Histoire de France 1598-1628 (Volume 13/19)
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Title: Histoire de France 1598-1628 (Volume 13/19)
Author: Jules Michelet
Release date: June 1, 2012 [eBook #39876]
Language: French
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HISTOIRE DE FRANCE
PAR
J. MICHELETNOUVELLE ÉDITION, REVUE ET AUGMENTÉE
TOME TREIZIÈME
PARIS
LIBRAIRIE INTERNATIONALE
A. LACROIX & Cie, ÉDITEURS
13, rue du Faubourg-Montmartre, 131877
Tous droits de traduction et de reproduction réservés.HISTOIRE DE FRANCE
CHAPITRE PREMIER
LIGUE DE LA COUR CONTRE GABRIELLE
1598La chanson si populaire de Charmante Gabrielle, la plainte amoureuse du roi sur sa cruelle départie, ne fut pas, comme on l'a dit, faite au départ pour la guerre, mais, au contraire, au retour, et quinze jours après la paix. Il la fit et l'adressa dans une courte séparation qu'amenèrent les couches de son second fils. Il a la bonne foi d'avouer qu'il n'est pas tout à fait l'auteur. «J'ai dicté, dit-il, mais non arrangé.»
L'air tendre, ému, solennel, a quelque chose de religieux et semble d'un ancien psaume. Les paroles, peu poétiques, riment tant bien que mal un sentiment vrai, l'aimable ressouvenir des maux qu'on ne souffrira plus. C'est la première et charmante émotion de la paix. Parents, amis ou amants, on se retrouve donc enfin, et pour ne plus se quitter. Plus de cruelle départie, et chacun sûr de ce qu'il aime. Ce sourire, mêlé d'une larme, regarde encore vers le passé.
De toute l'ancienne monarchie, il reste à la France un nom, Henri IV, plus, deux chansons. La première est Gabrielle, ce doux rayon de la paix après les horreurs de la Ligue. La seconde chanson, c'est Marlborough, une dérision de la guerre, une ironie innocente par laquelle le pauvre peuple de Louis XIV se revengeait de ses revers.
Henri IV croyait à la paix, espérait soulager le peuple, rêvait le bonheur, l'abondance. Dans ses lettres, il est tout homme, tout nature, et naïvement, dit la pensée du moment. Il semble que le sobre Gascon soit devenu un Gargantua! «Envoyez-moi des oies grasses du Béarn, les plus grasses que vous pourrez, et qu'elles fassent honneur au pays.» C'est la première lettre qu'Henri IV ait écrite depuis le traité; la paix fut signée le 2 mai, la lettre est du 5.
Il ne faut pas oublier que l'on avait faim depuis quarante ans. Si longtemps alimentée de mots et de controverses, la France voulait quelque autre chose. Henri IV parlait ici pour elle et la représente. Pour lui, ses goûts étaient autres; mais en cela et en tout, même en amour, malgré sa réputation populaire, il était homme de paroles, bien plus que de réalité.
Entre lui et Gabrielle, le contraste était parfait. Lui, maigre et vif, infiniment jeune d'esprit sous sa barbe grise, quoique très-fatigué de corps et très-entamé. Elle, extrêmement positive, déjà replète à vingt-six ans. Dans le dessin qui doit être son dernier portrait (dessin de la Bibliothèque), sa face s'épanouit comme un triomphal bouquet de lis et de roses. Adieu la svelte demoiselle (des dessins de Sainte-Geneviève). C'est une épouse, une mère, et la mère des gros Vendôme. Si ce n'est la reine encore, c'est bien la maîtresse du roi de la paix, le type et le brillant augure des sept années grasses qui devaient succéder aux maigres, mais dont à peine on vit l'aurore.
Une réponse d'Henri IV à Gabrielle nous apprend qu'elle lui reprochait alors «d'aimer moins qu'elle n'aimait,» en d'autres termes, d'ajourner, d'éluder le mariage. Elle poussait sa fortune et ne désespérait point de franchir le dernier pas. À chaque couche, elle gagnait du terrain. Le roi s'attachait extrêmement aux enfants. Il n'y eut jamais un père si faible, dit avec raison Richelieu. Le dernier traité de la Ligue avait mis cela en lumière: Mercœur était aux abois, la Bretagne se livrait au roi; mais les dames de cette famille captèrent si bien Gabrielle, que le roi donna à Mercœur un traité inespéré pour marier deux nourrissons, son Vendôme de trois ou quatre ans, à la fille de Mercœur. Il en est honteux lui-même, et s'excuse au connétable: «Vous êtes père, lui dit-il, et vous ne me blâmerez pas.»
Le roi arrivait à l'âge où l'intérieur, l'entourage intime, les affections d'habitude, dominent le caractère. Il voulait qu'on le crût fort libre et fort absolu. Dans les deux heures qu'il donnait par jour aux affaires, il tranchait et décidait avec la vivacité brève du commandement militaire. Mais on voyait dans mille choses que ce roi, toujours capitaine, avait chez lui son général, et qu'il prononçait souvent au conseil les ordres de la chambre à coucher.
Il faisait grande illusion à l'Europe. Son triomphe sur l'Espagne, la première puissance du monde, le faisait célébrer, redouter jusqu'en Orient. On croyait le voir toujours monté sur le cheval au grand panache, qui enfonça à Ivry les rangs espagnols. Son extrême activité le maintenait dans l'opinion. Jamais les ambassadeurs ne pouvaient le voir assis. Il les écoutait en marchant, il tenait conseil en marchant. Puis il montait à cheval, chassait jusqu'au soir. Il jouait alors, et avec vivacité, emportement, jusqu'à tricher, voler, dit-on (mais il rendait). Couché tard, de très-bonne heure il était levé, aux jardins, faisant planter, soigner ses arbres. Avec toute cette activité, après la paix, il fut malade. Il en était de lui comme de la France. Du jour que l'esprit fut plus libre, on s'aperçut tout à coup des maladies que l'on avait. L'affaissement moral se traduisit par celui du corps. Six mois après le traité, le roi eut une rétention d'urine dont il crut mourir, puis la goutte, puis des diarrhées et de grands affaiblissements.
Les médecins l'avertirent en 1603 que, pour l'amour, son temps était fini, et qu'il ferait bien de renoncer aux femmes. Le chancelier Cheverny nous apprend qu'il lui était survenu une excroissance fort gênante, qui faisait croire que désormais il n'aurait plus d'enfants.
Cet affaiblissement d'une santé devenue si variable ne paraît pas dans les mémoires, mais beaucoup dans ses lettres, et à chaque instant. On en voit des signes dans ses vrais portraits, qui, il est vrai, sont fort rares. Porbus même s'est bien gardé d'exprimer cette sensibilité nerveuse d'une physionomie souriante, mais si près des larmes, cette facilité d'attendrissement d'un homme qui avait trop vu, trop fait et souffert! Tout se mêle en ce masque étrange, trompeur par sa mobilité. Elle semble croître avec sa vie. Le seul point vraiment fixe en lui, c'est qu'il fut toujours amoureux. Mais, en ses plus légers caprices, le cœur était de la partie. Et voilà pourquoi ce règne ne tomba pas aussi bas que les satires de l'époque pourraient le faire croire. Les femmes, dit madame de Motteville, furent plus honorées alors qu'au temps de la Fronde. Pourquoi cela? Le roi aimait.
Avec ce cœur ouvert et facile, avec cette dépendance de l'intérieur et ce besoin d'intimité, on était sûr que, quelque femme qu'épousât le roi, elle aurait un grand ascendant; que, fidèle ou non, il mettrait en elle une grande confiance, lui cacherait peu de choses, et qu'au moins indirectement elle influerait sur les destinées de l'État.
Sous un tel roi, la grosse affaire était certainement le mariage.
Et c'était le point par lequel l'étranger espérait bien reprendre ses avantages. Peu l'importait que le soldat espagnol eût été chassé, si une reine espagnole (au moins espagnole d'esprit), entrait victorieusement, en écartant Gabrielle, et mettait la main sur le roi et le royaume.
La paix ne fut pas une paix, mais une guerre intérieure où l'on se disputa le roi.
La crise était fort instante. Du jour même où l'Espagne fut sûre que nous désarmions, elle commença une guerre tout autrement vaste, et qui ne lui coûtait plus rien, non contre la Hollande seulement, mais en Allemagne; les bandes dites espagnoles (des voleurs de toute nation) se mirent à manger indifféremment protestants et catholiques. C'est le vrai commencement de l'horrible demi-siècle qu'on appelle la Guerre de Trente-Ans. Le roi de France, le seul roi qui porta l'épée, allait devenir l'homme unique, le sauveur imploré de tous. Chacun le voyait, le sentait. S'en emparer ou s'en défaire, c'était l'idée des violents. Le dilemme se posait pour eux: Le tuer ou le marier.
Il les avait amusés par l'abjuration, amusés encore à la paix. Il avait fait entendre à Rome que l'Édit de Nantes donné aux protestants ne serait qu'une feuille de papier; mais on voyait qu'il voulait réellement leur donner des garanties. Il avait fait espérer le rétablissement des Jésuites; mais quand on le pressa, il dit: «Si j'avais deux vies, j'en donnerais volontiers une pour satisfaire Sa Sainteté. N'en ayant qu'une, je dois la garder pour son service et l'intérêt de mes sujets.»
Les Jésuites étaient attrapés. Ils avaient cru tellement rentrer, gouverner, confesser le roi, que là-dessus ils bâtissaient le plan d'une Armada nouvelle contre l'Angleterre. Ce roi confessé, ils l'eussent allié avec l'Espagnol, et tous deux, bien attelés, auraient été conquérir le royaume d'Élisabeth.
L'espoir trompé irrite fort. Deux partis, dans ce parti, travaillaient diversement, mais d'une manière active. À Bruxelles, le légat romain, Malvezzi, organisait l'assassinat, qui était son but depuis six années (De Thou). À Paris et en Toscane, on travaillait le mariage, un mariage italien. C'est ce qu'eût préféré le Pape; ce mariage, qui eût amorti et romanisé le roi, dispensait de le tuer.
Le roi, dans ses grandes misères, avait emprunté de fortes sommes au grand-duc de Toscane, qui spéculait là-dessus de deux manières à la fois. Il s'était fait par ses agents, les Gondi et les Zamet, percepteur des taxes en France, et il en tirait de grosses usures. Deuxièmement, il espérait, avec cet argent et les sommes qu'il pourrait y ajouter, faire sa nièce reine de France. Il tenait à continuer par elle Catherine de Médicis, le gouvernement florentin, comme il continuait par ses financiers l'exploitation pécuniaire du royaume. Il avait envoyé depuis plusieurs années le portrait de cette nièce, rayonnant de jeunesse et de fraîcheur, un parfait soleil de santé bourgeoise. Gabrielle n'avait pas peur du portrait, mais bien de la caisse, attrayante pour un roi ruiné. Elle craignait ces Italiens, les maîtres de nos finances et les agents du mariage, secrets ministres du grand-duc. Elle leur porta un grand coup en faisant mettre dans le conseil des finances un homme qu'elle croyait à elle, le protestant Sully.
Quand je parle de Gabrielle, je parle de sa famille, des Sourdis et des d'Estrées. Cette belle idole n'avait pas beaucoup de tête et ne faisait guère que suivre leurs avis. Mais la famille elle-même, la tante de Sourdis, qui menait tout, n'était pas bien décidée sur la ligne à suivre, et ménageait tout le monde. Elle travaillait à Rome, non-seulement pour le divorce du roi, mais pour faire son fils cardinal. D'autre part, personnellement, Gabrielle caressait les huguenots. Elle les plaçait dans sa maison comme serviteurs de confiance. Était-elle, au fond, protestante, comme l'affirme d'Aubigné? Non. Du moins, elle accomplissait tous ses devoirs catholiques. Le roi chantant un jour des psaumes, pendant qu'elle était malade, elle lui mit la main sur la bouche, au scandale des huguenots. Mais les catholiques croyaient que par ce geste muet elle disait au roi: «Pas encore.»
Du reste, on la jugeait moins sur ses actes que sur ses amitiés. Elle était aimée, protégée par deux grandes dames protestantes, l'une la princesse Catherine, sœur du roi, dont elle avait le portrait précieusement monté sur une boîte d'or. (Fréville, Inv. de Gabrielle.) L'autre la princesse d'Orange, fille de Coligny, veuve de Guillaume le Taciturne, et belle-mère de Maurice, le grand capitaine. Cette dame, aimée, honorée de tous, même des catholiques, donnait une grande force morale à la cause de Gabrielle. Elle jugeait évidemment qu'un attachement si long et si fidèle se purifiait par sa durée, que Gabrielle n'était pas liée à son faux mari qu'elle ne vit peut-être jamais, pas plus que le roi ne l'était de sa diffamée Marguerite qu'il ne voyait plus depuis vingt années.
Gabrielle avait une chose en sa faveur qui pouvait répondre à tout. Il fallait une reine française, dans ce grand danger de l'Europe. Élisabeth mourait; le fils de Marie Stuart allait succéder. Plus d'appui pour la Hollande. Comment celle-ci, délaissée des Anglais, porterait-elle le poids immense de la guerre européenne? Qu'arriverait-il si l'épée sur laquelle tous avaient les yeux, l'épée de la France, était liée par une reine étrangère ou volée de son chevet?
Personne ne voyait cela, ou du moins ne le disait. On faisait cent objections au mariage français.
L'indignité de Gabrielle d'abord. Les dames de la noblesse, qui crevaient de jalousie, se trouvèrent toutes plus sévères et plus vertueuses que la princesse d'Orange. Elles demandaient quels étaient donc ces d'Estrées pour donner une reine à la France. Les bourgeoises, encore plus sottes, disaient qu'il serait bien plus beau, plus glorieux pour le royaume, d'avoir une vraie reine de naissance et de sang. À la tête de toutes les femmes se signalait Marguerite de Valois, qui, l'autre année (24 février 1597), pour tirer quelque grâce de Gabrielle, descendait à l'appeler «sa sœur et sa protectrice;» mais qui, en 1598, voyant cette grande ligue contre elle, l'injuriait, disait qu'elle ne céderait jamais «à cette décriée bagasse.»
D'autre part, les politiques, sans parler de sa personne, objectaient un danger fort hypothétique, la crainte que le fils de Gabrielle, n'étant pas suffisamment légitimé par le mariage, ne trouvât un compétiteur dans un frère futur et possible, un autre fils qu'elle aurait peut-être après le mariage accompli. Ces fortes têtes voyaient ainsi le péril fort incertain de l'avenir, et ils ne voyaient pas le péril présent, celui du mariage italien, qui mettrait l'ennemi dans la maison, l'invasion d'une nouvelle cour, de traîtres, et, qui sait? d'assassins....
Malgré cet aveuglement général et ces obstacles de tout genre, Gabrielle aurait vaincu par la puissance de l'affection et des habitudes, si elle n'avait eu contre elle un homme qui, à lui seul, pesait autant que tous, Sully, qu'elle avait créé, puis mécontenté maladroitement.
Nous parlerons ailleurs du ministre, de son aimable dictature des finances, qui a sauvé le royaume. Un mot ici sur l'homme même.
Il était né justement l'homme qui devait déplaire le plus à un roi comme Henri IV. Celui-ci, si faible pour sa cour et son entourage, l'eût approuvé dans ses réformes, mais il ne l'eût pas défendu, s'il ne l'eût trouvé appuyé par un entourage plus intime que la cour, par cette femme aimée, mère de ses enfants.
Maximilien de Béthune (Rosny par sa grand'mère, et Sully par don du roi) était originaire d'un pays qui a donné des têtes ardentes sous grande apparence de froid, de roideur. Il était de l'Artois, du pays de Maximilien de Robespierre. On rattachait ces Béthune aux Beaton d'Écosse. Et, en effet, celui-ci avait un faux air britannique, par le contraste déplaisant d'un teint blanc et rosé d'enfant (à cinquante ans) et d'un œil du bleu le plus pur. «Il portait la terreur partout, dit Marbault; ses actes et ses yeux faisaient peur.»
Il fit une chose vigoureuse et très-agréable à sa protectrice. Les notables que le roi assembla dans son péril de 1596, et à qui il dit qu'il «se remettait à eux en tutelle,» l'avaient pris au mot. Mais leur commission gouvernante, présidée par un des Gondi, ne put rien et ne fit rien. Sully prit l'affaire de leurs mains, renoncée et désespérée, et, pour premier acte, mit hors des finances les Gondi et les Zamet, les partisans italiens, qui percevaient ici pour le grand-duc de Toscane et lui faisaient ses affaires.
Tout va de soi où va l'argent. Le matériel de la guerre et bien d'autres choses allèrent se centralisant dans la main active, énergique, du grand financier. Il avait fait la guerre toute sa vie. Il voulait être grand maître de l'artillerie. Les d'Estrées firent la sottise de prendre la place pour eux, pour le père de Gabrielle, et ils donnèrent à Sully ce qu'il pouvait désirer, une bonne occasion d'être ingrat.
Disons ici que ce restaurateur admirable de la fortune publique avait une attention extrême à la sienne. Non qu'il ait volé; mais il se fit donner beaucoup; il perdait nulle occasion de gagner, se fondait surtout et s'affermissait pour l'avenir. On le vit dans l'attention (non pas déloyale, mais indélicate) qu'il eut de se rapprocher de la maison de Guise et de s'allier à elle. Elle restait la plus riche, ayant reçu à elle seule la grosse part de tant de millions que Sully paya aux grands.
Cet homme, infiniment prudent, prévoyant, vit que Gabrielle n'irait pas loin, qu'elle n'arriverait pas au but, et qu'il ne fallait pas lui rester attaché. Elle avait pour elle le roi. Mais qu'est-ce que cela? Les rois vivent, sans le savoir, captifs, nullement maîtres d'eux-mêmes.
Au conseil, aucun ministre ne parlait pour elle, que le vieux chancelier Cheverny et M. de Fresne, rédacteur de l'édit de Nantes et très-subalterne. Villeroy était contre elle; Espagnol d'inclination, il aurait voulu une fille d'Espagne. De même Jeannin, l'ex-ligueur, l'ex-factotum de Mayenne. Ces vieux ministres tenaient à l'antique tradition, qu'un roi épousât une reine, croyant bien à tort que ces mariages marient les États. À défaut de l'Espagnole, ils désiraient l'Italienne, qui apportait de l'argent. Sully, en ceci, était avec eux. Les quatre ou cinq cent mille écus qui pouvaient venir de Toscane eussent agréablement figuré dans le trésor qu'il méditait de faire dans les caves de la Bastille. Ils eussent aidé au besoin pour quelque coup imprévu qu'on aurait eu à frapper sur le Rhin ou la Savoie.
Une question toute personnelle pour Sully, c'était de savoir si, ayant déjà la chose, il aurait le titre, s'il serait déclaré surintendant des finances. Il lui fallait pour cela l'appui ou la connivence de ses anciens ennemis. Quoique le roi eût toujours l'air de trancher seul, il était très-puissamment influencé et par ces vieux ministres d'expérience et par les valet intérieurs. Sully avait bravé les uns et les autres. Il avait surtout ces derniers à craindre, s'il ne se ralliait à eux pour le mariage italien et contre sa protectrice.
Le roi avait près de lui trois rieurs en titre: d'abord le bouffon Roquelaure, sans conséquence et le meilleur de tous; puis l'entremetteur Fouquet la Varenne; enfin un baragouineur italien, très-facétieux, M. le financier Zamet, Toscan et agent du grand-duc.
Les rieurs! Classe dangereuse. Nous avons vu dans l'Orient le rôle sanglant de la Rieuse (Roxelane), qui mena Soliman jusqu'à étrangler son fils!
La Varenne, ex-cuisinier, et Zamet, ex-cordonnier, étaient en réalité des hommes considérables et dangereux de cette cour. Le roi les savait des faquins et ne pouvait se passer d'eux. Quoique moins désordonné qu'à un autre âge, il lui fallait toujours des gens avec qui il pût s'ébaudir, parler comme au temps d'Henri III.
La Varenne, qu'Henri IV avait ramassé dans la cuisine de sa sœur comme un drôle à toute sauce, était gai, vif et hardi. Le roi le trouva commode pour ses messages galants. Mais cela ne dure pas toujours. La Varenne, sous un roi barbon, menacé d'un long chômage, tourna aux affaires, s'y insinua. À la rétention d'urine, il crut que le roi irait baissant et se donna aux Jésuites; il se fit leur protecteur, les appuya constamment, et par là, créa à un fils enfant, qu'il avait, une énorme fortune d'Église. Le second fils fut grand seigneur.
