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Histoire de France 1573-1598 (Volume 12/19)

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CHAPITRE XIX
HENRI ET LE ROI DE NAVARRE ASSIÉGENT PARIS.
MORT D'HENRI III.
1589

Dans toutes nos collections de Mémoires, vous chercherez inutilement les meilleurs, ceux d'Agrippa d'Aubigné, œuvre capitale de la langue, âcre et brûlant jet de flamme qui jaillit d'un cœur ému, mais si loyal et si sincère! Vous y chercherez en vain ceux de Duplessis-Mornay, sa vie laborieuse, héroïque et sainte, écrite par une sainte aussi, la pieuse dame de Mornay, écrite en présence de Dieu et pour un enfant, déposition naïve, mais de celles qui emportent la conviction et qui trancheraient tout en justice.

En revanche, vous trouverez tout au long les menteries des secrétaires de Sully, qui lui attribuent tout ce qui se fit, quand à peine il existait.

Vous y trouverez la suspecte Chronologie novenaire du pédant Palma Cayet, ex-précepteur d'Henri IV, écrite sous lui et pour lui, quand la religion du succès l'avait canonisé vivant et déjà érigé en légende. Vous y verrez ce Dieu enfant qui fait leçon à Coligny et qui plus tard éclipse en guerre le génie du prince de Parme.

Ah! pauvre France oublieuse! combien peu as-tu soigné, conservé ta tradition! Combien négligente, insoucieuse, de ton trésor national! J'entends par ce mot ce qui fut toi-même, ta haute vie, aux grandes heures: les martyrs et les vrais héros! Tout cela dans la poussière et jeté au vent... En récompense, les Péréfixe d'Henri IV et les Pélisson de Louis XIV, les dentelles et les perruques de la grande galerie de Versailles, ont rempli toute cette histoire. Plus tard, d'autres hochets sanglants.

Ces réflexions nous viennent à l'avénement d'Henri IV. Car, nous le datons ici, et du vivant d'Henri III. Nous le datons du moment où la France, qui n'en pouvait plus, se tourna vers le Béarnais, où la grande masse nationale, stupéfiée, hébétée par les prêtres et l'Espagnol, se mit à leur tourner le dos et commença à regarder du côté du joyeux Gascon.

Nous trouvons fort dur le mot de Napoléon, qui l'appelle sèchement: «Mon brave capitaine de cavalerie.» Nous trouvons sévère aussi le mot du prince de Parme: «Je croyais que c'était un roi, mais ce n'est qu'un carabin.» Nous dirions maintenant un hussard, bon pour le coup de pistolet.

Ces grands tacticiens italiens ne tiennent pas compte d'une chose: En France, tout est par l'étincelle. Personne ne l'eut plus qu'Henri IV. Un meilleur eût moins réussi. Sa brillante vivacité, qui entraînait tout, le fit fort comme chef de parti, avant de le faire général. Il ne sut pas trop mener les armées, mais il les créait, de son charme, de sa gaieté, de son regard.

Voilà ce que nous devions à la justice. Elle n'est pas facile à trouver dans la limite précise, pour un homme qui a eu la fortune singulière de succéder à une époque de violentes guerres civiles, et qui a été adoré, non-seulement pour ses qualités réelles, mais comme restaurateur de l'ordre et de la paix intérieure. Tout lui fut attribué. Chaque ruine que la société releva, il la releva; il fit tout et créa tout, la France rien. Telle est la justice légendaire et l'idolâtrie stérile, qui attribue tout au miracle, à la chance, au hasard des Dieux.

Ce bien-aimé de la fortune, qui lui dut surtout d'être d'abord si rudement éprouvé, eut aussi ce bonheur insigne de naître, j'ose dire, en pleine flamme, au petit brasier héroïque du protestantisme, serré, refoulé, plus ardent. Du moins, ce parti offrait alors une élite sublime. Si la vertu fut ici-bas, sans doute c'est au cœur de Mornay.

La devise de ces gens-là était la simple et grande parole du prince d'Orange au jour de son adversité: «Quand nous nous verrions non-seulement délaissés de tout le monde, mais tout le monde contre nous, nous ne laisserions pas pour cela (jusqu'au dernier) de nous défendre, vu l'équité et justice du fait que nous maintenons.»

Cependant, de quel instrument ces grands cœurs se servaient-ils? De celui que Coligny fut obligé d'adopter lorsque le parti faiblit, lorsqu'une armée de gentilshommes voulait un prince pour chef. Il trouva à la Rochelle ce petit prince de montagne, Gascon qui ne doutait de rien. Le sérieux et profond regard de Coligny s'y trompa peu; il paraît avoir compris tout ce qu'on avait à craindre du douteux enfant. Il lui refusa de combattre à Montcontour et le fit tenir à distance. Pourquoi? Si l'on eût vaincu avec le petit Béarnais, l'armée des martyrs fût devenue une armée de courtisans; le parti aurait perdu tout son nerf moral. Si l'on était vaincu sans lui, il restait comme ressource. Cela arriva, et le jeune Henri dit qu'il eût gagné la bataille, si on l'avait laissé faire.

Coligny le tint avec lui, lui apprit la patience; la vertu? Non. La créature était d'étrange race, très-ferme comme militaire; pour tout le reste, fluide, aussi changeante que l'eau. «L'eau menteuse», a dit Shakespeare.

Tâchons de saisir ce Protée.

Il était petit-neveu du plus grand hâbleur de France et de Navarre, du gros garçon qui gâta tout. Je veux dire de François Ier.

Il était petit-fils de la charmante Marguerite de Navarre, si flottante dans son mysticisme, qui ne sut jamais si elle était protestante ou catholique.

Son grand-père, Henri d'Albret, qui, sans doute, lisait le Gargantua (paru en 1534), répéta exactement à sa naissance (1553) le récit rabelaisien. Il lui donna du vin à boire et du vin de Jurançon. Pour plaire au grand-père, sa mère Jeanne, en sa douleur, avait chanté un petit chant béarnais à la Vierge de Jurançon.

Et son précepteur assure qu'à la seule odeur du piot, le digne fils de Rabelais se mit à branler la tête. Son grand-père, ravi, lui dit: «Tu seras un vrai Béarnais.»

Il fit effectivement ce qu'il fallait pour le rendre tel. Il défendit qu'on le fît écrire. C'est pour cela qu'il est devenu un si charmant écrivain. Ses billets sont des diamants.

Il n'en eut pas moins une éducation assez forte. Il apprit tout verbalement, le latin par l'usage seul, comme une langue maternelle. Ainsi fut élevé par l'usage, par l'effet de l'entourage, de l'air ambiant, cet autre fils de la nature, le grand paresseux Montaigne. Nulle peine, nulle obligation, fort peu d'idée de devoir.

Son devoir essentiel était de courir les champs, de se battre avec les enfants, d'aller tête nue, pieds nus. Éducation assez ordinaire chez les princes des Pyrénées; on se souvient de Gaston de Foix, le marcheur terrible, qui força ses chevaliers à se faire tous va-nu-pieds à l'assaut de Brescia.

Quand le roi de Navarre, dit d'Aubigné, avait lassé hommes et chevaux, mis tout le monde sur les dents, alors il forçait une danse. Et lui seul, alors, dansait.

Le mouvement, c'était tout l'homme, et de maîtresse en maîtresse et de combat en combat. On lui attribue follement de longues pièces, ouvrages laborieux, éloquents, de Forget ou de Mornay. Il n'avait pas la patience, ni l'haleine; il n'écrivait que quelques lignes (hors de rares occasions), un ordre à quelque capitaine, un rendez-vous, un mot d'amour.

Résumons:

Premièrement, c'était un mâle, et, disons mieux, un satyre, comme l'accuse son profil.

Deuxièmement, un Français, fort analogue à son grand-oncle, un François Ier, mais plus familier, jasant volontiers avec toute sorte de gens.

Troisièmement, c'était un Gascon, avec la pointe et la saillie que cette race ajoute au Français. Il avait extrêmement le goût du terroir, et dégasconna lentement. Ce qu'il en garda le mieux, ce fut la plaisanterie, la sobriété et la ladrerie, trouvant mille pointes amusantes qui dispensaient de payer.

On dit qu'enfant il avait eu huit nourrices et bu huit laits différents. Ce fut l'image de sa vie, mêlée de tant d'influences.

Coligny et Catherine de Médicis furent deux de ses nourrices. Malheureusement il profita bien peu du premier, infiniment de la seconde.

Il n'en prit pas la froide cruauté, mais l'indifférence à tout.

Ce qui trompait le plus en lui, c'était sa sensibilité très-réelle et point jouée, facile, toute de nature. Il avait des yeux très-vifs, mais bons, à chaque instant moites; une singulière facilité de larmes. Il pleurait d'amour, pleurait d'amitié, pleurait de pitié, et n'en était pas plus sûr.

N'importe. Il y avait en lui un charme de bonté extérieure qui le faisait aimer beaucoup. Son précepteur en rapporte une anecdote admirable (peut-être un conte d'Henri IV), mais si bien contée, que je ne puis pas m'empêcher de la reproduire.

Charles IX, près de sa fin, restant longtemps sans sonner mot, dit en se tournant, comme s'il se fût réveillé: «Appelez mon frère.» La reine mère envoie chercher le duc d'Alençon. Le roi, le voyant, se retourne, dit encore: «Qu'on cherche mon frère.—Mais le voici.—Non, madame, je veux le roi de Navarre; c'est celui-là qui est mon frère.» Elle l'envoie chercher, mais dit qu'on le fasse passer sous les voûtes où étaient les arquebusiers. Celui qui le conduisait lui dit qu'il n'avait nulle chose à craindre. Et cependant il avait bien envie de retourner. Par un degré dérobé, il entre dans la chambre du roi, qui lui tend les bras. Le roi de Navarre, ému, pleurant, soupirant, tombe au pied du lit. Le roi l'embrasse étroitement: «Mon frère, vous perdez un bon ami; si j'avais cru ce qu'on disait, vous ne seriez plus en vie, mais je vous ai toujours aimé. Ne vous fiez pas à...—Monsieur, dit alors la reine mère, ne dites pas cela.—Madame, je le dis, c'est la vérité... Croyez-moi, mon frère, aimez-moi; je me fie en vous seul de ma femme et de ma fille. Priez Dieu pour moi... Adieu!»

Les mourants voient très-clair. Effectivement, Charles IX avait vu qu'entre tous ceux qu'il avait autour de lui, celui-ci, seul, était homme.

Revenons. Et voyons-le à ce moment décisif de sa vie, le lendemain de la mort des Guises.

Il en parla sensément, sans vouloir qu'on se réjouît, disant seulement: «J'avais prévu, dès le commencement, que MM. de Guise n'étaient pas capables de remuer telle entreprise, ni d'en venir à la fin sans le péril de leur vie.»

Un mois après, il fait venir Mornay, le mène seul à sa galerie et lui dit que, de toutes parts, on l'appelle, on lui fait des propositions; les bourgeois, même catholiques, voulaient lui ouvrir leurs villes.

«On veut me livrer Brouage. Et d'autres me proposent Saintes. Qu'est-ce que vous me conseillez?

—Sire, dit Mornay, ce sont là de belles choses. Mais elles vous prendront deux mois. Et cependant se perd la France!... Pensons donc à la sauver. Si j'étais à votre place, je marcherais droit à la Loire avec tout ce que j'aurais de force. On vous a parlé de Saumur. Si cette chance vous favorise, vous avez le passage du fleuve; sinon, vous aurez les villes jusque-là. Le roi, pris entre deux armées, et ne pouvant résister, s'accordera avec celui qu'il a le moins offensé, c'est vous.»

Le roi fut charmé du conseil, mais il en sentait si peu la portée, qu'il se laissa persuader, au lieu de traiter avec le roi de France, de traiter avec un lieutenant du capitaine de Saumur, qui parlait de vendre la place.

Idée, à vrai dire, pitoyable dans l'héritier de la couronne, qui devait trouver son compte à se rapprocher du roi. Mais Mornay l'en fit rougir et écrivit (le 4 mars), en son nom, un manifeste éloquent et pathétique, un manifeste de paix. Il y rappelle sans orgueil que dix armées en quatre ans ont été levées pour l'exterminer et qu'elles se sont dissipées, sans rien faire que ruiner le royaume. Il y parle avec une modération magnanime du sort des Guises, avec une douleur sentie des maux universels, plus douloureusement encore de la nécessité qu'il a d'avoir toujours les armes à la main. Il demande la paix, mais solide, avec le respect de l'honneur, de la conscience.

Le roi fut d'autant plus touché, que le roi de Navarre était le plus fort, qu'à Loudun, à Thouars, à Châtellerault, les catholiques l'appelaient, lui ouvraient les portes. Un frère de Mornay vint d'abord de la part d'Henri III, puis, madame Diane, sa sœur naturelle. Le roi de Navarre marchait toujours, il était à trois lieues de Tours, où était le roi. Celui-ci hésitait encore, craignant surtout le légat, qui négociait pour lui avec la Ligue. Mais cette négociation n'arrêtait guère les ligueurs, qui se mettaient en devoir d'avancer et de le prendre. La peur, qui est, dit l'Écriture, le commencement de la sagesse, le fit sage enfin; décidément il appela le roi de Navarre.

L'entrevue, non pas des rois, mais des deux armées, des deux Frances, eut lieu sur les bords d'un ruisseau, à trois lieues de Tours. Les uns et les autres, huguenots, catholiques, réconciliés sans traité, sans savoir la pensée des rois, se rapprochèrent, débridèrent leurs chevaux et les firent boire au même courant. Ces nouveaux amis étaient ceux qui, depuis vingt ans, se faisaient si âpre guerre, qui avaient tant souffert les uns par les autres. Leurs familles exterminées, leurs maisons ruinées, leurs personnes usées, vieillies, les plaies du corps, les plaies du cœur, tout disparut en ce moment. La Saint-Barthélemy elle-même pâlit dans les souvenirs. Qui s'en serait souvenu en voyant le colonel général de l'infanterie du roi de Navarre, M. de Châtillon, fils de l'amiral, le plus ferme dans la guerre et le plus ardent pour la paix? Noble et vénérable jeune homme qui, dans ce moment solennel, influa plus qu'aucun autre, commanda, par son exemple, l'oubli magnanime, immolant ce grand héritage de deuil dont son cœur avait vécu, donnant son père à la Patrie!

Il était le fils de cette femme admirable (la première de Coligny), qui, d'un mot, le précipita à prendre la défense de ses frères égorgés, à supprimer les délais: «Ne mets pas sur ta tête les morts de trois semaines.» (1562.)

Je ne passerai pas ce moment sans dire un mot de cette famille tragique. La seconde femme de Coligny, martyre dans un cachot de Nice, y resta trente ans prisonnière, immuable dans sa foi. Les quatre neveux de l'amiral, fils de Dandelot, périrent dans une même année, de blessures et de misère (1586), et furent enterrés ensemble à Taillebourg. Le fils, enfin, de Coligny, Châtillon, dont nous parlons, déjà vieux soldat, meurt à trente-quatre ans (1591). Il laisse un enfant qui, lui-même, avant vingt ans, sera tué sous le drapeau tricolore de la république de Hollande.

Revenons. Il fut convenu (3 avril) qu'on donnerait aux huguenots pour sûreté et pour passage la ville de Saumur. Mais, quand le roi voulut la donner, il ne l'avait pas. Le capitaine de la place en voulait de l'argent, qu'aucun des deux rois n'avait. Des deux côtés, ce furent les officiers huguenots et catholiques qui se cotisèrent pour acheter Saumur. On y mit l'homme qui donnait même confiance aux deux partis, l'irréprochable Mornay.

Cette union inattendue donnait au parti royaliste une force redoutable. Les ligueurs, qui semblaient maîtres de la meilleure partie du royaume, n'en sentaient pas moins leur infériorité. Ils imploraient à grands cris le secours de l'Espagnol. Mayenne, n'ayant pas de réponse à sa lettre du 28 janvier, écrit de nouveau à Philippe, le 22 mars. Il lui dit, pour le piquer, qu'Élisabeth va secourir le roi de Navarre. Mais Philippe ne bouge pas. Le 12 avril, il écrit à Mendoza qu'il suffit d'animer les catholiques, «avec toute finesse, toute dissimulation». Ce qui le rendait si lent, c'était la sage opposition du prince de Parme qui, déjà embarrassé à défendre les Pays-Bas contre la Hollande, craignait extrêmement d'être engagé par son maître dans la grande affaire de France.

Une chose met dans tout son jour la faiblesse des ligueurs, c'est qu'en Normandie leur homme, le comte de Brissac, hors d'état de résister, imagina d'appeler à son aide les Gaultiers. On nommait ainsi des bandes de paysans qui s'étaient armés, non pas pour la Ligue, mais contre les soldats pillards de tous les partis. Le secours de ces pauvres diables fut inutile à Brissac; il les jeta en avant, ne les soutint pas; ils furent massacrés.

Le 30 avril, un mois après le traité signé, Henri III flottait encore, entouré des pestes de cour, de Villeroy, d'O, d'Entragues, qui avaient peur et horreur de la réconciliation de la France. Au contraire, Aumont, Crillon, le suppliaient de voir le roi de Navarre. Pendant ce débat pour et contre, il arrive et le voici.

Si nous en croyons De Thou, la chose avait été surtout préparée par Châtillon, par celui à qui la réconciliation dut coûter le plus. Je le crois. Sur les beaux portraits gravés que j'ai sous les yeux, sa figure mélancolique dit assez ce grand sacrifice.

Le roi de Navarre aussi fut admirable comme fermeté courageuse et vive décision d'esprit. Les conseils de femmelettes et de courtisans, les avis de ceux qui voulaient qu'il amenât toute une armée, il les rembarra loin de lui par quelques mots de bon sens. Il se recommanda à Dieu, et, sans hésiter, s'engagea avec sa noblesse sur cette pointe étroite et dangereuse que fait le confluent de la Loire et du Cher, près du Plessis-lez-Tours. Il était fort désigné. Seul, il avait un panache blanc; seul, un petit manteau rouge qui ne couvrait pas trop bien son pourpoint usé par la cuirasse et ses chausses de couleur feuille morte. Petit, ferme sur ses reins, la barbe mêlée, avant l'âge, de quelques poils gris, la figure très-énergique, d'un profil arqué fortement, où la pointe du nez tendait à rejoindre un menton pointu, c'était l'originale figure du parfait soldat gascon.

Henri III venait d'entendre vêpres aux Minimes du Plessis et se promenait dans le parc, quand on l'avertit. Une grande foule des campagnes se précipitait, et les arbres mêmes étaient chargés d'hommes. Pendant quelques moments, les rois se virent, sans pouvoir s'approcher, se saluant, se tendant les bras. Enfin ils se rejoignirent, et le roi de Navarre se jeta à genoux avec un mot pathétique et flatteur: «Je puis mourir, j'ai vu mon roi.» Tous s'embrassèrent pêle-mêle, huguenots et catholiques, sans distinction de parti, d'armée et de religion. Il n'y avait plus que des Français.

Le lendemain matin, le roi de Navarre alla voir le roi de France avant son lever, tout seul, n'étant suivi que d'un page.

Le bienfait de cette alliance fut senti bientôt. Le roi de Navarre, qui n'obtenait rien que par sa présence, était allé un moment vers le Poitou pour faire avancer les siens. Épernon était à Blois, Montpensier ailleurs. Henri III avait peu de monde à Tours. Mayenne fut averti par un président qui était avec le roi, mais homme de la maison de Guise, ancien chancelier de Marie Stuart.

Une belle nuit, voilà Mayenne qui, avec sa cavalerie et tout ce qu'il a de plus leste, fait d'une traite onze lieues. Le matin il apparaît à Saint-Symphorien, le faubourg de Tours au nord de la Loire, qui tient à la ville par le pont. Le roi, justement, y avait été conduit par les traîtres pour voir les travaux de défense. Un meunier le reconnaît à son habit violet, lui dit: «Sire, où allez-vous? Voilà les ligueurs!»

L'attaque commence; il était dix heures du matin. Les ligueurs ont un grand avantage. Crillon entreprend de les déloger, n'y parvient pas, est blessé, rentre presque seul, ferme de ses mains les portes. Cependant le roi de Navarre, qui n'était pas encore loin, est averti. Il envoie quinze cents arquebusiers, qui, le soir, sous Châtillon, arrivent dans Tours. Ces nouveaux venus, sans se reposer, vont fondre sur les ligueurs. «Braves huguenots, disaient ceux-ci, ce n'est pas à vous que nous en voulons, c'est au roi qui vous a trahis, qui vous trahira encore.» Nulle réponse qu'à coups de fusil.

Le roi voulut sortir de Tours; il alla se montrer au feu dans son habit violet. Mais il n'osait y envoyer tout ce qu'il avait de forces, pensant que Mayenne avait beaucoup d'amis dans la ville. On ne reprit pas le faubourg. Les huguenots, ayant perdu un tiers de leurs hommes, repassèrent le pont sous le feu des ligueurs, mais lentement et à petits pas. Crillon, qui s'y connaissait, se déclara, depuis ce jour, «passionné pour les huguenots.»

D'eux-mêmes, les ligueurs s'en allèrent, laissant au faubourg une trace terrible de leur passage. Cette nuit, le duc d'Aumale et autres chefs avaient couché dans l'église, et l'avaient salie d'une scène infâme et épouvantable.

Repoussée à Tours, la Ligue le fut plus rudement encore à Senlis, qu'elle assiégeait. Deux chefs, Aumale et Menneville, étaient allés fortifier l'armée assiégeante. Ils amenaient avec eux, avec force cavalerie, des canons et douze cents bourgeois parisiens. L'aventurier Balagny, qui s'était fait prince de Cambrai, leur avait amené encore, en pillant tout le pays, quelques milliers d'hommes. Mais le duc de Longueville, La Noue, et nombre de seigneurs, furieux du pillage de leurs vasseaux, tombent sur cette grosse armée, la mettent en pleine déroute, Menneville tué, Aumale éperdu qui se cache à Saint-Denis; Balagny court jusqu'à Paris. Le ridicule fut immense, la perte aussi. Paris en pleura tout haut, rit tout bas; il en fut fait des chansons, une pleine de verve: «Il n'est que de bien courir...»

En récompense de sa fuite, on fit Balagny gouverneur de Paris. C'était la confier à l'Espagne. Il était parfait Espagnol.

Le roi cependant avait réuni ses forces, et arrivait devant Paris. Le très-habile Sancy, envoyé par lui sans argent aux Suisses, leur avait persuadé de lever des troupes contre la Savoie, puis leur avait fait sentir que, si le roi était vainqueur, il les garantirait mieux de leur ennemi le Savoyard qu'ils ne le faisaient eux-mêmes. Il amena cette grosse armée, quinze mille Suisses, au roi, qui déjà, par Épernon, Montpensier et le roi de Navarre, avait presque trente mille Français. Et le plus beau, dans cette armée, n'était pas le nombre, c'était l'union. Il semblait que toutes les vieilles haines eussent cessé par enchantement.

Mayenne, au contraire, fondait, se perdait, venait à rien. Il appelait les Espagnols, les Allemands, les Lorrains, et rien n'arrivait. Il n'avait plus que huit mille hommes; puis cinq mille, dit-on; et, de ces cinq mille, beaucoup commençaient à regarder par quelle porte ils sortiraient.

Les ligueurs avaient tout à craindre. Henri III sur son chemin s'était montré impitoyable pour les villes qui résistaient. On dit que, du haut de Saint-Cloud, regardant Paris de travers, il avait dit: «Cette ville est grosse, beaucoup trop grosse; il faut lui tirer du sang.»

Cependant, une grande partie de Paris, la majeure peut-être, était fort contraire à la Ligue. On commençait à parler très-librement dans les rues.

Il y avait nombre d'hommes marqués par les Barricades, par l'attaque projetée du Louvre, par tout ce qui se fit depuis, qui se sentaient bien mal à l'aise. Les moines mêmes, avec leur tonsure, n'étaient pas trop rassurés; beaucoup portaient le mousquet. Le sort du cardinal de Guise les faisait fort réfléchir sur l'inefficacité du privilége de clergie.

Dans le Paris du Midi, celui des couvents et des séminaires, on disait tout haut qu'il fallait un miracle, un grand coup de Dieu. Plusieurs moines prêchaient le miracle, entre autres le petit Feuillant, qui, peu après, envoya un assassin au roi de Navarre. Trois jeunes gens, dit-on, juraient qu'ils imiteraient Judith, et que le nouvel Holopherne ne périrait que de leur main.

