, rimant les amours des bergers, se livrant aux amusements innocents de la pêche et du jardinage; il goûtait fort la vie rurale, comme «la plus lointaine de toute terrienne ambition.» Il avait encore un plaisir[423], de chanter à l'église, en habit de chanoine, dans un trône gothique, qu'il avait peint et sculpté. Son neveu Louis XI aida à l'alléger des soucis du gouvernement en lui prenant l'Anjou. On hésitait à l'avertir[424]; il était alors au château de Beaugé, fort appliqué à peindre une belle perdrix grise; il apprit la nouvelle sans quitter son tableau.
Il avait bien encore quelques vieux serviteurs qui s'obstinaient à vouloir qu'il fût roi, et qui sous main traitaient avec la Bretagne ou la Bourgogne; mais cela tournait toujours mal: Louis XI savait tout, et prenait les devants. On a vu qu'au moment où ils offraient la Provence au duc de Bourgogne, Louis XI accourut, saisit Orange et le Comtat. René ne se tira d'affaire qu'en lui donnant promesse écrite qu'après lui et son neveu Charles, il aurait la Provence; lui-même il écrivit cet acte, l'enlumina, l'orna de belles miniatures. C'était mourir de bonne grâce, et au reste il était mort dès la fatale année où il perdit ses enfants, Jean de Calabre mort à Barcelone, Marguerite prise à Teukesbury. Il lui restait un petit-fils, René II, mais fils d'une de ses filles, et ses conseillers lui assuraient que la Provence (quoique fief féminin et terre d'Empire) devait, la ligne mâle manquant, revenir à la France[425]. Alors il soupirait et se peignait dans sa miniature, sous l'emblème d'un vieux tronc dépouillé qui n'a qu'un faible rejeton.
Son neveu et héritier, le roi, avait hâte d'hériter, il ne pouvait attendre: «Il envieillissoit, devenoit malade.» Il se ménageait peu; au défaut de guerre, il chassait; il lui fallait une proie. Seul au Plessis-les-Tours, il tenait son fils à Amboise sans le voir, et il envoya sa femme encore plus loin en Dauphiné. Souvent il partait de bonne heure, chassait tout le jour, au vent, à la pluie, dînant où il pouvait, causant avec les petites gens, avec des paysans, avec des charbonniers de la forêt. Il lui arrivait, inquiet qu'il était toujours, voulant tout voir et savoir, de se lever le premier et, pendant qu'on dormait, de courir le château; un jour, il descend aux cuisines, il n'y avait encore qu'un enfant qui tournait la broche: «Combien gagnes-tu?»—L'enfant qui ne l'avait jamais vu, répondit: «Autant que le roi.—Et le roi, que gagne-t-il?—Sa vie, et moi la mienne.»
Le marmiton avait parlé fièrement, prenant apparemment ce rôdeur mal mis pour un pauvre... Il ne se trompait pas. Jamais il n'y avait pauvreté plus profonde, plus famélique et plus avide. Âpreté de chasseur ou faim de mendiant, c'est ce qu'expriment toutes ses paroles, parfois violentes et âcres, souvent flatteuses, menteuses, humblement caressantes et rampantes... Tant il avait besoin[426]! besoin de telle province aujourd'hui, demain de telle ville... Né avide, mais plus avide comme roi et royaume, il souffre, on le sent bien, de tous les fiefs qu'il n'a pas encore. La royauté avait en elle l'insatiable abîme qui devait tous les absorber.
On a vu ses âpres commencements avant le Bien public, et comment cette faim s'aiguisa par l'obstacle. Tout à coup tout devient facile, les États, les provinces pleuvent, se donnent elle-même, la proie, le gibier vient prier le chasseur. L'ardeur de prendre se calmera sans doute?... C'est le contraire, la passion violente, inique, et qui irait contre Dieu, voit le jugement de Dieu se déclarer pour elle; elle se sent profondément juste, profondément injuste lui paraît tout ce qu'elle n'a pas encore. L'unité du royaume, confusément sentie comme un droit futur, lui justifie tous les moyens. Désormais assez fort pour n'avoir plus besoin de force, pouvant s'adjuger ce qu'il veut conquérir par arrêt, ce n'est plus un chasseur, il siége comme juge. Sa passion maintenant, c'est la justice. Il va toujours juger; point de jours fériés, saint Louis fit justice même au Vendredi-Saint.
Justice ici mêlée de guerre, et parfois l'exécution avant le procès. Celui d'Armagnac fut abrégé par le poignard. On a vu ceux d'Alençon, de Saint-Pol, de Nemours. Le pauvre vieux René, un roi, fut menacé de contrainte par corps. Le prince d'Orange fut poursuivi, justicié en effigie, pendu par les pieds. Ce formidable duc de Bourgogne n'échappe pas. À peine mort, le Parlement saisit son cadavre. Les procureurs lui prouvent à ce chevalier mort par chevalerie, que, sous sa belle armure, il avait la foi du procureur; on lui retrouve son billet de Péronne, le fameux sauf-conduit écrit de sa main, on lui établit par rapport d'experts qu'il a juré et qu'il a menti[427].
Le Parlement n'allait pas assez vite dans ces besognes royales. Sans doute il se disait que le roi était mortel, que les grandes familles dureraient après lui et sauraient bien retrouver les juges. Donc, il ménageait tout. Que le roi fût mécontent ou non, il ne pouvait sévir; on ne coupe pas la tête à une grande compagnie.