Zamet, de race mauresque, cordonnier de Lucques, fort adroit, seul de tous les hommes avait réussi à chausser le délicieux pied d'Henri III. Ce prince reconnaissant le fit valet de garde-robe, lui confiant les petits cabinets où il nourrissait douze enfants de chœur; car il aimait fort la musique. Zamet ne s'enorgueillit point de ces nobles fonctions; il ne recevait pas un sou, pas une buona mano, qu'il ne plaçât à l'instant; il était né obligeant, il prêtait à tout le monde et il s'arrondit très-vite. Dans la Ligue, il prêta impartialement aux ligueurs, aux Espagnols, au roi de Navarre; telle était sa facilité, la générosité de son cœur. Il devint un gros richard; Henri IV jouait chez Zamet, et avec l'argent de Zamet, qui savait bien se faire payer. Le dogue qui gardait le trésor n'avait pas de dents pour lui.
Sully connaissait son maître. Il crut que ces gens-là, qui avaient des rois derrière eux, l'Espagne et le pape, finiraient par l'emporter. Il brisa avec Gabrielle au baptême de son second fils.
Le roi avait hautement reconnu ses deux fils, exigeant pour eux des titres princiers qui annonçaient clairement leur légitimation prochaine par le mariage. Il les faisait appeler César Monsieur, Alexandre Monsieur. Le secrétaire d'État, de Fresne, protestant et ami de Gabrielle, envoya à Sully la quittance des frais de la fête sous ce titre: Baptême des enfants de France. Sully renvoya la quittance, en disant rudement: «Il n'y a pas d'enfants de France.»
N'était-ce pas une grande vaillance? On le croirait en lisant les Œconomies royales. En réalité, cet homme pénétrant avait vu ce que personne ne voyait encore, et le roi pas plus qu'un autre: c'est qu'il n'aimait pas Gabrielle autant qu'il le croyait lui-même. Tranchons le mot: il vit qu'elle était vieillie dans l'affection du roi, et que lui, l'homme d'argent et de ressources, il y était jeune, neuf et dans sa fraîche fleur.
Ce furent deux maîtresses en présence, le roi fut mis en demeure de choisir entre la femme et l'argent. Ajoutez que cet habile homme l'avait encore aiguillonné en lui donnant à entendre qu'on le croyait sous le joug, tout dépendant d'une femme; moyen sûr de tirer de lui quelque violente boutade, un essai d'affranchissement.
Gabrielle fut très-maladroite. Elle se souvint beaucoup trop de ce que Sully avait d'abord rampé sous elle, «fait le bon valet» (il le dit lui-même). Elle l'appela «un valet.» Et le roi ne se souvint plus qu'il voulût la faire femme et reine; il l'appela une maîtresse: «J'aime mieux un tel serviteur que dix maîtresses comme vous.»
Elle trembla, frissonna, se composa sur-le-champ et se remit à discrétion. Elle comprit la situation, la force de Sully, et elle ne songea plus qu'à apaiser cet homme terrible. Elle flatta même sa femme. En vain.
Le mot fatal était lancé. Les ennemis de Gabrielle crurent que cet amour d'habitude ne tenait plus qu'à un fil, qu'on pouvait tout oser contre elle, que le roi la pleurerait, mais ne la vengerait pas.
CHAPITRE II
MORT DE GABRIELLE
1599Le 12 août 1598, Henri IV, chassant dans la forêt de Fontainebleau, crut entendre un bruit de meute, des cors, des cris de chasseurs. Il trouva bien surprenant qu'on osât interrompre ainsi la chasse du roi, et commanda au comte de Soissons d'aller voir quels étaient ces téméraires. Le comte alla et revint, rapportant qu'il avait toujours entendu le même bruit et vu un grand homme noir qui, dans l'épaisseur des broussailles, avait crié: «M'entendez-vous?» ou peut-être: «M'attendez-vous?» et qui disparut. Sur ce rapport, le roi rentra au château, craignant quelque embûche. La chose fut racontée partout, et les dévots de Paris ne manquèrent pas d'assurer que l'homme noir avait dit: «Amendez-vous,» c'est-à-dire: Devenez sage et quittez votre maîtresse.
Dans cette paix nullement paisible, les esprits, tout émus encore, accueillaient volontiers les bruits effrayants. Celui du jour était la mort de madame la connétable (de Montmorency). C'était une jeune femme très-jolie et très-sage, mais qui n'était pas de naissance à épouser le connétable de France. Elle avait fait, disait-on, un pacte pour y parvenir. Un jour qu'elle siégeait à Chantilly au milieu de ses dames, on lui dit qu'un gentilhomme demandait à lui parler. Émue, elle demanda comment il était. «D'assez bonne mine, lui dit-on, mais de teint et de poil noir.» Elle pâlit dit: «Qu'il s'en aille, revienne une autre fois.» Mais l'homme noir insista, et dit: «J'irai la chercher.» Alors, les larmes aux yeux, elle dit adieu à ses amies et s'en alla comme à la mort. Peu après, effectivement, elle mourut, chose effroyable, «le visage sens devant derrière et le cou tordu.»
En cadence avec ces récits, des prédications terribles faisaient trembler les églises; ces hardies échappées du diable annonçaient, selon les prédicateurs, de grands châtiments. Les péchés de la cour, du roi (on le désignait clairement) étaient tels, qu'il fallait des mortifications nouvelles, inouïes, pour soutenir le ciel qui aurait tombé, la foudre qui eût tout écrasé. On appelait au secours un renfort de moines, la grande armée monastique, de toute robe et de toute couleur, qui vint d'Espagne et d'Italie, capuccini, récollets, feuillants, carmes et augustins, chaussés, déchaussés. Les carmélites espagnoles, peu après, allaient prendre possession de leur couvent de Paris en procession solennelle le jour de la Saint-Barthélemy. Les capucines firent une entrée saisissante et dramatique, portant chacune une couronne d'épines, et conduites par les princesses de la maison de Guise.
Mais, avant l'entrée de ces saintes qui apportaient l'expiation, on avait eu à Paris un autre spectacle. Pas moins que le diable en personne, qui avait élu domicile dans le corps d'une certaine Marthe. Un homme distingué (des la Rochefoucauld), fort dévot, ami des Jésuites, la menait et la montrait, d'abord dans les villes du centre, sur la Loire, enfin à Paris. Tout le monde allait la voir à Sainte-Geneviève; on assistait avec terreur à la lutte horrible qui se renouvelait chaque jour entre le démon et un capucin qui l'exorcisait, fort et ferme, en tirant des cris, des gambades, des grimaces à faire frémir. Le roi, qui avait la tête dure, avait peine à croire la chose; il y envoya ses médecins et les adjoignit aux prêtres pour examiner.
Il n'était que trop visible qu'on voulait du trouble, qu'on espérait exploiter, exalter le mécontentement de Paris. Les taxes ne diminuaient pas et ne pouvaient diminuer, quand Sully payait aux grands une centaine de millions, quand la guerre menaçait toujours. Des souffrances du passé restait un cruel héritage, la peste, qui éclatait de moment en moment. Un peuple nouveau de mendiants se montrait, les gens de guerre qu'on avait renvoyés chez eux, mais qui n'avaient pas de chez eux. On en voyait tous les jours des bandes dans la cour du Louvre. «Capitaines déchirés, maîtres de camp morfondus, chevau-légers estropiés, canonniers jambes de bois, tout cela entre en troupes par les degrés de la salle des Suisses, en déclamant contre madame l'Ingratitude. L'officier portant la hotte et le soldat le hoyau, exaltent leur fidélité, montrent plaies, racontent leurs combats et leurs campagnes perdues, menacent de se faire croquants, et sur la monnaie de leur réputation mendient quelque pauvre repas.»
Henri II et Henri III les logeaient dans les monastères. Henri IV, plus tard, leur créa l'hospice de la Charité, tard, bien tard, en 1606. Jusque-là, ces ombres errantes, plaintives, mais redoutables, donnaient espoir à l'étranger, à la Ligue, vivante en dessous. Le roi voyait, sentait cela; l'agitation continuait, et il n'était point aimé.
Il tomba malade en octobre; il crut mourir. Ce n'était qu'un accès assez court de rétention d'urine; mais il en garda la fièvre. Cet homme, jusque-là si gai, devint très-mélancolique. «Tout me déplaît,» disait-il. Aveu qui ne fut pas perdu et fit croire que Gabrielle ne suffisait plus à le consoler.
Deux assassins étaient encore venus pour tuer le roi, l'un dominicain, de Flandre, l'autre capucin, de Lorraine.
Pourquoi plutôt à ce moment? On le comprit quand on sut que les Espagnols avaient fait le pas hardi de se jeter dans l'Empire, fourrageant, mangeant amis et ennemis; qu'enfin vers Clèves ils saisissaient les passages du Rhin.
Rien ne les eût favorisés plus que la mort d'Henri et celle de Maurice d'Orange. Celui-ci avait aussi son homme qui devait le tuer. La situation était la même qu'en 1584, quand le meurtre de Guillaume sembla briser la Hollande et donna carrière aux victoires des Espagnols.
L'homme que le légat Malvezzi dépêcha pour tuer le roi était, comme Jacques Clément, un pauvre petit misérable, un Flamand de faible tête qu'on grisait de la légende de Clément. On le montra à un Jésuite, qui haussa les épaules, et dit seulement: «Il est trop faible.» La plus grande difficulté était d'endurcir cet homme. Il était en route déjà à l'époque de l'abjuration du roi, et, quand il l'apprit, il ne voulut plus le tuer et jeta son couteau. Le légat eut beaucoup de peine à lui faire entendre que la conversion était fausse. Il repartit en 1598, mais fut arrêté, amené à Paris. Le roi en eut pitié ou craignit d'irriter Rome, le gracia. Il ne retourna pas à Bruxelles, mais alla en Italie. Là on l'endoctrina encore et on le fit rentrer en France. Il fut arrêté, condamné à mort avec l'autre assassin, le capucin de Lorraine.
Sismondi croit que le Parlement procéda avec acharnement. Singulier anachronisme. Le Parlement d'alors était mêlé de celui de la Ligue et des royalistes. Mais les ligueurs dominaient encore, et si bien, qu'ils modérèrent la question, de peur que ces accusés ne parlassent trop pour l'honneur de Rome.
La chose n'était que trop claire. Elle fit voir à Henri IV qu'il ne gagnait rien à tous ses ménagements. Jointe à l'affaire d'Allemagne, elle le réveilla fortement. Il semble qu'elle l'ait guéri; il fut tout à coup un autre homme. La verte vigueur béarnaise parut revenue. Il fit opérer l'excroissance, comme pour monter à cheval. Il se moqua des médecins, et Gabrielle redevint enceinte en décembre.
Tout ce qui traînait au conseil et traînait au Parlement se trouva facile. Le roi simplifia tout, supprima les impossibilités.
Il était impossible de marier Catherine, sa sœur, protestante, avec un catholique, le duc de Bar. Les évêques refusaient. Le roi fit venir son frère bâtard, archevêque de Rouen, et les maria d'autorité dans son cabinet.
Il était impossible de décider Marguerite à consentir au divorce. On la menaça d'un procès d'adultère, et elle devint docile.
Il était impossible de faire enregistrer l'édit de Nantes. Le roi fit venir le Parlement et lui lava la tête. Ce fut un discours très-vif, pour la France et pour l'Europe:
«Avant que de vous parler de ce pour quoy je vous ai mandés, je vous conterai une histoire.—Après la Saint-Barthélemy, nous étions quatre à jouer aux dés sur une table. Nous y vîmes des gouttes de sang. Nous les essuyâmes deux fois, et elles revenaient pour la troisième. Je dis que je ne jouais plus, que c'était un mauvais augure contre ceux qui l'avaient répandu. M. de Guise était de la troupe....
«Vous me voyez en mon cabinet, et non avec la cappe et l'épée, mais en pourpoint, comme un père pour parler à ses enfants.... Je sais qu'on fait des brigues au Parlement, que l'on a suscité des prédicateurs factieux; je donnerai ordre à ceux-là, et ne m'en attendrai à vous ... Ne m'alléguez pas la religion catholique, je l'aime plus que vous; vous croyez être bien avec le pape, et moi j'y suis mieux, et je vous ferai déclarer hérétiques ... Est-ce que je ne suis pas le fils aîné de l'Église? Pas un de vous ne peut l'être.»
À cette bouffonnerie, il ajoutait des choses fort graves «sur les criards catholiques, ecclésiastiques,» qui, disait-il, étaient à vendre; sur les parlementaires eux-mêmes et leur avidité d'argent. Il les pinça sensiblement, en disant qu'il multiplierait leurs charges (et par là les ruinait). Enfin des menaces de mort, de combat, qui étonnèrent: «C'est le chemin qu'on prit pour en venir aux Barricades, à l'assassinat du feu roi; mais j'y donnerai bon ordre. Je couperai la racine aux factions et prédications, en faisant raccourcir ceux qui les suscitent ... Ah! vous me voulez la guerre, et que je fasse la guerre à ceux de la Religion! Mais je ne la leur ferai pas ... Vous irez tous avec vos robes, comme les capucins de la Ligue, quand ils portaient le mousquet. Il vous fera beau voir ... J'ai sauté sur des murs de ville; je sauterai bien sur des barricades.»
Le Parlement enregistra.
Mais on comprenait très-bien que cet éclat, ces menaces de guerre, si étrangers aux robes longues, avaient une autre portée. Deux choses visiblement l'animaient et lui remuaient son épée dans le fourreau: le procès des moines assassins et la guerre de l'Empire, la fureur des Espagnols. Ainsi, point de paix possible ni au dedans ni au dehors. Toujours le couteau suspendu. Son refuge eût été l'épée. Il eût été plus sûr de sa vie en pleine guerre, et il se fût moins ennuyé. Gabrielle, la chasse et le jeu ne suffisaient pas. Cet accès de mélancolie qu'il avait eu un moment, n'était-ce pas l'effet de la paix? Quand il dit si vivement qu'il sauterait sur les barricades, beaucoup déjà crurent le voir au grand poste de la France, sur la barricade du Rhin.
Il avait envoyé le protestant Bongars au landgrave et aux princes pour les encourager à se défendre. Les mettre ainsi en avant, c'était s'engager tacitement à les soutenir. Maurice d'Orange portait seul le poids de cette guerre terrible qui débordait maintenant sur l'Allemagne et devenait immense. Sa belle-mère, la princesse d'Orange, fille de Coligny, sortit de sa solitude et vint à Paris. Elle se déclara hautement pour le mariage de Gabrielle, craignant le mariage italien et croyant rattacher le roi à l'intérêt protestant.
Il faut savoir ce qu'était madame la princesse d'Orange. Grâce aux mémoires de du Maurier (petit livre d'or), nous connaissons parfaitement cette personne admirable, en qui une vertu accomplie apparaissait dans la tragique auréole des martyrs.
L'amiral l'aimait, entre ses enfants, pour sa sagesse précoce, sa douceur et sa modestie. Il la maria à celui qui avait les mêmes dons. Quand elle demanda à son père lequel de ses prétendants il lui conseillait de choisir, il lui répondit: «Le plus pauvre.» Et il lui donna Téligny, ce jeune homme tant aimé que pas un catholique ne put tuer à la Saint-Barthélemy, et qui ne périt que par hasard.
Guillaume d'Orange se décida de même. Au dernier moment de sa vie, à l'apogée de sa gloire, au lieu de prendre pour femme quelque princesse d'Allemagne qu'il eût aisément obtenue, il demanda, épousa «la plus pauvre,» madame de Téligny, restée sans aucune fortune qu'un petit bien dans la Beauce, où elle vivait. Ce grand homme, tout près de la mort et entouré d'assassins, dans la fille de Coligny sembla appeler à lui l'image d'un meilleur monde. Un an s'était passé à peine, qu'il périt presque sous ses yeux.
Elle avait de lui un fils, qui fit ses premières armes sous Maurice d'Orange, fils aussi de Guillaume, mais du premier lit. Maurice, sombre et sauvage politique, homme de combat, d'affaires et d'ambition, ne voulait point de famille, point de femme et point d'enfant, de sorte que son jeune frère devait être son héritier. Il crut, pour cette raison, que sa belle-mère l'aiderait dans ses projets. Défenseur de la Hollande, il aurait voulu l'asservir. L'obstacle était Barneveldt, grand et excellent citoyen, le vieil ami de Guillaume d'Orange, l'ami de Maurice, son tuteur et son bienfaiteur. Maurice ne pouvait se faire maître qu'en lui passant sur le corps. De quel côté pencherait la princesse d'Orange? Elle fut pour Barneveldt, pour le droit et la liberté, contre sa famille, contre son beau-fils, contre les intérêts de son jeune fils, seul lien qu'elle eût sur la terre et qu'elle aimait uniquement.
Cela seul en dit assez. Mais cette vertu si haute, sans faiblesse, n'en n'était pas moins adoucie et embellie d'un charme singulier. Notre ambassadeur en Hollande, du Maurier, vieux politique, qui écrit longues années après ces événements, ne parle de cette dame qu'avec une émotion visible. Madame d'Orange était, dit-il, une petite femme très-bien faite, d'un teint animé, qui avait les plus beaux yeux; une parole douce et charmante, un raisonnement persuasif, un parfum d'honneur et d'estime que l'on sentait autour d'elle, une angélique bonté, la rendaient irrésistible. Tout d'abord, elle allait au cœur.
Ajoutez son père, son mari, ces grands morts tant regrettés qui avaient reposé leur esprit en elle et l'environnaient de leur ombre aimée; tout cela en faisait comme une chose sainte et une espèce d'oracle, une autorité de respect, d'amour.
Elle n'apparut guère que deux fois à la cour de France, et dans deux moments décisifs pour l'intérêt du royaume, la première fois pour aider au mariage français.
Grand renfort pour Gabrielle, véritable réhabilitation, d'avoir pour soi la vertu même, de trouver que la plus pure était en même temps la plus indulgente. Seulement madame d'Orange mettait l'affaire bien en lumière. Elle constatait que ce mariage était l'intérêt protestant, elle finissait l'incertitude. Le roi allait se fixer, désespérer les catholiques, qui probablement le tueraient. C'est ce qui faisait désirer à beaucoup d'amis du roi une solution contraire. S'il fallait que quelqu'un périt, ils consentaient de grand cœur que ce quelqu'un fût Gabrielle.
Tout le monde savait, prévoyait l'événement, excepté le roi.
L'Espagne devait le savoir; un commis de Villeroy, comme on le découvrit plus tard, tenait Madrid au courant de tous les secrets du conseil et de la cour.
Le pape, si l'on en croit Dupleix, sut la mort de Gabrielle de façon surnaturelle au jour et à l'heure où elle arriva.
Nul doute que le grand-duc n'ait été le mieux informé. Il y avait intérêt. C'était l'homme de Gabrielle qui avait écarté les Italiens de nos finances. C'était elle qui fermait le trône à sa nièce. Ce prince n'en était pas à son premier assassinat. Encore moins l'empoisonnement, plus discret, lui répugnait-il.
Gabrielle paraît avoir très-bien senti elle-même qu'il y avait trop de gens intéressés à sa mort, et qu'elle n'échapperait pas. Ses astrologues lui disaient ce qu'on pouvait lire, du reste, sur la terre aussi bien qu'aux astres: qu'elle mourrait jeune, ne serait point reine. Au milieu des assurances les plus tendres que lui pouvait donner le roi, elle restait pleine de crainte et inconsolable; elle pleurait toutes les nuits.
Le roi lui avait donné des présents tels qu'une reine pouvait seule les recevoir, ceux qui lui avaient été offerts à lui-même par nos villes, le plat d'or où il reçut les clefs de Calais, et les offrandes solennelles de Lyon, de Bordeaux.
On lui avait fait ses habits de noces. Et ses robes cramoisies (couleurs réservées aux reines) l'attendaient déjà chez sa tante.
Le roi lui avait donné un don singulier, l'anneau même «dont il avait épousé la France» à son sacre. (Fréville, Inventaire.)
Elle avait de son hôtel avec le Louvre une communication. Elle eut la fantaisie de coucher dans le Louvre même, et le roi lui donna le grand appartement que les reines seules avaient occupé. Elle y coucha, mais elle n'osa rester, soit qu'elle eût peur de se nuire par le scandale de cette audace, soit que la grande maison vide où le roi ne venait guère que pour affaire officielle, palais déserté des Valois, l'effrayât de sa solitude, et qu'elle ne dormît pas bien sur l'oreiller où Catherine médita la Saint-Barthélemy.