Si l'on en croit la duchesse de Montpensier, sœur des Guises, ce fut elle qui détermina la chose et la fit passer des paroles à l'acte. Cette dame était logée rue de Tournon, au Pré-aux-Clercs, au passage des descentes tumultuaires que les écoles et séminaires faisaient souvent de la montagne (voir septembre 1561). De là, elle était à même, sans sortir et de son balcon, de passer les grandes revues. Et sans doute ces fanatiques, qui, après tout, étaient jeunes et hommes, s'enivraient du regard d'une grande princesse, sœur des héros et des martyrs. Elle avait déjà trente-sept ans, mais la passion la relevait; elle ne pouvait manquer d'être puissante par la colère, le désir et la peur, belle de la beauté des furies.

Il y avait parmi les trois, un jeune imbécile dont tout le monde riait. «Je l'ai vu, dit Davila; ses confrères, les Jacobins, s'en faisaient un jeu. Ils l'appelaient, par ironie, le capitaine Clément.» C'était un moine bourguignon fort charnel, qui, en province, avait eu le malheur de faire un gros péché de couvent; et c'est pour cela sans doute qu'on avait trouvé bon de le perdre à Paris, où tout se perd. Le prieur d'ici lui dit que, pour un si grand péché, il fallait faire un grand acte. On assure qu'ils exaltèrent son faible cerveau par une nourriture spéciale, comme on avait fait jadis pour préparer Balthasar Gérard, l'assassin du prince d'Orange.

Clément était un paysan. On ne craignait pas d'employer avec lui les moyens les plus grossiers. On lui donna des recettes pour être invisible. Et, pour en prouver l'efficacité, ses confrères restaient devant lui et le heurtaient au passage, affectant de ne le point voir.

On le fit passer aussi par une épreuve très-forte pour une tête chancelante. C'était de le faire jeûner et de le tenir longtemps dans ce qu'ils appelaient la chambre de méditation, toute peinte de diables et de flammes. On le prit, tout à la fois, par l'enfer, par le paradis; je veux dire par la princesse, qui, dit-on, voulut le voir, et lui parla un langage à mettre hors de lui un homme jeune, charnel, un peu fou. Elle lui dit que sa fortune était faite, qu'on le ferait prisonnier sans doute, mais qu'on n'oserait pas le tuer, parce que, le jour même, on s'assurerait de cent têtes de modérés qui répondraient pour la sienne; alors qu'il faudrait bien le rendre, qu'il aurait tout ce qu'il voudrait, le chapeau de cardinal. Et ce n'était pas le meilleur.

Une princesse ne ment jamais. Il avala tout cela. Il acheta un beau couteau neuf, à manche noir. Il se procura deux lettres de royalistes pour lui servir de passe-port. Le soir du 31 juillet, il s'achemina vers Saint-Cloud.

Arrêté, puis introduit, on lui dit qu'il était tard. Le procureur du roi, La Guesle, le garda. Il soupa bien, dormit mieux, et, le lendemain, mardi 1er août, à huit heures, La Guesle le conduisit au roi.

«Il étoit environ huit heures du matin, dit Lestoile, quand le roi fut averti qu'un moine de Paris vouloit lui parler; il étoit sur sa chaise percée, ayant une robe de chambre sur ses épaules, lorqu'il entendit que ses gardes faisoient difficulté de le laisser entrer, dont il se courrouça et dit qu'on le fit entrer; et que, si on le rebutoit, on diroit qu'il chassoit les moines et ne les vouloit voir. Incontinent le Jacobin entra, ayant un couteau tout nud dans sa manche; et, ayant fait une profonde révérence au roi, qui venoit de se lever et n'avoit encore ses chausses attachées, lui présenta des lettres de la part du comte de Brienne, et lui dit qu'outre le contenu des lettres, il étoit chargé de dire en secret à Sa Majesté quelque chose d'importance. Lors le roi commanda à ceux qui étoient près de lui de se retirer, et commença à lire la lettre que le moine lui avoit apportée, pour l'entendre après en secret. Lequel moine, voyant le roi attentif à lire, tira de sa manche son couteau et lui en donna droit dans le petit ventre, au-dessous du nombril, si avant, qu'il laissa le couteau dans le trou; lequel le roi ayant retiré à grande force, en donna un coup de la pointe sur le sourcil gauche du moine, et s'écria: «Ha! le méchant moine, il m'a tué!»

Le moine avait tourné le dos et regardait la muraille. Le procureur général (fort étrange magistrat), portant l'épée comme chargé de la justice du camp, lui passa cette épée au travers du corps, et d'un même coup tua le procès qui eût compromis les moines et sans doute de grands personnages.

Le roi de Navarre, averti, vint, et trouva le blessé en situation assez bonne, qui avait écrit pour rassurer la reine. Il retourna à son camp. Mais, pendant la nuit, la réalité se fit jour. Les médecins dirent qu'il avait peu d'heures à vivre. Il se confessa, fit entrer toute la noblesse, et les exhorta à se soumettre au roi de Navarre, qui ne tarderait pas à se convertir. Il expira (le 2 août 1589). Dernier des Valois, il laissait le trône aux Bourbons.

CHAPITRE XX
HENRI IV—ARQUES ET IVRY
1589-1590

Quand le nouveau roi de France entra, les yeux pleins de larmes, dans la chambre mortuaire, «au lieu des Vive le roi! et des acclamations ordinaires, il trouva là, le corps mort, deux Minimes aux pieds, avec des cierges, faisant leur liturgie, d'Entragues, tenant le menton. Mais tout le reste, parmi les hurlements, enfonçant leurs chapeaux ou les jetant par terre, fermant le poing, complotant, se touchant la main, faisant des vœux et promesses, desquelles on oyoit pour conclusions: «Plutôt mourir de mille morts!»

Il n'y eut jamais un pareil avénement.

Le jour même, pour comble de mauvais augure, pendant que le mort était encore là, un combat eut lieu entre un huguenot, un vaillant homme de guerre, et un très-adroit ligueur. Celui-ci avait dit: «Je lui mettrai la lance dans la visière.» Il le fit comme il le disait. L'autre tomba roide mort.

Pendant l'agonie du roi, les grands seigneurs catholiques n'avaient pas perdu de temps à pleurer. Ils s'étaient tous arrêtés à ne pas reconnaître le roi de Navarre.

Pourquoi? Outre sa naissance, il avait pour lui la désignation, l'adoption d'Henri III, ses dernières paroles. S'il n'était pas catholique, il s'était mis entièrement dans la main des catholiques. On ne voyait qu'eux autour de lui, si bien que beaucoup de huguenots l'avaient abandonné. De longue date, à mesure qu'il avançait au Nord, la noblesse protestante du Midi le délaissait. Dès 1587, à Coutras, il avait déjà fort peu de Gascons; sa force était dans les nobles de Poitou et de Saintonge. Enfin, ayant passé la Loire, ses Poitevins furent recrutés par des Bourguignons, des Bretons, par quelques Picards, Champenois, Normands, hommes isolés dans ces provinces redevenues catholiques.

Nul prétexte à la défection. Ces catholiques trahissaient gratuitement celui qui n'avait rien fait que de les préférer aux siens et de les aider admirablement par de vaillants coups de main, par exemple, celui qui sauva le roi à Tours.

Pour couvrir leur ingratitude, ils avaient besoin de jouer les fervents catholiques. Voilà pourquoi, devant le mort, ils donnaient cette comédie.

Creusons la situation, et disons là comme elle est, comme elle va se révéler bientôt, quand ces gens se vendront au roi. La France, en ce moment morcelée en provinces que les gouverneurs s'étaient impudemment appropriées, la France était réellement dans la main de douze coquins.

Ces rois n'avaient garde d'accepter un roi.

Ils avaient horreur d'un roi pauvre. Le Béarnais, pauvre comme Job, n'eût pas pu porter le deuil d'Henri III si Henri lui-même n'eût été en deuil. Dans son pourpoint violet, il se fit tailler le sien, le rogna, étant plus petit. Sur les épaules du nouveau roi, chacun reconnut l'habit de l'ancien.

Il ne payait pas de mine. On voyait pourtant fort bien que c'était un capitaine, un ferme soldat. Ils auraient bien mieux aimé un énervé comme Henri III. Ils faisaient semblant de le mépriser, en réalité le craignaient.

La dispersion, la guerre civile, leur étaient bonnes pour que chacun d'eux s'affermît dans sa maison. Ils appelaient déjà ainsi leurs gouvernements, leurs grandes villes capitales de provinces, un Lyon, un Rouen, un Toulouse.

Finalement, ils calculaient les chances de la Ligue. Si faible, en ce moment, dans son armée de Paris, elle n'en tenait pas moins une infinité de villes. L'argent espagnol arrivait déjà. Philippe II, lent, patient, mais fixe comme le destin, faisait alors en Allemagne des levées d'hommes pour Mayenne; et, si ces Allemands ne suffisaient pas, l'invincible armée espagnole du prince de Parme apparaissait dans le lointain comme une réserve de la Ligue.

À cela, ajoutez l'épée suspendue de la Savoie, ajoutez l'argent du pape et des princes italiens que l'Espagnol saurait bien obliger de financer. Élisabeth, au contraire, se faisait prier pour aider très-peu, très-mal, la république de Hollande.

Toutes les chances étaient pour la Ligue, et pas une pour le Béarnais.

Ils résolurent bravement de prendre leur roi à la gorge, de le sommer de se faire catholique sur l'heure, sans répit, sans instruction qui couvrît la chose, qui rendît la conversion décente. S'il refusait, ils se tenaient déliés et le quittaient.

Quoiqu'il y eût parmi eux de fort grands seigneurs, même un prince, celui qui porta la parole pour cette sommation effrontée fut un certain d'O, mignon d'Henri III, insecte de garde-robe, qui avait grossi, engraissé, on n'ose dire comment. Son cynisme audacieux et sa langue de fille publique avaient continué sa faveur. Il avait brillé au conseil comme un gaillard qui avait toujours au sac des expédients et des ressources, des moyens nouveaux de tondre le peuple jusqu'au sang, qui inventait de l'argent pour lui, même un peu pour le roi. Aussi, par un tact propre à ce sage gouvernement, d'O, comme archi-voleur, fut fait ministre des finances. Ce fut cet homme de bien, ce saint homme, qui déclara que sa conscience, la conscience de tous ceux qui étaient là, ne leur permettait pas d'obéir à un roi hérétique.

Le roi pâlit, et ne fit pas, à coup sûr, le discours hautain, hardi, que lui prête d'Aubigné.

Il vit toute leur perfidie, et que la lâcheté qu'on lui imposait ne servait de rien. S'il l'eût faite, ils l'auraient quitté tout de même, converti, mais déshonoré. Il dit qu'il lui fallait du temps, qu'il ne demandait qu'à se faire instruire, que, dans six mois, il assemblerait un concile à cet effet et réunirait les États généraux.

Mais, avant même qu'il fît cette réponse politique, plusieurs, indignés de la bassesse des autres et de leur hypocrisie, se rallièrent d'autant plus à celui qu'on abandonnait. Givry embrassa son genou avec cette vive parole: «Sire, vous êtes le roi des braves et ne serez abandonné que des poltrons.»

Cela ne les arrêta guère. Le majestueux d'Épernon partit le premier pour son royaume d'Angoumois et de Provence, prétextant une querelle avec Biron, disant qu'un homme comme lui ne pouvait faire, sous un tel roi, des campagnes de brigand.

On l'imita. En cinq jours l'armée avait fondu de moitié, et elle fondait toujours. Le roi s'éloigna de Paris, n'ayant que quinze cents cavaliers, six mille fantassins. Il s'achemina vers Rouen, où on lui donnait quelque espoir. Il avait pu, en partant, voir les feux de joie de la Ligue, entendre la terrible explosion, l'immense clameur que souleva la mort d'Henri III. Rien ne put tromper davantage sur le sentiment du peuple. Cependant l'exagération même des ligueurs, l'apothéose bizarre et grotesque qu'ils firent de Jacques Clément, étaient propres à faire douter s'ils étaient aussi fanatiques qu'ils le paraissaient ou qu'ils le croyaient eux-mêmes. Qu'auraient dit de vrais croyants, des chrétiens du XIIe siècle, s'ils eussent entendu les ligueurs dire que ce coup de couteau était le plus grand coup de Dieu après l'Incarnation de Notre-Seigneur, ou bien encore, mettre sur l'autel une trinité nouvelle, les deux Guises assassinés et le moine bourguignon.

Madame de Montpensier, en recevant la nouvelle, sauta au cou du messager: «Ah! mon ami, est-ce bien sûr? Dieu! que vous me faites aise!... Et pourtant je regrette bien qu'il n'ait pas su que c'était moi qui le faisais mourir.» Elle monta en carrosse, alla chercher sa mère à l'hôtel de Guise en criant par les portières: «Bonnes nouvelles! le tyran est mort!» Elle tira parti de sa mère d'une manière bien étonnante, la menant aux Cordeliers, où la vieille dame monta à l'autel, et, des degrés, prêcha le peuple à grand cris et sans pudeur. On fit venir de Bourgogne la mère de Clément; elle logea chez madame de Montpensier, fut bénie, caressée, comblée, adorée; on lui chanta des hymnes, les cierges allumés, comme on eût fait à la Vierge Marie. On célébra «le ventre qui l'avait porté, le sein qui l'avait allaité», etc., etc.

La véhémente duchesse voulait que son frère se fît roi. Chose impossible. Les troupes de Philippe II entraient dans Paris, à savoir, quatre mille Allemands, six mille Suisses. Mendoza, avec cette force, ne l'eût pas souffert, ni peut-être les ligueurs; ils étaient divisés, jaloux. Mayenne prit un moyen d'attendre, ce fut de faire roi un vieillard, le cardinal de Bourbon.

La première chose pour lui était de mériter la royauté, au lieu de la prendre; et, pour cela, il fallait jeter Henri IV à la mer. Il y était acculé, au plus bas. Et jamais, en réalité, son courage ne parut plus haut.

Regardons-le dans ce moment. La légende ici n'est rien que l'histoire, et la fiction n'eût pu ajouter à la vérité.

On lui donnait le sot conseil de s'en aller en Gascogne, ou bien, de solliciter un partage de la royauté avec le vieux cardinal, ou encore de se réfugier en Allemagne, d'attendre les événements.

Il attendit, mais à Arques, l'épée à la main, et, sans s'étonner de la grande meute que la Ligue lançait après lui, il justifia la devise qu'il prit enfant: «Vaincre ou mourir.»

Il semblait qu'il n'eût plus en France que les quelques toises du camp retranché qu'il se fit près de Dieppe, sous le château d'Arques. Roi sans terre, il n'avait plus qu'une armée, plutôt une bande.

L'inaction du Tiers parti, partout muselé, tremblant, l'extrême éloignement des provinces protestantes, le réduisaient à cette extrémité. Si pourtant on eût écarté cette terreur par laquelle la Ligue l'isolait, une grande partie de la France, et déjà la majorité, se serait ralliée à lui.

C'est ce qui fait ici la beauté, le sublime de la situation. Il n'avait rien, il avait tout. Dans sa faiblesse et son petit nombre, il avait, en réalité, la base immense d'un peuple, dont, seul, il défendait le droit.

La Ligue, dans sa fausse grandeur et dans sa force insolente, achetée par l'assassinat, elle n'arrivait à lui, pourtant, qu'avec le secours étranger. Ces drapeaux qui flottaient au vent, c'étaient ceux du roi d'Espagne. Auxiliaires? non, mais déjà les drapeaux de la conquête. Lorsque le légat du pape tâta les chances de Mayenne pour la royauté, Philippe II, très-franchement, dit qu'il réclamait la France comme héritage de l'infante, fille d'une fille d'Henri II, qu'il la croyait reine de droit et reine propriétaire.

De sorte qu'en combattant ces idiots de ligueurs et ce gros Mayenne, Henri IV les défendait eux-mêmes avec toute la France, les préservait de l'étranger et les sauvait malgré eux.

«Mais, dira-t-on, si la Ligue appela l'Espagnol, Henri IV appela l'Anglais.»

Oui, et notez la différence. La Ligue, maîtresse du royaume, en vint à le diviser ou à l'offrir à l'Espagne. Et Henri, maître de rien, n'ayant plus rien en ce monde que son camp entre Arques et la mer, poussé dans l'eau, près d'y tomber, refusa à Élisabeth, dont il attendait son salut, un simple petit papier, la promesse de rendre Calais[12]. Ce Calais qu'il n'avait pas, ce Calais aux mains des ligueurs, il le défendit contre celle qui semblait tenir dans les mains sa vie et sa mort.

Cependant le secours anglais ne venait pas. Le roi appelait à lui un détachement de la Champagne qui ne venait pas non plus. Il avait sept mille hommes en tout, et il allait avoir sur les bras trente mille hommes. Tout le monde le croyait perdu. On était sûr à Paris qu'il serait ramené par Mayenne pieds et poings liés, si bien qu'on louait des fenêtres dans la rue Saint-Antoine pour voir passer le Béarnais. Mais Mendoza assurait qu'on ne le verrait pas passer. Pourquoi? Parce qu'il était tué. Et il l'écrivit à Rome.

Voilà une situation terrible. Il devait être fort ému? Point du tout. Aux portes de Dieppe, où le maire voulait lui faire un discours, il dit avec sa gaieté ordinaire: «Mes amis, point de cérémonies; je ne demande que vos cœurs, bon pain, bon vin, et bon visage d'hôtes.»

Et il écrit à sa maîtresse, Corisande: «Mon cœur, c'est merveille de quoi je vis, au travail que j'ai... Je me porte bien; mes affaires vont bien... Je les attends; et, Dieu aidant, ils s'en trouveront mauvais marchands. Je vous baise un million de fois. De la tranchée d'Arques.»

Le vieux maréchal de Biron, homme de grande expérience, qui dirigeait tout, était sûr de la résistance par le seul choix de ce camp. Il ne voulut pas que le roi s'enfermât dans une place, encore moins dans une mauvaise petite place comme Dieppe. Il choisit cet emplacement, couvert à droite par le canon d'Arques, à gauche et derrière par une petite rivière marécageuse, devant par un bois épais et difficile à passer; le bois passé, on rencontrait une tranchée que fit Biron, en laissant seulement ouverture pour lancer de front cinquante chevaux.

Il y avait encore l'avantage d'isoler dans ce désert une armée douteuse dont un tiers était catholique, un tiers suisse, un tiers huguenot. Des catholiques comme ce d'O dont j'ai parlé tout à l'heure eussent pu tramer dans la ville, comploter, peut-être organiser quelque trahison. Notez qu'ils quittaient à peine les catholiques de Mayenne, et qu'à la première rencontre des compliments s'échangèrent entre gens des deux partis.

Les Suisses très-probablement n'étaient pas payés. Le roi était si pauvre, que le plus souvent sa table manquait; il s'invitait ici et là chez ses officiers, mieux pourvus.

La grosse armée de Mayenne était fort chargée de princes, qui tous avaient des bagages. Il y avait Aumale et Nemours, il y avait le fils du duc de Lorraine, et ce prince de Cambrai, ce gouverneur de Paris. Des troupes de toute nation: outre les Allemands et les Suisses payés par Philippe II, la cavalerie des Pays-Bas et des régiments wallons. La grande affaire qui épuisait l'attention de Mayenne était de nourrir cette armée mangeuse, exigeante. Il lui fallut prendre une à une les petites places de la Seine, pour assurer derrière lui ses convois de vivres, ce qui donna à Biron plus de temps qu'il ne voulait pour se fortifier.

Mayenne arrive au faubourg de Dieppe, et le trouve peu attaquable. Il se tourne vers le camp, veut passer la petite rivière; il y rencontre le roi, qui l'arrête à coups de canon. Enfin, le 21 septembre, par un grand brouillard, il tente le passage du bois. De vives charges de cavalerie se font par l'étroite trouée. Cependant les lansquenets de Mayenne avaient traversé le bois, touchaient le fossé; là, se voyant tout à coup à trois pas des arquebuses, ils se déclarèrent royalistes; si bien qu'on les aida pour leur faire passer le fossé. Biron, le roi, tour à tour, vinrent, et leur touchèrent la main. Il y eut cependant un moment où la cavalerie de Mayenne pénétra jusque dans le camp. Ces lansquenets, trop habiles politiques, se refirent ligueurs à cette vue, tournèrent contre les royalistes. Il y eut un grand désordre. Biron fut jeté à bas de cheval. Un de ces perfides Allemands présenta l'épieu à la poitrine du roi en lui disant de se rendre. Telle était sa force d'âme et sa douceur naturelle, même dans cette extrême crise, que, sa cavalerie venant pour sabrer le drôle, il dit: «Laissez cet homme-là.»

Le roi jusque-là n'avait pas fait usage des huguenots; il les tenait en réserve. Il dit au pasteur Damours: «Monsieur, entonnez le psaume!»

Ce chant des victoires protestantes, qui, dans ce temps, sauva Genève de l'assaut du Savoyard, qui, plus tard, fit les camisards si fermes contre les dragons, ce chant, que nos régiments ont si glorieusement chanté, et en Hollande, et en Irlande, où fut encore une fois tranchée la question du monde, le voici:

Que Dieu se montre seulement
Et l'on verra en un moment
Abandonner la place.
Le camp des ennemis épars
Épouvanté de toutes parts
Fuira devant ta face.
On verra tout ce camp s'enfuir,
Comme l'on voit s'évanouir
Une épaisse fumée;
Comme la cire fond au feu,
Ainsi des méchants devant Dieu
La force est consumée.

(Psaume LXVIII.)

Le fils de Coligny, Châtillon, avec cinq cents vieux arquebusiers huguenots, prit de côté les ligueurs; les lansquenets furent écrasés, et la cavalerie refoulée. Le brouillard, à ce moment, se leva. Le château d'Arques, qui jusque-là n'osait tirer, commença à parler d'en haut; quelques volées de boulets saluèrent l'armée de la Ligue; le soleil avait reparu et la fortune de la France.

Au moment où Mayenne se décourageait et se retirait, se couvrant d'un régiment suisse et d'une forte cavalerie, Biron s'avisa de lui mettre au dos quelques pièces de canon qui le suivirent de très-près, et mordirent dans ce carré un cruel morceau, quatre cents hommes, des meilleurs.

Mayenne alors en vint à Dieppe. Mais on n'avait plus peur de lui. Sa prudence, ses haltes fréquentes, si contraires au génie français, faisaient l'amusement d'Henri IV. Il se jeta dans la place, et il y parut à la vigueur des coups. Biron, tout vieux qu'il était, sort avec des cavaliers. Mayenne croit pouvoir le couper; mais la cavalerie s'ouvre: deux couleuvrines attelées paraissent et tirent à bout portant. Un corsaire normand (Brisa) avait imaginé la chose: c'était déjà l'artillerie légère du grand Frédéric.

Mayenne était déjà si malade de sa déconvenue, qu'il n'osa pas se montrer à Paris. Il s'en alla à Amiens, se rapprocher de ses maîtres, les Espagnols, et recevoir un secours que lui envoyait le prince de Parme. Son armée lui échappait, s'en allait à la débandade. Après ce secours, il se trouva plus faible qu'auparavant.

Le roi n'était pas bien fort. De grandes jalousies divisaient sa petite armée. Les catholiques, plus nombreux, y opprimaient les huguenots. Leur haine paraît dans leurs écrits. Le bâtard de Charles IX (Angoulême), qui a laissé un récit de la bataille, supprime la part des huguenots, bien attestée cependant par le catholique De Thou, aussi bien que par d'Aubigné. À Dieppe, où ils essayèrent d'avoir un prêche, les catholiques d'O, Montpensier, ameutèrent contre eux les Suisses, vinrent troubler les huguenots; plusieurs furent battus et blessés. Le roi, les larmes aux yeux, les emmena avec lui, et ils allèrent chanter leurs psaumes en plein champ.

Ce fut pour lui un grand secours moral, contre les siens mêmes, de recevoir d'Élisabeth quatre mille protestants anglais, écossais. Les catholiques se moquèrent du costume des montagnards d'Écosse. Mais la majorité dès lors n'en était pas moins changée, et les protestants plus nombreux. Henri saisit l'occasion, alla dîner sur la flotte, fut salué du canon de tous les vaisseaux. À chaque toast, l'artillerie tira. Cette bruyante et éloquente reconnaissance d'Henri IV dut avertir les malveillants. Ils sentirent que le Béarnais, avec son pourpoint percé, n'en avait pas moins de fortes racines, que l'Angleterre, l'Allemagne, la Hollande, allaient regarder vers lui.