Il résulta de là une chose odieuse, c'est que les procès se firent par commissaires, à qui les biens de l'accusé étaient donnés d'avance, et qui avaient intérêt à la condamnation.
Et de cette chose odieuse, une chose effroyable naquit, une espèce nouvelle, celle des commissaires, qui, créée par la tyrannie pour son besoin passager, voulait durer et besogner toujours, qui, ayant pris goût à la curée, ne chassait plus seulement à la voix du maître, mais s'ingéniait à trouver des proies, et faute d'ennemis poursuivait les amis.
Il y avait deux princes du sang, que les autres princes et les grands du royaume accusaient fort et regardaient comme amis du roi, comme traîtres[428]. L'un était le duc de Bourbon, au frère duquel Louis XI avait donné sa fille. L'autre était le comte du Perche, fils du duc d'Alençon, mais élevé par le roi, et qui en 1468 avait trahi pour lui les Bretons et son père.
Ces deux princes furent la proie nouvelle contre laquelle les commissaires animèrent le roi, et ils n'y trouvèrent que trop de facilité dans le triste état de son esprit. Il se sentait défaillir, et faisait d'autant plus effort pour se prouver à lui et aux autres, par mille choses violentes et fantasques, qu'il était en vie. Il faisait acheter de toutes parts des chiens de chasse, des chevaux, des bêtes curieuses. Il faisait de grands remuements dans sa maison, renvoyant ses serviteurs pour en prendre d'autres. À quelques-uns il ôtait leurs offices, faisait des justices sévères; il frappait loin et rude.
Entre autres gens très-propres à faire ou conseiller des choses violentes, il avait un dur Auvergnat, nommé Doyat, né sujet du duc de Bourbon, chassé par lui, qui trouva jour pour se venger. Un moine, venu du Bourbonnais, avait remué Paris en prêchant contre les abus, disant hardiment que le roi était mal conseillé[429]. Le roi crut sans difficulté que le duc de Bourbon, cantonné dans ses fiefs, avait envoyé cet homme pour tâter le peuple[430]; on disait qu'il fortifiait ses places, qu'il empêchait les appels au roi, qu'il était roi chez lui[431]. Louis XI avait encore un grief contre lui, c'est qu'il ne mourait pas. Goutteux et sans enfants, ses biens devaient passer à son frère, gendre du roi, puis, si ce frère n'avait pas d'enfants mâles, ils devaient échoir au roi même. Mais il ne mourait pas... Doyat se fit fort d'y pourvoir. Il se fit nommer par le Parlement, avec un autre, pour aller faire le procès à son ancien seigneur. Il arrive à grand bruit dans ce pays, où depuis tant d'années on ne connaissait de maître que le duc de Bourbon; il ouvre enquête publique, provoque les scandales, engage tout le monde à déposer hardiment contre lui. Au nom du roi, défense aux nobles du Bourbonnais de faire alliance avec le duc de Bourbon. Il l'enfermait ainsi tout seul dans ses châteaux. Là même il ne fut pas tranquille, on vint lui prendre ses officiers chez lui, il ne restait qu'à l'enlever lui-même. Son frère, Louis de Bourbon, évêque de Liége, fut tué peu après par le Sanglier, qui, avec une bande recrutée en France[432], prit un moment l'évêché pour son fils.
Ces violences, ces outrages, et que cet Auvergnat, né chez le duc de Bourbon, l'eût foulé sous ses souliers ferrés, c'étaient des choses qu'on ne pouvait faire sans risque. La religion féodale n'était pas tellement éteinte qu'il ne se trouvât, entre ceux qui mangeaient le pain du seigneur, un homme pour le venger. Commines, si bien instruit, dit positivement que la bonne volonté ne manqua pas, que plusieurs eurent envie «d'entrer en ce Plessis, et dépêcher les choses, parce qu'à leur avis rien ne se dépêchoit.» De là, la nécessité de grandes précautions; le Plessis se hérisse de barreaux, grilles, guérites de fer. On y entre à peine. Peu de gens approchent et bien triés; c'est-à-dire que de plus en plus, le roi ne voyant plus que tels et tels, tout absolu qu'il peut paraître, se trouve dans leurs mains. Un accident augmenta ce misérable état d'isolement.
Un jour, dînant près de Chinon, il est frappé, perd la parole. Il veut approcher de la fenêtre, on l'en empêche, jusqu'à ce que son médecin, Angelo Catto, arrive et fait ouvrir. Un peu remis, son premier soin fut de chasser ceux qui l'avaient tenu et empêché d'approcher des fenêtres.
Entre cette attaque et une seconde qu'il eut peu après, il se donna, dans sa faiblesse, un spectacle de sa puissance. Il réunit à Pont-de-l'Arche la nouvelle armée qu'il organisait. Campée là sur la Seine, elle était à portée de marcher sur la Bretagne ou sur Calais. Elle rompit le projet du Breton, qui offrait sa fille au prince de Galles. Le roi lui avait déjà saisi Chantocé. Il se hâta de demander pardon.