Pâques approchait, moment critique pour la maîtresse du roi. L'arrangement était tel dans notre ancienne monarchie: cette semaine était la part du confesseur. La maîtresse devait s'éloigner, les amants se séparer, faire cette petite pénitence, pour se réunir après. Le confesseur d'Henri IV, l'ex-curé des Halles, bonhomme fort modéré, insistait cependant pour que Gabrielle partît de Fontainebleau, allât à Paris. C'était d'usage, et lui-même, d'ailleurs, avait ses raisons pour se montrer ferme. On le croyait protestant. Il avait publié une version de l'Ancien Testament qu'on disait celle de Genève. Le roi voulait le faire évêque, mais Rome lui refusait les bulles. On lui fit croire apparemment que ses bulles ne viendraient jamais s'il ne donnait cette satisfaction à la religion, à la décence, de les empêcher de communier en péché mortel, et d'obliger Gabrielle d'aller à Paris.
Elle résista de son mieux. Paris l'effrayait. Elle allait y être seule. Sa tante n'y était pas. La sœur du roi avait suivi son mari dans son duché. La princesse d'Orange partait pour faire la cène au château de Rosny et tâcher de gagner Sully.
La ville était fort émue. Le Parlement avait été forcé d'enregistrer l'édit de Nantes. Le roi avait menacé de raccourcir les prêcheurs d'assassinat. Le samedi 3 avril, veille des Rameaux, on avait exécuté deux moines en Grève, les deux assassins du roi. Chose plus grave, s'il est possible, dans l'affaire de Sainte-Geneviève, où le roi avait mis en face les médecins contre les prêtres, les médecins avaient décidé hardiment que l'affaire de la possédée n'était point surnaturelle. Bien plus, ils l'avaient fait taire, l'avaient contenue, si bien dompté le diable en elle, qu'elle n'osa plus remuer, devint un véritable agneau, fit ses pâques comme les autres. De là des risées, d'autre part, une rage d'autant plus furieuse, qu'elle ne pouvait s'exhaler. Les choses en resteraient-elles là? le diable se tiendrait-il pour battu? Il n'y avait pas d'apparence. Il pouvait se revenger par quelque coup imprévu, terrible, comme avait été la mort de madame de Montmorency!
«Eh quoi? ne suis-je pas roi?... Qui oserait?» C'est certainement ce qu'Henri IV répondait aux larmes, aux terreurs de Gabrielle. Dans un autre temps, elle eût opposé une invincible résistance, et le roi eût tout bravé pour lui éviter le moindre chagrin; mais alors, quoique fort aimée, elle doutait, elle craignait. Elle obéit, en épouse soumise, avec un torrent de larmes. Le roi expliquait le tout par l'état nerveux de faiblesse où sa grossesse (de quatre mois) la mettait probablement. Elle fit un adieu en règle, lui recommandant ses enfants, ses serviteurs, sa maison de Monceaux, et disant ce qu'elle voulait qu'on fît après sa mort.
Le roi, attendri lui-même, la quitta le plus tard possible. Il la suivit jusqu'à Melun avec toute la cour. Il se tenait à cheval à côté de la litière où on la portait. Elle devait s'y mettre en bateau, pour descendre doucement la Seine. Il y eut là un grand combat; ils pleuraient, se séparaient, mais se rappelaient toujours. Enfin, il s'affermit un peu, la confiant à son fidèle la Varenne, et lui donnant de plus Montbazon, son capitaine des gardes, qui devait la suivre partout et en répondre corps pour corps. Un jeune homme, Bassompierre, rieur et quelque peu fou, par le droit de ses vingt ans, sauta aussi dans le bateau, voulant l'amuser, la distraire. Moins léger toutefois qu'il ne paraissait, il ne resta pas avec elle. Il la laissa à la Varenne et revint auprès du roi.
C'était le lundi 5 avril, premier jour de la semaine sainte. Elle descendit près l'Arsenal, et, sans traverser Paris, se trouva du premier pas dans la maison de Zamet, qui était sous la Bastille, dans la rue de la Cerisaie. Logis quelque peu étrange pour la petite pénitence qu'elle était censée faire dans ce moment sérieux. Mais elle n'osait descendre à son hôtel voisin du Louvre, d'où il eût fallu communier en grande pompe et à grand bruit au milieu des malveillants, dans la paroisse royale, à Saint-Germain-l'Auxerrois. De chez Zamet, au contraire, la paroisse était Saint-Paul, près la maison professe des Jésuites. Là, elle pouvait faire sa communion, en pleine tranquillité et hors de la foule, toutefois au su du public et dans une notoriété suffisante.
Sully raconte lui-même qu'il alla la voir chez Zamet avant de partir pour Rosny. Elle fut fort tendre pour lui, fort touchante, le priant de croire qu'elle l'aimait et pour lui-même et pour les grands services qu'il rendait au roi et à l'État, l'assurant qu'elle ne ferait rien désormais que par son conseil. Il fit semblant de la croire, et lui envoya même madame de Sully pour prendre congé d'elle, ce qui ne fit qu'envenimer les choses. La pauvre créature, voulant plaire, lui dit qu'elle serait sa meilleure amie et la verrait toujours volontiers à ses levers et couchers. Mais la dame, toute gonflée de sa petite noblesse et du grand crédit de Sully, arriva à son château de Rosny fort en colère. Son mari la calma et la rassura, lui disant que les choses n'iraient pas comme on croyait; «qu'elle verrait un beau jeu, bien joué, si la corde ne rompait.» Il savait visiblement ce qui allait se passer.
Voyons le lieu de la scène, cette maison de confiance où Gabrielle est descendue.
Ce que les grands seigneurs ont plus tard tant pratiqué, tant prisé, la petite maison de plaisir, Zamet semble le premier l'avoir conçu et organisé. Ce fut une spéculation. Au milieu du Paris de la Ligue, devenu rude et barbare, un logis à l'italienne, dans la tradition d'Henri III, devait avoir une grande attraction sur son successeur. Luxurieux et économe, Henri IV n'aurait jamais dépensé ce qu'il fallait pour arranger dans ce goût de volupté raffinée les grands appartements du Louvre et ses galetas solennels. Il trouvait fort agréable et il croyait moins coûteux de s'établir par moments dans ce joyeux hôtel Zamet, où il jouait et faisait gratis toutes ses fantaisies; Zamet avait trop d'esprit pour jamais demander rien.
Il avait bâti, meublé, paré exprès ce bijou, dans un beau quartier à la mode, étendu et aéré, celui que l'on commençait sur l'emplacement de l'hôtel Saint-Pol, l'ancien Versailles des Valois. La Cerisaie, ou verger de nos anciens rois, qui donna son nom à la rue, devint en partie le jardin de l'hôtel Zamet.
Ceux qui entraient à Paris par la porte Saint-Antoine, splendidement ornée par Goujon, dans cette grande rue des tournois, des triomphes, des entrées des rois, voyaient à droite se bâtir la place royale d'Henri IV, à gauche un haut mur en contraste avec les façades brillantes des hôtels voisins. Ce mur était la discrète enceinte du jardin Zamet, dont l'hôtel, assez reculé, loin de s'ouvrir sur la belle rue, lui tournait le dos. Ainsi les maisons d'Orient et certains palais d'Italie ne montrent que leurs défenses et cachent leurs charmes intérieurs. Il fallait se détourner, passer par une petite rue et entrer dans une impasse. Là, dans un lieu plein de silence et comme à cent lieues de la ville, une vaste cour laissait voir les légers portiques, les galeries du joli palais, ses terrasses et promenades aériennes qui dominaient le jardin.
Le tout, petit et sans emphase. Mais, à droite, à gauche, des cours et des bâtiments secondaires donnaient l'ampleur et les aisances variées d'une villa de Lombardie, tandis que l'exquise coquetterie des appartements secrets rappelaient la recherche extrême des petits palais de Venise. Tout ce que la vieille Italie a su des arts de volupté y était, le solide aussi des jouissances du Nord. Aux sensualités des bains et des étuves parfumées, le maître ajoutait l'attrait d'une savante cuisine; il s'en occupait, il la surveillait, il servait lui-même. Sa gloire était de faire dire: «On ne sait manger que chez Zamet.»
Tel fut ce lieu de pénitence où Gabrielle fit sa retraite. On peut croire que l'hôte empressé n'oublia rien pour calmer, rassurer ce cœur ému. Une princesse était à Paris, une seule, mademoiselle de Guise, qui avait cru quelque temps épouser le roi. Elle n'aimait guère Gabrielle, et elle a plus tard écrit un petit roman (Alcandre) très-hostile à sa mémoire. Mais alors elle espérait que la toute-puissante maîtresse lui ferait trouver par le roi ce que sa conduite légère paraissait rendre introuvable: un mariage, un prince assez sot pour la couvrir de son nom. Donc elle flattait fort Gabrielle, jusqu'à porter des robes semblables aux siennes, comme si elle eût été sa sœur. Elle l'amusait de médisances. Elle vint vite à l'hôtel Zamet, s'empara d'elle pour la conduire partout et se faire surintendante de ses dévotions. Elle voulait être la première auprès de la future reine, ou peut-être surprendre contre elle quelque chose qui pût lui nuire de ses anciennes galanteries.
Gabrielle, faible, triste, enceinte, se laissa faire, trouvant doux d'être entourée par une femme. Si flottante de croyance, elle allait faire encore une profession solennelle de cette religion à laquelle elle était attachée bien peu. Et d'autant plus faible était-elle, plus charmée de cette compagnie galante et mondaine qui ne lui permettait pas un seul moment sérieux.
Elle se confessa le mercredi, très-probablement, et dut communier le jeudi, avec son édifiante compagne. Elle dîna à merveille, dans sa satisfaction d'être quitte de ce devoir. Zamet empressé lui servit toutes les friandises qu'il savait lui plaire. De là, on la prit en litière, de peur qu'étant en carrosse elle ne sentit trop les secousses du pavé. Deux dames suivaient, mais en voiture. À côté de la litière marchait le capitaine des gardes qui répondait de sa sûreté.
Elle n'alla qu'à deux pas, dans la rue voisine, à une chapelle de chanoines réguliers de Saint-Augustin, qu'on appelait le Petit-Saint-Antoine. Petite église, en effet, mais qui attirait la foule par une excellente musique. On lui avait arrangé une tribune réservée, pour qu'elle ne fût pas pressée. Elle y entendit ténèbres, et, sans doute pour que ce chant sombre ne lui fît pas d'impression, mademoiselle de Guise lui montra des lettres de Rome où l'on disait que le divorce allait être prononcé. Elle avait même eu l'adresse, pour mieux faire sa cour, de prendre au passage deux billets fort tendres que le roi avait écrits à Gabrielle coup sur coup, dans un même jour. Et ce fut dans cette tribune qu'elle lui en donna l'aimable surprise.
Cependant Gabrielle se sentait un peu éblouie. Elle sortit, revint chez Zamet et fit quelques pas au jardin. Mais là, elle tomba frappée, perdit connaissance.
Au bout d'une heure où rien n'indique qu'on ait essayé de la secourir, ni d'appeler les médecins, elle ouvrit les yeux, et dit violemment: «Tirez-moi de cette maison.»
Elle voulait se faire porter chez madame de Sourdis, et de là au Louvre même, se réfugier chez le roi,—apparemment pour y mourir, puisqu'elle n'avait pas pu y vivre.
Zamet ne la suivit pas. Mademoiselle de Guise ne la suivit pas. Nulle femme. La tante était absente, et tout s'éloignait de terreur. Le seul qui resta, ayant promis au roi de ne pas la quitter, ce fut La Varenne. Il se trouva constitué, dans cette maison déserte, seule dame et seule garde-malade, femme de chambre et sage-femme. À chaque convulsion violente, il la tenait dans ses bras.
Les crises furent fréquentes, terribles. Il fit appeler La Rivière, premier médecin du roi, astrologue, homme d'esprit, qui aimait la duchesse, ni protestant ni catholique. Il avait étudié chez les Maures, vécu beaucoup en Espagne. On le tenait pour fort suspect. Il venait de faire une chose hardie en déclarant, comme médecin, que Marthe n'était pas possédée. On aurait été charmé de le perdre. Il le sentit, et n'osa rien ordonner à la malade. On eût tout rejeté sur lui et dit qu'il l'avait tuée. Il s'excusa sur la grossesse, ne pouvant rien faire, disait-il, à une femme enceinte, sans blesser ou elle ou son fruit. Il laissa agir la nature et la regarda mourir.
Cela fut long. En pleine force, animée d'un désir terrible et désespéré de vivre, elle lutta quarante heures, avec des accès, des transports, des mieux, des rechutes cruelles. Si peu soignée, si mal gardée, elle appelait son gardien naturel, son unique protecteur, le roi. Trois fois, dans les intervalles, elle fit l'effort de lui écrire. Et la première lettre parvint; mais on ne dit rien des deux autres. Comme elle avait encore sa tête, pour porter cette première lettre elle s'était procuré un homme qu'elle croyait sûr, un certain Puypeyroux. Elle priait le roi de lui permettre de retourner à Fontainebleau, pensant qu'il viendrait lui-même. À ce mot, La Varenne en joignit un de sa main, mais apparemment peu pressant, puisque le roi crut d'abord qu'il s'agissait de quelque petit accident ordinaire aux femmes enceintes. Cependant il monta à cheval, ayant dit à Puypeyroux de courir devant et de lui faire tenir prêt le bac des Tuileries, pour que, sans entrer dans Paris, il passât du faubourg Saint-Germain au Louvre. Il paraît que ce Puypeyroux, entre le roi fort pressé et La Varenne peu pressant, commença à réfléchir; il craignait de déplaire à La Varenne, et alla si lentement, que le roi, parti plus tard, le rejoignit bientôt en route et le gronda fort.
Le roi était à quatre lieues; il allait être à Paris en une heure de galop ou une heure un quart, quand il reçut à bout portant un billet qui l'arrêta court; autre billet de La Varenne ... Elle est morte, et tout est fini.
Foudroyé, on le fit entrer dans une abbaye qui était voisine. Il se jeta sur un lit.
Mais il se releva bientôt, disant avec force qu'au moins il voulait la voir morte et la serrer dans ses bras.
La chose avait été prévue. Il trouva à point M. Pomponne de Bellièvre, grave magistrat, qui, de sa parole infiniment froide et douce, l'arrêta, disant que la chose était malheureusement inutile, qu'il ferait causer le public, que le monde avait les yeux sur lui...
Non moins à point était là un carrosse de Paris, envoyé exprès. On y mit le roi. Les bons serviteurs crièrent: À Fontainebleau. Et il tourna le dos à Paris, pleurant celle qui vivait encore.
Elle vivait. S'il eût persisté, il la revoyait, recueillait sa dernière parole, lui promettait de faire justice.
D'où savez-vous qu'elle vécût? dira-t-on. De La Varenne même, lequel a écrit ces deux choses: 1o qu'il dit qu'elle était morte; 2o qu'elle ne l'était pas.
Lui-même les écrit à Sully, donnant ce ridicule prétexte: «La voyant tellement défigurée, de crainte que cette vue ne l'en dégoûtât pour jamais, si elle en revenoit, je me suis hasardé (pour lui éviter trop grand déplaisir) d'écrire que je le suppliois de ne venir point d'autant qu'elle étoit morte.»
Certes, les coupables, quels qu'ils fussent, eurent à remercier beaucoup cette prudence de La Varenne.
Il ajoute: «Et moi, je suis ici, tenant cette pauvre femme comme morte entre mes bras, ne croyant pas qu'elle vive encore une heure.»
Ce qui est curieux, c'est que le drôle, peu rassuré toutefois sur le succès de son audace, et craignant d'être enveloppé dans la punition de Zamet, si l'on en vient à une enquête, prend déjà ses précautions pour se séparer de son camarade. Il en parle même assez mal, remarquant qu'à ce bon dîner «Zamet l'avait traitée de viandes friandes et délicates, qu'il savait être le plus de son goût, ce que vous remarquerez avec votre prudence, car la mienne n'est pas assez excellente pour présumer des choses dont il ne m'est point apparu.» Cette parole le couvrait. Si on le disait complice de Zamet, il pouvait répondre: «Au contraire, le premier j'ai émis des doutes dans une lettre à M. de Sully.»
Cependant, au milieu du trouble, dans cette maison sans maître, qui voulait entrait, sortait. On voyait, non sans terreur et non sans signes de croix, ce spectacle inattendu, la plus belle personne de France devenue tout à coup hideuse, effroyable, les yeux tournés, le cou tors et retourné sur l'épaule. Personne n'avait l'idée que ce mal fût naturel; beaucoup se disaient: «C'est le diable!» Explication qui venait fort à point pour le médecin, à point pour tous ceux qu'on eût accusés. Le médecin ne manqua pas d'en profiter, et, s'en allant, jetant au cadavre un dernier regard, il dit ce mot qui lavait tout: «Hic est manus Dei.»
Elle ne fut pas administrée et «mourut comme une chienne,» mot cruel qu'en pareil cas dit toujours le peuple dévot. Quelques-uns, des plus charitables, hasardaient pourtant de dire que, comme elle avait communié récemment, son âme était en bon état. Libre à ses ennemis de croire, s'ils voulaient, que cette communion en péché mortel avait tourné à sa condamnation et l'avait livrée à la fureur meurtrière du malin esprit.
Elle avait été ouverte, et on lui avait trouvé son enfant mort. Sa tante de Sourdis, arrivée trop tard, ne put que la rhabiller, la mettre sur un lit de parade en velours rouge cramoisi à passements d'or (ornement propre aux seules reines), avec un manteau de satin blanc.
Cruel contraste d'une si éblouissante toilette avec cette face terrible qu'on eût cru morte d'un mois. Les portes étaient ouvertes; vingt mille personnes y vinrent et défilèrent près du lit. Plusieurs furent touchés et dirent des prières. Beaucoup rêvaient sur cette énigme et faisaient maintes conjectures. Les parents n'en firent pas une. Muets et n'accusant personne, ils craignirent de se faire trop forte partie et laissèrent cette affaire à Dieu.
Ceux qui s'étaient attachés à elle, à cette maison, étaient fort tristes et se voyaient tomber à plat. Le vieux Cheverny, qui, pour plaire, avait fait le jeune et l'amant auprès de la tante, fut inconsolable, non pas de la mort, mais de sa sottise et de son imprévoyance. Il en fait, dans ses mémoires, une froide lamentation.
Grande joie au contraire à Rosny. Elle mourut vers le matin du samedi; mais, dès le vendredi soir, La Varenne avait envoyé à Sully un messager qui arriva avant le jour. Sully embrassa sa femme, qui était au lit, et lui dit: «Ma fille, vous n'irez point aux levers de la duchesse. La corde a rompu ... Maintenant que la voilà morte, Dieu lui donne bonne vie et longue!» Et sur cette belle plaisanterie, il partit pour Fontainebleau.
Le roi, rentrant, vendredi soir, dans ce palais tout plein d'elle, maintenant désolé et désert, avait renvoyé la cour et gardé seulement quelques familiers. Et encore par moments il s'enfermait seul. Cette solitude inquiétait. En attendant que Sully vint, on hasarda des tentatives de consolation. D'abord un vieux camarade de guerre, Fervacques, braque et cerveau brûlé, fit une pointe près du roi et lança ce mot hardi: «Vous voilà bien débarrassé!»
Alors le duc de Retz (Gondi), fin et spirituel, sourit, soupira, dit avec douceur qu'après tout, en songeant à ce que Sa Majesté eût fait sans cela, on était obligé de dire que Dieu lui avait fait là une grande grâce.
Le soir enfin (du samedi), à six heures, Sully arriva dans toute l'austérité de sa figure huguenote, et, quand le roi l'eut embrassé, sans blesser de front sa douleur, il se mit à exalter «les œuvres émerveillables de Dieu,» qui (dit le psaume), en sa sagesse, fait bien mieux que nous ne voulons. Mais il n'acheva pas le psaume, se fiant à la mémoire du roi.
Le roi écoutait sans rien dire et le regardait fixement; et sans doute il était frappé de cet accord d'opinion, tout le monde, les sages et les fous, le félicitant au lieu de le plaindre. Il fit quelques pas dans la galerie, remercia Sully et dit qu'il lui savait gré de ses ménagements. Ceux qui le virent sortir ensuite de la galerie le trouvèrent beaucoup moins triste. On jugea qu'une douleur si résignée et si douce ne tournerait pas à l'orage. Les intéressés respirèrent.
