Histoire de France 1516-1547 (Volume 10/19)
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Title: Histoire de France 1516-1547 (Volume 10/19)
Author: Jules Michelet
Release date: February 20, 2013 [eBook #42141]
Most recently updated: October 23, 2024
Language: French
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HISTOIRE DE FRANCE
PAR
J. MICHELET
NOUVELLE ÉDITION, REVUE ET AUGMENTÉE
TOME DIZIÈME
PARIS
LIBRAIRIE INTERNATIONALE
A. LACROIX & Co, ÉDITEURS
13, rue du Faubourg-Montmartre, 13
1876
Tous droits de traduction et de reproduction réservés.
HISTOIRE DE FRANCE
J'ai, pour l'histoire des trente-deux ans que contient ce volume, un rare et heureux avantage: c'est d'entrer le premier dans une masse immense de documents nouveaux, qui changent cette histoire de fond en comble et la renouvellent entièrement.
J'y entre le premier et le seul, je puis le dire, puisque M. Mignet, l'habile explorateur des mêmes documents, ne se rencontre avec moi, dans cette période, que pour un fait: l'élection de Charles-Quint.
C'est dans les douze ou quinze dernières années que les lettres, dépêches et actes de tout genre ont été publiés d'ensemble et dans une abondance, une variété qui nous permet de juger ces pièces elles-mêmes, en les contrôlant les unes par les autres.
Jusque-là on n'avait guère d'autre guide que les chroniques du temps et les collections partielles de Ribier et Legrand. La plupart des chroniques ne donnent que l'histoire militaire; elles sont peu exactes sur le reste ou tout à fait muettes.
Les points essentiels de l'histoire politique étaient encore controversés. Le connétable, par exemple, eut-il ou n'eut-il pas un traité écrit avec l'Empereur? Les avis étaient partagés. Quelle fut, pendant la captivité de Madrid, la flottante politique de la régence et de Duprat? On ne le savait pas davantage. Tout s'est trouvé dans les Papiers Granvelle et dans les pièces réunies sous le titre de Captivité de François Ier (1841, 1847).
L'histoire des mœurs de la cour et du prince était-elle mieux connue? On en était réduit à glaner dans Brantôme. Les deux faits moraux les plus graves, et du plus intime intérieur, sont éclaircis maintenant par les lettres de la sœur du roi et de Diane de Poitiers (Éd. Génin, 1841, et A. Champollion, 1847).
Les actes les plus cachés, niés et démentis devant l'Europe, sont maintenant en pleine lumière, spécialement les rapports secrets du roi avec le sultan. Cette circonstance dramatique est connue, qu'ils furent un coup de désespoir et datèrent du champ de Pavie. Grâce à l'importante publication de M. Charrière, nous pouvons compléter, dater et préciser les faits donnés par Hammer, d'après les rapports, souvent vagues ou défigurés, des écrivains orientaux (Négoc. du Levant, 1848).
Le point capital, décisif, pour toute la fin du règne, c'est la crise de 1538, qui changea subitement la politique française, la fit définitivement catholique, rétrograde et, pour ainsi dire, espagnole. C'est le gouvernement nouveau de Montmorency et des cardinaux de Tournon, de Lorraine, on peut dire l'éclipse de François Ier, sa mort anticipée, et déjà l'avénement de la petite cour d'Henri II. Qui décida cette crise? Lequel, du roi ou de l'empereur, fit les premières démarches? Sandoval disait le roi, Du Bellay l'empereur; les modernes hésitaient. Il n'y a plus lieu de doute depuis les publications récentes (Weiss, 1841; Lanz, 1844; Le Glay et Van der Bergh, 1845; Alberj, 1839-1844). Tout est clair maintenant, et par le rapport de l'ambassadeur Tiepolo au Sénat de Venise, et par la lettre intime où la sœur de Charles-Quint révèle ses terreurs, les embarras extrêmes et l'état effrayant de sa situation.
À ces publications d'actes et de lettres, ajoutons les importantes chroniques que nous avons maintenant entre les mains. L'histoire intérieure de Paris, qu'on cherchait dans Félibien, Sauval, Du Boulay, etc., n'existait point pour cette époque. Elle s'est révélée à nous dans la précieuse chronique anonyme publiée (1854) par M. Lalanne. On en peut dire autant de l'histoire de Genève, qu'on a connue par les chroniques, imprimées récemment, de Bonnivard, du syndic Balard, et surtout de Frommont, que M. Revillod vient de donner (1855).
En possession de ces riches matériaux, la critique peut maintenant examiner, juger, choisir.
Parfois la lumière se fait d'elle-même. Au premier coup d'œil, par exemple, on voit, pour les exécutions des protestants en 1535, que le narrateur sérieux est le bourgeois anonyme de Paris qui a tout su (et peut-être tout vu) jour par jour. Bèze et Crespin évidemment ont suivi de lointains échos. Le récit catholique éclaire l'histoire protestante.
Nuls documents ne méritent une attention plus sérieuse que les rapports des envoyés vénitiens. Seuls ils offrent des chiffres et des renseignements statistiques. Ce sont généralement de pénétrants observateurs. Osons dire cependant qu'ils se trompent parfois, spécialement sur les faits éloignés de leur observation immédiate. Gaspard Contarini, par exemple, qui croit les Flandres affectionnées à Charles-Quint, ignore l'irritation où les mettait depuis longtemps l'immolation systématique de l'industrie flamande aux intérêts de l'Angleterre, dont les maisons de Bourgogne et d'Autriche courtisaient l'alliance même aux dépens des Pays-Bas.
Contarini a bien vu Charles-Quint. Il décrit à merveille cette mâchoire absorbante, ces yeux avides (occhi avari). Il n'en juge pas moins que l'empereur est modéré, peu ambitieux. Cela, en 1525, au moment où le jeune prince se lâche et se dévoile dans ses vastes projets par sa lettre à Lannoy.
Songeons aussi que ces rapports d'ambassadeurs au sénat de Venise sont souvent combinés pour plaire à ce sénat. Nicolas Tiepolo, par exemple, qui est si sérieux dans sa relation de 1538, l'est fort peu dans l'éloge qu'il fait de Charles-Quint en 1532. Longue énumération de ses vertus. Il est si généreux, si peu ambitieux, dit-il, qu'il vient de faire élire son frère roi des Romains. Pourquoi ces puérilités dans une bouche du reste grave? Parce que le parti impérial redevenait tout puissant dans le Sénat de Venise, après la conférence de Bologne, vers la fin imminente du vieux doge André Gritti, qui meurt un an après. Venise dès lors va suivre l'empereur, s'éloigner de la France et se brouiller avec les Turcs.
Ceci donné à la méthode, à la critique, aux sources, il resterait peut-être à tracer une brève formule qui résumât les trente années, permît d'embrasser tout d'un coup d'œil, comme une vaste contrée dans une petite carte géographique.
C'est l'âge adulte de la Renaissance, sa grandeur et son ambition infinies, son précoce avortement, la nécessité où elle est de s'appuyer du principe, essentiellement différent de la Réformation.
Que n'avait-elle embrassé dans ses vœux? Du premier bond, elle allait, par l'adoption des Turcs, des juifs, au but lointain du genre humain: la réconciliation de la terre.
D'un même élan, elle embrassait amoureusement la nature, finissait le fatal divorce entre elle et l'homme, rejoignait ces amants.
La merveille, c'est que d'une foule de découvertes isolées, spontanées, un ensemble systématique se faisait sans qu'on s'en mêlât, tout gravitant vers ces deux questions: Comment se fait et se refait l'homme physique? Comment se fait l'homme moral? Le premier livre qu'on ait écrit sur l'éducation, celui qu'on peut appeler l'Émile du XVIe siècle, apparaissait dans sa bizarre et fantastique grandeur.
La puissance d'enfantement qu'eut la France à ce moment éclata par l'apparition subite des deux langues françaises, qui surgissent, adultes, mûres, tout armées, dans les deux écrivains capitaux du siècle: l'immense et fécond Rabelais, le fort, le lumineux Calvin.
Cette France de Gargantua, principal organe de la Renaissance, est-elle au niveau de son rôle? Avec ce cerveau gigantesque, a-t-elle un corps? a-t-elle un cœur? a-t-elle cette vie générale, répandue partout, que l'Italie avait dans son bel âge? La France étonne par d'effrayants contrastes. C'est un géant et c'est un nain. C'est la vie débordante, c'est la mort et c'est un squelette. Comme peuple, elle n'est pas encore.
Donc, sur quoi porte la Renaissance française? Faut-il le dire? sur un individu.
Qu'était-il celui qui eut plusieurs fois en main le destin de l'humanité, celui que l'esprit nouveau pria d'être son défenseur contre la politique catholique et le roi de l'inquisition?
C'est à ce volume à répondre. Mais déjà, dans ce résumé, nous devons faire un aveu humiliant: ce roi parleur, ce roi brillant, qui dit si bien, agit si mal, mobile en ses résolutions encore plus que dans ses amours, cet imprudent, cet étourdi, ce Janus, cette girouette, François Ier, fut un Français.
Le peuple est encore une énigme. La noblesse et le parlement accueilleraient l'étranger (1524). La bourgeoisie prête au clergé l'appui brutal des confréries contre le libre esprit de recherche et la rénovation religieuse.
La France, toute en un homme en qui rayonnent à plaisir les vices nationaux, la France captive avec lui, malade avec lui, on doit attendre que, comme lui, elle ira de chute en chute jusqu'à s'oublier et se renier.
Quelle réponse à cela, et quel remède? Nul que la voix morale, l'appel aux vertus fortes, au sacrifice, au dévouement. Dans les ravages atroces des armées mercenaires, sans loi, sans foi, sans roi, sous le drapeau de Charles-Quint, le peuple de France abandonné écoute le cantique du bon et grand Luther qui enseigne le repos en Dieu.
L'immense élan de la musique, devenue populaire, le libre examen de la Bible, la presse décuplée, centuplée, l'épuration du sacerdoce et de la famille, n'est-ce pas déjà la victoire? Quelque ombre mystique qui reste dans ce nouvel enseignement, la cause de la lumière n'est-elle pas gagnée pour toujours?
Rien n'est gagné. Tout reste en question. Au mysticisme spontané, spirituel, lumineux du Nord, répond le mysticisme matériel, imaginatif du Midi, son dévot machiavélisme. De la colère idolâtrique, de l'obstination espagnole, du génie d'intrigue surtout et de roman, sort la dangereuse machine des Exercitia d'Ignace, grossière, d'autant plus redoutable.
Cela de très-bonne heure, quatre ou cinq ans après Luther, vers 1522, et bien avant l'école de résistance que Genève organisera.
C'est tout le sens de ce volume. La Renaissance, trahie par le hasard des mobilités de la France, qui tourne au vent des volontés légères, des caprices d'un malade, périrait à coup sûr, et le monde tomberait au grand filet des pêcheurs d'hommes, sans cette contraction suprême de la Réforme sur le roc de Genève par l'âpre génie de Calvin.
Paris, 21 juin 1855.
NOTE DE LA MÉTHODE
Un événement fort grave est arrivé récemment dans le monde scientifique: il faut bien qu'on se l'avoue.
L'histoire de France est écroulée.
Je veux dire l'histoire doctrinaire, l'histoire quasi officielle dont notre temps a vécu sur la foi de certaine école. Une main forte et hardie a enlevé au système la base où il reposait.
C'était un axiome partout écrit, enseigné, professé dogmatiquement et docilement accepté, transmis du plus haut au bas, de la Sorbonne aux colléges, aux moindres écoles, que «quatorze cents ans de despotisme avaient fondé la liberté.»
D'où suivait que celle-ci devait, non pas amnistier, mais honorer le despotisme. Père et mère honoreras.
L'école historique née de 1815 nous enseignait que nos défaites furent toutes des degrés heureux de cette initiation. Toutes les victoires de la force se trouvaient légitimées. La philosophie faisait plus. Elle proclamait sa formule: «La victoire est sainte, le succès est saint.»
Dans l'exagération croissante et le progrès du paradoxe, après l'apologie des victoires barbares, féodales, royales, vint l'éloge des victoires du catholicisme, de l'inquisition, de la Saint-Barthélemy (dans la bouche d'un républicain)!
Ce fut le Consummatum est.—Quiconque refusait de subir la tyrannie du système recevait la qualification d'écrivain systématique. Si la conscience résistait, si la critique indocile trouvait dans l'examen des faits des raisons de ne pas se rendre, on souriait de pitié; on opposait à toute preuve d'érudition la preuve décisive, palpable, actuelle; on frappait de la baguette la pièce probante, l'œuvre et le dernier fruit des siècles: le gouvernement constitutionnel.
Deux hommes, à ma connaissance, ont résisté à cet entraînement.
L'un, c'est mon vénérable maître Sismondi, qui, dans l'œuvre plus faible sans doute de ses dernières années n'en a pas moins lutté contre ce système immoral par sa vigueur républicaine et la générosité de son caractère.
L'autre, c'est moi. Je résistai par l'amour des réalités et le sentiment de ma vie, qui domine dans tout cœur d'artiste, et qui, sans effort, sans dispute, lui fait fuir et détester les mortes créations que les scolastiques quelconques échafaudent contre la nature et la création de Dieu.
Par le cœur seul et le bon sens, par ma naturelle impuissance d'accepter un optimisme barbare sur cet océan de malheurs, je restai, moi, libre du système des historiens hommes d'État.
Aujourd'hui que la réalité, inexorable et terrible, les a violemment réfutés, ils se maintiennent encore par une certaine attitude, affectant de ne pas voir l'anéantissement de leurs théories. Mais voici qu'une voix sévère, respectueusement ironique, s'élève dans leur propre revue (Quinet, 15 avril 1855, Philosophie de l'histoire de France). Elle les prie de faire savoir ce qu'est devenue la pierre sur laquelle ils avaient bâti. On ne méconnaît nullement leurs mérites de détails, leurs recherches et leurs découvertes; loin de là, on les console, en leur disant qu'après tout, si l'ensemble manque, il leur restera d'avoir éclairé tels points spéciaux. Seulement, avec douceur, sans bruit et sans violence, on écarte le petit plâtrage qui honorait encore un peu les dehors de la construction décrépite. On se permet de regarder dessous. Mais quoi! dessous, c'est le vide, l'abîme. Et la base est partie.
Pour nous, qu'ils ont mis au ban depuis si longtemps, est-ce par rancune que nous constatons cette ruine? Point du tout. Nous nous sommes toujours fié au temps pour faire tomber ce qui doit tomber. Nous allâmes toujours devant nous, sans nous amuser aux disputes. Mais aujourd'hui, à une époque où l'âme, fortement avertie, cherche à se prendre à quelque chose (quelque chose qui sera sa perte ou son renouvellement), on ne peut laisser ainsi les masures encombrer le sol, faire ombre et garder la place, empêchant que rien n'y vienne.
Arrière, faux docteurs et faux dieux!
CHAPITRE PREMIER
LE TURC.—LES JUIFS
1508-1512
Le Turc, le Juif[1], la terreur et la haine, l'attente des armées ottomanes qui avancent dans l'Europe, le déluge des Juifs qui, d'Espagne et de Portugal, inonde l'Italie, l'Allemagne et le Nord, c'est la première préoccupation du XVIe siècle, celle qui d'abord absorbe les esprits et domine tout intérêt moral et politique. Non sans cause: sous deux aspects divers, c'est l'Orient, l'Asie, qui, d'un mouvement irrésistible, envahit l'Occident.
Pensée dominante du peuple, discussion éternelle des doctes, énigme insoluble aux penseurs, scandale pour les croyants, épreuve pour la foi. Car, enfin, il est évident que les mécréants engloutissent le monde. Sont-ils de Dieu, sont-ils du diable, ces Turcs, ces Juifs? Et leur apparition, est-ce un fléau du ciel, ou une éruption de l'enfer? Tel y voit le démon, et soupçonne que cette engeance n'est rien «qu'un diable en fourrure d'homme.»
L'invasion des Turcs est comme celle des grands ouragans; rien ne dure devant elle; les obstacles lui font plaisir et la rendent plus forte; états, principautés, royaumes, tout ce qu'il y a de plus enraciné, s'arrache, craque, vole comme une paille. Chose bizarre, l'humble invasion des Juifs n'est pas moins irrésistible. C'est comme cette armée des rats qui, dit-on, au Moyen âge, s'empara de l'Allemagne, l'envahit, la remplit, occupant tout, mangeant tout, jusqu'aux chats. Ici, arrêtée par la flamme, mais passant à côté. Armée silencieuse; sauf un immense et léger bruit de mâchoires et de dents rongeuses, rien n'eût accusé sa présence.
Les invasions turques apparaissent comme un élément, une force de la nature. Elles reviennent à temps donnés. On peut les prévoir, les prédire, comme les éclipses ou tout autre phénomène naturel. Charles-Quint dit dans ses dépêches: «Le Turc est venu cette année; il ne reviendra de trois ans.»
Les sultans mêmes n'y peuvent rien. Bajazet II, ami des Vénitiens, leur fit dire que rien ne pouvait empêcher les invasions du Frioul et le grand mouvement turc vers l'Italie. De même, le vizir de Soliman disait aux ambassadeurs que l'immense piraterie des barbaresques ne dépendait pas de la Porte.
Les ravages des invasions par terre, qui semblent si furieux, n'en suivent pas moins une marche en quelque façon méthodique. C'est d'abord l'éblouissement d'une multitude innombrable, l'infini du pillage, des courses de tribus inconnues, dont plusieurs, comme les sauterelles, viennent de l'Asie même s'abattre sur le Danube; effroyable poussière vivante qui suit, précède, entoure les Turcs. Tuez-en autant que vous voudrez, ils ne s'en inquiètent pas; cela ne fait rien à la masse, au fort noyau compacte qui se meut en avant. L'effet cependant est sensible. Ces ondées d'insectes humains, ces ravages assidus, découragent la culture, la rendent impossible, font qu'on n'ose plus cultiver, habiter; un grand vide se fait de lui-même. La masse y entre d'autant mieux, prend les forts dégarnis, des villes mal approvisionnées, quasi désertes. Les églises deviennent mosquées. Leurs tours, changées en minarets, cinq fois par jour crient la victoire d'Allah, la défaite du Christ. Plus d'impôt qu'un léger tribut; mais vaste tribut d'hommes, c'est la condition de la servitude. Ce peuple artificiel, qui à peine est un peuple, se continue par les esclaves, par des enlèvements annuels. L'enfant beau et fort est né Turc, né pour le harem et l'armée.
Le Turc est l'ogre des enfants des rayas. Il y a là des destinées étranges. Ces enfants, que le monstre absorbe, n'en vivent pas moins et gouvernent leurs maîtres. Tel devient pacha ou vizir, et l'effroi des chrétiens.
Dieu sait les récits merveilleux qui se font de toutes ces choses dans les veillées du Nord: martyres, supplices, hommes sciés en deux, filles, enfants volés par les pirates! et l'on n'a plus su jamais ce qu'ils sont devenus! La peur croit tout. Les femmes pressent leurs nourrissons contre elles. Les hommes mêmes sont pensifs, et dans une grande attente; les vieillards ruminent dans leur barbe les jugements de Dieu.
Qui ne voit, en effet, que le fléau marche toujours? Et, si on le retarde, il va ensuite plus vite, arrive à l'heure. C'est comme une funèbre horloge de Dieu qui sonne exactement les morts de peuples et de royaumes. Vainqueur des Grecs, le premier Bajazet est pris par les Tartares; qu'importe? Constantinople n'en tombe pas moins, Otrante est saccagée et l'Italie ouverte. Rhodes et Belgrade arrêtent Mahomet II; qu'importe? Elles vont tomber sous Soliman, et non-seulement elles, mais Bude, et voilà les Turcs à deux pas de Vienne. La Valachie est tributaire; moitié de la Hongrie devient province turque et reste telle. Combien de temps faut-il, si Dieu n'y apporte remède, pour que l'inondation passe par-dessus l'Allemagne? Vingt ans peut-être! Et pour qu'elle pénètre en France, pour qu'elle vienne venger à Poitiers la vieille défaite des Sarrasins? Il ne faut guère plus de trente ans, si le progrès est régulier. Préparez-vous, peuples chrétiens, serrez bien vos coffres et vos caves; le Turc vous arrive altéré. Mères, gardez bien l'enfant! Et vous, jeunes demoiselles, de bizarres romans vous menacent, de grandes hontes, et qui sait? de hautes fortunes! Une Russe gouverna Soliman, une Bretonne enfanta au sérail l'exterminateur des janissaires. Terribles jeux du diable! La fille en rêve, et la mère en frémit.
Le fort et fidèle interprète de la pensée du peuple, le consciencieux ouvrier Albert Dürer, qui a mis les récits des rues dans ses cuivres savants, dans ses bois baroques et sublimes, a consacré par une célèbre gravure le canon de Mahomet II, le grand canon aux monstrueux boulets de marbre qui lançait cinq quintaux par coup. On voit au fond d'épaisses et ondoyantes moissons, de riches granges à vastes toits allemands, des fermes et de belles cités avec leurs monuments, des colisées splendides; enfin toute grandeur, art, richesse, vie, bonheur et paix profonde. Au premier plan, le monstre... Ce n'est pas le canon, c'est l'agent de destruction, en tête de ses insouciants janissaires; c'est le Turc, sec, hâlé, passé au feu de cent batailles, qui, l'œil posé sur sa machine, le menton jeté en avant, et dans un ferme arrêt, se dit: «Bien! et très-bien!... Dans une heure tout aura péri.»
L'œuvre de Dürer et de ces vieux maîtres, comme Altdorfer et le forgeron d'Anvers, est pleine de figures à turban, barbes orientales, turques ou juives; force imaginations sauvages de supplices ingénieux. Ce sont de mauvais rêves, moins le vague. L'une de ces plus saisissantes effigies est un Christ de Dürer, entre le Turc armé qui le tuera et le Juif enragé qui tient la verge pour le flageller tout le jour.
Une chose étonne chez une génération si fortement préoccupée du Juif, du Musulman; personne de tant de gens d'esprit (ni Luther, ni Érasme) ne remarque que ces deux races, qui crucifient la chrétienté, sont crucifiées par elle pendant des siècles, que le Mahométan fut provoqué par nos longues croisades, le Juif plus de mille ans flagellé, supplicié. Et il l'est encore; roi ici, là il reste en croix.
Que font Mahomet II, Soliman, en Valachie, Servie, Hongrie? Précisément ce que les rois d'Espagne font à Cordoue et à Grenade. Et les ravages n'ont pas été plus grands.
Qu'on songe que les gastadores désolèrent, balayèrent, nettoyèrent et déménagèrent si parfaitement le riche royaume de Cordoue, que les colons chrétiens appelés en ce désert n'y trouvèrent pas une paille, et commencèrent par une horrible disette; il fallut y apporter tout.
Le monde mauresque, réfugié tout entier à Grenade, fit de ce dernier asile le paradis de la terre, sur lequel vint alors camper la dévorante armée de Ferdinand, avec une autre armée d'industrieux gastadores, savants ouvriers de la mort, qui l'avaient mise en art, détruisant, rasant, arrachant métairies, moulins, arbres à fruits, oliviers, vignes, orangers, si bien que le pays ne s'en est jamais relevé.
En même temps, l'on chassa les Juifs, comme on a vu, et, comme on verra bientôt, les Maures, en 1526, par la plus horrible persécution dont il y ait mémoire. On les chassa, et on les retint, mettant des conditions impossibles au départ. Ces infortunés voulaient se jeter à la mer. Le fameux Barberousse eut la charité d'en passer en Afrique soixante-dix mille en sept voyages, dix mille chaque fois. Ce grand acte religieux commença la réputation de ce fameux roi des pirates.
On peut croire que, des deux côtés, chez les Musulmans et les Chrétiens, la captivité était cruelle. Les galères, cet enfer commencé par les chevaliers de Rhodes, s'imitent en Espagne et en France, d'autre part chez les Turcs. C'est-à-dire que, des deux côtés, les prisonniers meurent sous les coups.
Rage de haine et de fanatisme. La barrière déplorable qui sépare l'Europe et l'Asie avait paru vouloir s'abaisser quelque peu vers la fin des croisades, au temps de Saladin. Elle se relève plus terrible. Par quelle audace les libres penseurs, les amis de l'humanité, parviendront-ils à la percer? On ne peut le deviner. Les tentatives de la diplomatie pour créer l'alliance des Turcs et des Chrétiens, celles des humanistes pour relever les Juifs, en dépit d'un si furieux préjugé populaire, ce sont des choses si hardies qu'on n'eût osé les rêver même. Elles se firent à l'improviste, par hasard ou par nécessité. Parlons des Juifs d'abord.
La révolution religieuse fut ouverte par les gens qui en sentaient le moins la portée, par les érudits. Un matin se trouva posée cette question hardie, de savoir si l'Europe chrétienne pouvait amnistier, honorer ceux qu'on appelait les meurtriers du Christ. Si elle pardonnait même aux Juifs, à plus forte raison, elle adoptait les infidèles, elle embrassait le genre humain.
Je m'explique. Personne n'eût osé formuler ainsi cette idée. Et pourtant elle était implicitement contenue dans l'opinion des érudits: «Que la philosophie rabbinique était supérieure, antérieure à toute sagesse humaine; que les chefs des écoles grecques étaient les disciples des Juifs.»
Relever les Juifs à ce point, c'était les donner pour maîtres à l'Europe dans les choses de la pensée, comme ils l'étaient déjà certainement dans la médecine et les sciences de la nature.
