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Histoire de France 1516-1547 (Volume 10/19)

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CHAPITRE XV

SOLIMAN SAUVE L'EUROPE
1529-1532

Guerre chrétienne, droit des gens chrétien, modération chrétienne, etc., toutes ces locutions doucereuses ont été biffées de nos langues par le sac de Rome, de Tunis et d'Anvers, par Pizarre et Cortès, par la traite des noirs, l'extermination des Indiens.

Qu'ont fait de plus les Turcs, sous Sélim même? Sous les autres sultans, spécialement sous Soliman, ils ont enseigné aux chrétiens la modération dans la guerre et la douceur dans la victoire. Soliman fit de grands efforts pour sauver Rhodes du pillage. Il consola le grand maître de sa défaite, lui disant: «C'est chose commune aux princes de perdre des villes et des royaumes.» Et, se tournant vers Ibrahim, l'intime confident de ses pensées: «Ce n'est pas sans tristesse que je renvoie ce vieux chrétien de sa maison.»

À François Ier prisonnier il rappelle, par une allusion noble et délicate, son grand-père Bajazet, prisonnier de Timour: «Prends courage. Il n'est pas nouveau que des princes tombent en captivité. Nos glorieux ancêtres n'en ont pas moins été vainqueurs et conquérants.»

L'horreur qu'ont inspirée les Turcs tint surtout à ces nuées immenses de troupes irrégulières, de sauvages tribus, qui voltigeaient autour de leurs armées. Quant aux armées des Turcs proprement dites, leur ordre merveilleux, leur discipline, fit l'étonnement du XVIe siècle. En 1526, deux cent mille hommes traversèrent tout l'empire, par les routes, évitant tous les champs labourés, et sans prendre un brin d'herbe. Tout pillard pendu à l'instant, même des chefs et des juges d'armées.

En 1532, l'envoyé de François Ier parcourt avec étonnement la prodigieuse armée de Soliman, dont le camp couvrait trente milles. «Ordre étonnant, nulle violence. Les marchands en pleine sûreté, des femmes même allant et venant, comme dans une ville d'Europe. La vie aussi sûre, aussi large et facile que dans Venise. La justice y est telle qu'on est tenté de croire que ce sont les chrétiens maintenant qui sont Turcs, et les Turcs devenus chrétiens.» (Négoc. du Levant, I, 211.)

Sauf Venise et quelques Français, personne en Europe ne comprit rien à la question d'Orient.

Luther sur ce terrain, comme sur celui des paysans allemands, ne voit rien, n'entend rien; son génie l'abandonne. S'il a une lueur, s'il entrevoit d'abord que le vrai Turc est Charles-Quint, il se dédit bien vite et prêche la soumission à l'Empereur, avec ce distinguo: indépendance spirituelle, soumission temporelle. Comme si l'on séparait ces choses! comme si, dans tous les actes humains, l'âme et le corps ne marchaient pas d'ensemble! Pourquoi ne laisse-t-il pas cette sottise à nos gallicans?

Aux paysans, il dit: «Soyez chrétiens, et restez serfs des princes». Aux princes, il dit: «Soyez chrétiens, et servez l'Empereur contre les infidèles.» Voilà tout le remède que nous offre le christianisme.

Des deux questions brouillées dans ce vertige, l'une, celle du peuple, restera incomprise, enfouie et scellée sous la terre.

L'autre, celle du Turc, n'est entrevue qu'en Italie.

Venise, dès l'autre siècle, trahie du pape, des rois, de tous ses alliés chrétiens, va voir le monstre, et voit que c'est un homme. Les relations s'établissent. Ce que Gênes fut sous les Grecs, Venise l'est sous les sultans. Elle commerce partout chez eux en payant de très-légers droits. Elle a ses consuls, sa justice. Mahomet II lui demande son peintre Bellini. Quand Michel-Ange dessine pour Venise le pont du Rialto, Soliman veut en faire un semblable à Péra. Il offre un libre asile au fier génie qui fuyait Rome et la tyrannie de Jules II.

Venise et son illustre doge, André Gritti, voient seuls, après Pavie, la vraie question.

L'ennemi de la chrétienté, c'est l'Empereur, le chef nominal de la république chrétienne.

Sans ses embarras pécuniaires, son monstrueux empire engloutirait l'Europe. Mais voici que Cortès revient précisément en 1525 mettre à ses pieds l'or du Mexique. Chaque année désormais, le revenu des mines, sans contrôle ni discussion d'États ni de Cortès, l'aidera de plus en plus.

Il est l'autorité comme Empereur. Bien plus, il a en main un instrument de force incalculable, la révolution espagnole, cette compression terrible d'inquisition monacale et royale, contre laquelle l'Espagne n'a d'autre échappatoire que la conquête universelle.

L'Espagne, entrée dans la torture, à chaque tour de vis, s'échappe plus furieusement au dehors.

La France, si peu vivante moralement et qui n'a pas les Indes, ne pourrait tenir contre.

L'Angleterre, lointaine, insulaire, agira peu et par accès. Si Henri VIII divorce avec une Espagnole, Londres n'en reste pas moins mariée avec Anvers.

Luther et l'Allemagne feront-ils mieux? L'Empire sera-t-il la barrière contre l'Empereur? Les princes catholiques, par cent liens, sont unis à l'Autriche. Les princes protestants, sous la terreur du peuple et des jacqueries de paysans, sont secondairement protestants, mais premièrement princes. Ils n'ont garde d'appeler à leur défense la masse récemment écrasée.

Le sauveur est le Turc.

Venise, à petit bruit, mais énergiquement, efficacement, travailla sur cette idée. C'est elle qui, dix ans durant, et les dix années dangereuses, gouverna l'empire turc. Un examen sérieux, attentif, met la chose en pleine lumière.

Le doge avait quatre-vingts ans; Venise était caduque. Ni lui, ni elle, n'y profitèrent. Mais le monde y gagna. En trois coups solennels fut rembarré l'ennemi. Les libertés religieuses de l'Allemagne, jeunes encore et flottantes, furent sauvées par les Turcs, Luther par Mahomet. Et une solide barrière fut élevée, la Hongrie ottomane, à la porte de Vienne. Enfin, Venise défaillant, elle légua à la France son rôle de médiateur entre les deux religions, d'initiateur des deux mondes, disons le mot, de sauveur de l'Europe.

Acceptons hautement, au nom de la Renaissance, le nom injurieux que Charles-Quint et Philippe II nous lancèrent tant de fois.

La France, après Venise, fut le grand renégat, qui, le Turc aidant, défendit la chrétienté contre elle-même, la garda de l'Espagne et du roi de l'inquisition[22].

Saluons les hommes hardis, les esprits courageux et libres qui, d'une part, de Paris, de Venise, d'autre part, de Constantinople, se tendirent la main par-dessus l'Europe, et, maudits d'elle, la sauvèrent.

La terre eut beau frémir, le ciel eut beau tonner...

Ils n'en firent pas moins, d'une audace impie, l'œuvre sainte qui, par la réconciliation de l'Europe et de l'Asie, créa le nouvel équilibre, l'ordre agrandi des temps modernes, à l'harmonie chrétienne substituant l'harmonie humaine.

Nommons ces sauveurs, ces grands hommes. Les premiers sont deux Grecs, le vizir de Mahomet II et celui de Soliman.

Les Turcs, qui d'abord furent moins un peuple qu'une machine de guerre, démocratie sauvage, étrangère au génie des musulmans civilisés, n'apparaissaient à l'Europe que comme une épée montrée par la pointe. Ce fut Mahmoud, un Grec illyrien devenu vizir de Mahomet II, qui byzantinisa les Turcs, leur créa des écoles, une hiérarchie d'études et d'enseignement, changea les prêtres fanatiques en professeurs et en juristes, formant ainsi les hommes avec qui allait traiter l'Europe. Mahmoud périt pour son humanité, puni de sa clémence.

Ce fut un autre Grec, Ibrahim de Parga, vizir de Soliman, né sujet de Venise, et gouvernant sous l'influence vénitienne, qui créa l'intime alliance des Turcs et de la France, conquit presque toute la Hongrie, lui fit changer de front et regarder contre l'Autriche. Même fin que l'autre, et même crime, sa douceur, sa clémence, sa libéralité d'esprit, l'amour des arts et le mépris de tout préjugé fanatique.

André Gritti fut doge, de 1523 à 1538. Ibrahim fut vizir, de 1523 à 1536, et son bras droit fut le bâtard du doge, Aloysio Gritti.

Nous ne savons pas bien quels furent pendant longtemps les ministres français chargés de cette dangereuse et secrète correspondance. Le seul qu'on connaisse bien, c'est le spirituel Jean Du Bellay (cardinal marié à madame de Châtillon, gouvernante de Marguerite), Du Bellay, frère puîné des capitaines et historiens de ce nom, l'ami de Rabelais, son protecteur et l'un des hardis penseurs de l'époque.

Les ministres nommés, rendons hommage aussi aux hommes intrépides qui furent exécuteurs de ce beau crime, se firent entremetteurs de cette fraternité maudite, et réconcilièrent les deux branches de l'humanité divorcée. On n'a pas eu assez d'injures pour eux. Conspués et traqués, tous sont morts du fer, du poison. La dévote maison d'Autriche eut toujours ce principe qu'on pouvait tuer les messagers des Turcs, et de l'ami des Turcs, de François Ier. Ses agents, sur la route, en Italie et jusque dans Venise, en Dalmatie, Croatie et Bosnie, suivaient la piste de nos envoyés, les entouraient d'espionnage jusqu'au lieu d'embuscade où l'on tombait dessus. Les Turcs ont souvent reproché avec horreur à la maison d'Autriche l'habitude de l'assassinat.

Les Autrichiens écrivent (avril 1524) à Madrid qu'un Espagnol au service de France, le sieur Rincon, a été envoyé de Paris en Pologne pour négocier le mariage du second fils de François Ier avec la fille aînée de Sigismond.

Au moment où un mariage ouvrait la Hongrie à l'Autriche, la France voulait se ménager aussi une prise sur les affaires de l'Orient.

Quel était ce Rincon? Quand se fit-il Français? Est-ce en 1522, quand l'Espagne désespéra d'elle-même, après la ruine des Communeros et de ses vieilles libertés? On l'appelle alors capitaine; plus tard, conseiller et chambellan du roi, seigneur de je ne sais quelle pauvre seigneurie, toujours fort mal payé, mourant de faim, enfin assassiné. Vingt ans durant, ce fut le courageux, l'infatigable agent, qui, courant des dangers plus grand que Pizarre ou Cortès, à travers les Barbares, les embuscades, les sauvages forêts, les maladies, les piéges et dangers de toute sorte, fut notre intermédiaire avec l'Orient et rendit des services qui doivent consacrer sa mémoire.

Sa place dangereuse sera remplie plus tard par le savant Laforêt, qui osa signer l'alliance, et de même paya de sa vie.

L'infortuné Rincon, qui, avec les Gritti, agit si énergiquement près de la Porte, paraît avoir conçu, avec les Italiens, l'idée vaste et hardie, vraiment libératrice pour l'Occident, de former un faisceau de Pologne, Turquie, Hongrie turque. Cette dernière n'eût pas seulement tenu en échec l'Autriche, mais eût, de son épée, aidé la France en Italie.

On a vu que le roi, après Pavie, envoie sa bague à Soliman. Des envoyés qui la portèrent furent dévalisés et tués en Bosnie. Un Polonais, Laski, puis un Hongrois, Frangepani, furent plus heureux. Le visir Ibrahim fit courir la Bosnie, retrouva la bague, et se fit grand honneur de la mettre à son doigt. Il fit faire par son maître un don considérable à l'envoyé, et écrire une belle lettre consolante et fraternelle.

Ibrahim, fils d'un matelot grec de Parga, était de cette race énergique et rusée qui remplit tout l'Orient de son activité. Enfant, il fut enlevé et vendu par des corsaires turcs à une veuve de Magnésie qui, d'un coup d'œil de femme, vit qu'il était né pour plaire et monter au plus haut. Il apprit le persan, l'italien, plusieurs langues d'Asie et d'Europe, lut les poètes, l'histoire, dévora les vies d'Annibal, de César, d'Alexandre le Grand, qu'il relisait sans cesse. Mais, si le but fut haut, la voie fut basse, celle qui dans l'Orient mène à tout, le sérail. Il y entra par sa figure heureuse et son talent pour le violon. Soliman en fut engoué, subjugué, au point de ne plus voir que lui; et, s'il s'absentait quelques heures, il lui écrivait plusieurs fois.

Toutes les paroles qui restent de cet homme indiquent un mélange singulier de finesse, d'audace et de grandeur, une royauté naturelle. La flatterie même était chez lui risquée, inattendue, celle qui surprend l'esprit, charme, emporte le cœur. Soliman, lui ayant fait épouser sa sœur, il y eut une prodigieuse fête. Le favori dit hardiment qu'il n'y avait jamais eu de noces semblables, pas même celles du sultan. Celui-ci rougit de colère. Ibrahim ajouta: «Celles de sa Hautesse n'ont pas eu cet honneur d'avoir pour convive le padishah de la Mecque, le Salomon de notre époque.»

Les ambassadeurs de l'Empereur sont stupéfaits de la liberté avec laquelle il parle de son maître. Il ouvre ainsi la conférence: «Le lion ne peut être dompté par la force, mais par la ruse, la nourriture et l'habitude. Le prince, c'est le lion, et le ministre est le gardien. Je garde le sultan, et le mène avec un bâton, qui est la vérité et la justice. Charles est aussi un lion. Que ses ambassadeurs le mènent de la même manière.»

Ou voit qu'il connaissait parfaitement l'Europe et ses diverses nations. Sur l'Espagne, il fit tout d'abord la question grave et décisive, demandant malicieusement «pourquoi elle était plus mal cultivée que la France.» Les ambassadeurs avouèrent la cause principale, la persécution des Maures et leur expulsion.

Ce terrible événement, qui justifia si bien les représailles musulmanes, avait pris commencement dans la révolution des Communeros. Les Mauresques étaient généralement vassaux de nobles: les ennemis des nobles imaginèrent de ruiner ceux-ci en affranchissant les Mauresques du vasselage et les faisant chrétiens; on les força par le fer et le feu de se faire baptiser. Le roi, l'Inquisition, entrèrent dans cette voie, et s'associèrent aux fureurs populaires. Ces infortunés, ainsi écrasés, ne purent plus respirer ni vivre. Ils commencèrent à fuir. Dès 1523, cinq mille maisons désertes, rien qu'à Valence. La loi, violente et folle dans la main de l'Inquisition, va et vient, en sens contraire. En 1525, ordre de rester et de se faire chrétiens. En 1526, ordre de partir; mais en même temps on leur en ôte tous les moyens; on leur défend de rien vendre. On leur ferme leurs propres ports qui regardent l'Afrique; s'ils s'embarquent, il faut qu'ils passent en Galice, c'est à dire qu'ils traversent toute l'Espagne, une population féroce, les insultes et les vols, qu'ils passent à travers les coups et les lapidations.

Alors, désespérés, ils arment, se jettent aux montagnes, où les bandes espagnoles vont à la chasse aux hommes.

Il en passe cent mille en Afrique. Le reste, retombé à l'état des bêtes de somme, jardiniers misérables, ânes ou mulets des vieux chrétiens. On leur ôte leur langue, leurs danses nationales, leurs sépultures mauresques, la vie, et la mort même!

En cette année 1526, la maison d'Autriche donne un curieux spectacle de sa parfaite indifférence: en Espagne, cette persécution des Mauresques, l'alliance de l'Inquisition; en Allemagne, la tolérance donnée aux protestants à la Diète de Spire, en vue de l'imminente guerre des Turcs, du mariage de Hongrie.

Soliman, Ibrahim, étaient deux hommes pacifiques, et faits pour les arts de la paix. L'influence bysantine allait toujours gagnant. Ibrahim, qui avait rouvert l'hippodrome et les jeux antiques, s'était bâti un délicieux palais sur ce lieu même, et il y tenait son maître à regarder les fêtes, que son génie fécond savait varier. On avait vu, aux noces d'Ibrahim, Soliman écouter patiemment les thèses des discoureurs, comme aurait fait un des Paléologue ou des Cantacusène. Mais la grande machine turque était montée pour la conquête. Elle broyait qui ne l'employait pas. On n'avait pas organisé en vain ce sombre et colérique monstre de guerre, le corps des janissaires. Soliman avait été obligé, dès son avènement, de les mener à Rhodes et à Belgrade. Puis il y eut une halte, un repos. Affreuse révolte. Nul remède que la conquête, la guerre sainte, la guerre de Hongrie.

Toutefois, avant d'agir, Ibrahim montra une prudence admirable à tout pacifier, assurer au dehors, au dedans. Il parcourut l'Asie Mineure, la Syrie et l'Égypte, réformant partout les abus, donnant de bonnes lois, faisant justice et grâce. Il assura sa droite, la Valachie, la Crimée tributaire, la Pologne surtout, avec qui il fit une trêve de cinq ans. C'est alors seulement que, le 2 février 1526, l'accueil et les présents que reçut l'envoyé de France révélèrent que l'Orient allait envahir l'Occident divisé.

Flottante sous les étrangers et désorganisée de longue date, la Hongrie ne conservait d'elle que l'antique valeur. Les grands, la petite noblesse, le paysan, étaient en pleine lutte. La Transylvanie commençait à agir pour elle-même, à part de la Hongrie. L'unité, au contraire, la sage conduite militaire, la civilisation, étaient du côté des Barbares. Les Turcs avaient beaucoup d'artillerie; les Hongrois n'en avaient pas. Ne se fiant qu'au cimeterre et à leurs chevaux indomptables, ils opposaient leurs poitrines aux canons. À Peterwardin, ils purent voir à qui ils avaient affaire. Les ingénieurs des Turcs firent une mine sous la citadelle, qui se hâta de se rendre.

L'armée ottomane arriva aux marais de Mohacz, où étaient les Hongrois, mais non complets encore. Les Transylvains tardaient. À la vue du croissant, l'ardeur hongroise ne put plus se contenir ni rien attendre. Ils enlevèrent leur roi en avant et tous leurs chefs, plongèrent aveugles dans la masse ennemie.

Les Turcs, plus froidement, avaient prévu l'irrésistible choc. Comptant sur leur grand nombre, ils s'ouvrirent et se refermèrent, enveloppant de toutes parts ces furieux cavaliers. Ceux-ci se divisèrent pour faire face partout à la fois. Mais tel fut leur élan, qu'une bande, le roi en tête, renversant tout, toucha les canons turcs, qui les foudroyèrent à dix pas. Ce qui resta, perçant les batteries, arriva au sultan, et les janissaires ne vinrent à bout de ces hommes terribles qu'en tranchant derrière eux les jarrets aux chevaux.

Nombre d'entre eux, emportés par la course, ou poussés par les Turcs, allèrent s'engouffrer aux marais. Le roi Louis en fut, et le royaume. La Hongrie resta là. C'est le tombeau d'un peuple. La question dès lors commença entre la Turquie et l'Autriche.

Qui avait détruit la Hongrie? Nul qu'elle-même. La fatale habitude de s'élire un prince étranger avait perverti le sens national. Dans la dernière et suprême élection, le héros hongrois, Batthori, livre sa patrie aux Allemands. En haine du Transylvain Zapoly, il reconnaît l'Autrichien Ferdinand. Les Turcs feront roi Zapoly.

Choix difficile!... Le Turc, c'est le caprice, l'avanie, l'inconnu. L'Autriche, c'est l'impôt et la bureaucratie de plomb.

On a calculé que les Turcs demandaient à leurs tributaires cinquante fois moins d'argent que l'Autriche ou tout gouvernement chrétien. Mais la vieille haine religieuse, les églises changées en mosquées, les ravages de la populace guerrière qui traînait derrière eux, maintenaient l'horreur du nom turc. La guerre orientale a cela aussi de terrible qu'elle est payée en hommes. Chacun ramène des esclaves. On assure que cent mille familles, trois cent mille âmes, furent traînées en Turquie. Ils passèrent sous les yeux de Zapoly, qui salua de larmes amères ces prémices affreuses de son règne.

Se voyant presque seul, sauf deux agents de France qui étaient près de lui, il envoie l'un à Soliman, l'autre à François Ier. Le premier, qui était le Polonais Lasky, appuyé à Constantinople par Gritti, le bâtard du doge, eut sans difficulté, d'Ibrahim, promesse d'un secours efficace. L'autre, qui était Rincon, négocia en France et en Pologne, offrant au roi de France la succession de Zapoly pour son second fils qui eût épousé une princesse polonaise. François Ier promit un grand secours d'argent qu'il ne paya jamais.

La situation était fausse, bizarre. Il s'était ligué avec Henri VIII pour délivrer le pape qui n'était plus prisonnier. Il vivait en partie de dîmes levées sur le clergé, sous prétexte de la guerre des Turcs, qui étaient ses amis.

Son armée, menée par Lautrec, sans résultat se consume à Naples. L'Empereur, mortellement irrité de rester dupe du traité de Madrid, envenime la guerre par des injures, auxquelles le roi, non moins ridiculement, répond par un défi. Le duel étant réglé, convenu, le roi sent un peu tard que de tels intérêts ne s'éclaircissent pas par un coup d'épée. Il tergiverse, il équivoque, se moque ainsi de l'Empereur. «Il dit m'avoir pris en bataille. Je ne me souviens pas l'y avoir jamais rencontré.»

La rage de Charles-Quint alla si loin qu'il se vengea sur les fils de François Ier[23]. Il fit prendre leurs domestiques et les envoya aux galères; traitement inouï, qui eût été barbare pour des prisonniers de guerre, et ils ne l'étaient pas. Bien plus, des galères espagnoles, où les vendit en Barbarie, pour les perdre définitivement, à ne les retrouver jamais.

Les deux enfants, tenus dans une étroite et sombre prison, n'ayant plus un Français, ne voyant de visage que celui des geôliers, perdirent jusqu'à leur langue, changèrent de caractère. L'atteinte de ces traitements fut si profonde, que l'un d'eux mourut jeune; l'autre, notre Henri II, resta tout Espagnol, faible et sombre, violent, triste visage (si contraire à celui de son père!), qui ne rappelait que la prison. Charles-Quint put avoir la joie d'avoir tué en germe le futur roi de France.

La France tarissait visiblement. Après le malheur de Lautrec, le roi essaya par une petite armée ce que n'avait pu une grande; son général fut pris. Son ami, Henri VIII, forcé par la clameur des commerçants anglais qui ne pouvaient se passer des Pays-Bas, fit trêve avec l'Empereur. Et le roi fut trop heureux d'y accéder. Les protestants d'Allemagne, qui avaient cru à son appui, reçurent la loi en mars (1529). Ce qu'une diète de Spire avait fait, une autre le défit. Menacés dans leur foi, cinq princes, quatorze villes, protestèrent. Origine du mot protestant.

La protestation efficace, la seule, était l'épée. François Ier et Henri VIII l'avaient mise au fourreau. Le sabre turc y suppléa.

Et, cette fois, ce ne fut pas une guerre seulement, mais une fondation durable.

Regardez sur les cartes qui donnent l'Europe et ses variations de siècle en siècle (V. Kruse). Au XVe, la Hongrie, libre, vous apparaît entière, arrondie au compas. Entière, elle reparaîtra au XVIIe sous l'Autriche. Au XVIe, elle est double; aux trois quarts sous les Turcs et comme un prolongement de la Turquie; une bande étroite, au nord, reste autrichienne.

L'anxiété de l'Empereur et de Ferdinand avait été très-grande. Ils n'avaient pu rien opposer aux Turcs. C'est dans Vienne seulement qu'ils commencèrent à résister. La partie semblait belle pour le roi de France. Le pape le quittait, il est vrai, perte légère devant cette puissante assistance que lui donnait un tel succès des Turcs. Que fit-il? Il traita.

Nulle circonstance plus favorable peut-être, nulle plus honteuse. C'était trahir à la fois les Turcs et les chrétiens. Le roi était, il est vrai, battu en Italie, très-affaibli sur mer par la défection de Doria et de Gênes, épuisé de moyens, sans argent, sans crédit. Mais les impériaux n'étaient guère moins malades. Lannoy l'avoue; il dit qu'il n'y a plus rien à faire en Italie; le peuple est ruiné, l'armée désespérée. Un retard eût porté au comble les embarras de Charles-Quint.

L'affaire fut habilement brusquée par Marguerite dans une courte négociation avec la mère du roi (7 juillet—5 août 1529). Cette promptitude assomma l'Italie; elle fortifia l'Autriche dans sa grande lutte; elle dut décourager les Turcs, et peut-être plus qu'aucune chose les fit échouer devant Vienne (14 octobre 1529).