Il porta le deuil en noir, contre l'usage des rois, qui le portent en violet. Il le garda trois mois entiers. Il envoya toute la cour au service, qui se fit à Saint-Germain-l'Auxerrois. Il reçut les compliments de condoléance des ambassadeurs, et, ce qui étonna le plus, ceux du Parlement, qui envoya à Fontainebleau une députation solennelle.
Mais de recherche, d'enquête sur la mort, pas le moindre mot. Soit qu'il eût peur de trouver plus qu'il ne voulait, de troubler son entourage, et craignît l'ébranlement d'une si terrible affaire, il reprit ses habitudes, s'entoura des mêmes gens.
Il écrivait peu après ce mot expressif: «La racine de mon cœur est morte et ne rejettera plus.»
Mot vrai, quoique les habiles aient trouvé moyen de le relancer bientôt dans de nouvelles galanteries. Il reprit la passion qui était sa vie, par ses pointes, ses agitations ou ses éblouissements. Mais ce n'était plus Gabrielle, cette pleine saveur d'amour où son cœur s'était reposé.
On lui donna une maîtresse, on lui donna une femme, cette Marie de Médicis que les papes, l'Europe et la cour avaient voulu lui imposer. Elle arriva belle d'argent et des écus de son oncle. Le roi (sa lettre à la Chambre des comptes en témoigne) lui donna, par économie, les diamants de Gabrielle, ce qui, dit-il judicieusement, «nous a épargné autant de dépense.»
Que devint le joyeux Zamet? Plus que jamais en faveur, il engraissa notablement, mais, par prudence, n'acheta jamais pour un sou de terre en France. Il n'eut d'autre fief que sa caisse, qu'il intitulait hardiment le Mont-de-piété des rois. Il resta toujours léger, mobile et le pied levé.
La Varenne s'immortalisa par une fondation pieuse. Devenu, par la grâce du roi, seigneur de la Flèche, il fit de cette petite ville une affaire fort importante et fort lucrative par l'église et le collége qu'il obtint pour elle, établissements qui y attirèrent du monde et au bon seigneur de gros revenus. Une telle cage voulait des oiseaux. La Varenne veillait le moment. En l'année 1603, le roi étant très-affaibli, malade au printemps, malade à l'automne, et quelques jours seul à Rouen, il ne manqua pas son coup: il lui fit signer, entre deux diarrhées, le rappel des Jésuites en France.
CHAPITRE III
HENRIETTE D'ENTRAGUES ET MARIE DE MÉDICIS
1599-1600Le grand flatteur de l'époque, dont le magique pinceau eut pour tâche de diviniser les reines et les rois, Rubens a succombé, il faut le dire, devant Marie de Médicis. Dans la galerie allégorique qu'elle lui fit peindre à sa gloire, il a beau se détourner vers ses rêves favoris, les jeunes et poétiques beautés de déesses ou de sirènes; il lui faut bien retomber au pesant modèle qui le poursuit de tableau en tableau. La Grosse Marchande à Florence, comme nos Françaises l'appelaient, fait un étrange contraste à ces fées du monde inconnu.
La magnifique Discorde, palpitante sous ses cheveux noirs, dont le corps ému, frémissant, est resté à jamais classique; la Blonde, le rêve du Nord, la charmante Néréide, pétrie de tendresse et d'amour: toute cette poésie est bien étonnée en face de la bonne dame. Assemblage splendide et burlesque. La fiction y est animée, et d'une vie étincelante; l'histoire et la réalité n'y sont que prose et platitude, un carnaval d'histrions et de faux dieux ridicules, un empyrée de Scarron.
Marie de Médicis, qui avait vingt-sept ans quand Henri IV l'épousa, était une grande et forte femme, fort blanche, qui, sauf de beaux bras, une belle gorge, n'avait rien que de vulgaire. Sa taille élevée ne l'empêchait pas d'être fort bourgeoise et la digne fille des bons marchands ses aïeux. Même son père, son oncle qui la maria, tout princes qu'ils étaient (par diplôme), n'en faisaient pas moins le commerce et l'usure.
D'italien, elle n'avait que la langue; de goût, de mœurs et d'habitudes, elle était Espagnole; de corps, Autrichienne et Flamande. Autrichienne par sa mère, Jeanne d'Autriche; Flamande par son grand-père, l'empereur Ferdinand, frère de Charles-Quint. Donc, cousine de Philippe II, de Philippe III, de ces rois blêmes et blondasses, aux yeux de faïence, tristes personnages que Titien et Vélasquez gardent encore sur leurs toiles dans toute la triste vérité.
Elle était née en pleine réaction jésuitique. Sa mère, Jeanne d'Autriche, fut une des filles de l'Empereur qui créèrent et patronnèrent les Jésuites en Allemagne, fondèrent leurs colléges, leur mirent en main les enfants des princes et de la noblesse. La première et la seule chose que Marie demanda au roi, à son débarqué en France, fut d'y faire rentrer les Jésuites.
Deux choses la rendaient désirable, non au roi, qui s'en souciait peu, mais désirable aux ministres: c'était l'argent, la grosse somme que son oncle Ferdinand consacrait à cette affaire, à l'alliance de France; et d'autre part, l'espérance que cet oncle donnait à nos politiques, de leur faire un pape du parti français. Les Médicis, qui jadis avaient fourni à l'Église Léon X et Clément VII, récemment avaient fait deux papes par leur influence, Grégoire XIII et Sixte-Quint. Le pape régnant, Clément VIII, s'il n'était pas homme des Médicis, était du moins Florentin, et désignait comme son successeur probable un Médicis, le cardinal de Florence (Léon XI), qui, en effet, eut un moment la tiare.
Politique, au fond, assez pauvre, qui déjà avait trompé François Ier quand, pour acquérir l'alliance viagère de Clément VII, il prit sa nièce Catherine. Il n'y avait pas de loterie qui trompât plus que celle-là. Qu'apportait le pape à nos rois? L'amitié d'un moribond qui leur tournait dans la main. On fit faire la même faute à Henri IV, lui imposant cette nièce du grand fabricateur de papes. On lui fit jeter un argent immense dans la préparation coûteuse de l'élection d'un Médicis, qui fut pape pendant vingt jours!
Je croirais, en conscience, que ce mariage italien fut une punition de Dieu pour l'ingratitude du roi à l'égard de l'Italie.
Quelle puissance l'avait reconnu la première à son avénement douteux? Venise, qui manifesta pour lui tant d'enthousiasme et vint jusqu'en France témoigner par une solennelle ambassade l'estime et les vœux de l'Europe. Il n'en tourna pas moins le dos à Venise, quand elle le priait de soutenir Ferrare contre le pape, qui la réunit au saint-siége. Ferrare, petite puissance, mais fort militaire, renommée pour l'artillerie. Ses ducs, célébrés par le Tasse, étaient une des dernières forces qui, la France aidant, pût soutenir l'Italie. Ce dernier souffle italien, qui l'éteignit? Hélas! la France. Henri IV paya ainsi son absolution. Il n'avait pas encore, il est vrai, la paix avec les Espagnols. Mais, quelles que fussent les velléités françaises de Clément VIII, donner un État à la papauté, à l'impuissance, à la mort, c'était en réalité fortifier les Espagnols, qui, bon gré mal gré, dominaient le pape. Soutenir Venise, au contraire, au moins de parole et de négociations, lui sauver son alliée, Ferrare, c'était faire craindre aux Espagnols les résistances italiennes, et d'autant plus puissamment leur faire désirer la paix.
Comment fit-on croire au roi que, pour être fort en Italie, il lui fallait s'appuyer sur ce qui y change sans cesse, sur un souverain viager, une puissance de vieillard, dont la volonté personnelle était par moment française, mais dont la cour, le conseil était et ne pouvait être que catholique, donc espagnol? Un pape français d'inclination était un très mauvais pape, dominé par le temporel, et disposé à s'arracher de la ferme base de la papauté, qui était l'Espagne. Qui brûlait encore? L'Espagne. Qui persécutait les Maures, jusqu'à en chasser un million? L'Espagne. Nul pays n'eût été alors assez fou pour faire cela.
Cette sottise de jeter la France dans une politique papale réussit par l'ardent concert des parvenus de l'époque, des abbés gascons, intrigants, menteurs, dont la cour était infestée, qui rêvaient les prélatures, le chapeau, et tous travaillaient, d'accord avec la finance italienne et les banquiers de Florence, à mettre dans la tête du roi qu'il ferait pape un Florentin, et par lui mènerait l'Europe. Les du Perron et les d'Ossat le faisait toujours regarder vers Florence et Rome. Était-il dupe? Je ne sais. Mais cet homme de tant d'esprit, de courage, qui ne craignit jamais les épées, craignait un couteau; il voulait extrêmement vivre, et s'imaginait qu'il serait plus en sûreté s'il avait le pape pour ami, mieux encore, s'il faisait les papes.
Le mariage florentin l'acheminait vers ce but. Que le roi l'aimât ou non, il devenait sûr. C'était une affaire de temps. Comment employer ce temps? Il fallait une maîtresse qui fit gagner quelques mois, détourna la pensée du roi et servit comme d'éponge à laver et faire disparaître l'image de Gabrielle.
Fontainebleau, plein de celle-ci, et qui l'eût rappelée toujours, n'était pas tenable. Mais le Midi remuait. À la grande joie des courtisans, le roi leur dit un matin: «Messieurs montons à cheval; j'ai envie de manger cet été des melons de Blois.»
Dans le passage ennuyeux de la grande plaine de Beauce, quelqu'un lui dit qu'il devrait bien s'arrêter au joyeux château de Malesherbes, où M. d'Entragues, qu'on appelait le roi d'Orléans (successeur de Charles IX, comme époux de Marie Touchet), tenait sa petite cour.
Qui dit cela? Soyez-en sûr, nul autre que Fouquet la Varenne. Ce serviteur incomparable, unique comme chasseur de femmes et dénicheur de beautés, avait trouvé pour son maître la plus jolie fille de France.
La mère, la Marie Touchet, l'unique amour du roi tragique, qui, dit-on, chercha en elle l'oubli de la Saint-Barthélemy, Marie Touchet était Flamande d'origine, mais très-affinée, très-lettrée; née dans la ville des disputes, Orléans, puis transportée à la cour italienne de Catherine de Médicis. Elle lisait (chose rare alors), non pas telle traduction d'Amadis, mais le livre de Charles IX, les Grands Hommes de Plutarque, dans la belle version d'Amyot.
Cette dame, fière de ce grand et sombre souvenir, quoique peu noble elle-même, non sans peine, était descendue à épouser un seigneur, le premier du pays, Entragues, gouverneur d'Orléans. Son fils, qu'elle avait eu de Charles IX, et qui se trouvait neveu d'Henri III, la rendait fort ambitieuse. Elle visait haut pour ses filles, les gardait admirablement, mieux qu'elle ne fit pour elle-même. Sa sévérité maternelle était passée en légende. On contait qu'un de ses pages s'étant un peu émancipé du côté des demoiselles, elle l'avait virilement poignardé de sa propre main.
Ses filles avaient besoin d'être bien gardées. Elles avaient l'esprit du diable. L'aînée, Henriette, était une flamme. Vive, hardie, un bec acéré. Des rencontres et des répliques à faire taire tous les docteurs. Elle ne lisait pas d'histoire; elle était trop fine et trop disputeuse. Il lui fallait de la théologie, mais aiguë, subtile, les concetti africains de saint Augustin. Cette dangereuse créature, avec cela, était très-jeune, svelte et légère, en parfait contraste avec la défunte, avec la beauté bonasse, ample déjà, de Gabrielle.
Qu'elle fût belle, cela n'est pas sûr; mais elle était vive et jolie. Le roi, qui croyait seulement s'amuser et rire, fut pris. La fine langue, maligne et rieuse, ne ménageait rien, et pas plus le roi. Son cœur malade, blasé, et qui se croyait fini, revécut par les piqûres. Il la trouva amusante, puis charmante. En réalité, il n'avait rien vu, et ne vit rien de plus français.
La perle était mal encadrée. Le père était un brouillon, un homme perdu, et le frère un scélérat. Le roi les connaissait si bien, qu'il avait chargé Sully de les chasser de Paris; mais, si telle était la famille, c'était le malheur d'Henriette, non sa faute; elle était mineure, et n'avait que dix-huit ans. Tout le monde est tombé sur cette fille. On verra les crimes réels où l'entraîna sa famille. Mais les premières noirceurs qu'on lui attribue ne sont guère attestées, comme les fautes de Gabrielle, que par leur ex-rivale, mademoiselle de Guise, princesse de Conti, et par son roman d'Alcandre.
Je m'en tiendrai uniquement aux lettres du roi, aux mémoires de Sully, à la correspondance du cardinal d'Ossat.
D'Entragues exploita honteusement sa fille mineure, la vendit, le 11 août 1599, pour le marquisat de Verneuil. Mais il ne la livra pas, exigeant encore du roi une somme de cent mille écus. L'argent payé, le marchand ne la livra pas encore, jusqu'à ce qu'il eût fait faire au roi ce bel écrit: «M. d'Entragues nous donnant à compagne mademoiselle Henriette, sa fille, en cas que, dans six mois, elle devienne grosse et accouche d'un fils, alors et à l'instant nous la prendrons à femme. De Malesherbes, 1er octobre 1599. Henry.»
Nous avons l'acte authentiqué par deux secrétaires d'État (Lettres, V, p. 227). Pour le courage de Sully, qui prétend l'avoir déchiré, je le trouve bien douteux.
Nos ministres laissaient le roi jouer au mariage avec sa maîtresse, mais n'en persévéraient pas moins dans l'idée du mariage politique et financier, qui, selon eux, outre l'argent, allait nous créer par le pape et le grand-duc une influence en Italie.
La grande affaire était Saluces, cette porte de l'Italie, que le duc de Savoie, dans la crise de la Ligue, avait enlevée à la France: affaire religieuse autant que politique, Saluces ayant été jadis un refuge des Vaudois et des protestants italiens. Henri IV, puissant et vainqueur, ne pouvait tolérer cette usurpation qu'avait dû subir Henri III.
En décembre 1599, le duc de Savoie fit la démarche inattendue de venir à Fontainebleau. Ce prince inquiet, brouillon, mal fait, malfaisant, avait un démon en lui. Sa personne était étrange, comme son singulier empire, bossu de Savoie, ventru de Piémont. Et l'esprit: comme le corps il semblait gonflé de malice, travaillé dans sa petitesse d'un besoin terrible de s'étendre, de grandir et de grossir. Il avait hypothéqué sa fortune sur son mariage, ayant eu l'insigne honneur d'épouser une fille de Philippe II. Mais celui-ci, qu'on n'eût cru aucunement facétieux, joua en mourant à son gendre le tour de ne lui laisser par testament qu'un crucifix, tandis qu'à son autre fille il léguait les Pays-Bas.
Donc il semblait bien payé pour haïr les Espagnols. Mais ils l'amusaient toujours, lui disant que Philippe III n'avait pas de fils et qu'il était l'héritier, le leurrant d'une vice-royauté de Portugal, etc. Son favori, un Provençal, était tout Espagnol de cœur, plein de fiel contre la France; homme noir, d'ailleurs, à jeter son maître dans les plus atroces complots.
Le bossu était venu pour observer, flairer, tâter. Mais, comme il arrive dans les grands désirs, il vit ce qu'il désirait. L'aspect de la France était encore pitoyable. La misère continuait, les villes regorgeaient de mendiants, les routes étaient pleines de soldats sans pain. D'autre part, les grands seigneurs étaient maîtres des meilleures places. Voilà ce qui était vrai et qui se voyait. Mais ce qui était non moins vrai et qui ne se voyait pas, c'était un besoin immense de paix, de repos, qui rattachait le peuple au roi, et lui eût fait mettre en pièces de ses ongles et de ses dents les auteurs d'une Ligue nouvelle. Le Savoyard se crut fort, parce qu'il avait la parole de tel et tel des grands seigneurs, spécialement celle de Biron. Il ne voulut plus traiter; seulement il endormit le roi, lui promettant que dans trois mois il lui rendrait Saluces ou bien lui donnerait la Bresse en échange. Sorti de France une fois, quand échut le terme indiqué, il déclara effrontément qu'il gardait la Bresse et Saluces.
La guerre était infaillible. Le grand mariage d'argent venait d'autant plus à propos. Cette belle dot de Toscane allait faire les frais de la campagne, permettre de frapper un grand coup, de battre les Espagnols sur le dos du Savoyard. Cela était spécieux. La pauvre Henriette d'Entragues, et la promesse du roi, qui avait ce qu'il voulait, pesèrent peu contre ces raisons.
Le 9 mars 1600, le roi écrivit au grand-duc; mais il voulait une dot de 1,500,000 écus.
Somme épouvantable, impossible. Le grand-duc brisa. On marchanda, on baissa, et enfin on n'eut pas de honte de descendre à six cent mille. Mais il fallait de l'argent sur-le-champ, la guerre pressait.
On sait si peu en ce monde ce qu'on doit vraiment redouter, que le roi, au moment de se lancer dans cette guerre, ne craignait aucunement la sourde conspiration catholique, et craignait extrêmement la bruyante, l'innocente conspiration des protestants, qui persistaient à réclamer l'exécution de l'édit de Nantes. Le roi était parvenu à le faire enregistrer, mais non pas exécuter. On pariait insolemment qu'il ne l'exécuterait pas. Les protestants étaient assemblés chez leur pape, Du Plessis Mornay. C'était l'homme le plus estimé de l'Europe, tendrement dévoué au roi, à qui il avait cent fois donné sa vie, mais dévoué à sa foi, dévoué au parti des victimes qui venaient naguère encore d'être massacrées près de Nantes. «Si le roi était immortel, disait-il, nous serions tranquilles; mais s'il meurt, que deviendrons-nous?»
Donc il insistait. L'assemblée refusait de se séparer tant qu'on ne tint pas parole. Grave refus au moment de la guerre.
Le roi prit un parti étrange dans une affaire si sérieuse: ce fut de tuer la résistance protestante par le ridicule. Un complot fut organisé par le facétieux Du Perron, bouffon, évêque et cardinal, que nous avons vu évêque pour les vers à Gabrielle, cardinal pour l'abjuration.
Le plus sûr pour déconcerter les protestants, c'était d'humilier leur pape, de turlupiner, chansonner le plus honnête homme du temps. On avait déjà fait une tentative bien digne de la brutale insolence de la noblesse ligueuse; un Saint-Phal, sans provocation, osa donner à ce vieillard chargé d'années, d'honneurs et de blessures, des coups de bâton! Cela n'avait pas réussi, le roi et tout le monde s'étaient indignés; mais, cette fois, on se contentait d'une bastonnade spirituelle. Le roi entra de tout son cœur dans l'espièglerie.
Comme rien n'est parfait sur la terre, le bonhomme Du Plessis avait un défaut, celui du temps, la manie de la controverse. Même jeune, au milieu des guerres, des voyages périlleux et des aventures, sous la tente ou sous le ciel, dès qu'il avait une heure à lui, il tirait plume et papier et il écrivait de la théologie. Vieux, il venait de publier ce qu'il croyait son chef-d'œuvre, l'Eucharistie. Du Perron annonce à grand bruit que l'auteur est un faussaire, qu'il a fait cinq cents faux, cinq cents citations controuvées, estropiées, etc. Il se charge de le prouver.
La chose était bien calculée. À ce défi, le vieux gentilhomme, bouillant de colère, oublie tout, quitte l'assemblée, vole à la cour et demande le combat théologique. On l'attendait là. Le roi donne des juges hostiles ou suspects. Il assiste, encourageant l'un, riant et se moquant de l'autre. D'abord, il dispense Du Perron de prouver «que ce sont des faux,» lui ouvre la porte de retraite, puis il le dispense encore d'indiquer d'avance quels passages il attaquera. Du Plessis ne sut que le soir, à minuit, les huit textes qu'on voulait d'abord contester le lendemain. Ces textes étaient-ils dans les Pères de l'Église? n'y étaient-ils pas? Ils y étaient, mais en substance. Du Plessis avait cité en abrégeant et résumant. Donc on le jugea coupable. Huit phrases comptèrent pour les cinq cents. Condamné, moqué, écrasé,—surtout accablé de la joie du roi et de son défaut de cœur et de l'amitié trahie, il tomba malade et dut se faire reporter à Saumur. Le plus triste pour l'humanité, ce fut une lettre du roi, où, pour flatter les catholiques, il écrivait amicalement à un homme (qu'il détestait), à d'Épernon, leur victoire et la part qu'il y avait, comme il avait pesé sur les juges, emporté la chose. La lettre fut colportée partout. Extrême fut la douleur des protestants, qui le croyaient sans retour livré à leurs ennemis.