Cette armée était une belle et terrible machine, forte et légère dans son rempart de bois, qu'elle posait, enlevait à volonté. La pâle figure mourante sourit, et se complut dans cette image de force. Elle se sentait là en sûreté; ceux-ci étaient des hommes sûrs, des Suisses[433] ou armés à la suisse. Dans les armes, dans les costumes, rien qui sentît la France; hoquetons de toutes couleurs, hallebardes, lances à rouelle qu'on n'avait jamais vues. Une armée muette qui ne savait que deux mots: geld et trinkgeld. Nul mouvement, qu'au son du cor. Le roi ne voulait plus d'hommes, mais des soldats; plus de ces francs-archers pillards, qui s'étaient débandés à Guinegate; de gentilshommes encore moins, il leur fit dire de payer au lieu de servir et de rester chez eux. Plus de Français, ni peuple, ni nobles... Le brillant spectacle de ces bandes égaya peu nos vieux capitaines, qui avaient tant fait pour avoir une milice nationale, et qui à la longue l'avaient formée, aguerrie. Ils sentaient qu'un jour ou l'autre ces Allemands pourraient bien battre ceux qui les payaient, qu'on n'en serait pas maître, et qu'on maudirait alors un roi qui avait désarmé la France.
La France n'était plus sûre pour le garder. À qui donc se fiait-il? à un Doyat, un Olivier le Diable, à maître Jacques Coctier, médecin et président des comptes, un homme hardi, brutal, qui le faisait trembler lui-même. Deux hommes étaient encore autour de lui, peu rassurants, MM. du Lude et de Saint-Pierre; l'un, un joyeux voleur qui faisait rire le roi; l'autre, son sénéchal, sinistre figure de juge, qui eût pu être bourreau. Parmi tout cela, le doux et cauteleux Commines, qu'il aimait et faisait coucher avec lui; mais il croyait les autres.
Au retour de son camp, il fut frappé de nouveau, «et fut quelque deux heures qu'on le croyoit mort; il étoit dans une galerie, couché sur une paillasse... M. du Bouchage et moi (dit Commines), nous le vouâmes à monseigneur saint Claude, et les autres qui étoient présents le lui vouèrent aussi. Incontinent la parole lui revint, et sur l'heure il alla par la maison, mais bien foible...» Un peu remis, il voulut voir les lettres qui étaient arrivées et qui arrivaient de moment en moment: «On lui montrait les principales, et je les lui lisois. Il faisoit semblant de les entendre, et les prenoit en la main, et faisoit semblant de les lire, quoiqu'il n'eût aucune connoissance, et disoit quelque mot, ou faisoit signe des réponses qu'il vouloit être faites.»
Du Lude et quelques autres logeaient sous sa chambre, «en deux petites chambrettes.» C'était ce petit conseil qui réglait en attendant les affaires pressées. «Nous faisions peu d'expéditions, car il étoit maître avec lequel il falloit charrier droit.»
Entre ses deux attaques, on lui fit faire deux choses, délivrer le cardinal Balue que le légat réclamait, et mettre en prison le comte du Perche. Ce procès, œuvre ténébreuse et la plus inconnue du temps, mérite explication.
Le 14 août 1481, on l'arrête et on le met dans une cage de fer, la plus étroite qu'on eût faite, une cage d'un pas et demi de long... Sur quelle accusation? la moins grave, d'avoir voulu sortir de France.
Cette terrible rigueur étonne fort, quand on sait que, peu d'années auparavant, on examina en conseil s'il fallait l'arrêter, que deux personnes lui furent favorables et que l'une des deux était Louis XI[434]. Pour bien comprendre, il faut savoir de plus que plusieurs conseillers avaient du bien de l'accusé, et étaient intéressés à le faire mourir.
Ce malheureux comte du Perche était un de ces enfants que le roi avait élevés chez lui, comme le prince de Navarre et autres, et qu'il avait formés et dressés à trahir leurs pères. En 1468, le comte du Perche prit parti contre son père, le duc d'Alençon, et son parent, le duc de Bretagne, en sorte que, détesté des ennemis du roi, il se ferma à jamais le retour, appartint au roi seul. Louis XI, avec qui il avait toujours vécu, le connaissait très-bien pour un homme léger, futile, et qui, «après les belles filles», ne connaissait que ses faucons. Il n'en tenait guère compte, lui payait mal sa pension; de longue date, il avait occupé ses places, et pour ses terres, il en disposait, les donnait comme siennes. Sa patience, déjà fort éprouvée par le roi, le fut bien plus encore par ceux qui, ayant son bien et voulant le garder, voulurent avoir sa vie. Pour cela il fallait, à force d'outrages et de provocations, faire de cette inoffensive créature un conspirateur. Chose difficile; il craignait le roi comme Dieu. Un de ses serviteurs disant un jour, dans sa chambre à coucher, un mot hardi contre le roi, il eut peur et le gronda fort.
Pour surmonter sa peur, il en fallait une plus forte. On imagina de lui faire arriver des lettres anonymes où charitablement on l'avertissait que le roi allait le faire tondre, le faire moine... Cela l'effraya fort... Puis d'autres lettres arrivent: le roi va le faire pendre... D'autres encore: Il le fera tuer. Ce pauvre diable craignait horriblement la mort; il y paraît dans son procès. Il ne lui vint rien dans l'esprit contre le roi, nulle défense ou vengeance: seulement, il commença à regarder de tous côtés par où il s'enfuirait... Le plus près, c'était la Bretagne, mais c'était un pays hostile où il n'y avait pour lui nulle sûreté. «Si je trouvais à m'embarquer, disait-il, j'irais en Angleterre, ou bien encore à Venise; j'épouserais une bourgeoise de Venise et je serais riche.»