L'œuvre de honte fut faite en grand mystère, et n'eut que deux agents. Il fallait tromper les plus clairvoyants des hommes, les Italiens, qui étaient là, tremblants, tâchant de deviner leur sort. Les dames se logèrent à Cambrai, dans deux maisons voisines dont on perça le mur pour qu'elles pussent se voir à toute heure sans rencontrer d'œil indiscret.

Les impériaux n'espéraient pas un tel traité. Ils purent à peine y croire. Un d'eux écrit à Granvelle: «Les conditions nous sont si avantageuses, que plusieurs doutent qu'il n'y ait tromperie.» (Granv., I, 693.)

Le traité était tel: La France gardait la Bourgogne, mais elle s'anéantissait moralement en Europe, abandonnant ses alliés et s'engageant même à agir contre eux.

Le roi, qui n'avait pas trouvé d'argent pour la guerre, en trouvait pour son ennemi. On lui rendait ses enfants pour la somme de deux millions d'écus d'or (soixante-huit millions d'aujourd'hui).

Il ne se mêlait plus de l'Italie ni de l'Allemagne. Il ne stipulait rien pour l'Angleterre, son alliée.

Il menaçait les luthériens et Soliman, «le traité n'étant fait qu'en considération des progrès du Turc et des troubles schismatiques qui pullulent par la tolérance.» (Nég. Autrich., II. 681.)

Il disait à l'Italie l'adieu définitif, non plus une simple parole de renonciation pour Naples et pour Milan. Il en rendait la clef, les places que jamais on n'avait lâchées. Barlette en Pouille, Asti, patrimoine de sa maison.

Loin de rien stipuler pour Florence et Venise, il promettait que l'une se soumettrait avant quatre mois, et que l'autre rendrait les places qu'elle avait depuis soixante ans dans la Pouille. Il prêtait sa marine, et donnait cent mille écus à l'Empereur «pour le passage d'Italie.»

Pas un mot pour Sforza ni pour les barons de Naples, récemment compromis pour nous. Les Espagnols furent implacables pour ces Napolitains. Ils les ruinèrent, les décapitèrent, coupant cette fois pour toujours et déracinant le vieux parti d'Anjou.

Pas un mot pour Renée, fille de Louis XII, qui venait d'épouser le duc de Ferrare, et qui dut implorer la clémence de Charles-Quint.

Pas un mot pour sa propre sœur, ni pour la question de Navarre, si grave pour la France.

Mais il y avait une chose plus sacrée que la famille. C'étaient les vaillants hommes qui, de père en fils, se faisaient tuer pour nous, le vieux Robert La Mark, son fils Fleuranges. Ruinés par l'Empereur, ils restaient ruinés. Le roi s'engagea à ne rien faire pour eux.

Un homme, un petit prince, sans consulter ses forces, avait le premier, en 1525, avant les rois et les sultans, tiré l'épée pour le prisonnier de Pavie. Le duc de Gueldre, avec ses lansquenets, entra aux Pays-Bas, effraya Marguerite, qui négocia en hâte, comme on a vu. Service immense. Dette d'honneur, s'il en fut, qu'on devait d'autant plus acquitter, que ce grand recruteur du Nord était au fond le chef de tous les gens de guerre de la Basse-Allemagne, qui nous donnaient la grosse infanterie. Ennemi de la maison d'Autriche depuis un demi-siècle, allié de la France, il lui fallut, à ce vieux Annibal, plier sous les destin, se faire vassal de l'Empereur.

Comment, dans un seul crime, tant de crimes à la fois? et comment la mère ne sentait-elle pas qu'elle perdait le fils? qu'en le rendant ainsi méprisable, exécrable, elle l'isolait pour toujours, que Cambrai le faisait plus faible que Pavie?

Cette fois encore, Charles-Quint triomphait d'une femme par les terreurs de la prison. Ses petits-fils y étaient malades, l'aîné surtout, qui en resta faible, et qui mourut à dix-huit ans. Lannoy lui-même avait dit au roi inquiet «que l'air de l'Espagne ne valait rien à M. le Dauphin, et qu'il ferait bien de traiter.»

L'acte sauvage d'envoyer aux galères les serviteurs de ces enfants et de les vendre en Barbarie donnait sans doute une idée bien sinistre de ce qu'on avait à attendre. La famille faiblit.

Marguerite d'Autriche, qui voyait Louise mollir, l'amusa de paroles, lui dit que l'affaire de Milan n'était pas pour brouiller de bons parents; qu'il était bien aisé de l'arranger en famille; qu'on en ferait la dot d'une Autrichienne qu'épouserait le petit duc d'Orléans, ou la dot de la femme du roi, ou celle enfin d'une fille du roi qui épouserait l'infant (Philippe II). Beau mariage qu'Anne de Bretagne avait tant désiré.

Sur l'entrefaite, arriva, le 23 juillet, la nouvelle que le pape avait pris les devants, traité avec l'Empereur. Petit, minime événement, devant l'invasion des deux cent mille Turcs en Autriche! N'importe, cela vint à point pour aider la bassesse, pour lui fournir ce mot: «Les Italiens nous ont trahis.»

On signa le 7 août. Mais, bien avant la signature, Marguerite avait envoyé le traité à Anvers et autres villes pour l'imprimer, en divulguer toutes les clauses publiques ou secrètes, pour que l'Italie, l'Allemagne, l'Angleterre et le monde sussent que la France avait trahi tous ses amis, les avait compromis, exploités et livrés.

Le roi, sous ce coup de tonnerre, rentra en terre. Il se cacha aux Italiens, fuyant leur douleur, leurs regards. Guetté et pris, il ne sut que leur dire: «J'ai voulu ravoir mes enfants.» Il assura, du reste, qu'il était toujours digne de lui-même, et conséquent, parjure, comme à Madrid; que, cette fois encore, c'était une farce pour attraper l'Empereur; que, ses fils revenus, il enverrait secours à l'Italie; qu'en attendant ils auraient de l'argent. Ils n'eurent pas un écu.

Dans cette profonde boue où il nageait, il se fiait à une chose: c'est que, de deux côtés, il avait deux alliés forcés, qui pouvaient le mépriser, mais ne pouvaient pas ne pas l'aider, Soliman, Henri VIII.

Henri VIII divorçait avec la tante de l'Empereur pour épouser Anne de Boleyn. Cela l'enchaînait à la France.

Soliman, dans sa conquête de Hongrie et son invasion d'Allemagne, suivait une double impulsion, le grand mouvement turc qui avait toujours entraîné les sultans, et l'intrigue vénitienne, qui, par Ibrahim et le bâtard Gritti, l'avait lancé au nord, allié nécessaire, fatal, de François Ier, même ingrat.

Le duc de Venise, vieil André Gritti, homme de quatre-vingts ans, reçut l'épouvantable coup, comme il avait reçu, tant d'années auparavant, ceux de Fornoue ou d'Agnadel. Il sourit, dit que Venise, pour s'être alliée aux empereurs et rois, avait gagné ce purgatoire qu'ils lui faisaient endurer à Cambrai.

Purgatoire, non enfer. Il se fiait de sa rédemption au Messie turc, qui, à ce moment même, maître de la Hongrie et près d'envahir l'Allemagne, allait forcer l'Empereur à la modération. Et, en effet, Venise, rançonnée, eut du moins ce bonheur de garantir ses alliés, d'assurer le pardon de tous ceux qui l'avaient servie.

Rien n'avait arrêté la marche de Soliman. Il avait dans les mains la couronne de Saint-Étienne, le puissant talisman auquel les Hongrois ont attaché la magie de la royauté. Nombre de magnats la suivirent, se rallièrent aux Turcs en haine de l'Autriche, Soliman leur donna pour roi un des leurs, le Transylvain Zapoly. Ibrahim et Gritti l'intronisèrent. L'adversaire de l'Autriche fut couronné de la main de Venise.

Le but était atteint, la saison avancée. Une Hongrie nouvelle était fondée qui désormais faisait front à l'Autriche. Septembre finissait. Charles-Quint, rassuré par le traité de Cambrai dès le 5 août, avait pu envoyer à Vienne une élite espagnole. L'Empire uni sous son drapeau par sa victoire diplomatique et par la peur des Turcs, mit toute une armée dans les murs de la capitale autrichienne. Vienne, comme on sait, immense par ses faubourgs, est en elle-même une petite ville, d'autant plus facile à défendre. Les murs ne valaient guère. Mais les troupes qui y entrèrent eurent le temps d'en faire d'autres qui, les premiers abattus, devaient arrêter l'ennemi. Du reste, Soliman n'avait point d'artillerie de siége, et n'eût pu faire venir de grosses pièces à travers la grande plaine hongroise sans route, et déjà défoncée, gâtée des pluies d'automne.

Tout le pays était nu et sans vivres. Les bandes irrégulières des Turcs achevèrent de le ruiner. Quand Soliman vint devant Vienne le 27 septembre, il y trouva tous les obstacles, la famine, le froid et la pluie, intolérables à ses Asiatiques; l'aigreur des janissaires, qui déjà s'étaient révoltés à Bude, qu'Ibrahim voulait sauver du pillage. Le sultan essaya des mines, mais le secret en fut livré par un transfuge. Les Turcs, lancés à l'assaut, se trouvèrent en face d'une arme nouvelle, la longue arquebuse, perfectionnée en Allemagne, dont les effets furent effrayants. Repoussés plusieurs fois, ils n'étaient ramenés à la charge qu'à coups de bâton. Ils finirent par dire qu'ils aimaient mieux mourir du sabre de leurs chefs que de l'arquebuse allemande. On céda le 14 octobre, et on leva le camp.

Ce fut le terme extrême des succès de Soliman au nord. Le climat fut l'obstacle, autant que la bravoure allemande. Ajoutez la distance, la fatigue de traverser les steppes, demi-désertes, de Hongrie; les Turcs n'arrivaient qu'épuisés. Charles-Quint juge ainsi lui-même le siége de Vienne: «Le Turc s'est retiré plus par nécessité que par aucun secours qu'il pensât pouvoir venir contre lui. (Négoc. du Levant, I, 179.

L'échec n'était pas humiliant, mais c'était le premier échec. Il y avait danger pour le vizir. Il sut en faire une victoire; il jura que son maître n'avait voulu que chercher Charles-Quint, l'attirer au combat. Il l'entoura de fêtes, où le doge de Venise fut solennellement invité. Les ambassadeurs vénitiens, hongrois, polonais, russes, entouraient le sultan. La France était absente. François Ier n'osait ni envoyer d'agent public, ni recevoir d'envoyés turcs.

Les fruits du traité de Cambrai commençaient d'apparaître.

Charles-Quint, débarqué le 12 août à Gênes, un mois juste après le traité, voit toute l'Italie à ses pieds. Tous les États demandent grâce. Florence seule essaye encore de résister. Ô clémence! Il fait grâce à tous. Il ne prend rien pour lui. Il laisse Milan à Sforza, donne Florence aux Médicis. Un système nouveau commence de prétendue protection, de terreur, d'immenses contributions de guerre, la ruine, l'amaigrissement et la phthisie, la mort aménagée de manière à durer des siècles.

Le Charles-Quint d'alors n'est plus celui du véhément Gattinara. Son conseiller, modeste secrétaire, est l'avisé Granvelle, le Franc-Comtois Granvelle, homme de Marguerite d'Autriche, le verbeux rédacteur de la diplomatie impériale pendant trente années. Quiconque est, comme moi, obligé de subir ses interminables dépêches, déplore sa baveuse faconde. Mais cette diffusion, cette lenteur et ce génie de plomb furent ses moyens de gouverner. Très-absolu, sous formes hésitantes et dubitatives, il discutait à l'infini devant le maître et le noyait d'arguments pour et contre. Charles-Quint, patient, mais véhément, nerveux et maladif, à la longue, croyait choisir, décider de lui-même, et ne résolvait guère que ce que Granvelle avait résolu.

Cet esprit bas, fort et rusé, doit être l'auteur véritable du système que Charles-Quint essaye alors, et qui se dit d'un mot: Discipliner l'Europe.

Pourquoi pas? Le pape annulé et le roi de France annulé, l'autorité, c'est l'Empereur.

Discipliner l'Italie, la rendre obéissante, souple instrument, l'organiser en une ligue, dont chaque membre fournit de l'argent et des hommes, de quoi tenir l'Italie même dans un constant étouffement.

Discipliner le roi de France, le faire soldat de l'Empereur, contre le Turc et les luthériens, l'employer à détruire ceux qui peuvent le sauver encore.

Discipliner l'Église, par un concile que Charles-Quint tiendra au nom du pape, se faisant juge entre le pape et Luther, se constituant pape aussi bien qu'Empereur, unissant les deux glaives.

S'il en vient là, que fera l'Allemagne? Atteinte en sa conscience même et dans les libertés de l'âme, comment sauvera-t-elle ses faibles libertés politiques?

Dans ce plan, où était l'obstacle? Y plier l'Italie n'était que trop facile. Le difficile était la France. Ses résistances, dans l'isolement du traité de Cambrai, pouvaient-elles être sérieuses? L'Empereur (les dépêches le prouvent) agissait très-directement par la famille et les amis du roi, par sa sœur, la bonne reine Léonore, qui aurait voulu les unir. Il travaillait Montmorency, Chabot. Il ne demandait pas qu'ils trahissent leur maître. Au contraire, qu'ils fissent sa fortune. Qu'était-ce qu'un duché de Milan? L'Empereur, au nom du pape, lui offrait la couronne d'Angleterre. Henri VIII allait être condamné, dépouillé pour son divorce. Il ne s'agissait que d'exécuter la sentence, de réaliser la saisie. Lançant François Ier dans cette périlleuse aventure, le faisant le soldat du pape, il le brouillait à mort avec l'Allemagne luthérienne.

François Ier, tenté, ébranlé par les siens, flottait entre deux influences. Sa mère, sa femme, Montmorency, le rapprochaient de Charles-Quint. Marguerite, sa sœur, qui vint le consoler à la mort de sa mère, le rapprochait des protestants. Elle était secondée par les frères Du Bellay, spécialement par Jean qu'elle lui fit faire évêque de Paris (1532).

De là des mouvements contraires en apparence. D'une part, il envoie Guillaume Du Bellay encourager la ligue protestante de Smalkalde. D'autre part, il charge Rincon d'intervenir près de Soliman et d'arrêter le progrès de ses armées.

L'opinion était absolument dévoyée, pervertie sur ces questions. Les protestants même d'Allemagne qui comprirent à la longue que le Turc faisait leurs affaires (Négoc., I, 646, ann. 1547), les protestants alors, en 1532, partageaient l'effroi populaire et maudissaient leur défenseur. Le roi, comme ami du sultan, était gourmandé à la fois par le pape et les luthériens. Son refus obstiné d'agir sous Charles-Quint contre les Turcs, la part qu'on supposait qu'il avait à l'affaire d'Angleterre, lui valaient de la part de Rome de violentes attaques, auxquelles il répondait en menaçant lui-même de se séparer du Saint-Siége (23 avril 1532).

Son envoyé Rincon trouva le sultan déjà en marche avec un peuple immense, qu'on portait à cinq cent mille hommes. C'était comme l'expédition de Xerxès. Il fut reçu, ce pauvre Espagnol, venu tout seul à travers les dangers, comme l'eût été le roi de France. Il arriva le soir, au milieu d'une prodigieuse fête de nuit qui l'attendait; toute cette multitude de soldats, rangés en silence; tous portant des flambeaux: «Qu'est-ce, au prix d'une telle fête, que les fameuses illuminations de Rome et du château Saint-Ange?» Il n'y avait peut-être jamais eu rien de semblable sur la terre. Et nul événement plus grand en effet. C'était la première fois que les deux religions, si longtemps ennemies, venaient publiquement s'embrasser.

Ibrahim dit à l'envoyé que l'ancienne amitié du sultan pour la maison de France aurait pu décider Soliman à faire ce que voulait son frère François Ier, mais qu'il était trop tard; que, s'il reculait, on dirait qu'il avait peur de l'Espagnol; qu'il s'étonnait que le roi fît cette requête pour un homme «qui n'était pas chrétien puisqu'il avait saccagé Rome, rançonné le vicaire du Christ, et qui tous les ans plumait et pillait les chrétiens, sous prétexte de la guerre des Turcs.»

Soliman espérait qu'il y aurait bataille. L'Empereur avait devant Vienne une force énorme d'infanterie, cent mille Allemands, Hongrois, Bohêmes, Esclavons, Espagnols, Italiens, Bourguignons; il n'était faible qu'en cavalerie. Soliman avait cent mille cavaliers, et, comme fantassins, surtout son noyau invincible de janissaires. Les deux princes en personne. Charles-Quint, tout armé, essayant des chevaux qu'on lui avait donnés, dit: «Rien ne pourra m'empêcher d'être moi-même à la bataille.» Et encore: «Je tuerai ce chien turc,» mots dits en espagnol, et qui, d'une bouche si grave, d'un homme qui parlait très-peu, ne laissèrent plus douter d'un duel homérique.

Cependant le souvenir de Mohacz agissait. Si le Turc n'allait pas à Vienne, si cet orage immense se dissipait sans éclater, pourquoi combattre? L'Empereur maladif se sentit d'un ulcère à la jambe, ne parut plus, alla prendre les eaux. La grande armée impériale, européenne, s'en tint à couvrir l'Allemagne, livrant, comme toujours, la Hongrie. Cette fois, de nouvelles provinces (Styrie, etc.), ravagées et pillées, fournirent le grand tribut de filles et de garçons que ramenait toute armée turque. On donna le change à l'Europe en répandant l'histoire, héroïque en effet, d'un Juritzi, qui, dans le château fort de Güns, avait arrêté Soliman. Ce qui n'est pas vrai de tout point. Car Juritzi, blessé, réduit à deux cent cinquante hommes, traita et reçut le croissant.

Pour la troisième fois, Soliman avait sauvé l'Allemagne protestante. Au bruit de son approche, dès le 23 juillet, Charles-Quint, repentant de son intolérance, avait déclaré suspendue toute procédure de la chambre impériale contre les luthériens, promis que personne ne serait plus inquiété pour sa religion, et que le grand débat serait soumis à un libre concile de toute l'Église. Cette convention de Nuremberg, ratifiée en août à Ratisbonne, lui permit de couvrir l'Autriche de l'armée formidable qui imposa à Soliman.

Tout en disant partout que le Turc avait eu peur de lui, il conseilla à son frère de traiter à tout prix. L'alliance de François Ier et d'Henri VIII contre le Turc (18 octobre 1532) lui fit croire, non sans vraisemblance, qu'ils agiraient pour Soliman. Les conditions les plus humiliantes furent imposées par le sultan et acceptées, le partage subi entre Ferdinand et Zapoly. Ferdinand, pour garder le peu qu'il avait de Hongrie, se déclara fils du sultan, frère d'Ibrahim, vassal et tributaire. Tout étonne dans cette transaction, surtout le lieu des conférences. Le traité se fit chez le bâtard Gritti, où Ibrahim venait le soir, amenant le sultan lui-même. Grand scandale pour les Turcs, indignés de voir Sa Hautesse descendre tellement, et la main vénitienne si puissante chez eux. Beaucoup croyaient qu'Ibrahim ou Gritti voulait se faire roi de Hongrie.

Dans ces conférences, Ibrahim se livrait à toute sa vivacité grecque. C'était, disent les ambassadeurs, un petit homme brun, à dents aiguës. Il mordait Charles-Quint: «Il n'a pas de bonheur, disait-il. Il commence toujours, et ne finit jamais. Il veut un concile, et ne peut. Il assiége Bude, et la manque. Moi, si je voulais aujourd'hui, avec mon maître, je ferais un concile; j'amènerais Luther d'un côté, le pape de l'autre; je saurais bien leur faire rétablir l'unité de l'Église.»

Tout cela patiemment écouté. L'humble ténacité de l'Autriche fut là dans tout son lustre. Et aussi son indifférence parfaite sur le choix des moyens. Le bâtard Gritti l'avait dit dans une lettre à l'Empereur: qu'il savait bien que Zapoly et lui seraient assassinés. On manqua Zapoly, mais on tua Gritti. Nul scrupule, tués comme rebelles (rei læsæ Majestatis), ou comme amis des Turcs. Les Hongrois dissidents, les envoyés français, pendant dix ans, furent tous épiés, arrêtés, poignardés ou empoisonnés. (Nég. du Levant, I, 181, 213, 237, 278, 279, 315; Hammer, trad., VI, 154, 278.)

Ibrahim eût péri tôt ou tard de cette main si elle n'eût été prévenue par celle de son ami, de son frère, Soliman, dont il faisait la gloire, de celui qui, depuis onze ans, le faisait manger avec lui, coucher à ses pieds, avec qui, à toute heure, il vivait, parlait et pensait.

Il avait deux rivaux, deux ennemis qui pouvaient contre lui s'unir au parti des vieux Turcs. L'un, le trésorier de l'Empire, avait organisé un sérail, une école de jeunes esclaves, très-choisis, très-heureusement nés, pour devenir les confidents, les fils du cœur, comme ils disent, et les dignitaires du sultan. Contre Ibrahim, il préparait, élevait cent nouveaux Ibrahim, qui auraient pour eux la jeunesse, l'audace de l'âge et la culture. Auraient-ils le génie? C'était la question. Le favori prévint la chose, perdit le trésorier, et lui-même donna les dangereux esclaves à Soliman.

L'autre ennemi, c'était une femme infiniment rusée, Roxelane, c'est-à-dire la Russe. Son nom de guerre était la joyeuse, la rieuse. Dans l'ennui du harem, où tout est pétrifié, celle-ci eut l'art de rire toujours. Elle rit, et perdit Ibrahim. Elle rit, et fit étrangler le fils de Soliman. Rien ne lui résista. Elle tua ses ennemis, gouverna le sultan, l'empire, régla, de son divan, l'Asie, l'Europe. Seulement tout déchut. Elle put tout, sauf refaire Ibrahim.

La perte du Grec avait été jurée le jour où, revenant vainqueur de la bataille de Mohacz, il rapporta de Bude la fameuse bibliothèque de Mathias Corvin, et trois statues de bronze, Hercule, Apollon et Diane, qu'ils dressa hardiment sur l'hippodrome, devant son palais même.

Grave insulte au Coran. On dit, d'ailleurs, qu'il se contraignait peu, et qu'il avait le tort d'avouer le mépris qu'il faisait du livre sacré.

Soliman, humain pour un Turc, tenait pourtant de son père Sélim l'horreur des Persans hérétiques qu'il manifesta en tuant tous ceux qu'il pouvait prendre. Ibrahim, au contraire, clément pour les Persans et les chrétiens, avait fait ses efforts pour sauver Bude, et il sauva réellement Bagdad du massacre. Acte admirable et difficile dans sa situation. Le salut de cette ville immense contrasta avec le carnage que l'Empereur ne put empêcher à Tunis, où l'on tua trente mille hommes.

Le fanatisme turc s'était détourné de l'Europe et des grands intérêts du monde pour cette guerre de Perse, si peu grave en comparaison, où d'ailleurs les conquêtes faites par Ibrahim furent peu après perdues par Soliman.

Là fut porté le coup décisif. On l'accusa surtout près de son maître pour une cause futile. En Perse, où le moindre bey prend le nom de sultan, Ibrahim avait suivi l'usage dans ses proclamations. On dit à Soliman que manifestement son vizir usurpait, qu'il avait tout à craindre.

En janvier 1536, Ibrahim, bien près de sa fin, consomma l'œuvre de sa vie, le traité d'alliance entre la Porte ottomane et la France. Traité commercial, qui couvrait une ligue politique. François Ier, du reste, ne la cacha plus comme telle. Il dit aux Vénitiens: «Je ne puis le dissimuler. Je souhaite que les Turcs soient forts sur mer; ils occupent l'Empereur et font la sûreté de tous les princes.»

Le 6 mars 1536, Ibrahim, sans défiance, rentra le soir au sérail, comme à l'ordinaire, pour prendre près de son maître sa nourriture et son repos. Il y trouva la mort.

Le lendemain, on le vit étranglé. L'état du cadavre montrait qu'il s'était défendu en lion. La chambre du sultan portait aux murs des mains sanglantes qu'il y avait imprimées dans la lutte. Terrible accusation d'une perfidie si barbare! Cent ans encore après, on les voyait avec horreur.

