Histoire de France 1573-1598 (Volume 12/19)
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Title: Histoire de France 1573-1598 (Volume 12/19)
Author: Jules Michelet
Release date: April 1, 2012 [eBook #39335]
Language: French
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HISTOIRE
DE FRANCEPAR
J. MICHELET
NOUVELLE ÉDITION, REVUE ET AUGMENTÉE
TOME DOUZIÈME
PARIS
LIBRAIRIE INTERNATIONALE
A. LACROIX & Ce, ÉDITEURS
13, rue du Faubourg-Montmartre, 131877
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DE FRANCECHAPITRE PREMIER
LE LENDEMAIN DE LA SAINT-BARTHÉLEMY.—TRIOMPHE DE CHARLES IX
1573-1574Quoique la nouvelle sanglante produisît partout un effet d'horreur, on put croire que le sang s'écoulerait bien rapidement de la terre. Un mois après l'événement, M. de Montmorency, le chef des modérés, qui n'avait dû qu'à son absence de ne pas périr au massacre, écrivit à la reine d'Angleterre pour excuser le roi (27 septembre 1572).
Deux mois à peine étaient passés, que la reine Élisabeth accepta d'être marraine d'une fille de Charles IX, et envoya un prince du sang au baptême avec une riche cuve d'or (9 novembre).
Huit mois (presque jour pour jour) après la Saint-Barthélemy, le plus grand homme du temps, Guillaume le Taciturne[1], dans sa défense désespérée contre le duc d'Albe, traita avec Charles IX, le reconnut pour protecteur de Hollande et roi de ce qu'il pourrait conquérir aux Pays-Bas. (Archives de la maison d'Orange, IV, 117, mai 1573.)
Ce n'est pas tout. Louis de Nassau, l'héroïque frère de Guillaume, travaille pour que l'Empire élise un Roi des Romains, et qu'après Maximilien Charles IX devienne Empereur!
Il appuie le duc d'Anjou pour l'élection de Pologne, le duc d'Alençon pour le mariage d'Angleterre.
Ainsi la maison de France, couverte du sang protestant, se présente à toute l'Europe appuyée des protestants.
Je n'avais pas compris pourquoi, sur son tombeau et dans tels de ses portraits, Guillaume le Taciturne a le visage d'un spectre. Je crois maintenant le savoir. C'est pour avoir subi cette fatalité exécrable de boire le sang de Coligny.
Ces étranges phénomènes s'expliquent par la terreur que l'Europe eut de l'Espagne[2]. On crut que le coup venait de Madrid, que celui qui avait fait la Saint-Barthélemy des Flandres avait fait la nôtre; que la France, emportée si loin, allait être tout espagnole, devenir comme un poignard dans la main de Philippe II.
Hypothèse vraisemblable, très-logique, et pourtant fausse. Sans doute, une seule chose était sage au point de vue catholique, au point de vue du pape et des Guises, de la future Ligue, dont le comité existait déjà dans le clergé de Paris, c'était d'achever la Saint-Barthélemy avec l'aide de l'Espagne, qui offrait toutes ses forces, puis de faire à frais communs l'invasion d'Angleterre. Cela aurait tranché tout. La Hollande eût tombé d'effroi. L'Allemagne était à genoux, et sans doute le protestantisme exterminé de la terre.
Mais, au fond, la cour de France n'était point du tout fanatique. Elle était toute dominée par l'intérêt de famille, et partout trouvait devant elle, en Angleterre, en Pologne, en Allemagne, l'opposition de Philippe II. L'Europe favorisa la France dans ses vues les plus chimériques, et l'on eut ce spectacle étrange, que, le lendemain d'un massacre dont chacun avait horreur[3], le roi qui s'en disait coupable eut tout le monde pour lui. Il devint le centre de tout; on semblait de toutes parts vouloir entasser les couronnes sur la tête folle et furieuse du roi de la Saint-Barthélemy.
Nous entrons dans un pays étrange et nouveau, la terra incognita, comme disent les anciens géographes. Dans cette terre inconnue, ne nous étonnons pas si nous voyons surgir les monstres.
Le fait le plus imprévu, c'est que, sur ce sol rouge et détrempé d'une des plus larges saignées qu'ait faites le fanatisme religieux, la religion baisse tout à coup et n'est plus qu'en seconde ligne. Un Dieu blafard, à masque blême, trône à sa place: Politique.
Les huguenots, sauf quelques villes, quelques fortes positions où ils essayent de résister, vont fuir ou se convertir. Les catholiques sont malades; ils tâchent de rester furieux, mais leur cœur n'en est pas moins trouble, comme au lendemain d'un grand crime. Tout à l'heure, par un art habile, un mélange artificieux de grands seigneurs et de canaille qu'on parvient à griser ensemble, on fera l'orgie de la Ligue. Ce qui n'empêchera pas qu'après avoir cuvé son vin, ce parti ne doive rester tout aussi énervé que l'autre.
La France, bien observée, est politique ou tiers-parti.
Ce n'en est pas un léger signe que le roi, dès le lendemain de ce fameux coup de force, soit obligé de se faire protéger près de la reine Élisabeth par le premier des politiques, M. de Montmorency.
L'Europe entière est politique. Dans l'élection de Pologne, où l'on va donner la couronne au premier conseiller de la Saint-Barthélemy, trois sortes de personnes travaillent pour lui, le pape, le Turc et les protestants d'Allemagne.
Les astrologues assurent à Catherine de Médicis que ses fils seront tous rois. Et la chose en effet devient vraisemblable. Pendant que le duc d'Anjou va être élu en Pologne, la reine mère reprend en Angleterre l'affaire du mariage d'Alençon, et continue en Allemagne la négociation pour faire Charles IX empereur; tout cela, après le massacre, sans même imaginer qu'un si petit événement puisse changer les choses. Cette bonne mère ne s'occupe que de la galante entrevue entre Alençon et Élisabeth. Elle voudrait que les amants se vissent entre les deux pays, «en pleine mer, par un beau jour.»
Le dialogue entre les reines est piquant et curieux. «Je me soucie peu de l'amiral et des siens, dit Élisabeth. Je m'étonne seulement que le roi de France veuille changer le Décalogue et que l'homicide ne soit plus péché.» À ces paroles aigres-douces, la reine mère répond placidement: que, si Élisabeth n'est pas contente de ce qu'on a tué quelques protestants, elle lui permet en revanche d'égorger tous les catholiques (7 septembre 1572).
Donc tout s'arrange à merveille pour la grandeur de la maison de France. Dieu la bénit visiblement. Par élection, mariage, appel des peuples libres, elle va régner sur l'Europe, de l'Irlande jusqu'à la Vistule.
Notre ambassadeur à Madrid écrit plein d'enthousiasme (17 juillet 1573): «Mon maître, par force ou raisons, vous vous ferez maître du monde.»
Voilà les succès du dehors. Voyons maintenant ceux du dedans.
La Rochelle, Nîmes, Montauban, Sancerre, se mirent en défense, avec quelques pays de montagnes. Mais généralement le coup sembla, pour un moment du moins, assommer les protestants. Une trentaine de mille hommes qu'ils avaient perdus n'auraient pas dû abattre un parti qui faisait alors un cinquième de la France. Il y eut panique et vertige. Ils s'enfuirent par toutes les routes. Ceux qui restèrent dans les villes à la discrétion de leurs ennemis se laissèrent mener par troupeaux aux églises catholiques. Chose notable, qui marquait l'affaissement du parti, ils ne résistèrent guère que là où ils pouvaient combattre. On ne vit plus, comme jadis, des hommes désarmés, intrépides, demander et braver la mort. Il y eut toujours des héros, et nombreux, mais peu de martyrs.
Du reste, il ne s'agit pas des protestants seuls. Ce cruel événement eut une influence générale. La mort avait frappé la France. Elle avait fauché la tête et la fleur, atteint les entrailles.
On lui coupa la tête, je veux dire le génie. On tua la philosophie, Ramus. On tua l'art, Jean Goujon, et le grand musicien Goudimel jeté au Rhône. La jurisprudence avait péri en Dumoulin, mort d'angoisse et de persécution, peu avant le massacre. Et la loi elle-même décède peu après en L'Hôpital, qui mourut de douleur.
C'est l'opération par en haut. Mais, en bas, dans les profondeurs, la France ne fut pas moins atteinte, et à l'endroit vital, la morale de la nation, sa franchise, sa sincérité.
C'est, je crois, de ce temps qu'en français sans doute a voulu dire peut-être.
Un parti immense se trouva tout à coup formé, le parti de la peur, industrieusement hypocrite. On commença à s'apercevoir qu'en effet la Réforme avait tel principe insoutenable. On fouilla, on creusa sa théorie de la Grâce, inconciliable, disait-on, avec la liberté catholique. Au nom de la liberté, on subit les jésuites et Rome, on appela l'Inquisition. L'Espagne vint bientôt pour défendre la liberté.
Les femmes épouvantées se précipitent aux églises, usent les pieds des saints de baisers, les arrosent de larmes, étreignent la Vierge protectrice. Elles maudissent ces temples vides qui ne protégent pas leurs croyants.
Donc, la France se convertissait au grand galop, et tout souriait à la cour. Et Catherine écrivait peu après: «Maintenant que nous sommes délivrés...»
Elle avait cru sage d'écrire partout que le massacre était un accident, que le roi avait été obligé de se défendre contre les protestants et de «se préserver de la cruauté de Coligny.»
Mais en même temps on assurait verbalement, surtout en Espagne, que la chose était tramée et préméditée de longtemps.
Laquelle des deux versions soutiendrait-on? Charles IX, enivré d'éloges et des félicitations de Rome, était tenté de réclamer la gloire de cette longue préméditation. Il disait follement que, non-seulement il avait fait tuer Coligny, mais qu'il aurait voulu le poignarder de sa main. «Un jour, dit-il, je l'avais fait venir au Louvre tout exprès... Je le menais de salle en salle. Et, mordieu! c'était fait, n'était que m'avisai de me retourner et de le regarder. Et j'aperçus ses cheveux blancs.»
Tout cela applaudi. Si véritablement ce sage roi, deux ans durant, avec tant de patience, avait dissimulé, trompant les protestants, trompant les catholiques, Rome et l'Espagne, trompant même sa mère, ses secrétaires d'État, tous ses agents diplomatiques, et leur faisait écrire et dire tout le contraire de sa pensée... Oh! si vraiment il avait fait cela, il fallait avouer que l'étonnant jeune homme avait dépassé tous les vieux, mis dans l'ombre les plus ingénieux coups d'État que l'histoire ait contés jamais!
Quelle avait donc été l'injustice des catholiques à son égard? Et combien durent-ils regretter d'avoir dit que ce bon roi perdrait son droit d'aînesse au profit de son frère? Pendant qu'on l'injuriait, immuable dans son cœur profond, il tissait sans se déranger ce filet sans pareil qui prit les ennemis de la foi.
Aussi, point d'hymne, point d'ode qui égale l'effusion de Panigarola au lendemain de l'événement. Son cœur s'épanche à flots devant le peuple; nul mot n'y suffit. Les cris viennent et l'abondance des larmes.
Une pièce tellement soutenue, un rôle si bien joué! les Italiens juraient qu'un Français n'y eût jamais réussi, qu'on voyait bien là l'origine maternelle de Charles IX. Bon sang ne peut mentir. Et on devait même dire que les meilleures pièces italiennes en ce genre, comme les Vêpres siciliennes, les noces rouges de Piccinino, le banquet fraternel où César Borgia traita ses capitaines, étaient fort au-dessous de la Saint-Barthélemy. La seule ombre qu'on y trouvât, c'est que Charles IX n'avait tué que les protestants, au lieu qu'il eût fallu aussi tuer les catholiques, y faire passer les Guises. C'est ce qui fait que Gabriel Naudé, dans son livre au cardinal Bagni, note la Saint-Barthélemy comme un coup d'État «incomplet.»
Les Guises furent très-perfides pour Charles IX et très-inconsistants. Le jeune Henri de Guise, qui, désavoué par lui le dimanche, l'avait forcé le lundi à se dire auteur du massacre, dès qu'il l'eut dit, en fut jaloux; et il voulait lui ôter l'honneur de la chose, écrivant «que ce n'était qu'une colère soudaine que le roi avait eue de la conspiration.»
L'oncle d'Henri de Guise, le cardinal de Lorraine, disait tout le contraire à Rome. Il allait criant que c'était le roi, le roi seul, qui dès longtemps avait tout préparé. Et il faisait écrire, en ce sens, à la gloire de Charles IX, l'ingénieux ouvrage de Capilupi.
En réalité la Saint-Barthélemy, voulue tant de fois et par tant de gens, avait surpris tout le monde, surtout le cardinal. Il était épouvanté de son propre succès. Ce pauvre homme, aussi brave que le Panurge de Rabelais, remua ciel et terre pour bien établir que toute la responsabilité revenait à Charles IX. Il n'y eut sorte d'honneur qu'il ne lui en fit, usurpant les fonctions de l'ambassadeur de France qui ne disait mot, haranguant le pape au nom du roi, glorifiant son maître dans une belle inscription en lettres d'or, s'arrangeant pour que la cour de Rome, ivre de cet événement, le rapportât uniquement à la gloire du roi très-chrétien.
Il y eut des fêtes à Rome et une franche gaieté. Le pape chanta le Te Deum et envoya à son fils Charles IX la rose d'or. Le légat, arrivé à Lyon, trouva au pont du Rhône une bande à genoux. On lui dit que c'étaient les braves qui avaient fait la grande besogne. Il sourit, et de bon cœur bénit ces pauvres assassins.
Le duc d'Albe, au contraire, loin de louer la Saint-Barthélemy se montra insolemment ingrat pour l'événement qui le sauvait. Son maître, Philippe II, resta sombre, sournois, visiblement jaloux.
Ni l'un ni l'autre ne voulaient croire à la sagesse de Charles IX, ni lui laisser l'honneur du coup. Le duc d'Albe dit avec mépris: «Chose furieuse, légère et non pensée.» Puis l'éloge de l'amiral. Enfin il s'emporta à dire: «J'aimerais mieux avoir les deux mains coupées que de l'avoir fait.»
Notre ambassadeur à Madrid, ne pouvant vaincre l'incrédulité de Philippe II, trouva moyen de le mettre à la raison. Il lui fit venir un moine, le général des Cordeliers, qui avait été en France, et qui dit en furie au roi d'Espagne: «En vérité, je ne sais pas comment la colère de Dieu ne tombe pas sur ceux qui veulent obscurcir l'honneur que viennent de mériter Leurs Majestés très-chrétiennes.»
Philippe II, à mesure qu'il vit que la voix du sang s'élevait partout, se rangea à l'avis du moine, changea brusquement de langage, et soutint qu'en effet Charles IX avait prémédité l'épouvantable trahison. Ce qui, par un chassé-croisé fort ridicule, amena la cour de France à nier en Espagne la préméditation.
Dans des dépêches furieuses, Charles IX accuse amèrement le roi catholique, «ingrat et peu soigneux de Dieu, qui ne veut que faire ses affaires, se tirer d'embarras et le laisser en cette danse...» (Saint-Goard, 17 mars 1573, dans Groen, IV, App., pages 31-33.)
On voit bien qu'au premier moment les rois, et spécialement Philippe II, avaient été surpris, éblouis, humiliés de l'audace du jeune roi de France, de la vigueur du coup, qui contrastait tellement avec leurs tergiversations.
Lorsque le pape Pie V excommunia Élisabeth, le banquier Ridolfi de Londres proposait à Philippe d'exécuter la sentence par l'invasion ou l'assassinat. Marie Stuart y consentait. Mais Madrid hésita; on bavarda un an, et davantage; on consulta le duc d'Albe, qui trouva la chose difficile. Philippe n'osa point.
Élisabeth n'osa pas davantage. Voyant que Marie tramait sa mort, elle eût voulu la faire périr. Aux Anglais qui demandaient l'exécution de la reine d'Écosse, elle répondait non. Cependant, le 7 septembre, douze jours après la Saint-Barthélemy, elle parut décidée. Elle ordonna aux Écossais ses partisans de demander qu'on la leur livrât «pour la tuer quatre heures après.» Accepté, pourvu toutefois qu'on la tue «en présence des ambassadeurs d'Angleterre.» Le ministre d'Élisabeth, Cécil, disait qu'avec ces Écossais on n'en finirait pas, qu'il fallait la tuer en Angleterre même. Bref, il en fut comme en Espagne; on jasa, et rien ne se fit.
Ni à Élisabeth, ni à Philippe II, la volonté ne manquait, mais l'audace. Et, pour dire bassement la chose par un mot de Shakspeare, ils regardaient le meurtre comme le chat regarde un bon morceau, clignant les yeux, sans y risquer la patte.
Charles IX, au contraire, avait l'habitude d'un homme qui a osé ce qu'il voulait, la tête haute et dédaigneuse. Et, comme on ne savait pas qu'il avait osé malgré lui, on le prenait sur sa parole. L'horreur n'empêchait pas qu'on ne sentît le respect craintif que donne une grande audace.
On avait pris une telle opinion du fils et de la mère, que, celle-ci insistant près d'Élisabeth pour le mariage et l'entrevue, la reine d'Angleterre laissa voir quelque peur qu'elle ne vînt à Douvres. Elle dit qu'une telle dame, après une telle chose, pour peu qu'elle amenât du monde, ferait craindre que le mariage ne fût une invasion.
Ce qui est curieux, c'est que, tant folle que fût la chose, Noailles, évêque d'Acqs, l'un des sages du temps, et très-intime confident de Catherine, l'avait conseillée dès le commencement, en 1571. Il écrivait à la reine mère qu'il était à désirer que le prince français, au débarqué en Angleterre, se saisît d'une place, se constituant chef des catholiques qui se fussent ralliés à lui. Auquel cas, au lieu d'épouser Élisabeth, il l'eût tuée pour épouser Marie Stuart.
CHAPITRE II
FIN DE CHARLES IX
1573-1574«Huit jours après le massacre, il vint grande multitude de corbeaux s'appuyer sur le pavillon du Louvre. Leur bruit fit sortir pour les voir, et les dames firent part au roi de leur épouvantement.
«La même nuit, le roi, deux heures après être couché, saute en place, fait lever ceux de sa chambre, et envoie quérir son beau-frère, entre autres, pour ouïr dans l'air un bruit de grand éclat, et un concert de voix criantes, gémissantes et hurlantes, tout semblable à celui qu'on entendait les nuits des massacres. Ces sons furent si distincts, que le roi, croyant un désordre nouveau, fit appeler des gardes pour courir en la ville et empêcher le meurtre. Mais ayant rapporté que la ville était en paix et l'air seul en trouble, lui aussi demeura troublé, principalement parce que le bruit dura sept jours, toujours à la même heure.»
Ce fait était souvent conté par Henri IV, le soir, quand les portes étaient fermées, à ses plus privés serviteurs. Une sorte de frissonnement lui restait de Charles IX. Quand il en faisait ces récits, il disait: «Voyez vous-mêmes si mes cheveux n'en dressent pas?» Et ils dressaient en effet, si nous en croyons d'Aubigné.
Pendant un an, le Béarnais était resté dans la nécessité terrible de vivre avec Charles IX et de s'amuser avec lui. Il lui avait fallu le suivre dans ses folles courses de nuit, dans ses parties de plaisir à la Grève, à Montfaucon. Ce tragique camarade, qui n'aimait guère qu'à frapper, forcer, briser portes et meubles, jeter tout par les fenêtres, pouvait se retourner sur lui. Il ne parlait que de tuer. On a vu qu'un jour il pensait à tuer Guise, une fois Henri d'Anjou. Une autre fois, averti qu'un La Mole dirigeait son frère Alençon dans les intrigues, il le chercha pour l'étrangler. Il finit, avec tout cela, par ne tuer que lui-même.
Le jour où on le mena au Parlement pour lui faire avouer et signer la Saint-Barthélemy, son visage, dit Petrucci, était tellement altéré, qu'il parut horrible. Il était long, maigre, voûté, pâle, les yeux jaunâtres, bilieux et menaçants, le cou un peu de travers (Castelnau). Ajoutez par moments un petit sourire convulsif où l'œil, en parfait désaccord avec une bouche crispée, prenait dans son obliquité un demi-clignement loustic.—Trait cruel que le dessin du Panthéon et le beau buste du Louvre ont osé à peine indiquer. Le soir de ce jour maudit, il fit venir Marie Touchet, et elle conçut un enfant. Digne fruit d'un tel moment, intrigant, brouillon et pervers.
L'Europe savait parfaitement que le roi était fou. Mais elle ignorait à quel point l'était le conseil de France. Nous le savons maintenant par les lettres de Catherine et les dépêches officielles. Ils avaient si peu conscience de l'horreur qu'ils inspiraient, qu'ils prenaient au sérieux tout ce qu'on leur proposait pour les isoler de l'Espagne. La reine mère, qui a été tellement exagérée par la manie du paradoxe, et dont la facilité, la finesse, la grâce italienne, pouvaient imposer en effet, apparaît dans ses lettres follement chimérique. Elle croit qu'Élisabeth, au milieu d'un peuple qui ne parle plus de nous qu'avec exécration, peut ou veut épouser son fils. Elle croit que les princes allemands veulent vraiment pour empereur le roi de la Saint-Barthélemy. Elle suppute ridiculement que la royauté de Pologne, «que son fils va avoir pour trois millions, en rapportera vingt par an à la France,» etc. (Lettres ms., 30 mai 1573.)
Il est évident que Catherine, Gondi, Birague, l'évêque Morvilliers, enfin tout ce beau conseil, ayant anéanti en eux tout sens de moralité, jusqu'à ne pouvoir plus même la deviner chez les autres, avaient perdu entièrement la boussole de l'opinion. Ils négocient toujours, comme s'il n'y eût pas eu de Saint-Barthélemy. Ils voguent avec confiance sur la mer des affaires humaines, où leur vaisseau tout à l'heure va faire honteusement le plongeon.
Croira-t-on que le premier envoyé qu'on dépêche à l'Allemagne frémissante, c'est justement ce Gondi, ce vénéneux Italien, qui surprit au fou qui régnait son consentement au massacre?
Une seule chose, nous l'avons dit, était sage au point de vue catholique: adhérer franchement à l'Espagne, s'unir à elle, accabler partout le protestantisme.
Hors de là, pure vanité, pure folie, pure impuissance.
Le naufrage de la royauté était infaillible. Nous allons la voir en vain s'aheurter à la Rochelle, qu'elle ne pourra pas prendre. Nous allons la voir dans deux ans, brisée par le tiers-parti. Quatre ans après le massacre, entre ce parti et le catholique se fera une espèce de démembrement de la France (1576).
Mesurons donc la profondeur où celle-ci a reçu le coup de la Saint-Barthélemy. L'événement l'a placée entre deux alternatives:
Unie et subordonnée à l'Espagne, suicidée.
Ou bien,
Flottant à part, divisée, impuissante, suicidée.
Seulement, au premier cas, le catholicisme vivait par la mort de la France.
Je l'avoue, entre ces fous graves qui nous mènent sagement au naufrage, je regarde plus volontiers le tragique fou Charles IX. Celui-ci, au moins, par son trouble annonce un pressentiment de la catastrophe imminente.
Il était profondément seul. Quelle que fût l'adresse de sa mère à le tromper là-dessus, il voyait bien que ses gens n'étaient pas à lui. Dans sa santé déclinante, il alternait de séjour entre une tombe et un désert, entre le Louvre et Fontainebleau. Fontainebleau commençait à être fort négligé; on ne le réparait plus. Les jardins étaient en désordre; le lac même et la belle source furent bientôt à demi-comblés. Le Louvre, plus triste encore. Les salles, cours, fossés, jardinets, et même encore les Tuileries, racontaient la lugubre histoire. Les cadavres enlevés s'y voyaient toujours; les marbres, toujours lavés, s'obstinaient à rester rouges.
Que disaient ces noirs corbeaux dans leur bruyant concile du Louvre? On ne l'entendait que trop. Ils disaient que la Saint-Barthélemy n'était qu'un commencement, qu'ils avaient pris appétit sur les princes et sur les rois, que dis-je? sur les royaumes. Ils flairaient de près les Valois, ils odoraient de loin les carnages de la Ligue et le siége de Paris, saluaient la joyeuse époque du triomphe de la mort.
Le siége de la Rochelle montra combien profondément les deux partis étaient malades; il révéla à la fois la discorde des protestants, la dissolution des catholiques.