Point du tout; c'était le contraire. Ayant donné aux catholiques ce triomphe d'amour-propre, il hasarda ce qu'autrement il n'aurait jamais osé. Il commença sérieusement à donner aux protestants découragés, humiliés, les garanties de l'édit de Nantes, villes d'asile, tribunaux à eux, etc., etc.
Quitte ainsi des protestants, le roi ne l'était nullement de l'intrigue catholique; il lui venait des avis sur la trahison de Biron. Gouverneur de Bourgogne, voisin de la Bresse, qui était au Savoyard, Biron aurait pu, le roi une fois entré en Savoie, faire entrer la Savoie chez nous. Pour cela, il eût fallu que celle-ci fût aidée à temps par les Espagnols. Mais un heureux hasard voulut que, justement à ce moment, ceux-ci reçussent à Newport de la main du prince Maurice un épouvantable coup. L'armée protestante (hollandaise, allemande, anglaise et surtout française) ne battit pas seulement l'armée espagnole, mais elle l'anéantit.
Ce fut le plus grand coup d'épée que le protestantisme eût frappé depuis cinquante ans. L'Espagne fut assommée. Il fut trop clair que, malgré toutes les fureurs de Fuentès, gouverneur de Milan, qui poussait la Savoie, l'Espagne ne prendrait pas ce moment pour rentrer dans la grande guerre de France.
Dès lors plus d'hésitation. Le 11 août, le roi, de Lyon, lança son manifeste de guerre.
CHAPITRE IV
GUERRE DE SAVOIE—MARIAGE
1601Entre l'événement de Newport et le manifeste, en un mois, Sully, avec une activité et une énergie incroyables, avait transporté de Paris à Lyon l'énorme matériel qu'il préparait depuis un an. L'artillerie étant placée dans la main qui tenait déjà les finances, il y eut une formidable unité d'action. Sully agit en dictateur; il suspendit les payements pour toute la France, tourna tout l'argent à la guerre. Il destitua en une fois tous les nobles fainéants du corps de l'artillerie et leur substitua des hommes capables. La France eut toujours le génie de cette arme, dès qu'on l'a laissée agir. Il suffit de rappeler ce qu'on a dit dans cette histoire et de Jeanne d'Arc et de Jean Bureau, de Genouillac à Marignan, enfin des premiers essais d'artillerie volante dans les combats d'Arques.
Le Savoyard se trouva pris au dépourvu. Avec tout son esprit, il n'avait pas prévu trois choses: d'abord cette rapidité; il croyait que l'on traînerait jusqu'à l'hiver, où ses neiges l'auraient défendu. Ensuite il ne devinait pas que la guerre serait poussée entièrement par l'artillerie, qui abrégerait à coups de foudre. Troisièmement, il pensait que Biron pourrait trahir. Cette destitution de tant de vieux officiers paralysa entièrement sa mauvaise volonté. Il commanda; mais entouré, surveillé par les hommes de Sully, il ne put que marcher droit, et le malheureux fut contraint d'aller de victoire en victoire.
Le lendemain du manifeste, le corps de Biron entra dans la Bresse, celui de Lesdiguières en Savoie. En vain Biron donna avis au gouverneur de Bourg-en-Bresse de ses prochaines attaques, ses officiers l'entraînèrent, firent sauter les portes, emportèrent la place avant le temps indiqué.
Ceci le 13 août, deux jours après la déclaration. Le 17, Lesdiguières, non moins rapide, enleva la forte place de Montmélian, qui couvrait toute la Savoie; la citadelle tint seule, mais il l'assiégea, la serra. Le roi arrivait, et le 20, il fut devant Chambéry, la capitale du pays, qui se rendit sur-le-champ. L'épouvante était extrême d'une telle rapidité, mais non moins l'admiration pour l'humanité du roi, qui disait qu'il ne faisait la guerre qu'au duc, point aux habitants. Voilà une guerre toute nouvelle, la première guerre d'hommes. Avant, après Henri IV (surtout dans celle de Trente-Ans), ce sont guerres de bêtes féroces, bien pis, des guerres de soldats traîtres, qui se ménagent entre eux pour manger à leur aise le pauvre habitant désarmé.
Le duc avait dit: «Il faudra quarante ans.» Il fallut quarante jours, sinon pour terminer la guerre, au moins pour la décider.
Ses petits forts de Savoie, sur des pics, sur des passes étroites, semblaient imprenables. Et il y avait près du roi plus d'un personnage douteux qui espérait qu'on échouerait. Mais Sully était là en personne, et autour de lui la terreur de son pénétrant regard. Quels furent les instruments habiles qu'il employa, les hommes de génie obscurs qui vainquirent ces difficultés et menèrent si bien l'intrépide financier dans cette guerre inconnue des Alpes? On ne le sait. Ce qui est sûr, c'est qu'en un moment on perça la longue vallée jusqu'au mont Cenis. Et, un pas de plus, on descendait en Piémont.
Le roi avait passé en Bresse, pour voir de plus près opérer Biron. Celui-ci était furieux d'avoir si bien réussi au point que, devant un fort, il voulut faire tuer le roi, et avertit les assiégés pour qu'on le tirât. Il n'était guère moins en colère contre le duc de Savoie, qui était encore à Turin, attendant que Biron trahît et qu'on lui ouvrît Marseille, qu'on lui promettait. Il avait tout perdu de ce côté des Alpes, moins la citadelle de Montmélian, que Sully tenait dans un cercle de foudroyantes batteries, et qu'il allait bientôt raser, s'il ne la prenait. Biron fit dire au Savoyard que, s'il ne passait les monts, il était déshonoré, et qu'on ne pourrait plus rien pour lui. Donc il passa, mais à sa honte, le roi l'approchant et le provoquant, sans le faire bouger.
La dot de la Florentine n'avait pas peu contribué à rendre ces succès possibles. Le malheur, c'est qu'après la dot il fallait recevoir la fille. Le roi y songeait si peu, qu'il envoya à Henriette les premiers drapeaux pris sur la Savoie (septembre). Il voulait la consoler. Par-dessus le parjure du roi et la perte de ses espérances, elle avait eu un grand malheur. Le tonnerre tomba dans sa chambre, et elle accoucha, mais d'un enfant mort. Elle se fit pourtant porter jusqu'à Lyon, jusqu'à Chambéry, où était Henri. Il y vit l'état misérable de tristesse et de désespoir où cette fille, si jeune encore, vendue des siens, trahie par lui, était tombée; la pauvre rieuse ne faisait plus que pleurer. Il était tendre, son cœur se souleva tout entier pour elle et contre lui-même. Il voulut du moins la tromper, la calmer. Il lui dit que, s'il ne pouvait se tirer de son mariage politique, il lui ferait épouser un prince du sang, le duc de Nevers.
Le 19 octobre, il apprit que son mariage avait été célébré à Florence (Lettres du roi, V., 325), et fit ordonner aux villes de tout préparer pour l'arrivée de la reine. Mais, ce même jour, le 19 (Lettres du cardinal d'Ossat, IV, 280), il accorda à Henriette une lettre de créance pour un agent spécial qu'il envoyait à Rome avec des pièces capables d'invalider le mariage toscan et d'établir que le roi n'avait pu canoniquement s'engager avec la Florentine, étant engagé avec la Française.
L'agent de l'étrange négociation lui-même était fort étrange. C'était un homme de rien, nommé Travail, un protestant qui avait fait la guerre, s'était converti, comme le roi, et s'était fait capucin. On l'appelait le père Hilaire. Il avait beaucoup d'audace, de langue (et plus que de cervelle). Il était bien auprès du roi, qui aimait les convertis, et s'amusait des hardiesses cyniques et bouffonnes de ce capucin. C'était un second Roquelaure. De son droit de Mendiant et de va-nu-pieds, il se faisait l'ami du roi, le tutoyait: «Mon bon roi, tu dois faire ceci, tu dois faire cela ... Toi, marquise de Verneuil, ceci, cela n'est pas bien,» etc.
Travail était fort protégé par le jeune cardinal de Sourdis, le parent de Gabrielle, et sans doute il était entré chez le roi, dès le temps de Gabrielle, par cette porte du mariage français. Il restait fidèle à cette cause, mais alors pour Henriette. Le roi lui donna une lettre de créance pour le cardinal d'Ossat, qui devait le mener au pape. Cela calma Henriette, qui rentra en France. C'est ce que voulait le roi. Il garda le capucin, qui ne partit pas encore.
Cependant Marie de Médicis, après de prodigieuses fêtes qu'on fit à Florence, s'embarqua avec sa tante et sa sœur, duchesse de Toscane et de Mantoue, sur la galère grand-ducale toute incrustée de pierreries. Les Médicis (on le voit à leur chapelle) eurent toujours ce luxe inepte des pierres qui se passent d'art. Sa tante, Christine de Lorraine, ravie d'être débarrassée, la remit aux Lorraines, aux Guises. Elle venait avec trois flottes, de Toscane, du pape et de Malte, dix-sept galères, et elle n'amenait pas moins de sept mille hommes. Si l'avénement d'Henri IV fut une invasion de Gascons (comme dit le baron de Geneste), l'avénement de Marie de Médicis fut une invasion d'Italiens.
Elle alla de Marseille à Aix et à Avignon, avec une petite armée de deux mille chevaux, se reposa en terre papale. Les Jésuites y avaient fait faire d'immenses préparatifs de réception pour elle et le roi, qui ne put venir: théâtres, arcs de triomphe, partout des emblèmes et des devises. Selon le goût de ces pères (si fins et si sots, admirables aux choses puériles), tout était basé sur le nombre sept. Le roi avait sept fois sept ans. Il était le neuf fois septième roi de France, depuis Pharamond. Il avait vaincu à Arques en septembre, le 21, le trois fois septième jour; à Ivry, en mars, au jour deux fois sept, et son armée y était divisée en sept escadrons, etc., etc. Cela parut si joli que le P. Valadier, pour en garder la mémoire, en fit un livre, que la reine voulut elle-même offrir au roi.
L'esprit de cette princesse éclata dès Avignon. Le P. Suarès, qui parlait au nom du clergé, lui ayant dit galamment qu'on lui souhaitait d'avoir un enfant avant l'année révolue, «cette princesse, hors d'elle-même, en témoigna une envie égale au désir des peuples, et demanda cette grâce à Dieu.» (De Thou.)
Comme elle était fort dévote, elle avait fait en partant demander au pape d'entrer en tout monastère. Pour les monastères de femmes, le pape l'accorda sans difficulté, mais refusa pour ceux d'hommes, «à moins, dit-il en riant fort, que le roi ne le permette.» (D'Ossat.)
Elle dut attendre huit jours à Lyon, le roi s'arrêtant encore en Savoie. Enfin, le 9 décembre, il se présenta aux portes assez tard. Elles étaient fermées et on l'y fit attendre une heure par une gelée fort rude. Grand réfrigérant à ce peu d'amour qu'il avait pu apporter.
Ce premier refroidissement ne fut pas le seul. Le second et le plus fort, ce fut la princesse elle-même toute autre que son portrait, qui datait de dix années. Il vit une femme grande, grosse, avec des yeux ronds et fixes, l'air triste et dur, Espagnole de mise, Autrichienne d'aspect, de taille et de poids. Elle ne savait pas le français, s'étant toujours abstenue de cette langue d'hérétiques.
En venant, sur le vaisseau, on lui avait mis en main un mauvais roman français, Clorinde, imité du Tasse, et elle en disait quelques mots.
Ce qui ne dut pas être non plus extrêmement agréable au roi, c'est qu'elle n'arriva pas seule, mais avec armes et bagages. Je veux dire, avec la cour complète de cavaliers servants ou de sigisbées, que toute dame italienne, selon la nouvelle mode qui fleurit tellement en ce siècle, devait avoir autour d'elle.
Le premier, l'ancien, l'officiel, l'accepté, le patenté, était son cousin, Virginio Orsini, duc de Bracciano. C'était lui qui avait, à table, le soin de lui donner à laver, et d'offrir le bassin, la serviette, à ses blanches mains. Le second, Paolo Orsini, moins avancé et moins posé, n'en était que plus en faveur peut-être. Enfin, pour charmer le roi, un jeune homme de la figure la plus séduisante, il signore de Concini, était auprès de sa femme. À eux trois, Virginio, Paolo et Concini, ils faisaient une histoire muette de ce cœur de vingt-sept ans, représentaient son passé, son présent et son avenir.
Le roi n'en fut pas moins galant. Il arrivait botté, armé, et s'il brillait peu, devant ces beaux Italiens, avec sa taille mesquine et sa barbe grise, il était beau de sa conquête, de la foudre dont il venait de renverser la Savoie. Peu sensible à tout cela, la princesse s'en tint aux termes d'une parfaite obéissance, se jeta à genoux, se dit sa servante pour accomplir ses volontés. Le roi dit gaiement, en soldat, qu'il était venu à cheval, et sans apporter de lit, que, par ce grand froid, il la priait de lui donner la moitié du sien.
Donc il entra dans la chambre.
Il faut savoir qu'à la porte de cette chambre, à toute heure, si tard, si matin qu'on y vînt, on trouvait une sorte de naine noire, avec des yeux sinistres, comme des charbons d'enfer (Voir à la bibliothèque de Sainte-Geneviève). Cette figure, peu rassurante, n'était pourtant pas un diable. C'était, au fond, le personnage important de cette cour, la sœur de lait de la reine, la signora Léonora Dosi, fille d'un charpentier, qui se parait du noble nom emprunté de Galigaï. Elle avait beaucoup d'esprit, gouvernait la princesse comme elle le voulait, remuait à droite ou à gauche cette pesante masse de chair.
Si Léonora faisait peur, elle était encore plus peureuse; elle rêvait en plein jour. Triste hibou, asphyxié de bonne heure dans l'obscurité malsaine des alcôves et des cabinets, elle croyait que quiconque la regardait lui jetait un sort. Elle portait toujours un voile, de crainte du mauvais œil. La France, maligne et rieuse, pays de lumière, lui devait être odieuse. Elle devait ici s'assombrir et se pervertir, et de plus en plus devenir méchante.
Tel fut l'augure de la noce et l'agréable visage dont le roi fut salué à la chambre nuptiale. Soit que cette noire vision l'y ait poursuivi, soit que la mariée ne répondit pas à son idéal, il fut très-sérieux le matin.
On vieillit vite en Italie, et surtout les Allemandes, comme celle-ci l'était par sa mère. Rubens même, au charmant tableau où il la montre accouchée, au moment où toute femme est souverainement poétique, n'a pu, tout flatteur qu'il était, dissimuler cette lourdeur mollasse. Un bec de femme assez pointu (mademoiselle du Tillet) disait crûment d'elle et du fils: «Une vache qui fit un veau.»
Le roi fut obligé de rester près de l'épousée quarante jours pour faire la paix; paix surprenante. Il abandonna Saluces, rendit toute la Savoie.
Ce traité, agréable au peuple, désespérait l'Italie, que le roi abandonnait. Le pape y voyait l'avantage de pouvoir continuer dans Saluces, l'ancien asile du protestantisme italien, la persécution que les Jésuites y avaient organisée par les bourreaux de la Savoie.
«Chacun chez soi, chacun pour soi:» c'est la politique bourgeoise que Sully fit prévaloir et proclama par ce traité.
En échange de Saluces, le roi acceptait la Bresse, province, il est vrai, importante, qui fermait le royaume à l'est et protégeait Lyon.
Ce brusque traité effraya Biron. Il crut que le roi en savait beaucoup et il crut prudent d'en avouer un peu. Il vint le trouver à Lyon, lui dit que le Savoyard lui offrait sa fille bâtarde et une grosse dot. Le roi, bon comme à l'ordinaire, pardonna. Biron, rassuré, écrivit au Savoyard de ne pas ratifier le traité, de dire qu'il gardait la Bresse, mais voulait rendre Saluces, à condition que le roi y mettrait un gouverneur catholique, et non le protestant Lesdiguières. Si le roi eût accepté et mis là un catholique, il mécontentait Lesdiguières; et, s'il lui tenait parole, lui donnait Saluces, il mécontentait le pape. Il trancha tout et sortit du filet où Biron voulait le mettre, en ne prenant pas Saluces et se contentant de la Bresse.
Le roi était bon pour tous. Il promit au légat et à la reine le rétablissement des Jésuites. D'autre part, il avait fait l'accueil le plus affectueux aux envoyés de Genève, à leur vénérable doyen Théodore de Bèze, et il permit à Sully, avant de signer le traité et de rendre les places prises, de livrer aux Génevois le fort de Sainte-Catherine à la porte de leur ville; ils le démolirent en un jour.
Sous un prétexte d'affaires, il prit enfin vacances de sa femme, la laissa à Lyon. Marié le 17 janvier 1601 par le légat, il partit le 18 en poste. Le 20, il était à Paris, rendu à son Henriette.
Le 4 février, il revit la reine. Le 8, il écrit au connétable qu'elle est enceinte.
Louis XIII, qui fut cet enfant, n'eut aucun trait de son père. Il ne fut pas seulement différent, mais opposé en toute et chacune chose, n'ayant rien des Bourbons (côté paternel d'Henri IV), et encore bien moins des Valois, côté maternel d'Henri, qui si naïvement rappelait son joyeux oncle François Ier et sa charmante grand'mère, Marguerite de Navarre. Ce fils, nature sèche et stérile, véritable Arabie Déserte, n'avait rien non plus de la France. On l'aurait cru bien plutôt un Spinola, un Orsini, un de ces princes ruinés de la décadence italienne, venu du désert des Maremmes ou des chauves Apennins.
Quoi qu'il en soit, le résultat voulu était obtenu.
Le roi était marié de la main du pape. (D'Ossat.)
Le sang italo-autrichien était dans le trône de France.
La volonté du grand-duc, sa politique et son ordre positif avaient été accomplis sur-le-champ et à la lettre. Ce prince, se souvenant de Catherine de Médicis et du danger où l'avait mise sa longue stérilité, n'avait dit qu'un mot à sa nièce en la quittant: «Soyez enceinte.»
CHAPITRE V
CONSPIRATION DE BIRON
1601-1602Peu de temps après cette guerre foudroyante de Savoie, qui avertit si bien l'Europe de la résurrection de la France, le roi montrait à Biron une statue où on l'avait fait en dieu Mars et couronné de lauriers. Il lui dit malignement: «Cousin, que pensez-vous que dirait mon frère d'Espagne s'il me voyait de la sorte?—Lui! il ne vous craindrait guère!»
Voilà comme on le traitait. Sa puissance si bien prouvée, sa renommée militaire, tant de vigueur, tant d'esprit, tout cela n'empêchait pas qu'on ne le traitât lestement, sans ménagement, avec une légèreté bien près du mépris. Lui-même il en était cause. Personne n'avait moins de tenue. Sa camaraderie étrange avec Bellegarde, Bassompierre, les jeunes gens qui riaient de lui et qui lui soufflaient ses maîtresses, semblait d'une débonnaireté plus qu'humaine. On le trompait, on s'en moquait, et il n'en faisait pas plus mauvaise mine. Il se faisait lire les libelles, allait voir les farces où on le jouait, et riait plus que personne. Sa première femme, Marguerite, avait illustré sa patience. La seconde, Marie de Médicis, fut maîtresse dès le premier jour, signifiant qu'elle garderait et ses cavaliers servants et sa noire entremetteuse.
L'inconsistance du roi dans la vie privée était excessive, il faut l'avouer.
Pendant que la reine voyageait lentement de Lyon à Paris, il était auprès d'Henriette à Verneuil, où elle le reçut dans son nouveau marquisat. La vive et charmante Française, gagnant par la comparaison avec la grosse sotte Allemande, le ressaisit à ce point, que le capucin, agent d'Henriette, fut enfin envoyé à Rome, avec la lettre de créance que le roi lui avait donnée. Il devait voir les cardinaux, montrer l'engagement du roi avec elle et tâter si l'on ne pourrait obtenir un second divorce. Ce pauvre homme, qui n'était autorisé que du roi et non des ministres, fut reçu par notre agent, le cardinal d'Ossat, avec mépris, avec haine et sans ménagement. Rome entière fut contre lui; à grand'peine il put revenir en France. On voulait le retenir dans un couvent de son ordre, le murer jusqu'à la mort dans un in pace d'Italie.