En l'effrayant ainsi, on tâchait d'autre part d'effrayer Louis XI. Les gens du comte, sa sœur même (bâtarde d'Alençon), rapportaient ou forgeaient des mots qu'il aurait dits, et qu'on interprétait de façon sinistre. On assurait, par exemple, qu'il avait dit à un de ses domestiques: «Ne serais-tu donc pas homme à donner un coup de dague pour moi?»
Quoique le duc de Nemours, qui dénonça tant de gens, n'eût rien dit contre le comte du Perche, Louis XI, de plus en plus défiant, et sans doute bien travaillé par ceux qui y avaient intérêt, finit par croire ce que l'on voulait, et signa une lettre pour avouer du Lude de tout ce qu'il ferait. Ce qu'il fit, ce fut d'arrêter l'homme sur l'heure, et il le mit dans cette cage étroite où on lui passait le manger avec une fourche[435]. Il l'environna de ses serviteurs à lui du Lude, et, ce qui est plus choquant à dire, il employait à ce métier de geôlier ou d'espion, sous prétexte d'amuser le comte, un enfant qui était son fils.
Du Lude se fit nommer commissaire avec Saint-Pierre et quelques autres; mais il ne put si bien faire que l'enquête ne fût conduite par le chancelier, le prudent Doriole. L'accusé ayant parlé des lettres anonymes qu'on lui avait écrites, devenait accusateur, et probablement embarrassait tel et tel de ses juges. Mais il était faible, variable, facile à intimider; ils lui dirent que rien ne pouvait tant l'aider que de dire vrai et de ne dénoncer personne, et il se démentit, consentant à faire croire: «Que c'était lui qui les avait écrites.»
Il montrait du reste assez bien qu'il était dangereux pour lui d'aller en Bretagne, qu'il y était haï. Il ajoutait cette chose, bien forte en sa faveur: «Il n'y a pas d'homme en France qui doive craindre tant que moi la mort du roi. Si le roi nous manquait, il n'y aurait plus personne pour me faire grâce. M. le dauphin serait trop jeune pour rien empêcher, on me ferait mourir.[436]»
Plus il prouvait qu'il n'eût osé aller en Bretagne et plus le roi pensait qu'il voulait passer en Angleterre, ce qui était plus grave encore. Nulle preuve au reste ni pour l'un ni pour l'autre. La peureuse nature de l'accusé vint au secours des juges. Un homme que du Lude lui avait donné pour le soigner, qui lui avait inspiré confiance et qu'il faisait coucher avec lui, l'éveille brusquement une nuit et lui dit: «Par le corps de Dieu, vous êtes un homme mort, si vous ne prenez garde[437].» Et lui conte qu'un sien frère a entendu les sires du Lude et de Saint-Pierre dire en se promenant qu'il fallait profiter d'une absence du roi pour le faire mourir... Le prisonnier éperdu prie l'homme, le conjure de lui donner moyen de fuir... Oui, mais d'abord il faut s'assurer s'il peut fuir en Bretagne, si le duc est mieux disposé, il faut écrire au duc. Voici une écritoire...—Il écrit, et il est perdu.
Il l'eût été du moins, si par bonheur du Lude ne fût mort sur ces entrefaites. Le roi qui, sans doute, ne se fiait plus assez à la commission, mit l'affaire dans les mains de son gendre Beaujeu, et de son âme damnée, le lombard Boffalo qui présiderait une commission nouvelle tirée du Parlement (19 mars 1482). Boffalo cependant voyait le roi malade, il savait bien qu'à sa mort, il aurait lui-même de grandes affaires au Parlement pour la dépouille du duc de Nemours; il se prêta aux lenteurs calculées des parlementaires, et laissa traîner l'affaire jusqu'à la fin du règne. L'accusé, qui avait fait des aveux maladroits, à se perdre, n'en fut pas moins quitte pour garder prison, en demandant pardon au roi (22 mars 1483)[438].
La fortune semblait prendre un malicieux plaisir, en ces derniers temps, à combler le mourant de grâces imprévues, dont il ne devait pas profiter. À peine il apprenait la mort de Charles du Maine, neveu de René (12 déc. 1482), à peine il entrait en jouissance du Maine, de la Provence, de ces beaux ports, de la mer d'Italie... Une nouvelle lui vient du Nord, charmante et saisissante... Elle se confirme: la maison de Bourgogne est éteinte, tout comme celle d'Anjou, la jeune Marie est morte, comme le vieux René. Son cheval l'a jeté par terre, et avec elle tout espoir de Maximilien. Blessée de cette chute, elle mourut en quelques jours. Soit pudeur, soit fierté, la souveraine dame de Flandre aurait mieux aimé mourir, si l'on en croit le comte, que de se laisser voir aux médecins; la fille, comme le père, aurait péri par une sorte de point d'honneur (28 mars 1483)[439].
Maximilien en avait deux enfants. Mais il n'était nullement à croire que les Flamands qui, du vivant de leur dame et sous ses yeux, lui avaient tué ses serviteurs, acceptassent jamais la tutelle d'un étranger. Il avait peu de poids d'ailleurs, peu de crédit. Pendant que la douairière de Bourgogne négociait pour lui à Londres, il écrivait à Louis XI, qui ne manquait pas de montrer ses lettres aux Anglais. Aussi n'avaient-ils nulle confiance en Maximilien. Ils ne voulaient lui donner secours qu'autant qu'il les payerait d'avance. Tout le payement qu'il avait à leur offrir, c'était la gloire, la belle chance de gagner encore des batailles de Crécy, de conquérir leur royaume de France... Louis XI parlait moins, agissait mieux; il offrait des choses palpables, des sacs d'argent, des écus neufs, des présents de toute sorte, de la vaisselle plate travaillée à Paris.
