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Histoire de France 1573-1598 (Volume 12/19)

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CHAPITRE XI
LES CONSPIRATIONS DE REIMS.—MORT DE MARIE STUART
1584-1587

Si l'on veut avoir l'idée du sauvage esprit de meurtre qui animait les colléges anglais de Douai, de Saint-Omer, de Reims et de Rome, il faut se reporter plus haut, remonter à leur docteur, le prince cardinal Pole, lire spécialement la lettre qu'il écrit pour gourmander la douceur d'une reine, qui cependant était Marie la Sanglante, et du jeune époux de Marie, qui était Philippe II (Granvelle, IV, 308, 1554). C'est par cette lettre furieuse qu'il envahit l'Angleterre, inaugura ce règne funèbre, où, quatre ans durant, fumèrent les bûchers. Non pas, comme ailleurs, bûchers de chair morte, de victimes étranglées,—mais bûchers de chair vivante, criante, hurlante, à qui l'on faisait sentir les pointes inexprimables d'un supplice calculé.

Violente est l'effronterie de comparer à ce temps celui d'Élisabeth et le petit nombre de traîtres qu'elle frappa dans un règne de crise, dans une lutte si inégale contre la coalition de l'Europe catholique.

Après les écrits de Pole, l'âme de ces séminaires et leur véritable Bible était le grand ouvrage du docteur Sanders, De Monarchiâ visibili Ecclesiæ, livre écrit par un secrétaire de Marie la Sanglante et sous le patronage du duc d'Albe (Louvain, 1571). Sanders, homme savant, sincère, qui mourut pour sa doctrine dans l'invasion d'Irlande en 1579, établit, non-seulement que le christianisme est la monarchie du pape, mais qu'il est la monarchie, une religion essentiellement, fondamentalement monarchique, la religion du pouvoir absolu.

Maintenant, représentons-nous ces jeunes cœurs d'exilés, cherchant, dans l'ardeur de leurs rêves, le monarque, le sauveur visible. Hélas! est-ce Philippe II? Ce politique hésitant a-t-il les allures d'un cœur ferme dans la foi? Ce défenseur de l'Église, qui devint en Portugal le cruel bourreau de l'Église, devait leur mettre d'étranges contradictions dans l'esprit. Le duc d'Albe, admirable en Flandre comme exécuteur d'hérétiques, fut justement l'exécuteur des moines en Portugal. Un Dominicain célèbre, qui, du haut d'une montagne, vit ces carnages de moines et ces incendies de couvents exécutés par le général du roi catholique, ne résista pas au combat que cette vue mit en lui; il tomba à la renverse. On le relève; il était mort.

Herrera remarque que, dans les dernières années de Philippe, la mystérieuse junte de nuit qui gouvernait sous lui (et presque sans lui), dans ses maladies fréquentes, ne comptait pas un ecclésiastique.

C'étaient des laïques, des juristes, qui revoyaient, censuraient et corrigeaient les actes du clergé espagnol.

Mais le pape, ce dieu sur terre, c'est lui sans doute qui répond aux pensées de l'ardente école? Sauf un seul, les papes d'alors furent bien moins pontifes que princes.

L'outrage, l'outrage cruel du duc d'Albe en 1555, avait frappé le cœur des papes, l'avait secrètement corrompu. Devenus vassaux de l'Espagne, leurs pensées de rébellion leur donnaient fréquemment la tentation antipapale de s'unir précisément avec les ennemis de la cause catholique, qui étaient ceux de l'Espagne. Paul III fit des vœux pour les protestants, et même appela les Turcs. Grégoire XIII, que les Jésuites croyaient entièrement à eux, refusa d'approuver la Ligue. Sixte-Quint, dit De Thou, eût été charmé si Henri III eût accepté contre l'Espagne la protection des Pays-Bas.

Dans ces variations du pape et de l'Espagne, on comprend que les Jésuites eurent une prise infiniment forte sur ces jeunes exaltés, quand (sous les formes les plus humbles de l'obéissance) ils imaginèrent d'agir sans Philippe, par Don Juan, par les Guises (1583), même sans le pape (1585).

C'est un point essentiel. Hors de l'action romaine et de l'action espagnole, les Jésuites souvent tramèrent, les réfugiés anglais exécutèrent et agirent, surtout pour délivrer Marie Stuart et faire périr Élisabeth.

Les Jésuites, si admirables d'ardeur et d'activité, avaient pourtant deux défauts:

L'un, que note Marie Stuart (9 avril 1582), d'être souvent imprudents et compromettants, de jouer, par leur furie d'intrigue, avec la vie même de la prisonnière.

L'autre défaut qu'articule notre ambassadeur Châteauneuf (Labanoff, VI), c'est que les Jésuites, encore si nouveaux, nés en 1543, s'étaient déjà tellement gâtés, que la police anglaise trouvait toujours à acheter dans leurs maisons des espions contre eux-mêmes:

«Il n'y a colléges de Jésuites, ni à Rome, ni en France, où on n'en trouve qui disent tous les jours la messe pour se couvrir et mieux servir à la reine Élisabeth.»

Une éducation de mensonge, quand même elle serait donnée dans une vue de sainteté, et pour un but de dévouement, n'en corrompt pas moins les âmes, et les ouvre aux choses basses, aux plus honteux changements. La vie d'intrigue, de faction, que les Jésuites menaient, n'étant plus simples auxiliaires, mais chefs réels, et moteurs des actes les plus hasardés, les mûrissait extrêmement, les précipitait sur la pente d'une corruption précoce. Voilà des Jésuites politiques qui deviennent aisément espions. Tout à l'heure, vont commencer les terribles procès de mœurs qui frappèrent les Jésuites professeurs, spécialement en Allemagne (procès imprimés par Joseph II).

La corruption politique ne leur fut pas particulière. «Il y a beaucoup de prêtres en Angleterre, tolérés par la reine, pour pouvoir, au moyen des confessions auriculaires, découvrir les menées des catholiques.» C'est encore l'ambassadeur de France (Labanoff, VI) qui nous donne ce fait piquant, que la confession ouvrit le parti catholique à la police protestante.

Les pièces publiées par M. Capefigue (t. IV, 178-179) nous apprennent combien ces tristes moyens étaient nécessaires contre les machinations meurtrières d'un roi dont la police fut le génie spécial, contre la corruption d'un maître des Indes, qui, dans ses plus grands embarras d'argent, en trouvait cependant pour acheter les ministres, agents, domestiques de ceux à qui il en voulait, qui poussa ce mépris de l'homme, cette foi à l'or, jusqu'à croire qu'il achèterait les premiers hommes du temps, les ministres d'Élisabeth!

L'homme de Marie Stuart, Melvil, qui connut l'un de ces ministres, Walsingham, organisateur de la contre-police qui neutralisa celle de Philippe II et sauva Élisabeth, Melvil n'en fait nullement l'horrible portrait que tracent les autres catholiques. Il vit en lui un vieillard extrêmement maladif, qui, dans sa faiblesse, et sûr de sa fin prochaine, jugeait sa vie bien employée s'il sauvait celle dont la tête était, pour ainsi dire, une clef de voûte pour l'Europe. Et, en effet, Élisabeth de moins, tout allait tomber.

Dans ce duel des deux polices, laquelle vaincrait? C'était une curieuse question de moralité. Elle fut jugée par le fait. Au cœur du parti catholique, où se trouvaient des hommes admirables relativement, la doctrine du pieux mensonge et de l'équivoque maintint un germe pourri où vinrent toujours des insectes. Là toujours eut prise l'ennemi. Reims ne sut presque jamais ce que faisait Walsingham. Et Walsingham sut toujours ce qu'on préparait à Reims.

On doit s'étonner d'autant plus qu'on ait constamment échoué contre Élisabeth, que le parti opposé avait contre elle l'arme la plus victorieuse en révolution, celle qui non-seulement exalte un parti, mais qui l'étend, le multiplie, le fait pulluler et le renouvelle. Cette arme, c'est le roman, la légende, ce trouble des cœurs, cette prise toute-puissante sur les bons sentiments du peuple. Qui a fait en France la contre-révolution, sinon Louis XVI, Madame et le petit Dauphin, la charmante Marie-Antoinette? Qui eût dû renverser aisément Élisabeth? Le roman de Marie Stuart, celle-ci d'autant plus terrible, qu'elle était non-seulement le miracle célébré, le rêve de tous les hommes, mais le suprême martyr d'une si grande religion. Le monde catholique, à genoux, quand il faisait ses prières, ne se tournait pas vers Rome, ne se tournait pas vers Madrid; il regardait vers l'ouest, vers la tour de la prisonnière. Celle-ci, le matin, le soir, pouvait dire: «On pleure pour moi.»

Qui pouvait y être insensible? Tout le monde savait par cœur les très-beaux vers où Ronsard, cette fois vrai et grand poëte, rappelle l'impression charmante, mélancolique et religieuse qu'il eut quand il la vit sous ses blancs voiles de reine veuve dans les bois de Fontainebleau, quand les arbres, les vieux chênes, les pins sauvages s'inclinaient, la saluaient «comme chose sainte».

Ineffaçable souvenir, et sans cesse renouvelé par les poëtes de tous les partis. Nos plus sérieux historiens en subissent le charme. Je ne m'en défendrais pas sans tant de preuves qui montrent en cette fatale fée tout ce qui faisait le danger du monde.

Ses portraits aussi, il faut dire, du moins les plus sérieux, protestent contre la légende. À la grande bibliothèque, à celle de Sainte-Geneviève, à Versailles, on entrevoit l'attrait fantasmagorique de cette pâle rose de prison. Mais, en même temps, le long visage, encadré d'une blanche coiffure de béguine ou religieuse, vous dénonce le génie des Guises. La bouche serrée, petite, l'œil fixe et baissé, n'indiquent en aucune façon la douce résignation dont la parent des récits menteurs. Ils disent la reine, et non la sainte. On y devine très-bien la tragique violence qui vengea si cruellement sur Darnley l'offense à la royauté, et qui, sans scrupule, acceptait le meurtre d'Élisabeth.

Que pouvait la reine d'Angleterre quand cette mortelle ennemie vint, non de sa volonté, mais forcée par le péril et poussée en Angleterre? L'Henri IV anglais l'eût tuée, le nôtre l'eût peut-être lâchée. Élisabeth hésita et, en la gardant dix-neuf ans, tint suspendu sur sa tête, entassa et épaissit un épouvantable orage.

De ces dix-neuf ans, pendant quinze elle fut fort doucement traitée, étant reine de ses gardiens, le comte et la comtesse Shrewsbury, faisant de l'une son amie, de l'autre, dit-on, son amant. Elle enveloppa la famille; une jeune et jolie nièce, qu'ils élevaient comme leur enfant, devint le bijou de la prisonnière; elle l'avait jour et nuit, la faisait coucher avec elle. Voir sa lettre charmante: «À Bess (Élisabeth), ma bien-aimée camarade de lit.»

Elle avait une petite cour, douze demoiselles d'honneur, une écurie considérable et de nombreux serviteurs (Châteauneuf, dans Labanoff, VI).

Outre ce que donnait Élisabeth, elle tirait de France le revenu de son douaire. Elle avait son monde à Paris, son intendant Paget (qui fut dans tous les complots), et des ambassadeurs dans toutes les cours.

Elle correspondait toujours, quoi qu'on fît, avec tout le monde, avec l'Espagne, avec les Guises, avec ses partisans d'Écosse. Elle remuait tout de ses lettres éloquentes et calculées, dont plusieurs sont des pamphlets. Les unes, tendres, plaintives, humbles; d'autres, horriblement satiriques.

Il en est une bien hardie, c'est celle où elle parle tantôt du cautère de la reine, tantôt de sa vanité, et enfin du caprice honteux qu'elle aurait eu pour Simier, l'envoyé du duc d'Anjou.

Plus irritantes encore peut-être sont les lettres où Marie Stuart se pose elle-même comme une sainte, ces lettres si douces, si humbles, où elle lui offre des broderies et des travaux de sa main. Traits touchants qu'on trouve à peine dans la Légende dorée! Quel effet devaient-ils produire sur les âmes simples! Que de pleurs durent verser les femmes! Quelle rage durent mettre ces choses dans le cœur des hommes, de ces jeunes gens exaltés qu'on enivrait de son nom! Cette douceur de la prisonnière aiguisait cent poignards contre Élisabeth.

Les catholiques anglais étaient cinquante mille, d'après un dénombrement (Lingard). L'attaque d'une telle minorité contre un grand peuple uni, déterminé à défendre sa foi, sa liberté, sa croissante prospérité, qu'il voyait reposer sur la tête d'Élisabeth, cette attaque coupable eût été de plus ridicule sans l'assassinat et l'invasion. Et l'assassinat même était un coup douteux quand il s'agissait d'une reine adorée, défendue par l'unanimité nationale et portée sur le cœur du peuple. Les Jésuites, pour tenter la chose, ne durent trouver guère que des fous.

Les héros des dernières conspirations furent d'abord un Gallois Parry, homme d'imagination et d'aventure, comme sont fréquemment les Gallois; plus tard, un jeune gentleman, Babington, qui avait vu Marie Stuart, étant page chez le comte de Shrewsbury; comme tant d'autres, il avait pris feu; c'était l'amoureux de la reine; délivrée, il était bien sûr qu'elle ne manquerait pas de l'épouser.

L'affaire de Parry commença à peu près au moment où l'on manqua l'assassinat du prince d'Orange (1582). On en parlait partout. Parry, dans une querelle, voulut tuer quelqu'un, le manqua, s'enfuit, se fit catholique à Paris, où on ne manqua pas de lui conseiller de tuer Élisabeth. Un savant jésuite qu'il vit à Venise lui démontra doctement la légitimité de la chose, le poussa à s'offrir au pape. Revenu à Paris et causant de tout cela légèrement, il se rendit suspect; un Jésuite, plus fin que les autres, et surpris de l'étourderie avec laquelle on se confiait à ce bavard, lui dit que, dans son ordre, on n'enseignait qu'à obéir, jamais à conspirer contre le souverain. Parry, ébranlé, fut raffermi par d'autres; on se chargea d'obtenir des lettres pontificales, positives et expresses, qui lèveraient ses scrupules.

Était-il dégoûté? l'envie de tuer était-elle sortie de sa tête légère? Quoi qu'il en soit, passant en Angleterre (janvier 1583), il demanda à voir la reine, lui dit qu'on conspirait contre elle. Quelque parti qu'il prît, cet aveu pouvait lui servir ou à obtenir un bon poste qu'il demandait, ou à être moins surveillé. Mais le parti ne lâchait pas son homme. On lui donna le livre du grand docteur de Reims, Allen, qui justifiait la trahison. On lui apporta des lettres de Rome, où le pape le bénissait, l'encourageait, lui disait de persévérer. Parry reprit l'envie de tuer et se confia à un sien cousin catholique qui le dénonça. On arrêta en même temps un Jésuite, Creichton, qui, d'abord, ne connut pas Parry; puis le connut, mais ne se souvint pas qu'il lui eût parlé de l'affaire, puis s'en souvint; mais il l'avait chapitré fort et ferme, détourné de son crime. C'était la finale ordinaire. Les Jésuites s'en lavèrent les mains, et jurèrent que Parry n'avait été qu'un agent de Walsingham.

Ceci en février 1584. Le 10 juillet, comme on a vu, fut tué enfin le prince d'Orange, la Hollande paralysée, et le prince de Parme put avec sécurité hasarder le siége d'Anvers; le 10 même, il prit Lillo, à une lieue d'Anvers, commença les travaux, somma la ville en novembre. Pour empêcher les secours de France, on fit la Ligue (31 décembre), et, pour empêcher les secours d'Angleterre, on monta de nouveau une machine contre Élisabeth.

Le prince de Parme avait toujours vu et endoctriné les assassins des Pays-Bas, les Salcède, les Gérard, etc. Il donna un congé à un brave catholique anglais, nommé Savage, qu'il avait dans ses troupes. Le hasard voulut que Savage allât au séminaire de Reims; le hasard voulut que, ce brave contant ses beaux faits d'armes aux prêtres, un docteur, qui n'était pas de la conversation, l'entendît; il s'y mêla et dit au militaire qu'il y avait une chose plus belle à faire: c'était de tuer Élisabeth (State trials).

Savage fut un peu étonné; il n'y avait pas pensé. Il n'osa dire à ces pieux personnages que leur proposition lui paraissait un crime. Il dit: «La chose est difficile.» Il avait la tête dure, et il leur fallut trois semaines pour faire comprendre à ce soldat qu'une reine excommuniée de la bouche du pape devait être tuée sans scrupule. À force d'entendre la chose, il s'y accoutuma, et promit ce qu'on voulut.

Les Jésuites jasaient toujours trop. Au lieu de mener leur homme tout chaud qui eût frappé sans raisonner, ils s'en allèrent demander à Paris l'aveu de l'ambassadeur d'Espagne, Mendoza, et ils voulurent lier l'affaire avec celle du pauvre fou Babington, l'amant de la reine.

Pourquoi ces deux sottises? Ils répondent qu'elles étaient nécessaires: 1o il fallait que Mendoza leur donnât des troupes espagnoles, les catholiques anglais étant trop peu nombreux; 2o il fallait que Babington en fût, pour faire avaler à ces catholiques une invasion espagnole qu'ils redoutaient. En d'autres termes, les Jésuites n'avaient là-bas presque personne. Ils voulaient forcer l'Angleterre; il y fallait l'épée, la ruse, et, pour réunir ces moyens, il fallait parler de l'affaire, la confier, la traîner, manquer de tout.

Le gouvernement anglais, ferme sur sa large base, qui était la nation, plongeait un clairvoyant regard dans leurs conciliabules. Le Jésuite Ballard, qu'ils envoyèrent de Reims à Mendoza, était suivi depuis six ans par Walsingham; il l'avait laissé près de cinq années courir l'Angleterre, ayant près de lui un agent sûr; il ne l'avait pas arrêté, non plus que Babington, voulant pénétrer davantage et savoir jusqu'où l'on irait. Ballard revint en Angleterre, au printemps de 1586, pour lier les deux affaires de Babington et de Savage.

L'assassinat semblait d'autant plus nécessaire aux Jésuites, que leur grande affaire de la Ligue n'aboutissait à rien, et que l'Espagne languissait. Philippe II avait été malade en 1585 (Gachard, Philippe II, introd.). Personne, pendant quelque temps, n'ouvrait plus les dépêches, et rien ne se faisait. On le décida avec peine à organiser sa junte de nuit, qui le suppléa un peu.

Donc, tout allait lentement. On voulut hâter, simplifier par la dague ou le couteau.

Le Jésuite Ballard se croyait bien déguisé, faisait l'homme d'épée. Babington se croyait discret, n'ayant associé à l'affaire que cinq ou six de ses amis, jeunes gentlemen, aussi graves que lui. Savage enfin passait le temps à se faire faire un habit exprès pour le jour de l'exécution.

Un mot très-fort du duc de Nevers, qu'il dit au jeune de Thou sur Henri de Guise, convient aussi bien à tout le parti. Ces gens embrassaient trop de choses, filaient trop de fils à la fois, s'embrouillaient de trop de projets, sans voir assez si les points de suture les feraient s'agencer ensemble. De telle sorte que leur histoire ressemble à tel roman de l'abbé Prévost, qui a, de temps en temps, tout un roman pour parenthèse. L'ensemble se relie comme il peut.

Ici l'affaire, tissue de tous ces fils, était bien assez compliquée sans y mêler Marie Stuart. Pourquoi la compromettre? Pour agir sur les catholiques écossais, pour tirer d'elle un testament? On y parvint, mais on causa sa mort, et l'on manqua toute l'affaire.

Elle était fort resserrée depuis un an, sans communication. Les fortes têtes de Reims imaginèrent d'essayer d'arriver à elle par un des leurs, le jeune docteur Gilbert Gifford, dont la famille nombreuse et importante avait justement sa maison tout près du château de Chartley, où l'on gardait Marie Stuart. Ce jeune homme paraissait fort sûr, ayant son père enfermé pour cause de religion, lui-même sorti de l'Angleterre à douze ans, élevé huit ans par les Jésuites à Reims et en Lorraine. Il présentait toutes les conditions d'un bon agent, jeune et presque sans barbe, inspirant confiance, mais vieux d'expérience et d'études, ayant voyagé, vu l'Europe, parlant très-bien diverses langues. On a dit de Gifford, comme de Parry et de bien d'autres, qu'il était un agent de Walsingham; rien n'indique qu'il le fût alors.

Il pouvait être encore sincère à Reims quand il prit cette mission, et croire, comme tous ces Jésuites, que l'Angleterre était prête pour l'événement. Mais grande dut être sa surprise, en revoyant ce pays qu'il avait quitté à douze ans, de le trouver tout autre qu'on ne disait, de voir cette association de tout un peuple pour la vie de la reine. La prodigieuse prospérité du pays dut faire songer aussi un homme clairvoyant qui venait de parcourir l'Italie désolée et la pouilleuse Castille. Les voyages, la comparaison des mœurs, ne font pas peu au scepticisme; tel qui part fanatique revient indifférent.

C'est alors que le vieux Walsingham l'aura fait venir, lui aura dit qu'il les tenait tous, ayant sous la main ce Ballard et ce Babington sans daigner les prendre, mais que lui Gifford en valait la peine, et que, puisqu'il était si décidé au régicide, il en avait une belle occasion en tuant la reine d'Écosse, au lieu de tuer Élisabeth.

Élève des Jésuites, Gifford justifia leur enseignement, montra qu'il avait profité, et qu'il était un Jésuite accompli. Il se fit leur intermédiaire, gagna un brasseur de Chartley pour porter, rapporter dans ses tonneaux les dépêches du parti et les lettres de Marie Stuart, de façon qu'elle pût se perdre.

Élisabeth la détestait et cependant la défendait, infatuée qu'elle était du caractère sacré des rois, effrayée de l'exemple si on en venait à tuer juridiquement une reine. Elle sentait très-bien la force que les puritains en tireraient; qu'un roi dès lors serait un homme responsable, justiciable. Elle voyait distinctement l'échafaud de Charles Ier.

Mais Burleigh, Walsingham, Leicester, qui étaient nominativement proscrits par Philippe II et recommandés aux assassins, n'entraient guère dans les prévoyances de la reine. Ils voyaient le moment, le danger actuel; Élisabeth tuée, ils n'auraient pas vécu une heure. Tous les ports d'Espagne bouillonnaient (dès 1584) du mouvement de l'Armada. La Ligue lui offrait la rade de Boulogne, à six heures de Plymouth. Si Farnèse et ses vieilles bandes passaient, c'était fini. Marie de sa tour, sortait reine, et son avénement lâchait le soldat dans les rues de Londres.

On avait vu Milan et Rome sous l'Espagnol, sous l'épouvantable torture des Maranes, moitié Africains. On avait vu le sac d'Anvers, une scène bien au delà des plus horribles rêves. Tous les rivages d'Angleterre s'étaient couverts de fugitifs, hommes et femmes, nus, navrés, sanglants... Maintenant au tour de Londres. L'Anglaise charitable qui avait reçu la Flamande mourante dans son lit savait ce que c'était que les saccagements de ville, et elle s'évanouissait d'épouvante à la seule idée.

L'Angleterre résisterait-elle? Il n'y avait pas d'apparence. Pourquoi? Parce qu'elle avait l'ennemi dans son sein, parce qu'il y avait quelqu'un à Chartley, qui, le lendemain de sa descente, donnerait aux Espagnols deux armées, anglaise, écossaise, ou du moins ferait dire au peuple des marchands: «Traitons, devançons le pillage.» Un sûr moyen d'être pillé.

Aujourd'hui le traité. Demain le sac de Londres. Après-demain le silence des ruines, que l'on voyait aux Pays-Bas, le commencement des longues tortures à petit bruit, les moines de toute couleur, les mendiants soldats, la torture et les poux.

Hypothèse? Imagination? Vains rêves? Point du tout. La grande flotte de l'Armada, quand elle vint traîner le long des côtes, exposa aux marins anglais une superbe élite de moines, blancs, gris, noirs, un corps d'inquisiteurs tout prêts.

Il n'y avait aucune famille anglaise qui, le soir, à genoux, ne demandât, avec prières, larmes et sanglots, la mort, la prompte mort, de cette malédiction vivante dont le prétendu droit livrait l'Angleterre.

Reine propriétaire (c'est un mot de Philippe II). Propriété terrible, de haine et de fureur. De quoi Marie Stuart mourut-elle? D'avoir fait un legs de l'Angleterre (20 mai). L'Angleterre léguée la tua.

C'est pour avoir cette lettre du 20 mai que les Jésuites, dans leur frénétique passion, nouèrent avec elle la correspondance qui la mena à la mort. Non-seulement elle y donne l'Angleterre à l'Espagne, mais elle dit que, si son fils ne se fait catholique, elle le livrera à Philippe II.

Les Jésuites Persons, Holt et autres, étaient déjà en Écosse pour cette œuvre pie; ils travaillaient avec les Guises. Henri de Guise appuyait ardemment les envoyés d'Écosse près de Philippe II. On voyait bien ces allées et venues; on comprenait qu'une révolution allait se faire. Henri III, inquiet, envoya un ambassadeur à Édimbourg, ce que la France n'avait pas fait depuis dix-huit ans. Enfin, pour rendre la chose encore plus claire, ces insensés d'Écosse se mirent à dire la messe et se refirent catholiques, comme s'ils avaient déjà vaincu.