Le jeune prince italien Pic de la Mirandole, étonnant oracle de l'érudition, qui, vivant, fut une légende, comme mort le fut Albert le Grand, avait dit audacieusement de la philosophie juive: «J'y trouve à la fois saint Paul et Platon.»
Ses thèses sur la Kabale furent imprimées en 1488, avant l'horrible catastrophe d'Espagne, qui brisa les écoles juives et dispersa dans l'Europe, dans l'Afrique, jusque dans l'Asie, la tribu la plus civilisée et la plus nombreuse de ce peuple infortuné.
C'est au milieu de ce naufrage, en 1494, quand ses lugubres débris apparurent dans les villes du Nord parmi les huées d'un peuple impitoyable; c'est alors qu'un savant légiste, Reuchlin, publia son livre: De verbo mirifico, dont le sens était: «Seuls, les Juifs ont connu le nom de Dieu.»
Ces misérables, assis sur la pierre des places publiques, hâves, malades, qui faisaient horreur, qui n'avaient plus figure d'hommes, les voilà, par ce paradoxe, placés au faîte de la sagesse, reconnus pour les antiques et profonds docteurs du monde, les premiers confidents de Dieu.
Dans leurs livres et dans leur langue, Reuchlin montrait les hautes origines et des nombres de Pythagore et des principaux dogmes chrétiens.
Le progrès des humanistes avait sans doute amené là. Ils avaient, au XVe siècle, dans l'Académie florentine, adoré la sagesse grecque et naïvement préféré Platon à Jésus. On pouvait prévoir qu'au XVIe la curiosité humaine transporterait son fanatisme à une doctrine plus abstruse, à une langue peu connue encore, et que, de la Grèce, désormais sans mystère, elle remonterait au lointain Orient.
Qu'on estimât plus ou moins les livres hébraïques et la philosophie des Juifs, on ne devait pas oublier le titre immense qu'ils ont acquis pendant le Moyen âge à la reconnaissance universelle. Ils ont été très-longtemps le seul anneau qui rattacha l'Orient à l'Occident, qui, dans ce divorce impie de l'humanité, trompant les deux fanatismes, chrétien, musulman, conserva d'un monde à l'autre une communication permanente et de commerce et de lumière. Leurs nombreuses synagogues, leurs écoles, leurs académies, répandues partout, furent la chaîne en laquelle le genre humain, divisé contre lui-même, vibra encore d'une même vie intellectuelle. Ce n'est pas tout: il fut une heure où toute la barbarie, où les Francs, les iconoclastes grecs, les Arabes d'Espagne eux-mêmes, s'accordèrent sans se concerter pour faire la guerre à la pensée. Où se cacha-t-elle alors? Dans l'humble asile que lui donnèrent les Juifs. Seuls, ils s'obstinèrent à penser, et restèrent, dans cette heure maudite, la conscience mystérieuse de la terre obscurcie.
Les Arabes prirent d'eux le flambeau, et des Arabes les Chrétiens. Primés par les uns et les autres, les Juifs subirent, au XIVe et au XVe siècles, une cruelle décadence. Néanmoins ils restaient en Espagne (autant et plus que les Maures) le peuple civilisé. Leur dispersion dans l'Europe fut, pour ainsi dire, l'invasion d'une civilisation nouvelle. Tout subit l'influence occulte et d'autant plus puissante des Juifs espagnols et portugais.
L'année même de la catastrophe, en 1492, Reuchlin se trouvant à Vienne près de l'empereur Maximilien, dont il était fort aimé, un Juif, médecin de l'empereur, lui fit un cadeau splendide, celui d'un précieux manuscrit de la Bible, s'adressant ainsi à son cœur, lui disant: «Lisez et jugez.»
À l'avènement des papes, la pauvre petite Jérusalem, cachée dans le Ghetto de Rome, apparaissait, son livre en main, et, sans mot dire, se présentant sur la route du cortége, elle se tenait là avec la Bible. Muette réclamation, noble reproche de la vieille mère, la loi juive, à sa fille, la loi chrétienne, qui l'a traitée si durement.
Ici, dans ce don du Juif à Reuchlin, nous revoyons la Bible encore se présentant au grand légiste, à la science, à la Renaissance, demandant et implorant d'elle l'équitable interprétation.
Et dans quel moment solennel? Lorsque les terribles persécutions du siècle aboutissaient à leur terme, la proscription générale des Juifs. Nul doute que l'habile médecin, habitué à juger sur leurs pronostics ces étranges épidémies, n'ait deviné la recrudescence de la fureur populaire, la ruine imminente des siens, et ne leur ait cherché un bienveillant défenseur.
Il n'y a rien de comparable à cet événement des Albigeois aux dragonnades. Les Saint-Barthélemy de Charles IX et du duc d'Albe, qui furent plus sanglantes peut-être, n'ont pourtant pas ce caractère de la destruction générale d'un peuple.
Nos protestants, fuyant la France, furent reçus avec compassion en Angleterre, en Hollande, en Prusse, et partout. Mais les Juifs, fuyant l'Espagne en 1492, trouvèrent des malheurs aussi grands que ceux qu'ils fuyaient. Sur les côtes barbaresques, on les vendait, on les éventrait pour chercher l'or dans leurs entrailles. Plusieurs échappèrent dans l'Atlas, où ils furent dévorés des lions. D'autres, ballottés ainsi d'Europe en Afrique, d'Afrique en Europe, trouvèrent dans le Portugal pis que les lions du désert. Telle était contre eux la rage du peuple et des moines, que les mesures cruelles des rois ne suffisaient pas à la satisfaire. Non-seulement on les fit tout d'abord opter entre la conversion et la mort, mais, en sacrifiant leur foi, ils ne sauvaient pas leurs familles; on leur arrachait leurs enfants. Le roi prit les petits qui avaient moins de quatorze ans pour les envoyer aux îles. Ils mouraient avant d'arriver. Il y eut des scènes effroyables. Une mère de sept enfants, qui se roulait aux pieds du roi, faillit être mise en pièces par le peuple. Le roi n'osa rien accorder, et ne la sauva pas sans peine des ongles de ces cannibales.
Les misérables convertis étaient traînés aux églises, n'achetant leur vie jour par jour que par l'abjection et l'hypocrisie. Au moindre soupçon, massacre. Il y en eut un terrible, en 1506, à Lisbonne.
En Allemagne Maximilien, Louis XII en France, se popularisèrent à bon marché, en accordant aux marchands indigènes, qui craignaient la concurrence, l'expulsion des Juifs émigrés qui affluaient dans le Nord. Venise et Florence, quelques villes d'Allemagne, montrèrent plus d'humanité. Cependant là même et partout leur condition était cruellement incertaine, variable. À chaque instant, des histoires d'hosties outragées, d'enfants crucifiés et autres fables semblables; parfois la simple rhétorique d'un moine prêchant la Passion pouvait ameuter la foule, et, de l'église, la lancer au pillage des maisons des Juifs. Arrachés, traînés, torturés, il leur fallait assouvir ces accès de rage infernale.
Elle semblait inextinguible. Même au XVIIe siècle, une Française, madame d'Aulnoy, vit en Espagne, dans un auto-da-fé, les moines qui menaient des Juifs au supplice anticiper sur la charrette l'office des bourreaux. Ils les brûlaient par derrière pour en tirer quelques paroles d'abjuration, ou du moins des cris. Arrivés sur la place, les assistants perdirent la tête; le peuple, ne se connaissant plus, commença à les lapider; des seigneurs tirèrent leurs épées et lardèrent les patients pendant qu'ils montaient au bûcher.
On leur reprochait souvent, non-seulement d'avoir tué le Christ, mais de tuer les Chrétiens par l'usure. Ceux-ci les accusaient là d'un crime qui était le leur. Les Juifs ne faisaient point l'usure quand on leur permit de faire autre chose. Ils vivaient de commerce, d'industrie, de petits métiers. En leur défendant ces métiers, en confisquant leurs marchandises, en les dépouillant de tout bien saisissable, on ne leur avait laissé que le commerce insaisissable, ou du moins facile à cacher, l'or et la lettre de change. On les haïssait comme usuriers; mais qui les avait faits tels?
Ces mystérieuses maisons, si on eût pu les bien voir, eussent réhabilité dans le cœur du peuple ceux qu'il haïssait à l'aveugle. La famille y était sérieuse et laborieuse, unie, serrée, et pourtant très-charitable pour les frères pauvres. Implacable pour les chrétiens et se vengeant d'eux par la ruse, le Juif était généralement admirable pour les siens, bienfaisant dans sa tribu, édifiant dans sa maison. Rien n'égalait l'excellence de la femme juive, la pureté de la fille juive, transparente et lumineuse dans sa céleste beauté. La garde de cette perle d'Orient était le plus grand souci de la famille. Morne famille, sombre, tremblante, toujours dans l'attente des plus grands malheurs.
Toutes les fois qu'au Moyen âge l'excès des maux jeta les populations dans le désespoir, toutes les fois que l'esprit humain s'avisa de demander comment ce paradis idéal d'un monde asservi à l'Église n'avait réalisé ici-bas que l'enfer, l'Église, voyant l'objection, s'était hâtée de l'étouffer, disant: «C'est le courroux de Dieu!... c'est la faute de Mahomet!... c'est le crime des Juifs? Les meurtriers de Notre-Seigneur sont impunis encore!» On se jetait sur les Juifs; on égorgeait, on rôtissait; les âmes furieuses et malades se soûlaient de tortures, de douleurs, de supplices. Puis venait l'hébétement qui suit ces orgies de la mort. Tout rentrait dans l'ordre sombre, dans la misère et le servage.
En 1348, par exemple, quand la grande peste sévit en Europe, quand les foules fanatiques des Flagellants couraient toutes les routes en se déchirant de coups pour apaiser la colère de Dieu, ils criaient: «Le mal vient des prêtres!» Et l'on commençait à les massacrer. Le peuple, du fond de la Hollande jusqu'aux Alpes, s'ébranlait; on craignait un carnage universel du clergé, lorsque le coup fut habilement détourné sur les Juifs. Il fallait du sang; on donna le leur.
Au XVIe siècle, on pouvait prévoir sans peine un mouvement analogue à celui du XIVe. Les prêtres avaient tout à craindre. Les paysans se révoltaient partout, spécialement contre les seigneurs ecclésiastiques. Les seigneurs laïques enviaient, accusaient l'énormité de la fortune de l'Église. Menacés par les paysans, ils ne demandaient pas mieux que de détourner leur fureur sur le clergé. Et celui-ci, à son tour, devait recourir à l'expédient qui lui réussissait le mieux, de la détourner sur les Juifs.
Il y avait à Cologne, dans la main et sous l'influence du grand ordre inquisitorial des dominicains, un Juif converti, nommé Grain-de-Poivre (Pfefferkorn). Ce dangereux intrigant, voulant se faire jour à tout prix, avait essayé de se faire accepter pour Messie aux Juifs, qui s'étaient moqués de lui. De rage, il s'était donné, âme et corps, aux dominicains, se mettant au service des terribles projets de l'ordre. Inquisiteurs en Espagne, ils voulaient l'être en Allemagne. Il n'y avait pas là de Maures à brûler, mais il y avait les sorciers, les Juifs. Toute machine était bonne pour arriver à ce but. La presse, nouvelle encore, déjà arme terrible dans la main de la tyrannie, multipliait les légendes nouvelles, les livres de prières, les pamphlets sanglants des dominicains. Mysticisme et fanatisme, Vierge et Diable, roses et sang humain, tout roulait mêlé au torrent. L'inventeur, Sprenger, publiait en même temps l'horrible Marteau des Sorcières.
Pour commencer un feu, il faut trouver une étincelle. Pour cela s'offrit Grain-de-Poivre. Il surprit l'empereur à son camp de Padoue, et tira du prince étourdi un ordre général pour ramasser et brûler les livres des Juifs. Ces bûchers une fois allumés sur les places, les têtes devaient s'exalter, et bientôt les hommes, pêle-mêle avec les livres, auraient été jetés au feu.
Les Juifs avaient en cour des amis, un entre autres, ce Juif médecin de l'empereur dont on a parlé plus haut; ils obtinrent un sursis et un examen de leurs livres. Parmi ces examinateurs était précisément Hochstraten, l'intime ami de Grain-de-Poivre, le chef des dominicains de Cologne, furieux fanatique, qui très-certainement avait tramé l'affaire. Heureusement il y avait aussi le légiste Reuchlin qui, depuis longues années, s'occupait d'études hébraïques, avait publié une grammaire, un lexique de cette langue, son livre sur le nom de Dieu. Reuchlin était cruellement haï des moines pour avoir écrit une satire de leurs sottes prédications, de plus une farce imitée de notre Avocat Patelin, dont le héros était un moine. Il l'avait fait jouer par les étudiants, qui la représentaient par toute l'Allemagne. Lorsqu'on lança cette pierre aux livres hébraïques, il ne se méprit nullement, il sentit qu'elle l'atteignait. Nommé examinateur, on comptait qu'il n'oserait donner son avis, qu'il signerait en tremblant celui du dominicain. Grain-de-Poivre eut l'effronterie de venir le trouver lui-même, et de le sommer de le suivre dans cette razzia de livres qu'il allait faire par toute l'Allemagne.
Reuchlin, ainsi poussé, et forcé en réalité de combattre pour lui-même, montra une extrême prudence. Il dit que, parmi les livres des Juifs, il y en avait de très-coupables, injurieux pour le Sauveur et pour sa très-sainte Mère; il en cita deux nommément. Ceux-là il fallait les détruire, aux termes de la loi Cornelia, De famosis libellis. En invoquant la loi romaine, il remettait la chose aux tribunaux laïques. La part faite ainsi au feu, il essayait de défendre les autres, dont les uns étaient, disait-il, des commentaires de l'Écriture, des livres de grammaire et autres sciences, des allégories et des apologues, un corps de droit appelé Thalmud, enfin des livres de philosophie et de théologie spécialement appelés Kabale. Il y avait, disait-il, beaucoup de choses ridicules, mais d'autant plus devait-on les conserver pour y trouver les moyens de réfuter les Juifs et de vaincre leur obstination.
Reuchlin s'était bien gardé d'avouer l'admiration profonde qu'il avait pour la Kabale. À quelle source la puisa-t-il? et comment ce grand humaniste, déjà suspect d'hérésie pour ses études grecques, avait-il eu le courage de plonger plus loin que la Grèce dans cette mécréante antiquité?
Né sur le Rhin, Reuchlin avait été d'abord, pour sa belle voix, enfant de chœur de la chapelle du margrave de Bade, puis camarade de son fils aux écoles de France, élève de Paris, d'Orléans, de Poitiers, puis copiste de manuscrits grecs, et correcteur dans la libre imprimerie des Amerbach, à Bâle. Là vint se réfugier le grand théologien des Pays-Bas, l'un des précurseurs de Luther, Wessel, qui prit plaisir à lui enseigner l'hébreu. De Bâle, Reuchlin alla en Italie, vit l'Académie florentine, ce vieux Gemistus Plétho, qui promettait un nouveau Dieu, et ce jeune et étonnant Pic de la Mirandole, qui sut toutes choses, et, entre toutes, préféra la Kabale juive.
L'empereur Maximilien, charmé du génie de Reuchlin et de son zèle érudit pour les droits de l'Empire, lui avait donné la noblesse et le titre de comte palatin.
Reuchlin eut l'occasion nouvelle d'aller en Italie pour une affaire politique et de parler à Alexandre VI. C'était justement en août 1498, trois mois après la mort de Savonarole. La cendre du prophète était tiède encore; tout était plein de lui en Italie, plein de sa parole biblique, comme si Isaïe, Jérémie, avaient péri la veille. Qu'on juge du souffle qu'en rapporta Reuchlin dans ses études hébraïques. C'est alors qu'il publia ses livres contre les moines et ses travaux en faveur de l'érudition juive.
La superstition des nombres ne pouvait faire tort à la Kabale dans un esprit qui la retrouvait chez Pythagore et chez Platon. L'importance mystérieuse attribuée aux signes du langage, aux lettres de l'alphabet, nous l'avons revue de nos jours chez de Maistre et de Bonald. Parmi ces folies, l'antique Kabale a des traits surprenants de raison, de bon sens, entre autres l'adoption du vrai système du monde, si longtemps avant Copernic.
Le Zohar, livre principal de la Kabale, a trouvé en 1815 la preuve incontestable de sa très-haute antiquité. Le code des Nazaréens, découvert et publié alors, dont la doctrine est celle du Zohar, est, de l'aveu des Pères de l'Église, du temps de Jésus-Christ. Donc cette doctrine n'est pas copiée des néoplatoniciens. Le serait-elle de Platon? mais elle lui est positivement contraire, elle est antiplatonicienne. Sa parenté la plus proche, comme l'a si bien démontré M. Franck, est avec les anciennes traditions de la Perse, où les Juifs puisèrent si largement dans la Captivité.
Sublime métaphysique, si antique et si moderne! qui, par un côté, est l'écho de la parole d'Ormuzd, de l'autre, l'étonnant précurseur de la doctrine d'Hegel!
Il y a, dans cette grandeur, des choses d'une tendresse profonde, qui ne pouvaient être inspirées que par cet étonnant destin d'une nation unique en douleur. «L'Éternel, ayant fait les âmes, les regarda une à une... Chacune, son temps venu, comparaît. Et il lui dit: Va!... Mais l'âme répond alors: Ô maître! je suis heureuse ici. Pourquoi m'en irais-je serve, et sujette à toute souillure?—Alors, le Saint (béni soit-il!) reprend: Tu naquis pour cela...—Elle s'en va donc, la pauvre, et descend bien à regret... Mais elle remontera un jour. La mort est un baiser de Dieu.»
La résurrection de la philosophie juive, de la langue hébraïque, par l'Italien Pic de la Mirandole, l'Allemand Reuchlin, le Français Postel, c'est la première aurore du jour que nous avons le bonheur de voir, du jour qui a réhabilité l'Asie et préparé la réconciliation du genre humain. Félicitons-nous d'avoir vécu en ce temps où deux Français avancèrent cette œuvre de religion. Pour ma part, en remerciant Reuchlin et les vénérables initiateurs qui ouvrirent la porte du temple, je ne puis comprimer ma reconnaissance pour ceux qui nous ont mis au sanctuaire. Un héros nous ouvrit la Perse; un grand génie critique nous révéla le christianisme indien. Le héros, c'est Anquetil-Duperron; le génie, c'est Burnouf.
Le premier, à travers les mers, les climats meurtriers, affrontant, pauvre pèlerin, les effrayantes forêts qu'habitent le tigre et l'éléphant sauvage, ravit au fond de l'Orient le trésor éternel qui a changé la science et la religion. Quel trésor? la preuve de la moralité de l'Asie, la preuve que l'Orient est saint tout aussi bien que l'Occident, et l'humanité identique.
L'autre (je le vois encore, dans sa douce figure de brame occidental, dans sa limpide parole où coulait la lumière), l'autre a dévoilé le bouddhisme, ce lointain Évangile, un second Christ au bout du monde.
Nos hommes de la Renaissance ne voyaient pas encore l'ensemble. Il leur advint, comme au voyageur qui gravit dans un temps sombre l'amphithéâtre colossal des Alpes ou des Pyrénées. Dans sa mobile admiration, chaque sommet découvert lui semble le principal, celui qui domine tout. Au XVe siècle, ils virent la Grèce planant sur l'humanité, jurèrent que toutes les eaux vives descendaient des sources d'Homère. Au XVIe, même cri de joie, même exclamation enfantine. Reuchlin voit toute philosophie procéder de la Kabale; Luther toute théologie émaner des livres bibliques; Postel voit toutes les langues sortir de la langue hébraïque; l'idiome humain, c'est l'hébreu.
CHAPITRE II
LA PRESSE—LE CHEVALIER HUTTEN[2]
1512-1516
L'Allemagne, précédée de bien loin par la France du Moyen âge, la devance à son tour aux XVe et XVIe siècles. Par l'initiative de l'imprimerie, par les révolutions des villes impériales, par celles des paysans et leur premier appel au droit, elle témoigne d'une vie forte, pénible, il est vrai, et désordonnée. Mais, telle quelle, c'est encore la vie. Et qui ne la préférerait au repos muet de la mort?
Dans la France de François Ier, un point apparaît lumineux, et tout le reste est obscur. Telle révolte isolée de province contre une aggravation de taxe vous avertit à peine qu'il y a un peuple encore. En Allemagne, ce peuple est partout, et se manifeste partout, dans vingt centres différents, et dans les classes diverses. La grande querelle des savants, l'animation des nobles contre les princes et les prêtres, la fermentation intérieure des villes, même les sauvages émeutes des habitants des campagnes, sont, sous des formes diverses, l'unanime réclamation de la dignité humaine. Les analogies de la France avec ces grands mouvements ne se trouvent que dans l'action solitaire, individuelle de quelques hommes éminents. La grande polémique allemande de Reuchlin, où s'associe tout un peuple de légistes et d'humanistes, que lui comparer en France? L'influence de Budé peut-être, le libéral et généreux prévôt des marchands de Paris, savant et père des savants? l'enseignement hébraïque du futur Collége de France que déjà commence Vatable? L'obscur et timide Lefebvre d'Étaples, hasardant à voix basse, pour quelques amis, l'enseignement qui tout à l'heure va remuer toute l'Allemagne par une voix plus puissante.
Cette Babel du Saint-Empire, construction pédantesque de tant de lois contradictoires, avait eu cela du moins de laisser subsister la vie et le sentiment du droit, au moins comme privilége. Les non-privilégiés eux-mêmes, les misérables paysans, morts et muets en Italie, en France, ils parlent en Allemagne, ils agissent trente ans durant. De 1495 à 1525, s'élève de moment en moment la voix des campagnes allemandes. De la Baltique à l'Adriatique, en suivant le Rhin, et l'Alsace et la Souabe, éclate le cri du paysan. Que veut-il? Rien qu'être homme. Il pousse son ambition jusqu'à vouloir respirer, user un peu de la nature, de l'air, de l'eau, de la forêt. Il ne refuse pas de servir; il voudrait seulement servir aux termes des anciens contrats, ne pas voir sa servitude varier, s'aggraver chaque jour.
Cette modération patiente et résignée est partout dans la révolution allemande. Elle apparaît la même dans l'affaire de Reuchlin contre les dominicains. L'Allemagne ne contestait rien à son Église locale, elle acceptait la justice et l'inquisition de ses évêques. Elle repoussait celle des moines, cette nouvelle inquisition que voulait lui imposer Rome, cette invasion dominicaine conquérante de l'Espagne, qui voulait lui assimiler l'Allemagne, si profondément opposée. À vrai dire, c'était Rome ici qui était révolutionnaire, qui innovait, et que les Allemands, à bon droit, accusaient de nouveauté.
La chose était trop évidente. Rome, dans ses besoins financiers, étendait chaque jour davantage le terrorisme lucratif de l'inquisition. On a vu la tentative de 1462 contre les Vaudois d'Arras, qui, si elle eût réussi, eût forcé la porte des Pays-Bas et de la France. On a vu, en 1488, la tentative d'Innocent VIII sur le Rhin et le Danube, la mission du dominicain auteur du Marteau des sorcières. Les papes variaient en bien des choses, mais non dans leur faveur croissante pour l'ordre de saint Dominique. Ils poussaient devant eux ce glaive sacré, clef magique qui ouvrait les coffres. Le grand financier Alexandre VI fortifia les dominicains. Le bon, le doux, le philosophe Léon X les fortifia, et remit à leurs mains hardies l'exploitation de l'Allemagne. Dépositaires de la doctrine, ces frères puissants de saint Thomas, docteurs, prédicateurs et juges, portaient dans le brocantage du négoce ecclésiastique l'audace et la violence d'une irrésistible force. De bons moines qui quêtaient dans la robe de drap blanc de l'inquisition espagnole ne pouvaient pas quêter en vain.
Il n'y avait qu'un homme bien fort et fortement appuyé sur le grand corps des légistes, tout-puissant en Allemagne, un légiste de l'empereur, cher à la maison d'Autriche, devenu comte palatin et juge de la redoutée Ligue de Souabe, il n'y avait, dis-je, qu'un tel homme pour oser souffler un mot contre les dominicains. Encore, quand Reuchlin dit ce mot, ses amis frémirent et le crurent perdu. Oser répondre à Grain-de-Poivre, saisir à travers les ténèbres la main puissante des moines qui le mettaient en avant, c'était empoigner l'épée par la pointe, s'enferrer sur le fer sacré. Érasme éperdu lui cria qu'il allait beaucoup trop loin.
Les dominicains, avec la hauteur et l'assurance de gens qui ont de leur côté le bûcher et le bourreau, se mirent à plaisanter Reuchlin. Leurs hommes, les professeurs de la Faculté de Cologne, leur Ortuinus Gratius, décochèrent une satire contre le champion des Juifs. Pesante flèche de bois et de plomb, qui, lancée à grand effort, s'abattit honteusement sans avoir pu prendre son vol, parmi les rires et les sifflets. Alors les moines furieux se rappelèrent qu'après tout ils n'avaient pas besoin de raison. Ils ne plaidèrent plus, mais jugèrent, et, sans s'arrêter à l'appel au pape que faisait Reuchlin, ils brûlèrent l'écrit, espérant pouvoir bientôt brûler l'auteur.