En réalité, il n'y eut pas de cœur, même chez les nations catholiques, que la petite affaire d'Arques n'intéressât vivement. Telle est la générosité instinctive de l'homme, sa partialité pour le faible héroïque contre le fort. Cela produisit un coup de théâtre bien inattendu. Un allié se déclara pour ce général de bandits (comme l'appelait d'Épernon), un allié catholique, un allié italien, de cette tremblante Italie! Et quel? Le sénat de Venise.

Dans quelle mer de réflexions, dans quel nouveau monde d'idées, cela dut jeter l'Europe!

Quoi! cette sage compagnie, ce gouvernement si parfaitement informé et tellement circonspect, ce gouvernement de vieillards qui a tant à ménager la caducité de Venise, il a risqué ce pas hardi! Le roi d'Espagne est donc bien bas! Ceci donnait la mesure de sa chute depuis l'Armada.

Venise, du jour où elle eut l'imprudence de donner à Philippe la gloire de son règne, la victoire de Lépante, restait triste. Combien plus, lorsque ce roi, ne gardant pas même avec elle les égards qu'on doit aux faibles pour leur laisser croire qu'ils sont forts, saisit et mit dans l'Armada douze vaisseaux vénitiens qui partagèrent le désastre!

D'autant plus ardents furent les vœux de Venise contre la Ligue et l'Espagne, ardents pour les deux rois unis, Henri III et Henri IV. À l'assassinat d'Henri III par un Jacobin, la fureur fut telle à Venise, que le soir de jeunes nobles, rencontrant un Jacobin, le jetèrent dans les canaux. Le sénat, à qui on se plaignit, dit que les religieux ne devaient pas sortir le soir.

Le roi d'Espagne, qui, depuis sept ans, ne daignait pas avoir un ambassadeur à Venise, en envoie un qui, de plus, amène avec lui un légat. Le sénat ne veut rien entendre. Il dit qu'il n'a à consulter que la succession naturelle, qu'il reconnaîtra Henri IV.

Des transports éclatent. On cherche un portrait de ce nouveau roi. Un brocanteur prétend l'avoir; il offre je ne sais quelle toile demi-effacée; on la lave, et c'est Henri IV. Mais chacun veut avoir le sien. On copie, on peint, on barbouille. Les Henri IV sont partout. L'ambassadeur d'Espagne ne sait plus où se mettre pour les éviter. On expose ce nouveau saint sur les portes de Saint-Marc.

La France fut fort surprise de voir un ambassadeur de Venise qui la traversa lentement. Sa venue fut une ère nouvelle. Ce beau salut de l'Italie mettait bien haut Henri IV. Si faible encore, il n'en était pas moins désigné le protecteur de la liberté en Europe contre Philippe II, protecteur des catholiques aussi bien que des protestants. Venise proclamait son grand rôle, son droit et sa raison d'être, la certitude infaillible et la fatalité de sa victoire.

Mayenne avait promis de l'amener à Paris. Mais il y vient de lui-même. Dès octobre, gaiement il arrive, vient faire sa cour à cette ville; il en est, dit-il, amoureux. Il donne une aubade à sa dame. L'ingrate résiste; n'importe. Il ne se décourage pas; c'est le non des belles auquel on ne doit jamais s'arrêter.

D'abord, par une vive attaque, il emporte les faubourgs du sud. Bourgeois, moines armés, se culbutent, s'étouffent à la porte de Nesle, où ils ne peuvent rentrer. La Noue, à cheval, se lance dans la Seine et va pénétrer dans Paris; son bras gauche qu'il n'avait plus, assez mal suppléé par un bras de fer, ne soutient pas bien la bride au cheval; il manque de se noyer.

Cependant le fils de Coligny est maître du faubourg Saint-Germain, l'ancien faubourg protestant. Les psaumes furent de nouveau chantés au Pré-aux-Clercs, comme au premier jour de la lutte, en 1557, il y avait plus de trente années.

Le roi n'emmena son armée que quand elle se fut refaite, enrichie du pillage des faubourgs, entièrement et proprement déménagés et nettoyés. Il alla de là recevoir à Tours l'ambassadeur de Venise. Le grand-duc de Toscane, celui de Mantoue, les Suisses, le favorisaient déjà plus ou moins ouvertement. Le premier s'adressait sous main à De Thou, notre envoyé, pour marier en France sa nièce, Marie de Médicis.

Mais les succès d'Henri IV semblaient devoir être arrêtés. Le prince de Parme, forcé par son maître d'être généreux, avait donné à Mayenne six mille mousquetaires, la fleur de l'armée des Pays-Bas, et douze cents lances wallones sous le fils du comte d'Egmont. Il reçut encore une petite armée de Lorraine. En tout, il eut vingt-cinq mille hommes. Le roi n'avait guère que le tiers. Poussé par Mayenne par l'ouest, il ne voulut pas, cette fois, reculer jusqu'en Normandie. Il fit ferme au couchant de l'Eure, à Ivry, et attendit. Là, point de retranchements, comme à Arques, et devant soi une armée d'Espagne. Cela était fort sérieux. De très-loin, des huguenots vinrent à la bataille, Mornay, entre autres, qui, après, dit au roi: «Vous avez fait, sire, la plus brave folie qui se fit jamais. Vous avez joué le royaume sur un coup de dé.»

Une singularité de cette mémorable bataille, c'est que l'infanterie française y reparaît fort nombreuse. Mais la cavalerie fit tout.

Il était dix heures du matin (13 mars 1590). Il faisait froid et mauvais. Mayenne avait eu la pluie toute la nuit. Le roi, au contraire, avait attendu, dormi, soupé dans les villages voisins.

Henri IV était (comme toujours à de tels moments) d'une gaieté merveilleuse, qui répondait de la journée. Il avait mis sur son casque un énorme panache blanc et un autre gigantesque à la tête de son cheval. Il dit:

«Si les étendards vous manquent, ralliez-vous à ce panache. Vous le trouverez toujours au chemin de la victoire.»

Cette gasconnade, un peu forte, aurait été ridicule, s'il n'avait su que les Suisses de Mayenne disaient, n'étant pas payés, qu'ils ne donneraient pas un coup.

En tête de l'armée espagnole, un moine, avec une grande croix, faisait force signes, ayant promis qu'à cette vue les ennemis se rendraient. L'artillerie le fit détaler. Celle du roi eut un effet terrible. Et, au contraire, celle de Mayenne porta peu sur les royalistes, dont le terrain était plus bas.

D'Egmont alla tête baissée, renversa tout, vint aux canons, et, par bravade, faisant tourner son cheval, donna contre eux de la croupe. Cependant la cavalerie du roi, Biron, Aumont et Givry, tombèrent sur celle d'Egmont et la détruisirent. Les reîtres ne furent guère plus heureux. Après leur charge, ils revenaient se replacer dans les rangs de Mayenne. Mais ces rangs étaient serrés. Ils y jetèrent le désordre. Le roi le vit, et, à ce moment, fondit, enfonça Mayenne et le balaya. Restaient les Suisses, qui n'avaient rien fait et qui se rendirent.

Les reîtres, seuls, furent massacrés en souvenir de leur trahison à Arques. Le roi criait: «Sauvez les Français, et main basse sur l'étranger!»

CHAPITRE XXI
SIÉGE DE PARIS
1590-1592

La mort du roi de la Ligue, du vieux cardinal de Bourbon (9 mai 1590), éclairait la situation autant que la victoire d'Ivry. La Ligue se révéla comme un parti à deux têtes, mais dont l'une, celle des Guises, allait maigrissant. La tête espagnole, au contraire, grossit, grandit, devint la seule. Le clergé, abandonnant son roman toujours avorté d'un capitaine de l'Église, se rallia franchement, nettement à l'Espagne, inscrivit sur son drapeau, comme son but et sa devise, la royauté de l'étranger.

L'Espagnol remplit tout en France. L'ambassadeur ordinaire Mendoza et son second, Ybarra; l'ambassadeur extraordinaire, le duc de Feria, voilà les rois de Paris. Nous allons les voir y frapper monnaie, gouverner et nourrir le peuple; les chaudrons des Espagnols et les sous jetés du balcon, ce sont les moyens éloquents qui convertiront la foule à la royauté de l'Inquisition.

Le légat Cajetano, envoyé par Sixte-Quint, qui le croit très-modéré, devient violent à Paris, pur instrument des Espagnols.

La mort du roi de la Ligue fut sue d'abord des personnes qu'elle intéressait le plus. La mère et la sœur de Mayenne vinrent, palpitantes, l'apprendre à l'ambassadeur Mendoza, qui leur dit froidement «qu'il fallait attendre les ordres du roi d'Espagne.» Alors, ces pauvres princesses coururent au légat, qui dit «qu'on ne pouvait rien faire sans les ordres du roi d'Espagne.»

Philippe II dut se féliciter d'avoir si mal payé ses Suisses. Il avait été battu à Ivry, mais sur le dos de Mayenne. Le Béarnais lui avait rendu le service signalé d'humilier et de ravaler le chef de la maison de Guise.

De toutes parts, la France ligueuse, dans le cours de cette année, se précipita vers l'Espagne. Et, d'elle-même, l'Espagne entrait de tous les côtés.

Le père Matthieu, un Jésuite, était venu assurer les Seize de sa haute protection.

Le frère Bazile, capucin, avait obtenu des troupes espagnoles pour le Languedoc.

Le duc de Mercœur, qui eût été le chef des Guises (à ne consulter que l'aînesse), n'agissait pas avec eux. Seul, retranché dans sa Bretagne, il ne s'adressait qu'à Philippe II, et il en reçut un très-beau secours de deux ou trois mille Espagnols.

La Gascogne le sollicitait pour en obtenir aussi, et disait que, sans cela, «les loups affamés auroient bientôt dévoré les pauvres brebis catholiques.»

Le Parlement d'Aix appela en Provence le duc de Savoie, gendre de Philippe II, et ce prince, gracieusement, se rendit à la requête avec une armée mêlée d'Espagnols et de Savoyards. Aix le reçut, mais non Marseille, qui, sous ses consuls, s'en tint à être Espagnole de cœur.

Admirable unanimité. La France veut être Espagnole, c'est-à-dire ne plus être France.

Les Guises, seuls, en tout cela, ne parlaient pas nettement. Ils auraient voulu de l'argent espagnol plutôt que des hommes. Le duc de Nemours, au nom de la Bourgogne et de Lyon, sollicitait seulement une légère solde pour ses troupes, «une petite somme de deniers.»

Plus tard, Mayenne sollicite de quoi payer une armée française.

On n'attrapait pas ainsi Philippe II.

Il y avait des gens plus francs qu'il écoutait plus volontiers. Par exemple, un Boisdauphin, qui se disait gouverneur de l'Anjou et du Maine, parla intelligiblement. Dans sa petite pétition pour avoir deux mille Espagnols, il dit nettement au roi d'Espagne: «Les provinces et gouverneurs reconnaissent aujourd'hui qu'il n'y a de roi en France que Votre Majesté

Tout à l'heure, au nom de Paris, les Seize en diront autant.

Dès le mois de mars, les ambassadeurs d'Espagne avaient fait crier dans Paris une lettre de leur maître où il ordonnait à l'archevêque de Tolède de dresser un état des bénéfices du royaume pour aviser à soulager les pauvres catholiques de France.

Belle, mais lointaine espérance. Cet enragé Béarnais s'acheminait vers Paris. Déjà il avait pris Mantes. On en répandait mille contes. Le lendemain de sa bataille, il était si peu fatigué, qu'il avait tout le jour joué à la paume. On l'appelait en Gascogne (du nom d'un de ses moulins) meunier du moulin de Barbaste. À Mantes, ce roi meunier fit fête aux boulangers de la ville, qui lui gagnèrent son argent à la paume et lui refusèrent revanche. Toute la nuit il fit faire du pain et le vendit à moitié prix. Les boulangers éperdus vinrent lui offrir sa revanche.

C'était justement par le pain qu'il voulait prendre Paris. Il faisait la guerre aux moulins, aux greniers, aux places d'en haut et d'en bas qui nourrissent la grosse ville. Ce terrible Gargantua, diminué et délaissé d'un grand nombre de ses habitants, avait cependant encore deux cent vingt mille bouches, et, quoique le roi y vînt assez lentement, on y amassa peu de vivres.

La ville, en récompense, était bien pourvue de prédicateurs, riche en sermons. Aux Rose, aux Boucher, étaient venus s'adjoindre les Italiens du légat, qu'on admirait sans les comprendre, le grave Bellarmino, le pathétique et amusant Panigarola qui, avec le petit Feuillant, partageait l'enthousiasme des dames. On assure qu'au début d'un sermon il s'écria: «C'est pour vous, belle, que je meurs...» Et comme toutes se regardaient, il ajouta avec componction: «dit Jésus-Christ à son Église.»

Le 8 mai, le roi commença à tirer contre Paris. Le 14, dans ses murs, commencèrent les processions de l'armée sainte, où les moines, fièrement troussés, le capuchon renversé pour mettre le casque, plusieurs affublés de cuirasse, soufflant sous leurs armes, menèrent la milice bourgeoise. Quelques-uns, non sans tremblement, se hasardèrent à charger et tirer leurs arquebuses pour saluer le légat, ce qui fit un grand malheur; ils tuèrent son aumônier.

Mais, outre ces belles troupes, les ducs de Nemours et d'Aumale, qui commandaient la défense, avaient dix-sept cents Allemands, huit cents fantassins français, cinq ou six cents cavaliers; de plus, un grand nombre d'hommes de la milice bourgeoise qui avaient tout à craindre, si le roi entrait, étant connus et désignés aux vengeances des huguenots ou des royalistes. Henri IV, si clément pour lui-même, livra toujours à la justice ceux qui avaient comploté contre Henri III. Le prieur de Jacques Clément, qui, disait-on, l'avait endoctriné au meurtre, fut jugé, sur la requête de la reine veuve, et, par sentence du parlement de Tours, tiré à quatre chevaux.

Les Crucé, les Bussy-Leclerc, qui, en 87, voulaient enlever le roi et qui, aux Barricades de 88, voulaient le forcer dans le Louvre, auraient fort bien pu aussi être mis en jugement. Et même les vieux massacreurs de 1572 étaient-ils sûrs d'être oubliés? Ceux qui emportèrent les faubourgs après la bataille d'Arques, huguenots pour la plupart, avaient pour cri de combat: «Saint-Barthélemy! Saint-Barthélemy!» Neuf cents bourgeois avaient péri dans cette si courte attaque. Et les faubourgs avaient été si exactement démeublés, déménagés, dépouillés de tout objet petit ou grand, que les royalistes mêmes n'eussent pas voulu voir entrer le roi à ce prix.

Du reste, ce n'était pas avec une si petite armée (douze mille hommes et trois mille chevaux) qu'Henri pouvait prendre cette énorme ville. La mouche, pour rappeler le vieux mot déjà cité, n'avale pas un éléphant.

Mais l'éléphant souffrit beaucoup. En un mois, il eut tout mangé. Il fallut commencer des visites domiciliaires. On fouilla les riches greniers des couvents, malgré l'étrange et plaisante prétention des Jésuites, qui voulaient fermer leurs portes. On dit, au contraire, qu'on ferait sur les religieux ce qu'on fait en mer dans un vaisseau affamé, où l'on mange les plus gras.

On en vint au son d'avoine. On en vint aux chiens, aux chats. L'ambassade d'Espagne frappa des liards qu'on jetait par les fenêtres. Mais on ne mange pas du cuivre. Alors, aux portes de l'hôtel, on fit la cuisine en plein vent. Des marmites gigantesques témoignaient de la charité des Espagnols. Ils soulageaient par aumône ceux qu'ils faisaient mourir de faim.

Le roi serra de plus près. Il prit les faubourgs, les fortifia. Le peuple, qui y allait chercher de l'herbe, fut clos comme dans un tombeau. Lestoile assure qu'on alla jusqu'à faire du pain de la poussière d'os qu'on prenait aux cimetières, qu'un soldat mangea un enfant, qu'une dame dont le fils était mort, le sala, avec sa servante, et qu'elles vécurent quelque temps de cette nourriture.

Nul doute qu'en cette extrémité la ville ne se fût rendue, si elle n'eût été comprimée par une effroyable terreur. Une grande foule s'était portée au parlement pour crier: Du pain! Plusieurs croyaient en profiter pour faire sauter le gouverneur, délivrer la ville. Brisson en savait quelque chose. Il n'y eut pas d'entente, et tout échoua. Plusieurs furent saisis, pendus. Les moines et les massacreurs eussent égorgé le parlement; mais Nemours sentit qu'un tel coup ferait Paris tout Espagnol et mettrait à rien les Guises.

Cependant, des tours, des murs, on voyait flotter la moisson. Les pauvres gens risquaient leur vie pour aller couper des épis. On les battait, on les blessait sans pouvoir les décourager. Henri IV, ici, fut très-beau. Il déclara qu'il prendrait ou ne prendrait pas Paris, mais qu'il laisserait aller tous ceux qui voudraient sortir.

Des foules en profitèrent, trois mille hommes en une fois. Puis d'autres tant qu'ils voulurent, des gens aisés aussi bien que le peuple. Le roi même fit aux princesses la galanterie de laisser entrer des vivres pour elles.

On prétend que ce bon prince, qui ne perdait jamais son temps se désennuyait à faire l'amour à l'abbesse de Montmartre. Puis il transporta ses quartiers à l'abbaye, ou, comme on disait alors, à la religion de Longchamp, autre monastère de filles. Biron disait: «Qui peut encore reprocher à Sa Majesté de ne pas changer de religion?»

Cependant le prince de Parme, qui ne s'amusait jamais, avait, à la longue, terminé ses préparatifs; à l'instante prière de Mayenne et sur l'ordre de son maître, il venait secourir Paris. Malmené par les Hollandais, qui lui avaient pris Bréda, il venait malgré lui en France, n'ayant nulle bonne opinion de cette affaire gigantesque où le chimérique solitaire de l'Escurial le jetait imprudemment. Il avait osé lui écrire: «Vous lâchez la proie pour l'ombre.»

Il fallut bien que le Béarnais laissât son siége et ses abbesses. Longtemps on lui avait fait croire, pour l'amuser et le flatter, que le prince de Parme ne viendrait pas, qu'il enverrait seulement quelque secours. Mais il était venu, il était à Meaux. Et le roi en doutait encore! (De Thou.)

Ce redoutable capitaine avait fait sa marche en vingt jours, traversé le nord de la France dans un ordre admirable. Les soldats espagnols, si indisciplinés sous le duc d'Albe, marchaient en toute modestie sous ce grave italien. C'était une singularité de son génie d'avoir dompté les bêtes féroces; ils en avaient peur et respect comme d'un esprit de l'autre monde. Ces Espagnols, si difficiles, à vrai dire, étaient peu nombreux; l'espagnol d'Espagne était presque un mythe; ce qu'on appelait ainsi, c'étaient des Comtois, des Wallons, surtout des Italiens. Cette diversité de nations, loin de gêner Farnèse, le servait fort; elle les tenait tous en grande humilité sous cette homme ferme, froid, au besoin, cruel. En le voyant si valétudinaire, porté dans une chaise, exécuter pourtant cette triste expédition de France qu'il avait franchement blâmée, toutes ces nations victimes apprenaient la résignation, et, devant ce malade, personne n'eût osé murmurer.

Il suivait strictement l'ancienne discipline romaine, exigeant chaque soir du soldat le travail d'un camp retranché. Au bout de chaque marche, avant tout, on fermait le camp d'une enceinte de chariots, et, si l'on restait, de fossés.

L'armée était une citadelle mouvante. Le général, qui ne dormait jamais, passait la nuit à tout régler pour le lendemain, à recevoir les rapports, les espions. Sans bouger de sa chaise, il savait à toute heure ce qui se passait chez l'ennemi, et chez lui, sous chaque tente.

Il était envoyé pour deux choses, une de guerre, une de politique et de révolution: 1o sauver Paris, détruire la renommée militaire du Béarnais; 2o éclipser, énerver Mayenne, subordonner les Guises, mettre l'Espagnol à Paris.

Henri IV brûlait de combattre. Son armée n'était pas à lui, comme celle de l'autre; elle était quasi volontaire, elle s'était formée pour cette belle affaire de Paris; elle pouvait s'ennuyer, se disperser (ce qui arriva). Il envoya un trompette à Mayenne et à Farnèse retranchés près de Chelles, leur fit dire de sortir de leur tanière de renard, de venir lui parler en plein champ. À quoi l'Italien répondit froidement qu'il n'était pas venu de si loin pour prendre conseil de son ennemi. Peu après, cependant, il dit qu'il donnait la bataille, se mit en marche sans dire son secret à personne. Et, pendant que l'armée royale ne voyait que son avant-garde, pendant que Mayenne bravement menait celle-ci au combat, le centre avait tourné, devenant lui-même avant-garde et tombant sur Lagny, grande position pour la guerre et pour l'arrivage des vivres. Lagny fut emporté sous les yeux d'Henri même, Paris ravitaillé, l'armée découragée, et elle se fondit en partie.

Le duc de Parme n'avait rien fait s'il n'assurait aux Parisiens Charenton et Corbeil. Mais Corbeil l'arrêta longtemps. Cela lui fit du tort. Paris, quelque reconnaissant qu'il fût, trouvait fort dur que ses amis ruinassent les campagnes que l'ennemi, le Béarnais tant maudit, avait épargnées. Corbeil fut pris et mis à sac. Farnèse le livra aux soldats. Il tenait fort l'armée; mais il connaissait cette bête sauvage et ce qu'elle attendait; il la lâchait parfois, lui passait par moments ces horribles gaietés du crime.

Des dames de Paris, qui y étaient réfugiées, en revinrent plus mortes que vives. La pauvre femme de Lestoile, qui venait d'y accoucher, ne put encore être rendue à son mari qu'en payant aux soldats une rançon de cinq cents écus.

L'enthousiasme des Parisiens fut fort calmé pour leurs amis d'Espagne. Toute leur peur était qu'ils ne restassent. Ils prièrent Mayenne de raser les châteaux trop près de Paris. Quand le prince de Parme voulut laisser garnison dans Corbeil, on résista, on lui montra les dents.

Donc, on se quitta sans regret. Les ligueurs, qui avaient cru voir entrer un fleuve d'or et les trésors des Indes avec l'armée d'Espagne, restaient à sec et furieux. Mayenne, qui avait vu de près son odieux auxiliaire, qui sentait bien qu'on n'avait aucune prise sur cet homme de marbre, et qui lui en voulait de l'avoir fait ridicule à Lagny, fut obligé pourtant, dans sa grande faiblesse, d'en accepter trois régiments.

Le prince de Parme s'en alla, suivi de près et harcelé des cavaliers du Béarnais. Il n'était pas à vingt-cinq lieues que celui-ci emporta Lagny et Corbeil. Et Paris n'était guère plus délivré qu'auparavant.

CHAPITRE XXII
AVORTEMENT DES SEIZE ET DE L'ESPAGNE—SIÉGE DE ROME
1591-1592

«Le 20 décembre 1590, mourut à Paris, en sa maison, maître Ambroise Paré, chirurgien du roi, âgé de quatre-vingt-cinq ans, qui, nonobstant les temps, parloit librement pour le peuple. Huit jours avant la levée du siége, M. de Lyon, passant au pont Saint-Michel, étoit assiégé de gens qui lui crioient: Du pain! ou la mort!» Maître Ambroise lui dit tout haut: «Monseigneur, ce pauvre peuple vous demande miséricorde... Pour Dieu! monsieur, faites-la lui, si vous voulez que Dieu vous la fasse. Songez à votre dignité; ces cris vous sont autant d'ajournements de Dieu. Procurez-nous la paix... Le pauvre monde n'en peut plus.»

«En ce même an, mourut au cachot de la Bastille maître Bernard Palissy, prisonnier pour la religion, âgé de quatre-vingts ans. Il mourut de misère et de mauvais traitement... Ce bonhomme en mourant me laissa une pierre qu'il appeloit sa pierre philosophale, qu'il assuroit être une tête de mort que la longueur du temps avoit changée en pierre. Elle est dans mon cabinet, et je l'aime et la garde en mémoire de ce bon vieillard que j'ai soulagé en sa nécessité, non comme j'eusse bien voulu, mais comme j'ai pu... Sa tante, qui m'apporta la pierre, y étant retournée le lendemain voir comme il se portoit, trouva qu'il étoit mort. Bussy-Leclerc lui dit que, si elle le vouloit voir, elle le trouveroit avec ses chiens sur le rempart, où il l'avoit fait traîner comme un chien qu'il étoit.»