«Des deux cents vizirs qui ont gouverné l'Empire ottoman, il n'y a eu, ni avant, ni après, un tel vizir.» Il reste grand, moins pour avoir donné à cet empire ses deux bornes, Bude et Bagdad, que pour avoir lié la Turquie et la France, sauvé trois fois l'Europe, commencé la réconciliation des religions ennemies.

Dans le récit de cette longue et souterraine négociation, tissue des mensonges de France et des assassinats d'Autriche, ce pauvre esclave grec, ingénieux, héroïque et clément, nous a soutenu le cœur, et, comme il n'a pas de monument à Galata, où fut jeté son corps, nous avons écrit ce chapitre, qui lui en servira et le consacrera dans la reconnaissance de l'avenir.

CHAPITRE XVI

LA RÉFORME FRANÇAISE
1521-1526

L'histoire souillée, sanglante, du sérail turc et de notre diplomatie menteuse, a dû marcher à part, aussi bien que l'histoire atroce des armées mercenaires qui firent le châtiment de la Rome papale. Nous n'avons pas eu le courage de mêler ces sujets, comme on le fait souvent, aux saintes origines de notre rénovation religieuse. Nous avons respecté, isolé celle-ci, mis à part la vierge sacrée.

Chaque fois que, dans la suite de mes travaux, je reviens à cette grande histoire populaire des premiers réveils de la liberté, j'y retrouve une fraîcheur d'aurore et de printemps, une séve vivifiante et toutes les senteurs des herbes des Alpes. Sento l'aura mia antica!...

Ceci n'est point un vain rapprochement. Le paysage des Alpes, qui nous donne toujours un sentiment si vif des libertés de l'âme, avec le souvenir de leur grande révolution, en est la vraie figure; c'est elle-même sous forme visible. Ces monts en sont la colossale histoire.

J'en eus l'intuition lorsque jeune, ignorant, je suivis pour la première fois ces routes sacrées; lorsque, après une longue nuit passée dans les basses vallées, trempé du morfondant brouillard, je vis, deux heures avant l'aurore, les Alpes déjà roses dans l'azur du matin.

Je ne connaissais guère l'histoire de ces contrées, ni celle de la liberté suisse, ni celle des saints et des martyrs qui traversèrent ces routes, ni le nid des Vaudois, l'incomparable fleur qui se cache aux sources du Pô.

Je n'en sentis pas moins dès lors ce que j'ai mieux connu depuis, et trouvé de plus en plus vrai: c'est l'autel commun de l'Europe.

Telle la nature, tel l'homme. Il n'y a point là de molle poésie. Nul mysticisme. L'austère vigueur et la sainteté de la raison.

Ces vierges de lumière, qui nous donnent le jour quand le ciel même est sombre encore dans son azur d'acier, elles ne réjouissent pas seulement les yeux fatigués d'insomnie, elles avivent le cœur, lui parlent d'espérance, de foi dans la justice, le retrempent de force virile et de ferme résolution.

Leurs glaciers bienfaisants, dans leur austérité terrible, qui donnent à l'Europe les eaux et la fécondité, lui versent en même temps la lumière, la force morale.

Ce n'est pas le ciel que regarde au réveil le pauvre laboureur de Savoie, ni le fiévreux marin de Gênes, ni l'ouvrier de Lyon dans ses rues noires. De toutes parts, ce sont les Alpes qu'ils regardent d'abord, ces monts consolateurs qui, bien avant le jour, les délivrent des mauvais songes, et disent au captif: «Tu vas voir encore le soleil.»

Le mot Vaudois, au Moyen âge, veut dire libre chrétien, dégageant le christianisme de tout dogme mystique, de toute fausse poésie légendaire, de tout culte superstitieux.

Ce qui fut effort pour l'Europe, critique voulue et raisonnée, était là de soi-même, fruit naturel et primitif du sol. Il ne faut pas, comme font trop les historiens protestants, ôter à cette tribu unique des Vaudois son originalité et sa grâce d'enfance. Arrière la critique! Arrière l'héroïsme! Ne calvinisons pas cette histoire. Écartons et les dogmes qu'ils reçurent au XVIe siècle, et leur trente-trois guerres protestantes. Cette épopée de l'Israël des Alpes se colore d'un esprit étranger aux premiers Vaudois.

La nature, dans ces monts sévères, est si grande, elle s'impose de si haut, qu'elle anéantit tout, sauf la raison, la vérité.

Tout temple est petit, ridicule, devant ce prodigieux temple de la main de Dieu. Toute poésie, tout roman, est là à rude épreuve. Le voyageur qui y passe en courant, sous son prisme d'artiste, y verra mille mensonges. Mais l'homme qui y reste en toute saison participe à l'austérité de la contrée, est raisonnable, vrai et grave.

Si le christianisme est tout entier dans un sentiment doux et pur, une fraternité sérieuse, une grande charité mutuelle, ce petit peuple fut vraiment une admirable idylle chrétienne. Mais nul n'eut moins de dogme. La légende chrétienne, acceptée d'eux docilement, ne semble pas avoir eu grande place en ces âmes, moins dominées par la tradition que par la nature qui ne change pas.

Deux choses y furent, dans une lutte harmonique et douce, à peine perceptible: un christianisme peu théologique, ignorant si l'on veut, innocent comme la nature; et, dessous, un élément qui ose se produire, le doux génie de la contrée, les fées (ou les fantines)[24], qui flottent dans les fleurs innombrables ou dans la brume du matin. Anciens esprits païens qui ne sont pas bien sûrs d'être soufferts, elles peuvent s'évanouir toujours et dire: «Pardon! mais nous n'existons pas.»

Ainsi, en grande modestie, ces fées légères sont le sourire de la sérieuse vallée. Oh! sérieuse! Un Dieu si grand paraît là-haut au gigantesque autel des Alpes! Nul temple ne tiendrait devant lui. Les seules églises qu'il souffre, ce sont d'humbles arbres fruitiers, des plantes salutaires et la petite architecture des fleurs. Les fées s'y cachent, et il ferme les yeux.

Aimable compassion de ce grand Dieu terrible pour la vie timide et tremblante! Alliance touchante des religions de l'âme avec l'âme de la nature!

Le dogme qui seul au fond fait une religion du christianisme, le dogme du salut par l'unique foi au Christ qu'ils reçurent au XVIe siècle, paraît très-peu vaudois. Ces simples travailleurs mettaient, au contraire, le salut dans les Œuvres et dans le travail.

Cet axiome est d'eux: «Travailler, c'est prier.»

Ils ont tenu leurs âmes dans cet état moyen, modeste, des charmantes montagnes intermédiaires qu'ils cultivent entre la grande plaine piémontaise et les géants sublimes qui, vers l'ouest, les surveillent et les tiennent sous leur froid regard.

Il n'y a pas là à rêver. Dès que les neiges diminuent là-haut, il faut en profiter, labourer sous les vignes. L'hiver viendra de bonne heure. Et, si la plaine catholique peut d'une part troubler leurs travaux, leurs grands voisins neigeux ont leurs rigueurs aussi, et parfois, bien avant la saison, un souffle impitoyable. Le vrai symbole de la communauté, c'est cette plante des Alpes qu'ils ont si bien nommée la petite frileuse (freïdouline), qui semble regarder aux glaciers, compter peu sur l'été, se tenir réservée, timide et prête à se fermer toujours.

Vertu unique et singulière de l'innocence! Au milieu de ces craintes, subsistait dans leur vie, comme dans les vieux chants, une sérénité singulière, et on la retrouve dans les vers de leurs derniers enfants. La petite église vaudoise y figure comme la colombe qui sait trouver son grain dans le rocher: «Heureuse, heureuse colombelle! etc.»

Heureuse en effet, et pleine de sujets de contentement! Que lui manque-t-il donc? Dès 1200, persécutée, brûlée. En 1400, forcée dans ses montagnes, elle fuit dans les neiges en plein hiver, et quatre-vingts enfants y sont gelés dans leur berceau. En 1488, nouvelles victimes humaines; je ne sais combien de familles (dont quatre cents enfants) étouffées dans une caverne. Le XVIe siècle ne sera qu'une boucherie. Mais n'anticipons pas.

Dans tout cela, nulle résistance. Un respect infini pour leur seigneur, pour leur maître et bourreau, le duc de Savoie.

Cette terrible éducation par le martyre leur rendait naturelle une vie de pureté extraordinaire, dans une étonnante fraternité. L'égalité de misère, de péril, faisait l'égalité d'esprit. Dieu le même entre tous. Tous saints et tous apôtres de leur simple credo. Ils s'enseignaient les uns les autres, les femmes même, les filles et les enfants.

Ils n'avaient point de prêtres. Ce ne fut qu'à la longue, lorsque la persécution fut plus cruelle, que quelques hommes se réservèrent et furent mis à part pour la mort. On les appelait barbes (c'est-à-dire oncles), d'un petit nom caressant de famille. Comme leur martyre était certain, ils n'y associaient personne et ne se mariaient pas.

Quelques-uns émigraient, et s'en allaient en Lombardie, en France et sur le Rhin, la balle sur l'épaule, mettant en dessus je ne sais quel denrée de colportage, et dessous la denrée de Dieu.

Ils eurent influence aux XIIe et XIIIe siècles directement par la prédication; depuis, fort indirecte, comme exemple, comme type du christianisme le plus pur et le moins loin de la raison.

L'effort perfide qu'on fit plus tard pour faire nommer Vaudois les sorciers ne donnèrent le change à personne. Lorsqu'au XVe siècle l'inquisiteur d'Arras dit: «Le tiers du monde est Vaudois,» on comprit qu'il fallait entendre: raisonnable et libre chrétien.

Toutes autres sont les sources du protestantisme suisse, réforme politique et morale, née d'une réaction contre l'orgie des guerres mercenaires, sortie des cœurs honnêtes et du cœur d'un héros, Zwingli.

Autres les sources de la réforme allemande qui, dans le bon sens magnanime de Luther, n'en garda pas moins une forte pente au mysticisme.

Celle de la France, comme on a vu, eut sa principale source dans les grandes et cruelles circonstances de 1521, quand nos populations du Nord, délaissées sans défense par le roi, levèrent les mains, les yeux au ciel. Nos ouvriers en laine, tisseurs, cardeurs de Meaux, prêchèrent, lurent, chantèrent aux marchés pour leurs frères, encore plus malheureux, les paysans fugitifs que les horribles ravages de l'armée impériale faisaient fuir jusqu'en Brie, comme un pauvre troupeau sans berger et sans chien.

Le roi lui-même avait besoin de Dieu dans cette grande détresse, et après ses humiliations de l'Hôtel de Ville. La sœur fit lire à son frère, à sa mère, l'Ancien et le Nouveau Testament. Le lecteur était Michel d'Arande, aumônier de Marguerite, ami, élève de Briçonnet, le mystique évêque de Meaux.

La petite communauté, réfugiée à Meaux autour du vénérable Lefebvre et sous la protection de l'évêque Briçonnet réunissait des personnes de croyances très-diverses. Briçonnet, Lefebvre, et leurs disciples Roussel et Arande, aumôniers de Marguerite, étaient simplement des mystiques, âmes pieuses et tendres, qui ne voulaient de réforme que douce, par l'amour seul et par les lents moyens de l'éducation des enfants. D'autres étaient des humanistes, des critiques, des érudits, comme l'hébraïsant Vatable, première racine du Collége de France, et le Suisse Glareanus, historien rationaliste, qui, avant Vico et Niebuhr, a librement discuté les origines de Rome.

Il n'y avait, à proprement parler, qu'un protestant au milieu d'eux, un vaillant petit homme roux, d'une verve incomparable, Farel, l'apôtre de la Suisse française, le précurseur de Calvin. Les ouvriers de la ville étaient tout autre chose encore, si nous en jugeons par le plus célèbre, le cardeur de laine Leclerc, homme de main et d'action, briseur d'images et d'idoles, un Polyeucte né pour courir au martyre, pour ravir la palme et la mort.

Marguerite, le roi et sa mère étaient favorables aux mystiques, indulgents pour les protestants qui s'en distinguaient peu encore. La sotte violence des sorbonnistes révoltait le roi. Ils avaient condamné d'ensemble, avec Luther, le vieux Lefebvre, pour cette hérésie énorme d'avoir dit que sous le nom de Madeleine il y avait dans l'Évangile trois personnes différentes. Le roi fit plus d'une fois arracher les placards de la Sorbonne, et couvrit de sa protection un gentilhomme distingué, Berquin, qui traduisait et répandait des ouvrages de Luther. Le Parlement brûla ces livres, n'osant encore brûler l'auteur.

Un grand événement populaire changea l'aspect des choses.

Depuis 1519 jusqu'en 1522, les Augustins des Pays-Bas soutenaient, surtout à Anvers, une lutte violente pour les antiques doctrines de leur ordre, renouvelées et glorifiées par Luther. Leurs supérieurs, traînés à Bruxelles, furent forcés de se rétracter, mais les moines persévérèrent. En octobre 1522, la gouvernante Marguerite d'Autriche (sur un ordre d'Espagne sans doute) prêta main-forte au clergé, ferma le couvent d'Anvers. Les moines furent jetés en prison et condamnés à mort. Quelques-uns ayant échappé, de pieuses et bonnes Flamandes, intrépides par charité, les disputèrent à leurs bourreaux, en sauvèrent un, Henri de Zutphen. Elles en cachèrent trois autres. En attendant, on sévit contre les pierres mêmes. Le couvent dut être détruit. On en vendit les vases comme profanés et souillés. Le saint sacrement en fut extrait solennellement, et reçu en grande pompe dans l'église de la Vierge par la gouvernante des Pays-Bas.

Peu de temps auparavant, le clergé anglais avait fait mourir, comme disciple de l'ancien Wicleff, un ouvrier, Thomas Man qui, enfermé depuis 1511, s'était enfin échappé et enseignait dans les greniers de Londres ou dans les bois de Windsor. À Coventry, quatre cordonniers, un gantier, un bonnetier et une veuve, madame Smith, furent brûlés vifs pour avoir enseigné à leurs enfants le Pater et le Credo en anglais.

Ces événements exécrables encouragèrent la Sorbonne. Elle alla jusqu'à défendre non-seulement les traductions de l'Évangile, mais même des prières françaises à la Vierge, même l'Évangile latin de Robert Estienne.

Dans un travail excellent d'un protestant impartial, le professeur Schmidt de Strasbourg, se trouve établie, jour par jour et dans un très-grand détail, la preuve que, de 1521 à 1535, François Ier eut besoin du plus vigoureux emploi du pouvoir et de beaucoup de mesures arbitraires et violentes, pour défendre les protestants contre l'autorité légale, le clergé, le Parlement, et contre le peuple; on appelait surtout ainsi la canaille des petits clercs, aboyant dans la rue Saint-Jacques aux ordres des gros bonnets qui leur donnaient les bénéfices. Ajoutez les marchands, clients du clergé, les vieilles femmes éperdues pour leurs Vierges et leurs reliques, etc., etc.

Ni François Ier, ni sa sœur, n'étaient protestants. Elle était tendre et mystique, lui artiste et fort idolâtre, surtout des images vivantes. Ils lisaient, il est vrai, la Bible. Mais jamais il n'y eut d'esprit moins biblique que François Ier.

La terrible affaire de Bruxelles les embarrassa (à la fin de 1522). Charles-Quint prenait l'initiative de prêter au clergé le secours du bras séculier. Qu'allait faire le roi? Grave question pour l'alliance du pape et les affaires d'Italie, non moins grave à l'intérieur où le besoin d'argent l'obligeait à solliciter sans cesse des décimes ecclésiastiques. La noblesse, à ce moment, se déclarait pour Bourbon, la robe le favorisait. Le roi allait-il rejeter aussi les prêtres vers lui et vers Charles-Quint?

La cour dès lors se divise. Tandis que Marguerite à Paris, à Lyon, écoute les sermons des mystiques, tandis que le roi, devant lui, fait représenter des farces où se gourment le pape et Luther, la reine-mère consulte la Sorbonne «sur le moyen d'extirper le luthéranisme.» À quoi les docteurs répondent assez durement: Que le roi n'exécute pas les arrêts du Parlement, qu'il faut punir les coupables, les faire rétracter, «de quelque rang qu'ils soient.» Allusion à la sœur du roi.

Mais le roi est pris à Pavie, sa sœur part. La digue est rompue. La Sorbonne et le Parlement sont émancipés. La reine mère, pour regagner le pape, lui demande le meilleur remède au luthéranisme. Il répond: «L'Inquisition.»

Pour n'avoir pas celle de Rome, on en fait une gallicane, mais non moins cruelle, composée de deux sorbonnistes et de deux parlementaires. Elle saisit Jacques Pavannes, qui d'abord s'était rétracté, et qui désavouait sa rétractation. Il est brûlé, et avec lui un ermite de la forêt de Livry. (Plus haut, j'ai mis ce fait deux ans trop tôt, sur la foi du Bourgeois de Paris, qui visiblement se trompe.)

De grandes et terribles scènes se passèrent à Metz, à Nancy. La révolution voisine des pays d'Allemagne, dont une bande passa en Lorraine, avait étroitement ligué les autorités laïques et ecclésiastiques. Jean Chastellain, cordelier, un ardent wallon de Tournay, fut brûlé le 12 janvier 1525. C'est le premier martyre du protestantisme français. Sa mort en suscita un autre, le cardeur Leclerc, réfugié en Lorraine. Déjà à Meaux, il avait été cruellement flagellé, marqué. Sa mère, non moins intrépide, l'avait exhortée elle-même. Au moment où le fer rouge fut approché de son fils, elle s'était troublée d'abord; puis, relevée, elle cria: «Vive Dieu! et le signe de Dieu!»

Leclerc emporta dans sa fuite le cri de sa mère, la soif du martyre. Il prit l'occasion la plus populaire. Il y avait une grande fête à Metz. Toute la ville, à certain jour, allait à une chapelle renommée de la Vierge. Leclerc, indigné des honneurs rendus à l'idole, rêva longtemps de l'abattre. Il était poursuivi des mots de l'Exode: «Tu briseras les faux dieux.» La veille même de la fête, il mit la Vierge en morceaux. Le lendemain, tout un peuple arrive, voit, s'émeut, entre en fureur. Leclerc pris ne désavoue rien.

Il épuisa tous les supplices, le fer et le feu; on lui coupa d'abord le poing, on lui arracha le nez, on lui tenailla les deux bras, on lui brûla les mamelles. Pendant ce temps, il criait les violentes moqueries du psaume: «Leurs dieux sont dieux de fabrique; ils ont des yeux pour ne pas voir, une bouche pour ne pas parler... Et ceux qui les font leur ressemblent, etc.» Il épouvanta ses bourreaux, qui le brûlaient à petit feu. (Juillet 1525.)

Notre Parlement de Paris fut jaloux de Metz. Il précipita l'affaire de Berquin, malgré une lettre du roi. Il était brûlé, si le roi, enfin délivré, n'eût trouvé le temps à Bayonne, où il resta un moment, d'écrire un ordre absolu de surseoir.

Tout ce qu'une mère, une tendre sœur, peut faire pour les siens, Marguerite le fit pour les persécutés. Ceux d'entre eux qui avaient été obligés de fuir à Strasbourg y trouvèrent ses secours et ses recommandations; du fond de l'Espagne, elle était présente et elle agissait.

Le retour du roi fut le triomphe commun des hommes du protestantisme et de ceux de la Renaissance. L'illustre médecin de la reine mère, Agrippa, qui l'avait quittée, osa revenir en France. Le bon vieux Lefebvre, qui était en fuite, fut rappelé avec honneur par le roi, qui lui confia le plus jeune et le plus chéri de ses fils, le Benjamin de Marguerite.

Les protestants venaient mettre aux pieds de François Ier l'éloquent et noble livre que lui dédiait Zwingli: «Vraie et fausse religion.»

Là, puissante était la réforme, ou nulle part, peu théologique, toute morale, une révolution à gagner toute la terre.

Ce Zwingli, paysan intrépide, aumônier d'armée, fort lettré du reste et bon musicien, avait fait les guerres d'Italie, et son admirable cœur s'était révolté à la vue de la démoralisation qu'elles entraînaient avec elles. Il avait pris en horreur l'infâme commerce du sang.

Nommé curé d'Einsiedeln, le fameux pèlerinage du canton de Schwitz, il eut le succès admirable de faire renoncer ce canton à la vente de chair humaine. Tous les pèlerins qui venaient apporter là leur argent, il les renvoyait sans rien recevoir, moralisés, convertis à un culte raisonnable. Grand docteur, meilleur patriote, nature forte et simple, il a montré le type même, le vrai génie de la Suisse, dans sa fière indépendance de l'Italie, de l'Allemagne.

Très-tolérant, il poussa à la guerre contre les catholiques, lorsqu'ils appelèrent l'étranger. Un matin, les montagnards ayant marché vers Zurich, il défendit la patrie sans espoir de la sauver. Blessé, il ne voulut pas de grâce. Son corps fut mis en morceaux. Son ami, Myconius, pour sauver son cœur des outrages, le jeta au courant du Rhin. Le fleuve des anciens héros en reste plus héroïque.

Son langage à François Ier, digne de la Renaissance, établissait la question de l'Église dans sa grandeur. Il y réunit tous les saints, y met Socrate et Caton entre David et saint Paul: «Vos ancêtres y seront aussi,» dit-il au roi (parlant de saint Louis sans doute). Enfin il n'y aura pas un homme de bien, un héros, une âme fidèle, qui y manque. Tous unis en Dieu. Quoi de plus beau, de plus grand?

Bossuet cite ce passage pour en rire. Mais qui a un cœur le retiendra à jamais, et verra toujours le noble concile, la grande, l'universelle Église, telle que Zwingli la voyait assise au Colisée des Alpes.

CHAPITRE XVII

SUITE DE LA RÉFORME EN FRANCE ET EN ANGLETERRE
1526-1535

Au moment même où le roi faisait à sa sœur cette concession très-grave de confier son jeune fils à un docteur récemment condamné et poursuivi, il était déjà travaillé par une influence contraire. Sa mère étant toujours malade, et Duprat ayant baissé, les affaires passaient presque toutes par les mains du seul homme laborieux de la cour, Montmorency, qui avait succédé à la faveur de Bonnivet, et qui fut sans doute aidé contre Marguerite par la nouvelle maîtresse, alors dans la première fleur de sa beauté et de son crédit.

L'admiration que le dévouement fraternel de Marguerite avait causée aux Espagnols, tout le monde la partageait, personne plus que le roi d'Angleterre. Ses instructions à ses envoyés (mars 1526) donnent beaucoup à penser: «ils feront à la duchesse les compliments et félicitations du roi pour les travaux et les peines qu'elle a endurés, pour la dextérité avec laquelle elle a amené la délivrance de son frère. Ils se mettront en rapport avec elle, en parfaite intelligence, s'ouvrant à elle en toute chose que l'occasion pourra requérir.»

Que signifient ces mots obscurs? S'agit-il de protestantisme? Non. Henri VIII en est trop loin, et les instructions sont écrites par un cardinal. Il s'agit de mariage.

Henri VIII était déjà séparé de fait de la reine, incurablement malade d'une maladie de femme. Il logeait à part. Il lui gardait beaucoup d'estime et d'égards.

Mais chacun voyait qu'un homme fort et de son âge ne vivrait pas longtemps ainsi; que, religieux et austère, il n'aurait pas de maîtresse. Donc, divorce et mariage.

La chance était belle pour François Ier. Donner pour reine à l'Angleterre, à un roi très-dominé par le sentiment conjugal, cette sœur qui lui était si parfaitement dévouée, et dont la grâce, la supériorité, auraient subjugué Henri VIII, c'eût été, pour ainsi dire, être roi d'Angleterre lui-même.

C'est avec un grand étonnement qu'on voit dans les dépêches anglaises que le roi semble vouloir empêcher l'ambassadeur d'Henri VIII de causer avec Marguerite. Il l'interrompt, l'éloigne de sa sœur, craint de les laisser ensemble. (Avril 1526.)

On doit croire que la coterie cléricale et les partisans de l'Espagne qui se groupaient dès cette époque autour de Montmorency, redoutaient infiniment l'influence qu'une telle reine d'Angleterre, favorable aux idées nouvelles, aurait eue sur les deux pays.

Montmorency avait prise sur le roi par son idée la plus chère, par l'Italie, avec laquelle, à ce moment, il concluait une ligue. Comment s'entendre avec le pape, chef de cette ligue italienne, si l'on prenait définitivement parti pour les protestants, si l'on mariait en Angleterre celle qui les protégeait en France, celle qui venait d'obtenir leur triomphant retour et l'humiliation de leurs ennemis?