Le roi semble l'avoir oublié. On lui avait fait entendre qu'il ne pouvait renvoyer Marie sans motif spécieux, ni surtout sans rendre la dot. D'ailleurs, elle arrivait grosse. Les ministres étaient pour elle, pour un Dauphin qui allait simplifier la succession, assurer, la paix, écarter toute chance de guerre civile. Mais il fallait un Dauphin; malheur à elle si elle eût eu une fille. Henriette, qui un mois après eut un fils, l'aurait emporté.
Le roi accueillit le Dauphin avec la joie la plus touchante.
Cependant la reine ne faisait nul mystère de son fidèle attachement pour Virginio. Un manuscrit du fonds Béthune (qu'a copié M. Capefigue) nous apprend que, six mois après ses couches, le roi allant au Midi avec elle, elle s'arrêta à Blois, dit qu'elle n'irait pas plus loin, résolue qu'elle était de retourner à Fontainebleau, où Virginio l'attendait. Le roi, perdant patience, eut encore l'idée de la renvoyer. «Cela serait bon, dit Sully, si elle n'avait pas un fils.» Donc on la garda, craignant d'embrouiller la succession si la légitimité de ce fils devenait douteuse. L'Espagne eût saisi cette prise.
Voilà bien des variations; mais elles ne semblaient pas moindres dans sa conduite publique.
Au moment où son mariage italien faisait croire qu'il tenait fort à se rattacher à l'Italie, brusquement il renonce, en rendant Saluces, et se ferme l'Italie. Le Vénitien Contarini dit que ce traité étrange et inattendu releva l'Espagne (battue à Newport). Le parti espagnol à Rome devint insolent. Ce mariage avec la nièce d'un prince qui avait des enfants, avec une princesse sans droit à la succession de Toscane, n'eut pas même l'effet de nous assurer l'alliance du grand-duc; il se refit Espagnol.
Par l'abandon de Saluces, l'ancien et primitif asile du protestantisme italien, le roi abdiquait le protectorat des pauvres Vaudois qui s'étaient offerts à lui de si grand cœur en 1594, et ne décourageait pas moins les Grisons à l'autre extrémité des Alpes. Le gouverneur de Milan, Fuentès, ne tarda pas à les murer dans leurs montagnes (octobre 1603), en bâtissant aux passages qui communiquent en Italie un fort qui lui permettait de les affamer à son gré. Ils s'adressèrent au roi de France, qui leur conseilla de patienter. Il avait, comme on a vu, abandonné Ferrare au pape, malgré les prières de Venise; et plus tard Venise elle-même, dans sa lutte avec le pape, n'eut d'autre secours de lui que le conseil de s'arranger.
Je veux bien croire que, dès ce temps, il couvait l'intention de frapper l'Espagne et l'Autriche. De bonne heure il y songea; mais toujours en protestant qu'il ne savait pas s'il serait avec ou contre l'Espagne. (V. Bassompierre, 1609.) Dissimulation utile qui pourtant eut l'inconvénient de faire croire les Espagnols plus forts qu'ils n'étaient, lui plus faible, de rendre tout le monde incertain, défiant, et d'ôter l'espoir qu'on aurait eu dans la France.
L'Espagne, usée jusqu'aux os, et se sentant si peu de force, hasardait les coups de loterie les plus criminels. Tout en tâchant de soutenir la grande guerre en Hollande, elle faisait ailleurs la guerre de bravi et de coupe-jarrets. Philippe III était un pauvre homme, mais ses gens de hardis coquins. Les Fuentès, les d'Ossuna, les Bedmar, avaient repris les moyens du XVe siècle, poison, meurtre et incendie. On ne tarda pas à les voir conspirer avec des forçats pour prendre, piller, brûler Venise.
Dès 1595, ils avaient visé en France un homme propre au crime. Biron, un brave de peu de cervelle, sot glorieux, que l'on pouvait pousser par l'orgueil et le mécontentement aux plus sinistres tentatives. Notez que cet imbécile, le jouet des intrigants, était un héros populaire. Sa grande vigueur de poignet, sa forte encolure, lui comptaient dans l'esprit des foules autant que ses trente blessures et tous ses grands coups d'épée. Il semble que les bonnes gens aient confondu ce Biron fils avec son illustre père, aussi habile capitaine que le fils fut bon soldat. Du père, du fils, ainsi brouillés, on avait fait une légende; c'était un Achille, un Roland. Le roi, sans lui, n'aurait rien fait. Lui seul avait tout accompli par la force de ses bras et de ses grosses épaules.
L'étranger avait trouvé son affaire pour troubler tout, un mannequin et un drapeau.
Biron était un homme noir, gras, trapu, d'un visage trouble, avec des yeux inquiets (figures de fous qui vont au crime). Sa fortune, comme sa personne, trouble, mal rangée. On ne pouvait l'enrichir. Toujours aux expédients. «Si je ne meurs sur l'échafaud, disait-il, je mourrai à l'hôpital.»
Le roi l'avait fait amiral, maréchal, général en chef, duc et pair, gouverneur du gouvernement qu'avait eu le chef de la Ligue, M. de Mayenne, et qu'eurent les seuls princes du sang, la Bourgogne, poste de confiance, contre la Franche-Comté et la Savoie. Mais tout cela n'est rien. Biron se désespérait.
Un danger très-grand était dans cet homme. Il avait en lui le divorce et la discorde de la France, deux partis, deux religions. Mais, par cela même, il pouvait être le trait d'union des deux partis. Père catholique, mère protestante. Par celle-ci, il était parent de tout ce qu'il y avait de noblesse périgourdine; par son père, il était cousin de tous les barons de Gascogne.
Rangez autour tous les traîtres, un d'Épernon, qui tenait la Charente à l'ouest, Metz à l'est, et l'entrée des Allemands. À côté, un autre homme double, M. de Bouillon, fort en Limousin, plus fort au nord, où, par mariage, il était prince de Sedan. Même le compère du roi, M. de Montmorency, son connétable, son ami personnel, le roi du Languedoc, avait un traité secret avec le duc de Savoie.
Biron, en rapport direct avec Madrid et Milan, où il envoya plusieurs fois, n'avait fait son aveu à Lyon, que pour inspirer confiance et se faire donner Bourg-en-Bresse, par où il eût fait entrer le Savoyard et l'Espagnol. Le roi refusa. Et Biron, plus que jamais, renoua ses trames par l'intermédiaire d'un La Fin, qu'on a prétendu l'auteur de toute cette conspiration, commencée bien avant qu'il s'en mêlât.
En juillet 1601, le roi, comme toute l'Europe, était attentif au siége d'Ostende. Il était à Calais, sur les murs, écoutant tout le jour la canonnade lointaine qui remplissait le détroit. Élisabeth vint à Douvres, et elle eût bien voulu, dans la peur du triomphe des Espagnols, contracter avec le roi une alliance offensive. Il lui fit passer Sully, qui lui dit la situation. Le sol lui tremblait sous les pieds. Les mécontents se seraient levés derrière lui, s'il se fût engagé aux Pays-Bas. Soit pour les inquiéter et leur rendre Biron suspect, soit par un reste d'amitié et dans l'espoir que l'autorité de la grande Élisabeth le ferait rentrer dans la voie du bon sens et de l'honneur, il le lui envoya comme ambassadeur. La reine le prêcha fort, fit grand éloge du roi, ne blâmant que sa clémence. Enfin, pour plus d'impression, surmontant le grand chagrin qui, dit-on, hâta sa mort, elle lui montra de sa fenêtre un objet la tête d'Essex, du jeune homme qu'elle avait aimé, et qui, au bout d'un an, était encore exposée à la Tour: «Son orgueil l'a perdu, dit-elle. Il croyait qu'on ne pourrait se passer de lui. Voilà ce qu'il y a gagné. Si le roi mon frère m'en croit, il fera chez lui ce qu'on a fait à Londres: il coupera la tête à ses traîtres.»
Vaines paroles. Biron, de retour, n'eut pas de repos qu'il ne se perdit. Il reprit ses trames avec la Savoie, mais par un nouvel agent, s'étant brouillé avec La Fin, qui avait pourtant ses papiers. La Fin jasa, le roi le fit venir et en tira tout. Effroyable découverte. Tout le monde semblait compromis, et il ne savait plus à qui se fier. Il avança vers le Midi pour tâter Bouillon, d'Épernon; mais ils n'étaient pas décidés; ils vinrent se remettre à lui. Montmorency restait tranquille, et non moins les huguenots. Ils n'avaient garde de traiter avec Biron, au moment où il devenait si bon Espagnol, si bon catholique, s'affichant tout à coup dévot, lui qui ne savait son Pater.
Une délibération secrète eut lieu. Le roi se voyait dans les mains Bouillon, d'Épernon; Biron seul manquait. Fallait-il arrêter ceux-ci, en attendant l'autre? Il posa cette question en petit conseil; quelqu'un voulait qu'on arrêtât les deux qu'on avait. Sully s'y opposa: «Si vous arrêtez ces deux-ci sans preuves, vous effarouchez les vrais coupables, et vous les avertissez.»
Forte et courageuse parole qui sauva la France et trancha le nœud.
Les grands avaient une prise sur le peuple. Un pesant octroi aux portes des villes enchérissait les vivres. Il s'était révolté contre. Le roi punit la révolte, mais il supprima l'octroi.
C'était assurer le dedans. Mais, du dehors, l'étranger ne pouvait-il arriver, être introduit par Biron dans ses places de Bourgogne? On trompa celui-ci, on le rassura, en lui faisant croire qu'on ne savait que ce qu'il avait avoué. On parvint à le désarmer. Sully le pria d'envoyer ses canons, qui étaient vieux, pour les remplacer par des neufs. Il n'osa les refuser.
Cela fait, le roi éprouva le plus vif besoin de le voir. Il lui envoya Jeannin, l'ex-ligueur. La Fin écrivit à Biron. Le roi lui-même écrivit: «Qu'il ne croyait pas un mot de ce qu'on disait contre lui, qu'il lui remettrait ces accusations mensongères, qu'il l'aimait, l'aimerait toujours (14 mai 1602).»
Cette lettre était-elle perfide? Je ne le crois pas. Il l'aimait. Mais il voulait s'en assurer, le mettre hors d'état de se perdre, éclaircir tout, le gracier, l'annuler moralement, et avec lui tous les ligués.
Biron ne vint que parce qu'on lui dit que le roi voulait aller à lui tête baissée, l'enlever. Il n'eût pu tenir ses places désarmées. Rien ne lui restait à faire que de fuir, ruiné, nu et mendiant. Il eût mieux aimé mourir. Il s'emporta furieusement, jura de poignarder Sully, mais toutefois obéit et se mit en route.
Le duc de Savoie n'était guère moins effrayé que Biron. Fuentès aussi devait être inquiet d'avoir compromis son maître, au moment où le siége d'Ostende absorbait les forces espagnoles. Ils avaient fort à souhaiter que Biron ne les trahît point, qu'il mentît pour eux fort et ferme, soutînt près du roi sa vertu, son innocence immaculée. Tel il se montra, en effet, menteur intrépide, et, jusque dans Fontainebleau, l'homme de la Savoie, de l'Espagne, contre l'étreinte du roi son ancien ami.
Ce qui le cuirassait si bien, c'est, d'une part, que le Savoyard gardait en charte privée, pour assurer son silence, un garçon nommé Renazé, qui avait fait tous les messages. D'autre part, La Fin, à l'entrée de Fontainebleau, lui avait soufflé ce mot: «Courage, mon maître! courage, et bon bec!... Ils ne savent rien.»
Beaucoup de gens avaient gagé que Biron ne viendrait point. Le roi même, le 13 juin, se promenant de bonne heure au jardin de Fontainebleau, disait: «Il ne viendra pas.» Et il le voit arriver. Il va à lui, il l'embrasse. «Vous avez bien fait de venir, dit-il, j'allais vous chercher.» Puis il le prend par la main, lui montre ses bâtiments. Seul à seul, enfin, il lui demande s'il n'a rien à dire: «Moi! dit Biron, je viens seulement pour connaître mes accusateurs et les faire châtier.»
Le roi se croyait en péril, non sans cause, pour la raison que Biron marquait lui-même dans ses conseils au duc de Savoie, à savoir: Que le roi avait mangé la dot de sa femme, qu'il lui fallait du temps et de l'argent pour lever des Suisses, que l'infanterie française du temps de la Ligue avait péri de misère, que la noblesse appelée se réunirait lentement. Et c'était là le nœud même de la question; le roi de Navarre, le roi gentilhomme, avait disparu; la noblesse catholique ou protestante regardait ailleurs, pouvait suivre Biron ou Bouillon.
Le roi avait bien Biron, mais il n'avait plus Bouillon. Il n'osait même lui écrire de venir, sentant qu'il désobéirait. Sully lui écrivit en vain (6 juillet). Il resta chez lui. C'était une raison d'hésiter pour frapper Biron, ne pouvant frapper qu'un coup incomplet. Aussi le roi désirait très-sincèrement le sauver. Il y fit les plus grands efforts, et par lui-même, et par Sully. Le matin encore, au jardin fermé de Fontainebleau (petit jardin et si grand par la terreur des souvenirs), il le serra au plus près, et ne gagna rien. On voyait Biron le suivre avec force gestes, une pantomime hautaine de protestations d'innocence, relevant fièrement la tête et se frappant la poitrine. Même scène encore après dîner.
Alors le roi, perdant espoir, s'enferma avec Sully et la reine, tira le verrou. Nul doute que tous deux n'aient tenu fortement contre Biron, Sully pour la sûreté de l'État, elle pour celle de son fils et la tranquillité de sa régence future.
La Force, beau-frère de Biron, nous apprend deux choses: 1o Que Sully décida la mort; 2o qu'elle était très-juste. La Force écrit ce dernier mot à sa femme dans une lettre confidentielle.
Sans Sully, jamais le roi n'aurait eu la force de faire justice. Et encore, ce soir-là, il décida seulement, comme on croyait que Biron pouvait fuir, qu'il fallait bien le faire arrêter.
On joua jusqu'à minuit. Et, le monde s'étant écoulé, le roi lui parla de nouveau, le pressa au nom de l'ancienne amitié. Il resta sec. Alors Henri rentra dans son cabinet. Puis, saisi d'émotion, il rouvrit la porte, et lui dit d'un ton à fendre le cœur: «Adieu, baron de Biron!»
C'était son nom de jeunesse; dans cet effort désespéré, le roi crut ramener d'un mot tout le passé, la vie commune des dangers et des souffrances, et vingt années de souvenirs.
Et il ajouta encore: «Vous savez ce que j'ai dit.» Suprême appel! si Biron eût avoué à cet instant, il pouvait sauver sa vie.
Mais non, il sort. À l'antichambre, le capitaine des gardes, Vitry, mit la main sur son épée, la lui demanda: «Tu railles!—Non, monsieur, le roi le veut.—Ha! mon épée, s'écria-t-il, l'épée qui a fait tant de bons services!»
Le roi fit partir Sully pour préparer la Bastille et avertir le Parlement. Biron et le comte d'Auvergne, son complice, y furent menés le 15 juin.
Le roi même, le 15 au soir, vint à Paris et entra par la porte Saint-Marceau. Il y trouva une grande foule de peuple accouru pour le voir, pour s'assurer de sa vie, ce cher gage de la paix publique. Tous se félicitaient de la découverte du complot et le couvraient d'acclamations. (De Thou, liv. CXXVIII.)
M. Capefigue avance, sans preuves, que Paris était désolé. Chose vraisemblable, en effet, qu'on déplorât l'avortement d'un complot qui eût ramené le bel âge de la Ligue, les douceurs du fameux siége, du temps où un rat crevé se vendait vingt-quatre livres, où les mères mangeaient les enfants.
Les acclamations dont parle De Thou disaient, au contraire, que le peuple avait horreur de revoir la guerre civile, la royauté des soldats, et qu'il savait bon gré au roi de les réprimer vigoureusement. Sa justice, rarement indulgente pour les brigandages des nobles, était populaire. En ce moment, le Parlement, presque en même temps que Biron, recevait le petit Fontenelles (des Beaumanoir de Bretagne) et parent d'un maréchal. Ce garçon, d'environ vingt ans, avait fait déjà mourir dans les tortures des milliers de paysans. Par récréation, l'hiver, il ouvrait des femmes vivantes pour chauffer ses pieds dans leurs entrailles. Il fut, malgré tous ses parents, pris, jugé et rompu en Grève, au milieu de la joie du peuple, qui en bénissait le roi.
Les grands ne le bénissaient guère. Loin de là, pas un des pairs ne voulut siéger au procès de Biron. Tous alléguèrent des prétextes.
C'était une raison plus forte de pousser la chose. Quand les parents de Biron, tous considérables, vinrent trouver le roi, tout près de Paris, à Saint-Maur, où il restait pour surveiller l'affaire, il leur parla avec douceur, mais s'enveloppa de justice, de nécessité.
L'Espagne, mise au courant de tout par un commis de Villeroy (qu'on saisit plus tard), pouvait travailler les juges, le public, l'accusé même. Et, en effet, celui-ci trouva à point, dans la Bastille, un Minime scrupuleux qui lui dit qu'il ne pouvait pas révéler à la justice ce qu'il avait promis de taire, c'est-à-dire qu'il devait couvrir la Savoie, l'Espagne, d'une parfaite discrétion.
Pour émouvoir le public, on répandit une lettre que Biron était censé écrire au roi pour rappeler ses services, faire ressortir l'ingratitude, soulever la pitié et l'indignation.
La procès n'était que trop clair. De Thou nous a conservé en substance, mais avec détail, les quatre feuilles écrites de sa main qui furent la pièce principale. Elles témoignent que, faible et crédule pour les prédictions politiques dont les charlatans le leurraient, il n'en est pas moins fort net, lucide, exact et clairvoyant pour les affaires militaires. Les directions qu'il donna au duc de Savoie ne sont pas de ces choses qu'on imaginerait d'avance pour des cas hypothétiques (comme il prétendit le faire croire), mais des indications précises pour telle situation, tel cas. Il renseigne très bien l'ennemi sur les forces actuelles du roi, spécifiant les chiffres avec soin, et d'un jour à l'autre. Il donne des conseils positifs sur un poste qu'il faut occuper, une attaque qu'il faut essayer. De tels avis, qui purent être à l'instant traduits en boulets, ce ne sont pas, comme il le dit, des paroles et des pensées, ce sont des actes meurtriers, des massacres de Français et l'assassinat de la France.
On assura, sans le prouver, qu'il avait averti tel fort savoyard pour que, le roi venant sous les murs, on tirât sur lui. Ce qui est sûr et avoué de lui, c'est qu'il le tuait d'intention, par ces opérations magiques où l'on croyait faire périr l'homme en détruisant son effigie. Il convient qu'avec La Fère il faisait des poupées de cire, auxquelles on disait la formule: «Roi impie, tu périras. Et la cire fondant, tu fondras.»
Il n'y avait qu'une circonstance atténuante, c'est qu'il avait écrit, huit mois avant son arrestation, lorsque le Dauphin naquit, en septembre 1601: «Dieu a donné un fils au roi; oublions nos visions.»—Ce mot était-il sérieux, on avait sujet d'en douter, parce qu'il l'écrivait à La Fin, qu'il suspectait, et sans doute voulait tromper, tandis qu'il continuait de traiter avec l'ennemi par son nouveau confident, le baron de Luz, et par deux autres encore.
Les juges firent une chose agréable aux hautes puissances étrangères qui étaient aussi en cause. Ils la firent, il est vrai, par la volonté expresse du roi. Ce fut de ne rappeler que des faits anciens, et d'ignorer parfaitement les choses récentes. Le roi ne voulait pas trop approfondir contre l'Espagne et la Savoie.
Biron fut saisi d'un grand trouble quand on lui présenta les pièces qu'il croyait brûlées, quand il vit devant ses yeux son messager Renazé, qu'il croyait enfoui dans un château de Savoie. Il pâlit, dit les pièces fausses, controuvées, puis les avoua, mais soutint que c'étaient de simples pensées, qu'il écrivait pour La Fin. Du reste, s'il y avait du mal, le roi lui avait pardonné à Lyon.
Nombre de parlementaires (de la Ligue) auraient accepté cela. Mais ils étaient sous les yeux du vrai Parlement français, qui avait siégé à Tours.