Que ferait la cour de Rome? Sacrifierait-elle les dominicains? c'était se couper la main droite. Condamnerait-elle Reuchlin? Il était soutenu plus ou moins ouvertement de l'Empereur, des ducs de Saxe, de Bavière, de Wurtemberg; trente-cinq villes impériales écrivaient pour lui au pape. Ses adversaires, il est vrai, avaient pour eux la scolastique, l'Université de Paris pâlie et déchue. Mais les juristes, classe si puissante, les humanistes, Érasme en tête, tenaient pour Reuchlin. Chose étonnante, les nobles d'Allemagne, la turbulente démocratie des chevaliers du Rhin et de la Souabe, nullement amis des Juifs et fort sujets à les piller, se déclarent ici pour le défenseur des Juifs, jusqu'à chercher querelle sur les places aux moines et menacer les tonsurés.
N'était-ce pas là un surprenant spectacle, un signe, un avertissement du ciel, qui dénonçait le péril des biens ecclésiastiques? Ces nobles chasseurs, d'odorat subtil, se détournaient d'une proie, parce qu'ils en sentaient une autre que déjà ils flairaient de loin, et dont ils humaient les émanations.
C'est alors, en cette mémorable année 1514, que parurent, une à une, timidement et à petit bruit, les Epistolæ obscurorum virorum, drame excellent d'exquise bêtise par lequel le monde étranger aux couvents et aux écoles fut introduit, initié, aux arcanes des Obscurantins, du peuple des Sots. Ce grand peuple dont nous avons ailleurs esquissé les origines vénérables et trop oubliées, n'avait pas joui, jusqu'au livre des Epistolæ, d'une publicité suffisante. L'esprit humain, mené ailleurs par l'attrait de la lumière, s'en éloignait de plus en plus, mais en lui laissant toute autorité. Il le trouvait si ennuyeux qu'il aimait mieux le subir que l'écouter.
Mais ici on écouta. Quoi de plus intéressant? avec la grâce du jeune âge qui entreprend de lever lourdement sa grosse patte, avec le charme et l'innocence de l'oison qui s'essaye avec le même succès à voler, marcher et nager, d'aimables séminaristes racontent à leur bon père, maître Ortuinus Gratius, leurs petites aventures, lui exposent leurs idées épaisses, leurs doutes, leurs tentations. Ils ne cachent pas trop leurs chutes, les nudités de leur Adam, les mauvais tours que sur le soir leur ont joués la bière ou l'amour. Mais, comme aussi la confiance autorise quelque hardiesse, ils se hasardent à causer des propres aventures du maître; s'ils osaient, ils lui conseilleraient de boire avec modération, il en aurait la main moins prompte, et ménagerait un peu plus l'objet tendre et potelé de ses scolastiques amours.
Bien entendu que ces bons jeunes gens pensent tous admirablement, sont tous implacables ennemis des nouveautés et des novateurs. Ils ne parlent qu'avec horreur de Reuchlin et des humanistes, du nouveau latin, imité d'un quidam nommé Virgile, tandis que le bon latin scolastique languit négligé. À la théorie, ils joignent l'exemple. Jamais dans la rue du Fouarre, aux antres de la rue Saint-Jacques ou de la place Maubert, les Capets ne baragouinèrent un meilleur latin de cuisine. Parfois ils entrent en verve (on n'est pas jeune impunément), ils s'agitent, trépignent, mordent leurs doigts, et dirigent au plafond un œil hébété; leurs pesantes pensées s'alignent et retombent en marteaux de forge... Ils ont rimé... Alors, ils épanouissent un rire tout à fait bestial... La Sottise reconnaît ses fils, elle tressaille de joie maternelle, elle bat de ses ailes d'oies, élance son vol, et reste à terre.
Nul objet de la nature n'est parfaitement connu qu'autant qu'un art habile en a fait l'imitation. La chose se voit moins bien en elle-même qu'en son miroir. Ce grand royaume des sots qui est partout, restait pourtant une terre nouvelle à découvrir, tant que la charitable industrie de son peintre merveilleux ne l'avait pas décrit, dépeint, donné et livré à tous dans ce surprenant portrait.
Et, notez que le grand artiste, qui en poursuit le détail avec la patience des maîtres de Hollande, en donne en même temps la haute formule. Là surtout il est terrible, vrai vainqueur et conquérant, ayant fait sien ce royaume pour y appliquer son droit souverain de flagellation éternelle.
Et d'abord, la perfection de l'imitation était telle, que les simples prirent le livre pour un recueil de lettres familières et pieuses, naïves, sinon édifiantes. Le style est mauvais, disaient-ils, mais le fond est bon. Les dominicains le trouvèrent si bon qu'ils en achetèrent beaucoup pour donner aux leurs. Rome approuva les yeux fermés, n'examinant pas de trop près un livre qui semblait favorable à ses amis de Cologne. De sorte que le pamphlet parut en 1515 chez les Aldes à Venise, muni d'un beau privilége de Léon X pour dix ans et d'un brevet contre la contrefaçon.
«Pourquoi ce grand maître Ortuin a-t-il intitulé son recueil: Lettres des hommes obscurs?—Il l'a fait par humilité, dit un docteur de Paris. Il s'est souvenu du Psalmiste: Misit tenebras et obscuravit.—Moi, dit un carme du Brabant, je crois qu'il a eu en cela une raison plus mystique. Job a dit: Dieu ne révèle sa profondeur qu'aux ténèbres. Et Virgile: Il enveloppait le vrai dans l'obscur (Obscuris vera involvens).»
Sous cette forme ironique, la question n'en est pas moins posée ici dans sa grandeur. Les deux partis sont nommés dès ce jour, le parti des ténèbres et celui de la lumière. Les Obscuri viri sont les hommes des ténèbres aux deux sens, actif et passif, la gente des limaçons qui traînent leur ventre à terre dans la fangeuse obscurité, et les artisans de ténèbres, les mauvaises chauves-souris qui voudraient de leur vol sinistre nous voiler la clarté du jour.
Obscurantistes, Obscurantins, saluez votre bon parrain qui vous a trouvé votre nom, le franc, le véridique Hutten. Le chevalier Ulrich Hutten est en effet le principal auteur des Epistolæ, le vainqueur des dominicains, intrépide héros de la Presse qui brisa l'inquisition allemande, désarma Rome la veille du jour où Luther devait l'attaquer.
En 1513, avant la publication des Epistolæ, la simple robe de drap blanc était un objet de terreur. En 1515, après la publication, on en riait, on s'en moquait, enfants et chiens couraient après. On se demandait même, à Rome, pourquoi ces ignorantes bêtes avaient imposé si longtemps. On s'en voulait d'avoir eu peur. L'effrayant fantôme, empoigné par le courageux chevalier, secoué de sa main de fer, avait paru ce qu'il était, une guenille, un blanc chiffon, à épouvanter les oiseaux.
C'est la première victoire de la Presse, et certes une des plus grandes. C'est la première fois que le vrai glaive spirituel triompha du glaive de la matière et des sots.
La noble armée de la lumière, des amis de l'humanité, apparut dans toute l'Europe marchant une et majestueuse, sous le drapeau de la Renaissance. En Allemagne, Suisse et Pays-Bas, les fondateurs de la critique, Érasme, Reuchlin, Mélanchthon, les illustres imprimeurs, les Amerbach et les Froben, les poètes des villes impériales, l'âpre Murner, le bon Hans Sachs, le cordonnier de Nuremberg, le dictateur de l'art allemand, le grand Albert Dürer. En Angleterre, les juristes, Latimer, et Thomas Morus qui prépare son Utopie. En France, le grave Budé, qui va fonder le Collége de France, le jeune médecin Rabelais et l'école pantagruéliste, le vénérable Lefebvre qui, six ans avant Luther, enseigne le luthéranisme.
Variété infinie d'écoles et d'esprits divers, qui s'accordent pourtant, qui tous nous sont chers à deux titres. Tous voulurent le libre examen, tous eurent horreur de la violence, de la cruauté, du sang, tous eurent un tendre respect de la vie humaine.
Parti sacré de la lumière, de l'humanité courageuse! Philosophes, voilà nos ancêtres, les pères vénérables du XVIIIe siècle, les légitimes aïeux de celui qui devait défendre Calas et Sirven, briser la torture dans toute l'Europe et l'échafaud des protestants.
Il faut faire connaître ce chevalier Hutten qui, malgré le pape et l'Empereur qui ordonnent le silence, vient d'ébranler toute la terre de ce terrible éclat de rire. L'Empereur passe au parti d'Hutten, le nomme son poète lauréat, et le front du bon chevalier est décoré du laurier virgilien par la main d'une belle demoiselle allemande, fille du savant Peutinger, conseiller de Maximilien.
Hutten, né en 1488, mort en 1525, dans sa très-courte vie, fut une guerre, un combat.
Et cet homme de combat fut, comme il arrive aux vrais braves, un homme de douceur pourtant, un cœur bon et pacifique. C'est le jugement qu'en portait le meilleur juge des braves, l'intrépide et clairvoyant Zwingli, quand il le reçut à Zurich: «Le voilà donc, ce destructeur, ce terrible Hutten! lui que nous voyons si affable pour le peuple et pour les enfants. Cette bouche d'où souffla sur le pape ce terrible orage, elle ne respire que douceur et bonté.»
«Grand patriote! dit Herder, hardi penseur! enthousiaste apôtre du vrai! il était de force à soulever la moitié d'un monde!»
L'Allemagne du XVIe siècle qui formulait profondément, lui a trouvé son vrai nom: L'Éveilleur du genre humain.
Il y a du coq, dans Hutten, de cet amant de la lumière qui la chante en pleine nuit; dès deux heures, trois heures, longtemps avant l'aube, il l'appelle, quand nul œil ne la voit encore, il la pressent dans les ténèbres d'un perçant regard de désir.
Il chanta pour la Renaissance, pour les libertés de la pensée. Il chanta pour la patrie allemande et la résurrection de l'empire. Il chanta pour les conquêtes de la Justice future, pour le triomphe du Droit et de la Révolution.
Fils du Rhin, comme Reuchlin, Mélanchthon (et Luther même l'est par sa mère), Hutten eut dans le sang la vive et mâle hilarité de ce vin généreux, loyal, qui pousse l'homme aux choses héroïques.
Mais celui-ci est tout du Rhin, toute lumière et sans mysticisme. Sa réforme n'est point spéciale, exclusivement religieuse. Elle embrasse toute vie allemande, tout point de vue national; elle veut une autre société, elle s'allie au peuple, à la foule. Elle ne s'enferme point dans la bible juive.
Voilà l'homme et sa grandeur. Maintenant, mettons à côté toutes les misères de l'étudiant allemand tous ses ridicules, Hutten, c'est l'étudiant, de la naissance à la mort.
Il naît au point le plus guerrier de l'Allemagne, dans les forêts qui séparent la Franconie de la Hesse. Son père, noble chevalier, décide que la frêle créature ne pourrait porter la lance: il sera prêtre. Mais Hutten décide autrement. Dès quinze ans, il saute les murs, et se met en possession du vaste monde, en possession du hasard, de la faim et de la misère. Le voilà étudiant.
Le malheur, c'est que les études de ce temps lui font horreur. Entre les deux scolastiques de la théologie et du droit, il choisit la poésie. Aux menaces de sa famille, il répond en vers charmants qu'il a pour but de n'être rien. Mon nom, dit-il, sera Personne. Il n'est rien et il est tout; personne, c'est dire tout le monde, la voix impersonnelle des foules.
Sur toute grande route d'Allemagne, en toute ville impériale, aux places, aux académies, vous auriez eu l'avantage de rencontrer, noblement déguenillé avec sa longue rapière, le chevalier-poète Hutten. Il vivait de dons, de hasards, couchait trop souvent à la belle étoile. Deux choses mettaient à l'épreuve sa délicate complexion, les duels, les galanteries. Celles-ci, dès le premier pas, coûtèrent cher à sa santé, comme il l'explique lui-même.
Sauf ces échappées fâcheuses aux pays maudits de Cythère, c'était l'autre amour qui possédait son cœur, l'amour de la mère Allemagne et du saint empire germanique. Quiconque souriait à ce mot était sûr d'avoir affaire à l'épée d'Hutten. Et non-seulement l'Empire, mais l'empereur Maximilien ne pouvait être nommé devant lui qu'avec le plus profond respect. Des Français s'en moquaient à Rome. Hutten, sans faire attention qu'ils étaient sept contre lui seul, les chargea, et il assure qu'il les mit en fuite. Lui qui véritablement ne haït jamais personne, il croyait haïr la France. C'est un des premiers types de nos amusants Teutomanes, des étudiants chevelus, que nous voyons représenter Siegfried, Gunther et Hildebrand. Race innocente de bons et véritables patriotes! Ils ne savent pas combien nous sympathisons avec eux! combien nous leur savons gré de ce grand cœur pour leur pays! Vaines barrières! Eh! croient-ils donc que Molière, Voltaire ou Rousseau nous soient plus chers que Beethoven? Pour moi, lorsqu'en février je vis sur nos boulevards se déployer au vent de la Révolution le saint drapeau de l'Allemagne, quand sur nos quais je vis passer leur héroïque légion, et que tout mon cœur m'échappait avec tant de vœux (hélas! inutiles), étais-je Français ou Allemand? Ce jour, je n'eus pas su le dire.
Hutten, après sa victoire, alla voir de près les vaincus. Il repassa en Italie, vit Rome attentivement, et, sa vue s'agrandissant, il conçut enfin le pape comme ennemi de la chrétienté. Il écrivit tout un volume d'épigrammes sur la ville «où l'on commerce de Dieu, où Simon le Magicien donne la chasse à l'apôtre Pierre, où les Caton, les Curtius, ont pour successeurs des Romaines; je ne dis pas des Romains.»
La meilleure satire, sans nul doute, fut la publication qu'il fit du livre de Laurent Valla sur la fausse donation de Constantin au pape, ce faux solennel de la papauté, hardiment soutenu, défendu, tant qu'on put le faire dans l'ombre, avant la lumière de l'imprimerie.
À qui l'éditeur dédie-t-il cette publication mortelle à la cour de Rome, qui fut le plus grand encouragement de Luther (celui-ci l'avoue)? À un philosophe, sans doute, à un esprit libre, dégagé de tout préjugé, à un de ces humanistes à moitié païens, à ces cardinaux idolâtres, comme Bembo ou Sadolet, qui ne jurent que par Jupiter? Bien mieux, à Léon X.
Il revenait de l'Italie qui, sur ses ruines et son tombeau, venait de donner le chant de l'Arioste. Vieux avant l'âge, de fatigue, de misère et de maladies, il était rentré à son misérable donjon de Steckelberg, dans la Forêt-Noire, noble petit manoir sans terre qui ne nourrissait pas son maître. Il vivait d'esprit, de satire, du bonheur de s'imprimer lui-même, de sa presse, de ses caractères. Chaque jour, il écoutait mieux les conseils des amis sages, hommes pratiques, expérimentés, qui vous conseillent toujours de suivre lâchement le torrent et de faire comme les autres. Le Léon X de l'Allemagne, le jeune archevêque Albert de Brandebourg, électeur de Mayence, l'appelait comme son hôte, son conseiller et son ami. C'est pour lui qu'Hutten a écrit son traité fort curieux sur la grande maladie du temps, dont lui-même avait tant souffert, et dont le gaïac l'avait, dit-il, assez bien guéri. Mais nulle maladie, nulle gangrène, nul ulcère pestilentiel ne pouvait se comparer à cette cour de Mayence. Nous en parlons savamment aujourd'hui, ayant le détail de la sale cuisine où ce digne archevêque marmitonna l'Allemagne pour l'élection de Charles-Quint. J'avais deviné ce honteux et malpropre personnage sur le désolant portrait qu'en a tracé Albert Dürer dans ses cuivres véridiques, terribles comme le destin.
Ce brocanteur de l'empire avait alors entrepris deux affaires de banque: la vente des indulgences et celle de la couronne impériale, que la mort probable de Maximilien allait bientôt mettre à l'encan. Il trouva piquant, utile, d'attirer chez lui le malade, pauvre affamé, oiseau plumé, qui, l'aile à moitié brisée, avait besoin d'un refuge, et qui, tel quel, n'en était pas moins l'éveilleur du monde et la grande voix de la Révolution.
Le prélat machiavéliste calculait parfaitement qu'un tel hôte allait le couvrir des attaques de l'opinion. Contre l'indignation publique il allait avoir réponse, contre toute injure méritée. «Voleur, vendeur d'orviétan.» Oui, mais protecteur d'Hutten. «Associé des usuriers et chef du grand maquerelage.» D'accord, mais hôte d'Hutten, ami des Muses, patron des libres penseurs, des savants.
Hutten lui-même, qu'en disait-il? Le pauvre diable n'avait pas l'esprit tout à fait en repos; on le sent par la longue, très-longue, interminable lettre qu'il écrit pour s'excuser à un ami de Nuremberg. Il lui prouve facilement que sa situation est intolérable, que la pire vie est celle du chevalier de la faim dans un manoir de la Forêt-Noire. Mais il prouve beaucoup moins bien que, de la cour de Mayence, il agira mieux sur l'opinion, qu'il va gagner à la bonne cause les princes, les nobles, etc. Il tâche de tromper et de se tromper. «Ah! si je pouvais, dit-il, parler, vous tout dire!...»
Ce qui reste net, c'est qu'Hutten, ayant tué le mauvais latin et la scolastique, ayant estropié pour jamais les dominicains et rendu l'inquisition impossible en Allemagne, avait fait beaucoup; il lui fallait une halte pour se reconnaître. Il s'arrangeait avec lui-même et se donnait des prétextes pour faire comme François Ier, pour faire aussi son Concordat avec ce pape de Mayence. De quoi celui-ci riait dans sa barbe, croyant avoir confisqué l'aigle dans son poulailler.
À tort. Un tel patriote avait le cœur trop allemand pour rester sur cette bone. Au premier cri de Luther, il s'éveilla brusquement, et sans s'allier autrement avec le pieux docteur, il alla prendre asile chez le chevalier Seckingen, vengeur des opprimés et défenseur des faibles, dont on appelait le château l'Hôtellerie de la Justice.
CHAPITRE III
LA BANQUE—L'ÉLECTION IMPÉRIALE ET LES INDULGENCES
1516-1519
On conte que Charles-Quint, à son passage en France, en voyant le trésor et les joyaux de la couronne, aurait dit dédaigneusement: «J'ai à Augsbourg un tisserand qui pourrait payer tout cela.[3]»
Avec l'avènement de François Ier et de Charles-Quint coïncide celui d'une autre dynastie, l'avènement des Fugger d'Augsbourg et de la banque allemande. Humble et redoutable puissance qui, dans les moments décisifs, tranche le nœud gordien qu'aucun roi n'eût pu délier.
Deux royaumes de banque avaient passé, celui des Juifs, puis celui des Lombards, Génois et Florentins. Et voici la banque allemande qui, par l'étroite ligue d'Augsbourg avec Anvers, subordonna la banque italienne.
Les Fugger, refusant le concours des Génois, concentrant l'argent allemand, fermant la banque au roi de France, enlevèrent la couronne impériale et la donnèrent au souverain des Pays-Bas. D'autre part, seuls encore et sans les Italiens, ils se constituèrent receveurs de la vente des indulgences, leur caisse marchant avec la croix, leurs commis avec les prêcheurs. En sorte qu'ils firent les deux grosses affaires qui changèrent la face du monde. Ils firent Charles-Quint et Luther.
Celle de l'élection, longtemps fort mal connue, l'est maintenant dans tout son lustre, grâce à la publication des dépêches de Marguerite d'Autriche qui, malgré Charles-Quint, remit toute l'affaire aux Fugger, la centralisa, l'emporta. (Leglay, Nég. Autrich., t. II, 1845.)
Cette victoire de la banque allemande sur ses rivales eût pu se deviner. Le Juif, si maltraité, était suspect de haine; sa sombre maison faisait peur. L'Italien, au contraire, brillait trop et faisait envie. Ajoutez que Florence et Gênes firent tort à leur crédit en mêlant la banque et la politique. Florence fit banqueroute avec les Médicis. La banque génoise de Saint-Georges changea de caractère en prenant une royauté, en se faisant reine de Corse.
Telle ne fut pas la banque des Pays-Bas et d'Allemagne. Humble (dans l'origine) fut son comptoir, n'affectant rien que son petit profit, traitant l'argent pour l'argent seul. L'usure ne fut pour elle ni vengeance ni ambition. L'argent, ce nouveau dieu du monde, élut ces bonnes gens parce qu'ils le servaient pour lui-même. Tout dieu veut être aimé ainsi.
Et aussi, il arriva que cette puissance nouvelle apparut là dans un degré d'impersonnalité et d'abstraction, qu'elle n'avait pas eu dans les mains passionnées des Juifs ou des Génois, artistes, virtuoses en usure.
On demandera peut-être comment cette banque, vraiment impersonnelle, impartiale, aveugle et sourde, se décida toujours pour Charles-Quint plutôt que pour François Ier. Parce que Charles-Quint donnait un gage, non sa parole de prince, dont on se fût peu soucié, mais la solide garantie du commerce d'Anvers et d'autres villes. Commerce qui lui-même avait en garantie les droits qu'il acquittait à l'entrée de l'Escaut, les payant d'une main et les recevant de l'autre. De sorte que tout ceci se passait sans le prince. Sur les cuirs ou les laines anglaises qu'elle faisait entrer, Anvers payait des droits, à qui? à elle-même. Et elle se couvrait ainsi des sommes que tiraient d'elle Augsbourg et les Fugger, lesquels payaient aux électeurs, aux princes, à tous, pour les affaires de Charles-Quint.
Telle fut la mécanique, jusqu'à la grande invasion de l'or américain. C'est la cause réelle des succès de Charles-Quint. Augsbourg, Anvers et Londres étaient pour lui. Les Allemands, outre la sûreté, avaient aussi, il faut le dire, un faible personnel pour ces banquiers d'Augsbourg. Pourquoi? La cause en est dans la simplicité, dans l'ostentation de mesquinerie et de petitesse qui les signale à leurs commencements. Plus tard, ils se firent princes et gâtèrent tout.
La vraie tradition antique d'une bonne banque bourgeoise, calquée sur le petit ménage allemand, flamand, se trouve conservée dans les peintures qui ornent leur hôtel de ville. C'est d'abord, il est vrai, l'apothéose d'Augsbourg elle-même. Augsbourg, reine triomphante dans un char que traînent des rois, des cardinaux, ses débiteurs sans doute. Puis, Augsbourg, bonne ménagère, laborieuse et féconde; visiblement enceinte; et qui plus qu'elle enfante? Par un enfantement éternel et tacite, les florins, les ducats, y vont se procréant. Ailleurs, enfin, cette reine se montre naïvement en sa cuisine, avec baquets, faïences et casseroles, portant des clefs et la devise: «Tout et partout.» Clefs magiques d'argent pour ouvrir les coffres et les cœurs. Toute-puissante cuisine, où la Circé allemande prépare incessamment les breuvages et les sauces qui changèrent plus d'un homme en bête.
Mais n'est-ce pas ravaler les choses? Loin de là. Consultons les commentaires de ces tableaux, je veux dire les inscriptions et les grisailles qui en donnent hardiment l'esprit. Un étrange amour de bassesse y règne et y triomphe. Je vois dans ces grisailles, autour du berceau d'un enfant, le boudin qui doit le nourrir; sur sa tête (poétique image), pend un petit cochon tout cuit. Le vrai couronnement est la devise inscrite sous un Vespasien: «L'argent sent toujours bon.» (Lucri bonus odor.)
Nous donnerons tout à l'heure le détail. Mais nous devons tout d'abord caractériser ces prodigues que la nécessité mit dans les mains des banquiers allemands.
Tous les rois étaient jeunes, ou mineurs, ou majeurs à peine. La mort avait en une fois changé toute la scène du monde. Le pape même, Léon X, qui avait trente-neuf ans en 1516, pouvait passer pour jeune, relativement aux autres papes. Henri VIII avait vingt-quatre ans, François Ier vingt-deux, Charles-Quint seize, Louis de Hongrie dix. Toute cette jeunesse était fort gaie, on peut le croire (moins le petit Charles-Quint, étonnamment sérieux); les cours n'étaient que fêtes, rires, badinages, et l'argent coulait comme l'eau.
Le plus régulier de ces princes, le seul qui eût des mœurs, Henri VIII, beau jeune homme, un peu gros déjà, avec tout le bouillonnement et l'agitation physique de la jeunesse anglaise, avait été conquis par le fils d'un boucher, le facétieux cardinal Wolsey, qui le prit par les farces, par la chasse, les chiens, les chevaux, les faucons. Henri, esprit bizarre, aimait également à ferrailler dans l'escrime, dans la scolastique. Il se croyait né pour la guerre. Déjà il avait épuisé en vaines tentatives sur la France le Trésor d'Henri VII. Mais l'Angleterre, à ce moment puissamment productive, pouvait donner beaucoup; et son roi, en réalité de tous le plus à l'aise, prêtait au roi d'Espagne, fort indigent alors, et croyait le subordonner.
Celui-ci, à qui l'Amérique rendait fort peu encore, était aux expédients. Naples rapportait très-peu. Les Pays-Bas souvent refusèrent, et dans les cas les plus pressants. Sans un prêt d'Henri VIII, Charles n'aurait pu passer en Espagne. Et dans l'affaire de l'élection impériale, il arriva une fois qu'un courrier ne partit pas, faute d'argent.