Près de cet intrépide Ambroise Paré, près du saint, du simple, du grand Palissy, couchons dans le tombeau deux hommes héroïques:

L'un, l'irréprochable, le bon et brave La Noue, bras de fer, qui, cinquante ans durant, avait combattu pour le droit et la religion, tant souffert! Toujours gai!... Et récemment encore, il avait prédit toute la campagne du prince de Parme. Mais on se moqua du bonhomme.

L'autre, c'est le fils de l'Amiral, assassiné comme son père, non par l'épée, mais par la bassesse, la désolation morale du temps.

Nous l'avons vu admirable soldat et Français magnanime, oublieux de sa grande injure. Il suivait à la fois deux pensées de son père, la guerre sainte et la mer, les colonies de l'Amérique où la guerre devait s'épancher. Il s'était fait mathématicien, machiniste, constructeur de navires, ingénieur militaire, et c'est lui qui prit Chartres encore. Mais plusieurs chagrins le rongeaient. Son fils enfant fut tué en servant la Hollande. Sa maison de Châtillon fut prise et pillée. Enfin au siége de Paris, son jeune frère, nommé Dandelot, fut prisonnier, et tellement caressé par les Guises, qu'il en oublia son nom et son sang, se donna aux tueurs de son père.

Le pauvre Châtillon, assommé de ce coup, avait encore un grand malheur, et le plus grand sans doute, le changement d'Henri IV. Il semble que sa fureur de femmes ait redoublé depuis Ivry, l'ait mis au-dessous de lui-même, tué en lui ce qu'il eut de meilleur. Il souffrait près de lui un voleur connu, d'O, l'âme la plus pourrie de la France. D'O lui fit rappeler l'ombre de Catherine de Médicis, son blême chancelier Cheverny.

Peu après la prise de Chartres, on vint dire au roi que Châtillon était mort. Les larmes lui vinrent: «Et comment?—D'une fièvre, Sire.—Qui la lui a donnée?—Vous, Sire. La dernière fois, vous ne voulûtes lui donner aucun ordre...—Hélas! je l'aimais tant! Il aurait dû me faire parler...»

Mais déjà il avait besoin d'autres serviteurs, de brocanteurs et de marchands pour le grand marchandage et l'achat du royaume.

L'opération était facilitée par l'outrecuidance espagnole, qui voulait faire sauter Mayenne et le rejetait vers Henri IV.

Philippe II, de si loin, voyait très-mal. Ses ambassadeurs, qui vivaient ici en plein volcan, dans la fumée, n'y voyaient guère non plus. Les Seize, les moines et les curés criaient si fort que Mendoza fut trompé et trompa son maître.

On profita d'abord d'une surprise que le Béarnais avait essayée par de faux fariniers qu'il présenta aux portes, pour dire que Paris serait pris, comme l'avait été Corbeil, si l'on ne se hâtait d'y mettre garnison espagnole.

Cette garnison entrée, le duc de Feria dit que le Conseil d'union gênait la liberté, qu'il fallait se fier au peuple. Mais ce peuple, qu'allait-il faire?

Philippe II avait envoyé un Jésuite, le père Matthieu, le courrier de la Ligue, toujours courant, ne débottant jamais. Il arriva au moment où le fils du duc de Guise, échappé de captivité, donnait un espoir nouveau à la Ligue. Les Seize imaginèrent de marier Guise avec l'infante. Ils écrivirent (16 septembre) dans ce sens à Philippe II: «Les vœux des catholiques sont de vous voir, Sire, tenir cette couronne de France. Ou bien, que Votre Majesté établisse quelqu'un de sa postérité, et se choisisse un gendre

Pour faire ce projet, il fallait avant tout terroriser les Français obstinés qui repoussaient le mariage d'Espagne. Toute l'année on prêcha le massacre.

Il y eut là une éloquence nouvelle et inconnue, éloquence canine, plutôt qu'humaine, hydrophobique. Quand prêchait le curé Boucher, plusieurs regardaient vers la porte, craignant qu'il ne finît par sauter de sa chaire, pour prendre un politique et le manger à belles dents.

En conscience, on a fait beaucoup d'honneur à une telle littérature de l'étudier si finement. La science moderne, que rien ne rebute dans ses curiosités, a analysé, disséqué les cancres les plus horribles, les plus hideux insectes. Je le conçois. Mais, dans ces monstres, rien de comparable aux monstruosités, aux baroques et cruelles fureurs des bouffons sacrés de la Ligue.

Le 2 novembre, dans une première réunion, le curé de Saint-Jacques dit: «Messieurs, assez connivé... Il faut jouer des couteaux.» On élut un conseil secret de dix hommes qui décrétèrent, exécutèrent. Ils commencèrent par la vente des biens des suspects. Ils épurèrent le conseil de la ville, frappèrent le parlement.

Le prétexte fut l'absolution d'un suspect. Le même curé de Saint-Jacques s'écrie encore, pour la seconde fois: «Assez connivé, messieurs! il faut jouer des cordes!»

Dans ce conseil des Dix, si choisi et si pur, plusieurs hésitaient cependant. Bussy-Leclerc alla à la Sorbonne, posa le cas, abstrait, et sans nommer; il obtint une approbation. Il la montra avec un papier blanc, qu'il fit signer aux Dix, puis, dans ce blanc, écrivit la mort du président Brisson. Ce fut le curé de Saint-Côme qui porta le papier à l'Espagnol Ligoreto et au Napolitain Monti, et joignit l'approbation de ces capitaines à celle de la Sorbonne.

Brisson ne donnait nul prétexte, sauf quelques paroles légères. On choisit pour l'exécution certain Cromé qui avait contre lui une vieille vendetta de famille; Brisson, jadis, avait plaidé contre son père, qui était un voleur. Cet homme vint lui dire qu'on l'attendait à l'Hôtel de Ville, lui et deux conseillers. Arrivés au Petit-Châtelet, on les y poussa, et à l'instant on les pend tous trois à une poutre de la prison.

C'était entre six et sept heures, le 15 novembre, et il ne faisait pas encore clair. Cromé, la lanterne à la main, conduisit les trois corps à la Grève et les mit à la potence.

Bussy-Leclerc y était, et quand le jour vint, quand il y eut foule, il commença à crier que ces traîtres voulaient livrer Paris, qu'ils avaient force complices, qu'avant le soir on pouvait être quitte de tous les méchants. Les hommes de Bussy, distribués au coin de la place, ajoutaient que c'étaient des riches, que leurs hôtels pleins de biens, appartenaient de droit au peuple.

Mais le peuple ne bougea pas. La place resta morne. Les bras tombaient en voyant le savant et débonnaire magistrat, «l'un des joyaux de la France,» celui qui le premier lui fit un code, pendu, en chemise, au gibet!

Un des Seize, le tailleur La Rue, en fut saisi d'horreur, se déclara contre les Seize, et dit qu'il leur couperait la gorge.

Au défaut d'un grand massacre populaire, le premier soin des meneurs fut d'organiser un conseil de guerre où siégeaient les colonels espagnols et une chambre ardente pour connaître des conspirateurs. Mais cela avorta aussi. Les curés essayèrent en vain d'obtenir l'aveu de la mère des Guises. Elle était trop épouvantée. Loin d'approuver, elle appela son fils, pria Mayenne de venir et de la délivrer.

Il était fort embarrassé, ayant le roi en tête. Mais ses plus grands ennemis étaient les Seize, qui offraient le trône à l'Espagne. Il prit deux mille hommes, accourut, endura aux portes la harangue des Seize, au souper but d'un vin que l'un d'eux lui avait donné. Le 29, le 30, ils étaient tellement rassurés que l'un d'eux dit chez lui et assez haut: «Nous l'avons fait, nous saurons le défaire.»

Le duc avait en face cette grosse garnison espagnole. Et Bussy tenait la Bastille. Mais ses officiers le poussèrent. Le 1er décembre, il prit les canons de l'Arsenal, menaça la Bastille, que de Bussy lui rendit.

Cependant les Seize, alarmés, invoquent les Espagnols, qui ne font pas un mouvement. Cette immobilité encourage Mayenne, qui, le 3, saisit cinq des Seize et les fait étrangler. Cromé se cache parmi les Espagnols.

Ceux-ci avaient manqué Paris. Jamais ils ne s'en relevèrent. Mayenne, qui venait réellement d'y tuer leur parti, les appelait pourtant. Il ne pouvait, sans le prince de Parme, sauver Rouen des mains du roi. Situation bizarre, il négociait avec le roi et avec le prince de Parme, promettait à l'un et à l'autre. Le prince, peu confiant, ne vint le secourir qu'en se faisant payer d'avance. Il exigea, pour arrhes, que Mayenne lui livrât La Fère. Le roi alla reconnaître l'ennemi à Aumale, le 4 et le 5 février. Il approcha très-près et vit avec étonnement l'imposante armée espagnole, l'ordre savant qui y régnait. En tête, dans un petit chariot, le prince de Parme, goutteux, les pieds dans les pantoufles, allait, venait et réglait tout. Ce spectacle l'absorba, l'amusa, si bien qu'il ne s'aperçut pas que la cavalerie légère l'enveloppait. On avait reconnu son panache blanc. Sans le dévouement des siens, plusieurs fois il eût été pris. Il fut blessé légèrement, perdit beaucoup de monde.

L'inquiétude des ligueurs, de Mayenne et de Villars, qui commandait dans Rouen, c'était que les Espagnols ne sauvassent cette ville pour la garder. Villars voulut les prévenir. Par une furieuse sortie, il tua des milliers d'assiégeants. Le prince de Parme, si prudent, voulait avancer, profiter. Mayenne l'en détourna. Il l'occupa à assiéger une petite place de la Somme. Enfin, il le décida à se placer à Caudebec, assurant que le roi, le voyant là, n'oserait continuer le siége. Ce qui arriva.

Mais ce qui arriva aussi, c'est que le roi, se rapprochant, se trouva tenir et Parme et Mayenne prisonniers dans la presqu'île de Caux, entre lui, la Seine et la mer.

Parme fut blessé au bras; Mayenne était malade. Les vivres ne venaient plus. Henri IV se croyait vainqueur; il avait une flotte hollandaise qui était dans la Seine et qui, au premier signe, pouvait le seconder. Le prince de Parme tenta une chose désespérée. Il fit venir de Rouen force bateaux couverts de planches. La Seine, large comme une mer à cet endroit, fut cependant pontée, traversée en une nuit. Les royalistes, en s'éveillant, virent l'ennemi de l'autre côté (20-21 mai 1591).

Farnèse suivit la rive gauche, très-vite, trop vite pour sa réputation. Chose inouïe pour une armée, il fit quarante lieues en trois jours. Paris lui préparait une réception. Mais déjà il était entré sans bruit dans la ville. Il dîna avec le jeune Guise et les princesses. Fort silencieux, il ne dit guère qu'un mot: «Voilà ce peuple calmé. Le reste ne tient à rien. Tout est fini. Dans un moment, vous n'avez plus besoin de nous.»

Il partit et mourut bientôt. L'Espagne n'avait guère réussi, lui vivant. Que fut-ce donc après sa mort? À Paris, elle avait reçu de la faible main de Mayenne un coup terrible qui montrait qu'elle n'avait nulle racine populaire. Le capitan espagnol, naguère si imposant, n'était plus que ridicule.

La conversion du roi était-elle aussi nécessaire qu'on l'a dit généralement? J'en doute. Mais beaucoup de gens y avaient intérêt et y travaillaient, surtout par un prêtre spirituel, Duperron, qui, sur la gloire de cette royale conversion, avait hypothéqué l'espoir d'un chapeau de cardinal.

C'était un chœur universel autour de lui, que jamais il ne serait roi s'il ne se faisait catholique. Son fou, Chicot, le lui disait: «Allons, mon ami, va à Rome, baise le pape, prends un clystère d'eau bénite qui te lave de tes péchés. Le métier de roi est bon; on peut y gagner sa vie... Je sais bien que, pour être roi, tu donnerais de bon cœur les huguenots et les papistes aux protonotaires du diable. Vous autres rois, votre ciel, c'est la royauté. Pour l'honneur divin, autre affaire; vous dites: Dieu est homme d'âge; il saura bien y pourvoir.»

Si intrépide en paroles, Chicot l'était en action. C'était un riche Gascon, très-brave et qui aimait fort à suivre son maître à la guerre. Il lui arriva une fois une aventure amusante; il prit de sa main un prince, un des Guise! Mais vous croyez que Chicot va en tirer une rançon? Point du tout. Il dit au roi: «Mon ami, je te le donne.» Le prisonnier fut si furieux, que du pommeau de son épée, frappé à la tempe, il assassina le fou.

Hélas! il ne restait plus près du roi que Chicot de sage.

CHAPITRE XXIII
MONTAIGNE.—LA MÉNIPPÉE.—L'ABJURATION
1592-1593

Le catholicon d'Espagne, ou la drogue catholique, cette recette admirable pour faire que le blanc soit noir, le grand charlatan espagnol, le petit charlatan lorrain sur son vieux tréteau, toutes ces farces de la Ménippée sont elles-mêmes moins comiques que la réalité du temps. Ce temps défie toute satire; nulle comédie ne peut espérer d'être aussi ridicule que lui.

Le catholicon parut avant le siége de Rouen. À cette fiction dans le genre de Lucien ou de Rabelais, l'histoire, à l'instant, répondit par une réalité bouffonne, celle des États de la Ligue, si grotesques, que les satiriques n'eurent plus à imaginer; ils écrivent ce qu'ils voyaient et se firent historiens.

Les auteurs de la Ménippée, Rapin, Gillot, Passerat, derrière leur masque comique, semblent cacher quelque chose. S'ils dénigrent la drogue du catholicon, c'est visiblement pour vendre leur drogue, qu'ils veulent y substituer. Riraient-ils de si bon cœur, s'ils ne croyaient avoir en poche le remède à tous les maux? Quel? la royauté nouvelle.

Plus vrais encore, historiques sont les Essais de Montaigne! Ils disent le découragement, l'ennui, le dégoût qui remplit les âmes: «Plus de rien. Assez de tout.»

Ce livre, si froid, avait eu un succès inattendu. Il paraît en 1580, naissance de la Ligue. Au milieu de tant de malheurs réels, de tant de fausses fureurs, il se réimprime, il grossit, augmente à vue d'œil en 1582, en 1587, et il est de double grosseur en 1588. Il semble qu'il revienne toujours comme une risée discrète des vaines exagérations, des mensonges frénétiques, de la grotesque éloquence, une satire implicite du prodigieux rictus des aboyeurs catholiques et de l'emphase ridicule du protestant Du Bartas.

Qui parle? C'est un malade, qui, dit-il, en 1572, l'année de la Saint-Barthélemy, s'est renfermé dans sa maison, et, en attendant la mort qui ne peut lui tarder guère, s'amuse à se tâter le pouls, à se regarder rêver. Il a connu l'amitié; il a eu, comme les autres, son élan de jeune noblesse. Tout cela fini, effacé. Aujourd'hui, il ne veut rien. «Mais, alors, pourquoi publies-tu?—Pour mes amis, pour ma famille,» dit-il. On ne le croit guère en le voyant retoucher sans cesse d'une plume si laborieusement coquette. Même au début, ce philosophe, désintéressé du succès, prend pourtant la précaution de publier l'œuvre confidentielle sous deux formats à la fois, le petit format pour Bordeaux et un in-folio de luxe pour la cour et pour Paris.

«La vanité de la science,» c'était déjà un vieux titre, usé par ce siècle savant. Mais personne n'y avait mis cette perfection d'indifférence. Le vieux Jules-César Scaliger, le César et l'Alexandre des érudits de l'époque, mourant, fut frappé de ce coup, et nota ce phénomène d'un si hardi ignorant. L'homme qui lui succédait, dans cette dynastie des pédants, comme le haut régent de l'Europe, le grand érudit, Juste-Lipse, flottant de Leyde à Louvain, du protestantisme au catholicisme, proclama ce grand ignorant bien au-dessus des sept Sages.

Ce n'est pas tout.

Des âmes honnêtes et enthousiastes, une mademoiselle de Gournay, jeune et pure comme la lumière, haute de cœur et magnanime, encore qu'un peu ridicule, se jettent aux pieds de Montaigne. Avec sa mère, elle traverse toute la France et tous les dangers de la guerre civile pour aller voir son oracle, et elle ne reviendra pas sans avoir tiré du maître le nom de sa fille adoptive.

Nul éloge ne le met plus haut. En réalité, une part immense de vérité était dans ce livre, première description exacte, minutieuse, de l'intérieur de l'homme. Ce que Vésale avait fait pour l'homme physique, Montaigne le fait pour le moral, s'attachant, il est vrai, assez tristement, à beaucoup de parties basses et de dégoûtantes viscères. N'importe, là, il est très-vrai. Il pose l'individu en ce qu'il a de plus individuel. Tout à l'heure, sur cette base, les rénovateurs du monde commenceront, bâtiront l'homme collectif.

Les grands et généreux esprits, l'élite rare qui l'adopta (comme mademoiselle de Gournay) semblent pressentir que son doute n'est que le doute provisoire qui rendra la science possible. La foule ne le prit pas ainsi. Et moi, historien de la foule, je ne dois noter ici que ce qu'elle y vit. Qu'y lut-elle? Ce qui répondait le mieux aux plus bas instincts:

1o Les lois de la conscience, que nous disons de nature, naissent de la coutume. Rien de fixe et nulle loi morale.

2o Aussi, si j'avais à revivre, je vivrais comme j'ai vécu. Inutile de s'améliorer, c'est l'esprit de tout le livre.

3o Je hais toute nouvelleté. Ou il faut se soumettre entièrement à notre police ecclésiastique, ou tout à fait s'en dispenser; ce n'est pas à nous à établir ce que nous lui devons d'obéissance, etc.

Les Essais furent avidement, âprement saisis par les catholiques. Mademoiselle de Gournay établit qu'ils n'ont été sérieusement attaqués que des huguenots.

Montaigne semble, en effet, faire aux premiers la part très-belle. Ses démonstrations (sophistiques) pour montrer l'impuissance de la raison, les contradictions irrémédiables de l'homme, etc., etc., semblent le renvoyer humble et désarmé à l'autorité. Voilà pourquoi, plus tard, Pascal, tout en détestant Montaigne, le saisit comme un noyé saisit une planche pourrie; mais la planche manque, elle tourne, et Pascal n'a saisi rien; le scepticisme livre l'homme, mais le livre anéanti; Pascal peut serrer tant qu'il veut, il serre le vent et le vide.

Pour ma part, ma profonde admiration littéraire pour cet écrivain exquis ne m'empêchera pas de dire que j'y trouve, à chaque instant, certain goût nauséabond, comme d'une chambre de malade, où l'air peu renouvelé s'empreint des tristes parfums de la pharmacie. Tout cela est naturel, sans doute; ce malade est l'homme de la nature, oui, mais dans ses infirmités. Quand je me trouve enfermé dans cette librairie calfeutrée, l'air me manque. Hélas! où est mon ami, où est le bon Pantagruel, le géant qui m'avait fait respirer d'un si grand souffle? Où est le rieur sublime qui, dans les sermons de Panurge, m'associa à la libre circulation de la nature? J'appellerais volontiers le frère Jean des Entommeures pour secouer ce gentilhomme du poing de Gargantua.

Ce livre fut l'évangile de l'indifférence et du doute. Les délicats, les dégoûtés, les fatigués (et tous l'étaient), s'en tinrent à ce mot de Pétrone, traduit, commenté par Montaigne: Totus mundus exercet histrionem, le monde joue la comédie, le monde est un histrion. «La plupart de nos vacations sont farcesques, etc.»

De ces illustres farceurs qui remplissent la scène du monde, le meilleur, parce qu'il est de beaucoup le plus sérieux, c'est sans contredit l'Espagnol. Par un grand coup de théâtre, Philippe II, perdant son masque, joue le rôle d'un Cassandre atroce dans sa rivalité galante avec Antonio Pérez. Malice étrange de la fortune! tout cela éclate quand l'âge ajoute au ridicule, quand le malheur est venu, quand l'impuissance est constatée. Cette déroute de réputation, naufrage moral plus profond que celui de l'Armada, lui arrive au moment même où il veut se faire roi de France.

Il n'est guère moins curieux de voir le grand acteur gascon, notre Henri IV, dans son jeu pour amuser jusqu'au bout les protestants qu'il va quitter. Il occupe le bon Mornay d'un colloque des deux églises. Mornay enferme à Saumur, avec force livres, une élite de douze ministres, des plus forts de France, pour préparer ce duel et la victoire infaillible de la vérité.

Mayenne, de son côté, travaillait consciencieusement à duper l'Espagne, le roi, surtout sa propre famille.

Au roi d'Espagne, il s'offrait, pourvu qu'il lui payât une armée française, qui, finalement, eût servi à mettre l'Espagnol à la porte.

Au roi de France il s'offrait, pourvu que le roi lui donnât, avec six cent mille écus, la Bourgogne et le Lyonnais à titre héréditaire, et, à sa maison, la Champagne, la Bretagne, la Picardie; ajoutez le Languedoc pour un de ses alliés. Il ne voulait le faire roi qu'en lui gardant le royaume.

Troisièmement, pour son rival, pour le jeune duc de Guise, il avait un si grand zèle, qu'il ne lui suffisait pas qu'il épousât l'infante et fut mari de la reine; il exigeait qu'il fût roi. Moyen ingénieux de compliquer les affaires, de ralentir et d'entraver.

Philippe II fit marcher les choses. Il exigea les États généraux, et s'y coula tout d'abord. Les États servirent à mettre dans un beau jour l'impossibilité de l'Espagnol.

Voici ses instructions secrètes aux ambassadeurs: «Vous soutiendrez d'abord l'élection de l'infante; 2o la mienne; 3o un archiduc (jusqu'ici rien pour la France, nul ménagement de la nation); 4o le duc de Guise; 5o le cardinal de Lorraine.»

Nous avons la note exacte de ce que ce roi, dans son extrême pénurie, donna d'argent aux États: onze mille écus au clergé, huit mille au Tiers, quatre ou cinq mille à la noblesse; donc, vingt-quatre mille en tout. Ce n'était pas trop pour avoir la France.

L'aide en hommes fut très-peu de chose. Mayenne en fut indigné, et dit qu'un pareil secours ne faisait qu'aggraver les maux.

Sauf quelques âmes dévotes et quelques prêcheurs furieux qui restèrent aux Espagnols, le désert se fit autour d'eux. En vain le curé Boucher, fermant par un calembour la révolution commencée par un calembour, en lance un très-bon: «Seigneur, débourbonnez-nous, Eripe me de luto

Quand les ambassadeurs d'Espagne lurent fièrement à l'Assemblée les propositions de leur maître, l'infante et un archiduc, et rappelèrent les services qu'avait rendus le roi d'Espagne, un fou répondit à merveille. C'était le bonhomme Rose, des plus extravagants ligueurs. Il se fâcha jusqu'au rouge: «Dans ces services, dit-il, il n'a rien fait qu'il ne dût faire. Et il aurait dû faire mieux encore pour la religion. Il en sera récompensé, comme il faut, en paradis. Mais, quant à la terre, les lois fondamentales de France énervent sa proposition; ce royaume n'admet pas de fille, encore moins un Espagnol.»

Les ambassadeurs, confondus, se rabattirent les jours suivants sur le mariage du jeune Guise, qui épouserait l'infante. Trop tard. L'affaire était manquée.

Philippe II eut beau promettre deux cent mille écus à donner après. Cela ne toucha personne. Cette riche et splendide fiction ne trouva que des incrédules. On le voyait à la veille d'une seconde banqueroute.

Il n'y avait si petit prince qui ne concourût avec lui. Son gendre le duc de Savoie, le fils du duc de Lorraine, le duc de Nemours, se mettaient aussi sur les rangs. On ne voyait que rois futurs trotter autour des États dans la crotte de Paris.

