Histoire de France 1516-1547 (Volume 10/19)
CHAPITRE VIII
LA GUERRE.—LA RÉFORME.—MARGUERITE
1521-1522
Les curieux de l'avenir, craintifs et superstitieux, avaient vu avec effroi, dans cette entrevue du Camp du drap d'or, que François Ier sur un vêtement portait des plumes de corbeau, sur un autre certaine devise galante tirée, par un emprunt impie, du Libera de l'office des morts. Pourquoi ce joyeux souverain portait-il au milieu des fêtes cette pierre pour la délivrance? Il avait joué le prisonnier, s'était livré à l'Anglais, renouvelant par amusement la captivité du roi Jean. Jeu imprudent, disait-on, inconvenant, qui avait attristé les siens; à ce point que l'Aventureux (Fleuranges) lui dit durement, dans sa brutalité allemande: «Mon maître, vous êtes un fol.»
L'année 1521, dès janvier, dès les jours des rois, répondit à ces présages. Le roi de la fève faillit casser la tête au roi de France. Celui-ci, avec une bande de jeunes fous, s'amusait à faire le siége de l'hôtel où on tirait les rois, avec des pommes, des œufs, des boulets de neige. Ceux du dedans, faute de neige, jetèrent les tisons du feu; le roi fut fort blessé. On assure que le maladroit était un Montgommery, père du fameux protestant qui, aux lices de Saint-Antoine, devait enfoncer sa lance dans la tête d'Henri II.
L'annaliste d'Aquitaine salue cette année lugubre, qui ouvre deux cents ans de guerre, par ces mots: «Lors commença le temps de pleurs et de douleurs.»
La longue rivalité des maisons de France et d'Autriche va se développer en deux actes, d'une incroyable longueur, le premier jusqu'à Henri IV (traité de 1598); le second jusqu'à la mort et l'épouvantable banqueroute de Louis XIV (1715). La France plusieurs fois fut comme rasée. Dès la fin du XVIe siècle, un économiste assure qu'elle a payé deux ou trois fois plus qu'elle n'avait, donné plus gros qu'elle-même. Et comment s'est fait ce miracle? Parce qu'un travail persévérant la refaisait pour suffire à ce persévérant pillage.
La richesse se remplaçait; mais les hommes, hélas! les vies d'hommes? Personne ne les refait. D'autres viennent, mais tout différents. Des générations innombrables sont entrées à cet abîme de la querelle des rois. Les résidus de ces boucheries européennes, boiteux, manchots, paralytiques, misérables culs-de-jatte, couvrent toute la France de mendiants au temps d'Henri IV. Que dire de la fin de Louis XIV? Un hospice fut élevé pour recueillir quelques-unes de ces ruines vivantes, et, par-dessus cette mendicité, on a dressé un dôme d'or. Vaste monument, magnifique, si petit encore pour ce qu'il a à contenir! On n'y passe pas, près de ce dôme, sans secouer tristement la tête. Monte, enfle-toi, monte plus haut, tour des morts, qui prétends abriter les restes de tant d'armées!... Vain cénotaphe de la France!... Ta pointe toucherait le ciel même, si vraiment tu représentais l'entassement prodigieux des peuples qui ont fini en toi.
En mars 1521, Robert de la Mark, à l'aveugle, avait commencé la guerre. Après son défi de Worms, il osa envahir l'Empire. Cela était ridicule, au fond nullement absurde. On avait vu cinquante ans le petit duc de Gueldre se moquer des Pays-Bas, de l'Empire et de l'Empereur. Robert avait fourvoyé Seckingen, les nobles du Rhin, au service de Charles-Quint. Il pensait bien les entraîner cette fois pour François Ier. Le seul attrait du pillage, si l'on entrait sérieusement dans ces grasses terres des Pays-Bas, y aurait suffi. Toute la populace guerrière des lansquenets eût couru sous le drapeau lucratif de Gueldre ou du Sanglier, contre lesquels Marguerite d'Autriche, la gouvernante de Flandre, eût eu grand'peine à se défendre. Ce roman était si bien celui de Fleuranges, le fils de Robert, qu'il avait fait le coup de tête de signifier à Marguerite que, par je ne sais quel titre, il était seigneur et propriétaire du Luxembourg, défendant à l'Empereur de s'en mêler désormais.
Charles-Quint n'avait pas un sou, point d'armée. Mais il avait la main du cardinal Wolsey. Un mot signé de cette main arrêta tout, effraya François Ier; il eut peur de perdre l'amitié d'Henri VIII, ramena de gré ou de force la meute qui commençait la chasse et tenait déjà le gibier aux dents.
Premier fruit de l'arbitrage anglais et de cette fatale amitié.
Robert, disait François Ier, n'était pas à lui, et il agissait sans lui. Sans lui de même, agissait en Espagnol le roi dépouillé de Navarre. C'était la guerre sans la guerre. Le traité de 1516, au reste, le permettait ainsi. Les Espagnols et les Français pouvaient s'égorger en Navarre, sans cesser d'être amis intimes. Un frère de madame de Châteaubriant, Lesparre, conduisait les Français. Un an plus tôt, l'invasion, rencontrant la révolution des Communeros en son premier feu, aurait eu de grands résultats. Si tard, l'effet fut tout contraire. La révolution avortant, tous saisirent cette occasion de la déserter, de prouver leur loyauté en faisant face aux Français. Ils mirent leur honneur à battre ceux qui venaient à leur secours. Lesparre fut défait et tué (30 juin 1521).
L'autre frère de la maîtresse du roi, Lautrec, conduisait la guerre d'Italie. Guerre déplorable, entamée à l'étourdie par Léon X qui, voulant s'arrondir sur l'un ou l'autre, négociait avec tous les deux, leur promettait son alliance. Florence, qui dépendait de lui, faisait croire au roi de France que ses banquiers lui tiendraient prêts quatre cent mille écus pour payer l'armée, et rien ne venait. Lautrec, éperdu, venait dire que, sans cet argent, tout était fini, que l'armée fondrait dans sa main. Il ne se fia pas au roi. Il tira parole de la reine mère et des généraux des finances, du vieux trésorier Samblançay, homme sûr et estimé[13]. Ils lui dirent: «Partez; vous trouverez l'argent à Milan. Si l'argent d'Italie manquait, le Languedoc y suppléerait.» N'étant pas rassuré encore, il en exigea le serment. La reine mère et le trésorier jurèrent sans difficulté. Il arrive, et la caisse est vide. Furieux et désespéré, Lautrec gagna quelques moments par un terrible expédient. S'il n'avait de l'argent, il avait des juges. Il fit juger et confisquer. Mais, comme il arrive souvent, quand une fois on se met à prendre, sur cette caisse remplie par la mort, il se fit part, donna à son frère des confiscations. Il échoua comme il méritait, perdit les occasions, perdit l'armée qui se dissipa, perdit Milan, qui se livra, et le Milanais. À peine put-il se réfugier sur le territoire vénitien.
Sur les plaintes lamentables de Lautrec, on s'informa, on s'éclaircit. L'argent italien avait manqué, parce que les banquiers de Florence prêtèrent à l'Empereur l'argent promis à François Ier. Il fit saisir à Paris les comptoirs florentins, et n'en tua que mieux son crédit.
Pour l'argent de Languedoc qu'avait garanti Samblançay, il était venu, mais où? au coffre de la mère du roi. Dans cette crise extrême et terrible, l'avare Louise de Savoie, non contente de deux ou trois provinces dont elle avait les revenus, percevait ses pensions avec une âpre exactitude. Elle y trouvait de plus ce charme, cette volupté, d'affamer Lautrec, de le faire échouer, d'en finir une fois peut-être (au prix d'un grand malheur public) avec cette Châteaubriand, vieille maîtresse de trois années, qui ne tenait plus qu'à un fil.
Le prodigue François Ier était puni cruellement. Toutes ses petites ressources de créations d'offices, mangées à mesure et laissant une masse croissante de salaires et de pensions, ne signifiaient plus rien en face des besoins infinis de cette gueule béante et sans fond d'une interminable guerre. Il sembla comme s'éveiller, se frotter les yeux, songer qu'il y avait une France. Il prit une plume et du papier, n'ayant autre chose, et il fit une ordonnance, portant qu'immédiatement la France aurait quatre armées.
Le camarade Bonnivet, reprenant les débris de Lesparre avec quelques volontaires, fit face vers les Pyrénées et surprit Fontarabie. Le roi lui-même devait garder le Nord. Mais il était seul. Pas un soldat. Pour ramasser des hommes tels quels, il fallait un mois au moins. Bayard donna ce mois à la France. Il s'enferma dans Mézières avec quelques gentilshommes. Une fois dedans, ils virent qu'ils n'étaient pas fortifiés. «Eh! messieurs! leur dit Bayard, quand nous serions dans un pré, avec un fossé de quatre pieds, nous nous battrions tout un jour. Ici, nous tiendrons bien un mois.»
La canonnade impériale tirait de deux côtés; les Brabançons, sous Nassau, tiraient d'au delà de la Meuse, et les Allemands de Seckingen, à qui l'on avait fait passer la rivière, étaient plus près de la France. Seckingen était là à contre-cœur, travaillant pour se faire un maître plus absolu et plus dur. L'affaire de Robert de la Mark l'éclairait sur la reconnaissance qu'il avait à attendre. Bayard qui savait tout cela, s'avise d'écrire, comme à la Mark, qu'il lui vient douze mille Suisses, qu'ils vont passer sur le corps de Seckingen que Nassau a placé au poste le plus dangereux; Bayard y a regret, sachant que Mein Herr Seckingen est un galant homme qui reviendra au Roi. La lettre est prise aux avant-postes, comme Bayard l'avait prévu. Seckingen et ses Allemands croient qu'en effet Nassau veut les faire égorger là. Ils partent: drapeaux, tambours en tête, ils repassent la Meuse, rejoignent les impériaux. Nassau veut les empêcher. Ils se mettent en bataille contre lui, en grondant comme des ours. Bayard voyait tout, du haut des murs, et se mourait de rire. Le lendemain, tout s'en alla, mais les uns et les autres fort brouillés, ne voulant plus camper ensemble. Nassau de son côté, et de l'autre Seckingen.
Le roi, cependant, arrivait avec sa gendarmerie, des Suisses, forces levées nouvelles. Le 22 octobre (1521), il était en présence de l'ennemi.
Mais nous devons voir, avant tout, comment se passait une autre bataille, bataille diplomatique, qui se livrait à Calais, un tournoi d'intrigue et de ruse, où notre grand ami Wolsey était le juge du camp, tâchant de nous faire perdre. L'Empereur cependant avançait en pleine France. L'Angleterre armait ses vaisseaux.
Les prétentions de Charles-Quint étaient inconcevables. Il voulait qu'on lui rendît la Bourgogne, l'Yonne, qu'on le mit à trente lieues de Paris, qu'on lui rendît la Somme, Péronne qui, au nord, de même à trente lieues, couvre la capitale.
C'est le traité que Charles le Téméraire, dans la tour de Péronne, avait fait signer au roi prisonnier.
Les actes de la conférence, écrits par le chancelier Gattinara lui-même, étonnent, indignent, par l'insolence des impériaux. Jamais magister de village ne gourmanda d'un ton plus rogue ses misérables écoliers que le pédantesque Autrichien les envoyés de la France. Il ne daigne pas même cacher la pensée du démembrement. C'est la mort de la France qu'on veut. Le vieux levain parricide de la maison de Bourgogne lui remonte et vient en écume. Elle conteste tout à la France, le Dauphiné, la Provence, terre d'Empire! la Champagne, ancien appendice de la couronne de Navarre! le Languedoc, dépendance de la couronne d'Aragon. Pour avoir plus tôt fait, Gattinara rappelle que Louis XII fut privé de tout le royaume par sentence de Jules II.
Faut-il dire à quelle violence alla cet emportement? Le chancelier de France disant: «Sur tel point, je gage ma tête...» Gattinara réplique: «J'aimerais mieux celle d'un porc.» Basses injures que le Français porta en patience.
Le cardinal arbitre aimait tellement la paix, était tellement notre ami, qu'il résolut, le pauvre homme, malgré la fièvre qui le minait, d'aller trouver l'Empereur à Bruges et de faire près de lui un dernier effort. Il y eut sa dernière conférence avec Charles-Quint et la bonne tante Marguerite qui, tout en obtenant de nous la neutralité pour sa Franche-Comté, s'arrangea avec Wolsey pour frapper sur la France, embarrassée de l'invasion allemande, le coup assommant, décisif, d'une invasion anglaise.
Tout cela n'était pas tellement secret que les ministres de François Ier ne le devinassent. Ils firent sous main un emprunt, mirent une bonne et forte somme dans les mains du duc d'Albany, parent du roi d'Écosse. Il passa la mer le 30 octobre; le parlement le reconnut tuteur du jeune roi Jacques V, lui fit partager la tutelle qu'avait seule la mère de l'enfant, sœur du roi d'Angleterre. Celui-ci en poussa des cris. On répondit qu'on n'avait pu retenir un Écossais qui n'était pas sujet du roi.
Ceci le 30. Et le 22, ce vainqueur que le furieux Gattinara lançait en France au nom de Dieu, ce conquérant, ce Picrochole, Charles-Quint, s'enfuyait, ayant à peine cent chevaux. On s'était trouvé nez à nez, le roi d'un côté et Nassau de l'autre, entre Cambrai et Valenciennes. Le jeune Empereur, si près de l'ennemi, n'avait montré nulle curiosité. Il restait dans la ville. Nassau, harassé et n'en pouvant plus, avait en tête les nôtres, tout frais, et qui voulaient se battre. Le roi jugea qu'une armée de recrues devait être assez heureuse de voir fuir devant elle la vieille armée allemande de Nassau et de Seckingen.
On l'accusa, en présence de tant de ravages, de n'en avoir pas tiré vengeance. Les villages étaient en feu, tout pillé. Les affreuses guerres de Charles VI semblent recommencer. Mais le peuple recommence aussi à prendre un souffle de guerre. Il s'enhardit. Les femmes mêmes se souviennent de Jeanne d'Arc. À Ardres, une vieille prend une pique, court aux remparts, et s'en escrime si bien, que les assaillants devant elle pleuvent des murs dans le fossé.
Le peuple fait bien de se défendre, car le roi ne le défend guère. Il garde les places, c'est tout. La campagne est abandonnée.
Quels furent les sentiments du peuple dans ce terrible abandon? Pas un mot ne l'indique dans les écrivains du temps. C'est pourtant là la question que le lecteur m'adresse ici, c'est là ce qu'il veut savoir. Le peuple! que sentait le peuple?
Il suffirait, pour mettre sur la voie, de l'histoire éternelle, tirée du cœur et du bon sens. Mais une autre encore nous renseigne, l'histoire retrouvée et surprise dans les révélations indirectes que nous donnent à droite ou à gauche tel témoin fortuit, une lettre, un vers, une épitaphe, une légende postérieure qui, des temps lumineux, se reporte à l'époque obscure où nous étions dans les ténèbres.
La première lueur s'entrevoit dans le Journal du bourgeois de Paris (publié en 1854, p. 110, 120), et dans quelques lignes fort sèches de Martin du Bellay.
En janvier 1522, le roi convoqua à Paris un concile national pour réformer l'Église de France et pour obtenir les secours du clergé.
En février, il ordonna le renouvellement des francs-archers de Charles VII et de Louis XI, mais seulement au nombre de vingt-quatre mille, pour aider aux guerres et couvrir la Guienne et la Picardie. Remarquable défiance.
En ce même mois de février, le roi, allant en personne à l'Hôtel de Ville de Paris, puis à celui de Rouen, expliqua aux prévôts, échevins et notables, sa nécessité. Paris, à qui il demandait l'entretien de cinq cents hommes, voulut du temps pour y songer, espèce de refus poli où perçait visiblement la haine des Parisiens. Mais Rouen, pour piquer Paris, et aussi, flatté de la visite du roi, accorda mille hommes. Fort de cela, le chancelier retomba sur les Parisiens, leur fit honte; ils votèrent mille hommes. L'argent devait se lever sur la vente des denrées, forme d'impôt très-dangereuse qui pouvait causer des révoltes. On aima mieux taxer chaque corps de métier, les drapiers de soie à dix mille livres, ceux de laine à huit, etc. Et Paris n'en fut pas quitte. Peu de mois après, Duprat vint demander cent mille écus, en donnant rente aux Parisiens sur l'Hôtel de Ville, les faisant rentiers malgré eux.
Paris était très-sombre. Le roi aussi. Il lui avait fallu demander, mendier, expliquer ses affaires. Il passa tout l'hiver dans les bois et les chasses de Fontainebleau, Compiègne et Saint-Germain, dans l'ennui des nouvelles couches de la reine. Au printemps, il partit pour Lyon, toujours préoccupé de l'Italie, jamais de la France.
La France se défendait seule et comme elle pouvait. Il n'y avait pas d'armée, sauf deux mille Suisses à Abbeville qui refusaient de combattre. Quelques petites garnisons défendaient les villes. La campagne, les villages, foulés, pillés, brûlés, violés étaient le jouet de la guerre. Les gentilshommes du pays escarmouchaient ici et là par bandes de vingt ou trente lances, méprisant fort les paysans, et toutefois n'attaquant guère que quand ils avaient avec eux quelque poignée de franc-archers.
Ainsi, ce n'était plus seulement derrière les murs et dans les siéges, c'était en rase campagne que cette pauvre population, si peu habituée à la guerre, commençait à s'essayer.
Quelle devait être l'inquiétude des familles et leurs ardentes prières, quand, pour la première fois, le père, le frère ou les enfants, affublés de mauvaises armes, descendaient en plaine. Les terreurs des guerres anglaises étaient revenues, et le roi, ce roi vaillant, jeune et d'un si grand éclat, ne paraissait pourtant guère plus pour la défense du peuple que l'indolent Charles VII. Qu'importait à ces pauvres gens qu'il eût brisé à Marignan les lances des Suisses, ou qu'il reprît le Milanais, s'ils étaient abandonnés, sur toute la frontière du Nord, au dedans jusqu'en Picardie, aux partisans impériaux? Dans cette disparition du roi, le seul recours était vers Dieu.
Considérons bien ce Nord. La première ligue, picarde, était toute à l'action, aux souffrances et aux combats. La seconde, entre Somme et Marne, n'en avait encore que l'attente, l'émotion, le trouble. Meaux en était l'ardent foyer. Grand marché des grains et centre agricole, comme elle l'est aujourd'hui, elle fut de plus, au Moyen âge, la fabrique capitale des laines qui habillaient les provinces voisines. La Jacquerie du XIVe siècle éclata à Meaux et y succomba dans d'horribles flots de sang. Au XVIe, à Meaux encore, dans les ouvriers tisseurs et cardeurs, brilla la première étoile de la révolution religieuse.
Notre grande route du Nord, passage éternel de soldats, les villes qui en sont les étapes et les haltes nécessaires, sont toutes occupées de la guerre, elles combattent de cœur et de vœux. Elles disent le mot de la Pucelle: «Les hommes d'armes combattront, et Dieu donnera la victoire.»
Autre ne fut la pensée des pieux ouvriers de Meaux: «Dieu, seul défenseur et sauveur, gardien de l'homme abandonné. Toute notre force est dans sa Grâce.»
Profond élan du cœur du peuple qui, par une heureuse coïncidence, trouva appui et soutien dans l'autorité des docteurs. Le bon évêque de Meaux, Briçonnet (fils du favori de Charles VIII, et qui expiait pour son père), était une espèce de saint, bon, doux, charitable. Au milieu de ce peuple délaissé et menacé par de si grands dangers publics, il se voyait bien près de reprendre le rôle de ces anciens évêques qui, à l'approche des Barbares, toute force publique ayant disparu, furent constitués par la nécessité defensores civitatum. Ses prédications relevaient le peuple, lui donnaient espoir. Toutes se résumaient dans le chant de Luther: «Ma forteresse, c'est mon Dieu.»
Ni Briçonnet, ni personne, n'ignorait la grande scène de Worms (d'avril 1520). L'Europe entière avait vu le nouveau Jean Huss défendre Dieu modestement, contre le pape et l'Empereur. Et ce Dieu avait permis que, plus heureux que Jean Huss, il sortît vivant de Worms. Où était-il? En quel désert? Sur quels monts l'avait enlevé l'Esprit? On l'ignorait, mais on voyait, de ce Sinaï invisible, jaillir par moments de sublimes et mystérieux éclairs.
Il y avait, nous l'avons dit, à Paris, un humble Luther, le modeste et savant docteur Lefebvre d'Étaples, âme tendre qui embrassait tout ce qu'adora le Moyen âge, le culte de la Vierge et des saints, et qui n'en prêchait pas moins la pure parole de saint Paul et l'unique salut par la Grâce. Lefebvre, inquiété à Paris par la jalouse Sorbonne, se rendit volontiers à Meaux, et emmena avec lui un jeune noble du Dauphiné, natif du canton de Bayard, le bouillant, l'éloquent Farel, franc, net, intrépide en tout, qui eut le cœur admirable du Chevalier sans reproche, sa soif de péril, et qui fut le Bayard des combats de Dieu.
Cette douceur de placer tout l'espoir dans le cœur paternel allait aux âmes blessées. Les femmes lui appartenaient d'avance; les premières qui goûtèrent ce miel furent deux âmes de femmes malades, deux princesses associées aux mystiques ouvriers de Meaux par le tout-puissant Niveleur. L'une fut la sœur du roi, la duchesse d'Alençon, Marguerite, veuve de cœur dans son triste mariage, portant au cœur un trait caché. L'autre, sa très-jeune tante, de dix-huit ans, sœur de sa mère, Philiberte de Savoie, veuve de ce Julien de Médicis que Michel-Ange a immortalisé par un tombeau. La tante s'était réfugiée sous l'abri de la nièce, qui avait dix ans de plus, et qui lui semblait une mère par sa grande supériorité, sa tendresse éclairée, sa sérénité apparente qui imposait à tout le monde.
Tout ce qu'on a imaginé des amours de Marguerite avec son protégé Marot et autres poètes qui, pour elle, rimaient, mouraient par métaphores, n'a ni sens, ni vraisemblance; c'est le langage du temps, fiction innocente et permise. La reine y répondait gaiement, rimant pour ces morts bien portants leur requiescat in pace. Elle était, comme bien des femmes, fort paisible de tempérament. Mauvais poète, charmant prosateur, c'était un esprit délicat, rapide et subtil, ailé, qui volait à tout, se posait sur tout, n'enfonçant jamais, ne tenant à la terre que du bout du pied. Il faut pourtant excepter le galimatias mystique du temps, où, sur les pas de Briçonnet, son pesant guide spirituel, il lui arriva souvent d'alourdir ses ailes légères. Que cette mysticité l'ait gardée, je ne le crois pas; au contraire, c'est une des voies par où l'on va vite à la chute. Ce qui la garantit bien mieux, ce fut le rire, la légère ironie, la douce malice, qu'elle opposait aux soupirants.
Elle y eut peu de mérite, ayant au cœur deux passions, qui lui créèrent contre toutes les autres un alibi continuel. L'une, c'était l'amour des sciences, la curiosité infinie qui lui fit chercher les études qui attirent le moins les femmes, les langues et l'érudition même, la menant du latin au grec, du grec à l'hébreu. Briçonnet le lui reproche: «S'il y avait au bout du monde un docteur qui, par un seul verbe abrégé, pût apprendre toute la grammaire, un autre la rhétorique, la philosophie et les sept arts libéraux, vous y courriez comme au feu.»
L'autre passion, ce fut le culte étonnant, l'amour, la foi, l'espérance, la parfaite dévotion, qu'elle eut, de la naissance à la mort, pour le moins digne des dieux, pour son frère François Ier.
Il y a très-peu de portraits de Marguerite. Celui de Versailles est, je crois, d'imagination, calqué sur quelque portrait de François Ier. La véritable effigie (Voir Trésor de Numismatique) est le revers d'une médaille qui porte de l'autre côté sa mère, Louise de Savoie. C'est une image légère, un brouillard, mais révélateur, qui ouvre tout un caractère, qui répond si bien et si juste à tous les documents écrits, qu'on s'écrie: «C'est la vérité.»
La médaille, non datée, doit avoir été faite du vivant de la mère, peu avant sa mort, lorsqu'elle était toute-puissante, et probablement quand elle fit l'acte important de sa vie, le Traité des Dames, ou de Cambrai, en 1529. Elle avait alors cinquante-trois ans, sa fille trente-sept. La mère, forte et grande figure, n'a pas besoin d'être nommée; elle l'est par un trait saillant, le grand gros nez sensuel et charnu de François Ier, nez de bonne heure nourri, sanguin, comme l'ont ces natures fortes et basses, tempéraments passionnés, souvent malsains et maladifs. Louise était toujours malade; tantôt la colère ou l'amour (jusqu'au dernier âge); tantôt la goutte aux pieds, aux mains, et des coliques violentes qui l'emportèrent à la fin.