La cour la plus coûteuse était celle de François Ier. Cette joyeuse cour, toujours en route, semble un roman mobile, pèlerinage pantagruélique le long de la Loire, de château en château, de forêt en forêt[4]. Partout les grandes chasses et l'étourdissement du cor. Partout les grands banquets, et la table sous la feuillée pour quelques milliers de convives. Puis, tout cela disparaissait.—Les pauvres envoyés du roi d'Espagne ne savaient jamais où ni comment joindre le roi de France. Il se levait fort tard, et l'autre roi, sa mère, très-tard aussi. On venait en vain au lever; le roi dormait. On revenait plus tard; le roi était à cheval, bien loin dans la forêt. Le soir était trop gai; à demain les affaires. Le lendemain, on était parti; la cour était en route; les envoyés trouvaient quelques serviteurs attardés qui leur disaient en hâte que le roi couchait à dix lieues de là.
Un roi, tellement voyageur, devait connaître le royaume, ce semble, être en rapport avec le peuple, la noblesse, du moins. C'était tout le contraire. Il voyageait, captif en quelque sorte d'une cour qui lui cachait le reste. Sa prodigalité profitait à très-peu de gens. Le lendemain de son avènement, il mit un impôt onéreux. Pourquoi? Pour le donner. Il en fit un cadeau à Montmorency, à Brion, deux ou trois camarades.
Autre n'était la vie de Léon X. Il n'y eut jamais plus plaisant pape. Sous ce nom grave et léonin, Jean de Médicis était un rieur, un farceur, et il est mort d'avoir trop ri d'une défaite des Français. Raphaël, qui nous a transmis sa grosse face sensuelle, n'a osé en marquer le trait saillant, les yeux bouffons et libertins. Friand de contes obscènes, de paroles (n'ayant plus les œuvres), il avait toujours une oreille pour Castiglione, l'autre pour l'Arétin. On connaît celui-ci. L'autre, nous l'avons au Louvre (par Raphaël aussi), conteur aux yeux lubriques, au teint rougi, vineux, âcre d'histoires salées qui réveillaient les vieux. Entre ces bons Pères de l'Église, le pape, au même théâtre entre deux compartiments, faisait jouer devant lui la Calandra et la Mandragore, pièces fort crues, très-près des priapées antiques que lui refaisait Jules Romain.
Il croyait avoir peu à vivre, et vivait double, menant la vie comme une farce, aimant les savants, les artistes comme acteurs de sa comédie. Ses meilleurs amis, toutefois, furent les grands latinistes, non l'Arioste, ni Machiavel, ni Michel-Ange. Il tint celui-ci dix ans à Carrare à exploiter une carrière, craignant apparemment que cette figure tragique ne lui portât malheur.
Ce n'est pas que cette cour si gaie n'ait eu aussi ses tragédies. Les cardinaux, qui avaient cru nommer un rieur pacifique, furent un peu étonnés lorsque, tout en riant, il en étrangla un, le cardinal Petrucci. Profitant de cet étonnement et de cette terreur, il fit (ce que n'avait pas osé Alexandre VI) trente et un cardinaux en un jour, faisant d'une pierre deux coups, assurant à sa famille la prochaine élection, et remplissant ses coffres par cette vente de trente chapeaux. Malheureusement, les coffres étaient percés. Il lui fallut, le lendemain, entamer avec Albert de Mayence (c'est-à-dire avec les Fugger) la grande affaire des indulgences.
Le Concordat ne profita guère plus à François 1er. Lorsque Duprat, à Bologne, soumit le roi au pape, lui fit servir Léon X, marcher devant lui et lui donner à laver, il disait à son maître qu'avec ce Concordat, le pape ne retenant qu'une année du revenu, et laissant au roi les nominations, il allait avoir à donner six archevêchés, quatre-vingt-trois évêchés, nombre d'abbayes, etc. Belle liste civile, pour qui l'eût employée. Le roi la gaspilla. Les favoris eurent tout, la noblesse rien, et elle fut aussi irritée que le peuple. Les parlementaires et l'Université, qui jusque-là partageaient avec les clients des seigneurs, eurent à peine à ramasser les miettes. Grande mauvaise humeur, que Paris partagea. Pour don de joyeux avènement, le roi avait fait fouetter un Parisien, un certain abbé Cruche, qui gagnait sa vie à jouer de cabaret en cabaret de petites farces contre la cour, qu'avait tolérées le bon Louis XII. Paris comprit alors ce qu'était un roi gentilhomme.
Moins dépensière, la cour de Charles-Quint ne fut pas moins pesante et dévorante, par l'avarice de ses conseillers flamands.
La furieuse faim d'or et d'argent que les Espagnols portèrent en Amérique, les Flamands la portèrent en Espagne. Quoiqu'ils se crussent maîtres, ayant le roi avec eux, quoiqu'ils prissent les grosses places et les grands évêchés (Tolède, par exemple, pour un Croy de dix-huit ans!), ils crurent cependant qu'en un pareil pays, peu endurant et sombre, le plus sûr était d'emporter. Les Castillans se croyaient garantis parce qu'ils avaient fait jurer au roi de ne laisser sortir ni or ni argent. Les Flamands ne s'en soucièrent. Avec une industrie étonnante, ils ramassèrent tout le numéraire, spécialement de beaux ducats de Ferdinand et d'Isabelle, d'or très-pur, sortis de Grenade, gros à emplir la main. Il en resta si peu, que quand un Espagnol en apercevait un, il mettait la main au bonnet, lui disant dévotement: «Dieu vous sauve, ducat à deux têtes! puisque M. de Chièvres ne vous a pas trouvé!»
Rien ne dérangea les Flamands dans ce déménagement méthodique du vieil or espagnol. La Jacquerie de Valence qui éclata, l'insurrection de Castille, ne les en tirèrent pas. S'ils firent convoquer les Cortès, ce fut sur le rivage, dans un port de Galice, à l'extrême bout de l'Espagne, ayant là leurs vaisseaux et pouvant embarquer leur proie. Madame de Chièvres, en bonne ménagère, apporta là la charge de quatre-vingts chariots et de trois cents mulets; madame de Lannoy celle de dix fourgons et de quarante chevaux; le confesseur du roi celle de seize mulets et de dix chariots. Ainsi du reste. Un milliard de ducats, dit-on. Ce qu'ils laissèrent, ce fut la guerre civile.
Pendant ces trois ans passés en Espagne, tout leur soin était de ne pas être dérangés par la France. Ils amusaient François Ier de l'idée de faire épouser une fille de France au jeune Charles. Le roi n'était pas dupe; il trouvait doux d'être trompé, tant qu'on lui paya une grosse pension de cent mille écus d'or sous ce prétexte de mariage. Charles-Quint, âgé de seize ans, écrivait: «Mon bon père» à un jeune homme de vingt-quatre. Cette longue comédie est merveilleusement peinte dans les dépêches (surtout du 7 juin 1518). L'envoyé de Charles, poursuivant le roi sur la Loire, est parvenu enfin a le saisir; il le tâte et retâte. Le roi, très-informé des embarras d'Espagne, et très-convaincu qu'on le trompe et sur le mariage, et sur la restitution de la Navarre, et sur l'Italie, et sur tout, parle «froidement, sombrement.» Il n'est pas dupe, et il le montre bien. Et pourquoi donc alors ne profite-t-il pas de la révolution d'Espagne et de la guerre civile? Pourquoi? Deux autres guerres l'occupent: la guerre des femmes d'abord qui se fait à sa cour entre sa maîtresse et sa mère. La guerre du Turc ensuite. Car tout le monde en parle, en frissonne, et la chrétienté entière regarde vers François Ier. Mais pour mener l'Europe contre le Turc, il faut être empereur. C'est là le grand souci. Il faut déposséder la maison d'Autriche qui, depuis près d'un siècle, occupe ce trône électif, et qui, cette fois, énormément puissante par l'Espagne, par les Pays-Bas, par les Indes, par l'héritage éventuel de Hongrie et Bohême, ne prendra pas l'Empire seulement, mais bien le gardera.
Grand rôle de sauver l'Empire et l'Europe, du Turc et de l'Autriche!
«Mais l'Europe, pourtant, s'est sauvée elle-même.» Point du tout. Elle le fut en 1458 par un merveilleux hasard, l'incroyable héroïsme d'une petite nation, les Hongrois, et d'un homme, Huniade. En 1529, devant Vienne, le salut fut l'orgueil des Turcs, qui ne daignèrent pas amener de l'artillerie de siége.
Le hussard hongrois, il est vrai, était supérieur au spahi. Mais nulle infanterie européenne ne tint devant les janissaires.
Contre cette force épouvantable, ce n'était pas trop de l'union serrée de la gendarmerie française avec le fantassin espagnol, suisse, et le lansquenet allemand.
Tous devaient quitter leur orgueil, et, tout naïvement, chercher un capitaine, un Huniade, un Mathias Corvin, s'il en était. Mais, s'il n'en était pas, si les héros manquaient, s'il fallait recourir aux rois, l'empereur naturel de la situation était le roi de Marignan.
Nous ne voulons pas dire qu'il en fût digne. Mais on l'en croyait digne, ce qui est déjà beaucoup. Et c'est précisément parce qu'on le croyait tel, qu'on ne le nomma pas, qu'on nomma celui qu'on jugeait un jeune garçon médiocre. Son ambassadeur même écrivait: «Les Allemands ne connaissent pas beaucoup le roi d'Espagne, et ils n'en disent pas grand bien.»
Les électeurs ne voulaient pas d'un électeur; ils se jalousaient trop; ni d'un petit prince, d'un seigneur, qui n'eût pu payer (Nég. Autr. II, 418). Il leur fallait un roi qui aidât aussi l'Allemagne dans son péril. Des deux, choisir celui qu'ils croyaient incapable, c'était une trahison inepte, aveugle, autant que criminelle.
Le Turc d'alors était le vrai Turc des légendes, non un Bajazet II, gras, pacifique et lent, poète mystique, qui laissa faire la guerre, non pas le Salomon ou Soliman des Turcs qui devint l'ami de la France. Celui-ci, le sultan Sélim fit peur aux Turcs eux-mêmes. La chose infaisable et terrible, à laquelle nul n'osa toucher, lui, il la fit. Il réforma les janissaires, mit leurs chefs dans sa main. Tellement il avait imprimé l'épouvante de sa force et de sa cruauté.
Les ambassadeurs vénitiens qui le suivent en tremblant dans ses victorieuses campagnes et ses massacres, ne sont pas terrifiés seulement, ils sont subjugués. On est stupéfait de lire que Mocenigo disait de cet exterminateur: «Nul ne fut si juste et si grand, nul plus humain.» Les bras en tombent.
Sa courte vie fut comme un arc d'acier, tendu à rompre, par une puissante machine. Ni joie, ni table, ni femme; rien d'humain. Rien que la guerre, l'extermination sainte, et les joies de la mort. Il était buveur d'opium, mais justement assez pour se tenir toujours froidement exalté, impitoyablement cruel. Poète subtil, bandé au sublime et mis par son lyrisme au-dessus de toute vie; d'autre part, d'une abstraction plus mortelle à la vie encore. Son horrible spiritualisme le rendait particulièrement altéré du sang de ceux qui ont mis l'esprit dans la chair, des croyants de l'incarnation (chrétiens, persans, etc.).
Notez que dans les grands massacres, cet homme singulier ne prétendait rien faire que sur bonne raison, bons textes du Coran, réponses de prêtres et de juristes. Il était très-embarrassant pour ceux-ci, et effrayant par sa subtilité, leur posant des questions, indifférentes en apparence, et leur surprenant des réponses à noyer le monde de sang. Après l'immense carnage des Mamelucks d'Égypte, il organisa dans tout l'empire par une police savante et clairvoyante une complète Saint-Barthélemy des partisans des doctrines persanes et de l'incarnation d'Ali. Il procédait par ordre. Cela fait, il passa aux chrétiens, posant à son moufti une question captieuse qui, subtilement interprétée, impliquait le massacre d'une douzaine de millions d'hommes. Le grand vizir, épouvanté, ne l'arrêta qu'en faisant venir trois hommes de cent ans, vieux janissaires, qui jurèrent que Mahomet II avait promis la vie aux Grecs.
Sélim espérait bien se dédommager sur l'Europe, à qui Mahomet n'avait rien promis. Et déjà il avait demandé au moufti: «N'est-il pas méritoire de tuer les deux tiers des vivants pour le salut de l'autre tiers?»
On ne voit pas, dans l'état de division où étaient les chrétiens, ce qui eût arrêté ce scolastique de la mort. Il avait pris l'Égypte sur les Mamelucks, les premiers cavaliers du monde, pris la Syrie et la Babylonie, frappé et mutilé la Perse pour toujours, et tout cela par les armes modernes et le génie civilisé, par l'artillerie, l'infanterie, une tactique habile. La parfaite justesse de ses vues se montrait en ceci, qu'il ne voulait pas faire un pas vers l'Allemagne, sans se créer d'abord une marine pour terrifier, paralyser la Méditerranée, l'Espagne et l'Italie.
Cela donnait à la chrétienté une année ou deux de répit.
Le danger était si prochain, et le roi de France tellement désigné comme chef militaire de l'Europe, qu'un de ses envoyés soutenait qu'il n'y avait pas d'argent à donner, que l'Allemagne le prierait de se laisser faire Empereur. François Ier disait qu'il ne voulait de l'Empire que pour cette guerre. L'ambassadeur anglais, Thomas Boleyn, lui demandant s'il irait en personne, il lui saisit la main, et posant l'autre sur son cœur: «Si l'on m'élit, je serai dans trois ans à Constantinople, ou je serai mort.»
Maximilien ne l'était pas encore. Que faisait-il? Était-il occupé de fixer l'Empire dans sa famille? Point du tout. Il l'offrait au plus riche, à Henri VIII. Celui-ci, comprenant que le vieil Empereur ne voulait rien que l'exploiter, le remercia tendrement, lui souhaita longue vie.
C'est alors seulement que le grand-père commença à se souvenir qu'il avait un petit-fils qu'il chérissait, et retomba sur Charles-Quint. Les gouverneurs flamands de Charles, qui ne furent pas plus dupes, auraient voulu payer les électeurs en promesses et en bénéfices. Max dit qu'il fallait de l'argent compté, sonnant, dans la main des Fugger, retenant seulement pour lui cinquante mille florins de courtage.
CHAPITRE IV
—SUITE—
LA BANQUE—LES INDULGENCES DE L'ÉLECTION
1516-1519
Si Plutus est aveugle, comme on a dit, il dut le regretter. Le temps dont nous contons l'histoire eût pu satisfaire ses regards. L'immense extension des activités en tous sens semblait n'avoir eu lieu que pour propager son empire. Pour lui, la terre avait été doublée; pour lui, par lui, les trois grandes choses modernes apparaissaient: bureaucratie, diplomatie et banque,—l'usurier, le commis, l'espion.
Soyons francs, soyons justes. Et que les anciens dieux descendent de l'autel. Assez de vains mystères. Plus modestes et plus vrais les dieux grecs, dans Aristophane. D'eux-mêmes ils intronisent leur successeur, le bon Plutus. Ils avouent franchement que sans lui ils mourraient de faim. Mercure quitte son métier de dieu qui ne va plus; pour Olympe, il prend la cuisine, lave les tripes et dit en sage: «Où l'on est bien, c'est la patrie.»
Cela est franc et net. Mais combien détestable l'hypocrisie moderne! cet effort d'accorder l'ancien et le nouveau, de coudre et saveter la rapacité financière de férocité fanatique!
C'est pour Dieu, pour sa gloire, qu'en douze ans on fit place nette à Saint-Domingue, mettant au ciel un million d'âmes. Pour Dieu, on chercha en Afrique des noirs païens qui, de terre idolâtre, heureusement sauvés en terre chrétienne, allèrent non moins rapidement en paradis. Même opération sur le continent où, les âmes rouges montant là-haut trop vite, on suppléa infatigablement par les âmes noires.
C'est justement en 1517 qu'éclate la dispute des dominicains et des franciscains, de Las Casas et de Sépulvéda, le jour horrible qui révèle la fosse où, pour l'amour de l'or, on a jeté deux mondes, le nègre par-dessus l'indien.
Les Espagnols qui font à l'or cet immense sacrifice humain, bourreaux au Nouveau Monde[5], sont victimes en Europe. Les ministres flamands les traitent, comme ils font de l'Amérique, disant d'eux: «Ce sont nos Indiens.»
Mais nulle foire, nul marché d'esclaves, ne présente un aspect plus cynique que l'Allemagne. Les pasteurs d'hommes, sans détour, y font l'encan de leurs troupeaux. Double vente, des corps et des âmes. Les maquignons se croisent. À grand bruit, passent et repassent les marchands de suffrages, les marchands d'indulgences.
Les deux affaires ont commencé en même temps, dès 1516, toutes deux menées par les Fugger et par l'archevêque de Mayence, fermier des indulgences, et, dans l'élection, l'agent mobile, actif, d'influence principale, que consultaient les électeurs.
Ce n'était pas la première fois que l'on vendait des indulgences. Mais la chose ne s'était faite jamais à si grand bruit, avec une telle mise en scène. Le peuple commençait à avoir l'oreille dure. Il fallait crier fort. Orgues, cloches, cantiques, furieuses prédications, nul bruit n'y était épargné. Dès que les débitants approchaient à une lieue d'une ville, le clergé, entraînant d'immenses processions de magistrats municipaux, d'écoliers et de confréries, allait au-devant de la bulle papale, tous portant des cierges allumés. On la voyait marcher devant, la triomphante bulle, sur un coussin de velours. La croix, plantée devant, était là pour lui faire honneur. Là, tous faisaient la révérence; tous se confessaient là, et achetaient bon gré mal gré. On sait l'inquisition mutuelle des petites villes, et l'empressement des voisins à s'accuser. Malheur à qui ne suit pas le troupeau!
Aux portes de l'église étaient le coffre et le comptoir, le publicain Mathieu dans son telonio; je veux dire le Fugger, représenté par son commis. Avec raison, il suivait son affaire, ne se fiant nullement aux mains ecclésiastiques. Le moine qui prêchait était un homme trop connu. L'archevêque de Mayence avait pris à cent florins par mois un Tetzel, puissant aboyeur, célèbre par mainte histoire médiocrement édifiante, à ce point que Maximilien voulait le faire jeter à la rivière. Mais c'eût été dommage; on n'eût pas aisément trouvé un tel acteur. Ajoutez que, comme bandit, il convenait à l'entreprise, pouvant se donner pour pièce probante et dire: «Regardez-moi! voilà celui que l'indulgence a pu blanchir!... Après ce tour de force, que ne fera-t-elle pas?»
Tetzel, intrépidement, allait au but. Il n'affadissait pas, n'endormait pas ses auditeurs. Il nommait les plus grands forfaits, ceux qu'on ne peut commettre, ni presque imaginer... Et, quand il voyait l'assistance frissonnante et déconcertée, il ajoutait froidement: «Eh bien! tout cela n'est rien, quand l'argent sonne au fond du coffre.»
Et, si quelqu'un avait l'air de trouver cela bien fort, il s'échauffait jusqu'à dire: «Oui, quand même on aurait violé la mère de Notre-Seigneur!»
«Savez-vous bien, misérables, disait-il encore, que ceci n'est accordé que pour rebâtir Saint-Pierre?... En attendant... les reliques de saint Pierre, de saint Paul et de je ne sais combien de martyrs sont à la pluie, au vent, à la grêle, battues, souillées, déshonorées.
«Cœur endurci! criait-il, n'entends-tu donc pas ta mère te dire du fond du purgatoire: «De grâce, un florin, mon fils, pour me tirer de la flamme!»... Et vous l'avez, ce florin! et vous ne le donnez pas!»
Cela n'agissant pas toujours, au pis aller, Tetzel vendait (chose d'un débit plus sûr) le pardon des péchés à faire, des viols et des adultères, des incestes à venir. Prix modéré: la polygamie ne coûtait que six ducats.
C'était là la grande préoccupation de l'Allemagne. Le héros de l'époque n'était plus Huniade ou Barberousse. C'était Tetzel. La bataille, animée, ardente, homérique, était l'élection, duel à mort des écus, des ducats.
On pouvait prévoir une autre bataille. Le Turc allait compliquer le drame. Ses préparatifs finissaient. On pouvait, sans être prophète, prévoir qu'en 1520 quelque cent mille chrétiens, liés à la queue des chevaux, s'en iraient vers Constantinople. Sélim, il est vrai, faisait grâce presque toujours de l'esclavage, élargissant ses prisonniers par la voie du cimeterre.
Qui rassurait l'Allemagne? un mur sans doute, ce mur vivant de la Hongrie, qui, deux fois, contre les Tartares, contre les Turcs, couvrit la chrétienté. Pays étrange, unique, où l'héroïsme était la vie commune, où tout homme trouvait juste et simple de mourir en bataille, comme était mort son père!... Mais, hélas! ce sublime champion de l'Europe existait-il? S'il existait, c'était encore deux morceaux, coupé, scié en deux; et, ce qui était plus grave, c'est que ce n'était pas une scission de territoire, mais d'âmes; il y avait deux Hongries.
Jusqu'au grand Huniade, ce peuple tout guerrier et pasteur fut, devant l'ennemi, une digue élastique et mobile. Toujours l'attente des combats, des ravages. L'unique pensée, faire front au Turc. Le seigneur était chef, non maître. Sous Mathias Corvin, la grandeur de l'État, le progrès du luxe, la sécurité, changèrent les choses. On se mit à parler d'impôt, de vassaux, de fermiers. L'invasion turque, en 1513, surprit la Hongrie divisée contre elle-même. Le peuple prit les armes, mais contre les seigneurs qui le retenaient sur leurs terres, lui refusaient ses libertés d'émigration et de croisade. Le roi était un Polonais, fort peu solide, et qui ne s'était établi qu'en trahissant son peuple, en le léguant aux Autrichiens s'il mourait sans enfants. Legs ridicule d'une couronne nullement héréditaire.
Il laissa un enfant, Louis, dont les tuteurs ne satisfirent encore l'Autriche qu'en répétant le crime, en livrant la sœur de l'enfant comme future épouse de l'archiduc, avec ce prétendu droit d'hériter de la couronne élective de Hongrie.
Situation à faire pleurer les pierres! que ce peuple sacré, sauveur béni de l'Occident, qui pour tous devait être un objet de religion, passât ainsi de voleur en voleur!
Le petit Polonais, qui était Français par sa mère et neveu de Gaston de Foix, se montra vrai Hongrois. À peine homme, il échappa à toutes ces infamies, et trouva la mort au champ de bataille.
Un seul prince en Allemagne eût voulu relever et grandir la Hongrie, l'électeur de Saxe, Frédéric le Sage. Il eût voulu soustraire le petit Louis aux influences autrichiennes, tirer sa sœur de Vienne, et donner à la Hongrie un gage de l'amitié reconnaissante de l'Allemagne en faisant son roi empereur. Plan très-beau, difficile d'exécution. L'enfant était tenu, et par son tuteur polonais, et par sa sœur captive à Vienne, et par sa future femme, Marie d'Autriche: trois fois lié du fil de l'araignée.
La Saxe avait fermé sa porte aux vendeurs d'indulgences, enhardi les attaques qu'on dirigeait contre elles. L'électeur comprenait très-bien qu'une réforme du clergé qui soulagerait l'Église du poids de ses richesses pouvait donner une solution simple au terrible embarras du temps, la disproportion des besoins et des ressources. Attendre en attendant, jusqu'à ce que cette manne tombât, c'était le conseil de la piété et de la politique. Seulement l'élection du roi catholique pouvait tout empêcher.
Albert de Brandebourg, l'électeur de Mayence, fut lui-même, dit-on, ébranlé aux premières prédications de la Réforme, et il eut un instant l'idée de passer au parti des saints. Il y eût gagné gros. Qu'était-ce que son petit profit de la ferme des indulgences, en comparaison d'une sécularisation radicale des biens du clergé? Qui sait même? de la transmutation d'un électorat viager en principauté héréditaire? Opération hardie que son cousin, un autre Albert, fit dix années plus tard en Prusse sous la protection de la Pologne. Pour qu'Albert de Mayence en fit autant, il lui eût fallu celle de la France, d'une France luthérienne. Il retomba au possible, à la petite et basse réalité, à son rôle de fermier de Rome et de brocanteur de l'Empire.
Sauf l'électeur de Saxe, opposée à l'Autriche, et l'électeur de Trèves, noble chevalier allemand qui voulut rester les mains nettes, le reste était à vendre, si bien que François Ier crut tout tenir deux ou trois fois, et autant de fois Charles-Quint. Celui-ci était en Espagne, mal informé, mal conseillé. Il eût manqué l'affaire, si sa tante Marguerite, plus près et plus adroite, n'eût arrangé les choses. Elle réduisit tout à une affaire d'argent, n'appela pas le pape au secours comme François Ier, élimina les banquiers italiens, circonscrivit et centralisa l'action, agissant à Augsbourg, c'était la caisse; à Mayence, c'était l'intrigue. Elle fixa l'envoyé principal à Augsbourg, lui disant de s'en écarter peu. «Si vous allez à la diète suisse, lui écrit-elle, je vous prie et ordonne de par le roi que vous retourniez le plus tôt possible à Augsbourg.» (28 février 1519.)
Cette concentration de l'affaire chez les Fugger fut la cause du succès. Les électeurs n'avaient de confiance que dans cette maison, et ne voulaient pas avoir affaire aux banquiers italiens; il fallait en passer par là. C'est ce que ne voulaient pas comprendre M. de Chièvres et le conseil d'Espagne; ces Croy, qui peut-être faisaient passer par Gênes les grandes sommes qu'ils tiraient d'Espagne, étaient liés d'intérêt aux Génois, et tenaient à partager l'affaire de l'élection entre ceux-ci et les Allemands.