Il est évident que tous perdaient la tête. Ils écrivaient, jasaient, conspiraient en plein vent, sans voir seulement, tristes marionnettes, qu'ils s'agitaient au fil que tirait Walsingham. Babington, le plus fou (c'est son droit d'amoureux), en vient à écrire à Marie, à sa chère souveraine, tout ce qu'on fait pour elle. «Quant à ce qui tend à nous défaire de l'usurpateur, six gentilshommes de qualité, mes amis familiers, entreprendront l'exécution tragique.» (16 juillet 1586.) À quoi Marie répond sans hésiter: «Il faudra mettre les six gentilshommes en besogne, etc.» (27 juillet.)

Ce n'était pas la première fois que Marie consentait la mort d'Élisabeth. Mais ici, par ce mot fatal, elle avait l'air de l'ordonner. Son secrétaire Nau, à qui elle dictait, la pria à genoux de ne pas envoyer cette lettre. Mais c'était fait. La folie est contagieuse. Et Babington était si naïvement fou, que tous, sur ces belles ailes, naviguaient dès lors avec lui entre ciel et terre, ayant perdu de vue ce bas monde des réalités. Il en était venu au point de ne plus s'inquiéter de l'événement, mais seulement de craindre que les visages des six héros ne fussent perdus pour la postérité; il en fit faire un grand tableau où ils étaient très-ressemblants, faciles à retrouver; attention délicate pour la police, et dont purent le remercier les agents de Walsingham.

Philippe II était content. Il avait bien serré la bonne lettre où Marie donnait trois royaumes. Il ordonne qu'on se prépare pour agir promptement, sur-le-champ, etc.

Cependant, à ce moment même où il sent tout le prix du temps, il veut que la nouvelle du coup aille d'abord à Paris, non tout droit à Farnèse en Flandre, et c'est Mendoza qui, de Paris, transmettra à Farnèse l'ordre de départ, de sorte qu'Élisabeth tuée, dans cette crise brûlante où chaque minute avait un prix énorme, il y aurait eu cinq ou six jours perdus avant que le secours espagnol mît à la voile! Cela peint Philippe II, et classe l'animal à sang froid.

Walsingham, tenant son affaire, crut pouvoir emporter la chose auprès d'Élisabeth par un grand coup de peur. Il lui dit tout en une fois. Elle en fut renversée.

Fallait-il attendre les actes? Il semblerait que le hardi ministre en fût d'avis. Il n'arrêta qu'un homme, le vieux Ballard, voulant sans doute que les autres, effrayés, se précipitassent dans un commencement d'exécution, et qu'on les prît armés. Ils n'osèrent, devinant bien que déjà de toutes parts ils étaient pris, enveloppés.

La sûreté de Marie semblait être en ceci, qu'il n'y avait rien de son écriture. Elle dictait, et Nau écrivait la minute, qu'un autre secrétaire chiffrait. Nau d'abord noblement, fermement, nia tout. Mais Babington avoua tout, Ballard tout, et quand ils eurent subi, au nombre de quatorze, le supplice des traîtres, Nau remit de l'eau dans son vin. Il dit de point en point comment se faisaient les choses, et que Marie avait dicté.

Elle se défendit d'abord par le silence, refusant de répondre, disant qu'elle était reine, étrangère et non soumise aux lois anglaises; qu'elle était venue en Angleterre sans y être forcée. Ceci était très-faux. Elle n'aurait pas pu se sauver. Notre ambassadeur, Castelnau, dit nettement qu'à peine réfugiée en Angleterre, elle conspirait et qu'Élisabeth fut contrainte de la retenir.

Après le silence, elle essaya le mensonge et l'équivoque, disant ne pas connaître Babington, puisqu'elle ne l'avait jamais vu, soutenant même qu'il ne lui avait point écrit, qu'elle ne lui avait point répondu. Elle prit Dieu à témoin qu'elle n'avait jamais consenti à ce qu'on conspirât contre la reine d'Angleterre.

Tous les historiens, chose curieuse, admirent la dignité de cette défense! Tous estiment que l'accusée y fut grande et vraiment reine! Peu s'en faut que ce jugement ne soit cité à côté des jugements des martyrs, des héros de la vérité!

Les plus judicieux écrivains copient ici sans examen les misérables pamphlets, généralement anonymes, que les événements produisirent; par exemple, l'Innocence de la très-chaste et débonnaire Marie, le Martyre de la reine d'Écosse, la Mort de Marie Stuart, etc., et tout ce qu'a ramassé la compilation de Jebb. Ces romans furent imprimés la plupart dans l'année même des Barricades et de l'Armada. Ce sont des armes de guerre lancées contre Élisabeth et contre Henri III. Le but est d'exalter les Guises, de faire croire que le roi de France trahit sa parente, et n'intervint pas pour elle. Une foule de détails inexacts devaient avertir que ces histoires sont des pamphlets et des pamphlets ignorants. Par exemple, l'auteur du Martyre dit que Gifford, à Paris, logeait chez le conspirateur Morgan (Jebb, II, 281), chose matériellement impossible; Morgan était à la Bastille.

Beaucoup d'ornements romanesques montrent aussi que ces livres sont écrits pour les belles ruelles et les dames du continent, spécialement les détails sur la blancheur de Marie, sa gorge d'albâtre (307); spécialement le conseil qu'elle aurait tenu la veille avec ses femmes et ses serviteurs sur sa toilette du lendemain (639); le satin gaufré, le taffetas velouté, les bas de soie bleue, les jarretières de soie, et jusqu'aux caleçons de futaine blanche. Est-il sûr que ces belles choses aient tellement occupé une âme en présence de l'Éternel?

Mais ce qui me rend ceci encore plus suspect, ce sont les saletés ignobles qu'on ajoute sur Élisabeth (651). Quand la fureur fait descendre jusqu'à fouiller de telles choses, on peut croire que l'historien qui se moque de la pudeur se moquera de la vérité.

Chevaliers de Marie Stuart (je parle surtout au bon Schiller, dupe de son cœur au point d'écrire ce drame violent contre ses propres idées), examinons, je vous prie, la vraie cause qui vous a tous tellement aveuglés, dévoyés, jusqu'à suivre aveuglément les plus sots pamphlets des Jésuites.

«Son jugement fut irrégulier.» Non, ce n'est pas la vraie cause qui vous a passionnés. Bien d'autres procès analogues vous ont passé par les mains sans que vous y insistiez.

Dites la chose comme elle est, n'en rougissez pas. La vraie cause qui vous émeut, qui nous émeut tous, c'est que c'était une femme.

Tuer une femme! c'est en effet une chose horrible, et qui soulève! La mort de la plus coupable semble un crime de la loi.

Je n'examinerai donc pas ce qui serait advenu de l'Angleterre si l'invasion espagnole eût trouvé vivante la dangereuse créature qui faisait l'unité secrète du parti catholique anglais, son lien avec les Guises, avec toutes les conspirations du continent. Que de femmes pourtant alors, des millions de femmes anglaises, eussent trouvé pis que la mort dans la vie de cette femme.

J'aime mieux, mettant ceci à part, répéter ce que j'ai dit ailleurs avec plus de force que personne (Rév. française, t. VII): «Il n'y a contre les femmes nul moyen sérieux de répression. Elles sont souvent coupables; elle sont moralement responsables; et cependant, chose bizarre, elles ne sont pas punissables. Malheur au gouvernement qui les montre à l'échafaud; on ne l'en excuse jamais. Celui qui les frappe se frappe; qui les punit se punit. Elles sont le monde de la Grâce; la loi ne peut rien sur elles.»

Élisabeth le sentit cruellement, profondément. De là sa pitoyable tentative de faire croire qu'elle eût pardonné, mais qu'on devança ses ordres. Elle voyait parfaitement que cette mort, juste ou non, la poursuivrait dans tout l'avenir; elle voyait que l'acte odieux que lui arrachait le péril pouvait sauver l'Angleterre, mais la perdait elle-même à jamais dans le cœur des hommes.

CHAPITRE XII
HENRI III EST FORCÉ DE S'ANÉANTIR LUI-MÊME
1587

La sombre, mais belle histoire, qui finit en 1572, a été justement intitulée les Guerres de religion. L'histoire misérable que nous faisons maintenant devrait s'appeler les Intrigues sous prétexte de religion.

Les catholiques peuvent là-dessus s'en fier au pape lui-même. Sixte-Quint avait en dégoût la grande tartuferie à laquelle on l'associait. Ce bon père, tout occupé de sa petite affaire romaine, d'arrêter et de faire pendre les bandits de son désert, regardait de loin sans plaisir la sotte pièce de la Ligue. Il voyait de mauvais œil ce que ses fils les ligueurs et ses fils les Espagnols s'obstinaient à faire pour lui. Il leur donnait à la rigueur des parchemins et des bulles, point d'argent, se disant trop pauvre. «Si j'en avais, disait-il ironiquement aux ligueurs, je n'aurais garde d'en donner pour la guerre; je suis un homme de paix.»

C'était un rusé paysan qui n'était pas dupe. Il voyait qu'il n'y avait guère de vérité dans tout cela, qu'on ne travaillait pas pour lui, et que, s'il y avait succès, ce serait la grandeur de l'Espagne, dont il dépendrait plus encore.

L'Espagne marchant sur l'Europe, menaçante malgré sa fatigue et son appauvrissement; l'Espagne, aidée d'une force immense d'illusion et de terreur, poussée par l'armée du mensonge, unie si intimement à la réaction fanatique qu'elle n'avait pas même besoin de la ménager, voilà ce qu'on voyait venir.

Force fatale qui, quoi qu'elle fît, parfois insultant le pape, parfois massacrant des moines (comme on vit en Portugal), n'en semblait pas moins catholique et la catholicité elle-même.

On a vu les sournoises, maladroites et impuissantes tentatives des Jésuites en 1578 et 1583, pour agir sans Philippe II par des épées d'aventuriers. Ils retombent toujours à l'Espagne; ils sont à sa discrétion.

On va voir de plus en plus la sottise de la Ligue, qui voudrait être par elle-même, le chimérique roman de Guise, qui vainement se figure qu'il se servira de Philippe II. Il ne fait rien que se perdre. La Ligue n'a de force sérieuse que par sa base espagnole.

La Ligue fut-elle une chose française et nationale? Les Français du XVIe siècle (après le Gargantua et pendant qu'écrit Montaigne!) sont-ils véritablement si fanatiques et si sots? Les actes soi-disant populaires qu'entasse M. Capefique auront peine à me le faire croire. Il prend, copie tout ce qu'il trouve aux Archives de la ville, convocation de la milice, ordres d'armer les bourgeois, programmes de fêtes publiques, et il appelle tout cela des actes du peuple, les élans municipaux de la bonne ville de Paris, l'action des confréries, des halles, etc., etc. Lisez avec attention; vous reconnaissez des actes officiels, émanés de l'autorité.

Ce qui d'avance m'avait mis tout d'abord en défiance sur cette prétendue popularité de la Ligue pendant vingt années, c'est la longueur du temps même. La France n'est pas si longtemps folle. Une pièce qui traîne ainsi, qui n'aboutit pas promptement, qui recommence sans cesse pour avoir de fréquents entr'actes et laisser la scène vide, n'est pas une pièce française. Il y fallait une patience qui n'est pas de cette nation. On l'aurait sifflée cent fois si le véritable auteur, le clergé, n'eût été là, avec sa forte police de boutiquiers ruinés, de mendiants à bâtons, et son arrière-garde espagnole.

Dès 1586, dans les dépêches d'un agent très-clairvoyant, vivement intéressé à la chose, l'ambassadeur de Savoie, je trouve cet aveu curieux: «La Ligue a dégoûté tout le monde.» (Archives diplomatiques de Turin, 27 mai 1586, portef. 5.)

Qui dit la Savoie dit l'Espagne; Philippe II venait de donner sa fille au jeune duc de Savoie. C'est l'aveu des intéressés, de ceux qui comptaient se servir de la Ligue pour démembrer la France, qui travaillaient dans ce but, qui pratiquaient Marseille et Lyon. (Ibidem, 27 avril 1587.)

Si la Ligue avait eu en France les fortes et vastes racines nationales qu'on suppose, Guise n'eût pas eu besoin d'attendre toujours Philippe II. Quoiqu'il tirât du clergé, quoiqu'il tirât de ses biens qu'il était obligé de vendre, il tendait toujours les mains à l'Espagne; il en recevait l'aumône, et, la lutte s'engageant, il en sollicitait les troupes.

Il savait très-bien que la Ligue, en campagne, n'aurait pu tenir devant le Roi, uni au roi de Navarre. On le vit en 1589.

Dans les villes mêmes, si faciles à terroriser (nous l'avons vu tant de fois), la Ligue eût eu le dessous, si elle n'eût sans cesse employé le moyen suprême, à savoir: le peuple, son peuple d'assommeurs, celui qui mangeait à midi la soupe des couvents et touchait le soir l'argent espagnol. C'est par ces bandes qu'elle fit les élections de la milice en 1588.

L'étranger, toujours l'étranger. Voilà ce que tout Français un peu clairvoyant voyait à travers la Ligue.

Allez donc, sots érudits, rapprocher les temps de la Ligue de ceux de la Convention! Comparez, je vous prie, les défenseurs et sauveurs du territoire avec ceux qui livraient la France.

Cette misérable France, si loin de ses premiers élans spontanés, nationaux, si loin d'Étienne Marcel et des vrais États généraux, qu'avait-elle pour se défendre, au XVIe siècle, devant la puissance espagnole? Hélas! rien que la royauté.

Cette royauté funeste, cruellement dépensière et folle, elle est encore le point central où il faut bien ici se rallier.

Cruel abaissement des temps. Dans le précédent volume, nous stigmatisions justement le sauvage fou Charles IX et l'homme femme Henri III. Nous voici réduits maintenant, par la Ligue, ce monstre d'hypocrisie, à regretter Charles IX, à favoriser Henri III[9].

«Suis-je bien moi?» disait ce juif dans les cachots de l'Inquisition. «Mais non! je ne suis point moi!» L'histoire en dit autant ici et se méconnaît elle-même.

On aurait cru que la furie de ce Charles, tombant aujourd'hui à droite pour tomber demain à gauche, était le pire gouvernement. On l'eût cru, on se fût trompé. Il y avait encore alors un peu d'ordre financier, quelque obstacle aux vaines dépenses. Barrière détruite, abaissée à l'avénement d'Henri III. Donc ce sera celui-ci qui marquera le fond du fond? Son Épernon et son Joyeuse sont le pire gouvernement? Mais non, nous n'y sommes pas; voici les grands réformateurs qui vont guérir tous les abus, les Lorrains et les ligueurs, défenseurs irréprochables des franchises nationales. Que nous apportent ceux-ci? et quel serait leur succès s'ils venaient à bout de leur œuvre? Ils ne vivraient pas un quart d'heure sans subir deux conditions: un démembrement féodal, qui mettrait la France en pièces; et la tête de ce monstre serait le tyran étranger.

Nous voilà donc à ce point de défendre Épernon, Joyeuse. Dans la faiblesse actuelle du roi de Navarre, en attendant qu'il grossisse et soit Henri IV, ces deux drôles, contre les Lorrains et le parti espagnol, se trouvent les gardiens de la nationalité. Confessons cet avilissement et cette extrême misère. La France, dans ce moment, périrait sans la royauté, qui elle-même n'existe que dans ces deux tristes vizirs.

S'ils avaient été d'accord, le trône, à l'état vermoulu, eût eu encore quelque force. D'Épernon était un homme de résolution; il voyait très-bien dans Paris combien l'œuvre de la Ligue était chose artificielle; toujours il demanda au roi de lui permettre d'agir. La Ligue entraînait les foules par ruse et terreur; mais fort aisément la terreur aurait été reportée de l'autre côté. Ce ne fut, comme on va voir, que par une panique habile qu'on réunit un moment le peuple pour les Barricades. Si l'on eût pris les devants, les vrais ligueurs, pour une action sérieuse, n'auraient pas été nombreux.

Épernon était une épée. Mais le manche, qui le tenait? Une pauvre chose pourrie, la volonté d'Henri III, qui n'en était pas seulement à garder son secret une heure. Il ne pouvait rien retenir: c'était son infirmité. Catéchisé par Épernon, et louant son énergie, il s'en allait rapporter tout à son gouverneur Villequier et à la vieille Catherine, qui le faisaient savoir aux Guises.

Si Joyeuse n'était pas un traître, c'était du moins un jeune fou. Sa marotte était de supplanter Guise. Il était suivi en effet de tout ce qu'il y avait de cerveaux vides dans la jeune noblesse: loyaux étourdis qui n'aimaient ni les replis italiens du fameux héros catholique, petit-fils des Borgia, ni l'austérité empesée, la roideur des calvinistes. Joyeuse était leur grand homme; ils admiraient sa grandeur à jeter l'or par les fenêtres. Il ressemblait à Henri III. Le souci de celui-ci n'était ni la Ligue ni l'Espagne: c'était la rivalité d'Épernon et de Joyeuse.

Cependant, qu'il le voulût ou non, il penchait vers ce dernier, pour la raison toute simple que Catherine, Villequier, d'O, c'est-à-dire le vieil intérieur, étaient aussi du côté catholique, et ne lui demandaient aucun acte d'énergie, de résolution, mais seulement de rester tranquille et d'aller où il allait (au gouffre de l'Espagne et des Guises). Avec Épernon, il eût fallu se botter, monter à cheval, s'appuyer du Tiers parti et même du roi de Navarre, faire le coup de pistolet, peut-être livrer un combat désespéré dans Paris.

La fermentation y était grande, facile à entretenir dans l'état d'extrême malaise où étaient les populations. La peste, peu auparavant, avait horriblement sévi, et, dit-on, tué trente mille hommes. Cette malheureuse ville en deuil était triste, aigrie, crédule. Le service de Marie Stuart que l'on fit à Notre-Dame exalta fort les esprits. Le printemps permit de faire des processions nombreuses, qui, en même temps, étaient des revues de la faction. Les Guises y faisaient venir de Picardie, de Thiérache, de Champagne, même de Lorraine, de pauvres diables, hommes et femmes, dont la misère exaltait la dévotion. Les pèlerins, en habits blancs avec des croix, hurlaient des chants dans tous les patois de la France ou en mauvais allemand. Ce spectacle portait au cerveau. Beaucoup avaient peur; d'autres s'animaient, devenaient furieux. D'ardents agents de la Ligue, emportant de Paris ces torches, les secouaient par toute la France. Dans les confessionnaux, on disait aux femmes tremblantes: «N'ayez peur; la sainte Union a quatre-vingt mille hommes armés; nous serons heureux dans trois mois; il n'y aura qu'une religion.»

Un fait montre où l'on en était. Le conseil de l'Union, tenu aux Jésuites, avait décidé que Boulogne serait livrée à l'Espagne. Le roi, averti, empêcha la chose. Loin d'être déconcerté, deux ans de suite on revint à la même entreprise. L'homme qui devait livrer Boulogne fut amené en triomphe sous le nez du roi, caressé d'hôtel en hôtel. Paris le vit; le Louvre l'endura; il ne se trouva pas un Français pour mettre la main sur le traître. Tellement la longueur des maux avait énervé les meilleurs! Tellement l'étincelle nationale et le sens de la Patrie, déjà si vifs au temps de la Pucelle, s'étaient plus d'un siècle après misérablement affaiblis!

Que la petite minorité protestante, réduite du cinquième au dixième de la population française, fût tentée d'appeler au secours pour ne pas être égorgée, on le comprend à la rigueur. Mais que cette majorité qui se prétendait énorme, qui se disait la nation, amenât l'étranger en France, c'est là ce qui avait droit d'étonner et d'indigner. Et quel étranger encore? Non tel petit prince allemand, non quelques bandes de reîtres, mais l'épouvantable géant qui venait d'engloutir l'empire portugais, les Indes orientales, ayant les occidentales!

N'avait-on pas sujet de croire qu'un tel roi retiendrait pour toujours ce qu'on lui mettrait dans les mains?

Attendre le secours d'Espagne, c'était la politique des Jésuites, celle des Guises et des hauts ligueurs. Mais leurs bas associés, ceux qui travaillaient la boue de Paris, avaient hâte de jouer des mains. Il leur tardait de jouir de ce qu'on leur avait promis. Les modérés qu'il fallait égorger, c'étaient principalement ceux que l'on désirait piller.

Il y avait de bons coups à faire chez M. le chancelier, chez M. le premier président, etc., etc. Pour en venir au pillage, il fallait surprendre le roi, l'enfermer, le tuer ou le tondre, lui faire suivre sa vocation et en faire un capucin. Trois fois de suite en six mois, on crut mettre la main sur lui.

Trois fois, il fut averti, se tint sur ses gardes. Nous possédons le récit de l'intrépide Poulain, qui, chaque soir au conseil de la Ligue, où on pouvait le poignarder, apprenait ce qu'on ferait le lendemain contre le roi. On a suspecté cette pièce. Mais elle est tout à fait d'accord avec tous les documents qu'on a publiés depuis.

Comment servir Henri III? Il se trahissait lui-même. Son entourage lui fit croire que Poulain était payé par les huguenots. Il l'envoya faire ses révélations à un Villeroy, ami de Guise, et qui le tenait au courant de tout.

L'orage semblait devoir écraser le roi de Navarre! Il faut regarder la carte, voir l'étroite et misérable petite bande de terrain où il se trouve acculé, ayant par derrière l'Espagne, par devant la grande France catholique, Henri III uni à la Ligue, qui allait, bon gré mal gré, marcher contre lui.

Il est vrai que tous les protestants d'Europe s'étaient émus, cotisés, le roi de Danemark en tête, pour payer une armée allemande qui ferait une diversion. Les ligueurs dirent à l'instant que c'était Henri III lui-même qui appelait les Allemands. S'il ne combattait pas l'invasion, tout le monde le jugeait traître. S'il la combattait, il se fermait tout retour du côté des protestants, il se brouillait à jamais avec l'Allemagne et la Suisse protestante; il appartenait dès lors à la Ligue, qui le traînait la chaîne au cou.

Il lui fallut bien pourtant, devant l'émeute permanente, prendre ce dernier parti. La Ligue donnait des troupes à Guise; le roi se mit à la tête des siennes, et il fallut que d'Épernon avec lui combattît les Allemands au profit de la Ligue.

Comment l'armée de Navarre joindrait-elle celle d'Allemagne à travers toute la France? Grand problème. Loin d'avancer à sa rencontre, le Béarnais reculait devant une grosse armée royale que menait Joyeuse. Plus d'une fois il se trouva près de périr, entre deux rivières et deux grands corps ennemis. Son vrai sauveur fut Joyeuse et son incapacité. Cet intrépide étourdi, suivi d'un monde de grands seigneurs à tête non moins légère, avait obtenu carte blanche du roi et la permission de donner bataille. Inquiet de son crédit baissé, il voulait se relever par quelque succès éclatant qui le mît au-dessus de Guise et lui conciliât la Ligue. En attendant, sur sa route, il faisait le bon catholique en massacrant tout; il avait juré, disait-il, de faire mourir quiconque sauverait un seul huguenot. Toute son inquiétude, c'était d'être joint trop tôt par le maréchal Matignon, un Normand fort entendu, qu'on lui envoyait pour tuteur et qui tâchait de le rejoindre.

Joyeuse trouve l'ennemi à Coutras, et ne perd pas une minute pour se faire battre à plate couture, disperser, détruire et tuer (20 octobre 1587).

La petite armée protestante, outre sa supériorité morale de troupe aguerrie, se montra une armée moderne comme art et habileté. L'artillerie, bien placée et bien commandée, fit du premier coup un dégât immense dans les rangs serrés de Joyeuse, et la sienne, plus forte, n'eut aucun effet. Des pelotons d'arquebusiers, marchant devant le roi de Navarre et les deux Condé, leur préparèrent la besogne. Ils rompirent les catholiques, renversèrent les brillants escadrons. Et alors, l'infanterie protestante survenant, un grand massacre commença; deux mille morts restèrent sur la place, parmi lesquels ce beau monde de seigneurs et le fanfaron Joyeuse.

Point de victoire plus complète. La chambre où dîna le roi de Navarre était pleine de drapeaux; tout le monde ivre de joie, lui calme autant qu'auparavant, modéré et bon pour les prisonniers jusqu'à rendre à quelques-uns leurs enseignes pour les consoler. Les ministres étaient stupéfaits de voir un homme si modeste. D'autres, observateurs sérieux, entrevirent l'abîme insondable d'indifférence à toute chose qui, sous cette surface aimable, se trouvait en effet chez lui.

Nulle autre prise que les femmes; pour quelques jours, à la Rochelle, éloigné de sa maîtresse, la fameuse Corisande, il lui avait fallu la fille d'un magistrat de la ville. Les ministres avant la bataille lui rappelèrent ce péché; sans disputer, il en fit une sorte de satisfaction, d'amende honorable abrégée. Puis le lendemain de la bataille, il laissa tout, et s'en alla, avec sa brassée de drapeaux, chez sa Corisande d'Audouin.

Il est vrai que tout le monde le quittait. Chacun avait hâte d'aller reposer chez soi. Et cette armée allemande qui venait tout exprès pour eux, qui allait la diriger? Un seul des chefs protestants y avait songé, et, par une course intrépide de deux cents lieues en pays ennemi, était parvenu à la joindre. C'était le fils de Coligny.

Abandonnée à elle-même, l'armée étrangère allait comme un grand vaisseau sans pilote ou comme un homme ivre, sans savoir ce qu'elle faisait; le soldat même menait ses chefs. Les Allemands avaient trouvé en Champagne leur vainqueur, le vin, le raisin, la vendange; leur voyage était devenu une sorte de bacchanale. Puis le camp fut un hôpital; on laissa des hommes sur tous les chemins.

La nouvelle de Coutras, qui leur vint le 28 octobre, les avait encouragés. Mais ce qui leur porta un coup terrible à ne pas s'en relever, ce fut de voir que le roi, que d'Épernon, qu'on leur avait dit amis, vinrent à eux comme ennemis. D'Épernon leur ferme la route. Il les arrête, les démoralise, les corrompt, décide les Suisses qu'ils avaient à les quitter, à se joindre aux Suisses du roi.

Henri III se trouva ainsi avoir deux fois servi la Ligue et s'être porté deux coups. Par la défaite de Joyeuse il se trouvait ruiné dans sa force principale, et par le succès d'Épernon il brisait les Allemands, qui eussent été contre la Ligue ses meilleurs auxiliaires.

Ceux-ci, n'espérant plus rien, indisciplinés, sans ordre, ne se gardant même plus, offraient à Guise une belle prise. Par deux fois, il tomba sur eux, et eut deux petits avantages que la Ligue porta jusqu'au ciel. Le roi, au contraire, qui avait fait le grand coup, en décourageant les Allemands, fut partout proclamé traître, coupable, dûment convaincu de les avoir fait échapper.

La Ligue crut dès lors n'avoir plus rien à ménager avec un homme mort, qui venait par complaisance de s'exterminer. À ce roi crevé, on put sans danger donner le dernier coup de pied. Le parti, assemblé à Nancy, lui fit la demande de s'unir mieux à la Ligue (il venait de se perdre pour elle), de subir le concile de Trente et la domination du pape, d'accepter l'Inquisition, de donner des places aux ligueurs, de vendre les biens protestants pour entretenir en Lorraine une armée catholique, de taxer les convertis au tiers de leurs revenus, enfin de ne faire grâce à aucun prisonnier.

Condition atroce. On avait soin d'ajouter que, si un prisonnier, pour sauver sa vie, voulait se faire catholique, il ne le pouvait qu'en cédant la totalité de ses biens.

Était-ce tout? Non, on exigeait que le roi, de plus, éloignât de lui ceux qu'on lui désignerait. Cela voulait dire Épernon, quelques seigneurs qui lui restaient encore fidèles, sa garde, les quarante-cinq de son antichambre.

C'était lui demander sa vie.

On sentait que, poussé jusque-là, il disputerait, qu'acculé dans le désespoir, il essayerait quelque chose, s'obstinerait à vouloir vivre,—et, par ce crime, mériterait sa déposition.

CHAPITRE XIII
LE ROI D'ESPAGNE FAIT FAIRE LES BARRICADES DE PARIS
Mai 1588

«Le duc de Guise est triste, écrivait à son maître l'envoyé de Florence; il a perdu la gaieté qui lui était habituelle. À peine âgé de trente-cinq ans, il a déjà des cheveux blancs aux tempes. Regrette-t-il d'avoir manqué son but? Forme-t-il de nouveaux projets?» (Alberi, Cath.)

Il n'est pas difficile maintenant de répondre à cette question. Guise sentait dès lors parfaitement le nœud qui le tenait au cou. Il ne pouvait agir ni sans l'Espagnol ni par lui. Il devait périr au lacet dont fut étranglé Don Juan.

On l'a vu en 1583, lancé par les Jésuites, vouloir jouer le tout pour le tout, et brusquer l'affaire d'Angleterre; un mot de Mendoza le ramena en arrière. En 1587, Philippe lui avait promis de l'argent et des troupes, l'assistance même du prince de Parme; mais le 11 août, il écrivait que, le roi de France agissant lui-même contre les Allemands, il était inutile d'aider le duc de Guise; celui-ci resta faible, réduit aux escarmouches, incapable de faire de grandes choses.

Philippe II avait sur les Guises l'opinion du duc d'Albe, que c'étaient des brouillons et de dangereux intrigants. Leur alliance avec Don Juan ne dut pas modifier cette opinion. Il sut probablement l'offre de Guise aux catholiques anglais (1583) de les aider à chasser l'Espagnol quand on s'en serait servi.

L'envoyé d'Henri III, Longlée, toucha Philippe à un point bien sensible en lui disant (1587): «Qu'une étroite liaison existait entre Guise et le prince de Parme.» Celui-ci, comme tous les Farnèses, avait eu toujours à se plaindre du roi d'Espagne. On avait vu la dureté sauvage de Charles-Quint au meurtre de Pierre Farnèse, et sa saisie sur tous les enfants qui, par leur mère, étaient pourtant les propres petits-fils de Charles-Quint. Cette mère, Marguerite de Parme, gouvernante des Pays-Bas, servit avec intelligence et d'un zèle admirable, sans obtenir la moindre gratitude pour ses intérêts d'Italie. Elle en pleurait souvent. Au fils de Charles-Quint, elle fit un grand don, elle donna son fils, Alexandre, le grand tacticien, ce fort et froid génie qui, mêlant la victoire au crime, la douceur à la cruauté, reconquit pour l'Espagne tous les Pays-Bas catholiques. Il venait de mettre le sceau à cette œuvre par le siége d'Anvers, la plus grande opération du siècle, lorsque la mort de son père le fit prince de Parme. Philippe II, qui s'était longuement fait tirer l'oreille pour leur rendre Plaisance et peut-être ne désirait pas que les Farnèses s'affermissent, refusa durement au prince d'aller voir ses États; il redouta l'effet qu'aurait au-delà des monts l'apparition de ce vainqueur, qui avait fait ce que n'avait pu le duc d'Albe, et la réflexion qui fût venue que l'Espagnol n'était grand que par le génie et le sang italien. Donc, on le cloua en Flandre; usé déjà, malade, désirant le soleil, on lui dit que c'était assez d'aller aux eaux de Spa; on lui défendit l'Italie, on le retint au Nord, pour traîner jusqu'au bout dans la guerre des marais, des fanges et des brouillards.

Parme était mécontent, et Guise mécontent.

Philippe II les tenait tous deux comme deux chevaux généreux, deux arabes pur sang attelés à une charrette.

Il employait le prince de Parme dans les travaux immenses de construction nécessaires pour la flotte complémentaire de bateaux plats qui devait porter son armée en Angleterre sous la protection de l'Armada. De son grand général, il avait fait un bûcheron, un charpentier, que sais-je? Il lui fit d'abord abattre une forêt de Flandre pour les matériaux, puis ramasser dans tout le Nord d'innombrables tonneaux pour faire les ponts, puis réunir une masse incroyable de fagots ou fascines qui feraient des retranchements pour l'armée débarquée. Long et fastidieux travail, ridicule même par l'excès des précautions, jusqu'à bâtir dans les bateaux des fours à cuire le pain pour un trajet de deux jours! Ajoutez qu'une chose travaillée ainsi publiquement pendant quatre ans, et si connue de l'ennemi, était presque sûre d'avorter.

Maintenant que faisait-il de Guise? On voyait beaucoup mieux ce qu'il n'en faisait pas. Il avait agi avec lui justement comme le désirait Henri III. La superbe occasion d'une grande victoire nationale sur l'armée allemande, indisciplinée, errante, ivre, il l'avait enlevée à Guise en lui refusant le secours promis. Ce nouveau Don Juan aurait eu là à bon marché sa victoire de Lépante. L'Espagne la lui souffle. Je ne m'étonne pas s'il blanchit.

Et pourquoi, dira-t-on, Guise, ayant les Jésuites et la Ligue, ayant le peuple, ayant le pape, n'agit-il pas sans Philippe II?

1o Il n'avait pas le pape. Sixte-Quint fut toujours ennemi de la Ligue, comme de toute révolte. Il refusa l'argent, il refusa les troupes. À un ambassadeur d'Espagne qui lui disait qu'on le forcerait par une sommation générale des princes, la vieille tête de fer répondit: «Sommez-moi; je vous coupe la tête!»

2o Guise n'avait pas le peuple, comme on l'a dit. À Paris même, où le clergé paraissait maître, il n'y avait pas un tiers du peuple pour la Ligue (Cayet). Et, dans ce tiers encore, il y avait des gens qui n'étaient pour la Ligue qu'à force de peur, comme le président colonel Brisson.

Voilà les deux fortes raisons pour lesquelles Guise fut obligé d'attendre et de dépendre, n'agissant pas à son jour ni librement, mais au jour de Philippe II, pour sa commodité, et n'étant qu'un accessoire de la politique espagnole.

Les auteurs de mémoires se demandent pourquoi les Barricades eurent lieu le 12 mai, lorsque Guise ne se croyait pas prêt encore. Elles eurent lieu, parce que Philippe II était prêt, et qu'il le voulut ainsi; son Armada devait sortir le 29 du port de Lisbonne; il voulait qu'Henri III annulé, la France effarée et surprise de ses propres événements, ne pussent pas regarder au dehors, laissassent tranquillement le prince de Parme quitter la Flandre dégarnie et faire la grande affaire anglaise.

De sorte que cette longue, vaste et terrible révolution de France était un épisode dans le poëme gigantesque de Philippe II, un incident utile mais secondaire. Guise, en faisant la guerre dans la boue des rues de Paris, allait rendre possible à l'Espagne de cueillir ce laurier sublime de la grande victoire européenne. Philippe, avec son écritoire, par l'épée de Farnèse et l'intrigue de Guise, serait le vainqueur des vainqueurs.

Mortification singulière, quand on y songe, pour les ligueurs français, pour le clergé, qui, dès 1561, constitua dans la maison de Guise un capitaine héréditaire de l'Église, et qui, en même temps, appela l'Espagne, de voir qu'en réalité, au lieu de se servir de l'Espagnol, il devenait son serviteur, le valet du roi politique, qui, si barbarement, traita le clergé portugais.

Il faut avouer que, pour cette grande opération tant retardée, Philippe II avait choisi un moment admirable.

L'Angleterre, fortifiée en 87 par la mort de Marie Stuart, s'était fait en 88 la plaie la plus sensible.

Élisabeth, appelée aux Pays-Bas, y avait envoyé l'indigne favori Leicester, dont tout le mérite était une grande apparence de zèle protestant. La Hollande le reçut avec une confiance extraordinaire, lui donna plus de pouvoir que la reine n'avait demandé. Un parti se forma pour faire de cet Anglais un souverain absolu du pays. Une bonne part de la populace demandait un tyran. Les États généraux montrèrent une vigueur admirable; en gardant un profond respect pour la reine d'Angleterre, ils firent couper la tête aux traîtres qui conspiraient pour elle. Dégoûtés et découragés, les Anglais écoutaient les propositions de l'Espagne. Les États généraux soutinrent qu'il n'y avait de paix que dans la victoire, et ils mirent leur pensée de bronze dans des médailles sublimes, l'une entre autres, avec la devise: «Le lion libre ne revient pas aux fers.»

Élisabeth, qui montra du courage une fois que la guerre commença, parut d'abord faible et femme dans cette vaine idée de l'éviter, dans cette mollesse d'écouter les hâbleries dont l'Espagnol l'amusait pour la mieux surprendre.

Son Leicester était perdu, et Henri III était perdu, quand Philippe ébranla sa flotte.

Seulement il avait fallu qu'Henri III ruiné reçût le coup suprême, fût déraciné, perdît terre, s'envolât au vent comme une feuille morte. C'est ce que fit le jour des Barricades.

Les deux partis étaient en face. Le roi avait failli tout récemment être pris par une femme. La duchesse de Montpensier, sœur du duc de Guise, la furie de la Ligue, avait imaginé de fourrer des bandits à la Roquette, maison de plaisance près la porte Saint-Antoine. De là, ils devaient tomber sur le roi quand il reviendrait de chez les moines de Vincennes, où il faisait une retraite, couper la gorge à ses cinq ou six domestiques, et l'enlever à Soissons, où était Guise. On aurait dit aux Parisiens que les huguenots enlevaient le roi, pour exaspérer la foule et lui faire commencer le massacre des politiques.

Il n'y a aucun animal qui, mis en demeure de périr, ne devienne très-clairvoyant. Le roi avait fini par voir que la bêtise de sa vieille mère, qui appelait Guise son bâton de vieillesse, les pantalonnades de Villequier et autres, le perdaient. Il ne crut plus que d'Épernon. Celui-ci, colonel de l'infanterie, mit les Suisses à Lagny-sur-Marne, pour menacer Paris d'en haut, et alla, comme gouverneur de Normandie, se saisir en bas de Rouen. En même temps, il voulait s'assurer d'Orléans, de façon à serrer Paris de trois côtés. Cela fait, on eût pu, sans trop grande imprudence, suivre le conseil d'Épernon, qui était d'arrêter et de faire étrangler les pensionnaires de Philippe II.

Les terreurs de ceux-ci coïncidaient avec les intérêts du maître. Philippe attendait la guerre civile de France pour faire partir son Armada. Aux premiers jours d'avril, l'Aragonais Moreo vint à Soissons trouver Guise et lui intima l'ordre de rompre avec le roi, en l'assurant de trois cent mille écus, de six mille lansquenets et de douze cents lances; à quoi il ajoutait, ce qui eût fait bien plus, que son maître n'aurait plus d'ambassadeur auprès du roi, mais auprès de l'Union. (Papiers de Simancas; Mignet, Marie Stuart, ch. XII.)

Belles promesses. Mais les tiendrait-on? Philippe II poussait vers l'Angleterre tout ce qu'il avait d'argent et de force. Il voulait, la Ligue voulait que Guise se jetât dans Paris. Périlleuse exigence. Guise n'avait pas assez de forces pour y venir en ennemi. Et il était difficile d'y venir en ami, lorsque déjà il faisait la guerre au roi en Picardie, chassait ses garnisons, se moquait de ses ordres.

Mettre Guise à Paris avant de lui donner des forces, c'était tenter le roi, et, selon toute apparence, l'obliger de le tuer. Cela n'arrêta pas les meneurs. L'ambassadeur d'Espagne était déterminé; il lui fallait l'explosion. Les Jésuites étaient déterminés; la soutane est hardie, comme les femmes qui ne risquent guère; et l'on a vu de plus, par l'affaire de Marie Stuart, combien ils étaient romanesques, mauvais appréciateurs du possible et de l'impossible, compromettants surtout et peu ménagers de la vie de leurs amis. Pour les autres meneurs, hommes d'exécution, vieux massacreurs connus, qui risquaient bien plus que les prêtres, ils se voyaient percés à jour, menacés de très-près, et ils avaient grande hâte de diminuer leur péril en y associant le duc de Guise.

C'était leur serf; ils lui signifièrent que s'il n'arrivait pas, il ferait bien de ne jamais mettre les pieds dans Paris.

Il se mit en voie d'obéir, il fit venir de Picardie le duc d'Aumale, appela le ban et l'arrière-ban des siens, fit filer dans la ville un monde de seigneurs, de gentilshommes et de soldats, comme avant la Saint-Barthélemy. «Tout se perdait comme dans une forêt épaisse ou une grande mer.» On a vu déjà en 1572 comment cela se perdait. L'immensité des couvents, des colléges, des vastes cloîtres de chanoines à Notre-Dame, Saint-Germain-l'Auxerrois, pouvait cacher toute une armée.

Cependant on chauffait Paris à blanc par le grand moyen qui ne manque jamais, la peur de la famine. Des mines allongées, des visages pâles erraient. Des gens prudents se parlaient à l'oreille. On disait: «Que deviendrons-nous?»

Le roi, seul à Paris, n'ayant pas d'Épernon, était fort inquiet. Il envoya Bellièvre à Soissons pour tâcher d'y retenir Guise, le priant assez bassement de ne pas venir, de ne pas augmenter le trouble. Guise paya cet ambassadeur de quelques paroles hypocrites, et s'en débarrassa. Puis, l'ayant fait partir, lui-même monta à cheval, lui laissa la grande route, et, par des chemins de traverse, arriva à Paris en même temps que lui. Le lundi 9 mai, il entra à midi.

Presque seul, ayant à peine cinq ou six cavaliers, il entra dans la foule de la rue Saint-Denis, le nez dans son manteau, sous un grand chapeau rabattu. Là, un jeune homme à lui, comme par espièglerie, enleva le chapeau et tira le manteau: «Monseigneur, faites-vous connaître.»

Un cri s'élève: «C'est le duc de Guise!» Les Parisiens, qui se croyaient déjà affamés, n'auraient pas vu toute une armée pour eux et un grand convoi de farines avec tant de satisfaction. Les vivats éclatèrent. Une dame, au pas d'une boutique, baissa son masque (les élégantes suivaient cette mode italienne), et, d'un riant visage lui dit: «Bon prince! te voilà!... Nous sommes sauvés!»

À ce mot, on s'élance, on baise ses bottes. Les fleurs pleuvaient. Il y eut des simples qui frottaient leurs chapelets contre lui pour les sanctifier. Il est entouré, étouffé presque, peut à peine passer. Il souriait, mais avait hâte de profiter de la surprise qu'allait causer son arrivée. Il parvint, non sans peine, à l'Hôtel de Soissons (Halle au Blé), chez la reine mère. Elle qui négociait, qui croyait l'empêcher de venir, elle le voit tout venu, pâlit, bégaye. Lui, modeste; il assure qu'il ne vient que pour se justifier.

Il espérait en elle. Il avait besoin d'elle pour qu'elle donnât à son fils des conseils de lâcheté. La vieille femme va prendre sa chaise et le conduire au Louvre. En avant, elle envoie Davila, son jeune chevalier, dire au roi que Guise est venu.

Le roi fut si surpris qu'il chancela, s'appuya du coude sur une petite table, soutenant sa tête avec la main dont il se couvrit le visage. Le colonel corse Ornano et un abbé Del Bene, qui étaient là, dirent qu'il fallait le poignarder. L'abbé, avec douceur, citait le mot biblique: «Je frapperai le pasteur; les brebis seront dispersées.»

C'était un conseil très-hardi; cependant on croyait que le roi le suivrait et ne se laisserait pas braver dans son Louvre. Crillon, mestre de camp des gardes, voyant le duc entrer, enfonça son chapeau et ne le salua pas, comme un homme qu'on allait tuer. Sixte-Quint aussi, quand on lui conta la chose, était surpris qu'il fût sorti vivant.

Il n'y avait pas grande force au Louvre. Mais sans nul doute, c'eût été un coup de terreur épouvantable qui d'abord eût paralysé. Beaucoup de gens auraient fui de Paris. Le roi avait des hommes d'exécution, Biron, Crillon et Ornano. Il tenait, outre le Louvre, la Bastille et l'Arsenal, où était l'artillerie. Selon toute apparence, il eût eu vingt-quatre heures pour lui.

Mais lui-même avait peur. Et il avait près de lui des gens comme Villequier, qui avaient encore plus peur, calculant que, si on prenait le Louvre et le roi, eux, ils payeraient l'affaire; la foule les eût mis en morceaux. Ils prêchaient pour la douceur, lorsque le duc entra avec la reine mère. Il était défait, pâle, ayant, aux antichambres, aux escaliers, passé entre des épées nues, et perdu là toutes ses politesses sans qu'on lui répondît.

Le roi, de son côté, était très-altéré, et son visage montrait une résolution violente. Il lui dit sèchement: «Pourquoi êtes-vous venu?» Puis à Bellièvre: «N'étiez-vous pas chargé de dire...?» Et, Bellièvre voulant s'expliquer, le roi lui dit: «Assez.» Et il tourna le dos au duc de Guise. Selon un manuscrit, celui-ci s'assit sur un coffre, non pas par insolence, mais sans doute par émotion.

Cependant les femmes, la reine mère, la duchesse d'Uzès, prenaient le roi à part, lui disaient cette terrible effervescence du peuple, et lui montraient la foule qui avait pénétré dans la cour du Louvre. Bref, on le détrempait.

Guise sentit finement, vivement, ce moment de fluctuation, et prit congé. En sortant, il se demandait si vraiment il vivait encore, et se blâmait de s'être livré à ce hasard. Mais il était sauvé. Il fit venir les meneurs de la Ligue et tous ses gens; il s'arma, s'assura dans son hôtel, quoiqu'il n'en eût plus guère besoin, ayant doublé de force par le succès de sa témérité.

Pendant ce temps-là, le roi avait fait venir Poulain: celui-ci lui disait que la Ligue se réunissait le soir dans telle maison, qu'on pouvait encore rafler tout. Trop tard, beaucoup trop tard. Ce qu'on pouvait au Louvre le matin, on ne le pouvait pas le soir, et hors du Louvre. Le roi n'avait plus rien à faire.

Le 10, Guise était maître. Avec quatre cents gentilshommes cuirassés sous l'habit, les pistolets dans le manteau, il alla faire sa cour au roi, qui dut le bien recevoir. Le bon duc alla ensuite rendre ses respects à la reine régnante, et accompagner le roi à la messe, enfin retourna à son hôtel à travers la foule enthousiaste.

Il dîna. Après son dîner, il alla chez la reine mère, où le roi se rendit. Maintenant c'était au roi à se justifier. Il le fit comme il put, se plaignant seulement des étrangers qui étaient cachés en ville et désirant qu'on les chassât. Guise s'offrit pour y aider. Ce fut une farce; on se moqua des envoyés du roi.

Cela le mit dans une colère d'enfant. «Je dompterai Paris,» dit-il. Il envoie ordre aux Suisses de venir de Lagny. On le sut presque avant qu'il l'eût dit, et tout le soir, toute la nuit, on sema le bruit que le roi ferait le lendemain l'exécution des meilleurs catholiques et mettrait la ville au pillage.

Le matin, les Suisses entrent vers quatre heures avec leurs fifres et quelques gardes-françaises, mèche allumée. Démonstration ridicule. Guise ayant déjà tant de forces, son frère Aumale à une lieue, toutes ses bandes dans la ville, un tiers de la ville pour lui! le tiers armé, le tiers actif.

Le roi comptait sur les deux autres tiers, et il avait cru faire un grand coup politique en faisant capitaines, colonels de la garde bourgeoise, des hommes du parlement. Le colonel président de Thou, mis dès le soir avec ses gens au poste des Innocents, ne put même les y tenir; ils s'en allèrent, disant que Paris allait être pillé, et qu'ils voulaient défendre leurs femmes et leurs enfants. Le colonel président Brisson, qui était le plus doux des hommes, fut si bien pris par les ligueurs, que, de gré ou de force, il se mit avec eux.

Dès cinq heures du matin, l'un des Seize (chefs des seize quartiers de Paris), le procureur Crucé, fait sortir de chez lui trois garçons en chemise qui crient aux armes dans le quartier Saint-Jacques.

«Qu'y a-t-il?» dit chacun. «C'est le fils de Coligny qui est au faubourg Saint-Germain, avec ses huguenots.»

À neuf heures du matin, tout le quartier ecclésiastique des colléges et séminaires, l'évêché, la Cité, étaient déjà barricadés. On prit le Petit-Châtelet. On s'empara des ponts. Tout cela exécuté par Crucé et la noire populace en robe qu'on appelait les écoliers. Le tocsin fut d'abord sonné au cloître Saint-Benoît, sur la pente de la rue Saint-Jacques. La place d'armes était Saint-Séverin, au bas de la rue.

Une dépêche espagnole (Ranke, V, 6) nous apprend que tout ceci se fit contre l'avis de Guise. Il eût voulu seulement intimider le roi, et il dit dans la nuit qu'il était sûr, dès lors, d'en obtenir les États généraux (où on l'aurait fait connétable). Il n'en voulait pas davantage pour le moment.

C'était un vilain jeu dans sa pensée, très-périlleux, de se barricader contre son roi et de lui livrer dans sa capitale une bataille en règle. On a vu par le premier Guise la prudence excessive de ces Lorrains: François voulait un ordre écrit pour la bataille de Dreux.

Guise ne négligea rien pour faire croire qu'il n'était pour rien dans l'affaire, qu'il s'en lavait les mains. «Je dormais, dit-il dans une lettre, quand tout commença.» Et, en effet, il se montra le matin à ses fenêtres en blanc habit d'été, dans le négligé d'un bon homme qui à peine s'éveille et demande: «Eh! que fait-on donc?»

Il avait placé dans chaque quartier des gentilshommes pour enhardir le peuple. Mais il prétendait que cette hardiesse s'arrêtât aux menaces.

Ce qui est curieux, c'est que la pensée du Roi était exactement la même. Il avait expressément recommandé deux choses: 1o de ne rien prendre et de payer les vivres dont on aurait besoin; 2o de ne pas tirer.

Tout fut très-lent sur la rive droite où était l'hôtel de Guise. Les barricades, terminées à neuf heures dans le pays latin, ne se firent qu'à midi de l'autre côté.

Dans le quartier de l'Université, Crucé et les meneurs du parti espagnol trouvèrent un vigoureux appui dans le jeune comte de Brissac, qui était au duc de Guise, mais qui ne tint compte de ses réserves. Brissac haïssait le roi, qui s'était moqué de lui, et voulait se venger.