De longue date, il avait eu cette divination qu'un moment viendrait pour brouiller la Flandre; il l'avait toujours pratiquée tout doucement, en bas par son barbier flamand, en haut par M. de Crèvecœur. Il avait à Gand de bien bons amis, qui touchaient pension, un Wilhelm Rim entre autres, premier conseiller de la ville, «saige homme et malicieux», et un certain Jean de Coppenole, chaussetier et syndic des chaussetiers, qui, sachant écrire, se fit nommer clerc des échevins, et fut enfin grand doyen des métiers; c'était un homme très-utile.
La première chose qu'ils firent, ce fut de mettre la main sur les deux enfants, sur le petit Philippe et la petite Marguerite (celle-ci encore en nourrice), et de dire que, d'après leur Coutume, les enfants de Flandre ne pouvaient avoir de nourrice que la Flandre même. Le Brabant et autres provinces ayant réclamé, les Flamands promirent de les garder seulement quatre mois; puis, chaque province les aurait quatre mois à son tour. Mais le terme arrivé, quand il fallut les rendre, ils déclarèrent qu'ils ne pouvaient s'en séparer, que c'était trop contre leur privilége[440].
Un conseil de tutelle fut nommé, où Maximilien figura pour la forme; c'était lui plutôt qui était en tutelle. La Flandre et le Brabant le tenaient de court, le traitaient comme un mineur ou un interdit. Ses amis d'Allemagne, jeunes comme lui, et qui n'avaient rien vu de tel en leur pays, lui donnèrent le conseil tudesque de prendre quelques bourgeois récalcitrants et d'en faire exemple; cela finirait tout... Cela justement le perdit.
Les Flamands dès lors se donnèrent de cœur au roi; ils se prirent pour lui d'une singulière tendresse; il n'arrivait pas à Gand un messager, un trompette, qu'il ne fût entouré, qu'on ne lui demandât nouvelles de la santé du roi et de monseigneur le dauphin. Ce roi qu'ils avaient tant haï, ils l'estimaient; ils voyaient bien qu'il avait les mains longues, lorsque de l'une il leur prenait encore la ville d'Aire, et que de l'autre il lançait sur Liége ce damné Sanglier.
Rim et Coppenole aidant, ils comprirent que jamais ils ne trouveraient un parti plus honorable pour leur petite Marguerite que ce jeune dauphin qui tout à l'heure allait être roi de France. C'était une bonne occasion de se débarrasser de ces provinces françaises qui sous le feu duc n'avaient servi qu'à tourmenter la Flandre. N'était-elle pas bien assez riche, avec la Hollande et le Brabant? Qu'était-ce que l'Artois? rien qu'un frein pour brider la Flandre; quand le comte n'aurait plus, contre Gand et Bruges, ses nobles chevauchées d'Artois et de Bourgogne, il faudrait bien qu'il entendît raison.
S'il faut en croire Commines, Louis XI eût été heureux de tirer d'eux une bonne cession de l'Artois ou de la Bourgogne. Ils l'obligèrent de les garder toutes deux. S'ils avaient pu encore lui donner le Hainaut et Namur, tous les pays wallons, ils l'auraient fait bien volontiers, tout cela dans l'idée d'avoir désormais des comtes de Flandre paisibles et raisonnables.
Heureux roi! Gâté de la fortune, violenté... «demandant peu et recevant trop...» Ses amis, Rim et Coppenole, vinrent lui apporter ce splendide traité, la couronne de son règne. Ils furent bien étonnés de trouver le grand roi dans ce petit donjon, derrière ces grilles de fer, ces moineaux de fer, ce guet terrible, une prison enfin, si bien gardée qu'on n'entrait plus. Le roi y était consigné; il était si maigre et si pâle qu'il n'eût osé se montrer. Toujours actif du reste, au moins d'esprit. Ce qui restait de plus vivant en lui, c'était l'âpreté du chasseur, le besoin de la proie; seulement, ne pouvant plus sortir, il allait un peu de chambre en chambre avec des petits chiens dressés exprès, et chassait aux souris.
Les Flamands furent reçus le soir, avec peu de lumières, dans une petite chambre. Le roi, qui était dans un coin et qu'on voyait à peine dans sa riche robe fourrée (il s'habillait richement vers la fin), leur dit, en articulant difficilement[441], qu'il était fâché de ne pouvoir se lever ni se découvrir. Il causa un moment avec eux, puis fit apporter l'Évangile sur lequel il devait jurer. «Si je jure de la main gauche, dit-il, vous m'excuserez, j'ai la droite un peu faible.» Et en effet, elle était déjà comme morte, tenue par une écharpe[442].
Ce mariage flamand rompait le mariage anglais, cette paix faisait une guerre. Mais, comme il était dit qu'à ce moment tout réussirait au mourant par delà ses vœux, l'Angleterre ne fit rien. Sa fureur fut pourtant extrême. Répudiée par la France, elle l'était encore par l'Écosse. Deux mariages rompus à la fois, deux filles d'Édouard dédaignées; Édouard s'en consola à table, et tant qu'il y mourut. Louis XI lui survécut. Les tragédies qui suivirent le mettaient en repos[443].