La fille est un parfait contraste. Il semble que la Savoyarde dont elle fut le premier enfant s'essaya à la maternité par cette faible et fine créature, le pur élixir des Valois, avant de jeter en moule le gros garçon qui gâta tout, ce vrai fils de Gargantua. En elle, elle versa à flots et engloutit tout ce que sa forte nature donnait de charnel et de sensuel, de sorte qu'avec beaucoup d'esprit, la créature rabelaisienne tint pourtant du porc et du singe. (V. au Louvre le dernier portrait).
Fut-il légitime? Qui le sait? Mais Marguerite, sa sœur, est certainement petite-fille du poète Charles d'Orléans. Elle a la figure, usée de bonne heure, des races nobles, affinées, vieillies. Elle le dit à chaque lettre, sans la moindre coquetterie, écrivant à gens moins âgés: «Votre tante,» ou: «Votre vieille mère.»
Elle était très-peu faite pour les travaux de la maternité. Elle n'eut pas d'enfant du duc d'Alençon. Et de Jean d'Albret, son second mari, elle en eut, mais péniblement, fort malade dans ses grossesses, toussant beaucoup, affaiblie des jambes et des yeux, si bien qu'en 1530, à trente-huit ans, étant enceinte, il lui faut se reposer, se préparer pour écrire une lettre. Ses enfants moururent ou restèrent très-faibles; spécialement Jeanne d'Albret, qui n'avait pas même remué dans le sein de sa mère, et, encore jeune, eut plusieurs maladies qu'on croyait mortelles.
Il ne faut pas s'étonner si, dans la médaille, l'admirable artiste nous donne déjà Marguerite, comme elle se donne dans ses lettres, un peu vieille à trente-sept ans. Le nez charmant, fin, mais aigu, est bien de cet esprit abstrait que Rabelais évoquait du ciel pour le faire descendre dans son livre.
Cette médaille fait penser à un portrait de Fénelon, comme elle, délicat, nerveux, maladif, où la pâle figure conserve un léger mouvement oblique, allure gracieusement serpentine, comme d'un homme infiniment fin, qui ondule et glisse entre deux idées.
J'aime mieux la reine de Navarre. Elle tient de ce mouvement, mais elle a le sourire plein d'esprit, de malice, de bonté.
Cette personne infiniment pure eut toute sa vie remplie par un sentiment unique, qu'on ne sait comment nommer: amour? amitié? fraternité? maternité? Il y a de tout cela, sans doute, et pas un de ces noms ne convient.
Le second volume des lettres, adressé tout entier au roi, étonne et confond, non pas par la véhémence, mais par l'invariable permanence d'un sentiment toujours le même, qui n'a ni phases ni crises de diminution ou d'aggravation, ni haut, ni bas. Jamais l'arc ne fut si constamment tendu.
Tous les amours du monde doivent s'humilier ici. Ils n'ont rien à mettre en face. Plus ils tendent, plus la corde rompt. La seule chose qui rappelle ces lettres, c'est l'immense et charmant recueil des lettres de madame de Sévigné. Celles de Marguerite en ont parfois l'agrément (par exemple quand elle écrit au roi captif ce que font ses enfants), et elles en ont surtout la passion, l'émotion intarissable. La ressemblance y est aussi par la légèreté sèche, distraite, de l'objet aimé. François Ier est comme madame de Grignan. Il aime, est touché par moment. Le plus souvent, il a peu à répondre. Cette fixité terrible, pendant cinquante année, qui y tiendrait? Parfois il perd patience, il est dur et tyrannique. Cette âme si dépendante, c'est sa chose visiblement pour user et abuser; il a eu, en naissant, cet être, pour l'adorer quoi qu'il fasse. Il trouvera naturel de lui demander, au besoin, sa vie, son cœur et son sang, sans que jamais il lui vienne en pensée qu'il demande trop.
Plus âgée de deux années, et de dix au moins par l'esprit, pleine d'imagination dès la naissance, elle a vu un matin tomber du ciel dans ce berceau, qui va être un trône, la créature aimée d'avance, ce rêve d'une mère violente et si violemment désireuse. Le voilà qui rayonne, dans ses langes, de beauté, de royauté future, soleil naissant de sa sœur, de sa mère. Cet emblème de Louis XIV est déjà celui par lequel Marguerite désigne son frère, se désignant elle-même par le tournesol, qui n'incline que vers le soleil, avec la devise décourageante pour tous: «Non inferiora secutus (Il ne suivra pas d'astres inférieurs).»
Alençon et Jean d'Albret, Bourbon, Bonnivet, Marot, toute la foule des admirateurs, courtisans et serviteurs, est ainsi mise de niveau.
Elle ne se rappelle même guère qu'elle a un mari. Elle écrit invariablement au roi: «Qu'elle n'a personne que lui, qu'il est son père et son fils, son frère, son ami, son époux.»
Il y paraît. L'amour n'est pas une passion si robuste. Celle-ci non-seulement résiste aux jalousies et aux temps, aux duretés, aux mortifications, mais, bien plus, aux changements tristement prosaïques qui se font dans la figure, l'humeur, la santé de François Ier. Quand je songe au désolant portrait qu'on a de lui (vers cinquante ans), déformé cruellement, moins par l'âge que par les maladies, j'admire le prisme magique sous lequel elle vit invariablement ce soleil.
Si j'osais, de cette femme spirituelle, dire le mot vrai, je dirais qu'elle fut, dès sa naissance, assotie, enchantée, possédée. Martyr aussi et jouet de ce démon intérieur, martyr si résigné que, l'idole lui prodiguant les plus rudes épreuves, elle ne souffle pas, n'ose hasarder un soupir de jalousie.
Comme tous les cœurs souffrants, elle se crut de bonne heure dévote, et, ce qu'on eût le moins attendu d'un esprit naturellement aiguisé et raisonneur, elle entreprit d'être mystique. Ne l'est pas qui veut. Pour elle, c'est un travail. Elle s'y donne, en écrivant, de cruelles entorses à l'esprit. Qu'au contraire elle revienne à son objet (surtout au moment décisif, la captivité de Madrid), alors tout coule à flots, c'est un torrent du cœur, de passion, de facilité, avec une dextérité vive, ardente et résolue.
Autant qu'on peut dater les choses du cœur, il semblerait que le roman de madame de Châteaubriant, arrachée de son mari, disputée avec fureur, haïe, battue (plus tard tuée?), occupa le roi trois ans (1518, 1519, 1520). Cette fille du beau Phébus de Foix, astre singulier de Gascogne, soit par l'attrait du Midi, soit par sa violente et sinistre destinée, par ses frères enfin, sa brave et intrigante parenté, ne laissa guère respirer le roi. La blanche princesse du Nord dut, avec son esprit, pâlir longtemps, quelque peu oubliée, dans son mariage d'Alençon. On se souvint d'elle au jour du malheur. En 1521, il est visible que son frère se rapprocha d'elle et la consulta, donnant même à son mari la faveur inespérée de le nommer son lieutenant à l'armée de Picardie, de sorte que les deux femmes eurent part, la maîtresse le Midi, la sœur le Nord.
Le roi alla jusqu'à vouloir qu'Alençon passât devant le connétable, et conduisît l'avant-garde.
Marguerite, inquiète et n'ayant pas une opinion bien, rassurante de la bravoure ni de l'habileté de son mari, écrivit pour la première fois à ce prélat qu'on regardait comme un homme de Dieu, à Briçonnet, évêque de Meaux, lui demandant ses prières pour son mari qui partait, et pour elle, entraînée dans de si hautes affaires: «Car il me faut mesler de beaucoup de choses qui me doivent bien donner crainte.»
Le roi devait s'apercevoir qu'il avait été mal conseillé, que ni son chancelier Duprat, ni les amis et parents de sa maîtresse, n'avaient bien vu dans les affaires. Ils avaient été amusés par Charles-Quint et dupes de Wolsey. Si mal entouré, il revint avec confiance aux siens, à sa sœur, son aînée, esprit net et propre aux affaires, dont tout le monde reconnaissait la supériorité.
Il avait son mauvais génie en sa mère et ses maîtresses, son bon génie en Marguerite. Fort éclairée d'elle-même, de plus, illuminée par la seconde vue du cœur, elle le conduisait alors dans la vraie voie de son règne, où il eût trouvé à la fois le nerf moral et d'immenses ressources matérielles.
Bien entendu qu'elle agissait instinctivement, sans voir ces conséquences ni sans s'en rendre compte, croyant seulement le mettre en bonne voie religieuse, lui mériter l'aide de Dieu.
Elle croyait avoir fait de grands progrès. En novembre, en décembre (1521), elle écrivait à Briçonnet: «Le Roi et Madame sont plus que jamais affectionnés à la réformation de l'Église... délibérés de donner à connaître que la vérité de Dieu n'est point hérésie, (Génin II, 273-4).»
Croyant toucher au but, elle faisait de grands efforts auprès de son frère, l'enveloppait d'une tendre et innocente obsession. Elle éprouvait pour lui un redoublement de tendresse, le voyant dans un vrai péril, pour la première fois triste et malheureux. De toutes parts, l'horizon se cernait de noir; les bois de Saint-Germain, où ils passaient l'hiver, n'étaient pas plus dépouillés, plus sombres que la situation. Point d'argent et point d'armée. L'Italie perdue: pour nouveau pape un précepteur de Charles-Quint; Lautrec cachant son drapeau dans les marais de Venise; la France entamée, la Picardie brûlée, une descente anglaise imminente. Et, dans cette grande crise, la résistance intérieure (chose inouïe!), Paris chicanant son roi!... Lui, le vainqueur de Marignan, revenant humilié de l'Hôtel de Ville!
Sa femme était alitée, en couches, et sa mère alitée. Et sa sœur, devenue malade en les soignant, se relevait à peine.
Il s'ennuyait dans la fadeur si tiède de ces jours intermédiaires que laisse une passion défaillante.
Il n'échappait que par la chasse. Cet hiver, à Fontainebleau, à Saint-Germain, à Compiègne, il allait chassant et s'étourdissant. Mais, dans tous ces bois, même chose: au bout de chaque allée, la monotonie de l'hiver et l'uniformité d'ennui.
Compatissant à cet état d'esprit, sa sœur l'enveloppait d'autant plus de ses caresses maternelles, de sa tendresse religieuse, et des doux appels de l'amour de Dieu. Jamais jusque-là cet enfant gâté, qui n'envisageait que lui-même, ne s'était avisé de regarder sa mignonne, comme il l'appelait volontiers. Il lui advint, en écoutant, de découvrir ce qui était sous ses yeux depuis sa naissance, de voir qu'elle était belle, belle de piété, d'affection, de sa convalescence même et de sa langueur, de sa faiblesse pour lui.
Comment dire ce qui va suivre? Mais la chose est trop contestée. Il était tellement abaissé de cœur par les jouissances vulgaires, qu'il conçut l'idée indigne de voir jusqu'où irait sa puissance sur cette personne uniquement dévouée. Il affecta de douter de cette affection si tendre, osa dire qu'il n'y croirait pas, à moins d'en avoir la preuve et la définitive expérience.
Nous ne savons bien que ce mot. Le reste se devine; on voit l'étrange scène et l'effort pour ne pas comprendre, et la rougeur et la pâleur, l'abîme de désespoir. D'autre part, la tyrannie d'un maître jusque-là toujours obéi, la dureté, le doute ironique... L'horreur et le bouleversement d'une situation si nouvelle, la mort de cœur qui la suivit, elle dit tout d'un mot: «Pis que morte.»
Elle ne pouvait rester. Elle partit sur-le-champ. Son mari passait l'hiver à Alençon, et elle devait le rejoindre. Mais elle dépendait tellement qu'en partant, toute sa crainte était que ce brusque départ, sans adieu, ne blessât le maître. Elle laissa une lettre tendre, s'excusa. À quoi, le tyran, irrité effectivement de cette première désobéissance, écrivit sans ménagement pour ce cœur sanglant qui palpitait dans ses mains, que, puisqu'elle le fuyait, il fuirait plus loin encore; qu'il allait partir pour Lyon, pour l'Italie, pour la guerre, pour la mort peut-être..., enfonçant ainsi le poignard, calculant avec barbarie qu'en une si vive douleur elle s'abandonnerait elle-même.
Ces énormités étonnent ceux qui ignorent combien elles ont été communes dans les familles des dieux de la terre qui, faisant des lois par leur volonté, se croyaient au-dessus des lois et bravaient la nature même. Le régent et Louis XV (sans parler de faits plus modernes) ont dépassé François Ier. Pour lui, les contemporains ont eu effroi et terreur de sa brutalité sauvage. On conte qu'en 1524, dans un moment bien sérieux où il venait de prendre le deuil, étant veuf depuis quelques jours, au moment où les impériaux assiégeaient Marseille, les gens de Manosque en Provence vinrent le haranguer, le maire en tête, et la fille du maire, belle et jeune demoiselle. Le roi arrêta sur elle un regard tellement significatif, qu'elle crut avoir à craindre les dernières violences, le soir même prit un corrosif, en laboura son visage, détruisit sa fatale beauté.
Revenons à Marguerite. Le cruel caprice du roi était peut-être encore moins libertinage que malice et vanité. Cet objet, si haut placé dans l'éther du ciel, cette inaccessible étoile que tous regardaient de si bas, pour qui Bourbon, Bonnivet, cent autres contemporains soupiraient, il trouvait piquant de la faire descendre, de jouer ce tour à tous.
Il avait le sang de sa mère, si impure et si corrompue. L'aventure venait à point pour celle-ci, et le jour même où elle en avait grand besoin, de sorte qu'on est tenté de croire qu'elle put y être en quelque chose. Elle venait de faire un crime, et de blesser son fils au seul point vulnérable. Sa haine contre Lautrec et sa sœur, l'impatience qu'elle avait de précipiter la maîtresse régnante, lui avaient fait retenir l'argent de la guerre et perdre Milan. Chose incroyable! celui qu'avec une peine infinie on ramassa cet hiver, elle le retint encore. Telle fut son audace et sa rage! lorsque la défaite certaine de Lautrec allait non-seulement perdre l'Italie, mais ouvrir la France, envahie tout à la fois par le Nord et par le Midi!
Qui put lui donner l'audace de cette énorme récidive, ce mépris de son fils? Nous n'en pouvons imaginer qu'une raison: elle aura cru le tenir par ce honteux secret, et se sera sentie sûre de mettre entre elle et son fils irrité l'aimable et faible personne, habituée à s'immoler à eux. Ayant cette prise nouvelle sur lui, elle en profita sans scrupule, en tira la témérité d'accomplir ce second forfait.
L'infortunée Marguerite était en février dans un château solitaire près d'Alençon, avec son mari; seule, n'ayant plus même avec elle sa jeune tante, alors en Savoie. Elle montra cependant, dans sa faiblesse et sa tendresse, dans son extrême douleur, une très-fine prudence de femme, pensant qu'à cet élan brutal, éphémère, la plus souple résistance, la plus élastique, était la meilleure; les fascines arrêtent la mer mieux que les murs de granit.
Nous possédons la lettre (autographe et olographe) qu'elle adressa à son frère, lettre humble et humiliante, qu'elle le priait de brûler[14]. Il se garda bien de le faire, vain de ce triste triomphe; peut-être, par une basse prudence, voulant garder à tout hasard une arme qui servirait contre elle si elle s'émancipait jamais.
Dans cette lettre, écrite à genoux, le sens est celui-ci: elle se donne pour se mieux garder.
Toutes les expressions de l'humilité mystique y sont épuisées pour dire son imperfection, son obéissance et sa servitude. La prose n'y suffit pas. Elle continue en vers, lui dédiant, dit-elle, tout ce qu'elle a de puissance et de volonté. Elle va (chose plus dangereuse) jusqu'à lui dire qu'au moindre mot elle accourra vers lui. Mais, en même temps, pénétrée de douleur, elle le supplie de ne pas demander expérience pour défaite (l'épreuve matérielle de sa défaite morale), essayant d'intéresser sa générosité et de le rappeler à lui-même par ce mot habile et touchant: «Sans que jamais de vous je me défie.»
Rien n'indique que François Ier ait exigé l'accomplissement du sacrifice. Mais il avait brisé ce cœur, y avait jeté une ombre pour toute la vie. Il remportait ce qui était le fond du sacrifice même: l'abandon de la volonté.
La terre avait vaincu le ciel, et l'avait abaissé à soi.
Il avait détruit, par un jeu barbare, en sa virginité morale, l'être délicat et charmant où il avait son bon génie.
«La femme, c'est la Fortune,» dit l'Orient. Il avait tué la sienne.
Ceci n'est pas une figure. C'est la simple et trop exacte réalité des faits. Marguerite, respectée de son frère et le dominant, par sa supériorité légitime et naturelle, aurait doucement mené le roi et la France dans la voie de l'affranchissement. Marguerite, donnée ainsi et subordonnée, personne dépendante, accessoire, et de moins en moins ménagée, influa par moment, sans prendre l'ascendant efficace, sans exercer l'action décisive qui nous aurait sortis des limbes du vieux monde et placés dans la lumière de la libre Renaissance.
À qui servit-elle? À sa mère, dont sans doute elle sauva le crédit, dont elle couvrit l'énorme, l'inexcusable crime.
Le malheur s'était consommé le 29 avril (1522). Lautrec, pour la seconde fois, abandonné sans ressources, n'ayant plus autorité, mené par les soldats, obéit à ses Suisses qui voulaient combattre et partir, repasser les Alpes. Il fut écrasé à la Bicoque près Milan, l'Italie perdue définitivement, Venise, notre alliée entraînée dans notre ruine. Et un mois après, jour pour jour, 29 mai, le roi, accablé de douleur, reçut à Lyon le défi d'Henri VIII, qui descendait en France.
Cependant Lautrec arrivait à Lyon. La mère du roi, épouvantée, avait réussi d'abord à envelopper son fils, qui refusait de voir Lautrec. Le connétable de Bourbon, outré d'animosité, passant de l'amour à la haine, contre Louise et Marguerite, crut perdre la mère du roi en prenant Lautrec par la main, forçant les portes, les défenses, et le mettant en face de François Ier: «Qui a perdu le Milanais?» s'écria le roi furieux. «Vous, Sire,» répliqua Lautrec. Tout s'éclaircit, et le roi fut anéanti. «Oh! qui l'aurait cru de ma mère!» s'écriait-il.
On devine l'ange secourable qui le désarma, couvrit la coupable, et rétablit la trinité de famille.
Jamais elle ne redevint ce qu'elle avait été. Tous trois avaient appris à se connaître. Marguerite, quel que fût son culte, connaissait et craignait le roi, de même qu'il avait fait l'épreuve des furieuses passions de sa mère.
Marguerite était brisée au point de ne pouvoir reprendre même aux consolations religieuses. Elle essayait pourtant de lire l'Écriture à son frère et à sa mère dans l'intimité de famille. Elle priait Briçonnet de venir les assister, assurant qu'ils avaient grande confiance en lui. L'évêque ne s'y trompait pas et croyait le moment perdu. Il lui avait écrit (dès le 22 décembre 1521): «Le vrai feu fut dans votre cœur, dans celui du roi, de Madame. Le voilà couvert, assoupi.» Et plus tard: «Couvrez-le... Le bois que vous vouliez brûler est trop vert, et il l'éteindroit. (Septembre ou octobre 1522.)»
Marguerite ne peut se relever dans les années suivantes, avouant qu'elle n'a aucun goût, qu'elle ne peut commencer à désirer (les choses divines). Elle signe: La vivante en mort, ou encore: Votre vieille mère.
Cette vieillesse d'une jeune reine qui ne peut se relever fait un contraste frappant avec la jeune vigueur dont le peuple, à la veille des plus terribles malheurs, sous le coup des guerres anglaises qui allaient recommencer, reportait son cœur vers Dieu. Lefebvre d'Étaples, à Meaux, traduisit le Nouveau Testament. Pour la première fois, la foule se mit à marcher sans le prêtre, appuyée sur le livre seul, sur elle-même, sur ses propres chants, sur les psaumes, tout à l'heure traduits.
Chant sublime de résignation. Parmi les crimes et les fautes de ceux qui mènent le monde, parmi les calamités publiques qui commencent à l'envelopper, le peuple n'accuse que lui, ses fautes, ses démérites. Il loue Dieu, et d'un humble cœur, n'exige rien de la Justice, et se remet tout à la Grâce.
CHAPITRE IX
LE CONNÉTABLE DE BOURBON[15]
1521-1524
On a vu dans quel état de dénûment la guerre avait surpris le prodigue et imprévoyant François Ier, sans argent et sans armée, pour tout trésor ayant la promesse d'un emprunt, une parole des banquiers florentins, qui promirent au roi et prêtèrent à l'Empereur.
Aux Conférences de Calais, Gattinara, jetant les masques, traita les gens du roi de France comme ceux d'un homme perdu.
Les Italiens en jugèrent ainsi, et Léon X, qui avait appelé les Français, traita avec les Espagnols. Le 1er juillet, en consistoire, il nomma général des armées de l'Église le jeune marquis de Mantoue, Frédéric II, qui, ayant épousé l'héritière de Montferrat, attendait de l'Empereur cet important fief d'Empire. Les Gonzague, longtemps incertains, furent dès lors fixés sans retour.
Leur cousin, Bourbon (Montpensier-Gonzague), le connétable de Bourbon, parent aussi des Croy, entre en rapport avec ceux-ci en novembre ou décembre de la même année. Ayant emporté d'assaut la ville d'Hesdin, il y avait trouvé la comtesse de Rœulx, dame de Croy, sa cousine. Soit qu'elle ait ébranlé déjà sa fidélité, soit qu'il ait jugé de lui-même qu'il fallait ménager l'Empereur que les Croy gouvernaient, il ne retint point cette prisonnière importante, et lui fit la galanterie de la renvoyer sans rançon.
Ce mystérieux personnage qui avait tant de parents parmi les ennemis de la France, fut jugé, comme on a vu, très-dangereux par Henri VIII. Louis XII l'avait cru tel, et pourtant avait fait sa fortune. François Ier, qui y mit le comble, ne s'en défiait pas moins. Examinons ses origines.
Fils d'une Italienne, d'un Gonzague, il était, de sa mère, tout Gonzague, fort peu Montpensier.
Les Montpensier sortaient du troisième fils d'un Bourbon; les Bourbons comme on sait, descendent d'un sixième fils de saint Louis. Cette branche, peu riche, était vouée à la guerre; ils servaient de généraux. Le père du connétable mourut vice-roi de Naples.
Autre n'était la position des Gonzague, marquis de Mantoue. N'ayant qu'une place, mais forte, qui est la première de l'Italie, ils gagnaient en se louant comme généraux, aux papes, à Venise, au roi de France. Princes et condottieri (comme les duc d'Urbin et de Ferrare), ils faisaient, ils vendaient des soldats, les disciplinant, puis les cédant pour quelque argent. Si petits, ils n'en avaient pas moins une ambition immense, des vues lointaines et ténébreuses. Ils avaient alliance avec le sultan, alliance en Allemagne, dans les pays riches en soldats, où l'homme est à bon marché. Ils avaient marié de leurs filles aux princes soldats de Wurtemberg et de Brandebourg, une en France à ces Montpensier. Plus tard, un Gonzague, devenu, par mariage, duc de Nevers, figura dans nos guerres civiles.
Leur prévision les servit bien. Les Montpensier, pour être cadets de cadets, n'en avaient pas moins de belles chances. Les races princières s'usant si vite, ils pouvaient se trouver bientôt derniers héritiers des Bourbons; et (qui sait?), comme Bourbons, peut-être arriver jusqu'au trône.
Tous ces cadets ne rêvaient d'autre chose. On le voit par leurs devises. Berri (frère de Charles V): Le temps viendra. Bourgogne: J'ai hâte. Bourbon: Espérance. Bourbon-Albret: Ce qui doit être ne peut manquer.
Le prévoyant Louis XI, ayant fauché les autres, avait laissé, non sans regret, ces Bourbons debout. Il voyait que l'aîné mourait, et au cadet, Pierre de Beaujeu, pour le ruiner plus sûrement, il avait donné sa fille. Pierre, vieux, faible, maladif, était médiocre en tous sens. Le bon roi calcula «qu'à nourrir les enfants qui en viendraient, la dépense ne serait pas forte.» Il tira de Pierre l'engagement précis qu'à sa mort tout reviendrait au roi.
Il avait calculé sans sa fille, autre Louis XI, non moins absolue que son père, qui, pensant bien que son frère, le petit Charles VIII, lui échapperait bientôt, voulut se garder un royaume dans le royaume, en maintenant cette puissance de Bourbon que, par elle, Louis XI avait compté détruire. Elle fit signer à son frère des lettres qui annulaient son contrat de mariage.