Le vrai roi, en attendant, tenait Paris assez serré. Maître des petites places voisines, il eût pu à volonté empêcher les arrivages. Paris mangeait par sa permission. La culture de la banlieue se faisait par sa bonne grâce. Situation misérable dont Paris voulait sortir. Les savetiers, les crocheteurs, commencent à crier: «La paix!» La milice se déclare. Elle ose provoquer les Seize. Passant devant la fenêtre du fameux greffier de la Ligue, Sénault, qu'on voyait écrire, ils lui crièrent: «Écris-nous tous! nous sommes tous politiques

Ce mouvement inattendu, l'abandon où Philippe II semblait laisser ses Espagnols, l'affaiblissement de Mayenne menacé des fanatiques, tout cela un matin ou l'autre aurait mis le roi dans Paris. Quiconque connaît la France et ses rapides entraînements sait que, dans ces moments, l'avalanche se précipite; tout obstacle disparaît, tout ménagement; nul soin de ménager les nuances, d'adoucir la transition.

Avec cette vive explosion, cet accès de royalisme, si le roi eût pu quelque peu attendre, je crois qu'on l'eût pris tel quel, huguenot ou Turc, n'importe.

Je sais bien que des protestants, comme Sully, lui disaient qu'il aurait de la peine à se dispenser de se faire catholique.

Mais je vois aussi que des catholiques, très-avisés, très-informés, comme l'ambassadeur de Savoie, pensaient qu'il ne se convertirait pas. Cet envoyé écrivait à la cour: «Pour l'intérêt, le Béarnais ne changera pas de religion.» (Archives diplomatiques de Turin.)

Montaigne, le vrai génie du temps, avait dit une chose très-juste: «Les Guises ne sont guère catholiques, et le roi n'est guère protestant.»

Qu'étaient-ils en réalité? Si vous voulez le savoir, demandez à ce dieu du siècle qui le dominait déjà avant son âge tragique, et qui le domine après. Demandez à la divinité que poursuit Pantagruel pour savoir l'énigme du monde. Adressez-vous à la femme. Interrogez dame Vénus.

Le gros Mayenne, plus volage qu'on ne l'aurait attendu de son ventre de Falstaff et de son esprit sérieux, avait eu les tristes hasards, les royales aventures dont mourut François Ier.

Le Béarnais, maigre, leste et de meilleure chance, n'en avait pas moins l'étoffe d'un amant ridicule. On l'avait vu, à Coutras, quitter l'armée au moment critique où il eût pu rejoindre les auxiliaires allemands, pour mettre ses drapeaux aux pieds de Corisande d'Andouin. Mais il ne fut tout à fait fou que quand il connut Gabrielle. Vrai roman, où les difficultés apparentes ménagèrent, augmentèrent l'amour, de manière à fixer dix ans le plus mobile des hommes, et faire du plus spirituel des rois un bourgeois, un père crédule, assoti de ses enfants.

Le délicieux portrait (qu'on doit regarder d'abord à Sainte-Geneviève) nous donne Gabrielle très-jeune, aussi fine qu'elle deviendra grasse et massive plus tard (dessins Foulon). Elle est étonnamment blanche et délicate, imperceptiblement rosée. L'œil a une indécision, une vaghezza, qui dut ravir, et qui pourtant ne rassure pas. Objet très-poétique sans doute, elle n'en annonce pas moins un moral assez prosaïque; cette belle personne est certainement médiocre, judicieuse dans un cercle étroit, assez capable de calcul. Elle ne sera pas trop maladroite à mener sa barque. Chose singulière, dit M. d'Aubigné, elle se fit très-peu d'ennemis. Je le crois, mais elle en fit de nombreux à Henri IV. Elle le matérialisa, l'abaissa, l'appesantit.

«Voulez-vous voir ma maîtresse?» dit au roi l'imprudent Bellegarde, qui se croyait sûr de la belle, qui se voyait jeune, beau, le roi déjà grisonnant. On arrive, à travers les bois, au château de Cœuvres. Voilà le roi pris, le voilà fou; il ne veut plus que Bellegarde y songe. Il brûle de revenir. Entre deux corps ennemis, déguisé en paysan, un sac de paille sur la tête, il traverse quatre lieues de forêts. Elle, voyant ce petit homme, ce paysan à barbe grise, dont le nez joignait le menton: «Vous êtes si laid, dit-elle, qu'on ne peut vous regarder.»

Ce dédain attise le feu. Et le père l'attise encore en ne souffrant pas les visites du roi. Notre homme, éperdu, imagine, pour l'ôter à ce père terrible, de la marier à un autre. On chercha un sot patient, mais un sot qui fût très-laid; ce fut M. de Liancourt. Gabrielle en fut aux pleurs et aux cris. Le roi lui jura que le jour de la noce il arriverait, emmènerait le mari et qu'elle n'en aurait que la peur. Mais ses affaires le retinrent.

Cela divertit la cour. L'abbé Du Perron en fit une jolie pièce, et plus jolie que décente:

À qui me donnez-vous, vous à qui je me donne?
Seul aimant de mon cœur, où me rejetez-vous? etc.

Stances galantes qui coururent fort, firent honneur à Du Perron, et préparèrent sa fortune. Il devint la grande cheville ouvrière de l'abjuration qui devait lui valoir le cardinalat.

Cependant madame de Liancourt perdit patience. Elle signifia bientôt qu'elle suivrait le roi à la guerre. Le mari fut consigné chez lui, et madame Gabrielle parut courageusement, dans la triomphante fleur d'une beauté épanouie, au siége de Chartres (février 1591). Elle était chaperonnée par sa tante de Sourdis, qui la stylait à son métier. Sans égard à Châtillon, qui, comme on a dit, avait pris la ville, le roi en donna le gouvernement à M. de Sourdis, et Châtillon, éloigné, désespérant de l'avenir, rejoignit son père Coligny dans un monde meilleur.

On croyait que le roi, assez léger jusque-là, se lasserait de Gabrielle. Point du tout. La jalousie maintint, aiguillonna l'amour. Elle gagna beaucoup de terrain. Elle était haute et difficile. Le roi avait toujours à faire pour l'apaiser. Il la craignait. C'est par là qu'on peut expliquer un fait qui ne cadre pas avec sa bonté ordinaire. Il avait eu à la Rochelle la fille d'un honorable magistrat protestant; un enfant naquit, mais mourut. La pauvre Esther (c'était le nom de la huguenote), qui n'avait pu se marier, et, de plus, ruinée par la guerre, vint suppliante à Saint-Denis, ne demandant que du pain. Henri IV ne lui en donna pas. Il eût été grondé, maltraité, mis peut-être pour huit jours à la porte de sa maîtresse. Esther, de douleur, de misère, mourut bientôt à Saint-Denis.

La grande affaire de l'époque désormais, c'est Gabrielle. Laquelle des deux Églises, protestante ou catholique, prononcera le divorce du roi, le délivrera de sa première femme? C'est la suprême question.

Gabrielle avait cru d'abord que les huguenots, ennemis de Marguerite de Valois, pourraient l'aider mieux. Elle en mit dans sa maison, disant «n'avoir confiance que dans ceux de ses domestiques qui étaient de la religion.» Les ministres, peu habiles dans les choses de ce monde, prirent justement ce moment pour éclater contre Gabrielle. Le samedi 1er mai 1592, ils déclarèrent que, les débordements du peuple et de ceux qui lui commandaient, ne faisant que continuer et se renforcer chaque jour, ils ne pourraient donner la Sainte Cène, mais attendraient qu'on s'amendât et qu'on apaisât le courroux de Dieu.

De l'autre côté, quelle différence! Tout était doux et facile, tout était chemin de velours. L'amour de madame de Liancourt et du mari de Marguerite était un péché sans doute. Mais la miséricorde de Jésus était infinie, tout pouvait s'arranger sans peine et le péché transformé devenir un doux sacrement.

Quelques ministres, effrayés de l'ébranlement du roi, inclinaient vers la douceur. Mais il y avait parmi eux de vieilles têtes indomptables. Par exemple, ce Damours, qui avait fait la prière sous le feu d'Arques et d'Ivry, fut aussi hardi en chaire qu'il l'avait été en bataille. Il dit, le roi étant présent, que s'il abandonnait la foi, Dieu aussi l'abandonnerait, et qu'il avait à attendre un juste jugement. D'O et le cardinal de Bourbon demandèrent que ce prédicant fût mis en justice. «Et que voulez-vous, dit Henri, il m'a dit mes vérités.»

Cependant ceux des royalistes qui poussaient la conversion avaient obtenu de faire à Suresnes des conférences avec la Ligue. Champ très-dangereux d'intrigues. Là se produisait une chose perfide que le légat favorisait: c'était de subir un Bourbon, puisqu'il le fallait, mais de prendre, au lieu d'Henri IV, le jeune cardinal de Bourbon. Celui-ci, on en était sûr, n'était pas huguenot; il était athée. Les d'O et autres royalistes firent peur au roi de cette idée, lui firent croire qu'elle ralliait beaucoup de gens.

Peu après, le roi, dans une conversation de trois heures avec Mornay, lui assura que c'était à cette crainte qu'il avait cédé. «Je me suis trouvé, disait-il, sur les bords d'un précipice; le complot des miens me poussait, et les réformés ne m'appuyaient pas. Je n'ai pas trouvé d'autre échappatoire.»

«Peut-être aussi, ajoutait-il, entre les deux religions, le différend n'est si grand que par l'animosité de ceux qui les prêchent. Un jour, par mon autorité, j'essayerai de tout arranger.» (Vie de Mornay, 261.)

Avant la conversion, il disait aux réformés: «S'il faut que je me perde pour vous, au moins vous ferai-je ce bien de ne souffrir aucune instruction.» Il eût voulu tout prendre en bloc. Mais ce n'était pas le compte des convertisseurs. L'archevêque de Bourges, Du Perron, etc., auraient perdu leur triomphe. Ils le retinrent fort longtemps. Cela ne se passa pas sans impatience de la part d'un homme si vif. À l'article des prières des morts: «Parlons, dit-il, d'autre chose; je n'ai pas envie de mourir... Pour le purgatoire, j'y croirai, parce que l'Église y croit, et que je suis fils de l'Église, et aussi pour vous faire plaisir; car c'est le meilleur de vos revenus.»

Malgré ces légèretés, on fut ravi de voir avec quelle componction il avait reçu le sacrement de pénitence, entendu la messe.

Il prêta sans sourciller le serment d'exterminer les hérétiques (25 juillet 1593).

On sait sa lettre à Gabrielle: «Je vais faire le saut périlleux... Je vous envoie soixante cavaliers pour vous ramener,» etc. Cette lettre courut dans Paris et chacun en fut charmé. Un catholique pourtant, un magistrat royaliste, dit à un intime: «Hélas! il est perdu maintenant; il est tuable; il ne l'était pas.»

Gabrielle revint le lendemain, revit Henri IV et Bellegarde. Elle devint grosse un mois après d'un enfant qui, légalement, devait être un Liancourt. Mais Gabrielle exigea que le roi l'avouât, le fît prince, duc de Vendôme; de quoi rirent la ville et la cour, et Bellegarde autant que personne.

CHAPITRE XXIV
L'ENTRÉE À PARIS
Mars 1594

«Non, sire, vous n'effacerez pas aisément de votre mémoire ceux qu'une même religion, mêmes périls, mêmes délivrances, tant de services fidèles ont gravés dans votre cœur par l'acier et le diamant. Le souvenir de ces choses vous suit et vous accompagne. Il interrompt vos affaires, vos plaisirs, votre sommeil, pour vous représenter vous-même à vous-même, non pas l'homme que vous êtes, mais l'homme que vous étiez quand, poursuivi à outrance des plus grands princes de l'Europe, vous alliez conduisant au port le petit vaisseau...

«Nos ennemis veulent faire de votre autorité l'instrument de notre ruine. Plût au ciel que ce fût là tout! Mais ils veulent en nous blesser Dieu... Resterons-nous les bras croisés?... Non, sire, nous leur ferons pratiquer la loi commune. S'ils bannissent Dieu de vos villes, nous bannirons leurs idoles de celles où nous sommes en force. S'ils se vantent d'avoir votre corps, nous nous vanterons de votre esprit. Qu'ils n'espèrent plus de patience. Si vous ne les retenez, si vous n'en faites justice, nous aurons recours à Dieu qui se chargera de la faire.»

Telle était la plainte navrante, mais hardie, des réformés. Leurs craintes étaient-elles absurdes? Point du tout. Sully avoue qu'au premier mot de l'Espagne, proposition dérisoire d'épouser l'infante, le roi y donna tellement, qu'il voulut voir le messager. C'était un certain Ordono, tellement suspect, que, quand le fourbe Mendoza le fit présenter au roi, on n'osa pas le laisser approcher sans lui tenir les deux mains. Tant le roi avait à se fier au futur beau-père!

L'Angleterre, la Hollande, l'Allemagne, nos réformés, conclurent de son empressement qu'il se précipitait sans réserve dans le parti catholique. On dit et on répéta qu'il allait acheter la paix et l'absolution papale par le sang de ses amis.

De longue date, on savait que cet homme de tant d'esprit, sensible, toujours la larme à l'œil, était le plus oublieux, le plus léger, le plus ingrat.

«En me retirant, dit d'Aubigné, je voulus passer par Agen pour voir une dame qui m'avait servi de mère dans mes malheurs. J'y trouvai un grand épagneul qui couchait sur les pieds du roi, souvent dans son lit. Cette pauvre bête, abandonnée, et qui mourait de faim, m'ayant reconnu, me fit cent caresses. J'en fus si touché, que je le mis en pension chez une femme de la ville, gravant ces vers sur son collier:

«Serviteurs qui jetez vos dédaigneuses vues
Sur ce chien délaissé mort de faim par les rues,
Attendez ce loyer de la fidélité.»

Revenons. Le désappointement fut cruel, non-seulement pour la France protestante, pour tout le protestantisme, alors victorieux dans l'Europe, mais peut-être plus encore pour nombre de catholiques qui n'avaient d'indépendance possible que par celle de la France. La jeune noblesse de Venise, alors dominante, qui l'avait puissamment aidé en le saluant roi au moment d'Arques, au moment où la terre même de France lui manquait sous les pieds, Venise, dis-je, attendait toute autre chose de lui contre le pape et contre l'Espagne. Tout au moins espérait-elle ce qu'un des convertisseurs avait proposé, la séparation de Rome et l'établissement d'un patriarcat. Très-probablement elle-même aurait imité cet exemple.

Loin de là, il envoie à Rome ambassade sur ambassade, de plus en plus suppliantes. Comme si le pape était libre, comme si ce serf de l'Espagnol pouvait traiter tant que son maître n'était pas brisé par ses revers! Jusque-là: «Vederemo,» (Nous verrons). C'est la seule réponse que toutes les humiliations du roi pourront obtenir du pape.

Ce n'est pas là ce qu'à ce moment lui offraient les protestants. Ils venaient de saisir les Alpes et de rouvrir l'Italie. Pendant que le duc de Savoie se morfondait en Provence, Lesdiguières passait chez lui, lui prenait, non des places fortes, mais, ce qui vaut plus, un peuple. Le cœur est ému en lisant l'adresse si pathétique que les Vaudois du Piémont adressaient alors à la France: «Sire, ce grand Dieu qui fait les rois a mis dans vos mains le plus beau sceptre du monde. Qui l'eût espéré naguère eût paru faire un vain songe; mais Dieu fait tout ce qu'il veut. Il vous a donné la Gaule; eh bien, la Gaule transalpine, s'il le veut, vous appartient. Saluces va vous revenir, et Milan. Nos vallées, sire, sont vôtres déjà, et servent à votre Dauphiné de murs et de bastions. Murailles murées jusqu'au ciel. Est-ce tout? Non; avec elles vous aurez des murailles vives, nos cœurs, nos corps et nos vies. Nous nous vouons à vous, sire, à jamais, pour vivre et mourir, nous et nos enfants.»

Ainsi le protestantisme, faible à l'intérieur de la France, était fort aux extrémités. S'il eut été appuyé selon les projets de Coligny et de son fils, il se serait associé à la conquête des mers que commençaient alors l'Angleterre et la Hollande. Henri IV se mourait de faim et n'avait pas de chemises! Mais l'or était là tout prêt. La grande chasse aux Espagnols s'ouvrait par les vaisseaux d'Amsterdam et de Plymouth. Longtemps la dîme des prises avait suffi à l'entretien de nos armées réformées.

Histoire douloureuse que cette France touche à tout et manque tout!

La première au XVe siècle, elle prépare les stations du voyage d'Amérique. Elle occupe les Canaries, et c'est pour les Espagnols. Puis elle occupe Madère, et c'est pour les Portugais. Dieppe découvre l'Amérique, et cela ne sert à rien tant qu'un Génois n'y arrive sous le pavillon de Castille. La dominante, l'impériale rade de Rio-Janeiro, est saisie par Villegagnon, l'envoyé de Coligny; cela est encore inutile; les Guises parviennent à détruire tout.

Plus tard, c'est aussi un Français qui prend ce paradis terrestre qu'on appelle la Floride. Il y met mille protestants. Dénoncé à l'instant à l'Espagne par Catherine de Médicis! surpris, mis à mort par les Espagnols. Là, il y eut une chose sublime. Un Gascon, M. de Gourgues, ne supporta pas cet outrage fait à sa patrie. Il équipa un vaisseau à ses frais, et massacra les massacreurs. Il méritait une couronne. On tâcha de l'assassiner.

Tout à l'heure, pendant qu'Henri IV fait pénitence à Rome et conquiert un parchemin, Walter Raleigh conquiert son El Dorado de la Virginie, et jette la première pierre du futur empire des États-Unis anglais.

Essex prend le port de Cadix, la ville et la citadelle. Il voulait n'en plus sortir, rester maître du grand détroit.

L'habile, le patient Maurice et le profond Barneveldt achèvent l'œuvre capitale de l'art et de la sagesse, la robuste construction des États-Unis de Hollande, cette digue qui arrêtera non plus seulement l'Espagnol, mais les grandes forces du monde, Louis XIV et l'Océan.

En présence de cette gloire de la république hollandaise, du repos profond, redoutable de la république suisse, de la sagesse de Venise, un souffle républicain avait rapidement passé sur la France. Non moins rapidement disparu. La Ligue donne pour deux cents ans l'horreur de la république.

La Ménippée est le grand livre de la nouvelle monarchie, livre de paix, de bon sens, d'obéissance et d'égoïsme. Chacun pour soi. Il n'est rien de tel qu'un bon maître, etc., etc.

Si la fureur des partis se calme, celle des grossiers plaisirs éclate et déborde. La France tombe à quatre pattes. Un déchaînement d'orgie brutale commence avant même qu'Henri IV soit entré dans Paris. Les moines encore se signalent. Des cordeliers, au cabaret, pris avec des filles, payent le sergent qui les surprend, puis l'attirent dans leur couvent, le fouettent et le battent à mort.

Les couvents de religieuses ne connaissaient plus de clôture. Ceux de Montmartre, etc., avaient eu garnison royale, et pour père prieur, le roi. Ceux de Paris recevaient tous les seigneurs de la Ligue; les nonnes dépassaient les dames en hardiesse. On en voyait courir les rues, donnant le bras aux gentilshommes, «fardées, masquées et poudrées, s'embrassant en pleine rue et se léchant le morveau.» (Lestoile, novembre 93.)

Cela se passait à Paris. Mais qu'était-ce donc de la France? Quelles scènes y donnaient les soldats! Aux faubourgs de la capitale, ils forçaient toutes les maisons, maltraitaient tout, filles et femmes; point de vieilles, d'infirmes, de spectre vivant, qui pût les faire reculer.

Un état si violent donnait une faim terrible d'un gouvernement régulier. Devant les quatre mille Espagnols et les pensionnaires de l'Espagne, Paris conspirait pour le roi. Le Parlement, corps si timide, osa (janvier 94) donner arrêt «pour que la garnison étrangère sortît de Paris.» Cette garnison ne pouvait plus seulement protéger les Seize. Conspués et maudits du peuple, ils ne se rassemblaient guère qu'aux Jésuites, rue Saint-Antoine, dernière place où la Ligue, le catholicon d'Espagne, mort partout, vécût encore.

L'école de l'assassinat, in extremis, essaya ce qu'elle avait tenté si souvent dans les grandes crises contre Orange, Alençon, Élisabeth, Henri III, Henri IV. Celui-ci y était fait, et son extrême douceur n'en était pas même altérée. Une fois, en Navarre, un capitaine Gavaret devait faire la chose. Henri lui demande d'essayer son cheval, monte, prend les pistolets aux arçons, les tire en l'air et dit à l'homme stupéfait qu'il sait tout et qu'il le chasse. Ce fut toute la punition.

En 1593, ce fut un certain Barrière, jadis batelier, puis soldat, agent des Guises. Il fut encouragé à Lyon par un prêtre, un capucin et un carme; à Paris par un curé et par le jésuite Varade. Il s'était confié aussi à un père Séraphin Bianchi, jacobin, espion du grand-duc de Toscane, qui fit avertir le roi.

Ces événements auraient pu lui faire comprendre qu'il perdait ses peines à vouloir ramener les fanatiques. Les grandes masses catholiques n'en venaient pas moins à lui, ne voulant que le repos. Partout, les villes étaient impatientes de se rallier. Les gouverneurs, les capitaines, se hâtaient de faire leur traité, de vendre ce qui leur échappait. Orléans, Bourges, ouvrirent leurs portes. Lyon, profitant du conflit entre l'archevêque Espinac et le gouverneur Nemours, emprisonna celui-ci, se fit royaliste. En Provence, les deux factions qui s'assassinaient depuis vingt ans, se rapprochèrent pour le roi et contre Épernon.

Qui livrerait Paris au roi? c'était toute la question. Parmi les Espagnols eux-mêmes, un colonel de Wallons traitait la chose avec le roi. Le gouverneur, M. Belin, eût voulu traiter lui-même. Mais Mayenne l'expulsa et mit à la place un parfait tartufe, Brissac, qui avait gagné à fond la confiance des Jésuites, du légat, faisant le dévot, le simple, faisant rire l'Espagnol, passant tout le temps du conseil à chasser aux mouches.

D'une part, le prévôt des marchands Lhuillier, d'autre part ce chasseur de mouches, promirent d'ouvrir la ville au roi. Brissac exigea six cent mille francs, vingt mille francs de pension et les gouvernements de Corbeil et de Mantes.

Il n'y eut pas beaucoup de mystère. Dès neuf heures du soir, on avertit nombre de personnes, et pas une ne trahit. À trois heures, force bourgeois, greffiers, procureurs, notre chroniqueur Lestoile, occupaient le pont Saint-Michel en écharpe blanche. Le roi tardait. Enfin, à quatre, les cavaliers de Vitry apparurent à la porte Saint-Denis. Nulle résistance que d'une cinquantaine d'hommes dans la rue Saint-Denis; deux tués. À l'Ouest, les garnisons de Melun et de Corbeil entrèrent par bateaux, tandis que, sur le bord de l'eau, des fantassins entraient par la porte Neuve, cette fameuse porte des Tuileries par où sortit Henri III. Des lansquenets s'y opposaient, on les fit sauter dans la Seine.

Le roi arrive. Brissac le reçoit, avec Lhuillier et le président du Parlement. On lui présente les clefs. Brissac dit: «Il faut rendre à César ce qui appartient à César.» Et Lhuillier: «Rendre et non pas vendre.»

Le roi, entré par la porte Neuve, passa devant les Innocents et tourna au pont Notre-Dame pour aller à la cathédrale. Aux Innocents, on lui montra un homme à une fenêtre qui le regardait fixement et ne voulait pas saluer. Il n'en fit que rire. Au pont, il vit une foule qui criait: Vive le roi! «Ce pauvre peuple, dit-il, a été tyrannisé.» Il descendit à Notre-Dame, mais il y avait tant de monde qu'il ne pouvait pas passer. Cependant il ne voulut pas qu'on fît reculer personne, et il entra, à la lettre, porté sur les bras du peuple.

Il avait envoyé le comte de Saint-Pol au duc de Feria lui dire qu'il l'avait sous sa main et pouvait avoir sa vie, mais qu'il aimait mieux qu'il partît. Le duc d'abord le prit mal. Il était fort à Saint-Antoine, et, à l'autre bout, il avait la porte Bucy. Mais le roi avait le milieu, le Louvre, le Palais, Notre-Dame. M. de Saint-Pol parla durement à l'Espagnol, qui comprit enfin, fut reconnaissant, soupira, disant seulement: «Grand roi! Grand roi!»

Que ferait, cependant, le quartier des robes noires, la légion sainte de la Ligue et de la Saint-Barthélemy, les pensionnaires de l'Espagne? Ceux-ci étaient quatre mille, rien que dans l'Université. Sénault, Crucé, s'agitèrent, et le curé de Saint-Côme, l'épée à la main, voulait les rejoindre. Mais leur vaillance tomba quand ils rencontrèrent une masse de peuple et surtout d'enfants qui criaient: Vive le roi! Au milieu étaient des trompettes, des hérauts proclamant la paix et le pardon général; derrière venaient les magistrats; on n'eut pas besoin de force; ce dernier débris de la Ligue, comme les murs de Jéricho, tomba, vaincu par les trompettes et le simple bruit.

Le roi ne voulait pas perdre le meilleur de la journée. Il alla à une fenêtre de la porte Saint-Denis pour voir passer les Espagnols. À trois heures, ils défilèrent. Le duc de Feria salua le roi à l'espagnole, «gravement et maigrement.» Le noble caractère de ce peuple apparut dans les paroles d'une femme qui passait avec la troupe. «Montrez-moi le roi,» dit-elle. Et alors, le regardant, elle éleva la voix à lui: «Bon roi, grand roi, cria-t-elle, je prie Dieu qu'il te donne toute sorte de prospérité. Quand je serai dans mon pays, et quelque part que je sois, je te bénirai toujours, je célèbrerai ta clémence.»

Le roi était si joyeux qu'il se contenait à peine. Comme on vint au Louvre lui parler d'affaires: «Je suis enivré, dit-il. Je ne sais ce que vous dites ni ce que je dois vous dire.» On s'étonna de lui voir contrefaire comme un bouffon, le noble et triste salut du duc de Feria.

Il fit rassurer le jour même la mère des Guises et madame de Montpensier; il alla bientôt les voir et badina avec elles; excès d'oubli pour Henri III, qu'elle assurait avoir tué; indifférence trop grande, ses ennemis l'en méprisèrent, ses amis en furent attristés.

Il restait un autre roi à Paris qui ne reconnaissait pas le roi; je parle du légat de Rome. Les plus basses soumissions n'obtinrent rien de lui.

Un malheureux capucin qui avait dans son couvent proposé de reconnaître le roi fut battu par ses confrères, déchiré de coups. Un jacobin royaliste fut empoisonné par les jacobins. Le roi refusa l'enquête. On voyait trop qu'il serait très-tendre pour ses ennemis, bien léger pour ses amis. Il caressa la Sorbonne, il caressa le parlement de la Ligue, le légitima, l'affermit sur les fleurs de lis avant l'arrivée de son propre parlement de Tours.

Le peuple, plus sensible que lui, fit une fête à ces magistrats qui avaient témoigné pour la France contre l'Espagnol. Quand ils revinrent, mal vêtus, sur de mauvais chevaux étiques, ils trouvèrent les rues tapissées, toutes les femmes aux fenêtres, des tables devant les portes, chacun se réjouissant, comme si la Justice elle-même, ce vrai roi, était revenue.

CHAPITRE XXV
PAIX AVEC L'ESPAGNE.—ÉDIT DE NANTES
1596-1598

Au moment même, le roi précipitait, malgré Sully, son traité avec Villars qui tenait Rouen. Ce Villars avait demandé des choses folles, douze cent mille francs, soixante mille francs de pension, la place d'amiral de France, le gouvernement de Normandie, jusqu'aux abbayes dont le roi avait donné les revenus à ses plus fidèles serviteurs. Il fallait, pour le contenter, qu'il mécontentât tous les siens. Ces conditions insolentes auraient pu être subies avant que le roi eût Paris. Mais après, quand il était au Louvre, quand l'Espagnol s'en allait gracié de Paris, quand la Ligue fondait d'elle-même, elles semblaient devoir être repoussées. Henri IV les subit et lui donna un royaume. S'il eût pu attendre six mois une corde aurait suffi.

Les difficultés, il faut l'avouer, étaient grandes encore. Élisabeth, indignée de l'abjuration, rappelait ses troupes. Le duc de Mercœur établissait l'Espagnol en Bretagne, et Philippe II proclamait sa fille duchesse de cette province. (V. lettres d'Henri IV.) Le duc d'Épernon voulait ouvrir à l'ennemi le port de Boulogne et ceux de Provence. Henri IV n'y trouva remède que de donner ce gouvernement au jeune duc de Guise pour faire battre entre eux les ligueurs.

Chose bizarre, sa pauvreté croissait en proportion de ses succès. On le comprend: à chaque province rachetée il lui fallait exiger d'avantage d'un peuple de plus en plus ruiné. Nul moyen de payer des troupes; il n'avait que des volontaires, des gentilshommes, qui, sur ses lettres pressantes, montaient bien à cheval pour faire une course avec lui, mais qui le quittaient «au bout de quinze jours.» (Lettres, IV, 415.)

Jamais il ne montra tant d'esprit, d'activité et de ressources. Ses lettres, ses vives paroles, restent dans la mémoire en traits de feu. Il écrit jusqu'au bout du monde, même à Constantinople, pour en tirer du secours; il veut que le sultan ranime en Espagne les Mauresques contre Philippe II. Il prie le Palatin, il implore la Hollande, il baise le portrait d'Élisabeth, épris de sa beauté; la reine d'Angleterre, à soixante ans, efface Gabrielle. Rien de plus amusant, de plus original.

La légende populaire du Diable à quatre n'est ici que la vérité.

Diable gascon et pauvre diable, s'il en fut, on l'admire, on en a pitié. Plus malheureux encore chez lui qu'ailleurs, vexé par l'amour et l'argent, amant trompé, roi famélique, il écrit à sa Gabrielle, qui se moque de lui avec Bellegarde, des lettres désespérées. Il adresse à son Parlement, qui refuse de l'aider, des gronderies éloquentes et d'une verte familiarité, mais d'un accent de bonté qui emporte le cœur: «Messieurs, vous m'avez, par vos longueurs, tenu ici trois mois; vous verrez le tort qui a été fait à mes affaires. Je m'en vais le plus mal accommodé que peut être prince. J'ai trois armées, et je vais les trouver. J'y porterai ma vie et l'exposerai librement. Dieu ne me délaissera point... Je vous ai remis dans vos maisons; vous n'étiez que dans de sales petites chambres; vous êtes maintenant dans mon Palais... Vous croyez avoir beaucoup fait quand vous m'avez fait de beaux discours; et puis vous allez vous chauffer... Vous dites que je me hasarde trop; j'y suis contraint. Si je n'y vais, les autres n'iront pas. Si j'avais de quoi payer, j'enverrais à ma place... Je vous recommande le devoir de vos charges. Je vous aime autant que roi peut aimer... Le naturel des Français est de n'aimer point ce qu'ils voient; ne me voyant plus vous m'aimerez; et quand vous m'aurez perdu, vous me regretterez.» (Lettres, IV, 414-415.)

Du reste, la misère des deux rois était égale. Si Henri IV est forcé de faire en 94 une banqueroute d'un tiers à nos rentiers, Philippe II l'a faite aux siens dès 1575, et il va recommencer encore. En 1594, la limite est atteinte, la terreur ne sert plus de rien; deux cents villes de Castille refusent l'impôt, et l'année de sa mort (1598) on verra Philippe II mendier sur le bord de sa fosse, et faire solliciter de porte en porte une aumône à la royauté.

Cela devait finir la guerre? Point du tout. L'Espagnol, fait à mourir de faim, persévérait; ce spectre, en haillons, restait sur la France. Les Feria, les Fuentes, malmenés par le Béarnais, trouvaient que l'honneur castillan ne permettait plus de se retirer. Henri IV assiégeant la ville de Laon, ils se réunirent à Mayenne, et vinrent pour délivrer cette place. Mais le roi la prit sous leurs yeux (22 juillet 94).

Le meilleur auxiliaire de l'Espagnol était la misère de la France. La campagne, livrée à la fois aux soldats et aux maltôtiers, endurait tous les jours ce qu'on souffre au sac d'une ville. Les paysans, désespérés, s'armèrent contre ces croquants, comme ils les appelaient. On les nomma croquants eux-mêmes. On ne les dissipa qu'en profitant de leurs dissidences religieuses, et les faisant tuer les uns par les autres.

L'horreur de cette situation des campagnes, l'irritation des villes frappées par la banqueroute, encouragèrent le vieux parti. Il essaya, comme en 84, comme en 89, contre Guillaume et Henri III, de trancher tout d'un coup de couteau.

L'avant-veille de Noël, un garçon de dix-neuf ans, fils d'un marchand de Paris, Jean Chastel, se glisse près du roi et lui porte un coup de couteau à la gorge. Mais, comme le roi se baissait, il n'atteignit que la lèvre. «C'est un élève des Jésuites,» dit quelqu'un. Le roi dit en riant (car il n'était pas fort blessé): «Il fallait donc qu'ils fussent convaincus par ma bouche. Mais laissez aller ce garçon.»

On n'obéit pas au roi. Crillon dit tout haut que cette fois il fallait jeter la Ligue à la Seine. On arrêta les Jésuites. Le père Guéret, régent de Jean Chastel, fut mis à la question et torturé tout doucement; on ne voulait pas qu'il parlât. Le roi commanda qu'on fît le procès à huis clos pour ménager l'honneur des religieux. Le Parlement n'en fit pas moins pendre deux Jésuites, Guéret et Guignard, qui ne manquèrent pas en Grève de se proclamer innocents. L'autorisation que leur donne Loyola d'obéir jusqu'au péché mortel inclusivement les mettra toujours à même de mentir tranquillement «in articulo mortis.»

Ce coup apprit à Henri IV, à la petite cour intérieure qui influait sur lui, que toutes les avances qu'on faisait au pape ne servaient pas de beaucoup; que, pour se faire aimer de Rome, il fallait se faire craindre. On laissa le parlement prononcer l'expulsion des Jésuites (27 décembre), et on déclara la guerre à l'Espagne (17 janvier 95).

Cela était courageux, politique. Il y avait avantage à prendre la position agressive, à tomber sur l'Espagne par la province réservée jusque-là qui restait riche, entière, et n'avait pas senti la guerre, la Franche-Comté. Gabrielle, dit-on, voulait ce pays pour son fils, comme auparavant elle avait voulu Cambrai. Cela eût acheminé le bâtard à la couronne. Elle n'en désespérait pas. Le roi était de plus en plus faible pour elle.

Le succès fut rapide. Mayenne, qui tenait la Bourgogne, se soumit, livra Dijon. Le roi, à Fontaine-Française, dans une reconnaissance imprudente, étourdie, où il faillit périr, avec deux ou trois cents chevaux, fit reculer l'armée du connétable de Castille. Sa folie le couvrit de gloire (5 juin 95).

Ce héros, ce vainqueur, à chaque succès se jetait à genoux devant le pape. Ses lettres sont uniques en bassesse. Il se livre, il se donne, il se remet comme un petit enfant à son père, il n'agira plus que par les conseils de Rome. Il voulait vivre en réalité, jouir enfin et se reposer. Si brave devant les épées (il l'avoue à Sully), il était peureux devant le couteau.

Deux hommes d'esprit, le Gascon d'Ossat et le factotum Duperron, négociaient l'absolution à Rome. Ils trouvèrent des auxiliaires. Qui? Les Jésuites eux-mêmes... Remarquable bonté de ces pères qui rendaient le bien pour le mal! En réalité, ils voyaient l'Espagne usée jusqu'à la corde, et le refus de l'impôt par deux cents villes de Castille finissait cette grande terreur de trente années. Les Jésuites comprirent que le champ de l'intrigue désormais serait la France et l'intérieur même d'Henri IV. Ils tournèrent le dos à l'Espagne; ils rassurèrent le pape et lui dirent de ne pas avoir peur d'un lion mort qui ne mordait plus. Il y avait un Jésuite, le père Tolleto, que le pape avait déjésuitisé pour le faire théologien du saint-siége; il avait tant de confiance en lui, qu'il lui faisait censurer ses propres écrits. Tolleto, quoique Espagnol, se décida pour Henri IV. Voilà celui-ci encore à plat ventre devant ce grand Jésuite qui a daigné le protéger (Lettres IV, 456).

Depuis le jour où un autre Henri vint en chemise sur la neige implorer Grégoire VII, il n'y avait jamais eu traité semblable. Le roi promettait de faire pénitence et de fonder en chaque province, pour monument d'expiation, un monastère. Il s'engageait à exclure ceux qui l'avaient fait roi, les huguenots, de tout emploi public, et déclarait que, s'il ne les exterminait, c'était uniquement «pour ne pas recommencer la guerre.»

Un point grave était de savoir si l'on sacrifierait aussi les gallicans, les parlements, en acceptant le concile de Trente, la monarchie du pape et des évêques. Ce furent encore les Jésuites qui arrangèrent l'affaire, suggérant au roi de promettre d'observer le concile, sauf les choses qui pourraient troubler le royaume. L'essentiel pour eux était de rentrer en France, auprès du roi, et de lui donner un confesseur; cela gagné, on gagnait tout.

Duperron et d'Ossat, les deux représentants de la dignité de la France, abjurèrent pour le roi, à deux genoux, et reçurent pour lui la discipline des mains du grand pénitencier.

Absous, pardonné, flagellé, ce pénitent, dans sa grande joie et sa sécurité nouvelle, reçut d'Espagne une discipline plus sérieuse. Cambrai, qu'il avait laissé à la prière de Gabrielle aux mains d'un cruel gouverneur, appelle, reçoit les Espagnols (octobre 95). Au printemps, l'archiduc Albert, gouverneur des Pays-Bas, prend Calais, que le roi ne peut secourir.

Très-humilié, il assemble les notables à Rouen, et, pour en tirer de l'argent, se met en tutelle en leurs mains. En tutelle, il se soumit à toutes leurs conditions. Nous reviendrons là-dessus.

Le 10 mars, enfin, le roi reçoit le grand coup, la surprise d'Amiens par les Espagnols. Mais la France entière s'y précipita et reprit la ville. Élisabeth aida au succès. Elle donna au roi quatre mille Anglais, et il lui promit de ne pas traiter sans elle.

C'est justement ce qu'il fit dès qu'il put. Le roi d'Espagne, qui se mourait et d'âge et de misère, avait imploré le pape pour médiateur. Henri IV saisit avidement ces ouvertures de paix, et traita sans l'Angleterre, sans la Hollande, promettant, il est vrai, à celle-ci, de continuer à la secourir d'argent en lui payant les sommes qu'elle lui avait prêtées.

Il venait de renouveler ses alliances, et vingt fois il avait juré qu'il ne traiterait jamais seul. Il se l'était juré à lui-même par ses belles paroles confidentielles qu'il écrit à d'Ossat: «Mon épée et ma foi à mes alliés qui, après Dieu, m'ont remis ma couronne sur la tête!... Que je perde la vie plutôt que de finir la guerre autrement qu'avec honneur!»

Les circonstances atténuantes de ce honteux parjure sont celles-ci: 1o sa guerre était un miracle continuel de vigueur personnelle qu'il ne pouvait plus soutenir; chaque année, il avait quelque grave indisposition; 2o il mourait de faim; ses pourvoyeurs lui déclaraient souvent qu'ils ne pouvaient plus lui donner à dîner; 3o ses armées ne tenaient à rien: quand Amiens fut repris, tout son camp s'écoula en une nuit; le soir il avait cinq mille gentilshommes; le matin cinq cents; 4o il était mécontent d'Élisabeth, qui avait demandé qu'on lui livrât Calais et marchandait, dit-on, pour l'avoir de l'Espagne, si elle ne l'avait d'Henri IV.

Cette paix de Vervins (2 mai 1598) n'était autre, pour les conditions, que celle de Câteau-Cambrésis, faite en 1559. Un demi-siècle de guerre n'avait rien fait,—sauf la ruine définitive de l'Espagne, la ruine provisoire de la France.

Mais celle-ci l'était surtout d'honneur, laissant là ses alliés et la cause protestante, ouvrant la carrière aux Jésuites en France et en Allemagne.

Nos huguenots, que deviennent-ils?

L'histoire en est lamentable. Je la reprends d'un peu plus haut.

Ces malheureux, qui voyaient, dès le temps de l'abjuration, le roi chaque jour plus serf du pape, flatteur des moines, courtisan du moindre curé, ami, compère des Guises, étaient dans une inquiétude véritablement légitime. Ils vivaient sur une trêve, n'ayant pas même une paix! Ils demandèrent au moins la protection de Charles IX, l'édit de Janvier. Le roi répond, comme un bouffon, par cette fade plaisanterie: «Mais nous sommes en février.»

D'Aubigné dit avec raison: «On voulait que nous eussions confiance... Mais nous nous souvenions de cinq cent mille morts, et nous répondions des vivants.»

Les réformés, comme tout parti en dissolution, avaient parmi eux des traîtres. L'un d'eux proposait cette bassesse de prendre pour protecteur... Gabrielle d'Estrées.

Quelques-uns, plus sérieux, firent arrêter qu'on réclamerait avant tout ce qui était la vie, la sûreté, la garantie des massacrés, à savoir qu'ils pussent se garder eux-mêmes dans ces petites places d'asile qui les avaient déjà sauvés, de n'y pas recevoir un soldat qui ne fût huguenot.

Chose qui, du reste, n'était pas particulière aux protestants. La très-catholique Amiens avait voulu se garder elle-même et ne pas admettre un soldat du roi.

Toute la France réformée fut partagée, à peu près comme elle l'avait été en 1573, en dix départements, lesquels nommaient un directoire de deux ministres, quatre bourgeois, ce qui faisait réellement six hommes du tiers état, et seulement quatre gentilshommes. Ils devaient recueillir les plaintes, et les transmettre à Mornay et au duc de Bouillon, qui les présentaient au roi.

Un fonds devait être toujours prêt. Pour faire la guerre? Un fonds de cent mille francs, à peine de quoi plaider, si on y était contraint.

Les réformés avaient à La Rochelle un important otage, le petit prince de Condé, jusque-là héritier présomptif de la couronne. C'était un grand coup de le prendre, de le faire catholique. Sa mère se convertit d'abord, et, à ce prix, fut déclarée innocente de la mort de son mari, qu'elle avait, dit-on, empoisonné. Elle éleva son fils dans sa nouvelle foi.

Tout cela faisait croire que les huguenots étaient un parti perdu. Même en Poitou, on osa lancer la cavalerie sur un de leurs prêches. Il y eut des entreprises pour enlever ou tuer Duplessis-Mornay, qu'on appelait leur pape.

Leur traité fut le dernier; toute la Ligue comblée, pensionnée, avant qu'ils eussent seulement la paix. Par l'édit de Nantes, ils eurent la liberté de conscience, mais non de culte. Le culte ne leur fut permis que dans leurs villes huguenotes et chez des seigneurs hauts justiciers. Les chambres à part pour les juger. On leur laissait pour huit ans leurs petites places d'asile.

C'était bien moins que la paix de Charles IX et d'Henri III. Celle d'Henri IV ne les défendait pas; elle les compromettait, les forçant (contre un roi livré à leurs ennemis) de devenir une faction.

Rien n'est plus intéressant que de voir dans d'Aubigné combien ces gens maltraités restaient pourtant, malgré eux, dévoués à Henri IV. Il en parle avec la passion amère, mais inaltérable, qu'un cœur blessé garde à la femme adorée qui l'a trahi. À chaque instant il rompt, renoue. Tel était l'attrait de cet homme: on avait beau le connaître, le mésestimer, l'injurier, on ne pouvait se l'arracher du cœur. Et, après tant de choses indignes, il reste toujours au cœur de la France... Hélas! par tant de côtés, il fut la France elle-même!

«Le roi, dit d'Aubigné, ayant juré de me faire mourir si je tombais dans ses mains, j'allais sur-le-champ le voir, et je descendis au logis de Gabrielle. Mes amis me suppliaient de repartir. Des officiers délibéraient pour m'arrêter et me livrer au prévôt. Je restai, et me plaçai le soir aux flambeaux quand il descendit de carrosse. «Voici, dit-il, monseigneur d'Aubigné.» Titre d'assez mauvais augure. N'importe, je m'avançai. Il m'embrassa, me fit baiser par Gabrielle et me dit de lui donner la main. Je la menai à son appartement. Il m'y promena plus de deux heures avec sa maîtresse. C'est alors que, comme il me montrait le coup qu'il avait reçu de Chastel, je dis ce mot qui a couru: «Sire, n'ayant dénoncé Dieu que des lèvres, il ne vous a percé qu'aux lèvres. Si vous le renoncez du cœur, il vous percera au cœur.—Oh! les belles paroles, dit Gabrielle, mais mal employées!—Oui, madame, répliquai-je, car elles ne serviront de rien.»

Lui cependant, sans s'émouvoir, il fit apporter tout nu son petit César de Vendôme, et le mit en souriant dans les bras de d'Aubigné, n'opposant à cette parole, cruellement prophétique, que cette image d'innocence, que la pitié et la nature.

CONCLUSION
DE L'HISTOIRE DU XVIe SIÈCLE

Arrivé à la dernière page de mon histoire de ce grand siècle, je suis frappé de l'insuffisance de l'œuvre devant l'immensité des choses et la gravité de la matière.

Que d'omissions j'ai dû m'imposer! que de faits résumer, abréger, partant obscurcir! Et littéralement, cette violente fresque, qui veut concentrer tant de choses, dans bien des traits sans doute est trop heurtée.

Je crains mes juges. J'entends spécialement ceux qui surent et qui firent, ces grands personnages du XVIe siècle, dont les figures imposantes m'entourent et dont les fortes voix me sonneront toujours dans le cœur.

Qu'auraient dit les hommes de la Renaissance, ses sublimes critiques, Rabelais, Shakspeare ou Cervantès? Qu'auraient dit les hommes de la Réforme, comme l'Amiral, si profond et si réfléchi, ou bien le politique et positif Guillaume d'Orange?...

Ils sont mes juges. Et quel bonheur aurait-ce été pour moi si j'avais pu, en échange des éclairs dont ils ont par moments illuminé ma solitude, déposer à leurs pieds une œuvre qui rappelât la moindre partie de leur grande âme!

Ce que j'ai, du moins, je le leur offre, les qualités et les défauts. Et tel défaut surtout qui me fera peut-être trouver grâce devant eux et devant l'avenir:

Je le déclare, cette histoire n'est pas impartiale. Elle ne garde pas un sage et prudent équilibre entre le bien et le mal. Au contraire, elle est partiale, franchement et vigoureusement, pour le droit et la vérité. Si l'on y trouve une ligne où l'auteur ait atténué, énervé les récits ou les jugements par égard pour telle opinion ou telle puissance, il veut biffer tout cet écrit.

«Quoi! dira-t-on, nul autre n'est sincère? Réclamerez-vous donc pour vous un monopole de loyauté?»—Ce n'est pas ma pensée. Je dirai seulement que les plus honorables ont gardé le respect de certaines choses et de certains hommes, et qu'au contraire l'histoire, qui est le juge du monde, a pour premier devoir de perdre le respect.

Plaisant juge, celui qui ôterait son chapeau à tous ceux qu'on amène à son tribunal! C'est à eux de se découvrir et de répondre quand l'histoire les interroge; et je dis, à eux tous; tous ils sont ses justiciables, les hommes et les idées, les rois, les lois, les peuples, les dogmes et les philosophes.

Donc ici nul ménagement, nul arrangement conciliatoire et nulle composition. Nulle complaisance pour plier le droit au fait, ou pour adoucir le fait et le raccorder au droit.

Que, dans l'ensemble des siècles et l'harmonie totale de la vie de l'humanité, le fait, le droit, coïncident à la longue, je n'y contredis pas. Mais mettre dans le détail, dans le combat du monde, ce fatal opium de la philosophie de l'histoire, ces ménagements d'une fausse paix, c'est mettre la mort dans la vie, tuer et l'histoire et la morale, faire dire à l'âme indifférente: «Qui est le mal? qui est le bien?»

J'ai dit la moralité de mon œuvre.

Mais qu'est-elle au point de vue de l'art historique? que veut-elle? que prétend l'auteur?

Une seule chose.

De nombreux matériaux avaient été mis en lumière, des travaux estimables existaient sur telle et telle partie du XVIe siècle. Plusieurs traits de ce siècle avaient été marqués, plusieurs côtés éclairés. Et la face du siècle restait cachée; elle n'avait été vue (dans l'ensemble) de nul œil encore.