La place Maubert, entre l'Université et la Cité, était un point fort important pour séparer les deux Paris, les deux émeutes. Crillon l'occupe; il y trouve Brissac. En vain il demande au Louvre la permission de charger; le roi persévère dans ses défenses. Ce brave reste là sans agir, et misérablement livré.

Brissac ne demanda pas permission à l'hôtel de Guise. Il fit ses barricades. Il s'empara de la Cité, du Petit-Châtelet et des entours du Marché-Neuf, où étaient des compagnies suisses. Là et partout commodément placé et maître des fenêtres, d'en haut, il fit tirer sur eux. Il en fut de même plus tard sur l'autre rive, au cimetière des Innocents. Ces Allemands qui étaient là sans vivres, tout exposés aux coups, et qui recevaient sans rendre, finirent par se mettre à genoux, leur rosaire à la main, criant en leur patois: «Bons catholiques! bons catholiques!»

Les Parisiens en tuèrent passablement. Ce qui les rendait furieux, c'était un mot qu'avaient répandu les ligueurs, en l'attribuant ici à Biron, là à Crillon, et ailleurs aux officiers suisses: «Messieurs les Parisiens, mettez des draps au lit; nous coucherons ce soir avec vos dames.»

Ainsi le sang coula et la guerre fut lancée. Dès lors l'Armada put sortir. Très-probablement, le jour même (12 mai), avant le soir, Mendoza dut écrire à Madrid; puis, de Madrid partit l'ordre d'embarquement. Opération immense qui pourtant fut faite le 28; le lendemain eut lieu le départ. Seize jours avaient suffi pour tout.

Guise aussi était embarqué sur l'inconnu, et plus qu'il ne voulait. Les États généraux qu'il allait assembler pour en tirer cette charge de haute confiance, comment jugeraient-ils un acte si sauvage de flagrante rébellion?

Les troupes se trouvaient prisonnières entre les barricades, et on ne pouvait les retirer. Le roi envoya prier Guise de sauver ces pauvres diables, d'épargner le sang catholique.

Chose odieuse, bien nouvelle alors, que le roi dût à son sujet la protection des siens et demandât grâce! Cela aurait pu faire un revirement, au moins de pitié, Le Louvre, désert le matin (De Thou), l'était moins vers le soir; cinq cents gentilhommes (Davila) s'y réunirent pour le défendre. Parmi eux, un Montmorency (l'Estoile).

Brissac, au nom de Guise, alla offrir une sauvegarde à l'ambassadeur d'Angleterre, qui le reçut fort mal. Et, comme le jeune homme hypocritement s'inquiétait pour lui, lui conseillait de fermer son hôtel, demandait s'il avait des armes, l'Anglais dit sèchement: «Mon arme, c'est la foi publique; mes portes resteront ouvertes. Je ne suis pas envoyé à Paris, mais bien en France. Je serai où sera le Roi.»

Du reste, Guise avait de bonne heure et de lui-même travaillé à apaiser tout. Ces furieux bourgeois, devenus tout à coup des lions, il les arrêta, leur tira des mains les Suisses et les gardes-françaises. Sans armes, une canne à la main, il parcourait les rues, recommandant la simple défensive; les barricades s'abaissaient devant lui. Il renvoya les gardes au Louvre; il rendit les armes aux Suisses. Tous l'admiraient, le bénissaient. Jamais sa bonne mine, sa belle taille, sa figure aimable, souriante dans ses cheveux blonds, n'avaient autant charmé le peuple. Le 9 mai, c'était un héros; le 12 au soir, ce fut un dieu.

Ce dieu, comme la situation le voulait, avait deux visages; il était prince, il était peuple; il saluait gracieusement les gentilshommes, avec nuance et distinction, et ne refusait pas aux mains sales les grosses poignées de main. Sa figure était d'un Janus, tout autre sur chaque joue. Sa balafre, voisine de l'œil, le rendait fort sujet aux larmes, de sorte qu'il offrait deux aspects, souriant d'un œil, et pleurant de l'autre.

Le prince de Parme, sombre Italien, qui ne connaissait pas la France, jugea sévèrement la conduite de Guise: «Il aurait dû, dit-il, ou ne pas commencer, ou aller jusqu'au bout. Qui tire l'épée contre son roi, doit jeter le fourreau.» La vrai pensée des Espagnols, c'est que la guerre civile n'était pas assez engagée.

Leurs agents, et surtout leurs moines, poussaient aux dernières violences; ils voulaient qu'on forçât le Louvre. Et, si le roi avait péri dans la bagarre, ils n'en auraient pas fait un grand deuil, étant sûrs désormais d'avoir une bonne guerre civile, irrévocable, qui donnerait le champ libre à Philippe II.

L'intérêt de Guise était autre. Il eût été déshonoré. La chose eût été sur son dos. Le roi, tellement fini dans l'opinion, pouvait faire pitié, il est vrai, mais non reprendre force. Lui, grandi et si haut dans l'estime du peuple, après une telle journée, il croyait avoir peu à craindre. Par le Roi ou par les États, il ne pouvait manquer d'avoir cette épée de connétable ou de lieutenant du royaume, à laquelle sa douceur magnanime lui avait donné nouveau droit. Même hors Paris, il crut tenir le roi, puisqu'il tenait la France. Mais le roi pris, le roi tué, Guise baissait; l'opinion tournait; accusé, affaibli, il était trop heureux alors de se livrer sans réserve à l'Espagne; la mort du roi le constituait valet de Philippe II.

La reine mère, allant de l'un à l'autre, conseillant toujours, donnait au duc, au roi, deux étranges conseils, bien propres à la faire suspecter. Elle voulait que le roi allât se montrer aux barricades, apparût aux ligueurs dans sa haute majesté. Un sûr moyen de se faire prendre. Et, quant au duc, elle l'engageait à se mettre dans le Louvre avec le roi, et à le garder; elle lui promettait tout de la reconnaissance royale, spécialement la lieutenance générale. «Mais, madame, disait-il, voulez-vous que j'aille me jeter tout seul et en pourpoint parmi mes ennemis?... J'en suis bien marri. Mais que puis-je? Un peuple furieux, c'est comme un taureau échauffé qu'on ne peut retenir...»

Il n'ajoutait pas une chose, c'est que, tout brave qu'il était, il n'aurait jamais osé barrer le chemin à ses maîtres, je veux dire à la tourbe des moines et agents espagnols.

Je ne crois pas qu'un homme si avisé, si informé, ait ignoré que le roi avait toujours une porte libre pour s'en aller. Si Guise les faisait garder toutes, moins une (celle des Tuileries), c'est que probablement, n'osant défendre le roi et cependant craignant pour lui, il voulut que son mannequin royal gardât la clef des champs.

La dernière violence n'était nullement invraisemblable. La duchesse de Montpensier, Brissac et autres, marchaient d'accord avec les furieux fanatiques et les agents de l'étranger. Le 13, vendredi, à deux heures, on se remit à sonner le tocsin. Les bas meneurs, l'avocat la Rivière, le tailleur la Rue, le cabaretier Perrichon, commençaient à crier: «Les barricades au Louvre!... Allons prendre ce b..... de roi!» Un bataillon sacré se formait au pays latin de la fine fleur espagnole, huit cents séminaristes avec quatre cents moines de toute robe et de tout couvent, et pour capitaines les prédicateurs. Leur mot de ralliement était: «Allons chercher le frère Henri!»

Ils n'auraient peut-être pas fait un grand exploit au Louvre. Mais ils auraient mis le duc de Guise dans un terrible embarras; il n'eût osé ni agir avec eux, ni agir contre eux, ni même rester neutre à ne rien faire.

La reine mère, vers les six heures du soir, était chez lui, lorsque Menneville, le plus intime confident de Guise, lui dit tout bas: «Le roi est parti.» Guise fut étonné ou feignit l'étonnement. Mais il ne remua point, il ne se mit pas à sa poursuite. Toute la cavalerie dépendait de lui. Les Parisiens, moines et écoliers, ne se seraient pas risqués en plaine contre les Suisses et les gardes que Guise avait rendus et que le roi emmena avec lui.

Il s'était décidé vers cinq heures à partir, et encore parce qu'on lui dit que Guise pourrait bien aussi l'assaillir avec les autres. Du Louvre, à pied, la baguette à la main, il alla aux Tuileries où étaient les écuries et monta à cheval. Les princes, seigneurs et conseillers, Montpensier, Longueville, Saint-Paul, le grand prieur, un cardinal, Biron, Aumont, Cheverny, Villeroy, Bellièvre, y montèrent avec lui. Les hommes de robe longue, comme Cheverny, montèrent comme ils étaient, sans bottes, assez embarrassés de cette subite résolution. Il n'est pas vrai qu'on se soit enfui à toute bride, puisque devant marchaient les gardes et les Suisses à pied.

Le roi laissa le secrétaire Pinard pour expliquer poliment au duc de Guise pourquoi il se décidait à partir.

En s'en allant, dit-on, il jeta feu et flamme contre cette ville qu'il avait toujours habitée, et enrichie par son séjour, négligeant Blois et Fontainebleau que les autres rois préféraient, et qui traitait si mal son prince débonnaire, trop fidèle bourgeois de Paris.

CHAPITRE XIV
L'ARMADA[10]
Juin, Juillet, Août 1588

La France troublée, livrée, vendue, la Hollande en défiance très-grande de l'Angleterre, l'Allemagne paralysée par l'Empereur, la décomposition du monde protestant, tels furent les vents favorables qui, le 29 mai, enflèrent les voiles de l'Armada.

Elle surprit Élisabeth. Retardée par la tempête, elle rentra à la Corogne, n'en sortit que le 21 juillet, et ne fut que le 29 en vue de Plymouth. Deux mois s'étaient passés, et elle était encore à temps de tenter l'invasion, la flotte anglaise étant faible, et les milices, fort peu aguerries de l'Angleterre, se rassemblaient lentement.

L'Angleterre fut sauvée par trois choses: l'héroïsme de sa marine, le découragement du parti catholique après la mort de Marie Stuart, et spécialement la puissante assistance de la Hollande, qui bloqua le prince de Parme et le cloua au rivage de Flandre.

Si ces choses ne s'étaient pas rencontrées, les vaillants marins anglais, et leurs petits vaisseaux n'auraient pas été assez forts pour faire face aux deux dangers. Pendant qu'ils luttaient avec l'Armada, le prince de Parme aurait eu le temps de passer d'un autre côté, avec ses trente mille hommes, les premiers soldats du monde. Dès lors, tout était fini.

La Hollande ne le permit pas.

Ceux qui préconisent la force du gouvernement monarchique auront fort à faire ici. Il semble qu'après sa résolution violente contre Marie Stuart, la reine d'Angleterre ait faibli; on put croire que l'abeille avait perdu son aiguillon.

Évidemment elle flotta pendant une année, ne sut pas ce qu'elle voulait. Elle découragea ses amis, enhardit ses ennemis.

Les États généraux, au contraire, après avoir déjoué le complot de Leicester, réprimé la populace, qui voulait un maître étranger, sans rancune, sans aigreur, essayèrent d'éclairer la reine d'Angleterre. Ils lui dirent qu'elle risquait de se perdre, elle, l'Angleterre et la Hollande, en écoutant les Espagnols; ils lui dirent que le seul mot de paix allait produire une énervation déplorable, un fatal resserrement des cœurs et des bourses. Ils lui montrèrent l'Armada toute prête dans les ports espagnols, qui allait les surprendre affaiblis, engourdis. Eux qui, depuis vingt années, soutenaient de leur propre sang et de leur propre fortune la querelle de l'Europe, ils supplièrent l'Angleterre, qui n'avait rien fait encore, de ne pas se tenir déjà pour trop fatiguée. La guerre l'avait engraissée; Londres avait bu la substance d'Anvers et des Pays-Bas; elle avait en elle une Flandre. Toutes les peurs, toutes les ruines, le sauvetage des richesses et les industries fugitives avaient fait la large base de cette pyramide d'or qui depuis a monté toujours, et d'où l'opulence britannique voit sous elle toute la terre. C'était la Hollande, épuisée d'une guerre terrible, qui priait cette grasse Angleterre de ne pas dire: «Je suis trop pauvre pour combattre et me défendre.»

Élisabeth, en vieillissant, devenait plus qu'économe. Elle trouvait lourde la charge d'aider la Hollande qui pourtant depuis tant d'années lui évitait et le péril et les frais d'une guerre directe. Pardonnerait-elle aux États d'avoir déjoué Leicester et repris le gouvernement? Elle rappela celui-ci, mais lui montra six mois après la plus haute faveur en lui confiant sa défense, sa personne, l'unique armée qui couvrît sa capitale.

Le fameux amiral Drake, dont nous parlerons tout à l'heure, ayant fait une pointe hardie dans le port même de Cadix, Élisabeth parut épouvantée de son audace. Elle dit qu'elle le punirait, et discuta avec le prince de Parme ce qu'elle pouvait faire de réparation. Cependant, voyant l'Armada prête à mettre en mer, elle leva des matelots. Puis, sur de nouveaux pourparlers, elle désarmait encore. Heureusement son grand amiral lui désobéit, autant qu'il le put.

Le 29 mai 88, l'Armada sortait de Lisbonne, et rien ne se faisait encore en Angleterre. Mais cent vaisseaux de Hollande bloquaient les côtes de Flandre, depuis l'embouchure de l'Escaut jusqu'à Gravelines et Calais. Farnèse, avec sa forte armée et ses bateaux innombrables, se morfondait sous la garde du lion de Hollande, qui le tenait là frémissant.

Si la volonté, l'effort, l'extrême persévérance, la pesante attention portée sur les détails, si tout cela suffisait pour rendre digne de la victoire, certes, Philippe II en eût été digne. Depuis quatre ans, malgré l'âge et la santé déclinante, des embarras de toute espèce, une grande pénurie d'argent, il était pourtant parvenu à organiser cette épouvantable machine.

Il y avait cent cinquante vaisseaux, huit mille marins, vingt mille soldats; on ne pouvait compter la noblesse et les volontaires. Il y avait deux mille canons, plus d'un million de boulets, cinq cent mille livres de poudre, sept mille mousquets, dix mille haches et hallebardes, un nombre énorme de chevaux, charrettes, instruments de toute sorte, pour remuer, porter la terre et faire des retranchements. Les munitions abondaient et les vivres surabondaient (jusqu'à quinze mille pièces de vin), de quoi manger pour six mois! Tout cela pour un trajet de quinze jours et pour entrer au pays le plus plantureux du monde!

J'ai dit les préparatifs que Parme faisait de son côté. Dans l'Escaut, cent bateaux de vivres et soixante-dix bateaux plats, portant chacun trente chevaux. À Newport deux cents plus petits pour porter les hommes. À Dunkerque, une vingtaine de vaisseaux hanséatiques, avec poutres, pointes et crampons pour être agencés ensemble. À Gravelines, vingt mille tonneaux, avec clous, cordes, à faire des ponts. Des montagnes de fascines.

Les Hollandais gardant la côte, il improvisa un canal superbe pour mener ses vaisseaux en pleine terre, d'Anvers à Gand et à Bruges, rejoindre le canal d'Ypres et sortir dans l'Océan sous l'abri de l'Armada.

Parme avait au camp de Newport soixante compagnies espagnoles, dix wallonnes et trente italiennes, la fleur militaire de l'Europe. Ajoutez cent neuf compagnies de toute nation, dans lesquelles sept d'Anglais, pour donner la main à l'Angleterre catholique.

Si grande, si admirable dans ce camp d'élite, la monarchie espagnole n'était pas moins merveilleuse dans les marins de l'Armada. Les Portugais de Gama, les Andalous de Colomb, qui, sous lui, trouvèrent l'Amérique, les aventureux pêcheurs de baleine, les intrépides Biscayens environnaient le pavillon dominateur de la Castille, et l'Italie elle-même, par une grande flotte de Naples, de Venise et de Toscane, apportait à l'Armada l'augure heureux de Lépante.

Telle avançait sur mer, immense, majestueuse, altière, cette masse à laquelle rien d'humain semblait ne pouvoir résister.

Mais ce qu'on n'en voyait pas était plus terrible peut-être que ce qui frappait les yeux. On ne voyait pas la France, la conjuration de la Ligue, qui, de nos rivages, saluait la flotte au passage; enfin la défection des meilleurs serviteurs du roi qui, devant une telle force, perdaient courage et cessaient de lutter.

C'était certainement une des forces de l'Armada de savoir les Barricades et la chute de la monarchie; de savoir, en suivant nos côtes, que, là, tout la favorisait, qu'aucun port n'eût osé se fermer à elle. Ceux de Bretagne, sous un cousin des Guises, lui étaient ouverts; le Havre de Grâce dans les mains d'un ligueur déterminé; Calais tellement pour les Espagnols, que le gouverneur tira le canon pour sauver un de leurs vaisseaux.

Mais tous ces ports étaient étroits, peu profonds, et ne pouvaient recevoir de tels vaisseaux de guerre. Le roi d'Espagne tenait infiniment à Boulogne, belle rade, où une partie de sa flotte, au besoin, eût pu s'abriter.

De là, l'effort persévérant des Guises pour s'emparer de Boulogne en 1587 et 1588. La place était au duc d'Épernon, qui, par des hommes sûrs, la défendit avec acharnement contre les Guises et contre la faiblesse de son maître qui la leur aurait livrée. Il n'y a pas de fait plus honteux dans toute l'histoire de France. La première fois que les Guises manquèrent de s'en emparer, ils amenèrent, on l'a vu, promenèrent en triomphe le traître qui avait voulu leur livrer la ville.

Je crois que c'était l'une des principales raisons pour lesquelles Philippe II avait pressé les Barricades. Il voulait que nos ports, et surtout Boulogne, se trouvassent ouverts à sa flotte. Le lendemain de l'événement, le 15 ou 16 mai, Aumale, avec la petite armée qu'il avait devant Paris, alla tout droit à Boulogne. On supposait que l'Armada allait passer. Une tempête la retarda. Elle ne passa que le 28 juillet entre Boulogne et Plymouth. La noblesse qui suivait d'Aumale à ce siége honteux, obéissait à regret, sentant qu'elle se salissait à jamais par une telle trahison. L'affaire traîna. Trois cents hommes de renfort furent mis dans la place. Le vent emportait l'Armada au Nord. Si Boulogne avait faibli, un seul vaisseau détaché en eût pris possession; l'Espagne s'y serait établie, affermie, et peut-être cette épine fût restée deux siècles au cœur de la France, comme jadis celle de Calais.

Ce fait de Boulogne et un autre que nous dirons furent les causes réelles pour lesquelles le bon sens national se souleva plus tard, redoutable dans son silence. L'audace et l'effronterie des Guises à se dévoiler ainsi comme agents de l'étranger sans pudeur, sans ménagement, finirent par entrer au cœur des Français; ils virent qu'ils étaient non-seulement trahis, livrés, mais méprisés.

Tant catholique qu'on fût, on devait être épouvanté au passage de l'Armada. Toute violence, toute tyrannie y étaient. Et la flotte même se composait de victimes. Ces Portugais, condamnés à servir leur impitoyable bourreau, suivaient, en le maudissant, le pavillon de Castille. Douze bâtiments de Venise, saisis contre le droit des gens par leur ami et allié Philippe II, avaient été contraints de se joindre à la grande flotte, de partager ses périls et ses défaites.

Le pape même, qui, à sa manière, combattait aussi pour l'Espagne par sa bulle contre Élisabeth, était-il libre en cette guerre et agissait-il de cœur? Italien et prince, tout autant que pape, s'il désirait la défaite du protestantisme, il redoutait la victoire du tyran de l'Italie. Sixte-Quint, loin de désirer la grandeur de Philippe II, eût souhaité que la France soutînt contre lui les Pays-Bas. Les humbles manifestations de Philippe, qui prétendait faire la guerre pour le saint-siége et d'avance s'en disait vassal, ne pouvaient tromper le pape. Déjà étouffé par l'Espagne, il savait bien que si elle venait à écraser l'Angleterre, tout était perdu en Europe. Misérable principicule du désert de Rome, dans quel néant tomberait-il? et comment échapperait-il à l'universelle asphyxie?

L'Inquisition espagnole, cette arme terrible, pour qui fonctionnait-elle? Instrument de confiscation, détournée à tous les usages de la police civile, appliquée même à la douane, elle donnait une force étrange, au besoin, cruelle pour le clergé même. Si Philippe II ne l'eût eue, aurait-il osé verser par torrents le sang du clergé portugais, sauf à extorquer du pape son absolution?

Il fallait la furie folle des Jésuites, le génie bizarre, brouillon, demi-visionnaire qu'ils tenaient de Loyola, pour pousser dans une aventure qui eût mis Rome sous le pied de roi. Ils étaient montés sur la flotte avec force moines, les Cappuccini d'Italie et les Dominicains espagnols de l'Inquisition. Le vicaire général du Saint-Office y était en personne. Et, d'autre part, sur la côte de Flandre, le célèbre docteur Allen, le chef de l'école du meurtre, que Philippe II venait de faire faire cardinal légat d'Angleterre, attendait avec les soldats pour passer et travailler avec eux à la religion.

Les Anglais ont assuré avoir trouvé sur les vaisseaux espagnols des instruments de torture, chevalets, grils, estrapades. Pourquoi pas? On n'eût pas épargné à l'Angleterre vaincue ce qu'on faisait à Paris même. Ce fut le premier fruit de la journée des Barricades. En mai et juin, il y eut des faits exécrables qu'on ne voyait plus depuis longtemps. Un maître d'école catholique, allant à la messe et communiant, fut jeté à l'eau, comme suspect d'être huguenot. Deux demoiselles Foucaud, qui l'étaient et se maintinrent telles avec un courage intrépide, furent condamnées à être étranglées, puis brûlées. On les mena bâillonnées au supplice. Mais ce n'était pas assez. On eut soin de couper les cordes pour qu'elles tombassent vivantes dans le brasier et fussent réellement brûlées vives.

Voilà ce que les Anglais avaient à attendre, ce qui devait les rendre invincibles. Certes, c'était une bonne pensée de Philippe II d'avoir mis cette armée de moines sur le pont de ses vaisseaux, ces Jésuites, ces inquisiteurs. Exhibition politique, infiniment propre à séduire l'Angleterre et lui donner l'empressement de recevoir un tel joug!

Il y avait aussi une chose sur cette flotte qui devait lui porter malheur: c'est que ceux qui la montaient étaient des ennemis de l'Espagne, qu'elle traînait, ou des peuples amortis par elle, tombés au-dessous d'eux-mêmes. Ces nations qui, séparément, avaient fait tant de grandes choses, ces individus qui, pris à part, étaient encore héroïques, mis ensemble se trouvaient faibles.

La grande puissance nouvelle, la pesante, l'inintelligente royauté des commis, le terrible bureaucrate de l'Escurial, cul-de-jatte qui gouvernait la guerre, c'était comme une masse de plomb qui pendait à l'Armada et l'empêchait de marcher, qui d'avance rompait les reins, cassait les ailes à la victoire.

Un homme qui vivait immuable dans ce palais de granit, dans un cabinet de dix pieds carrés, n'avait aucune notion du lieu ni du temps. À quinze années de distance, dans une guerre sur l'Océan, il copia servilement ce qui avait réussi à Lépante en 1571 sur la Méditerranée. Et il ne sut pas mieux faire la différence des hommes, croyant encore avoir affaire à la pesanteur des Turcs, ne tenant compte de l'audace des Anglais et Hollandais, dont les rapides corsaires, avant qu'il eût le temps de remuer, lui enlevaient ses navires jusque dans la mer Pacifique. À Lépante, les hauts vaisseaux, les châteaux flottants de Castille, avaient canonné à leur aise des Turcs qui ne bougeaient pas. Philippe refit ces gros vaisseaux, gigantesques galions, lourdes et massives galéaces, supposant que l'Anglais aurait la bonté de se tenir immobile et d'attendre en repos les coups. Seulement il ne trouva pas ces masses suffisamment lourdes; il y fit ajouter de bonnes poutres, de bons madriers, d'un énorme poids.

Une partie de ces vaisseaux paralytiques étaient remués à bras d'hommes, par des quantités de forçats, comme dans la Méditerranée; action nulle dans la lame forte et longue de l'Océan. Et dangereuse de plus. En pleine mer, un forçat anglais délivra ses camarades, Turcs, Français, etc. Sur trois vaisseaux portugais s'étendit la révolte, la tuerie. Hideux spectacle de voir ces Portugais ennemis de l'Espagne, contraints par elle et vrais forçats, égorgés par les forçats qu'ils faisaient ramer pour l'Espagne!

Cette exécrable Babel de toutes les tyrannies du monde, contenue pourtant encore dans une apparente unité, était montée par un pilote qui devait la faire enfoncer, le génie de l'Escurial, du Gesù, de l'Inquisition,—autrement dit, la mort des peuples et de la pensée humaine.

Il semble que, du premier coup, la mer en ait eu horreur. Dès la sortie de Lisbonne, dans les meilleurs jours de l'année (29 mai), le vent devient furieux, il lui brise quelques vaisseaux, surtout lui fait perdre du temps. Elle se refait à la Corogne, mais elle n'entre en Manche que le 28 juillet.

Il y avait une fatalité visible sur cette flotte espagnole, préparée depuis si longtemps. Un célèbre marin de Lépante est nommé pour la commander; il devient malade, il meurt. Puis c'est le vieux et illustre Santa-Cruz. Philippe II le trouve trop lent, lui adresse un mot amer; il en meurt. Philippe en est réduit à prendre pour amiral un haut seigneur homme de cour, Medina Sidonia, qui n'avait guère de mérite que sa grande docilité. Celui-là, Philippe était sûr qu'il le dirigerait toujours, le tiendrait en laisse. Et, en effet, le pauvre homme obéit, mais ne fit rien.

L'Armada, arrivée devant l'île de Wight, jeta l'ancre. Elle croyait vraisemblablement avoir nouvelle du parti catholique. Mais les catholiques anglais avaient perdu avec Marie leur centre et leur unité. Ils avaient été rudement éloignés des côtes, mis dans l'intérieur. Ils croyaient sentir au cou la hache de la reine d'Écosse et craignaient une revanche de la Saint-Barthélemy. L'Armada n'avait rien à attendre. L'Angleterre lui apparut, gardée et fermée, silencieuse sous ses blanches dunes, et ne donnant pas un signe.

Cependant elle était en danger réel. Quand les Espagnols passèrent en vue de Plymouth, des cent vaisseaux de la reine, cinquante seulement étaient prêts. Drake fit la sublime imprudence de sortir, voulant que le pavillon anglais se montrât toujours, fort ou faible. Grande tentation pour les Espagnols. Un de leurs vice-amiraux, Martin Recalde, un de ces vieux marins de Biscaye, des hardis pêcheurs de baleine, brûlaient de combattre, de passer par-dessus Drake et de harponner Plymouth.

Il aurait bien pu réussir, débarquer et marcher sur Londres. La flotte avait vingt mille soldats, que les paysans de milice qu'on exerçait à Tilbury n'auraient pas arrêtés une heure. Pendant ce temps, l'Armada eût écarté les Hollandais, amené les bateaux de Farnèse et réuni les deux armées.

Mais Philippe II était sur l'Armada, pour le salut de l'Angleterre, je veux dire son froid génie, sa lenteur, sa timidité. À cet ardent Biscayen, Medina Sidonia opposa un petit papier, ordre suprême du maître.

Défense expresse de rien faire avant d'avoir été chercher le prince de Parme.

Ce ne fut que le 30 juillet que l'amiral anglais put sortir de Plymouth avec cent petites embarcations qu'on appellerait aujourd'hui des bateaux. Le lendemain, il aperçut les cent cinquante géants qui occupaient l'Océan de leur masse, de l'ombre sinistre de leurs voiles immenses.

Il avait heureusement avec lui une élite d'hommes intrépides, des têtes froidement héroïques et sans imagination, qui, dans ces masses si hautes, virent sur-le-champ une chose, c'est qu'elles tireraient trop haut et ne toucheraient jamais; que plus on serait près d'elles, moins on souffrirait de leur feu. Ils résolurent d'attaquer presque à bout portant.

Il y avait là deux hommes extraordinaires, d'abord Drake, qui revenait de faire le tour du monde, qui avait forcé le mystérieux sanctuaire de l'empire des Espagnols, l'océan Pacifique, qui s'était promené invincible à travers leurs flottes, avait forcé leurs villes, terrifié leurs plus lointaines possessions. C'est lui qui trouva l'extrême point sud du monde.

L'autre, Forbisher, simple capitaine, avait percé le Nord jusqu'au Groënland. Le premier, il avait cherché le passage septentrional d'Amérique en Asie. Avec ces deux hommes, déjà de réputation immense, l'un du Sud, l'autre du Nord, une force morale prodigieuse était sur la flotte.

L'Angleterre allait aussi ferme que si elle eût par eux les deux pôles dans la main.

Les petits vaisseaux, volant plutôt qu'ils ne voguaient, passèrent derrière les Espagnols, leur prirent le dessus du vent, les canonnèrent avec une audace, une vigueur inattendues, prouvant la supériorité de leur tir, comme de leur navigation.

Le 2 août, nouvelle épreuve. Les Espagnols, qui avaient l'avantage du vent, ne purent le garder; canonnés, ils reculèrent, il est vrai, pour gagner Dunkerque, où ils invitaient le prince de Parme à se rendre sur-le-champ. En attendant, un renfort d'une vingtaine de vaisseaux arrivait à la flotte anglaise avec tous les grands seigneurs qui venaient prendre part à la fête. Action très-vive le 4 août. Les deux flottes se canonnaient à cent cinquante pas. Et cette fois, ce furent encore les Espagnols qui se retirèrent, suivis de près par les Anglais.

Chaque jour l'Armada fit de grosses pertes. Elle n'avait pas l'avantage, donc ne pouvait débloquer les bateaux du prince de Parme. N'ayant pas battu les Anglais, elle ne pouvait, derrière eux, aller trouver les Hollandais et les arracher de la côte où ils bloquaient la grande armée. Le prince n'avait de vaisseaux qu'une vingtaine d'hanséatiques. Eût-il pu, l'Armada n'allant pas à lui, lui aller à elle avec si peu de force, hasarder ses trois cents bateaux, ce grand nombre de soldats, en profitant d'une nuit, d'un brouillard?... C'eût été un acte de témérité insensée qu'un jeune homme désespéré, ayant sa fortune à faire, eût tenté peut-être, mais auquel Farnèse, si sage, âgé d'ailleurs et malade, couvert de gloire, n'eût pas songé. Philippe II, si extraordinairement prudent, lui reprocha, après l'événement, de n'avoir pas fait la folie. Il l'eût disgracié s'il l'eût faite.

Il y avait aussi une grande et très-grande difficulté, c'est que les matelots que Farnèse avait pressés et amenés de force s'enfuyaient de tous les côtés. Le brave soldat espagnol, si ferme sur terre, le noble senor soldado, déclarait avec gravité qu'il ne s'embarquerait pas sans la protection de la flotte.

Même sous cette protection, y avait-il sûreté? Les vaisseaux anglais, si rapides, n'auraient-ils pas, derrière la flotte et dans ses rangs mêmes, coulé les bateaux? Cela est assez probable. Mais tous n'eussent pas péri, et, si l'Armada en eût amené seulement un tiers, avec les vingt mille soldats qu'elle contenait elle-même, l'invasion aurait eu de terribles chances.

Drake ne leur donna pas le loisir d'en faire l'essai. Dans la nuit du 7 au 8 août, il prit huit mauvais vaisseaux, les remplit de poudre, de toute sorte de ferraille, les poussa dans l'Armada, y mit le feu. La terreur, le désordre, furent épouvantables. On se souvenait d'Anvers, où nombre de soldats espagnols avaient été brûlés vifs. Sans attendre le signal, les vaisseaux coupèrent leurs câbles, se séparèrent et s'enfuirent à travers la haute mer.

Le vent les poussait aux côtes de l'Est. Ralliés à Gravelines, ils virent bientôt fondre sur eux la furieuse petite flotte qui, de plus belle, les canonna à bout portant.

Malgré leur force et la grande épaisseur du bordage, plusieurs vaisseaux furent percés, d'autres démâtés et désagréés. L'intrépide résistance de leurs capitaines ne servait de rien.

Le prince de Parme n'arriva que pour les voir emportés par un vent violent du midi, qui les mit bientôt, hors du canal, dans la mer du Nord, et jusque vers le Danemark, vers les côtes de Norwége, où le gros temps empêcha les Anglais de les poursuivre. Cette flotte de vaisseaux épars ne pouvait plus se diriger, ne s'appartenait plus. Ils avaient déjà perdu quinze navires et cinq mille hommes. Ils tournèrent, chassés ainsi, l'Angleterre et l'Écosse, couvrant la mer de leurs débris, et ils perdirent encore dix-sept vaisseaux sur les côtes d'Irlande.

En tout, quatre-vingt-un vaisseaux et quatorze mille soldats!

Ce n'était pas une flotte qui avait péri, mais un monde. Tout le Midi, traîné par Philippe II à cette misérable croisade, se sentit moralement atteint pour toujours.

Cette immense ruine, c'était celle, non de l'Espagne seulement, mais du Portugal, de Naples, de Venise, de Florence, etc. La défaite était commune au monde catholique.

Et, de ces débris, rejaillit comme un éclat à la tête des Guises. Ils en furent atteints, blessés. Si l'Armada avait vaincu, qui aurait osé les frapper?

Grand véritablement, immense fut le triomphe d'Élisabeth. Sa position sur toutes les mers devint dès lors offensive. Dans Cadix même et dans Lisbonne, c'était à Philippe à trembler.

Quand la reine, sur un cheval blanc, se montra en amazone au camp de Tilbury, l'enthousiasme, l'émotion, la tendresse, j'allais dire l'amour, éclatèrent. Ses cinquante-cinq ans disparurent. On la trouva jeune et admirablement belle. Cette fois se réalisa la prétention de la reine, «qu'on ne pouvait soutenir en face le rayonnement de sa beauté.»

Shakespeare fut historien, et le fidèle interprète du sentiment national et de la reconnaissance européenne, quand il salua en elle «la belle vestale assise sur le trône d'Occident.»

CHAPITRE XV
LE ROI, GUISE ET PARIS PENDANT L'EXPÉDITION DE L'ARMADA
Mai-Août 1588.

Si l'on veut comprendre l'état de la France mieux qu'on ne l'a fait jusqu'ici, il faut, pendant quatre mois, de mai en août, voir suspendue cette menace épouvantable de l'expédition espagnole et de l'affaire d'Angleterre.

C'est là, on ne peut en douter, ce que le roi d'une part, et de l'autre Henri de Guise, considéraient attentivement et suivaient de l'œil. Cette question supérieure dominait les petites affaires de la Ligue, qui visiblement pouvaient se trouver un matin tranchées d'un coup. La France regardait d'en bas passer cette terrible Armada, comme un immense oiseau noir qui, s'il emportait l'Angleterre, la frapperait elle-même.

En réalité, c'était la journée des Barricades qui avait coupé le câble qui retenait la grande flotte. Les enfants perdus de la Ligue et le parti espagnol, le furieux et factieux ambassadeur Mendoza, avaient précipité la chose pour le moment où elle était nécessaire à Philippe II. Il n'avait pas tenu à eux qu'elle n'allât bien plus loin; le Louvre allait être attaqué, et Guise forcé par les siens de faire le roi prisonnier, extrémité terrible qui eût fait de Guise lui-même le serviteur dépendant, et j'allais dire aussi le prisonnier de l'Espagne. On a vu comme il s'en tira.

Guise connaissait parfaitement l'hypocrisie de Philippe II; et, comme il avait jadis désavoué le duc d'Albe, il était sûr que Philippe, qui venait de le forcer à agir contre le roi, peu reconnaissant de la chose et la trouvant incomplète, la désavouerait et lui reprocherait d'avoir attenté à la majesté des rois. Aussi Guise s'empressa d'envoyer à Mendoza une justification des Barricades et de la fuite du roi: «Il est parti avant que nous eussions le loisir de lui témoigner que les menaces et dangers avaient pu seuls nous éloigner du devoir que nous sommes résolus de lui garder inviolable.» Puis ce fidèle sujet exprime l'espoir que: «Vous ne serez point inutiles spectateurs des entreprises qui se feront contre la religion, et que le roi votre maître nous donnera secours si notre prince veut se servir des huguenots,» etc.

Le lendemain de sa victoire, il demandait du secours. Il ne se sentait pas fort. Maîtrisé par cette foule dont il paraissait le maître, obligé de donner la main, sa blanche main de prince italien, à je ne sais quels crasseux va-nu-pieds et massacreurs, le vrai rebut de Paris, entouré et espionné de sacripants espagnols, dès le lendemain il fut excédé de son rôle de tribun du peuple. Il fallut, pour leur obéir, qu'il fît un prévôt des marchands, qu'il se saisît de la Bastille et des petites places de haute et basse Seine qui assurent les arrivages. Démarches hardies qui le brouillaient de plus en plus avec Henri III au moment où il avait hâte de se rapprocher de lui.

Ce qu'il désirait le plus, c'était de reprendre le roi, d'être maître au nom du roi, connétable ou lieutenant général du royaume, de façon que, si l'Espagnol retombait d'Angleterre en France, il trouvât la besogne faite, Guise assis déjà fortement, pouvant traiter plus librement, chapeau bas, mais l'épée en main.

D'une part, il demandait le secours espagnol. D'autre part, il faisait près du roi ce qu'il pouvait pour se passer de ce secours.

Voilà pourquoi il permit, ou probablement suscita des manifestations suppliantes, presque repentantes, de la Ligue auprès du roi. Celui-ci, tout seul, à Chartres, attendant en vain et ne voyant point venir ses hommes du tiers parti, vit à leur place arriver les ligueurs qu'il avait cru irréconciliables, implacables.

La première ambassade, il est vrai, fut une farce où l'on n'eût pas trop distingué si on voulait flatter le roi ou bien se moquer de lui. Henri III avait importé à Paris les pénitents d'Avignon et les flagellants du Midi. Lui-même, aux processions, figurait sous cet habit. On imagina de lui envoyer une bande de pénitents. «Dans ce costume, disaient les Parisiens (De Thou), il faudra bien qu'il nous reçoive. Il ne pourra fermer sa porte.» Ils s'adressèrent au frère d'un homme que le roi avait fort aimé, Henri de Joyeuse, devenu capucin sous le nom de frère Ange. Pour rendre la chose plus touchante, on en fit un mystère ambulant. Ange faisait le Crucifié. La tête couronnée d'épines, des gouttes de rouge à la face, sous une grosse croix de carton, il paraissait succomber, soupirait à rendre l'âme. Les soldats de la Passion, ayant, en guise de casques, de grasses marmites en tête, portaient des armures rouillées. Ils roulaient les yeux et se démenaient pour épouvanter la foule. Les saintes femmes, Marie, Madeleine (deux jeunes capucins déguisés), pleuraient, priaient, se prosternaient. Ange se laissait tomber; à coups de fouet, on le relevait. La moralité parlante était que, le Christ ayant pardonné sa flagellation à Jérusalem, le roi pouvait bien aussi oublier que Paris lui eût donné les étrivières.

Dans la bande des apôtres, apparemment pour faire Judas, était un des premiers ligueurs, le président de Neuilly. Il venait là pour deux choses, voir ce que faisait le roi, le tâter, et par-dessous travailler contre lui la ville de Chartres, y raffermir les ligueurs. Ce bonhomme avait une chose excellente pour ce genre d'affaires, une sensibilité extrême et des larmes à torrents.

Dans un de ces messages au roi, Henri, le voyant «pleurer comme un veau», ne put s'empêcher de lui dire: «Eh! pauvre sot que vous êtes, pensez-vous que, si vraiment j'avais tenu à vous faire pendre, le pouvoir m'en aurait manqué?... Mais non, j'aime les Parisiens, malgré eux et quoi qu'ils fassent. Qu'ils témoignent du repentir, je suis tout prêt à pardonner.»

Le chef-d'œuvre, pour Henri de Guise, c'était d'employer pour lui le parlement de Paris, qui le détestait. Comme il avait sous sa main la vieille machine à trahison, la reine mère, par elle, il obtint une démarche du Parlement.

Le roi reçut la députation à merveille, et sembla plus occupé de s'excuser que d'accuser. Cela encouragea tellement que les Seize et les nouveaux magistrats entreprirent de faire leur paix. Dans un acte où ils expliquaient les Barricades par la nécessité de sauver la foi catholique, ils proposèrent, au nom de Paris, des seigneurs, des villes liguées, une réconciliation. Le roi fut tout miel. Il répondit qu'il ne songeait qu'à son bon peuple, qu'il avait déjà révoqué trente édits bursaux, qu'il détestait les hérétiques, voulait les exterminer, et que, pour mieux faire cette guerre sainte, il assemblerait le 15 août les États généraux.

C'était en réalité se livrer à ses ennemis, agir comme si les ligueurs eussent été vraiment fanatiques, fort inquiets de l'hérésie. Mais l'affaire était politique; la Ligue, moitié lorraine, moitié espagnole, ne voulait du roi qu'une chose, lui arracher sa couronne. Par ce traité, il la donnait.

La peur explique sa conduite. Il avait emporté la peur de Paris, cette grande image de la furie du peuple. Il avait une peur nouvelle, l'apparition de l'Armada, qui, à ce moment, voguait à pleines voiles le long de nos côtes. Il avait peur de son gardien, d'Épernon, tellement haï, tellement compromettant, et hâte de s'en débarrasser. Il avait peur de son ami naturel et de son meilleur allié, le roi de Navarre, qu'il eût volontiers appelé, et qu'il faisait mine d'avoir en horreur. Enfin il avait son conseil, son cabinet plein de traîtres, tout au moins d'hommes équivoques, qui, plus qu'à moitié, étaient pour les Guises. Le chancelier Cheverny, créature de la reine mère, avait eu l'insigne honneur de marier une de ses parentes au frère du duc de Guise. Le secrétaire Villeroy, ennemi de d'Épernon, qui l'appelait le petit coquin et voulait le bâtonner, était de cœur avec la Ligue. La reine mère, qui était à Paris avec Guise, écrivait au roi des lettres trempées de larmes maternelles, le suppliant d'avoir pitié de lui-même, de ne pas se perdre.

On lui fit faire de très-fausses démarches, par exemple d'envoyer trois fois son médecin à Paris, puis Villeroy même. Plus il se montrait facile, et plus on devint exigeant.

On obtint aussi de lui qu'il se défît de son dogue, du seul des siens qui pouvait mordre, je parle de d'Épernon. Le roi lui dit qu'il fallait céder au temps, se retirer dans son gouvernement de Provence. Telle était sa docilité pour la Ligue, qu'il voulait que d'Épernon rendît tout ce qu'il conservait au roi: Metz, la grande position contre les Guises; Angoulême, la communication avec le roi de Navarre; la Normandie et Boulogne, c'est-à-dire la côte, le port, dont avait besoin l'Armada.

D'Épernon fut plus royaliste que le roi: il refusa Boulogne, Metz et Angoulême. Et tel était l'affaissement du roi, qu'on obtint de lui un ordre ambigu de fermer à d'Épernon cette dernière place ou de l'arrêter s'il y était. Dépêché par Villeroy avec empressement, cet ordre fut si bien reçu des ligueurs de l'endroit, que d'Épernon faillit périr. Il n'échappa que par un miracle de courage et de présence d'esprit, enfin par l'approche d'un secours du roi de Navarre.

Henri III cédait, livrait tout, lorsque Paris, qu'on croyait tellement contre lui, tellement ligueur, faillit échapper à la Ligue. Le Tiers parti, le Parlement qui en était la tête naturelle, s'était laissé enlever la prévôté, la magistrature municipale. Mais, quand, du 1er au 4 juillet, les nouveaux prévôts et échevins procédèrent à l'épuration de la garde bourgeoise, firent déposer, comme hérétiques, tous les gens de robe, il y eut de grands murmures et résistance positive.

Le 5 juillet, le conseiller Legrand, capitaine de son quartier, ayant été déposé, sa compagnie refusa de marcher sous le nouveau capitaine. Le poste (c'était la porte Saint-Germain) resta fermé, faute de garde. Un mouvement pouvait avoir lieu si le Parlement eût été hardi. La bourgeoisie de Paris avait généralement les armes, et, en majorité immense, elle détestait ce monstre de la Ligue, chimère bizarre, mêlée de tant de choses, mais dans lequel, après tout, une était beaucoup trop claire, l'alliance du clergé et de l'Espagne, l'or, l'intrigue et la menace, l'insolence de l'étranger.

Les présidents du Parlement, mis en demeure de prendre l'initiative dans un moment si critique, se montrèrent d'abord fort timides. Ils parurent condamner la résistance. Ils déclarèrent «que, l'affaire semblant tendre à sédition, on en référerait à la reine mère et aux princes pour avoir règlement.» Aux princes, c'était dire aux Guises.

Mais quelle que fût la faiblesse, le tremblement visible de ces magistrats, Guise n'en abusa pas. Il se montra lui-même excessivement prudent. Il fit venir le conseiller capitaine, le pria de ne pas se mettre en danger, de donner sa démission. «J'en endure bien aussi, dit-il. Faites comme moi. Quand la colère de ces Parisiens sera un peu plus rassise, je donnerai bon ordre à tout; et alors vous serez content, vous et tous les gens de bien qui vous ressemblent.»

La démission n'arrêta rien. L'indignation publique ne se cachait plus. On avait ôté l'épée à des magistrats, à des hommes connus, posés dans l'estime publique, et on l'avait confiée à des banqueroutiers, à des gens sans profession connue. Cette disposition des esprits enhardit le Parlement. «Le premier président, dit Lestoile, parla longuement, librement et hautement, pour maintenir les vieux capitaines, casser les nouveaux. Plusieurs conseillers appuyèrent. Le cardinal de Bourbon parla contre, mais fort peu. Alors le duc de Guise, avec beaucoup de soumission et de révérence, supplia la cour de donner encore cela au temps et au public.» Le public était là en effet, le public des Espagnols, hurlant tout autour et près d'assommer le Parlement. Celui-ci se montra touché d'une prière si respectueuse et si bien appuyée du peuple, dont la voix est celle de Dieu.

Le même peuple, pour faire marcher droit le Parlement et l'empêcher de broncher, vint en masse le sommer de brûler un protestant depuis longtemps prisonnier; autrement les bons catholiques se chargeaient de le faire eux-mêmes. Tout cela désavoué par la nouvelle administration de Paris. Mais la volonté était claire. Il fallut faire quelque chose pour complaire à ce bon peuple. On avisa que, d'ancienne date, on avait condamné à Angers un certain Guitel. Il jurait qu'il n'était ni protestant ni chrétien, d'aucun culte. Il n'en fut pas moins à la Grève exécuté comme huguenot.

Donc, tout allait à merveille. La religion était satisfaite, le peuple vainqueur, tous d'accord. Il ne restait qu'à s'embrasser. Le 10 juillet, le roi signa ce qu'il appela son acte d'Union.

Chose plaisante et qui fit rire: il y défendait la Ligue, mais prescrivait l'Union.

Il garantissait l'union que ses sujets faisaient entre eux pour se défendre contre lui.

Les ligueurs y renonçaient aux alliances étrangères. Promesse menteuse s'il en fut.

Le roi, de dix manières diverses, promettait la même chose, de poursuivre à mort l'hérésie, d'exclure de sa succession tout prince hérétique.

Un article important était ajouté aux anciens traités. Nul désormais ne devait obtenir le moindre emploi que sur une attestation de son évêque ou de son curé. Article énorme qui, en réalité, mettait toutes les places aux mains du clergé, et de plus l'autorisait à se constituer partout comme une police, pour connaître les bons sujets et écarter les suspects.

Dans les articles secrets, il promettait de soumettre le royaume au pape, selon les règlements du concile de Trente, de livrer des places aux ligueurs, non-seulement Orléans, Bourges, mais Montreuil, mais le Crotoy, tout près de Boulogne, mais Boulogne même, c'est-à-dire les ports de nos côtes que demandait l'Espagnol.

Boulogne, que le duc d'Aumale n'avait pas pu arracher au lieutenant de d'Épernon, Boulogne, que le roi avait en vain prié d'Épernon de lui remettre, était livré cette fois, pris d'un trait de plume.

À ces articles terribles ajoutez les dons, non écrits, que l'on extorqua:

Mayenne, frère de Guise, aura l'une des deux armées contre les hérétiques.

Un frère de Guise aura le Lyonnais,—autrement dit, donnera la main à la Savoie, et pourra lui ouvrir la France.

Un autre frère, le cardinal de Guise, sera légat d'Avignon; le roi l'obtiendra du pape.

L'intime confident de Guise, Menneville, que plusieurs croyaient la tête même de la Ligue, entrera au conseil du roi avec l'archevêque de Lyon.

Le cardinal de Bourbon est déclaré le plus proche parent du roi. Exclusion implicite du roi de Navarre.

Guise lui-même aura le commandement général des armées, avec la justice et la police militaires, comme les avait le connétable.

Le roi n'avait plus rien à donner en ce monde. Il ne lui restait guère que son corps et sa personne. On voulait qu'il les livrât, qu'il allât montrer dans Paris sa face souffletée et se prêter aux nasardes. C'est ce que vint lui demander la reine mère le 1er août, en lui présentant le cardinal de Bourbon et le duc de Guise. Le roi les embrassa tendrement en souriant, mais refusa leur requête.

Alors la bonne Catherine se mit à verser des larmes (ce qui lui arrivait souvent, car elle était fort sensible): «Comment, mon fils! que dira-t-on de moi? et quel compte pensez-vous qu'on en fasse? Serait-il bien possible que vous eussiez changé tout d'un coup votre naturel si enclin à pardonner?»

Mais lui, quand il la vit pleurer, cela le fit rire: «C'est vrai, madame, mais qu'y faire? C'est ce méchant d'Épernon qui m'a tout changé et gâté mon naturel.»

Cette gambade disait assez à la vieille qu'il n'était pas dupe. Il avait eu de fréquentes occasions d'expérimenter combien (même pour lui) elle était fausse, perfide et malfaisante. En 1587, au départ des Allemands, elle avait dit, avec la Ligue, que son fils eût pu les détruire et qu'il ne l'avait pas voulu. Aux Barricades, elle lui avait donné le conseil singulier d'aller trouver les ligueurs, c'est-à-dire de se livrer. Et, ici, soufflée par Guise, elle lui conseillait encore de se jeter dans le guêpier.

Il la connaissait dès lors. Il l'eut haïe s'il eût eu la force de haïr personne. Mais il la méprisait à fond, n'ayant vu personne en ce monde de plus méprisable ni de plus semblable à lui.

CHAPITRE XVI
LA LIGUE AUX ÉTATS DE BLOIS Août-Décembre 1588

L'article où la Ligue renonçait aux alliances étrangères, quoiqu'il ne fût pas sérieux, parut à Philippe II une trahison de Guise, une violation du traité fait avec lui en avril. Le 26 juillet, ab irato, il écrivit à Henri III qu'il lui donnerait du secours.

Guise avait voulu s'expliquer, se justifier auprès de l'Aragonais Moreo, l'agent qui avait traité avec lui. Moreo ne voulut pas l'entendre. Alors il écrivit directement à Philippe II (24 juillet) une lettre humble où il lui disait que tout s'était fait pour l'honneur de Dieu. Philippe ne daigna répondre.

C'était le moment critique de l'Armada. L'ambassadeur Mendoza croyait fermement qu'elle avait vaincu; il avait fait imprimer toute la victoire à Paris, était parti pour Chartres en poste, et, avant tout, avait été à la cathédrale remercier la Vierge Marie. De là, en allant à l'évêché, où logeait le roi, il disait aux gentilshommes avec une emphase espagnole: «Victoria! victoria!» Il entra ainsi et montra au roi une lettre qui lui arrivait de Dieppe. Mais le roi lui montra une autre lettre qui disait que les Anglais avaient canonné l'Armada, coulé douze vaisseaux et tué cinq mille hommes; qu'il n'y avait plus à songer à débarquer en Angleterre.

Mendoza ayant de la peine à digérer la nouvelle, le roi lui montra en sus deux ou trois cents forçats turcs d'un vaisseau castillan échoué à Calais qu'on venait de lui envoyer. Mendoza veut qu'on les lui livre. Le roi répond doucement qu'il faudra en délibérer. L'Espagnol, fort irrité, va trouver Guise, qui l'appuie. Ces pauvres diables se trouvèrent placés en haie sur les degrés où le roi devait passer pour aller à la messe. Ils se jettent à genoux, et crient tant qu'ils peuvent: «Misericordia!» Le roi les regarde et passe. Au conseil on décida que ce n'étaient pas des Espagnols, mais des prisonniers, des esclaves; qu'en France on ne connaît pas d'esclaves, qu'en touchant la France on est libre; donc, qu'on les rendrait au sultan, allié du roi, et qu'au départ chacun d'eux recevrait un écu en poche.

Ce conseil fut comme un tournoi préalable avant la bataille, où l'on connut bien les ligueurs. Le duc de Nevers et Biron emportèrent cette décision.

Les effets de la grande déroute furent sensibles à l'instant même. Mendoza revint à Guise, lui promit secours. Guise en remercie Philippe II le 5 septembre, dans une lettre où il épuise toute la langue française pour l'assurer de son dévouement. Philippe, dès le 22 août, probablement du jour où il apprit le désastre, avait écrit à Mendoza que Guise pouvait se justifier de l'Union en rompant avec le roi. Si l'Armada était battue, Farnèse était là tout entier, avec ses trente mille Espagnols, qui pouvait mettre un poids énorme dans les affaires de la France.

Le premier service que Guise rendit à Philippe II, ce fut d'attacher à la Ligue un certain Balagny, que la reine mère avait placé à Cambrai pour lui garder cette place, prise autrefois par son fils Alençon. Entre les mains d'un ligueur, Cambrai ne pouvait manquer de revenir bientôt à l'Espagne.

Sur la même frontière du Nord, le roi avait donné au duc de Nevers la Picardie, que réclamait de longue date le duc d'Aumale. M. de Nevers passant par Paris, le prévôt des marchands et les Seize vinrent à son hôtel, et, au nom de la ville, au nom de la Ligue, lui défendirent d'y songer.

Quoiqu'il fût stipulé dans le traité qu'on rendrait la Bastille au roi, on se moqua de cet article. On maintint dans la forteresse l'un des chefs, le fameux procureur et escrimeur Leclerc, le plus violent des Seize.

Ce qui ne fut pas moins sensible au roi et lui démontra son néant, ce fut la défense que la Ligue fit au Parlement de vérifier les lettres royales données au comte de Soissons, fils du prince de Condé, pour le laver d'avoir porté les armes avec les hérétiques. Le peuple s'y opposa, disant qu'un tel péché exigeait que le comte allât à Rome. Guise tenait extrêmement à ce qu'il ne fût pas réhabilité et restât incapable de succéder à la couronne, comme fauteur d'hérésie.

De plus, Guise aurait voulu que son fils épousât la nièce du pape. Et le roi la demandait pour le comte de Soissons.

Sur toute et chacune chose, Guise se trouvait ainsi en face du roi. Il paraissait déterminé à le pousser à l'extrême. Le mouvement, comprimé, mais très-significatif de Paris contre la Ligue, l'obligeait d'achever le roi, dût-il lui-même tomber sous l'influence espagnole. Sans doute aussi il la redoutait moins depuis cette grande catastrophe de l'Armada. Philippe restait puissant et redoutable; mais ce n'était plus ce Dieu, ce Jupiter, ou ce Pluton, ce terrible Démon du Midi, qui semblait tenir ou fermer à son choix l'outre des tempêtes.

L'élection des États fut travaillée par toute la France avec une furie extraordinaire. Le mot d'ordre était donné. On ne voulut pas de ligueur modéré, mais seulement les emportés, les casse-cous de la faction. Le Tiers parti, épouvanté, ne savait que dire. À Chartres même, sous les yeux du roi, un seigneur, l'homme de la Ligue, effrayait les royalistes des plus terribles menaces. L'épée ne tenait à rien; et, derrière l'épée, c'était le bâton de la populace, soldée par les prêtres; et, derrière la populace, c'était l'Espagnol, les trente mille hommes de Farnèse, prêts à renouveler en France, dans chaque ville, le sac d'Anvers.

Pas un des élus n'était homme connu, sauf quelques-uns dans la noblesse. C'était généralement la basse bourgeoisie, inepte et envieuse du voisin, laquelle, flattée par les seigneurs, eût fait des crimes pour eux.

Qu'étaient, que voulaient ces États qui venaient, disaient-ils, au secours de la religion catholique? Pouvaient-ils se tromper eux-mêmes? Mais le roi venait justement de leur ôter tout prétexte. Il envoyait deux armées contre l'hérésie, l'une sous le frère même de Guise, l'autre sous le duc de Nevers. Guise et Nevers, c'était également la Saint-Barthélemy.

S'il y avait dans les députés quelques hommes de bonne foi, il faut croire que la passion les rendait à moitié fous. Le programme qu'on leur apporta de la part des Seize ne porte pas le cachet de l'huissier, du procureur, des Leclerc et des Marteau. Il rappelle bien plutôt l'hypocrisie avec laquelle nous avons vu l'Espagne attester à Trente, à Rome et partout, la liberté qu'elle écrasait; il rappelle le courage du clergé, lorsque, prié d'aider à l'État (mai 1561), il refusa héroïquement au nom de la liberté.

Ce programme, rédigé certainement par les Jésuites sur la table de Mendoza, propose à la France d'imiter les nobles libertés castillanes, les assemblées des Cortès (blessées à mort par Charles-Quint, et poursuivies au moment même par Philippe II en Aragon).

Voyez l'Angleterre, disait-on, voyez la Pologne: les États y gouvernent tout.

Sublimes docteurs du mensonge! Combien leur cachet est reconnaissable! Et qui jamais put espérer d'en approcher dans le faux? Ces libres États, sortis de la nationalité et défenses de la patrie, ils les attestaient ici pour espagnoliser la France et pour étrangler la patrie.

Revenons. L'assemblée se caractérisa en nommant président du clergé le cardinal de Guise, un furieux; président du Tiers État l'un des Seize, la Chapelle-Marteau, l'organisateur du comité de la Ligue, que la révolte avait fait prévôt des marchands. Enfin la noblesse fut présidée par l'homme des Barricades, le jeune Brissac, ennemi personnel d'Henri III.

Avant même d'exister, je veux dire d'être constitué, le Tiers dit toute sa pensée: supprimer l'impôt, désarmer le roi.

Tout impôt établi depuis 1576, supprimé. Et cependant la valeur de l'argent ayant infiniment changé, il avait bien fallu que l'impôt montât avec tout le reste.

La seconde pensée des États fut de censurer la tolérance du roi. Le jeune Brissac le tint sur la sellette et le chapitra, comme un maître d'école flagelle l'enfant de paroles avant de lui donner le fouet. Plusieurs mots sentaient le sang: «Longue patience méprisée est cause de rigueur sans pitié

J'ai besoin de rappeler que ces violentes plaintes sur la tolérance du roi s'adressent au pénitent des Jésuites, au confrère des flagellants, à l'homme qui conseilla la Saint-Barthélemy!

Du reste, pourquoi un roi? Il suffit de l'ambassadeur d'Espagne pour gouverner la république française. La situation rappelle et rappellera de plus en plus la misérable Pologne de la fin du siècle dernier, lorsque l'ambassadeur russe, le sauvage Repnin, régnait sur le roi avec un mélange bizarre de violence et de ruse, d'hypocrisie et de fureur.

L'ancienne Rome avait dix tribuns du peuple; la France va en avoir mille, sous le nom de syndics. Des syndics de bailliages à ceux de provinces, et de ceux-ci au syndic général qui suivra le roi et le gardera à vue, tout se tient, tout se lie. La tête du système est le protecteur étranger.

On refusait l'impôt, on exigeait la guerre, on forçait le roi à la commencer en disant cette parole (contre le roi de Navarre): «Jamais roi, ayant été hérétique, ne nous gouvernera.»

«Et pourtant, disait Henri III, quand il ne s'agirait que d'une succession de cent écus, encore serait-il juste de s'expliquer avec lui, de savoir ce qu'il pense, s'il ne veut pas se convertir!»

Il faisait venir les députés, s'humiliait, leur parlait avec respect, componction: «Je le sais, messieurs, peccavi, j'ai offensé Dieu, je m'amenderai, je réduirai ma maison au petit pied. S'il y avait deux chapons, il n'y en aura plus qu'un. Mais comment voulez-vous que je revienne aux tailles de ce temps-là? Comment voulez-vous que je vive? Refuser l'argent, c'est me perdre, vous perdre, et l'État avec nous.»

Les soufflets tombaient comme grêle. L'un disait, comme cette vieille de l'antiquité à Trajan: «Alors, ne soyez donc point roi.» L'autre: «Ses paroles ne sont que vent.» Le roi faisait la sourde oreille.

Il était pris par la famine. Ses gardes n'étaient plus payés. Ses quarante-cinq gentilshommes allaient chercher condition. Cour solitaire, froide cuisine, visages allongés. Dans cette extrémité, il s'adressa à Guise lui-même, le pria de prier pour lui. Guise, en effet, intercéda, mendia pour le roi. Mais les ligueurs étaient incorruptibles; ils refusaient sèchement. Guise riait. Un autre disait: «La marmite du roi est renversée, messieurs; allons, faites-la donc bouillir.»

Il n'y avait eu rien de pareil depuis Chilpéric. Le négociateur Schomberg, ami de Guise, homme de grande expérience, lui dit qu'il risquait gros de pousser un homme à ce point-là; qu'il n'y a bête si lâche qui, tellement mordue, ne se retourne sur la meute. Guise allait son chemin. Il croyait, tous croyaient, que le roi, n'étant plus un homme ni un mâle, pleurerait, projetterait, mais n'aurait jamais la résolution, la pointe, le tranchant. L'ambassadeur de Savoie écrivait: «Le duc sera toujours à temps pour le prévenir.» Le Vénitien Morosini, légat du pape et ami d'Henri III, en écrivait autant à Rome.

Guise tenait le roi de très-près, logeait dans le château, et, comme grand maître, il en avait les clefs. Son intériorité intime, les moindres détails de sa vie, toutes les petites misères qu'on cache, Guise les savait heure par heure. Comment? Parce qu'il avait la vieille mère et était étroitement lié avec elle. Elle était logée sous le roi, à même de se faire tout dire, d'entendre même ses démarches et le bruit de ses pas. Elle lui en voulait beaucoup en ce moment pour la seule chose sage qu'il eût faite en sa vie. Avant l'ouverture des États, il avait renvoyé tout son conseil, tous les hommes de sa mère, spécialement ses deux âmes damnées, le petit coquin Villeroy, et le très-douteux Cheverny, qui avait une parente mariée chez les Guises. À la place, il fit venir des inconnus, l'avocat Montholon, Ruzé, jadis son homme d'affaires, et un certain Révol, que d'Épernon lui avait désigné comme un homme sûr. Ces braves gens étaient trop subalternes, trop peu fins, pour flairer les choses. Dès lors, il était comme seul.

Il arrive aux mourants d'avoir des moments très-lucides; il avait compris, un peu tard, que sa vraie plaie était sa mère, et que c'était d'elle surtout qu'il fallait se cacher. Il s'enfermait pour ouvrir les dépêches. Elle ne savait rien, ne pouvait plus rien dire aux Guises, n'était plus importante. Elle en était malade. D'autant plus entrait-elle dans le complot général pour réprimer la révolte du roi. Elle voulait ressaisir le conseil, y remettre ses hommes, et, par eux, continuer son rôle de négociatrice éternelle et d'entremetteuse.

Pris ainsi de partout, n'ayant plus même son logis, comme un lièvre entre deux sillons, le roi devint très-clairvoyant et plein de stratégie. La peur fut pour lui un sixième sens. Il avait l'oreille dressée, était attentif à trois choses:

1o À Rome. Il caressa le vieux Sixte par un grand mariage d'un prince du sang pour sa nièce, et il en tira un bon légat, partial pour lui. C'était le Vénitien Morosini. Henri III adorait Venise et en était aimé. Un tel légat pouvait le servir fort s'il venait à tuer Guise.

2o Le plus beau eût été de le faire tuer par les siens. Le roi ne fut pas loin de croire qu'il aurait cette joie. Pour une affaire de femme, Guise et son frère Mayenne tirèrent l'épée; ils étaient sur le terrain quand Mayenne jeta la sienne. Telle était cette race lorraine, que tous étaient envieux de tous. Les frères de Guise et ses cousins le jalousaient à mort, le dénonçaient au roi, ne cessaient de lui dire que Guise lui jouerait un mauvais tour.

3o Le roi n'était pas sûr que le pape le soutiendrait contre Guise et l'Espagne. Aussi, en regardant de ce côté à droite, il regardait à gauche vers le roi de Navarre et l'Angleterre. L'affaire de l'Armada prouvait que l'Angleterre pouvait faire la balance. Quelqu'un venant lui dire qu'un homme du roi de Navarre (c'était Sully) était dans Blois, vite il le fit venir, mais bien secrètement. Il lui dit qu'il ne demandait pas mieux que de donner la main à son maître. Mais comment? Il était captif. Guise vivant, il ne pouvait rien.

Une lueur d'espoir vint. Le duc de Savoie s'était emparé du marquisat de Saluces, du peu que nous avions encore en Italie, et cela par un frère de Guise (frère de mère), devenu général de Savoie.

La France, au bout d'un siècle, enfin chassée de l'Italie! bravée par un si petit prince! Cruelle injure! Pour qu'on la sente mieux, le Savoyard en frappe une médaille, le Centaure (franco-italien) qui, du pied, foule la couronne de France.

Cela fut amèrement senti. Ce singulier pays de France, qui parfois ne sent rien, puis est sensible tout à coup, avait fait peu d'attention à la conduite des ligueurs à Boulogne, à Calais, au Havre, dans le moment si grave du passage de l'Armada. Nos ports ouverts à l'Espagnol, c'était bien autre chose que cette petite et lointaine affaire de Saluces, question surtout de vanité. Celle de la noblesse s'éveilla, s'indigna; elle en voulut à Guise, qu'elle croyait auteur de la chose.

Loin de là, l'affaire de Saluces, brusquée sans son avis, le contrariait réellement. Il n'y trouva remède, sinon de dire que c'était le roi qui avait tout fait, qui conspirait contre lui-même, livrait ses places. Mais lui, Guise, allait les reprendre «aussitôt que l'hérésie serait extirpée en France.» À quoi le Savoyard fit une étrange réponse, et qui étonna tout le monde: «Qu'il était prêt de mettre tout dans les mains du frère de M. de Guise.»

Mot terrible qui porta un grand coup à sa popularité et le montra tout Espagnol. Mot précieux pour Henri III. Il crut que son homme était mûr, et qu'on pouvait le tuer.

CHAPITRE XVII
MORT D'HENRI DE GUISE
Décembre 1588

Le 30 novembre, vers quatre heures du soir, un fait singulier arriva. Les pages et domestiques, bruyants, malfaisants, ferrailleurs, qui attendaient leurs maîtres dans les cours, passaient leur temps à se battre. Mais, ce jour-là, ce fut une bataille en règle; les pages royalistes et les pages guisards se poussèrent l'épée à la main; il y eut des morts et des blessés. Le bruit alla jusqu'à la ville; on y crut que les princes se massacraient et se taillaient en pièces. Le cardinal de Guise, qui logeait en ville, jeta son habit de prêtre, et marcha sur le château avec ses bandes. Le duc de Longueville et le maréchal d'Aumont vinrent pour sauver le roi. Les ligueurs des États vinrent aussi, l'épée nue. Au château, il y eut panique. On se battait dans l'antichambre du roi. Il endossa la cuirasse et sortit de son cabinet. Guise ne bougeait pas. Il était chez la reine mère et jasait avec elle, disant toujours froidement: «Ce n'est rien.» Ses gentilshommes venaient voir s'il donnerait un signe, et se demandaient ce qu'il fallait faire. Ils le trouvaient toujours les yeux baissés et tournés vers le feu. Enfin Crillon s'indigna, et, avec les gardes, finit la ridicule affaire. On fit rengainer ces héros, et on mit à l'ordre du jour que ceux qui bougeraient auraient la prison et le fouet.

On avait cru que Guise n'eût pas été fâché si le roi était tué par hasard. Mais savait-il ce qu'il voulait? Il était très-flottant, ennuyé, dégoûté. Au dehors, l'Espagne le ménageait peu, ayant poussé le Savoyard à contre-temps, et l'ayant compromis. Au dedans, la noblesse devenait froide. Paris n'était pas sûr. Les États ne se hâtaient pas de le faire nommer connétable.

Qui était sûr? Pas même la famille. Son frère Mayenne, qui avait occupé Lyon et voulait le garder, se rapprocha du roi, et reçut amicalement le Corse du roi, Ornano, homme d'exécution, qui conseilla la mort de Guise. La sœur du duc d'Elbeuf, duchesse d'Aumale, alla publiquement le dénoncer au roi. Le maréchal d'Aumont, allié (par mariage) des Guises, était un fervent royaliste. Guise, pour le gagner, lui avait offert la Normandie, qu'avait le duc de Montpensier, espérant les brouiller et les opposer l'un à l'autre. Il voulait lui signer la promesse de son propre sang, dépouilla son bras jusqu'au coude, et tira son poignard pour se saigner. D'Aumont n'en fut pas dupe; il l'arrêta et dit tout au roi.

Guise commençait ainsi à être connu, et on ne se fiait guère à lui. Il visait toujours à brouiller. Il était non-seulement dissimulateur et menteur, mais inventeur aussi et riche en fictions, soutenant un premier mensonge par un autre et ne tarissant plus. Pris sur le fait, il se justifiait aux dépens de ses amis. Cela lui avait ôté beaucoup d'hommes. Les dames, il est vrai, ne l'en aimaient que plus pour ces petites scélératesses; parmi elles, c'était un proverbe, la malice de M. de Guise.

Cette malice avait été parfois quelque peu loin. Sans parler de la petite malice de la Saint-Barthélemy, des affaires de Salcède et autres assassins d'Alençon, d'Orange ou de Navarre, il usait largement d'une liberté qu'on avait en ce siècle, de faire tuer en duel ceux qu'on n'assassinait pas. Les duels à mort des premiers mignons ne furent nullement des hasards.

L'homme qu'on voulait tuer en duel à ce moment, et que l'on commençait à picoter, c'était un bien petit favori, le Gascon Longnac, capitaine des quarante-cinq. Déjà un des bâtards des Guises le cherchait et le provoquait, tâchait de le faire dégaîner.

Le 18 décembre, toute la cour étant en fête chez la reine mère pour un mariage, le roi, espérant être moins espionné, fit venir deux personnes qui passaient pour sûres et honnêtes, le maréchal d'Aumont et M. de Rambouillet, homme de robe, qui avait montré de la fermeté à Chartres, et s'était fait élire malgré la Ligue. Il leur dit qu'il ne pouvait plus souffrir les bravades du duc de Guise, et que le duc ou lui mourrait.

L'homme de robe, un peu étonné, dit qu'il fallait lui faire son procès. Le roi haussa les épaules: «Et où trouverez-vous des témoins, des gardes, des juges?» Le maréchal dit: «Il faut le tuer.»

Le roi fit entrer Ornano et le frère de Rambouillet, qui furent de l'avis du maréchal.

L'homme le plus brave qu'il eût était Crillon. Il le fit venir. Mais le bon capitaine dit qu'il y avait répugnance, que ce genre de besogne ne convenait pas «à un homme de sa condition,» mais qu'il serait charmé de le tuer en duel.

On approchait de la Noël, et chacun était en dévotion. Le 21 décembre, jour de la Saint-Thomas, le duc suivit le roi, pour vêpres, à la chapelle du château, et lut pendant l'office. Le roi, qui l'avait vu, lui dit à la sortie: «Vous avez été bien dévotieux.» Le duc avoua que c'était un pamphlet huguenot, une satire contre le roi, et il voulait l'obliger de la lire.

Il suivit le roi au jardin, et là le mit au pied du mur, lui disant que, puisqu'il n'était pas assez heureux pour avoir ses bonnes grâces, il le priait de recevoir la démission de ses charges et se retirait chez lui; en d'autres termes, partait pour déchaîner la guerre civile.

Le roi le pria fort d'y penser, et fit bonne mine; mais, rentrant dans sa chambre, il exhala son désespoir, sa fureur, jeta son petit chapeau. Guise le sut un quart d'heure après, et, le soir, un conseil se tint pour savoir ce qu'on devait faire. Guise leur dit les avis qu'il avait, qu'il était perdu s'il ne se sauvait.

Il y avait là son frère, le bouillant cardinal de Guise, l'archevêque de Lyon, le vieux président de Neuilly, Marteau, le prévôt des marchands, et la fine pensée de la Ligue, le froid et rusé Menneville.

M. de Lyon, qui allait être cardinal, mais qui eût manqué le chapeau si l'on eût lâché prise, se montra le plus brave. Il dit qu'il fallait passer outre. Qui quitte le jeu perd la partie. Comment revenir jamais à ce point si difficile qu'on avait gagné, d'avoir des États tout ligueurs? Le roi y songera plus d'une fois et sera sage; il ne voudra pas se perdre en faisant une folle tentative sur M. de Guise.

Le président Neuilly, qui larmoyait toujours, pleura et bavarda pour les deux avis à la fois: «Si vous vous perdez, monsieur, nous sommes perdus...—Oui, je suis bien d'avis de passer outre... Mais surtout prenez garde à vous.» C'était après souper, et le vieillard était plus tendre encore qu'à l'ordinaire.

Marteau dit rudement: «Nous sommes les plus forts, nous ne devons rien craindre. Néanmoins il ne faut pas se fier: il faut prévenir.» Comment? Il ne le disait pas.

Menneville, impatienté, sortit de son caractère; il jura, il dit: «M. de Lyon n'y entend rien. Il parle du roi comme d'un sage, d'un prince bien conseillé. Mais c'est un fou... Il n'aura pas de prévoyance et pas d'appréhension. Il exécutera son dessein. Il ne fait pas bon ici, point sûr. Il nous faut nous lever, et agir avant lui

Guise dit: «Menneville a raison, et plus que tous les autres... Néanmoins, au point où sont les affaires, quand je verrais entrer la mort par la fenêtre, je ne fuirais pas par la porte.»

Il répondait ainsi à ce qu'on ne disait pas. Marteau et Menneville ne proposaient pas de fuir, mais d'agir; apparemment de susciter un mouvement dans les États pour s'emparer du roi et le lier décidément.

Guise n'était pas en train d'agir. Il n'avait pas grand espoir. Il était fatigué de lui-même et de son rôle, et fatigué de ses amis.

Il était malin comme un singe, menteur comme un page, mais peu propre à l'hypocrisie. La pesante tartuferie espagnole, la cafarderie monastique, la dévotion de cabaret des bas ligueurs lui avaient donné la nausée. Il avait eu un grand malheur pour un chef de parti, c'était de voir son parti à plein, au grand jour et sans ombre.

Son élégance princière et son insolence intérieure l'éloignaient des petites gens, et il avait horreur de se remettre à toucher les mains sales. Le célèbre Montaigne, très-fin observateur, qui avait fort connu Guise et le roi de Navarre, disait au jeune De Thou que le premier n'était guère catholique, et le second guère protestant. Guise, s'il n'eût été condamné dès l'enfance au rôle de chef des catholiques, aurait incliné plutôt à la religion des reîtres du Rhin, à la confession d'Augsbourg, que son frère et son oncle, le cardinal de Lorraine, avaient un moment paru adopter.

De Thou, dans ses Mémoires, apprend une chose curieuse. Comme il passait à Blois, l'entremetteur Schomberg lui demanda pourquoi, après avoir présenté ses hommages au duc, il s'en allait si vite. Le jeune magistrat répondit avec de grands respects pour la personne de Guise, mais avoua franchement qu'il s'éloignait parce que, autour de lui, il ne voyait presque que des gens ruinés et des coquins. Schomberg le dit à Guise, qui n'y contredit pas. «Que voulez-vous? dit-il? j'ai toujours perdu mes avances auprès des honnêtes gens. Il me faut des amis, et je prends ce qui vient à moi.»

Cet indigne entourage le condamnait à chaque instant à plaider de mauvaises causes, à appuyer des scélérats. Par exemple, à ce moment même, il soutenait un La Motte-Serrant, horrible brigand de château, qui faisait métier d'enlever et de mettre chez lui, dans des basses-fosses, tout ce qu'il trouvait de gens aisés; il les disait protestants et les faisait mourir de faim, les torturait, pour les faire financer. Le grand prévôt du roi, Richelieu, voulait aller lui faire visite et informer. Mais le coquin s'était donné à Guise, et, sans même se présenter, il avait obtenu par lui une évocation qui réservait l'affaire au Conseil même, autrement dit la mettait à néant.

Avec une telle cour et de tels amis, Guise ne se sentait pas bien et n'était pas son propre ami. Il tâchait d'oublier. Il ne buvait pas; il cherchait une autre ivresse, qui n'est pas moins funeste. Il prenait par derrière, mais sans trop de mystères, les distractions mondaines, qui ne se présentaient que trop. Les dames, toujours tendres pour l'homme du jour, avaient trop de bontés pour lui. À son néant moral s'ajoutaient les fatigues de ses campagnes nocturnes, souvent des défaillances. Comme d'autres beaux de l'époque, il portait sur lui un drageoir pour prendre quelque chose et se raffermir le cœur quand ces faiblesses le prenaient.

Sa grande affaire à ce moment (dont il n'entretenait pas son conseil), c'était madame de Noirmoutiers, nouvelle et charmante aventure, dont il était enveloppé. Cela l'enracinait à Blois et dans ce fatal château.

Il voyait fort bien chaque jour qu'il fallait s'en aller, et plus tôt que plus tard. Chaque nuit, il disait: «Pas encore.»

Le médecin du roi, Miron, raconte, pour l'avoir ouï d'Henri III peu après l'événement, que le 22 décembre Guise avait pris son parti, et, dans une scène violente, donné une démission définitive, dit qu'il partait le lendemain.

De sorte que ce fut lui qui fixa le roi, flottant encore, et le força d'agir.

La chose n'était pas aisée, parce qu'il ne venait que fort accompagné, et que tout son monde entrait jusqu'à la chambre du roi. Celui-ci était donc obligé de se confier à beaucoup de gens, et aussi de prendre un jour de conseil, parce que, le conseil se tenant dans une grande pièce de passage entre l'escalier et l'antichambre du roi, Guise était obligé, ces jours-là, de laisser son monde au haut de l'escalier, de rester isolé. Si alors le roi l'appelait chez lui, il devait se trouver séparé par deux pièces (celles du conseil et de l'antichambre) de ceux qui l'auraient défendu.

Le roi, comme on a vu, s'était ouvert à Crillon, qui se chargea de garder les dehors et de fermer à temps les portes du château. Il fit venir Larchant, capitaine des gardes, et lui dit de se mettre sur le passage de Guise avec une requête pour le payement des gardes, de manière à l'isoler de sa suite.

Puis il avertit le conseil que, le lendemain, il voulait de bonne heure tenir conseil, expédier les affaires et emmener tout son monde à une petite maison près Notre-Dame-des-Noyers, au bout de la grande allée, où il voulait faire ses dévotions et préparer son Noël. Il ordonna que son carrosse l'attendît le matin à la porte de la galerie des Cerfs. Entre dix et onze heures du soir, il s'enferma dans son cabinet avec M. de Termes, parent du duc d'Épernon. À minuit, il lui dit: «Mon fils, allez vous coucher, et dites à l'huissier Du Halde qu'il ne manque pas de m'éveiller à quatre heures, et vous-même trouvez-vous ici.» Puis il prit son bougeoir et alla coucher chez la reine.

Pendant ce temps, Guise soupait. En un moment, il lui vint jusqu'à cinq avis. Et il était déjà couché (chez sa maîtresse) qu'il lui en venait encore. «Ce ne serait jamais fini, dit-il, si on voulait faire attention à tout cela.» Il fourra le dernier sous le chevet, renvoya l'avertisseur: «Dormons, et allez vous coucher.» Il faisait ainsi le brave pour rassurer sa dame, ne pas gâter sa nuit d'adieux. Au souper, il avait été (comme parfois on l'est devant les femmes) insolemment audacieux, rejetant sous la table un des billets mystérieux où il avait écrit: «Il n'oserait.» Ce qui n'était pas mépriser seulement le péril, mais le provoquer.

De qui venaient ces billets? On ne le sait. Mais l'homme de la reine mère, Cheverny, retiré chez lui, avait dit à De Thou: «Le roi le tuera.» La reine mère elle-même, qui connaissait très-bien son Henri III et le savait frère de Charles IX, elle qui, de son lit, suivait de près les choses par la domesticité et voyait à travers les murs, elle dut apprécier les nuances de chaque jour, les degrés successifs de désespoir et de fureur, deviner le moment où la corde devait casser.

«Quatre heures sonnent. Du Halde s'éveille, se lève et heurte à la chambre de la reine. Demoiselle Louise Dubois de Prolant, sa première femme de chambre, vient au bruit, demande ce que c'est. «C'est Du Halde; dites au roy qu'il est quatre heures.—Il dort et la reine aussi.—Éveillez-le, répondit Du Halde; il me l'a commandé, ou je heurterai si fort, que je les éveillerai tous deux.» Le roy, qui ne dormoit point, ayant passé la nuit en belles inquiétudes, entendant parler, demande à la demoiselle ce que c'est. «Sire, dit-elle, c'est M. Du Halde qui dit qu'il est quatre heures.—Prolant, dit le roi, mes bottines, ma robe et mon bougeoir.» Il se lève, et, laissant la reine dans une grande perplexité, va en son cabinet, où étoient le sieur de Termes et Du Halde, auquel le roi demande les clefs des petites cellules qu'il avoit fait dresser pour des capucins; les ayant, il y monte, le sieur de Termes portant le bougeoir. Le roi en ouvre une et y enferme le sieur Du Halde et successivement les quarante-cinq qui arrivoient; puis les fait descendre en sa chambre.»

«Surtout, disait le roi, ne faisons pas de bruit, de peur que ma mère ne s'éveille.»

Il était ému, comme on pense, et fort capable d'émouvoir, pâle et misérable figure qui priait, mendiait. Il leur dit qu'il était perdu si le duc ne périssait; qu'il était arrivé au bout; prisonnier dans sa maison, n'ayant plus rien de sûr, à peine son lit; qu'il avait toujours compté sur leur épée et fait pour eux tout ce qu'il avait pu, mais qu'il ne pouvait plus rien, et qu'ils allaient être cassés... Que cependant il était roi, avait droit de vie et de mort, et leur donnait droit de tuer.

Toutes ces têtes gasconnes prirent feu. Ils ne se plaignirent que d'attendre. Un Périac, frappant de la main contre la poitrine du roi: «Cap de Jou! Sire, je bous le rendrez mort.»

Ils parlaient si haut et si fort que le roi en eut peur. Il tremblait, disait-il toujours, d'éveiller la reine mère.

«Voyons, dit-il tout bas, voyons d'abord qui a des poignards.» Il s'en trouva huit; celui de Périac était d'Écosse. Le capitaine Longnac prit seulement ceux-là, qui étaient au complet, ayant le poignard et l'épée. Il les plaça dans l'antichambre. Et les autres furent mis ailleurs.

Le roi, dans son cabinet même, garda son Corse, et une lame de première force, le Gascon La Bastide, avec le secrétaire Révol, homme de d'Épernon. Le parent de d'Épernon, le comte de Termes, se tint dans la chambre pour être sûr que le roi ne changerait pas de résolution. Il n'y songeait point. Il était préparé à tout, bien décidé et confessé; il avait eu l'attention d'avoir son aumônier dans un cabinet pour mettre ordre à sa conscience.

Tout cela ne prit pas beaucoup de temps, de sorte qu'il resta une assez longue attente à ne rien faire. Le roi allait, venait et ne pouvait durer en place. Parfois il entr'ouvrait la porte et passait la tête dans l'antichambre, disant aux huit: «Surtout n'allez pas vous faire blesser; un homme de cette taille-là peut se défendre... J'en serais bien fâché.»

Le conseil, à cette heure si matinale, ne se forma pas vite. Les royalistes arrivèrent bien, et, avant le jour, les cardinaux de Vendôme et de Gondi, les maréchaux d'Aumont et de Retz, d'O et Rambouillet. Mais les autres, M. de Lyon et le cardinal de Guise, arrivèrent tard. Et l'on ne voyait pas le duc, quoique logé dans le château.

Il faisait un fort vilain jour d'hiver, très-bas et très-couvert; il plut du matin jusqu'au soir. Il n'était pas loin de huit heures quand on osa frapper pour éveiller Guise. Les adieux avaient été longs. Il passa à la hâte un galant habit neuf de satin gris, et, le manteau sur le bras, se rendit au conseil. Dans la cour et sur l'escalier, sur le palier, partout, il rencontra nombre de gardes, dont il s'étonna peu, averti de la veille, par leur capitaine Larchant, que ces pauvres diables viendraient le prier d'appuyer au conseil leur requête pour être payés. Larchant, qui était malade, maigre à faire peur, faisant d'autant mieux son personnage de mendiant, disait d'une voix lamentable: «Monseigneur, ces pauvres soldats vont être obligés, sans cela, de s'en aller, de vendre leurs chevaux; les voilà perdus, ruinés.» Tous le suivaient, le chapeau à la main.

Il promit poliment, passa. Mais, lui entré et la porte fermée, la scène changea derrière lui. Les gardes nettoyèrent l'escalier des pages et de la valetaille, et s'assurèrent de tout. Crillon ferma le château.

Le secrétaire du duc, Péricard, eut la présence d'esprit de lui envoyer un mouchoir, et dedans un billet avec ce mot: «Sauvez-vous! ou vous êtes mort!» Mais rien ne passa, ni mouchoir ni billet.

Guise, entrant et assis, lut du premier coup sur les visages, et se troubla un peu. Il se vit seul, et, soit frayeur, soit épuisement de sa nuit, il ne fut pas loin de se trouver mal: «J'ai froid,» dit-il. Son habit de satin expliquait du reste cette parole: «Que l'on fasse du feu.» Et puis: «Le cœur me faut... Monsieur de Morfontaine, pourriez-vous dire au valet de chambre que je voudrais avoir quelques bagatelles des armoires du roi, du raisin de Damas ou de la conserve de rose.» On ne trouva que des prunes de Brignoles, dont il lui fallut se contenter.

Son œil, du côté de sa balafre, pleurait. Sous ce prétexte, il dit au trésorier de l'épargne: «Monsieur Hotman, voudriez-vous voir à la porte de l'escalier s'il n'y a pas là un de mes pages ou quelque autre pour m'apporter un mouchoir?» Hotman sortit, mais il paraît qu'il ne put ni passer ni rentrer. Un valet de chambre du roi apporta un mouchoir au duc.

Le roi, étant alors bien sûr que son homme était là, dit à Révol: «Allez dire à M. de Guise qu'il vienne parler à moi en mon vieux cabinet.» Révol fut arrêté aux portes par l'huissier dans l'antichambre intermédiaire, et rentra tout tremblant. «Mon Dieu! s'écria le roi, Révol, qu'avez-vous? Que vous êtes pâle! Vous me gâterez tout; frottez vos joues, frottez vos joues, Révol.—Il n'y a point de mal, sire, dit-il; c'est l'huissier qui ne m'a pas voulu ouvrir que Votre Majesté ne le lui commande.» Le roi commanda de lui ouvrir et de le laisser entrer et M. de Guise aussi. Le sieur de Marillac rapportait une affaire de gabelle quand le sieur de Révol entra; il trouva le duc de Guise mangeant des prunes de Brignoles. Et lui ayant dit: «Monsieur, le roi vous demande, il est en son vieux cabinet», il se retire, rentre comme un éclair et va trouver le roi. Le duc de Guise met des prunes dans son drageoir, jette le reste sur le tapis: «Messieurs, dit-il, qui en veut?» Il se lève; il trousse son manteau sous le bras gauche, met ses gants et son drageoir sur la main de même côté, et dit: «Adieu messieurs.» Il heurte à la porte. L'huissier, lui ayant ouvert, sort, ferme la porte après soi.

Le duc entre dans l'antichambre, salue les huit. Il n'y avait qu'eux, ni pages ni gentilshommes. Il voit Longnac assis sur un bahut, qui ne daigne pas se lever. Les autres, qui étaient debout, le suivent comme par respect.

«À deux pas de la porte du cabinet, il prend sa barbe avec la main droite, et tournant le corps et la face à demi, pour regarder ceux qui le suivoient, fut tout soudain saisi au bras par le sieur de Montsériac, qui étoit près de la cheminée, sur l'opinion qu'il eut que le duc vouloit reculer pour se mettre en défense. Et tout d'un temps il est par lui frappé d'un coup de poignard dans le sein gauche, disant: «Ah! traître, tu en mourras.» En même instant, le sieur des Affravats se jette à ses jambes et le sieur de Semalens lui porte par derrière un grand coup de poignard près la gorge dans la poitrine, et le sieur de Longnac un coup d'épée dans les reins, le duc criant à tous ces coups: «Eh! mes amis! Eh! mes amis! Eh! mes amis!» Et, lorsqu'il se sentit frappé d'un coup de poignard sur le croupion par le sieur de Périac, il s'écria plus haut: «Miséricorde!» Et, bien qu'il eût son épée engagée dans son manteau et les jambes saisies, il ne laissa pas pourtant de les entraîner d'un bout de la chambre à l'autre, au pied du lit du roi, où il tomba.

«Ces dernières paroles furent entendues par son frère le cardinal, n'y ayant qu'une muraille de cloison entre deux: «Ah! on tue mon frère.» Et, se voulant lever, il est arrêté par M. le maréchal d'Aumont, qui, mettant la main sur son épée: «Ne bougez pas, dit-il, mordieu; monsieur, le roi a affaire de vous.» Alors l'archevêque de Lyon, fort effrayé et joignant les mains: «Nos vies, dit-il, sont entre les mains de Dieu et du roi.»

«Après que le roi eut su que c'en étoit fait, il va à la porte du cabinet, hausse la portière, et, ayant vu M. de Guise étendu sur la place, rentre et commande au sieur de Beaulieu de visiter ce qu'il avoit sur lui. Il trouve autour du bas une petite clef attachée à un chaînon d'or, et dedans la pochette des chausses il s'y trouva une petite bourse où il y avoit douze écus d'or et un billet de papier où étoient écrits, de la main du duc, ces mots: «Pour entretenir la guerre en France, il faut sept cent mille livres tous les mois.» Un cœur de diamant fut pris, dit-on, en son doigt par le sieur d'Antraguet.

«Pendant que le sieur de Beaulieu faisoit cette recherche, apercevant encore à ce corps quelque petit mouvement, lui dit: «Monsieur, pendant qu'il vous reste quelque peu de vie, demandez pardon à Dieu et au roi.» Alors, sans pouvoir parler, jetant un grand et profond soupir, comme d'une voix enrouée, il rendit l'âme, fut couvert d'un manteau gris, et au-dessus mis une croix de paille. Il demeura bien deux heures durant en cette façon; puis fut livré entre les mains du sieur de Richelieu, lequel, par le commandement du roi, fit brûler le corps par son exécuteur en cette première salle qui est en bas à la main droite en entrant dans le château, et, à la fin, jeter les cendres à la rivière.»

D'autres ajoutent que le roi, le voyant couché à terre, se mit à dire: «Ah! qu'il est grand! Encore plus grand mort que vivant!» Prophétie involontaire que la Ligue sut bien relever, ou que, peut-être, elle inventa.

D'autres prétendent que, dans la furieuse gaieté d'un lâche tout à coup rassuré, le roi ne se contint pas et lui lança un coup de pied au visage. Chose qui n'est pas invraisemblable. Ce personnage original avait tout à la fois du Borgia et du Scapin; avec beaucoup d'esprit, des mouvements très-bas, un violent farceur dans un capucin d'Italie.

Sa grande affaire était de s'assurer du pape, de savoir ce qu'en dirait son bon légat, le Vénitien Morosini. Il lui avait envoyé Révol. L'homme de Venise fut un peu étonné; il n'attendait pas tant du roi. Il vint, vers les onze heures, lui faire visite et causa amicalement, voulant seulement profiter de son émotion pour l'assurer au pape, l'empêcher de se rapprocher du roi de Navarre. Ils allèrent ensemble à la messe.

Sur le passage, le roi vit, entre autres gentilshommes, un ami de ce La Motte-Serrant qui trafiquait de chair humaine et que protégeait Guise; il dit à cet ami: «Monsieur, la loi revit, puisque le tyran est mort. Que votre homme s'y conforme et qu'il se présente en justice.»

Puis, voyant l'évêque de Langres, qui, par Guise, avait extorqué un arrêt du conseil contre sa ville: «Monsieur l'évêque, dit-il, vous avez fait condamner ceux de Langres sans qu'on les entendît; vous serez condamné vous-même.»

On avait arrêté plusieurs des principaux ligueurs et les princes de la maison de Guise. Le roi les relâcha fort imprudemment, sur les promesses qu'ils firent de calmer Paris.

Des hommes, comme Brissac, qui lui avaient fait des outrages personnels, n'en furent pas moins lâchés.

Le plus embarrassant était ce terrible cardinal de Guise, le frère du mort, que le roi tenait sur sa tête dans un grand galetas qu'il avait fait partager en cellules pour y loger des capucins. Il jetait feu et flamme, «ne souffloit que la guerre, ne ronfloit que menaces, ne haletoit que sang.» Ce prêtre était un militaire; de temps à autre il jetait la soutane, prenait l'épée; récemment, à la tête d'un parti de cavalerie, il avait surpris Troyes. Avec tout cela, il ne s'en croyait pas moins couvert par la tonsure. Les gens qui entouraient le roi et qui avaient participé à l'acte avaient à attendre du cardinal de grandes vengeances. Ils lui dirent ces menaces, et, cela ne suffisant pas, ils régalèrent le roi des brocards dont il le criblait. Un jour que quelqu'un lui disait: «Vous piquez trop le roi.—Il ne marche qu'autant qu'on le pique.» Et, voyant aux armes du roi les deux couronnes de France et de Pologne: «Le tondeur fera la troisième.» Et il ajoutait en grinçant: «Oui, je tiendrai sa tête entre mes jambes, pour lui faire, avec un poignard, sa couronne de capucin.»

L'hésitation du roi dura tout le 23 et toute la nuit. Le 24 était la veille de Noël; s'il eût passé ce jour, la fête l'eût sauvé. Mais, le matin du 24, on dit au roi qu'il continuait à se démener dans son grenier, à jurer, menacer. Le roi réfléchit qu'après tout il avait le légat pour lui, qui avait fort bien pris la mort de Guise, que, quant à la tonsure et à la pourpre, on excuserait tout sur l'urgence et le danger, que le mariage avec la nièce du pape laverait tout, qu'enfin les temps étaient changés et qu'on n'en ferait pas tant de bruit que de saint Thomas de Cantorbéry. Donc: «Expédions-le, dit-il, qu'on ne m'en parle plus.»

Le capitaine Du Guast, qui n'avait pas été de l'autre affaire, se chargea de celle-ci, qui était plus dure, peu de gens voulant tuer un cardinal. Quatre cents écus en firent l'affaire: on eut quatre soldats. Le haut prélat s'y attendait si peu, que, quand il les vit venir, il dit à M. de Lyon, enfermé avec lui: «Monsieur, ceci vous regarde; pensez à Dieu.—Non, monseigneur, c'est de vous qu'il s'agit.» Le cardinal se confessa, suivit les hommes, et, dans le couloir, fut tué.

Le roi n'avait pas eu la patience d'attendre tout cela pour aller voir la figure de sa mère. Dès le 23, sur l'acte même et Guise étant tout chaud, il s'était donné ce bonheur. Par son escalier dérobé qui conduisait chez elle, il descend; il la trouve au lit, qui était malade: «Madame, comment vous portez-vous?—Oh! mon fils, doucement.—Moi, très-bien, je suis roi de France, j'ai tué le roi de Paris.»

Elle fit une terrible grimace. Mais, se contenant: «Je prie Dieu que bien en advienne!... Mais donnez-moi un don.—C'est selon, madame...—Donnez-moi son fils et M. de Nemours.—Leurs corps? Oui, mais je garde leurs têtes.» Du reste, il ne voulait que la mortifier par le refus; il ne les fit pas tuer.

Elle avait espéré que Guise ayant l'avantage, mais un avantage incomplet, elle replacerait dans le conseil son Villeroy et son Cheverny, les deux béquilles par qui, tant bien que mal, boitant de ci, de là, elle continuerait de marcher. Mais, voyant Guise mort, elle se retourne vite: «Mon fils, dit-elle, il faut vous saisir d'Orléans.» Quelques-uns même assurent qu'elle lui conseillait d'appeler le roi de Navarre.

Cela n'empêcha pas qu'elle ne se levât et ne se fît porter chez le cardinal de Bourbon pour se laver les mains de ce qui s'était fait et lui protester de ses sentiments invariables. Le vieil homme la reçut avec des pleurs, avec des cris, une fureur épouvantable, de ces colères apoplectiques, comme en ont les vieillards ou les petits enfants: «Madame! madame! voilà encore un de vos tours... Vous nous faites tous mourir!» Il lui parla comme si elle avait tout arrangé et conseillé, mis doucement le cerf au filet, lâché la meute. Il la maudit, appela sur elle toutes les foudres. Et, ce qu'elle craignait plus, il lui fit voir que, cette fois, des deux côtés, elle était prise et trop connue, qu'elle n'avait plus rien à faire en ce monde, qu'elle pouvait fermer boutique, s'en aller intriguer là-bas.

Elle eut beau protester, jurer, il n'en tint compte, n'entendit rien. Elle vit que c'était fini et qu'on ne la croirait plus. Toutes ses paroles lui rentrèrent, lui restèrent à la gorge, l'étouffèrent. Elle s'en alla; et, comme elle avait déjà une petite fièvre, la pauvre femme n'en releva pas. Brantôme, son admirateur, dit crûment «qu'elle creva de dépit».

Son fils, pendant les quelques jours qu'elle vécut (jusqu'au 5 janvier), ne quitta guère son chevet, soit par un reste d'attachement et d'habitude, soit par curiosité de voir si, en mourant, elle n'intriguerait pas encore et ne ferait pas quelque coup fourré. Il la pleura d'un œil, et pas longtemps, il avait bien d'autres affaires.

Ses domestiques aussi pleuraient, la voyant criblée de dettes, et pensant que la succession ne payerait pas leurs legs, quoiqu'on vendît ses riches meubles et ses grands domaines à l'encan.

Elle n'avait jamais cru qu'à l'astrologie, et toujours ses astrologues lui avaient dit de se défier de Saint-Germain. Voilà pourquoi elle n'aimait guère à habiter Saint-Germain-en-Laye, ni même le Louvre sur la paroisse Saint-Germain-l'Auxerrois. Aussi elle bâtit, tout près, l'hôtel de Soissons (Halle au Blé), dont on voit encore la tourelle. Mais voici que ce Saint-Germain, qui devait l'enterrer, n'était pas un lieu, mais un homme. Quand elle fut très-bas, tout le monde la laissa là, et il n'y eut qu'un bon gentilhomme, Julien de Saint-Germain, homme doux et honnête, pourvu d'une abbaye, qui s'inquiéta de la vieille âme et l'assista de ses prières jusqu'à ce que cette âme s'envolât on ne sait trop où.

Il n'y avait pas à songer à la transporter à Paris, où on l'eût jetée à la voirie comme ayant fait tuer Guise. On la mit provisoirement à Saint-Sauveur de Blois. Et ce provisoire dura très-longtemps. Son fils n'eut guère le temps d'y songer, Henri IV encore moins.

Le plus désagréable, dit Pasquier, fut que, comme à Blois on n'avait pas ce qu'il fallait pour bien embaumer, ce corps sentit bientôt si mauvais dans l'église, qu'il fallut l'enlever de nuit; on le mit en terre avec les premiers venus, et, par précaution, dans un endroit dont personne ne se doutait.

Ce ne fut que vingt et un ans après que ses os furent apportés à Saint-Denis dans le splendide tombeau d'Henri II, qui est à lui seul une sorte de chapelle, et où elle s'était fait sculpter classiquement, c'est-à-dire toute nue.

Le cœur, s'il y en avait, ou si on put le retrouver, fut mis aux Célestins dans cette urne dorée qu'on voit maintenant au Louvre, soutenue par trois gentilles et moelleuses figures de Germain Pilon, qui certainement sont des portraits. Ces belles sont là chargées de figurer les trois vertus théologales, qui furent, comme on sait, dans le cœur de Catherine, la Foi, l'Espérance et la Charité.