L'envoyé écrivait d'Augsbourg: «Ce pauvre Fugger, quoique bien maltraité, et qui y a déjà perdu huit mille florins, prêtera pour un an (8 février).» Ce pauvre Fugger refusait l'intérêt pour le peu qu'il prêtait du sien, mais se dédommageait par sa commission sur les sommes qu'il tirait d'ailleurs.
Trois conditions furent imposées par lui, et il y tint: 1o Les Garibaldi de Gênes, les Welser d'Allemagne, et autres banquiers, n'eurent part à l'affaire qu'en versant chez Fugger, et ne prêtèrent que par son intermédiaire; 2o Fugger reçut en garantie les billets des villes d'Anvers et de Malines, payées elles-mêmes sur les péages de Zélande; 3o Fugger avait obtenu de la ville d'Augsbourg qu'elle défendît de prêter aux Français. Il exigea de Marguerite une mesure inouïe, de faire défendre aux gens d'Anvers de faire le change en Allemagne pour qui que ce fût. Acte étonnamment arbitraire, qu'aucune ville des vieux Pays-Bas n'eût supporté. Mais la jeune ville d'Anvers, qui alors enterrait Gand et Bruges, et qui se lançait dans le tourbillon des grands intérêts maritimes, avait un extrême besoin de se concilier le roi de l'Espagne et des Indes. La chose fut endurée. Fugger fit la guerre à son aise. Les Génois et Nurembergeois, tout en grondant, se résignèrent; ils aimèrent encore mieux gagner par lui et lui payant tribut, que de ne pas gagner du tout. Les Français qui avaient emporté de l'argent furent bientôt à sec, ne trouvèrent nul crédit, et n'eurent plus à offrir que leurs belles paroles et l'éloquence de l'ambassadeur Bonnivet.
Marguerite, avec tout cela, doutait fort du succès. Il était visible qu'un roi des Espagnols qui ne savait pas encore l'allemand (on lui traduisait les dépêches) était un étranger, visible qu'il allait être partagé entre deux royaumes, deux esprits tout contraires. Si l'on disait qu'un Autrichien, voisin de la Hongrie, serait un défenseur contre le Turc, l'argument était bon surtout pour Ferdinand, qui allait épouser Anne de Hongrie. Marguerite, on l'entrevoit dans les dépêches, eût voulu pouvoir demander l'Empire pour Ferdinand. Ce parti évitait peut-être l'horrible guerre qui, presque sans trêve, dura, contre la France, contre les protestants, toute la longue vie de Charles-Quint. Mais au premier mot écrit en ce sens, les Croy, le conseil d'Espagne, répondirent aigrement qu'on reconnaissait là les ennemis du roi, les amis de François Ier. Ces sottises furent portées par l'un d'eux à Malines, avec des instructions altières où le jeune roi d'Espagne se montrait justement par le côté qui eût dû empêcher son élection, disant qu'il pouvait bien mieux que Ferdinand «assurer l'obéissance de l'Empire et acquérir grant gloire sur les ennemis de nostre sainte foy catholique (5 mars 1519).»
Ce déboire ne diminua pas le zèle de Marguerite. Le grand point était de gagner les deux frères de la maison de Brandebourg, dont l'aîné, Joachim, s'était engagé pour la France; le cadet, archevêque de Mayence, Hottait, alternait par semaine, pour se mieux vendre. Les autres électeurs, rendant justice à ce jeune prélat et le croyant le plus avide et le meilleur marchand, le consultaient et se réglaient sur lui.
Nulle scène, dans l'Avare ni les Fourberies de Scapin, ne me paraît valoir ce marchandage de Mayence (V. surtout 4 mars). Les plus habiles y profiteront, je le leur recommande. D'abord, le prélat affiche la plus complète incrédulité aux promesses de l'ambassadeur. Il a bien touché quelque argent, c'est vrai. Qu'importe? Rien de fait. Et rien ne se fera, l'affaire est trop mal engagée. Le pape et l'Angleterre travaillent contre. «Nous savons bien, d'ailleurs, qu'on ne nous tiendra rien de ce qu'on dit. L'Espagne ne laissera pas seulement venir son roi. Enfin, que voulez-vous? les Français ont déjà les autres électeurs... Vos billets d'Anvers et Malines, c'est du papier. Nous savons bien que ces villes ont privilége pour ne payer jamais. La garantie d'Augsbourg, de Nuremberg! à la bonne heure!»
À cette comédie, l'envoyé répond par une comédie; il s'adresse à son cœur, à ses bons sentiments pour l'Allemagne, lui remontre la honte qu'il y aura à l'élection d'un étranger... Puis, s'exaltant, et le voyant de marbre, il en vient aux injures et le traite comme un misérable.
Le coquin, peu ému, répond ingénument qu'on lui offre davantage, qu'il est l'homme essentiel, que les autres voteront comme lui, qu'on ne fera rien sans lui. «Je veux, dit-il, cent mille florins sonnant, par-dessus ce que m'a promis feu l'Empereur.
—Impossible! vous resterez électeur, lui roi d'Espagne, et Dieu vous punira!»
Ni l'un ni l'autre ne voulait rompre ainsi. «C'est une grosse affaire, dit le prélat avec un air rêveur. J'y penserai cette nuit.»
Le matin, l'homme du roi voit arriver chez lui un confident valet, l'homme du plus secret intérieur. «Eh bien! quatre-vingt mille?—Non.—Soixante? cinquante?—Toujours non.—Enfin, de descente en descente, ils tombèrent au cinquième de ce qu'il avait demandé d'abord; on s'accorda à vingt mille florins.—«Mais vous n'y regretterez rien. Car il vous donnera avec lui son frère Brandebourg et Cologne. Seulement il ne faut pas que les autres électeurs le sachent; ils voudraient aussi de l'augmentation.»
Attendez. Tout n'est pas fini. Il y a encore de l'argenterie et des tapisseries de Flandre, dont on avait parlé. Le prince, ami des arts, y tient essentiellement.
Cet Albert de Mayence eut cinquante-quatre mille florins, pour œuvres pies, avec dix mille de pension et la promesse que le nouvel Empereur lui obtiendrait la position de légat à latere nommant à tous les bénéfices, boutique ouverte des dons du Saint-Esprit.
Son frère, l'électeur de Brandebourg, devait avoir cent trente mille florins avec une sœur de Charles-Quint.
Le palatin cent dix mille, et six mille de pension, etc., etc.
Cette œuvre de corruption n'aurait pas suffi peut-être si Marguerite d'Autriche n'y eût joint, dès l'origine, les moyens de la calomnie. La Flamande connaissait la crédulité des populations allemandes et suisses, et combien facilement on leur fait avaler les bourdes les plus grossières, dès qu'on touche leur endroit faible, leur jalousie de la France. Un Welche! avec ce mot, on trouble leur bon sens. D'un Welche, tout est croyable. Les choses les plus contradictoires s'accordent, s'acceptent en même temps. Le mot d'ordre qu'elle donna, et qu'on trouve dans ses dépêches, ce fut de dire sur tous les tons: Que c'était fait de l'Allemagne; les Welches allaient tout envahir; qu'au moment de l'élection, François Ier arriverait avec une armée à Francfort, ferait voter sous la terreur; qu'élu ou non, il irait se faire couronner à Rome; que, sûr du pape et de l'onction pontificale, il s'imposerait à l'Allemagne, qu'il réduirait les princes allemands à l'état d'obéissance où étaient les princes français, qu'avec les armées allemandes et celles d'Italie, il écraserait la Suisse, etc., etc. Ces nouvelles furent semées dans les cabarets, dans les assemblées de cantons, dans les diètes fédérales, et devinrent croyables à force de vin. Il faut entendre là-dessus l'envoyé impérial qui avait la brutale commission de griser les Suisses. Cette négociation d'ivrognes insolents lui fait pousser des exclamations de désespoir: «Ces gens-ci sont sur mon dos, par trois ou quatre tables, comme si je les eusse priés. Ils ne cessent de demander... Que ne puis-je me retirer? J'aimerais mieux porter des pierres que d'endurer ces coquins..... Que dis-je? il les faut adorer, les traiter comme seigneurs! (Nég. Autr. II, 373.)»
Sans vin et sans argent, les Suisses auraient encore pris parti contre la France. Marignan leur avait laissé un amer levain de rancune. Ils crurent ce qu'on voulait. Ils crièrent qu'il ne fallait pas qu'on laissât passer le Welche, ils prièrent, commandèrent aux Lorrains, aux Alsaciens, de lui tomber dessus au passage, de le traiter comme René fit du duc de Bourgogne. Les Allemands, de leur côté, écrivaient à Marguerite qu'ils verseraient tout leur sang pour empêcher l'élection du Français.
Toutes ces fumées de haine auraient pu s'évaporer. Pour rendre la haine active et lui faire frapper un coup décisif, il fallait l'armer d'une épée. Cette épée fut Seckingen.
Ceci fut le coup de maître le plus inattendu. Seckingen ne s'achetait pas, et il n'aimait pas la maison d'Autriche. Maximilien, pour je ne sais quelle belle action de justice héroïque, l'avait mis au ban de l'Empire. Dans ce temps d'anarchie et de corruption où les juges se faisaient brigands, les brigands (nobles, chevaliers) pouvaient bien se faire juges. Tel était Seckingen. Il s'était fait le redresseur de torts. La noblesse le suivait, et il avait mis à la raison jusqu'à un duc de Lorraine, un landgrave de Hesse, le prince le plus guerrier de l'Allemagne. François Ier l'avait eu pour pensionnaire, qui s'était sottement brouillé avec lui. Mais il n'y avait pas apparence que l'ami d'Hutten et de la révolution allât contre son rôle et prêtât sa vaillante épée à l'intrigue de Marguerite. Ni l'argent ni la ruse n'eût rien fait près de lui. On le surprit par l'amitié.
Le sanglier des Ardennes, La Mark, le brigand de la Meuse, était l'ami naturel de l'illustre brigand du Rhin. Marguerite avait séduit le premier par l'espoir de lui obtenir le chapeau pour son frère l'évêque de Liége. Ce chapeau tant désiré, on le lui tenait à distance, lui promettant qu'il l'atteindrait, s'il montrait du zèle. Point de chapeau, s'il ne gagnait son ami Seckingen aux intérêts du roi d'Espagne. La Mark y fit tous ses efforts. Et par surcroît, Marguerite acheta un gentilhomme, par lequel Seckingen, crédule comme un héros du vieux temps, se laissait volontiers conduire.
Hutten lui-même aida peut-être. Le duc de Wurtemberg, ami, allié de la France, venait de tuer un parent d'Hutten, amant de sa femme. Il avait soldé des bandes et guerroyait contre les villes impériales. Hutten sonnait contre lui le tocsin de ses pamphlets. D'autre part, on cria partout que cet ennemi public était soudoyé par le roi de France. Les Allemands, Seckingen en tête, coururent sus; il fut écrasé. L'armée, où Marguerite avait mis six cents cavaliers, lui resta disponible; on la fit approcher de Francfort, où se faisait l'élection; on la montra comme épouvantail aux électeurs, dont plusieurs se repentaient et comprenaient qu'ils allaient se donner un maître. Le Palatin le sentait. Plusieurs villes impériales, Strasbourg, Constance, etc., regrettaient amèrement d'avoir, sans le savoir, donné cette force aux Flamands pour peser sur l'élection.
Spectacle bizarre, en effet! c'étaient ces villes, les dernières républiques de l'Allemagne, c'était Seckingen, le chef de la démocratie noble des chevaliers du Rhin, c'était la révolution qui allait sacrer à Francfort la contre-révolution. Tous ces ennemis des prêtres faisaient venir un Empereur, d'où? du pays où les prêtres régnaient sur les rois, et régnaient à faire peur à Rome elle-même!
Cette curieuse mystification avait donné tant d'audace au parti flamand-espagnol, qu'il avait entouré Francfort d'embûches et de coupe-jarrets, pour faire un mauvais parti à ceux qui viendraient pour le roi. Le principal ambassadeur, un prince, Henri de Nassau, dans une lettre de Coblentz, écrit à Marguerite qu'il a dressé une embuscade par eau et par terre à un archevêque, «laquelle lui eût coûté cher» si l'électeur de Mayenne n'eût parlé pour lui.
Le 17 juin, au milieu d'une armée de vingt-cinq mille hommes, s'ouvrit la diète électorale. Les partisans de la France commencèrent à avoir peur. Le Palatin, parent de François Ier, après s'être avancé pour lui, recula et se rétracta. L'électeur de Brandebourg, qui avait parole d'être son lieutenant dans l'Empire, se convertit à Charles-Quint. Le Saint-Esprit, sous la forme un peu rude de Seckingen, agit ainsi sur tous. Il n'y eut que l'électeur de Trèves qui ne s'était pas vendu au roi de France, mais qui, véritable Allemand, voulait contre le Turc le meilleur défenseur de l'Allemagne.
François Ier, in extremis, perdant de ses espérances, fit dire à ses ambassadeurs d'appuyer un prince allemand autre que l'autrichien. L'électeur de Saxe eût eu des chances. Mais il s'abandonna lui-même, et étonna tout le monde en votant pour Charles-Quint. Dans son indécision, il se laissa aller à ce qu'il crut la volonté de Dieu. Il semble aussi que, ne pouvant enlever Anne de Hongrie, il espéra pour son neveu Catherine d'Autriche, la sœur de Charles-Quint, se résignant, comme le chien de la fable qui porte le dîner et le défend d'abord, mais qui, voyant que d'autres y mordent, se décide et en prend sa part.
La France ne fut pas battue seulement, elle fut ridicule. Bonnivet eut l'idée d'entrer du moins dans Francfort, et de voir lui-même sa déconfiture. Ce qui le tenta sans doute, c'est que la chose semblait périlleuse, à travers tant d'épées nues, et avec des adversaires si peu scrupuleux. Pour n'être arrêté aux portes il lui fallut (lui ambassadeur du roi de France) prendre un déguisement, un habit de soldat.
Revenant assez triste et l'oreille basse, il se consolait, sur la route, de l'injustice des Allemands avec les Allemandes. Elles sont bonnes et compatissantes. Elles le consolèrent tellement qu'en Lorraine il tomba malade. Maladie politique, peut-être, qui fit rire le roi. Tout fut oublié.
Les résultats étaient fort sérieux.
Cet Empereur de vingt ans, qui, dans ses faibles bras, prenait la moitié de l'Europe, faible pour gouverner, fut fort pour étouffer; toute nation pâlit en son propre génie, languit et défaillit dans cet effort absurde d'assimilation impossible.
On avait fait un monstre: l'Espagne et l'Allemagne, collées l'une sur l'autre, et face contre face, Torquemada contre Luther.
Et cette chose monstrueuse permit d'en faire une perfide, qui eût ouvert la porte aux Turcs (sans un hasard tout imprévu). Ce fut de faire une Hongrie allemande, autrichienne, bâtarde, d'énerver, mutiler le vaillant portier du monde chrétien.
Un an après l'élection impériale, le frère de l'Empereur épouse Anne de Hongrie, et se dit héritier de Hongrie et de Bohême[6], portant sa main marchande sur la sainte couronne des héros, le palladium de l'Europe.
CHAPITRE V
RÉACTION CONTRE LA BANQUE—MELANCOLIA—LUTHER—LA MUSIQUE
1516-1519
Allemagne, Hongrie, Bohême, Espagne, des nations si différentes, si énormément éloignées de mœurs, de langues et de génie, venaient d'être englobées du même coup de filet, victimes d'une même opération de banque et de diplomatie.
«Triomphe, dira-t-on, d'une puissance moderne et pacifique sur les vieilles nations d'héroïsme sauvage, triomphe de paix sur la guerre.»—N'oublions pas que cette œuvre de paix engendre deux cents ans de guerre (1515-1715).
Non, ce n'est pas pour le bonheur du monde que le monde est escamoté, qu'une femme intrigante, avec ce publicain d'Augsbourg, brise l'épée d'Huniade et du Cid, ruine la ruine de Jean Huss, et sur la grande Allemagne, profondément enceinte de pensée sublime et mystique, jette froidement le coffre, la caisse et le comptoir, où s'assoira l'éternel croupion qu'on appelle la Bureaucratie.
Comment les nations vendues prirent-elles leur sort?
La Bohême, livrée par sa sœur la Pologne, l'hérétique par la catholique, la Bohême, arrivée à sa dernière goutte de sang, reçoit sans réclamer cette pelletée de terre qui la recouvre pour jamais.
La Hongrie, comme elle a vécu, s'en va mourir dans les bataillons turcs, en protégeant ses assassins.
L'Espagne, comme un taureau blessé qui se percerait de ses cornes, est furieuse, contre qui? contre soi. Volée par les Flamands, elle va se voler elle-même; indigente par eux, elle se fait mendiante, en détruisant ses Maures. Elle restera loyale quand même, et mourra le chapeau à la main devant la dynastie flamande.
Ces deux héros, aux deux bouts de l'Europe, le Hongrois, l'Espagnol, ont à peine conscience de leur destinée.
La conscience du temps fut dans l'Allemagne. C'était, relativement à nous, à l'Italie, une jeune et verte nation. La France, qui est devenue jeune, était très-vieille en 1500. Sa langue, jadis européenne, avait traversé bien des âges. La langue allemande, à peine adulte, se formait, florissait, touchait à ce moment où la fleur est la force et la fécondité. Il y avait une vraie jeunesse dans les mœurs; Machiavel en est frappé: une simplicité extrême dans la vie, l'alimentation, le vêtement; une pauvreté riche de sentir si peu de besoins. Et, dans cette mesquinerie volontaire des choses matérielles, beaucoup de richesse morale. D'une part, le vieux génie tenace du paysan, homme des temps antiques et de l'âge de ses forêts, ami de l'arbre et de la source, frère du chevreuil, du cerf, sachant la langue des oiseaux. D'autre part, la culture savante (il est vrai, pédantesque) de l'ouvrier allemand, doublement ouvrier, rabotant des planches et des vers, calculant sur l'empeigne ou la semelle d'un soulier le canon compliqué d'une harmonie nouvelle qu'il chantera dimanche. Beaucoup de bonhomie rustique et de fraternité industrielle. Ajoutez d'éternels voyages d'étudiants et de compagnons, errants, toujours chez eux, dans la patrie allemande; soufflant la plume au vent le matin et marchant où elle vole, sûrs de trouver le soir une porte ouverte; ou, si le gîte manquait, chantant le long des rues, de leur plus belle voix, quelque vieux chant d'église, que la bonne femme allemande vient bien vite écouter.
Deux choses originales et rares. La famille très-pure et innocente. Et le vagabond, le mendiant, sûrs pour elle et reconnaissants.
Avouons aussi le revers: un respect ridicule des grands, une bonasse admiration, non des empereurs ou électeurs, mais des moindres principicules, de sa haute et très-digne Grâce, de l'infiniment gracieux et clément Seigneur... je ne sais qui, quelque noble vautour qui daigne les manger jusqu'aux os.
Enfin, ce qu'on a dit (trop durement): «Le Français est l'esclave, l'Allemand le valet.»
Notez que ce valet est Hændel, Dürer ou Mozart.
Pour revenir, l'Allemagne, deux ans durant, s'était vue brocantée. Point de mystère. Les courriers, les ambassadeurs, les marchands d'âmes, allaient, venaient; effrontément sonnaient les florins, les écus. On discutait haut, à grand bruit. Tant à Judas, tant à Pilate. Combien l'âme de l'Allemagne? combien son corps et sa dépouille? Les princes tiraient ceci, mais le pape emportait cela. Encore si, nue, déshabillée, exposée à l'encan, l'esclave eût eu sa foi! On la vendait avec le reste. Si la science et la pensée pure, la lumière supérieure des libertés de l'âme, au moins, était restée! Mais le pis, le plus sombre, c'est que tout cela échappait. La Renaissance elle-même semblait avoir menti. Un Médicis devenu pape, ralliant les savants; Érasme ami des cardinaux, correspondant de Léon X; Hutten menaçant et flattant Rome, ne sachant plus lui-même, dans ses dédicaces équivoques, s'il veut caresser ou blesser, Hutten élisant domicile chez le fermier des indulgences et de la grande élection!
Vous vous imaginez que la dose excessive de longanimité et de patience dont ce peuple étonne le monde a dû être épuisée, et que la violence du désespoir lui aura arraché un cri, une malédiction, un blasphème? Oh! que vous connaissez peu l'Allemagne! Des révoltes locales eurent lieu, mais la masse allemande ne bougea; elle soupira seulement et regarda le ciel.
Soupir profond que l'art allemand prit au passage, et, lui donnant figure, grava pour l'avenir sur le bronze: Melancolia.
Dans l'ombre humide des grands murs que la ville de Nuremberg venait de se bâtir contre les brigands et les princes, vivait et travaillait l'homme en qui fut la conscience profonde de ce pays de conscience, le grand ouvrier Albert Dürer.
Ce pauvre homme, très-malheureux en ménage, ne gagnant pas assez pour apaiser sa ménagère acariâtre, avait un foyer trouble (à l'image de la patrie), sans consolation intérieure: Melancolia.
Vingt fois, cent fois, sur toile, sur bois, sur cuivre, insatiablement, il peignit, grava sa tristesse et celle du temps, dans les formes légendaires de la Passion: le Christ vendu des Juifs, mais les chrétiens sont pires; le Christ frappé des Turcs, il l'est encore plus par les siens. Il variait ce thème à l'infini, sans satisfaire son cœur, impuissant et vaincu par les réalités, dans cette lutte laborieuse: Melancolia.
Enfin, dans un grand jour, échappant aux formes connues, et, par un effort stoïcien, faisant appel au moi, sans appui du passé, il grava d'un acier vainqueur le génie de la Renaissance, l'ange de la science et de l'art, couronné de laurier. Il l'entoura de ses puissants calculs, lui mit le compas dans la main, et autour toutes les puissances d'industrie, la balance et la lampe, le marteau, la scie, le rabot, les clous et les tenailles, des travaux commencés. Rien n'y manque, pas même les essais botaniques, en petit vases; pas même les travaux de l'anatomie; une bête morte attend le scalpel. Ce n'est plus là l'atelier fantastique du magicien, de l'alchimiste, qui ne donnait rien que fumée. Non, ici tout est sérieux, formidablement vrai; c'est le laboratoire où la science est puissante, où chaque coup qu'elle frappe est une immortelle étincelle qui ne s'éteindre plus et reste un flambeau pour le monde.
L'être singulier et sans nom qui siége en ce chaos, ce beau géant qui, s'il n'était assis, passerait de cent pieds toutes les figures de Raphaël, ce génie dont les fortes ailes, d'un tour, franchiraient les deux pôles, qu'il est sombre pourtant! Et comment n'a-t-il pas la joie de son immense force? Pourquoi, d'un poing serré, accoudé au genou, dans un effort désespéré, cache-t-il la moitié de sa face admirable, de sorte qu'on ne voit guère que le noble profil, l'œil profondément noir et plongeant dans la nuit?... Oh! fils de la lumière, que tu es triste!... et attristant!... Moi, j'avais cru que la lumière, c'était la joie!
«Quoi! tu ne vois donc pas?» dirait-il, s'il parlait, s'il pouvait du fond de ce cuivre se retourner vers moi, «tu ne vois pas ce bloc mal équarri, de forme irrégulière, et que la divine géométrie ne ramènera pas au prisme des cristaux? Prismatique il était, régulier, harmonique. Qu'ai-je fait! Sans arriver à l'art, j'ai brisé la nature.
«La bête aussi qui fut vivante, qui gît là devant moi, alors elle semblait prête à révéler son secret, à m'expliquer la vie... Et morte, elle s'est tue. Son sang figé refuse d'avouer le mystère où j'ai failli atteindre,—failli d'une seconde,—qui fut la mort, la nuit, et mon éternelle ignorance.»
C'est donc en vain qu'on voit, dans un lointain immense, le vaste monde, forêts, villes et villages, l'infini de la mer et l'infini de la lumière. Que lui fait tout cela? L'infini qu'il poursuit, la lumière qu'il adore, C'est celle qui est au fond de l'être. Voilà ce qui serre son poing et qui ride son front, ce qui le laisse sans consolation. Voilà pourquoi ses lauriers l'accablent, et tous ses instruments, ses moyens de travail, ne lui semblent qu'embarras, obstacles... Oh! nous avons trop entassé! Nous succombons sous nos puissances. Celui-ci est captif de l'encombrement de la science. Son laboratoire fait suer à voir. Comment sortira-t-il de là? Comment, s'il avait le malheur de vouloir seulement se lever, le pourrait-il? Il lui faudrait crever le toit de son front. Il y a une échelle pour grimper à l'observatoire... Amère dérision pour ce captif, lié de sa pensée. Je vous jure que jamais il ne montera. Adieu le ciel et les étoiles!... Pour les ailes! c'est le plus affreux! Oh! se sentir des ailes pour ne voler jamais!... Cette torture fut épargnée à Prométhée.
Il y a pourtant encore un être vivant dans un coin, qui (bien entendu), n'ose souffler devant l'ange terrible. Pauvre petit génie tout nu, assis sur un arbre manqué. Ramassé sur sa tâche et les veines enflées d'un grand effort d'attention, il voudrait buriner, le petit, il travaille consciencieusement d'une pointe studieuse et maladroite.
De sorte qu'il pourrait bien être, sous cet aspect modeste, l'humble effigie de l'art allemand, la timide conception, la bonne volonté d'Albert Dürer et son âme ingénue. Hélas! L'effort n'est pas la force. Si ce géant ne peut, que peut le nain? Et je le vois avec chagrin, ce pauvre et lourd enfant ne prendra pas l'essor. Dieu ait pitié de lui! Les inutiles ailes qui lui ont poussé par erreur pendent et pendront toujours à ses épaules.
Image vraiment complète de découragement, qui supprime l'espoir, ne promet rien, pas même sur l'enfance. Le présent est mauvais, mais l'avenir est pire. Et l'horloge que je vois ne sonnera que mauvaises heures.
Telle fut la pensée d'Albert Dürer. Et l'œuvre étant finie, datée, ayant envie de l'effacer, de la mettre dans l'ombre éternelle, il rit amèrement et ajouta une chauve-souris exactement sur le soleil, qui vole outrageusement en pleine lumière, inscrivant la nuit dans le jour, et le mot: Melancolia.
D'où l'harmonie reviendrait-elle dans ce monde complexe, devenu à lui-même son labyrinthe inextricable, perdu en soi, brisé de soi, paralysé par ses propres puissances et par ses moyens d'action?
Au désespoir de l'art un autre art répondit, une harmonie inattendue, un chant doux, simple et fort: si fort, qu'il fut entendu de mille lieues; si doux que chacun crut y reconnaître la voix de sa mère même. Et, en effet, une mère nouvelle du genre humain était venue au monde, la grande enchanteresse et la consolatrice: la Musique était née.
Silence ici! J'entends l'objection, et je répondrai aux Gothiques, et plus qu'ils ne voudront[7].
En attendant, je leur défends de dire, à ceux qui tant de siècles ont désespéré l'âme humaine, qu'ils lui aient trouvé ses consolations. Vous la laissiez inguérissable, cette âme, inconsolable, jusqu'au premier chant de Luther.
C'est lui qui commença, et alors toute la terre chanta, tous, protestants et catholiques. De Luther naquit Goudimel, le professeur de Rome et le maître de Palestrina.
Ce ne fut pas le morne chant du Moyen âge, qu'un grand troupeau humain, sous le bâton du chantre officiel, répétait éternellement dans un prétendu unisson, chaos de dissonances.
Ce ne fut pas la farce obscène et pédantesque des messes galantes dont l'introït était un appel à Vénus, et dont le Te Deum rendait grâce à l'Amour.
Ce fut un chant vrai, libre, pur, un chant du fond du cœur, le chant de ceux qui pleurent et qui sont consolés, la joie divine parmi les larmes de la terre, un aperçu du ciel... Dans un jour de malheur et d'imminent malheur où le ciel se cernait de noir, je vis un point d'azur qui luttait, grandissait, contre les nuées sombres, azur d'acier, sévère et sérieux, où le soleil ne riait pas.
N'importe, je m'y rattachai, je le suivais des yeux.
Mon cœur chanta, et j'étais relevé.
Voilà la vraie Renaissance. Elle est trouvée. C'est la Renaissance du cœur.
Grande ère où sonne une heure du monde! La nouvelle heure peut dire:
«Je n'ai rien de l'heure écoulée. Le passé, c'est l'âge muet, et qui ne put chanter, âge sombre qui dut manger son cœur dans la nuit du silence. Moi, je suis l'âge harmonieux qui, par le libre chant, verse son cœur à la lumière, l'épanouit, l'agrandit et le crée.»
«Je sens mille cœurs en moi,» dit quelque part un héros de Shakespeare. Mais qui a droit de dire ceci, sinon l'âge moderne, à partir de Luther? Oui, je sens ces mille cœurs, et je les fais sans cesse, je me les crée et les engendre, et les multiplie par le chant.
Le besoin de créer, de se faire et de faire son Dieu, n'a pas manqué au Moyen âge. Et cet effort a apparu dans le dessin et dans les arts d'imitation.
Du jour où Giotto, Van Eyck, délivrèrent les saintes images de la fixité byzantine, chacun voulut son Dieu à soi, et tourmenta le peintre et le graveur. On l'emportait dans son sein, dans sa robe, ce Dieu, on s'en allait riche de son rêve. Et le lendemain on disait:
«Ceci n'est pas mon rêve encore.»
Légitime exigence, sinon caprice. Dieu est Dieu par son renouvellement continuel, par ce charme rapide de l'incessant enfantement. Tel il est, et tel le veut l'homme. Donnez lui donc un art, non pas d'imitation et de fixité; au contraire, un art où jamais rien ne se reproduise identique. Cet art sera plus près de Dieu.
Aux plus déshérités fut donné ce don de la Grâce.
Avez-vous vu les caves misérables de Lille et de la Flandre, l'humide habitation où le pauvre tisserand, dans ce sombre climat d'éternelle pluie, envoie, ramène et renvoie le métier d'un mouvement automatique et monotone? Cette barre qui, lancée, revient frapper son cœur et sa poitrine pulmonique, ne fait-elle rien, je vous prie, qu'un tour de fil?... Oh! voici le mystère. De ce va-et-vient sort un rhythme; sans s'en apercevoir, le pauvre homme à voix basse commence un chant rhythmique.
À voix basse! Il ne faudrait pas qu'on l'entendît. Ce chant n'est pas un chant d'église. C'est le chant de cet homme, à lui, sorti de sa douleur et de son sein brisé. Mais je vous assure qu'il y a plus de soleil maintenant dans cette cave que sur la place de Florence; plus d'encens, d'or, de pourpre, que dans toutes les cathédrales de Flandre ou d'Italie.
«Et pourquoi pas un chant d'église? Est-ce révolte?»—Point. Mais c'est que l'Église ne sait et ne peut chanter, et elle ne peut rien pour cet homme. Il faut qu'il trouve lui-même. Elle perdit le rhythme avec Grégoire le Grand, et elle ne le retrouve pas pendant mille ans. Elle en reste au plain-chant; c'est sa condamnation.
Ce tisserand buissonnier, de la banlieue d'une grande ville, n'a garde de chanter haut. Il est trop jalouse du fier et souverain métier des tisserands, du corps autorisé qui vient de temps à autre lui briser tout dans sa maison. Il est humble comme la terre, le terrier où il vit. La cloche du métier ne sonne pas pour lui. Le noble carillon de la ville qui réjouit les autres de quart en quart, au contraire, lui sonne aux oreilles:
«Tu n'es rien, tu seras battu... Tu n'as pour toi que Dieu.»
Dieu le reçoive donc! Dieu entend tout et ne dédaigne rien. Qu'il entende ce chant à voix basse, chant pauvre et simple, petit chant de nourrice. Dieu seul ne rira pas. Si, par malheur, quelque autre l'entend au soupirait, il rit, hoche la tête: Chant de lolo, à bercer les enfants[8]!
Voilà le nom trouvé. Le lollard, est ce pauvre imbécile au chant de vieille ou de nourrice. Il fait la nourrice et l'enfant, s'imaginant être le faible et dénué nourrisson aux genoux de Dieu.
Hérésie musicale! grande et contagieuse, je vous le dis. Car plus d'un, le dimanche, fuyant les cathédrales, ira furtivement surprendre aux caves ce petit chant qui fait pleurer.
Il vous semble très-doux, et il contient un dissolvant terrible, une chose qui fait frémir le prêtre, qui le brise, renverse ses tours, ses dômes, toutes ses puissances, qui nivelle la terre avec les ruines des cathédrales anéanties. C'est la réponse de Dieu au tisserand: «Chante, pauvre homme, et pleure... Ta cave est une église... Tu as péché, mais tu as bien souffert. Moi, j'ai payé pour toi, et tout t'est pardonné.»
Inutile de dire que ce chanteur est poursuivi à mort. Où trouver assez de supplices, de fer, de feu, de grils ou d'estrapades, de tenailles à tenailler? Un bâillon! surtout, un bâillon! Autrement, il continuera dans les flammes. Comment étouffer cette voix?... Oh! une voix mise dans le monde, on ne l'étouffe plus. Celle-ci s'en va de tous côtés. L'art muet s'en empare; le Forgeron d'Anvers, dans sa cuve bouillante où saint Jean est plongé, a peint ce maigre tisserand; sa voix même, il l'a peinte, et son faible chant à voix basse.
La réponse de Dieu qui est le fond de ce chant, elle passe, elle file, quoi qu'on fasse, de bouche en bouche. C'est toute la théologie allemande. Dès 1400, un petit livre de ce titre l'enseignait aux enfants. Aux Pays-Bas Wesel, Staupitz en Allemagne, répandent cette consolation au XVe siècle. C'est d'eux que l'a reçue Luther.
Luther est un lollard, le chanteur, non du chant étouffé, à voix basse, mais d'un chant plus haut que la foudre.
Et il y a encore une autre différence. C'est que ces chants mystiques et solitaires du Moyen âge étaient trempés de pleurs. Mais voici un chanteur dans la voix héroïque duquel rayonnent le soleil et la joie.
Ô joie bien méritée! et que ce grand homme avait bien raison d'être joyeux! Quelle révolution eut jamais une plus noble origine?
Il dit lui-même comment la chose lui vint, et comment il eut le courage d'exécuter ce que son éducation lui faisait regarder comme la «plus extrême misère.»
Il eut pitié du peuple.
Il le vit mangé de ses prêtres, dévoré de ses nobles et sucé de ses rois, n'envisageant rien après cette vie de souffrances qu'une éternité de souffrances, et s'ôtant le pain de la bouche pour acheter à des fripons le rachat de l'enfer.
Il eut pitié du peuple, et retrouva dans la tendresse de son cœur le vieux chant du lollard et la consolation: «Chante, pauvre homme, tout t'est pardonné!»
La Pucelle, à ceux qui lui demandaient la cause qui lui mit les armes à la main, répondit: «La pitié qui était au royaume de France,» Luther eût répondu: «La pitié qui était au royaume de Dieu.»
Ce ne fut pas un verset de saint Paul, un vieux texte si souvent reproduit sans action, qui renouvela le monde. Ce fut la tendresse, la force du grand cœur de Luther, son chant, son héroïque joie.
Foi, espérance, charité, ce sont bien trois vertus divines. Mais il faut ajouter cette vertu rare et sublime des cœurs très-purs, rare même chez les saints. Faute d'un meilleur nom, je l'appelle la Joie.
La condamnation de tout le Moyen âge, de tous ses grands mystiques, est celle-ci: Pas un n'a eu la Joie.
Comment l'auraient-ils eue? C'étaient tous des malades. Ils ont gémi, langui et attendu. Ils sont morts dans l'attente, n'entrevoyant pas même les âges d'action et de lumière où nous sommes arrivés si tard. Ils ont aimé beaucoup, mais leur amour si vague, plein de subtilités suspectes, ne s'affranchit jamais des pensées troubles. Ils restèrent tristes et inquiets.
Au contraire, la bénédiction de Dieu, qui était en Luther, apparut en ceci surtout, que, le premier des hommes depuis l'Antiquité, il eut la Joie et le rire héroïque.
Elle brilla, rayonna en lui, sous toutes les formes. Il eut ce grand don au complet.
La joie de l'inventeur, heureux d'avoir trouvé et heureux de donner, celle qui sourit dans les dialogues de Galilée, qui éclate d'un naïf orgueil dans Linné, dans Keppler.
La joie du combattant au moment des batailles, sa colère magnifique, d'un rire vainqueur, plus fort que les trompettes dont Josué brisa Jéricho.
La joie du vrai fort, du héros, ferme sur le roc de la conscience, serein contre tous les périls et tous les maux du monde. Tel le grand Beethoven quand, vieux, isolé, sourd, d'un colossal effort, il fit l'Hymne à la Joie.
Et par-dessus ces joies de la force, Luther eut celles du cœur, celles de l'homme, le bonheur innocent de la famille et du foyer. Quelle famille plus sainte et quel foyer plus pur?... Table sacrée, hospitalière, où moi-même, si longtemps admis, j'ai trouvé tant de fruits divins dont mon cœur vit encore[9]!... Avec son petit Jean Luther, je m'en allais, suivant le bon docteur, au verger où, tendrement, gravement, il prêchait les oiseaux, ou bien encore dans les blés mûrs qui le faisaient pleurer de reconnaissance et d'amour de Dieu.
Voilà l'homme moderne, et votre père, à tous. Reconnaissez-le à ceci.
La joie est absurde au Moyen âge, qui bâtit tant de choses vaines, qui, savant architecte, édifia aux nues ces tours et ces châteaux qu'apporte et remporte le vent.
La joie est raisonnable au temps moderne dont la main sûre construit de vérités l'immuable édifice dont le pied est assis en Dieu, dans le calcul et la nature. Si le vrai n'est plus vrai, si la géométrie est fausse, alors cette maison tombera.
La raison seule et la révolution, la science, ont seules droit à la Joie.
Mais, à quelque degré de sérieux, de fermeté virile qu'arrive notre âge en sa via sacra, reconnaissons et bénissons le point de départ, vraiment touchant, humain, d'où nous prîmes l'essor, la bonne et forte main du grand Luther qui, dans son verre gothique nous versa le vin du voyage.
Ce vin fut l'assurance que celui-ci donna à l'homme, qui le releva et le mit en chemin. Cent fois on avait dit au pauvre peuple, qui avait tant souffert, qu'il était pardonné. Luther le jura, se fit croire, et le monde, raffermi des vaines terreurs, se lança dans l'action.
Comment le peuple n'eût-il cru cette voix pure et forte, loyale, qui est celle du peuple? Tous croient, tous sont joyeux. On s'embrasse sur les places, comme on fit plus tard par toute l'Europe pour la prise de la Bastille. Un chant commence, d'une incroyable joie, la Marseillaise de Luther: «Ma forteresse, c'est mon Dieu.»
Il fit les airs et les paroles. Et il allait de ville en ville, de place en place, et d'auberge en auberge, avec sa flûte ou son luth.
Tout le monde le suivait.
Ses ennemis le lui reprochent; ils disent en dérision: «Il allait par toute l'Allemagne, nouvel Orphée, menant les bêtes.»
Cet homme était si fort, qu'il eût fait chanter la mort même.
L'Allemagne, déchirée, mutilée, sciée, comme Isaïe, l'Allemagne se mit à chanter.
La misérable France, écrasée sous la meule, où elle ne rendait que du sang, chante aussi comme l'Allemagne.
Le poète ouvrier Hans Sachs salue ce puissant «rossignol, dont le chant emplit la chrétienté.» Albert Dürer, consolé, fait cent œuvres joyeuses qui expient Melancolia: le petit saint Christophe, plein d'amour, emportant son Dieu; le ferme et fier saint Paul, qui lit, appuyé sur l'épée, la grande épée biblique, enfoncée dans la terre; saint Marc écoute, frissonne de terreur et de joie, montrant ses blanches dents; saint Pierre, avec ses clefs, vaincu, baisse la tête et n'est plus qu'un portier.
Voilà les jeux et les chansons, le Noël de la Renaissance.
Pour lui, qui a changé le monde, le grand Luther, ne réclame rien que son titre de noblesse: chanteur et mendiant.
«Que personne ne s'avise de mépriser devant moi les pauvres compagnons qui vont chantant et disant de porte en porte: Panem propter Deum! Vous savez comme dit le psaume: «Les princes et les rois ont chanté...» Et moi aussi, j'ai été un pauvre mendiant. J'ai reçu du pain aux portes des maisons, particulièrement à Eisenach, dans ma chère ville.»
CHAPITRE VI
—SUITE—
LUTHER
1517-1523
Luther a eu le succès inouï de changer ce qui ne change pas: la famille.
C'est la révolution la plus profonde, la plus victorieuse qui fut jamais. Celle-ci atteignit toutes les habitudes, tout le système de la vie, le fond du fond de l'existence.
Nous ajournons les autres faces de la révolution protestante. Elles ressortiront assez de ce livre. Un mot seulement ici sur le côté moral:
Sans vouloir toucher au christianisme (au contraire, en faisant effort pour le replacer sur le dogme qui en est l'essence), Luther l'a transformé. Employons le langage de l'art qu'il préférait, de la musique: il n'a pas changé l'air, il a même épuré, restauré la partition, mais il l'a transposée d'une clef à l'autre, l'a complétée des parties légitimes. Et ce changement a fait, d'une mélodie maigre, d'un chant monastique et stérile, l'ouverture harmonique du grand concert des nations.
Il a transposé la religion du miracle à la nature, du fictif à la vérité.
Le miracle, c'était le célibat ecclésiastique, le mariage gouverné par un célibataire, et la famille à trois.
De son gouvernement paterne où il trônait, le prêtre est descendu à la fraternité. C'est un frère, c'est un homme, un des nôtres. Tels nous pouvons être demain.
Ainsi le mot de la Renaissance: «Revenez à la nature,» s'est accompli par l'homme qui ne voulait que rappeler le christianisme et le salut surnaturel.
Luther, fervent chrétien, a, sans le vouloir, servi l'esprit nouveau. Son cœur, profondément humain, riche et complet, a chanté les deux chants, donné en partie double le concert harmonique de la Réforme et de la Renaissance.
Quand il entra au cloître, dit-il lui-même, il n'apporta que son Virgile. Il y trouva les Psaumes. David et la Sibylle s'emparèrent du grand musicien.
Personne ne fut plus lettré, plus écrivain, plus harmoniste par la langue et le style. Il n'y a rien à comparer aux symphonies immenses de Michel-Ange et de Rubens, que certaines pages de Luther, comme son récit de la diète de Worms, plusieurs de ses préfaces. Toutes choses au niveau de Bossuet, mais avec des accents poignants, profonds, intimes, humains, que n'eut pas l'orateur officiel de l'Église de Louis XIV. Son magnifique récitatif est bien peu entraînant devant la trombe de Luther.
De tant de choses fortes et puissantes, émues, passionnées, de toute cette superbe tempête, de ce grand cœur et de cette grande vie, cent choses sont restées très-fécondes, une surtout qui fut l'homme même et qui est au-dessus de toute dispute. Là est la victoire de Luther. Cette chose, nous l'avons dit, c'est la famille, la vraie et naturelle famille, le triomphe de la moralité et de la nature, la reconstruction du foyer.
Or, la pierre du foyer, c'est la base de tout. Toute la vie est bâtie dessus. Où le foyer branle, tout branle. Où la famille est faible et désunie, l'État n'a pas d'assiette; il la cherche, et comme un malade, se tourne et se retourne dans son lit, sans en être mieux.
La longue mort de l'Italie et de l'Espagne, la fébrile agitation de la France, l'anéantissement de l'Irlande comme race et de la Pologne comme nation, ont là leur cause principale. La famille, dans ces pays, est rarement sérieuse. La maison n'y est pas fermée; elle est ouverte aux quatre vents. Autre chose, l'hospitalité; autre, la banalité. Dans cette vie quasi communiste, où chacun regarde toujours hors de chez soi, le travail est minime, et l'agitation grande, la mobilité et l'ennui, l'esprit aléatoire, la curiosité, l'aventure. Les peuples ainsi doués porteront ce goût de loterie dans les choses de l'État.
Nous reviendrons assez sur tout cela. Qu'il suffise de dire ici que le protestantisme, qui pour le reste est un passage, en ceci s'est trouvé la nature qui ne passe point. Que Dieu se soit trompé en faisant la famille à deux, plusieurs le soutiendront. Mais enfin, elle est telle. Une famille à trois, où le dangereux tiers n'est pas l'intrus, mais l'autorité même, c'est la discorde arrangée par la loi, c'est le divorce organisé, le foyer équivoque et suspendu en l'air. Nulle paix, nulle unité: donc, l'éducation impossible, l'enfant formé par le hasard, et sans tradition paternelle, c'est-à-dire sans passé solide, faible et seul, un individu[10].
La racine fatale d'où germe cette mauvaise plante d'une végétation souterraine, infinie, poussant ses fibres vénéneuses de la famille dans l'État et la société, Luther la coupe, par un moyen très-simple. Pour directeur à la famille, c'est la Bible qu'il donne. Il vous met dans les mains un livre, au lieu d'un homme.
«Ne me croyez pas, dit-il. Qui est Luther? Que m'importe Luther? Périsse Luther, et que Dieu vive!... Prenez ceci: lisez.»
Lisez! Quoi! en voici un qui veut qu'on sache lire! Mais cela seul est une grande révolution.
Lire un livre imprimé! Révolution plus grande. Ceci donne des ailes à la Presse. En sorte que tous liront, sauront, verront, auront des yeux... C'est la révolution de la lumière.
Quel livre? Infiniment multiple, de vingt esprits divers, donc propre à susciter l'examen, la critique, la recherche d'un esprit libre.
De sorte que ce bonhomme, chaleureux défenseur de l'autorité primitive, s'en remet à la liberté.
Cœur loyal, âme pure! je le vois bien ici. Le vrai nom de ton œuvre est celui-ci: c'est la révolution de loyauté.
Point d'arrière-pensée dans ce rude homme. Il marche, fort et ferme, de ses souliers de fer, dans la droite et loyale voie... Ah! il ne vous énervera pas. Il vous forge d'abord une Bible allemande dans la langue vibrante des Niebelungen, la langue des vieux héros du Rhin.
Où en est, je vous prie, toute la littérature du Moyen âge, la poésie de la fièvre, la gémissante colombe du Cantique, les berceaux de l'Épouse, tant commentés de saint Bernard, recommentés d'Innocent III et de Gerson, de Bossuet même. Voici un homme indélicat qui n'entend rien aux attendrissements, qui n'a pas goût aux confidences, aux timidités, aux soupirs. Les bocages douteux où les mystiques erraient au clair de lune, ce grossier forgeron qui n'aime que le jour, il frappe dessus, à droite, à gauche. Et quand les dryades gémiraient, il n'en frapperait que plus fort, faisant de ces nymphes du diable un impitoyable abatis.
Qu'il est puissant, celui qui ne veut rien pour lui, qui va droit devant lui et sans tourner la tête! Je voudrais bien savoir seulement comment, dans ce grand désert d'hommes, où tous agonisaient, il y eut un homme encore; comment, tous étant pâles, délicats, pulmoniques, il y eut cet homme fort, «au cœur rouge,» pour dire comme la vieille Allemagne. Il y a là un miracle que je ne comprends pas.
Il ne descendit pas du ciel. Il passa par l'école, l'église et le couvent, trois degrés du suicide.
Et il eut en perfection, ce héros, l'éducation du temps, celle de la bassesse et de la peur.
C'était une sorte de bagne où l'on n'entendait que le fouet. Luther l'avait cinq fois par jour. Cela faisait des enfants si peureux, qu'un jour, avec ses camarades, ayant mendié à la porte d'une ferme, le paysan, homme charitable, mais d'une voix rude, leur dit: «J'y vais,» et leur peur fut si grande, qu'ils s'enfuirent à toutes jambes et n'osèrent jamais revenir.
Voilà la triste école d'où sortit l'homme le plus hardi de l'Allemagne.
Autre miracle. Converti un jour par la peur d'avoir vu tuer un ami par la foudre, il se fait moine, et le voilà entre deux écueils auxquels personne n'échappait. D'une part, la goinfrerie, le ventre. Et d'autre part, la femme, la fatalité corruptrice de savoir et toucher sans cesse ce qu'on doit éviter.
Dieu le portait. Il entre au cloître, mais comment? Avec sa musique d'une part, de l'autre son Virgile et les comédies de Plaute. Ris, bon jeune homme, cela te soutiendra. Mais il y ajoute Platon. La sereine, l'héroïque antiquité, l'entoure et le garde. La musique lui prête des ailes, pour l'enlever au besoin sur les endroits fangeux et les basses tentations.
Fils d'un Saxon, il le fut peu lui-même. Ce n'est point un buveur de bière. Il est du pays de la vigne, du pays de sa mère, née sur les coteaux de Wurtzbourg. Il eut dans le sang l'esprit gai et aimable des plus salubres vins du Rhin. Rien d'épais, rien d'alourdissant. Seulement des chaleurs subites à la tête et au cœur, de superbes colères. Mais le meilleur homme du monde.
Le grand assaut livré à son esprit, ce fut la découverte fortuite d'une Bible. Livre immense, effrayant, où Dieu semble parler par cinq cents voix contraires. Beaucoup y succombaient, disant (Luther le leur reproche): Bibel-Babel, et n'y voulant plus lire.
Rudes étaient ses combats. Et il eut un moment la tentation de jeter tout. Mais ce grand livre le retint. Deux fois par an il lisait la Bible tout entière, et s'y enfonçait toujours plus, y trouvant, y portant mille choses fécondes qu'en fait jaillir un grand esprit. Il dit fort bien plus tard, dans la naïveté de la force: «Je tire bien moins des livres, que je n'y mets moi-même.»
La difficulté réelle du moment que personne ne voyait, la chose qui faisait avorter la Renaissance, stérilisait la Liberté, c'est que Rome les exploitait. Rome s'était mise à la mode; elle professait la doctrine des philosophes et des juristes, doctrine antichrétienne, qui sauve l'homme non par le Christ, mais par les œuvres mêmes de l'homme.
Léon X se montrait d'accord avec Érasme. La liberté et la philosophie, confisquées, amorties par leur ennemi naturel, se neutralisaient elles-mêmes. C'était la vaccine de la liberté, un libre arbitre théorique, dirigé par les prêtres, rançonné par les indulgences, c'était aux mains du pape un négoce de plus, une nouvelle marchandise de la grande boutique.
Avec un petit mot, une équivoque, la liberté devenait servitude: l'équivoque du mot œuvres. «L'homme est-il sauvé par les œuvres? Oui, disait le philosophe, entendant les œuvres de vertu. Oui, disait le papiste, entendant les œuvres pies, messes ou cierges brûlés, macérations, pèlerinages, ou, ce qui remplace tout, l'indulgence de Rome et l'argent.
Magique vertu de l'équivoque! Grâce au mot œuvres, l'argent et la philosophie avaient le même langage. Tetzel et Fugger parlaient comme Zénon.
Mais voilà que ce rude Allemand brise ce bel accord. Quand on lui parla du charlatan Tetzel, de ses succès à colporter sa drogue, Luther dit brutalement: «Je lui crèverai son tambour.»
Traduisons clairement sa prédication. Replaçons-là au vrai jour populaire:
«Bonnes gens, on vous vend la dispense des œuvres. Remettez l'argent dans vos poches. Dieu vous sauve gratis. Des œuvres, la seule nécessaire, c'est de croire en lui, de l'aimer. Quoi! Dieu est mort pour vous, et il n'y aurait pas assez du sang d'un Dieu pour laver tous les péchés de la terre?»
Chose curieuse, le pape recommandait les œuvres, et tout s'était réduit aux œuvres de la caisse. Luther dispense des œuvres, et elles recommencent, les vraies œuvres morales, celles de piété et de vertu.
Il disait: «Aime et crois.» Qui aime, n'a besoin qu'on impose et prescrive les œuvres agréables à l'objet aimé; il les fera bien de lui-même, et il les ferait malgré vous.
Cette apparente suppression de la Loi, ce triomphe de la Grâce et de l'amour, fut un enchantement. De misérable serf qu'il était, servant sous le bâton, la verge et la peur de l'enfer, voilà l'homme restauré qui se trouve chez Dieu le fils de la maison, l'héritier chéri, légitime. Il s'élance, riant et pleurant, dans les bras paternels... Le péché, le jugement, tous les épouvantails, que sont-ils devenus? Je ne vois plus qu'amour, lumière, consolation, le paradis ici-bas, comme au ciel... Un chant de joie commence. À l'homme de chanter, au diable de pleurer. Lui seul est dupe. Jésus l'a attrapé. Croyant tenir sa proie, il a mordu à vide et s'est mordu... Du ciel à la terre, immense éclat de rire.
Voilà comment apparut Luther, sublime et bouffon musicien de ce divin Noël, amusant, colère et terrible, un David aristophanesque, entre Moïse et Rabelais... Non, plus que tout cela: Le Peuple.
Ou, comme il a nommé magnifiquement le peuple: «Monseigneur tout le monde (Herr omnes).» Ce Monseigneur est dans Luther.
Le plus merveilleux de l'affaire, c'est que cette nouveauté était très-vieille. Cent fois on avait ramassé le texte de saint Paul: «Crois, et tu es sauvé.» Saint Augustin l'avait commenté, étendu, délayé à souhait. Tous les mystiques avaient pris là, spécialement les mendiants, et plus que tous, les théologiens de l'Allemagne.
C'était la propre et originale théologie allemande, comme elle existait déjà dans le petit manuel qui porte ce nom, comme on la trouvait, remontant, dans Tauler, Henri Suso, jusque dans Gotteschalk, condamné sous Charlemagne, au temps même où le christianisme entra en Allemagne. Dès qu'il y eut un christianisme allemand, il fut tout d'abord luthérien.
L'Allemagne enseigna toujours: «Dieu seul est grand, Dieu seul est tout; toute la force de l'homme est en lui.»
La défaillance de l'Église n'avait que fortifié cette doctrine de l'impuissance humaine. L'Imitatio Christi, la Théologie de Gerson, n'avaient pas d'autre sens. Et pourtant quel contraste! Ces livres monastiques, découragés (désespérés dans leur résignation), ne mènent à rien qu'à la langueur, à rêver et croiser les bras. Ils sont la fin d'un monde, pâle reflet d'un soleil couchant. Ceux de Luther, c'est l'aube, c'est un réveil de mai à quatre heures du matin. Une cloche argentine et perçante, sous un puissant battant d'acier, éveille le monde en sursaut. L'Allemagne, la reine aux bois dormant, se met sur son séant, en se frottant les yeux: «Oh! dit-elle, que j'ai dormi tard! Mais, je le vois bien, c'est l'aurore!»
Remontez, je vous prie, dans l'histoire du christianisme: vous ne trouvez rien de semblable. Je parlais de l'Imitatio, mais j'aurais pu dire l'Évangile. Son astre aimable a lui, au coucher de l'Empire romain sur les ruines de la Judée et de vingt nations. Son charme est plutôt celui d'une lune mélancolique que d'un fécond soleil; c'est le temps du repos; c'est l'astre aimé des morts. Dormez et laissez faire à Dieu.
Tout au contraire, Luther, qui croit ressusciter cette doctrine, qui en dit, redit les paroles, commence pour le monde un âge de bruyante et vive action. Le jour, laborieux ouvrier, se lève, et chante, et frappe, et bat l'enclume. Il me dit bien: Dormez. Mais il n'y a pas apparence. Cher, vaillant forgeron, tant que tu battras d'un tel bras, peu de gens dormiront. Dès l'heure où ton coq a chanté, les muets esprits de la nuit ont fui discrètement. L'homme est pour toujours éveillé.
Ainsi l'effet fut tout le contraire que celui des mystiques. Tant vaut l'homme, tant vaut la doctrine. Celle-ci, prêchée dans la langueur, dans les tendresses équivoques, était la mollesse même, l'énervation de l'âme. Proclamée de cette voix pure et forte, candide, héroïque, elle fut le pain des forts, un cordial avant la bataille; elle fit a l'homme la belle illusion de sentir, au lieu de son cœur, battre en son sein le cœur d'un Dieu.
Malentendu sublime! Le peuple entend mieux qu'on ne dit. Il prit l'air plus que les paroles; et dans l'air était le vrai sens. Quand de sa voix tonnante à faire crouler les trônes, Luther criait: L'homme n'est rien, le peuple entendait: L'homme est tout.
Les dates ici sont dramatiques. La grande œuvre du Concordat, la soumission de la France, brisée par le roi et par le pape, fut couronnée en février 1517. En mars, Léon X, qui jusque-là n'avait pas cru à sa victoire, et tenait à Rome contre les gallicans une espèce de concile pour les foudroyer au besoin, jugea la comédie inutile, licencia ses acteurs. Le ciel était serein, les humanistes ralliés à la papauté. Les rieurs étaient pour le pape. Et c'est à ce moment qu'éclatèrent en Allemagne les thèses de frère Martin Luther. Elles coururent en un mois jusqu'à Jérusalem.
Le 31 octobre 1517, Luther, ayant écrit une noble et forte lettre à l'archevêque de Mayence, où il le sommait du compte qu'il aurait à rendre à Dieu, afficha à l'église du château de Wittemberg ses propositions sur les indulgences. Pièce originale, éloquente, d'une verve mordante, chaleureuse et satirique. Jamais la théologie n'avait parlé sur ce ton. Nulle banalité. Tout sortait d'une indignation loyale et des entrailles mêmes du peuple.
L'ironie n'y manquait pas. «On a sujet de haïr ce trésor de l'Évangile, par qui les premiers deviennent les derniers. On a sujet d'aimer le trésor des indulgences, par qui les derniers deviennent les premiers.
«Quand le pape donne des pardons, il a moins besoin d'argent que de bonnes prières pour lui. Voilà tout ce qu'il demande.»
À côté de ces choses piquantes, il y en avait de bien belles, d'une vraie sublimité: «Qui vous dit que toutes les âmes du Purgatoire demandent à être rachetées? Qui sait si elles n'aiment pas mieux rester et souffrir?... Assurons les chrétiens que souffrir, c'est la voie du ciel, exhortons-les à affronter les douleurs, l'enfer même, s'il le fallait, pour aller à Dieu.»
On fait tort à la cour de Rome quand on dit qu'elle traita légèrement cette affaire, qu'elle n'en sentit pas la portée. Elle crut, à tort, que la chose était suscitée par les princes, avec raison que les princes en étaient charmés et en profiteraient. L'empereur Maximilien, fort ennemi de Léon X, et qui, dit-on, eut un instant l'idée d'être pape lui-même, disait: «Celui-ci est un misérable; ce sera le dernier pape. Gardons bien le moine saxon; le jeu va commencer avec les prêtres. Soignez-le. Il peut arriver que nous aurons besoin de lui.» L'électeur de Saxe, et d'autres princes dans chaque famille électorale, regardèrent d'où venait le vent, et se tinrent prêts à soutenir ce défenseur de l'Allemagne, sans lequel elle risquait de tomber dans l'abaissement de la France. Danger qui ne fit que croître par la mort de Maximilien, quand le vendeur des indulgences, l'archevêque de Mayence, parvint à faire empereur le roi catholique.
Rome ne perdit pas un moment[11]. Elle lança les dominicains, fit écrire l'un d'eux qui était le maître du Sacré-Palais, pour rappeler la doctrine de saint Thomas, et somma Luther de comparaître dans soixante jours (septembre 1518). Puis elle envoya à Augsbourg un Italien fort délié, le cardinal Cajetano, qui lui-même avait été suspect d'hérésie, ayant écrit qu'on pouvait interpréter l'Écriture «sans suivre le torrent des Pères.» Il devait plaire à l'électeur, et décider Luther à la rétractation. Il s'y prit de toutes manières, par menace à la fin, lui montrant son isolement, son danger, lui disant: «Crois-tu que le pape s'inquiète fort de l'Allemagne? Crois-tu que les princes lèveront des armées pour te défendre?... Quel abri as-tu? Où veux-tu rester?—Sous le ciel,» répondit Luther.
Rome avisa dès lors à un moyen plus violent. Elle flatta l'électeur, lui envoya le présent royal de la Rose d'or, en lui demandant en échange de lui livrer le moine. Dans ce cas-là, brûlé par Léon X, il eût eu le sort d'Arnoldo de Brescia, de Savonarole, de Bruno et de tant d'autres. La Réforme, étouffée encore, eût laissé le vieux système pourrir sa pourriture paisiblement. Point de protestants, dès lors, ni de jésuites; point de Jansénius, point de Bossuet, point de Voltaire. Autre était la scène du monde.
Luther était dans un danger réel. L'électeur ne se prononçant pas, il n'avait de protection que le peuple, et se tenait prêt à partir; mais pour quel pays? Pour la France? Autant valait aller à Rome. La mort de Maximilien changea tout. L'électeur devint vicaire de l'Empire, craignit moins de protéger Luther (janvier 1519).
Je regrette cette belle histoire. Tout le monde sait qu'après sa Captivité de Babylone, où il montrait Jésus-Christ prisonnier du pape, il brûla hardiment aux portes de Wittemberg la bulle de condamnation.
Rome était effrayée. On peut en juger par un fait minime en apparence, mais d'hypocrisie très-habile. Dès novembre 1517, un mois après les foudroyantes thèses, Léon X demande qu'on lui envoie sur l'argent des indulgences 147 ducats d'or «pour payer un manuscrit du 33e livre de Tite-Live.» Belle et touchante réponse aux calomnies de Luther! Voilà l'emploi honorable que faisait le digne pontife de cet argent tant reproché! Il le prodiguait pour les œuvres de la civilisation et le progrès des lettres. Là-dessus, les panégyristes de s'attendrir et de s'extasier. Et nous aussi, nous admirions une si fine diplomatie. Elle divisait habilement le grand parti de la Renaissance, elle flattait les Érasme, les Reuchlin, les Hutten; elle les avertissait de se rallier à Rome, à l'élégante Italie, fille et sœur de l'antiquité, de laisser dans sa barbarie ce buveur de bière, ce moine... Léon X avait dit: «Ce sont disputes de moines.» Et c'est aussi le point de vue sous lequel beaucoup d'humanistes voyaient la chose. Hutten, que la nécessité avait jeté à la cour de Mayence, avait dit: «Bravo! mes amis les moines, dévorez-vous, les uns les autres! (Consumite, ut consumimini invicem.)»
Ceci en avril 1518. En novembre de la même année, Hutten revint à lui-même. Il écrivit à un ami son pamphlet l'Ennemi des cours (Misaulus). Il appartient dès ce jour à Luther et à la patrie.
C'est alors qu'il porta chez Franz de Seckingen sa presse et son imprimerie. Il lui lut les écrits de Luther, lui en fît un admirateur, un champion au besoin, assura à la réforme sa redoutable épée.
Il en fut de même du fameux chef des lansquenets, le vieux Georges Frondsberg, rude et colérique soldat qui entourait Luther à Worms, tout prêt à tirer l'épée contre les Espagnols qu'avait amenés Charles-Quint.
Il n'y avait pas de scène plus sublime que cette diète de Worms, où l'homme que tous favorisaient, mais dont nul encore n'osait s'avouer protecteur, vint seul, porté sur le cœur et dans les bras de l'Allemagne, si ferme, si modeste et si grand. Tous: amis et ennemis, voulaient l'empêcher d'arriver et lui rappelaient Jean Huss: «J'irai, dit-il, y eût-il autant de diables que de tuiles sur les toits.»
Il y eut une tentative. On tâta le peuple. Un prêtre, avec des Espagnols, essaya d'enlever dans la rue quelques livres de Luther. Si cela eût réussi, les livres pris, on prenait l'homme. Mais le peuple s'élança, et les étrangers se réfugièrent dans le palais de l'Empereur.
La providence invisible qui l'avait entouré à Augsbourg et à Wittemberg, à Worms enfin, le prudent électeur de Saxe, craignant à la fois l'Empereur et le zèle intempérant de Luther, le fit enlever en route et le retint quelque temps au donjon de la Wartbourg. La chose fut si bien conduite que Luther ne sut pas d'abord s'il était en main amie ou ennemie.
Grand fut ce coup de théâtre. Les ennemis désespérés de l'avoir tenu et lâché. L'Allemagne entière émue, indignée contre elle-même, d'avoir si mal gardé son apôtre.
Lui cependant, dans son donjon, ne voyant âme qui vive, sauf deux pages qui lui apportaient les aliments et ne parlaient pas, il réfléchissait à loisir sur l'étrange événement. Sa flûte, les psaumes allemands, l'immense travail d'une traduction de la Bible, lui remplissaient très-bien les jours.
On sut bientôt qu'il existait, qu'il était le même, l'indomptable, le grand, l'héroïque Luther. Il écrivait de son Pathmos, de la région des oiseaux qui chantent Dieu jour et nuit.
Il écrivait à Mélanchthon, son jeune ami qui le pleurait: «Tu es tendre, cela ne vaut rien... Tu m'élèves trop; tu te trompes en m'attribuant tout ceci. Prie pour moi... Me voilà ici, oisif et contemplatif. Je me mets devant les yeux la figure de l'Église; je hais la dureté de mon cœur qui ne se fond pas tout en larmes «pour pleurer mon peuple égorgé.» Pas un ne se lève pour Dieu... Temps misérable! lie des siècles!... Ô Dieu! aie pitié de nous!»
Entre autres choses très-fortes, il écrivit un mot terrible à l'archevêque de Mayence, une sommation de s'amender:
«Pensez-vous que Luther soit mort? Détrompez-vous. Il vit, tout prêt à recommencer avec vous un certain jeu...» Qui l'aurait cru? Le misérable, qui craignait d'être démasqué, répondit de sa propre main une lettre de soumission, «souffrant volontiers, disait-il, cette réprimande fraternelle.»
Avec le temps, Luther fut moins resserré, et son hôte, le gouverneur du château, imagina pour l'amuser de le mener à la chasse. Il le connaissait bien mal, ce grand cœur, aussi bon que grand, si tendre pour la nature:
«Ç'a été, dit-il, pour moi un mystère de douleur et de pitié. La chasse, n'est-ce pas l'image du Diable, poursuivant les âmes innocentes?... Mais voici le plus atroce. J'avais sauvé un petit lièvre et l'avais mis dans ma manche. Je m'éloigne; les chiens le prennent, lui cassent la jambe et l'étranglent... J'en ai assez de la chasse... Ô courtisans, mangeurs de bêtes! vous serez mangés là-bas.»
Cette douceur n'était pas seulement pour les bêtes. Apprenant la violence des énergumènes, anabaptistes et autres qui allaient brisant les images et criant contre Luther:
«Aie soin, écrit-il à un conseiller de l'électeur, que notre prince ne teigne pas ses mains du sang de ces nouveaux prophètes.»
Entre ces éclairs admirables de bonté et de grandeur qui partent de la Wartbourg et illuminent l'Europe, voici, selon moi, le plus grand. Ceci, c'est la garantie la plus haute du caractère de Luther, le vrai sceau de sa loyauté.
Il abandonne la confession, la chose qui fait la force du prêtre, et sa très-intime joie, la chose pour laquelle tout jeune homme se fera prêtre (savoir le secret de la femme).
Je vous dis en vérité que cet homme-là, du prêtre, n'a eu que l'habit. Où trouvera-t-on jamais un homme ayant cette puissance, qui veuille s'en dépouiller?
Salut, homme vraiment innocent, simple, d'un profond cœur d'enfance!
Ce jour-là, tu es le vainqueur.
Je ne connais rien de plus curieux que ce bonhomme, descendant de la Wartbourg, malgré l'électeur, malgré tout. Deux embarras nouveaux (par-dessus le diable et le pape) lui survenaient: les rois, les peuples.
Henri VIII faisait écrire contre lui. L'Allemagne exigeait, aujourd'hui, non demain, une révolution.
Il voulut se mettre en travers, descendit. Il rentra dans son Wittemberg.
Tout était changé.
La petite maison de son père était entourée d'une foule. On avait su que Luther était ressuscité, et, d'un mouvement immense, toute la terre y affluait. Tel venait pour le bénir, tel pour le maudire, pour le voir surtout. Les questions de toute sorte pleuvaient comme grêle.
Voilà un homme étonné, embarrassé, effaré.—Mais ce n'était rien encore.
Les femmes, à ce renouvellement de la légende du monde sauvé par l'amour, s'étaient partout précipitées hors des maisons, hors des couvents. Un monde de religieuses, ayant quitté le cloître vide, cherchaient le vrai temple, cette maison de l'amour de Dieu. Elles n'avaient pas réfléchi que le pauvre Martin Luther, tout apôtre ou docteur qu'il fût, était encore un jeune homme robuste, d'environ trente-six ans.
Il était extrêmement maigre, alors, avec la tête carrée, plus carrée que gracieuse, de la vraie race allemande. Ses yeux, il est vrai, étaient admirables; il y roulait constamment des éclairs joyeux et terribles, comme la foudre rit au haut des cieux.
Heureusement, il était, de nature et foncièrement, un homme du peuple et de travail, disons le mot, un ouvrier, comme son père le mineur, un bon et loyal forgeron de Dieu.
De toutes ces femmes qui arrivaient, plusieurs très-jeunes et très-belles, il ne vit qu'une seule chose: «il vit qu'elles avaient faim.»
Et le voilà écrivant de tous côtés pour des aumônes, mendiant du pain pour elles, et, par de rudes plaisanteries, tâchant de plaire à l'électeur, aux courtisans, à tous, pour pouvoir nourrir «ces pauvres vierges, malgré elles,» en attendant qu'il puisse les renvoyer à leurs parents.
C'était une foule fort mêlée. Il y avait des religieuses princesses, qui avaient profité de l'occasion pour courir le monde, fort curieuses du jeune apôtre.
Il ne voit rien de tout cela. Il ne songe qu'à leur nourriture. Il y mange son dernier sou, et celui de ses amis.
J'imagine que le pauvre homme qui, à cette même époque, demande pendant plusieurs mois un habit à l'électeur, n'ayant pas grand'chose à donner à ces pauvres échappées, et ne sachant comment changer les pierres en pain, les alimentait de ses psaumes, et, prenant son luth ou sa flûte, tout au moins nourrissait l'esprit.
CHAPITRE VII
LA COUR, LA RÉFORME, LA GUERRE IMMINENTE—LE CAMP DU DRAP D'OR
1520
Le grand éclat de Luther, sa personnalité puissante, le succès de sa résistance rayonnèrent dans toute l'Europe, et la Réforme en fut encouragée. D'elle-même, elle était née partout.
Partout, en France, en Suisse, elle fut indigène, un fruit du sol et de circonstances diverses qui pourtant donnèrent un fruit identique.
En y réfléchissant, on se l'explique sans peine. L'âme humaine, près de se lancer en avant dans l'infini de l'inconnu, regarda encore en arrière, interrogea sa voie antique, se demanda s'il ne suffisait pas de revenir aux anciens jours.
On ne revient jamais. Chaque âge passe irrévocable, et rien ne le rappellera.
De sorte qu'en s'efforçant de ne point innover, cherchant à faire du vieux, et le plus vieux possible, l'esprit humain fit le contraire. Il commença un nouveau monde.
Cet effort instinctif pour revenir au vieux système était trop naturel. La Renaissance, déplorablement ajournée, trois cents ans (Voy. notre Introduction), venait de faire, bien tard, son éruption désordonnée; elle n'apparaissait nullement harmonique. On n'y voyait que le chaos.
Qu'il y eût dans la Nature, dans l'Art (nature humanisée), des éléments religieux et les bases de la loi profonde, c'est ce qui ne venait à l'esprit de personne. Tous cherchaient le salut dans le retour au surnaturel, dans la rénovation du dogme légendaire.
Après les premiers pas dans la voie de la Renaissance, ne trouvant pas encore le salut attendu, l'homme désespéra, tendit les bras à Dieu, en disant: «J'attends tout de toi.»
En France, par exemple, où tout l'espoir d'un ordre salutaire était mis dans la royauté, où le royaume, uni sous Louis XI, enrichi sous Louis XII, glorifié à Marignan, avait cru à ce jeune roi, la déception fut amère, lorsqu'aux premières campagnes dont nous allons parler, ce roi fut impuissant pour défendre le Nord et l'abandonna aux ravages, lorsque plus tard, loin de protéger le Midi, il se vit obligé de le brûler lui-même et d'en faire un désert. Ces terribles calamités, l'abaissement et le mépris de soi où la France tomba, la jetèrent violemment dans ce mystique désespoir et dans l'appel à Dieu qu'on appelle la Réformation.
Telle en fut la cause profonde, toute indigène et populaire. Délaissée du Dieu d'ici-bas, la France en appelle au Roi de là-haut.
La chose éclata tout d'abord là où étaient les plus grandes souffrances, dans nos villes du Nord, dans les populations misérables, effrayées, qui voyaient les ravages et la dévastation venir à elles. Elle commença dans un grand centre industriel, et par les ouvriers de Meaux, principale manufacture des laines à cette époque.
Attribuer ce mouvement tout populaire et spontané à la lointaine influence de l'Allemagne, aux timides enseignements du docteur Lefebvre d'Étaples qui, dès 1512, à Paris, renouvelait la théorie de la Grâce, ou aux prédications de l'évêque de Meaux, Briçonnet, c'est chercher de petites causes aux grands événements et ne pas connaître la nature humaine. Le bon évêque, mystique, nuageux, écrivain tourmenté, dont le sublime galimatias put influer sur des esprits subtils qui croyaient le comprendre, n'eût pas eu la moindre action sur le peuple. Le grand prédicateur fut la misère, la terreur, la nécessité, le désespoir des secours d'ici-bas, l'abandon surprenant où ce dieu des batailles, ce roi de Marignan, laissa nos provinces du Nord.
L'Allemagne et Charles-Quint s'étaient vus face à face à la diète de Worms, nullement avec satisfaction. L'Allemagne vit l'Empereur (contre sa promesse positive) amener des soldats espagnols. Et l'Empereur vit l'Allemagne, pour essai de résistance, lui dire ce Non si ferme de Luther.
Premier outrage à la Majesté impériale. Et dans la même diète, il eut l'affront plus grand de voir un Robert de la Mark, imperceptible sire des stériles bruyères de l'Ardenne, venir le défier, de souverain à souverain, lui jurer guerre à mort, et lui jeter le gant.
Il n'y avait jamais plus grande ingratitude que celle des impériaux. Robert, comme on l'a vu, leur avait gagné Seckingen et cette armée sans laquelle l'argent n'eût pas suffi à faire un empereur. C'est par Robert que Marguerite avait trompé et égaré la chevalerie du Rhin, jusqu'à tirer l'épée pour se donner un maître. Quel maître? l'Espagnol et le roi de l'Inquisition.
Le lendemain de l'élection, le conseil de l'Empereur avait tout oublié, voulait soumettre Robert à sa juridiction, le confondre dans la foule de ses vassaux des Pays-Bas. Robert se refit Français, et comme tel, sans consulter personne, avec trois ou quatre mille hommes, marcha intrépidement contre l'Empire et l'Empereur (mars 1521).
François Ier n'était pas prêt à le soutenir. Il avait perdu bien du temps, amusé par son futur gendre, qui négociait trois mariages, en France, en Angleterre, en Portugal, empruntant de l'argent au beau-père d'Angleterre pour payer au beau-père de France. Il paya pension à celui-ci jusqu'à son élection impériale (en juin 1519). Là, il leva le masque, ferma sa bourse, et tourna le dos à François Ier.
On se représente difficilement quelle était la haine et l'aigreur des conseillers de Charles-Quint. Il reste une consultation du chancelier Gattinara, pédantesque et furieuse, où il établit scolastiquement les raisons pour la paix, pour la guerre. Et les sept raisons pour la paix sont les sept péchés capitaux. Ce qui étonne davantage, c'est que l'habile et politique Marguerite d'Autriche n'est pas moins passionnée. C'est même elle qui enfonce au cœur du jeune homme le trait empoisonné qui le mettra hors de toute mesure. Les Français auraient dit de lui: Un quidam, certain petit roi. D'autres, charitablement, contaient à Charles-Quint que le roi de France espérait que l'imbroglio espagnol troublerait sa faible cervelle, que le fils de Jeanne la Folle tiendrait d'elle et deviendrait fou.
Ces aigreurs mises à part, la querelle des deux monarchies était très-complexe en elle-même, de celles que la guerre seule débrouille, qu'elle ne finit guère même que par l'épuisement des partis.
Ni la France, ni l'Espagne, ne pouvait céder la Navarre, la porte des deux royaumes, s'ouvrir à l'ennemi. Question insoluble, vainement disputée entre les Foix et les Albret.
Comme la Navarre était double, double de même était la Flandre, regardant la France et l'Empire. Double la question de Milan, fief d'Empire, disait l'Empereur, et selon le roi, héritage de Valentine Visconti. Et plus insoluble encore était la question de Bourgogne. Louis XI l'avait enlevée à la grand'mère de Charles-Quint, délaissée, orpheline: chose odieuse!... À quoi l'on répondait que si la France reprenait la Bourgogne, elle reprenait le sien, rappelait à soi un fief donné imprudemment à l'ingrate maison de Bourgogne qui, par Jean sans Peur et son fils, avait mis l'Anglais en France, tué la France, sa mère, autant qu'elle le pouvait. Tout don peut être révoqué pour cause d'ingratitude; combien plus s'il est constamment un danger de mort pour le donataire!
Des deux rivaux, l'Empereur, roi d'Espagne et de Naples, et souverain des Pays-Bas, des Indes, avec l'héritage éventuel de Hongrie et Bohême, était de beaucoup le plus vaste, mais le plus dispersé. François Ier était plus concentré, dans sa France si bien arrondie, plus obéi d'ailleurs, plus maître, plus à même de se ruiner.
L'avantage semblait devoir appartenir à celui des deux qui mettrait l'Angleterre de son côté. Qui y réussirait? Très-probablement Charles-Quint. L'Angleterre était, d'essence et de racine, antifrançaise, et elle réclamait toujours le royaume de France. Toute la pente du commerce anglais était vers Bruges et vers Anvers, et sa partialité naturelle pour la maison de Bourgogne qui avait été jusqu'à décourager les industries flamandes au profit des naissantes industries d'Angleterre.
Ainsi, de Londres à Anvers, le courant était tout tracé, et la pente très-forte. Rapprocher, au contraire, l'Angleterre de la France, en l'éloignant des Pays-Bas, c'était un grand effort, une œuvre d'art et d'habileté, une tentative improbable de forcer le courant d'aller contre la pente populaire.
La cour de France ne désespérait pas d'accomplir ce miracle. François Ier croyait qu'il suffisait pour cela d'acquérir le ministre dirigeant, le tout-puissant cardinal Wolsey. Présents et billets tendres ne manquaient pas. Le roi n'aimait que lui, ne se fiait qu'à lui. Il eût voulu que, seul, il gouvernât les deux royaumes. La cour de Madrid et Bruxelles parlait moins et agissait plus. En une fois, Charles-Quint lui envoya d'Espagne une grosse constitution de rente de sept mille ducats. Mais tout cela n'était que de l'argent. Wolsey en avait tant! Le cœur du bon prélat était tout aux choses spirituelles, à la tiare: il voulait être pape. Ce rêve des cardinaux-ministres, qui amena si loin les Amboise, s'était emparé de Wolsey. Plus vieux que Léon X, en revanche il était plus sain. Le Médicis était mangé d'ulcères. Wolsey, pour un homme de son âge, allait, digérait à merveille. Il comptait l'enterrer. Il se dit qu'il fallait voir de près les deux rivaux et se décider pour celui qui l'aiderait le mieux. Dès l'élection de Charles-Quint, il fut réglé qu'Henri VIII verrait d'abord le roi de France.
Ces entrevues personnelles des princes créent souvent plus de haines qu'elles ne concilient d'intérêts. François Ier avait à craindre d'éclipser, d'irriter celui à qui il voulait plaire. Henri VIII avait vingt-huit ans, lui vingt-six. La rivalité d'âge, de grâce et de figure, le désir commun de briller devant les femmes, pouvaient, d'une amitié douteuse, faire une haine solide et profonde.
L'inquiétude de François était justement de ne pas briller assez, faute d'argent, d'être effacé. Il faisait écrire à Wolsey par l'envoyé d'Angleterre: «Qu'il voudrait bien savoir si le roi son frère n'aurait pas pour agréable de défendre aux siens de faire de riches tentes. Il ferait volontiers aux Français la même défense.»
Henri VIII n'en tint compte. Bouffi d'orgueil, il voulait éclater dans son rôle d'arbitre suprême et de roi des rois. En quoi sa pensée était celle même de l'Angleterre. Ce peuple, qui sous des formes froides et sombres, ne va que par accès, après un accès de fureur et de guerre, non moins furieusement voulait l'acquisition, la richesse et l'éclat. Moment d'orgueil, enflure en bouffissure, comme dans la trop grasse Flandre au temps de Philippe le Bon.
Tel peuple, tel ministre et tel roi. Wolsey plaisait justement par un luxe insensé, même en choses vraiment ridicules. Il avait un goût excentrique de s'entourer de colosses; si l'on voulait lui faire sa cour, on n'avait qu'à lui découvrir quelque homme de haute taille, le lui donner. Il en faisait des bedeaux, des porte-croix, et prenait un plaisir d'enfant à marcher, en légat romain, dans sa pourpre, au milieu de ces géants qui portaient de grosses chaînes d'or.
L'aveu que faisaient les Français de leur pénurie, décida Wolsey. Il crut les écraser. Une grande fête chevaleresque, une revue solennelle des deux nations où Henri VIII apparaîtrait plus brillant qu'Henri V au Louvre, c'était pour le ministre un moyen sûr d'être agréable. Et il avait besoin de l'être. Henri, à son avénement, avait pris femme et ministre, il y avait déjà dix ans. Mais, il ne fallait pas se le dissimuler, l'un et l'autre vieillissaient. La reine Catherine d'Aragon était une sainte espagnole du XIIe siècle, d'une perfection désolante; son mari ne pouvait la joindre qu'à genou au prie-Dieu. Nulle distraction que la Légende dorée, qu'elle lisait à ses demoiselles. Ni jeune, ni féconde, du reste: un seul enfant, qui était une fille (Marie la Sanguinaire). Ces dix années d'Henri, de dix-huit à vingt-huit ans, il les avait passées d'abord dans l'étourdissement du sport, la vie à cheval, taciturne et bruyante pourtant, des violents chasseurs anglais. Cela était fini. Il grossissait, et c'était déjà un roi assis. Wolsey le trouvait accoudé sur saint Thomas, rêveur et disputeur, aigre, chaque jour plus sombre.
Pour revenir, les Anglais voulant que ce fût une fête, les Français rougirent d'avoir eu cette velléité d'économie. Judicieusement, ils sentirent que l'honneur national était en jeu, qu'il fallait à tout prix que la France ne pâlit pas devant l'orgueilleuse Angleterre. Ce fut un duel de dépense. L'affaire passée sur ce terrain, tous héroïquement fous, vendirent, engagèrent prés, châteaux et métairies, pour avoir des colifichets, velours, satins, draps d'or, bijoux, surtout des chaînes d'or, comme en portaient les Anglais. Il n'y avait pas à plaisanter; on venait de manquer l'Empire; on voulait se relever. Le brillant fat, l'amiral Bonnivet, revenant à vide et joué de son ambassade impériale, pour se venger de sa déroute, voulut éclipser tout; son frère et lui levèrent, pour venir à la fête, une espèce d'armée de quelque mille chevaux.
Pour comprendre cette fête et son animation, le violent esprit de rivalité qui s'y déploya d'Anglais à Français, et entre Français même, il faut connaître les vrais juges du camp, devant qui l'on fit ces efforts. Ces juges étaient les dames.
Écartons d'abord les deux tristes reines un peu abandonnées, la dévote et la malade, l'Espagnole et la Française. La première, du côté anglais, isolée entre les Anglais. L'autre, la reine Claude de France, fille maladive du maladif Louis XII, peu aimée, mais toujours enceinte; François Ier ne la consolait autrement de ses volages amours.
Sauf ces ombres mélancoliques, les deux cours étaient éclatantes. Celle de France semblait tout en fleurs. Haut, très-haut, trônait la maîtresse en titre, madame de Châteaubriant, de la race royale de Foix, fille du fameux comte Phébus, et le soleil de la cour. Les clairvoyants, cependant, voyaient qu'un soleil qui brillait depuis deux ans brillerait peu encore. Elle n'avait que plus de crédit; le royal amant la dédommageait ainsi d'une assiduité déjà décroissante. Ce qui la soutenait, c'était justement son jaloux mari, furieux, point résigné, point gentilhomme, qui soulageait sa rage par des violences bourgeoises et des corrections manuelles qui faisaient pleurer ses beaux yeux, rire ses rivales, et réveillaient le roi.
La cour, partagée quelque temps entre la maîtresse et la mère, commençait à incliner un peu vers celle-ci, l'altière Louise de Savoie. Maladive, mais belle encore, passionnée, violente et sensuelle, elle avait fait trêve aux galanteries; elle avait un amour. Il y avait paru, lorsqu'à l'avènement, elle avait donné l'épée de connétable au jeune cadet des Montpensier. Ce jeune homme, de mine sombre, d'un tragique aspect italien (par sa mère il était de Gonzague), avait épousé l'héritière de Bourbon, petite bossue malade qui n'avait pas longtemps à vivre. La mère du roi spéculait là-dessus. L'ambitieux s'était fait connétable en subissant cet amour, s'engageant même à elle et recevant d'elle un anneau. Anneau fatal qui le perdit, Louise ayant cru le tenir par là, le réclamant, le poursuivant. Elle s'attacha à cet anneau, et, voulant le ravoir, elle le fit chercher jusqu'à Rome sur le cadavre de Bourbon.
Celui-ci la trompait. Ses visées étaient ailleurs. Il ne songeait guère à faire des frères tardifs au roi en épousant la Savoyarde. Il visait à épouser une fille de France, une princesse qui (la loi salique étant biffée) lui donnerait un semblant de droit. Il y avait justement les deux reines futures du protestantisme, la fille de Louis XII, Renée, qui devint duchesse de Ferrare, et la gracieuse, spirituelle et charmante Marguerite d'Alençon, mariée malheureusement, mais mariée à une de ces figures qui font dire: «Elle sera veuve.»
Par la mère, Bourbon comptait sans doute avoir la fille.
Ce n'était pas l'avis de celle-ci. Elle n'aimait guère son mari, ce pauvre duc d'Alençon. Mais elle professait hautement de dédaigner tous les amants, et elle avait pris pour devise un tournesol avec ces mots: «Non inferiora secutus (Je ne suivrai rien d'inférieur).»
Marguerite, c'était sa grâce, était à la fois gaie et mélancolique. Perdue par instants dans une mer d'amour divin et de mysticité, elle n'en aimait pas moins ceux qui riaient. Elle avait un joyeux valet de chambre, le fameux Marot. Elle faisait parler volontiers Bonnivet, hâbleur comme François Ier, et qui, sous plus d'un rapport, ressemblait au roi. Bonnivet avait l'insolence de se faire le rival du connétable. Il avait bâti son château dans son château, et, comme il le voyait tourner autour de Marguerite, il ne manqua pas aussi d'en devenir amoureux. Elle se moquait de lui. Bonnivet, habitué aux escalades, aux coups de main, aux faciles victoires de soldat, risqua une chose très-sotte et peu loyale. Il invita la cour chez lui, et, le soir, la duchesse se couchant en toute confiance, voilà la tête d'homme qui apparaît par une trappe. C'est Bonnivet. La princesse, serrée de près, fut secourue à temps. D'un autre, le roi se fût fâché; mais de celui-ci, il ne fit que rire.
Bourbon, moins gai, n'était environné que de gens qui eussent volontiers coupé les oreilles à Bonnivet. Deux partis étaient en présence sous l'œil du roi. Parfois on s'échappait. Un gentilhomme de Bourbon, Pompéran, crut lui faire plaisir en tuant un homme de l'autre parti.
L'entrevue, négociée depuis dix-huit mois, eut lieu le 7 juin 1520. François Ier partit d'Ardres; Henri, de Guines. Les deux princes arrivèrent en même temps sur les deux coteaux entre lesquels coule une petite rivière. Les deux cours, en deux masses épaisses comme deux petites armées, restèrent sur les hauteurs; les deux rois descendirent. François Ier était à cheval, faisant porter l'épée royale devant lui par le connétable de Bourbon. Henri VIII, le voyant venir de loin, avisa qu'il fallait aussi qu'on portât l'épée d'Angleterre; on la chercha, on la tira et on la porta de même.
Ils se joignirent, s'embrassèrent avec effusion.
L'œil pénétrant d'Henri avait fort remarqué la figure de celui qui portait l'épée. Il sut qui il était et dit au roi: «Si j'avais un tel sujet, je ne lui laisserais pas longtemps la tête sur les épaules.»
Le banquet royal fut dressé. En toute cordialité, les Anglais offrirent aux Français des vins, des rafraîchissements. Puis Henri VIII prit le traité des mains des gens de robe longue, un traité d'intime alliance. Son titre de roi de France y était. Il le passa galamment, disant: «Ceci est un mensonge.»
Dès le lendemain, on fit les lices, qui remplirent toute la vallée: neuf cents pas de long et trois cents de large. Au bout, des arbres de drap d'or aux feuilles de soie verte où pendaient les écussons frères, en ce jour réconciliés. Autour, des échafauds immenses pour les dames et la noblesse. Puis, ça et là, des pavillons, palais improvisés, d'un incroyable luxe, les plus précieuses étoffes employées en plein air pour toits, murailles et couvertures. La merveille était le palais d'Angleterre, qui n'était que fenêtres, un Windsor de verre, lumineux, recevant par cent cristaux et renvoyant le soleil.
Le 9 juin ouvrit le tournoi où François Ier montra sa grâce autant que sa force. Henri, fort et sanguin, s'y anima tellement, qu'oubliant que c'était un jeu, il assomma le pauvre diable qui lui était opposé; il lui asséna sur la tête un si vigoureux coup de lance, qu'il ne remua plus. On le releva. Le cheval d'Henri VIII n'était guère moins malade. Il avait eu de telles secousses, qu'il creva la même nuit.
Les politiques qui avaient arrangé l'entrevue, d'après les histoires d'Italie, de César Borgia, ou de la mort de Jean sans Peur, avaient pris des précautions extraordinaires et ridicules. Le roi, qui avait plus d'esprit, sans en rien dire, un matin, jette sur lui une cape espagnole, saute à cheval, arrive aux postes anglais. Il y trouve deux cents archers. «Vous êtes surpris, dit-il, je vous fais mes prisonniers. Menez-moi au roi.—Il dort.» François Ier va son chemin, frappe lui-même à la porte, entre. Grand étonnement d'Henri: «Vous avez bien raison, dit-il, de vous fier. C'est moi qui suis votre homme et qui me rends à vous.» Il lui passe un riche collier. Le roi riposte par un bracelet qui valait le double, et dit: «Vous m'aurez pour valet de chambre,» et veut lui chauffer la chemise.
Cette démarche avançait les affaires plus que dix années de diplomatie. Elle ne déplut qu'aux Wolsey, aux Duprat, aux magisters des rois, habitués à les tenir sous leur pédantesque férule. Elle toucha les Anglais, qui aiment les choses généreuses. Elle mettait les deux peuples sur le terrain du bon sens et d'une fraternité vraiment politique conformes à leurs grands intérêts.
Deux politiques parlaient à l'Angleterre: la petite lui conseillait l'alliance des Pays-Bas, où elle faisait les petits gains d'un commerce journalier, le négoce des cuirs et des laines. Et la grande politique lui conseillait l'union avec la France contre un Empereur roi d'Espagne, dangereux à l'indépendance de tous, ennemi né (comme Espagnol) de la révolution salutaire qui devait nourrir l'État de la sécularisation ecclésiastique.
L'Espagnol était l'ennemi commun, et il n'y en avait pas d'autre.
Les deux peuples et les deux rois eurent un moment de vive cordialité. L'obstacle, des deux côtés, était les cardinaux ministres, Wolsey, Duprat, qui naturellement faisaient accroire à leurs maîtres qu'il fallait gagner sur l'Église plutôt que de lui succéder. La France suivit Duprat, et continua de demander, d'extorquer quelque argent au pape. L'Angleterre écarta Wolsey, et entra vigoureusement dans la grande voie financière et religieuse de la réformation.
L'heureuse, l'aimable occasion de cet affranchissement de l'Angleterre, qu'on place en 1527, doit, je pense, être reportée à 1520, aux entrevues du Camp du drap d'or, aux visites amicales que les deux rois faisaient aux reines[12]. La reine Claude, fille de Louis XII, et qui avait la bonté de son père, était aimée de la cour d'Angleterre, de la femme d'Henri VIII. Ce prince allait la voir, et la trouvait au milieu de cette belle couronne de dames et demoiselles. Fut-il tellement aveugle, qu'il ne vît point justement la plus jeune et la plus charmante? La reine aura-t-elle oublié de lui faire remarquer qu'une enfant de quatorze ans, belle, spirituelle, gracieuse, très-avancée, très-cultivée, était une de ses sujettes? Cela me paraît improbable.
J'affirme sans hésiter que la bonne reine en aura fait une sorte de compliment au roi, disant en les présentant toutes: «Pour celle-ci, c'est la plus jolie, c'est ma perle, et c'est une Anglaise.»
Miss Anna Boleyn, née vers 1507, était d'une très-ancienne famille de haute bourgeoisie municipale que plusieurs croient d'origine française. Son grand-père était lord-maire de Londres, et il s'était jeté violemment dans la révolution de Richard III. Son père, sir Thomas Boleyn, moins violent et plus délié, fut envoyé d'Henri VIII en Allemagne, en Espagne, en France. Elle y avait été amenée à six ans par la jeune sœur d'Henri VIII, femme de Louis XII, laquelle, bientôt n'étant plus reine, la laissa à élever à la nouvelle reine, Claude, femme de François Ier (1515), et, celle-ci étant morte (1524), elle passa entre les mains de la sœur du roi. Heureuse progression, qui dut contribuer beaucoup à former cette personne accomplie. Claude était la vertu même, et la cour de Marguerite, savante, raffinée, délicate, était l'asile de la pensée et le vrai temple de l'esprit.
Le furieux calomniateur d'Anne Boleyn, Sander et autres, avouent que cette fille abominable avait une taille ravissante, une jolie bouche à lèvres fines, une grâce singulière dans les mouvements, la plus charmante gaieté. Tout ce qu'ils peuvent dire contre elle, c'est que son teint fut de bonne heure d'une pâleur mate et maladive. «Et que de défauts cachés! Sous ses gants, elle avait six doigts, un goître au col; c'est pour cela qu'elle se découvrait très-peu, au rebours des dames anglaises, qui ne font pas difficulté de montrer leur sein.» Ils concluent de sa modestie que, dessous, elle était un monstre.
Deux choses nous éclaireront davantage, son portrait d'abord, et son autre portrait, sa fille.
Sa fille, la reine Élisabeth, qui lui ressemblait en mal, aide à comprendre pourtant la famille et la race. Dans les excellentes effigies (en cire, et autres) qui restent et qui sont parlantes, on est frappé de la petitesse des traits, qui n'ennoblit nullement. Anne Boleyn avait la bouche petite, Élisabeth l'a presque imperceptible, mais visiblement violente et criarde. Race mixte, mi-bourgeoise et mi-noble. Ces familles, en revanche, ont la vigueur que les races nobles n'ont jamais: l'aptitude aux affaires.
Le solennel portrait d'Anne qu'a fait Holbein et qui est au Louvre, montre cette personne, si vive, enfermée et encastrée dans tous les pesants joyaux de la couronne d'Angleterre, aux chaînes de la fatalité. À regarder cet attirail et cette immobilité, c'est une idole orientale. Au total, tout cela factice. On devine aux yeux le mouvement contenu. Les traits sont plus beaux qu'agréables, le sourire ayant disparu. Sous la reine qui trône et qui pose, se retrouve parfaitement la petite-fille du lord maire. Ce qu'elle a de royal, qui attire, qui est fin, charmant, c'est justement ce que Sander dit monstrueux, ce cou de cygne, mince et fluet, ce petit cou qui (elle le dit elle-même) ne donnera pas grand mal au bourreau.
Autre était cette personne, à coup sûr, au Camp du drap d'or, alors dans sa première fleur. Autre était le teint, la fraîche voix, la gaieté de petite fille, le rire, permis à treize ans, dans l'indulgence des reines pour la jeune étrangère, qu'on devait gâter d'autant plus; premier rire à fossettes où l'imprudent contemplateur admire une grâce d'enfance, tandis que souvent son cœur est inopinément blessé d'un éclair innocent des yeux.
Henri VIII, entouré constamment des plus belles femmes du monde, de ces carnations merveilleuses que, dès ce temps, les Anglaises ne dérobaient nullement à l'admiration, n'avait pas eu une mauvaise pensée; toujours il retournait à sa femme, à son saint Thomas. Mais comment fut-il dès ce jour où cette enfant des deux nations dut lui révéler la grâce française? Un sourire de la petite fille put faire le salut de l'Europe.
Henri VIII, dès ce jour, fut de mauvaise humeur. Tout allait mal. Le vent lui joua le tour d'emporter et de briser sa maison de cristal. Le roi de France, sans le vouloir, l'éclipsait, l'écrasait. Dans cent détails imperceptibles, il l'emportait auprès des femmes. Henri était très-beau encore à vingt-huit ans. Mais ses yeux, rétrécis par ses fortes joues, devenaient petits. La précocité d'embonpoint, ce fléau des beaux d'Angleterre, le menaçait. Quelqu'un avait dit sottement que, les deux rois ayant même taille, les mêmes habits leur iraient, ils changèrent; Henri VIII prit ceux de François Ier, mais bien à la rigueur, au risque de les faire éclater.
Il avait montré sa vigueur à coup sûr dans le tournoi, moins de grâce, ayant eu le malheur de frapper trop fort. Il reprit son avantage dans l'exercice national de l'arc; les Anglais maniaient avec orgueil l'arme d'Azincourt. Rudes lutteurs aussi, ils l'emportèrent sur les Français. Ce mauvais exercice où le perdant amuse l'assistance, faisant des chutes ridicules qui toujours humilient, avait lieu devant les dames (dit le témoin oculaire). On pouvait prévoir qu'il y aurait de très-grands efforts, de la violence. Henri VIII prit François Ier au collet, et lui dit: «Luttons.» Sans doute, il se croyait plus fort. L'autre était plus adroit, moins lourd. Qu'eût fait un politique? Il eût refusé, ou serait tombé. François ne fut point politique; il oublia le but de l'entrevue. Il songea au qu'en dira-t-on? aux femmes, et d'un malheureux croc-en-jambe il mit son homme par terre.
Petit, fatal événement, qui eut d'incalculables conséquences.
Leurs hommes qui étaient là autour, et qui auraient dû empêcher cette sottise, en firent eux-mêmes une plus grande. Ils les séparèrent, prièrent, obtinrent qu'Henri VIII, humilié et irrité, ne prît pas sa revanche. Il resta le cœur gros, emporta sa rancune.
Une messe, que dit Wolsey aux deux rois pour terminer, ne calma rien, on peut le croire. On se sépara froidement. Henri VIII alla tout droit à Gravelines où l'attendait Charles-Quint. C'était la seconde fois qu'il rendait ses devoirs à Henri VIII et à Wolsey. Il les avait prévenus déjà à Douvres, avant l'entrevue du Camp du drap d'or, et les avait charmés par sa modestie, son respect. Son âge de vingt ans lui permettait, sous prétexte de jeunesse, d'être respectueux sans bassesse ni ridicule. Au reste, dès qu'il y avait intérêt, la bassesse ne lui coûtait guère. On l'avait vu en Espagne, pour plaire à Germaine de Foix, veuve de son grand-père, et pour obtenir d'elle ses droits sur la Navarre, lui parler à genoux. De même il fut très-humble devant le légat d'Angleterre, le vénérable cardinal; il plut, trouva grâce devant ce fils du boucher d'Ypswick. Henri VIII lui sut gré d'être plus petit de taille, d'apparence médiocre, tout simplement vêtu en noir, de lui laisser tout avantage, de dire qu'il ne voulait nul autre juge, qu'il signerait son jugement. D'autre part, Wolsey lui sut gré de n'aller au roi que par lui, de ne pas viser, comme François Ier, à créer une amitié personnelle, de ne se méprendre nullement sur le vrai roi d'Angleterre, qui était Wolsey. Après tout, au prochain conclave, qui avait chance d'influer? Un Autrichien qui avait Naples, qui des deux côtés serrait Rome, qui, par l'Allemagne et les Pays-Bas, par l'Espagne, la Sicile et ses autres États italiens, tenait tout un monde ecclésiastique. C'était, selon toute apparence, le futur créateur des papes. Et pour qui influerait-il, sinon pour son cher protecteur, son bon père, le légat anglais?
Cela tranchait la question. Wolsey, sans s'expliquer avec son maître, mais se fiant à sa mauvaise humeur, lui fit accepter le rôle d'arbitre, lorsque déjà lui-même il était partie au procès, haineux et malveillant. Arbitrage perfide, où Wolsey allait nous jouer par une longue comédie, jusqu'au jour où sa partialité, démasquée tout à coup, pourrait donner un coup mortel.