De ce triste mariage, il y avait pourtant une fille, faible et contrefaite. On ne la maria pas moins au second fils d'un Montpensier, Charles (Montpensier-Gonzague), orphelin de père et de mère, qu'Anne de Beaujeu adopta, éleva, et dont elle fit l'homme brillant, dangereux et fatal, qui faillit perdre la France.
Rien ne fut plus irrégulier. La petite fille, bossue, qui n'avait pas quatorze ans, fit à son jeune mari la donation de cette succession immense qui, autrement, revenait à la couronne. Cela eut lieu en février 1504, pendant la maladie de Louis XII, dans ce fatal entr'acte de son règne où la reine Anne de Bretagne conclut brusquement le traité de Blois, qui donnait sa fille et la France à Charles-Quint. Dans ce beau projet, cette folle, qui avait besoin d'appui, s'assura celui de l'autre Anne (Anne de Beaujeu) en permettant l'autre folie, celle de transmettre à ce Charles, moitié Italien, le dernier des grands fiefs de France.
Deux actes insensés et coupables, l'un en grand, l'autre en petit. Les résultats furent analogues. Charles-Quint se souvint toujours qu'il avait eu la France en dot. Et Charles de Bourbon, devenu souverain dans sept provinces, fut, par cette fortune monstrueuse, par une éducation de frénétique orgueil, mené au rêve atroce de mettre la France en morceaux.
Le bon homme Louis XII, revenu à lui, déchira le traité de Blois. Mais il n'osa déchirer le contrat de mariage des Bourbons; il craignit la vieille fille de Louis XI. Il n'aimait pas beaucoup cette enfant taciturne, secouait la tête et disait: «Rien de pis que l'eau qui dort.» Il lui donna cependant, à la bataille d'Agnadel, l'honneur du plus beau coup d'épée, de charger en flanc l'armée italienne, ce qui décida la victoire.
Dans le danger de la France, en 1513, cet homme de vingt-quatre ans montra beaucoup de sang-froid, de capacité. Nommé lieutenant du roi en Bourgogne, à l'avant-garde de la France du côté des Suisses, au moment où ils s'éloignaient, il devait garnir les places et les réparer, enfin fermer si bien la porte qu'ils ne fussent pas tentés de revenir. Il le fit à merveille, contint les gens de guerre, pacifia les campagnes, établit un maximum modéré et raisonnable auquel le soldat devait acheter, au lieu de prendre pour rien. Cela lui gagna fort le peuple, et tellement le bon Louis XII, qu'il eut envie de le faire connétable, d'en faire l'ami et l'appui de son successeur François Ier.
Il n'était pas sans inquiétude. Sa femme Anne de Bretagne (qui vivait encore) gardait toujours son coupable roman du traité de Blois, de donner sa fille et le royaume au petit-fils de l'Empereur. Si elle se fût entendue pour cela avec Anne de Beaujeu, comme en 1504, l'étranger très-probablement eût régné en France. Louis XII fit venir celle-ci, la gagna contre sa femme, en lui promettant de rétablir pour son fils adoptif la charge de connétable.
Rien, sans cela, n'excuserait Louis XII d'une chose si imprudente. Le connétable, roi de l'armée, avait un pouvoir si absolu, que le roi même, en campagne, ne pouvait rien ordonner que par lui. Absurde pouvoir, et toujours fatal, qui irritait l'envie (d'où l'assassinat de Clisson), ou qui tentait la trahison (d'où la tragédie de Saint-Pol). Louis XI n'eut garde de refaire un connétable. La régente en fit un, honorifique, son beau-frère, vieux, malade et paralytique, toujours au lit. Mais, ici, en faire un, jeune, et de telle puissance, donner cette royauté militaire à celui qui avait déjà contre le roi une souveraineté féodale, c'était l'acte le plus téméraire.
Était-il sûr que Louis XII l'eût voulu sérieusement, et l'avait écrit? J'en doute. De toute façon, le nouveau roi n'en devait tenir compte. Mais l'Italien, plus fin, ami et camarade du même âge, l'avait habilement enlacé. Il avait pris pour le lier un moyen très-direct; il saisit le fils par la mère. Tendre et crédule, malgré son âge, la Savoyarde se crut déjà sa femme, et lui mit au doigt son anneau. Cet anneau entraînait l'épée de connétable. À lui maintenant, avec cette épée, de se faire son chemin. Il flatta le fils et la mère par la devise: «À toujours mais!» en écrivant une tout autre sous son épée: «Penetrabit. (Elle entrera).»
Les Suisses, comme on l'a vu, nous surprirent à Marignan; on vainquit à la longue. La chose fit plus d'honneur à la bravoure du connétable qu'à sa prévoyance. Il brilla comme homme d'armes, eut un cheval tué, et fit plusieurs belles charges. François Ier lui donna le poste de haute confiance, la garde de sa conquête. L'année même, 1515, Bourbon fit chez lui, près de Moulins, la fondation d'un couvent en mémoire de la victoire «qui était restée au roi et à lui Bourbon, et qui avait ôté aux Suisses leur titre de châtieurs de rois.»
Cet acte, s'il fut connu, ne fit pas plaisir à François Ier, encore moins l'espèce de code militaire qu'il fit, en profitant des lumières de La Trémouille et La Palice, chose utile, mais qui mettait les gens de guerre dans la main du connétable, de ses prévôts et maréchaux.
Autre grief: le train royal, l'armée de serviteurs dont le connétable était entouré. À la naissance de son enfant, dont le roi fut parrain, François Ier le vit servi à table par 500 gentilshommes en habit de velours. Et ce n'était pas un vain luxe, c'était une force. L'élève d'Anne de Beaujeu, de la fille de Louis XI, avait des vues sérieuses. Cette clientèle était grave et choisie, propre à le servir dans les grandes affaires, tel de la main, tel de la tête: les Arnaud, plus tard si célèbres, les l'Hôpital, le gendre de Philippe de Commines, les Chiverny, et autres qui ont marqué bientôt. Il y avait aussi des hommes d'épée, bouillants et de main trop rapide, entre autres ce Pompéran qui tua un homme du roi, et qui, sauvé par lui, eut le sinistre honneur de le désarmer à Pavie.
Il faut voir l'énormité du royaume que ce Bourbon avait en France. Il réunissait deux duchés, quatre comtés, deux vicomtés, un nombre infini de châtellenies et de seigneuries.
Son bizarre empire ne comprenait pas seulement le grand fief central et massif de Bourbonnais, Auvergne et Marche (plusieurs départements), mais des positions excentriques fort importantes, le Beaujolais, le Forez, les Dombes, trois anneaux pour enserrer Lyon, les rudes montagnes d'Ardèche, Gien pour dominer la Loire, puis, tout au nord, Clermont et Beauvoisis. On comprend à peine un damier de pièces si hétérogènes. Ce qui l'explique, c'est qu'une bonne partie venait des confiscations diverses de Louis XI, qu'il mit aux mains qu'il croyait sûres, celles de sa fille et de son gendre. Sinistres dépouilles des Armagnac et autres, prises aux traîtres, et qui firent des traîtres.
Tel était l'effet naturel des apanages féodaux, constitués par la royauté. Toujours à recommencer. Les plus sages précautions n'engendraient que la guerre civile.
Comme si ce monstre de puissance n'eût pas été assez à craindre, la furieuse folie d'une femme galante, à la force féodale, ajouta celle de l'argent. Elle le traita en mari, lui donnant, sur des finances entamées par une grande guerre européenne, trois ou quatre pensions princières: connétable, 24,000 livres; chambrier, 14,000; 24,000 comme gouverneur de Languedoc; 14,000 à prélever sur les tailles du Bourbonnais. Des facilités inouïes pour y ajouter; en une fois, il se fit voter par la pauvre Auvergne une somme de 50,000 livres! Il faut décupler tout cela, pour la différence de valeur monétaire; puis apprécier qu'en ces temps, relativement si misérables, l'argent avait une puissance incalculable.
Plus sot que sa mère n'était folle, le roi le mit en Milanais, près Marignan, lui laissa la conquête, établit l'Italien en pleine Italie, près de Mantoue et des Gonzague. Toutes les bandes errantes de soldats à vendre eussent afflué près de lui, et d'Italie et d'Allemagne. Bientôt, dans ce connétable de France on eût eu un roi des Lombards.
Ce qui devait le retenir, c'est que le roi n'avait pas d'enfant mâle. Il pouvait être héritier, être à la fois, par une situation bizarre, beau-père et fils adoptif du roi. En 1518, naquit un Dauphin, et alors tournant le dos à la mère du roi, il voulut Renée de France, fille du roi Louis XII; il eût pu un jour ou l'autre soutenir qu'elle représentait la branche aînée des Valois, écarter François Ier qui, de la branche d'Angoulême, n'avait que le droit d'un cadet. Pour cela, que fallait-il? Annuler la loi salique, en quoi il aurait été applaudi, aidé de son cousin Charles-Quint et de tous les princes qui avaient eu dans leur famille des filles de la maison de France.
Louise, désespérée, pour exercer sur l'infidèle une contrainte salutaire, avait imaginé d'abord de supprimer ses pensions. Le roi, en 1521, soit défiance, soit jalousie, lui ôta l'un des priviléges du connétable, le droit de mener l'avant-garde, de conduire l'armée où et comme il voulait. François Ier y était en personne, et ne s'en remit qu'à un homme plus sûr, son beau-frère, le duc d'Alençon.
La trahison eut dès lors un prétexte. Madame de Rœulx, prise dans Hesdin, dut entamer la négociation. Elle était des Croy, et ceux-ci, en concurrence avec Marguerite d'Autriche, auprès de Charles-Quint, tellement primés par elle dans l'intrigue électorale, durent saisir avidement la première lueur d'une affaire qui devait les relever tellement près du maître. Le premier prince du sang! le seul resté des grands vassaux! le connétable de France! Trois hommes en un, donnés à l'Empereur!... Mais ce n'était rien encore. Par ces trois titres, Bourbon était moins que par la popularité qu'il avait dans les robes longues. Les parlements de Paris, de Provence, comme on va voir, lui étaient favorables. Des magistrats respectés, un Budé, lui dédiaient leurs livres. Tranchons le mot, il avait pour lui le germe du parti qu'on eût appelé, à une époque, le parti de la liberté. Chance énorme! Charles-Quint, au nom des libertés publiques, eût fait délibérer, voter, les meilleurs citoyens de France pour la ruine de la France et le triomphe de l'étranger.
On a voulu ne voir rien de plus que la vengeance d'une femme dans le grand procès commencé, au nom de Louise, le 12 août 1522, comme héritière des biens de la maison de Bourbon. Sans dire qu'elle n'y fut pour rien, je suis porté à croire qu'il y eut aussi autre chose; qu'un homme, visiblement le centre des mécontents, un cousin de Charles-Quint, parent des Croy, des Gonzague, parut assez dangereux pour qu'on entreprît de le ruiner.
Quel était son droit? un seul: la donation de sa femme, donation d'une enfant de moins de quatorze ans; donation de biens, non tous patrimoniaux, mais, en bonne partie, biens condamnés, dont Louis XI avait donné un usufruit.
Quel était le droit de la mère du roi? Comme nièce du dernier duc de Bourbon, elle était l'incontestable héritière des biens spéciaux de cette maison, souvent transmis par les femmes au XIIIe siècle, et même récemment par Suzanne de Beaujeu. Seule rejeton des aînés, elle passait évidemment avec les Montpensier, descendus d'un cadet.
Il y avait un troisième héritier, il est vrai, bien autrement autorisé, qui eût dû réclamer, et de qui tout fief a dérivé: la France.
Cette affaire fut un grand coup pour la vieille Anne de Beaujeu, coupable d'avoir rétabli, contre la volonté de son père, cette dangereuse puissance. Ce fut comme si l'ombre de Louis XI fût venue lui demander compte de ses dons si mal employés. Elle en creva de rage et de dépit (14 novembre 1522).
Sa mort précipitait les choses. Elle laissait des fiefs personnels qui, sans procès ni jugement, revenaient d'eux-mêmes à la couronne. C'étaient Gien, passage important de la Loire, et deux positions militaires des montagnes de l'Auvergne, Carlat, Murat, arrachées à grand'peine par Louis XI aux Armagnacs, et données par lui, non pas aux Bourbons, mais à son alter ego, à sa fille Anne de France. À quel titre le connétable les eût-il gardés? On ne le voit pas. Mais il lui coûtait de les rendre, incorporés qu'ils étaient depuis trente ans au royaume des Bourbons. Gien était son avant-garde sur la Loire. Les fiefs d'Auvergne étaient son fort. Ces pays, sauvages encore au temps de Louis XIV (V. Mémoires de Fléchier), qu'étaient-ils au XIVe siècle? C'était à l'entrée de l'Auvergne, dans le fort château de Chantelle qui lie l'Auvergne au Bourbonnais que la maison de Bourbon avait son trésor, ses joyaux. De là, elle veillait les quatre routes (qui vont aussi en Languedoc). Elle avait de patrimoine ce qu'on appelait le Delphinat d'Auvergne, et par mariage elle avait essayé d'avoir aussi le comté. Mais la dernière héritière fut donnée par Louis XII à son homme Jean Stuart, duc d'Albany, et la puissance royale établie en basse Auvergne. Bourbon défendait la haute, qui allait lui échapper.
Nul traité, nul mariage, ne pouvait prévenir ce coup. Le premier démembrement allait commencer, la première pierre tomber du grand édifice, grand en lui-même et plus grand comme dernière et suprême ruine du monde féodal. C'était comme une tour qui en restait au centre de la France. J'appelle ainsi la maison de Bourbon. Elle ne pouvait consentir à tomber qu'en se transformant, devenant le trône de France.
Bourbon franchit le pas que, depuis un an, sans nul doute, les Croy l'engageaient à faire; il envoya à Madrid et demanda la sœur de l'Empereur, l'invasion de la France par les impériaux et les Anglais.
Le 14 janvier 1523, Thomas Boleyn, envoyé d'Henri VIII à Madrid, écrit à Londres qu'on en confère. Les instructions que Wolsey envoie en réponse, reproduisant les motifs que mettait en avant Bourbon, disent «que ce vertueux prince, voyant la mauvaise conduite du roi et l'énormité des abus, veut réformer le royaume et soulager le pauvre peuple.» Henri VIII, comme Henri V et la pieuse maison de Lancastre, aurait volontiers travaillé avec Bourbon à cette réforme de la France.
Je ne doute aucunement que les gens graves et de mérite qui tenaient pour le connétable n'aient envisagé ainsi les choses. C'est la fausse situation où tant de fois s'est vue la France, toute personnifiée dans un roi. Les fautes, les crimes de ce roi, on ne pouvait rien y faire que par cette médecine atroce qui équivalait à un suicide: l'appel au sauveur étranger. C'est-à-dire que, pour soigner et guérir la France, on n'avait remède que de l'anéantir.
C'était une indigne ironie de proposer pour médecins ceux qui étaient le mal même: les grands qui, aux états de 1484, s'étaient hardiment présentés. Mais la France n'en voulut pas, aimant mieux encore un tyran: la fille de Louis XI.
L'ironie n'était guère moins grande de prendre pour médecins du royaume les parlementaires, hier procureurs, hommes de ruse et d'avarice, têtes dures et étroites, que la pratique, les sacs poudreux, les petits vols, n'avaient point du tout préparés à se faire les tuteurs des rois.
Les Chats fourrés de Rabelais, et les seigneurs Humeveines (les buveurs du sang du peuple), qu'il a mis sur une même ligne, dans sa verve révolutionnaire, c'était la base où s'appuyait la réforme de Bourbon. Pour amender le prodigue (prodigus et furiosus) qui dévastait nos finances, un bon conseil de famille allait s'assembler où ne siégeraient que des Français, le Français Charles-Quint (né Bourgogne et Bourbon), le Français Henri VIII (descendu d'une fille de Philippe le Bel), tous deux venant de saint Louis.
Les juges et les hommes d'épée, brouillés depuis deux cents ans, venaient d'être réconciliés par le roi même, par la cour et la haine qu'elle inspirait: la cour, institution nouvelle, jusque-là inconnue, la cour qui ne voyait qu'elle et méprisait le reste, la noblesse autant que le peuple; une cour de dames surtout: toute place, toute pension donnée dans un cercle de favorites, toute la monarchie devenue le royaume de la grâce. Les parlementaires et les nobles jusque-là se disputaient les biens d'Église qu'un semblant d'élection leur donnait ou à leurs valets. Le roi les mit d'accord par son traité avec le pape, donna les écailles aux plaideurs, garda l'huître. Dès lors, toute chose alla au hasard, parfois aux serviteurs utiles, souvent aux femmes aimables qui enlevaient par un sourire les grâces du Saint-Esprit; un envoyé au Turc était payé d'un évêché; une maîtresse, pour ses trois frères, en gagna trois, etc.
Là était la plaie profonde au cœur des parlementaires, des universitaires, des nobles.
Les premiers, sous prétexte d'une enquête nécessaire, s'étaient ordonné à eux-mêmes d'aller à Moulins chez le duc. On peut deviner assez comment ce prince magnifique les reçut et les caressa, leur soumettant sans doute ses idées sur le bien public et regrettant de ne pouvoir les voir exécutées par eux.
Au retour, en décembre 1522, au milieu d'un rude hiver, d'une grande misère publique, s'associant à la vive irritation de Paris, ils essayèrent par remontrances leur révolution timide, tâtèrent le roi, envoyèrent des plaintes au chancelier qui, durement, sans hésiter, mit leurs députés en prison. Le peuple ne bougea pas.
Les parlementaires ainsi repoussés, c'était aux nobles à essayer. Il le firent en mars. Bourbon était à Paris pour solliciter son procès. On mit en avant un homme épousé pour tâter le roi encore. Jean de La Brosse, qui avait l'héritière de Penthièvre, avait cédé ses droits à Louis XI, qui lui paya pension. Charles VIII, Louis XII, François Ier tinrent la cession bonne, ne se souciant point de remettre en main féodale le nord de la Bretagne, une si belle descente aux Anglais. Les La Brosse suivaient le roi comme son ombre, en réclamant toujours. Dans ce moment critique où l'on put croire qu'il faiblirait, La Brosse reproduit la demande. Le roi reproduit son refus. La Brosse alors, s'enhardissant, dit: «Monseigneur, il me faudra chercher parti hors du royaume.—Comme tu voudras, La Brosse.» Ce fut la réponse de François Ier.
Elle dut faire plaisir à Bourbon. Beaucoup de nobles se serraient autour de lui, un Saint-Vallier, un Escars, un La Vauguyon, un Lafayette, entre autres. Le dernier officier distingué d'artillerie, le premier hautement apparenté, allié aux Brézé qui, de père en fils, étaient sénéchaux de Normandie. La fille de Saint-Vallier, savante, accomplie (de grâce, sinon de cœur), la fameuse Diane de Poitiers, déjà en renom, avait épousé Louis de Brézé, petit-fils de Charles VII et d'Agnès Sorel. Saint-Vallier, capitaine de cent gentilshommes de la maison du roi, avait, par cette charge, des occasions faciles de tuer ou de livrer son maître.
Un autre partisan de Bourbon, c'était la reine elle-même qui, ne voyant que la famille, l'aurait voulu pour sa sœur. «Un jour qu'elle dînait seule, Bourbon se trouvant là, elle lui dit de s'asseoir, de dîner avec elle. Le roi survient. Bourbon veut se lever. «Non, monseigneur, restez assis, lui dit le roi. Eh bien! il est donc vrai? vous vous mariez?—Non, Sire.—Je le sais, j'en suis sûr. Je sais vos trafics avec l'Empereur... Qu'il vous souvienne bien de ce que je dis là...—Sire, vous me menacez! Je n'ai pas mérité d'être traité ainsi.»
Le duc, après le dîner, partit, mais non pas seul: toute la noblesse le suivit.
CHAPITRE X
LA DÉFECTION DU CONNÉTABLE.—SON INVASION
1523-1524
C'est Charles-Quint lui-même qui fit le récit à Thomas Boleyn. Celui-ci trouvait étonnant que le roi ayant lâché une telle parole, il eût laissé partir le duc. L'Empereur ajouta: «Il n'aurait pu l'en empêcher; tous les grands personnages sont pour lui.»
Bourbon prit pour quitter Paris un prétexte fort populaire, celui de donner la chasse aux bandits du Nord qui empêchaient les denrées d'arriver. Mais dans le centre du royaume, en Auvergne, en Poitou, en Bourbonnais, il n'y avait pas moins de brigands, et plus organisés. C'était une armée véritable; leur chef, le roi Guillot, avait des trésoriers, percevait des impôts. Ce roi était un gentilhomme du Bourbonnais, nommé Montelon (Montholon?). Il est fort difficile de distinguer si ce chef, sorti des pays de Bourbon, était bien un brigand, ou un de ses partisans qui fit feu avant l'ordre. Quoi qu'il en soit, Bourbon eût aliéné tous les siens (les grands et les parlementaires), s'il n'eût comprimé cette Jacquerie.
À Paris même où le roi était en personne avec la cour, il y avait tumulte, des rixes et des batteries, des gens tués. Le roi fit dresser des potences aux portes de l'hôtel royal, et elles furent enlevées la nuit par des gens armés. Il semble qu'il s'en soit pris au Parlement, qui avait en effet la meilleure partie de la police. Il y tint un lit de justice, parla fort durement, et, rappelant des temps peu honorables au Parlement, dit que, lui vivant, on ne reverrait pas les temps de Charles VII (30 juin 1523).
Le roi Guillot étant pris et amené, son procès marqua mieux encore la discorde et l'irritation. Le Parlement ne voulut y voir qu'un bandit et un gentilhomme. La cour aggrava son supplice, comme celui d'un rebelle coupable de haute trahison. La sentence disait qu'il serait décapité, puis écartelé. Le bourreau, non sans ordre, fit la chose à rebours, l'écartela vivant (29 juillet).
Le Parlement mit le bourreau en prison. Le 1er août, où il devait juger le grand procès de la succession de Bourbon, il refusa, se dit incompétent, et renvoya la chose au conseil, c'est-à-dire au roi; faisant entendre que, dans ce temps de violence, il n'y avait plus de justice.
Depuis le mois de mai, Bourbon s'était retiré et négociait avec l'Espagne et l'Angleterre. Nous devons aux dépêches anglaises (très-bien extraites par Turner) de pouvoir dater avec précision tous les actes de cette négociation souterraine. Trop en vue à Moulins, au milieu de sa cour, il allait souvent en Savoie et en Bresse; et c'est de là qu'il écrivait, là qu'il recevait les agents étrangers qui n'eussent pu pénétrer en France. La Savoie nous était ennemie, malgré la parenté, le roi l'empêchant de créer des évêchés qui l'auraient affranchie du siége de Lyon. C'est d'Annecy en Savoie que, le 12 mai, Bourbon envoie à Wolsey. C'est à Bourg, sur terre savoyarde, qu'il reçoit, le 31 juillet, Beaurain (de Croy), fils de la dame de Rœulx, agent de l'Empereur.
Les difficultés étaient celle-ci. L'Empereur et l'Angleterre avaient deux intérêts contraires. Et le parti français qui soutenait Bourbon en avait un troisième. Comment les concilier?
L'Empereur, avec sa sœur, eût donné deux cent mille écus d'or, mais après que Bourbon aurait agi. Sa défiance ajournait, retenait justement ce qui donnait moyen d'agir. L'Anglais, non moins déraisonnable, eût payé sur-le-champ, mais à condition qu'il le reconnût roi de France, à condition qu'il se brouillât et avec l'Empereur et avec la France même.
Il est évident que les Anglais se croyaient encore en 1400, qu'ils ignoraient la haine qu'ils inspiraient depuis les guerres de Charles VI, et la force nouvelle du sentiment français, la vive personnalité de la France, son horreur du joug étranger.
Bourbon, pour n'avoir pas de maître, s'en fût volontiers donné deux. Il semble qu'il ait cru faire deux dupes qui feraient la dépense, pour qu'il eût le profit. Le roi détrôné ou tué, le Parlement eût déclaré sans doute que la France voulait un roi français.
Le traité, rédigé à Bourg entre Beaurain et Bourbon (Négoc. Autr. II, 589), est bien de gens qui veulent se tromper les uns les autres.
L'Empereur donne sa sœur, et la retient, ajoutant prudemment: «Si elle y veut entendre,» ce qui le laisse maître de faire ce qu'il voudra. Cette sœur, veuve du roi de Portugal, du maître des Indes, avait, outre sa dot, six cent mille écus de joyaux.
La France sera-t-elle démembrée? Oui, eût dit Charles-Quint. Non, eût dit Henri VIII, qui voulait le tout.
L'Espagnol semble accepter Bourbon pour allié. L'Anglais le veut vassal, exige son serment. Là-dessus, Bourbon s'en remet «à ce que décidera l'Empereur.»