De son côté, Wolsey, qui était cardinal, prévoyait, voulait le divorce, mais non au profit d'une princesse tellement redoutée du clergé.

Les lettres de Marguerite au comte de Hohenlohe, l'ardent mystique de Strasbourg, datent avec précision et son espérance et sa chute. En mars, elle lui écrit: «Vous pourrez venir en avril. Le roi vous enverra chercher.» Et elle lui écrit en juillet: «Je ne puis vous dire tout mon chagrin... Le roi ne vous verroit pas volontiers. La cause qui fait qu'on ne s'y accorde, c'est la délivrance des enfants du roi.» Sans doute, Montmorency, le parti catholique et espagnol, persuadaient à la grand'mère, au père, que le moyen le plus sûr de recouvrer les enfants était de s'arranger avec l'Espagne, ou, si l'on n'y parvenait, d'agir avec le pape et l'Italie. Dans l'une et dans l'autre hypothèse, il fallait s'éloigner du protestantisme.

Donc, ils arrachèrent du roi l'exil de sa sœur et son mariage de Navarre. Imprévoyance des hommes! c'est justement ce mariage qui, dissolvant la cour de Marguerite, sépare d'elle et renvoie à Londres la jeune Anne Boleyn, qui va conquérir Henri VIII et le séparer de Rome.

Marguerite, en pleurs, obéit; elle épouse le roi de Navarre en janvier 1527. Anne Boleyn, au printemps, rentre en Angleterre. Et c'est au printemps de même qu'un envoyé de la France, par un mot hardi, troubla à fond la conscience déjà ébranlée d'Henri VIII et décida le divorce.

Cet envoyé parlait avec Wolsey d'un mariage entre François Ier et la fille du roi d'Angleterre. Wolsey dit qu'il ne savait si légalement le roi était libre, ayant déjà l'engagement d'épouser la sœur de Charles-Quint. À quoi le Français, piqué, répliqua qu'il voudrait aussi qu'on lui prouvât que la fille d'Angleterre était légitime, sa mère ayant épousé les deux frères,—avec dispense papale;—«mais ce qui est interdit de droit divin, le pape n'en peut donner dispense.»

Il n'avait pas dit: Inceste. Mais Henri VIII se le dit. Le trait lui entra au cœur. La reine avait été si bien la femme du frère aîné d'Henri, qu'à la mort de ce frère on la croyait enceinte. Le second mariage n'avait eu, pour bénédictions du ciel, que maladies, deuils et morts; aucun enfant n'en pouvait vivre, sauf cette triste Marie, maladive comme sa mère, et qui ne rappelait en rien la brillante vigueur d'Henri VIII. Le divorce était naturel, légitime, s'il en fut jamais. Seulement, comment espérer que le pape annulerait une dispense donnée par un pape? On apprit à ce moment que Clément était prisonnier (mai 1527).

Ceci ouvrait un champ nouveau. Si l'on en croit un bruit alors répandu à la cour d'Espagne, François Ier eût offert à Wolsey le patriarcat de la France, et Charles-Quint celui des Pays-Bas et de basse Allemagne.

La délivrance du pape et de Rome fut le texte populaire d'une nouvelle alliance de la France et d'Henri VIII. Wolsey même vint à Compiègne demander pour son maître la belle-sœur du roi, Renée, fille de Louis XII et d'Anne de Bretagne. Demande grave, insidieuse. La jeune princesse tenait de sa mère un droit ou une prétention d'héritière de la Bretagne qu'Henri VIII tôt ou tard aurait fait valoir. La mère du roi consentait, mais non pas le roi. Ce refus n'allait-il pas rompre l'alliance? On l'eût cru, on se fût trompé. Tout était changé à Londres pendant l'absence de Wolsey.

Il était resté trois mois en France, beaucoup trop: «Qui quitte sa place la perd.» Quand il revint, il trouva que son maître avait un maître, et que le roi, jusque-là tout à lui, allait avoir à choisir entre son vieux pédagogue et une femme adorée.

On a discuté si la France, l'ancienne conquérante de l'Angleterre, au lieu de flotte et d'armée, n'imagina pas cette fois de la prendre par une femme. La chose n'est point invraisemblable. Sans cette passion, Henri VIII eût amèrement ressenti le refus qu'on lui faisait de Renée, et nous perdions son alliance.

Thomas Boleyn, vieux diplomate, fin, clairvoyant, intéressé, aura-t-il été sans voir que le roi était excédé de la reine et de toute reine; qu'il lui fallait une femme, un amour et du bonheur; que lui, Boleyn, avait en sa fille une personne accomplie, non-seulement belle et spirituelle, mais résolue, vive, d'un charme invincible; qu'elle n'avait qu'à paraître?

Il la fit recevoir parmi les demoiselles de la reine, qu'elle éclipsa toutes. Henri VIII retrouva (mais tellement embellie) la petite fille du Camp du drap d'or. Tous les jours, il dut la voir parmi ses muettes compagnes, froides et silencieuses fleurs. Seule, la Française avait la voix, une voix douce, modeste et charmante; elle parlait, riait, chantait; elle était la joie de la maison.

Moins ambitieuse qu'on ne l'a dit, elle eût d'elle-même détruit sa fortune. À son arrivée, elle avait accueilli un parti très-convenable. Wolsey avait grondé le jeune homme, et la reine avait profité de l'occasion pour renvoyer la dangereuse demoiselle. Mais, dans l'absence de Wolsey, son père la fit revenir à la cour. Elle y brilla, donna le ton, la mode. Les femmes la copiaient. Jusque-là, innocemment, les Anglaises découvraient leur sein. Anne Boleyn leur enseigna par son exemple une réserve plus habile.

Elle avait pu entrevoir, avec quelque vanité, qu'elle avait fort troublé le roi. Mais, quand il lui en fit l'aveu, elle en fut épouvantée. Il semble qu'elle avait vu son destin. Henri n'avait jamais aimé. La passion retardée chez un homme si violent, dont la figure assez rude, quoique belle encore, crevait d'orgueil et de sang, était faite pour donner effroi. Elle tomba à genoux et demanda grâce, disant qu'elle ne pouvait être sa maîtresse; que, d'ailleurs, il était marié... Puis, voyant que rien ne l'arrêterait, qu'il renverserait tout obstacle, plus terrifiée encore, elle lui dit ce mot plein de sens: «Que, si elle épousait son lord et seigneur, elle n'aurait pas avec lui la même ouverture de cœur qu'avec un époux de son rang.»

Wolsey s'excusant à son maître de n'avoir pas eu Renée, Henri répondit froidement: «Vous pouvez vous consoler; j'épouse Anne Boleyn.»

Le cardinal, désespéré, commença dès lors un jeu qui pouvait lui coûter la tête: d'une part, écrivant au pape pour obtenir le divorce; d'autre part, l'avertissant que la belle était de l'école de la reine de Navarre, hérétique et luthérienne.

Le pape traînait, gagnait du temps, inclinant à droite ou à gauche, selon que l'armée française ou celle de l'Empereur avait l'avantage. La cour de France, impatiente et qui devinait Wolsey, avait envoyé à Londres, pour éclairer de près le ténébreux cardinal, un jeune diable, plein d'esprit, pénétrant, flatteur, amusant. C'était le troisième des frères Du Bellay, Jean, qui avait pour contenance un évêché de Bayonne qu'il ne vit, je crois, jamais. Ce bon et pieux personnage, le parrain de Gargantua, fut plus tard ministre du roi pour ses petites affaires secrètes du côté des Turcs, le bon ami de Barberousse et le correspondant de Soliman. Évêque de Paris, cardinal, il ne fut pas loin, dit-on, d'être pape. La chose eût été piquante. Rabelais était son Évangile. Il a travaillé plus que personne à créer le Collége de France.

Jean Du Bellay, dans ses lettres infiniment amusantes, donne à la fois deux spectacles, celui de la cour de Londres, de la violente et furieuse impatience d'Henri VIII; celui du sombre grondement du peuple, dérangé par le divorce de son commerce de Flandre. Tout cela écrit à Montmorency, qui ne désire point le divorce ni la rupture avec l'Espagne. Mais du Bellay pousse l'affaire, qui doit rendre l'ascendant à la sœur du roi, relever le parti antiespagnol sur les ruines de Montmorency.

Wolsey, qui, comme un homme près de tomber, allait de sottise en sottise, décida la victoire d'Anne Boleyn en croyant la perdre.

Le roi faisait alors chercher, poursuivre en Allemagne un des Anglais protestants qui traduisaient les livres saints et les écrits de Luther. Wolsey parvint à avoir un de ces livres, surpris chez Anne Boleyn. Celle-ci, sans s'effrayer, court se jeter aux pieds d'Henri VIII... À temps. Car Wolsey arrivait avec le volume. Mais la théologie eut tort. Le roi prit froidement la chose. Wolsey dès lors était perdu. Sa lettre secrète au pape pour empêcher le divorce fut trouvée, et l'ordre donné de le mener à la Tour. Le chagrin, la maladie, la mort qui lui vint à point, lui épargnèrent l'échafaud.

Les idées nouvelles ayant grande chance de triompher en Angleterre, on peut croire que le roi de France était fort porté à les ménager. Ce qu'il y eut de persécutions, de supplices, à cette époque, et même beaucoup plus tard, à Meaux, Toulouse, etc., doit s'attribuer à une influence contraire à celle de la cour, aux Parlements et au clergé. François Ier, quoi qu'on ait dit, n'était pas Louis XIV. Il avait la force sans doute, mais bien moins l'autorité. Ces grands corps procédaient sans lui. On a vu qu'il n'avait sauvé Berquin que par un coup de violence, en le faisant enlever par les archers de sa garde.

La seule manière de changer les dispositions du roi, c'était de lui faire craindre des troubles dans Paris. Il avait extrêmement le souvenir et la crainte «de l'anarchie de Charles VI.» Il l'avait dit au Parlement lorsqu'on osa enlever la nuit les potences royales. Le 30 mai 1528, une Vierge de la rue des Rosiers se trouve un matin mutilée. Le protestantisme, comme toute grande révolution, avait toutes sortes d'hommes, des violents, des fanatiques. D'autre part, les catholiques étaient servis si admirablement par cette mutilation, qu'un des leurs avait fort bien pu faire ce pieux sacrilége, si utile à leur parti. La Sorbonne et son syndic, Bédier ou Béda, venaient de recevoir du roi la plus dure mortification. Ils avaient besoin d'un événement qui brouillât tout, émût le peuple, la cour même, changeât la face des choses.

Le roi, qui avait appelé le premier artiste du temps, Léonard de Vinci, eût voulu attirer aussi le premier écrivain, Érasme. Mais il avait refusé. Il n'avait garde de venir, étant violemment poursuivi par Béda et la Sorbonne. Ce Béda, supérieur de Montaigu, chef des étudiants sans étude qu'on nommait Cappets, tribun de la gueuserie pieuse et de la république ignorantine, était roi sur sa montagne, et difficilement permettait à l'autre roi, le roi de France, de rien usurper chez lui.

Érasme avait indiqué, dans un pamphlet de Béda, quatre-vingts mensonges, trois cents calomnies, quarante-sept blasphèmes. L'ami d'Érasme, Berquin, suivit cette voie, et, d'accusé se faisant accusateur, se chargea de prouver, par l'Évangile, que Béda n'était pas chrétien. L'affaire amusa le roi, qui crut l'occasion venue de détrôner son adversaire, le redoutable syndic. Il écrivit à l'Université que, comme la Faculté de théologie avait l'habitude de calomnier, il défendait qu'elle imprimât rien sur l'accusation avant que l'affaire eût été examinée par l'Université et le Parlement (1527).

En 1528, la mutilation de la Vierge venait à point pour Béda. La masse générale du peuple tenait fort à ses images, était encore parfaitement idolâtre et fétichiste.

Dans cette longue décadence de l'ancienne foi, ce qu'elle gardait de plus vivace, c'était l'idolâtrie de la Vierge, plus tard complétée par le Sacré-Cœur. Les confréries de la Vierge étaient innombrables, de toutes classes, de prêtres et d'étudiants, de marchands, de femmes et de filles. Pour ces confréries, un tel acte était plus qu'un sacrilége, c'était comme un outrage personnel. Elles allaient remuer ciel et terre, agiter, soulever le peuple, accuser surtout le roi de protéger les luthériens.

Ces confréries avaient leur centre dans le clergé de Paris, leurs assemblées dans les églises, leurs orateurs dans les gens du pays latin, docteurs, maîtres, étudiants. La Sorbonne donnait le mot d'une part aux confréries, d'autre part aux séminaires, qu'on appelait alors colléges, à un peuple d'écoliers robustes dont beaucoup avaient trente ans.

On croit que l'esprit de la Ligue n'apparaît qu'à la fin du siècle. Grande erreur. Cette fausse démocratie, ennemie de la liberté, ce peuple fatal au peuple, sur lequel on a fait dans les derniers temps force sots systèmes, tout cela existe déjà dans les Cappets de Béda, dans la vermine scolastique. Forts de leur nombre, ivres de cris, étalant superbement la crasse de leurs toges habitées, l'armée des séminaristes battait de sa vague noire les deux murs de la rue Saint-Jacques, venait heurter au Palais fièrement, impérieusement. Et par derrière, fort serviles, dociles au moindre signal de Nos Maîtres de Sorbonne, qui les faisaient arriver aux cures et autres bénéfices.

Il y avait, parmi les serviles, des hommes plus dangereux, fanatiques visionnaires, des fous de toute nation. L'université de Paris, étant une des dernières qui tînt pour la scolastique et toutes les vieilles sottises, était leur école de prédilection.

Les esprits militants aussi sentaient d'instinct que Paris était le vrai champ de bataille où devait se débattre à mort la lutte des deux esprits.

De l'université d'Alcala, le chevalier de la Vierge, Ignace de Loyola, un capitaine émérite, blessé, âgé de trente-sept ans, venait d'arriver aux écoles de Paris (février 1528), et il y resta sept années.

De l'université de Bourges, vouée aux idées nouvelles et protégée par Marguerite, un écolier de dix-huit ans venait souvent à Paris, le sombre et violent, le savant, l'éloquent Calvin.

De l'université de Montpellier vint aussi, par occasion, un médecin, un hardi critique, Rabelais, qui en emporta une vive antipathie, un mépris magnifique des uns et des autres.

Un mot de plus sur Loyola, qui dut être certainement acteur, et très-ardent acteur, dans cette affaire populaire. Né en 1491, il avait, en 1528, trente-sept ans. Il s'était voué à la Vierge depuis six années, et avait traversé toutes les phases du mysticisme. Ermite, mendiant volontaire, pèlerin à Jérusalem, étudiant à Alcala, il y avait formé une association d'étudiants. De même que son compatriote Raymond Lulle imagina la fameuse machine à penser, Ignace avait imaginé une machine d'éducation, une discipline automatique, quasi militaire, un cours d'exercices qui, des actes corporels menant aux spirituels, dresserait l'homme le moins préparé à devenir soldat de Jésus. La matérialité de cette méthode faisait justement sa force. «Loyola, dit son biographe, quand il était tenté du diable, chassait les idées avec un bâton

C'était un Basque de Biscaye, un Don Quichotte très-rusé, mettant un grand sens pratique au service de ses visions. Les dominicains d'Espagne ne le comprirent pas, censurèrent son livre des Exercices et l'emprisonnèrent. Mais l'archevêque de Tolède, qui sentit mieux que les moines toute la portée d'un tel homme, lui enjoignit «d'acheter robe et bonnet d'étudiant» et d'aller s'établir aux écoles. Il dut être d'autant mieux reçu à Paris, que Béda, le chef réel de l'Université, était intime avec les Espagnols.

Un noble capitaine, brave, glorieusement blessé, un pèlerin de Jérusalem, qui avait vu l'Europe et l'Asie, dut prendre aisément ascendant sur les écoliers. Sa figure eût suffi pour le désigner. Il était chauve, dit son premier biographe; il avait le nez fort bossu d'en haut, large, aplati par en bas, des yeux battus, déprimés à force de pleurer. Personne n'eut plus le don des larmes; à chaque instant il pleurait par averses et à torrents. Ajoutez à ce portrait des paupières contractées et basses, pleines de rides et de plis, où logeaient, cachés à l'aise, la passion et le calcul, la force d'une idée fixe.

Sa réputation de piété était si grande, que deux de ses compatriotes, Lainez et Salmeron, firent ce long voyage uniquement pour le voir. Ses maîtres devinrent ses disciples; son répétiteur, le Savoyard Le Febvre, un professeur de philosophie, François Xavier, de Pampelune, se donnèrent à lui, avec d'autres, Espagnols, Français, et, sous ce grand capitaine commençant leurs exercices, devinrent les premiers soldats de la redoutable armée de la Vierge et de Jésus.

L'historiette d'après laquelle on aurait voulu fouetter ce saint, cet homme exemplaire, ce militaire de quarante ans, ne mérite pas qu'on en parle. Je croirais tout au contraire que, dans cette campagne ardente que firent les étudiants pour l'honneur de la Vierge, Ignace figura honorablement et comme un des capitaines. Et, si l'on voulait supposer que ce vaillant homme, si passionné, ce chevalier de la Vierge, s'enferma dans de tels jours avec sa grammaire, restant neutre et s'abstenant, je ne le croirais jamais et dirais hardiment: Non.

La question était posée sur le pavé de Paris d'une manière redoutable. La masse était pour les images, et, sous la bannière du clergé, des Cappets, des confréries, marchait contre les protestants. Le roi ne pouvait manquer de suivre ce mouvement. Faisant la guerre pour le pape, il avait à cœur de prouver qu'il était bon catholique. Il était d'ailleurs irrité de voir compromettre l'ordre et mépriser l'autorité. L'occasion était dramatique. On était sûr qu'il voudrait paraître, figurer en public, montrer en cérémonie ce beau roi, ce pompeux acteur.

Pendant toute une semaine, il y eut des processions expiatoires; toutes les rues étaient tendues. Procession grave et nombreuse du clergé de Paris. Procession infinie, bruyante, du noir peuple universitaire, de la Sorbonne surtout et du victorieux Béda, de ses effrénés Cappets, des quatre ordres mendiants. La procession enfin, éblouissante et splendide, du roi, des grands, de la noblesse. Le roi, ayant à sa droite le cardinal de Lorraine, alla le premier jour demander pardon à l'image. Le lendemain, il y retourne, descend la Vierge mutilée, et à la place en met une d'argent. Tout cela avec une piété, une tendresse, une émotion, qui lui gagnèrent le cœur du peuple. Quand il eut placé la statue et redescendit, il avait les yeux pleins de larmes.

Mais ce n'était rien encore. Il n'y avait pas eu de supplices. Quoique l'image mutilée eût été en grande pompe déposée dans Saint-Gervais, elle ne se tint pas tranquille: elle opéra des miracles, ressuscita des enfants.

Ces choses contre la nature n'arrivaient guère qu'il n'en sortît des événements réellement dénaturés et horribles. On devait en attendre quelque affreuse tragédie. Il fallait seulement trouver un gibier sur qui lâcher la meute, une victime, si l'on pouvait, distinguée par la fortune, le rang et l'esprit; on était sûr que la chasse serait populaire. Les protestants malheureusement, sauf deux ou trois bien connus, étaient presque tous pauvres diables, ouvriers; il y avait quelques marchands. De nobles, il n'y en avait pas, sauf Farel et un autre, qui avaient passé en Suisse. Il ne restait que Berquin.

La chose était fort scabreuse. Il s'agissait d'un homme certainement aimé du roi, autorisé par lui dans son accusation récente contre la Sorbonne. Le Parlement hésitait. Un miracle fit encore l'affaire. Un serviteur de Berquin, qui, dit-on, allait brûler des livres qui le compromettaient, passe devant une image de la Vierge, est frappé, s'évanouit. On trouvait justement sur lui les preuves dont on avait besoin. Un dominicain les saisit et les porte au Parlement.

Entre le roi et la Sorbonne, entre l'enclume et le marteau, le Parlement crut prendre un temps moyen. Il condamna Berquin, mais non pas à mort, seulement à finir ses jours dans un in pace au pain et à l'eau. Appel au roi. Mais il était à Blois. Le Parlement, mécontent de l'appel, étourdi des cris, entraîné, enveloppé, rendit cette sentence atroce: Que Berquin mourrait dans deux heures. Il était dix heures du matin. Il fut étranglé, brûlé à midi.

Pendant que le roi s'étonne, s'indigne de tant d'audace, Béda lui fait une guerre plus directe et plus personnelle.

Notre ambassadeur à Londres, Jean du Bellay, était revenu à Paris pour obtenir de la Faculté une décision favorable au divorce. Affaire véritablement grave, où Henri VIII jouait sa couronne. Londres et le commerce anglais étaient furieux de la rupture avec la Flandre. Le grand chancelier d'Espagne, Gattinara, avait dit: «Il sera chassé dans trois mois.» La femme répudiée, Catherine d'Aragon, une sainte Espagnole douée de toute l'opiniâtreté aragonaise, devenait le centre des résistances. Elle envoya à Henri VIII une prophétesse épileptique pour le menacer. Les ardents champions de la reine, les moines, en présence d'Henri, prêchèrent que son sang, comme celui d'Achab, serait léché par les chiens.

La décision des universités du continent pour ou contre le divorce devait avoir un grand poids près du peuple d'Angleterre. Il ne tint pas à Béda que la Faculté de Paris ne fût contre. Il s'entendait publiquement avec les docteurs espagnols que Charles-Quint avait envoyés, et travaillait bravement avec eux pour l'Empereur.

Au premier mot que Du Bellay dit à la Sorbonne, Béda l'arrêta, disant: «On sait que le roi veut complaire au roi d'Angleterre.»

François Ier essaya d'influencer la Sorbonne par le Parlement. Mais ce corps, souvent servile pour le roi, l'était bien plus pour le clergé. Il fit le mort. Béda vainqueur, fit décider par la Sorbonne qu'elle ne ferait rien que par ordre du roi, lui renvoyant ainsi toute la responsabilité de la chose, le forçant de se déclarer nettement pour Henri VIII, de briser avec Charles-Quint. Le roi sollicita, négocia et ne l'emporta qu'à une faible majorité.

Il eût voulu une enquête sur les manœuvres de Béda. À la première séance, comme on recueillait les votes, les partisans de ce dernier avaient arraché les pièces au bedeau et empêché de voter. Ce bedeau, gardien des registres, avouait qu'on l'avait forcé de faire un faux dans le procès-verbal. Le Parlement éluda, ajourna l'enquête, disant qu'elle nuirait plutôt au roi d'Angleterre, c'est-à-dire irriterait la Sorbonne contre les deux rois.

François Ier était d'autant plus ulcéré de l'entente de Béda avec les Espagnols, qu'à ce moment il venait de recouvrer ses enfants, et trouvait sur leur visage, changé et méconnaissable, la trace de leur captivité. Béda, dans ce moment d'humeur, pouvait payer pour Charles-Quint. Le roi parlait de le faire enlever. C'eût été le faire adorer. Les sots l'auraient canonisé.

Le mieux était certainement, sans frapper la vieille Sorbonne, de lui élever en face une vraie école de science, école laïque, gratuite, qui enseignât pour tous, librement, en pleine lumière, à portes ouvertes! et fît déserter peu à peu le nid des chauves-souris.

Rien n'indique que le roi n'ait bien vu ni bien compris un but tellement élevé. L'idée, très-probablement, n'appartient qu'à trois personnes: Budé, Jean Du Bellay et la reine de Navarre.

Le roi, blessé en 1521, avait fait le vœu de bâtir une église et un vaste collége, établissement magnifique, mais, par l'édifice et l'emplacement, qui eût été celui de l'hôtel de Nesle en face du Louvre, magnifique par le nombre des écoliers, qui eussent été six cents pensionnaires et des enfants de quinze ans. Il fallut beaucoup de temps pour que Budé, son bibliothécaire, lui transformât son idée et relevât jusqu'à celle d'une haute école publique, libre, grande par la science.

Heureusement, François Ier, qui avait longtemps rêvé de croisade, de Constantinople, etc., aimait le grec, qu'il ne savait point, et voulait l'introduire en France. Il aimait la longue barbe du bon vieux Jean Lascaris, quasi-centenaire, qui avait enseigné déjà à Paris sous Louis XI. Mais le grec, pour la Sorbonne, c'était déjà une hérésie. Budé écrit à Rabelais l'obstacle invincible que mettaient les théologiens à l'enseignement de la langue d'Homère.