Le Parlement avait à faire ce que hasarda Richelieu, ce que fit la Convention, se compromettre sans retour et braver les futures vengeances des rois étrangers, et des grands, et des parents de Biron, de ses cent cousins de Gascogne, d'un monde de gens d'épée brutal et féroce. Tellement que, peu de temps après, le révélateur La Fin marchant dans Paris, en plein midi, au milieu des gardes qui le protégeaient, vingt sacripants tombèrent sur lui, et s'en allèrent au galop, sans qu'on les ait arrêtés.
Ces vengeances, faciles à prévoir, faisaient songer les robes longues. Le chancelier saignait du nez et feignait d'être embarrassé de l'absence des pairs. Cela le 21 juillet, au dernier moment. Le roi se montra immuable, soit que Sully le soutînt, soit que sa grande amie Élisabeth (une lettre de notre ambassadeur le prouve) l'exhortât à ne pas lâcher. La vieille reine était une haute autorité, un docteur en conspirations, en ayant eu tant contre elle et tant suscité ailleurs, récemment encore ayant frappé d'Essex, c'est-à-dire son propre cœur.
Donc le roi fut fort aussi. Il écrivit à son blême chancelier que l'on pouvait passer outre. (2 juillet 1602.)
Le chancelier, ainsi mis en demeure de ne pas s'égarer, empêcha aussi les autres de chercher quelque échappatoire. Il les tint dans la voie étroite de justice et de vérité. Il demanda si à Lyon l'accusé avait confié au roi tous ses arrangements avec la Savoie.—Non.—Alors le roi n'a pu pardonner ce qu'il ignorait. (Mém. de La Force.)
Ce mot conduisit Biron à la mort.
Le Parlement fut dès lors unanime (127 voix).
Dans tout le procès, le roi avait eu une crainte secrète, c'était qu'on n'enlevât Biron, que l'agitateur de la Ligue, l'Espagnol, l'ami des moines, le distributeur des soupes en plein vent, n'essayât d'agir sur le peuple. Il resta, non à Paris, mais à Saint-Maur ou Saint-Germain, prêt à monter à cheval et le pied dans l'étrier. Il écrivait à Sully qu'il prît garde à lui, qu'on pensait, pendant qu'il ne s'occupait que du prisonnier, à l'enlever, lui Sully, le mener en Franche-Comté. Il eût répondu pour Biron.
La vie de celui-ci, au reste, importait moins aux étrangers que son silence. Et ce silence fut maintenu jusqu'au bout. Biron le dit le dernier jour: «Il ne saura pas mon secret.» Comment obtint-on cette persévérance? Par ce moine dont j'ai parlé. Puis, il ne croyait pas sérieusement à sa mort, imaginant toujours qu'il serait sauvé ou par un coup de l'Espagne ou par la faiblesse du roi, qui finirait par avoir peur. Il ne croyait pas même que le Parlement aurait le courage de le condamner. Dans sa prison, il amusait ses gardes leur raconter l'audience et à contrefaire, ses juges.
Il ne fut pas peu étonné, le 31 juillet, de voir le chancelier, le greffier, une grande suite, arriver à la Bastille en cérémonie. On le trouva occupé d'astrologie judiciaire, de comparer quatre almanachs, d'étudier la lune, les jours et les signes célestes, pour y pénétrer l'avenir. Le chancelier lui demanda de rendre l'ordre du roi, la croix du Saint-Esprit, et l'engagea à faire preuve de son grand courage. Puis on lui lut son arrêt, et l'adoucissement qu'y mettait le roi, de rendre ses biens à ses parents et de ne pas le faire exécuter en Grève. Ce coup venait frapper, non un homme faible, malade, amorti par la prison, mais dans sa force, en pleine vie. La répugnance de la nature se montra aussi en plein; il laissa voir une furieuse volonté de vivre. D'abord, des cris contre le roi, si ingrat, qui laissait vivre d'Épernon, cent fois traître, et qui lui, Biron, innocent le faisait mourir ... Car il se disait innocent, soit que ces moines espagnols le lui eussent persuadé, soit que, dans les idées d'alors et l'habitude des révoltes, ce ne fût que peccadille.
Puis il retomba sur le chancelier, avec des risées terribles, bouffonnant sur sa figure, l'appelant grand nez, idole sans cœur, figure de plâtre. Il se promenait en long et en large, le visage horriblement bouleversé, affreux, répétant toujours: «Ha! minimé, minimé!» (Non, non, encore non!)
On lui dit doucement: «Monsieur pensez à votre conscience.»
«C'est fait,» dit-il. Et sans s'en mettre autrement en peine, il se jeta dans un torrent de discours, sur ses affaires, ses biens, ses dettes; on lui devait ceci, cela; il laissait une fille grosse, à qui il faisait tel don ... Une mer de paroles vagues qui n'auraient jamais fini. On l'avertit, il revint un peu à lui, et dicta son testament clair et ferme.
Il avait demandé Sully pour le faire intercéder. Sully fit dire qu'il n'osait.
Il était quatre heures, et Biron passait le temps aux choses de ce monde, sans souci de l'éternité. On le mena à la chapelle, et, sa prière faite, il sortit. À la porte un homme inconnu paraissait l'attendre: «Qui est celui-ci?»—Modestement, l'homme avoua qu'il était le bourreau: «Va-t'en, va-t'en! dit Biron. Ne me touche pas qu'il ne soit temps!... Si tu approches, je t'étrangle!» Il jura aussi qu'on ne le lierait point, qu'il n'irait pas comme un voleur. Aux soldats qui gardaient la porte: «Mes amis, pour m'obliger, cassez-moi la tête d'un coup de mousquet.»
Inutile de dire que les prêtres du roi n'en tirèrent rien, pas un mot d'Espagne et de Savoie, nulle confession de sa faute. Il suivit le mot des Jésuites, dont on a parlé ailleurs: «Défense de rien révéler à la mort, sous peine de damnation.»
À tous, il disait: «Messieurs, vous voyez un homme que le roi fait mourir, parce qu'il est bon catholique.»—Et, comme on lui rappelait sa mère: «Ne m'en parlez pas, elle est hérétique.» (Lettres du roi, du 2 et 7 août.)
Il mourut ainsi, en pleine fureur, en pleine vengeance, continuant d'intention son complot, et, de l'échafaud, autant qu'il était en lui, attachant d'avance au roi la furie de Ravaillac.
Sur les planches, il chicana fort, voulant d'abord être debout. On lui dit que ce n'était pas l'usage. Puis il se fâcha de voir dans cette cour une soixantaine d'assistants: «Que font là ces marauds, ces gueux? Qui les a mis là?» Il ne voulut pas du mouchoir, prit le sien, qui était trop court, reprit l'autre. Trois fois il se débanda les yeux. Tu m'irrites, dit-il au bourreau. Prends garde! je pourrais étrangler moitié de ceux qui sont ici. Ils n'étaient pas très rassurés, voyant cet homme non lié, si fort et si furieux; plusieurs regardaient vers la porte.
Le bourreau, vers cinq heures, pensant ne finir jamais, lui dit: «Monsieur, auparavant, ne faut-il pas que vous disiez votre In manus tuas, Domine? Biron se remit, et l'homme, profitant de ce moment et prenant l'épée des mains du valet, par un vrai miracle de force et d'adresse, lui trancha au vol son cou gras, la tête s'en alla bondissant au pied de l'échafaud.
On voulait le mettre aux Célestins, à côté des vieux Valois. Mais ces moines furent politiques; on vit déjà l'effet du coup; ils refusèrent. Et on le mit à Saint-Paul, paroisse de la Bastille.
Pendant ce temps-là, une foule énorme se morfondait à la Grève, où on l'attendait. Des fenêtres y étaient louées jusqu'à dix écus.
La foule des amis de l'Espagne, cagots, bigots, ligueurs, Jésuites, et aussi des gens de haut vol qui voulaient braver le roi, allaient jeter de l'eau bénite, faire dire des messes à son tombeau.
Le roi, après l'exécution, était si défait, dit l'ambassadeur d'Espagne, qu'on l'eût cru l'exécuté. Huit jours après, il fut pris d'un violent flux de ventre qui le tint quelque temps très-faible.
Il n'en eut pas moins conscience d'avoir fait justice. En conversation, il disait souvent et comme un proverbe: «Aussi vrai que Biron fut traître.»
Il fut très-reconnaissant pour l'homme inflexible qui l'avait soutenu dans cette rude circonstance, il alla voir Sully, lui dit: «D'aujourd'hui, je n'aime que vous.»
Grand témoignage et mérité. L'un et l'autre, en ce coup sévère qui servit tellement la France, et qui lui donna huit mois de repos, méritèrent d'elle ce jour-là autant qu'aux jours d'Arques et d'Ivry.
CHAPITRE VI
LE RÉTABLISSEMENT DES JÉSUITES
1603-1604La noire intrigue de Biron que le roi ne voulut pas percer jusqu'au fond n'était qu'un petit accident de la grande conjuration qui minait l'Europe, qui déjà avait accompli la partie la plus cachée de son œuvre souterraine, et qui bientôt procéda à l'exécution patente de cette œuvre, la Guerre de Trente Ans.
Henri IV était l'obstacle, avec Maurice d'Orange, et secondairement le roi d'Angleterre et d'Écosse, Jacques VI, successeur d'Élisabeth. Mais celui-ci avait donné grand espoir aux catholiques. Il ne tarda guère à faire un traité avec l'Espagne. Pour le roi de France, on comptait en venir à bout. On voyait qu'il était malade, atteint de cette cruelle affaire de Biron. On pensait non sans vraisemblance, qu'il faiblirait de plus en plus. Les zélés qui déjà avaient réussi à le marier à leur guise avec cette fausse Italienne, d'Espagne et d'Autriche, voulaient pour deuxième point faire rentrer les Jésuites en France et leur faire confesser le roi. Le troisième qu'on devait gagner sur le roi ou après lui, c'était un double mariage d'Espagne, pour espagnoliser la France, la neutraliser, l'hébéter. La France, cette tête de l'Europe, branlant, caduque, imbécile, comme elle fut sous Louis le bègue (Louis XIII), dans ses quinze premières années, on pourrait alors s'attaquer au ventre, je veux dire aux Allemagnes, ces profondes entrailles du monde européen.
Ce n'est pas qu'avant 1600 on n'ait travaillé l'Allemagne, mais c'était en préparant les moyens de la grande guerre, surtout en disciplinant l'armée ecclésiastique. Cette besogne préalable était celle du Concile de Trente, la transformation du clergé. Il fallait d'abord que ce corps eût l'unité automatique d'un collége discipliné par la férule et le fouet. L'âme du Concile de Trente, Lainez, ce cuistre de génie, bien plus fondateur qu'Ignace, avait mis là son empreinte. Toute la hiérarchie conçue comme une échelle de classes, sixième, cinquième, quatrième, où des écoliers rapporteurs s'espionneraient les uns les autres et se dénonceraient par trimestre.
Cet amortissement du clergé, plus facile que l'on n'eût cru, encouragea à entreprendre une œuvre qui semblait plus hardie: la transformation de la noblesse.
Nous devons à M. Ranke (Papauté, liv. V, § 9) la connaissance d'une pièce inestimable, tirée des manuscrits Barborini. C'est le plan que le nonce Minuccio Minucci propose à la cour de Rome pour le remaniement moral de l'Allemagne. Son principe dominant est celui-ci: C'est de la noblesse qu'il faut s'emparer. Il ne se fie pas au peuple.
Il veut: 1o qu'on traite les enfants nobles mieux que les petits bourgeois, pour attirer la noblesse aux colléges; 2o qu'on donne les évêchés aux nobles, «qui seuls ont droit d'y arriver.» Point de bénéfices aux bourgeois, qui pourraient devenir savants; il faut bien quelques savants, mais peu, très-peu de savants; 3o on n'exigera pas de ces nobles prélats qu'ils résident dans leurs évêchés; ils seront bien plus utiles à là cour et près des princes.
Ce plan tout aristocratique porte sur cette pensée, très-juste, que la noblesse, plus qu'aucune autre classe, pouvait être corrompue par les places et par l'argent, par le plaisir, par son besoin absolu de vivre à la cour.
Justement, à cette époque, se formaient autour des princes, ces grands centres de vie galante et mondaine, les cours, et de moins en moins la noblesse pouvait vivre chez elle. Dans plusieurs pays, les Jésuites n'eurent besoin que d'une chose: il suffit que les protestants ne fussent plus admis chez les princes. En Pologne, l'effet fut terrible; les exclus furent désespérés et se refirent catholiques. En France, il en fut peu à peu de même. Les protestants non chassés furent du moins vus de mauvais œil; il leur faillit s'éloigner. Dans les châteaux commencèrent les lamentations des femmes, les querelles domestiques. Le jour ne fut qu'un bâillement et la nuit qu'une dispute. Le mari y échappait, tant qu'il pouvait, par la chasse; mais il y retombait le soir. Hélas! malheureuse dame, exilée, perdue au désert! Loin du roi, nouveau Dieu du monde, vous ne verrez donc plus que Dieu! Ce soleil vivant vous aurait dorée d'un rayon; à son aimable chaleur auraient éclos les amours. Or, dans le monde monarchique, les amours font les affaires: le mari eût fait fortune...
La noblesse fut vaincue. Tous les honnêtes gens se firent catholiques. Des colléges magnifiques furent ouverts par les Jésuites à la jeune noblesse; les enfants des princes eux-mêmes s'y assirent avec les nobles. Ces princes, élèves des Jésuites, Bavarois et Autrichiens, vont être l'épée du parti.
Du jour où la France a faibli en abandonnant l'Italie, Ferdinand d'Autriche exécute chez lui l'opération violente de chasser tous les protestants. Persécution que l'empereur Rodolphe commence en Hongrie, en Bohême, et généralement dans l'Empire, par la destruction des hauts tribunaux qui maintenaient l'équilibre entre les deux religions.
Tous les princes sont tentés par les domaines protestants, ou ceux même des catholiques. Le pape trouve bon que son favori le Bavarois s'approprie les biens des couvents, et il le charge de corriger et de stimuler les évêques.
L'artère du monde est le Rhin. Bade, Mayence, Cologne et Trèves, les évêchés peu éloignés, Bamberg, Wurtzbourg et Paderborn, avaient chassé les protestants. Mais la grande affaire était Clèves, la porte de la Hollande et de l'Allemagne, ce bas Rhin commun à tous, qui touche aux trois nations.
Dès 1598, l'Espagne s'y était jetée, et elle n'en fut distraite que par le long siége d'Ostende. La Hollande ne sauva pas cette place. Elle s'épuisa en efforts, et chacun prévit le moment où la France serait obligée de se mettre de la partie, de soutenir les Hollandais, ou de les laisser périr, ce qui livrait l'Allemagne, avec l'Allemagne l'Europe. De sorte que l'Espagnol, ruiné, séché jusqu'à l'os, un squelette, une ombre, se fût encore trouvé le maître à la fin et le vainqueur des vainqueurs.
Donc, on regardait Henri IV, et tout retombait sur lui. Sa tête était, au fond, l'enjeu du grand combat de l'Europe.
La mort de Biron lui avait causé un terrible ébranlement. L'on se demandait deux choses:
Mourrait-il naturellement? Ce n'était pas impossible. Dyssenterie au moment fatal, en juillet 1602. Mai 1603, seconde crise de rétention d'urine. Dyssenterie en septembre, en décembre encore. En janvier et en avril 1604, premières atteintes de goutte.
Mourrait-il moralement, d'inquiétude et de chagrin, de tiraillement intérieur? La conjuration générale de bêtise et de bigotisme vaincrait-elle cet esprit si vif et si résistant?
Il semble qu'il fût alors très-bas et très-affaissé. J'en juge surtout par une chose. Sully ne parvenait pas à lui faire comprendre qu'il n'avait à craindre jamais une alliance du parti protestant avec l'Espagne. Et cependant visiblement l'Espagne devait leur faire horreur. L'avénement de l'infante Claire-Eugénie à Bruxelles avait été solennisé par une femme enterrée vive. Le conseil d'Espagne songeait à chasser tous les Morisques. La seule difficulté était que le frère du premier ministre, grand inquisiteur, voulait, non qu'on les expulsât, mais qu'on les passât au fil de l'épée. Or, c'était un million d'hommes.
L'Espagne faisait horreur. Le plus suspect des protestants, le plus intrigant, Bouillon, n'osait traiter avec elle. (De Thou.) Il se fût perdu chez les siens.
Ce qu'il faisait réellement, c'était de calomnier le roi dans l'Europe protestante, jusqu'à dire qu'il méditait avec le pape une seconde Saint-Barthélemy (Lettres, VI, p. 10). Il sollicitait le roi d'Angleterre de prendre le protectorat de nos réformés. Cela troublait fort le roi et le rapprochait des catholiques, le faisait même faiblir dans la question des Jésuites.
Moment d'obscurité profonde. Le roi ouvrait le bras à l'ennemi, favorisait, sans le savoir, le grand complot fanatique organisé contre lui-même. Et les protestants se défiaient du roi, qui déjà, dans la Bastille, amassait l'argent, les armes, pour la grande guerre nécessaire au salut des protestants.
On ne pouvait agir de face contre un homme de tant d'esprit, mais on le pouvait de côté par des moyens indirects. L'Espagne trouvait à cela d'admirables facilités; le conseil, la cour, étaient espagnols. Ce n'était pas seulement des Villeroy, des Jeannin, qui discouraient en ce sens, mais les gens les plus innocents, des mondains, des étourdis, par exemple Bassompierre, le galant colonel des Suisses. La reine, au lit même du roi, grondait, pleurait pour l'Espagne, pour l'alliance espagnole, pour le double mariage. Et si le roi se sauvait chez sa Française, Henriette, il y retrouvait l'Espagne; Henriette voulait s'y réfugier, si le roi venait à mourir. Donc, l'Espagne en tout et par tout; on la sentait de tous côtés, on la respirait. Ou, si ce n'était pas elle, c'était la Savoie, plus adroite, une sorte d'Espagne française par où le poison arrivait.
Au moment où, de la Savoie, partait un agent secret qui devait travailler les Guises, un Savoyard très-aimable, insinuant, le charmant François de Salles, venait prêcher devant le roi.
Celui-ci n'était pas Jésuite. Son maître, le P. Possevino, le grand diplomate de l'ordre, avait senti qu'il servirait bien mieux les Jésuites en ne l'étant pas. Leur but alors étant, comme je l'ai dit, de s'approprier la noblesse, il leur fallait des gentilshommes à eux, qui eussent les grâces et l'élégance mondaines. Tel était François de Salles, blond de barbe, de cheveux, d'un sourire d'enfant, avec un charme féminin qui allait surtout aux dames, qui ravit la cour, le roi. Le Crucifié, dans ses mains, perdant toutes ses terreurs, devenu gai et aimable, n'aimant qu'oiselets, fleurettes des champs, avait pris la gentillesse du rusé petit Savoyard.
Ce n'était pas Possevino, un pédant baroque (à en juger par ses livres), qui avait pu faire ce charmant disciple. C'était la cour, c'étaient les femmes, la douce conversation des Philothées et des Chantal. C'était la camaraderie de l'aimable auteur d'Astrée, le sire d'Urfé, ex-amant de Marguerite, réfugié en Savoie, qui, d'après les Espagnols, faisait son roman de bergers. Le confesseur de madame de Chantal, fort jaloux, dit de saint François: «Ce berger.» Et, en effet, ses sermons, ses petits livres dévots, sont des Astrées spirituelles, des bergeries ecclésiastiques.
Le roi, enchanté de voir une dévotion si gaie, si peu exigeante, en contraste si parfait avec le sombre, la roideur des huguenots, inclina fort de ce côté, et, sous cette séduction, se trouva tout préparé à laisser rentrer en France les maîtres du doux prédicateur.
Au voyage qu'il fit à Metz, en 1603, la Varenne lui présenta les Jésuites de Verdun, qui le prièrent de rétablir un ordre pauvre, disaient-ils, modeste, et surtout point intrigant. Le roi dit avec bonté que, de retour à Paris, il aviserait. Tout solliciteur a besoin de suivre son juge; ils obtinrent que deux seulement, deux humbles, deux tout petits Jésuites, les pères Ignace et Cotton, suivraient l'affaire, et par conséquent accompagneraient le roi. Il consentit. Cotton s'attacha à lui et ne le quitta plus jamais. Jamais, quand il l'eût voulu, il n'eût pu arracher de lui ce lierre tenace, ce plat, froid, indestructible lichen, qui semblait collé à lui. Il s'en moquait tout le jour, mais ne le traînait pas moins. Controversiste ridicule et prédicateur grotesque, il était admirablement choisi pour un roi rieur. C'était un trait de génie d'avoir mis chez lui pour espion un fourbe sous la figure d'un sot.