Les deux rois entreront par le midi et l'ouest, Bourbon par l'est avec des Allemands. Où ira-t-il? «Au lieu le plus propice pour mieux besogner.» Mais l'Anglais exige qu'en cas de bataille il lui amène ses troupes et celles de l'Empereur.
Bourbon, avec l'argent des rois, lèvera dix mille Allemands pour guerroyer avec eux et autres gens de guerre.
Ces autres, ce sont ses vassaux, c'est le ban et l'arrière-ban qu'il pouvait lever dans ses fiefs (jusqu'à quarante mille hommes).
Ces autres, ce sont les mécontents innombrables, qui ne manqueront pas de se joindre à lui pour renverser François Ier. Enfin, c'est la France elle-même, lasse décidément des Valois, qui passera aux Bourbons; menée à eux par ses parlements.
Mais pour cela il fallait rester libre, surtout ne pas se faire Anglais. Bourbon voulait éluder le serment qu'exigeait Henri VIII. Il refusa la Toison d'Or, que Charles-Quint voulait lui imposer, et qui impliquait le serment à l'Espagne.
Les Anglais n'en démordirent pas, et tirèrent de lui une promesse verbale. On s'arrangea. Les rois brûlaient d'agir. Le moment semblait admirable. Les envoyés anglais écrivaient à Wolsey: «Il n'y a jamais eu de roi si haï que celui-ci. Il est dans la dernière pauvreté et la plus grande alarme. Il ne peut emprunter. Et il a tant tiré d'argent, que, s'il en lève encore, il met tout contre lui.»
On promit à Bourbon qu'avant le 1er septembre, on agirait de tous côtés à la fois.
Marguerite d'Autriche ne pouvait le croire. Elle pensait que le temps manquerait, que Bourbon éclaterait trop tôt et se perdrait. Ce fut tout le contraire. D'Espagne et d'Angleterre, la passion fut telle, que tout fut prêt avant l'heure dite.
L'argent anglais était déjà à Bâle, ou plutôt le crédit anglais. La banque seule dut encore accomplir ce singulier miracle d'envelopper la France d'armées improvisées.
Les lansquenets, levés par cet argent, passent le Rhin le 26 août, traversent la Franche-Comté, touchent la Lorraine (1er septembre), vont entrer en Champagne. Du 23 au 30 août, les Anglais débarquent à Calais, et le 4 septembre s'entendent avec les Flamands pour leur invasion commune.
Le 6 septembre, les Espagnols entrent en France.
Ponctualité admirable, excessive. Bourbon écrivait le 20 août qu'on n'allât pas trop vite, qu'il n'éclaterait que dans dix jours au plus. Les Anglais, à Calais, restent donc inactifs. Les Allemands, déjà loin vers l'ouest, rétrogradent un moment vers l'est, pour n'agir pas trop tôt.
La conduite de François Ier est étonnante. Dans un si grand danger, il regardait vers l'Italie. Il y appelait sa noblesse.
Il se fiait à trois choses peu sûres. D'une part, il préparait une flotte au duc d'Albany pour passer en Écosse, entraîner l'Écosse sur l'Angleterre, détrôner Henri VIII. Mais, la chose eût-elle réussi, elle eût eu lieu trop tard. Les Anglais détruisirent la flotte.
En même temps, il avait à Londres un très-secret agent par lequel il tâchait de regagner Wolsey.
On dira qu'il ignorait l'immensité de son péril, l'attaque universelle. Mais il voyait, du moins, l'imminente descente anglaise.
Quoi qu'il en soit, sa folie même lui tourna bien. En appelant ce qu'il avait de force vers les Alpes, il traversait le Bourbonnais. Dans ce passage continuel de la gendarmerie française, Bourbon ne pouvait éclater. Il lui fallait attendre que le roi eût passé les monts pour se lever derrière, lui couper le retour, le tenir, l'écraser, entre la révolte et l'ennemi.
Autre chose qui servit le roi. Il n'avait pas d'armée soldée. Il avait envoyé faire des levées en Suisse. Il fallait bien attendre. Donc, il allait à petites journées, et, sans le savoir, par cette lenteur, il désolait Bourbon, qui avait cru le voir partir en août. Cela obligeait celui-ci à jouer la plus triste comédie: il s'alita, contrefit le malade.
Le roi voulait, à tout prix, l'emmener, et, le voyant d'ailleurs tellement appuyé et fort, il penchait vers un accommodement. Il paraît qu'il lui eût laissé la jouissance viagère de ses fiefs, s'il eût épousé la sœur de Louise de Savoie et se fût ainsi remis dans leurs mains. Il avait annoncé au parlement qu'il laissait sa mère régente, et que le connétable serait lieutenant du royaume; titre d'honneur et nominal, puisqu'il l'emmenait en Italie.
Le roi n'était encore qu'en Nivernais, quand il reçut de sa mère la lettre la plus effrayante:
«Un des plus gros personnages et du sang royal vouloit livrer l'Estat; et même il y avoit dessein sur la vie du roi.»
La reine avait dans ses mains deux gentilshommes normands, nourris dans la maison de Bourbon, qu'un agent de la conspiration y avait engagés. Épouvantés des maux qui pouvaient frapper le royaume, ils s'en étaient confessés, en autorisant le prêtre à avertir Brézé, le sénéchal de Normandie. Brézé était le gendre de Saint-Vallier, l'un des plus compromis. Cependant, il envoya les deux hommes à la reine.
Le roi n'avait que quelques cavaliers, et justement une compagnie très-suspecte. Il attendit pour avancer qu'on lui eût amené des lansquenets. Il entra alors à Moulins, mit ses soldats aux portes et alla loger chez le duc.
Le faux malade, interrogé, n'osa nier cette fois. Il avoua que l'Empereur lui avait fait des ouvertures, et dit qu'il n'avait rien voulu écrire, mais attendre le roi pour révéler tout.
Le roi fit semblant de le croire, le rassura, lui dit qu'il n'avait rien à craindre du procès, que, gagnant, perdant, on trouverait moyen qu'il n'y eût point dommage. Il ajouta gaiement: «Je vous emmène en Italie, et vous y aurez l'avant-garde, comme à Marignan.» Le malade demanda quelques jours, ne pouvant supporter encore le mouvement de la litière. Le roi partit, emportant une vaine promesse écrite, et lui laissant un écuyer «pour l'informer de sa santé.»
Ce surveillant l'incommodait. Il l'écarta en se mettant en route, et l'envoyant au roi. Le roi renvoya l'écuyer. À la Palisse, le malade fit le mourant; les cris, les pleurs des serviteurs, rien n'y fut épargné. L'écuyer, réveillé la nuit par cette musique lamentable, se laisse encore tromper, et part pour avertir le roi. Bourbon, du lit, saute à cheval, et court, bride abattue, à son château de Chantelle. Il apprenait que le Parlement, ayant la main forcée par la dénonciation, ordonnait de saisir ses fiefs.
Il entrait dans Chantelle, quand l'inévitable écuyer, que le roi avait fort grondé, entra sur ses talons. Le connétable lui dit qu'il n'irait pas à Lyon, que, de chez lui, plus à son aise, il saurait se justifier. L'écuyer avouant qu'il avait ordre de ne pas le perdre de vue, il vit le duc si irrité, et ses gens prêts à le pendre aux créneaux, qu'il fut trop heureux de partir.
C'était le 7 septembre; les Espagnols entraient en Gascogne, les Allemands en Champagne. Il ne désespéra pas d'amuser encore le roi, lui envoya un homme grave, l'évêque d'Autun, Chiverny, avec une lettre où il promettait sur l'honneur de le servir, si on lui rendait seulement les biens propres de Bourbon. C'était abandonner le douaire d'Anne de Beaujeu.
L'évêque rencontra une forte gendarmerie qui l'arrêta. Quatre mille hommes marchaient vers Chantelle. Bourbon s'enfuit dans la nuit du 9 au 10, galopa au midi, prit l'habit de varlet, ferra ses chevaux à rebours, n'emmenant avec lui qu'un homme, Pompéran, vêtu en archer. Ils gagnèrent Brioude, le Puy, d'où, par les chaînes désertes du Vivarais, ils arrivèrent au Rhône, en face de Vienne en Dauphiné. Au pont de Vienne, le prétendu archer demande à un boucher si les archers, ses camarades, gardaient le passage.—«Non.» Rassurés, ils passèrent, non le pont, mais un bac qui était plus bas.
Dans ce bac, des soldats reconnurent Pompéran. Alarmés, ils gagnèrent les bois; puis, logèrent chez une vieille veuve qui leur donna nouvelle alerte. Elle dit à Pompéran:
«Ne seriez-vous pas de ceux qui ont fait les fous avec M. de Bourbon?»
Le prévôt de l'hôtel n'était qu'à une lieue qui les cherchait. Ils en firent six jusqu'au fond des montagnes. Ils voulaient gagner la Savoie, joindre Suze, Gênes, s'embarquer pour l'Espagne. Mais tout était plein de cavaliers. Rejetés encore vers le Rhône, à grand'peine ils parvinrent à toucher la Franche-Comté.
Ce qui étonne, c'est qu'il n'en bougea point. On comprend qu'il n'ait pas voulu se faire tort près de son parti en s'allant joindre au roi d'Espagne, encore moins aux Anglais. Mais comment ne joignit-il pas en toute hâte ses Allemands que son secrétaire même avait levés pour lui, et qui, par la Franche-Comté, avaient marché vers la Champagne? Là était le grand coup, et rapide; en deux enjambées, on était à Paris. Coup perfide, ils étaient entrés par la Comté, la province paisible pour qui la bonne Marguerite obtenait toujours la neutralité, paix et libre commerce au milieu de la guerre. Là, la France se croyait couverte, et là, elle était vulnérable. Cette perfidie et ce calcul, Bourbon en perdait tout le prix.
Il reste en Comté près de trois mois: septembre, octobre, novembre. On le voit par ses lettres. Personne ne s'en doutait. Ses amis le cherchaient partout, jusqu'à la Corogne, en Espagne.
Qu'attendait-il?
Que la France vînt à lui. Elle ne bougeait pas.
Nous le voyons le 21 octobre encore là, qui rassemble quelques cavaliers pour envoyer à ses Allemands. Et nous l'y voyons en novembre, envoyant aux Anglais un officier d'artillerie, Lafayette, qui avait défendu Boulogne autrefois, et qui, cette fois, devait aider les Anglais à le prendre.
Les alliés avaient cru sottement n'attaquer qu'un roi. Ils trouvèrent une nation.
Du moins la France féodale, la France communale, s'unirent et s'accordèrent pour repousser l'ennemi. Des armées régulières, pourvues de tout, furent arrêtées ou retardées par ces résistances unanimes. À Bayonne, tous, hommes, femmes, enfants, s'armèrent contre les Espagnols, «et les poltrons devinrent hardis.» À l'est, les Allemands pénétrèrent en Champagne; mais, n'ayant pas un cavalier pour courir le pays, ne trouvant pas un homme qui leur fournît des vivres, ils mouraient de faim. Le duc de Guise les coupa sur la Meuse, en tua bon nombre, au grand amusement des dames lorraines qui, d'un château, en eurent le spectacle et battaient des mains.
Le grand danger était au nord, où 15,000 Anglais étaient aidés de 20,000 impériaux. À cette masse énorme, La Trémouille opposa la valeur des Créquy et autres gentilshommes, la furieuse et désespérée résistance des pauvres communes, suffisamment instruites de ce qu'elles avaient à attendre par les atroces ravages de Nassau en 1521.
Tout cela n'eût pas suffi sans les dissentiments des alliés. Mais Wolsey et son maître voulaient des choses différentes. Henri ne voulait pas qu'en plein automne, et les routes déjà gâtées, on pénétrât en France. Il voulait un second Calais, prendre Boulogne, rien de plus. Mais ce n'était pas là l'intérêt des impériaux; Marguerite d'Autriche voulait les places de la Somme, la Picardie. Wolsey était de ce parti, étant à ce moment l'homme des impériaux et leur dévoué serviteur.
Le pape Adrien VI était mort le 14 septembre; Wolsey, innocemment, croyait qu'ils travaillaient le conclave pour lui. L'Empereur, qui avait vu l'insistance des Anglais à stipuler la royauté de France, n'eut garde de faire un pape anglais qui eût employé son pouvoir à replacer son roi au Louvre. Il fit nommer un Médicis, bâtard; on lui donna dispense. Élection irrégulière et litigieuse, qui le laissait d'autant plus dépendant (19 novembre 1523).
Cette nouvelle tomba sur Wolsey au moment où, malgré son maître, il suivait les impériaux, et faisait leurs affaires en France, prenant pour eux la Picardie. L'hiver était épouvantable; les hommes gelaient, perdaient les pieds, les mains; mais on allait toujours. Pour les encourager, Wolsey, dans cette rude campagne, leur donnait le pillage. On brûlait avec soin ce qu'on ne prenait pas. On arriva ainsi à onze lieues de Paris.
Paris se fût-il défendu? Le Parlement semblait n'y pas tenir. Il reçut assez mal ceux que le roi envoya pour organiser la défense. Tout à coup, chose inattendue, les Anglais tournent bride et partent. «Il fait trop froid, écrit Wolsey à l'Empereur; ni homme, ni bête n'y tiendrait. Et vos Allemands, qui venaient du Rhin, sont maintenant dispersés.»
Bourbon et son parti s'étaient mutuellement attendus. De septembre en décembre, il était resté immobile, à croire que la noblesse de France allait venir le joindre. Soit loyauté, soit intérêt, elle s'attacha au sol, ne remua point. Le roi (25 septembre) lui avait donné, il est vrai, une preuve inattendue de confiance; il rendit aux seigneurs le pouvoir de juger à mort les vagabonds, aventuriers, pillards, que les prévôts royaux leur livreraient[16]. L'homme du roi n'était que gendarme, le seigneur était juge. Si la chose eût duré, c'eût été l'abandon de tout l'ordre nouveau, une abdication de la royauté.
Cela pour la noblesse. Le clergé eut sa part. Le roi lui avait pris le tiers du revenu. Il adopta dès lors la méthode toujours suivie depuis, de dédommager le clergé avec du sang hérétique. L'Empereur et Marguerite d'Autriche faisaient de même; ils venaient de brûler trois luthériens en Flandre. On brûla à Paris un ermite qui osait dire que la Vierge avait conçu comme une femme. Un gentilhomme même, Berquin, aurait été brûlé par l'évêque et le Parlement, si la sœur du roi n'eût agi pour lui. La chose ne se fit pourtant que par la force; il fallut que le roi l'enlevât de prison par les propres archers de sa garde.
Grand scandale pour le clergé, qu'un tel acte arbitraire empêchât la justice! Le roi le consola en faisant partir de Paris douze religieux mendiants qui, par toute la France, prêcheraient contre les luthériens.
Et le peuple, que fit-on pour lui? On supprima dans Paris le monopole des boulangers. On fit quelques réformes dans les dépenses. On essaya d'établir un contrôle entre les gens des finances, de les centraliser. Tous fonds perçus durent être dirigés sur un point, sur Blois.
Le roi, en ce moment critique, était très-affaibli. Il demandait justice au Parlement qui fermait l'oreille. On n'osait dire que les complices de Bourbon fussent innocents; mais l'on ne trouvait pas et l'on ne voulait pas trouver de preuves. Des députés des parlements de Rouen, Dijon, Toulouse et Bordeaux, furent mandés, pour revoir la procédure, et n'eurent garde de parler autrement que ceux de Paris. Toute la robe était liguée.
La seule justice qu'il y eut, ce fut la sentence de Saint-Vallier, et le roi paraît ne l'avoir obtenue qu'en promettant qu'il ferait grâce sur l'échafaud.
Lui-même s'était montré flottant dans cette affaire. D'abord il mit à prix la tête de Bourbon, puis s'adoucit sur une visite que lui fit la sœur de Bourbon, duchesse de Lorraine; il négocia avec lui, l'engageant à venir, lui promettant de l'écouter.
Pour Saint-Vallier, de même, il varia. D'abord, il s'emporta, dit qu'il tuerait ce traître, homme de confiance et de sa garde même, qui voulait le livrer. Puis il le fit juger, et se contenta d'un simulacre de supplice. Mille bruits coururent. On disait que Saint-Vallier n'avait conspiré que pour venger sa fille, déshonorée par le roi. Il n'avait de fille que Mme de Brézé, mariée depuis dix ans. Ce qu'on a dit aussi et qui est plus probable, c'est que la dame, qui avait vingt-cinq ans, beaucoup d'éclat, de grâce, avec un esprit très-viril, alla tout droit au roi, fit marché avec lui; tout en sauvant son père, elle fit ses affaires personnelles, acquit une prise solide et la position politique d'amie du roi. Un volume de lettres[17] témoigne de cette amitié.
Mais, pendant ces intrigues, que devient l'armée d'Italie? Elle passa six mois sous le ciel, au pied des Alpes, consumée de misère, usée de maladies, refaite par de petits renforts. Elle se soutenait par nos réfugiés italiens; nous en avions beaucoup, Pisans, Florentins, Bolonais, Génois, Napolitains, d'autres de Rome et de Pérouse. Le chef était un Orsini, le Romain Renzo de Cere, vaillant soldat qui, tout l'hiver, assiégea Arona. Au printemps, l'ennemi se trouva fortifié de six mille Allemands que Bourbon était allé chercher, avec l'argent de Florence et du pape. À l'arrière-garde, Bonnivet combattit bravement jusqu'à ce qu'il fût blessé. Le pauvre chevalier Bayard, malade de ce cruel hiver, soutenait le poids du combat, quand une balle lui cassa les reins. «Jésus! dit-il, je suis mort... Miserere meî, Domine!» On le descendit sous un arbre, et personne ne voulait le quitter. «Allez-vous-en, dit-il, messieurs, vous vous ferez prendre.» Un moment après, passa le vainqueur, le connétable, qui dit «que c'était grand'pitié d'un si brave homme.» À quoi le mourant répliqua ces propres paroles: «Monseigneur, il n'y a point de pitié en moy; car je meurs en homme de bien. Mais j'ay pitié de vous, de vous voir servir contre vostre prince et vostre patrie et vostre serment.»
Bourbon goûtait déjà les fruits amers de sa défection. Son maître, l'Empereur, à qui, sans argent, sans secours, il venait de faire une armée, et une armée victorieuse, venait de le récompenser à sa manière en le subordonnant à un de ses valets, Lannoy, l'un des Croy, le vice-roi de Naples, un Flamand sans talent.
Le voilà, cet homme si fier, attelé sous Lannoy à deux bêtes de proie, le féroce Espagnol Antonio de Leyva, ex-palefrenier, et l'intrigant Pescaire, espion et dénonciateur de tous les généraux, Italien traître à l'Italie, cherchant de tout côté à pêcher en eau trouble. Rivé ainsi entre ces gardiens, envieux, désireux de le perdre, il regardait vers l'Angleterre. Mais Wolsey, refroidi, disait qu'il n'aurait pas un sou s'il ne jurait fidélité au roi d'Angleterre et de France, c'est-à-dire s'il ne se perdait auprès de l'Empereur, auprès de la France même et n'y détruisait son parti.
Étrange situation. Il entre en France, menant l'armée impériale, exige des Provençaux qu'ils fassent serment à Charles-Quint, et lui-même en secret il fait serment à Henri VIII. (V. les dépêches mss. dans Turner.)
Il eût été roi de Provence, sous la suzeraineté des deux rois. Il comptait sur l'ancienne chimère des Provençaux d'être un royaume à part, royaume conquérant, qui eut jadis les Deux-Siciles. Le Parlement d'Aix n'était peut-être pas loin de cette idée. Quand Bourbon eut sommé Marseille de lui donner des vivres, elle consulta le Parlement, qui, sans répondre, envoya un de ses membres. Le conseil de ville, sous cette influence, mollit, promit des vivres, mais en petite quantité. (Captiv. de Fr. Ier, p. 341.)
Tout paraissait favoriser l'invasion. Bourbon ne rencontrait personne. Le 9 août, il entra dans Aix. De là il eût voulu aller directement en Dauphiné, prendre Lyon et le Bourbonnais. Une fois là, il était chez lui, il y frappait la terre en maître, la soulevait, entraînait ses vassaux et la France centrale pour emporter Paris.
Qui empêcha la chose? François Ier? Non. Charles-Quint.
Le roi, jusqu'en septembre, ne parvint pas à former une armée. Bourbon avait tout le mois d'août pour avancer en France.
Le conseil de Madrid avait une telle défiance, tant d'envie et de peur du dangereux aventurier, qu'il craignit de trop réussir, de vaincre par lui, mais pour lui. Au moment où il s'élançait de toute sa passion et de sa fureur, on le rattrapa par sa chaîne et on le tira en arrière. Pescaire, les Espagnols, lui signifièrent froidement qu'il ne s'agissait pas d'avancer, que l'Empereur voulait Marseille, port excellent, commode, entre l'Espagne et l'Italie. Ils le retinrent frémissant sur la grève.
Comment aller plus loin? L'Espagne ne payait pas, et, l'Angleterre ne payait plus. Comment entraîner le soldat! À cela Bourbon eût eu réponse. Il avait déjà pris, du diable et de son désespoir un talisman horrible dont il usa jusqu'à sa mort. Irrésistiblement, le soldat le suivait. Et que faisait-il pour cela? Rien du tout, au contraire. Il fallait ne rien faire, rien qu'être aveugle et sourd, ne voir ni meurtre, ni pillage, ni viol, fermer, briser son cœur, ne garder rien d'humain. Le soldat l'eût suivi, pour avoir Lyon, comme plus tard pour avoir Rome. Et cela sans promesse, par un traité tacite où tout était compris, tout argent, toute femme et tout crime.
Les impériaux promirent Marseille à leurs soldats, leur montrant que toute la Provence s'y était réfugiée, qu'un immense butin y était entassé. Bourbon, comme on a vu, y avait intelligence dans les notables, et y comptait. Mais le peuple gardait une haine énergique aux Espagnols; au bout d'un siècle, il conservait présent le sac de la ville, surprise alors, pillée par les Aragonais. Il se forma en compagnies, se retrancha, combattit vaillamment. Il était soutenu et par des gentilshommes que le roi envoya, et par les proscrits italiens, sous Renzo (Orsini), vaillante légion, déjà vieille dans l'exil, endurcie dans nos camps, et plus sûre que les nôtres mêmes. Contre un Français, la France fut défendue par l'Italie.
Quand Bourbon vid Marseille,
Il a dit a ses gens:
Vray Dieu! quel capitaine
Trouverons-nous dedans?
Il ne m'en chaut d'un blanc
D'homme qui soit en France,
Mais que ne soit dedans
Le capitaine Rance.
Cette vieille chanson de nos pauvres piétons contre leurs capitaines et à la gloire de l'Italien reste la couronne civique de ce fils adoptif de la France, couronne tressée des mains du peuple.
Le siége traîna. Et la population inflammable de Marseille prit un ardent élan de guerre, les femmes comme les hommes. Si elles ne combattirent, elles travaillèrent aux retranchements. L'unanimité de la ville imposa aux défections. Et pendant que Bourbon attendait des parlementaires, des propositions, des paroles, il ne reçut que des boulets. À une messe des Espagnols, un boulet tua le prêtre à l'autel et deux hommes. Pescaire dit à Bourbon qui accourait: «Ce sont vos Marseillais qui viennent, la corde au cou, vous apporter les clefs.» Et, après une reconnaissance meurtrière où l'on vit le fossé bordé d'arquebuses, Pescaire disait: «La table est mise pour vous bien recevoir. Courez-y; vous souperez ce soir en paradis...»
Tout ce que Bourbon obtint fut qu'on essayerait encore un assaut. Il manqua, et l'on sut que la très-forte armée du roi était arrivée tout près, à Salon. Pescaire déclara qu'on ne pouvait risquer d'être écrasé entre une telle armée et la ville. Bourbon s'arracha de Marseille (28 septembre 1524). On partit, mais déjà serré en queue par les Français qui, au Var, atteignirent, détruisirent l'arrière-garde. L'armée n'arrêta pas. Ces graves Espagnols, ces pesants lansquenets, devinrent tout à coup de vrais Basques. Cette retraite semblait un carnaval de bohèmes déguenillés. À pied, à mulet ou à âne, ils filèrent lestement par le chemin de la Corniche, si vite que, vers Albenga, ils firent quarante milles en un jour.
Charles-Quint avait bien mérité son revers. Il avait à la fois lancé et retenu Bourbon, le faisant combattre lié, entravé, à la chaîne. La terrible réputation de ses armées plus redoutées qu'aucun brigand, avait fait la résistance obstinée, désespérée de Marseille. Sa dureté personnelle, éprouvée par l'Espagne même, imposait aux proscrits étrangers, enfermés dans Marseille, la loi de vaincre ou de mourir. Dans l'affaire toute récente des Communeros, il ne confirma pas une seule des grâces promises par ceux qui l'avaient fait vainqueur. Il envoya à la potence des hommes à qui les royalistes garantissaient la vie sur leur honneur. Cruel renversement des idées espagnoles, et qui accusait hautement un gouvernement étranger! Le roi, source sacrée de l'honneur et de la grâce, tache l'honneur des siens, ne fait grâce à personne; il survient après la victoire, et pour se montrer seul cruel! «Il y eut, dit-on, peu d'arrêts de mort.» C'est vrai (damnable hypocrisie!); on ne commença à juger qu'après avoir exécuté longtemps sans jugement.
Les cortès témoignèrent gravement leur indignation en refusant l'argent à Charles-Quint. Et c'est ce qui, plus que tout le reste, lui fit manquer son siége de Marseille.
Les grands de son parti étaient plus irrités que d'autres. Il laissait à leur charge ce qu'ils avaient avancé pour lui dans la guerre des Communeros. Le connétable de Castille lui disait: «Pour vous avoir gagné deux batailles en deux mois, payerai-je les dépens?» Cette risée sortit le jeune Empereur de sa réserve habituelle. Il lui échappa de dire: «Mais si je te jetais du balcon?—Je suis trop lourd; vous y regarderiez,» dit en riant le vieux soldat.
CHAPITRE XI
LA BATAILLE DE PAVIE[18]
1525
Cette retraite faisait au roi une situation admirable. De roi haï, impopulaire, il se retrouvait l'épée de la France, le défenseur du sol, le protecteur des pays ravagés par l'invasion barbare de cette affreuse armée de mendiants. Toute la noblesse de France était venue comme à un rendez-vous d'honneur, pour témoigner sa loyauté; elle était enivrée, fière de se voir si grande, et (chose rare) complète. Une formidable infanterie suisse avait rejoint le roi. Jamais si belle armée, ni si ardente. Il y eût eu sottise à laisser perdre un si grand mouvement, comme voulaient les vieux généraux; et sottise ruineuse; comment nourrir tout cela, sinon en Lombardie? Les Anglais ne menaçaient pas. Le roi alla donc en avant sans attendre sa mère, qui venait pour le retenir.
Il passa sur trois points; en dix jours, cette armée énorme se trouva de l'autre côté. Là, toute la difficulté fut de découvrir les impériaux; ils s'étaient dispersés, cachés dans les places fortes. Le roi arriva à Milan. Les Milanais, qui n'étaient pas d'accord entre eux, avaient appelé à la fois le roi et les impériaux. Le roi ne les traita pas moins bien. Il arrêta toute l'armée aux portes, et d'abord ne laissa pas entrer un seul soldat, sauvant ainsi la ville. Ce ne fut que le lendemain que, refroidies, calmées, sous la ferme conduite du vieux et respecté La Trémouille, les troupes entrèrent en grand ordre.
L'effet moral de la prise de Milan était très-grand. Venise, le pape et les petits États devaient dès lors compter avec le roi. Restait à trouver les débris de l'armée impériale, à les forcer de place en place. La bande la plus forte, sous Antonio de Leyva, était enfermée dans Pavie. Le roi alla l'y assiéger (28 octobre 1524).
Cette conduite était-elle absurde? Nullement. Les Italiens, qui avaient tant souffert de la mobilité des Français, de leurs capricieuses expéditions, les virent pour la première fois persévérants et persistants, enracinés dans l'Italie et décidés à ne pas lâcher prise. Grand motif de se joindre à eux.
Que voulait le roi? 1o Se faire nourrir, solder, par les petits États; 2o diviser les impériaux, en leur donnant des craintes pour Naples, d'où leur venait le peu que donnait l'Empereur. La partie paraissait gagnée par celui qui saurait faire contribuer l'Italie. Une bande de dix mille hommes qu'il envoya vers le midi lui rallia les volontés douteuses. Les villes de Toscane commencèrent à payer. Ferrare paya, et de plus, fournit des munitions. Pour les impériaux épuisés, leur dispersion paraissait infaillible. Pavie même était pleine de trouble et de murmures. Cinq mille Allemands qui y étaient, avec cinq cents Espagnols, qui ne les contenaient nullement, furent plusieurs fois au point de se livrer au roi avec la ville.
Il resta là quatre mois, amusé par les ingénieurs, qui tantôt canonnaient, tantôt piochaient pour détourner le fleuve, voulant prendre la ville par le côté où les eaux la gardent. Rien ne réussit. Ce roi, vif et impatient de sa nature, cette fois paraissait peu pressé. Cette si longue campagne d'hiver «où son armée logeait à l'auberge de l'étoile,» c'est-à-dire sous le ciel, il s'y résigna merveilleusement. Pourquoi? Il s'amusait (Guichardin nous l'a dit), donnant tout au plaisir, rien aux affaires. Un hiver d'Italie, passé ainsi, lui semblait assez doux.
L'intérêt était grand pour les hommes de François Ier de faire que leur maître fût bien. Ils gagnaient gros à cette guerre oisive, comptant au roi une infinité de soldats qui n'existaient qu'en chiffres, des Suisses, des Allemands de papier, qui n'en mangeaient pas moins, n'étaient pas moins payés. Ses généraux étaient gens très-avides; tous suivaient leur exemple. Le roi, qui s'amusait, dormait, faisait l'amour, sur la foi de ces chers amis, était rongé et dévoré, sans s'en apercevoir, en danger même; il y parut bientôt.
Il logeait agréablement dans une bonne abbaye lombarde. Luther, dans son voyage à Rome, fut effrayé, scandalisé du luxe de ces abbayes, de la chère délicate, de l'éternelle mangerie, des vins, pour ne parler du reste. Il s'enfuit indigné. Le roi ne s'enfuit point. Au contraire, il s'établit là quatre mois en grande patience, tantôt à l'abbaye, tantôt à Mirabella, ancienne villa des ducs de Milan, au milieu d'un grand parc.
La Lombardie n'était plus ce quelle avait été. Elle avait cruellement souffert, infiniment perdu. Mais, comme il arrive dans ces grands naufrages, les lieux élus où l'on concentre les débris semblent d'autant plus riches. Je croirais donc sans peine que l'abbaye et la villa, arrangées pour le roi de France, rappelaient, soit les Granges de Sforza, soit la Pouzzole du roi de Naples, et autres lieux de volupté, que les descriptions nous font connaître. Ces villas étaient ravissantes par le mélange d'art et de nature, de ménage champêtre, qu'aiment les Italiens. Nos châteaux, encore militaires, dans leur morgue féodale, semblaient dédaigner, éloigner la campagne et le travail des champs, la terre des serfs; noblement ennuyeux, ils offraient pour tout promenoir à la châtelaine captive une terrasse maussade, sans eau ni ombre, où jaunissaient quelques herbes mélancoliques. Tout au contraire, les villas italiennes, bien supérieures par l'art, et vrais musées, n'en admettaient pas moins familièrement les jardinages, s'étendant librement tout autour en parcs, en cultures variées. Les compagnons de Charles VIII, qui les virent les premiers, en ont fait des tableaux émus.
Gardées au vestibule par un peuple muet d'albâtre ou de porphyre, entourées de portiques «à mignons fenestrages,» ces charmantes demeures recélaient au dedans non-seulement un luxe éblouissant d'étoffes, de belles soies, de cristaux de Venise à cent couleurs, mais d'exquises recherches de jouissances d'agrément, d'utilité, où tout était prévu: caves variées, cuisines savantes et pharmacies, lits profonds de duvet, et jusqu'à des tapis de Flandre, où, garanti du marbre, pût, au lever, se poser un petit pied nu.
Des terrasses aériennes, des jardins suspendus, les vues les plus variées. Tout près, l'idylle du ménage des champs.
Aux jaillissantes eaux des fontaines de marbre, le cerf, avec la vache, venant le soir sans défiance, de grands troupeaux au loin en liberté, la venaison ou les vendanges, une vie virgilienne de doux travaux. Tout cela encadré du sérieux lointain des Apennins de marbre ou des Alpes aux neiges éternelles.
L'hiver n'ôte rien à ces paysages. L'abandon même et les ruines y ajoutent un charme nouveau. Dans les jardins où cesse la culture, dans les grandes vignes laissées en liberté, les plantes vigoureuses semblent se plaire à l'absence de l'homme. Elle sont maîtresses du logis, s'emparent des colonnades, se prennent aux marbres mutilés et caressent les statues veuves. Tout cela très-sauvage et très-doux, d'un soave austero dont on se défie peu, mais trop puissant sur l'âme, l'endormant, la berçant d'amour et de vains rêves.
Dans les vers qu'il écrit plus tard dans sa captivité, François Ier se montre très-sensible à ce paysage italien. Il s'y oublia fort. Mais on peut soupçonner, sans calomnier sa mémoire, que le charme des lieux n'y fut pas tout. Quatre mois sans amours! Cela serait une grande singularité dans une telle vie. On a cherché à tort quelles grandes dames purent faire oublier les Françaises. Mais tout est dame en Italie. Celles qu'a tant copié le Corrège, de forme parfois un peu pauvres, mal nourries et trop sveltes, n'en sont que plus charmantes. Leur grâce est tout esprit.
C'était le moment d'une grande révélation pour l'Italie. Aux pures madones florentines que déjà Raphaël anime, l'étincelle pourtant manque encore. Mais voici une race nouvelle, avivée de souffrance, qui grandit dans les larmes. Un trait nouveau éclate, délicat et charmant, le sourire maladif de la douleur timide qui sourit pour ne pas pleurer. Qui saisira ce trait? Celui qui l'eut lui-même et qui en meurt. Le paysan lombard du village de Correggio, l'artiste famélique qui ne peut nourrir sa famille: il saisit ce qu'il voit, cette Italie nouvelle, toute jeune, mais souffrante et nerveuse. C'est la petite sainte Catherine du mariage mystique (V. au Louvre), pauvre petite personne qui ne vivra pas, ou restera petite. Plus que maladive est celle-ci; elle n'est pas bien saine; on le voit aux attaches irrégulières des bras, qu'il a strictement copiées. Et, avec tout cela, il y a là une grâce douloureuse, un perçant aiguillon du cœur qui entre à fond, fait tressaillir de pitié, de tendresse, d'un contagieux frémissement.
Telle était l'Italie à ce moment, amoindrie et pâlie. Et Corrège n'eut qu'à copier. Il puise à la source nouvelle, à ce sourire étrange entre la souffrance et la grâce (Prud'hon l'a eu seul après lui). Heureusement pour l'Italien, si la race changeait, le ciel était le même. Sans cesse il reprenait son harmonie troublée et s'envolait dans la lumière.
François Ier ne vit pas le Corrège, peintre de campagne, et qui meurt bientôt peu connu (1529). Mais il vit et goûta l'Italie du Corrège. Et je ne fais pas doute que ce soit le secret de sa longue inaction.
Ne serait-ce pas aussi à cette époque que le Titien a fait de lui le solennel portrait que nous avons au Louvre? Titien ne vint jamais en France. François Ier alla deux fois en Italie, à vingt-cinq ans et à trente et un ans. C'est évidemment au second voyage que se rapporte le portrait, avant ou après la bataille. S'il accuse plus de trente six ans, si des plis (je ne dis des rides) se forment déjà au coin des yeux, accusez-en, si vous voulez, les soucis de la royauté, les travaux et les veilles de ce prince si laborieux.
Je ne m'étonne pas s'il resta là si longtemps sans s'en apercevoir. Tout y venait heurter, et il ne le sentait pas. Il était trop avant au fond de ce rêve. Ses Italiens partaient, dès janvier. Corses la plupart, ils étaient rappelés par les Génois leurs maîtres. L'armée fondait, sans qu'il le vît. Les hommes mouraient de froid et de faim. Une poule coûtait dix francs d'aujourd'hui. Les seigneurs, sans feu ni abri, venaient à ses cuisines. Il apprit coup sur coup que quatre corps avaient été surpris et enlevés, et cela ne l'éveilla pas. Quelques milliers de Suisses allaient venir et il les attendait, sans même rappeler ses dix mille hommes envoyés au midi.
Ses ennemis faisaient un grand contraste.
Pescaire montra une vigueur extraordinaire. Il contint tout à la fois généraux et soldats. D'une part il releva Lannoy qui mollissait, voulait traiter ou partir et secourir Naples. D'autre part, il paya le soldat de paroles. Il enjôlait les Espagnols surtout, disant qu'ils étaient bien heureux d'une telle occasion qui allait les enrichir à jamais, le roi étant là en personne avec tant de grands seigneurs. Quels prisonniers à faire! et quels riches rançons.
Aux Allemands, il dit qu'il s'agissait de sauver leurs frères allemands enfermés à Pavie; le fils du vieux Frondsberg, leur général, y était; il fit parler le bon vieux père. Pour les gens d'armes qu'il trouva insensibles, il fallut financer; Pescaire donna et fit donner par les chefs ce qu'ils avaient d'argent.
L'embarras n'était pas moindre dans la ville. Antonio de Leyva, peu sûr de ses Allemands, qui criaient Geld! Geld! et voulaient le livrer, n'y trouva de remède qu'en tuant leur chef par le poison, et leur persuadant que l'argent était là dehors, tout prêt pour les payer, il en fit venir quelque peu et leur donna patience.
Bourbon arrivait d'Allemagne. Sa rage et sa fureur pour sa fuite de Provence lui avaient fait des ailes. Plus dur au brigandage que les vieux brigands italiens, il sut faire de l'argent. Une razzia sur Florence l'avait alimenté l'autre année. Celle-ci, ce fut le tour de la Savoie. Faute d'argent, il prit des bijoux; il porta l'écrin de la duchesse aux usuriers d'Allemagne. Avec quoi il trouva sans peine la quantité de chair humaine qui était nécessaire. L'archiduc donna quelque chose; et, par une diabolique hypocrisie, Bourbon trouva moyen de tirer aussi des villes impériales. Il exploita l'affaire du jour, la querelle religieuse, dit que le pape était l'allié de François Ier (mensonge, Clément trompait les deux), et il ne manqua pas de lansquenets qui se crurent luthériens pour aller boire en Italie.
Pescaire cependant, avec ses agents italiens, travaillait habilement l'armée du roi, attirait des transfuges, décidait des défections. La plus terrible eut lieu cinq jours juste avant la bataille. Les Grisons, effrayés d'un coup frappé près d'eux, ou peut-être gagnés, rappelèrent cinq mille des leurs qui étaient devant Pavie. Événement tout semblable au rappel des Allemands la veille de la bataille de Ravenne. Mais, cette fois, il n'y eut pas là un Bayard pour les retenir.
Enfin, un peu alarmé, le roi unit son camp, jusque-là divisé, et se fortifia. Il se croyait couvert par les faibles murailles du grand parc de Mirabella. La nuit du 8 février, Pescaire y envoie des maçons qui, en une heure, en abattent trente brasses. En avant, son neveu du Guast et six mille fantassins, mêlés des trois nations, marchaient droit sur Mirabella. Après venait Pescaire, qui s'était réservé la masse des Espagnols pour le principal coup. Il avait donné l'arrière-garde aux Allemands, conduits par Lannoy et Bourbon.
Ceux qui marchaient en avant, passant sous les boulets français, doublèrent le pas. Le roi crut les voir fuir, il s'élança avec la gendarmerie, et se mit devant ses canons; ils ne purent plus tirer sans tirer sur lui-même.
Pescaire le vit passer, et d'un millier d'arquebuses espagnoles bien tirées, presque à bout portant, il lui mit sur le dos grand nombre de ses meilleurs gens d'armes.
Le roi, dans son aveugle élan, tomba du premier coup sur un brillant cavalier, et le tua, dit-on, de sa main. Coup superbe pour un héros de roman; c'était le dernier descendant du fameux Scanderbeg.
Pendant cette belle prouesse, la bande noire de nos lansquenets eut quelques moments d'avantage. Ils furent peu imités des Suisses qui, ce jour, se montrèrent tout différents de leurs aïeux.
Le roi, avec ses grands seigneurs, soutint quelque temps la bataille avec une vaillance qu'admirèrent les ennemis. Il y eut là un grand massacre des premiers hommes de France: La Trémouille, La Palice, Suffolk, prétendant d'Angleterre, furent tués, et Bonnivet se fit tuer, courant à l'ennemi la visière haute et le visage découvert.
Le roi, deux fois blessé, au visage, à la cuisse, et la face pleine de sang, sur un cheval percé de coups, voulait gagner un pont. Le cheval s'abattit, il tomba dessous, et deux Espagnols arrivaient dessus pour le prendre ou le tuer. Mais à l'instant il y eut là à point un groupe de Français, dont l'un mit l'épée à la main pour le garder des Espagnols. C'était justement Pompéran, ce douteux personnage qui avait mené Bourbon hors de France, s'était ensuite rallié au roi (Captivité, p. 38) pour rejoindre ensuite Bourbon. Un autre était son secrétaire même et très-intime agent, La Mothe-Hennuyer. Ils lui dirent de se rendre au connétable, ce qu'il refusa. On appela Lannoy, qui accourut, et qui, lui donnant son épée, reçut celle du roi à genoux.
CHAPITRE XII
LA CAPTIVITÉ
1525
Vaincu je fus et rendu prisonnier,
Parmi le camp en tous lieux fut mené,
Pour me montrer, çà et là promené...
(Vers de François Ier.)
Ce traitement barbare s'explique: le prisonnier était le gage de l'armée. Elle s'était battue gratis, dans l'espoir de le prendre et d'avoir sa rançon. Les généraux purent dire: «Voilà votre homme; vous l'avez maintenant. Dès ce jour, vous êtes payés.»
Des arquebusiers espagnols qui avaient réellement fait la principale exécution, un rustre s'avança, et familièrement dit au roi de France: «Sire, voici une balle d'or que j'avais faite pour tuer Votre Majesté... Elle servira pour votre rançon.» Le roi sourit, et la reçut.
Mais, le soir ou le lendemain, il arracha de son doigt une bague, seule chose qui lui restât, et, la donnant secrètement à un gentilhomme qu'on lui permit d'envoyer à sa mère, il lui dit: «Porte ceci au Sultan.»
Ainsi la grande question du temps fut tranchée, les scrupules étouffés et les répugnances vaincues.
Événement immense, décidé par le désespoir, qu'il crut lui-même impie sans doute comme un appel au Diable, mais qui réellement fut une chose de Dieu, le premier fondement solide de l'alliance des religions et de la réconciliation des peuples.
Cet homme, étourdi en bataille, fut en captivité plus fin qu'on n'aurait cru. Il ne s'était rendu qu'à Lannoy, l'homme de l'Empereur. Cela le servit fort. Il caressa aussi Pescaire. Celui-ci, parfait courtisan autant qu'habile capitaine, se présenta en deuil. François Ier, soit sensibilité, soit flatterie pour les Italiens, qui devinrent en effet l'épine de Charles-Quint, traita Pescaire en roi futur de l'Italie et se jeta dans ses bras.
Sa parfaite dissimulation parut le soir, au moment amer où il lui fallut recevoir le connétable de Bourbon. Celui-ci se montra modeste, présenta ses devoirs et offrit ses services. Le roi l'endura et lui fit bon visage. Un auteur assure même qu'il l'invita à sa table avec les autres généraux.
La fameuse lettre à sa mère, qu'on a toujours défigurée, témoigne assez de son abattement: «De toutes choses, ne m'est demeuré que l'honneur et la vie, qui est sauve.»
Le plus triste, ce sont ses lettres à Charles-Quint. Elles étonnent de la part d'un homme aussi spirituel. Elles sont d'une bassesse impolitique. Il risque d'exciter le dégoût et de s'ôter toute croyance. Il demande pitié, n'espère que dans la bonté de l'Empereur qui, sans doute, en fera un ami, et non un désespéré, et qui, au lieu d'un prisonnier inutile, rendra un roi à jamais son esclave. Ce triste mot revient trois fois. (Captivité, 131; Granvelle, I, 266, 268, 269.)
Nous ne sommes point partisan du suicide. Et cependant, s'il fut jamais permis, c'est à celui peut-être dont la captivité devient celle d'un peuple, à celui dont la personnalité étourdie met la Patrie sous les verrous. Quoi! la France était là, dans un petit fort italien, sous l'arquebuse d'un brigand espagnol! Dans l'hypothèse absurde d'un Dieu mortel en qui une nation incarnée pâtit, s'avilit, qu'il abdique, ce Dieu, ou qu'il meure. Malheur à la mémoire du prisonnier qui s'obstina à vivre, et qui montra la France sous le bâton de l'étranger!
Ce héros de théâtre, dégonflé, aplati, parut ce qu'il était, un gentilhomme poitevin de peu d'étoffe, dévot par désespoir (autant que libertin), rimant son malheur, ses amours, comme eût fait à sa place Saint-Gelais, Joachim Du Bellay ou tout autre du temps.
D'abord, il se mit à jeûner et faire maigre. Sa tendre sœur, émue outre mesure, tremble qu'il ne se rende malade. Elle lui défend le maigre, et, pour le soutenir, lui envoie l'aliment spirituel, un Saint-Paul... Une recluse a dit à un saint homme: «Si le roi lit saint Paul, il sera délivré.»
Le livre vint peut-être un peu tard. Au souffle tiède d'un printemps italien, la poésie avait succédé à la dévotion. Le roi, à travers ses barreaux, avait regardé la campagne lombarde, le paysage si frais, si charmant en avril, et sublime, de Pavie aux Alpes, et il s'était mis à rimer une idylle virgilienne. Ces très-beaux vers sont-ils de lui? Ils ne ressemblent guère à sa faible complainte sur la bataille de Pavie. On aura très-probablement arrangé, orné, ennobli l'idée première, fort poétique peut être, du captif, inspirée par ce regard mélancolique sur cette campagne de printemps. Contre la belle Italie qui lui fut si fatale, contre le Pô et le Tésin, gardiens de sa prison, il appelle à lui nos fleuves nationaux, leurs nymphes éplorées. Cette pièce est non-seulement d'une grande facture, mais d'un sentiment profond de la France.
Nymphes, qui le pays gracieux hebitez
Où court ma belle Loire, arosant la contrée...
Rhône, Seine, Garonne, et vous, Marne et Charente,
... Fleuves qu'alentour environne
L'Océan et le Rhin, l'Alpe et les Pyrénées,
Où est votre seigneur que tant fort vous aimez? etc.
(Captivité, 227.)
S'il eût eu d'autres yeux, si, au lieu de cette vague sensibilité poétique, il eût eu un cœur d'homme, ou du moins le tact de la situation, il aurait vu par la fenêtre toute autre chose: l'Italie frémissante, épouvantée d'être, par sa défaite, livrée à l'armée des brigands. Car, qui avait vaincu? L'Empereur? Non, mais ce monstre sans nom, trois bandes en une, et point de chef. Valets, tremblants flatteurs de leurs soldats, quel crime pouvaient empêcher ou défendre ces misérables généraux? Venise supplia le pape de former une ligue armée. Le pape y entre en mars, et en sort en avril. Et pourtant, il n'eût pas coûté, pour détruire ces brigands, moitié de l'argent qu'ils volèrent.
Ce que François Ier eût vu encore, s'il n'eût été myope, c'était l'impuissance et la pauvreté de l'Empereur, la jalousie de l'Angleterre, la fermentation des Pays-Bas, les ressources faciles qu'avait la France en elle et dans ses alliés. Demain Soliman, Henri VIII, allaient armer. Mais le jour même, une amitié plus prompte, une épée plus rapide se déclara pour lui. Le petit duc de Gueldre ramassa six mille hommes et se jeta sur les Pays-Bas; Marguerite d'Autriche, qui ne pouvait lever un sou, et se mourait de peur entre l'invasion et la révolution, agit fortement à Madrid et arracha de Charles-Quint l'autorisation d'une trêve.
Le roi voyait du moins de près les discordes et les disputes de ceux qui le gardaient, les demandes de solde, les cris, les fureurs des soldats. Les généraux se haïssaient à mort.
Bourbon, en haine de Pescaire, eût volontiers tourné le dos à Charles-Quint. Il s'offrait aux Anglais. Pour un secours d'argent, rien que la solde d'un mois, il levait une bande, fondait en France, emportait tout, faisait roi Henri VIII.
Pescaire, vrai vainqueur de Pavie, traitait avec son maître. Si l'Empereur était ingrat, il avait une chance, il pouvait espérer au désespoir de l'Italie. Elle s'était donnée presque à César Borgia; pourquoi pas à Pescaire?
Quant à Lannoy, il s'était fait le confident de François Ier. Il avait sa sœur mariée en France, et, comme Flamand, il était au point de vue de Marguerite d'Autriche, craignant fort pour la Flandre, voyant les Pays-Bas en pleine révolution, et très-impatient de réconcilier les deux rois.
La chose n'était pas facile. Le jeune Empereur qui, en public, avait affiché une modération toute chrétienne et défendu même les réjouissances, dans une lettre à Lannoy, écrite de sa main, montre à quel degré d'infatuation ce bonheur inouï avait mis son esprit: «Puisque vous m'avez pris le roi de France, dit-il, je vois que je ne me saurai où employer, si ce n'est contre les infidèles.»
S'il pouvait faire un peu d'argent, il comptait en avril entrer en France, non par Bourbon, mais lui-même et de sa personne. Aussi, laissant là Henri VIII et sa fille, il se tournait vers une riche dot, celle de Portugal; l'Anglaise ne lui apportait qu'une quittance de ses dettes, et la Portugaise donnait du comptant.
Ses demandes à François Ier étaient exorbitantes, rédigées d'une manière insultante, odieuse, par le haineux Gattinara.
D'abord le pape Boniface VIII donna jadis toute la France à la maison d'Autriche. Mais l'Empereur est si modéré qu'il se contentera d'en prendre la moitié, sans parler de Milan et de Naples. Il veut: 1o les provinces du Nord, la Picardie, la Somme, avec la suzeraineté d'Artois et de Flandre; 2o l'Est, la Bourgogne; 3o le Midi, la Provence pour Bourbon, qui reprendra de plus ses fiefs du centre, Auvergne, Bourbonnais, etc. Est-ce tout? Non. On fera droit aux prétentions d'Henri VIII, il est vrai, réduites; la Normandie, la Gascogne et la Guienne,—plus l'Anjou, province centrale, qui disjoindra la Bretagne et la France.
Ni le roi, ni sa mère, ne firent de réponse officielle. Le roi mit quelques notes, toutes conformes aux instructions que la régente donne à ses envoyés. Ni Somme, ni Bourgogne, ni Provence,—mais l'offre d'épouser la sœur de Charles-Quint et de se faire son soldat pour l'aider à prendre sa couronne impériale en Italie. Ce que la mère explique, offrant impudemment l'Italie et d'aider à prendre Venise. Cette femme éhontée ajoutait un appoint, sa fille, qu'elle jetait à l'Empereur. (Captivité, 174, 194.)
Une affaire préalable, c'était d'avoir vraiment le prisonnier, de le tirer des mains de l'armée, de le mettre en celles de Charles-Quint, en le transportant en Espagne. François Ier avait l'espoir de se faire enlever dans le trajet. Mais Lannoy, habilement, fit prévaloir en lui une autre idée, un roman qui, justement comme tel, lui alla à merveille. Ce fut d'arranger tout par un mariage, de jouer à Bourbon le tour de lui prendre sa femme, Éléonore, cette sœur de Charles-Quint, qui lui était promise. Elle était veuve, point du tout agréable. Le roi dit et fit dire que, dès longtemps il y avait pensé. Il en était amoureux sans la voir. S'il passait en Espagne, il était sûr de conquérir et cette sœur et toute la famille de Charles-Quint, de mettre tout le monde pour lui; l'Empereur, son futur beau-frère, aurait la main forcée, et ne pourrait s'empêcher de traiter.
Cela était absurde. Et cela se réalisa à la lettre. François Ier paraît avoir compris qu'à sa folie répondrait parfaitement celle des Espagnols, qu'ils raffoleraient du roi, soldat pris en bataille, qu'ils le compareraient à leur roi, jusque-là si peu pressé de voir l'ennemi.
Le gardien et le prisonnier conspirent ensemble. Le roi prête même ses galères au transport. On part pour Naples, on arrive en Espagne (23 juin 1525). Bourbon, Pescaire, sont furieux; Bourbon reste tout seul à Gênes, n'ayant aucun secours, ni d'Espagne, ni d'Angleterre, pas même de vaisseau pour passer, voyant le temps se perdre, la saison s'écouler.
Lannoy et les Croy, tout en flattant les idées guerrières du jeune maître, lui avaient fait entendre qu'il devait faire seul la conquête. L'Empereur ne pouvait entrer avec une petite bande, faire une pointe aventureuse, désespérée, comme aurait fait Bourbon. Il fallait une armée, et nouvelle, celle d'Italie étant si peu à lui. L'argent des Pays-Bas était fort nécessaire, et leur exemple pour avoir l'argent de l'Espagne. En mai, Marguerite d'Autriche convoque les États de Hollande et de Flandre, les priant de contribuer au moins pour leur sûreté, pour faire face aux brigands de Gueldre. Refus net, positif, violente accusation du système d'impôts suivi depuis cent ans. Le Luxembourg, le Hainaut et l'Artois, ruinés par la guerre, n'avaient rien et ne donnèrent rien. Le Brabant accorda, mais à une étrange et dangereuse condition: Pourvu que Bois-le-Duc y consentît. Or, il se trouvait justement que Bois-le-Duc était en pleine révolution luthérienne, forçant les cloîtres et rançonnant les moines. Anvers, Delft, Amsterdam, d'autres villes remuaient de même. Aux lettres effrayées de Marguerite, l'Empereur ne voit d'autre remède «que d'attirer en trahison les magistrats de Bois-le-Duc, et d'en faire un exemple.»
Au reste, si Rome lui concède l'argent qu'on lève sur les prêtres pour réprimer les luthériens, il prendra l'affaire pour son compte, se chargera d'être bourreau. (Lanz, Mém. Stuttgard, XI, 16-26.)
Tel était l'aspect redoutable de cette année 1525. Une révolution immense sembla éclater en Europe. Une? Non; mais vingt de causes différentes, de caractères plus différents encore.
En Allemagne, c'est la sauvage révolte des paysans de Souabe et du Rhin. Ils prennent la Réforme au sérieux, et veulent réformer le servage, établir sur la terre le royaume de Dieu.
Nos ouvriers de Meaux sont entrés ardemment dans la révolution religieuse. Un des leurs, intrépide apôtre, le cardeur de laine Leclerc, se fait brûler à Metz. Et il se trouvait au même moment que des bandes de paysans d'Allemagne tombaient sur la Lorraine. Malheur à la noblesse si les serfs d'Allemagne et de France s'étaient entendus! Le duc de Guise les prit au passage, et les tailla en pièces.
Les ouvriers en laine d'Angleterre se révoltent en même temps, mais sans lever encore le drapeau de la Réforme. Ils accusent seulement les impôts écrasants qui obligent le fabricant de les jeter sur le pavé.
La plus étrange révolution est celle qui couve en Italie, non des villes, non des campagnes, mais une révolution de princes, celle des souverains ruinés, désespérés, contre le brigandage des impériaux.
Même en Turquie, révolte. Et c'est ce qui retarde la diversion de Soliman en faveur de François Ier. Les janissaires, ces misérables moines de la guerre, la plupart enfants grecs, sans patrie, sans foyer, déchirent par moments leurs drapeaux; par moments, arrachent à leurs maîtres des augmentations de solde que l'enchérissement subit de toutes choses doit rendre en effet nécessaires.
Charles-Quint, à lui seul, se trouvait avoir sous les pieds trois ou quatre révolutions: celle d'Espagne à peine éteinte, celle d'Allemagne en plein incendie (mais les princes, la noblesse, y couraient comme au feu), celle d'Italie, muette et sombre, très-imminente. Mais la plus grave pour lui, la plus immédiate, celle qui le paralysa, et qui réellement aida d'abord à nous sauver, c'était celle des Pays-Bas. Révolution financière et religieuse, où ces peuples, sacrifiés depuis cent ans à la politique étrangère, recouvraient leur sens propre, s'éveillaient, réclamaient liberté d'industrie et de conscience.
Là fut notre salut. Ce mouvement des Pays-Bas se prononce au printemps, en mai. Celui d'Italie, plus tardif, avortera. L'assistance de Soliman est ajournée. Celle même d'Henri VIII n'est déclarée que tard, et dans l'automne.
Un des confidents de Charles-Quint lui écrivait après Pavie: «Dieu donne à chaque homme son août et sa récolte; à lui de moissonner.» Il avait eu cet août en mars. Bourbon pouvait alors, avec une bande quelconque, et sans argent, subsistant de pillage, entrer en France, percer sans peine jusqu'à Lyon, jusqu'en Bourbonnais. Les parlements l'eussent probablement accueilli.
Charles-Quint manqua ce moment et attendit... quoi? Une dispense du pape pour épouser sa cousine de Portugal, qui devait, par une dot énorme de neuf cent mille ducats, rendre l'essor à l'aigle de l'Empire.
Ne pouvant faire la guerre à la France, il la faisait au prisonnier. Il ne faut pas croire là-dessus les historiens espagnols. Il suffit de voir les affreux logis où le roi fut claquemuré. À Madrid, c'était une chambre dans une tour des fortifications. Petite, horrible cage, avec une seule porte, une seule fenêtre à double grille de fer, scellée au mur des quatre côtés. La fenêtre était haute du côté de la chambre, il faut monter pour voir le paysage, l'aride bord du Mançanarez; sous la fenêtre, un abîme de cent pieds, au fond duquel deux bataillons faisaient la garde jour et nuit.
Cela était atroce, mais logique. Tenant la France dans cet homme qui régnait encore, qu'avait à faire son maître, sinon de le désespérer, de faire qu'il se trahît lui-même et ouvrît le royaume? Le tempérament de l'homme était fort propre à donner cet espoir. Jeune, fort et sanguin, chasseur infatigable et toujours à cheval dans nos forêts de France, le voilà tout à coup assis et cul-de-jatte. Cinq pas en long, cinq pas en large. Cet homme insatiable de femmes, le voilà moine, et tenu presque un an en parfaite abstinence. Ajoutez le climat d'Espagne, ardent, sec, aigre, la poussière salée de Castille dans cette fenêtre, pour tout air respirable. Enfin la perte de toute illusion, l'évanouissement du roman dont Lannoy l'avait amusé, l'espoir étroit comme ces murs où il heurtait à chaque pas. Vivre là, mourir là; être enterré d'avance, se sentir clos et déjà dans la pierre!
Cet état fut au comble lorsqu'il sut la réponse qu'un confident de l'Empereur avait faite à sa mère, officieusement, doucereusement, réponse dure au fond, impitoyable, qui plaquait au visage le plus dur des refus. Le sens était qu'on n'avait que faire d'elle pour s'emparer de l'Italie, ni de François Ier pour épouser la sœur de Charles-Quint. Et pour l'offre qu'elle fait de sa fille, on ne daigne même en parler.
Le cercle est fermé, sans espoir. Le roi restera là, ou satisfera l'Empereur, Henri VIII et Bourbon; il partagera la France.
François ne trouva aucune force contre son malheur. Il tomba malade, et appela sa mère pour la voir encore.
Elle pouvait quitter. Elle envoya sa fille.
Charles-Quint ne se souciait aucunement de cette visite. Il comprenait fort bien que si les Espagnols s'intéressaient déjà au prisonnier, le dévouement de sa sœur, son adresse, allaient augmenter infiniment cet intérêt. Jusque-là, il tenait son homme, pouvait le resserrer dans l'ombre, exploiter son captif. Mais si elle arrivait, la lumière se faisait, tout éclatait, les cœurs émus allaient se soulever, et l'Espagne elle-même arracher la clef du cachot.
D'autre part l'homme était malade. S'il mourait, tout était perdu. On tira donc de son geôlier un sauf-conduit, mais vague, peu rassurant, pour la personne qui le visiterait. Et encore on ne l'obtint que par une promesse que fit Montmorency, qu'à ce prix on pourrait recevoir comme ambassadeur le connétable de Bourbon. Charles-Quint l'avait craint comme conquérant de la France; il le désirait au contraire comme perturbateur et brouilleur, chef de faction, étincelle d'anarchie et de guerre civile. Ce que Philippe II eut en Guise, son père l'eût voulu en Bourbon.
Avec cette promesse qu'on ne tint pas, bien entendu, on hasarda d'envoyer Marguerite. Elle partait un peu à la légère, sans autre garantie qu'un mot obscur qui, rétracté, interprété, la faisait prisonnière. Elle allait, par un long voyage, aux mois ardents, fiévreux d'Espagne, chercher un jeune prince fort dur, à qui sa mère l'offrait à la légère et qui n'avait daigné répondre. On la sacrifia (comme toujours). Et elle-même le voulait ainsi. Sa tendresse pour son frère, accrue par le malheur, éclate, dès Pavie, dans ses lettres et ses vers mystiques d'une passion exaltée. Passion, du reste si naturelle en elle, qu'elle n'est pas troublée, et garde une grande lucidité d'esprit.
Ces lettres vaudraient qu'on les récitât. Elles sont fort touchantes. Elle mêle, associe la nature à son entreprise; le paysage y paraît à travers ce prisme du cœur: «Madame me conduit quelques jours sur le Rhône. Que ne peut-elle laisser aller son corps! La mer l'auroit bientôt portée là où je vais!»
Et plus loin, en Espagne, traversant les grandes plaines poudreuses et brûlées de la Castille, elle écrit à son frère:
«Croyez que, pour vous faire service, en quoi que ce puisse être, rien ne me sera étrange, tout me sera repos, honneur, consolation... jusqu'à y mettre au vent la cendre de mes os (Septembre 1525).»
Tout porte à croire qu'elle y mit d'avantage, qu'elle y fut l'instrument docile, aveuglément passionné, de la politique de Duprat et de la régente; en d'autres termes, que, ne voyant qu'un but, sauver son frère mourant, elle porta pour rançon au geôlier le secret qu'avait confié à l'honneur de la France le désespoir de l'Italie.
La mère, la sœur craignaient infiniment pour le cher prisonnier. Le 18 septembre, quand Marguerite arriva, on désespérait de lui. On tremblait que Charles-Quint ne le laissât dans son cachot, violemment irrité qu'il allait être de l'abandon d'Henri VIII et de sa ligue avec la France.
Donc il fallait, à tout prix l'apaiser.
L'Italie, même impériale, avait appelé la France; non-seulement le pape et Venise, mais Francesco Sforza, la créature de Charles-Quint, avaient crié à l'aide, sous les outrages et les supplices. On commençait à croire qu'il voulait dépouiller Sforza. Il lui montrait l'investiture, ne la lui donnait pas, la mettant au prix monstrueux de 1,200,000 ducats. Plusieurs croyaient qu'il donnerait Milan au connétable de Bourbon.
Les Allemands étaient partis. Les Espagnols restaient. Les Italiens, pour s'en débarrasser, avaient mis leur espoir dans l'homme même de Pavie.
Pescaire avait vaincu, et Lannoy avait profité. Aux termes de la parabole qui paye le fainéant pour le laborieux, l'Empereur récompensait le Flamand pour la victoire de l'Italien.
Pescaire, le lendemain de la bataille, avait pris pour lui un comté. L'Empereur le lui ôte, disant que, depuis deux ans, il l'a promis aux Colonna: mortelle injure. Pescaire cria si haut, que les Italiens prirent confiance en lui, lui dirent tout, tramèrent avec lui pour massacrer les Espagnols.
Alonso d'Avalos, marquis de Pescaire, était, comme César Borgia, un Italien d'origine espagnole. Entre tous ces damnés qui se dirent disciples de Borgia, lui seul eut du génie. Né près de Naples, doué des fées, heureux dès le berceau, il eut, à quatre ans, la singulière faveur de fiancer la reine d'Italie, celle qui fut le centre des penseurs italiens, la poésie de Michel-Ange et son sublime amour, Vittoria Colonna. Elle était d'une part Colonna, de ces fameux Romains, des héros de Pétrarque, d'autre part des Montefeltro, ducs d'Urbin, illustres généraux des siècles militaires de l'Italie. À une telle femme il fallait un trône, et c'est peut-être ce qui alluma d'abord l'ambition de Pescaire. Ce simple gentilhomme eût voulu une souveraineté pour cette fille des souverains. Ils étaient du même âge, et tous deux poètes. Il l'épousa à dix-sept ans. Il eut d'abord des succès étonnants; ses années marquent nos défaites. En 1521, il prend Milan malgré Lautrec. L'année suivante, il tue Bayard, bat Bonnivet à la Bicoque. En 1525, Pavie[19]!
À un tel homme, si hardi, si prudent, «exquis en paix, en guerre» (c'est le mot de François Ier) la fortune offrait tout. La misérable impuissance des rois, épuisés dès l'entrée des guerres, ouvrait les plus hautes espérances aux aventuriers héroïques. N'avait-on pas vu, au XVe siècle, le grand Huniade faire souche de rois? et les Sforza de ducs? L'intrigant César Borgia avait failli faire un royaume. Pourquoi un Seckingen, un Bourbon, un Pescaire, n'auraient-ils pas ceint la couronne?
Les Italiens offraient à Pescaire celle de Naples; le pape lui en aurait donné l'investiture. L'âme de l'entreprise était Morone, le chancelier de Francesco Sforza. L'affaire était conclue avec la France, qui renonçait au Milanais, promettait une armée (24 juin 1525).
Le désespoir du roi dans sa prison d'Espagne, son appel à sa mère, à sa sœur, sa maladie en août et les craintes de sa famille, dérangèrent tout. Les Italiens, qui ne voyaient rien faire pour eux, et soupçonnaient qu'on allait les trahir, commencèrent à se troubler. L'Empereur avait déjà conclu avec la France une trêve de juillet en janvier. Pescaire joua un double jeu. Il dit à ses complices que, pour endormir l'Empereur, il fallait lui mander quelques mots de la chose, et lui faire croire qu'on la ferait avorter. Ayant obtenu des Italiens la permission de les trahir, il le fit en effet, et plus qu'il n'était convenu.
Plusieurs assurent que ce fut la pieuse, la vertueuse Vittoria Colonna qui lui fit livrer ses amis; il était très-perplexe; elle le décida par la considération du serment qu'il avait prêté à l'Empereur, dont il était l'homme de confiance, par l'obéissance qu'on devait à l'autorité légitime, par le loyalisme espagnol, qui jamais ne trahit son maître, enfin par la vertu chrétienne, le pardon des injures, le sacrifice de sa jalousie et de sa haine contre les Colonna, auxquels l'avait sacrifié l'Empereur.
Cela le toucha fort, et il réfléchit sans doute aussi qu'après tout l'Empereur pouvait d'un seul mot le faire très-grand en Italie, tandis que la Ligue ne lui donnait qu'une promesse, une douteuse éventualité, rien que la guerre. Il allait servir les Français, qu'il venait de battre, contre les Espagnols, qui l'aimaient, l'admiraient comme un des leurs, et qui avaient fait sa victoire.
Et il poussa si loin cette vertu sublime de servir un maître ingrat, qu'il se fit espion pour lui, agent provocateur compromettant habilement ses amis et les enfonçant dans le piége. En attendant, il gagnait du temps, disant que sa conscience n'était pas rassurée encore, et faisant consulter (sans doute par sa femme) les plus profonds casuistes de Rome.
Mais revenons à Marguerite, qui arrive à Madrid, et trouve son frère malade à la mort dans ce misérable galetas. Sa vue seule, son embrassement, son étreinte, l'eût ressuscité. La France tout entière et la patrie entra avec elle dans cette chambre, le charme de la famille, de l'enfance et des souvenirs. Elle ne craignit pas pour le roi une émotion religieuse; elle fit dresser un autel, dire la messe, et communia avec lui de la même hostie.
Il était beaucoup moins malade qu'on ne croyait. Sa vigueur de jeunesse se réveilla par le bonheur. De corps, de cœur, il s'était vu lié, serré, et dans cette constriction, il avait cru mourir.
Une véhémente expansion, et morale, et physique, eut lieu dans tous les sens. Sa sœur en quinze jours, fit ce miracle de le si bien remettre, «qu'il eût couru le cerf.» Elle donne plusieurs détails naïfs de cette résurrection, et plus naïfs que poétiques, comme une mère parle d'un enfant.
M. de Sismondi, avec un grand sens historique, avait jugé, sur les dépêches des envoyés du pape, que la régente trahissait, qu'après avoir, en juin, promis secours aux Italiens, en août, voyant le roi désespéré, malade, elle avait brusquement changé de politique, demandé grâce à l'Empereur en dénonçant ses alliés. Au milieu de septembre, on sut à Rome que Charles était instruit et des offres faites à Pescaire et des négociations avec la France.
L'hypothèse est si vraisemblable, que celui qui ne veut pas l'admettre doit oublier l'histoire des monarchies, méconnaître spécialement ce moment de l'histoire où le gouvernement tout personnel ne fut que la famille, le sang, la chair et l'amour éperdu d'une mère capable de tout, mère jusqu'au crime, asservie à l'instinct de la femelle pour sa progéniture.
Une seule raison militait contre cette hypothèse: c'est que Marguerite ait été le dénonciateur. La passion l'expliquerait cependant; elle voyait son frère à la mort; pour le sauver, elle eût livré un monde.
Au reste, la dénonciation avait précédé son voyage. Elle n'arrive à Madrid que le 18 septembre. Le 19, on savait à Rome que l'Empereur était instruit. Donc, il le fut au moins quinze jours avant qu'elle arrivât.
Marguerite le trouva à Madrid, qui sans doute pensait tirer d'elle de plus amples révélations. Comme il tenait le frère, comme il pouvait d'un mot adoucir sa situation et lui donner la vie peut-être, il ne lui était que trop aisé de faire parler sa sœur. La chose, en général, était connue. Mais les circonstances précises qui permirent d'agir à coup sûr ne le furent qu'à ce moment, du 18 au 20 septembre. Pescaire avait flotté jusque-là. Mettez une vingtaine de jours pour le message de Madrid à Barcelone, à Gênes et à Milan, vous arrivez au 10 octobre, au jour où Pescaire vit sa situation, se sentit dans la main de l'Empereur, où le preneur, se trouvant pris, trama la trahison qu'il accomplit le 14, jour où il livra ses amis.
Ce qui fut conjecture pour Sismondi est à peu près certain, maintenant qu'on a publié les actes et les lettres. (Marguerite, 1841; Charles-Quint, éd. 1844; Négoc, Autrich., 1845; Captivité, 1847.)
La chose, bien entendu, n'y est nulle part. Mais plusieurs mots restent inintelligibles, inexplicables, si l'on n'admet que Marguerite s'était acquis un titre à la reconnaissance des impériaux, et fut étonnée, indignée, de leur ingratitude.
Ce titre n'était pas une offre nouvelle qu'elle eût faite aux dépens de la France. Qu'offrait-elle? Que le roi cédât la Bourgogne, en la gardant comme dot de la sœur de l'Empereur. Elle offrait Naples, elle offrait la Catalogne, l'Aragon et Valence! je ne sais quels droits de nos rois sur ces provinces espagnoles?
Certes, de pareilles offres n'expliqueraient nullement l'étonnement qu'elle montre et son désappointement en voyant la dureté immuable des impériaux.
Elle reproche à Lannoy d'avoir manqué d'honneur. (Captivité, p. 354.) Que signifie ce mot?
Il est visible qu'à Madrid, pour tirer d'elle des lumières, des renseignements sur les secrets alliés de la France, on l'avait leurrée d'espérances qui s'évanouirent, lorsqu'à Tolède elle se trouva devant le conseil d'Espagne et le violent Gattinara.
L'Empereur très-probablement ne voulut rien devoir, et dit: «Je savais tout.»
Du reste, pensant bien que, dans les épanchements de sa douleur auprès de sa sœur Léonore et de la famille impériale, elle pourrait en dire encore plus, il crut utile de l'amuser, de lui dire qu'elle en serait contente, qu'il ferait les choses si bien, qu'elle en serait surprise (3 et 8 octobre). Il écrivait aussi de bonnes paroles au roi.
Le 5 octobre, elle parut devant le conseil impérial avec les envoyés de France. Gattinara y perdit toute mesure. Sans égard à la situation de la princesse et des Français, le furieux Savoyard parla comme jamais n'eût osé l'Empereur. Il cria, menaça. Marguerite s'en alla pleurer chez la reine de Portugal.
Il voulait d'abord avoir la Bourgogne, la tenir, avant tout examen de la question. De plus, il lui fallait la Picardie, la Somme. Il ne voulait point de mariage du roi ou de sa sœur, mais un futur mariage entre deux enfants. Enfin, il fallait que le roi aidât l'Empereur; en troupes? non, en argent, c'est-à-dire qu'il fût tributaire, et payât l'armée ennemie.
Tel fut le fruit de la faiblesse, de la déloyauté. Voyant l'affaire italienne éventée, Pescaire anéanti, enfin la France elle-même qui se livrait et brisait son épée, Gattinara nous mit le genou sur la gorge, et traita sans ménagement la femme faible et passionnée qui avait cru sauver ce qu'elle aimait.
Dans les lettres de Marguerite à son frère convalescent, on sent qu'elle craint extrêmement de lui faire mal et qu'elle parvient à se contenir. Et cependant son cœur déborde d'amertume et de douleur.
Elle n'ose plus parler, sentant qu'elle n'a que trop parlé, et qu'on profitera âprement des moindres paroles. (Captivité, 357.)
Lannoy, assez embarrassé, lui conseille doucement d'aller voir l'Empereur. Elle répond qu'elle n'ira pas sans y être invitée; que, si l'Empereur veut lui parler, on la trouvera dans tel couvent. Elle y attend depuis une heure après midi. À cinq heures, elle attend encore. On la laisse se morfondre là. L'Empereur va et vient, à la chasse, en pèlerinage, et que sais-je? Partout. Elle, fort délaissée, elle tue les journées à errer de couvent en couvent.
Que se passait-il cependant en Italie? Le 14 octobre, Pescaire accomplit son forfait.
Il l'accomplit, de concert avec son ennemi contre ses amis, avec Antonio de Leyva, le bourreau espagnol, qu'il avait promis d'égorger, contre ceux qui voulaient lui mettre sur la tête la couronne d'Italie.
Il crevait de douleur, d'ambition rentrée, peut-être de remords; il était alité à Novarre. Cela l'aida au crime. Il tira parti de sa maladie pour attirer ses amis au piége. Il pria le chef du complot, le chancelier de Milan, de venir voir ce pauvre malade. Et celui-ci, qui le connaissait bien, y vint pourtant.
Il vint. Et le malade le fit parler, parler bien haut et longuement, tout expliquer. Antonio entendait tout, caché derrière une tapisserie. L'épanchement fini, on saisit l'homme. Et Pescaire, se levant, passa dans une salle pour interroger comme juge son complice qu'il avait perdu.
Il avait reçu d'Espagne l'ordre de pousser Sforza, de le dépouiller peu à peu, de le désespérer, afin qu'il éclatât et donnât occasion à l'Empereur de le déclarer déchu de son fief.
Pescaire, qui tenait déjà Lodi et Pavie, demanda à Sforza de lui ouvrir Crémone; il n'osa refuser. Alors il occupa Milan, tenant le duc dans le château, lui demandant seulement de se laisser entourer de tranchées. Il le priait aussi de lui livrer son secrétaire intime. Sforza résista alors, et ne prenant conseil que de son désespoir, fit tirer sur les Espagnols.
Cette perfidie du fort contre le faible tourna mal au premier. Les Vénitiens, qui, dans leur peur, allaient se racheter avec une grosse somme, réfléchirent qu'après tout, puisque l'Empereur prenait le Milanais, il en viendrait à eux, et que leur propre argent allait servir à payer l'invasion. Ils le remirent en poche. Au lieu d'argent, ils donnèrent un conseil à l'Empereur, celui de ne pas prendre Milan, ce qui allait mettre le monde contre lui. L'Empereur, sans argent, fut bien obligé de les croire.
Pescaire se mourait cependant (30 novembre). Né pour la gloire, pour l'immortalité, il avait su s'attacher au poteau de l'infamie éternelle.
Sa femme, à qui sans doute il avait caché l'extrémité où il était, fut avertie trop tard. Elle accourut du fond du royaume de Naples. À Viterbe, elle apprit sa mort. Elle resta inconsolable, et le pleura toute sa vie. Combien dut-elle aussi pleurer sur elle-même, si, par scrupule de religion et de chevalerie, elle lui donna le fatal conseil qui fit de lui un traître, et tua son âme et sa mémoire!
CHAPITRE XIII
LE TRAITÉ DE MADRID ET SA VIOLATION
1525-1526
La profonde irritation de François Ier, son aigreur et son amertume sont visibles dans les sèches réponses qu'il fit le 10 octobre aux dernières propositions de l'Empereur. (Granvelle, I, 270; Captivité, 366). Il dit même sur un des articles qu'il aime autant un jamais.
Il fit dire par son médecin que l'Empereur ferait beaucoup mieux de prendre l'argent qu'on lui offrait, avant que son prisonnier ne fût mort.
Il lui fit savoir encore qu'il était déterminé à user ses jours en prison et à faire couronner le Dauphin; qu'il le prierait seulement de lui assigner un lieu où il restât jusqu'à sa mort. (Nég. Autrich., II, 630, 340.)
L'outrageuse ingratitude des impériaux, le mépris qu'ils semblaient faire du frère et de la sœur, les avaient tous deux relevés. Ils prenaient par irritation la mesure forte et décisive qu'il eût fallu prendre dès le premier jour.
Je ne doute pas que ce conseil vigoureux de l'abdication ne soit venu de Marguerite. Elle commença à voir clair, à sentir que cet ami, ce parent auquel tous deux s'étaient offerts et livrés, que l'Empereur était l'ennemi, un corsaire et un marchand, que le roi ne pouvait l'amener à rien qu'en lui dépréciant son gage. Il croyait tenir un roi, et il ne tenait qu'un homme qui pouvait au premier moment lui échapper par la mort.
Le roi abdiqua (novembre); et sa sœur emporta l'abdication.
Cette vigueur qui étonne dans cet homme sensuel et mou, dans cette femme passionnée qui, si énergiquement, s'arrachait à son amour, qui délaissait en prison son malade à peine rétabli, tout cela s'explique en partie par les sentiments de mysticité exaltée qu'elle avait apportés en Espagne et qu'elle avait un moment fait partager à son frère. Dès le lendemain de Pavie, elle lui avait envoyé les épîtres de saint Paul, en lui disant, comme on a vu, «que saint Paul le délivrerait.» Une recluse l'avait assuré «à un saint homme,» Briçonnet peut-être, ou plutôt Sigismond de Haute-Flamme (Hohenlohe), grand seigneur d'Alsace et chanoine de Strasbourg. C'était un ardent luthérien qui poussait à la conversion de François Ier, et qui en conserva l'espoir jusqu'en juillet 1526. Ce pieux personnage n'en resta pas moins voué au roi et à sa sœur, et nous le voyons peu après employé par François Ier à lever une armée de lansquenets.
Si l'on suit avec attention le fil des événements, on trouve qu'effectivement rien n'agit en faveur du roi plus que saint Paul et Luther. La fermentation protestante dont les Pays-Bas étaient travaillés avait frappé Marguerite d'Autriche d'une telle terreur, que, sans attendre ce qu'on ferait en Espagne, elle signifia en juin aux Anglais qu'on ne pouvait rien et ne ferait rien. Et elle le leur prouva en faisant trêve, dès juillet, pour les Pays-Bas. Les Anglais firent le 30 août leur traité avec la France. Charles-Quint, au 18 octobre, l'apprit sans pouvoir le croire. Mais les Anglais l'avouèrent, lui disant que c'était sa tante qui leur avait avoué la définitive impuissance et l'épuisement des Pays-Bas, et les avait ainsi jetés dans l'alliance française.
Une chose y fut plus décisive encore, le mariage de Portugal et le peu de cas que Charles-Quint semblait faire de la fille d'Henri VIII. Celui-ci dut le rendre, en dégoût et mauvaise humeur, à sa femme, tante de Charles-Quint, dont il était fort las. Il regarda de plus en plus vers la France, d'où il avait peut-être emporté un regret. Il y parut bientôt, un an après, lorsque de France reparut ce jeune astre, qui éblouit le roi, le fit Français et protestant, et changea la foi de l'Angleterre.
À l'autre bout du monde, en Turquie, la France, secondée par Venise, n'agissait pas moins efficacement. Le vieux doge, André Gritti, prudent et énergique, avait mis là son bâtard, Ludovico, homme d'audace et d'intrigue, lié avec le grand vizir, un Grec, né sujet de Venise, qui gouvernait absolument Soliman et l'empire. Les premiers envoyés avaient été assassinés, sans doute par l'Autriche. Mais d'autres, plus heureux, arrivèrent, le Polonais Laski, puis le Hongrois Frangepani. Ils furent reçus comme ils l'auraient été à Paris ou à Venise. Un mouvement commença immense de l'empire Turc; l'Allemagne, qui, à l'ouest, avait justement alors ses jacqueries, vit à l'est s'ébranler les Turcs, comme ennemis de Charles-Quint, et comprit l'extrême danger qu'un empereur autrichien attirait sur elle et sur la Hongrie.
Ainsi il semblait que toute la terre, de l'Irlande à l'Arabie, s'émût pour François Ier. De l'Asie, de l'Arabie, de l'Égypte, cent tribus barbares venaient à l'appel du Sultan qui, disait-il, allait marcher à la délivrance de son frère, le roi des Francs.
Mais nul pays ne se déclarait pour lui plus vivement que l'Espagne. Dès son arrivée, en juin, tout le pays de Valence s'était précipité pour le voir. Le peuple du Cid et d'Amadis courait avidement voir un héros vivant. Les femmes en raffolaient. Une fille du duc de l'Infantado, dona Ximena, déclara que, ne pouvant épouser le roi de France, elle n'aurait jamais d'autre époux, et se fit religieuse.
Le caractère espagnol, d'une ardente générosité, se révéla mieux encore quand la princesse suppliante fut si durement traitée. Ce fut comme si la France était venue en confiance s'asseoir au foyer de l'Espagne et qu'on l'en eût repoussée. Tout le monde s'efforça d'expier près de Marguerite la froide et brutale politique du gouvernement flamand. Elle fut tendrement reçue de la sœur de Charles-Quint, enveloppée, adoptée, honorée de toutes manières dans l'aimable et noble famille du vieux duc de l'Infantado. Qu'on eût pu pour un intérêt, je ne sais quelle pauvreté de province ou de royaume, refuser la main de ce roi, miroir de toute chevalerie, refuser l'adorable sœur dont un regard valait un monde, c'était pour ces vrais Espagnols un sujet d'étonnement. Un grand d'Espagne, le vieux duc peut-être, dans sa galanterie héroïque, alla jusqu'à dire à Marguerite que, si l'Empereur partait pour l'Italie, il ne manquerait pas d'Espagnols pour ouvrir la porte à François Ier.
La perfidie de Bourbon, qui avait eu l'affreux succès de faire son maître prisonnier, les mettait hors de toute mesure. Quand il arriva en Espagne, il se fit autour de lui un désert. Pas un homme ne lui dit un mot. Et l'Empereur ayant prié un des grands de l'héberger: «Je ne puis refuser, dit-il, ma maison à Votre Majesté. J'en serai quitte pour la brûler le lendemain.»
Ces dispositions admirables, si touchantes, du peuple espagnol, étaient bien propres à soutenir le courage du roi. Cependant, sa sœur partie, les jours traînant, la saison attristée ne montrant plus au prisonnier que la plaine grise de Madrid, il commença à se trouver moins bien et à retomber. Sa sœur essayait de le soutenir par ses lettres. Mais elle-même, en s'éloignant de lui, elle s'attendrissait de plus en plus. Elle écrit à Montmorency: «Toute la nuit, j'ai cru tenir le roi par la main, et ne me voulois éveiller pour le tenir plus longuement.» Elle lui écrit à lui-même qu'il s'en faut peu qu'elle ne revienne, qu'elle voudrait lui ramener une litière qui le portât chez lui en songe, etc., etc. Enfin, après Saragosse, dans l'inquiétude où elle est qu'il ne soit malade, il semble qu'elle perde courage; une lettre de sa mère l'achève, elle succombe, écrit à son frère: «Si les honnêtes offres que vous avez faites ne les font parler autrement, je vous supplie qu'il vous plaise de venir, comment que ce soit. (Marg., II, 62, mi-décembre.)»
Ce dernier mot veut-il dire en abandonnant la Bourgogne, ou en abandonnant l'honneur et trompant par un faux serment? Ce qui nous tenterait de pencher vers le premier sens, c'est que la mère de Marguerite, dans ses dernières instructions (fin novembre), dit qu'il faut examiner «si l'on doit s'arrêter à cette Bourgogne, qui a été jadis hors des mains du roi, et y est revenue, comme elle pourroit encore faire.»
Marguerite n'était pas loin de sortir d'Espagne, quand elle reçut de son frère l'avis de faire diligence. Bourbon, arrivé le 15 novembre, insista très-probablement avec l'ardent Gattinara pour qu'on ne laissât pas la princesse emporter l'abdication. On aurait pu la chicaner sur les termes de son sauf-conduit ou le prétendre expiré, l'arrêter et s'assurer d'un précieux otage de plus. Mais elle doubla le pas, et arriva heureusement.
Qu'avait à faire l'Empereur? Toute l'Europe se le demandait. Machiavel ne peut croire qu'il relâche jamais le roi. Praët, l'ambassadeur de Charles-Quint en France, lui écrit sagement: Qu'il faut faire de deux choses l'une: ou mettre lui et son royaume si bas, qu'il ne puisse nuire, ou le traiter si bien et se l'attacher si étroitement, qu'il ne veuille jamais mal faire. Si le premier parti est impossible, il vaut mieux retenir le roi que de le laisser aller à demi content. Peut-être, avec le temps, quelque dissension naîtra en France, qui profitera à l'Empereur.
Ces dissensions étaient possibles. Le Parlement de Paris avait montré une extrême mauvaise humeur. Une grande partie de la noblesse tenait fortement pour Bourbon. Praët, très-bon observateur, en fut frappé. À son arrivée sur le Rhône, plusieurs gentilshommes vinrent à lui, lui firent cortége, se montrèrent impudemment les courtisans de l'étranger.
Il est vrai que le peuple avait des sentiments contraires. La bravoure et le malheur de François Ier l'avaient ramené. Sauf Paris, fort hostile, la France fut émue. Elle se crut prisonnière en lui, et, quand madame d'Alençon arriva en Languedoc, elle fut entourée, de ville en ville, par la foule des bonnes gens qui demandaient des nouvelles du roi, et l'écoutaient en pleurant. L'objet de ce culte pieux jouait alors un rôle étrange. Il avait pris son parti d'en sortir par un parjure. Il commençait à jouer la farce du traité de Madrid.
Voyons ce qu'était ce traité. Le roi renonçait à l'Italie, donnait la Bourgogne, épousait la sœur, rétablissait Bourbon, abandonnait ses alliés. Il livrait ses fils en otage, et, si le traité n'était exécuté, il rentrait en prison.
Le matin du 14 janvier, où il devait signer et jurer, il protesta secrètement par-devant notaire, établit par acte authentique qu'il allait faire un faux serment.
Le plus avilissant, c'est qu'il lui fallut soutenir la comédie pendant trois mois (du 15 décembre au 15 mars). L'Empereur l'étudia, l'observa. Sans le lâcher, et le menant toujours entre des gens armés, il le mit en rapport avec ses dames et sa famille. Il lui fit voir la veuve de Portugal, sa future femme, fort brune, bonne personne, à grosses lippes autrichiennes, et, pour développer ses grâces, il lui fit danser devant le prisonnier une sarabande moresque. Le roi riait de la sœur et du frère, faisant le galant, l'amoureux.
Machiavel ici décerne à Charles-Quint un brevet d'imbécillité. Et, en effet, que voulait-il? Pouvait-il croire que le mariage forcé d'un homme tenu sous l'escopette, d'un amoureux gardé à vue qui faisait ses déclarations entre des soldats, serait un lien sérieux? Ignorait-il son temps? Et ne savait-il pas que le pape était là pour délier le roi et le blanchir?
Il est croyable, qu'il crut l'avoir brisé, que sa faiblesse et son désespoir en prison firent croire à Charles-Quint que l'homme était fini de cœur et de courage. Dans la furieuse jalousie qu'il avait (de naissance et d'éducation), il trouvait dans l'affaire bien autre chose que la Bourgogne et bien autrement importante, à savoir l'avilissement de ce fameux vainqueur de Marignan, le déshonneur du paladin. Aux Espagnols infatués du roi, l'Empereur allait le montrer ou comme un idiot et un lâche s'il accomplissait le traité et trahissait ses alliés, ou comme un déloyal s'il refusait de l'accomplir, un parjure, un menteur, un misérable acteur qui avait pu, pendant trois mois durant, jouer ce jeu.
À cela il gagnait bien plus qu'une province. La France, avilie en son roi, allait devenir tôt ou tard la satellite de l'Espagne, tourner dans son orbite. Ce roi, s'il était brave encore, l'Empereur se chargeait de l'employer comme soldat, de s'en servir (François l'avait offert lui-même) contre les alliés de la France. Par cette honte de Madrid, il devenait Samson l'aveugle qui désormais travaille au profit de son maître, pousse la meule et tourne sous le fouet.
On assure que ni Marguerite d'Autriche ni le chancelier Gattinara n'approuvèrent le traité. Les garanties matérielles y manquaient certainement. Mais Charles-Quint, c'est la seule excuse politique qu'on puisse lui trouver, en attendait un résultat moral, très-important, s'il eût été atteint: l'avilissement durable du roi et de la France, placés dans ce honteux dilemme de sottise ou de déshonneur.
Gattinara jura qu'il ne signerait pas. Charles-Quint prit la plume, signa lui-même.
L'échange eut lieu à la Bidassoa, dans une barque, au milieu de la rivière. Le roi y sauta, mit ses deux enfants à sa place, et, sur le bord français, monta un cheval turc, plein de feu, qui, d'un tourbillon, le porta à Bayonne.
L'Espagne, qu'il fuyait, l'attendait encore là. Les envoyés de l'Empereur y étaient pour le prier de ratifier. Il les paya «en monnaie de singe,» d'une farce, d'un sourire, disant en substance: Vous avez vos Cortès, moi mes États; je dois les consulter.
Un homme de la fin du siècle, des temps sérieux et fanatiques, Tavannes, a supposé que lui-même jugea son acte infâme, se méprisa, se condamna et passa outre. Il le qualifie un désespéré.
C'est lui attribuer plus qu'il n'eut, la conscience, le remords, et l'obstination contre le remords.
Le Titien en sait davantage. Dans sa peinture profonde, puissamment lumineuse, et qui éclaire le fond du fond, la créature légère est si naturellement menteuse, qu'en elle le mensonge est moins un acte que l'efflorescence instinctive d'un caractère tout à fait faux. C'est la menterie vivante, comédie, farce, conte et fable. Le hableur espagnol ne dit pas encore bien cela. J'aime mieux le vanus des Latins. Il est vanus et vanitas.
Je suis même porté à croire que la chose la plus solide qu'il ait apportée en naissant, son vice, avait faibli après Madrid. Sa longue prison avait fait impression sur son tempérament. Il était revenu un peu lourd. Quand il voulut faire le jeune homme dans une chasse, il tomba de cheval et faillit se tuer. Nous le verrons errer de femme en femme, et chercher sa jeunesse. En vain, elle est partie. Et il devient de plus en plus homme de conversation.
Il rapportait d'Espagne une favorite qui chaque jour passait une heure ou deux dans son lit le matin. C'était une petite chienne noire que Brion lui avait achetée, et qui fut sa compagne de captivité. Marguerite en plaisante, s'en dit jalouse, et, dans une pièce de vers assez jolie, attaque cette noire qui a fait oublier la blanche.
Sa mère, à Mont-de-Marsan, lui amenait un monde de femmes, entre autres la triste Châteaubriant, à laquelle il tourna le dos. Disgrâce irrévocable. La mère, d'un tact parfait, avait deviné la vraie maîtresse du moment: une blanche de blancheur éblouissante, en haine de l'Espagne et de la brune Éléonore, une demoiselle savante et bien disante, une parleuse pour un roi parleur, très-fatigué déjà, qu'il fallait amuser: Anne de Pisseleu, jeune Picarde, charmante et hardie.
Le moment était décisif pour Marguerite. Et, ce qui lui fait honneur, c'est qu'elle ne sut en profiter. Son dévouement, sa passion contagieuse, qui, plus qu'aucune chose, avait tourné la tête aux Espagnols et préparé le traité, cet immense service, n'eût pas suffi pour lui faire exercer un ascendant durable. Il eût fallu le talent de sa mère, talent dont la maîtresse imita, suivit la leçon, et qui la maintint vingt années: avoir une belle cour, un cercle de femmes agréables et faciles, qui, sans aspirer au pouvoir, amusaient des goûts éphémères.
La maîtresse trôna, et la sœur fut destituée. Pour garder l'une, éloigner l'autre, on les maria toutes deux.
Pour marier, titrer la maîtresse, il y eut peu à chercher. Ce La Brosse ou Penthièvre, qui avait suivi Bourbon et rentrait gracié, fut trop heureux de cet excès d'honneur. Il épousa, partit, vécut seul en Bretagne, redevint un très-grand seigneur.
Sa femme, devenue madame la duchesse d'Étampes, et maîtresse du terrain, paraît avoir exigé qu'on mariât et éloignât Marguerite. Elle en pleura «à creuser le caillou,» comme elle le dit. Elle épousait l'exil, la pauvreté et la ruine, Jean d'Albret, un roi sans royaume. Elle vécut à Pau, à Nérac, surtout d'une pension du roi. De vraie reine de France, elle fut pauvre solliciteuse, courtisant de loin les ministres sur l'espoir que son frère la remettrait dans la Navarre. Si l'on songe que cette petite cour de Pau devint l'asile des grands esprits, des plus glorieux proscrits de la pensée, on regrettera d'autant plus l'exil de Marguerite, comme le plus fatal obstacle qu'ait rencontré la Renaissance.
Que le roi ait rapporté d'Espagne le Saint-Paul de sa sœur, j'en doute. Ce qui est sûr, c'est qu'il rapporta Amadis. Il aimait la lecture des romans de chevalerie. Dans les longs jours, les lentes heures de sa réclusion, le prisonnier nonchalamment feuilleta l'ennuyeuse et mélancolique épopée. Cette poésie du vide lui allait à merveille; il ne tenait qu'à lui de se croire le Beau Ténébreux. Amadis est l'écho d'un écho, pâle et faible copie des vieux poèmes, plus propre à amuser l'inaction qu'à provoquer les actes héroïques. Du fier Roland au triste Lancelot, de celui-ci à Amadis, la séve va diminuant. Sous l'exagération des exploits improbables, on sent l'esprit de cour et le bavardage oisif, la vie paresseusement monacale que l'on menait dans les châteaux.
À la scolastique d'amour, perdue dans les brouillards, se mêlaient volontiers les contes, tout autrement positifs, de Boccace, les cent nouvelles de Louis XI, celles de Marguerite. Ces récits éternels de galantes aventures, au fond peu variés, s'accordaient à sa vie nouvelle d'inaction. Il avait été prisonnier. Tel il resta, je veux dire, sédentaire.
Son plus grand amusement, dès lors, fût de bâtir. Et il se bâtit des demeures conformes à cet état d'esprit.
Vers 1523, après son étrange aventure avec sa sœur, il était en galanterie avec deux dames mariées du voisinage de Blois. Les rendez-vous étaient dans les forêts d'en face, à un petit château des anciens comtes. Blois, devenu le centre financier de la France était trop fréquenté.
Au retour de Madrid, plus ami encore du repos, il s'y fit faire un parc, très-grand, fermé de murs, qu'on put remplir de bêtes, s'épargnant ainsi les courses des longues chasses et des grandes forêts. La bicoque ne suffisait plus. Il fallait un château; non un vieux château fort, serré et étranglé, comme un soldat dans sa cuirasse; non le donjon sauvage, inhospitalier, d'où la châtelaine, à son plaisir, chasse les dames, la société, le charme de la vie. Tout au contraire, moins un château qu'un grand couvent, qui, de ses tours, de son appareil féodal, couvrira, enveloppera de nombreuses chambres, de charmants cabinets, des cellules mystérieuses. C'est l'idée de Chambord[20].
Ce n'est ni le donjon gothique, ni la villa, le palais italien, qui a plus de salles que de chambres, beaucoup de place avec peu de logements. La Société ici est l'essentiel, on le sent bien, une société intriguée et mobile. Beaucoup d'aise. Des appartements isolés comme un cloître, qui ne se commandent point, ne se lient point par enfilades. Même des escaliers à double vis qui permettent de monter ou descendre de deux côtés sans se rencontrer ni se voir.
Au dehors, l'unité, l'harmonie solennelle des tours, avec leurs clochetons et cheminées en minarets orientaux, sous un majestueux donjon central. Au dedans, la diversité, toutes les circulations faciles, et les réunions, et les à parte, toutes les libertés du plaisir.
Un spirituel architecte de Blois, inspiré du génie des cours, peut-être guidé par le maître, par le royal abbé du couvent futur, fit le plan de cette construction originale.
Rien ne coûta pour une œuvre si utile et si nécessaire. À travers les malheurs publics et dans les plus excessives détresses financières, dix-huit cents ouvriers y travaillèrent pendant douze ans. Les saintes de l'endroit, les maîtresses du règne, la brune du Midi et la blanche du Nord, mesdames de Châteaubriant et d'Étampes y figurent solennellement en cariatides. Le chiffre de François Ier y est partout, avec le D de Diane, mis par le père? ou par le fils?
Cette édifiante retraite était toute la pensée du roi. De Tours, de Blois, sans cesse, il y venait et la regardait s'élever. Les affaires de l'Europe venaient bien loin après. De Blois où était le trésor, l'argent, de sa pente naturelle, allait droit à Chambord, aux constructions, aux dépenses de la cour. Parfois il s'en échappait quelque peu du côté des affaires pour la guerre d'Italie, peu, à regret, toujours trop tard.
CHAPITRE XIV
LE SAC DE ROME
1527
Machiavel, en disant que l'Empereur était un imbécile, ajoutait que le roi serait un sot en Italie et tiendrait sa parole. Les Italiens en avaient peur et venaient l'observer. C'était lui faire bien tort. Il mit tout son talent à les rassurer sur ce point, jura qu'il s'était parjuré, que, du reste, il ne se souciait plus de Milan, qu'il n'inquiéterait point Francesco Sforza. Les envoyés du pape disent dans leurs dépêches que, quand même il songerait encore aux conquêtes, sa mère ne le permettrait pas.
On a supposé que, par un machiavélisme horrible, il ne songea qu'à compromettre les Italiens, qu'à les mettre en avant, pour améliorer son traité et obtenir de moins dures conditions. Cette profondeur de perfidie n'était pas dans son caractère. L'insuffisance des secours en 1526 fut le résultat naturel du chaos, du désordre, de l'épuisement des finances, du gaspillage des maîtresses, du luxe et des constructions. Il agit peu, parce qu'il n'agissait guère que sous l'impression d'une nécessité, d'un danger immédiat. La distraction et la paresse étaient tout en lui désormais, dominaient tout, entravaient tout.
Les suites en furent épouvantables pour l'Italie. Bourbon, envoyé par l'Empereur, pour remplacer Pescaire, y trouva une armée étrange, nullement impériale; c'était plutôt une démagogie militaire, analogue aux horribles bandes des mercenaires antiques sous les successeurs d'Alexandre et sous Carthage. Cette république armée délibérait, jugeait; elle mit un de ses généraux au ban et le condamna à mort par contumace.
Sous Montcade et Du Guast, deux Borgia, sous l'Espagnol féroce Antonio de Leyva, ce vampire militaire mangeait, suçait Milan. L'Italie, éperdue, s'agitait et armait, ne faisait rien. Elle ne pouvait les tirer de là. Tout le monde avait perdu la tête, même Venise, qui croyait recruter en Suisse, y perdait son argent. Le général de la ligue italienne, le duc d'Urbin, avait pour tactique invariable de ne voir jamais l'ennemi.
Et cependant le vampire suçait toujours. Chaque soldat était logé à discrétion, prenait tout, demandait encore, battait son hôte, se faisait nourrir délicatement et traitait ses amis. Chacun avait deux hôtes au moins, l'un pour nourrir, l'autre pour payer. Nul moyen de s'enfuir. Plusieurs tenaient leur hôte garrotté. On n'entendait que cris de femmes et d'enfants, torturés par ces noirs démons. On ne voyait que gens s'étrangler ou se jeter par la fenêtre ou dans les puits.
Quand Bourbon arriva, il y eut une lueur d'espérance. Ce qui restait de notables vint embrasser ses genoux, demander grâce pour la ville. Il répondit avec douceur que tout cela n'arrivait que par défaut de solde, que, s'ils pouvaient seulement payer un mois trente mille ducats, il emmènerait l'armée; il leur en donna sa parole. Trente mille ducats à trouver dans cette ville ruinée! On y parvint pourtant. Et les soldats restèrent!...
Bourbon avait sauvé et rançonné ce Morone, confident de Pescaire, le premier intrigant de l'Italie. Morone lui avait paru si rusé, si pervers, qu'il le prit avec lui, en fit son homme, son conseil. Il ne voyait plus clair dans la situation; il demanda à Morone où il fallait aller. Il répondit: «À Rome!»
Rome venait d'être déjà violée. Pompeïo Colonna, un de ces Gibelins sauvages de la campagne romaine, bandit, prêtre, soldat, cardinal, s'était jeté, un matin, sur la ville, et avait failli tuer le pape. Cela montra combien il était facile de prendre Rome. Tout ce qu'il y avait de brigands en Italie y songea et joignit Bourbon.
Mais il fallait y arriver. Et ce n'était pas chose simple, à travers tant de villes fortes, sans cavalerie et sans canons, ayant en queue une armée italienne, appuyée de quelques Français, plus tard de Suisses. Il eût suffi d'une cavalerie nombreuse et bien conduite pour suivre, entourer, affamer, cette pesante armée d'infanterie qui, comme un corps sans bras ni jambes, se traînait, n'ayant jamais que le lieu de son campement, sans pouvoir agir à deux pas.
Aussi Bourbon, entre Ferrare et Plaisance, eût voulu rester là. Et plus tard, en Toscane, il eût voulu rester encore. Mais le duc de Ferrare, très-impatient de l'éloigner, l'aidait et le payait pour aller en avant, le poussant au Midi, et lui disant: «À Rome!»
L'Italie se livrait. C'est là le malheur des malheurs, dans ces moments extrêmes. La lumière s'éteint, le cœur baisse. Les plus fiers, les plus grands, succombent. Machiavel et Michel-Ange remettent aux Médicis l'espoir de la patrie. Machiavel veut qu'on improvise des légions, il veut un grand chef militaire, et il croit le voir dans un hardi bâtard, le jeune capitaine des bandes noires, Jean de Médicis.
Pendant que l'on raisonne, les événements courent, se précipitent. Et déjà il n'est plus besoin que, de Milan ou de Ferrare, un doigt italien montre Rome. Bourbon y va fatalement; il ne peut plus ne pas y aller. Cette armée décrépite des bourreaux de Milan n'est plus que l'accessoire d'une grande force vive, furieuse avalanche humaine, qui vient de rouler des Alpes, poussée du vent du Nord, et qui, sous forme d'armée, n'est pas moins que la Révolution allemande.
Nous ne pouvons conter la guerre des paysans, le dur et sombre événement qui fut comme un avortement de Luther, le protestantisme princier, aristocratique, officiel, s'enveloppant et repoussant le peuple, au peuple qui montrait ses plaies, la réponse des théologiens: «C'est l'affaire des juristes.» D'où l'alliance des politiques, sans acception de croyance, et l'essai du tolérantisme, à la diète de Spire, la liberté des uns pour la servitude des autres.
De cette grande révolution, mille éléments restaient d'une fermentation indomptable, une flamme qui devait brûler ou se brûler. Le furieux chaos de misères et de haines, d'implacables douleurs, se rallia autour d'un vieux soldat, Georges Frondsberg, figure sanguine, apoplectique, populaire par l'emportement, en qui grondait la colère des foules. Il avait apparu à Worms à côté de Luther, à Pavie pour prendre le roi, ami du pape. Il voulait cette fois faire une bonne fin et aller droit en paradis en étranglant le pape. À cet effet, il portait et montrait une grosse chaîne d'or.
Ce que ne pouvaient ni l'Empereur, ni son frère, lui, il le fit sans peine. Les Allemands tenaient tant à le suivre, que pour un engagement par homme, il suffit d'un écu. On savait bien d'ailleurs qu'il y aurait de grands coups à faire, beaucoup à prendre et beaucoup à détruire. Le souffle d'Alaric semblait être rentré dans ses fils, et le démon qui lui fit dire: «Je ne sais quoi me mène à Rome.» Les Vandales et les Goths revivaient, mais plus âpres, avec un amour consciencieux, de gâter, brûler, ruiner. Les Espagnols étaient trop paresseux, les Allemands ne l'étaient pas. Ils ne quittaient pas un gîte sans l'incendier.
Singulière alliance! Les dévots Espagnols qui, cette année, exécutant en Espagne l'atroce persécution des Maures, en Italie marchaient du même pas que les brûleurs d'églises. Combien moins de scrupule encore avait la foule des voleurs italiens qui venaient par derrière!
Les Allemands allaient à Rome, non ailleurs. C'est ce qu'on ne comprit pas.
Le pape, qui avait de bonnes et amicales lettres de l'Empereur, qui avait une trêve avec le vice-roi de Naples, ne craignit que pour la Toscane, pour le patrimoine des Médicis. Sa grande peur était un petit mouvement qui se fit à Florence. Son homme, Guichardin, froid et avisé politique qui suivait l'armée alliée derrière celle de Bourbon, ne comprenait pas plus. Il croyait que c'était uniquement affaire d'argent et de pillage; il ne voyait pas la grandeur, la fureur et l'emportement du mouvement fanatique qui emportait le reste.
C'est au milieu de ce malentendu, de ce vertige, que la Nécessité, de sa chaîne d'airain et de sa main de fer, les étrangla. Leur Jean de Médicis, à sa première rencontre avec les Allemands, alla de sa personne bravement les regarder de près; il les croyait sans artillerie, ne sachant pas que le duc de Ferrare leur avait donné quatre fauconneaux. Le premier coup fut pour lui, et lui cassa la cuisse; on le rapporte, il meurt à Mantoue dans les bras de l'Arétin, son commensal, son compagnon de lit.
Un boulet italien avait tué l'espoir de l'Italie. Le jeune ami de l'Arétin que Machiavel eût pris pour Messie, le voilà mort. On regarde de tous côtés, on cherche, et l'on ne voit personne.
Il avance cependant, ce Bourbon, volontairement ou non, on ne sait, mais il avance avec son immense cohue, dispersée pour les vivres sur un vaste pays. Nul n'ose en profiter. Le duc d'Urbin, qui le suit avec des Italiens, attend les Suisses pour combattre; puis, quand il a les Suisses, il attend autre chose.
Henri VIII fait aumône au pape. La France donne à peine le quart de l'argent promis, quelques cents lances, des galères percées qui ne naviguent pas. Le pape se rassure par la trêve, par la présence du vice-roi Lannoy qu'il a fait venir, par les lettres respectueuses qu'il reçoit de Bourbon lui-même.
Bourbon trompe le pape, et le vice-roi, et tout le monde[21]. Il assigne rendez-vous au vice-roi, qui va l'attendre. Il donne ainsi le change, franchit brusquement l'Apennin. Le voici en Toscane. Les pluies, les neiges de printemps, ne l'ont pas arrêté. Les révoltes mêmes ne l'arrêtent pas. Sa vie est en péril; mort ou vif, il ira; il est comme une pierre lancée par la fatalité. Il voit les Espagnols tuer un de ses lieutenants. Une autre fois, ce sont les Allemands; il est réduit à se cacher. Frondsberg leur parle et les gourmande; en vain: sa face, respectée jusque-là, n'impose plus; le vieillard colérique, indigné, s'emporte, rougit; son front s'empourpre, il tombe à la renverse; on le relève; il était mort.
Le prudent vice-roi se garda bien d'aller en lieu si dangereux. Il se tient à Florence, ménage un traité pour la ville. Mais ces Barbares étaient si furieux, qu'ils furent tout près de tuer l'entremetteur de ce traité d'argent.
Jamais la dualité du caractère du pape, la discordance du prêtre roi et du pontife armé, ne ressortit plus forte, par une hésitation plus folle. Tout à l'heure, Clément VII était un conquérant, il voulait prendre à Charles-Quint le royaume de Naples. Maintenant que le danger approche, vraiment grand et terrible, il se ressouvient qu'il est pape, inviolable; il se rassure et licencie ses troupes.
Ce grand tableau du vertige du pape et de l'approche des Barbares a été fait par une main non récusable, par la plume solennelle du Florentin Guichardin, l'homme de Clément VII, écrit d'une encre froide à geler le mercure. Et il n'en fait que plus d'impression. Si le fatum, le sort aveugle et sourd, se mêlait de conter, il ne le ferait pas d'une manière plus froide, plus grande et plus terrible.
Tout à coup, Bourbon, jusque-là assez lent, prend sa course, laisse tout, bagage, artillerie. Son infanterie marche sur Rome plus vite que la cavalerie alliée qui veut le suivre. Rome est le prix de la course. Mais la fureur, la haine, l'attente du pillage donnent des ailes aux gens de Bourbon. Les Allemands vont donc entrer dans Babylone, mettre la main sur l'Antichrist! Les Espagnols ravir un trésor de mille ans, saisir la dépouille du monde!
Le pape, quelque peu effrayé, essaye de réarmer. La jeunesse romaine, les domestiques des prélats, les palefreniers des cardinaux, les peintres et artistes reçoivent des armes. Cellini, le bravache, prépare son arquebuse.
Mais de l'argent, où en trouver? Les riches cachent le leur, au moment de tout perdre. L'un d'eux ne rougit pas d'offrir quelques ducats. Il en pleura bientôt; s'il ne paya, ses filles payèrent, de leur corps, de leur honte et du plus indigne supplice.
Le 5 mai, Bourbon, campé dans les prés de Rome, envoyait un message dérisoire pour demander à traverser la ville; il allait, disait-il, à Naples. Le 6, un brouillard favorise l'approche; il donne l'assaut. Les Allemands y allaient mollement. Lui, qui dans un tel crime doit réussir au moins, il saisit une échelle et monte. Une balle l'atteint, il se sent mort: «Couvre-moi,» dit-il à Jonas, un Auvergnat qui ne l'a pas quitté. L'homme lui jette son manteau.
La ville n'en fut pas moins emportée, et avec un grand massacre de la jeunesse romaine. Guillaume Du Bellay, notre envoyé à Florence, qui était venu en poste pour avertir le pape, mit l'épée à la main au pont Saint-Ange avec Renzo de Ceri, arrêta les brigands, et donna à Clément VII le temps de s'enfuir du Vatican dans le château. Du long corridor suspendu qui faisait la communication, il vit l'affreuse exécution, sept ou huit mille Romains tués à coup de piques et de hallebardes.
Il n'y eut jamais une scène plus atroce, un plus épouvantable carnaval de la mort. Les femmes, les tableaux, les étoles, traînés, tirés pêle-mêle, déchirés, souillés, violés. Des cardinaux à l'estrapade, des princesses aux bras des soldats; un chaos, un bizarre mélange d'obscénités sanglantes, d'horribles comédies.
Les Allemands qui tuèrent beaucoup d'abord, et firent des Saint-Barthélemy d'images, de saints, de Vierges, furent peu à peu engloutis dans les caves, pacifiés. Les Espagnols, réfléchis, sobres, d'horrible expérience après Milan, savourèrent Rome, comme torture et supplice. Les montagnards d'Abbruze furent de même exécrables. Le pis était que les trois nations ne communiquaient pas. Ruiné et rançonné par l'une, on tombait dans les mains de l'autre.
Ce fut une tragédie, comme l'incendie de Moscou ou le renversement de Lisbonne. Chaque fois qu'une de ces grandes capitales, qui concentrent un monde de civilisation, est ainsi frappée de ruine, on rêve la mort universelle qui attend les empires, les futurs cataclysmes par lesquels disparaîtra la terre elle-même vieillie.
Mais, chose étrange, inattendue! L'Europe est médiocrement émue du sac de Rome. Loin de là, de plusieurs côtés s'élève un rire sauvage.
L'Allemagne rit. C'est fait du pouvoir spirituel, du mystère de terreur. Le Christ est délivré par la captivité de l'Antichrist.
L'Empereur même, le roi catholique, en rit sous cape. Il désavoue le fait, mais sa joie perce; il continue les fêtes pour la naissance de son fils. Le pape, brisé comme prince, abaissé et maté, n'en reviendra jamais; c'est maintenant le jouet des rois.
Ceux de France et d'Angleterre sont charmés de la chose. Superbe occasion de faire contribuer le clergé, de sanctifier la guerre, d'accuser Charles-Quint.
Ainsi cette chose inouïe et terrible qui devait effrayer la terre et faire crouler le ciel, elle fait à peine sensation. Qu'est-ce donc? Ce sanctuaire est-il comme les redoutés vases d'Éleusis qu'on n'osait regarder, mais, si l'on regardait, l'on ne découvrait que le vide?
Le vieil oracle virgilien: «À Rome, un Dieu réside,» s'est trouvé démenti. Le monde a eu la curiosité d'y aller voir; il demande: Où donc est ce Dieu?
Et la peinture récente de Raphaël, la flamboyante épée de saint Pierre et saint Paul qui fait reculer Attila, elle n'a pas fait peur aux soldats de Frondsberg. Des salles de conclave, de concile, ils font écurie. S'ils ont peur, c'est tout au contraire d'habiter ces voûtes païennes, de loger, eux chrétiens, pêle-mêle avec des idoles, dangereuse œuvre du Démon.
N'est-ce pas ce que tant de martyrs du Libre Esprit avaient dit au bûcher contre la Babel du pape?
N'est-ce pas ce que les vrais patriotes italiens (d'Arnoldo de Brescia jusqu'à Machiavel) ont annoncé à l'Italie: qu'elle mettait sa vie dans la mort, et que la mort l'entraînerait?
«Rome a mangé le monde,» disait le vieil adage. Cette fois, le monde a mangé Rome.
Le génie italien, si longtemps captif et malade dans cette fatale fiction d'un faux empire du monde qui annula sa vitalité propre et fit avorter la patrie, le génie italien pourrait remercier cette grande calamité qui le délivre, repousser et nier cette communauté de la mort. Rome est morte; vive l'Italie!
Il n'en est pas ainsi. Ce n'est pas impunément que, toute une longue vie, l'esprit a endossé le corps, traîné cette chair de tentations, de péchés, de souillures. Quand il faut la jeter, et libre, déployer ses ailes, nous hésitons toujours. Telle l'Italie, qui si longtemps vivait dans cette forme, dans cette condition d'existence, fut accablée du coup, et il lui fallut des siècles pour s'en relever.
Voyons comment les deux grands Italiens ont pris la chose. Regardons un moment Michel-Ange et Machiavel.
Tous deux avaient erré. Tous deux, dans les illusions qui entourent des moments si sombres, avaient cherché l'espérance dans le désespoir, cru que l'on pourrait sauver le pays par les Médicis, faire la force avec la bassesse; mais non, il n'en est pas ainsi. Et Dieu punit de telles pensées.
D'abord le pape, qui était Médicis, accepta sa sentence, se mit plus bas encore que ne l'avait mis son malheur, montra que, pour être sorti de captivité, il n'était pas plus libre. Traité outrageusement comme un petit prince italien, il prouva qu'il n'était rien autre chose. Florence lui tenait au cœur bien plus que Rome. Et, pour avoir Florence, il s'humilia devant l'Empereur. Il y fut ramené par le prince d'Orange, le chef des brigands italiens qui, derrière les Barbares, traîtreusement, avaient pillé Rome.
Dans le moment si court de la lutte suprême de Florence, d'une ville contre le monde, ni Machiavel, ni Michel-Ange ne manquèrent à la patrie.
Machiavel y trouva appliqué son Arte di guerra, toute la jeunesse levée en légions, dans la forme qu'il avait tracée. On prenait le système, mais on repoussait l'homme. Négligé, oublié, pas même persécuté.
L'indomptable vigueur de son esprit paraît encore dans l'étrange description qu'il a faite de la peste de Florence, un mois avant sa mort, un mois après le sac de Rome.
Cet homme, d'un malheur accompli, seul, vieux, pauvre, haï, méprisé, savez-vous ce qu'il fait? Parmi les litanies funèbres, sur le bord de sa fosse, il écrit une espèce de Pervigiliun Veneris du mois de mai. C'est l'idylle de la peste.
Dans la ville, il est fort à l'aise: il va en long, en large, au milieu des fossoyeurs qui crient: «Vive la mort!» comme c'était l'usage de chanter Mai et le printemps. À travers les ténèbres, il croit voir passer la peste dans une litière. C'est une jeune morte traînée par des chevaux blancs.
Il s'en va sur la place où l'on élit les magistrats. Il n'y a plus de peuple. Des citoyens encore, mais allongés sur des civières qu'on porte. Au défaut de vivants, au vote on appelle les morts.
Étonnant aspect des églises! Le clergé est mort, les moines sont morts. Tel reste pour confesser les femmes malades qui se traînent et viennent mourir là. Il est assis au milieu de la nef, les fers aux pieds, aux mains, pour empêcher qu'il ne les touche. Songez-y, dans ce temps de morts, c'est tout d'être vivant. Trois dévots en béquilles, qui circulent dans l'église, lancent un regard d'amour à trois vieilles édentées. Machiavel, avec ses soixante ans, est sûr de plaire et de trouver fortune.
Sur les tombes qui entourent l'église, il trouve une jeune femme échevelée qui se frappe le sein. Il avance, non sans quelque crainte; il console, interroge. Elle répond, s'épanche, elle conte en paroles hardies (les morts n'ont peur de rien), en lamentations effrénées, les joies conjugales qu'elle n'aura plus. Ce disant, elle pâme. Est-elle morte? Pestiférée ou non, Machiavel la délasse et desserre, «quoiqu'elle ne fût pas très-serrée.» Elle revient alors, et jure qu'elle n'a plus souci d'elle, de mœurs ni de pudeur. Là-dessus, un sermon équivoque du bon apôtre, qui prêche la décence des plaisirs secrets.
C'est l'horreur sur l'horreur! la mort entremetteuse!... Ailleurs, à Santa-Maria-Novella, sur les degrés de marbre de la grande chapelle, il trouve sous de longs vêtements une admirable veuve. Suit la description, laborieuse, mythologique, de cette divinité. Morceau sensuel, triste, qui sent le vieillard et l'effort. Cupido, Vénus, les Hespérides, ne réchauffent pas tout cela. Moins froid le marbre funéraire où siége cette idole de mort.
Machiavel près d'elle essaye son éloquence. Il n'en faut pas beaucoup. Elle est tout d'abord consolée. La différence d'âge qu'il avoue ne l'arrête guère. La fortune qu'il prétend avoir, les soins et l'amitié, c'est tout ce qu'il faut à la belle. Elle se laisse tout doucement ramener. Un moine accourt. Mais le traité est fait: «Mon cœur, dit Machiavel, est maintenant chez elle, et mon âme est restée dans ces noirs vêtements!»
Sa vie y reste aussi. Un mois ou deux après, il meurt.
Le plus dur, c'est de vivre et de rester dans la contradiction. Michel-Ange avait commencé le tombeau de Laurent et de Julien de Médicis. Il l'achevait, pendant qu'il défendait la ville contre les Médicis.
Tout le monde a pu voir à Florence (ou à Paris, École des Beaux-Arts) les sublimes figures du Jour et de la Nuit, du Crépuscule et de l'Aurore, ce monument qui devint, sous la main du grand citoyen, le tombeau de la patrie même. La Nuit roule en son rêve une mer de honte et de misère. Mais l'Aurore! c'est bien pis; on sent qu'elle maudit son réveil et qu'elle a à la bouche un dégoût si amer, un fiel si déplaisant, qu'elle voudrait n'être jamais née.
Ce qui fut plus tragique que le tragique monument, c'est que, quand il fut découvert, il n'eut personne pour le comprendre. Plus de Florence, plus de peuple, plus d'Italie. L'Académie est née. Un poète académique (nouveau fléau de ce pays) lance un madrigal à la Nuit:
«Dans sa douce attitude, elle dort; ne la réveille pas.»
Cette indigne sottise, qui semblait démontrer qu'en effet l'Italie était chose inhumée, à ne ressusciter jamais, fit bondir Michel-Ange. Il se retrouva l'homme de la chapelle Sixtine; il y eut un réveil de fureur. Ne songeant plus aux Médicis, ne ménageant plus rien, comme en pleine liberté, il fit la sanglante épigramme.
«Il m'est doux de dormir, et doux d'être de marbre, tant que durent l'opprobre et la calamité. Ne voir, ne sentir rien, c'est un bonheur pour moi... Ne me réveille pas, de grâce, parle bas.»
Le Jour n'est pas fini. Ce rude forgeron, de force colossale, couché sur son marteau, tournant le dos au monde indigne de le voir, devait jeter par-dessus l'épaule un superbe regard. Il était, dans ce deuil, le côté de l'espoir, de l'art, de l'action, de la rénovation future. Mais l'homme était brisé. Michel-Ange laissa ce travail. Et il reste inachevé.
Il avait perdu terre, et, depuis, il erra comme une ombre. Il était condamné à vivre encore trente ans, travaillant et ramant péniblement, soit dans l'œuvre imposée du Jugement dernier, soit dans saint Pierre où il chercha en vain son idéal, soit dans ses laborieux sonnets à Vittoria Colonna. Il y professe cet espoir que la nature, ce grand artiste, ayant fait en Vittoria l'œuvre achevée où elle tendait depuis la création, est maintenant libre de mourir, et il salue la fin du monde.
Lui-même, il finissait. Parmi de sublimes éclairs, il reste un ouvrier terrible, d'un magnanime effort. On admire en souffrant; on partage sa fatigue; on loue, la sueur au front.
L'effort est-il heureux? Dans les voûtes écrasées, dans l'architecture sénile et froide du Capitole et de la chapelle où il emprisonna ses sublimes colosses du Jour et de la Nuit, on trouve déjà, s'il faut le dire, le triste XVIIe siècle.
De quoi vivra encore l'Italie dans ce temps? De la grâce et de la lumière, du coloris de Titien, du ciel et de Corrège. Que dis-je? Corrège est déjà mort.