Tout allait bien pour lui, il était comblé de la fortune... seulement il mourait. Il le voyait, et il semble qu'il se soit inquiété du jugement de l'avenir. Il se fit apporter les Chroniques de Saint-Denis[444], les voulut lire, et sans doute y trouva peu de chose. Le moine chroniqueur pouvait, encore moins que le roi, distinguer, parmi tant d'événements, les résultats du règne, ce qui en resterait.
Une chose restait d'abord, et fort mauvaise. C'est que Louis XI, sans être pire que la plupart des rois de cette triste époque[445], avait porté une plus grave atteinte à la moralité du temps. Pourquoi? Il réussit. On oublia ses longues humiliations, on se souvint des succès qui finirent; on confondit l'astuce et la sagesse. Il en resta pour longtemps l'admiration de la ruse, et la religion du succès[446].
Un autre mal, très-grave, et qui faussa l'histoire, c'est que la féodalité, périssant sous une telle main, eut l'air de périr victime d'un guet-apens[447]. Le dernier de chaque maison resta le bon duc, le bon comte. La féodalité, ce vieux tyran caduc, gagna fort à mourir de la main d'un tyran.
Sous ce règne, il faut le dire, le royaume, jusque-là tout ouvert, acquit ses indispensables barrières, sa ceinture[448] de Picardie, Bourgogne, Provence et Roussillon, Maine et Anjou. Il se ferma pour la première fois, et la paix perpétuelle fut fondée pour les provinces du centre.
«Si je vis encore quelque temps, disait Louis XI à Commines, il n'y aura plus dans le royaume qu'une Coutume, un poids et une mesure. Toutes les Coutumes seront mises en français, dans un beau livre[449]. Cela coupera court aux ruses et pilleries des avocats; les procès en seront moins longs... Je briderai, comme il faut, ces gens du Parlement... Je mettrai une grande police dans le royaume.»
Commines ajoute encore qu'il avait bon vouloir de soulager ses peuples, qu'il voyait bien qu'ils étaient accablés, qu'il sentait avoir par là «fort chargé son âme...»
S'il eut ce bon mouvement, il n'était plus à même de le suivre, la vie lui échappait.
Déjà, tant redouté fût-il, il voyait les malveillances qui voulaient se produire; la résistance commençait et la réaction.
Le Parlement avait refusé l'enregistrement de plusieurs édits, lorsqu'un règlement vexatoire de la police des grains lui donna une occasion populaire de se montrer plus hardiment encore. La récolte avait été mauvaise, on craignait la famine. Un évêque, ancien serviteur de René, que le roi avait fait son lieutenant à Paris, assembla les gens de la ville et fit voter des remontrances. Le Parlement fit crier dans les rues que l'on commencerait comme auparavant, sans égard à l'édit du roi.
S'il faut en croire quelques modernes[450], La Vacquerie, premier président, qui venait à la tête du Parlement apporter les remontrances, tint tête à Louis XI, ne s'émut point de ses menaces, offrit sa démission et celle de ces collègues. Le roi, radouci tout à coup, aurait remercié pour ces bons conseils, et docilement eût révoqué l'édit.
Cette bravoure des parlementaires n'est pas bien sûre. Ce qui l'est, c'est que leurs gens, tout le peuple de robe, recommençait dans Paris la maligne petite guerre qu'ils lui avaient faite au temps du Bien public[451].
Leurs imaginations travaillaient fort sur ce noir Plessis où l'on n'entrait plus, sur le vieux malade qu'on ne voyait pas. Ils en faisaient (à l'oreille) mille contes effrayants, ridicules. Le roi, disait-on, dormait toujours, et pour ne pas dormir, il avait fait venir des bergers du Poitou, qui jouaient de leurs instruments devant lui, sans le voir... Autres contes plus sombres: Les médecins faisaient, pour le guérir, «de terribles et merveilleuses médecines...» Et, si vous aviez voulu savoir absolument quelles médecines on entendait, on aurait fini par vous dire bien bas que pour rejeunir sa veine épuisée, il buvait le sang des enfants[452].
Il est curieux de voir comme, à mesure que le roi baisse, le greffier qui écrit la Chronique scandaleuse[453] devient hostile, hardi. Après avoir parlé des bergers et des musiciens: «Il fit venir aussi, dit-il, grand nombre de bigots, bigotes et gens de dévotion, comme ermites et saintes créatures, pour sans cesse prier Dieu qu'il ne mourût pas.»
Il s'obstinait à vouloir vivre. Il avait obtenu du roi de Naples qu'il lui envoyât «le bon saint homme» François de Paule; il le reçut comme le pape, «se mettant à genoux devant lui, afin qu'il lui plût allonger sa vie.»
Sauf ces pauvretés et ces bizarreries de malade, il avait son bon sens. Il alla voir le dauphin, et lui fit jurer de ne rien changer aux grands offices, comme il l'avait fait lui-même, à son dommage, lors de son avénement. Il lui recommanda d'en croire les princes de son sang (il voulait dire Beaujeu), de se fier à du Bouchage, Guy Pot et Crèvecœur, à Doyat et maître Olivier.
De retour au Plessis, il prit son parti, et ordonna à tous ses serviteurs d'aller rendre leurs respects «au Roi».
C'est ainsi qu'il désigna le dauphin.
Tout superstitieux qu'il pouvait être, il ne donna pas grande prise aux prêtres[454], qui ne demandaient pas mieux que de profiter de son affaiblissement. Son évêque, celui de Tours, près duquel il vivait et dont il avait demandé les prières, en prit occasion pour le conseiller, lui dire qu'il devrait alléger les taxes et surtout amender tant de choses qu'il avait faites contre les évêques. Il en avait, il est vrai, tenu en prison trois ou quatre, Balue entre autres, de plus fait arrêter le légat à Lyon. Le roi répondit que pour parler ainsi, il fallait être bien ignorant des affaires, n'en pas connaître les nécessités, ou plutôt être ennemi du roi et du royaume, vouloir le perdre. Il dicta une lettre au chancelier, forte et sévère, le chargea de réprimander vertement l'archevêque et de «faire justice[455]». Le chancelier fit la semonce, et rappela au prélat que le roi était sacré, tout aussi bien que les évêques, et sacré de la sainte ampoule qui venait du ciel.
La sainte ampoule fut le dernier remède auquel le roi s'avisa de recourir. Il la demanda à Reims, et, sur le refus de l'abbé de Saint-Remy, il obtint du pape autorisation de la faire venir[456]. Il avait l'idée de s'oindre de nouveau et de renouveler son sacre, pensant apparemment qu'un roi sacré deux fois durerait davantage.
Il avait bien recommandé qu'on l'avertît doucement de son danger.
Ceux qui l'entouraient n'en tinrent compte, et lui dirent durement, brusquement, qu'il fallait mourir. Il expira le 24 août 1483, en invoquant Notre-Dame d'Embrun.
Il avait donné en finissant beaucoup de bons conseils, réglé sa sépulture. Il voulait être enterré à Notre-Dame de Cléry, et non à Saint-Denis avec ses ancêtres.
Il recommandait qu'on le représentât sur son tombeau, non vieux, mais dans sa force, avec son chien, son cor de chasse, en habit de chasseur.
FIN DU HUITIÈME VOLUME.
TABLE DES MATIÈRES
- Pages.
LIVRE XV
CHAPITRE PREMIER
- Louis XI reprend la Normandie, Charles le Téméraire envahit le pays de Liége, 1466-1468. 1
- Industrie de Liége et de Dinant; commerce avec la France; esprit français 3
- Libertés de Liége 9
- Génie niveleur; les haï-droits 15
- Rivalité politique et commerciale des sujets du duc de Bourgogne 20
- qui fait son neveu évêque de Liége 24
- Troubles fomentés par la France 26
- Les modérés se retirent; violence de Raes 29
- 1465. Liége s'adresse aux Allemands 33
- 21 avril, au roi de France 37
- Liége et Dinant défient le duc 38
- Octobre, sont abandonnés par Louis XI 47
- Décembre. Pitieuse paix de Liége 48
- 1466. Janvier. Louis XI reprend la Normandie 54
CHAPITRE II
—SUITE—
- Sac de Dinant, 1466 55
- 1466. Comment le roi regagna les maisons de Bourbon, 58
- d'Anjou, d'Orléans, et le connétable de Saint-Pol 61
- Charles le Téméraire menace Dinant 64
- La dinanderie 67
- Les bannis de Liége à Dinant, la Verte tente 70
- 18 août, Dinant assiégée, 76
- 27-30, saccagée, brûlée 80
CHAPITRE III
- Alliance du duc de Bourgogne et de l'Angleterre.—Reddition de Liége, 1466-1467 85
- Négociations de Charolais avec Édouard, de Warwick avec Louis XI 89
- 15 juin. Mort de Philippe le Bon, avénement de Charles et révolte de Gand 91
- Misère et anarchie de Liége 95
- Le duc de Bourgogne prend des Anglais à sa solde 98
- 26 juin. Le roi arme Paris 99
- 28 octobre. Le duc bat les Liégeois à Saint-Trond 105
- Soumission de Liége 107
- Novembre. Entrée du duc et sa sentence sur Liége 110
- Péronne.—Destruction de Liége, 1468 115
- 1468. Projets du duc de Bourgogne, ses finances, etc. 116
- Équivoque sur les mots aide et fief 119
- Avril. Les princes appelant l'Anglais, le roi convoque les États généraux 121
- Le duc épouse Marguerite d'York 123
- 10 septembre. Le Breton se soumet au roi (Ancenis); les bannis rentrent à Liége 126
- Le roi, craignant une descente anglaise, traite avec le duc 128
- 9 octobre et va le trouver à Péronne, où il est prisonnier 130
- 9 octobre Les Liégeois vont prendre leur évêque à Tongres 136
- Le roi signe le traité de Péronne 140
- et suit le duc à Liége 141
- 31 octobre. Prise et destruction de Liége 146
- Le roi rentre en France 149
LIVRE XVI
CHAPITRE PREMIER
- Diversions d'Angleterre.—Mort du frère de Louis XI.—Beauvais. 1469-1472 154
- 1469. Humiliation de Louis XI et de Warwick 156
- Le duc s'engage dans les affaires d'Allemagne 157
- 10 juin. Le roi (malgré la trahison de Balue) éloigne son frère du duc en lui donnant la Guyenne 159
- 11 juillet. Warwick marie sa fille à Clarence 160
- Trois rois dans la main de Warwick 161
- Ses deux rôles, impossibles à concilier 162
- 1470. Mai. Il est obligé de se retirer en France 167
- Septembre. Il marie sa fille au fils de Marguerite d'Anjou et rentre en Angleterre; Édouard en Hollande 168
- 1471. Février. Le roi reprend Amiens, etc. 169
- Mars. Le duc renvoie Édouard en Angleterre 172
- Avril, mai. Warwick défait à Barnet, Marguerite à Teukesbury 174
- Péril de la France, projets de partage 176
- 1472. 24 mai. Mort du frère de Louis XI 180
- Juin-juillet. Invasion du duc de Bourgogne, qui échoue devant Beauvais 181
CHAPITRE II
- Diversion allemande, 1473-1475 187
- Violence du duc; il accuse les Flamands 188
- Discorde de son empire; besoin d'unir, de centraliser, d'arrondir 188
- Projet de rétablir le grand royaume de Bourgogne 192
- Dissolution de l'empire d'Allemagne, et surtout du Rhin 194
- 1473. Août. Le duc s'adjuge la Gueldre 196
- Son entrevue avec l'empereur 199
- Novembre. Il se fait nommer avoué de Cologne 200
- Décembre, et occupe les places frontières de Lorraine 201
- Il visite ses possessions d'Alsace 201
- Tyrannie d'Hagenbach 202
- 1474. Soulèvement de l'Alsace, soutenue de l'Autriche, des Suisses et de la France 206
- 2 janvier. Traité du roi avec les Suisses 207
- Mai. Mort d'Hagenbach; traité du duc avec l'Angleterre 209
- 19 juillet. Guerre de Cologne, siége de Neuss 211
- Novembre, les Suisses envahissent la Comté 212
- 1475. Mars, mai. Le duc, attaqué par la France et l'Empire, 216
- 26 juin, lève le siége de Neuss 217
CHAPITRE III
- Descente anglaise, 1475 219
- Juillet. Les Anglais ne sont reçus ni par le duc, ni par Saint-Pol 221
- 29 août. Le roi les décide à traiter (Pecquigny) 224
- Punition d'Armagnac (1473) 228
- et de Saint-Pol 229
- 19 décembre, livré par le duc et exécuté 232
- Le duc maître de la Lorraine 234
- Sa colère contre les Flamands 235
- Ses projets sur les états du Midi 241
LIVRE XVII
CHAPITRE PREMIER
- Guerre Des Suisses: Bataille de Granson Et de Morat, 1476 243
- 1476. État de la Suisse 244
- —— de la Savoie, de Vaud et de Neufchâtel 246
- 3 mars. Le duc battu à Granson 248
- Louis XI à Lyon 252
- Le duc, malade à Lausanne, relevé par la Savoie, etc. 254
- 10 juin, assiége Morat 256
- 22 juin, est battu devant Morat 258
CHAPITRE II
- Nancy. Mort de Charles le Téméraire, 1476-1477 263
- Le duc n'obtient rien de ses sujets 264
- Sa mélancolie 266
- 22 octobre. Il assiége Nancy 268
- René loue une armée suisse 269
- 1477, 5 janvier, et bat le duc de Bourgogne 274
- qui est tué 277
CHAPITRE III
- Continuation.—Ruine du Téméraire.—Marie et Maximilien, 1477 281
- Le roi saisit la Picardie et les Bourgognes 282
- Février. Troubles de Flandre 286
- Hugonet, Humbercourt; Crèvecœur 288
- 4 mars, le roi se sert d'eux pour avoir Arras 290
- 31 mars. Marie essaye de sauver Hugonet et Humbercourt 295
- 3 avril, exécutés 298
- 27 avril. Son mariage conclu avec Maximilien 301
CHAPITRE IV
- Obstacles aux progrès du roi.—Défiance.—Procès du duc de Nemours, 1477-1479 303
- Efforts du roi pour assurer Boulogne, Arras, etc. 305
- 4 mai. Il perd et reprend Arras 306
- Le Flamand Olivier, envoyé en vain à Gand 310
- 27 juin. Tournai défendu 311
- 18 août. Revers du roi; mariage de Maximilien et de Marie 314
- 4 août. Mort du duc de Nemours; ses révélations 316
- 1478. Les Anglais menacent Louis XI, l'arrêtent au Nord, 320
- et les Suisses s'éloignent de lui 321
- Il abandonne le Hainaut et Cambrai 321
- 1479. Il réforme l'armée, éloigne Dammartin 322
- 7 août. Guinegate, bataille des éperons 323
- Troubles des Pays-Bas 325
- Le roi se relève, regagne les Suisses, contient les Anglais 326
CHAPITRE V
- Louis XI triomphe, recueille et meurt, 1480-1483 328
- 1480. Louis XI survit à la plupart des princes voisins; 329
- il domine ou menace tous les grands fiefs: Bretagne, Anjou, Provence 331
- Louis XI, malade, défiant; procès par commissaires 337
- 1481. Procès du duc de Bourbon 337
- Troupes étrangères 340
- Procès du comte du Perche 342
- 12 décembre. Mort de Charles du Maine; le roi hérite du Maine et de la Provence 347
- 1482. 27 mars. Mort de Marie de Bourgogne 347
- 23 décembre. Les Flamands donnent sa fille au dauphin; traité d'Arras, qui confirme les acquisitions de Louis XI 351
- Résultats de ce règne 353
- 1483. La réaction commence du vivant de Louis XI. Remontrances du Parlement 354
- 24 août. Sa mort 358
PARIS.—IMPRIMERIE MODERNE (Barthier dr), rue J.-J.-Rousseau, 61.