Si l'inscription ne le disait, on verrait plutôt dans la ronde gracieuse qu'elles font en se donnant la main la danse des saisons et des heures, le chœur insouciant qu'elles mènent en se moquant de nous.

CHAPITRE XVIII
LE TERRORISME DE LA LIGUE[11]
1589

Peu avant l'événement, le jeune De Thou (l'historien), retournant de Blois à Paris et prenant congé du roi, l'attendit au passage dans un couloir obscur, où le roi l'arrêta longtemps. Longtemps il lui tint la main, comme ayant beaucoup à lui dire, et finalement ne lui dit rien, si grandes étaient son irrésolution et les perplexités de son esprit.

Mais, après l'événement, sa route était toute tracée, directe, s'il avait su la voir. Ayant tué le cardinal, il avait réellement rompu avec Rome, avec les fervents catholiques. Il devait appeler Épernon, en tirer les deux mille arquebusiers qu'il eut trop tard. Il eût imposé aux États, enfoncé dans les esprits la terreur de la mort des Guises. En un mois, il aurait eu le secours du roi de Navarre, sa vaillante cavalerie. Avec cela, il fondait sur Paris, nullement approvisionné; en huit jours, il était au Louvre, et proclamait à main armée son édit de 1576, l'édit de tolérance et de pacification. Eût-il réussi? Je ne sais. Mais il n'aurait pas tombé sans honneur.

Qui l'empêchait d'agir? Qui le liait? Sa conscience. Elle lui rendait intolérable la vue des huguenots, lui faisait croire qu'il n'y avait pas de réconciliation possible avec eux, lui rappelait qu'il était, qu'il serait éternellement l'homme de la Saint-Barthélemy.

Une autre chose aussi très-sérieuse le paralysait. Appeler à soi le roi de Navarre, c'était appeler contre soi le roi d'Espagne. Le premier si faible! le second si grand!

Si la puissance de l'Espagne avait eu comme une éclipse par le revers de l'Armada, la redoutable armée espagnole du prince de Parme, le génie invincible du grand Italien étaient la terreur de l'Europe. Toutes les combinaisons de la politique du temps étaient modifiées d'avance, en résumé, annulées par ce mot final qui détruisait tout: «Et quand nous aurions réussi, rien ne serait fait encore; car alors viendrait l'Espagnol.»

On a ridiculement exagéré la puissance de la Ligue. Elle se développa partout, parce que, dans l'universelle faiblesse, elle ne trouvait pas d'obstacle. Mais elle-même se jugeait très-faible. Et, dès le premier moment, elle ne croit pas pouvoir durer sans l'assistance de l'Espagne. Les factions diverses de la Ligue étaient d'accord là-dessus. Mayenne, dès le mois de janvier, demande une armée espagnole. Les Seize, ennemis de Mayenne, n'obéissent qu'à l'Espagnol. Le fils de Guise, qui vient plus tard, n'a d'espoir de réussir que par un mariage espagnol. Philippe II est obligé de venir sans cesse à l'aide de ce grand parti, qu'on dit si populaire, qu'on dit tout le peuple même; sans cesse, il faut qu'il intervienne, et non-seulement au Nord, par les grandes expéditions du prince de Parme, mais partout, et en Bretagne, et en Languedoc, et à Paris, par la constante présence de ses armées, sans lesquelles la Ligue tombait cent fois par terre.

Je m'ennuie de me répéter, mais je le dois, puisque je trouve le public imbu d'idées fausses.

Qui ne sentira la faiblesse intrinsèque de la Ligue, cette grande machine de Marly à cent grosses roues sans action, obligée de prier toujours qu'on lui donne un tour de main? Qui sera tenté de comparer ce mouvement forcé, pulmonique, poussif, qui ne peut faire un pas sans le bras de l'Espagnol, avec le vrai mouvement national, si robuste, qui d'un bras rembarra l'Europe, de l'autre étouffa la Vendée?

Revenons à Henri III. Le pauvre homme avait entièrement manqué son coup, perdu ses peines. Les États furent irrités et ne furent point effrayés. Ils lui refusèrent toutes ses demandes. Même le procès des Guises, qu'il faisait, lui fut impossible. Il tenait leur confident, l'archevêque de Lyon, l'homme qui savait le mieux les manipulations secrètes de leur double corruption, l'argent qu'ils recevaient d'Espagne et le trafic de conscience auquel servait cet argent. Cet archevêque, Espinac, qui couchait avec sa sœur, n'en était pas moins terrible pour les mœurs du roi; il avait écrit sur lui et sur Épernon, en langage de Sodome, le Gaveston, livre effroyable, qui appelait sur Henri III l'obscène punition d'Édouard empalé par sa bonne femme. L'auteur d'un tel livre, que le roi tenait, avait bien quelque chose à craindre. Mais il voyait le roi dans les mains du légat. Le drôle se rassura, se rengorgea, ne daigna répondre en justice et pas même comme témoin.

Le roi était au plus bas, malade des hémorroïdes, pleurant; tout le monde riait, personne n'en tenait compte. Ses gens le quittaient un à un. Retz (Gondi) ne fut pas le dernier; ce célèbre conseiller de la Saint-Barthélemy, qui avait aidé à arrêter le cardinal de Guise, était inquiet de son audace. Il alla se cacher à Lucques, laissant son maître devenir ce qu'il pourrait.

Donc, il était là dans son lit, à peu près seul, devenu, de roi de France, «roi de Blois et de Beaugency.»

Entendant dire qu'il y avait à Blois un petit mercier de Paris qui allait y retourner, il le fait venir, le matin, près de son lit et il lui montre la reine: «Mon ami, ce que tu vois, dis-le à tes Parisiens. Puisque je couche avec la reine, il faut bien que je sois le roi.»

La reine même, il ne l'avait pas. Elle était de cœur avec ses parents, et, sous main, écrivait aux Guises.

Il n'y avait pas eu encore de créature plus dénuée que ce pauvre hémorroïdeux, depuis le bonhomme Job.

Les Parisiens en faisaient si peu de cas, que quand ils apprirent la mort de Guise, le 24 (veille de Noël), ils ne voulurent jamais le croire capable d'un tel coup. Mais, le 25, la nouvelle étant confirmée, il y eut un prodigieux mouvement. Et celui-ci naturel. On courut à l'hôtel de Guise, où la duchesse était enceinte. Pour donner l'impression de vengeance et de cruauté, rien n'est meilleur que d'entamer les choses par l'attendrissement; un peuple attendri est terrible; les larmes sont près du sang. On avait la grande machine dramatique, la duchesse même, que ce bon duc de Guise avait confiée à sa chère ville de Paris, voulant que le petit naquît Parisien. Tout se précipite là; il faut que la dame se montre; en deuil, éplorée, très-enceinte et à son huitième mois, elle apparaît à la foule, se traînant à peine, défaillante. Mais elle est soutenue sur le cœur de tous; tout le monde crie, tout le monde pleure; on bénit, on salue ce ventre qui contient sans doute un sauveur (c'était le jour de Noël), on l'adopte, point de marraine que la ville de Paris. Tous en revinrent les yeux rouges, exaspérés contre Henri III; pas un, dans ce premier accès de pitié furieuse, qui ne lui eût donné de son couteau dans le cœur.

Le mouvement était lancé; pour chef, il suffisait d'un homme quelconque. La duchesse de Montpensier, qui était malade, au lit, fit venir les Seize dans sa chambre à coucher et leur dit que le seul prince à Paris, son cousin le duc d'Aumale, qui était un imbécile, faisait son Noël aux Chartreux, qu'il fallait aller le prendre. Il n'en faut pas plus pour drapeau.

Les choses allèrent droit et raide. Le 29, le gascon Guincestre, qui s'était emparé d'une cure en chassant le curé, traita de même le roi; il le destitua par un calembour. Il dit qu'il avait trouvé le mystère d'Henri de Valois, que ce nom, par son anagramme, donnait le Vilain Hérode, qu'on ne pouvait plus obéir à un Hérode empoisonneur et assassin. Cela à Saint-Barthélemy, paroisse du Parlement, devant le Palais de Justice. La foule, en sortant, se mit en devoir d'arracher du portail les armes de France et de Pologne, de les briser et de marcher dessus.

Opération qu'on répéta bientôt dans toutes les églises, spécialement à Saint-Paul, où la foule s'amusa à casser le nez, la tête à Caylus Maugiron et Saint-Mégrin, que le roi avait fait représenter en marbre sur leurs tombeaux.

Le 7 janvier, la Sorbonne consultée déclara le peuple délié du serment de fidélité, le roi ayant violé la foi, violé la Sainte-Union, violé la «naturelle liberté des trois ordres du royaume.»

Le Parlement continuait de rendre justice au nom du roi. Le 16 janvier, l'ex-procureur Leclerc, qui se faisait appeler M. de Bussy, entre au Parlement avec une vingtaine de coquins et le pistolet à la main. Il donne ses ordres aux magistrats, qu'il eût à peine naguère osé saluer, et leur intime de le suivre. Il fait l'appel; mais ceux même qui n'étaient pas sur la liste veulent suivre les victimes désignées et tous s'en vont à la Bastille.

À la Grève, et sur la route, il y avait des charbonniers, porteurs d'eau et portefaix, qui auraient assez aimé à les assommer, pensant que, la Justice tuée, on pourrait se donner fête, du pillage, s'amuser. Mais les Seize voulaient un pillage méthodique, un rançonnement régulier. Il leur fallait un parlement. Le président Brisson, le plus savant homme de France, était aussi le plus timide; on l'empoigna, on le mit sur les fleurs de lys; on le fit jurer, agir, parler comme on voulut. Brisson prit toutefois une précaution. Il avait peur de la Ligue, mais il avait peur du roi; à tout hasard, il crut être habile en faisant en cachette une protestation où il assurait qu'il était là par peur, qu'il avait voulu se sauver, n'avait pu. Ce fut cette pièce prudente qui bientôt le perdit.

Ce ne fut qu'un mois après que le duc de Mayenne vint enfin prendre à Paris la direction du mouvement (15 février). C'était un gros homme, assez lent, qui avait beaucoup de mérite, moins faux que son frère Henri, et, sans comparaison, le meilleur des Guises; on ne lui reprochait qu'un assassinat. Le fils du chancelier Birague lui ayant demandé sa fille et avoué qu'il en avait une promesse de mariage, le prince lorrain, indigné, dégagea sa fille en le poignardant. C'est cet homme si orgueilleux qui va se trouver le chef des va-nu-pieds de Paris.

Il y venait à regret, se sentant infiniment peu propre à ce rôle. Mais sa furieuse sœur, la duchesse de Montpensier, était sortie de son lit pour l'aller chercher en Bourgogne et pour l'amener. Elle voulait qu'il s'avançât hardiment, reprît le rôle de son aîné et se fît roi.

Chose extravagante. Le long travail du parti clérical pour faire un héros, un dieu de Henri de Guise, avait eu justement pour effet de mettre son cadet dans l'ombre et d'établir dans les esprits une solide opinion de sa médiocrité. Les talents réels de Mayenne ne pouvaient le tirer de là. Il eût eu peu de gens pour lui, et il aurait eu contre lui certainement le roi d'Espagne, secrète pierre d'achoppement de tous les prétendants.

Mayenne, qui venait organiser un gouvernement, en trouva un, celui des Seize et de la ville. C'est des Seize qu'il reçut la liste toute préparée du Conseil général de l'Union que Paris créait pour la France. Il y eut trois évêques, six curés de Paris, sept gentilshommes, vingt-deux bourgeois, Mayenne président, Sénault secrétaire (un des Seize), en tout quarante membres. Le secrétaire à lui seul pesait autant que le conseil. Mayenne obtint bien d'ajouter quinze hommes de robe (Jeannin, Ormesson, Villeroy, etc.), pour guider l'inexpérience de ces quarante rois. Mais le secrétaire Sénault n'écrivait que ce qu'il voulait. Des autres, presque toujours, il faisait des rois fainéants, les arrêtant à chaque instant par un petit mot: «Doucement, messieurs, je proteste au nom de quarante mille hommes.»

De sorte que le vainqueur, le Conseil général, était presque aussi dépendant que le vaincu, le Parlement.

Pour consoler un peu le Conseil de sa nullité, on le payait grassement. Chacun des quarante membres avait cent écus par mois, forte somme qui ferait bien mille ou douze cents francs aujourd'hui.

Le Conseil avait commencé par diminuer d'un quart les tailles pour toute la France. Mais cela n'eut pas grand effet; le roi avait fait déjà la diminution. Et personne d'ailleurs ne payait, du moins nulle taxe générale.

Chaque ville avait assez à faire de suffire aux razzias locales que faisaient les gouverneurs de province, ou les commandants de place, ou les chefs de faction, toute autorité, tout le monde, pour tous les besoins ou prétextes de la guerre civile.

Mais ce qui rendit le Conseil de l'Union bien autrement populaire, ce qui le fit adorer à Paris, ce fut l'autorisation donnée aux locataires de ne plus payer le loyer. Il y eut réduction expresse d'un tiers. Mais on ne paya plus rien.

Le peuple était misérable, tout commerce ayant cessé; les pauvres vivaient de hasard, d'aumônes plus ou moins forcées, de soupe ecclésiastique. Mais cette grande délivrance de n'avoir plus de loyer, de ne plus chercher sou à sou, de ne plus calculer le terme, d'avoir perdu le souci et la notion du temps, cela seul faisait de la misère un paradis relatif.

Le clergé, quoique forcé de donner beaucoup, trouvait aussi une grande douceur financière à la guerre civile. Elle le dispensait de la charge qui, depuis près de trente ans, le faisait gémir, celle de payer les rentes de l'Hôtel de Ville. Cette charge, c'était la blessure profonde, la navrante plaie qui, jour et nuit, perçait le cœur de cet infortuné clergé, pour la guérison de laquelle il avait en vain appelé tous les médecins, et Guise, et l'Espagne, et le ciel!

De sorte qu'une intime union se trouva formée entre ces deux classes qui l'une à l'autre se donnèrent dispense de payer: le clergé dispensa le peuple de payer impôts et loyers; le peuple dispensa le clergé de payer la rente publique.

Donc, l'État ne reçut plus rien. Donc, la masse des propriétaires et rentiers ne reçut plus rien.

Ces propriétaires et rentiers étaient eux-mêmes un grand peuple. Les uns vivaient des loyers d'une unique petite maison. Les autres avaient petite part à la rente de l'Hôtel de Ville. Ces rentiers de cent francs, ou moins, étaient de maigres boutiquiers, de pauvres personnes ruinées, des veuves, etc. On a vu en 1579 (page 111 de ce volume) la singulière émeute qui faillit avoir lieu quand le clergé essaya de se dispenser de payer la rente.

Il échoua en 1579, réussit en 1589. Il vint à bout d'étouffer le mécontentement des petits rentiers, des petits propriétaires, de ce qu'on pourrait appeler les meurt-de-faim de la bourgeoisie.

Le clergé, le grand et gros propriétaire du royaume, dut cette victoire définitive à son alliance d'une part avec les mendiants robustes, de l'autre avec les gagne-deniers d'Auvergne, Limousin, etc., charbonniers et porteurs d'eau, population campagnarde au milieu de Paris, braves gens, honnêtes, crédules, sujets à suivre l'impulsion d'un bon patron qui les occupe et leur fait gagner leur vie. Ils comprennent peu, ne parlent guère, entendent mal la langue française. Mais ils s'attachent aux personnes, et ne sont que trop dévoués; ils ont bon cœur, et leurs pratiques peuvent les faire aller loin; ils ne joueraient pas du couteau, à moins d'avoir un peu bu, mais bien aisément du bâton.

La bourgeoisie, qui avait pris parti contre les protestants, comme contre des gens de trouble, qui leur avait reproché surtout de faire enchérir les vivres, qui même, on l'a vu, en 1568, les voyant à Saint-Denis, s'était battue et fait battre, qui enfin avait eu une part à la Saint-Barthélemy,—la voilà, cette bourgeoisie catholique, qui voit tomber d'aplomb sur elle le Terrorisme de la Ligue. Seule, elle payera désormais et ne sera plus payée. Maisons, rentes, rien ne rapporte; encore moins les biens de campagne, à chaque instant ravagés.

Ce terrorisme ressemblait-il à celui de 93? Oui, par les instincts niveleurs qui sont éternels. En 1589, aussi bien qu'en 1793, les pauvres voyaient volontiers les dames en robes de toile aller porter à manger à leurs époux en prison et raccommoder leurs culottes (l'Estoile.)

Mais le point essentiel qui faisait l'originalité du terrorisme de la Ligue, c'est qu'il entrait dans un détail, une intériorité domestique où celui de 93 ne put arriver jamais. Ce dernier agissait du dehors, non du dedans. Il n'avait pas l'instrument admirable de la grande police ecclésiastique; n'ayant pas la confession, il n'allait pas au fond même, il ne siégeait pas en tiers entre le mari et la femme, ne savait pas ce qu'on mangeait, ce qu'on disait sur l'oreiller; il ne voyait pas à travers les murs, au foyer, au pot, au lit. Le curé et le commissaire, le pasteur et le mouchard, unis en la même personne, pinçant au confessionnal, par les rapports de servantes, ceux que, comme prédicateur, il terrifiait du haut de la chaire, c'est un bien autre idéal que celui des Jacobins.

Une famille faillit périr parce qu'une servante rapporta que, le jour du Mardi-Gras, sa maîtresse avait ri. Les femmes se pressaient aux églises, ayant peur que leur absence ne fût dénoncée. Mais, quand elles étaient là, elles avaient encore plus peur que le maître du troupeau qui les regardait tremblantes du haut de la chaire, qui les recensait une à une, ne leur appliquât quelque mot. Nommées, elles étaient perdues. Et même, vaguement désignées, elles craignaient à la sortie les outrages manuels de la bande des coquins à travers de laquelle il fallait passer, et qui menaçaient toujours leurs personnes ou leurs maisons.

Comment s'étonner si la Ligue devint populaire, avec ces moyens énergiques? Comment demander pourquoi on ne voit plus qu'entre les nobles des ennemis de la Ligue?

La raison en est bien simple. Parce qu'il fallait, pour cela, non-seulement porter l'épée, pouvoir se défendre, mais encore pouvoir s'isoler, avoir un trou à soi pour se retirer; tout au moins avoir un cheval, comme la noblesse affamée qui suivait le roi de Navarre.

Quant aux misérables habitants des villes, dans les tenailles atroces d'une police si serrée, à quoi comparerai-je leur sort? Les cachots et les basses-fosses sont plus libres, parce qu'au moins le prisonnier y est seul.

Le grand cachot de Paris, le grand cachot de Toulouse, ces villes, devenues prisons, multipliaient la terreur dans une proportion horrible par quelques cent mille témoins, s'espionnant les uns les autres, par la profondeur d'une inquisition mutuelle, domestique, intime, jusqu'à s'accuser soi-même et se dénoncer à force de peur.

Ce terrorisme clérical différait encore en ceci du terrorisme jacobin de 93, que, le clergé divisé en corps divers et divers ordres, tous jaloux les uns des autres, on ne contentait ceux-ci qu'en mécontentant ceux-là.

À Auxerre, vivait retiré un homme de lettres illustre, ancien aumônier de Charles IX, Amyot, l'excellent traducteur de Plutarque. Ce bon homme était resté naturellement attaché au roi, son bienfaiteur. Mais, dans sa peur de la Ligue, il avait imaginé d'appeler les Jésuites, pour le protéger, et de leur faire un collége. D'autant plus furieux contre lui furent les Franciscains de la ville. Ces moines mendiants, en rapport avec les flotteurs de bois, les vignerons, les tonneliers, etc., leur firent croire, quand Amyot revint des États de Blois, qu'il avait conseillé au roi de faire assassiner les Guises. Amyot, tremblant, signa l'Union. Cela ne servit à rien. Le prieur des Franciscains l'avait pris pour texte; chaque soir, dans ses sermons, il donnait la chasse à l'évêque, le condamnait, l'exécutait. Un moine, sur la grande place, s'avisa aussi de prêcher le peuple, une hallebarde à la main en place de crucifix. Amyot, ayant un jour hasardé de mettre le pied hors de l'Évêché, tout le monde lui courut sus, à coups de fusil. En vain le pauvre vieillard obtint une absolution de la plus haute autorité, du légat. Il ne trouva de repos que dans la mort.

Une des scènes les plus odieuses en ce genre fut la mort de Duranti, premier président, à Toulouse. C'était un fervent catholique, qui avait fait venir les Jésuites et les Capucins, avait logé ceux-ci chez lui, avait institué des confréries de pénitents à l'instar d'Avignon. Il était mortel ennemi des protestants. Il avait écrit un livre des cérémonies catholiques, à l'exemple de Duranti, l'auteur du De divinis officiis, des temps albigeois. Ce livre fut imprimé à Rome aux dépens de Sixte-Quint.

Eh bien, ce parfait catholique n'en fut pas moins tué par la Ligue.

L'évêque de Comminges, échappé de Blois à la mort de Guise, se mit à la tête du peuple pour la déchéance du roi.

Duranti y résista.

Le peuple fit des barricades. Il fut pris et enfermé par l'évêque aux Dominicains. Sa femme s'enferma avec lui. On dit au peuple que Duranti, tout prisonnier qu'il était, trahissait et livrait la ville.

Le 10 février, à quatre heures de nuit, on voulut forcer le couvent; on brisa, on brûla les portes. Le magistrat, intrépide, embrassa sa femme évanouie, et alla aux massacreurs. Il demanda ce qu'ils voulaient, et de quoi on l'accusait... Pas un mot. Mais une balle lui perça le cœur. On le traîna à la place, on l'accrocha au pilori, où pendait un Henri III. Alors, ne sachant plus que faire, ils se divertirent tout le jour à lui arracher la barbe.

Nous avons déjà vu (dès 1528) ce que les grandes processions, violentes et tumultuaires, ajoutent aux effets de terreur. Ce sont des revues où l'on va en masse, où chacun a peur de manquer, où l'on passe sous l'œil perspicace des tyrans du jour, notant un à un leurs moutons, tenant compte des maigres et des gras, ajournant l'un, désignant l'autre.

Grand amusement aussi pour le peuple de voir la dévotion improvisée des mondains et leur sainteté subite.

À Paris, la fin du carême augmenta la fermentation. Une série de processions s'ouvrit qui ne finit plus, à grand bruit, à cri et à cor. On commença innocemment, comme on fait, par les enfants, fils et filles, allant deux à deux, avec des chandelles, chantant des hymnes et litanies, que leur arrangeaient les curés. On continua par le Parlement qu'on traîna et par les moines qui le traînaient à la queue. Puis vinrent les processions de paroisses par tous les paroissiens de tout âge, sexe et qualité; plusieurs, pour se faire bien noter, avaient l'air d'aller en chemise. Mais cela manquait d'entrain, et aurait bientôt langui. On voulut réchauffer la chose par une haute mise en scène. Un curé s'avisa de dire que, dans ces processions sur le dur pavé de Paris, rien n'était plus méritoire, rien de plus agréable à Dieu que les petits pieds délicats des femmes qui en souffraient davantage. Sur-le-champ, des filles dévotes se dévouèrent, et, pour souffrir, parurent nues sous un simple linge qui ne s'appliquait que trop bien.

Ces Madeleines, criardes et malpropres, firent rire plus qu'elles n'édifièrent. Alors la duchesse de Montpensier, la Judith du parti, se décida sans hésiter. Elle mit bas les robes et les jupes, passa le drap de pénitence, ne l'ayant pas même au sein, mais une simple dentelle. On s'étouffa pour la voir. Pressée, foulée, l'héroïne ne se déconcerta pas. Elle avait lancé la mode.

Dames et demoiselles y passèrent. Les seigneurs, aussi forts dévots à ces sortes de processions, lançaient par des sarbacanes des dragées aux belles qu'ils reconnaissaient à travers ce léger costume.

Beaucoup y venaient malgré elles, mais c'était l'épreuve du jour et la pierre de touche de dévotion. De pauvres femmes ou filles de prisonniers se soumettaient, craignant de marquer par l'absence; honteuses, elles suivaient les hardies, les yeux baissés, s'enveloppant, ce qui les montrait davantage.

Cela prit mauvaise tournure. On en vit les inconvénients. Les garçons voulaient s'y mêler et y allaient pêle-mêle. Les processions étant très-longues, elles finissaient très-tard; si bien qu'à la porte Montmartre, dit l'Estoile, une jeune bonnetière en fut bien malade au bout de neuf mois; on en accusa le curé qui avait dit: «Les petits pieds douillets sont agréables à Dieu.»

Sans doute pour remonter les choses et rajuster l'innocence compromise des processions, on imagina (peut-être fut-ce une idée de la violente duchesse, qui logeait au Pré-aux-Clercs, et sans doute, de si près, remuait l'Université), on imagina un matin de faire tomber de la montagne l'avalanche, la procession d'un millier de petits écoliers en soutane, de dix à douze ans. Ils tenaient au poing des cierges, passaient rapides et violents avec d'aigres chants de Dies iræ; aux haltes ils soufflaient leurs cierges (sauf à les rallumer plus loin), les éteignaient furieusement, mettaient le pied sur la mèche, tout comme ils auraient éteint, foulé, soufflé le Valois.

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