La pauvre petite France réformée, échappée au couteau, ne pouvant se fier à nulle promesse, nulle parole royale après l'événement de Paris, entrait les yeux fermés dans une lutte sans espoir. Elle voyait en face la royauté des massacreurs qui lui lançait tout le royaume, entraînant et Charles IX et la grande masse catholique, même les réformés convertis. Navarre, Condé eux-mêmes furent menés contre La Rochelle, avec leurs régiments des gardes, leurs cinq cents gentilshommes, et firent les braves à la tranchée.
Nul secours du dehors. Les luthériens d'Allemagne ne firent rien pour nos calvinistes. Élisabeth ne les secourut pas, pas plus qu'elle n'aidait le prince d'Orange. C'est ce qu'affirme expressément l'homme le plus instruit des affaires du temps, Du Plessis-Mornay. Le savant M. Groen établit la même chose pour les Pays-Bas (t. V, p. 332).
Pourquoi? pour trois raisons: Élisabeth était reine bien plus que protestante, et haïssait toute révolte. Puis Élisabeth était pape, et n'aimait point du tout l'Église démocratique; elle avait peur, horreur des puritains, qu'elle voyait maîtres en Écosse et qu'elle pressentait en Angleterre. Troisièmement, elle suivait l'impulsion du commerce anglais, qui détestait les Espagnols, mais trouvait bon de gagner avec eux. Elle avait hâte de renouer avec Philippe II, avec qui en effet elle s'allia le 1er mai 1573.
Elle négociait partout, mais elle restait close dans son île, attentive à l'Écosse, à la ruine du parti de Marie Stuart. Elle abandonna La Rochelle, fermant seulement les yeux sur une tentative de nos réfugiés qui, sous Montgommery, avec des navires loués aux Anglais, entreprirent d'y jeter des secours. Mais, à la première vue de la flotte du Roi, leurs équipages anglais les emmenèrent au large. Montgommery s'obstina, approcha et faillit périr.
Tellement divisés en Europe, les protestants l'étaient même en France, et jusque dans les murs de La Rochelle. Dans les intervalles des attaques, ils disputaient entre eux. On avait fait la faute insigne de laisser entrer dans la ville le bonhomme La Noue, fort crédule, et qui ne prêchait que la paix. Un parti se forma pour lui donner le commandement militaire, qu'il accepta avec la permission du roi. Heureusement la ville avait pour maire un homme du peuple de grande énergie, un Jacques Henri, formé par l'Amiral, et qui adhéra fermement au parti fanatique, décidé à combattre et résister jusqu'à la mort. Les fanatiques sauvèrent la ville, la maintinrent libre et république; une ville vainquit la royauté.
Cette prodigieuse résistance, avec celle de la petite Sancerre, est un des plus grands faits de notre histoire. Un peuple se battit comme un seul homme. On voyait, à la marée basse, les femmes et les ministres, jusqu'aux enfants, les pieds dans l'eau, qui marchaient sous le feu, incendiant les vaisseaux qu'on coulait pour fermer le port, attaquant intrépidement les redoutes des catholiques.
Ceux-ci avaient eu tout l'hiver pour préparer le siége. Ils avaient à loisir bâti des forts et des redoutes autour du port et de la ville. Dès lors, quoi de plus simple que d'affamer une ville sans secours, de démolir toutes ses défenses, avec l'énorme artillerie qu'on avait amenée? C'était l'avis de Biron, de tous les militaires. Deux choses s'y opposaient. Le siége était conduit par le duc d'Anjou; c'était un siége de prince qu'il fallait emporter par de brillants faits d'armes. Tout ce qu'il y avait de princes et de seigneurs en France, Montpensier et Nevers, surtout les Guises, étaient là, et chacun voulait se signaler. On donna coup sur coup des assauts furieux. On essaya des mines si mal conduites, qu'on s'écrasait soi-même.
On s'accusa alors. On prétendit que Navarre et Condé, Alençon, avertissaient les assiégés, s'entendaient avec eux. On n'était pas bien loin de tirer l'épée les uns contre les autres. Alençon devait, on l'assure, pendant une sortie et de concert avec les assiégés, attaquer le quartier de son frère le duc d'Anjou. Le principal obstacle fut le scrupule des ministres de La Rochelle, qui refusaient d'entrer dans ce guet-apens fratricide.
Les assiégés perdirent treize cents hommes, et les assiégeants vingt-deux mille, des princes et nombre de seigneurs, l'argent du parti catholique, bien plus, l'élan de la Saint-Barthélemy. Tout vint s'amortir, s'enterrer dans les fossés de La Rochelle.
Les assiégeants avaient la fièvre, et ils étaient tellement baissés de cœur, qu'à toute attaque ils s'enfuyaient. Les Rochelais s'amusèrent à leur lancer des goujats en chemise, armés de ferrailles rouillées.
Le duc d'Anjou fut trop heureux de voir arriver la députation polonaise qui lui apprenait son élection et devait l'emmener. On traita à la hâte. La Rochelle, Nîmes et Montauban restèrent trois républiques, se gardant et se gouvernant. Le prêche y subsistait, ainsi que chez tous les seigneurs qui n'avaient point abjuré. Partout ailleurs, liberté de conscience (6 juillet 1573).
Nous avons dit comment la cour de France avait acheté son succès de Pologne. L'ambassadeur Montluc jura que le duc d'Anjou et Charles IX n'étaient pour rien dans la Saint-Barthélemy, et promit expressément la liberté religieuse non-seulement pour la Pologne, mais pour la France même. La crainte universelle qu'on avait de voir la maison d'Autriche faire arriver un archiduc à cette couronne réunit tout le monde pour le duc d'Anjou. Le Turc le recommanda; le pape et les luthériens d'Allemagne agirent pour lui également. Montluc, prenant vingt masques, se montrait protestant pour gagner les riches Palatins, et il captait la petite noblesse par des discours démocratiques, des appels à la liberté. Il n'y eut jamais pareille effronterie. Le tout démenti, et l'ambassadeur désavoué, quand les Polonais eurent élu et furent arrivés à Paris.
Curieuse dérision de la fortune. Voilà cette cour, après ce long siége inutile, cet échec de cinq mois, ses forces épuisées et son impuissance constatée, la voilà qui grandit devant l'Europe, accrue d'une couronne, de ce choix glorieux, de cette lointaine royauté d'Orient.
L'imberbe duc d'Anjou trône royalement à côté de son frère, entre les longues moustaches, les fourrures de ses Palatins. Les Guises séchaient de jalousie. Ils avaient fait tout ce qu'ils avaient pu pour empêcher la paix de La Rochelle; le bon cardinal de Lorraine disait paternement qu'il connaissait bien le duc d'Anjou, «s'étant meslé de sa conscience, et que le duc avoit juré d'exterminer tous ceux qui avoient été huguenots.» (Lettre ms. de Catherine, 20 mai 1573.)
Ces lettres de la reine mère sont bien étranges. La plus vaine, la plus folle ambition y paraît. On y voit d'une part la pauvreté extrême où l'on est et la peine qu'on a d'emprunter de l'argent; d'autre part, elle commence tout, elle a envie de tout; il lui faut tous les trônes.
En Lorraine, où elle fait la conduite au jeune roi de Pologne, nous la voyons mener de front je ne sais combien d'autres affaires plus ou moins chimériques.
Elle intrigue, chemin faisant, pour le mariage d'Alençon avec Élisabeth, fait par écrit sa cour au banquier Ridolfi, très-influent à Londres, lui fait faire des présents, et aussi à un Vellutelli, autre intrigant, qui s'occupe du mariage. Elle travaille l'Empire pour Charles IX. Elle abouche son fils Anjou avec le frère du prince d'Orange.
Qui mettra-t-elle aux Pays-Bas, Anjou ou Alençon? Elle aimerait bien mieux le premier. Anjou dit, en passant le Rhin, à Louis de Nassau, qu'il ne fait qu'un tour en Pologne, mais qu'il va revenir et lui mener toute la noblesse de France pour éreinter le duc d'Albe.
Quoi de plus fou dans les romans? Cependant il fallait savoir si, de cette folie, on ne tirerait pas avantage. Depuis deux ans, Guillaume d'Orange était prié, poussé par son frère, le bouillant Louis, pour se lier à Charles IX. Ce grand homme, esprit net et ferme, mais cruellement traîné par la fortune, n'avançait qu'avec répugnance, convaincu qu'il ne gagnerait que honte et malheur à toucher cette main sanglante. Cependant il avançait. L'épouvantable siége d'Harlem, l'effort désespéré et inutile qu'il fit pour la secourir, le brisa; il céda en disant qu'il ne céderait pas: «Non, écrit-il, nous ne vendrons pas le pays pour cent mille écus.» Cependant il le fit, nommant Charles IX protecteur de Hollande et maître de tout ce qu'il prendrait aux Pays-Bas (mai 1573).
Et, cette honte bue, l'argent ne vient pas. Harlem succombe (12 juillet), horrible catastrophe: deux mille Français, entre autres, passés au fil de l'épée. L'histoire n'a rien gardé de plus amer que le dernier cri de Louis de Nassau à Charles IX avant cette catastrophe. Il y confesse la honte d'avoir voulu le faire Empereur, mais il lui révèle durement la situation de la France. Cette pièce terrible de franchise biffe tous les sots mémoires du temps: «Maintenant, dit-il à Charles IX, vous touchez la ruine, votre État baye de tous côtés, lézardé comme une vieille masure qu'on raccommode tous les jours de quelque pilotis et qu'on n'empêche pas de tomber... Où sont vos noblesses? où sont vos soldats? Ce trône est à qui veut le prendre.» (Groen, IV. Appendice, p. 81.)
Maintenant, comment en novembre trouva-t-on enfin les cent mille écus? C'est que Catherine, qui faisait alors la conduite à son bien-aimé roi de Pologne, imagina de le substituer à Alençon, qu'elle n'aimait pas, dans cette future royauté des Pays-Bas. Si la France était pauvre, la Reine mère avait une fortune personnelle, et ce fut elle peut-être qui paya.
L'affaire tourna fort mal. Cet odieux argent ne servit en rien les Nassau. Avec ces trois cent mille francs et cent mille encore qu'on donna en mai, Louis se fit tuer, battre, détruire (13 avril 1574).
Guillaume le Taciturne eut cruellement à regretter d'avoir cherché appui en Charles IX, d'avoir eu foi dans ce néant.
Charles survécut un mois à Louis de Nassau. Mais, avant de mourir, il avait eu le temps de voir combien ses avertissements étaient véridiques.
La levée du siége de la Rochelle n'était qu'un commencement de la grande expiation. Charles IX, malade à Villers-Cotterets, y vit arriver une redoutable procession des protestants du Midi; le Languedoc d'abord arriva, puis le Dauphiné, la Provence. Ces grandes provinces n'entraient pas dans l'arrangement qu'une ville avait fait sans les consulter. Elles demandaient des garanties, deux places de sûreté par province, avec des juges protestants, et le culte libre par tout le royaume. Elles demandaient surtout la punition du massacre, la réhabilitation des morts de la Saint-Barthélemy.
La Reine mère trouva la demande insolente. «Vous n'en demanderiez pas tant, dit-elle, si Condé était encore dans Paris avec cinquante mille hommes.» Ceux-ci avaient avec eux bien autre chose que Condé. Ils avaient l'opinion, n'étant plus la voix d'un parti, mais celle de la justice même et des catholiques modérés, qui, dès lors, étaient avec eux.
«On examinera,» dit-elle. Et cependant elle envoie Biron pour surprendre La Rochelle. Le maire (c'était encore Jacques Henri, l'homme de l'amiral) surprit les traîtres lui-même, les fit prendre, et la cour en resta couverte de confusion.
Il était constaté que nulle paix n'était sûre. Maintenant, que fallait-il faire? J'adresse cette question non à M. Capefigue, mais aux nôtres qui, trop docilement, ont suivi cette impulsion.
Dans l'ouvrage d'un savant jeune homme que j'aimais et estimais (Démocratie de la Ligue, par Labitte, 1841), je lis ces cruelles paroles: «On a maintenant le secret de la démocratie hypocrite du protestantisme, c'était tout simplement une arme contre la royauté, une cuirasse pour la noblesse,» etc.
Sauf Sismondi, tous nos historiens ont traité le protestantisme avec sévérité.
M. de Bonald, au contraire, très-bien éclairé par sa haine, a vu que, quelques formes qu'ait pu prendre le protestantisme dans les phases diverses que lui imposait la persécution, son essence est la liberté, la démocratie, le principe antimonarchique.
Faut-il répéter ce que nous avons dit: que, quarante ans durant, parmi les martyrs du protestantisme, on ne découvre que trois nobles?
Les nobles y entrèrent en foule, mais sous Henri II seulement. Et même encore en 1572, où tant de nobles périrent, les listes nominales des morts témoignent qu'il périt infiniment plus de marchands, de gens de robe, d'artisans et de bourgeois.
Le besoin que nous avons de rapprochements et de comparaisons, a conduit souvent à vouloir retrouver le fédéralisme de 93 dans les tentatives que firent en 1573 les malheureux échappés aux poignards des assassins.
Judicieuse assimilation. Les deux faits sont exactement contraires:
La résistance protestante, bien loin de couvrir le retour à la royauté, qui fut la pensée secrète d'une grande partie des Girondins, fut dirigée contre le Roi, en haine de la royauté, devenue le synonyme du massacre et du guet-apens.
La résistance protestante n'est pas, comme la girondine, exclusivement urbaine et la ligue des grandes villes. Elle réserve expressément les droits des électeurs du plat pays.
Pardonnons à ceux qui cherchèrent quelque moyen de résister. N'accablons pas des vieilles injures de la Ligue une minorité héroïque dont la lutte fut un miracle.
Toute son histoire est en ce mot: Le protestantisme, né peuple, essentiellement industriel pendant quarante ans, ne se montre dans les temps qui suivent que par ses hommes d'épée (les seuls qui puissent résister); mais, au siècle de Louis XIV, son immense majorité est peuple encore, industrielle, et la Révocation de l'édit de Nantes fut précisément l'exil de l'industrie française.
Que vois-je au XVIe siècle? Que le protestantisme seul nous donne la République, dont la Ligue tout à l'heure fera la contrefaçon, la grotesque caricature.
Je dis qu'il donne la République, l'idée et la chose et le mot.
Le mot. C'est sous son influence que république, chose publique, mot appliqué jusque-là à tous les gouvernements, va devenir le nom propre du gouvernement collectif.
La chose. Le 15 décembre 1573, le génie du Languedoc, exercé depuis deux cents ans dans les États de ce pays, trace d'une main ferme et habile le plan d'une constitution républicaine, non pour s'isoler de la France, mais, au contraire, pour la gagner et l'envelopper tout entière. États provinciaux tous les trois mois, États généraux tous les six mois. Garantie pour les catholiques, qui payeront sans résistance la contribution générale de guerre.
Aux termes du premier règlement fait à Nîmes par une assemblée mixte de protestants et de catholiques, le Conseil de chaque province comptera deux bourgeois pour un noble (Popelinière, janvier 1575). La double représentation du Tiers-État, tant discutée plus tard, en 1788, est ici accordée d'emblée. Voilà la Révolution anticipée, en fait, de trois cents ans.
Mais, à côté du fait, il faut la théorie, l'idée. C'est par leur action mutuelle que se fait la force; il y faut et l'âme et le corps.
Cette âme éclate en 1573, par un livre de génie.
Petit livre, d'érudition immense, improvisé cependant le lendemain du massacre, échappé d'un cœur ému et grandi sous les poignards, qui, dans son danger personnel, a reçu la lumière de Dieu.
Gaule et France, Franco-Gallia, c'est le titre de ce livre, qui, de Genève, envahit toute l'Europe, est traduit en toutes langues. Nul succès n'a été si grand jusqu'au Contrat social.
L'auteur, Hotman, était devenu protestant à la Grève en voyant mourir Dubourg. Protestantisme d'humanité, de raison et d'examen, qu'il appliqua d'abord contre le droit romain, cette machine de tyrannie, puis contre la tyrannie même.
Ce n'est pas que ce grand homme méconnaisse le droit romain. Loin de là, il dit lui-même qu'on peut en tirer des trésors. Mais il doute fort sagement qu'à deux mille ans de distance la loi de l'Empire convienne à un monde tellement changé.
Hotman, comme Jean-Jacques Rousseau, arrivant tard et le dernier des grands hommes de son siècle, vint merveilleusement préparé.
Pour lui, l'illustre Cujas, illuminant le droit romain, lui donnant sa valeur historique, avait fait sentir qu'il fut le droit de tel âge, de telles mœurs, et non le droit du genre humain.
Pour Hotman, le grand Dumoulin a préparé l'unité des coutumes nationales, attaqué les deux vieilles forteresses qui stérilisaient la terre de leur ombre, droit papal et droit féodal, revendiqué l'immortelle légitimité de la propriété libre contre l'usurpation du fief.
Hotman connut-il le petit livre brûlant de la Boétie, le Contr'un, écrit dès longtemps en 1549, mais imprimé seulement en 1578? Nul doute qu'il n'en courût des copies.
Le livre de la Boétie fut intitulé Le Contr'un. Celui d'Hotman aurait pu s'intituler Le Pour Tous.
Il déclare que le droit appartient à la majorité des citoyens.
Il suit la France gauloise, germaine, carlovingienne, capétienne, et montre qu'à toute époque elle a eu (plus ou moins, mais enfin a toujours eu) un gouvernement collectif.
Qu'il se trompe sur tels détails, comme le dit M. Thierry, qu'il s'exagère la part de l'élection, de la délibération publique, dans ces époques obscures, il n'en a pas moins raison au total. Les chefs gaulois, mérovingiens, ont consulté leurs guerriers; les empereurs carlovingiens ont consulté leurs grands, et spécialement leurs évêques; les capétiens leurs pairs, etc.
Il se moque avec juste raison et du petit conseil privé, et des parlements de juges, qui voudraient donner le change, et se faire prendre pour héritiers des grands parlements nationaux.
Livre profond, vrai, lumineux, qui donna l'identité de la liberté barbare avec la liberté moderne, relia les races et les temps, restitua l'unité et l'âme, la conscience historique de la France et du monde.
Du reste, comme démolition de la royauté, toutes les théories de républiques ne valaient pas Charles IX. Spectacle étrange, prodigieux, scandale pour le ciel et la terre. L'âme furieuse du fou, comme un misérable clavier frémissant au hasard, était à la première main audacieuse qui jouait dessus. Son frère d'Anjou l'entraîna à vouloir étrangler La Mole, le favori d'Alençon. Il l'entraîna à tout briser chez un gentilhomme qui refusait d'épouser une fille salie par Anjou. Trois rois (France, Pologne et Navarre), avec leur valetaille, firent le sac et le pillage nocturne de cette maison.
Le jour, c'étaient des chasses folles. Charles IX s'y blessa encore en janvier. S'il ne chassait, il sonnait tout le jour du cor de chasse, jusqu'à déchirer ses poumons et vomir le sang. Alors il fallait s'aliter. Tout le monde s'arrangeait en vue de sa mort prochaine.
À en croire la Vie de Catherine, compilée récemment sur les dépêches des ambassadeurs de Florence et les papiers des Médicis, la France adorait la reine mère. Si les documents français n'établissaient le contraire, le bon sens y suffirait. Sa réputation de mensonge, et l'impossibilité de traiter avec elle, sa fortune personnelle dans une telle pauvreté publique, son maquignonnage de femmes (elle en envoie une à La Noue pour le mettre en son filet), tout l'avilissait, la rendait odieuse. Son fils Alençon haï d'elle, le lui rendait à merveille. On dit qu'il avait voulu s'entendre avec Henri de Navarre pour l'étrangler de leurs mains. (Voir aussi Nevers, 1,177.)
On avait horreur de voir que, par la mort de Charles IX, elle serait régente encore. Les Bourbons, les Montmorency, suivis des maréchaux et de tous les grands seigneurs, vinrent dire qu'il fallait un lieutenant général, Alençon avec les États généraux.
Cette immonde Jézabel avait opéré un miracle, l'unanimité. Le plus austère des protestants, Mornay, jusque-là contraire aux alliances politiques, se dément et se résigne à celle des catholiques. Les plus violents catholiques, un Coconas, qui avait racheté des protestants pour les torturer, se démentent, et, pour alliés, acceptent des protestants.
Au moment de l'exécution, Alençon eut peur, hésita, et son confident La Mole alla tout dire à Catherine.
Il faut la voir là dans son lustre. Elle avait en main la bête sauvage, elle la met en furie en lui faisant croire que c'est à sa vie qu'on en veut. Il était alors alité; elle le tire de son lit, et le fait partir la nuit de Saint-Germain pour se sauver à Paris. Enveloppé par sa mère, ne sachant rien que par elle, Charles IX disait furieux: «Ne pouvaient-ils attendre au moins quelques jours ma mort si prochaine?»
Catherine, qui, toute sa vie, avait paru comme de glace, et qui peut-être, avant la Saint-Barthélemy, n'avait pas fait d'acte féroce (sauf le meurtre de Lignerolles), étala dans cette circonstance une cruauté inattendue. Elle fit une grande tragédie de ses craintes pour son fils. On avait trouvé chez La Mole je ne sais quelle poupée de cire, destinée à une opération de nécromancie. Elle prétendit que cette image était celle du roi, qu'on devait la percer d'aiguilles pour que son cœur, sentant les coups, languît et se desséchât. Elle fit infliger à La Mole une effroyable torture qui le fit parler dans ce sens. La torture n'était guère moindre pour le malade lui-même, qui, déjà tellement troublé, se sentait mourir sous d'invisibles piqûres.
Elle avait mis à la Bastille l'aîné des Montmorency. Elle n'osait le faire mourir tant que vivrait son frère Damville, gouverneur du Languedoc. Pour y pourvoir, elle envoya à Damville un Sarra Martinengo, un de ses bravi italiens, assassins de profession. En Poitou, La Noue résistant aux femmes qu'elle avait essayées d'abord, elle lui dépêcha un homme, homme, il est vrai, trop connu, Maurevert, le tueur du roi.
Ces misérables tentatives, dont elle n'eut que la honte, ne l'auraient pas tirée d'affaire sans deux circonstances. Damville, qui régnait paisiblement en Languedoc, se soucia peu de compromettre cette royauté, ne bougea pas. D'autre part, le nord de la France ne s'émut pas davantage. Le pays de sapience, la politique Normandie, montra peu de disposition à rentrer dans la carrière aventureuse des guerres de religion. Plusieurs villes reçurent aisément les protestants, mais plus aisément encore les abandonnèrent. La seule forte résistance fut celle de Montgommery, qui tint dans Domfront. Catherine le prit par ruse, lui faisant dire par un de ses parents que, s'il capitulait, il ne serait remis qu'au roi qui le laisserait aller quelques jours après. Quand elle l'eut, elle jura qu'elle n'avait rien promis, qu'elle ne pouvait se dessaisir de l'homme qui avait tué Henri II; elle joua l'inconsolable veuve, comme dans l'épitaphe hypocrite qu'on voit sous son urne (au Louvre). Ce mari qu'elle n'aimait point, et mort depuis tant d'années, lui redevint cher tout à coup. Elle fit montre de sa vendetta; le sensible cœur de cette Artémise n'eut point de soulagement qu'elle n'eût vu elle-même en Grève le supplice de Montgommery.
Catherine trouva encore secours dans la faiblesse du duc d'Alençon et du roi de Navarre, qui désavouèrent leurs partisans, et signèrent un acte craintif d'obéissance et de fidélité. Ils auraient voulu échapper et Marguerite de Valois se chargeait d'en sauver un; mais ils se connaissaient trop bien; chacun d'eux était sûr que le premier qui serait libre ne se soucierait plus de l'autre et le laisserait au filet. La reine mère qui les avait avilis par leur déclaration, pour les mettre plus bas encore, les fit interroger par le président De Thou. Humiliation singulière pour la couronne de Navarre. Mais le jeune Henri, qui, après tout, sentait qu'il ne risquait guère, répondit assez fermement. Le décapiter, ou l'empoisonner, c'eût été faire plaisir aux Guises, les grandir. D'ailleurs, tout tremblait, la reine mère n'était sûre de rien; son fils bien-aimé était en Pologne, et Charles IX était mourant.
On s'en tint à couper la tête à La Mole et à Coconas, plus tard à Montgommery.
Le 1er mai, Catherine écrivait que son fils était guéri. Le 20 mai il était mort.
L'historien De Thou, qui était jeune alors, mais qui a été informé de plusieurs circonstances secrètes par son père, le très-servile instrument de Catherine, le président Christophe de Thou, affirme trois choses:
Premièrement, que Charles IX voulait envoyer la reine mère en Pologne rejoindre le duc d'Anjou. Il comprenait qu'elle avait tout fait pour ce fils bien-aimé, surtout la Saint-Barthélemy. Il voyait très-bien que le conseiller de cet acte, Retz, son ancien gouverneur, n'était nullement sûr pour lui, et n'agissait désormais que pour son frère, le futur roi. La reine mère lui demandant une grâce nouvelle pour Retz, il répondit sèchement: «Qu'il n'était déjà que trop récompensé.» Cette défaveur fut peut-être la raison réelle qui fit partir Retz pour l'Allemagne. Quand Catherine conduisit Anjou et laissa le roi à Villers-Cotterets, elle témoigne par ses lettres qu'il était irrité contre elle et elle travaille à l'apaiser. (Cath., Lettres mss. de nov. 73.)
Deuxièmement, De Thou affirme que tout le monde croyait Charles IX empoisonné. Par qui? par les Italiens, par sa mère et Retz? ou bien par les Guises? Récemment encore, il avait failli tuer Henri de Guise, qui avait tiré l'épée dans le Louvre pour une querelle, et Henri n'avait échappé qu'en demandant grâce à genoux. Plusieurs pensaient que le roi pouvait être tenté de fermer sur les Guises les portes du Louvre, et d'en faire, avec ses gardes, une seconde Saint-Barthélemy.
De Thou, en dernier lieu, assure que les taches livides qu'on lui trouva dans le corps firent croire à l'empoisonnement. Bien entendu que Catherine, dans une lettre ostensible, maternelle et trempée de larmes, dément expressément ce bruit.
Je crois, en réalité, que les Italiens étaient fort impatients de sa mort, qu'au milieu de tant de négociations avec la maison d'Orange et les protestants d'Allemagne, Charles IX eût pu, un matin, par un revirement subit, leur échapper, s'en aller droit à la Bastille, s'entendre avec Montmorency.
Mais je crois en même temps que Charles IX, qui prenait lui-même tout moyen possible de s'exterminer, leur épargna cette peine.
Alité souvent dans les derniers mois, les exercices violents lui manquant, il se jeta dans une autre voie de mort, dans les jouissances de femmes, les uns disent avec Marie Touchet, les autres avec la jeune reine, qui lui avait donné une fille et pouvait lui donner un fils.
Tout près de la mort, il dit cependant qu'il était charmé, pour lui, pour la France, de ne pas laisser de postérité.
Et une autre parole de sens: Qu'on ne connaissait pas son frère Anjou, qu'il ne répondrait nullement à l'attente publique, qu'on saurait, dès qu'il serait roi, quel homme c'était.
Il ne se fiait point à sa mère[4]. Et ce ne fut pas à elle qu'il fit sa dernière prière. Il se souvint alors de la seule personne qui lui eût donné un sentiment élevé et tendre, et dit à un de ses officiers de le recommander à mademoiselle Touchet.
Les catholiques assurèrent qu'il avait fait une très-belle fin catholique. (Lettre ms. de Morillon à Granvelle.) Les protestants, les politiques (Lestoile, entre autres, qui recueille les bruits de Paris), disent au contraire qu'il eut une fin très-repentante, qu'il adressa à sa nourrice protestante les regrets les plus pathétiques sur la Saint-Barthélemy.
Qui put le savoir au juste? la reine mère tenait le Louvre, et l'on n'en sut rien que par elle.
De Thou dit qu'en lui témoignant une confiance absolue, le mourant dissimula ses véritables sentiments, qu'il l'eût éloignée des affaires, mais que, dans cette fin hâtive, il n'y avait qu'elle à qui il pût laisser le gouvernement et le maintien de l'ordre public.
Quelque soin qu'on prît de l'entourer, de le tromper, il avait senti sans nul doute la grande et universelle malédiction qui devait le poursuivre à jamais. Il avait, par le massacre, dispersé par toute la terre des missionnaires de haine éternelle. Sa folle vanterie de préméditation avait été prise au sérieux et des protestants et des catholiques. Rome dans ses éloges exaltés, Genève dans ses furieuses satires, étaient d'accord là-dessus. Un cri unanime, lui vivant, commençait déjà contre sa mémoire, cri horriblement strident, aigre, aigu à son oreille.
Cri de haine, mais cri de risée. Il avait servi Philippe II. Pour lui le profit, pour Charles la honte. Le duc d'Albe en parlait avec le dernier mépris. Le duc de l'Infantado avait dit naïvement: «Mais pourriez-vous bien me dire si ces gens-là qu'on a tués n'étaient pourtant pas des chrétiens?»
Les redoutables paroles de Louis de Nassau, d'un mourant à un mourant, qui lui furent portées à Paris par le martyr Chastelier, et qui lui furent certainement articulées mot pour mot par ce héros fanatique, durent lui traverser le cœur d'une lame fine et pénétrante, plus qu'aucun stylet d'Italie.
Il lui dénonçait la ruine de la royauté, du royaume: «La France est à qui veut la prendre.»
Seulement il était sensible que la vieille qui succédait (sous l'homme-femme Henri III) épuiserait tous les degrés de l'opprobre, que par eux la France boirait la honte comme l'eau.
Nous voyons dans ses lettres cette grande reine politique tout occupée d'acheter pour son fils un collier de femme, par accommodement toutefois, devant prendre les perles une à une à mesure qu'il viendra de l'argent.
Cet argent vient si peu, qu'en mai elle implore Rouen pour en tirer un petit don de quarante mille francs. En juin, elle implore Venise pour obtenir un emprunt des marchands; mais, comme ils ne veulent prêter, elle prie le duc de Ferrare de l'appuyer de son crédit, celui de la France ne suffisant pas.
À l'arrivée de Henri III, quand elle alla le recevoir, toute la cour était si pauvre, que les seigneurs, en plein hiver, mirent leurs manteaux en gage à Lyon, et, sans un prêt de cinq mille francs que lui fit un domestique, la reine mère et ses filles y auraient engagé leurs jupes.
CHAPITRE III
DES SCIENCES AVANT LA SAINT-BARTHÉLEMY
1573-1574Que l'histoire est pesante! Et comment le grand souffle du XVIe siècle, qui naguère me donna mon élan de la Renaissance, m'a-t-il brusquement délaissé? Comment, chaque matin, en me rasseyant à ma table, me trouvé-je si peu d'haleine, si peu d'envie de poursuivre cette œuvre?
C'est justement parce que j'ai suivi fidèlement le grand courant de ce siècle terrible. J'ai déjà trop agi, trop combattu dans ces derniers volumes; la lutte atroce m'a fait tout oublier; je me suis enfoncé trop loin dans ce carnage. J'y étais établi et ne vivais plus que de sang.
Mais, une fois tombé dans la fosse de la Saint-Barthélemy, ce n'est plus l'horreur seulement qui envahit l'histoire. C'est la bassesse en toutes choses, la misère et la platitude. Tout pâlit, tout se rapetisse. Et il ne faut pas s'étonner si le cœur manque à l'historien.
Que ferai-je? Je retournerai un moment en arrière, et je reprendrai force aux grandes sources de vie généreuse que j'avais laissées derrière moi.
Car, pendant qu'à l'aveugle je m'acharnais à l'histoire du combat, enfermé dans la mort et ne voyant plus qu'elle, la vie sous terre a coulé par torrents.
Même en ce moment exécrable de la Saint-Barthélemy, j'ai parlé de Paris, du Louvre, des Tuileries, du palais de la reine mère, où la veille se tint le conseil du massacre. Mais, dans le jardin même de ce palais tragique, un inventeur, un simple, un saint, Palissy, a inauguré les sciences de la nature.
Je viendrai à lui tout à l'heure. Auparavant, un mot sur l'histoire des génies sauveurs qui, à travers les destructions, ont réparé, consolé et guéri.
Spectacle touchant, mais bizarre. En dessus, la politique et la théologie roulent leur char d'airain, admirées et bénies de l'humanité qu'elles écrasent. En dessous, la science suit leur course, le baume à la main, ramasse les victimes et rapproche les lambeaux sanglants.
C'est une histoire immense et difficile que je n'ai nullement la prétention de raconter. Je veux me donner le bonheur de l'indiquer seulement, non pour servir aux autres qui la liront bien moins ailleurs, mais pour me servir à moi-même. Entrant dans les temps de bassesse, de mensonge, qu'il me faut passer, je m'arrêterai ici, je m'y assoirai un moment; j'y boirai un long trait d'humanité, de vérité.
Qu'on sache donc qu'au seuil de ce siècle sanglant commencèrent deux grandes écoles des ennemis du sang, des réparateurs de la pauvre vie humaine, si barbarement prodiguée.
Au moment où Copernick donne au monde la révélation de la terre, ceux-ci semblent lui dire: «Vous n'avez trouvé que le monde; nous trouverons davantage; nous découvrirons l'homme.»
L'homme et son organisme intérieur, dont Vésale est le Christophe Colomb,—l'homme et la circulation de la vie, dont le Copernick fut Servet.
Son mariage enfin avec la Nature, leurs profondes amours, et leur identité. C'est la révélation de Paracelse.
Parlons de celui-ci d'abord.
Pour entrer dans cette voie neuve, il était nécessaire d'en arracher d'abord l'épouvantable amas de ronces qu'on y avait mis depuis deux mille ans. Il fallait que cet amant impatient de la Nature, avant d'aller à elle, la délivrât par un grand coup.
Paracelse était homme de langue allemande et né, dit-on, dans les montagnes de la Suisse. On ne sait guère quelle avait été sa vie. Il fit son coup d'État à trente-quatre ans. Ce fut à Bâle, en 1527, au point solennel de l'Europe où le Rhin tourne entre trois nations, que ce Luther de la science mit sur un même bûcher tous les papes de la médecine, les Grecs et les Arabes, les Galien et les Avicenne. Il jura qu'il ne lirait plus, et se donna à la Nature.
Chercheur sauvage des mines et des forêts, ce gnome ou cet esprit fouille la terre, interroge les sources, converse avec les plantes, intime ami des Alpes, confident des Carpathes, amant des vallées du Tyrol. L'humanité malade le suit; il peuple les déserts.
Il eut cela de commun avec Copernick, qu'observateur pénétrant entre tous, il domina l'observation, lui donna la raison pour guide et pour maîtresse.
Ayant brisé l'autorité des livres, il en brisa une autre dont on se défait difficilement, celle des sens et de l'apparence. Il hasarda, d'un instinct prophétique, le mot de la chimie moderne, le mot de Lavoisier: L'homme est une vapeur condensée, qui retourne en vapeur.
Dès ce moment, quelle facilité d'amalgame! La barrière est rompue entre l'homme et la nature. L'un et l'autre est chimie. La médecine est chimie, comme la vie elle-même dont elle est la réparation.
Adieu tous les miracles et les interventions surnaturelles. L'homme peut tout, mais par la Nature. Nul miracle que de Dieu le Père. Un malade disant qu'il s'est muni du corps du Christ, Paracelse prend son chapeau: «Puisque vous avez déjà un autre médecin, je n'ai rien à vous dire.»
Il disait, non sans cause, que sa réforme était bien autre chose que celle de Luther. La Grâce qu'enseigne Paracelse, c'est celle de la Nature, son hymen avec l'homme. Il les croit tous deux d'une pièce, assimile leurs lois, y voit l'identité de génération et d'amour. Vues fécondes qui menèrent bientôt Gessner à classer les plantes par la génération, Césalpin à assimiler les semences végétales à l'œuf des animaux, à professer le rapport des deux règnes.
M. Cuvier et d'autres ont enfin avoué, proclamé, le génie tant contesté, de Paracelse. Eh! qui en douterait, en ouvrant au hasard son livre surprenant, mais touchant et sacré, sur les maladies de la femme? Personne encore (ô temps barbares!) n'avait compris nos mères, nos femmes, chère moitié de l'espèce humaine. Ce grand homme dit le premier: «La femme est toute autre que l'homme; elle est un être à part; ses maladies sont spéciales. Elle est sous l'influence souveraine d'un seul organe. Elle est un monde pour contenir un monde.» Haute révélation physique, première explication profonde et sérieuse du Fons viventium (la source des vivants, la fontaine sacrée d'où court le torrent de la vie).
L'Allemagne s'est prise à la nature, qu'elle pénètre par la chimie. La France à l'homme, qu'elle révèle, explique par l'anatomie. Pourquoi, de toutes parts, les grands anatomistes viennent-ils étudier à Paris? On l'a vu de nos jours encore. L'anatomie, la chirurgie, les arts hardis du fer, sont ici, non ailleurs: ici un scalpel acéré d'analyse, et dans la main et dans l'esprit.
Quel spectacle plus grand que cette école de Paris, de 1531 à 1534, quand, devant la chaire de Gunther, deux héros furent en face, le Belge et l'Espagnol, le grand Vésale, le pénétrant Servet!
Je dis héros. Il fallait l'être pour triompher de tant d'obstacles. Jusqu'en 1555, ce fut un hasard ou un crime de disséquer. Heureusement, un homme de vingt ans, que rien n'épouvantait, Vésale, dès 1534, est à lui seul le pourvoyeur de l'école de Paris.
Rien n'était plus hardi. Où prendre des cadavres? aux Innocents, dans la population serrée du quartier marchand de Paris? C'étaient des corps malades et dangereux dans les épidémies fréquentes de l'époque. Sur cette terre pestiférée du grand cimetière des Innocents, la nuit erraient des filles, logeant près des Charniers et faisant l'amour sur les tombes.
Montfaucon valait mieux. Mais quoi? c'était la justice du roi et les pendus du roi. Les descendre d'un gibet de trente pieds, souvent observé des archers, c'était chose hasardeuse. Les parents y veillaient souvent, le peuple aussi, avec sa haine et ses terreurs, ses contes d'enfants tués par les juifs, de corps ouverts vivants par les médecins. Le hardi disséqueur eût pu périr disséqué sous les ongles.
Mais plus le péril était grand, plus grand fut l'amour de la science.
Ce cadavre pour lequel il venait de hasarder sa vie, de quel œil perçant il le regardait! de quelle ardeur d'étude, avide, insatiable! Le fer, la plume, le crayon à la main, il disséquait, dessinait, décrivait.
Il ne quitta Paris que pour un autre laboratoire, meilleur encore, l'armée de Charles-Quint. Il y fut justement à la terrible époque où cette armée fut décimée, détruite, où les vieilles bandes de Pavie furent exterminées par leur maître (1538-1539). Les corps ne manquèrent pas. Vésale, d'une expérience infinie à vingt-huit ans, avait vu l'homme le premier. Il enseigna à Padoue, il imprima à Bâle (1543). Cette ville, libre entre toutes, permit et divulgua la grande impiété. Le corps humain, ce mystérieux chef-d'œuvre, que, pendant tant de siècles, on enterrait sans le comprendre, éclata dans la science par la description de Vésale et les planches du Titien.
Au moment même, un Français, Charles Estienne, fils et successeur du grand imprimeur, avait fait imprimer une complète description de l'homme, mais elle ne parut que plus tard. Celles d'Estienne et de Vésale furent très-probablement l'œuvre collective, le résumé des travaux communs de l'école de Paris.
Une pensée possédait cette école, une recherche qui remplit tout le siècle, recherche parallèle à celle du mouvement des cieux; c'est celle du mouvement intérieur de l'homme, la gravitation de la vie et la circulation du sang.
Le sang solide, c'est la chair; la chair fluide, c'est le sang. Ce n'eût été rien de savoir les formes arrêtées de l'organisme, si on ne l'avait poursuivi dans sa fluidité qui fait son renouvellement.
Dès le commencement du siècle, l'inquiétude commence sur cette question. On dispute sur la saignée. Où vaut-il mieux saigner? Au mal, ou loin du mal, pour en distraire le sang et l'attirer ailleurs? Cela mène à chercher comment circule le sang. Cent ans durant, on poursuit ce mystère.
À Paris Sylvius, à Padoue Acquapendente, décriront les valvules qui, baissées, relevées tour à tour, admettent et ferment le courant. Les maîtres de la science, même Vésale et Fallope, niaient l'existence de ces portes et méconnaissaient le mystère, quand déjà il était trouvé, décrit et imprimé.
L'Aragonais Servet, élève de Toulouse et de Paris, dans son orageuse carrière où il ne sembla occupé que de ramener le christianisme à la prose et à la raison, aperçut sur sa route ce secret capital de la circulation du sang. Il l'a longuement, nettement, doctement expliqué dans un livre de théologie où on ne serait guère tenté de le chercher. Ce livre, hélas! brûlé avec l'auteur sur un bûcher de Genève où on mit toute l'édition, ce livre survécut par miracle en deux exemplaires seulement, qui tombèrent du bûcher, jaunis par le feu et roussis. Il en existe un heureusement à notre grande bibliothèque. Le secrétaire de l'Académie des sciences vient de réimprimer les pages de la découverte.
La fonction première fut connue, celle qui ne peut comme les autres se suspendre ni s'ajourner, celle qui inexorablement, minute par minute, doit s'exercer sous peine de mort. Condition suprême de la vie, qui semble la vie même.
Servet n'avait pas dit la route par où il arriva. Il fallut pour la trouver un demi-siècle encore et le génie d'Harvey. Mais le fait fut connu. L'humanité put voir avec admiration le charmant phénomène de délicatesse inouïe, le croisement de cet arbre de vie «où la masse du sang, dit Servet, traverse les poumons, reçoit dans ce passage le bienfait de l'épuration, et, libre des humeurs grossières, est rappelé par l'attraction du cœur.»
Une larme du genre humain est tombée sur cette page. Un transport de reconnaissance, un ravissement religieux, une horreur sacrée saisit l'homme en surprenant Dieu sur le fait dans sa création incessante du miracle intérieur qui dépasse l'harmonie des cieux.
Qu'est-ce que le XVIe siècle en son fait dominant? La découverte de l'arbre de vie, du grand mystère humain. Il ouvre par Servet, qui trouve la circulation pulmonaire, et il ferme par Harvey, qui démontrera la circulation générale. Il enferme Vésale, Fallope, etc., fondateurs de l'anatomie descriptive; Ambroise Paré, créateur de la chirurgie.
Ainsi monte sur ses trois assises la tour colossale de la Renaissance,—astronomique, chimique, anatomique,—par Copernick, Paracelse et Servet.
Comment s'étonner de la joie immense de celui qui vit le premier la grandeur du mouvement? Un vrai cri de Titan, devant cette audace de l'homme, échappe à Rabelais dans son Pantagruel: «Les dieux ont peur!»
Mais, si prodigieuse que fut cette tour, il y manquait le dôme, la lanterne ou la flèche hardie, qui fermerait les voûtes. On se rappelle ce moment décisif où sur l'effrayant exhaussement de Santa Maria del Fiore, sur cette menace architecturale qu'on ne regarde qu'en tremblant, Brunelleschi, le fort calculateur, ose, avec un sourire, jeter le poids de la lanterne énorme, et dit: «La voûte en tiendra mieux!»
Telle fut l'impression du monde, quand par-dessus ces constructions colossales, quand par-dessus Colomb et Copernick, par-dessus Vésale et Servet, Luther et Paracelse, un homme, armé du rire des dieux, de ce rire créateur qui fait les mondes, posa le couronnement, l'éducation humaine de la science et de la nature.
Le bon et grand Rabelais, à ces génies tragiques, aux foudroyants théologiens, aux chimistes fougueux, aux furieux anatomistes (Fallope obtint des corps vivants), ces effrayants médecins de l'âme et du corps, Rabelais ne dit qu'un mot, en souriant: «Grâce pour l'homme.»
Nourri dans la campagne, avec les plantes, à Montpellier ensuite, la ville des parfums et des fleurs, il avait pris leur âme et le sourire de la nature, la haine de l'anti-physis (anti-nature), la peur que la science nouvelle ne refît une scolastique.
Ces côtés de Rabelais n'ont été, je l'ai dit, mis en pleine lumière que par un paysan, un solitaire, ami des plantes, comme fut le bon docteur de Montpellier, le compatissant médecin de l'hôpital de Lyon. Tous s'étaient arrêtés au seuil du livre, rebutés et découragés, ne voyant pas qu'à l'homme malade, nourri, comme la bête, de l'herbe du vieux monde, il fallait d'abord donner la Fête de l'âne, pour pouvoir dire ensuite avec la belle prose:
Assez mangé d'herbe et de foin!
Laisse les vieilles choses... Et va!Le procédé de Rabelais est justement celui de Paracelse. Pour guérir le peuple, il s'adresse au peuple, lui demande ses recettes; pas un remède de berger, de juif, de sorcier, de nourrice, que Paracelse ait dédaigné. Rabelais a de même recueilli la sagesse au courant populaire des vieux patois, des dictons, des proverbes, des farces d'étudiants, dans la bouche des simples et des fous.
Et, à travers ces folies, apparaissent dans leur grandeur et le génie du siècle et sa force prophétique. Où il ne trouve encore, il entrevoit, il promet, il dirige. Dans la forêt des songes, on voit sous chaque feuille des fruits que cueillera l'avenir. Tout ce livre est le rameau d'or.
Le prophète joyeux qui semble aller flottant comme un homme ivre, marche très-droit; qu'on y regarde bien. Dans sa course fortuite en apparence, il touche justement et saisit les traits essentiels qui dominent tout: L'exaltation de la vie, l'impatience de l'homme pour se donner l'ivresse d'un moment et l'infini des rêves, est signalée par le bizarre éloge du Pantagruélion. Dans l'amortissement des temps énervés qui vont suivre, un grand et sombre phénomène doit commencer bientôt, l'invasion des spiritueux.
Dans la science, le fait supérieur qui les résume tous relie les découvertes, et constitue l'ensemble comme tout harmonieux, la circulation de la vie, la solidarité de l'être, l'infatigable échange qu'il fait de ses formes diverses, les emprunts mutuels dont s'alimentent les forces vivantes, tout cela est dit au passage capital du Pantagruel, dans une magnifique ironie: Mes dettes! dit Panurge, on me reproche mes dettes! Mais la nature ne fait rien autre chose; elle s'emprunte sans cesse, se paye pour s'emprunter encore, etc.
L'ouvrage, comme on sait, est un pèlerinage vers l'oracle de la Lumière. Deux énigmes poursuivent les pèlerins sur tout le chemin; elles reviennent partout en vives satires: l'une, c'est la justice, la mauvaise justice du temps, stigmatisée de cent façons; l'autre, c'est le mariage, la femme, ce nœud essentiel des mœurs et de la vie.
La Loi, la Grâce, la Justice et l'Amour, c'est bien là en effet la double énigme qui contient tout le reste, le problème profond de ce monde. Le grand rieur le pose. Nul génie ne l'eût résolu. Le temps seul, de ce livre obscur, permet à chaque siècle d'épeler une ligne.
Le XVIe siècle est admirable ici. Il sent que tout tient à la femme. Non pars, sed totum. L'éducation de la femme occupe le grand Luther, et ses maladies Paracelse. Sa satire, son éloge, remplissent la littérature, les livres d'Agrippa, de Vivès. Elle domine ce temps, le civilise, le mûrit, le corrompt. Rabelais voit en elle le sphinx de l'époque qui seul, en bien, en mal, en sait le mot. En face des Catherine et des Marie Stuart, de divines figures apparaissent pour venger leur sexe. Nommons-en deux, l'admirable Louise, la femme du grand Dumoulin, qui le délivra de captivité, qui vécut et mourut pour lui. Nommons celle qui continua le martyre de Coligny dans les cachots, madame l'Amirale, «la perle des dames du monde.»
CHAPITRE IV
DÉCADENCE DU SIÈCLE. TRIOMPHE DE LA MORT
1573-1574Au temps sauvage de la Saint-Barthélemy, nous avons vu cette vive étincelle, la Gaule et France d'Hotman. L'idée marche, quoi qu'il advienne; elle avance toujours, ou par la mort, ou par la vie. Ici, seulement, sur quoi va-t-elle projeter sa lumière? Sur un monde détruit, ce semble, où a passé la mer de sang.
Hotman dédie son livre à l'Allemagne, mais il n'y a plus d'Allemagne. Luther est au tombeau. Hotman écrit à Genève. Mais Genève est malade, malade de la mort de Calvin, malade du bûcher de Servet.
Rome, nous l'avons dit, dès Charles-Quint, est un désert. Et elle vit maintenant sous l'ombre mortelle de Philippe II. Le galvanisme des Jésuites, l'ingénieuse fabrication des grandes machines de meurtre (la Ligue et la guerre de Trente Ans), ces miracles du diable, sont féconds, mais pour la mort seule.
De sorte que toute vie semble ajournée pour quelque temps. Et le pouls ne bat plus. Les grands hommes sont morts. Moins un, le prince d'Orange, tous sont ensevelis, et c'en est fait de la forte génération qui commença le siècle. On n'entend plus de bruit; il semble qu'il n'y ait plus personne. Des hommes tout petits remplissent la scène, vont et viennent, l'occupent de leur ridicule importance. Les Mémoires, secs et pauvres dans l'âge si riche que nous avons passé, abondent maintenant et surabondent. L'histoire ne sait à qui entendre. Assez, assez, bonnes gens, vous vous gonflez en vain, et vous croyez crier. Toutes vos voix ensemble ne font pas la voix d'un vivant: c'est l'aigu petit cri des vaines ombres: «Resonabant triste et acutum.»
J'aperçois bien là-bien quelqu'un qui vit encore, ce malade égoïste, clos dans son château de Montaigne. Je vois ici, caché dans les fossés des Tuileries, ce bon potier de terre, Palissy, qui enseigne avec si peu de bruit, quoi? Les arts de la terre, la science qui dans son sein cherche le filet des eaux vives. Mais tout cela si humble, tellement à voix basse, que l'on entend à peine. À toute voix vivante, il semble qu'on ait mis la sourdine.
Non-seulement la nature a baissé, la taille humaine est plus petite. Mais l'homme se déforme. Un pauvre art, triste et laid, commencera tout à l'heure. Je ne sais comment cela se fait, mais du jour où ce bon Ignace accoucha de son ordre bâtard, mêlé du monde et du collége, du Janus à double grimace, l'art et les lettres ont grimacé. Une époque grotesque et coquettement vieille s'ouvre pour nous; une invincible pente nous y porte; c'est fait, nous glissons.
Les forts en seront indignés, mais ils glisseront comme les autres. On ne résiste pas aisément à son temps. Hélas! faut-il le dire? l'architecture de Michel-Ange, dans son Capitole et ailleurs, est déjà pauvre, impuissante et sénile.
Il nous revient bien tard, cet indestructible Titan. Il vit encore en 1564, si près de la Saint-Barthélemy, en plein âge de décadence. Il y entre, il le sent, et il en est plein de fureur. Il laisse pour adieu un dessin choquant et barbare, une espèce d'arc de triomphe qu'il élève, ce semble, au dieu nouveau, la Mort. Représentez-vous un ossuaire immense, au haut duquel des génies acharnés, avec une joie sauvage, éteignent, foulent, écrasent la torche fumante de la vie. Le reste n'est qu'os et squelettes. Ils paradent avec un rictus d'une hilarité diabolique, et vous croyez les entendre qui font sonner en castagnettes leurs mâchoires vides, leurs dents ébréchées.
Voici bien pis, la mort galante. L'ardent, le coquet, l'acharné ciseau de Germain Pilon, qui fouille si âprement la vie, à force de la dégrossir, aboutit au cadavre. Regardons bien au Louvre le romanesque et passionné monument de sa Valentine. En voici l'histoire en deux mots.
Le Milanais Birague, homme de sang et de meurtre, sous sa robe de président, voulait, pour récompense du conseil de la Saint-Barthélemy, se coiffer du chapeau rouge, devenir cardinal et chancelier de France. Mais il était marié; sa femme, Valentina Balbiani, ne l'arrêta pas longtemps; elle mourut après le massacre, et sa tombe en porte la funèbre date.
Pour faire taire les mauvaises langues, et constater sa profonde douleur, le bon mari demanda à Germain Pilon un somptueux tombeau. Il lui recommanda d'y bien montrer ses larmes et son inconsolable amour. C'est la partie grotesque. L'artiste a traduit ce mensonge par ces deux Amours hypocrites qui font mine de vouloir pleurer, et feraient plutôt rire s'ils n'étaient l'ouverture de l'art désolant, grimacier, qui viendra.
Tout autre est le sépulcre, admirable, vraiment pathétique. Ce fiévreux génie y mit six années de sa vie, un travail terrible et son âme. Sculpture de volonté immense, sombre roman de marbre, où l'on sent que l'auteur a vécu et vieilli, plein des soucis du temps, sans consolation idéale; pas un trait d'immortalité.
La dame, au long nez milanais, aux longues mains à doigts effilés, d'une grande élégance italienne, porte une riche robe de brocart, d'un fort tissu qui se soutient, pas assez pourtant pour cacher que ses bras amaigris ne la remplissent pas; les manches flottent vides et tristement dégingandées. Quelque chose, on le sent, a creusé lentement; elle a dû souffrir longtemps, se plaindre peu. En main, elle a un petit livre. Non la Bible, à coup sûr, gardez-vous de l'en soupçonner. La Bible serait un aliment. Ce volume imperceptible doit être un petit livret de prières qui, sans cesse répétées, ne disent plus rien à l'esprit, qu'on mâche et remâche à vide.
La grande dame a devant elle un objet à la mode, un de ces petits chiens de manchon dont on raffolait alors. Échantillon des vanités galantes et des futilités du temps. Le pauvre petit animal a pourtant l'air de comprendre; il voit bien qu'elle n'y est plus et que ses yeux nagent; il lève inquiètement la patte pour la réveiller... En vain; elle tient le livre ouvert, mais ne tournera plus le feuillet de toute l'éternité.
Il semble que l'artiste ne pouvait quitter cette pierre. Après avoir sculpté la femme, il s'est acharné à la robe, y a comme usé son ciseau. Mais, cette robe achevée, surachevée dans l'infini détail, après qu'il y eut mis de plus les fatales fleurs de lis de chancelier, tout cela fait, Pilon ne put pas la lâcher encore.
Il se remit à sculpter jusqu'à ce qu'elle fût en quelque sorte exterminée par le ciseau. Et il fallut pour cela qu'elle ne fût plus une femme. Il fit en bas-relief le corps comme il pouvait être un mois peut-être après la mort, cadavre demi-masculin, tristement austère et sans sexe, quoique le sein rappelle désagréablement ce que fut cet objet lugubre.
Ce n'était pas assez encore. Sous la femme, le corps mort, les vers... Dessous, quoi? le néant.—Un petit vase, urne mesquine (qu'on a eu tort de supprimer au Louvre), offrait la traduction dernière de la vie, et disait que de la belle dame, de la grande dame, de la pauvre Italienne, il ne restait qu'un peu de cendre.
Œuvre savante, ardente, mais choquante, pénible, de laideur volontaire, d'outrage calculé à la nature... Assez, cruel artiste! assez, épargne-la! grâce pour la femme et la beauté!... Non, il est implacable... La femme, reine fatale du XVIe siècle, qui l'a tant mûri, tant gâté, endurera cette expiation. Règne la Mort, et qu'elle soit perçue par tous les sens! Femme ou cadavre, il la poursuit dans l'humiliation dernière, la livre à la nausée,—ayant mis dans l'odieuse pierre l'odeur fade de la tombe humide et le dégoût anticipé du temps pourri qui va venir.
CHAPITRE V
HENRI III
1574-1576Henri III n'eut pas plutôt appris qu'il était roi de France, qu'il s'enfuit de Cracovie. Il emportait aux Polonais les diamants de la couronne. En revanche, il leur laissait un autre trésor, les Jésuites, que le nonce avait fait venir, et qui devaient faire la ruine du pays. Organisant la persécution chez ce peuple, jusque-là si tolérant, ils amèneront à la longue la défection des Cosaques au profit de la Russie. C'est le premier démembrement.
En vain quelques serviteurs avaient dit au roi que, dans le danger du pays, alors menacé de la guerre, son départ avait fait l'effet d'une fuite devant l'ennemi, que ses lauriers de Jarnac, son prestige de roi élu par cette chevalerie d'Orient qui gardait la chrétienté, tout cela allait disparaître et qu'il arriverait en France abaissé, découronné. Il partit. Tous les Polonais, dans leur simplicité héroïque, courent après et se précipitent. Le grand chambellan l'atteint, prie, supplie; pour prouver sa fidélité, à leur vieille mode, il tire son poignard, s'ouvre la veine, boit son sang. Mais tout cela inutile. Henri proteste que la France est envahie et qu'il lui faut se hâter.
Cependant il prend le plus long, par l'Autriche et par l'Italie. Au grand étonnement de l'Europe, il reste deux mois en Italie. Il avait toujours, disait-il, désiré de voir Venise. On l'y reçut avec des honneurs, des fêtes, un triomphe inimaginable, sous les arcs de Palladio, comme si le roi fuyard eût rapporté les dépouilles des Sélim et des Soliman. Venise voulait l'acquérir, le gagner, se l'assurer comme Philippe II.
On prodigua pour lui les miracles ingénieux de la plus charmante hospitalité. En lui montrant l'Arsenal, on lui fit cette surprise de construire une galère pendant sa visite. Au conseil, le doge le fit asseoir au-dessus de lui, lui donna une boule dorée et le fit voter comme citoyen de Venise. Le conseil, d'un coup de baguette, décoré et changé en bal, est tendu de tapis turcs. À la place des vieux sénateurs, deux cents jeunes dames de Venise, ravissante apparition, s'emparent de la salle et dansent, toutes vêtues de taffetas blanc, avec un doux éclat de perles.
Bref, le roi fut trop bien reçu et comme étouffé dans les roses. Il traîna en Italie, si bien et tant qu'il y resta. Je veux dire qu'il y laissa le peu qu'il avait de viril; ce qu'il rapporta en France ne valait guère qu'on en parlât.
On put en juger dès Turin, où le duc de Savoie tira de lui sans difficulté l'abandon de Pignerol. S'il eût, comme on l'en avait prié à Venise, voulu la paix en France pour se fortifier contre Philippe II, il eût gardé soigneusement Pignerol, cette porte de l'Italie, cette prise sur le Piémont, sur le duc de Savoie qui était l'homme de l'Espagne.
Mais déjà ce triste roi, énervé, fini, était dans la main de sa mère; elle le suivait dans le voyage par un homme à elle, Cheverny. Toute l'affaire de Catherine c'était de garder l'influence; or, comme la petite cour française qui revenait de Pologne avec Henri III lui conseillait d'assoupir la guerre religieuse en France, Catherine n'espérait supplanter ces favoris qu'en se déclarant pour la guerre. Elle était donc très-belliqueuse, mais quoi? sans armes, ni force, sans argent. Cette attitude menaçante ne pouvait manquer de décider l'alliance des politiques et des protestants, c'est-à-dire de brusquer la crise qui montrerait la radicale impuissance de la royauté.
Les politiques hésitaient encore, Montmorency, leur chef, étant à la Bastille, Navarre, Alençon prisonniers. Damville, échappé, sentit qu'il n'y avait de sûreté que dans les armes et l'alliance de Condé, protecteur des églises protestantes, qui ne demandait que liberté pour tous, avec les États généraux.
Voilà Henri III en France sous sa mère, qui lui fait prendre cette folle initiative de recommencer la guerre. Le spectacle fut curieux. Le vieux Montluc, qui était la guerre incarnée, balafré, borgne, débris de soixante ans de combats, vint leur dire qu'ils se perdaient, qu'il fallait la paix à tout prix. Mais la reine mère fut plus guerrière que Montluc; elle opposa son veto à toute négociation. Et cela, au moment où toutes ressources étaient épuisées, où la cour savait à peine si elle aurait à dîner, où la reine fut trop heureuse d'emprunter cinq mille francs à un de ses domestiques.
Le caractère original de ce gouvernement de femme, c'était de prodiguer l'encre et le papier. On écrivait lettre sur lettre, ordre sur ordre de poser les armes. On y gagnait des réponses sèches, durement ironiques. Tout le monde riait du roi, et les Guises qui le voyaient agir pour eux, et les protestants qui n'avaient rien à gagner aux ménagements. Un seigneur catholique écrivait: «Si vous ne vous arrangez, vous serez bientôt aussi petits compagnons que moi,» Et Montbrun, en Dauphiné, chef des bandes calvinistes: «Comment! le roi m'écrit comme roi!... Cela est bon en temps de paix. Mais en guerre, le bras armé, le cul sur la selle, tout le monde est compagnon.»
De sa personne, le roi tuait tout respect de la royauté. Il avait produit, au retour, l'effet le plus inattendu. Il vivait enfermé, comme une jeune dame d'Italie, craignait l'air et le soleil. Sa toilette, plus que féminine, laissait douter s'il était homme, malgré un peu de barbe rare qui pointait à son menton. Il n'allait ni à pied ni à cheval, à peine en carrosse; on l'avait porté en litière vitrée à travers la Savoie. Pour voiture, il préférait un joli petit bateau peint, réminiscence des chères gondoles vénitiennes, dont il regrettait le mystère. Couché tout le jour chez lui, il se levait pour se coucher sur cette barque, bien enveloppé de rideaux et mollement porté sur la Saône.
La seule chose qui l'intéressât, c'étaient les farces italiennes en tout genre, farces de bouffons, ou processions tragi-comiques. À ces processions, on le vit tout couvert des pieds à la tête, et jusqu'aux rubans des souliers, de petites têtes de mort; souvenir galant et lugubre de la jeune princesse de Condé, dont il s'était dit chevalier, et dont il avait par toute l'Europe porté le portrait au cou. C'était la facile guerre qu'il faisait au mari, pendant que celui-ci en Allemagne levait une armée protestante et ramassait contre lui une épouvantable tempête.
Lyon, trop sérieux, l'ennuyait. Il se fit, au cours du Rhône, reporter vers le Midi, en terre papale, à Avignon. Terre classique des processions, où il fut régalé à grand spectacle des courses de flagellants. Ces comédies indécentes, propres à stimuler la chair bien plus qu'à la réprimer, étaient, pour la belle jeunesse qui suivait partout Henri III, une luxurieuse exhibition de sensualités réelles et de fausses pénitences. La France y gagna du moins la mort du cardinal de Lorraine. Ce dignitaire de l'Église, qui, à cinquante ans, gardait la peau délicate de sa nièce Marie Stuart (comme on le voit dans les portraits), voulut faire aussi le jeune homme, prit froid, et n'en releva point. On en rit fort; une tempête qui éclata à sa mort fit dire à tous que les diables fêtaient l'âme du cardinal.
Ces bons pénitents, qui faisaient risée de leurs flagellations, furent sérieusement étrillés. Damville vint, sous le nez du roi, lui prendre Saint-Gilles, et consomma à Nîmes l'alliance des catholiques modérés avec les protestants, se déclarant, lui catholique, lieutenant du prince de Condé. Ceci le 12 janvier (1575). Le 10, Henri III avait reçu devant la petite ville de Livron une humiliation sanglante, reçu en propre personne. Passant près de cette ville, il saisit l'occasion de faire briller ses favoris, et les envoya à l'assaut. Mais les rustres qui gardaient leurs murs, sans considérer que c'était la plus belle jeunesse de France, leur firent un cruel accueil. Les femmes mêmes s'en mêlèrent avec une animosité fort originale, accueillant les bruits faux ou vrais qu'on commençait à faire courir sur les amitiés d'Henri III.
Il reçut l'affront, le garda. Il licencia l'armée, ne sachant comment la payer; il laissa tout le Midi devenir ce qu'il pourrait.
Il s'en allait vers le Nord, peu accompagné. Les seigneurs, las de ne le voir qu'à grand'peine à travers ses favoris, avaient pris leur parti, et étaient rentrés chez eux. Sa cour était un désert. Table vide et pauvre. Le peu d'argent qui venait était lestement ramassé par les jeunes amis du roi. Henri III était si bon, qu'il ne pouvait rien refuser. Ordre aux secrétaires d'acquitter les dons du roi sans faire les observations qu'ils se permettaient jusque-là; ordre de signer sans lire. Voilà le commencement de ces fameux acquits au comptant qui, dès lors, ont signalé la générosité royale, d'Henri III à Louis XV, des Mignons au Parc-aux-Cerfs.
Puisque ce mot de mignons est arrivé sous ma plume, je dois dire pourtant que je ne crois ni certain ni vraisemblable le sens que tous les partis, acharnés contre Henri III, s'accordèrent à lui donner. Le pauvre homme, à qui l'on suppose des goûts d'empereur romain, était revenu d'Italie dans une grande misère physique, ce semble, usé jusqu'à la corde et tari jusqu'à la lie. Les poules en vieillissant deviennent coqs et prennent le chant, et les femmes prennent la barbe. Lui, déjà vieux à vingt-trois ans, il avait subi la métamorphose contraire; il était devenu femme jusqu'au bout des ongles. Il aimait les parures de femmes, les parfums, les petits chiens; il prit les pendants d'oreilles. Il en avait les manières, les grâces, et, comme elles, il aimait les jeunes gens hardis et duellistes, les bonnes lames, qu'il supposait plus capable de le protéger.
Plusieurs des prétendus mignons furent les premières épées de France; tels étaient d'Épernon, Joyeuse. Le frère du roi, Alençon, avait pris aussi pour mignon Bussy d'Amboise, homme d'une force, d'une adresse extraordinaires, connu par des duels innombrables et toujours heureux.
Entre les mignons et sa mère, il oscilla toujours. Il est facile de juger la vaine politique de celle-ci. Davila, son panégyriste, et les documents de famille qu'a extraits M. Alberi, sont bien obligés de se taire en présence des propres lettres de Catherine[5] qui démontrent son imprudence, son étourderie et sa pitoyable attitude, quand elle se trouva au fond du filet qu'elle avait ourdi elle-même.
Nous l'avons dit, au retour d'Henri III, pour se maintenir au pouvoir et ruiner les pacifiques qui entouraient le nouveau roi, elle se déclara pour la guerre, contre l'avis des Vénitiens, contre celui de Montluc et de tous les militaires.
Il est vrai qu'elle couvrait sa responsabilité en recommandant à son fils «de se faire fort,» d'arriver armé et terrible. Conseil difficile à suivre dans un tel épuisement, quand la guerre de la Rochelle avait pris neuf cent mille écus d'or rien qu'en gratifications, et la paix sept cent mille écus (De Thou). Elle couvrait cette folie d'une assurance extraordinaire, d'une hardiesse qu'on admirait, d'un grand mépris de la haine publique. «Je ne m'en soucie, disait-elle, qui le trouve bon ou mauvais» (Fontanieu, 338, Revue rétrospective, XVI, 256; Giov. Michel, éd. Tomaseo, 244).
Sage conduite qui serra le nœud des protestants et des politiques. Les premiers, vainqueurs d'avance, crurent pouvoir dicter leur traité.
En avril 1575, ils pétrifièrent Henri III de leurs demandes, plus fortes que n'en fit jamais Coligny.
Comment se tirer de là? Catherine, fort embarrassée, fit encore bonne mine en disant que l'on pouvait d'un seul coup abattre les politiques. Montmorency-Damville, le roi du Languedoc, était malade, allait mourir; on pouvait sans hésiter empoisonner son aîné, qui était à la Bastille. Eux morts, c'était fait du parti. L'ordre fut donné, dit De Thou, et déjà on avait ôté au prisonnier ses serviteurs, lorsqu'on apprit que son frère, loin de mourir, était rétabli, en état de le venger.
Des gens qui n'avaient de salut qu'en de tels expédients n'étaient pas bien forts. Henri III savait lui-même que, si son frère lui échappait et rejoignait Damville, c'était fait de la royauté. Malade, après son sacre, du même mal d'oreille qui tua François II, il se croyait empoisonné par Alençon. Il fit venir le roi de Navarre (qui depuis a conté le fait); il lui dit: «Ce méchant va donc hériter du royaume!» Et il le pria instamment de le tuer, lui assurant qu'il y serait aidé par le duc de Guise. Le roi de Navarre refusa et d'Alençon s'enfuit six mois après (15 septembre 1575; Nevers, I, 80).
Ce fut un coup de foudre pour la mère et le fils. Catherine, dans le dernier effroi, écrit au duc de Nevers de rassembler des troupes en hâte; son fils Alençon s'est sauvé (lettre ms. du 18); toute la cour court après lui, et demain toute la France. Voilà l'héritier du trône à la tête des politiques.
Avec sa goutte et sa colique, Catherine se met en route pour tâcher d'apaiser son fils, de le tromper, de diviser, s'il se peut, la nouvelle ligue, de faire la paix à tout prix. Mais elle laisse près d'Henri III des conseillers qui soutiennent que, s'il traite, il n'est plus roi. Dans une lettre très-vive et très-forte (28 septembre 1575), elle lui dit: «Il faut céder... Sans la paix, je vous tiens perdu, vous et le royaume.» Elle craint surtout qu'Henri III, dans son désespoir, n'aille au-devant de la mort.
En quoi elle le juge bien mal. Ses velléités guerrières tenaient uniquement aux incitations de son favori Du Guast. Du Guast jetait feu et flamme; il embrassait son maître, devenu le meilleur homme du monde. Henri III, pour ne pas l'entendre, s'en allait avec sa femme aux reposoirs (ou petits paradis) qu'on avait faits dans la ville et où l'on priait pour la paix; il y chantait des litanies. Si même on en croyait l'Estoile, dans cette grande crise publique, il s'était avisé de rapprendre la grammaire et s'amusait à décliner.
Cette lettre du 28 septembre paraît avoir été écrite le soir du jour où elle vit son fils Alençon à Chambord. Il ne l'écouta même pas, disant qu'avant toute parole il lui fallait la délivrance de l'aîné des Montmorency. Ce qu'elle fit à l'instant, espérant trouver dans son prisonnier délivré un médiateur.
Le médiateur réel était l'hiver imminent. La grande armée allemande qu'amenait Condé hésitait à se mettre en route. Un détachement de deux mille hommes entra, conduit par Thoré, l'un des Montmorency. C'était offrir aux catholiques une trop facile victoire. Ces deux mille furent enveloppés par dix mille, par Guise et Strozzi. Deux armées, fort superflues, l'une du fond du Languedoc, l'autre du Poitou, vinrent encore accabler Thoré. Immense effort, non du roi, mais du parti catholique, qui voulait et décourager les Allemands, et grandir son duc de Guise, en lui arrangeant ainsi une victoire à coup sûr (Dormans, 10 octobre 1575). Guise y fut blessé au visage, bonne chance pour sa fortune, qui enivra ses partisans et lui valut le surnom populaire de Balafré.
Catherine regrettait ce succès, qui fortifiait près d'Henri III les partisans de la guerre, surtout le favori Du Guast; revenu de la bataille, il relevait le cœur du roi, le refaisait brave et homme un peu malgré lui. Du Guast mourut fort à point.
De Thou rapporte sa mort uniquement à la vengeance de la petite reine Margot, qui le détestait. Mais cette mort, dans un tel moment, importait à Catherine autant et plus qu'à sa fille.
Marguerite, dans ses jolis Mémoires, confits en dévotion, en modestie, en sagesse, n'en confirme pas moins partout par ses aveux indiscrets ce qui se disait alors de ses amants innombrables, et très-spécialement de ses frères Henri III et Alençon. Henri III, qui se survivait, n'en était pas moins jaloux, plus mari que le mari, le spirituel et patient roi de Navarre. Celui-ci avait fort à faire pour couvrir les faiblesses de son aventureuse moitié. Henri III s'emporta une fois jusqu'à vouloir jeter à l'eau une demoiselle de sa sœur, trop serviable et trop complaisante.
L'amant de Marguerite était alors le fameux duelliste Bussy d'Amboise; son délateur et son railleur était le favori Du Guast. Marguerite, le 30 octobre, prit un parti violent, et se montra la vraie sœur du roi de la Saint-Barthélemy. Elle chercha un assassin. Dans le couvent des Augustins, se tenait à moitié caché un certain baron de Vitaux, qui avait tué, entre autres personnes, un serviteur d'Henri III. Sans Du Guast qui s'y opposait, le roi, qui oubliait vite, eût fort aisément pardonné. Viteaux détestait Du Guast.
La princesse n'hésita pas à aller trouver cet homme de sang au cloître, ou plus probablement dans la vaste et ténébreuse église. C'était justement la veille du jour des Morts. Époque favorable. Toutes les cloches allaient être en branle, et les Parisiens, passant la journée à courir les églises et visiter les tombeaux, seraient rentrés de bonne heure. Elle fit valoir ces circonstances qui facilitaient le coup. Palpitante et frémissante, elle lui demanda de faire pour elle ce que lui-même désirait et tôt ou tard eût fait pour lui. Notre homme pourtant se fit prier, ne voulut pas agir gratis, si l'on croit la tradition. Elle promit. Il voulut tenir. C'était la nuit, et tous les morts de cette église pleine de tombes, attendant leur fête annuelle, n'en étaient pas moins fort paisibles et sans souci des vivants. La petite femme, intrépide, paya comptant. Lui fut loyal. Du Guast fut tué le lendemain.
Catherine, délivrée par sa fille, ne tarda guère à arranger la trêve tant désirée (22 novembre). Les conditions furent ignobles. Le roi devait solder l'ennemi. On ne se fiait point à lui, et on voulait qu'il se fiât, qu'il livrât d'abord à son frère des places de garantie. Il hésite. Mais sa mère insiste pour qu'il en soit ainsi. Les étrangers vont entrer, et non-seulement les huguenots, mais les catholiques (apparemment les Espagnols). «Sans la paix, jamais royaume ne fut si près d'une grande ruine» (Lettre ms. du 21 novembre 1575).
Paris refusa nettement de payer un sou. Les gouverneurs refusèrent de livrer les villes. Les Allemands de Condé refusèrent de s'arrêter, et entrèrent en France. Trois armées ensemble mangeaient le pays: les reîtres en Bourgogne, Alençon en Poitou, Damville en Languedoc. Henri III semblait perdu.
Le jeune roi de Navarre n'avait pas suivi son cher ami Alençon, espérant (assure De Thou) qu'on lui confierait une armée contre lui. Mais on l'avait donnée à Guise. Un matin, il prit son parti, quitta le roi, que tous quittaient.
Il arrivait fort à propos. Les protestants étaient déjà en grande défiance d'Alençon. Ce garçon, double, intrigant, s'était adressé à la fois à Rome et à La Rochelle. Il faisait savoir au pape qu'il ne voulait en tout cela que «se servir des huguenots». En même temps, par une proposition insidieuse faite aux Rochelais, il avait cru tout d'abord pouvoir se saisir de la ville. Il ne les attrapa point, et se fit connaître. Les protestants aimèrent mieux l'ennemi qu'un tel ami.
Au printemps, Catherine, étant venue sur la Loire au-devant de son cher fils, obtint de lui la paix. Rien ne fut plus gai. Son galant cortège de filles, qu'elle menait en toute occasion, négociait à sa manière, mêlant les caresses aux paroles; c'était comme l'appoint des traités (6 mai 1576).
L'article 1er n'était pas moins que le démembrement de la France. On refaisait Charles le Téméraire. Alençon recevait tout le centre du royaume en apanage (Anjou, Touraine, Berry, Alençon, etc.) Navarre avait la Guyenne, et Condé la Picardie. On était dès lors bien sûr que les catholiques en voudraient autant pour les Guises. Et, en effet, ils vont avoir cinq gouvernements. Des treize que comptait le royaume, trois peut-être resteront au roi.
L'article 2 constituait les protestants en une sorte de république, ayant non-seulement le culte libre partout, non-seulement des places fortes de six provinces, mais se gouvernant par leurs assemblées. Plus, un solennel désaveu de la Saint-Barthélemy, faite «au grand déplaisir du roi.» Restitution des biens confisqués aux familles des victimes.
Le roi se chargeait de payer les Allemands, et remerciait tous ceux qui l'avaient soulagé de sa royauté.
Enfin, tant de choses accordées, il octroyait, par-dessus, les États généraux, qui devaient emporter le reste.
La reine mère revint triomphante d'avoir obtenu ce traité. Tout le monde admira son adresse (Albert, Alamanni, Archives Médicis).
CHAPITRE VI
LA LIGUE
1576Dans la forêt des mensonges où j'entre armé de critique et, j'ose dire, d'un sérieux amour de la vérité, je rétablirai la lumière, spécialement au profit du grand parti catholique, trompé misérablement et jouet de ses meneurs. Si je le démontre aveugle, j'innocente sa bonne foi.
Un très-bon observateur, absent quarante ans de l'Europe, qui partit vers 1780 et revint vers 1818, dit: «Ce n'est plus le même peuple. L'ancienne France avait beaucoup du caractère savoyard.» J'ajoute irlandais, polonais. Ces vieilles races catholiques nous aident à deviner ce que fut le caractère tout instinctif de nos pères, charmant, brillant, dénué de sérieux, de réflexion.
Cette nation, fort légère, n'en était que plus routinière; tout effort pour améliorer veut du sérieux et de la suite. Elle tenait infiniment à rester ce qu'elle était, dans une aimable négligence, peu ordonnée, peu rangée. Rien ne fit plus tort au parti protestant que l'austérité de sa tenue. Ces cols roides, ces fraises empesées (propreté fort économique) furent regardés de travers, comme une prétention d'aristocratie. Un petit greffier, un libraire, mis ainsi, était jalousé. Un abbé de ces abbayes qui étaient des principautés n'eût eu qu'à marcher en sandales, afficher la saleté, pour être adoré des foules: celui-là n'était pas fier; on écoutait volontiers tout ce que disait le bon moine.
On a vu de quelle faveur jouissait sur le pavé de Paris la vermine des capets. Cette démocratie reçut un renfort de crasse espagnole quand Tolède envoya ici Loyola étudier. Encore plus populaires brillèrent sur les tréteaux de Paris les furieux farceurs italiens, comme ce Panigarola que le pape envoie la veille de la Saint-Barthélemy, aussi pour étudier.
Un certain mélange baroque de grossièreté cynique et de coquetterie pédantesque amusait les populations. Le premier en ce genre fut Auger, qui, de bateleur devenu marmiton des jésuites, fut pêché des casseroles par Loyola, le pêcheur d'hommes. De cuisinier il le fit cuistre, souffla sur lui, le lança. Ses succès furent incroyables; on croyait tout ce qu'il disait. Un de ses sermons à Bordeaux ravit les chaperons rouges, leur fit faire la Saint-Barthélemy; un autre sermon, à Issoire, convertit quinze cents Auvergnats. Henri III, qui voulait plaire, dit qu'il n'aurait pas d'autre confesseur, et lui remit la charge laborieuse de nettoyer sa conscience. C'est le premier de cette royale dynastie de confesseurs jésuites, des Coton, Tellier, la Chaise.
Il fit croire tout ce qu'il disait; cela, c'est la puissance même.
On a vu que, le 24 août 1572, on fit croire que Montmorency, avec force cavalerie, allait arriver sur Paris, donner la main à Coligny, tuer tout... Ce mensonge habile décida la Saint-Barthélemy.
Le 25 août, on fit croire que l'épine refleurie indiquait la joie du ciel et sa haute approbation du carnage de la veille. Toutes les cloches, mises en branle en même temps, sonnèrent le miracle, et décidèrent le renouvellement, l'extension du massacre.
On fit croire, à la fin de 1575, que Montmorency-Damville venait du fond du Midi avec une grande armée pour brûler tout à vingt lieues autour de Paris, et qu'il exigeait du roi un châtiment terrible des Parisiens (Morillon à Granvelle, lettre ms., 18 septembre 1575).
Cette ingénieuse fiction, dont aucun historien n'avait parlé jusqu'ici, explique la facilité avec laquelle on fit signer aux badauds épouvantés l'acte de la Ligue.
Le véritable tour de force et le grand miracle était de leur faire croire que la Ligue, qui existait sous leurs yeux, qu'ils voyaient et subissaient depuis quinze ou vingt années, commençait, cette année-là, en 1576.
Reprenons les origines vénérables de la Ligue.
De fort bonne heure, le clergé avait senti que notre royauté française, violente, mais capricieuse, n'aurait pas la tenue terrible, la suite dans la persécution, qu'eut la royauté espagnole. La tourbe ecclésiastique disait dès le 5 mars 1559, quand elle trouva un obstacle dans la police royale: «S'il le faut, on tuera le roi.» C'est le premier mot de la Ligue.
Le Parlement, comme la royauté, avait ses variations, des alternatives de douceur et de cruauté, quelques magistrats humains, comme furent les Séguier, les Harlay, vers 1558. La robe était très-flottante. On a vu, au grand massacre, ce procureur capitaine qui ne tuait pas, «n'étant pas encore parvenu à se mettre assez en colère.»
La noblesse catholique n'était pas solide non plus. Vigor, le grand précurseur du massacre, s'en plaignait: «Nostre noblesse ne veut frapper... Dieu permettra que cette bâtarde noblesse soit accablée par la commune.»
Donc le clergé crut plus sûr de faire ses affaires lui-même.
Au premier mot que dit le roi en 1561 pour avoir un état des biens ecclésiastiques, ce mot, qui sentait la vente, poussa le clergé de Paris, assemblé à Notre-Dame, à l'acte le plus décisif; son premier pas fut le dernier, l'appel à la guerre étrangère. D'une part, il se remet à la protection du roi d'Espagne. D'autre part, il s'adressa à Guise. Le capitaine souverain du parti dont parle l'acte de 1577 apparaît quinze ans plus tôt. Premier acte de la Ligue, en mai 1561.
La mort de François de Guise entrava. On n'y perdit rien; tout fut arrangé à loisir. D'autre part, on prépara le futur capitaine Henri en concentrant chez les Guises une monstrueuse force d'argent, les revenus de quinze évêchés, et plus tard cinq gouvernements du royaume. Facilité de nourrir une grosse maison armée, d'acheter des bravi, des reîtres. Voilà le premier trésor de la Ligue.
C'était peu de chose en campagne, mais beaucoup dans une grande ville. Paris fut travaillé de main de maître. Les confréries y donnaient prise. Mais, pour les mettre en mouvement, il ne suffisait pas des moines, troupes légères, d'action variable. Il fallait l'action fixe de l'évêché et des cures si puissantes de Paris.
Il suffit de regarder le formidable édifice de Notre-Dame et d'en savoir les origines pour comprendre ce qui se fit. Albigeois, juifs et templiers, jetés dans ses fondements, annoncent, dès le moyen âge, ce qu'en doit au XVIe siècle attendre le protestantisme.
On éleva à l'épiscopat Gondi, propre fils du comte de Retz, le principal conseiller de la Saint-Barthélemy. On choisit pour toutes les cures un personnel admirable des plus véhéments prêcheurs. La violence, de génération en génération, monta, et de curé en curé. Le furieux Vigor, curé de Saint-Paul, était un agneau en comparaison de ses élèves. Prévôt de Saint-Séverin forma à l'invective l'incomparable Boucher, curé de Saint-Benoît. Et, de ces modèles illustres, partit le Gascon Guincestre, le curé de Saint-Gervais, qui, joignant les actes aux paroles, enleva la foule enivrée en poignardant sur l'autel une poupée d'Henri III.
À droite de la Seine, les chaires de Saint-Paul, Saint-Gervais, Saint-Leu, Saint-Nicolas, Saint-Jacques-la-Boucherie et Saint-Germain-l'Auxerrois éclatent, tonnent et foudroient. À gauche, rugissent Saint-Benoît, Saint-Séverin, Saint-Côme, Saint-André-des-Arcs. C'est la publicité de la Ligue.
On en parle vingt ans trop tard. Elle commence bien avant la Saint-Barthélemy, avec moins d'ensemble sans doute. Déjà sifflent les petits serpents, jusqu'à ce que la mort d'Henri de Guise, d'Henri III, le martyre de Jacques Clément, fassent éclater tout à la fois le plein paquet de vipères.
On suppose que l'objet capital de cette publicité était la satire du roi. C'était vrai en général. Poncet, l'amusant curé de Saint-Pierre-des-Arcis, et autres en faisaient des bouffonneries qui amusaient fort le peuple. Mais on voit bien que des choses plus profondes et plus politiques étaient habilement mêlées à ces fureurs tragi-comiques. On disait, on redisait ces choses essentielles au parti: Que la Saint-Barthélemy avait été une revanche des excès des protestants; que la Ligue catholique était aussi une revanche, une imitation des ligues des protestants. On le dit tant, qu'aujourd'hui plus d'un le redit encore. Un mensonge bien cultivé, répété longtemps en chœur par un demi-million d'hommes, devient comme une vérité.
La Ligue n'est nullement une imitation. Elle a son mérite propre, original. Marquons bien les différences:
1o Les unions protestantes sont les actes défensifs d'une minorité massacrée qui se serre pour ne plus l'être. Et la Ligue est l'acte offensif d'une majorité massacrante qui s'indigne de ce qu'on veut lui retirer le couteau.
2o Un signe tout particulier à la Ligue, absolument étranger aux unions protestantes qu'on lui assimile, c'est la menace, l'intimidation, la persécution dénoncée aux neutres et aux pacifiques. Qui n'entre pas dans la Ligue est traité en ennemi; qui la quitte est traité en traître, puni dans son corps et ses biens.
3o Le capitaine de la Ligue n'est pas un chef militaire seulement, comme furent Condé et Coligny, qui ne prirent point le pouvoir judiciaire, laissèrent juger les ministres et l'armée. Ce capitaine catholique, aux termes de l'acte primitif, est une espèce de grand juge pour poursuivre ceux qui sont coupables de ne pas entrer dans la Ligue, pour punir ceux des ligueurs qui auraient querelle entre eux.
4o Les franchises des provinces leur seront restituées par la Ligue, telles qu'elles furent du temps de Clovis. Appel direct à l'indépendance locale, que les protestants (tant accusés de fédéralisme) ne formulèrent jamais. Leur isolement, leur exigence de places de garantie, fut une mesure de défense. Ils se murèrent tant qu'ils purent. Pourquoi? Parce qu'ils voulaient vivre.
Au contraire, la restauration des priviléges locaux promis au nom d'une immense majorité catholique qu'aucune nécessité, aucun danger, ne contraignait, qu'était-ce? Une destruction de l'unité nationale, l'appel à la dissolution.
Voyons les ligueurs à l'œuvre. Un bon marchand de Paris, le parfumeur La Bruyère et son fils Mathieu, honorable conseiller au Châtelet, s'en vont discrètement par la ville, disant tout bas: «Que la Picardie, donnée à Condé par le traité, forme une association pour le roi, pour maintenir son autorité, mais sous la réserve du serment qu'il fit à son sacre (serment d'exterminer l'hérésie). Paris, menacé d'horribles vengeances par les protestants, a bien plus sujet que la Picardie de s'associer, de créer, pour sa défense, un capitaine.»
«Les protestants se liguent bien. Nous pouvons nous liguer aussi,» c'était le grand argument. «Mesurons les huguenots à l'aulne où ils mesurent autruy. Suivons leurs conseils, conformons-nous au chemin qu'ils tiennent. Il les faut fouetter aux verges qu'ils ont cueillies.»
À ceux qui disaient que les Allemands n'étaient pas bien loin, pouvaient revenir, les ligueurs répliquaient: «Nous n'avons pas peur. Nous avons les Espagnols qui ont bien battu les Turcs. Don Juan d'Autriche va venir pour expédier les hérétiques.»
Du Nord, la Ligue passa d'abord au Midi, en Poitou, où l'accueillirent les La Trémouille. Et de là partout.
Le succès faisait le succès. Les ligueurs, mystérieusement, disaient partout à l'oreille qu'ils avaient, pour commencer, une armée de trente mille hommes.
Sous ce grand nom de catholiques, ils se donnaient hardiment pour la majorité du royaume, pour la presque totalité. Il s'en fallait terriblement. La France était fort politique. Si les choses eussent été libres, un vingtième des catholiques tout au plus eût été ligueur. Mais, par la peur et toute espèce d'influences de corruption, ils devenaient ce qu'ils disaient. Ils faisaient, de leur mensonge, une vérité à force d'audace.
Le président de Thou fut bien étonné quand on lui parla de la Ligue. Le roi, sa mère, quand ils l'apprirent, avec leur finasserie qui si souvent les rendait dupes, n'y virent qu'un très-utile épouvantail pour contenir les protestants et se dispenser de tenir la parole qu'on leur avait donnée.
Henri III était d'ailleurs préoccupé d'une nouveauté bien autrement importante. Il négociait en Italie pour faire venir les Gelosi, excellents bouffes italiens qui jouaient les pièces scabreuses de Machiavel et autres; enhardis par le masque, ils en improvisaient d'analogues et plus ordurières. La reine mère, malgré sa goutte, en était fort ragaillardie. C'est par eux que le roi ouvrit les États généraux de Blois. Ils jouèrent dans la salle même où s'agitait le destin de la France.
Mais un bien meilleur acteur, plus amusant, c'était le roi, qui, ce jour, fit le saut complet, et parut décidément femme, portant le collet renversé des dames d'alors. Un collier de perles, qu'on voyait par son pourpoint ouvert sur sa peau blanche et très-fine, s'harmonisait à ravir avec une gorge naissante que toute dame eût enviée.
CHAPITRE VII
LA LIGUE ÉCHOUE AUX ÉTATS DE BLOIS
1576-1577Ce que Davila admire le plus dans son héros, Henri III, c'est son extraordinaire prudence. Chaque soir, il se faisait lire Machiavel et surtout le Prince. Il lisait et il profitait. Plus d'un écrivain remarque sa dextérité à escamoter aux ligueurs le succès des États de Blois.
Grande chose, certainement, si la Ligue eût été vraiment ce qu'elle disait, tout le parti catholique. Mais cela n'était guère exact. Les ligueurs qui firent ces États par force et terreur, qui n'y mirent que des catholiques, y virent non sans étonnement qu'ils étaient dans ce parti même une simple minorité.
Le duc de Nevers, dans ses mémoires, nous met à même de saisir la réalité des choses.
On y voit d'abord que ce jeune roi, gracieux et spirituel, mais fini, usé, était dans un singulier affaiblissement cérébral. Son médecin Miron disait qu'il mourrait bientôt fou. Il avait des singularités tout au moins étranges. Par exemple, à Cracovie, à son sacre de Pologne, où l'usage voulait qu'on mît devant le roi des monnaies à son effigie dans de riches vases d'or, il lui prit un désir subit d'en faire largesse, de donner et de jeter. L'office était long; cette envie, comme on dirait, pour une femme, alla croissant et à la fin il n'en pouvait plus; il était trempé de sueur; il dut changer de chemise.
Un si bon maître appartenait de droit aux sangsues, aux vers, aux rongeurs de toute espèce. Son gouverneur Villequier, qui avait les côtés sales de la domesticité, ses bravi, ses mignons, tous rongeaient, suçaient. Le déficit allait croissant. Onze millions par an de dépense au delà du revenu. Plus de moyen d'emprunter. On était trop bien connu des marchands, des princes. Les Barbaresques seuls pouvaient encore s'y laisser prendre. La reine mère, sachant que le roi de Fez avait un trésor de vingt-cinq millions, lui envoya un abbé pour lui en emprunter deux.
Les mignons n'allaient pas si loin; ils croyaient avoir leurs mines d'or toutes trouvées, leur Pérou, leurs Indes, dans l'imbécillité des États. Loin que ce nom redouté d'États généraux leur inspirât la moindre crainte, ils y plaçaient leur espérance, n'y voyaient qu'une dupe nouvelle qu'il s'agissait d'exploiter. La Ligue voulait la guerre. Eh bien, on lui vendra la guerre; quinze millions, pas un sou de moins, à partager en famille. Les catholiques attrapés, on rira, et l'on tâchera d'attraper les protestants.
C'était une farce de pages, une scène des Gelosi qu'on voulait jouer aux États, sauf à recevoir un appoint de nasardes et de coups de pied.
Jeu chanceux. La reine mère en sentait mieux la portée. Elle favorisait la Ligue, parce qu'elle croyait que, son fils mort, elle s'en servirait pour donner la France à ses parents de Lorraine. C'étaient les Lorrains régnants qu'elle désignait ainsi, et point les cadets, les Guises. Elle voulait que la Ligue agît, mais agît tout doucement. Son fils, pour la première fois, ne suivait point ses avis. Il s'était mis pour la première fois à ouvrir les paquets lui-même. De quoi la bonne femme pleurait dans son cabinet.
Bien stylé par ses domestiques, le roi jouait à ravir son petit rôlet, beaucoup plus ligueur que la Ligue, faisant venir et haranguant les députés un à un, jurant qu'il ne voulait plus qu'une religion dans le royaume, qu'il ferait voir qu'il était roi, qu'il y contraindrait tout le monde, qu'il saurait bien amener sa mère à vouloir aussi, comme lui, qu'il n'y eût qu'une religion. S'il avait accordé le dernier traité, c'est qu'on avait abusé de sa jeunesse. Mais, enfin, cette année même, il avait ses vingt-cinq ans; il était majeur et saurait se faire obéir.
Paroles habiles sans doute pour pêcher les quinze millions. La Ligue le craignait fort; elle crut devoir agir, hasarder un coup hardi qui emportât le pouvoir, la royauté même.
Ses vues secrètes avaient été démasquées à l'improviste. Un certain avocat sans cause, très-mal famé à Paris, s'en était allé à Rome avec un mémoire qui posait à cru la folle prétention des Guises. Descendus de Charlemagne, héritiers de l'antique bénédiction du Saint-Siège, ils devaient reprendre leur trône, usurpé par les Capets. Ceux-ci étaient frappés de Dieu, fous, malades ou hérétiques. M. de Guise, chef de la Ligue, devait achever l'extermination du protestantisme, traiter le duc d'Alençon comme l'avait été Don Carlos, tondre le roi, et régner en soumettant la France à Rome.
Henri III fut un peu surpris quand il vit cette pièce étrange lui venir de plusieurs côtés, et des huguenots d'abord, et de son propre ambassadeur à Madrid, l'acte ayant été pris au sérieux par le pape et transmis à Philippe II.
La Ligue mit vite les fers au feu. Le président du clergé trouve un matin sur son bureau une proposition anonyme.
C'était simplement la demande que le roi admît comme lois tout ce qu'une commission des États, unie au conseil, aurait décidé, sans même qu'il fût nécessaire d'y mettre la sanction royale. Le clergé et la noblesse trouvaient cela raisonnable. Ce n'était rien autre chose que l'abolition de la monarchie.
Le Tiers État sauva le roi. Il essaya d'abord de changer la chose en faisant de ces trente-six un simple comité consultatif. Puis il stipula qu'aux articles où l'un des trois États aurait intérêt, les deux autres ensemble n'auraient qu'une voix. La proposition étant si peu appuyée du Tiers, le roi s'affermit, et dit froidement qu'il n'avait pas envie d'abdiquer au profit des États.
Premier échec de la Ligue.
N'ayant pu s'emparer de la royauté, les ligueurs voulurent l'étrangler, l'acculer dans un détroit où on la forcerait à la guerre sans lui rien donner pour la faire.
La reine mère entrevoyait bien le péril de la situation. Elle luttait tout doucement, disant qu'elle était bonne catholique, qu'elle avait exposé sa vie pour la vraie religion, pour quoi elle était bien sûre d'aller en paradis; mais qu'enfin on n'avait pu résister à Condé; que, bien loin de pouvoir faire la guerre, on ne pouvait pas même vivre.
Cependant, quand elle vit que les choses marcheraient sans elle, elle se fit le secrétaire de la Ligue, lui prêta sa plume, rédigea elle-même la demande qu'on voulait faire par l'orateur de la noblesse (qu'il n'y eût plus qu'une religion).
Les ligueurs du Tiers État devancèrent la noblesse. Ils avaient amené leur ordre à grand'peine à voter pour eux. Le député Bodin, suivi en cela de cinq gouvernements, voulait qu'on spécifiât que l'union se fît sans guerre.
Sept autres gouvernements mirent seulement par les meilleures voies, les plus saintes, mot plus vague, qui cependant indiquait assez clairement des intentions pacifiques.
Petite victoire pour la Ligue. Les États n'avaient nullement des dispositions belliqueuses. La reine mère se moquait du fervent catholique Nevers, qui partout prêchait la croisade. «Eh! mon cousin, disait-elle, voulez-vous donc nous mener à Constantinople?»
Cependant la guerre avait éclaté. Les protestants alarmés avaient refusé de reconnaître une assemblée élue sous la main de la Ligue, assemblée bizarre, informe, où l'on avait mis cinq provinces (Maine, Anjou, Touraine, Anjou, et l'immensité du Poitou) sous un seul gouvernement, avec un seul vote, celui de l'Orléanais!
L'Assemblée fut mortifiée d'apprendre qu'elle avait la guerre, que plusieurs places étaient surprises. Au roi qui sollicitait des moyens de la soutenir, elle accorda, pour tout secours, une députation pacifique qui irait demander aux huguenots «pourquoi ils n'étaient pas aux États généraux.»
La noblesse veut bien combattre, et encore si on la solde.
Le clergé refuse l'argent, vote des troupes (qu'eût commandées Guise).
Le Tiers État n'a de pouvoir pour rien faire, ni rien voter.
Pas un sou. Le roi furieux! L'attrapeur était attrapé.
«Quoi! dit-il, n'ai-je pas brigué les trois États, qui d'abord paraissaient si lents, pour les pousser à demander qu'il n'y eût qu'une religion?... Voilà la guerre!... Et nul moyen!...» Il signa pourtant la Ligue et la fit signer à son frère, dans l'espoir qu'on lui permettrait de se faire chef du mouvement. Mais déjà il était trop clair que la Ligue ne voudrait d'autres généraux que les Guises.
Il sollicita du moins l'autorisation de vendre du domaine. Refusé. «Voilà, dit-il, une énorme cruauté; ils ne me veulent aider du leur, ni me laisser aider du mien.» Alors il se mit à pleurer.
Le clergé disait à cela: «Nous avons demandé l'abolition de l'hérésie, non la guerre.» Plaisanterie un peu forte. Au fond, c'était la même chose.
Qui avait vaincu? La Ligue? Point du tout. Les deux grands ordres essayèrent en vain de remettre sur l'eau la proposition des trente-six, qui rédigeraient les cahiers et seraient les tuteurs du roi. Le Tiers n'y consentit point.
La Ligue s'était trouvée faible. Mais les huguenots n'étaient guère forts. Navarre et Condé ne s'entendaient pas. Condé était en pleine brouille avec La Rochelle, à qui il surprit le port de Brouage. Les Guises, avançant au midi, avec les armées de la Ligue dont le frère du roi avait le commandement nominal, eurent des succès très-faciles. Damville se laissa gagner par les promesses qu'on lui fit. Divisés, abandonnés, les protestants semblaient périr, lorsque Henri III vint à Poitiers tout exprès pour les sauver. Il était épouvanté du succès des Guises. Il trahit la Ligue. Sa peur était entièrement reportée de ce côté. Au grand saisissement des ligueurs, il leur asséna ce coup: la suppression des deux Ligues, protestante et catholique (Bergerac, 17 sept. 1577).
Partout liberté de conscience. Le culte dans les châteaux et dans les villes qui l'ont. Ailleurs, permis d'ouvrir hors des villes une église par bailliage. À chaque parlement une chambre protestante. Pour garantie, les huit places promises seront gardées pendant six ans.
Traité sage dont Henri fut très-fier. Restait à savoir si les deux Ligues supprimées par un roi sans argent ni force se tiendraient pour supprimées.
CHAPITRE VIII
LE VIEUX PARTI ÉCHOUE DANS L'INTRIGUE DE DON JUAN[6]
1577-1578Le grand Guise, qui, dans les dépêches d'Espagne, est appelé Herculès, s'était fait tout petit aux États de Blois. Il avait dit au conseil, doucement, hypocritement, «qu'il n'était qu'un jeune soldat; mais que, si l'on voulait son avis, il conseillait au roi de ne pas mettre en défiance ses sujets protestants.»
Ce personnage prudent voulait que la Ligue mûrît, et refusait de rien entreprendre sans avoir des sûretés. Il était tout Italien, sous un masque d'Allemand de Lorraine; il affectait la lenteur, la simplicité militaires. Les ardents le trouvaient très-froid, «pesant, grossier, sentant son Allemand» (ms. de Lézeau, Capefigue IV, 264).
La fureur de son parti, après le traité, l'obligea de chercher des moyens d'agir. Il tâta le Palatin pour acheter quelques reîtres (Mornay I, 184). Au défaut, il regarda vers l'Espagne, attendit Philippe II.
Mais Philippe II était très-froid. C'était l'époque où il voulait démentir le duc d'Albe, et se montrait pacifique. Ses finances le lui conseillaient. Une relation italienne de 1577 montre la cour d'Espagne «fort réduite; Sa Majesté vit à la campagne ou dans la retraite, se laissant peu voir, donnant peu et tard.»
Il venait de faire en 1575 une splendide banqueroute où ses créanciers ne perdirent pas moins de 58 p. 100.
Dans la lumineuse histoire que M. Ranke nous a faite des finances de Philippe II, on voit l'unité de ce règne. Il part de la banqueroute et il y retourne. Charles-Quint, dit un grand d'Espagne, abdiqua précisément parce qu'il ne pouvait payer. Il avait rançonné l'Allemagne, usé, dévoré l'Italie. Philippe II, Castillan tant qu'il put et adoré des Castillans, extermina la Castille, d'abord en frappant ses laines, puis en saisissant les lingots qui lui arrivaient des Indes, enfin en mettant des droits sur les objets manufacturés qu'elle fournissait à l'Amérique. Tout cela, poussé à mort, au moment de la grande crise du duc d'Albe et de Lépante. Là, défaillit son système. Il devint tout à coup doux et modéré. Pourquoi? il n'avait rien en caisse, ne payait pas un réal à ses troupes, ni à ses créanciers. S'il lui venait quelque chose, il le gardait pour ses pensionnaires, c'est-à-dire pour un monde d'espions qu'il avait dans toutes les cours, valets, confidents, maîtresses des princes. C'est là ce qui le dévorait. Dans sa pauvreté extrême, il étendait constamment cette partie de ses dépenses. Le reste allait comme il pouvait. Un an après sa banqueroute, il lui fallut acheter ceux qui menaient le duc d'Alençon, qui se lançait alors dans l'affaire des Pays-Bas.
Ce grand homme de police était insatiable de voir et savoir. Il n'aimait pas agir. D'abord l'argent lui manquait. Puis la volonté lui manquait. Quand une affaire arrivait, elle se débattait longuement par écrit et de vive voix entre les violents et les modérés, entre les Albe et les Gomez; si longuement, que la fortune perdait patience, et les dispensait de conclure, en changeant la face des choses.
Les ardents étaient infiniment mécontents de Philippe II. Ils le trouvaient plus que tiède, presque aussi froid qu'Henri III. Froid, et cependant fort dur. Ce maître de l'inquisition agissait avec l'Église sans façon, usant de ses biens, traitant avec ses ennemis (avec le Navarrais même, à qui il offrit sa fille!), sans pitié pour le clergé dès que l'intérêt politique lui commandait de sévir. Par exemple, en Portugal, où il fit mourir deux mille moines qui se déclaraient contre l'invasion espagnole.
On a vu comme, en 1558, il garrotta respectueusement le vieux pape Caraffe. L'Espagne pesait sur Rome. Le vrai président du concile de Trente fut l'ambassadeur espagnol, qui mena tout de concert avec les prêtres espagnols (on appelait ainsi les jésuites). Combien plus, dans l'ordre temporel, Rome fut-elle dépendante! Chaque fois qu'elle agissait seule, l'Espagne lui donnait sur les doigts, par exemple, quand elle écouta Antoine de Bourbon en 1571 (Granvelle).
Sauf le moment de Pie V, la papauté n'eut jamais la grande initiative, pas plus que Philippe II. Elle reçut l'impulsion du dehors, une impulsion anonyme.
Trait particulier de l'époque, la personnalité périt. Il faut chercher le mystère de l'action dans l'infiniment petit, dans un monde ténébreux d'insectes qui fermentent, remuent, travaillent en dessous.
Cette force élémentaire n'en était que plus terrible pour la décomposition. Il est vrai qu'elle ne valait pas grand'chose pour la création. Elle veut créer deux puissances, et elle y échoue: 1o Malgré Philippe II, elle pousse son frère Don Juan aux Pays-Bas et en Angleterre (1578); 2o Elle essaye encore, au moyen de Philippe II et contre ses intérêts, d'établir Guise en Angleterre, sauf à chasser l'Espagnol, quand on s'en sera servi (1583).
Voilà les actes étranges, du moins les projets, par lesquels se caractérise cette force mystérieuse. Où en est le premier moteur? Partout, nulle part. J'ai peine à le préciser.
Dirai-je au Gesù de Rome? Mais l'action principale est bien autant à Paris.
Dirai-je à la rue Saint-Jacques, au collége des jésuites? La plupart des bons pères que je vois là dans leur classe, avec leur férule et leur rudiment, ont l'air de pauvres pédants bien loin des affaires humaines, occupés de faire conjuguer ou fouetter les petits enfants. Cependant par les enfants, ils tiennent les mères aussi.
Descendrai-je rue Saint-Antoine, aux jésuites profès que le cardinal de Bourbon va installer tout à l'heure? Ceux-ci, au centre du beau monde, ces doux confesseurs de femmes, seraient-ils les meneurs atroces des guerres civiles qui vont venir?
Leur rapporter tout serait un point de vue trop exclusif. Les furieux curés de Paris dont nous avons fait l'énumération auraient droit de réclamer. Leurs conseils, tenus tantôt chez le trésorier de l'Évêché, tantôt à l'hôtel de Guise, ont été certainement l'un des plus grands foyers de la Ligue.
En tenant compte d'une action si multiple et si variée, nous n'en persistons pas moins à rapporter aux jésuites la part principale. Nous l'avons dit, les anciens ordres ne conservèrent l'influence, et les nouveaux ne l'acquirent, qu'en prenant l'esprit des jésuites et les copiant. Tous diffèrent extérieurement d'habits, de paroles. Les honorables théatins, les populaciers capucins, les carmes austères de stricte observance, semblent sans analogie. Oui, mais prenez-les au cœur, au point délicat et tendre, dans la passion, l'intrigue, au profond mystère, je veux dire comme confesseurs, directeurs, ce sont des jésuites.
À une époque fort gâtée, fort sensuelle, folle de galanteries, de romans, la direction espagnole de Loyola recommande comme exercices spirituels d'interroger les cinq sens. Elle inflige à l'âme pénitente la chose la plus agréable, de s'occuper toujours d'elle, et d'en occuper un autre. Qu'elle s'accuse cette âme, se blâme, se conspue, qu'elle décrive son mal et sa plaie, qu'elle touche sans cesse cette plaie, c'est justement ce qu'elle veut. Et le propre de ce mal est que, médeciné ainsi, manié et remanié, il en devient plus vivace, en sorte que le péché passé devient le péché présent et le péché à venir. Le roman pleuré hier sera le roman de demain. Et si douce la pénitence, qu'on dirait que c'est le péché.
Quand Henri III, de retour, entendit à Lyon le jésuite Auger, et quand Auger vit Henri III, ils se chérirent tout d'abord, chacun d'eux sentant que l'autre était l'homme qu'il lui fallait. Auger jura qu'il n'avait jamais vu de meilleur pénitent, et le mena en Avignon, à leur grande maison des Jésuites. La reine mère fut étonnée de la prise qu'ils eurent sur lui (Nevers), jusqu'à lui faire préférer les flagellants aux comédies.
La seconde puissance par laquelle ils agirent, et que le clergé fut encore obligé d'emprunter d'eux, c'est ce que j'appelais ailleurs la vaccine de la vérité.
Voilà par exemple que Copernick se répand dans l'Europe, et le clergé s'épouvante. Essayera-t-il de le proscrire, et faudra-t-il donc en venir à brûler les mathématiques? Les Jésuites font mieux. À Cologne, leur Koster enseignera Copernick d'une manière également instructive et agréable. Ainsi rien ne les embarrasse. Tellement ils sentent en eux la puissance de mort et la faculté du faux, que la vérité, s'ils l'enseignent, n'a plus ni force ni sens. Un Copernick agréable ajournera Galilée.
Partout où la science percerait, elle les trouvera, et avec eux, un sourire fade qui n'exclut pas le bâillement. On ne s'en prend pas à eux; on s'en prend à la science. À Rome, le savant Manuce ne peut plus trouver personne qui veuille écouter Platon; aux heures des cours, il se promène en vain pour recruter un écolier.
Au contraire, les colléges de Jésuites ne suffisent plus à recevoir les enfants. Leur enseignement automatique, leur industrieuse mécanisation des humanités qui les rend si peu vitales, a des résultats subits. Nombre d'hommes de mérite, médiocres, mais laborieux, qui se trouvent parmi eux, appliquent cette méthode avec bonne foi, sérieux, avec un zèle extraordinaire.
Les succès sont tels, que les protestants eux-mêmes leur confient souvent leurs enfants. En moins de rien, vous verrez leurs écoliers, Cicérons improvisés, faire la stupeur de leurs parents; ils jasent, ils latinisent, ils scandent, docteurs à quinze ans, et sots à jamais.
La machine d'éducation s'organisa sur l'Europe dans des proportions immenses. En Allemagne, de 1550 à 1570. On eût cru qu'après Ferdinand, qui fonda leur premier collége, ils iraient plus lentement. Son fils les favorisa peu. Mais les filles de ce fils, en revanche, leur appartinrent, et répandirent les Jésuites au fond même du Tyrol et dans toute l'Allemagne du Midi. Ils purent, cinquante ans d'avance, jeter les bases profondes de leur œuvre capitale, la Guerre de trente ans.
En France, plus contestés, mal vus par les parlements, attaqués par les gallicans, ils eurent cependant une action plus directe encore, et par l'intrigue, et par l'enseignement.
Indépendamment de leur collége de Clermont et autres, qui, en dix ans, élevèrent dans un bigotisme étroit, meurtrier, la fatale génération qui va reprendre la Ligue, ils dirigent, ou ils inspirent, les séminaires de prêtres anglais, qui, à Rome, Douai, Saint-Omer et Reims, forment les dévots renards qu'on jettera en Angleterre.
Vers l'année 1577, les Jésuites, par cette double force de la direction et de l'enseignement, se trouvaient la tête réelle du monde catholique. Ils devinrent hommes d'État et directement acteurs dans les affaires humaines. Leur Père Possevin agit en Pologne et dans le Nord, y mena toute l'intrigue diplomatique. De leurs séminaires de France sortirent les auteurs réels des conspirations d'Angleterre.
Tout cela, en apparence, de concert avec l'Espagne, mais, comme on va voir, souvent dans une voie fort indépendante et suspecte à Philippe II.
Un caractère de ce parti, si fin et si informé, c'était d'être cependant extrêmement chimérique. Il est visible qu'il avait bâti tout un roman sur Don Juan d'Autriche, le bâtard de Charles-Quint. Roman qui péchait par la base. On voulait employer Philippe à fonder et élever cette dangereuse création qui aurait tourné contre lui. Et on le supposait si simple, qu'il irait les yeux fermés, sans être éclairé au moins par la jalousie!
On gagna d'abord sur Philippe de ne pas faire le bâtard prêtre, comme l'avait recommandé Charles-Quint dans son testament. On gagna encore sur lui de lui faire donner un commandement, de l'employer à la guerre des Mauresques, guerre intérieure et facile, qui lui assurait des succès. Don Juan, doux et adroit, se montra si dévoué dans l'affaire de Don Carlos (où la mort du fils, il est vrai, était toute à son profit), que Philippe n'hésita pas à investir ce jeune homme modeste du plus brillant commandement, celui de la flotte chrétienne qui battit les Turcs à Lépante (1571). Don Juan vainquit par les Vénitiens (cf. Hammer, Charrière, etc.), comme Guise à Dormans vainquit par Strozzi, dont personne ne parla.
Voilà le héros catholique. Jeune, vainqueur, agréable à tous, rayonnant dans ses cheveux blonds, parmi les fêtes enivrantes que lui donna l'Italie, il commence à se découvrir. Il dit des mots qui font penser: «Qui n'avance pas recule.» Et encore: «Si quelqu'un aime plus la gloire, je me jette par la fenêtre.» Les Guises (du moins le cardinal) étaient alors en Italie. Le lien se forme, lien d'amitié, qui sera plus tard alliance. À ce héros il faut un trône. Les uns disaient à Philippe que, comme époux de Marie Stuart, il vaudrait mieux que Norfolk. D'autres, quand Don Juan s'empare de Tunis, font écrire par le pape au roi qu'il devrait créer pour son frère cette royauté de Barbarie.
Philippe commence à comprendre. Il répond qu'il veut démolir Tunis. Il éloigne de son frère un confident dangereux, met près de lui un espion, un certain Escovedo. Mais celui-ci tourne, se donne à Don Juan, travaille pour lui à Rome, devient la cheville ouvrière du grand projet de la royauté.
En 1574, on revient à la charge près de Philippe pour l'affaire d'Angleterre, et encore en 1577. L'homme influent près le roi était alors le jeune secrétaire Perez. On tâche de le gagner aux intérêts de Don Juan, qui veut aller aux Pays-Bas. Perez révèle tout au roi. Philippe est bien étonné, effrayé même, quand il voit arriver Don Juan, à qui il a défendu de venir. Cependant, soit obsession, soit plutôt dans la pensée qu'il le perdrait plus sûrement dans une aventure impossible, il l'envoie aux Pays-Bas.
Don Juan traverse la France, déguisé, ne s'arrête que chez les Guises. C'est probablement alors qu'il fit avec Henri de Guise cette secrète alliance (que l'ambassadeur d'Espagne dénonça bientôt à son maître) pour la conservation des deux couronnes. L'un eût conservé Philippe, comme l'autre conservait Henri III.
Philippe avait gardé près de lui le suspect Escovedo pour lui donner, disait-il, les fonds nécessaires. Mais ces fonds ne vinrent jamais. Le roi fit exactement ce qu'aurait fait un ami d'Orange ou d'Élisabeth. Il s'arrangea de manière que le héros ne pût rien faire, se désespérât et mourût de faim.
Il arrivait juste au moment où les Belges imitaient la Hollande et rompaient avec l'Espagne. Les Espagnols révoltés avaient saccagé Anvers sans que le gouvernement, maître de la citadelle, fît rien pour les en empêcher (Morillon à Granvelle, novembre 1576). Cet événement horrible, dont frémit toute l'Europe, avait donné une force imprévue au prince d'Orange; Don Juan trouvait la situation presque désespérée. Ce qui étonne et ce qui peint l'audace vraiment absurde du parti qui le poussait, c'est qu'à ce moment où l'Espagne défaillait devant la révolution des Pays-Bas tellement agrandie, on faisait écrire le pape à Philippe II pour qu'il fît faire par Don Juan l'expédition d'Angleterre. Marie Stuart, pour le décider, déshérita son fils, et légua l'Écosse au roi d'Espagne pour lui ou autre des siens. Il ne bougea pas.
Il voyait parfaitement que son frère eût agi comme général du pape plutôt que comme Espagnol. Les Jésuites avaient nettement précisé la chose, disant aux États de Belgique que, Don Juan étant l'homme de Sa Sainteté, leur serment d'obéissance à Rome ne leur permettait pas de rester sous tout autre prince, même catholique (De Thou). Ils se laissèrent plutôt chasser de Malines et d'Anvers.
Don Juan eût probablement tenté l'invasion de l'Angleterre sans l'avis de Philippe II, s'il eût obtenu des Belges d'équiper une flotte et d'emmener ses Espagnols par mer. Mais ils dirent toujours par terre, et Philippe II fut pour eux, contre l'avis de Don Juan.
Qui sait, une fois en mer avec ses brigands espagnols, les premiers soldats du monde, ce qu'eût fait le jeune aventurier?
Où aurait-il abordé? En Angleterre? ou en Espagne?
Que pensa le roi quand il sut que le dangereux intrigant qui menait son frère, Escovedo, prétendait que, maître de Santander et de Pena, on pouvait le devenir aisément de la Castille, quand Escovedo lui-même lui demanda d'être nommé commandant de la Pena? Il fit tuer Escovedo (31 mars 1578). Don Juan mourut le 1er octobre.
En mai, précisément un mois après la mort d'Escovedo, Don Juan tomba malade au siége de Philippeville, de fatigue, dit-on, et de désespoir.
Il était désespéré et de la mort d'Escovedo, et de la publication de sa correspondance qui le démasquait, peut-être aussi de son triste succès à Namur, qu'il avait surpris aux Belges pendant qu'il traitait avec eux. Il était connu, et percé à jour, jugé traître des deux côtés.
Plusieurs le crurent empoisonné, et dirent qu'il l'avait été, sur l'ordre de Philippe, par l'abbé de Sainte-Gertrude.
«Mais Don Juan était son frère?» Faible raison pour un homme qui avait fait mourir son fils, Don Carlos, si peu dangereux.
Don Juan l'était extrêmement en ce moment. Il laissait là, dit-on, son roman d'invasion anglaise pour un projet plus raisonnable. Il écouta le prince d'Orange, et pensait à se proposer pour épouser Élisabeth en admettant toute liberté religieuse aux Pays-Bas. Élisabeth était femme; Don Juan, fort agréable, paré du souvenir de Lépante, eût bien aisément éclipsé le duc d'Anjou, qui était laid, hideux de petite vérole, et qui semblait avoir deux nez (V. Strada, Van Reydt, la vie de Mornay et autres auteurs rapprochés par Groen, VI, 452).
Le deuil de Guise à la mort de Don Juan prouve assez leur alliance secrète, si vraisemblable d'ailleurs, et dont on a voulu douter sans aucune raison sérieuse.
CHAPITRE IX
LE GESÙ.—PREMIER ASSASSINAT DU PRINCE D'ORANGE[7]
1579-1582Les Jésuites, subordonnés par les papes dominicains, comme avait été Pie V, régnèrent à Rome sous Grégoire XIII (Buoncompagno), qui était un juriste de Bologne, longtemps laïque et fort mondain, étranger à l'esprit des anciens ordres religieux. Ils le prirent par deux passions, l'une bonne et l'autre mauvaise, par son désir de relever l'enseignement catholique et par sa faiblesse paternelle pour un bâtard qu'on lui mit dans la tête de faire roi d'Irlande (1579).
Il acheta et abattit un quartier de Rome pour établir le Gesù dans des proportions immenses, avec vingt salles d'enseignement et des cellules aussi nombreuses qu'il y a de jours dans l'année. À l'ouverture, on prononça vingt-cinq discours en vingt-cinq langues, et on appela le nouvel établissement le séminaire de toutes les nations.
De ce centre, l'influence des Jésuites rayonnait non-seulement sur les colléges de leur ordre, mais tout autant sur divers établissements qui n'en portaient pas l'enseigne, comme le séminaire anglais de Douai, foyer redoutable des conspirations d'Angleterre. À la prière d'Élisabeth, Philippe II l'éloigna de Douai en 1574; mais il fut recueilli à Reims par le cardinal de Lorraine et les Guises, qui le maintinrent malgré Élisabeth et Henri III. Il fournit vers 1579 une centaine de missionnaires qui, dirigés par les Jésuites, inondèrent l'Angleterre, pendant qu'une armée du pape envahissait et soulevait l'Irlande.
Au défaut de Don Juan, on avait espéré mettre le jeune roi de Portugal, Dom Sébastien, à la tête de la croisade d'Irlande et d'Angleterre. Philippe II parvint à le détourner vers la croisade d'Afrique, qui le débarrassa de Sébastien, et lui ouvrit bientôt la succession portugaise. Il appela les Jésuites en première ligne au conseil de conscience, par qui il fit examiner son droit sur le Portugal. Mais il les aida fort peu dans leur grande affaire contre Élisabeth. Il donna à peine quelques hommes pour l'expédition irlandaise, qui traîna deux années dans les forêts et les marais de l'île, et finit misérablement.
Les Jésuites, ordre espagnol, étaient peu sûrs pour l'Espagne. Ils cheminaient sous terre à part. Ils préféraient des hommes de fortune ou d'aventure, Don Juan, Dom Sébastien, les Guises. Ceux-ci, en 1583, sous la direction des Jésuites, firent aux catholiques anglais l'offre d'envahir avec les Espagnols, mais de chasser les Espagnols dès qu'on s'en serait servi.
Chose plus curieuse encore, nous verrons les Jésuites, vers 1584, agir sans l'aveu du pape et contre ses vues. C'était pourtant leur Grégoire XIII. Mais, comme prince italien, il était épouvanté de la grandeur que la Ligue préparait à Philippe II. Le pape qui suivit, Sixte-Quint, beaucoup plus prince que pape, abominait la révolte, détestait la Ligue. Les Jésuites l'amenèrent à grand'peine à l'approuver.
Il ne faut pas les regarder comme de simples instruments. Il faut les prendre en eux-mêmes. Chose difficile, possible cependant. Ils ont unité parfaite sous un masque varié.
Ils ont des esprits fins et doux comme leur diplomate Possevin, aimable, savant, laborieux, le maître de saint François de Sales et qui n'en obtient pas moins de la Savoie la persécution des Vaudois. Ils ont des esprits violents pour l'action révolutionnaire, des docteurs en assassinat, comme la plupart de ceux qui firent les missions contre Élisabeth.
De même que, dans leurs missions, ils employaient tous les costumes (surtout celui d'hommes d'épée), ils paraissent aussi en justice avec toutes sortes de doctrines et d'affirmations diverses. Les tribunaux ne savent comment prendre ces esprits fuyants dans leurs démentis éternels. Généralement ils nient d'abord, puis, convaincus, ils avouent, et à l'échafaud ils nient. Forts du principe d'Ignace (obéissez jusqu'au péché mortel inclusivement), ils mentent hardiment dans la mort, sûrs d'être justifiés par le devoir d'obéissance.
Sur toute chose, oui et non. Cependant, lorsqu'on connaît leur unité stricte, lorsqu'on sait que chaque livre publié par un des leurs est examiné, discuté, approuvé par la censure très-attentive de l'ordre, on comprend que leurs divergences, leurs contradictions apparentes, leurs reculades d'un moment sur tel ou tel point, sont préméditées et voulues.
Ainsi, quand ils virent que leur ami Sanders, l'auteur de la Monarchie visible de l'Église, qui avilit les évêques, scandalisait beaucoup de catholiques anglais, ils démentirent un moment cette doctrine, sauf à la reprendre. De même, tels de ces catholiques digérant difficilement le principe du tyrannicide, quelques confesseurs jésuites le désapprouvèrent, tandis que la masse de l'ordre continuait à l'enseigner, et en faisait, contre Orange, contre Élisabeth et contre Henri IV, un persévérant usage.
Cette doctrine du tyrannicide se forma dans leurs séminaires par un éclectisme baroque, qui mêlait grossièrement deux esprits peu associables. D'une part, tout prince excommunié n'est plus prince, n'est plus homme; il est hors la loi; il perd l'eau, le feu, l'air, en un mot le droit de vivre; si l'Église ne le tue pas, sa vie est à qui veut la prendre. D'autre part, hommes de collége, les Jésuites ne manquaient pas de fourrer dans ce droit papal les citations latines des meurtres républicains des tyrans de l'antiquité; ils les trouvaient toutes faites dans le fatras du cordelier Jean Petit, pour justifier en 1409 la mort du tyran d'alors.
Voici comment Harmodius, Aristogiton, Brutus devinrent amis de Loyola.
Ces actes audacieux d'hommes isolés qui, de leurs bras, aux dépens de leur propre vie, attaquèrent la toute-puissance, furent cités pour autoriser les assassinats payés par le puissant des puissants, le maître de l'Espagne et des Indes. Le Brutus de l'Escurial put commodément poignarder, pour son argent, le tyran Guillaume d'Orange et le tyran Henri IV.
Spectacle neuf. Seulement il fallait bien s'entendre sur un point: quel est le tyran? Les Portugais, les Hollandais disaient que c'était Philippe. Son général, Farnèse, le prince de Parme, fort imbu de ces doctrines, et qui lui-même endoctrinait spécialement les assassins, fait donner l'explication nécessaire par un homme à lui, le docteur en droit Ayala, qui écrit en 1582, imprime en 1587: «Le tyran qu'il faut tuer, c'est le tyran illégitime.» En Espagne, le casuiste Toledo reproduit la distinction. Toute la matière enfin est splendidement élucidée par le Jésuite Mariana, dont le livre peut s'appeler un manuel du régicide, dédié au roi futur, le jeune infant (Philippe III).
Là on voit avec étonnement la platitude et la sottise, la puérilité de cet enseignement qui avait tant d'influence. Jugeons-en par ce distinguo: défendu d'empoisonner le tyran dans une coupe; permis de l'empoisonner par la selle de son cheval. Pourquoi? Parce que, prenant la coupe, ce serait lui qui se tuerait, et la mort serait active; on lui ferait commettre le péché de se tuer. Mais en empoisonnant la selle, la mort ne sera que passive, etc.
Certes, si ces docteurs n'avaient agi sur leurs disciples que par ces sottises, ils n'eussent pas produit grand effet. Ils avaient en main des moyens tout autrement efficaces. Ce n'est pas par la scolastique qu'ils agirent, c'est par le roman. Nés du roman (comme on a vu) des Exercitia d'Ignace, manuel pour faire des romans, ils en trouvèrent un tout fait dans l'aventureuse destinée des Guises, dans leur charmante et coupable nièce, Marie Stuart, dans la belle princesse captive qu'il s'agissait de délivrer. Les Anglais eurent le tort de donner vingt ans durant, aux Jésuites, cette épouvantable force d'une émouvante légende. Dieu sait comme ils s'en servirent, comme ils maintinrent leur Marie toujours belle et toujours jeune. Mieux on la tenait invisible, et plus elle restait adorable. Elle vieillit, elle prit perruque, et l'effet resta le même. Tout ce qu'il y avait de jeunes catholiques, de jeunes prêtres de Rome à Paris, de Reims à Madrid, de Vienne à Anvers, se mouraient d'amour pour elle, de fureur contre Élisabeth, contre les amis d'Élisabeth, Henri IV ou le prince d'Orange, contre tous les protestants.
C'est ainsi qu'avec la pitié on fait, tant qu'on veut, de la rage, et que l'amour peut devenir l'aiguillon de l'assassinat.
Les années 1579 et 1580 sont extrêmement importantes. On y voit se former de toutes parts l'orage contre Élisabeth. À côté de l'invasion tentée en Irlande, nous voyons entrer en Écosse un agent des Guises qui, en dix-huit mois, parviendra à faire périr le régent Morton, chef des protestants. En Angleterre, entrent diverses missions de Jésuites, la mission officielle de Persons et Campian, envoyée de Rome; la mission officieuse de Ballard, envoyée de Reims, qui, sous l'habit d'homme d'épée, et se faisant appeler le capitaine Fortescue, parcourra cinq ans l'Angleterre et préparera le grand complot de 1586.
Pourquoi tant d'efforts à la fois? C'est que les Jésuites, arrivés à leur apogée sous Grégoire XIII, observaient avec fureur qu'au total la vieille cause, en réalité, perdait.
La Saint-Barthélemy n'avait servi qu'à créer le grand parti des modérés. Les États de Blois n'avaient réussi qu'à montrer, dans une assemblée créée par la Ligue, la Ligue impuissante. La banqueroute de Philippe II et la paralysie des Guises ajournant l'affaire de France, on avait essayé, manqué l'intrigue de Don Juan. Les Pays-Bas catholiques, il est vrai, revenaient à l'Espagne, mais ruinés, secs et taris, à ne s'en servir jamais. Les ruines d'Anvers exhaussaient Londres et tout à l'heure Amsterdam. La petite, indestructible Hollande, la grande Angleterre de Shakspeare, de Drake, de Raleigh et de Bacon, dressaient leur jeune pavillon, désormais l'espoir du monde.
Donc il fallait hâter les choses. Elles se gâtaient trop en tardant. On voulait agir brusquement par le poignard ou le poison, parce qu'avec un roi d'Espagne ruiné, hésitant, une grande guerre semblait impossible.
Élisabeth était le but. En 1579, on tira du pape un ordre précis pour détruire Élisabeth par tous les moyens, sans délai. Ce qui le prouve, c'est que, le 15 avril 1580, les agents de l'exécution demandèrent au pape un répit, trouvant pour le moment la chose dangereuse et impossible (De Thou, lib. 74). Le pape répondit que les catholiques anglais pouvaient ajourner la prise d'armes, mais que rien ne pouvait ajourner l'exécution d'Élisabeth.
Telle était la pensée de Rome, mais il faut connaître aussi la cour de Philippe II.
Le duc d'Albe et les violents étaient alors disgraciés. Si le modéré Gomez était mort, un homme analogue, le jeune Antonio Perez, avait beaucoup d'influence. Par son travail agréable, par la veuve de Gomez, la princesse d'Éboli (ex-maîtresse de Philippe II, dont Perez faisait la sienne), il semblait fort auprès du roi.
Modéré de sa nature, il n'en avait pas moins subi la nécessité cruelle de tuer le traître Escovedo. Cet acte, loin de l'affermir, le rendait moins agréable, et le confesseur du roi travaillait à le renverser. On n'osait encore proposer au roi de rappeler le duc d'Albe. On lui insinua, au contraire, d'appeler le modéré Granvelle qui, depuis de longues années, languissait en Italie. On savait parfaitement que Granvelle, las de l'exil, ferait tout ce qu'on voudrait.
En effet, le 28 juillet 1579, jour où l'on arrêta Perez et la princesse d'Éboli, Granvelle arriva à Madrid. L'une des premières mesures de cet ancien modéré fut de proposer au roi de proscrire le prince d'Orange. Le 13 novembre, il écrit: «Comme Orange est pusillanime, il pourra bien en mourir; ou bien, en publiant cela en Italie et en France, on trouvera quelque désespéré qui fera l'affaire.» Philippe II répond en marge: «Cela me paraît très-bien.» (Groen, VII, 166.)
Je crois que Granvelle paya de cette complaisance ceux qui avaient obtenu du roi son retour. La lettre du 30 novembre, écrite au nom du roi, donna l'ordre au prince de Parme. Lettre ostensible où l'on spécifie les motifs de la proscription: Orange est un assassin qui a voulu faire tuer le duc d'Albe et Don Juan d'Autriche. Orange est un voleur qui veut ruiner le clergé, les nobles, ceux qui ont substance; il fait son profit des troubles; il transporte les deniers où il lui plaît pour après s'en servir. Orange s'attribue le nom de bon patriote, et il est le tyran du peuple.
Ce dernier mot équivaut à une signature. La doctrine que les Jésuites enseignaient alors dans leurs séminaires, c'est le meurtre des tyrans.
C'est à cette époque que, dans les dépêches, Guise, leur homme, n'est plus nommé Herculès, mais Mucius, étant appelé alors à d'autres vertus civiques, à devenir un Mucius Scévola, un tueur de Tarquins.
La lettre n'est point de Granvelle. Il écrivait le français à merveille, avec une netteté singulière. Et cette lettre est un brouillis, un gâchis, un pêle-mêle, où la construction ténébreuse, la phrase serpentine, allongée et tortillée, à force de replis, se dénonce et devient claire, comme œuvre de Loyola.
Ce qui désigne mieux encore les Jésuites, c'est cette prodigieuse assurance et cette intrépidité dans le mensonge, qui qualifiait comme voleur celui qui jamais ne voulut manier les fonds publics, et comme assassin le chef du parti de l'humanité.
Je n'hésite pas à déférer ce dernier titre au glorieux prince d'Orange. Qu'il emporte cette couronne. Les amis de la tolérance, de la douceur, les ennemis de l'effusion du sang, ce grand peuple, vraiment moderne, qui partout commence alors, il en est le chef alors. À leur tête, l'histoire le salue, et le voit marcher, auguste, vénérable, dans l'avenir.
Ce caractère fut tel en lui, et poussé si loin, que son renom d'habileté en fut compromis. Il fut habituellement l'avocat des catholiques, et il aurait voulu (chose certainement imprudente) qu'on les reçût en Hollande. Leurs tentatives pour le tuer ne l'en corrigèrent pas. Il reste de lui des lettres où il prie les magistrats pour ses assassins, et demande que, si l'on ne veut leur donner la vie, on leur épargne la douleur, qu'on s'abstienne des supplices atroces qui étaient alors en usage.
Mais revenons à la France. C'est du séminaire de Reims, fondé par les Guises, que partent en 1579 les conspirateurs d'Angleterre. Et c'est de l'hôtel de Guise, de l'intimité et de la clientèle de cette maison, que, la même année, part pour l'Écosse, ainsi que nous avons dit, un Stuart, M. d'Aubigny, gracieux jeune homme qui captera le jeune roi, et fera périr le régent Morton, allié d'Élisabeth. Roman bizarre, improbable, chimérique, qui se vérifia pourtant à la lettre, dans une rapidité terrible. Aubigny aborda en septembre 1579, réussit, plut et charma, fut maître; en moins de dix-huit mois, ce doux et charmant Aubigny put décapiter Morton. Élisabeth avait perdu toute influence sur l'Écosse, et les Guises, par leur Aubigny, tenaient le trône de l'Écosse.
Ils n'allaient pas si vite en France. On voit qu'une force énorme d'inertie les arrêtait, celle du parti politique, qui, sans même remuer, les entravait, les paralysait, les usait à ne rien faire.
Une entrée royale qu'ils firent à Paris, un grand duel arrangé où ils tuèrent les mignons du roi Maugiron, Caylus (ajoutez encore Saint-Mesgrin, assassiné aux portes du Louvre), ce n'était pas, en conscience, de quoi occuper le public dans un intervalle de sept ans.
Le clergé aussi fit tort au parti par une insigne imprudence. Il se brouilla avec Paris. En 1579, en concile provincial, il décida que désormais il ne remplirait plus l'engagement qu'il avait pris en 1561 de payer les rentes de l'Hôtel de Ville. Les Parisiens, indignés, objectaient que, si la ville était chargée de ces rentes, c'était à la prière même du clergé, qui voulait qu'on empruntât pour faire la guerre aux hérétiques. Cette suspension des rentes allait arrêter tout commerce, affamer un nombre infini de petits rentiers, qui étaient des pauvres, des orphelins, des veuves. Une redoutable émeute allait éclater. Déjà on fermait les boutiques. Le peuple courait les rues, comme si l'ennemi eût été aux portes. Quelques-uns voulaient que l'on prît les armes. Le prévôt des marchands alla demander secours au Parlement. Ce corps eut la hardiesse d'ordonner l'arrestation des pères du concile, du moins de leur défendre de sortir de Paris. Le roi les fit venir, irrités, mais effrayés, et obtint d'eux qu'ils payeraient au moins dix années encore.
Le parti, moins sûr de Paris, vit le Louvre se fortifier. Les mignons ressuscitèrent, beaucoup plus redoutables. Le roi, cette fois, prit pour favoris deux hommes jeunes mais fort importants, fort braves, en état de tenir le pavé contre la maison de Lorraine. L'un, Joyeuse, était un très-grand seigneur, dont la maison avait eu des alliances avec la maison royale. L'autre, d'Épernon, intrigant, habile, intrépide, descendait du fameux Gascon Nogaret, qui souffleta Boniface VIII. Par d'Épernon, le roi croyait rallier les politiques; par Joyeuse, les catholiques; il l'envoya même à Rome ne désespérant pas de le faire accepter, à la place de Guise, pour chef de la Ligue. Ne pouvant rien comme roi, il eût voulu, par ces deux hommes, devenir chef de faction. Il travailla à leur faire des fortunes monstrueuses. À l'un, il donna la mer, à l'autre la terre, faisant Joyeuse amiral, d'Épernon colonel général de l'infanterie, avec le gouvernement de Metz, Toul et Verdun, l'établissant à la porte de la Lorraine, chez les Guises en quelque sorte, et sur la route des armées qui venaient d'Allemagne.
Cela était ingénieux et semblait pouvoir réussir, surtout étant soutenu par l'excellente ordonnance dite de Blois, qui prépara l'œuvre du président Brisson, la première codification de nos lois, appelée le Code Henri.
Mais une chose manquait, l'argent, pour faire une force réelle. Le peu qui en venait au roi était tellement au-dessous des besoins, qu'il n'essayait pas même d'en user selon la raison. Il le jetait par les fenêtres, comme un homme qui mourra demain et n'a rien à ménager.
Notez que l'argent baissait rapidement de valeur depuis le milieu du siècle par l'invasion des métaux américains. Le roi demandait toujours plus, proposait une foule d'impôts nouveaux qu'on ne payait pas.
Personne, ce semble, ne convenait de ce changement de valeur. Dans un siècle où l'argent, tous les quinze ans, vaut deux fois moins, les provinces ne rendent presque rien au gouvernement; elles auraient voulu reculer, pas moins de quatre-vingts ans! aux impôts de Louis XII.
Le roi ne tenait à rien. Cela devait apparaître au premier mouvement. Son beau-frère, le roi de Navarre, réclamant la dot de sa femme, Agen et Cahors, Catherine le fit patienter en lui laissant quelques places qu'il avait saisies (février 1579). Au bout de six mois, Henri III essaya un pitoyable expédient; il crut brouiller ses ennemis en révélant à Navarre les galanteries de sa femme, qu'il savait parfaitement. Il réunit tout contre lui (Guerre des amoureux, novembre 1579). On lui prit la Fère, si près de Paris. On lui prit Cahors, emportée par Navarre dans un combat acharné de cinq jours et de cinq nuits. On vit pour la première fois la vigueur du vert galant.
Le roi fut trop heureux de faire la paix, à la prière du duc d'Anjou. Paix au profit de la Navarre, qui garda Agen et Cahors, et non moins au profit de la Ligue, grandie de cet échec du roi et de sa faiblesse pour les hérétiques (26 novembre 1580).
On croît rêver en pensant qu'à ce moment de ruine la reine mère entreprenait d'acquérir trois royaumes, Angleterre, Pays-Bas, Portugal. C'était une maladie, comme celle des alchimistes. Jour et nuit avec ses astrologues, sur la tourelle qu'on voit encore (à la Halle au blé), elle voyait aux étoiles qu'elle et son fils allaient être maîtres de l'Europe.
La succession de Portugal s'ouvrait; elle fouilla sa généalogie, et trouva qu'en remontant au milieu du XIIIe siècle, un de ses ancêtres avait droit. Elle envoya, en partie à ses frais, une expédition aux Açores.
Chose absurde, chose imprudente, au moment où elle eût dû garder son argent pour le Nord, pour l'entreprise de son fils Alençon, futur époux d'Élisabeth et futur roi des Pays-Bas. Cette dernière folie était la moins folle, étant soutenue du prince d'Orange et du parti protestant. Quoique tous vissent et sentissent l'indignité du candidat, la violente envie qu'on avait d'appuyer les Pays-Bas sur la France fermait les yeux à l'évidence. Orange y avait mis son zèle. Il était parvenu à tirer des États l'acte qui leur coûtait le plus, la déchéance de Philippe II.
Cet acte avait été préparé, amené par un autre qu'on n'eût jamais attendu du prince d'Orange. Cet homme froid, simple, modeste, qui agissait mais parlait peu, tout à coup prend la parole, très-haut; ce fut un coup de foudre.
À l'accusation lancée par le roi, Orange répond par l'accusation du roi.
Redoutable égalité qui commence dès lors et ne finira pas si tôt. Et nunc erudimini qui judicatis terram.
L'auteur de cette apologie accusatrice du prince d'Orange, le Français Villers, homme aussi doux qu'écrivain violent, était un partisan magnanime de la tolérance, protestant et protecteur déclaré des catholiques. Avec sa douceur native, le consciencieux ouvrier, fort du mépris de la mort, n'en forgea pas moins l'engin, la machine de malédiction qui, lancée sur l'Escurial d'une épouvantable force, ouvrit ses murs de granit, et montra, pâle et tremblant, le misérable dieu du monde entre ses tristes galanteries et ses ordres d'assassinat, et lui mit ce signe: Assassin.
Si l'on se trompa alors sur tel détail mal connu, de nos jours l'heureux travail des admirateurs de ce roi nous a révélé plus de crimes qu'Orange n'en avait supposé. De sorte qu'aujourd'hui ce sont les amis de Philippe II qui, sous la statue de Bruxelles qu'ils viennent de lui élever, ont gravé profondément et durablement: Assassin.
En morale, c'est une force de haïr et de mépriser le mal. C'est une force, en révolution, de mépriser l'ennemi. Si nos jeunes soldats de 93 battirent les vieux Allemands, c'est qu'ils les trouvaient ridicules. Les chansons sur les Kaiserlich et les Prussiens commencèrent l'ouvrage qu'achevèrent les baïonnettes. L'insolence calculée du manifeste d'Orange eut de même une grande portée. Elle enhardit contre Philippe. Elle fut le point de départ des victoires que l'Angleterre et la Hollande eurent sur lui par toutes les mers.
Voilà donc ce mystérieux fantôme de l'Escurial, qui vivait de nuit, de silence, tout inondé de lumière, traîné dans le bruit. La tragique figure du père de Don Carlos se trouve violemment égayée. Philippe II amuse l'Europe. Le manifeste hollandais l'appelle crûment un Jupiter incestueux et libertin.
Le trait entra plus loin encore qu'on n'aurait pensé dans le cœur de Philippe II, étant tombé au moment où lui-même se sentait vraiment ridicule, où le trompeur était trompé, où ce persécuteur de maris se vit traité comme un mari, que dis-je? conspué, moqué avec une violence cynique par la princesse d'Éboli, qui lui avait substitué le jeune Antonio Perez!
Humiliation profonde. On sait sa lâche vengeance sur Perez et la princesse. Tout cela éclata peu à peu. Et ceux qui avaient blâmé le manifeste d'Orange le trouvèrent trop modéré.
Comment se relever de là? En tuant ses ennemis, en étonnant le monde par la grandeur et l'audace de ses entreprises?
Dès ce jour, on croit le voir chevaucher en furieux le cadavre de l'Espagne pour en écraser l'Europe. On s'effraye des expédients révolutionnaires par lesquels il se recréa, du fond de sa banqueroute, des ressources pour envahir l'Angleterre et la France. Le peuple étant ruiné, il commença à manger les privilégiés, tomba sur les prélatures et sur les grandesses; il en vint à l'entreprise désespérée de vendre les biens des communes (Ranke).
Après le jugement moral, vient la sentence juridique. J'appelle ainsi la décision par laquelle les États généraux le déclarèrent indigne et déchu de la souveraineté, posant ce principe d'éternel bon sens qui pourtant parut si nouveau: que les rois sont faits pour les peuples, et que, s'ils n'agissent pour eux, par le fait ils ne sont plus rois. Ces doctrines étaient dans les livres. Mais ici elles apparaissent formulées en lois, solennellement prononcées par la bouche même d'un peuple, contre le premier roi du monde.
La grandeur révolutionnaire de cet acte est en ceci, qu'il risquait d'isoler l'État nouveau, de lui faire des ennemis des princes de France et d'Allemagne, et surtout d'Élisabeth. Celle-ci détestait la révolution autant que le calvinisme. Elle intriguait en Écosse autant contre les puritains que contre le parti de Marie Stuart. Elle y tentait l'entreprise ridicule d'y introduire, par son ambassadeur Randolph, le culte anglican. Elle aurait tourné le dos à la Hollande si les catholiques ne l'avaient forcée à s'en rapprocher par leurs complots et leurs tentatives acharnées d'assassinat.
Sans avoir l'étonnante douceur du prince d'Orange et d'Henri IV, Élisabeth n'aimait pas le sang. Jusque-là, elle avait sévi très-mollement contre ses ennemis catholiques. Au milieu de leurs tentatives si fréquentes de révolte dans le Nord et en Irlande, cinq seulement en dix ans avaient été mis à mort. Mais, à partir de 1580, son très-clairvoyant ministre Walsingham les lui montra qui, de tous côtés, marchaient à elle, et d'un concert persévérant, systématique, visaient à lui ôter la vie.
Le sentiment de ces dangers aurait fait souhaiter passionnément à la reine l'alliance de la France, mais une alliance sérieuse, offensive même au besoin. De là l'accueil extraordinaire qu'elle fit au duc d'Anjou, que le prince d'Orange créait duc de Brabant et souverain des Pays-Bas. Quoi qu'on ait dit, je crois que, dans ses avances publiques au duc et quand elle lui mit son anneau, Élisabeth était sincère. Elle l'était par la crainte de l'Espagne et du parti catholique. Elle croyait, par cette démonstration hardie et définitive, entraîner Henri III et Catherine contre Philippe II. Ils n'osèrent faire ce grand pas.
Cependant un dissentiment grave divisait les catholiques anglais. Plusieurs, honnêtes et loyaux, étaient scandalisés de l'audace des Jésuites et des Guises. Le coup subit par lequel un favori intrigant, l'homme des Guises, Aubigny, avait surpris, emporté la mort du régent d'Écosse, était pour les honnêtes gens de tous les partis un fait scandaleux. Non moins scandaleuse aussi une tentative d'Henri de Guise pour surprendre, sur l'Empire, sur les Allemands, ses amis, la ville libre de Strasbourg. La tentative avortée dérangeait fort l'idéal qu'on s'était fait du caractère chevaleresque de ce héros catholique.
Le chef du séminaire de Reims, le fameux docteur Allen, pour ramener l'opinion, fit une touchante apologie des missions des Jésuites, qui n'avaient d'autre but, dit-il, que de convertir l'Angleterre, de consoler les pauvres catholiques anglais. Nulle idée de toucher à l'autorité royale. Ce qui appuyait Allen, c'est que l'un des exécutés, le Jésuite Campian, avait juré sur l'échafaud qu'il n'avait jamais passé un jour sans prier pour la reine.—«Pour quelle reine?» lui dit-on.—«Pour la reine Élisabeth.»
Mensonge intrépide par-devant la mort, qui d'autant mieux couvrait le travail ardent, violent, qu'à ce moment même précipitait le parti.
Deux mois après cette mort, cette dénégation solennelle, le 7 mars 81, le complot nié acquérait sa forme définitive. Les Jésuites avaient tissé leur vaste filet entre les Guises et leurs agents d'Écosse et d'Angleterre. Ce jour même ils tirent d'Aubigny, qui gouvernait l'Écosse, une adhésion écrite par laquelle ils croient pouvoir entraîner Philippe II.
Huit jours après (18 mars), Orange est assassiné. Un jeune Espagnol le poignarde; un moment on le croit mort.
C'est un spectacle cruel de voir, par ces continuelles tentatives, la mort constamment assise au foyer du prince d'Orange. Ce grand homme, dans sa vie horriblement déchirée par les agitations publiques, n'avait vécu que de la famille. Il l'avait eue quelque temps trouble et désolée par une fille de Maurice de Saxe, d'un cœur traître comme son père. Il l'avait eue douce et paisible par une princesse de Bourbon, malheureusement maladive, engagée profondément dans le sort de son mari, et qui mourut de ses périls. Donc, à ce moment lugubre, menacé d'une mort infaillible et comme entouré de l'assassinat, il se trouvait veuf encore, et seul sur son foyer brisé.
En France, vivait la fille de l'Amiral, Louise de Coligny. Cette jeune dame n'avait épousé son premier mari qu'à la veille de sa mort, elle épousa de même le prince d'Orange tout près de mourir. Elle était étonnamment la fille de l'Amiral; elle en avait la sagesse et l'extraordinaire beauté de cœur. Elle donna au grand homme, dans cette année suprême, cette insigne consolation d'avoir près de lui l'image, l'âme même de Coligny.
CHAPITRE X
LA LIGUE ÉCLATE
1583-1586On dit qu'un puritain anglais, condamné pour je ne sais quel acte qu'on qualifia de rébellion à avoir le poing coupé, n'eut pas plutôt subi l'opération, que, de l'autre main, ôtant son chapeau, il s'écria: «Vive la reine!»
Nous en disons autant, nous spectateurs lointains, qui, à trois cents ans de distance, assistons à cette crise. Arrivés à ce point (1582), où nous voyons le prince d'Orange manqué pour cette fois, mais si entouré de poignards et si sûr de périr, comme ce puritain, nous disons: «Vive Élisabeth!»
La Hollande longtemps défendit l'Angleterre en occupant Philippe II. Maintenant à l'Angleterre de défendre le monde! La tête d'Élisabeth est le palladium commun des nations.
Les événements récents montraient de tous côtés un immense complot, un concert étonnant de guet-apens, de meurtres, de ténébreuses surprises. Nous avons vu en 1579 coïncider l'invasion papale d'Irlande, les missions de meurtre en Angleterre et l'intrigue des Guises en Écosse, qui, en un an, escamote le roi et le pouvoir, tue le régent, menace Élisabeth.
Le jeu continue, et serré. Nous suivrons le synchronisme des guerres et des assassinats.
On y mettait peu de mystère. Tout furieux, bien endoctriné à Reims, à Bruxelles ou à Rome, pouvait aller droit à Madrid, sûr d'être bien accueilli. Ou, plus directement encore, il allait au prince de Parme; le froid et cruel tacticien mettait l'assassinat au nombre de ses meilleurs moyens de guerre. Il n'entreprit la grande affaire du siècle, le siége d'Anvers, que lorsqu'il eut réussi à la longue à faire tuer le prince d'Orange.
La mort d'Élisabeth, en ce moment, eût eu des conséquences plus vastes et plus funestes encore. La postérité doit un grand souvenir à la forte unanimité du peuple anglais, à la vigueur du parlement, à la clairvoyante sagesse du vieux ministre Walsingham, qui entoura la reine d'une police redoutable, déjoua celle que l'Espagne avait dans Londres, entra par mille moyens aux plus secrets foyers du fanatisme où se tramait le meurtre, et ne laissa de ressource au parti que la guerre déclarée, la solennelle et folle invasion de l'Armada.
Ni les États généraux de Hollande, ni le parlement d'Angleterre n'avaient la longanimité d'Orange et d'Henri IV, cléments tous deux jusqu'à paraître indifférents au bien et au mal. Habituellement assassinés (Henri IV le fut douze ou quinze fois), ils trouvaient naturel de vivre parmi les catholiques, parmi ceux à qui l'on faisait un devoir de les tuer. Orange persista dans la magnanime imprudence de les recevoir en Hollande malgré les États généraux.
Certes, les précautions étaient bien naturelles, lorsqu'un mois après l'assassinat manqué de Guillaume, on découvrit un complot des Guises et du prince de Parme pour assassiner Alençon.
Le meurtrier Salcède, d'origine espagnole, d'une famille ennemie des Guises, d'un père tué à la Saint-Barthélemy, put tromper d'autant mieux.
Les Guises, pressés par l'Espagne de commencer la guerre civile, ne pouvaient, ne voulaient rien faire tant qu'Alençon était en vie. Salcède était à eux, ayant été sauvé par eux de la potence. Il était caché en Champagne sous leur abri. Ils l'envoient à Madrid, où ce bandit est caressé, flatté du roi, qui le fera riche, grand, tout ce qu'il voudra, pourvu qu'il tue. On lui met force argent en main; il lève des soldats pour Alençon. Sûr moyen d'être bien reçu. Mais le prince d'Orange y vit clair. On s'informa, on sut que Salcède avait passé par le camp du prince de Parme, filière ordinaire des assassinats. On prend l'homme; il se voit perdu; pour avoir grâce, il donne une confession complète, non du petit complot de meurtre, mais du complot universel de guerre, de guerre civile, que les Guises et l'Espagne organisaient partout, le plan détaillé, minutieux de la Ligue, ville par ville et homme par homme. Henri III fut épouvanté, voyant ses maréchaux, ses ministres, ceux qui avaient en main le secret de l'État, d'accord pour le trahir, pour armer contre lui.
Certes, si le siècle n'eût étonnamment baissé de cœur et de morale, la découverte de tous ces guet-apens eût soulevé le monde d'indignation, réveillé tous les cœurs. Il n'en fut pas ainsi. L'immensité même du complot frappa les imaginations, découragea les résistances. Deux ans durant encore, cette épouvantable machine ouverte, éventrée, mise au jour, resta béante. Et le sentiment public n'en fut pas soulevé. Au contraire, l'homme d'exécution, le prince de Parme, n'en poursuivit que mieux son œuvre stratégique sur les Belges, abattus, effrayés et lassés.
Il agissait. Les Guises, non moins dénoncés et percés à jour, n'agissaient pas. Leur situation devenait honteuse et ridicule. Ces grands conspirateurs, levant le bras dans les ténèbres, surpris par la lumière, restent là sans pouvoir frapper. Ce qui aggravait leur situation, c'est qu'en Écosse, leur Aubigny, après son sanglant succès sur Morton, n'en était pas moins détrôné, et qu'il apparaissait que le parti des Guises et de Marie Stuart n'avait aucunes racines. Les Jésuites eux-mêmes avaient précipité les choses en compromettant Aubigny par le projet trop manifeste de catholiciser l'Écosse. Leur échec d'Écosse et d'Irlande les réduisait à une troisième tentative, audacieuse et désespérée; ils poussaient Guise en Angleterre (1583).
Si la chose avait pu se faire par les secours du pape et sans Philippe II, elle eût été tentée certainement. Le chef du séminaire de Reims, le docteur Allen, assurait qu'il suffisait d'avoir de l'argent et des armes, qu'on trouverait des hommes, et en foule, de l'autre côté. On était sûr du jeune roi d'Écosse. L'affaire se fût exécutée par Guise et le duc de Bavière, voué sans réserve aux Jésuites, avec des soldats allemands et des réfugiés anglais, quatre mille hommes en tout. Guise voulait seulement que le pape donnât cent mille écus.
Les Jésuites eussent été ravis de pouvoir se passer de Philippe II. Les catholiques anglais avaient horreur et peur des Espagnols. Philippe venait de montrer dans sa conquête du Portugal une rigueur atroce pour les prêtres et religieux déclarés contre lui. Il avait méprisé l'intervention du pape, et l'exécution faite, ce bon fils de l'Église avait tiré de Rome absolution plénière pour avoir fait tuer deux mille moines.
Les Jésuites n'osaient cependant tenter ce grand coup d'Angleterre sans consulter l'Espagne. Cela arrêta tout. L'ambassadeur espagnol à Paris, Tassis, leur signifia que l'affaire ne se ferait pas, ou qu'elle serait espagnole; que le roi y donnerait quatre mille hommes, mais que la saison était avancée, l'Angleterre trop froide, qu'il fallait remettre la partie. Guise sentit très-bien que l'occasion se perdait. Il écrivit au pape que le roi d'Espagne consentait, mais qu'il fallait de l'argent, et il osa faire dire aux catholiques anglais qu'après l'invasion, si les Espagnols ne partaient, lui-même aiderait à les chasser.
Philippe II le connaissait bien. Voilà pourquoi il ne voulait rien faire. Les papiers de Don Juan, trouvés après sa mort et mûrement étudiés, lui avaient trop appris ce qu'il devait penser de Guise. Défiance sage mais qui fit tout manquer.
Guise écrivait au pape le 26 août (1583), et il eût agi en septembre si l'argent fût venu. En octobre, la police anglaise savait tout, on était en armes, l'Angleterre sauvée pour toujours.
Le 18 janvier 1584, Élisabeth chassa de Londres l'ambassadeur d'Espagne Mendoza, un ennemi furieux qui avait été dans tous les complots contre sa vie, et qui couvrait d'une altière attitude sa basse perfidie d'assassin.
L'horizon s'éclaircit; tout tourne à la violence. Philippe II commence dans tous les ports d'Espagne les apprêts gigantesques de l'Armada (De Thou). Le prince d'Orange succombe par ses amis et par ses ennemis. Alençon, créé, sacré par lui duc de Brabant, Alençon qu'il défend contre de trop justes soupçons, fait l'odieuse tentative de se saisir d'Anvers et des places principales; ses gentilshommes crient: «Vive la messe! à bas les États!» Ils succombent, sont massacrés. À grand'peine, le prince d'Orange sauve ces misérables de la vengeance du peuple. Son protégé va se cacher en France et meurt submergé dans la boue (10 juin 1584). Orange lui-même était mort de ce coup, comme popularité. Il se réfugie en Hollande, où Balthasar Gérard, spécialement prêché, encouragé par les Jésuites et par Farnèse, le tue d'un coup de pistolet (10 juillet 1584).
Farnèse avait bien calculé le vide immense qu'allait laisser sa mort, et l'embarras de la Hollande, égarée, effarée. Ce trop grand homme avait rempli tout de son activité, habitué tout le monde à se reposer sur sa sagesse. Il meurt, et l'on croit tout perdu. Le pays se remet à un enfant, au petit Maurice, le fils du Taciturne, sombre enfant, très-précoce, plein d'audace, de combinaisons, d'un avenir douteux qui rappelait son père, mais bien plus son aïeul maternel, le dangereux Maurice de Saxe, qui tour à tour servit ou trahit l'Allemagne.
En attendant, Farnèse ne craint plus rien. Il s'établit en tous sens sur l'Escaut. Il a le temps pour tout. Il enveloppe Anvers de travaux gigantesques, et personne ne le trouble. Il creuse tranquillement des canaux pour amener des vivres, des matériaux. Tout le recours des Belges, qui, par une seule flotte de Hollande, eussent forcé, détruit ces travaux, c'est d'aller se plaindre en France, d'aller chercher la force, où? aux pieds d'Henri III!
Hélas! celui-ci eût eu besoin de défenseur, bien loin de défendre personne. Chaque jour plus solitaire, il a pour conseil la Ligue elle-même. Et, que dis-je? sa mère le trahit.
Cela est absurde, incroyable, et cependant certain. De Thou, qui le dit positivement, peut se tromper souvent sur les choses étrangères; il ne se trompe guère sur l'intime intérieur que savait très-bien sa famille.
Catherine n'avait aimé personne qu'Henri III. Mais elle aimait une chose davantage, le pouvoir et l'intrigue. Vieille comme elle l'était, elle les voulait toujours, et détestait les deux vizirs, Épernon et Joyeuse. Cela la rapprochait des Guises. Ceux-ci lui faisaient croire qu'à la mort de son fils ils l'aideraient à mettre sur le trône ses parents de Lorraine. Étrange aveuglement. Cette femme de tant d'esprit ne voyait pas ce que les plus simples voyaient, que les Guises travaillaient pour eux.
Une guerre étrangère eût grandi les vizirs. Une guerre intérieure, qui allait brouiller tout et embarrasser tout le monde, pouvait rendre la vieille dame nécessaire. On serait trop heureux de l'aller chercher, de la prier d'intervenir.
Ainsi, quand ces malheureux Belges, si obstinés pour nous, vinrent la troisième fois se donner à la France, ils trouvèrent presque tout le monde contre eux, le roi tremblant que l'Espagne ne se fâchât; il n'osa les recevoir d'abord, leur fit dire d'attendre à Senlis.
L'Espagne était pourtant fort inquiète. Elle s'engageait alors dans la grande affaire du siége d'Anvers. Vingt vaisseaux de France qui eussent paru dans l'Escaut pouvaient changer toute la situation. Il y eût eu un revirement incalculable. Anvers manqué, Farnèse perdait force, tout lui échappait.
Les Guises aussi étaient très-inquiets. Ils voyaient d'Épernon et Joyeuse gagner beaucoup de terrain. Comment? En faisant justement ce que la royauté fit au siècle suivant avec tant de succès, la conversion et l'amortissement de la noblesse protestante. On ne menaçait pas, on ne violentait pas; mais à tout huguenot qui venait à la cour, on disait d'amitié, tout bas, qu'il n'aurait jamais rien, ne parviendrait à rien, que le roi voudrait faire quelque chose pour lui, mais qu'il ne pouvait rien que pour les catholiques (De Thou, lib. 81).
Donc l'Espagne avait intérêt, et les Guises avaient intérêt à s'entendre et presser les choses. Leur traité se fit à Joinville, 31 décembre 1584.
Le prétexte, religieux et populaire, fut le danger que courait la France catholique si le roi laissait le royaume à un hérétique, au roi de Navarre. Le but ostensible fut d'assurer la succession à un prince catholique, le vieux cardinal de Bourbon, oncle d'Henri IV.
Cet acte d'Union fut la porte par où l'Espagne entra en France.
L'acte était-il sérieux, sincère, excusé par la nécessité religieuse? Le meilleur catholique, le duc de Nevers, ne le crut pas, refusa d'y entrer. Le pape ne le crut pas. Grégoire XIII et Sixte-Quint virent fort bien que ce n'était qu'un acte politique.
Philippe, qui venait de tuer tant de moines en Portugal, et qui offrait sa fille au roi de Navarre, était-il aussi fanatique qu'il le paraissait?
Henri III, contre qui se faisait l'Union, était un très-bon catholique, pénitent des Jésuites. De cœur et de nature, il avait une vive antipathie contre les protestants. Il présentait aux catholiques un titre, certes, grave, ayant plus que personne décidé la Saint-Barthélemy.
Et le roi de Navarre, ce monstre d'hérésie, quel était-il au fond? Un homme d'esprit, infiniment glissant en toutes choses, dont on avait bien vu déjà les faciles revirements; il s'épuisait à dire qu'il ne demandait qu'à s'instruire, que d'avance il se soumettait à ce que déciderait un libre concile, qu'il ne recherchait que la vérité, etc., etc. Il en disait tant, que ses protestants en étaient fort pensifs.
Non, il faut dire la chose comme elle est, l'affaire est politique. Nous avons eu raison de terminer en 1572 les guerres de religion.
Mais, justement au point de vue politique, j'admire une chose, c'est que Philippe II, à cinquante-huit ans, n'ayant qu'un héritier de six, après sa banqueroute, maigre, épuisé, tari, étant depuis vingt ans en travail sans finir rien aux Pays-Bas, ayant mis jusqu'à trois années pour la petite affaire du Portugal, ayant besoin de tant de forces pour faire face à la guerre immense qui lui commençait sur toutes les mers, s'embarquât encore de surcroît dans cette ténébreuse affaire de la Ligue, dont il était bien sûr de ne voir jamais le bout!
Au reste, quand on le voit travailler en même temps tout le Nord, entretenir des pensionnaires pour les élections de Pologne, vouloir employer le Polonais à soumettre la Suède, vouloir s'établir en Danemark, afin de prendre l'Angleterre à revers (Ranke), on est tenté de le croire un peu fou.
Nous avons vu, du reste, la vieille Catherine entreprendre à son compte la conquête du Portugal et des Açores.
Pyrrhus et Picrochole en sont humiliés; Don Quichotte est un sage. Il faut aller aux faiseurs d'or, aux furieux souffleurs, pour trouver des comparaisons.
Ajoutez que Philippe II entrait dans cette folie de la Ligue d'une manière bien peu sensée encore, bien propre à la faire échouer. Il voulait employer les Guises, et il s'en défiait; il avait peur qu'ils ne réussissent trop. Il voulait et ne voulait pas, agissait et n'agissait pas. Un misérable subside qu'il leur donna de cinquante mille écus par mois, assuré pour six mois (en tout trois cent mille francs), n'était rien pour solder des armées, soutenir un grand parti; c'était assez pour compromettre les Guises, les rendre ridicules par l'hésitation, ou pour leur faire casser le cou.
Les Guises étaient fort riches, ayant entre eux un million de revenu. Affamés par le roi d'Espagne, ils allaient nécessairement être obligés de se ruiner pour le servir. Il y comptait probablement.
Les résultats se virent bientôt. Dès le surlendemain du traité (le 2 janvier 1585), le comité directeur de la Ligue est posé à Paris; il agit, pousse, précipite, crie, achète des armes; tout fermente, bouillonne, dans une agitation furieuse. Le trésorier de la Ligue est celui même de l'Évêché; l'évêque était toujours Gondi, le frère du conseiller de la Saint-Barthélemy. Quel emploi du trésor? L'achat des armes. Déjà on projetait les Barricades.
Ce conseil se tenait ou chez le trésorier, ou bien à la Sorbonne, ou encore aux Jésuites de la rue Saint-Antoine. Les furieux curés de Paris siégent d'abord, avec quelques marchands ruinés. Mais, pour rendre l'appel au peuple plus éloquent, plus significatif, on y joignit des massacreurs connus de 1572. Cela toucha tout le monde; la Grâce agit; les chefs des confréries, appelés au conseil, furent très-dociles, et devinrent, chacun dans leur corps, d'excellents instruments.
Le peuple cependant, le vrai peuple, ne savait rien de tout cela. Les machinistes qui menaient l'affaire agirent, comme en toute bonne tragédie, par les deux moyens d'Aristote, par la terreur et la pitié.
Par la terreur. «Les protestants étaient en marche, arrivaient pour brûler Paris, tuer tout; déjà au faubourg Saint-Germain, dix mille étaient cachés qui repassaient leurs couteaux.» Mais la pitié faisait encore plus que le reste; au cimetière de Saint-Séverin et ailleurs, on exposait de grands tableaux des pauvres martyrs d'Angleterre, avec force détails horribles; des gens étaient là, baguette en main, pour expliquer la chose tout haut, et tout bas ils disaient: «Voilà comme le Béarnais va traiter les bons catholiques.»
Coups violents. Les femmes rentraient en larmes et bouleversées; les hommes ne savaient plus que dire. Une telle émotion du peuple enhardissait le Comité. Il voulait, dès lors, tout finir, enlever Henri III, prendre la Bastille et le Louvre... Et après?... Après, viendrait Guise. Mais il restait chez lui en attendant. Le Comité s'en émerveillait fort. L'ambassadeur d'Espagne, Mendoza, l'appelait à Paris. Le prince de Parme, qui avait sur les bras la gigantesque affaire d'Anvers, le priait, le sommait d'agir. Guise recevait l'argent d'Espagne et ne le gagnait pas.
Tout ce qu'on obtint de lui, ce fut de faire surprendre Toul et Verdun. Cette audace timide eût pu irriter le roi sans l'effrayer, et le pousser à accepter l'offre des Pays-Bas. Les Espagnols poussèrent Guise; ils exigèrent qu'il dressât directement son étendard et marchât vers Paris. Farnèse écrivait coup sur coup à Mendoza, qui disait à Guise: «Il le faut.»
Le 21 mars, il obéit, s'empara de Châlons, commença la guerre civile.
À la nouvelle, le cœur manqua au roi. Il fit venir les Belges, il refusa les Pays-Bas, et les recommanda à la grâce de Dieu.
Guise avait rassemblé la noblesse de Champagne, son frère Mayenne celle de Bourgogne, et le cardinal de Bourbon celle de Normandie. Un solennel appel fut fait, au nom de l'Union, aux parlements, aux prélats et aux villes. Lyon y céda, mais non Marseille, et non Bordeaux. Le duc de Nevers écrivit que sa conscience lui défendait d'armer contre son roi sans une autorité plus haute, et il alla à Rome consulter cette autorité.
Les choses ne se décidant pas plus vivement en faveur de la Ligue, le roi ne se fût pas hâté de traiter s'il eût été soutenu des siens. Mais d'Épernon était malade. Joyeuse craignait d'irriter les catholiques, espérant follement se substituer au duc de Guise. Le roi, seul et embarrassé, avait là fort à point l'inévitable reine mère, qui ne demandait qu'à négocier. Elle trouva tout à coup des jambes; redevenue jeune et leste, elle court à Nemours s'arranger avec Guise. Sa négociation consiste à livrer tout.
Proscription du protestantisme. Désarmement du roi. Pour garantie, des places données à tous et à chacun: à Guise, Toul, Verdun, Châlons; à Mayenne, Dijon, Beaune; à Aumale, à Elbeuf, d'autres places; Dinant au duc de Mercœur. Enfin le futur roi, le cardinal de Bourbon, aura Soissons en attendant Paris (traité de Nemours, 7 juillet 1585). Le roi est chargé de solder les garnisons des places que l'on tient contre lui.
Une chose était plus claire et montrait mieux encore que l'Union n'était pas contre le roi, mais contre la France. Ces admirables citoyens, qui ne parlaient que d'elle, travaillaient pendant le traité à donner à l'Espagnol ce que l'Anglais avait eu si longtemps, un port, une place de débarquement, pour envahir tout droit par le plus court, au plus près de Paris. C'était Boulogne-sur-Mer qu'ils marchandaient. Un prévôt de la ville était gagné; Aumale, le frère de Guise, était aux portes, attendant qu'on ouvrît. Il fut un peu surpris, en approchant, d'être accueilli avec des volées de boulets.
Un homme du roi, qui assistait au conseil ligueur à Paris, avait su tout, révélé tout.
Quand le pauvre roi de Navarre apprit le traité de Nemours, qui mettait Henri III dans les mains de la Ligue, on dit que sa moustache en blanchit en une nuit. Il se croyait perdu.
Il le crut mieux encore quand le pape Sixte-Quint, vaincu par les ligueurs, l'excommunia; dès lors, les catholiques, incertains comme le duc de Nevers, allaient agir avec les Guises. Le tiers parti, il est vrai, faisait des vœux pour lui; le duc de Montmorency, prévoyant bien que la Ligue lui arracherait le Languedoc, s'était uni à lui, et, le 10 août, avait publié un manifeste en commun avec lui et le prince de Condé. Les politiques cependant, parti timide, inerte, n'étaient pas un puissant appui. Il eût succombé, sans nul doute, si l'Espagne eût franchement, fortement secondé les Guises.
Henri de Guise était, comme Don Juan, le martyr de Philippe II. Rien de plus touchant que ses cris de détresse, de famine, à l'ambassadeur Mendoza. Celui-ci le repaît de mots. Tantôt c'est une grande armée que le roi catholique embarque, et ferait arriver si l'on avait Boulogne; tantôt ce sont des fonds qui viennent.
En réalité, rien.
Et la Ligue aux abois n'a nul expédient que de préparer (7 octobre 85), par ordonnance royale, la vente des biens des protestants.
Le roi triomphait tristement de cette misère, comme disant: «Vous l'avez voulu.» Au clergé, à la ville, au parlement, il annonçait que la guerre demandait par mois quatre cent mille écus. Le clergé se vengeait; il le faisait gronder en chaire. On le chapitrait vertement et en face; chaque sermonneur lui prescrivait ce qu'il avait à faire.
Philippe II regardait ailleurs. Toute son attention se fixait sur l'armée anglaise qu'Élisabeth avait enfin donnée aux Pays-Bas, sous le commandement de Leicester. La Ligue, délaissée de l'Espagne, voyait bien que le roi allait finir par s'arranger avec le roi de Navarre. Des deux côtés, à Paris, à Madrid, on se jugeait fort en péril, et, si la Providence avait si à propos appelé à elle le prince d'Orange pour faciliter le siége d'Anvers, il était désirable qu'elle éclaircît de nouveau l'horizon par la mort de la reine d'Angleterre.
Telle était la pensée de Reims. Deux machines s'y préparaient pour accélérer le miracle.