Je crois l'avoir vu au visage, ce siècle, et j'ai tâché de le faire voir. J'ai donné tout au moins une impression vraie de sa physionomie.

Si cet effet était obtenu réellement, cela ne serait dû à aucune adresse d'artiste, à aucun savoir-faire, mais purement et simplement à ce principe d'indépendance morale dont je viens de parler.

L'historien, comme juge, a démenti les deux parties, et, au lieu de les écouter, il s'est chargé de leur dire qui elles étaient.

Au Catholicisme de la Ligue qui dit: «Je suis la liberté,» il a dit sans hésiter: «Non.»

Et il a dit Non encore au Protestantisme, qui se disait le passé et l'autorité. Il l'a relevé, défendu, comme parti de l'examen et de la liberté, intérieurement identique à la Renaissance et à la Révolution.

Luther et Calvin, malgré eux, se sont retrouvés frères de Rabelais et de Copernik, deux rameaux d'un même arbre. Du même tronc fleurissent la Réforme et la Renaissance, aïeules des libertés modernes.

Là est l'unité moderne du XVIe siècle. Dès lors il est une personne. On a pu tracer son portrait.

Maintenant parlons de ce volume intitulé La Ligue, et du quart du siècle qu'il embrasse, depuis le massacre de la Saint-Barthélemy jusqu'à la paix de Vervins.

Dans l'inscription en lettres d'or que le cardinal de Lorraine fit afficher dans Rome à la gloire éternelle de la Saint-Barthélemy, on lisait ces mots remarquables: «La religion se fanait, languissait; mais, dès ce jour, nous en avons l'augure, elle renaîtra dans sa force et dans sa fleur.»

Mot juste et prophétique. La religion renaît ou naît plutôt, une religion hors de toute dispute: celle du cœur et de l'humanité.

Le cri touchant du pauvre Dolet au bûcher: «Étais-je donc un loup, une bête féroce? N'étais-je pas un homme?» on ne l'avait pas senti alors; mais il perce les cœurs le lendemain de la Saint-Barthélemy. Chacun trouve en soi une plaie.

Quels que soient les retards, l'idée paradoxale hasardée par Luther, celle de la tolérance religieuse, ira se fortifiant, s'étendant et gagnant toujours, et elle deviendra la foi du monde au XVIIIe siècle.

Eh! qui ne pardonnerait à ses voisins une dissidence d'opinion, lorsque Guillaume d'Orange et le roi de Navarre pardonnent à leurs ennemis les plus traîtreuses entreprises? Vivant sous les couteaux, et quotidiennement assassinés, nous les voyons cléments autant que fermes. Voilà déjà l'homme moderne.

Oui, un grand changement se fera peu à peu, depuis cette ère de 1572. L'avant-scène tombée dans le sang, une scène toute autre apparaît avec des perspectives infinies.

Les victimes sans doute n'étaient qu'une minorité, mais derrière fut le genre humain.

Non-seulement le protestantisme assassiné dura et durera, invincible en Hollande, victorieux en Angleterre, créateur en Amérique,—mais un bien autre protestantisme surgit qui embrasse le monde même, celui de la raison, de l'équité, de la science.

Vainqueur dans l'âme humaine par Rabelais, Shakspeare, par Bacon et Descartes. Vainqueur dans le droit de l'Europe par la paix de Westphalie. Vainqueur jusqu'aux étoiles par Keppler et par Galilée. Une trinité éclate vraiment une, qu'aucune argutie n'ébranlera: le droit, la pitié, la nature.

Dans un mortel dégoût de fatales abstractions qui amènent une réalité si barbare, la science s'en va seule dans sa voie. Elle tourne le dos décidément aux scolastiques byzantines dont le Moyen âge a vécu, et ne veut plus seulement en entendre le nom.

À toute argutie de ce genre, le grand Cujas, du haut du droit antique, répond: «Qu'importe à l'Équité?» (Nihil hoc ad Edictum prætoris.)

Plus solitaire encore, le bon artiste Palissy, cuisant ses tuileries dans le jardin royal, commence, le lendemain de la Saint-Barthélemy, un musée d'histoire naturelle, qui sera tout à l'heure le texte du premier enseignement de la nature.

Tout à l'heure, un ouvrier de Hollande, avec deux verres mis l'un sur l'autre, va nous ouvrir deux infinis, l'abîme de l'atome et l'abîme des cieux. L'esprit nouveau y plonge, y monte, et d'un tel vol, qu'il échappe bientôt à toute prise, ne se souvenant point du combat de la terre ni du vieil ennemi.

À la théologie persécutrice la science, fait une guerre pacifique en n'y pensant plus.

Reste à expliquer maintenant comment le vieux principe, condamné par ses actes, banni de la haute sphère de raison, comment, dis-je, il va se survivre, comment il se fera une vie posthume d'intrigue et d'action. Par quelle ruse va-t-il, ce mourant, se ménager un répit, un arrêt, un retour de l'aiguille sur le cadran d'Ézéchias? Rien ne lui coûtera, soyez-en sûr. Nul expédient désespéré ne fera reculer sa fureur obstinée de vivre.

Le moyen, pour le faux, de vivre quelque temps, c'est d'entrer dans le faux et de s'y enfoncer de plus en plus, de s'embarquer à pleines voiles dans la mer des mensonges. Elle a des pays inconnus.

Ce don leur fut donné, en punition, de se pervertir toujours davantage.

Tout le volume qu'on vient de lire porte sur un mensonge, sur le surprenant désaveu que le vieux parti fait de lui-même, prenant à l'autre un masque, disant: «Je suis la liberté.»

Ce masque s'appelle la Ligue.

Je n'ose qualifier de son vrai nom la simplicité de quelques-uns des nôtres qui, à force d'impartialité et de bon vouloir pour nos ennemis, sont parvenus à croire que les ligueurs étaient le parti patriotique et national! Mais la Ligue elle-même, sur la fin, a dit ce qu'elle était: le parti de l'étranger. Croyez-en la forte parole du ligueur Villeroy dans son très-bel Advis à M. de Mayenne, pièce confidentielle, qui mérite toute attention: «Il faut que nous avouions que nous devons au roi d'Espagne la gloire et la reconnaissance entière de notre être. Nous n'avons soutenu la guerre depuis le commencement que de ses deniers et avec ses forces.»

Oui, depuis le commencement, et ce mot a plus de portée que Villeroy ne croit lui-même. Grâce à Dieu, nous pouvons aujourd'hui remonter au point de départ et solidement établir que, depuis le jour où le clergé, menacé dans ses biens, fit appel à l'Espagne (1561), une ligue se forma entre lui et Philippe II, que les Guises en furent les capitaines, que les efforts des Guises pour se créer une action à part furent toujours impuissants, et qu'enfin, comme dit Villeroy, la Ligue doit rapporter à l'Espagne «la gloire et la reconnaissance de son être.»

Sans méconnaître le savoir-faire du cardinal de Lorraine, la vigueur, la capacité de François de Guise, ni les dons brillants de son fils, nous les avons cotés bien plus bas qu'on ne fait. Pourquoi? Parce qu'ils usèrent leur vie dans une politique impossible, hypocrite autant qu'ingrate, une politique catholique indépendante du roi catholique, qui se servirait de ses secours, à part ou contre lui. C'est ce qui les fit constamment échouer. Ils furent brouillons et chimériques. Ils crurent toujours attraper Philippe II, et ils ne purent rien que par lui.

On a vu dans ces deux volumes comment un grand parti qui a besoin de chefs, qui a de l'argent et la publicité, qui dispose indirectement des forces centralisées d'un grand État, peut, avec tout cela, faire et fabriquer des héros, arranger des victoires, créer des colosses de réputation.

On y a vu aussi comment un corps persévérant, uni fortement par ses craintes, agissant toujours et d'ensemble sur un misérable troupeau d'opinion vacillante, et profitant de ses irritations, de ses fougues aveugles, peut se créer un peuple à lui.

Faux héros et faux peuple: deux forces de la Ligue.

Cruels effets d'un mensonge si long, si obstinément maintenu! À force de misère, de fureurs, de sottise, il devint une vérité. La France se trouva si dévoyée, si dépravée, qu'elle entra dans la conspiration étrangère contre elle-même et la Ligue devint populaire.

Mais du même coup cette pauvre France mourut moralement. Il ne faut pas se faire illusion. Il y a là trente ou quarante ans de nullité réelle, d'impuissance, d'abaissement d'esprit. Le duellisme, la fierté de la langue, l'attitude espagnole, ne peuvent donner le change. Sauf quelques ombres de l'autre siècle qui errent encore, comme d'Aubigné, il n'y a plus personne jusqu'à l'avénement de Corneille.

Quoi! c'est fini de ce grand siècle, qui avait montré, au début, tant de puissances fécondes? On eût cru pouvoir lui prédire d'inépuisables renouvellements. Le génie de la Renaissance, l'héroïsme de la Réforme, avec tant d'inventeurs et cinq cent mille martyrs, aboutissent à ce mot: «Que sais-je?» à ce grand découragement? Loyola a vaincu? L'esprit humain a perdu la partie?

La Renaissance s'énerva par l'immensité même et la variété de son effort. Elle n'embrassa pas moins que l'infini dans le lieu, dans le temps. Elle rallie à l'Europe l'Orient, l'Amérique. Elle rallie, aux souvenirs de la vieille Rome, des lueurs de la future Révolution de 89. Elle lance sur toute science des éclairs prophétiques. Le sort de tout prophète est celui d'Isaïe, qui fut scié en deux.

Elle commence à l'être vers le milieu du siècle. À qui demande-t-elle secours, elle, fille de la liberté et de la raison collective? Justement à l'autorité, son ennemie; à l'idolâtrie monarchique, alliée de l'idolâtrie religieuse. Qu'arrive-t-il? Elle périt ou se mutile et devient impuissante. Son idéal moral, faible et pâle, sera l'honnête homme, que Rabelais et Montaigne transmettent à Molière et Voltaire, idéal négatif de douceur et de tolérance, qui ne fera jamais le héros ni le citoyen[13].

Toute autre fut l'énergie de la Réforme à son aurore. Elle ne refit pas l'idée, mais le caractère. Elle agit et souffrit, donna son sang à flots. Ses martyrs populaires, qui cherchaient leur force dans la Bible, font une seconde Bible, sans le savoir, et combien sainte! Le martyrologe de Crespin est bien autrement édifiant à lire que la chronique des rois de Juda. Cela dure quarante ans, âge merveilleux de patience! Nulle résistance, nul combat. On ne sait que mourir et bénir.

Le christianisme défend de résister, et défend d'inventer,—du moins dans ce qui est le fond de l'âme, l'idée morale et religieuse. Il est le Consummatum est. La réforme chrétienne fit effort pour se contenir et se resserrer dans l'interprétation d'un livre. Sur son cœur débordant, sur la source brûlante qui en jaillissait, elle posa la Bible comme un sceau. Elle se reprocha son libre génie, s'interdit de gémir, de prier, de pleurer, sinon par la voix de David. Elle étouffa sa poésie, et elle tarda fort pour trouver sa transformation philosophique, qui depuis devint si féconde.

Voilà la cause principale de l'affaiblissement précoce de la Réforme.

Mais d'autres choses étaient contre elle, une surtout, son austérité.

Elle avait affaire à l'idolâtrie des images, et l'on disait déjà, comme aujourd'hui, qu'elle était l'ennemie de l'art (au moment où elle créait la musique).

Elle avait affaire à une machine puissante qui mit le roman au confessionnal, la grande invention de Loyola: la direction.

Elle avait affaire à la faim, à l'extrême misère du peuple, naturellement dépendant du clergé, qui avait le monopole de l'aumône publique et disposait de toutes les fondations de bienfaisance.

Notez que la Réforme, en France, n'eut point du tout l'appui que celle d'Allemagne trouva dans les circonstances politiques. Nos rois, admis de bonne heure au large banquet des biens ecclésiastiques, donnant les évêchés à leurs ministres, les abbayes à leurs capitaines, et par-dessus tirant encore du clergé les dons gratuits, furent peu pressés de se faire protestants.

En Allemagne, des peuples serfs virent dans l'apparition de la Réforme une heureuse occasion d'affranchissement. Mais, en France, déjà le servage avait disparu, et par les contrats de rachat individuel, et par l'action générale des lois.

De sorte que la Réforme n'eut rien à offrir, ni les biens du clergé au roi, ni l'affranchissement au peuple.

Elle n'offrit guère que le martyre et le royaume des cieux.

De bonne heure, le protestantisme, comme la Renaissance, se réfugia à un autel, où tous croyaient voir leur salut. Il se fia à la royauté.

Une occasion le tenta. Un prince protestant devint l'héritier; le roi de Navarre devint roi de France. La réforme française oublia, devant cette tentation, ce qu'elle était: la République.

Dès ce jour, elle était perdue. Elle s'en ira, toujours baissant, jusqu'aux années des dragonnades.

Les conséquences de la paix de Vervins furent épouvantables. La France, ayant lâché pied, tout alla à la dérive. L'Europe vit bientôt s'ouvrir cette Saint-Barthélemy prolongée qu'on appelle la guerre de Trente-Ans, où les hommes apprirent à manger de la chair humaine.

Le vieux principe parut avoir vaincu partout, dans l'énervation commune des protestants et des libres penseurs. Si des individualités extraordinaires parurent, ce fut inutilement: Shakspeare n'eut aucune action sur l'Angleterre, et dès sa mort fut oublié. Cervantès mourut de misère.

L'Europe parut un moment comme un désert moral, un zéro, un blanc sur la carte du monde des esprits. Rien n'empêcha les morts de parader dans l'intervalle; ils montèrent le cheval pâle, et ils firent la guerre de Trente-Ans. Ils tuèrent, tuèrent beaucoup, tuèrent encore... Et après?... Ils restèrent ce qu'ils étaient, les morts.

Puissances sacrées de la vie et de la génération, vous êtes de Dieu seul. Et le néant ne vous usurpe pas.

Nous montrerons cela et le mettrons en pleine lumière. Mais ici même un dernier mot sur le XVIe siècle le fera déjà sentir.

L'harmonie, le chant en parties, la concorde des voix libres et cependant fraternelles, ce beau mystère de l'art moderne, cherché, manqué par le Moyen âge, avait été trouvé par le protestant Goudimel, l'auteur des fameux chants des psaumes. Vers 1540, il passa quelque temps à Rome; il y forma quelques élèves, et, entre autres, un jeune paysan, Palestrina[14]. Admirable nature, d'une sensibilité tout italienne, qui vibrait à tous les échos. Il avait peu le sens du rythme encore. Mais son âme suave rendait des sons charmants aux voix de la création.

Palestrina devint illustre à la longue, maître de la chapelle des papes. C'était le moment où le concile de Trente avait prescrit l'épuration de la musique ecclésiastique. Tous les vieux livres d'office, écrits depuis mille ans, furent soumis à Palestrina. On l'investit d'une dictature musicale. Grande puissance où l'artiste paysan allait, sans le savoir, influer d'une manière, décisive, peut-être, sur la destinée populaire d'une religion.

Les hommes les plus respectables de la religion catholique, saint Charles Borromée, saint Philippe de Néri, pensèrent que ce génie naïf, qui revivait ainsi les temps antiques, en retrouverait une étincelle. Ils n'y négligèrent rien. Ils se firent ses amis, l'entourèrent, le soutinrent, l'animèrent, l'échauffèrent. Ils tinrent cette créature d'élite comme dans leur bras et sur leur sein brûlant. Pourraient-ils en tirer la simple évocation qui eût renouvelé l'Église? des chants nouveaux, vainqueurs, qui emportassent les foules? ou bien des hommes nouveaux, des élèves, une école, une grande source musicale qui eût fécondé le désert moral de l'époque?

Tous leurs efforts furent vains. L'Italien, vraie harpe éolienne aux vagues mélodies flottantes, n'articula jamais ce chant suprême qui fût devenu la Marseillaise catholique. Encore moins forma-t-il école. Il ne fut pas un maître. Il resta isolé. Ses mélodies mélancoliques ne furent pas répétées. Elles restèrent prisonnières comme les échos d'un unique lieu, enfermées et incorporées dans la chapelle Sixtine. Là on les chante une fois par an, disons mieux, on les pleure. C'est le caractère de cette musique, qu'elle est trempée de larmes. Larmes touchantes et vraies qui disent la mort de l'Italie sous le nom de Jérusalem.

Le pauvre Italien, à l'appel d'une Église de guerre qui demandait la force, ne répondit que la douleur.

On a fait prudemment en ne sortant jamais cette musique du lieu où elle est protégée par les peintures de Michel-Ange. Les prophètes et les sibylles l'abritent avec compassion. Ils l'écoutent, et gémissent, les géants indomptables, d'entendre cette mollesse et ce peu d'espérance dans les soupirs de l'Italie. Ces accents ne sont pas les leurs. Leur génie tout viril rayonne d'un bien autre avenir.

Donc le souffle, le rythme, la vraie force populaire, manqua à la réaction. Elle eut les rois, les trésors, les armées; elle écrasa les peuples, mais elle resta muette. Elle tua en silence; elle ne put parler qu'avec le canon sur ses horribles champs de bataille. C'est un caractère funèbre de la Guerre de Trente-Ans que cette taciturnité.

Oh! l'intrigue, l'effort, la patience, ne peuvent pas tout ce qu'ils veulent... Tuer quinze millions d'hommes par la faim et l'épée, à la bonne heure, cela se peut. Mais faire un petit chant, un air aimé de tous, voilà ce que nulle machination ne donnera... Don réservé, béni... Ce chant peut-être à l'aube jaillira d'un cœur simple, ou l'alouette le trouvera en montant au soleil, de son sillon d'avril.

NOTES DES GUERRES DE RELIGION[15]

Dans la préface des Guerres de religion, je promettais une critique des sources historiques du XVIe siècle. Cette critique m'a entraîné fort loin. Je n'ai pu juger les livres des autres sans expliquer le principe qui a dominé le mien. Cette explication n'est pas moins qu'une théorie complète. Ce qui n'était d'abord qu'un essai de critique est devenu un volume que je ne puis faire entrer dans celui-ci, et qui ne peut paraître qu'à part.

Observation générale sur les quatre volumes du XVIe siècle: nombre de citations qui ne pouvaient être différées ont été mises dans le texte même. Ces notes donc sont essentiellement incomplètes. J'en élague aussi les indications de sources banales, comme les mémoires qui sont dans les mains de tout le monde, les collections tant citées, Mémoires de Condé, de la Ligue, etc.

Le règne d'Henri II n'a pas encore la terrible abondance de matériaux qu'offre la fin du XVIe siècle. Il continue l'époque des chroniques de famille écrites par les serviteurs des grandes maisons et à leur profit. Tels sont les mémoires de Vieilleville, Villars, Rabutin. Salignac écrit, à la gloire de Guise, le Siége de Metz.

Un seul des grands acteurs écrit lui-même ses actes (Coligny, Siége de Saint-Quentin), et il s'en excuse.—Quant aux recueils de pièces diplomatiques, celui de Ribier ne donne que les pièces du cabinet de Montmorency. Granvelle, les ambassadeurs de Venise et nos ambassadeurs dans le Levant (édit. Charrière), nous orientent d'une manière plus générale. Ajoutez les correspondances de Charles-Quint (Lanz, Gachard), ses historiens, et les travaux divers qu'ont faits sur lui MM. Ranke, Mignet, Pichot, etc.—Je parlerai plus loin des sources protestantes.—Le duel de Jarnac (V. Castelnau, édit. le Laboureur, Vieilleville, De Thou, Brantôme), ce fait si mal compris a dû être mon point de départ, et j'y ai rattaché le tableau de l'époque. C'est l'avénement du roman dans l'État, et en même temps il entre dans la religion. Deuxièmement, ce duel est déjà celui des maisons de Guise et de Châtillon, l'une soutenue par Diane, l'autre par le connétable (V. les actes, dans Du Bouchet). La rivalité de personnes commence celle de partis et de religions.—Dès l'avénement, Diane reçoit du pape un collier de perles (Ribier, II, 33), gage d'alliance entre Rome et la maîtresse catholique.

Chapitre III, page 43.—Catherine de Médicis.—Cette bonne reine a été tout à fait réhabilitée de nos jours. Comment, en effet, ne pas en prendre une opinion toute favorable, quand on a lu sa Vie, publiée à Florence par M. Alberj, d'après les actes, les pièces d'archives? Cependant, si vous demandez à M. d'Alberj de quelles pièces il s'appuie, il avoue que ce sont des documents de famille, les lettres qu'écrivaient de Paris les envoyés du grand-duc, amis, serviteurs, admirateurs passionnés de Catherine. Dans ce cas, j'aime encore mieux consulter Catherine sur elle-même. C'est elle qui se chargera de contredire partout son apologiste par ses propres lettres dont je me sers. On n'en a imprimé qu'un volume; mais la continuation existe en copie, et les originaux se trouvent à nos Archives et à la Bibliothèque.

Chapitre IV.—L'intrigue espagnole, etc.—J'ai défait le faux Charles-Quint tout politique, et j'en ai refait un bigot. Ses ordonnances, combinées avec les procès donnés par Llorente et les lettres de Granvelle, permettent de suivre la transformation que subit ce caractère, énormément surfait de nos jours.—Quant à l'adultère de Philippe II avec la princesse d'Éboli (p. 72), il ne put avoir lieu qu'en 1559, quand il revint en Espagne veuf de Marie Tudor, et qu'il attendit quatre mois sa nouvelle épouse. La princesse avait alors vingt et un ans et était mariée depuis huit ans. Avant le premier mariage de Philippe, elle était fort jeune, récemment mariée, et son mari n'avait pas intérêt, comme en 1559, à être trompé par sa femme pour trouver en elle un appui contre Granvelle, chef du parti opposé.

Chapitre V.—Les Martyrs, p. 81.—Et toi, pour mourir, tu ris...—Cette époque bénie du protestantisme a un caractère étonnant de sérénité, parfois de gaieté. Elle est dans leurs chants (V. entre autres les fragments de Rouen, bibl. Leber, etc.), chants mâles et forts d'allégresse héroïque. Elle est dans les paroles des martyrs: une femme, enterrée vive, plaisante du fond de la fosse (Crespin, 1540).—On est saisi d'horreur et de pitié; on rit, on pleure. On pleurerait encore sur l'énervation de l'âme humaine. Que nous ressemblons peu à cela!—Ce sont les pensées qui me poursuivaient dans les longs jours où j'ai lu et extrait les mille pages in-folio du Martyrologe de Crespin. Merveilleux livre qui met dans l'ombre tous les livres du temps, car celui-ci n'est pas une simple parole, c'est un acte d'un bout à l'autre et un acte sublime.—J'y avais perdu terre, et je ne savais plus comment redescendre. Que de pages j'en avais copiées, dans l'espoir de les insérer!

Chapitre VI, p. 94.—Calvin.La mort du grand Servet.—Non content des livres du temps, et des travaux si importants qu'ont donnés sur Genève, Calvin et Farel, MM. Gaberel, Henri, Revilliod, Schmidt, Merle d'Aubigné, Bonnet, Pictet, etc., j'ai été à Genève en 1854 pour fixer mon opinion. Partisan de Servet et de la raison moderne, j'inclinais du côté de ses amis, les amis de la liberté (ou Libertins). Cette question, étudiée dans les Archives de Genève, spécialement dans les Registres du Conseil, devient plus claire. Je crois que ce parti eût livré Genève à la France. Malheur immense pour l'Europe. Servet comptait sur la victoire des Libertins, et c'est pour cela qu'il prolongea à Genève le séjour qui le perdit. Nul doute que Calvin n'ait cru sauver la religion et la patrie, la révolution européenne.—C'était le moment le plus brûlant de l'école du martyre. Dans une lettre inédite que le savant historien de l'Église de Genève, M. Gaberel, me communique, Calvin peint son embarras pour choisir entre les solliciteurs qui s'étouffent à sa porte, qui se disputent, quoi? d'être envoyés à la mort!

Chapitre VIII, p. 117.—Ronsard.—Nul doute que Ronsard n'ait eu un poète en lui (V. surtout les Amours, la belle pièce à Marie Stuart, t. II, p. 1174, etc.), mais ce poète est presque partout caché sous une bizarre enveloppe, ou barbare ou subtile. Même dans les Amours, œuvre de chaude jeunesse, il y a beaucoup de choses ridicules: Bel accueil, Faux danger, personnifiés, font penser déjà à la Carte de Tendre et à mademoiselle Scudéry.—Il y a une grande volonté, parfois un noble effort et quelque chose de l'élan de Lucain; et cependant la différence est grande. Lucain montre partout une âme généreuse. Il aurait eu horreur des lâches insultes de Ronsard au pauvre hérétique, maigre, pâle, voué à la mort. Il n'aurait jamais fait le quatrain atroce sur celui que Ronsard espère voir mener dans un tombereau au bûcher de la place Maubert, t. II, p. 1578, verso.

Chapitre VIII, p. 130.—Dans le récit que Coligny fait du siége de Saint-Quentin.—Pièce importante qui donne tout le caractère de l'homme, et qui, de plus, ouvre la série des grands historiens protestants, Coligny, si j'en juge par cette petite feuille marquée de la griffe du lion, eût été le premier de tous si la Cour de Charles IX n'eût brûlé ses écrits. Les protestants avaient senti qu'il était presque aussi important d'écrire que d'agir. L'histoire leur appartient; ils se succèdent sous les coups de la mort et forment un cycle admirable. L'honnête, judicieux et impartial président Laplace (tué à la Saint-Barthélemy) donne peu d'années, mais il les met dans une grande lumière. Il explique non-seulement le côté du Parlement, la mercuriale de 1559, mais la cour qu'il connaît très-bien, la réforme financière proposée à Poissy, etc. Pour les années 1558-9 et pour l'intérieur de Paris, il faut y joindre Crespin et Bèze. Laplace est si bien instruit, qu'il nous donne les dispositions de l'Espagne pour les Guises, précisément comme les propres dépêches espagnoles.—Regnier de la Planche vient ensuite (1576), qui reprend Laplace et le continue, bien plus ému et bien plus pathétique. Mais un fleuve de sang a passé en 1572, et trouble déjà la mémoire. La tradition vacille et change, si près des événements! La Planche engendre d'Aubigné comme historien (je ne parle pas de la compilation de la Popelinière, si timide, et faite pour Catherine de Médicis). En d'Aubigné, l'histoire, c'est l'éloquence, c'est la poésie, la passion. La sainte fierté de la vertu, la tension d'une vie de combat, l'effort à chaque ligne, rendent ce grand écrivain intéressant au plus haut degré, quoique pénible à lire; le gentilhomme domine, et l'attention prolixe aux affaires militaires. Il est parfois bizarre, parfois sublime. Au total, nulle œuvre plus haute.—Il a des magnanimités inconcevables, jusqu'à louer Catherine (1562).—Si l'on veut mettre en face un homme et un scribe, qu'on rapproche sur un même fait d'Aubigné, et un fort bon écrivain, Matthieu, l'annaliste favori d'Henri IV. On sera étonné de la supériorité du premier, et pour le style, et pour l'exactitude (en 1570, d'Aubigné, I, p. 300; Matthieu, I, p. 322). Matthieu, comme Cayet, comme De Thou, a perdu le sens vif des choses. De Thou est nul, obscur sur le point de départ, 1561, sur le danger des biens du clergé, sur la réforme financière qu'on proposa, et qui est si bien dans Laplace.—Observation essentielle et capitale. En écrivant ce volume, j'avais, d'une part, ouvert devant moi les trois historiens protestants, et d'autre part, les dépêches de Granvelle et du duc d'Albe, de Philippe II. Eh bien, j'affirme qu'il n'y a pas un point grave où ces pièces catholiques démentent les assertions des protestants. Loin de là, ceux-ci sont moins défavorables aux Guises, à Catherine, que les Espagnols. Les actes secrets, les pièces confidentielles, dévoilent des bassesses et des fourberies qu'ils ne devinaient nullement.

Chapitre XIII, p. 212.—L'acte du triumvirat n'existe point en original, quoi qu'en dise Capefigue. Sans doute, il ne fut que verbal. La pièce imprimée aux Mémoires de Guise est ridicule, visiblement fausse. L'exact et obligeant M. Claude, de la Bibliothèque, que j'ai prié de la chercher, ne l'a trouvée dans aucun fonds, sauf dans un recueil de la fin du siècle, au Supplément français, no 215, fol. 131, verso.

Chapitre XIII, p. 214.—Lorsque la bombe éclate (1561-1563), je veux dire l'idée de vendre les biens du clergé, les Archives du Vatican témoignent de la terreur qu'elle inspire. «L'inquiétude du nonce est d'autant plus grande, qu'il se présente des acheteurs» (carton L, 388). Alors s'entame un fort long marchandage entre le nonce et le connétable. On peut tout réduire à ceci: «Le nonce: Il faut couper court, détruire les prédicateurs huguenots. Le connétable: Je sais que le pape a un million d'or réservé pour cette guerre; il nous faut deux cent mille écus. Le nonce: Mais, Monseigneur, vous faites S. S. plus riche qu'elle ne l'est.»—Le pape se saigne, donne cent mille écus. Mais, à mesure que la guerre avance, la détresse de la cour de France devient excessive; elle meurt de faim, Charles IX et sa mère écrivent au pape lettres sur lettres dans un style de mendiants, Catherine lui dit, par exemple, que ce sont les premiers secours qu'il a bien voulu fournir qui lui donnent la hardiesse d'en demander d'autres; mais ce sera la fin, etc. Charles IX parle avec une bassesse emphatique du protonotaire que S. S. a daigné lui envoyer, de ce messager de bonheur; pour trouver un pareil homme, elle a été sans nul doute inspiré de Dieu, etc. Archives de France, extraits des Archives du Vatican, carton L, 384.

Chapitre XIV, p. 236.—Guise s'écrie: «Je suis luthérien.»—Cette pièce décisive existe en allemand dans Sattler, Hist. du Wurtemberg sous les ducs, IV, 215. Elle a été traduite récemment dans le Bulletin de la Société de l'histoire du protestantisme français, 1855, pages 184-196. Important recueil qui a, dans les derniers temps, donné beaucoup de précieux documents, peu connus ou entièrement inédits.

Chapitre XVIII, etc., p. 284 et suiv.—Le duc d'Albe.—C'est un soulagement pour l'historien de trouver enfin ce véritable Espagnol qui éclaircit tout, et dégage la situation des obscurités, des lenteurs, où s'embourbe le Flamand Philippe II. Les lettres du duc en 1563-1564 (ap. Granvelle, t. VII) sont une véritable révélation. Il est très-net, très-vif. Il dispense son maître de l'entrevue que le cardinal de Lorraine lui proposait avec le pape, Catherine et l'Empereur: «Où il n'y a ni puissance ni bonne foi, l'entrevue seroit superflue.» Et sur l'Empereur: «Il est nul comme un pape» (VII, 285).—Le moment le plus curieux de ce règne, c'est celui où Philippe II attrape les Flamands. Il écrit à Marguerite qu'il modèrera ses édits; et, quant au pardon général, «comme il n'eut jamais d'autre intention que de traiter ses sujets en toute clémence possible, n'abhorrissant rien tant que la voie de rigueur,» il veut que Marguerite le donne (1566, 31 juillet). Mais il écrit à Rome le 12 août qu'on dise au pape: qu'il ne pardonnera qu'en ce qui le concerne et pour les délits qu'il est en son pouvoir de remettre. Reiffenberg, corr. de Marguerite, p. 96-106. Gachard, Philippe II, t. I, p. CXXXIII et 446.—Même équivoque sur l'inquisition. Philippe II et Granvelle (t. VI, p. 554, 563) nient qu'on veuille introduire aux Pays-Bas l'Inquisition espagnole. Toute la finesse est dans ce dernier mot. Sans doute elle ne pouvait l'être dans la forme toute espagnole, tellement nationale comme police dominicaine et monastique, comme suite de la persécution mauresque et juive, etc. Mais qu'importe, si le secret des procédures, les présomptions prises pour preuves, enfin le régime des suspects (avant), des entachés (après), faisaient du pays un enfer comme l'Espagne.—Le grand esprit qui, de nos jours, a mis dans une si terrible et si instructive lumière les Révolutions d'Italie, a révélé le vrai mot des Révolutions de Hollande; expliqué pourquoi les unes avortèrent et les autres se maintinrent; de sorte qu'en ces deux histoires, la politique théorique apprendra désormais ce qu'il faut faire pour perdre la liberté ou pour la défendre.—Le fond de la question était de savoir si les quinze provinces catholiques n'entraîneraient pas avec elles les deux protestantes, si le droit sacré des majorités rétablirait le despotisme, si la liberté serait tuée au nom de la liberté. C'est la gloire de cet indomptable Guillaume le Taciturne d'avoir tranché ce nœud fatal, ce lacet que l'on jetait au cou de la République, étranglée avant de naître. Il faut lire le procès-verbal de la conférence secrète dans les lettres de Guillaume (III, 447), la relire dans le récit lumineux de son interprète, en qui le ferme génie de Tacite et de Machiavel s'est montré à cette page agrandi de l'expérience de nos révolutions (Quinet, Marnix, p. 105). Et nunc erudimini. Apprenez, peuples de la terre.—Maintenant, qu'il me soit permis d'éclairer deux points:—La succession heureusement graduée des gouverneurs des Pays-Bas, de la férocité du duc d'Albe à la douceur de Requesens, aux grâces de Don Juan, ne tint pas uniquement à une combinaison du génie de Philippe II, mais, à son défaut de ressource, à sa détresse financière, qui ne lui permit pas de continuer la guerre d'extermination que conseillait le duc d'Albe. Pourquoi? Parce qu'elle était coûteuse.—Je crois aussi qu'en rendant justice au courage, à la sagesse de Guillaume, comme l'a fait Quinet et le savant archiviste de la maison d'Orange, il faut faire la part de l'esprit indépendant, du bon sens profond que montrèrent les États de Hollande dans la question religieuse, dans les points où ils furent en désaccord avec leur héros.—La tentation de celui-ci, génie moderne au-delà de son temps, fut la tolérance de l'humanité. Proclamons-le, ce grand homme, du titre qu'il mérite, le roi d'un immense peuple qui naissait parmi les peuples, celui des amis de la tolérance, le chef du parti de l'humanité.—Henri IV, qui fut ce chef après lui, touche aussi le cœur, mais il touche moins, paraissant si indifférent au bien et au mal. La douceur du prince d'Orange ne prit pas sa source dans l'indifférence. L'homme qui souffrit le plus peut-être dans ce siècle, ce fut lui; et il fut aussi celui qui garda son cœur le plus calme, parce qu'il était le plus ferme.—Un des résultats de cette douceur, c'est qu'il fut habituellement l'avocat des catholiques. Leurs tentatives pour le tuer ne l'en corrigèrent pas. Il eût voulu que la Hollande et la Zélande s'ouvrissent aux catholiques, ce qu'ils refusèrent obstinément.—Refus profondément sage. Nous en donnerons les raisons qu'on n'a point données jusqu'ici.—Entre l'admission des catholiques en Hollande et celle des réformés en Belgique, il n'y a aucune parité, et rapprocher ces deux choses, c'était montrer qu'on ne connaissait pas assez les deux partis.—Les réformés, quels qu'aient été leurs essais de discipline, de concentration, d'unité, gardaient le signe originel de la réforme, qui fut l'examen et la liberté. Ils n'avaient pas l'apparente unité du dogmatique catholique. Ils n'en avaient pas la redoutable hiérarchie religieuse et politique, ce vigoureux machinisme, pour faire agir d'ensemble des volontés anéanties au profit d'un corps dirigeant, pour combattre avec des cadavres.—N'ayant pas la confession, la direction des femmes, n'entrant point dans les secrets, dans le mystère des familles, n'agissant que par la parole en pleine lumière, ils n'avaient aucun moyen de résister aux souterraines menées de leurs adversaires, s'ils les admettaient une fois.—Il est ridicule de dire que la presse y suppléera auprès d'un public de femmes, d'enfants, de mineurs, de faibles, qui ne lisent pas, ne peuvent lire, s'abstiennent de s'éclairer, par vertu chrétienne, humilité et simplicité d'esprit.—Si le prince d'Orange eût fait admettre les catholiques en Hollande, une guerre inégale, impossible, commençait entre deux partis qui ne pouvaient se combattre, agissant sur deux terrains absolument différents, les uns au soleil sur la terre, les autres dessous.—La Hollande, malgré Guillaume, se ferma strictement à l'ennemi; elle garda avec vigilance, pour le salut commun du monde, l'étroite citadelle de la liberté.—Tout cela connu, il faut avouer que la question de tolérance s'en trouve fort avancée. On s'étonne moins des lois par lesquelles la Hollande et l'Angleterre cherchèrent à se préserver de cette ténébreuse invasion.—Le ver solitaire se présente, au nom de la tolérance, il réclame le droit spécieux qu'a tout être d'être toléré. Recevez-le; la liberté, la philosophie, la raison, vous prient de ne pas repousser cet hôte, humble, doux, flexible, qui ne demande après tout qu'à vivre selon sa nature. Elle l'a fait pour vivre de vous. Seulement, une fois admis, c'est un profond mariage, et ne comptez pas l'expulser.

Chapitre XIX, p. 297.—Marie Stuart, le borgne Bothwell.—La France a toujours été partiale pour Marie Stuart. Je ne sais combien d'historiens ont poétisé, sinon réhabilité, la très-indigne héroïne. Deux ouvrages remarquables ont encore paru récemment. M. Mignet, si judicieux et justement sévère dans son premier volume, suit volontiers dans le second les apologistes de la reine d'Écosse. Il en est de même d'un charmant narrateur, M. Dargaud. Je lui sais gré d'avoir senti une chose que les autres ont négligée, l'amour profond et le désespoir de Darnley.

Chapitre XXI. p. 333.—Ramus nous apprend que l'Amiral préférait la foi des Suisses.—Voici sa lettre du 3 mars, dans Waddington, Vie de Ramus, p. 243, 438: «On a essayé de tromper là-dessus notre Amiral, et l'on n'a réussi qu'à faire surprendre la ruse et l'artifice.»—Je lis aussi dans la France protestante de M. Haag, article De Lestre, le passage suivant de ce ministre: «Ramus vouloit donner la liberté à tous ceux qui se diroient avoir le don de prophétie d'interpréter et parler en l'Église de Dieu.» Le colloque ne voulut point dépouiller les pasteurs d'une charge qui leur appartenait selon lui; cependant il décida que, dans le cas fort rare de dons extraordinaires bien constatés par les ministres et les anciens, on pourrait, du consentement du synode provincial, qui resterait maître de les interdire, établir dans les églises, sous la présidence d'un pasteur, des conférences publiques où parleraient ceux qui auraient reçu ces dons. Cette légère concession fut d'autant plus aisément accordée, nous dit De Lestre, «que nous la voïons avoir esté désirée par beaucoup de grands personnages.»—L'excellent article Châtillon de M. Haag m'apprend une chose peu connue, c'est que les saintes reliques du héros, du martyr, du grand citoyen, sont enfouies «dans un pan de mur en ruine du château de Châtillon-sur-Loing.»—Comment le portrait de la Bibliothèque n'est-il pas exposé en face de celui de François de Guise? On le volera un matin pour le détruire. Mis en face, ces deux portraits trancheraient la question. Guise est un homme né et doué, mais tombé à jamais, un maudit. Coligny est l'homme de la bonté courageuse et de l'adversité. Il voulut, grande chose! voulut toujours, et bien.—Si l'on veut comparer la faiblesse de l'idéal cherché et la force du réel, qu'on compare ce dessin à la noble gravure de 1579 (les trois frères). Elle en est écrasée. L'auteur rêvait de la Saint-Barthélemy, et il la lui met sur la face! Il le croit un homme de guerre; ce grand homme, pacifique entre tous!—C'est aussi l'erreur générale des gravures de Pérussin, si belliqueuses. Non, ils furent des martyrs.—Il faut revenir aux dessins Foulon, de la Bibliothèque. La trinité des frères y est: le brave Dandelot, si net, franc du collier, premier soldat de France, et le pauvre cardinal aux beaux yeux bleus limpides, fait pour plaire, aimer et souffrir. Le jour qu'il réfléchit, il est sensible, il est perdu. Son soutien, évidemment (voir les dessins), c'est madame la cardinale, résolue, hardie (quarante ans), lèvres fières et regards parlants, pleins de vives répliques, invincible d'amour et de fidélité.—En face de ces figures si nettes, mettez, au contraire, je vous prie, la face désolée et usée du pauvre chancelier l'Hôpital (tableau du Louvre). Doux, bon, honnête, avec une certaine idéalité dans les yeux, un pauvre précurseur de l'équité future: Quœsivit cœlo lucem, ingemuitque repertâ.

Chapitre XXI et suivants.—Saint-Barthélemy.—Il y a trois récits vraiment importants qui se complètent l'un l'autre, et ne se contredisent pas: ceux d'Henri III, de Marguerite et de Tavannes. Les acteurs et exécuteurs de l'acte s'accusent eux-mêmes. Habemus confitentes reos. Pourquoi ne pas les croire? Si on les veut excuser malgré eux, disputer, dire que Charles IX préparait tout depuis deux ans, etc., Tavannes tranche tout par un mot de bon sens: «S'il eût fallu deux ans, rien ne se fût fait.»—Les relations protestantes, et les catholiques (Capilupi, Archives curieuses, VII, 460) qui soutiennent également la longue préméditation, sont évidemment romanesques. Il leur faut entasser je ne sais combien d'hypothèses invraisemblables.—Je sais que c'était la tradition italienne, espagnole, je sais que la vendetta en grand était fort à la mode, que les exécutions d'Espagne sur les Maures et les Juifs, les trente mille anabaptistes, les vingt mille têtes du duc d'Albe, étaient l'admiration, la légende du temps. Je sais que le massacre demandé dès 1555 par les prédicateurs, recommandé par Pie V, fut réellement travaillé en 1572 par les évêques Vigor, Sorbin et l'Église de Paris, par les Jésuites et hommes du pape, Augier et Panigarola. Ils voyaient que, sans le massacre, le duc d'Albe certainement allait périr entre Guillaume et Coligny.—Un mois avant l'événement, on l'écrivit de Rome à l'Empereur, et le duc de Bavière en parlait (Groen, IV, 69, et appendice p. 13). Ceci prouve seulement que l'Espagne et le clergé désiraient, machinaient, ne désespéraient d'en venir à bout. Mais tout cela ensemble n'efface pas l'aveu du duc d'Anjou. Tout dépendant des résolutions variables d'un demi-fou, Charles IX, rien n'était sûr, et rien ne se serait fait peut-être sans l'extrême peur du duc et de sa mère et sans la peur qu'ils firent au roi d'un complot des huguenots.—Mon volume des Guerres de religion était publié lorsque le savant M. Schmidt, de Strasbourg, qui venait de le lire, voulut bien m'envoyer la Saint-Barthélemy, par M. Soldan, qu'il a traduite. C'est désormais le livre capital sur ce sujet; tous les récits y sont rapprochés et judicieusement discutés. J'ai le bonheur de voir que cet excellent critique arrive à la même conclusion que moi. Une seule chose manque à cet ouvrage si complet, c'est le côté des Pays-Bas, la crainte où l'on était de l'invasion française, et le besoin urgent que le duc d'Albe avait du massacre. J'y supplée par ces extraits des lettres inédites de Morillon à Granvelle:

«Chaque fois que l'agent de France se trouve vers le duc, il ne part de lui sans faire protest que son maître sera contraint de rompre, s'il ne ôte le Xe denier, et qu'on lâche confiscation sur les biens d'aucuns sujets dudit roi. Le duc répond qu'il ne se peut que le roi de France fasse guerre à un si puissant roi qui lui a gardé sa couronne.—Sur l'arrière saison ne se garderont non plus de courir sur nous que un chat manger tripes.—«28 avril 1572. Les François ne voudront laisser échapper une si belle occasion qu'ils n'ont jamais heu telle. Et l'Amiral se polroit par ce bout réconcilier avec la France, et prendre ici siége.—17 juin 1572. Victoire des Espagnols à Mons. Les François n'ont échappé de leurs mains ni de celles des paysans. Le duc d'Albe a envoyé dire à l'agent de France que l'on avoit repurgé le royaume de son maître de beaucoup de rebelles et méchants. Et le même jour, le même agent vint congratuler à son excellence ladite victoire.—L'Estat est plus assuré qu'auparavant, à moins que les François s'en veuillent mêler ouvertement, ce que ne le fait à croire, estant la saison si advancée, et eux si mal prêts, et ne feroit finement l'amiral de se tant désarmer.—27 juillet. Aucuns disent que les François devoient faire à Mons un meurtre général des catholiques.—Le 11 juin, le cardinal écrit à Morillon: Tout l'espoir que nous pouvons avoir est sur ce que ceux du pays ne voudront pas être François.—10 avril. On se vante icy qu'avant 15 jours on verra merveille et recouvrera tout ce qu'on a perdu. Ce qui me déplaît, c'est que le duc écoute aucuns devins. On fait compte de regagner Mons par enchantement. Et trottent par cette cour aucuns livres escrits à la main sur nigromantie. Et m'a fait demander un personnage fort principal congé pour les pouvoir lire, ce que luy ay refusé sans autre cérémonie.—On a mandé le fils (du duc) pour comsoler le duc d'Albe, qui est comme désespéré. Le secrétaire m'a dit qu'à peine il ose se trouver seul avec le duc, qui semble devoir rendre l'âme, quand il entend mauvaises nouvelles.—11 août. On fait de grands apprêts en Champagne et en Lorraine. Il y a 24 pièces d'artillerie de fonte, pour venir sur Luxembourg où il n'y a personne.—13 août. Granvelle à Morillon.—Les François craignent l'armée de mer qui demeure en Ponent, outre celle que D. Juan d'Autriche mène en Levant.—25 août. L'amiral blessé le 22. Paris en liesse. L'amiral étoit sur son partement, et déjà malade.—26 août. Aujourd'hui sont partis les deux ducs (Albe et son fils). Ils m'ont requis de faire prier pour eux en tous monastères, comme j'ai commencé.—9 sept. Granvelle à Morillon: Benedictus Dominus qui facit mirabilia magna solus, et in cujus manu sunt corda regum!—Nous pouvons dire que, sans la défaite des huguenots qui vouloient secourir Mons, le roy de France n'eût osé entreprendre ce qui s'est fait. Ces malheureux l'eussent toujours tenu en tutelle. On verra ce que fera maintenant la mère. Si le roy de France passe outre, il se pourra dire roi, et la religion se restaurera, ce qui servira aussi pour autres pays. S'il ne passe outre, il aura de la besogne pour aucunes années, et nous laissera en paix.—Vous ne pourriez croire combien les François sont devenus insolents depuis l'exécution contre l'amiral: il leur semble qu'on les doive adorer. 11 septembre.—Granvelle à Morillon: Je voudrois que nous fussions quittes des prisonniers françois, car ils ne nous peuvent servir que de nous mettre en frais. Et si le duc commandoit de les jeter à la rivière, puisqu'ils sont des huguenots, je n'y mettrois aucun empêchement.—8 octobre. Granvelle à Morillon: On nous escript que le roy a fait dépêcher le chancelier de l'Hospital et sa femme, qui seroit un grand bien. Je n'ose dire que je voudrois que quelque autre femme (Catherine) fût logée où elle mérite.—8 novembre. Morillon lui répond: C'est un beau décombre de l'Hospital et sa femme. Plût à Dieu que cette Jézabel que bien nous connoissons les suivît tost. Correspondance de Granvelle (encore inédite).»

Chapitre dernier, p. 406.—Processions.—Nos archives nous donnent la curieuse attitude du clergé de Notre-Dame pendant l'exécution. Le matin du 24, on convint en chapitre que tout chanoine armerait sa maison: Munire suas domos armis. Le soir, au vestiaire, on décida qu'on ferait chaque jour des processions dans la cathédrale, et aux églises qui en dépendaient immédiatement, en priant pour le roi et les princes. Le mercredi, on ordonna pour le dimanche la procession du jubilé pour remercier Dieu de l'extermination commencée: Et ipsi Domino Deonostro gratias referemus de felici incœptâ extirpatione heresium et inimicorum nostræ religionis catholicæ. Registres capitulaires (mss.) de l'Église de Paris, L. 536, 2, 454, fol. 329, 330. Et un peu plus loin, 28 août: Etiam ordinantum est quod infans repertus non admittetur. Ordonné que l'enfant trouvé ne sera pas reçu (sans doute un petit huguenot, orphelin et perdu dans le massacre). Ibidem, fol. 331, verso.

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