On profita en 1529 de l'irritation de François Ier contre la Sorbonne. À ce moment où, rassuré par le traité de Cambrai, il se mit à bâtir de tous côtés, Budé obtint, non pas qu'il bâtît le Collége de France, mais qu'il fondât seulement deux chaires (de grec et d'hébreu). En attendant que ce collége eût sa maison à lui, on professa modestement dans un petit collége universitaire. La nouvelle école enseigna d'abord chez ses ennemis.

Les chaires, en 1530, furent portées de deux à cinq.

Deux de grec furent données à Toussain, ami d'Érasme, et à Danès, noble de Paris; deux d'hébreu à deux réfugiés italiens, juifs convertis de Venise, que protégeait Marguerite. L'un d'eux eut pour successeur le savant français Vatable.

Mais ce qui fut admirable, comme première porte ouverte à l'enseignement encyclopédique, c'est qu'aux chaires de langues sacrées on en joignit une de mathématiques. On pouvait prévoir que peu à peu toutes les sciences forceraient l'entrée, se feraient place, formeraient par leur réunion l'école universelle de la libre critique et de la rénovation de l'esprit humain.

La médecine y professe dès 1542, avec la philosophie. Au latin, enseigné dès 1534, se joignent l'arabe et le syriaque, le droit, etc.

Glorieuse école qui attend encore son histoire. Elle rompit la dernière chaîne qui attachait l'homme au passé, quand Ramus en immola la plus respectable idole, Aristote, et scella la révolution de son sang.

Elle a eu deux gloires immenses, enseignant surtout deux choses, l'Orient et la nature.

Là, les rabbins vinrent apprendre l'hébreu aux leçons de Vatable. Là, les Parses vinrent de l'Inde redemander à Burnouf leur langue oubliée.

Champollion et Letronne y ont exhumé l'Égypte. Cuvier, Ampère, Savart, et autres grands inventeurs, y ont renouvelé les sciences naturelles.

Celles de l'homme non plus n'y ont pas été stériles, quand trois amis, d'une parole émue et sincère, suscitèrent, dans un temps d'abjection, une étincelle morale, et dans un temps de discorde, enseignèrent la grande amitié.

Mot saint qui, pour toute âme vraiment vivante et humaine, veut dire l'harmonie des cœurs qui fait celle de l'esprit et féconde l'invention.

Mot sacré, antique, par lequel l'instinct prophétique de nos pères avait désigné la Patrie.

Était-ce en vain? Étions-nous abusés? Fut-ce une illusion, quand la flamme morale, tombée sur cette foule ardente, nous revenait plus vive et plus profonde? Quand les yeux répondaient des cœurs, quand l'éclair de tant de regards jurait que la Patrie était pour jamais fondée là?

Non, rien n'est effacé, et ce ne fut pas une erreur. Nous nous obstinons à le croire. Les murs mêmes paraissaient émus, et tels ils sont restés, qu'on y regarde bien. Les voûtes frémissantes n'ont pas désappris cet écho.

CHAPITRE XVIII

FLUCTUATION DU ROI ENTRE L'ANCIEN ET LE NOUVEL ESPRIT
1530-1535

En l'année 1526, et bien avant le divorce, Henri VIII s'était fait lire une pièce qui courait dans Londres: la Supplique des Mendiants.

«C'est la lamentable complainte qu'adressent à Votre Altesse vos suppliants, pauvres monstres qu'on ose à peine regarder, les lépreux, culs-de-jatte, boiteux et autres infirmes dont le nombre croît toujours, et qui meurent de faim... Ce grand nombre est venu de ce que jadis, dans votre royaume, s'est glissée une race de faux mendiants, qui s'appellent évêques, abbés, prêtres, moines. Ils se sont approprié les plus riches seigneuries; ils tirent la dîme de tout, même des gages des valets; il n'est pauvre ménagère qui, pour être absoute à Pâques, ne donne dîme de ses œufs... Chassez ces mendiants robustes,» etc.

Cette verte réclamation des aveugles et des boiteux était celle de tout le peuple, tout entier boiteux et aveugle. La question de la Réforme était de le redresser, de le mettre sur ses jambes et de lui rendre des yeux.

Déjà elle avait cet effet dans la Suisse, dans la Souabe, dans toute l'Allemagne du Nord. Elle appliqua les biens du clergé surtout à la création des écoles. Ses grands hommes, Luther et Zwingli, ne furent pas seulement des théologiens, mais les instituteurs du peuple.

Qui n'adorerait Luther en le voyant, au moment le plus périlleux de sa vie, le plus tiraillé, le plus occupé, parmi ses disputes, ses lettres, ses prédications, ses leçons de théologie, entre un monde qui s'écroule et un monde qui commence, enseigner le soir les petits enfants? (13 mars 1519.)

Et Calvin, si dur et si sombre dans sa création de Genève, qu'a-t-il fait surtout? Une école. Non-seulement la haute école des héros et des martyrs, mais d'abord et principalement l'humble école qui commençait tout, l'école primaire, élémentaire. Sa sollicitude pour l'enfant, jusque dans les moindres choses, est admirable et commande le respect du monde.

L'école, c'est le premier mot de la Réforme, le plus grand. Elle écrit en tête de sa révolution ce devoir essentiel de l'autorité publique: Enseignement universel, écoles de garçons et de filles, écoles libres et gratuites, où tous s'assoiront, riches et pauvres.

Que veut dire pays protestants? Les pays où l'on sait lire, où la religion tout entière repose sur la lecture.

C'est pour la première fois qu'on parle de l'enseignement des filles, qu'on s'occupe de former celles qui, bientôt, comme femmes et mères, auront à former leurs fils.

La lecture, l'écriture, l'instruction religieuse, un peu d'histoire, beaucoup de chant.

C'est pour la première fois que l'enseignement universel de la musique est institué.

L'homme qui, plus qu'aucun autre, exécuta la pensée de Luther, fit les livres, fonda les écoles, dirigea ce mouvement, qui est une seconde Réforme, tout aussi grande que l'autre, c'est l'illustre Mélanchthon, où Bossuet n'a voulu voir qu'un réformateur timide, un hérétique peureux, qui avance et qui recule. En réalité, il a eu le rôle le plus actif dans la création d'une nouvelle Allemagne, inspirée de lui, animée de lui, et qui doit se dire la fille de Mélanchthon.

Quelques gaspillages que les princes aient fait des biens ecclésiastiques, la majeure partie revint à sa vraie destination, aux écoles, aux hospices, aux communes, à ses vrais propriétaires, le pauvre, le vieillard, l'enfant, la famille laborieuse.

Cette suprême question du temps se pose vers 1530, après le traité de Cambrai: que vont faire pour la Réforme les deux premiers souverains de l'Europe?

Le rôle de l'Empereur est tout tracé. Roi d'Espagne, il est catholique, point du tout impartial (quoi qu'en dise Robertson). Né Flamand, grand ami des moines, puissamment influencé par un confesseur dominicain, s'il tient peu de compte du pape, c'est qu'il se sent le vrai pape, le chef et défenseur de l'Église catholique. L'Espagne s'est toujours sentie plus catholique que Rome. Il agira contre Luther, mais, s'il peut, par un concile, pour réformer le pape même. Et c'est ce qui rapprochera celui-ci de François Ier. Le premier fruit que Charles-Quint tire de son traité de Cambrai, c'est de pouvoir menacer l'Allemagne, de tirer de la diète d'Augsbourg la condamnation des protestants. Ils se liguent à Smalkalde et s'adressent à François Ier (1532).

Donc, celui-ci, courtisé des protestants d'Allemagne et d'Angleterre, d'autre part du pape, est l'arbitre réel de la question religieuse.

Elle est tranchée pour Charles-Quint, qui, de toutes façons, sera le champion du catholicisme.

Notez que le roi de France est libre, parfaitement libre. Le côté du protestantisme qui repoussa la Renaissance, qui épouvanta la France par sa sombre austérité, Calvin et Genève ne sont pas encore. Jusque vers 1540, le protestantisme est flottant, indécis et divisé entre vingt écoles diverses. Il n'a pas fixé la formule, le code de la résistance religieuse. S'il effraye par l'anabaptisme, il rassure par les côtés humains, généreux de Zwingli, par l'aimable et pieuse figure du doux Mélanchthon.

Le moment vraiment décisif pour François Ier fut le 21 octobre 1532. Sur l'appel des confédérés de Smalkalde contre l'oppression de l'Empereur, les rois de France et d'Angleterre se réunirent à Boulogne. Henri VIII était venu avec Anne Boleyn. Il avait pris son parti, aboli les tributs que son Église payait à Rome, et déclaré à son clergé qu'il devait choisir entre ses deux serments au pape et au roi. Ceci tendait tout au moins à faire un patriarcat, comme déjà on l'avait proposé dans la captivité du pape. Henri voulait de plus une ligue de la France et de l'Angleterre pour la protection de l'Allemagne. François Ier, retenu, contre son intérêt visible, par sa mère, par Montmorency, par Duprat, François Ier se tira des instances d'Henri VIII en faisant la galanterie de faire danser Anne Boleyn. Tout finit par une ligue soi-disant contre le Turc et par une petite somme qu'on envoya aux Allemands.

Les historiens systématiques n'ont pas manqué d'admirer toutes ces tergiversations. Ils y mettent la suite et l'ensemble qui n'y fut jamais, y voient déjà l'essai habile du système d'équilibre. Ce fut tout simplement l'effet des influences de cour qui se balançaient. Le vieux Duprat était légat et voulait devenir pape, Montmorency connétable; ils tiraient à droite, du côté espagnol et papal. La duchesse d'Étampes, l'amiral Brion (Chabot), par moments la sœur du roi et les Du Bellay, l'inclinaient à gauche, vers Henri VIII, les protestants, Soliman. Ce n'était pas un équilibre, c'étaient des chutes alternatives, lourdes, dangereuses, souvent des contradictions violentes, qui crevaient les yeux, irritaient l'opinion.

Par exemple, à trois mois de distance, il se lie intimement avec le pape pour regagner l'Italie, et il appelle Barberousse, l'effroi, l'horreur de l'Italie, de l'Europe, détruisant à l'instant même ce qu'il a essayé de faire.

L'équilibre européen qu'on voit ici bien à tort ne fit rien pour lui dans les deux crises suprêmes de 1536 et 1544. La France se sauva seule.

Revenons.

Il suffit, pour attraper un enfant, de lui montrer une pomme. À ce grand enfant, le pape montrait le duché de Milan.

Le duc de Milan, malade, sans postérité, négociait aussi secrètement avec lui contre son tyran, l'Empereur, et pourtant priait l'Empereur de lui faire épouser sa nièce.

Sur ces amorces, le roi envoie à Milan un italien francisé, Maraviglia ou Merveille, un sot étourdi, glorieux, qui négocie à grand bruit, menace les impériaux. Ses gens, grands bretteurs, les défient. Riposte, les épées tirées; un Espagnol est tué. Que fait le duc de Milan? Effrayé de voir tout connu, il perd la tête, fait prendre l'agent de François 1er, et, pour regagner l'Empereur, le décapite la même nuit (7 juillet 1533). L'Empereur immédiatement donne sa nièce à Sforza.

Le roi reconnut ce jour-là sa situation, son isolement, le mépris qu'on faisait de lui.

Ce coup de fouet le réveilla, mais pour le précipiter plus avant dans sa sottise. Il s'unit d'autant plus au pape, prend sa nièce pour un de ses fils. Le pape, libéralement, donne en dot Parme et Plaisance, terre papale, que nous n'eûmes point, Pise et Livourne, que son cousin Médicis n'avait nulle envie de livrer; enfin des mots et du vent. L'affaire est caractérisée par l'aveu du roi: «Nous avons pris une fille toute nue.» La dot réelle était l'alliance du pape. Belle et solide avec un vieux pontife malade qui va mourir demain!

Le roi fit brusquement la chose à Marseille; le mariage bâclé, consommé, il revint avec cette nièce (Catherine de Médicis), plus une patente du pape pour brûler les luthériens. Les Anglais lui firent honte d'avoir humilié sa couronne, de s'être fait le lieutenant de la police papale et le sbire de l'évêque de Rome.

Ce voyage, cette intimité avec le pontife, avait produit son effet naturel à Paris. L'Université, que le Parlement même conseillait de réformer, loin de subir cette réforme, devint tout à coup agressive. Elle s'en prit violemment à la sœur du roi, qu'il avait laissée à Paris. On la frappa dans son aumônier, le doux et mystique Roussel, qui prêchait au Louvre. On la frappa en elle-même, en son livre, le Miroir de l'âme pécheresse, rêverie tendre et monotone, qui n'était pas plus protestante qu'une foule d'autres livres mystiques.

Les protestants, du reste, comme les catholiques, hardis de l'absence du roi, essayaient d'agir. Profitant de la réforme qu'on faisait dans l'Université, ils avaient réussi à faire porter au rectorat un des leurs, ami de Calvin. Il s'avoua protestant. Le Parlement le poursuivit. Il s'enfuit en Suisse, Calvin en Saintonge, où il se cacha, protégé par la reine de Navarre.

C'est sur elle que tout retomba. Les moines répandirent dans les chaires un mot, du reste vraisemblable: Que, le roi jurant au pape qu'il voudrait chasser tous les luthériens, Montmorency aurait dit: «Commencez donc par votre sœur.»

Après la chaire, le théâtre. Ils firent jouer sur les tréteaux par la bande des Cappets, cette furie, cette Hérodiade. On proposait de la mettre dans un sac et de la jeter à la Seine.

Le roi, au retour, ne put se dispenser de commencer une enquête. Il emprisonna Béda. Les Du Bellay, qui parvinrent, par adresse et par argent, à faire agir les protestants d'Allemagne contre la maison d'Autriche, se trouvèrent forts auprès du roi. Jean du Bellay obtint de lui qu'il appellerait Mélanchthon à Paris pour conférer sur la réunion des deux Églises. S'il venait, il était possible que son insinuation, sa douceur, son charme, gagnassent un esprit aussi mobile que celui du roi.

Une histoire fort scandaleuse eût aidé à noyer les moines. Les cordeliers d'Orléans venaient d'être pris pour une farce sacrilége. La femme du prévôt de cette ville étant morte sans leur faire de legs, ils voulurent faire croire qu'elle était damnée. Comment en douter? Aux heures de matines, son âme plaintive errait, gémissait dans les voûtes de l'église. Les cordeliers déclarèrent qu'ils n'y feraient plus l'office. À grand bruit, ils emportèrent le saint sacrement, les reliques. Cela n'allait pas moins qu'à faire déterrer la damnée et la jeter à la voirie. Malheureusement le prévôt obtint un ordre du roi pour fouiller l'église, malgré les priviléges ecclésiastiques. Il trouva, empoigna l'âme, qui était un jeune novice. Tous furent amenés à Paris, jugés, condamnés à l'amende honorable.

Le parti était bien malade. Un événement imprévu le sauva, comme en 1528.

En juin 1534, comme on parlait beaucoup des insurgés d'Allemagne, des anabaptistes de Munster et de leur polygamie, on prit à Paris, on brûla un moine marié, qu'on dit polygame, voulant le confondre avec les anabaptistes, le donner pour un précurseur de leurs jacqueries fanatiques.

Le 18 octobre de la même année, le roi, alors à Blois, se levant le matin et sortant de sa chambre, voit sur sa porte même un placard contre la messe, comme ceux que les protestants avaient déjà affichés. Il fut hors de lui, pâlit de tant d'audace, d'un si direct affront à la majesté royale.

Ces doctrines, qui venaient de faire une république à Munster, de chasser le prince-évêque, puis d'y faire le roi tailleur, le fameux Jean de Leyde, l'épouvantèrent. On lui montra le spectre de l'anabaptisme. On lui fit croire que ces prétendus anabaptistes de Paris voulaient faire un massacre général des catholiques, brûler le Louvre, etc. L'ambassadeur d'Espagne l'écrit comme chose sûre à Madrid.

Rien de plus saint, de plus pur, que les origines du protestantisme français. Rien de plus éloigné de la sanglante orgie de Munster.

Le premier martyr parisien fut un jeune ouvrier d'une vie tout édifiante. Il était paralytique, et on le prit dans son lit. Celui-là, à coup sûr, n'avait pas été à Blois.

Il avait été d'abord un garçon leste et ingambe, vif, farceur, véritable enfant de Paris. Frappé par un accident, il n'en était pas moins resté un grand rieur. Assis devant la porte de son père, qui était un cordonnier, il se moquait des passants. Un homme dont il riait approche et dit avec douceur: «Mon ami, si Dieu a courbé ton corps, c'est pour redresser ton âme.» Il lui donne un Évangile. Étonné, il prend, lit, relit, devient un autre homme. Son infirmité augmentant, il resta six ans dans son lit, gagnant sa vie à enseigner l'écriture ou à graver sur des armes de prix, ce qui le mettait à même de donner aux pauvres et de les gagner à l'Évangile.

Sur son martyre, nous ne suivrons pas les récits protestants de Bèze, Crespin, etc. Nous préférons le récit plus ancien d'un fort zélé catholique, le Bourgeois de Paris (publié en 1854). Il trouve ces horreurs admirables, en donne tout le détail, en accuse beaucoup plus que n'avaient dit les protestants.

Pendant six mois, de novembre en juin, continuèrent dans Paris les sacrifices humains.

«Audict an 1534, 10 novembre, furent condamnés sept personnes à faire amende honorable en un tombereau, tenant une torche ardente, et à être brûlées vives. Le premier desquels fut Barthélemy Mollon, fils d'un cordonnier, impotent, qui avoit lesdicts placards. Et pour ce, fut brûlé tout vif au cimetière Saint-Jean.—Le second fut Jean Du Bourg, riche drapier, demeurant rue Saint-Denis, à l'enseigne du Cheval noir. Il avoit lui-même affiché de ses écriteaux. Il fut mené faire amende honorable devant Notre-Dame, et de là aux Innocents, où il eut le poing coupé, puis aux Halles, où il fut brûlé tout vif, pour n'avoir pas voulu accuser ses compagnons.—Le troisième, un imprimeur de la rue saint-Jacques, pour avoir imprimé les livres de Luther. Brûlé vif à la place Maubert.—Le 18 novembre, un maçon, brûlé vif rue Saint-Antoine.—Le 19, un libraire de la place Maubert, qui avoit vendu Luther, brûlé sur ladite place.—Un graînier aussi et un couturier demeurant près Sainte-Avoye. Mais pour ce qu'ils en accusèrent et promirent d'en accuser d'autres, la cour les garda.

«Le 4 décembre, un jeune serviteur brûlé vif au Temple. Le 5, un jeune enlumineur brûlé au pont Saint-Michel. Le 7, un jeune bonnetier fut, devant le Palais, battu nud au cul de la charrette, et fit amende honorable.

«Le 21 janvier, trois luthériens (dont le receveur de Nantes) brûlés rue Saint-Honoré, et un clerc du Châtelet; un fruitier devant Notre-Dame. Le 22, la femme d'un cordonnier près Saint-Séverin, lequel étoit maître d'école et mangeoit de la chair le vendredi et le samedi.

«Le 16 février, un riche marchand, de cinquante à soixante ans, estimé homme de bien, brûlé au cimetière Saint-Jean.

«Le 19, un orfèvre et un peintre du pont Saint-Michel, battus de verges.—Le 26, un jeune mercier italien, et un jeune écolier de Grenoble, furent brûlés; l'écolier, pour avoir affiché la nuit des écriteaux (par ordre d'un maître de l'Université, chez qui il demeurait).

«Le 3 mars, un chantre de la chapelle du roi, qui avoit attaché au château d'Amboise, où étoit le roi, quelques écriteaux, fut brûlé à Saint-Germain-l'Auxerrois.

«Le 5 mai, un procureur et un couturier furent trainés sur une claie au parvis Notre-Dame, et menés au Marché aux pourceaux, pendus à chaînes de fer, et ainsi brûlés... Et de même, un cordonnier au carrefour du Puys-Sainte-Geneviève, qui mourut misérablement sans soi repentir.

«Et furent leurs procès avec eux brûlés.»

Dans ce récit d'un Parisien contemporain, et qui put être témoin oculaire, on voit énoncée la cruelle aggravation de peine qui commence alors (en novembre). Les condamnés ne furent pas préalablement étranglés, mais effectivement brûlés vifs. Et, cette peine ne suffisant pas, on imagina en mai cet atroce suspensoire des chaînes de fer qui soutenait le patient et prolongeait le supplice, empêchant le corps de s'affaisser et de disparaître dans le feu.

Les procès brûlés avec les hommes, par une précaution infernale, ont rendu très-difficile d'écrire avec certitude les actes de ces martyrs.

Rien n'indique que le roi se soit imposé le supplice de voir ces horribles spectacles, plus choquants qu'on ne peut dire par les convulsions des patients et l'odeur des chairs brûlées. Il ne vint à Paris que le 21 janvier, sortit à huit heures du matin, alla du Louvre à Saint-Germain-l'Auxerrois, et de là, en grande pompe, à travers les rues tapissées, suivit la procession du clergé, qui porta le saint sacrement de reposoir en reposoir. À chacun, il s'arrêta et fit ses dévotions. Puis il dîna à l'évêché. Il y vit l'amende honorable.

Si le roi eût assisté aux exécutions, le Bourgeois, excellent catholique, ne manquerait pas de le remarquer avec orgueil et de consigner le fait.

Huit jours auparavant (13 janvier 1535), la Sorbonne avait tiré du roi une incroyable ordonnance qui supprimait l'imprimerie. Elle n'a pas été conservée, mais le fait est prouvé par la suspension qu'accorda le roi (26 février).

Le clergé s'y prenait trop tard. L'art fatal avait tout enveloppé. Et la Presse était plus qu'un art: c'était un élément nécessaire, comme l'air et l'eau. L'air est bon, il est mauvais; sain ici, là insalubre. N'importe. C'est la condition suprême de l'existence. On ne supprimera pas la respiration, ni pas davantage la Presse.

D'après un calcul vraisemblable (voir Daunou et Petit-Radel, Taillandier, etc.), l'imprimerie a donné, avant 1500, quatre millions de volumes (presque tous in-folio). De 1500 à 1536, dix-sept millions. Après, on ne peut plus compter.

Dans les dix premières années de Luther, les publications décuplent en Allemagne. En 1533, il y a déjà dix-sept éditions de l'Évangile allemand à Wittemberg, treize à Augsbourg, treize à Strasbourg, douze à Bâle, etc.

Le catéchisme de Luther est bientôt tiré à cent mille, etc., etc. (Schœffer, Influence de Luther sur l'éducation). La Suisse et les Pays-Bas, la France, l'Angleterre, le Nord, font d'incroyables efforts pour rejoindre l'Allemagne.

La demande de la Sorbonne était tellement ridicule, que les parlementaires, jusque-là alliés des sorbonnistes, réclamèrent contre eux. Budé et Jean Du Bellay démontrèrent au roi que la chose était et inepte et impossible.

Le clergé tourna l'obstacle. Il obtint qu'il y aurait censure, des censeurs élus par le Parlement. Et peu après, en 1542, il tira la chose des mains du Parlement, et se fit censeur.

Cependant, de toutes parts, la voix publique s'élevait contre l'horrible inconséquence de poursuivre les protestants à Paris et de les aider en Allemagne, de traiter avec les Turcs et de brûler les chrétiens.

Les Allemands, il est vrai, avaient détruit l'anabaptisme (communiste et polygame). Mais, à Paris, avec quelque furie qu'eût été menée la chose, les pièces brûlées avec les hommes, les procès détruits, la lumière éteinte, il n'était que trop certain que pas un de ces infortunés n'était anabaptiste. Autre était l'école française, toute chrétienne, soumise aux puissances.

C'était justement le moment où les protestants d'Allemagne, avec l'argent de France, avaient, par un coup rapide, enlevé le Wurtemberg à la maison d'Autriche et au catholicisme, forçant Ferdinand à accepter le fait accompli, à confirmer l'édit de tolérance.

Il en était résulté une vaste explosion protestante. Tout ce qui restait catholique par peur de l'Autriche parla haut et se déclara. La Poméranie, le Mecklembourg, le Brunswick, les provinces allemandes de Danemark, une forte partie de la Saxe, tout le Palatinat du Rhin, se déclarèrent protestants. Le lointain Nord Scandinave commençait à s'ébranler et prendre le même esprit.

De sorte que François Ier put voir qu'en brûlant les protestants il défaisait ce qu'il venait de faire, irritait les Allemands au moment où il venait de les gagner par un signalé service, se brouillait avec un parti qui avait déjà la moitié de l'Europe.

Et pour qui cette sottise? Pour Clément VII, qui mourait? Pour gagner l'Église italienne? Cette Église, comme l'Italie, l'exécrait et le maudissait pour avoir lâché, appelé l'épouvantable terreur des corsaires de Barberousse.

Il commença à voir clair, et se dépêcha en juillet (1535) de regagner les Allemands. Duprat venait de mourir. Les Du Bellay lui firent de nouveau inviter Mélanchthon. Il donna une amnistie, «voulant que les suspects ne fussent plus inquiétés, et que, s'ils étaient prisonniers, on les délivrât.» Les fugitifs pouvaient revenir en abjurant dans les six mois et vivant en bons catholiques.

Une chose plus significative était déjà faite depuis février. Le roi avait enlevé Béda, lui avait fait faire amende honorable, et l'avait jeté au Mont-Saint-Michel, où il resta jusqu'à sa mort.

CHAPITRE XIX

FRANÇOIS Ier ET CHARLES-QUINT—FONTAINEBLEAU—LE GARGANTUA
1535

Le Liégeois Thomas Hubert, qui vint, en 1535, avec l'électeur palatin, nous donne un curieux portrait de François Ier. C'est le dernier moment où il fut encore lui-même. Les maladies le saisirent en 1538 avec une extrême violence, et, dans les années qui suivirent jusqu'à sa mort, en 1547, on peut dire qu'il se survécut.

Il était fort entamé en 1535. Cependant il avait toujours la conversation brillante, la riche mémoire que les Italiens avaient admirée: «Il savait, disait à merveille les particularités de chaque pays, leurs ressources, leurs productions, les routes, les fleuves navigables, et cela pour les contrées les plus éloignées.» (P. Jov.)

Hubert ajoute ce mot: «Non-seulement les artistes auraient profité à l'entendre, mais les jardiniers et les laboureurs. Malheureusement il prononçait difficilement, ayant perdu la luette par la maladie.» (Hub. Vita Fred. Pal.)

Il n'avait pourtant que quarante et un an. Charles-Quint en avait trente-cinq et ne se portait guère mieux. Il bégayait comme François Ier et n'avait plus de cheveux. On dit qu'il les avait coupés. Peut-être les avait-il perdus par suite des attaques d'épilepsie qu'il eut parfois dans sa jeunesse, ou par abus des plaisirs, par suite de maladies. Il était fort adonné aux femmes, autant qu'à la table; grandes dames et petites filles, tout lui était bon. Un ulcère le força de quitter brusquement l'armée, en 1532, en présence de Soliman.

Les maladies de ces princes ont servi l'humanité, en ce sens que leurs médecins, les plus éminents du siècle, durent, pour des maux tout nouveaux, chercher une science nouvelle, quitter l'ancienne médecine, grecque et arabe qui, ici, restait muette. Le médecin de François Ier, l'illustre Gunther d'Andernach, chef de l'école de Paris, vit les plus grands esprits du temps assiéger sa chaire, les Fernel, les Rondelet, les Sylvius, les Servet, les Vésale. Là, Vésale prépara la première description anatomique de l'homme qu'on ait possédée. Là, Servet entrevit la grande et principale découverte du siècle, la circulation du sang.

Vésale, prosecteur de Gunther, devint le médecin de Charles-Quint, et écrivit Sur la goutte de César un opuscule qu'on a placé, non sans cause, près du poème de Fracastor sur la Syphilis dans le recueil des anciens traités relatifs à la grande maladie. César, traité par le gaïac, fut de plus en plus noué et torturé d'exostoses. Le roi, qui semble avoir préféré les pilules mercurielles de son ami Barberousse, n'en eut pas moins de cruelles apostumes qui le mirent près de la mort, et cette triste bouffissure dont témoigne son dernier portrait.

Dans cet état de santé, les dispositions des deux malades étaient toutefois différentes. L'humeur âcre de Charles-Quint, irritée et attisée par des mets très-épicés, ravivait sans cesse en lui les éléments inquiets de sa race, l'agitation de Maximilien, la violence, la mélancolie de Charles le Téméraire. Il ne voulait point de paix. François Ier, plus malade, plus découragé, sans l'affront de Merveille et le regret de Milan qui le poursuivait, eut voulu au moins une trêve qui durât ses dernières années. (Relaz. Venez, Nic. Tiepolo. 1538.)

François Ier, peu à peu, était comme rentré en lui. Jeune, il avait d'abord rêvé l'Orient et la croisade. Puis l'Italie, puis l'Empire. Milan lui restait au cœur. Mais il eût voulu l'obtenir par arrangement plutôt que par guerre.

La guerre lui allait si peu, qu'il avait même renoncé aux grandes chasses fatigantes. Les vastes paysages de la Loire, les déserts de la Sologne, qui plaisaient au roi cavalier et lui firent si tristement placer sa féerie de Chambord, n'allaient plus au promeneur valétudinaire. Il lui fallait une nature plus resserrée et exquise. Il aimait Fontainebleau.

Harmonie d'âge et de saison. Fontainebleau est surtout un paysage d'automne, le plus original, le plus sauvage et le plus doux, le plus recueilli. Ses roches chaudement soleillées où s'abrite le malade, ses ombrages fantastiques, empourprés des teintes d'octobre, qui font rêver avant l'hiver; à deux pas la petite Seine entre des raisins dorés, c'est un délicieux dernier nid pour reposer et boire encore ce qui resterait de la vie, une goutte réservée de vendange.

«Si vous aviez quelque malheur, où chercheriez-vous un asile et les consolations de la nature?—J'irais à Fontainebleau.—Mais si vous étiez très-heureuse?—J'irais à Fontainebleau.»

Ce mot d'une femme d'esprit peut être senti de tous. Mais ce sont pourtant les blessés surtout, les blessés du cœur, qui ont affectionné ce lieu. Saint Louis, dans ses tristesses profondes sur la ruine du Moyen âge, vient prier dans cette forêt. Louis XIV, vaincu, fuit Versailles, ses triomphes en peinture qui ne sont plus qu'ironie, et cherche à Fontainebleau un peu de silence et d'ombre.

Là aussi François Ier, découragé des guerres lointaines, veuf de son rêve, l'Italie, se fait une Italie française. Il y a refait les galeries, les promenoirs élégants, commodes et bien exposés, des villas lombardes qu'il ne verra plus. Il fait sa galerie d'Ulysse. Son Odyssée est finie. Il accepte, la destinée le voulant ainsi, son Ithaque.

François Ier, qui n'avait pas peu contribué au naufrage de l'Italie, en recueillit les débris avec un amour avide auquel elle a été sensible. Elle n'a voulu se souvenir que de sa passion pour elle. Passion réelle et non jouée. Dans ce siècle effectivement où tous les princes affichèrent la protection des arts, il y a, entre ces protecteurs, des différences à faire. Léon X eut l'idée baroque de faire Raphaël cardinal. Charles-Quint flatta Venise en ramassant le pinceau du Titien. Tous honorèrent les artistes. Mais François Ier les aima.

Les exilés italiens trouvèrent en lui une consolation, la plus grande: il les imitait, prenait leurs manières, leur costume et presque leur langue. Lorsque le grand Léonard de Vinci vint chez lui en 1518, il fut l'objet d'une telle idolâtrie, qu'à son âge de quatre-vingts ans il changea la mode et fut copié par le roi et toute la cour pour les habits, pour la coupe de barbe et de cheveux. La blessure du roi à la tête lui fit seule changer de coiffure. Tout le monde à son exemple, prononçait à l'italienne. On le voit par les lettres de Marguerite, qui écrit comme elle prononce: chouse pour chose, j'ouse pour j'ose, ous pour os, etc.

Les Italiens, en revanche, avaient fait pour lui des merveilles, un monde de chefs-d'œuvre. Malheureusement nos régentes du XVIIe siècle, très-galantes et très-hypocrites, n'ont pu supporter ces libres peintures; elles n'aimaient que les réalités. Un acte impie en ce genre fut la destruction du seul tableau que Michel-Ange eût peint à l'huile. Pas unique, le premier, le dernier qu'il ait jamais fait sur les terres hasardées de la fantaisie. Cette œuvre était la Léda, l'austère et âpre volupté, absorbante comme la nature. Il l'avait envoyée au roi de Fontainebleau. Cette image sérieuse, s'il en fut, hautaine, altière dans son ardeur, parut obscène à des prudes impudiques, et, comme telle, fut brûlée par les sots.

Le sac de Rome en 1527, la chute de Florence en 1532, avaient été en quelque sorte une ère de dispersion pour l'Italie. La concentration fut brisée. L'art italien regarda aux quatre vents. Jules Romain s'en va à Mantoue, et y bâtit une ville, avec le palais, les peintures du monde écroulé, la lutte des géants contre les dieux. D'autres s'en vont au fond du Nord, s'inspirent de son génie barbare, et, pour le monstrueux empire d'Iwan le Terrible, bâtissent le monstre du Kremlin. D'autres encore viennent en France; dans la matière la plus rebelle, le grès de Fontainebleau, ils trouvent des effets imprévus, singulièrement en rapport avec le mystère du paysage, avec l'obscure et sombre énigme de la politique des rois. De là ces Mercures, ces mascarons effrayants de la Cour ovale; de là ces Atlas surprenants qui gardent les bains dans la Cour du Cheval blanc, homme-rochers qui cherchent encore depuis trois cents ans leur forme et leur âme, témoignant du moins qu'en la pierre il y a le rêve inné de l'être et la velléité de devenir.

Je ne suis pas loin de croire que ces Italiens, ayant perdu terre, dépaysés, quittes de leur public et de leurs critiques, d'autant plus libres en terre barbare qu'ils étaient sûrs d'être admirés, prirent ici une hardiesse qu'ils n'avaient pas eue chez eux. Le Rosso ôta la bride à son coursier effréné. N'ayant affaire qu'à un maître qui ne voulait qu'amusement, qui disait toujours: Osez, il a, pour la petite galerie favorite du malade, fondu tous les arts ensemble dans la plus fantasque audace. Rien n'est plus fou, plus amusant. Triboulet, Brusquet, sans nul doute, ont donné leurs sages conseils. Le beau, le laid, le monstrueux, s'arrangent pourtant sans disparate. Vous diriez le Gargantua harmonisé dans l'Arioste. Prêtres gris, vestales équivoques, héros grotesques, enfants hardis, toutes les figures sont françaises. Pas un souvenir d'Italie. Ces filles espiègles et jolies, d'autres émues, haletantes, telle qui souffre et dont la voisine touche le sein (plein d'avenir) avec une douce main de sœur, toutes ces images charmantes, ce sont nos filles de France, comme Rosso les faisait venir, poser, jouer devant lui. Rougissantes, inquiètes, rieuses de se voir au palais des rois, d'autres honteuses et pleurantes d'être trop admirées sans doute, il a tout pris. C'est la nature, et c'est un ravissement.

Au milieu de cette foule pantagruélique, dans ce grand rendez-vous du monde où l'Amérique et l'Asie entrent aussi en carnaval, le roi de la Renaissance, reconnaissable à son grand nez, le roi des aveugles, mène la France qui n'y voit goutte, et, l'épée à la main, la pousse dans le palais de la lumière.

Plus François Ier déclina, moins il fut propre aux femmes, plus il fut amoureux des arts. On sait son mot à Cellini. «Je t'étoufferai dans l'or.» Et, quand la petite galerie lui fut ouverte par Rosso, quand il se vit en possession de cette farce divine, roi de ce peuple rieur et de ce sérail unique, lui aussi il fit une farce, il dit à Rosso: «Je te fais chanoine.» Ce pieux artiste eut un canonicat de la Sainte-Chapelle.

Rosso n'en profita guère. Pour un chagrin, il se tua. Et ce fut aussi le sort du grand et charmant André del Sarte. Du moins, avant son malheur, il ramassa tout son génie, et fit pour François Ier le plus frémissant tableau qui ait été peint jamais. Triomphe étrange, peu mérité sans doute, d'un roi si léger, que ce profond cœur italien, d'un élan de reconnaissance, ait réalisé pour lui cette chose vivante et brillante comme une haleine de Dieu, la Charité (qui est au Louvre)!

Que la flamme ait tombé de là, que l'étincelle ait pris, je ne m'en étonne pas. Et quasi currentes vitaï lampada tradunt. C'est la France, dès ce jour, qui part de l'Italie, s'en détache et prend le flambeau.

La reine réelle de France était cette vive Picarde, cette hardie duchesse d'Étampes qui, par un art sans doute étrange, garda vingt ans François Ier. Le vrai centre de la royauté, c'était sa chambre. Pour l'orner, elle n'appela pas un étranger; elle prit un Français, un jeune homme, la main ravissante de ce magicien Jean Goujon, qui donnait aux pierres la grâce ondoyante, le souffle de la France, qui sut faire couler le marbre comme nos eaux indécises, lui donner le balancement des grandes herbes éphémères et des flottantes moissons.

Les cariatides de cette chambre mystérieuse semblent un essai du jeune homme, essai hardi, incorrect et heureux. Où a-t-il pris ces corps charmants, si peu proportionnés, nymphes étranges, improbables, infiniment longues et flexibles? Sont-ce les peupliers de Fontaine-belle-eau, les joncs de son ruisseau, ou les vignes de Thomery dans leurs capricieux rameaux, qui ont revêtu la figure humaine? Les rêves de la forêt, les songes d'une nuit d'été, qui ne se laissaient voir que dans le sommeil pour être regrettés au matin, ont été saisis au passage par cette main vive et délicate. Les voilà, ces nymphes charmantes, captives, fixées par l'art; elles ne s'envoleront plus.

Cette chambre, qui n'est pas très-grande, la galerie rabelaisienne, chaude et basse de plafond, qui domine le petit étang, ce furent les abris des dernières années de François Ier, les témoins de ses conversations. Il était curieux, interrogatif. Et jamais il n'y eut tant à dire qu'en ce temps. Les murs parlent. Comme les paroles gelées que rencontra Pantagruel, et qui dégelaient par moment, il ne tient à rien que les conversations peintes par le Rosso ne se détachent des murs. Ils content les découvertes récentes, l'Asie, l'Amérique. Le D'Inde, oiseau bizarre qui surprit tellement d'abord, l'éléphant coquettement orné d'une parure de sultane, vous y voyez par ordre ces nouveaux sujets d'entretien.

Là vint le frapper la nouvelle étrange, impie et scandaleuse que c'était la terre qui tournait, non le soleil, et que Josué s'était trompé. Le tout calculé, démontré par un pieux ecclésiastique. Là lui furent racontés, d'après le livre d'Ovando, les merveilles imprévues de ce monde nouveau où la vie animale ne rappelait en rien l'ancien, où l'homme, sans rapport aux anciennes races, ne semblait pas enfant d'Adam. Là Rincon, Duchâtel, Postel, venaient lui dire: «Le Turc vaut mieux que les chrétiens.» Et ils lui contaient les magnificences incroyables de Soliman, le bel ordre, les fêtes, les féeries de Constantinople. L'esprit du malade inactif, d'autant plus inquiet, s'étendait en tous sens. Il poussait Jean Cartier à découvrir le Canada. Il chargeait les naturalistes Belon, Rondelet, Gilles d'Alby, d'étudier, de rapporter les animaux inconnus de l'Asie.

Sa sœur, la reine de Navarre, Budé, son bibliothécaire, Duchâtel, son lecteur, surtout les Du Bellay, eurent la part principale à tout cela. Ce fut Jean Du Bellay, sans aucun doute, qui amusa le roi du livre surprenant que venait de donner à Lyon le facétieux médecin Rabelais, son protégé et domestique, comme on disait alors.

Quel livre? Le sphinx ou la chimère, un monstre à cent têtes, à cent langues, un chaos harmonique, une farce de portée infinie, une ivresse lucide à merveille, une folie profondément sage.

Quel homme et qu'était-il? Demandez plutôt ce qu'il n'était pas. Homme de toute étude, de tout art, de toute langue, le véritable Pan-ourgos, agent universel dans les sciences et dans les affaires, qui fut tout et fut propre à tout, qui contint le génie du siècle et le déborde à chaque instant.

Christophe Colomb trouva son nouveau monde à cinquante ans. Rabelais avait à peu près le même âge, ou un peu plus, quand il trouva le sien.

La nouveauté du fond fut signalée par celle de la forme. La langue française apparut dans une grandeur qu'elle n'a jamais eue, ni avant ni après. On l'a dit justement: ce que Dante avait fait pour l'italien, Rabelais l'a fait pour notre langue. Il en a employé et fondu tous les dialectes, les éléments de tout siècle et de toute province que lui donnait le Moyen âge, en ajoutant encore un monde d'expressions techniques que fournissent les sciences et les arts. Un autre succomberait à cette variété immense. Lui, il harmonise tout. L'antiquité, surtout le génie grec, la connaissance de toutes les langues modernes, lui permettent d'envelopper et dominer la nôtre.

Majestueux spectacle. Les rivières, les ruisseaux de cette langue, reçus, mêlés en lui, comme en un lac, y prennent un cours commun, et en sortent ensemble épurés. Il est, dans l'histoire littéraire, ce que, dans la nature, sont les lacs de la Suisse, mers d'eaux vives qui, des glaciers, par mille filets, s'y réunissent pour en sortir en fleuve, et s'appeler la Reuss, ou le Rhône ou le Rhin.

Ceci pour la langue et la forme. Mais pour le fond, à qui le comparer?

À l'Arioste? à Cervantès? Non, tous deux rient sur un tombeau, sur la patrie défunte, et la chevalerie inhumée. Tous deux regardent au couchant. Rabelais regarde l'aurore.

Il serait ridicule de comparer le Gargantua et le Pantagruel à la Divine Comédie. L'œuvre italienne, inspirée, calculée, merveilleuse harmonie, semble ne comporter de comparaison à nulle œuvre humaine. Toutefois, ne l'oublions pas, cette harmonie est due à ce que Dante, si personnel dans le détail, s'est assujetti dans l'ensemble, dans la doctrine, la composition même, à un système tout fait, au système officiel de la théologie. Il va vers l'infini, mais de droite et de gauche, soutenu, limité, par deux murs de granit, dont l'un est saint Thomas, l'autre la tradition très-fixe du mystère des trois mondes, joué partout en drame avant d'entrer dans l'épopée.

Répétons donc pour Dante ce que nous disions pour les deux autres. Il regarde vers le passé. Si sa force indocile échappe parfois vers l'avenir, c'est comme malgré lui, par des hasards sublimes de génie et de passion, par un égarement de son cœur.

Directement contraire est la tendance de Rabelais. Il cingle à l'Est, vers les terres inconnues.

L'œuvre est moins harmonique; je le crois bien. C'est un voyage de découverte.

Il sait tout le passé et le méprise. Il en traîne plus d'un lambeau, mais il les arrache en courant, il en sème sa route. S'il en garde quelque chose, ce sont des mots, des noms, dont il baptise des choses nouvelles et très-contraires.

La devise orgueilleuse de Montesquieu est mieux placée ici: «C'est un enfant sans mère» (Prolem sine matre creatam).

Où sont ses précédents? Il appelle son livre Utopie, et sans doute il connaît l'Utopie de Thomas Morus. Il a eu sous les yeux l'Éloge de la folie d'Érasme. Il ne doit pas un mot ni à l'un ni à l'autre.

Érasme est un homme d'esprit, mais froid, de peu de verve, qui ne trouve le paradoxe qu'en sortant du bon sens.

Il touche à l'ineptie lorsque, dans sa liste des fous, il met l'enfant! Quand il voit dans l'amour, dans le mystère sacré de la génération, une folie ridicule! Cela est sot et sacrilége.

Thomas Morus est un romancier fade, dont la faible Utopie a grand'peine à trouver ce que les mystiques communistes du Moyen âge avaient réalisé d'une manière plus originale. La forme est plate, le fond commun. Peu d'imagination. Et pourtant peu de sens des réalités.

Rabelais ne doit rien à ces faibles ouvrages. Il n'a rien emprunté qu'au peuple, aux vieilles traditions. Il doit aussi quelque chose au peuple des écoles, aux traditions d'étudiants. Il s'en sert, s'en joue et s'en moque. Tout cela vient à travers son œuvre profonde et calculée, comme des rires d'enfants, des chants de berceau, de nourrice.

Navigateur hardi sur la profonde mer qui engloutit les anciens dieux, il va à la recherche du grand Peut-être. Il cherchera longtemps. Le câble étant coupé et l'adieu dit à la Légende, ne voulant s'arrêter qu'au vrai, au raisonnable, il avance lentement, en chassant les chimères.

Mais les sciences surgissent, éclairent sa voie, lui donnent les lueurs de la Foi profonde. Copernic y fera plus tard, et Galilée. Mais déjà l'Amérique et les îles nouvelles, déjà les puissances chimiques tirées des végétaux, déjà le mouvement du sang, la circulation de la vie, la mutualité et solidarité des fonctions, éclatent dans le Pantagruel en pages sublimes, qui, sous forme légère, et souvent ironique, n'en sont pas moins les chants religieux de la Renaissance.

Nous parlerons dans un autre volume de cette Odyssée du Pantagruel. Aujourd'hui, l'Iliade, je veux dire, le Gargantua.

Mais avant d'entamer ce livre, il faudrait un peu connaître comment l'auteur y arriva. Malheureusement tout est obscur. Plût au ciel qu'on pût faire une vie de Rabelais! Cela est impossible[25].

Ce que nous en savons le mieux, c'est qu'il eut l'existence des grands penseurs du temps, une vie inquiète, errante, fugitive, celle du pauvre lièvre entre deux sillons. Il se cacha, rusa, s'abrita comme il put, et réussit à vivre âge d'homme, et même vieux, sans être brûlé.

Vie terrible, on l'entrevoit bien. Ce joyeux enfant de Touraine, ami de la nature, on le fait prêtre, on le fait moine. Et, tout d'abord, les moines qui devinent son génie vous le mettent dans un in pace. Des magistrats l'en tirent. Il est longtemps comme caché sous l'abri des frères Du Bellay, ses anciens condisciples. Il devient leur faiseur; pour Guillaume, il fait de l'histoire; pour René, de la physique; pour le cardinal Jean, de la diplomatie. Courtisan, bouffon de château, médecin de campagne, auteur aux gages des libraires, ce grand génie traîne les vices de sa vieille robe, l'ostentation des vices surtout pour plaire aux grands. Grand buveur (par écrit), et débauché (en vers latins), il garde, chose étonnante dans cette vie d'aventurier, une vigueur morale, une rectitude, un souverain amour du bien, une haine du faux, qui va enlever le vieux monde.

À Montpellier, il enseignait la médecine avec applaudissement; mais sa robe fatale le poursuivait sans doute. Il alla s'établir à Lyon, où la grande colonie italienne mettait un peu de liberté. Il y trouva une autre victime du fanatisme, l'ardent, l'intrépide imprimeur, Étienne Dolet, qui attaquait également et les légistes et le clergé, et se fit brûler à la fin. Rabelais avait fait pour Dolet et autres libraires des publications populaires d'almanachs, de satires, qui avaient répandu son nom.

On commençait à regarder de quel côté il tournerait. Les protestants se demandaient s'il se joindrait à eux. Bèze dit dans ses vers: «Tout grand esprit a les yeux sur cet homme.»

Tous aussi reculèrent, à l'apparition du Gargantua, tous crièrent d'horreur ou de joie. Peu comprirent que c'était un livre d'éducation. Peu devinèrent le mot caché, qui est celui d'Émile: «Reviens à la nature.»

C'était l'Anti-Christianisme. Contre le Moyen âge qui dit: «La nature est mauvaise, impuissante pour te sauver,» il disait: «La nature est bonne; travaille, ton salut est en toi.»

Mais il ne part pas comme Émile d'un axiome abstrait. Il part du réel même de la vie, des mœurs de ce temps, de sa pensée grossière. La conception, tout enfantine, est celle de l'homme énormément et gigantesquement matériel, d'un géant. Il s'agit de faire un bon géant.

Ces vieilles histoires de géant, loin de pâlir, s'étaient fortifiées à l'apparition de la royauté et du gouvernement moderne. Le phénomène étrange, diabolique ou divin, d'un peuple résumé dans un homme, la centralisation royale, comment la figurer? comment représenter ce Dieu? C'est un géant apparemment, qui mange les gens en salade? Car un roi ne vit pas de peu.

On voit que les yeux de Rabelais se sont ouverts sur des spectacles ridicules; un monde de dérision lui apparut dès son berceau. Il vit l'époque heureuse, riche, inintelligente des premiers temps de Louis XII, de Grandgousier et Gargamèle. Il s'en souvient encore. Son Gargantua est daté de l'année où François Ier mit l'impôt sur les vins, impôt qui fit révolter Lyon. Il s'ouvre plaisamment par ce mot: Sitio.

Cette soif (qui tout à l'heure est celle des sciences et des idées), l'auteur la pose d'abord dans la matérialité la plus basse. Ce n'est qu'ivrognerie, buverie, mangerie. Ce burlesque prologue nous introduit au livre, comme les farces et les fêtes de l'âne précédaient les chants de Noël.

L'homme d'alors est tel. Tel l'a pris Rabelais. L'enfant, dès le berceau, mal entouré, puis cultivé à contresens, offre un parfait miroir de ce qu'il faut éviter. À un mauvais commencement, l'éducation scolastique ajoute tout ce qu'elle peut de vices et de paresse, mauvaises mœurs et vaines sciences.

Voilà le point de départ, et il le fallait tel.

Cela donné au temps, la supériorité de Rabelais sur ses successeurs, Montaigne, Fénelon et Rousseau, est évidente. Son plan d'éducation reste le plus complet et le plus raisonnable. Il est fécond surtout et positif.

Il croit, contre le Moyen âge, que l'homme est bon, que, loin de mutiler sa nature, il faut la développer tout entière, le cœur, l'esprit, le corps.

Il croit, contre l'âge moderne, contre les raisonneurs, les critiques, Montaigne et Rousseau, que l'éducation ne doit pas commencer par être raisonneuse et critique. Rousseau, Montaigne, tout d'abord, mettent leur élève au pain sec, de peur qu'il ne mange trop. Rabelais donne au sien toutes les bonnes nourritures de Dieu; la nature et la science l'allaitent à pleines mamelles; il comble ce bienheureux berceau des dons du ciel et de la terre, le remplit de fruits et de fleurs.

On dira que cette éducation est trop riche, trop pleine, trop savante. Mais l'art et la nature y sont pour charmer la science. La musique, la botanique, l'industrie en toutes ses branches, tous les exercices du corps, en sont le délassement. La religion y naît du vrai et de la nature pour réchauffer et féconder le cœur. Le soir, après avoir ensemble, maître et disciple, résumé la journée, «ils alloient, en pleine nuit, au lieu de leur logis le plus découvert, voir la face du ciel, observant les aspects des astres. Ils prioient Dieu le créateur en l'adorant, et ratifiant leur foy envers lui, et le glorifiant de sa bonté immense. Et, lui rendant grâce de tout le temps passé, se recommandoient à sa divine clémence pour tout l'avenir. Cela fait, entroient en leur repos.»

Cette éducation porte fruit. Gargantua n'a pas été formé seulement pour la science. C'est un homme, un héros. Il sait défendre son père et son pays. Il est vainqueur, parce qu'il est juste, et courageux avec l'esprit de paix.

Un droit nouveau surgit contre les Charles-Quint, contre les conquérants: «Foi, loi, raison, humanité, Dieu, vous condamnent, et vous périrez; le temps n'est plus d'aller ainsi conquêter les royaumes.»

Ce livre est tout empreint du temps, écrit visiblement sous l'influence des derniers événements, des guerres de l'Empereur, et aussi des guerres scolastiques de Paris, mortellement hostile à la sale et turbulente vermine des Cappets, des ennemis de la pensée. Rabelais, venu, en 1530, de Montpellier à Paris, y avait trouvé Béda triomphant, le bûcher de Berquin tiède encore; il en avait rapporté une verve amère d'indignation.

En 1534, Jean Du Bellay, allant à Rome, passa par Lyon et emmena Rabelais. Il lui fit donner au retour, en 1535, la place de médecin du grand hôpital de Lyon.

La position de cet habile homme près de François Ier était exactement celle de MM. D'Argenson près de Louis XV. De même que ces derniers, unis avec la Pompadour, entreprirent d'entraîner le roi par l'ascendant de Voltaire, Du Bellay, avec la duchesse d'Étampes, dut essayer d'agir sur François Ier par le Voltaire de l'époque, qui était Rabelais.

L'œuvre, achevée dans le cours de l'année 1535, paraît avoir reçu à ce moment des additions propres à gagner le roi.

Favorable généralement aux bons prédicateurs de l'Évangile, elle eût pu sembler protestante. Rien n'était plus loin de l'idée de Rabelais. Il est évidemment pour Érasme et contre Luther dans le parti du libre arbitre. Les anabaptistes et briseurs d'images avaient d'ailleurs fort éloigné les hommes de la Renaissance. Budé s'était violemment déclaré contre eux dans la préface, du Passage de l'hellénisme au christianisme. Plusieurs allusions hostiles au protestantisme furent mises dans le Gargantua.

Une autre très-flatteuse au roi, qui venait d'achever Chambord, c'est l'épilogue du livre, l'aimable Abbaye de Thélème, dont l'architecture est calquée sur celle du nouveau château.

Le succès fut immense. On en vendit, dit Rabelais, en deux mois, plus que de bibles en neuf ans. Il en existe soixante éditions, des traductions innombrables en toute langue. C'est le livre qui a le plus occupé la presse après la Bible et l'Imitation.

Pour l'effet sur la cour, sur le roi, il dût être grand, puisqu'un courtisan aussi habile que Jean Du Bellay osa l'appeler: Un nouvel Évangile, et d'un seul mot: le Livre.

Examinons pourtant. Mérite-t-il ce titre? L'idéal moral de l'auteur, un idéal de paix et de justice, de douceur, d'humanité, est-il complet, est-il précis? Non, il ne pouvait l'être. Nulle éducation n'est solide, nulle n'est orientée et ne sait son chemin, si d'abord elle ne pose simplement, nettement son principe religieux et social. Rabelais ne l'a pas fait, pas plus que Montaigne, Fénelon, ni Rousseau. Son idéal n'est autre que le leur, l'honnête homme, celui qu'accepte aussi Molière. Idéal faible et négatif, qui ne peut faire encore le héros et le citoyen.

Ce grand esprit avait donné du moins un beau commencement, un noble essai d'éducation, une lumière, une espérance. L'exigence des temps, l'urgence de la révolution, demandait autre chose.

Rousseau élève un gentilhomme. Rabelais élève un roi, un bon géant. Et le peuple, qui se charge de l'élever?

Savez-vous qu'à ce moment même, en 1535, une machine immense de réaction fanatique travaille et le peuple et les cours? Ce roi, qui s'amuse du livre, ce roi que vous croyez tenir, il va vous échapper. Il cédera, sans s'en apercevoir, au grand mouvement, mêlé d'intrigue religieuse et de passion populaire.

Rabelais, dans son mépris pour la pouillerie cléricale, pour Montaigu et les Bédistes, pour ces écoles de sottise dont le vieux Paris grouille encore, a bien vu Janotus, mais il n'a pas vu Loyola.

CHAPITRE XX

ROME ET LES JÉSUITES—INVASION DE LA PROVENCE—FRANÇOIS Ier CÈDE À LA RÉACTION
1535-1538

Le duel des deux croyances s'est combattu principalement par deux armes et deux moyens.

La machine catholique, celle des Exercitia, par laquelle Loyola se transforma lui-même à sa conversion (1521), lui servit peu après à former et discipliner les petites bandes des premiers jésuites.

Tout cela encore en Espagne. Il écrivit son livre avant de partir pour Jérusalem, de sorte que de bonne heure ce livre courut les couvents et la société dévote.

La grande force calviniste, celle des psaumes français de Marot, ne paraît qu'en 1543.

Ainsi le mouvement espagnol eut sur le mouvement génevois une grande priorité.

La difficulté du combat pouvait être celle-ci. Pour bien commencer la guerre, le temps était trop raisonnable, les opinions trop vieilles, les esprits blasés. Les insultes faites aux images émurent, il est vrai, le peuple; les exécutions l'enivrèrent. Mais on ne serait pas venu à bout de lui faire prendre les armes si une génération spéciale n'eût été soigneusement dévoyée et déraillée du bon sens par l'art qu'un auteur appelle la mécanique de l'enthousiasme.

Comme Basque et comme Espagnol, Ignace avait un point de départ dans sa galanterie exaltée pour sa dame (la sainte Vierge). Un jour qu'il faisait voyage dans les montagnes d'Aragon, il rencontre un Maure, et ne manque pas d'essayer de le convertir à l'immaculée virginité. Mais le Maure porte une botte logique: il cède pour la conception et nie pour l'accouchement. Ignace ne sait que répondre. Il est comme cloué à la terre et laisse l'autre prendre les devants. Pais il dit: «Le poignarderai-je?» Il remit la décision à sa mule, qui, heureusement, choisit un autre chemin.

C'est dès lors qu'il se mit à forger les armes spirituelles pour combattre l'esprit d'examen et pour poignarder la raison. Le plus dur, le plus difficile, est souvent de la vaincre en soi. Il n'y parvint que par un appel très-persévérant à l'illuminisme, pour lequel sa nature militaire ne semblait pas faite. Cependant, avec le jeûne, quelques privations de sommeil, une Chambre sans lumière, telle peinture atroce et baroque, on arrive à troubler l'imagination et suppléer le fanatisme.

La première génération construisit la mécanique et la popularisa. La seconde, dépravée d'esprit, faussée, et dévoyée déjà, s'en arma pour la guerre sacrée; ce sont les temps d'Henri II. La troisième, sous Charles IX, en tira la Saint-Barthélemy.

Notez qu'au moment même où Loyola organise en Espagne ses premiers soldats de Jésus (1525 au plus tard), un franciscain italien, sur une révélation divine, réforme son ordre, revenant aux capuchons étroits, pointus, capuccini, que les papes avaient tant persécutés. L'ostentation de pauvreté, jadis punie par le saint-siége, va le servir utilement dans ces moines, faux mendiants, prêcheurs, aboyeurs de foires, crieurs populaires et populaciers, pieux bateleurs, bouffons dévots. Ils amusent, font rire les foules, qui croient entendre une farce, et se trouvent, par surprise, avoir attrapé un sermon.

Tout cela se fait d'abord sans Rome, hors de son action. La réaction pontificale ne commence qu'à l'avènement du Romain Farnèse, Paul III (1534). C'était un vieillard énergique, d'une tête forte et active. Il passait pour peu scrupuleux (on lui imputait un faux). Il avait cinq bâtards qu'il voulait faire princes. Mais il comprit que sa famille ne trouverait sa grandeur que par la grandeur de l'Église, et, avant tout, il travailla à relever Rome.

Il était temps. Elle avait perdu la moitié de l'Europe, et elle allait perdre l'Italie. Un rapport des inquisiteurs annonçait «qu'il y avait trois mille instituteurs italiens dans les nouvelles opinions.»

Le premier acte de Paul III montrait sa parfaite indifférence en matière de religion. D'une part, il offrit le chapeau à Érasme, défenseur du libre arbitre. D'autre part, il fit cardinal le Vénitien Contarini, connu pour très-prononcé dans la doctrine contraire, la justification par la foi.

Contarini, si rapproché des croyances luthériennes, n'était pas seulement un théologien, mais un habile politique. Paul III l'envoya aux protestants d'Allemagne. Voulait-il les regagner ou les amuser seulement, les diviser, les affaiblir, avant d'employer la force et l'épée des Espagnols? Ce qui me ferait adopter la dernière opinion, c'est qu'en donnant pouvoir à Contarini il ajoute cette réserve fallacieuse: «Voyez si les protestants s'accordent avec nous sur les principes, la primauté du saint-siége, les sacrements, et quelques autres choses.» Mais quelles choses? Il dit vaguement: «Choses approuvées de l'Écriture et dans l'usage de l'Église, lesquelles vous connaissez bien.»

L'idée réelle de Rome avait été plus franchement communiquée à Charles-Quint, dès 1530, par le violent légat Campeggi. Dans le mémoire qu'il remit à l'Empereur de la part des cardinaux, il ne s'amuse pas à la controverse. Il demande tout d'abord l'emploi de la force; il faut, dit-il:

1o L'alliance de l'Empereur avec les princes bien pensants contre l'hérésie;

2o La répression des princes qui n'entreraient pas dans la ligue, «la destruction de ces plantes vénéneuses par le fer et par le feu;»

3o L'organisation d'une inquisition générale sur le modèle de l'inquisition espagnole, la guerre aux livres, etc., etc.

Ce plan n'était pas complet. Contre les forces vives et populaires de la Réforme, il fallait créer une force populaire. À côté de l'inquisition répressive, il fallait organiser ce que j'appellerais une inquisition préventive, l'éducation spéciale d'une génération vouée à l'étouffement de la raison.

Les prêcheurs de lazzaroni, les capuccini errants ne pouvaient donner cela. Il fallait un élément plus fixe, plus sérieux, décent, rassurant, trouver un intermédiaire entre le prêtre et le moine. On chercha pendant quelque temps.

Les Théatins se présentèrent (1524), nobles ecclésiastiques qui, sans habit particulier, vivaient dans la tenue sévère, l'étude et la haute vie qui les désignait candidats au gouvernement spirituel; c'était un séminaire d'évêques.

Les Somasques se dévouèrent à l'éducation et aux hôpitaux. Ils étaient directeurs des malades, confesseurs des mourants; ils répondaient à l'Église des deux moments essentiels de l'homme, l'enfance et la mort.

Les Barnabites se chargèrent d'enseigner et de prêcher, etc.

Toutes ces créations nouvelles étaient des armes admirables; mais elles étaient spéciales; elles n'agissaient pas d'ensemble. Un homme se présente alors, industrieux éclectique pour centraliser l'action, homme omnibus, qui va au but, au succès par toutes les voies, qui laisse les spécialités et les singularités, et qui dit: «Je ferai tout.»

Loyola fut peu original. Les jésuites l'établissent. Il prit de toutes parts ce qui était vraiment utile et pratique.

Le secret des constitutions de l'ordre, qu'on lui a tant reproché, ce mystère qui engage le novice à ce qu'il ignore, qui l'entraîne peu à peu au but inconnu, tout cela est la sainte ruse des anciens ordres monastiques. On la trouve dans la règle des Bénédictins du Mont-Cassin, dans celle des Franciscains, et le général, saint Bonaventure, la recommande expressément. Les Barnabites, récemment fondés, se firent une loi de ce mystère.

Engager l'âme par le corps, l'entraîner, presque à son insu, vers telle idée religieuse par telle pratique matérielle, ce n'est pas non plus chose nouvelle. «Agis, tu croiras après; ta croyance se calquera à la longue sur ton action,» c'est encore une vieille industrie. Loyola eut le mérite de régler cette action dans une suite d'exercices méthodiques, fort simples, qui dispensent d'idées.

De même que le soldat doit être l'homme de tout combat, le jésuite est dressé à tout et se plie à tout. La mécanique est puissante ici parce qu'elle est complète. Elle saisit l'homme par l'éducation, le gouvernement par la prédication, la discipline par la direction, par la confession et la pénitence. Elle le tient par tous les âges. Elle le tire par tous les fils.

Dans cet ordre, militaire sous sa robe pacifique, jusqu'où ira l'obéissance? c'est le point vraiment capital, et c'est là que le capitaine biscayen fut original. Les fondateurs des anciens ordres avaient dit: Jusqu'à la mort. Loyola va au delà; il a dit: Jusqu'au péché.—Véniel? Non. Il va plus loin. Dans l'obéissance, il comprend le péché mortel.

«Visum est nobis in Domino nullas constitutiones posse obligationem ad peccatum mortale vel veniale inducere, nisi superior (in nomine J.-C. vel in virtute obedientiæ) juberet

«Nulle règle ne peut imposer le péché mortel, à moins que le supérieur ne l'ordonne.» Donc, s'il l'ordonne, il faut pécher, pécher mortellement.

Cela est neuf, hardi, fécond.

Il en résulte d'abord que l'obéissance, pouvant justifier tout péché, dispenser de toute vertu, restera la seule vertu.

De plus, cette vertu unique enveloppant l'existence, l'intellectuelle aussi bien que l'active, l'obéissance qui impose toute action, impose aussi toute croyance.

La seule croyance à suivre, c'est celle que l'obéissance vous donne. Indifférence parfaite sur le fond de la croyance. Obéis, et peu t'importe si ta croyance mobile se contredit, soutenant au matin le pour, et le contre au soir.

Nous voilà bien soulagés. Toute dispute est finie. Dans la croyance par ordre et l'enseignement par ordre, nous pourrons également soutenir toute idée.

Tranchons le mot: Plus d'idée.

Ne nous étonnons plus si, du premier coup, les jésuites, acceptant la foi de la Renaissance, des philosophes et des juristes, des ennemis de la théologie, adoptèrent le libre arbitre, et le salut par les œuvres, qui dispense de Jésus.

Vous croyez les tenir là, les saisir? Point du tout. Ils glissent. Ce sont des hommes d'affaires qui peuvent varier leur thèse pour le besoin de leur affaire. Ils écrivent au besoin contre leur propre doctrine, se réfutent dans des livres également autorisés de la Société.

Étranges contradictions, aveugle esprit de combat, dont les armées seules jusque-là avaient donné l'exemple. Les mêmes soldats espagnols, dans la même année, égorgent à Rome les sujets du pape, en Espagne ses ennemis.

Un point grave et singulier où le jésuite dépasse décidément le soldat, c'est que Loyola supprime les exercices communs. Les hommes s'électrisent et se vivifient les uns par les autres. L'esprit s'augmente et se féconde par la communication muette. Combien plus par le chant et la prière commune! Ceux qui se réunissent et chantent, sur ce seul signe, en ce siècle, sont déclarés protestants.

L'obéissance la plus sûre, c'est celle de l'individu. Que la société le moule, mais qu'il reste individu. Des exercices individuels, suivis par tous séparément, les rendront semblables sans qu'ils communiquent, sans qu'ils se confient. Qu'ils se défient les uns des autres, tant mieux; ils n'en seront que plus isolés, faibles, obéissants. Chaque homme, faible comme homme, sera fort comme société; il n'est qu'une pièce, un rouage. Il remue, parce qu'on la remue. Il est chose morte, inerte, un cadavre qui retomberait si une main ne le soutenait. De ces cadavres artificiellement dressés, mus par le galvanisme, se fera une armée terrible.

Rien de plus grossier, du reste, de plus antispiritualiste qu'une telle institution. Les exercices s'y font moins par l'idée religieuse ou le sentiment que par la légende, par le détail historique et physique de telle scène qu'on doit se représenter, par l'imitation ou reproduction des circonstances matérielles, etc. On doit, par exemple, percevoir l'enfer successivement par les cinq sens, la vue du feu, l'odeur du soufre, etc. La matérialité parfois y va jusqu'à l'impossible. Comment se représenter par le goût et l'odorat, comme il le demande, la suavité d'une âme imbue de l'amour divin?

En 1540 le pape approuve les constitutions des jésuites[26]. En 1542 commencent à jouer les deux grandes machines de la révolution nouvelle: l'éducation, l'inquisition.

Lainez fonde le premier collége des jésuites (à Venise). Loyola seconde le théatin Caraffa dans l'inquisition romaine et universelle qui doit embrasser le monde. La main de Loyola y est reconnaissable, surtout en ceci: On punit ceux qui se défendent.

Qui se défend est coupable; il résiste à la justice. Frappez cette âme rebelle.

Et qui avoue est coupable. Mais humilié, brisé, rien n'empêche de l'absoudre.

Plus d'innocent, tous coupables. Plus de justice, un combat. Que veut-on? La victoire, le brisement de l'âme humaine.

Le premier qui eût dû être amené à ce tribunal, c'était, sans nul doute, Henri VIII. Il fallait seulement trouver un huissier, un sbire assez fort pour mettre la main sur lui.

Le pape avait un roi tout prêt, le jeune Pole, cousin d'Henri VIII. Sorti de la branche d'York et de la Rose rouge, il pouvait recommencer la guerre du XVe siècle et noyer l'Angleterre de sang. Pole avait été élevé par Henri, comblé de ses dons. Mais la femme d'Henri, Catherine, avait nourri dans le cœur du jeune homme, inquiet et ambitieux, l'espoir d'épouser Marie, héritière de l'Angleterre. Au moment où le pape condamna Henri, Pole, qui était en Italie, éclata par un libelle contre son maître et bienfaiteur. Coup terrible. Henri, qui rejetait le pape sans admettre le protestantisme, qui persécutait à la fois les catholiques et les protestants, chancelait fort. Tout son appui, en cas d'invasion, eût été une armée allemande qu'il eût acheté.

Le roi de France eût pu seul exécuter la sentence. C'est à quoi poussaient vivement (dans l'année 1534) le pape et Charles-Quint. Le plus jeune fils du roi aurait épousé Marie, qui eût dépossédé son père. Pole, devenu cardinal, fut mis par le pape à Liége, pour correspondre de près avec les insurgés d'Angleterre, pendant que l'Empereur soulevait l'Irlande.

François Ier, sollicité, répondait que le roi d'Angleterre était son ami. À quoi l'Empereur réplique (dans les dépêches de Granvelle) qu'il ne s'agit aucunement de faire mal à Henri; au contraire, on veut le sauver, l'empêcher de se perdre d'honneur et de conscience. Il eût été sauvé dans un monastère, déposé et tondu.

Les mêmes dépêches témoignent que Montmorency, flatté, mené par Charles-Quint, donnait en plein dans ce projet, et n'en dégoûtait nullement le roi. Était-ce pourtant sérieux? Était-il sûr que l'Empereur tînt tellement à faire roi d'Angleterre un prince français? Il eût voulu à la fois et détrôner Henri VIII et perdre François Ier dans l'esprit des protestants d'Allemagne, de sorte qu'isolé, faible, il ne fût plus rien autre chose qu'un lieutenant de l'Empereur.

Le roi était peu tenté. Il n'avait qu'une passion: c'était Milan et la réparation de l'affront de Maravilla. Loin de l'apaiser, Charles-Quint, dans sa conduite inconséquente, fit encore arrêter un homme qu'il envoyait à Soliman.

Le pape travaillait en vain à les rapprocher. Comme deux lutteurs acharnés, ils se tâtaient pour mieux se frapper. Le roi avait fait la démarche cruelle et désespérée d'appeler en Corse, en Sicile, en Italie, non pas Soliman, mais le pirate Barberousse, bey d'Alger et de Tunis, à qui le sultan donna le titre de son amiral. Tout l'aspect des côtes changea. Un tremblement effroyable saisit les pauvres habitants quand, à chaque instant, l'on vit les pirates, marchands d'esclaves, descendre inopinément et tomber comme des vautours. Jusque dans l'intérieur des terres, l'homme en s'éveillant le matin voyait le turban, les armes, les visages d'Afrique. En un moment, s'il n'était pris, il avait perdu sa famille; sa femme, sa fille, ses enfants, étaient enlevés dans les barques, en poussant d'horribles cris. Parfois les marchands avaient commission d'un pacha, d'un bey, d'un puissant renégat, de lui procurer telle femme. La fille d'un gouverneur espagnol fut ravie ainsi. La Giulia, sœur de la divine Jeanne d'Aragon, qui est au Louvre, beauté célèbre jusque dans l'Orient, faillit être enlevée; elle ne se sauva qu'en chemise, elle sauta sur un cheval qu'un cavalier lui céda. On prétend qu'en reconnaissance elle le fit assassiner pour qu'il ne pût se vanter du bonheur de l'avoir vue.

La chose la plus populaire que pût jamais faire l'Empereur, celle qui devait le mettre en bénédiction, c'était d'exterminer les pirates, de détruire Tunis et Alger. Venise elle-même, amie des Turcs, était cruellement inquiète des progrès de Barberousse. Charles-Quint avait tous les vœux pour lui. Nulle expédition plus brillante, plus populaire, plus bénie. L'armée espagnole, allemande, italienne, avec force volontaires de toutes nations, défit l'armée africaine que Soliman avait laissée à ses propres forces, prit la Goulette et Tunis (25 juillet 1535). Le massacre fut immense; on y tua trente mille musulmans. Vingt mille chrétiens délivrés portèrent leur reconnaissance dans toute l'Europe et la gloire de Charles-Quint.

Gloire, puissance, force réelle. Il avait mis un roi vassal à Tunis. De là il menaçait Alger, dominait la côte d'Afrique. Il avait conquis les cœurs des Italiens mêmes, écrasés par lui. Venise se détachait du sultan et rangeait son pavillon soumis près du victorieux drapeau du dompteur des Barbaresques.

Charles-Quint, débarqué (septembre) en Italie, au milieu des applaudissements de l'Europe, était en mesure de parler de très-haut à François Ier. Il n'exige plus, comme à Cambrai, qu'il abandonne ses alliés, mais qu'il combatte contre eux.

Il veut bien l'amuser encore de la promesse de Milan. François Sforza meurt en octobre. L'Empereur fait espérer Milan comme dot de sa fille, qu'eût épousée le plus jeune fils du roi. Tous deux arment cependant. L'Empereur lève des lansquenets. Le roi négocie pour avoir des Suisses, achève l'organisation des légions de gens de pied qu'il forme à la romaine.

Du jour où il avait reçu l'affront de Maravilla, il avait voulu la guerre. Mais il ne trouva d'argent qu'en frappant l'impôt le plus odieux aux Français, la taxe des vins, avec les vexations infinies des visites de commis et la tyrannie fiscale qu'on appelle l'exercice. Il y eut bientôt révolte.

Quant aux hommes, il avait peu à compter sur la noblesse. Elle s'était montrée favorable au connétable. Elle avait refusé, en 1527, de contribuer à la rançon du roi. Elle faisait négligemment le service militaire. En février 1534, le roi lui impose quatre revues annuelles, exige que les gens d'armes portent la complète armure défensive, quel qu'en soit le poids. En juillet 1534, il organise l'infanterie, sept légions, chacune de six mille hommes. Des quarante-deux mille, trente mille sont armés de piques et douze mille d'arquebuses. Ils sont payés en temps de guerre, bien payés, à cent sous par mois. Ce seront des hommes effectifs; on ne comptera pas les valets, comme on faisait trop souvent; «s'il s'en trouve, ils sont étranglés.»

La chose fut populaire. En paix, ils étaient exempts de taille. S'ils se distinguaient, ils pouvaient être anoblis.

Leur première épreuve fut rude, celle d'une guerre de Savoie en plein hiver, et le passage des monts. Le roi, instruit par son péril, par la grandeur croissante de son ennemi, avait eu tardivement cette lueur de bon sens, de voir que la vraie conquête italienne, avant Milan et le reste, c'étaient les Alpes et le Piémont. Le duc de Savoie, qui jadis avait secouru Bourbon, qui était Espagnol de cœur, offrait à Charles-Quint de lui céder ses États en échange d'États italiens. L'Empereur, qui déjà avait la Comté, allait avoir en outre la Savoie et la Bresse, nous enveloppait et plongeait chez nous jusqu'à Lyon.

On le prévint. François Ier secourut contre lui Genève, qui mit son évêque à la porte, se fit protestante, appuyée sur Berne, qui conquit sur le Savoyard le pays de Vaud. Le roi alors, voyant bien que Charles-Quint l'amusait, en février, saisit la Savoie et entre en Piémont.

Il en advint comme à Ravenne. La première fois que nos Français, hier paysans, aujourd'hui soldats, se virent devant l'ennemi, ils furent pris du démon des batailles, et on ne put plus les tenir. Il y avait devant eux un gros torrent, la Grande-Doire. Ils s'y jettent, et, malgré la roideur du fil de ces eaux rapides, ils ne perdent pas leur rang. Nos Allemands n'en font pas moins. Ils se lancent et passent de front. L'ennemi ne les attend pas. Les nôtres, sans cavalerie, suivent de près. À Verceil, la rivière arrête encore. Un homme de bonne volonté sort d'une de nos légions, se jette à l'eau, et, sous la grêle des balles, prend un bateau du côté de l'ennemi, le ramène. On passe. Le Piémont est conquis.

On respecta le Milanais. Néanmoins l'Empereur, à Rome, éclata avec une violence politique et calculée. Le 5 avril, ayant fait ses dévotions à Saint-Pierre en costume solennel, rentrant chez le pape au milieu d'une grande assemblée de princes allemands, italiens, de cardinaux, d'ambassadeurs, on le vit, non sans étonnement, commencer une harangue. Il paraît qu'elle était écrite, au moins en partie; de temps en temps il baissait la tête pour lire une note roulée autour de son doigt. C'était un plaidoyer en règle, complet, contre François Ier. En résumé, il lui offrait trois partis, la paix avec Milan pour son troisième fils, la guerre, ou enfin qu'ils vidassent leur différend, de personne à personne, comme avaient fait d'anciens rois, le roi David, etc. S'il y avait difficulté, ils pouvaient se battre dans une île, dans un bateau ou sur un pont, à l'épée et au poignard, en chemise; tout serait bon. Le vaincu serait tenu de fournir toutes ses forces à notre Saint-Père le pape contre le Turc et l'hérésie. Pour gage et prix du combat, lui, il déposerait Milan, et François Ier la Bourgogne.

Granvelle excusa la chose aux Français, disant n'en avoir rien su. Mensonge. Un acte si grave n'était pas certainement un coup de tête personnel. C'était une chose politique, délibérée mûrement, une mine habilement chargée et dont l'explosion fut immense. Le discours, traduit (d'avance sans doute) en toute langue, courut l'Europe, l'Allemagne surtout. Les insultes continuelles faites impunément à nos envoyés mettaient déjà le roi très-bas. Mais ce solennel outrage, ce soufflet officiel, donné dans Rome, au Vatican, devant tous les ambassadeurs qui représentaient la chrétienté, montrèrent l'ami de Barberousse, le renégat, l'apostat, l'homme perdu et désespéré, comme le faquin en chemise, qui, traîné dans un tombereau, figure, torche en main, au Parvis.

Des bruits étranges circulèrent. À grand'peine, les marchands allemands qui allèrent de Lyon aux foires de Strasbourg, détrompèrent lentement leurs compatriotes. Quand Du Bellay, envoyé par le roi, arriva en Allemagne, il fut obligé de se cacher.

L'Empereur avait là un moment admirable contre le roi, une force énorme d'opinion, ajoutez une immense force matérielle, la plus grande qu'il eût eu jamais.

On pouvait voir la vanité des deux systèmes sur lesquels on se reposait: le vieux système des alliances de famille et de mariages, le nouveau système des alliances politiques ou système d'équilibre. Cet équilibre naissant, qu'était-il déjà devenu? Henri VIII ne pouvait bouger. Le Turc n'agissait que lentement. L'Allemagne protestante boudait le roi. Le seul service qu'elle lui rendit, ce fut de débaucher des lansquenets que Ferdinand envoyait.

François Ier était seul, et Charles-Quint avançait avec sa victoire et l'Europe.

Il se croyait tellement sûr de son fait, qu'il dit, comme on lui parlait des Français: «Si je n'avais mieux que cela, dit-il, à la place du roi, je commencerais par me rendre, mains jointes et la corde au cou.»

On ne pouvait se défendre en Piémont, on le pouvait en Provence, laisser l'ennemi se consumer et mourir de faim.

Pour cela, il fallait une chose, celle qu'en 1812 on fit à Moscou, brûler, détruire; mais ici une ville n'était pas assez; il fallait brûler un pays.

Quel homme serait assez dur pour faire cette barbare et nécessaire exécution? Montmorency s'en chargea, et il l'aggrava par la dureté de son caractère, par son indécision et son imprévoyance.

Les pauvres cultivateurs, qui avaient ordre d'évacuer, croyaient au moins qu'on sauverait les grandes villes, et ils y concentraient leurs biens. Mais peu à peu on abandonnait tout et l'on détruisait tout. Aix même fut ainsi condamnée, après qu'on eut commencé à la fortifier. Tout fut brûlé, jeté, détruit, spectacle lamentable, dit Du Bellay lui-même, endurci cependant à ces affreuses guerres.

Montmorency s'enferma dans un camp retranché, y resta obstinément, sûr que l'Empereur, en s'éloignant de la côte, mourrait de faim. Toute la Provence mourait de faim aussi, et si l'Empereur faisait venir quelque chose de la mer, ces furieux affamés se jetaient dessus, n'ayant plus peur de rien, et le dévoraient au passage.

Les paysans désespérés firent ainsi plusieurs coups hardis, un entre autres, au départ de l'Empereur. Ils se mirent cinquante dans une tour, pour tirer de là et le tuer. Il s'en allait très-faible, ayant perdu vingt-cinq mille hommes. On pouvait l'écraser. Montmorency n'eut garde; il le laissa échapper.

L'effroyable sacrifice de toute une province de France, cent villes ou villages brûlés et détruits, un peuple de paysans sans abri, sans instruments, sans nourriture, et pas même de quoi semer! C'était le résultat de 1536, de la campagne qui porta Montmorency au pinacle, le fît connétable, quasi-roi de France pour les cinq années qui suivirent.

L'Empereur était entré, avait séjourné deux mois, librement était sorti, sans que, de cette armée française, personne osât le poursuivre. Nos paysans provençaux avaient seuls ressenti l'affront, et, aux dépens de leur sang, tâché qu'on ne pût pas faire risée de la France.

Il était temps ou jamais, de toucher au vif Charles-Quint, selon la forte expression des dépêches de 1534. Ce n'était pas avec Barberousse qu'on pouvait faire rien de grand. Il fallait Soliman même. La Sicile (Gasp. Contarini) souffrait tellement qu'elle eût accepté les Turcs. Qu'allait faire François Ier?

Le pauvre roi, qui déjà n'était plus guère qu'une langue, une conversation, qui bientôt faillit mourir, était de plus en plus tiraillé par les deux partis qui se disputaient près de lui, en lui, et dont sa faible tête semblait le champ de bataille.

Caractérisons ces partis. Il y avait celui des élus, celui des damnés.

Les damnés, c'étaient ceux qui poussaient à l'alliance des Turcs et des hérétiques, spécialement les Du Bellay, Guillaume, le vieux, l'intrépide militaire diplomate, et le spirituel cardinal Jean, l'évêque rabelaisien de Paris qui, tout en amusant son maître, le poussait aux résolutions viriles de la plus libre politique. La plupart de nos ambassadeurs, c'est-à-dire des gens qui savaient et voyaient, appartenaient à ce parti.

Mais le parti des élus, des bien pensants, des orthodoxes, c'était celui qui se formait autour du nouveau Dauphin. Montmorency qui voyait le père décliner si vite, regardait au soleil levant. Le Dauphin avait dix-huit ans, et on venait de lui donner une maîtresse. C'était un garçon de peu, qui ne savait dire deux mots, né pour obéir et pour être dupe. Mais plus il paraissait nul, plus la cour venait à lui; excellent gibier en effet d'intrigants et de favoris. Déjà, tous disaient en chœur qu'il ressemblait à Louis XII.

L'événement de cette année 1537, c'est que cet astre nouveau avait marqué son lever. Un enfant, en grand mystère, était né d'une grande dame, fort sérieuse et fort politique, qui hardiment s'était chargée d'initier le Dauphin.

Son père l'avait marié à quatorze ans, à une enfant du même âge, Catherine de Médicis. Mais cette position nouvelle n'avait rien tiré de lui. Pas un mot et pas une idée. Tel il était revenu de sa longue prison d'Espagne, tel il restait, ayant l'air d'un sombre enfant espagnol, yeux noirs, cheveux noirs, «mauricaud,» dit un chroniqueur. Il n'était bon qu'à la voltige, le premier sauteur du temps. Sa petite femme, spirituelle et cultivée, comme une Italienne, mais fort tremblante et servile, n'avait nulle prise sur lui. Née Médicis et de race marchande, son jeune mari n'en tenait compte, et la méprisait comme un sot; le roi seul avait pitié d'elle, la défendait, et ne voulut pas qu'on la rendît à ses parents.

François Ier, causant un jour avec la grande sénéchale, Diane de Poitiers (intime avec lui depuis l'aventure de 1523), s'affligea devant elle de son triste fils, qui ne serait jamais un homme. La dame se chargea de l'affaire, et dit en riant: «J'en fais mon galant.»

C'était une fort belle veuve. Depuis la mort de son mari, Louis de Brézé, en 1531, elle s'était tenue à la cour plus dignement que bien d'autres. Elle restait toujours eu deuil, en robe de soie blanche ou noire, non pas tant pour faire l'inconsolable de son vieux mari, mais cette simplicité allait à sa beauté noble, froide, altière. Le goût espagnol commençait aussi. La reine était Espagnole, le Dauphin tout autant. La belle veuve, par ces couleurs austères, s'espagnolisait, se rattachait à la cour espagnole et orthoxe. Elle faisait profession d'être fort bonne catholique. Elle n'eut pas pour un empire, disait-elle, parlé à un protestant.

Cette dame, en 1537, avait trente-huit ans, et semblait beaucoup plus jeune. Elle mettait un art infini à se soigner et se conserver. Mais rien ne la conservait mieux que sa nature dure et froide. Elle avait les vices des hommes, avare, hautaine, ambitieuse. Elle mena fort bien son veuvage, se réservant habilement. L'austérité de l'habit ne décourageait pas trop. Elle montrait fort son sein, que le noir faisait valoir. Et lorsque, maîtresse en titre et reine, elle était moquée par les jeunes qui ne l'appelaient que la vieille, elle fit cette réponse cynique de leur montrer ce qu'on cache en se faisant peindre nue. Elle est telle à Fontainebleau.

Dure, avide et politique, elle était intimement liée avec un homme tout semblable, Montmorency. Tous deux exploitèrent leur crédit de même, en se garnissant les mains. Montmorency, à cette époque, comme un Caton le Censeur, réformait la France en rançonnant les gouverneurs de province. M. de Châteaubriant, qui passait pour avoir fait mourir sa femme, s'en tira en léguant son bien à Montmorency.

La partie fut certainement liée entre lui et Diane pour s'emparer du Dauphin. Et la scène définitive dut se passer à Écouen, la voluptueuse maison arrangée par Montmorency pour recevoir de telles visites. Tout ce qu'on sait de cet homme brutal, sombre et violent, qui n'avait qu'injures à la bouche, qui, parmi ses patenôtres, ordonnait de rompre ou pendre, fait un contraste bizarre avec les recherches galantes de sa suspecte maison. Les vitraux d'Écouen, que tout le monde a vus jusqu'en 1815 au Musée des monuments français, étaient choquants d'impudeur à faire rougir Rabelais. Dans le Pantagruel, il parle avec un juste mépris des arts obscènes qui, sans talent, font appel tout droit aux sens. Telles ces vitres effrontées. On y voyait l'Amour de dix-huit ans environ, avec une Psyché bien plus vieille.

Psyché accoucha d'une fille. Le tout mystérieusement. La dame voulut que l'enfant fut mis au compte d'une demoiselle. Mystère profond. Le Dauphin portait publiquement les couleurs et la devise de Diane, s'affichant et commençant cette glorification solennelle de l'inceste et de l'adultère qui lui fit mettre l'initiale de la maîtresse de son père sur tous les monuments publics et jusque sur les monnaies.

Quelqu'un a dit: «Jamais de mal parmi les honnêtes gens.» La chose se vérifia. Montmorency et la dame qui passait du père au fils, furent d'autant plus estimés, honorés de l'Europe, formant dès ce temps la tête du parti des honnêtes gens.

Ce noir Dauphin toujours muet, cette grande femme toujours en deuil, formaient, au sein de la cour, comme une petite cour qui allait à part grossir d'année en année.

Les contrastes étaient parfaits. La jeune duchesse d'Étampes et le vieux François Ier, avec la petite Médicis, faisaient la cour italienne, parleuses, aux modes florentines, aux couleurs brillantes, dont se détachait fortement le futur roi, le nouveau règne, plus sérieux et comme espagnol.

L'Espagne était bien haut alors. On l'estimait, on l'imitait. La fameuse expédition de Tunis, la renommée des vieilles bandes, la fabuleuse conquête de Fernand Cortès avaient rempli tous les esprits. La férocité, l'arrogance, tout était bien pris de ce peuple. L'ambassadeur Hurtado, pour avoir, devant le roi, jeté quelqu'un par les fenêtres, n'en fut que plus à la mode. La morgue silencieuse dans laquelle ils restaient toujours sans daigner répondre un mot, leur servait admirablement à cacher leur vide d'idées.

Dans une cour où le nouvel élément commençait à poindre, le roi italien et français, le parleur aimable et facile, était hors de mode. La jeunesse, par derrière, haussait les épaules. Jeunesse grave, vieillesse légère! Tout à l'heure, il n'y avait qu'un mauvais sujet à la cour: c'était le roi, le vieux malade, l'ami des Turcs, le renégat. Il se voyait de plus en plus délaissé des honnêtes gens.

Le parti turc avait pourtant réussi encore à gagner sur lui un dernier pas décisif qui eût assommé Charles-Quint: c'était de jeter Soliman et cent mille Turcs sur Naples, pendant que le roi passerait les monts avec cinquante mille hommes. Cela eût éclairci les choses. L'Empereur, pour avoir battu les faux Turcs de Barberousse, qui étaient des Maures d'Afrique, portait son succès de Tunis aussi haut qu'une victoire sur les janissaires. Il fallait voir la figure qu'il ferait devant Soliman.

Nous savons, par le plus irrécusable témoignage, celui de sa sœur, qu'il n'en pouvait plus. Le coup eût été terrible. Les Turcs fussent restés en Sicile et peut-être à Naples. Grand malheur? Non. Il en serait arrivé comme à la Chine, où les vaincus ont conquis les vainqueurs, et rendu les Mongols Chinois. L'Italie eût exercé son ascendant ordinaire, et, bien mieux que ne fit la Grèce, épuisée et impuissante, elle eût fait du Turc un Européen.

La chose fut très-bien menée par le savant et habile Laforêt qui, en juillet 1537, se trouva, avec Soliman et Barberousse, en face d'Otrante. Les Turcs descendirent à Castro. Mais les Français ne parurent pas. Soliman laissa le royaume de Naples et se tourna contre Venise.

Où donc était François Ier? En Picardie. Il n'est pas difficile de deviner l'homme qui rendait ce service essentiel à l'Empereur. Montmorency n'envoya en Italie que tard, quand il n'était plus temps.

Ces tergiversations singulières ne s'expliquent que par la forte conspiration de cour qui enveloppait le roi de toutes parts. Il voyait d'accord des gens qui toujours sont divisés, une belle-mère, Éléonore, avec un beau-fils, Henri, les cardinaux de Tournon, de Lorraine, avec la maîtresse nouvelle, la triste et dure figure de Montmorency avec la jeune cour. Tous pour le pape, pour l'Empereur, contre le Turc et l'hérésie; tous plaidant pour l'honneur du roi et le salut de son âme.

Il avait toujours eu un vif besoin de plaire à ce qui l'entourait. Affaibli, maladif, il ne supportait pas la muette censure d'une cour respectueusement mécontente, ni les récits qu'on lui faisait arriver des ravages des Turcs. Ils pesaient sur sa conscience, ébranlaient l'homme et le chrétien.

Il luttait pourtant encore au printemps de 1538. À la nouvelle d'une grande victoire de Soliman sur le frère de Charles-Quint, il envoya Rincon pour resserrer son alliance. Aux vives instances du pape pour l'amener à voir l'Empereur, il résista d'abord (Rel. Tiepolo), laissa le pape et Charles-Quint l'attendre à Nice quinze jours. Le vieux Paul III brûlait de les unir pour les lancer sur Henri VIII.

L'Empereur cachait mieux le besoin urgent qu'il avait de traiter. Sa situation en réalité était épouvantable. Ni l'Espagne ni les Pays-Bas ne donnaient un sou. Gand lui refusait l'impôt depuis 1536, et travaillait à confédérer les autres villes. Il prévoyait la terrible révolte des armées espagnoles qui arriva en 1539. Il ne la différait qu'en laissant ses soldats à Milan et ailleurs en pleines bacchanales, comme au temps de Bourbon. Ces hommes effrénés, ces sauvages, désormais indisciplinables, devenaient l'effroi de leur maître. Il restait deux partis à prendre: ou les diviser, les tromper, pour les égorger isolés; ou les leurrer d'une promesse, d'un grand pillage, les mener à Constantinople. Cette entreprise, pour être romanesque, avait pourtant des chances. Doria, en 1533, avait reconnu les Dardanelles et vu dans quelle négligence les Turcs laissaient leurs fortifications.

Un document publié récemment dévoile tout ceci (Lanz Mém. Stuttgard, XI, 263). C'est une lettre suppliante de la sœur de Charles-Quint, Marie, gouvernante des Pays-Bas, pour conjurer son frère de ne pas se mettre à la discrétion de cette horrible soldatesque dans l'expédition de Turquie. Elle lui parle nettement de sa situation, lui dit que les Pays-Bas, s'il ne parvient à y mettre ordre, sont plus que perdus; qu'il vaut mieux, plutôt que de se jeter dans de telles aventures, fermer les yeux sur l'Allemagne, laisser couler certaines choses touchant la religion. Quant à la guerre si lointaine de Constantinople: «Souvenez-vous, dit-elle, de Tunis qui n'est qu'à la porte de votre pays; si Barberousse n'avoit donné bataille, en quels termes étiez-vous?... Oh! pour l'honneur de Dieu! ne courez pas de tels hasards.»

Il est impossible de se fier au roi de France. Et pourtant s'y l'on pouvait s'y fier, l'Empereur devroit passer par la France, et démêler avec lui ce qui lui peut toucher... Mais vostre personne est de si grande importance que je n'oserois conseiller, etc.

Ces avis d'un parfait bon sens étaient certainement ceux de Granvelle. L'Empereur, à tout rapprochement, toute entrevue, même inutile, gagnait un grand avantage, celui de mettre en défiance tous nos amis, Turcs, Anglais, luthériens et mécontents des Pays-Bas.

C'était déjà une faute, une sottise pour le roi de se rendre à Nice. Il le sentait si bien, que, quand on l'y traîna, il demanda à l'Empereur une chose impossible qui devait rompre tout, non-seulement le Milanais, mais la Franche-Comté. L'Empereur, à l'absurde, répondit par l'absurde, offrant le titre et le revenu de Milan, qui pendant neuf ans seraient confiés au pape, et le roi, tout de suite, eût rendu la Savoie, armé pour l'Empereur contre le Turc et les luthériens. Vains bavardages. Mais Charles-Quint avait déjà ce qu'il voulait. Sa sœur venait le voir, et la nouvelle cour entrait en rapport avec lui. Le pape fit, sinon la paix, au moins une longue trêve de dix ans. Le roi partit, le 19 juin, sans voir l'Empereur.

Il n'en était pas quitte; on ne le laissa pas retourner au Nord. Les influences de famille agirent, Éléonore pour son frère, Marguerite dans l'intérêt de son mari, pour l'arrangement de la Navarre, Montmorency et les cardinaux, le Dauphin pour le roman d'une conquête de l'Angleterre. Tous pour le roi, pour le réconcilier à Dieu et à l'Église, au parti des honnêtes gens.

Les Turcs, souvent bien informés, crurent que non-seulement on lui promettait le Milanais de la part de Charles-Quint, mais qu'abusant de l'affaiblissement de son esprit, on lui disait que l'Empereur prendrait pour lui Constantinople et le ferait empereur d'Orient.

Charles-Quint attendit un mois à Gênes l'effet de tout cela. Il ne lâcha pas prise qu'on ne lui eût de nouveau amené le roi à Aigues-Mortes. Dans ce méchant petit port solitaire, le roi, moins entouré qu'il ne l'eût été en Provence, n'avait là que Montmorency et les princesses. Il n'y eut, aux conférences, que le connétable et le cardinal de Lorraine d'une part, d'autre part Granvelle et Couvos, la reine enfin, lien des deux partis. Que conclut-on? Matériellement, rien que le statu quo; moralement, une chose immense qui allait changer l'Europe, et qu'on peut dire d'un mot, la conversion de François Ier.

L'ami des infidèles, des hérétiques, le renégat et l'apostat, l'homme incertain du moins, mobile, qui disait le matin oui, et non le soir, est fixé désormais, et tel sera jusqu'à la mort. Ce galant, ce rieur, est désormais un bon sujet. C'est le retour de l'Enfant prodigue. La reine et tous en pleurent de joie.

Qui a procuré ce miracle? Un mot de l'Empereur. Ce qu'il a refusé à Nice, il l'accorde à Aigues-Mortes. Il n'offre plus le titre de Milan, mais la possession réelle (Granvelle, II, 335) pour le second fils du roi qui épousera une nièce de Charles-Quint.

Le roi s'engage publiquement à défendre les États de l'Empereur pendant la guerre des Turcs. À quoi secrètement? On le voit par les faits.

Maintenant la France, en Europe, n'a plus d'ami que Charles-Quint, son capital ennemi. Elle s'est isolée. Libre à lui de tenir sa promesse. S'il ne la tenait pas, que ferait-elle? la guerre, mais seule et sans ami, ne pouvant, même par la guerre, sortir de la profonde ornière où elle est entrée pour toujours, et dont ne la tireront pas même cinquante années de guerres de religion.

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