Voilà l'humble commencement de cette grande dynastie des confesseurs du roi, qui, sous la Chaise et le Tellier, finiront par gouverner la France.
Le roi, au retour de Metz, fut malade deux fois, coup sur coup, en un même été. En septembre, étant à Rouen, les huîtres normandes lui rendirent son flux de ventre. Il était faible, et isolé, la cour ne l'ayant pas suivi. Mais Cotton et la Varenne ne le lâchaient pas. Ils tirèrent de lui le rétablissement des Jésuites.
Sully assure qu'Henri IV lui avoua qu'il ne se décidait à cela que pour sortir des angoisses où le tenait constamment la peur de l'assassinat, «vie misérable et langoureuse ... telle qu'il me vaudrait mieux être déjà mort.»
Tels ils furent reçus, tels ils se maintinrent. Et c'est, selon Saint-Simon, la raison même que le plus doux des Jésuites, le P. la Chaise, donnait en mourant à Louis XIV, pour qu'après lui il prît toujours un confesseur jésuite: «Dans toutes les compagnies il y a de mauvais sujets ... Un mauvais coup est bientôt fait,» etc.
Ce qui ne les aida pas peu, c'est qu'ils persuadèrent au roi que l'Espagne les persécutait, et qu'ils n'avaient que lui de protecteur au monde. Cela le toucha. Il les reçut à bras ouverts, et leur dit ce mot étonnant: «Aimez moi, car je vous aime.»
Pour rentrer, ils s'étaient faits sveltes, minces et bien petits. Il leur suffisait d'une fente. D'abord, point de confession, à moins que les évêques ne les y forçassent. C'était assez que Cotton fût auprès du roi.
Ils étaient hommes de collége, voués tout à fait aux enfants, n'aimant que l'enfance. À La Flèche, ils se chargeaient de leur enseigner le latin, laissant le roi y ajouter tout l'enseignement mondain du siècle, quatre professeurs de droit et quatre de médecine, deux d'anatomie. Les Jésuites n'avaient aucun préjugé. Les bénéfices du collége devaient s'employer à doter chaque année douze pauvres filles, innocentes et vertueuses.
Tout ce que leur reconnaissance, leur tendresse pour le roi, leur faisait demander, exiger de lui, c'était son cœur qu'ils voulaient voir à jamais dans leur église.
Après sa mort, bien entendu. Et celui des rois et des reines, à jamais, voulant être un ordre essentiellement royaliste.
Accordé. Les gallicans mêmes, des hommes du Parlement (par exemple, le greffier Lestoile), se radoucirent un peu pour eux, trouvant les sermons de Cotton doux, modestes, modérés, pacifiques et pas trop dévots, enfin d'un homme du monde.
Ce qui toucha fort Paris pour ce pauvre père Cotton, c'est que, revenant le soir dans le carrosse de la Varenne, il y fut assassiné. Par les huguenots sans doute? Ce fut le cri général. Mais qu'y auraient-ils gagné? Cotton mort, on n'aurait pas manqué de Jésuites aussi saints et aussi savants. Quoi qu'il en fut, heureusement le ciel avait veillé sur lui; l'assassinat se réduisit à une invisible écorchure, que ces méchants huguenots crurent qu'il s'était faite lui-même.
CHAPITRE VII
LE ROI SE RAPPROCHE DES PROTESTANTS
1604-1606Richelieu nous a tracé de main de maître le portrait du créateur originaire de sa fortune, qui fut son prédécesseur dans les affections de Marie de Médicis, du signore de Concini. Concini succédait lui-même à ces cousins de la reine, les Orsini, ses premiers cavaliers servants. Il rendit au roi le service de les supplanter. Un homme de sa condition était moins embarrassant, et pouvait servir la reine avec moins d'éclat et de bruit.
Concini était né en pleine cour, fils du ministre dirigeant de Côme de Médicis, mais cadet, troisième cadet, d'une maison qui n'était pas riche. Il avait eu force aventures, prison, fuite et bannissement. Il avait été domestique du cardinal de Lorraine; mais c'était un homme charmant, un rieur, un beau joueur, un élégant cavalier. La triste Léonora, si disgraciée de la nature, avait cependant osé regarder le brillant jeune homme. À leur départ de Florence, elle l'aida de quelque argent; et l'usage qu'il en fit, ce fut d'acheter un cheval de deux mille ducats, qu'il eut l'impertinence de donner à Henri IV.
Ce petit fait peint l'homme de la tête aux pieds. Il n'était que vanité, folie, insolence. Il passait tout le jour au jeu comme un grand seigneur. Il plut d'autant plus à la reine, qui le maria à sa Léonora, afin de le pouvoir garder. Avec cet arrangement, Marie de Médicis peut être sévère à son aise, jalouse de son mari, inexorable et terrible pour la régularité de sa maison. Une de ses filles ayant, la nuit, reçu un amant qui se sauva en chemise, la reine exigea que le roi le fît condamner à mort (par contumace heureusement).
Léonora, modeste et sage, n'aurait visé qu'à l'argent. Mais Concini, un fat, un fou, avec ses goûts de grandeur, ne pouvait manquer de suivre le vent de la cour, qui était tout à l'Espagne. Le grand-duc de Florence, son maître, s'était refait Espagnol. Marie de Médicis ne rêvait que le double mariage espagnol, qui était aussi toute la politique de l'ancien ligueur Villeroy.
Un commis de Villeroy, qui déchiffrait les dépêches, en donnait copie à Madrid. Concini communiquait par une voie plus détournée, par l'ambassadeur du grand-duc auprès de Philippe III, ses lettres passaient par Florence, pour être envoyées à Madrid.
Le roi avait ainsi l'Espagne tout autour de lui, chez lui. En avril 1605, il apprit l'affaire du commis, que Villeroy laissa fuir, et qu'on trouva dans la rivière, non pas noyé, mais étranglé.
Et, au même moment, un coup plus sensible lui était porté. Les Espagnols avaient gagné Entragues; le père d'Henriette, et son frère, le comte d'Auvergne, déjà mêlé à l'affaire de Biron.
Elle-même était-elle innocente? Son père disait oui, son frère disait non.
La faute en était au roi, qui n'avait pas su prendre un parti avec elle, et l'avait exaspérée.
La reine, pour faire digérer son nouveau cavalier servant, avait trouvé bon qu'Henriette eût un logement dans le Louvre. Mais celle-ci croyait qu'elle ne la souffrait là que pour la faire tuer un matin. Elle avait prié le roi de la marier, ou de la laisser partir. Il ne faisait ni l'un ni l'autre, lui disait qu'il la marierait, et se dépitait contre elle quand elle cherchait un mari.
Il la relevait, il la rabaissait. Il reconnaissait son fils, qu'elle appelait mon Dauphin. Il ne pouvait se passer d'elle, et il employait l'homme le plus grave du royaume, Sully, à négocier avec elle dans leurs brouilleries. Une lettre d'Henriette à Sully indique que c'était justement alors qu'il était plus amoureux et d'une impatiente exigence. Elle était fière et révoltée d'avoir à se soumettre ainsi. De plus en plus, elle songeait à fuir en Espagne, et elle entra dans les projets de son père et de son frère.
Qu'elle ait eu dès 1604 l'idée de tuer le roi, qu'elle ait su le fond du complot, je ne le crois pas. Mais certainement elle voulait enlever son fils en Espagne, et le constituer Dauphin contre le Dauphin avec l'appui des Espagnols.
Ceux-ci, qui n'en pouvaient finir avec le grand siége d'Ostende depuis trois années, avaient monté deux machines qui les auraient débarrassés des deux appuis de la Hollande, d'Henri IV et de Jacques VI.
Contre le premier, ils fomentèrent le complot d'Entragues.
Contre le second, ils accueillirent, encouragèrent l'infernale conjuration des poudres, qui commença en même temps.
Le roi, pour être plus ferme contre Henriette, dans ce procès, avait pris une autre maîtresse, plus belle, mademoiselle de Beuil, qu'il dota, titra à grand bruit, et fit comtesse de Moret. Mais celle-ci n'était qu'un corps. L'autre était une âme, maligne et méchante, il est vrai, mais une âme enfin. Et elle sentait sa puissance. Son père, son frère, furent condamnés; on menaçait de l'enfermer et de lui ôter ses enfants. Elle ne s'effraya pas. Elle dit toujours bravement qu'elle avait promesse du roi, et que ses enfants étaient les seuls légitimes; que, du reste, n'ayant rien su, elle ne demandait que trois choses: pardon pour son père, une corde pour son frère, et justice pour elle.
Le roi gracia le père, enferma le frère, et elle, l'éloigna un moment. Mais il la fit revenir. Insigne imprudence. Humiliée, et subissant et cette grâce et cet amour, désormais insupportable, elle devint tout à fait perverse et très-dangereuse.
Dans cette cruelle affaire, il avait senti au cœur la pointe du poignard espagnol. On l'avait pris par sa maîtresse. On chercha une autre ouverture, on entreprit de lui ôter son grand serviteur Sully.
Celui-ci venait de prendre une grave initiative. Il se voyait au plus haut dans l'amitié de son maître. Il avait reçu de lui comme un nouveau ministère, la surveillance des affaires étrangères et du très-suspect Villeroy. (Lettres, VI, 253.) Il vit que le roi ne pouvait tarder à se mêler directement de la Hollande et du Rhin pour la succession de Clèves: donc qu'il serait obligé de revenir aux protestants. Lui-même, qui les avait fort mécontentés, se rapprocha d'eux. La mort de la Trémouille, celui de leurs chefs qu'aimait le moins Henri IV, permettait le rapprochement. Sully maria une de ses filles à un protestant illustre et le chef futur du parti, le jeune duc de Rohan. (13 février 1605.)
Cela eut effet. Et un moine, chargé d'espionner les gens qui se rendaient au temple d'Ablon, d'espion se fit prosélyte, jeta le froc, et tout haut se déclara protestant.
De là un curieux duel entre Sully et Cotton.
Cotton tâchait de le noircir, et toute la cour aidait à la calomnie. On parvint à faire naître entre lui et le roi un petit nuage qui, heureusement pour la France, se dissipa au moment même. Lorsque déjà on croyait Sully disgracié sans remède, le roi lui ouvrit les bras. Il faut lire dans les Œconomies cette scène touchante dont on a tant parlé et qui a passé en légende.
Par représailles, Sully surprit, montra et publia une pièce secrète où Cotton avait écrit les questions qu'il devait adresser au diable qu'une possédée faisait parler. Pièce qu'on trouva ridicule, mais que nous trouvons tragique, en y voyant certains noms qui vont se représenter à la mort du roi.
Sully, dès lors se constituant avocat des protestants, se rendit lui-même, comme gouverneur du Poitou, à leur assemblée de Châtellerault. La confiance se rétablit. Il leur dit que, s'ils tenaient à leurs méchantes petites places qui n'auraient pu se défendre, on les leur laisserait quelque temps encore. D'autre part, les protestants le reçurent à la Rochelle. Les portes lui en furent ouvertes, quoiqu'il eût avec lui une petite armée, de douze cents chevaux. Ces excellents citoyens, et les meilleurs de la France, qu'on disait amis de l'Espagne, ne pensaient qu'à lui faire la guerre. Ils régalèrent Sully d'un combat naval où vingt vaisseaux fleurdelisés battaient vingt vaisseaux espagnols.
Sully, désormais bien sûr qu'ils ne soutiendraient pas Bouillon, donna au roi l'excellent conseil de venir lui-même en Limousin et en Quercy. Il y vint avec une armée (sept. 1605), mais elle fut inutile. Bouillon avait donné ordre qu'on ouvrit les places au roi. Une enquête contre les agents de l'Espagne, qui voulaient lui livrer des villes, Marseille, entre autres, révéla des coupables, mais généralement catholiques. La grande masse protestante était loyale et dévouée. Revoir leur roi de Navarre après tant d'années, retrouver vieillie, blanchie, la tête chérie des anciens jours, le camarade des souffrances, des misères et des combats, ce fut un attendrissement universel. Les Rochelois vinrent lui dire qu'il ne passât pas si près sans les visiter; qu'il vînt avec son armée; que toutes les portes lui seraient ouvertes; que, si elles n'étaient assez larges, ils abattraient encore trois cents toises de mur. «Vous les entendez?» dit le roi à toute la cour. Et alors il les embrasse par trois fois en versant des larmes.
Second jour d'unanimité, dans ce pays si divisé. Je compte pour le premier jour, non moins mémorable, celui où l'armée d'Henri III et celle d'Henri de Navarre, la réformée, la catholique, en juin 1589, s'étaient reconnues, embrassées.
Le roi avait pu reconnaître quels étaient véritablement ses amis, ses ennemis, et combien toutes ses faiblesses pour ceux-ci étaient inutiles. Il était à peine revenu à Paris, qu'on apprit (novembre 1605) l'explosion la plus terrible, le complot le plus scélérat, dont il y ait eu jusque-là exemple, de mémoire d'homme.
Rien n'apaisait les fanatiques, nulle concession ne suffisait. Ils étaient divisés entre eux. Pendant que les doux, les patients, les rusés, vous caressaient, pendant qu'un François de Salles charmait et touchait le cœur, un Parson, ou un Garnet, pouvait vous frapper par derrière.
Les percées hardies, violentes, que faisaient les impatients, trahissaient leurs souterrains. Leur Sigismond III (de Pologne), emporté par les Jésuites, perdit ainsi la Suède. Leur jeune Ferdinand d'Autriche et les princes de sa famille poussaient les choses si vite, que, de Bohême, de Hongrie, de Moravie, on regardait vers la France, et l'on préparait un soulèvement. Venise se plaignait d'avoir une inquisition jésuitique, plus redoutable déjà que l'Inquisition d'État. De partout un cri s'élevait: «L'Europe est minée en-dessous.»
Ils protestaient. Plusieurs même, comme Cotton, semblaient des simples, des crédules. Pendant qu'on en rit, la nouvelle se répand que ces doucereux personnages ont voulu faire sauter le roi d'Angleterre, sa cour, tout le parlement.
Les Jésuites jurèrent que la conspiration était puritaine. Il fallait, pour croire cela, les puritains étant déjà si nombreux au Parlement, admettre que ces sectaires avaient conspiré pour se faire sauter eux-mêmes.
Les puritains, grand parti, qui avaient pour arrière-garde tout le royaume d'Écosse, et qui se voyaient désormais assurés dans le Parlement, n'avaient que faire d'un tel crime. C'était trop clairement l'acte désespéré d'une minorité minime que le roi avait sottement flattée et qui, trompée dans ses espérances, croyait couper d'un seul coup la tête de l'Angleterre, puis régner par les Espagnols.
Le chef réel de l'affaire, Garnet, supérieur des Jésuites, ne fut point mis à la torture; le roi le fit bien traiter. Il nia, puis avoua; mais là encore il se coupait, disant qu'il avait su la chose en confession; et, plus tard, hors de confession.
Quiconque lira son procès (State trials, I, 247-310) dira, non qu'il fut complice, mais qu'il fut l'âme même de la conspiration.
Le monde fut stupéfié. On discutait, on attaquait Mariana, sa théorie sur le droit de tuer les rois. Ici la pratique allait bien autrement loin. Il s'agissait d'anéantir indistinctement le roi, les princes, les pairs, les communes, les assistants, tout ce qu'il y avait de considérable dans le pays; enfin, pour ainsi parler, de faire sauter tout un peuple.
Il y avait tant de poudre entassée sous la salle de Westminster, qu'avec le palais, sans nul doute, toute cette partie de Londres eût sauté en l'air.
Henri IV vit, je crois, dès lors, plus clair dans sa situation. En janvier 1606, il dit toute sa pensée à Sully: Préparer la grande guerre, en divisant l'ennemi. Mais avant tout il fallait, en France même, arracher l'épine qui restait encore, réduire le duc de Bouillon.
Le roi alla à lui, avec une armée, «mais les bras ouverts.» Pas un protestant ne le défendit. En revanche, les ennemis de la France, les bons amis de l'Espagne, la reine, Villeroy, tous les grands seigneurs conseillaient de le ménager. Le roi le fit en effet, se contentant d'occuper Sedan pour quatre ans, par un gouverneur huguenot.
Bouillon était fini, perdu, surtout dans l'opinion, ayant démenti sa réputation de prévoyance, ayant misérablement livré ses amis. Il ne restait aucun des grands qui pût sérieusement résister.
Mais d'autant plus violemment revenait-on aux moyens du fanatisme populaire. Il se trouvait à chaque instant des fous pour tuer le roi. Un, tout à fait aliéné, l'arrêta sur le pont Neuf, le tira par son manteau et le tint sous le poignard. Un autre, un fou béarnais, se mit à prêcher sur les places contre les huguenots. Des batailles eurent lieu dans Paris, et non sans mort d'homme. Un protestant fut attaqué et tué sur le chemin d'Ablon.
Tout cela ne pouvait étonner, quand on entendait les sermons violents, factieux, assassins, qu'on faisait contre le roi, tout comme au temps de la Ligue. De nombreux couvents surgissaient, foyers ardents de fanatisme, puissantes machines à faire des fous.
Toutes les formes de la pénitence furent étalées, affichées. Les Picpus, les Récollets, les Augustins déchaussés, les Frères de la charité (pour la captation des malades), s'établirent partout à Paris, sous la protection des reines, de Marguerite et de Marie de Médicis. Le 24 août 1605, jour même de la Saint-Barthélemy, les princesses, en grande pompe, menèrent les Carmélites à leur célèbre couvent de la rue d'Enfer, l'école de l'extase espagnole, qui pullula tellement que cette maison d'Enfer engendra soixante-deux maisons qui couvrirent toute la France.
En juillet 1606, autre scène, et plus dramatique. Les Capucines furent menées par madame de Mercœur et autres princesses de Guise, à travers tout Paris, de la Roquette à la rue Saint-Honoré (la future place Vendôme). Nu-pieds, couronnées d'épines, ces filles de la Passion, émurent vivement le public.
Ce spectacle de cinq ou six femmes vouées à la vie la plus dure, à une mort anticipée, faisait dire aux exaltés: «À quel degré est donc montée l'abomination publique, qu'il faille une telle expiation?... Pourquoi laisse-t-on si longtemps vivre l'anathème au milieu de nous?» Ainsi la pitié tournait en colère, arrachait des larmes de rage; et ces larmes, adressées au ciel, demandaient l'assassinat.
Le roi, devant ces fureurs ascétiques et monastiques de gens qui se frappaient eux-mêmes dans l'espoir de le frapper, fit une chose courageuse, que lui demandait Sully depuis près d'un an. Il mit le temple des réformés à deux lieues de Paris, le transportant d'Ablon, distant de cinq lieues, à Charenton, c'est-à-dire presque aux portes de la grande ville.
On ne peut se figurer quelle fut la violence des résistances. On fit réclamer le seigneur du lieu, et il s'ensuivit un procès qui dura soixante années. Sans en attendre l'issue, on fit arriver au roi d'aigres et menaçantes plaintes; l'Édit de Nantes, disait-on, n'avait autorisé le temple qu'à quatre lieues de Paris. «Eh bien, dit le roi gaiement, qu'on sache que désormais Charenton est à quatre lieues.»
Alors on essaya de la violence populaire, des batteries, des coups de bâton. Mais le roi, sur le chemin, fit mettre une belle potence, qui avertit suffisamment, et l'on n'eut besoin d'y pendre personne.
Ce simple rapprochement du Temple, mis si près du centre, presque dans Paris, le prêche en ce lieu sonore, d'où tout retentit en France, l'éloquence austère des ministres, en face des échos de la Ligue, des sermons en calembours, en rébus, en madrigaux, où brillait l'esprit des Jésuites, ce fut un grand coup de parti.
Chacun se tint pour averti. Quoique le roi continuât un simulacre de bascule, on vit bien, dans les grandes choses, qu'il inclinait aux protestants. Personne ne fut étonné lorsque, peu après, il entraîna l'Angleterre dans un traité où les deux puissances couvraient définitivement la Hollande de leur garantie.
Les protestants, un à un, lui revinrent, et d'Aubigné même.
La guerre d'Espagne, l'affranchissement des consciences, la liberté religieuse de l'Europe que pouvait fonder Henri IV, c'était l'idée nouvelle du temps. C'est elle qui lui ramena l'intraitable d'Aubigné, et le jeta dans ses bras: