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Histoire de France 1598-1628 (Volume 13/19)

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CHAPITRE XVIII
GÉOGRAPHIE DE LA SORCELLERIE, PAR NATIONS ET PROVINCES—LES SORCIÈRES BASQUES
1615-1617

Nous sommes loin du XVe siècle; on ne voit plus au XVIIe le cas terrible avoué au livre du «Marteau des sorcières,» quand le juge, tenant la sorcière liée à ses pieds, se sentait pris par son regard, ensorcelé au tribunal, défaillait sur son siége. Nos juges maintenant, il est vrai, sont d'une autre classe, non plus moines, mais juristes. Le Diable est né juriste et ceux-ci le combattent avec ses propres armes, de procureur à procureur.

Le brouillard uniforme qui couvrait ces procès et les rendait presque semblables, tant que le juge fut un moine (un homme sans patrie), s'éclaircit quelque peu avec les juges laïques, et l'on commence à entrevoir les différences nationales, provinciales, qu'offraient la sorcellerie.

Il y eut peu de sorciers en Italie, beaucoup d'astrologues et de magiciens. On ne s'arrêtait pas à ce semblant du culte diabolique. On était tout d'abord athée.

En Allemagne, au contraire (V. Mythologie de Grimm), la sorcellerie reste chargée d'un vaste et sombre paganisme. Par l'amour de la nature propre à l'âme allemande, déguisant en fées ou démons les antiques dieux de la contrée, elle leur garde un amour fidèle.

L'Espagne, en cela et en tout, offre un étrange combat. Les Juifs, les Maures, s'y mêlaient de magie, et avaient leurs pratiques propres. Le centre et la capitale de la magie européenne, en 1596 (V. Lancre, Incréd., 781), aurait été Tolède. C'était une grande école de magiciens, sous les yeux de l'Inquisition.

Magie blanche, si on veut les croire, innocente, comme celle du célèbre médecin Torralba (1500), guidé par un esprit tout bienfaisant, le blanc, blond, rose Zoquiel, qui sauva la vie à un pape (Llorente, II, 62). L'Inquisition lui fit son procès trente années et eut à peine la force de le condamner. L'école de Tolède avait un chapitre de treize docteurs et soixante-treize élèves. Ils obtenaient, disaient-ils, puissance sur le Diable par les œuvres de Dieu, jeûnes, pèlerinages, offrandes à Notre-Dame.

Mais, à côté de cette magie bâtarde qui mariait l'enfer et le ciel, se propageait dans les campagnes la magie diabolique ou sorcellerie. L'Espagne devient alors une solitude, et, à mesure que le désert gagne par l'épuisement de la terre, par l'émigration, par la ruineuse liberté des troupeaux, le peuple se réduit au berger. Si ce pâtre ne chausse la sandale et ne se fait moine mendiant, il n'en reste pas moins sans femme ni famille. La femme, en ce pays, naît veuve et de bonne heure sorcière (on en voit de vingt ans). Sur la lande sauvage, la lane du bouc, comme ils disent, la sorcière, le berger, se retrouvent. Voilà le sabbat.

Mais la grande puissance d'imagination pour cela et pour tout se trouve aux montagnes, à la côte, au pays même de l'excentricité, chez les Basques de Navarre et Biscaye. Ces fous hardis, amoureux des tempêtes, du même élan qui les poussait au mers du nouveau monde, se plongent dans le monde outre-tombe et découvrent des terres nouvelles au royaume du Diable. Leur supériorité est si bien reconnue que, des deux côtés des monts, ils font des conquêtes. La sorcellerie basque envahit la Castille, et, tandis qu'elle pousse ses colonies en Aragon jusqu'aux portes de Sarragosse, d'autre part, à travers les Landes, elle va faire le sabbat à Bordeaux, au nez du Parlement, dans le palais Gallien.

Dans nos autres provinces, la sorcellerie semble indigène, un triste fruit du sol. Elle devient une maladie contagieuse dans les pays misérables surtout où les hommes n'attendent plus de secours du ciel. En Lorraine, par exemple, deux démons sévissaient, une cruelle féodalité militaire, et, par-dessus, un passage continuel de soldats, de bandits et d'aventuriers. On ne priait plus que le Diable. Les sorciers entraînaient le peuple. Maints villages, effrayés, entre deux terreurs, celle des sorciers et celle des juges, avaient envie de laisser là leurs terres et de s'enfuir, si l'on en croit Remy, le juge de Nancy. Dans son livre dédié au cardinal de Lorraine (1596), il assure avoir brûlé en seize années huit cents sorcières. «Ma justice est si bonne, dit-il, que, l'an dernier, il y en a eu seize qui se sont tuées pour ne pas passer par mes mains.»

Les prêtres étaient humiliés. Auraient-ils pu faire mieux que ce laïque? Aussi les moines seigneurs de Saint-Claude, contre leurs sujets, adonnés à la sorcellerie, prirent pour juge un laïque, l'honnête Boguet. Dans ce triste Jura, pays pauvre de maigres pâturages et de sapins, le serf sans espoir se donnait au Diable. Tous adoraient le chat noir.

Le livre de Boguet (1602) eut une autorité immense. Messieurs des Parlements étudièrent, comme un manuel, ce livre d'or du petit juge de Saint-Claude. Boguet, en réalité, est un vrai légiste, scrupuleux même, à sa manière. Il blâme la perfidie dont on usait dans ces procès; il ne veut pas que l'avocat trahisse son client ni que le juge promette grâce à l'accusé pour le faire mourir. Il blâme les épreuves si peu sûres auxquelles on soumettait encore les sorcières. La torture, dit-il, est superflue; elles n'y cèdent jamais. Enfin il a l'humanité de les faire étrangler avant qu'on les jette au feu, sauf toutefois les loups-garous, «qu'il faut avoir soin de brûler vifs.» Il ne croit pas que Satan veuille faire pacte avec les enfants: «Satan est fin; il sait trop bien qu'au-dessous de quatorze ans ce marché avec un mineur pourrait être cassé pour défaut d'âge et de discrétion.» Voilà donc les enfants sauvés? Point du tout; il se contredit; ailleurs, il croit qu'on ne purgera cette lèpre qu'en brûlant tout jusqu'aux berceaux. Il en fût venu là s'il eût vécu. Il fit du pays un désert. Il n'y eut jamais un juge plus consciencieusement exterminateur.

Tous les juges maintenant écrivent, et l'on peut croire que déjà ils éprouvent le besoin de s'expliquer devant le public. Ils sont, en effet, en présence de deux sortes d'adversaires: les prêtres et les médecins.

Ceux-ci disent, comme Agrippa, Wyer, comme le ministre Lavatier, que, si ces misérables sorcières sont le jouet du Diable, il faut s'en prendre au Diable plus qu'à elles, et ne pas les brûler. Quelques médecins de Paris, sous Henri IV, poussent l'incrédulité (V. plus haut) jusqu'à prétendre que les possédées sont des fourbes, ou des folles poussées par les fourbes.

Les prêtres disent qu'eux seuls ont droit de procéder contre le Diable, dont ils sont les ennemis naturels et la partie contraire. À quoi les légistes répondent: «Ne soyez pas juges et partie.» En réalité, la connivence du prêtre avec les filles possédées, surprise fréquemment, brise son tribunal et rend victorieuse la juridiction des laïques, gens mariés, qui risquent moins d'être ensorcelés par les femmes.

Nos légistes d'Angers, le célèbre Bodin (1578), le savant Leloyer (1605), sont tout entiers dans cette polémique. Ils ne se fient pas aux prêtres pour lutter contre l'immense sorcellerie de l'Ouest, qui en semble le pays classique. N'est-ce pas là, aux portes du Poitou et de la Bretagne, que Gilles de Retz (Barbe-Bleue) fit ses horribles sacrifices?

Les mendiants incendiaires, les bergers équivoques, les sorcières obstinées, c'était tout un peuple aux Marches de Maine et d'Anjou, au Marais, au Bocage. La diablerie y sévissait avec l'âpreté vendéenne.

Mais c'est au Parlement de Bordeaux qu'est poussé le cri de victoire de la juridiction laïque dans le livre de Lancre: Inconstance des démons (1610 et 1613). L'auteur, homme d'esprit, conseiller de ce Parlement, raconte en triomphateur sa bataille contre le Diable au pays basque, où, en moins de trois mois, il a expédié je ne sais combien de sorcières, et, ce qui est plus fort, trois prêtres. Il regarde en pitié l'Inquisition d'Espagne, qui, près de là, à Logrono (frontière de Navarre et Castille), a traîné deux ans un procès et fini maigrement par un petit auto-da-fé en relâchant tout un peuple de femmes.

Cette vigoureuse exécution de prêtres indique assez que M. de Lancre est un esprit indépendant. Il l'est en politique. Dans son livre Du Prince (1617), il déclare sans ambages que «la Loi est au-dessus du roi.»

Jamais les Basques ne furent mieux caractérisés que dans le livre de l'Inconstance. Chez nous, comme en Espagne, leurs priviléges les mettaient quasi en république. Les nôtres ne devaient au roi que de le servir en armes; au premier coup de tambour, ils devaient armer deux mille hommes, sous leurs capitaines basques. Le clergé ne pesait guère; il poursuivait peu les sorciers, l'étant lui-même. Le prêtre dansait, portait l'épée, menait sa maîtresse au sabbat. Cette maîtresse était sa sacristine ou bénédicte, qui arrangeait l'église. Le curé ne se brouillait avec personne, disait à Dieu sa messe blanche le jour, la nuit au Diable la messe noire, et parfois dans la même église (Lancre).

Les Basques de Bayonne et de Saint-Jean-de-Luz, têtes hasardeuses et excentriques, d'une fabuleuse audace, qui s'en allaient en barque aux mers les plus sauvages harponner la baleine, faisaient nombre de veuves. Ils se jetèrent en masse dans les colonies d'Henri IV, l'empire du Canada, laissant leurs femmes à Dieu ou au Diable. Quant aux enfants, ces marins, fort honnêtes et probes, y auraient songé d'avantage, s'ils en eussent été sûrs. Mais, au retour de leurs absences, ils calculaient, comptaient les mois, et ne trouvaient jamais leur compte.

Les femmes, très-jolies, très-hardies, imaginatives, passaient le jour, assises aux cimetières sur les tombes, à jaser du sabbat, en attendant qu'elles y allassent le soir. C'était leur rage et leur furie.

Nature les fait sorcières: ce sont les filles de la mer et de l'illusion. Elles nagent comme des poissons, jouent dans les flots. Leur maître naturel est le Prince de l'air, roi des vents et des rêves, celui qui gonflait la sybille et lui soufflait l'avenir.

Leur juge qui les brûle est pourtant charmé d'elles: «Quand on les voit, dit-il, passer les cheveux au vent et sur les épaules, elles vont, dans cette belle chevelure, si parées et si bien armées, que, le soleil y passant comme à travers une nuée, l'éclat en est violent et forme d'ardents éclairs ... De là, la fascination de leurs yeux, dangereux en amour, autant qu'en sortilége.»

Ce Bordelais, aimable magistrat, le premier type de ces juges mondains qui ont égayé la robe au XVIIe siècle, joue du luth dans les entr'actes, et fait même danser les sorcières avant de les faires brûler. Il écrit bien; il est beaucoup plus clair que tous les autres. Et cependant on démêle chez lui une cause nouvelle d'obscurité, inhérente à l'époque. C'est que, dans un si grand nombre de sorcières, que le juge ne peut brûler toutes, la plupart sentent finement qu'il sera indulgent pour celles qui entreront le mieux dans sa pensée et dans sa passion. Quelle passion? D'abord, une passion populaire, l'amour du merveilleux horrible, le plaisir d'avoir peur, et aussi, s'il faut le dire, l'amusement des choses indécentes. Ajoutez une affaire de vanité: plus ces femmes habiles montrent le Diable terrible et furieux, plus le juge est flatté de dompter un tel adversaire. Il se drape dans sa victoire, trône dans sa sottise, triomphe de ce fou bavardage.

La plus belle pièce, en ce genre, est le procès-verbal espagnol de l'auto-da-fé de Logrono (9 novembre 1610), qu'on lit dans Llorente. Lancre, qui le cite avec jalousie et voudrait le déprécier, avoue le charme infini de la fête, la splendeur du spectacle, l'effet profond de la musique. Sur un échafaud étaient les brûlées, en petit nombre, et sur un autre, la foule des relâchées. L'héroïne repentante, dont on lut la confession, a tout osé. Rien de plus fou. Au sabbat, on mange des enfants en hachis, et, pour second plat, des corps de sorcières déterrés. Les crapauds dansent, parlent, se plaignent amoureusement de leurs maîtresses, les font gronder par le Diable. Celui-ci reconduit poliment les sorcières, en les éclairant avec le bras d'un enfant mort sans baptême, etc.

La sorcellerie, chez nos Basques, avait l'aspect moins fantastique. Il semble que le sabbat n'y fût qu'une grande fête où tous, les nobles mêmes, allaient pour l'amusement. Au premier rang y figuraient des personnes voilées, masquées, que quelques-uns croyaient des princes. «On n'y voyait autrefois, dit Lancre, que des idiots des Landes. Aujourd'hui, on y voit des gens de qualité.» Satan, pour fêter ces notabilités locales, créait parfois en ce cas un évêque du sabbat. C'est le titre que reçut de lui le jeune seigneur Lancinena, avec qui le Diable en personne voulut bien ouvrir la danse.

Si bien appuyées, les sorcières régnaient. Elles exerçaient sur le pays une terreur d'imagination incroyable. Nombre de personnes se croyaient leurs victimes, et réellement devenaient gravement malades. Beaucoup étaient frappés d'épilepsie et aboyaient comme des chiens. La seule petite ville d'Acqs comptait jusqu'à quarante de ces malheureux aboyeurs. Une dépendance effrayante les liait à la sorcière, si bien qu'une dame appelée comme témoin aux approches de la sorcière, qu'elle ne voyait même pas, se mit à aboyer furieusement, et sans pouvoir s'arrêter.

Ceux à qui l'on attribuait une si terrible puissance étaient maîtres. Personne n'eût osé leur fermer sa porte. Un magistrat même, l'assesseur criminel de Bayonne, laissa faire le sabbat chez lui. Le seigneur de Saint-Pé, Urtubi, fut obligé de faire la fête dans son château. Mais sa tête en fut ébranlée au point qu'il s'imagina qu'une sorcière lui suçait le sang. La peur lui donnant du courage, avec un autre seigneur, il se rendit à Bordeaux, s'adressa au Parlement, qui obtint du roi que deux de ses membres, MM. d'Espagnet et Lancre, seraient commis pour juger les sorciers du pays basque. Commission absolue, sans appel, qui procéda avec une vigueur inouïe, jugea en quatre mois soixante ou quatre-vingts sorcières, et en examina cinq cents, également marquées du signe du Diable, mais qui ne figurèrent au procès que comme témoins (mai-août 1609).

Ce n'était pas une chose sans péril pour deux hommes et quelques soldats d'aller procéder ainsi au milieu d'une population violente, de tête fort exaltée, d'une foule de femmes de marins, hardies et sauvages. L'autre danger c'étaient les prêtres, dont plusieurs étaient sorciers, et que les commissaires laïques devaient juger, malgré la vive opposition du clergé.

Quand les juges arrivèrent, beaucoup de gens se sauvèrent aux montagnes. D'autres hardiment restèrent, disant que c'étaient les juges qui seraient brûlés. Les sorcières s'effrayaient si peu, qu'à l'audience elles s'endormaient du sommeil sabbatique, et assuraient au réveil avoir joui, au tribunal même, des béatitudes de Satan. Plusieurs disent: «Nous ne souffrons que de ne pouvoir lui témoigner que nous brûlons de souffrir pour lui.»

Celles que l'on interrogeait disaient ne pouvoir parler. Satan obstruait leur gosier, et leur montait à la gorge.

Le plus jeune des commissaires, Lancre, qui écrit cette histoire, était un homme du monde. Les sorcières entrevirent qu'avec un pareil homme il y avait des moyens de salut. La ligue fut rompue. Une mendiante de dix-sept ans, la Murgui (Margarita) qui avait trouvé lucratif de se faire sorcière, et qui, presque enfant, menait et offrait des enfants au Diable, se mit avec sa compagne (une Lisalda de même âge) à dénoncer toutes les autres. Elle dit tout, décrivit tout, avec la vivacité, la violence, l'emphase espagnole, avec cent détails impudiques, vrais ou faux. Elle effraya, amusa, empauma les juges, les mena comme des idiots. Ils confièrent à cette fille corrompue, légère, enragée, la charge terrible de chercher sur le corps des filles et garçons l'endroit où Satan aurait mis sa marque. Cet endroit se reconnaissait à ce qu'il était insensible, et qu'on pouvait impunément y enfoncer des aiguilles. Un chirurgien martyrisait les vieilles, elle les jeunes, qu'on appelait comme témoins, mais qui, si elle les disait marquées, pouvaient être accusées. Chose odieuse que cette fille effrontée, devenue maîtresse absolue du sort de ces infortunés, allât leur enfonçant l'aiguille, et pût à volonté désigner ces corps sanglants à la mort!

Elle avait pris un tel empire sur Lancre, qu'elle lui fait croire que, pendant qu'il dort à Saint-Pé, dans son hôtel, entouré de ses serviteurs et de son escorte, le Diable est entré la nuit dans sa chambre, qu'il y a dit la messe noire, que les sorcières ont été jusque sous ses rideaux pour l'empoisonner, mais qu'elles l'ont trouvé bien gardé de Dieu. La messe noire a été servie par la dame de Lancinena, à qui Satan a fait l'amour dans la chambre même du juge. On entrevoit le but probable de ce misérable conte: la mendiante en veut à la dame, qui était jolie, et qui eût pu, sans cette calomnie, prendre aussi quelque ascendant sur le galant commissaire.

Lancre et son confrère, effrayés, avancèrent, n'osant reculer. Ils firent planter leurs potences royales sur les places même où Satan avait tenu le sabbat. Cela effraya, on les sentit forts et armés du bras du roi. Les dénonciations plurent comme grêle. Toutes les femmes, à la queue, vinrent s'accuser l'une l'autre. Puis on fit venir les enfants, pour leur faire dénoncer les mères. Lancre juge, dans sa gravité, qu'un témoin de huit ans est bon, suffisant et respectable.

M. d'Espagnet ne pouvait donner qu'un moment à cette affaire, devant se rendre bientôt aux États de Béarn.

Lancre, poussé à son insu par la violence des jeunes révélatrices qui seraient restées en péril si elles n'eussent fait brûler les vieilles, mena le procès au galop, bride abattue. Un nombre suffisant de sorcières furent adjugées au bûcher. Se voyant perdues, elles avaient fini par parler aussi, dénoncer. Quand on mena les premières au feu, il y eut une scène horrible. Le bourreau, l'huissier, les sergents, se crurent à leur dernier jour. La foule s'acharna aux charrettes, pour forcer ces malheureuses de rétracter leurs accusations. Des hommes leur mirent le poignard à la gorge; elles faillirent périr sous les ongles de leurs compagnes furieuses.

La justice s'en tira pourtant à son honneur. Et alors les commissaires passèrent au plus difficile, au jugement de huit prêtres qu'ils avaient en main. Les révélations des filles avaient mis ceux-ci à jour. Lancre parle de leurs mœurs comme un homme qui sait tout d'original. Il leur reproche non-seulement leurs galants exercices aux nuits du sabbat, mais surtout leurs sacristines, bénédictes ou marguillières. Il répète même des contes: que les prêtres ont envoyé les maris à Terre-Neuve, et rapporté du Japon les diables qui leur livrent les femmes.

Le clergé était fort ému. L'évêque de Bayonne aurait voulu résister. Ne l'osant, il s'absenta, et désigna son vicaire général pour assister au jugement. Heureusement le Diable secourut les accusés mieux que l'évêque. Comme il ouvre toutes les portes, il se trouva, un matin, que cinq des huit échappèrent. Les commissaires, sans perdre de temps, brûlèrent les trois qui restaient.

Cela vers août 1609. Les inquisiteurs espagnols qui faisaient à Logrono leur procès n'arrivèrent à l'auto-da-fé qu'au 8 novembre 1610. Ils avaient eu bien plus d'embarras que les nôtres, vu le nombre immense, épouvantable, des accusés. Comment brûler tout un peuple? Ils consultèrent le pape et les plus grands docteurs d'Espagne. La reculade fut décidée. Il fut entendu qu'on ne brûlerait que les obstinés, ceux qui persisteraient à nier, et que ceux qui avoueraient seraient relâchés. C'est la méthode qui déjà sauvait tous les prêtres dans les procès de libertinage. On se contentait de leur aveu, et d'une petite pénitence. (V. Llorente.)

L'inquisition, exterminatrice pour les hérétiques, cruelle pour les Maures et les juifs, l'était bien moins pour les sorciers. Ceux-ci, bergers en grand nombre, n'étaient nullement en lutte avec l'Église. Les jouissances fort basses, parfois bestiales, des gardeurs de chèvres, inquiétaient peu les ennemis de la liberté de penser.

Le livre de Lancre a été écrit surtout en vue de montrer combien la justice de France, laïque et parlementaire, est meilleure que la justice de prêtres. Il est écrit légèrement et au courant de la plume, fort gai. On y sent la joie d'un homme qui s'est tiré à son honneur d'un grand danger. Joie gasconne et vaniteuse. Il raconte orgueilleusement qu'au sabbat qui suivit la première exécution des sorcières, leurs enfants vinrent en faire des plaintes à Satan. Il répondit que leurs mères n'étaient pas brûlées, mais vivantes, heureuses. Du fond de la nuée, les enfants crurent en effet entendre les voix des mères, qui se disaient en pleine béatitude. Cependant Satan avait peur. Il s'absenta quatre sabbats, se substituant un diablotin de nulle importance. Il ne reparut qu'au 22 juillet. Lorsque les sorcières lui demandèrent la cause de son absence, il dit: «J'ai été plaider votre cause contre Janicot (Petit-Jean, il nomme ainsi Jésus). J'ai gagné l'affaire. Et celles qui sont encore en prison ne seront pas brûlées.»

Le grand menteur fut démenti. Et le magistrat vainqueur assure qu'à la dernière qu'on brûla on vit une nuée de crapauds sortir de sa tête. Le peuple se rua sur eux à coups de pierres, si bien qu'elle fut plus lapidée que brûlée. Mais, avec tout cet assaut, ils ne vinrent pas à bout d'un crapaud noir, qui échappa aux flammes, aux bâtons, aux pierres, et se sauva, comme un démon qu'il était, en lieu où on ne sut jamais le trouver.

CHAPITRE XIX
LES COUVENTS.—LA SORCELLERIE DANS LES COUVENTS.—LE PRINCE DES MAGICIENS
1610-1611

Le Parlement de Provence n'eut rien à envier aux succès du Parlement de Bordeaux. La juridiction laïque saisit de nouveau l'occasion d'un procès de sorcellerie pour se faire la réformatrice des mœurs ecclésiastiques. Elle jeta un regard sévère dans le monde fermé des couvents. Rare occasion. Il y fallut un concours singulier de circonstances, des jalousies furieuses, des vengeances de prêtre à prêtre. Sans ces passions indiscrètes, que nous verrons plus tard encore éclater de moments en moments, nous n'aurions nulle connaissance de la destinée réelle de ce grand peuple de femmes qui meurt dans ces tristes maisons, pas un mot de ce qui se passe derrière ces grilles et ces grands murs que le confesseur franchit seul.

Le prêtre basque que Lancre montre si léger, si mondain, allant l'épée au côté, danser la nuit au sabbat, où il conduit sa sacristine, n'était pas un exemple à craindre. Ce n'était pas celui-là que l'Inquisition d'Espagne prenait tant de peine à couvrir, et pour qui ce corps si sévère se montrait si indulgent. On entrevoit fort bien chez Lancre, au milieu de ses réticences, qu'il y a encore autre chose. Et les États généraux de 1614, quand ils disent qu'il ne faut pas que le prêtre juge le prêtre, pensent aussi à autre chose. C'est précisément ce mystère qui se trouva déchiré par le Parlement de Provence. Le directeur de religieuses, maître d'elles, et disposant de leur corps et de leur âme, les ensorcelant: voilà ce qui apparut au procès de Gauffridi, plus tard aux affaires terribles de Loudun et de Louviers, dans celles que Llorente, que Ricci et autres nous ont fait connaître.

La tactique fut la même pour atténuer le scandale, désorienter le public, l'occuper de la forme en cachant le fond. Au procès d'un prêtre sorcier, on mit en saillie le sorcier, et l'on escamota le prêtre, de manière à tout rejeter sur les arts magiques et faire oublier la fascination naturelle d'un homme maître d'un troupeau de femmes qui lui sont abandonnées.

Il n'y avait aucun moyen d'étouffer la première affaire. Elle avait éclaté en pleine Provence, dans ce pays de lumière où le soleil perce tout à jour. Le théâtre principal fut non-seulement Aix et Marseille, mais le lieu célèbre de la Sainte-Baume, pèlerinage fréquenté où une foule de curieux vinrent de toute la France assister au duel à mort de deux religieuses possédées et de leurs démons. Les Dominicains, qui entamèrent la chose comme inquisiteurs, s'y compromirent fort par l'éclat qu'ils lui donnèrent et par leur partialité pour telle de ces religieuses. Quelque soin que le Parlement mît ensuite à brusquer la conclusion, ces moines eurent grand besoin de s'expliquer et de s'excuser. De là le livre important du moine Michaëlis, mêlé de vérités, de fables, où il érige Gauffridi, le prêtre qu'il fit brûler, en Prince des magiciens non-seulement de France, mais d'Espagne, d'Allemagne, d'Angleterre et de Turquie, de toute la terre habitée.

Gauffridi semble avoir été un homme agréable et de mérite. Né aux montagnes de Provence, il avait beaucoup voyagé dans les Pays-Bas et dans l'Orient. Il avait la meilleure réputation à Marseille, où il était prêtre à l'église des Acoules. Son évêque en faisait cas, et les dames les plus dévotes le préféraient pour confesseur. Il avait, dit-on, un don singulier pour se faire aimer de toutes. Néanmoins il aurait gardé une bonne réputation si une dame noble de Provence, aveugle et passionnée, n'eut poussé l'infatuation jusqu'à lui confier (peut-être pour son éducation religieuse) une charmante enfant de douze ans, Madeleine de la Palud, blonde et d'un caractère doux. Gauffridi y perdit l'esprit, et ne respecta pas l'âge ni la sainte ignorance, l'abandon de son élève.

Elle grandit cependant, et la jeune demoiselle noble s'aperçut de son malheur, de cet amour inférieur et sans espoir de mariage. Gauffridi, pour la retenir, dit qu'il pouvait l'épouser devant le Diable, s'il ne le pouvait devant Dieu. Il caressa son orgueil en lui disant qu'il était le Prince des magiciens, et qu'elle en deviendrait la reine. Il lui mit au doigt un anneau d'argent, marqué de caractères magiques. La mena-t-il au sabbat ou lui fit-il croire qu'elle y avait été, en la troublant par des breuvages, des fascinations magnétiques? Ce qui est sûr, c'est que l'enfant, tiraillée entre deux croyances, pleine d'agitation et de peur, fut dès lors par moment folle, et certains accès la jetaient dans l'épilepsie. Sa peur était d'être enlevée vivante par le Diable. Elle n'osa plus rester dans la maison de son père, et se réfugia au couvent des Ursulines de Marseille.

C'était le plus calme des ordres et le moins déraisonnable. Elles n'étaient pas oisives, s'occupant un peu à élever des petites filles. La réaction catholique, qui avait commencé avec une haute ambition espagnole d'extase, impossible alors, qui avait follement bâti force couvents de carmélites, feuillantines et capucines, s'était vue bientôt au bout de ses forces. Les filles qu'on murait là si durement pour s'en délivrer mouraient tout de suite, et, par ces morts si promptes, accusaient horriblement l'inhumanité des familles. Ce qui les tuait, ce n'étaient pas les mortifications, mais l'ennui et le désespoir. Après le premier moment de ferveur, la terrible maladie des cloîtres (décrite dès le Ve siècle par Cassien), l'ennui pesant, l'ennui mélancolique des après-midi, l'ennui tendre qui égare en d'indéfinissables langueurs, les minait rapidement. D'autres étaient comme furieuses; le sang trop fort les étouffait.

Une religieuse, pour mourir décemment sans laisser trop de remords à ses proches, doit y mettre environ dix ans (c'est la vie moyenne des cloîtres). Il fallut donc en rabattre, et des hommes de bons sens et d'expérience sentirent que, pour les prolonger, il fallait les occuper quelque peu, ne pas les tenir trop seules. Saint François de Sales fonda les Visitandines, qui devaient, deux à deux, visiter les malades. César de Bus et Romillion, qui avaient créé les Prêtres de la doctrine (en rapport avec l'Oratoire), fondèrent ce qu'on eût pu appeler les filles de la Doctrine, les Ursulines, religieuses enseignantes, que ces prêtres dirigeaient. Le tout sous la haute inspection des évêques, et peu, très-peu monastique; elles n'étaient pas cloîtrées encore. Les Visitandines sortaient; les Ursulines recevaient (au moins les parents des élèves). Les unes et les autres étaient en rapport avec le monde, sous des directeurs estimés. L'écueil de tout cela, c'était la médiocrité. Quoique les Oratoriens et Doctrinaires aient eu des gens de grand mérite, l'esprit général de l'ordre était systématiquement moyen, modéré, attentif à ne pas prendre un vol trop haut. Le fondateur des Ursulines, Romillion, était un homme d'âge, un protestant converti, qui avait tout traversé, et était revenu de tout. Il croyait ses jeunes Provençales déjà aussi sages, et comptait tenir ses petites ouailles dans les maigres pâturages d'une religion oratorienne, monotone et raisonnable. C'est par là que l'ennui rentrait. Un matin, tout échappa.

Le montagnard provençal, le voyageur, le mystique, l'homme de trouble et de passion, Gauffridi, qui venait là comme directeur de Madeleine, eut une bien autre action. Elles sentirent une puissance, et, sans doute par les échappées de la jeune folle amoureuse, elles surent que ce n'était rien moins qu'une puissance diabolique. Toutes sont saisies de peur, et plus d'une aussi d'amour. Les imaginations s'exaltent; les têtes tournent. En voilà cinq ou six qui pleurent, qui crient et qui hurlent, qui se sentent saisies du démon.

Si les Ursulines eussent été cloîtrées, murées, Gauffridi, leur seul directeur, eût pu les mettre d'accord de manière ou d'autre. Il aurait pu arriver, comme en un cloître du Quesnoy en 1490, que le Diable, qui prend volontiers la figure de celui qu'on aime, se fut constitué, sous la figure de Gauffridi, l'amant commun des religieuses. Ou bien, comme dans ces cloîtres espagnols dont parle Llorente, il leur eût persuadé que le prêtre sacre de prêtrise celles à qui il fait l'amour, et que le péché avec lui est une sanctification. Opinion répandue en France, et à Paris même, où ces maîtresses de prêtres étaient dites «les consacrées» (Lestoile, édit. Mich., 561).

Gauffridi, maître de toutes, s'en tint-il à Madeleine? Ne passa-t-il pas de l'amour au libertinage? On ne sait. L'arrêt indique une religieuse qu'on ne montra pas au procès, mais qui reparaît à la fin, comme s'étant donnée au Diable et à lui.

Les Ursulines étaient une maison toute à jour, où chacun venait, voyait. Elles étaient sous la garde de leurs Doctrinaires, honnêtes, et d'ailleurs jaloux. Le fondateur même était là, indigné et désespéré. Quel malheur pour l'ordre naissant, qui, à ce moment même, prospérait, s'étendait partout en France! Sa prétention était la sagesse, le bon sens, le calme. Et tout à coup il délire! Romillion eût voulu étouffer la chose. Il fit secrètement exorciser ces filles par un de ses prêtres. Mais les diables ne tenaient compte d'exorcistes doctrinaires. Celui de la petite blonde, Diable noble, qui était Belzébuth, démon de l'orgueil, ne daigna desserrer les dents.

Il y avait, parmi ces possédées, une fille particulièrement adoptée de Romillion, fille de vingt à vingt-cinq ans, fort cultivée et nourrie dans la controverse, née protestante, mais qui, n'ayant père ni mère, était tombée aux mains du Père, comme elle, protestant converti. Son nom de Louise Capeau semble roturier. C'était, comme il parut trop, une fille d'un prodigieux esprit, d'une passion enragée. Ajoutez-y une épouvantable force. Elle soutint trois mois, outre son orage infernal, une lutte désespérée qui eût tué l'homme le plus fort en huit jours.

Elle dit qu'elle avait trois diables: Verrine, bon diable catholique, léger, un des démons de l'air; Léviathan, mauvais diable, raisonneur et protestant; enfin un autre qu'elle avoue être celui de l'impureté. Mais elle en oublie un, le démon de la jalousie.

Elle haïssait cruellement la petite, la blonde, la préférée, l'orgueilleuse demoiselle noble. Celle-ci, dans ses accès, avait dit qu'elle avait été au sabbat, et qu'elle y avait été reine, et qu'on l'y avait adorée, et qu'elle s'y était livrée, mais au Prince ...—Quel prince?—Louis Gauffridi, le Prince des magiciens.

Cette Louise, à qui une telle révélation avait enfoncé un poignard, était trop furieuse pour en douter. Folle, elle crut la folle, afin de la perdre. Son démon fut soutenu de tous les démons des jalouses. Toutes crièrent que Gauffridi était bien le roi des sorciers. Le bruit se répandit partout qu'on avait fait une grande capture, un prêtre roi des magiciens, le Prince de la magie, pour tous les pays. Tel fut l'affreux diadème de fer et de feu que ses démons femelles lui enfoncèrent au front.

Tout le monde perdit la tête, et le vieux Romillion même. Soit haine de Gauffridi, soit peur de l'Inquisition, il sortit l'affaire des mains de l'évêque, et mena ses deux possédées, Louise et Madeleine, au couvent de la Sainte-Baume, dont le prieur dominicain était le Père Michaëlis, propre inquisiteur du Pape en terre papale d'Avignon et qui prétendait l'être pour toute la Provence. Il s'agissait uniquement d'exorcismes. Mais, comme les deux filles devaient accuser Gauffridi, celui-ci allait par le fait tomber aux mains de l'Inquisition.

Michaëlis devait prêcher l'Advent à Aix, devant le Parlement. Il sentit combien cette affaire dramatique le relèverait. Il la saisit avec l'empressement de nos avocats de Cour d'assises quand il leur vient un meurtre dramatique ou quelques cas curieux de conversation criminelle.

Le beau, dans ce genre d'affaires, c'était de mener le drame pendant l'Advent, Noël et le Carême, et de ne brûler qu'à la Semaine sainte, la veille du grand moment de Pâques. Michaëlis se réserva pour le dernier acte, et confia le gros de la besogne à un Dominicain flamand qu'il avait, le docteur Dompt, qui venait de Louvain, qui avait déjà exorcisé, était ferré en ces sottises.

Ce que le Flamand d'ailleurs avait à faire de mieux, c'était de ne rien faire. On lui donnait en Louise un auxiliaire terrible, trois fois plus zélé que l'Inquisition, d'une inextinguible fureur, d'une brûlante éloquence, bizarre, baroque parfois, mais à faire frémir, une vraie torche infernale.

La chose fut réduite à un duel entre les deux diables, entre Louise et Madeleine, par-devant le peuple. Des simples qui venaient là au pèlerinage de la Sainte-Baume, un bon orfèvre par exemple et un drapier, gens de Troyes en Champagne, étaient ravis de voir le démon de Louise battre si cruellement les démons et fustiger les magiciens. Ils en pleuraient de joie, et s'en allaient en remerciant Dieu.

Spectacle bien terrible cependant (même dans la lourde rédaction des procès-verbaux du Flamand) de voir ce combat inégal; cette fille, plus âgée et si forte, robuste Provençale, vraie race des cailloux de la Crau, chaque jour lapider, assommer, écraser cette victime, jeune et presque enfant, déjà suppliciée par son mal, perdue d'amour et de honte, dans les crises de l'épilepsie...

Le volume du Flamand, avec l'addition de Michaëlis, en tout quatre cents pages, est un court extrait des invectives, injures et menaces que cette fille vomit Cinq mois, et de ses sermons aussi, car elle prêchait sur toutes choses, sur les sacrements, sur la venue prochaine de l'Antéchrist, sur la fragilité des femmes, etc., etc. De là, au nom de ses Diables, elle revenait à la fureur, et deux fois par jour reprenait l'exécution de la petite, sans respirer, sans suspendre une minute l'affreux torrent, à moins que l'autre, éperdue, «un pied en enfer,» dit-elle elle-même, ne tombât en convulsion, et ne frappât les dalles de ses genoux, de son corps, de sa tête évanouie.

Louise est bien au quart folle, il faut l'avouer; nulle fourberie n'eût suffi à tenir cette longue gageure. Mais sa jalousie lui donne, sur chaque endroit où elle peut crever le cœur à la patiente et y faire entre l'aiguille, une horrible lucidité.

C'est le renversement de toute chose. Cette Louise, possédée du Diable, communie tant qu'elle veut. Elle gourmande les personnes de la plus haute autorité. La vénérable Catherine de France, la première des Ursulines, vient voir cette merveille, l'interroge, et tout d'abord la surprend en flagrant délit d'erreur, de sottise. L'autre, impudente, en est quitte pour dire, au nom de son diable: «Le Diable est le père du mensonge.»

Un minime, homme de sens, qui est là, relève ce mot, et lui dit: «Alors, tu mens.» Et aux exorcistes: «Que ne faites-vous taire cette femme?» Il leur cite l'histoire de Marthe, la fausse possédée de Paris. Pour réponse, on la fait communier devant lui. Le Diable communiant, le Diable recevant le corps de Dieu!... Le pauvre homme est stupéfait ... Il s'humilie devant l'Inquisition. Il a trop forte partie, ne dit plus un mot.

Un des moyens de Louise, c'est de terrifier l'assistance, disant: «Je vois des magiciens ...» Chacun tremble pour soi-même.

Victorieuse de la Sainte-Baume, elle frappe jusqu'à Marseille. Son exorciste flamand, réduit à l'étrange rôle de secrétaire et confident du Diable, écrit sous sa dictée cinq lettres:

Aux Capucins de Marseille pour qu'ils somment Gauffridi de se convertir;—aux mêmes Capucins pour qu'ils arrêtent Gauffridi, le garrottent avec une étole et le tiennent prisonnier dans telle maison qu'elle indique;—plusieurs lettres aux modérés, à Catherine de France, aux prêtres de la Doctrine, qui eux-mêmes se déclaraient contre elle.—Enfin, cette femme effrénée, débordée, insulte sa propre supérieure: «Vous m'avez dit au départ d'être humble et obéissante ... Je vous rends votre conseil.»

Verrine, le Diable de Louise, démon de l'air et du vent, lui soufflait des paroles folles, légères et d'orgueil insensé, blessant amis et ennemis, l'Inquisition même. Un jour, elle se mit à rire de Michaëlis, qui se morfondait à Aix à prêcher dans le désert, tandis que tout le monde venait l'écouter à la Sainte-Baume. «Tu prêches, ô Michaëlis! tu dis vrai, mais avances, peu ... Et Louise, sans étudier, a atteint, compris le sommaire de la perfection.»

Cette joie sauvage lui venait surtout d'avoir brisé Madeleine. Un mot y avait fait plus que cent sermons. Mot barbare: «Tu seras brûlée» (17 décembre). La petite fille, éperdue, dit dès lors tout ce qu'elle voulait et la soutint bassement.

Elle s'humilia devant tous, demanda pardon à sa mère, à son supérieur Romillion, à l'assistance, à Louise. Si nous en croyons celle-ci, la peureuse la prit à part, la pria d'avoir pitié d'elle, de ne pas trop la châtier.

L'autre, tendre comme un roc, clémente comme un écueil, sentit qu'elle était à elle, pour en faire ce qu'elle voudrait. Elle la prit, l'enveloppa, l'étourdit et lui ôta le peu qui lui restait d'âme. Second ensorcellement, mais à l'envers de Gauffridi, une possession par la terreur. La créature anéantie marchant sous la verge et le fouet, on la poussa jour par jour dans cette voie d'exquise douleur d'accuser, d'assassiner celui qu'elle aimait encore.

Si Madeleine avait résisté, Gauffridi eût échappé. Tout le monde était contre Louise.

Michaëlis même, à Aix, éclipsé par elle dans ses prédications, traité d'elle si légèrement, eût tout arrêté plutôt que d'en laisser l'honneur à cette fille.

Marseille défendait Gauffridi, étant effrayée de voir l'inquisition d'Avignon pousser jusqu'à elle, et chez elle prendre un Marseillais.

L'évêque surtout et le chapitre défendaient leur prêtre. Ils soutenaient qu'il n'y avait rien en tout cela qu'une jalousie de confesseurs, la haine ordinaire des moines contre les prêtres séculiers.

Les Doctrinaires auraient voulu tout finir. Ils étaient désolés du bruit. Plusieurs en eurent tant de chagrin, qu'ils étaient près de tout laisser et de quitter leur maison. Les dames étaient indignées, surtout madame Libertat, la dame du chef des royalistes, qui avait rendu Marseille au roi. Toutes pleuraient pour Gauffridi et disaient que le démon seul pouvait attaquer cet agneau de Dieu.

Les Capucins, à qui Louise si impérieusement ordonnait de le prendre au corps, étaient (comme tous les ordres de Saint-François) ennemis des Dominicains. Ils furent jaloux du relief que ceux-ci tiraient de leur possédée. La vie errante d'ailleurs qui mettait les Capucins en rapport continuel avec les femmes leur faisait souvent des affaires de mœurs. Ils n'aimaient pas qu'on se mît à regarder de si près la vie des ecclésiastiques. Ils prirent parti pour Gauffridi. Les possédés n'étaient pas chose si rare qu'on ne pût s'en procurer; ils en eurent un à point nommé. Son Diable, sous l'influence du cordon de Saint-François, dit tout le contraire du Diable de Saint-Dominique. Il dit et ils écrivirent en son nom: «Que Gauffridi n'était nullement magicien, qu'on ne pouvait l'arrêter.»

On ne s'attendait pas à cela, à la Sainte-Baume. Louise parut interdite. Elle trouva à dire seulement qu'apparemment les Capucins n'avaient pas fait jurer à leur Diable de dire vrai Pauvre réponse, qui fut pourtant appuyée par la tremblante Madeleine.

Comme un chien qu'on a battu et qui craint de l'être encore, elle était capable de tout, même de mordre et de déchirer. C'est par elle qu'en cette crise Louise horriblement mordit.

Elle-même dit seulement que l'évêque, sans le savoir, offensait Dieu. Elle cria «contre les sorciers de Marseille,» sans nommer personne. Mais le mot cruel et fatal, elle le fit dire par Madeleine. Une femme qui depuis deux ans avait perdu son enfant fut désignée par celle-ci comme l'ayant étranglé. La femme, craignant les tortures, s'enfuit ou se tint cachée. Son mari, son père, en larmes, vinrent à la Sainte-Baume, sans doute pour fléchir les inquisiteurs. Mais Madeleine n'eût jamais osé se dédire; elle répéta l'accusation.

Qui était en sûreté? Personne. Du moment que le Diable était pris pour vengeur de Dieu, du moment qu'on écrivait sous sa dictée les noms de ceux qui pouvaient passer par les flammes, chacun eut de nuit et de jour le cauchemar affreux du bûcher.

Marseille, contre une telle audace de l'Inquisition papale, eût dû s'appuyer du Parlement d'Aix. Malheureusement, elle savait qu'elle n'était pas aimée à Aix.

Celle-ci, petite ville officielle de magistrature et de noblesse, a toujours été jalouse de l'opulente splendeur de Marseille, cette reine du Midi. Ce fut tout au contraire l'adversaire de Marseille, l'inquisiteur papal, qui, pour prévenir l'appel de Gauffridi au Parlement, y eut recours le premier. C'était un corps très-fanatique dont les grosses têtes étaient des nobles enrichis dans l'autre siècle au massacre des Vaudois. Comme juges laïques, d'ailleurs, ils furent ravis de voir un inquisiteur du pape créer un tel précédent, avouer que, dans l'affaire d'un prêtre, dans une affaire de sortilége, l'Inquisition ne pouvait procéder que pour l'instruction préparatoire. C'était comme une démission que donnaient les inquisiteurs de toutes leurs vieilles prétentions. Un côté flatteur aussi où mordirent ceux d'Aix, comme avaient fait ceux de Bordeaux, c'était qu'eux laïques, ils fussent érigés par l'Église elle-même en censeurs et réformateurs des mœurs ecclésiastiques.

Dans cette affaire, où tout devait être étrange et miraculeux, ce ne fut pas la moindre merveille de voir un démon si furieux devenir tout à coup flatteur pour le Parlement, politique et diplomate. Louise charma les gens du roi par un éloge du feu roi. Henri IV (qui l'aurait cru?) fut canonisé par le Diable. Un matin, sans à-propos, il éclata en éloges «de ce pieux et saint roi qui venait de monter au ciel.»

Un tel accord des deux anciens ennemis, le Parlement et l'Inquisition, celle-ci désormais sûre du bras séculier, des soldats et du bourreau, une commission parlementaire envoyée à la Sainte-Baume pour examiner les possédées, écouter leurs dépositions, leurs accusations, et dresser des listes, c'était chose vraiment effrayante. Louise, sans ménagement, désigna les Capucins, défenseurs de Gauffridi, et annonça «qu'ils seraient punis temporellement» dans leurs corps et dans leur chair.

Les pauvres Pères furent brisés. Leur Diable ne souffla plus mot. Ils allèrent trouver l'évêque, et lui dirent qu'en effet on ne pouvait guère refuser de représenter Gauffridi à la Sainte-Baume, et de faire acte d'obéissance; mais qu'après cela l'évêque et le chapitre le réclameraient, le replaceraient sous la protection de la justice épiscopale.

On avait calculé aussi, sans doute, que la vue de cet homme aimé allait fort troubler les deux filles, que la terrible Louise elle-même serait ébranlée des réclamations de son cœur.

Ce cœur, en effet, s'éveilla à l'approche du coupable; la furieuse semble avoir eu un moment d'attendrissement. Je ne connais rien de plus brûlant que sa prière pour que Dieu sauve celui qu'elle a poussé à la mort: «Grand Dieu, je vous offre tous les sacrifices qui ont été offerts depuis l'origine du monde et le seront jusqu'à la fin ... le tout pour Louis!... Je vous offre tous les pleurs des saints, toutes les extases des anges ... le tout pour Louis! Je voudrais qu'il y eût plus d'âmes encore pour que l'oblation fût plus grande ... le tout pour Louis! Pater de cœlis Deus, miserere Ludovici! Fili redemptor mundi Deus, miserere Ludovici!...» etc.

Vaine pitié! funeste d'ailleurs!... Ce qu'elle eût voulu, c'était que l'accusé ne s'endurcît pas, qu'il s'avouât coupable. Auquel cas il était sûr d'être brûlé, dans notre jurisprudence.

Elle-même, du reste, était finie, elle ne pouvait plus rien. L'inquisiteur Michaëlis, humilié de n'avoir vaincu que par elle, irrité contre son exorciste flamand, qui s'était tellement subordonné à elle et avait laissé voir à tous les secrets ressorts de la tragédie, Michaëlis, venait justement pour briser Louise, sauver Madeleine et la lui substituer, s'il se pouvait, dans ce drame populaire. Ceci n'était pas maladroit et témoigne d'une certaine entente de la scène. L'hiver et l'Advent avaient été remplis par la terrible sibylle, la bacchante furieuse. Dans une saison plus douce, dans un printemps de Provence, au Carême, aurait figuré un personnage plus touchant, un démon tout féminin dans une enfant malade et dans une blonde timide. La petite demoiselle appartenant à une famille distinguée, la noblesse s'y intéressait, et le Parlement de Provence.

Michaëlis, loin d'écouter son Flamand, l'homme de Louise, lorsqu'il voulut entrer au petit conseil des Parlementaires, lui ferma la porte. Un Capucin, venu aussi, au premier mot de Louise, cria: «Silence, Diable maudit!»

Gauffridi cependant était arrivé à la Sainte-Baume, où il faisait triste figure. Homme d'esprit, mais faible et coupable, il ne pressentait que trop la fin d'une pareille tragédie populaire, et, dans sa plus cruelle catastrophe, il se voyait abandonné, trahi de l'enfant qu'il aimait. Il s'abandonna lui-même, et, quand on le mit en face de Louise, elle apparut comme un juge, un de ces vieux juges d'église, cruels et subtils scolastiques. Elle lui posa les questions de doctrine, et à tout il répondait oui, lui accordant même les choses les plus contestables, par exemple, «que le Diable peut être cru en justice sur sa parole et son serment.»

Cela ne dura que huit jours (du 1er au 8 janvier). Le clergé de Marseille le réclama. Ses amis, les Capucins, dirent avoir visité sa chambre et n'avoir rien trouvé de magique. Quatre chanoines de Marseille vinrent d'autorité le prendre et le ramenèrent chez lui.

Gauffridi était bien bas. Mais ses adversaires n'étaient pas bien haut. Même les deux inquisiteurs, Michaëlis et le Flamand, étaient honteusement en discorde. La partialité du second pour Louise, du premier pour Madeleine, dépassa les paroles mêmes, et l'on en vint aux voies de fait. Ce chaos d'accusations, de sermons, de révélations, que le Diable avait dicté par la bouche de Louise, le Flamand, qui l'avait écrit, soutenait que tout cela était parole de Dieu, et craignait qu'on n'y touchât. Il avouait une grande défiance de son chef Michaëlis, craignant que, dans l'intérêt de Madeleine, il n'altérât ces papiers de manière à perdre Louise, il les défendit tant qu'il put, s'enferma dans sa chambre, et soutint un siége. Michaëlis, qui avait les parlementaires pour lui, ne put prendre le manuscrit qu'au nom du roi et en enfonçant la porte.

Louise, qui n'avait peur de rien, voulait au roi opposer le pape. Le Flamand porta appel contre son chef Michaëlis à Avignon, au légat. Mais la prudente cour papale fut effrayée du scandale de voir un inquisiteur accuser un inquisiteur. Elle n'appuya pas le Flamand, qui n'eut plus qu'à se soumettre. Michaëlis, pour le faire taire, lui restitua les papiers.

Ceux de Michaëlis, qui forment un second procès-verbal assez plat et nullement comparable à l'autre, ne sont remplis que de Madeleine. On lui fait de la musique pour essayer de la calmer. On note très-soigneusement si elle mange ou ne mange pas. On s'occupe trop d'elle en vérité, et souvent de façon peu édifiante. On lui adresse des questions étranges sur le magicien, sur les places de son corps qui pouvaient avoir la marque du Diable. Elle-même fut examinée. Quoique elle dût l'être à Aix par les médecins et chirurgiens du Parlement (p. 70), Michaëlis, par excès de zèle, la visita à la Sainte-Baume, et il spécifie ses observations (p. 69). Point de matrone appelée. Les juges, laïques et moines, ici réconciliés et n'ayant pas à craindre leur surveillance mutuelle, se passèrent apparemment ce mépris des formalités.

Ils avaient un juge en Louise. Cette fille hardie stigmatisa ces indécences au fer chaud: «Ceux qu'engloutit le Déluge n'avaient pas tant fait que ceux-ci!... Sodome, rien de pareil n'a jamais été dit de toi!...»

Elle dit aussi: «Madeleine est livrée à l'impureté!» C'était, en effet, le plus triste. La pauvre folle, par une joie aveugle de vivre, de n'être pas brûlée, ou par un sentiment confus que c'était elle maintenant qui avait action sur les juges, chanta, dansa par moments avec une liberté honteuse, impudique et provocante. Le prêtre de la Doctrine, le vieux Romillion, en rougit pour son Ursuline. Choqué de voir ces hommes admirer ses longs cheveux, il dit qu'il fallait les couper, lui ôter cette vanité.

Elle était obéissante et douce dans ses bons moments. Et on aurait bien voulu en faire une Louise. Mais ses Diables étaient vaniteux, amoureux, non éloquents et furieux, comme ceux de l'autre. Quand on voulut les faire prêcher, ils ne dirent que des pauvretés. Michaëlis fut obligé de jouer la pièce tout seul. Comme inquisiteur en chef, tenant à dépasser de loin son subordonné Flamand, il assura avoir déjà tiré de ce petit corps une armée de six mille six cent soixante diables; il n'en restait qu'une centaine. Pour mieux convaincre le public, il lui fit rejeter le charme ou sortilége qu'elle avait avalé, disait-il, et le lui tira de la bouche dans une matière gluante. Qui eût refusé de se rendre à cela? L'assistance demeura stupéfaite et convaincue.

Madeleine était en bonne voie de salut. L'obstacle était elle-même. Elle disait à chaque instant des choses imprudentes qui pouvaient irriter la jalousie de ses juges et leur faire perdre patience. Elle avouait que tout objet lui représentait Gauffridi, qu'elle le voyait toujours. Elle ne cachait pas ses songes érotiques. «Cette nuit, disait-elle, j'étais au sabbat. Les magiciens adoraient ma statue toute dorée. Chacun d'eux, pour l'honorer, lui offrait du sang, qu'ils tiraient de leurs mains avec des lancettes. Lui, il était là, à genoux, la corde au cou, me priant de revenir à lui et de ne pas le trahir ... Je résistais ... Alors il dit: «Y a-t-il quelqu'un ici qui veuille mourir pour elle?—«Moi, dit un jeune homme,» et le magicien l'immola.»

Dans un autre moment, elle le voyait qui lui demandait seulement un seul de ses beaux cheveux blonds. «Et comme je refusais, il dit: «La moitié au moins d'un cheveu.»

Elle assurait cependant qu'elle résistait toujours. Mais un jour, la porte se trouvant ouverte, voilà notre convertie qui courait à toutes jambes pour rejoindre Gauffridi.

On la reprit, au moins le corps. Mais l'âme? Michaëlis ne savait comment la reprendre. Il avisa heureusement son anneau magique. Il le tira, le coupa, le détruisit, le brûla. Supposant aussi que l'obstination de cette personne si douce venait des sorciers invisibles qui s'introduisaient dans la chambre, il y mit un homme d'armes, bien solide, avec une épée qui frappait de tous les côtés, et taillait les invisibles en pièces.

Mais la meilleure médecine pour convertir Madeleine, c'était la mort de Gauffridi. Le 5 février, l'inquisiteur alla prêcher le carême à Aix, vit les juges et les anima. Le Parlement, docile à son impulsion, envoya prendre à Marseille l'imprudent, qui, se voyant si bien appuyé de l'évêque, du chapitre, des Capucins, de tout le monde, avait cru qu'on n'oserait.

Madeleine d'un côté, Gauffridi de l'autre, arrivèrent à Aix. Elle était si agitée, qu'on fut contraint de la lier. Son trouble était épouvantable, et l'on n'était plus sûr de rien. On avisa un moyen bien hardi avec cette enfant si malade, une de ces peurs qui jettent une femme dans les convulsions et parfois donnent la mort. Un vicaire général de l'archevêché dit qu'il y avait en ce palais un noir et étroit charnier, ce qu'on appelle en Espagne un pourrissoir (comme on en voit à l'Escurial). Anciennement on y avait mis se consommer d'anciens ossements de morts inconnus. Dans cet antre sépulcral, on introduisit la fille tremblante. On l'exorcisa en lui appliquant au visage ces froids ossements. Elle ne mourut pas d'horreur, mais elle fut dès lors à discrétion, et l'on eut ce qu'on voulait, la mort de la conscience, l'extermination de ce qui restait de sens moral et de volonté.

Elle devint un instrument souple, à faire tout ce qu'on voulait, flatteuse, cherchant à deviner ce qui plairait à ses maîtres. On lui montra des huguenots, et elle les injuria. On la mit devant Gauffridi, et elle lui dit par cœur les griefs d'accusation, mieux que n'eussent fait les gens du roi. Cela ne l'empêchait pas de japper en furieuse quand on la menait à l'église, d'ameuter le peuple contre Gauffridi en faisant blasphémer son Diable au nom du magicien. Belzébub disait par sa bouche: «Je renonce à Dieu au nom de Gauffridi, je renonce au Fils de Dieu.» etc. Et au moment de l'élévation: «Retombe sur moi le sang du Juste, de la part de Gauffridi!»

Horrible communauté. Ce Diable à deux damnait l'un par les paroles de l'autre; tout ce qu'il disait par Madeleine, on l'imputait à Gauffridi. Et la foule épouvantée avait hâte de voir brûler le blasphémateur muet dont l'impiété rugissait par la voix de cette fille.

Les exorcistes lui firent cette cruelle question, à laquelle ils eussent eux-mêmes pu répondre bien mieux qu'elle: «Pourquoi, Belzébub, parles-tu si mal de ton grand ami?»—Elle répondit ces mots affreux: «S'il y a des traîtres entre les hommes, pourquoi pas entre les démons? Quand je me sens avec Gauffridi, je suis à lui pour faire tout ce qu'il voudra. Et quand vous me contraignez, je le trahis et je m'en moque!»

Elle ne soutint pas pourtant cette exécrable risée. Quoique le démon de la peur et de la servilité semblât l'avoir toute envahie, il y eut place encore pour le désespoir. Elle ne pouvait plus prendre le moindre aliment. Et ces gens qui depuis cinq mois l'exterminaient d'exorcismes et prétendaient l'avoir allégée de six mille ou sept mille diables, sont obligés de convenir qu'elle ne voulait plus que mourir et cherchait avidement tous les moyens de suicide. Le courage seul lui manquait. Une fois, elle se piqua avec une lancette, mais n'eut pas la force d'appuyer. Une fois, elle saisit un couteau, et, quand on le lui ôta, elle tâcha de s'étrangler. Elle s'enfonçait des aiguilles, enfin essaya follement de se faire entrer dans la tête une longue épingle par l'oreille.

Que devenait Gauffridi? L'inquisiteur, si long sur les deux filles, n'en dit presque rien. Il passe comme sur le feu. Le peu qu'il dit est bien étrange. Il conte qu'on lui banda les yeux, pendant qu'avec des aiguilles on cherchait sur tout son corps la place insensible qui devait être la marque du Diable. Quand on lui ôta le bandeau, il apprit avec étonnement et horreur que, par trois fois, on avait enfoncé l'aiguille sans qu'il la sentit? donc il était trois fois marqué du signe d'Enfer. Et l'inquisiteur ajouta: «Si nous étions en Avignon, cet homme serait brûlé demain.»

Alors Gauffridi se sentit perdu et ne se défendit plus. Il regarda seulement si quelques ennemis des Dominicains ne pourraient lui sauver la vie. Il dit vouloir se confesser aux Oratoriens. Mais ce nouvel ordre, qu'on aurait pu appeler le juste milieu du catholicisme, était trop froid et trop sage pour prendre en main une telle affaire, si avancée d'ailleurs et désespérée.

Alors il se retourna vers les moines Mendiants, se confessa aux Capucins, avoua tout et plus que la vérité, pour acheter la vie par la honte. En Espagne, il aurait été relaxé certainement, sauf une petite pénitence dans quelque couvent. Mais nos parlements étaient plus sévères; ils tenaient à constater la pureté supérieure de la juridiction laïque. Les Capucins, eux-mêmes peu rassurés sur l'article des mœurs, n'étaient pas gens à attirer la foudre sur eux. Ils enveloppaient Gauffridi, le gardaient, le consolaient jour et nuit, mais seulement pour qu'il s'avouât magicien, et que, la magie restant le chef d'accusation, on pût laisser au second plan la séduction d'un directeur, qui compromettait le clergé.

Donc ses amis, les Capucins, par obsession, caresses et tendresses, tirent de lui l'aveu mortel, qui, disaient-ils, sauvait son âme, mais qui bien certainement livrait son corps au bûcher.

L'homme étant perdu, fini, on en finit avec les filles, qu'on ne devait pas brûler. Ce fut une facétie. Dans une grande assemblée du Clergé et du Parlement, on fit venir Madeleine, et, parlant à elle, on somma son Diable, Belzébub, de vider les lieux, sinon de donner ses oppositions. Il n'eut garde de le faire, et partit honteusement.

Puis, on fit venir Louise, avec son Diable Verrine, mais avant de chasser un esprit si ami de l'Église, les moines régalèrent les parlementaires, novices en ces choses, du savoir-faire de ce Diable, en lui faisant exécuter une curieuse pantomime. «Comment font les Sépharins, les Chérubins, les Trônes, devant Dieu?—Chose difficile, dit Louise, ils n'ont pas de corps.» Mais, comme on répéta l'ordre, elle fit effort pour obéir, imitant le vol des uns, le brûlant désir des autres, et enfin l'adoration, en se courbant devant les juges, prosternée et la tête en bas. On vit cette fameuse Louise, si fière et si indomptée, s'humilier, baiser le pavé, et, les bras tendus, s'y appliquer de tout son long.

Singulière exhibition, frivole, indécente, par laquelle on lui fit expier son terrible succès populaire. Elle gagna encore l'assemblée par un cruel coup de poignard qu'elle frappa sur Gauffridi, qui était là garrotté: «Maintenant, lui dit-on, où est Belzébub, le Diable sorti de Madeleine?—Je le vois distinctement à l'oreille de Gauffridi.»

Est-ce assez de honte et d'horreurs? Resterait à savoir ce que cet infortuné dit à la question. On lui donna l'ordinaire et l'extraordinaire. Tout ce qu'il y dut révéler éclairerait sans nul doute la curieuse histoire des couvents de femmes. Les parlementaires recueillaient avidement ces choses-là, comme armes qui pouvaient servir, mais ils les tenaient «sous le secret de la cour.»

L'inquisiteur Michaëlis, fort attaqué dans le public pour tant d'animosité qui ressemblait fort à la jalousie, fut appelé par son ordre, qui s'assemblait à Paris, et ne vit pas le supplice de Gauffridi, brûlé vif à Aix quatre jours après (30 avril 1611).

La réputation des Dominicains, entamée par ce procès, ne fut pas fort relevée par une autre affaire de possession qu'ils arrangèrent à Beauvais (novembre) de manière à se donner tous les honneurs de la guerre, et qu'ils imprimèrent à Paris. Comme on avait reproché surtout au Diable de Louise de ne pas parler latin, la nouvelle possédée, Denise Lacaille, en jargonnait quelques mots. Ils en firent grand bruit, la montrèrent souvent en procession, la promenèrent même de Beauvais à Notre-Dame-de-Liesse. Mais l'affaire resta assez froide. Ce pèlerinage picard n'eût pas l'effet dramatique, les terreurs de la Sainte-Baume. Cette Lacaille, avec son latin, n'eût pas la brûlante éloquence de la Provençale, ni sa fougue, ni sa fureur. Le tout n'aboutit à rien qu'à amuser les huguenots.

Qu'advint-il des deux rivales, de Madeleine et de Louise? La première, du moins son ombre, fut tenue en terre papale, de peur qu'on ne la fît parler sur cette funèbre affaire. On ne la montrait en public que comme exemple de pénitence. On la menait couper avec de pauvres femmes du bois qu'on vendait pour aumônes. Ses parents, humiliés d'elle, l'avaient répudiée et abandonnée.

Pour Louise, elle avait dit pendant le procès: «Je ne m'en glorifierai pas ... Le procès fini, j'en mourrai!» Mais cela n'arriva point. Elle ne mourut pas; elle tua encore. Le Diable meurtrier qui était en elle était plus furieux que jamais. Elle se mit à déclarer aux inquisiteurs par noms, prénoms et surnoms, tous ceux qu'elle imaginait affiliés à la magie, entres autres une pauvre fille, nommée Honorée, «aveugle des deux yeux,» qui fut brûlée vive.

«Prions Dieu, dit en finissant le bon P. Michaëlis, que le tout soit à sa gloire et à celle de son Église.»

CHAPITRE XX
LUYNES ET LE P. ARNOUX.—PERSÉCUTION DES PROTESTANTS
1618-1620

N'avons-nous pas outre mesure appuyé sur une anecdote, sur un fait individuel? Nous ne le croyons nullement. Nous regardons ce procès comme jetant une grande lumière sur un fait collectif immense, sur l'existence intérieure des ordres religieux tellement multipliés à cette époque. Ce qui se passa dans un ordre modéré et raisonnable, soumis à la discipline Oratorienne et Doctrinaire, aidera à faire comprendre le drame que recelaient les autres, et qui, pendant tout le siècle, par de tragiques lueurs, continue de se révéler.

L'attention très-méritée qu'on a donnée de nos jours à Port-Royal, portée exclusivement sur cette rare exception, a fait oublier un peu trop la généralité des faits. Malgré l'effort incroyable avec lequel les divers partis religieux ont travaillé à étouffer ce qui transpirait de la vie des cloîtres, elle s'est montrée suffisamment, et l'on peut fort bien y suivre l'Histoire de la Direction.

On vit aussi dans cette affaire la puissance terrible de publicité dont disposaient les ordres religieux. Les révélations de l'Ursuline Louise, acceptées des Dominicains, se répandirent avec l'autorité d'un livre de prophéties. Même de très-libres esprits, non influencés par les moines, Jansénius et Saint-Cyran, longtemps après, admettaient que Gauffridi avait été le Prince des magiciens, et, d'après Louise, en auguraient la prochaine venue de l'Antéchrist.

Maintenant il faut savoir qu'en un siècle (à peu près de 1620 à 1720) les couvents, ces puissantes machines d'intrigues, multiplièrent à l'infini. Précisons les chiffres, au moins pour deux ordres nouveaux.

Les Ursulines formèrent trois cent cinquante congrégations enseignantes, divisées chacune en plusieurs maisons d'éducation ou pensionnats (peut-être mille maisons en tout).

Les Visitandines, en trente années seulement, avaient déjà cent couvents. J'ignore le nombre ultérieur. Mais l'on sait qu'à la fin du siècle une seule branche des Visitandines, celle du Sacré-Cœur, fonda en vingt années plus de quatre cents couvents.

Ursulines et Visitandines, dirigées d'abord par les prêtres doctrinaires et par les évêques, le furent bientôt par les Jésuites, et devinrent, sous leur main habile, un vaste clavier qu'on put faire résonner d'ensemble quand on voulut obtenir de grands effets d'opinion.

L'influence de la Presse, ses voix divergentes, son froid papier, où la foule épelle le noir sur du blanc, tout cela en vérité est faible à côté des vives paroles, des chaudes, tendres et caressantes insistances de toutes ces religieuses sur les dames, et même les hommes, qui fréquentaient leurs parloirs. Ces dames, mères de leurs élèves, ou parentes et amies des religieuses, ou amenées par la dévotion, recevaient d'elles le mot d'ordre, venu des Jésuites, et s'en faisaient à la cour, à la ville, les zélées propagatrices. Ce mot, parti du Louvre, du P. Cotton, du P. Arnoux, ou de la maison professe des Jésuites (rue Saint-Antoine), tombé dans ce monde inflammable de femmes ardentes et dociles, courait comme une traînée de poudre, et en un moment il était partout. Moins rapides les effets du télégraphe électrique.

Notez qu'avec ces religieuses sédentaires travaillaient, d'ensemble, tout un monde de prêtres et de moines. Les ordres anciens, jaloux des Jésuites, comme les Mendiants, dans les grandes occasions n'agissaient pas moins dans le même sens. S'il s'agissait, par exemple, d'un coup décisif à frapper sur les protestants ou les jansénistes, la machine épouvantable de deux ou trois mille parloirs répétant la chose et la faisant répéter par leurs visiteuses innombrables, était appuyée en dessous jusqu'aux derniers rangs du peuple par les religieux infimes, spécialement par quatre cents bandes errantes de Capucins.

Soit qu'il s'agît de peser en haut sur la cour par une force d'opinion qu'on faisait monter d'en bas, soit qu'il s'agît de répandre un faux bruit, une panique, une peur qui soulevât la foule et la rendît furieuse, on jouait de la machine. Si l'on ne disposait pas d'un peuple aussi inflammable qu'au temps de la Saint-Barthélemy, en revanche, un art nouveau et un nouvel instrument était créés dont on pouvait tirer autant de résultats. C'est ce qui explique pourquoi, et dans l'Allemagne catholique, et en France, un parti tombé du grand fanatisme aux platitudes de la dévotion intrigante, n'en eut pas moins l'action énorme de la guerre de Trente ans, put faire la France complice de l'Autriche contre l'Europe, contre elle-même, et fit ici en petit l'essai des futures Dragonnades.

Le changement de favoris ne changea absolument rien au grand courant des choses. Concini appartenait aux Espagnols et voulait les appeler à son secours (Richelieu). Luynes ne fut pas moins Espagnol. Au moment de la crise, il s'offrait à l'Espagne pour une modique pension (Arch. de Simancas, ap. Capefigue).

Tout ce qu'il voulait, c'était de l'argent. Il prit pour lui l'énorme fortune de Concini, et bientôt impudemment se fit connétable. Ses frères, Brantes et Cadenet, se déguisent en M. de Luxembourg et M. le duc de Chaulnes. Tous deux maréchaux de France.

Rien au dedans, rien au dehors. À grand'peine Lesdiguières, alarmé dans son Dauphiné par l'Espagne, qui guerroie contre la Savoie, obtient de faire une légère démonstration en faveur du Savoyard. Au dedans, Luynes promit des réformes, n'en fit point, et, tout au contraire, créa pour argent nombre d'offices nouveaux (avec exemption d'impôts et droit de vexer le peuple). La langue ne suffit plus aux titres ridicules que le fisc inventa: auneurs de drap, vendeurs de poisson, élèves de l'écritoire, etc.

Le vrai changement au Louvre fut celui du Confesseur. Luynes osa prier le P. Cotton de se retirer. Mais ce fut pour demander aux Jésuites un autre confesseur du roi. Ils lui fournirent le P. Arnoux, bien plus propre que Cotton à les servir dans les circonstances nouvelles. Cotton avait été l'homme des temps d'Henri IV, ces temps de ruse et de transaction. Il avait connu saint Charles Borromée et il était aimé de saint François de Sales. Sa fortune fut singulière. La fille de Lesdiguières l'avait employé d'abord pour tourmenter doucement son père et l'amener à la conversion. Le vieux soldat, qui voulait se faire marchander plus longtemps, ajourna, mais il appuya le Jésuite auprès d'Henri IV: «Si vous voulez un bon Jésuite, dit-il, prenez le P. Cotton.»

On a vu comment Cotton se ligua avec la cour pour faire sauter Sully. Il échoua, et cependant se maintint par le parti espagnol, par la reine et par Concini. Mais il fallait un Jésuite plus hardi, plus violent, au moment où éclatait la grande guerre d'Allemagne, pour occuper le roi, la France, d'une petite guerre intérieure contre nos protestants. Ce guerrier fut le P. Arnoux.

La persécution protestante, c'est le point où s'accordaient tous les rivaux d'influence. Concini l'avait commencée, et Luynes la continua. Le clergé la demandait, le P. Arnoux l'imposait à son pénitent; le favori espérait y occuper son jeune roi à une petite guerre sans péril. Il n'était pas jusqu'aux exilés, aux gens de la reine mère, tels que Richelieu, qui ne poussassent en ce sens.

Il est fort intéressant de voir l'art persévérant, ingénieux et varié, dont ces Pères, depuis 1610, travaillaient les protestants. Ils n'y employaient plus la pointe, comme en l'autre siècle, mais plutôt le tranchant du fer, un tranchant mal affilé qu'ils promenèrent, douze ans durant, à la gorge des victimes, voulant préalablement terrifier, démoraliser, abêtir et désespérer, mais lentement égorgillés, saignés d'un petit coutelet. Et les excellents bouchers ne mirent le fer dans le cœur que quand le patient, déjà affaibli, défaillait et tournait les yeux.

Les protestants étaient l'objet d'une antipathie croissante. Ils faisaient tache en ce temps dans une France toute nouvelle. Ils avaient l'air d'une ombre arriérée du XVIe siècle. Ils étaient tristes et peu galants, faisant exception à la loi générale du XVIIe: l'universalité de l'adultère, aux mœurs loyales où chacun se pique de tromper son intime ami.

Autre défaut. Seuls, ils gardaient quelque esprit public, un reste d'attachement pour le gouvernement collectif, le gouvernement de soi par soi (self government). La France, qui avait abdiqué, s'ennuyait de les voir encore attachés à ces vieilleries. Elle ne voulait plus qu'un bon maître.

Troisième défaut. Les protestants avaient le tort de voir clair, de voir que l'Espagne gouvernait la France, que Marie, Concini, Luynes, n'étaient qu'une cérémonie. Ils distinguaient très-bien derrière ces ombres changeantes un petit nombre d'étrangers, de vieux ligueurs et de Jésuites; pour âme, le confesseur du roi.

Le jour de la mort d'Henri IV, chacun croyait qu'il y aurait massacre à Paris. Un Jésuite même, en chaire, le conseilla ou regretta qu'il n'eût pas eu lieu. Dès l'année suivante (1611), on commença à organiser dans les villes catholiques du Poitou et du Limousin, et aussi à Saintes, à Orléans, à Chartres, de vives paniques, en criant: «Voilà les huguenots qui arment et qui vont vous massacrer!» Furieux de peur, les catholiques armaient et voulaient tuer tout. Toujours le même moyen qui avait réussi dans toutes les Saint-Barthélemy du XVIe siècle.

En celui-ci, on n'allait pas si vite. Cependant les protestants auraient été fous s'ils n'avaient pris des précautions. Ils n'avaient nulle protection à attendre d'un gouvernement dominé par l'Espagnol qui eût voulu le massacre. Ils recoururent à eux-mêmes, rétablirent les institutions de défense qui seules les avaient sauvés autrefois. La principale, c'était que, dans l'intervalle entre leurs assemblées générales, dans ces entr'actes assez longs où on pouvait les surprendre, il restât quelqu'un pour faire sentinelle. Dans chaque province, un conseil permanent devait rester réuni pour recevoir les avis et faire convoquer, s'il le fallait, une assemblée de province, qui, au besoin s'adjoindrait plusieurs provinces voisines pour former une assemblée de cercle, ou qui même provoquerait une assemblée générale.

Cette organisation de défense, quoique fort mal exécutée, imposa au parti massacreur. Mais elle lui donna une bien belle occasion de calomnier les protestants et de les faire prendre en haine. Ils voulaient une république, ils faisaient un État dans l'État, etc., etc. C'est ce qu'on répète encore, sans aucune réflexion sur la nécessité terrible qui fit et exigea cela. Chose monstrueuse, en effet, coupable, horriblement coupable! Ils voulaient vivre, ils voulaient sauver leurs femmes et leurs enfants.

Les voyant en garde, on essaya de moyens de ruse. La reine mère (1612) tâcha d'avoir un maire à elle dans leurs places qui pût les trahir, par exemple à Saint-Jean-d'Angély, même à la Rochelle. N'y parvenant, elle envoya, pour soumettre cette dernière ville au Parlement de Paris, un conseiller protestant sous le titre nouveau d'intendant de justice. Cet escamotage, contraire à tous les traités, aux serments des rois, ne réussit pas. Le peuple prit les armes et faillit faire justice à cet intendant, qui pourtant sortit en vie.

Dans le petit pays de Gex, on essaya d'une chose où la main jésuite éclate admirablement. On leur ôta leurs temples et leurs revenus, en leur permettant de se rebâtir des temples avec les démolitions des couvents et avec l'argent que les catholiques payaient pour réparer les églises catholiques. Moyen excellent de les faire exécrer et massacrer.

Comme leurs chefs les trahissaient, comme Lesdiguières et Bouillon les vendaient tout le jour, comme le petit-fils de Coligny, Châtillon, marchandait sous main son traité avec la cour, la lutte, si elle avait lieu, devait être leur ruine. Il fallait les y amener, leur rendre la vie tellement impossible et intolérable, qu'ils aimassent mieux en finir, se jetassent sur l'épée en aveugles, en désespérés. Pour en venir là, il fallait chaque jour les piquer, leur planter à la peau mille épingles et mille aiguilles. Les Jésuites y réussissaient, en les faisant destituer mortifier de toutes manières, en leur ôtant leurs domestiques, précepteurs, etc., et faisant par la terreur, comme un désert autour d'eux. Mais mieux encore, on le faisait par les Gallicans! Ceux-ci, dans leurs petites audaces contre les Jésuites et Rome, ne se rassuraient eux-mêmes et ne se croyaient catholiques qu'en pourchassant les huguenots, c'est-à-dire se faisant bourreaux pour Rome et pour les Jésuites. Misérable cercle vicieux où tourna la magistrature, et qui la poussa ridicule sous le pied de la papauté et le fouet de Louis XIV.

Les fameuses chambres, mi-parties de protestants et de catholiques, ne protégeaient pas les premiers. On éludait de cent manières leur juridiction.

Dans les cas prévôtaux, accusations de violences, de crimes, un petit tribunal décidait de la compétence et renvoyait au prévôt, qui pendait provisoirement.

Au moindre délit qui pouvait toucher une église catholique, le huguenot était frappé par un petit juge, puis le Parlement empoignait l'affaire. Elle se jugeait uniquement par les catholiques, non par les tribunaux mixtes.

Ceux-ci, tribunaux martyrs, vivaient sous la tyrannie des plus furieux conseillers catholiques, que le Parlement ne manquait pas de déléguer pour y siéger. Et ce corps, par une contradiction monstrueuse, tout en consentant à y déléguer ses membres, ne consentait pas que les notaires, huissiers ou sergents agissent pour les chambres mixtes.

Malheur au nouveau protestant! Pendant les six mois qui suivaient sa conversion, il restait justiciable des tribunaux catholiques. On lui faisait un procès, où il était sûr d'être condamné. Pour passer au protestantisme, il fallait d'avance faire son testament, être résigné au martyre.

Enfin, les conflits éternels de juridictions, les lenteurs, les échappatoires, les opiniâtres dénis de justice, immortalisaient les procès et faisaient du protestant un misérable plaideur, nourri de déceptions, d'espoir trompeur, de vaine attente, usant au Palais son argent, sa vie, faisant à jamais pied de grue dans la salle des Pas-Perdus.

Je ne doute pas que, dès cette époque, le clergé, intimement uni avec la noblesse qui y mettait ses cadets et s'y nourrissait en grande partie, n'ait projeté, calculé la grande affaire territoriale de la Révocation, qui refit les fortunes nobles par la confiscation énorme du bien patrimonial d'un demi-million de protestants. Terrible appât pour la noblesse, et qui la rendit en ce siècle énergiquement catholique.

Le premier pas, c'était que le clergé reprît, dans les pays devenus protestants, les terres que la révolution religieuse avait affectées au culte calviniste. Cela datait de soixante ans (1562), C'était la même opération qu'on ferait en France aujourd'hui si l'on dépossédait les acquéreurs des biens nationaux pour les restituer au clergé. Notez, pour achever la similitude, qu'en ces pays, spécialement dans le Béarn, le clergé avait reçu une indemnité en pensions annuelles qui le dédommageait des terres.

Ce grand procès territorial constituait le clergé la partie des protestants. Pouvait-il être leur juge? C'est cependant le moment (1614) où les prélats demandent à redevenir hauts justiciers, à pouvoir condamner aux galères!

Une demande non moins grave qu'ils font aux États de 1614, c'est qu'on poursuive les parents qui empêcheraient leurs enfants de se faire catholiques. Premier mot qui ouvrit la voie aux enlèvements d'enfants. Ceux qu'on enlevait, on assura qu'ils voulaient se faire catholiques. Ce fut «pour les affranchir de la tyrannie des familles» qu'on les emprisonna au fond des couvents. Bientôt à Lectoure, le Jésuite Regourd vola un enfant de dix ans. À Royan, à Embrun, à Milhaud, autres rapts semblables. À Paris, sous les yeux du roi; un maître des comptes, appelé Le Maître, étant mort, on prit ses enfants pour en faire des catholiques (Élie Benoît, II, 277). Un protestant de Normandie ayant eu l'imprudence de mettre un de ses deux fils au collége des Jésuites à Paris, et voulant le leur retirer, on enlève l'enfant avec son frère; on les cache aux Jésuites de Pont-à-Mousson. Procès. On fait comparaître les enfants (de treize et onze ans), on leur fait déclarer qu'ils veulent être catholiques et parler contre leur père. (Ibidem, 365.)

La mort n'était pas un asile. Les enterrements des calvinistes étaient poursuivis, hués, sifflés par des femmes, des enfants qu'on excitait. On avait fait des chansons que ces enfants chantaient en dérision des psaumes et des pleurs des protestants. Cela donna lieu, à Tours, à une scène épouvantable. Au convoi d'un certain Martin, ceux qui accompagnaient son corps perdirent patience, et appliquèrent un soufflet à l'un de ces petits chanteurs. On cria par toute la ville: «Ils ont tué un enfant!»

Alors tout le peuple accourt, on brûle le Temple, on bouleverse le cimetière, on arrache le corps à peine enterré, on le traîne, on le déchire. Le désordre s'apaisa au bout de trois jours. Il fut puni. Mais à Poitiers on répéta la même scène, puis à Mauzé, puis au Croisic. Les cimetières protestants furent indignement bouleversés.

À Paris même, des garçons de pieux marchands et de dévotes boutiques, lapidèrent le cercueil d'un petit enfant que le père, un huguenot, conduisait au cimetière. Dès lors, les enterrements ne se firent plus en plein jour. Et il en résulta un autre malheur pour les protestants. La populace (du Midi surtout) les appela parpaillots, papillons de nuit, les comparant aux sinistres et misérables phalènes qui se cachent tout le jour et ne paraissent que la nuit. Chose fatale, dans les cas de persécutions populaires, d'endosser un sobriquet! d'être désigné, poursuivi par un mot proverbial que la masse inepte répète au hasard, y attachant d'autant plus de haine et d'horreur, qu'elle en oublie l'origine et ne comprend plus bientôt l'injure qu'elle a inventée!

Jusqu'à ce qu'un Anglais, le poëte Young, se soit plaint de ces choses lamentables, la France les voyait, les supportait depuis deux cents ans. Young, pour soustraire le corps de sa fille, Narcissa, aux insultes, aux curiosités impies, l'emporte de nuit furtivement, la met lui-même en terre dans une place inconnue. Tout le monde s'est récrié. Mais cela arrivait tous les jours. La terre ne gardait plus les morts; nul respect pour le mystère et la pudeur du tombeau.

Quel remède? Les plaintes des assemblées? On les étouffait. On disait qu'elles ne devaient se réunir que pour nommer des députés au roi. Et, en même temps, on donnait pleine carrière à leurs ennemis. Les solennelles assemblées du clergé demandaient, tous les deux ans, leur ruine. On faisait jurer au roi, à son sacre, «l'extermination de l'hérésie.» À son mariage avec l'infante, les Jésuites prêchèrent que cette union avec l'Espagne n'avait d'autre but que «l'extirpation de l'hérésie.»

Avec tout cela, nulle sédition, sauf un mouvement à Milhaud. Loin de là. En 1614, ils s'empressèrent d'ouvrir leurs places aux troupes du roi qui allaient dans le Midi.

Quarante ans martyrs, quarante ans héros, les protestants, très-fatigués, refroidis, et généralement paisibles, auraient désiré le repos. Ils étaient chrétiens, donc obéissants. Et cela énervait toutes leurs résistances. Quand une nécessité terrible les força d'armer, ils résistaient sans résister, alléguant quelque prétexte, comme «que le roi était jeune, qu'on le trompait,» etc. C'étaient des révoltes à genoux. Et, au milieu, survenait le plus honnête de tous et le plus fatal, Du Plessis-Mornay, pour détremper tous les courages.

Cet état d'indécision et de froideur les livrait aux politiques, qui leur conseillaient de prendre tel misérable appui humain, Condé, par exemple, ami des Jésuites, la reine mère, leur ennemie!

Le seul de leurs chefs qui ne trahit point, Rohan, gendre de Sully, un politique, un capitaine, un caractère âpre et austère, d'indomptable résistance, eut cependant le tort de croire qu'il fallait chercher à la cour des patrons pour les huguenots. Ils étaient un parti nombreux et très-fort encore. Quand ils arrêtèrent le roi tout court et lui firent lever le siége de Montauban, un huitième seulement de leurs forces avait pris les armes. Ils devaient rester à part, n'entrer dans aucune intrigue. Les politiques les ramenèrent à la routine de l'autre siècle, de s'appuyer sur un Condé. Le Condé gascon les exploite, en tire un traité qui le rend redoutable, et fait que la cour compte avec lui. Alors il les plante là (1616).

Ils ne connaissaient pas leurs forces, et, comme des gens qui croient toujours se noyer, ils empoignaient au hasard la moindre planche pourrie. Leur héroïque Rohan, amoureux des causes perdues, s'attache à la reine mère au moment où elle était non-seulement exilée, mais si compromise d'honneur, forcée de s'avilir par une de ces démarches qu'on ne fait point si l'on n'a contre soi sa propre conscience. Il suffit que Luynes fît arrêter la Du Tillet, l'ex-maîtresse de d'Épernon, en rapport avec Ravaillac, pour que la reine mère, aux abois, écrivît un honteux serment de dénoncer ses conseillers s'ils voulaient la tirer de sa réclusion de Blois (novembre 1618). Est-ce à de telles gens que les protestants devaient s'allier, eux qui, dans toutes leurs plaintes, demandaient qu'on fît justice de la mort d'Henri IV?

La reine mère n'était pas encore rassurée. On pouvait toujours lui faire son procès. Elle se sauva de Blois, en descendant à grand péril d'une tour haute de cent pieds (février 1619). La voilà à la tête d'un parti étrangement hétérogène. D'Épernon, le plus mortel ennemi des protestants, en est le chef avoué. Et les protestants se préparent à l'aider, lui prêtant d'abord leur appui moral, venant complimenter la reine mère et se recommander à elle.

Conclusion. La mère est battue par le fils aux portes d'Angers. On s'arrange, l'on s'embrasse. Toute la guerre retombe sur les protestants.

Ils n'avaient pas encore pris les armes, et ne craignaient rien. Leur assemblée générale, qui se tenait à Loudun avait parole du roi qu'on redresserait ses griefs si elle se séparait. Promesse, il est vrai, verbale, non écrite, mais garantie par Condé, Lesdiguières et Châtillon, reçue par Du Plessis-Mornay.

Ce fut justement leur Condé qui alla au nom du roi les déclarer au Parlement criminels de lèse-majesté. L'armée, dont le roi n'avait plus besoin contre sa mère, il la mène droit en Béarn. Les protestants, sur le chemin, humblement lui font observer qu'il leur a donné six mois pour plaider l'affaire de Béarn. Le roi avance toujours. Les protestants se contentent de prendre le ciel à témoin. Ils assemblent un synode de Languedoc, qui craint pour lui-même, et laisse passer par-dessus sa tête l'orage qui va aux Pyrénées. La saison était avancée. La moindre résistance eût forcé le roi de faire en hiver une guerre de montagne. Les Béarnais disposaient d'une redoutable milice de trente mille paysans, bons soldats. Mais leur gouverneur, La Force, n'osa rien; les chefs populaires, les ministres, n'osèrent rien. Le roi et le P. Arnoux, vainqueurs sans combat, entrent à Pau. Le roi jure les priviléges du pays et les viole le même jour. Tous les vieux traités sont biffés. La langue même du Béarn proscrite; ce grand changement, qui n'eût dû se faire qu'à la longue, est imposé à l'heure même. La justice ne se rendra pas en deux langues, mais seulement en français.

Depuis soixante ans, un tiers des biens ecclésiastiques était employé à l'entretien du culte des protestants. Il y avait dix protestants en Béarn contre un catholique. Et ceux-ci, si peu nombreux, gardaient les deux tiers des biens.

La révolution ne s'en fit pas moins et avec des violences furieuses que ce pays si soumis ne provoquait nullement. Le jeune roi, dur et sans pitié, ferma les yeux sur les barbares gaietés du soldat. Elles consistaient à mener les gens à la messe à coups de bâton, à faire jurer aux femmes enceintes de faire leurs enfants catholiques. Plus d'une n'en fut pas quitte pour si peu. Ces pieux soldats n'en étaient pas moins galants, et tiraient l'épée contre les maris qui ne prêtaient pas leurs femmes. Dieu! pitié! justice! sainteté de la parole! Tout cela risée. Le roi assura n'avoir rien promis. Alors Mornay, qui avait reçu la promesse, mentait donc? Le beau-père de Luynes, qui avait transmis à Mornay la parole du roi, avoua lui-même que ce n'était pas le vieux protestant qui mentait.

Une assemblée générale des huguenots se fit à la Rochelle, et elle ordonna d'armer. Mais tous les grands du parti disaient le contraire. Mornay même voulait qu'on se soumît. Quelques paroles de la cour, une petite justice qu'on fit de l'excès de Tours, désarma la résistance. Le Béarn, qui se relevait, fut écrasé par d'Épernon. On acheta Châtillon, et enfin La Force. On escamota Saumur au pauvre Mornay, qui, du reste, le méritait bien par le tort que ses conseils avaient fait à son parti.

Chose remarquable! la reine et Condé, ces bons patrons des protestants, insistaient vivement pour qu'on les accablât. Et ils étaient en cela appuyés des Espagnols. Nos grands historiens politiques, qui disent que l'anéantissement du parti qui gardait un peu de vie morale fut le salut de la France, devraient considérer pourtant que nos ennemis les Espagnols ne demandaient pas autre chose. L'écrasement des protestants français était un côté du plan général qu'on étendait sur l'Europe, et qui eût rendu la suprématie à l'Espagne et à l'Autriche.

À quoi s'amuse donc l'histoire de nous donner la réunion de l'imperceptible Béarn, et la petite guerre protestante qu'on pouvait apaiser d'un mot, pour compensation de l'Europe entière que la France, occupée à ces misères, livrait à ses ennemis?

Il est vrai qu'avec le Béarn on gagnait encore autre chose. De Luynes fondait sa maison, non-seulement en France, mais en Flandre, chez le roi d'Espagne. Son frère Cadenet, en 1619, était à Bruxelles, et recevait de l'infante le prix de la trahison. De la comtesse de Chaulnes, unique héritière de sa famille, et du baron de Péquigny, était née une fille qui réunit tout et resta encore unique héritière. L'Espagne la tenait, relevait dans le palais de l'infante, qui la donna, avec cette fortune immense, à l'heureux petit Cadenet.

Luynes, que donna-t-il en échange? bien peu de chose et peu coûteuse, mais d'inappréciable résultat: une ambassade pacifique qui, visitant les protestants d'Allemagne, avec l'évangile de la paix, leur montrant qu'ils n'auraient secours ni des Français ni des Anglais, les jeta dans l'inertie et dans un désespoir stupide, de sorte qu'ils laissèrent écraser le Palatin, leur chef, par les armes de l'Autriche. Alors la même ambassade leur moyenna un bon traité avec l'Autrichien, mais qui ne liait nullement les alliés de celui-ci, l'Espagnol et le Bavarois, qui les écrasèrent à leur aise. L'Allemagne, engourdie par la France, tendit doucement la gorge au couteau (1620).

CHAPITRE XXI
RICHELIEU ET BÉRULLE
1621-1624

Un peintre, éminemment fidèle, consciencieux dans l'art et dans la vie, le Flamand Philippe de Champagne, nous a mis sur la toile, au vrai, la fine, forte et sèche figure du cardinal de Richelieu (galerie du Louvre).

Ce peintre janséniste se serait fait scrupule d'égayer, d'enrichir la grise image d'un rayon de lumière, comme auraient fait Rubens ou Murillo. Le sujet, triste, ingrat, eût changé de nature. L'œil eût été flatté et l'art plus satisfait, mais il eût menti à l'histoire.

Songez que c'est l'époque où la grisaille commence à se répandre, où la vitre incolore, remplace les vitraux du XVIe siècle. En France, spécialement, le goût de la couleur s'éteint.

Grisaille en tout. Grisaille littéraire en Malherbe. Grisaille religieuse dans Bérulle et dans l'Oratoire. Port-Royal naissant vise au sec, et j'allais dire au médiocre. Pascal paraîtra dans trente ans.

La couleur est ici très-bonne, mais mesurée dans la vérité vraie. Rien de plus, rien de moins. Maître savant entre les maîtres, le bon Philippe s'est cependant tenu tellement à la nature et y est entré si avant, qu'il répond à la fois aux pensées de l'histoire et aux impressions populaires. L'histoire, en ce fantôme à barbe grise, à l'œil gris terne, aux fines mains maigres, reconnaît le petit-fils du prévôt d'Henri III qui brûla Guise, le fourbe de génie, qui fit notre vaine balance européenne et l'équilibre entre les morts.

Il vient à vous. On n'est pas rassuré. Ce personnage-là a bien les allures de la vie. Mais, vraiment, est-ce un homme? Un esprit? Oui, une intelligence à coup sûr, ferme, nette, dirai-je lumineuse? ou de lueur sinistre. S'il faisait quelques pas de plus, nous serions face à face. Je ne m'en soucie point. J'ai peur que cette forte tête n'ait rien du tout dans la poitrine, point de cœur, point d'entrailles. J'en ai trop vu, dans mes procès de sorcellerie, de ces esprits mauvais qui ne veulent point se tenir là-bas, mais reviennent, et remuent le monde.

Que de contrastes en lui! Si dur, si souple, si entier, si brisé! Par combien de tortures doit-il avoir été pétri, formé et déformé, disons mieux, désarticulé, pour être devenu cette chose éminemment artificielle qui marche sans marcher, qui avance sans qu'il y paraisse et sans faire bruit, comme glissant sur un tapis sourd ..., puis, arrivé, renverse tout.

Il vous regarde du fond de son mystère, le sphinx à robe rouge. Je n'ose dire du fond de sa fourberie. Car, au rebours du sphinx antique, qui meurt si on le devine, celui-ci semble dire: «Quiconque me devine en mourra.»

Si l'on veut ignorer solidement et à fond Richelieu, il faut lire ses Mémoires[5]. Tous les gens de cette race, Sylla, Tibère et d'autres, on fait ou fait faire des Mémoires ou des Mémoriaux pour rendre l'histoire difficile, pour épaissir les ombres et pour désorienter le public, surtout pour arranger le commencement de leur vie avec la fin, et déguiser un peu les fâcheuses contradictions de leurs différents âges.

Richelieu est Espagnol jusqu'à quarante ans, et, depuis, anti-Espagnol. Faut-il croire que, dans la première période, il ait obstinément menti? ou bien qu'ayant été sincère il changea tout à coup si tard et fut décidément Français?

Sa mauvaise fortune le força de bonne heure d'avoir du mérite. Il était le dernier de trois frères. Sa famille n'était pas riche, et elle s'allia en roture. Le frère aîné, qui était à la cour, dépensait tout. Le second, qui avait l'évêché de Luçon se fit Chartreux. Et, pour que cet évêché ne sortît pas de la famille, il fallut que le troisième, notre Richelieu, se fît homme d'Église, malgré ses goûts d'homme d'épée. L'aîné fut tué en duel, trop tard pour son cadet, qui aurait pris sa place, et n'aurait jamais été prêtre.

Il n'était peut-être pas né enragé, mais le devint. La contradiction de son caractère et de sa robe lui donna ce riche fonds de mauvaise humeur d'où sort le grand effort, «l'âcreté dans le sang, qui seule fait gagner les batailles.»

Ses batailles de prêtre ne pouvaient être que théologiques. De bonne heure, il passa ses thèses, à grand bruit, en Sorbonne, les dédia à Henri IV, s'offrant au roi pour les grandes affaires. Puis il alla à Rome se faire sacrer, s'offrir au pape. Ni le roi ni le pape ne répondirent à l'impatience du jeune et ardent politique.

Alors il retomba tristement sur l'évêché de Luçon, assez pauvre, et dans un pays de dispute, à deux pas de la Rochelle et des huguenots. Ce voisinage lui mettait martel en tête. Malgré de violentes migraines, il écrivait contre eux.

Il n'est pas sans talent. Sa plume est une épée, courte et vive, à bien ferrailler. Il ne pèse pas lourdement sur l'absurde. S'il écrit des sottises, il ne le fait pas comme un sot. Il a des insolences heureuses, des pointes hardies, des reculades altières, où il fait fort bonne mine.

Avec tout cela, il fût resté bien obscur à Luçon s'il n'eût eu que sa controverse. Mais il était joli garçon, une fine créature de porcelaine. Concini était de faïence. Le beau Bellegarde, beau depuis Henri III, se faisait mûr. Ces considérations agirent sur la reine mère, et elle le prit pour aumônier (1616).

Il avait vingt ans de moins qu'elle. Sa fortune eut des ailes. À l'instant conseiller d'État (mars), secrétaire des commandements (juillet), ambassadeur en Espagne (il n'eut garde d'y aller). Déjà, au 30 novembre, il a saisi deux portefeuilles, la guerre, les affaires étrangères; celles-ci de moitié avec le vieux Villeroy, qui va mourir. Enfin, si violente est la partialité de la reine mère, qu'elle lui donne, sans cause ni prétexte, la préséance dans le conseil des ministres, où siégeait encore Villeroy, si âgé, un siècle d'affaires et d'expérience.

Pendant ce premier ministère, qu'il tâche d'excuser dans ses Mémoires, n'ayant d'appui que de la reine mère, il ne put être qu'Espagnol. Sa dépêche à Schomberg, écrite pour amadouer les protestants d'Allemagne, ne peut faire illusion. C'était chose probablement autorisée par l'ambassadeur d'Espagne pour empêcher que ces Allemands n'appuyassent les princes en révolte.

Richelieu assure que, sans lui, Concini, qui se sentait périr, eût appelé les Espagnols. Grand service qu'il rendit à Luynes. Concini s'en défiait fort, et l'aurait perdu s'il ne fût tombé. Il fut le seul de ce ministère qu'épargna Luynes. Là, il donna un exemple de fidélité, rare à la cour, si rare, qu'on n'y crut pas. Il demanda, obtint de s'exiler, de suivre la reine mère à Blois pour la conseiller (l'observer?). Mais Luynes ne se reposait pas sur un homme si double. Il l'obligea de s'exiler plus loin, à Avignon.

Là, il ne perd pas de temps. Il s'enferme avec un docteur de Louvain, fait labourer ce bœuf, et, sur ses notes, écrit de sa prose vive un livre qui surgit à point pour secourir le confesseur du roi en guerre contre les huguenots. Le P. Arnoux, créé par Luynes, travaillait sous terre contre Luynes à faire un autre ministère. Richelieu, sans servilité, s'offrait. Mis à la porte, il revenait par la fenêtre. Le Jésuite reconnaissant ne pouvait moins que de refaire ministre l'homme qui, de bonne grâce, en ce duel, tirait l'épée pour lui.

Une influence encore aida à le faire revenir. Ce fut celle du P. de Bérulle, ami de Luynes, ami de la reine mère et de tout le monde. Quand, délivrée par d'Épernon, elle commença la guerre civile, Luynes, inquiet, lui dépêcha Bérulle, qui avait été confesseur de d'Épernon, ou du moins son ami, étant, par sa mère, des Séguier, clients du duc à la cour, et ses soutiens au Parlement.

Bérulle fut charmé de s'entremettre. Et il n'a fait autre chose toute sa vie, toujours courant de l'un à l'autre. Les mauvaises langues du temps l'appellent un «trigaud rusé;» nous dirions un intrigant niais.

Cela est dur. Il fonda l'Oratoire. Il avait beaucoup de mérite, et représente même un des meilleurs côtés catholiques avant Port-Royal. Mais, comme de père et de mère il procédait de juges et d'avocats, il excellait dans le moyen, dans le parlage, n'ayant ni dans les théories, ni plus bas sur le terrain des affaires, la vigueur de justesse, le tact, le point précis.

Sa mère Séguier, toute jésuite, le fit saint au maillot, et il fit à sept ans le vœu de virginité. Un autre fût resté imbécile. Mais lui ne le fut point. Ce fut un homme intelligent, laborieux, actif (et beaucoup trop), d'un certain bon sens relatif. Fort ami des Jésuites, dans leur exil, il leur joua un tour avec très-bonne intention. Il leur fit des rivaux. Il prit un mot de l'Italie, Oratorio, un peu d'art, de belle musique, innocent appât des mondains; tout cela pour un institut anti-italien, qui ne serait point serf de Rome, mais travaillerait pour les évêques, leur formerait des prêtres et ne dépendrait que d'eux. Point de vœux. De petites conférences, quelque peu libres, sur la religion. Des doctrines peu systématiques, saint Augustin tout pur, ce qui rendit plus tard l'Oratoire suspect de jansénisme, de calvinisme, etc.

Cela réussit fort. C'était chose sortie d'une tête parlementaire et à la mesure des parlementaires. Cinquante maisons s'élèvent en peu d'années.

Les Jésuites, furieux contre leur ami, le pincèrent bientôt à l'endroit faible. Cet homme de modération n'était pas tel en tout. Sa maladie était d'être un ardent, violent, passionné convertisseur et directeur de femmes. Et cela avec un emportement de zèle qu'on pouvait mal interpréter. Tout jeune encore (1604), il avait été en Espagne enlever les Carmélites aux Carmes, leurs directeurs, voulant les diriger par lui, ou ses Oratoriens, qu'il fonda bientôt à Paris, d'abord en face des Carmélites (rue Saint-Jacques). Ces religieuses espagnoles n'étaient pas trop dociles. Elles se divisèrent. Plusieurs, à Bordeaux, à Bourges, à Saintes restèrent fidèles aux Carmes, et se barricadèrent contre Bérulle, qui invoqua la force armée pour les confesser malgré elles. Les Jésuites exploitèrent cette situation ridicule. Bérulle disgracié ou mort, ils mirent d'accord les Carmes et les Oratoriens, donnèrent aux plaideurs les écailles de l'huître, s'adjugèrent la proie disputée.

Autre défaut de Bérulle. Il se croyait grand politique. Mais, comme son humilité lui défendait de s'avouer qu'il eût tant de génie, il rapportait ses grandes vues à quelque inspiration céleste.

En 1604, ce fut sainte Thérèse qui lui dit, dans une vision, d'aller en Espagne chercher les Carmélites, mais aussi de préparer le double mariage espagnol, seul moyen d'amener l'extermination de l'hérésie.

De même, en 1619, quand il réconcilia la mère et le fils, il agit avec le Jésuite Arnoux pour envoyer l'armée contre les protestants, et, comme il passait par la Rochelle, priant dans une petite église, la seule qui y fût catholique, une révélation lui apprit que toute la ville le deviendrait. En foi de quoi, depuis ce temps, il poussa de toute manière pour qu'on s'alliât à l'Espagne et qu'on assiégeât la Rochelle.

Ce fut comme auxiliaire dans cette œuvre et comme ami des Espagnols que ce sagace et pénétrant Bérulle fit rappeler Richelieu. Il n'en avait nulle défiance. Richelieu était maladif, tout occupé de controverse, et il venait d'écrire à son église bien-aimée de Luçon sur le bonheur qu'il aurait de se réunir à elle. Mais Bérulle lui fit violence, le traîna à la cour, pensant, avec son aide, rétablir le pouvoir de la reine mère, à mesure que Luynes s'userait.

Celui-ci allait vite. Sans portée et sans prévoyance, il entassait sur lui tout ce qui pouvait l'écraser: en une fois, il prit l'épée de connétable et les sceaux, c'est-à-dire la paix et la guerre.

Il triomphait de ce que, dans une campagne contre les protestants, il enleva une cinquantaine de bicoques qui ne se défendaient pas. Il amena ainsi le roi étourdiment devant Montauban, qui l'arrêta court, et se défendit. Le roi ne le pardonna pas à Luynes. Assiégés, assiégeants, tous se moquaient de lui. Les pluies, les maladies aggravèrent sa situation. Il leva le siége et s'en alla malade à une petite ville qui l'arrêta aussi bien que la grande. Mourant, il eut encore le temps de chasser le P. Arnoux, sa créature ingrate, et il avait bonne envie de se défaire de Richelieu, qui minait aussi le sol sous ses pieds.

Celui-ci était poussé au ministère par la reine mère; mais auparavant, il avait voulu se munir d'un paratonnerre, du chapeau de cardinal, qui d'ailleurs lui donnerait la présence au conseil. L'affaire traîna deux ans. En septembre 1622, Richelieu étant à Lyon, elle se fit. Un gentilhomme, qui l'avait désobligé et désirait se rapprocher de lui, apprend le premier, à Paris, la bonne nouvelle, saute à cheval, d'un trait court à Lyon. Il force l'hôtel de l'évêque, sa chambre, tombe à ses pieds: «Votre Éminence est cardinal!»

Cet homme si contenu ne tint pas à ce coup de foudre. Comme tous les mélancoliques, il avait, en ces occasions, des accès de joie folle, sauvage, furieuse (il avait un frère fou). Le voilà qui se met à danser dans la chambre devant le gentilhomme épouvanté. Puis, cette folie donnée à la nature, le nouveau cardinal, rassis, froid autant que jamais, lui fit promettre, sur sa tête, de ne rien dire de ce qu'il avait vu.

Le favori qui succéda à Luynes, Puisieux, aussi bon Espagnol, nous mit encore plus bas. Le roi s'épuisait à deux siéges, Montpellier, la Rochelle, et ne s'en tira que par une fausse paix, où l'on trompa ceux qu'on ne pouvait vaincre. Et pendant ce temps-là les plus grands événements avaient lieu en Europe, sans qu'on eût l'air d'en savoir rien.

La France semblait avoir donné sa démission des affaires humaines. Cloîtrée dans sa petite guerre protestante, elle avait laissé consommer la ruine de son allié le Palatin, transférer le Palatinat à la Bavière. Les Bavarois, les Espagnols, étaient maîtres du Rhin sur toute la rive qui nous touche, de Strasbourg jusqu'à la Hollande. Et nous étions cernés à l'Est.

D'autre part, la vallée des Alpes, qui mène du Milanais au Tyrol, la Valteline, jusque-là soumise à nos alliés protestants les Grisons, avait passé, sous ombre d'une révolution populaire, aux Espagnols du Milanais, et ceux-ci désormais communiquaient à volonté avec leurs cousins autrichiens. Petit lieu, petit fait, mais d'importance immense qui serrait le carcan de l'Italie. Déjà Venise n'en respirait plus. Un pas encore, elle étouffait.

L'Italie cria à la France, qui commença à ouvrir les yeux. Le 21 janvier 1623, nos Espagnols du Louvre, les Puisieux, les Bérulle, furent obligés de laisser entrer au conseil un militaire breton, la Vieuville, qui prit les finances, et apporta au ministère ce qu'on a appelé la politique de Richelieu. C'était celle du bon sens, celle du péril, de la situation. Depuis treize ans on trahissait la France. Il n'y avait pas une minute à perdre, pour s'arrêter dans cette fatale carrière, pour tourner bride et la sauver.

Le 7 février, la Vieuville traita avec la Savoie et Venise contre l'Espagne, leur promit vingt mille hommes; chacune d'elles en donnait douze mille. L'Espagne recula à l'instant. Cette grande et terrible maison d'Autriche, qui, à ce moment même, bouleversait l'empire de fond en comble, voici qu'elle se cache derrière le pape. Le pape, son compère, déclare qu'il prend en garde les forts de la Valteline. L'Espagne, au fond, avait tout ce qu'elle voulait, le passage commode de Milan en Autriche.

La chose n'en reste pas moins glorieuse pour la Vieuville, malgré tous les soins de Richelieu pour nous tromper là-dessus. C'est lui, c'est ce Breton, qui montra le premier combien on avait tort d'avoir peur de l'Espagne. Les succès de celle-ci aux Pays-Bas avaient tenu à ce qu'elle n'y guerroyait pas elle-même, mais par le Génois Spinola, entrepreneur de guerre, qui opérait avec des troupes à lui et des finances à lui, et de plus avec son génie d'âpre bravo de Gênes, fin, froid, rusé, s'affranchissant de la pesanteur impuissante de l'administration espagnole. Partout où celle-ci agissait directement, tout allait mal, tout manquait, maigrissait, et dépérissait.

La Vieuville eût voulu reprendre la politique d'Henri IV, donner Henriette au prince de Galles, aider le roi d'Angleterre à rétablir le Palatin, son gendre. Comment le savons-nous? par Richelieu, son ennemi, qui nous apprend que la Vieuville, ayant tout le monde contre lui, abandonna à la fin ces projets et rassura les Espagnols.

La concession essentielle qu'il fit à leur parti, ce fut d'appeler au conseil l'homme de la reine mère, l'ami de Bérulle, Richelieu même (24 avril 1624). Celui-ci, qui n'était connu que par son premier ministère, et comme ex-aumônier de notre jeune reine espagnole, en gardait la réputation d'un bon sujet qui ne contrarierait en rien Madrid et mériterait toujours l'éloge qu'en avait fait l'ambassadeur d'Espagne: «Il n'y en a pas deux en France aussi zélés pour le service de Dieu, pour notre couronne et le bien public.»

Appelé par la Vieuville, il ne perdit pas de temps pour le mettre à la porte. Ce fût fait en trois mois (12 août).

La Vieuville n'avait eu ni la tête forte, ni la suite, ni le caractère qui pouvaient soutenir l'audace de sa première démarche, ce changement radical dans la politique de la France, Richelieu en avait la force et le génie. Mais, en revanche, tous ses précédents lui rendaient une telle révolution plus difficile qu'à personne. S'il y entrait, il allait faire une chose surprenante, étourdissante, monstrueuse. Car de quoi procédait-il, avec son ministère et son chapeau, et tout son être, sinon primitivement de Concini et de la reine mère, c'est-à-dire de l'Espagne? Et il fallait maintenant se tourner contre l'Espagne! Mais celle-ci disposait de Rome. Il faudrait donc aussi se tourner contre Rome, dont on recevait le chapeau?

Que diraient alors la reine mère et Bérulle? Agirait-on contre eux?... Terrible scandale d'ingratitude! Renier ses auteurs, et méfaire à ses créateurs, et «faire passer son char sur le corps de son père!»

Un homme qui dérivait de la reine mère, et qui allait s'en détacher, devait trouver en elle un point où elle-même flottât et fût, pour ainsi dire, contre elle-même. Et il fallait encore qu'en cela on n'eût point contre soi l'homme qu'elle consultait, Bérulle. Ce point fut le mariage de sa fille Henriette. Le seul grand mariage qu'on pût lui faire en Europe, c'était celui du fils de Jacques Ier. L'orgueil royal et maternel était pris là. Et quant à Bérulle, la chose lui allait aussi. Avec toutes ses petites prudences et ses petites ruses, il perdait terre dès qu'on le lançait dans la vision donquichottique d'une grande conquête religieuse de l'Angleterre.

Les Jésuite y avaient échoué! Mais les Oratoriens, si modérés, si sages!... ils ne pouvaient manquer de réussir. Quelle gloire pour l'institution nouvelle.

Voilà Bérulle pour l'alliance anglaise.

Mais il ne fallait pas s'y tromper. On ne pouvait épouser l'Angleterre qu'en se brouillant (au moins pour quelque temps) avec l'Espagne, qui avait désiré ce mariage pour elle-même. On ne pouvait gagner le roi Jacques qu'en aidant au rétablissement de son gendre le Palatin. Et, pour cela, il fallait deux choses, aider d'argent l'armée que Jacques envoyait en Allemagne, et subventionner la Hollande, qui devait agir de concert. Pour créer une diversion, on emprunterait des vaisseaux hollandais qui aideraient le duc de Savoie à s'emparer de Gênes.

La reine mère et Bérulle, pour l'amour du grand mariage, et le salut des âmes anglaises, avalaient assez bien cela. Mais l'affaire de la Valteline était plus compliquée. Là, devant l'Espagne, on trouvait le pape, qui la masquait, la défendait, et ne permettait de rien faire.

Heureusement Richelieu trouva une belle prise dans la passion même de Bérulle. Au moment où la France allait rendre à la religion un tel service, la conversion de l'Angleterre, était-il possible que le Père des fidèles conservât pour l'Espagne une odieuse partialité?... Non, le bon Bérulle était sûr qu'Urbain VIII serait aisément éclairé. Il se chargea d'aller à Rome et de faire d'une pierre deux coups, en obtenant du pape la dispense nécessaire au mariage, et un arrangement raisonnable de l'affaire de la Valteline. Il répondit de finir dans un mois.

Le roi Jacques, fils de Marie Stuart, avait toujours eu un certain faible pour les catholiques, et il était en termes de grande politesse avec le pape. La forte épreuve de la Conspiration des poudres, où il faillit sauter avec le parlement et Westminster, avait quelque peu ralenti, non arrêté ce doux penchant vers Rome. Non sans cause. Une idée fort juste frappait Jacques, c'est que le catholicisme est la religion du despotisme. Son fils Charles Ier, quoique bon anglican, était dans cette idée. Le père, le fils, contrariés par le parlement, qui les tenait affamés d'argent, regardaient avec envie, avec admiration, la monarchie espagnole. Épouser une infante, s'attacher fortement les catholiques anglais et s'en faire une armée contre la constitution, c'était leur rêve. Mais l'affaire était dangereuse. Le favori de Jacques, l'étourdi Buckingham, la fait éclater. Il part pour l'Espagne avec le jeune Charles. Ces chevaliers errants vont à Madrid demander la princesse. Ils accordent tout à l'Espagne qui, ravie, annonce partout le mariage, en fait les fêtes, lorsqu'un matin les oiseaux voyageurs, le prince et Buckingham, se trouvent brusquement envolés.

Ce dernier, pour une affaire de galanterie, s'était piqué, avait rompu. C'est ce qui rejeta Jacques vers la France, et amena Bérulle à Rome. Mais le pauvre homme y trouva des difficultés imprévues, au lieu d'un mois, y resta cinq, et n'arriva à rien. Soit par ménagement pour l'Espagne, soit par ignorance de l'état de l'Angleterre, la cour papale trouva mille et mille chicanes pour la dispense. Pour la Valteline c'était encore pis. Là le pape n'entendait plus rien, il était complètement sourd. En réalité, son neveu Barberini (le plus gras des neveux, et qui tira de l'oncle la somme invraisemblable et constatée de cent millions d'écus!) ce Barberini, dis-je, trouvait fort bon de rester garni de ce gage, et ne désespérait pas de se faire là quelque jolie principauté.

Bérulle priait, pressait, pleurait. Mais le pape allait prendre l'air à Frescati. Il cherchait, en novembre, la fraîcheur et l'ombre des bois. L'Oratorien invoquait tous les saints, courait dans Rome d'église en église.

La conduite du pape était inexcusable. D'abord, il avait pris le gage pour trois mois, et le gardait depuis deux ans. Ensuite, il refusait même de le remettre aux Espagnols. Bien plus, il refusait de restituer la Valteline aux Valtelins. Cette paralysie extraordinaire, qui l'empêchait de rien faire, de rien dire, dès qu'on le sommait de rendre un dépôt, était chose honteuse. On l'écrivit de France à Rome. Et l'on ajoutait chose impie, quand la France rouvrait l'Angleterre au catholicisme, quand la situation pressait, devait donner des ailes! Le pape apparaissait le mortel ennemi de la papauté.

Le fond n'était que trop visible. Ses neveux, les Barberini, banquiers de Florence, n'y voyaient qu'une affaire. Outre la Valteline, ils couvaient de l'œil Urbino, où s'éteignait la famille régnante. Ils voulaient reprendre le fief du Saint-Siége, et avaient grand besoin de la faveur des Espagnols.

D'où leur venait tant de sécurité, et, tranchons le mot, d'impudence? De la position extraordinaire que les maisons d'Autriche et de Bavière faisaient au pape dans l'Empire. En Bohême, en Allemagne, régnait le légat Caraffa. Entouré d'une armée de moines, il commençait dans Prague la terrible persécution qui a fait du pays le désert que l'on voit encore.

Le cardinal de Richelieu semble avoir prévu qu'il aurait fort à faire contre le pape. Outre l'influence que, de longue date, il avait prise dans les assemblées du clergé de France, il se fit faire proviseur de Sorbonne. Dès qu'il entra au ministère, il négocia avec les Turcs, et obtint d'eux de relever l'église de Bethléem. Le culte Franc obtint par lui à Jérusalem des libertés, un éclat tout nouveau. Enfin, il se lia avec les catholiques anglais, leur écrivant que, pour leur cause, il donnerait jusqu'à sa vie.

Tout cela lui créait une force religieuse. Et il en avait une, politique, dans la colère du roi, furieux du mépris que le pape faisait de lui. Louis XIII était capable de tout dès qu'il s'agissait de l'honneur de la couronne. C'est sur ce mot d'honneur que Richelieu concentra la délibération, sûr de vaincre par là; il n'y eût pas eu de sûreté à contredire. Maintenant le roi, l'enfant colère, ne changerait-il pas le lendemain? Cela pouvait bien être, Richelieu brava ce danger. Il montra, ce jour-là, infiniment d'audace et de prévoyance, devinant que le pape ne ferait rien et les Espagnols rien.

D'abord il envoya en Suisse, non pas Bassompierre, colonel des Suisses, l'homme de la reine mère, qui eût fait manquer tout, mais son séide à lui, Cœuvres ou d'Estrées, frère de Gabrielle. D'Estrées emporta près d'un million, ce qui attendrit tout de suite et les Bernois protestants, et le Valais catholique, qui s'offrirent à marcher. Zurich donna des armes. La présence de l'ambassadeur rendit du courage aux Grisons. Dès qu'il eut planté son drapeau à Coire, tous les bannis des vallées accourent, demandent à combattre. Une explosion morale se fit d'abord dans le coin des Grisons dont les Autrichiens s'étaient emparés. Le peuple les chassa. D'Estrées n'eut plus qu'à y entrer et leur fermer la porte sur le dos en fortifiant le pont du Rhin du côté du Tyrol.

Restait la Valteline même, et ce grand épouvantail des clefs de saint Pierre qui flottaient sur les Alpes avec le drapeau romain. Là, il fallait prendre un parti. Dernières sommations. En vain. L'ambassadeur change d'habit; le voilà général. Une petite armée française, trois mille hommes et cinq cents chevaux se trouvaient là, sans qu'on ait su comment, pour appuyer les Suisses. Il ne manquait que des canons.

Les soldats du pape, dans leurs nids d'aigles, contre un ennemi sans artillerie, n'avaient qu'une chose à faire: être tranquilles, n'avoir pas peur. C'est ce qu'ils ne firent pas. La peur dispensa de canon. Quoiqu'ils eussent avec eux nombre d'Espagnols, ils n'attendirent pas de voir, il leur suffit de savoir que le drapeau de la France venait à eux par la vallée. À la grande surprise des Suisses, qui ne pouvaient le croire, ils abandonnèrent le premier fort et le brûlèrent. Tel fut généralement l'adieu qu'ils laissèrent au pays, brûlant ce qu'ils pouvaient, et faisant main basse sur cette population catholique qui les avait appelés.

Cela donna la meilleure grâce à l'entrée des Français, qui semblaient n'arriver que pour empêcher l'incendie. Le général pontifical, le marquis de Bagni, poussé jusqu'à Tirano, reçut les ordres d'accommodement qu'on voulait bien lui faire encore. Il espérait gagner du temps, avoir quelque secours. Mais rien ne vint alors. Il tira sur nous en pleine négociation. Cela força d'Estrées à l'attaquer et le battre, avec tout le respect possible. La ville fut emportée sans peine, voulant l'être et tout le peuple étant pour nous. Bagni, réfugié au château, se rendit deux jours après et fut honorablement renvoyé avec ses drapeaux. On ne lui garda que les blessés pour les soigner et les nus pour les habiller; tous auraient voulu se faire prendre (décembre 1624).

CHAPITRE XXII
L'EUROPE EN DÉCOMPOSITION—RICHELIEU FORCÉ DE RÉTROGRADER
1625-1626

Galilée, en 1610, avait eu sur le ciel son coup d'œil de génie. Richelieu eut le sien sur la terre en 1624.

Que vit ce Galilée de la situation politique? Des étoiles nouvelles? Non pas, mais une étoile qui filait.

Il comprit le néant de Rome.

Et cela au moment où les événements donnaient au pape une énorme importance dans l'opinion, au moment où les vainqueurs de la Bohême et de l'Allemagne dressaient le trône du légat romain, le constituant maître et des âmes et des biens, le dictateur de la victoire.

Le beau neveu de Grégoire XV, monsignor Ludovisio, prince élégant, favorisé des dames, venait d'élever le Gesù et la Propagande. Sous Urbain VIII, poëte agréable et anacréontique, ces deux maisons fleurirent de plus en plus et furent le double Capitole de la Rome d'Ignace. Dans l'une, on organisa la police du globe; dans l'autre, ses conquêtes. Le grand mensonge des missions aux terres païennes commença là. Voyez les gasconnades du Tite-Live de la Gascogne, le grand Florimond de Raemond. Tendres pour les Chinois, terribles pour l'Europe, sortirent de là tous ces prêcheurs qui allaient derrière les armées de Waldstein avec les loups et les vautours.

Ce qu'il y eut d'habileté dans tout cela ne doit pourtant pas faire oublier ce qui facilitait les choses. Je veux dire le grand côté financier de l'affaire. Si ces charmants Jésuites furent si persuasifs, gagnèrent les rois, les cours, les belles dames, jusqu'aux laquais, c'est qu'ils s'adressaient à des gens qui comprenaient très-bien qu'il s'agissait d'une translation de la propriété. Arrêtez donc une révolution qui marche par la furie des lois agraires!

Maintenant je laisse nos critiques apprécier la littérature des Jésuites. Elle est forte en rébus, incomparable en acrostiches, sublime en calembours. J'admire Cotton, j'admire l'Imago primi sæculi. Mais l'éloquence de ces Pères bien autrement éclate dans l'Édit de restitution, qui ruine moitié de l'Allemagne au profit de l'autre, dans la Révocation de l'édit de Nantes, qui fit pleuvoir la manne des confiscations protestantes dans les poches trouées de la noblesse catholique.

En conscience, Tilly, Waldstein, etc., avaient bon temps, quand tous les princes protestants avaient peur du protestantisme, voyant la république au fond. L'Angleterre ne fit rien. Pourquoi? Parce que son roi protestant adorait les Espagnols, estimait les Autrichiens. Les princes luthériens d'Allemagne se gardèrent de s'associer à la Hollande, ce qui les eût sauvés, craignant que leurs sujets ne se fissent Hollandais, qu'ils ne fussent tentés par la grandeur subite et l'enrichissement prodigieux de la nouvelle république.

Tout cela, en réalité, rendait ces intrigues et ces carnages assez difficiles, et la papauté n'eut pas beaucoup à suer. Le curieux, c'est qu'elle fut très-souvent l'obstacle de ce qu'on faisait pour elle. À travers toute cette fantasmagorie de Propagande et de Gesù, de conquête universelle, etc., on voit au fond du Vatican, quoi? Un petit vieillard chagrin, Italien avant tout, prince avant tout, oncle avant tout, qui emploie vite le peu de temps qu'il a à acquérir un morceau de terre pour le Saint-Siége ou ses neveux. Les trois papes florentins n'ont pas fait autre chose. Paul IV appelait jusqu'aux Turcs pour sa petite affaire de Parme. Sixte-Quint tourne le dos à la grande Armada, à la Ligue; il ne regarde que l'Agro romano. Clément VIII veut Ferrare; Urbain VIII, Urbino. L'Europe est pour eux secondaire.

Richelieu vit ces misères à fond, de part en part.

Il vit cette politique tremblotante, qui ne tirait plus de force de la religion, mais d'un reflet de la royauté. L'Autrichien, l'Espagnol, exhaussaient et surexhaussaient, pour leur intérêt propre, la casuelle idole qui ne se sentait pas bien en sûreté sur leurs épaules et s'effrayait de la hauteur.

Il vit qu'on pouvait aller à eux, et qu'ils reculeraient.

Il vit qu'on pouvait donner ce coup au pape, et qu'il le garderait.

Que la France pouvait risquer contre l'Espagnol ce qu'avait risqué la Savoie. Le petit prince des marmottes avait par deux fois embarrassé ce fastueux empire, «où ne se couchait jamais le soleil.»

L'Espagne d'alors, avec ses grands mots, ses grands airs, était un gouvernement de loterie, d'aventure et d'aventuriers. Une fois, ils s'entendent avec des voleurs pour brûler Venise. Leur bonheur, en Hollande, c'est Spinola, un aventurier Italien. Et, s'il leur faut un diplomate dans la plus grande affaire, ils vont chercher un peintre, le Flamand Rubens.

Richelieu n'opinait pas mieux de l'Autrichien, Ferdinand II, qui tombait tout à plat si on détachait la Bavière.

Richelieu y travaillait, et, d'autre part, regardait quel secours la France pouvait tirer des princes protestants contre la maison d'Autriche. Lui, leur ennemi, qui écrivait contre eux, il voyait bien que, sans eux, on était perdu.

Malheureusement la Hollande était toute désorientée, divisée contre elle-même. Le chef des modérés, le continuateur du tolérant esprit de Guillaume, Barneveldt, ami de la liberté, de la paix et protecteur des catholiques, avait adouci l'esprit public, trop tôt, en plein péril. Le parti de la guerre s'était réfugié dans une doctrine de guerre, le sombre calvinisme, qui jadis l'avait fait vaincre. C'est tout à lait l'histoire de la Gironde et de la Montagne. Barneveldt ne trahissait point (pas plus que la Gironde), mais ses molles doctrines livraient le pays. Il se trouvait à la tête du parti que nous dirions fédéraliste, du parti des provinces qui n'obéissait point aux États généraux, qui soutenait la division, la non-centralisation, la faiblesse devant l'ennemi, Barneveldt meurt, comme hérétique et traître. Mais l'auteur de sa mort, Maurice, n'en réussit pas mieux. Les provinces repoussent l'unité. Ceux qui l'aidèrent à perdre Barneveldt le regrettent maintenant, détestent le tyran. Maurice, qui avait sauvé dix fois la Hollande, ne pouvait croire qu'il fût haï. Un jour qu'il passait à Gorcum, à midi et en plein marché, il salue, et personne ne met la main au chapeau; tous le regardaient de travers. On vit alors une chose grande, morale, terrible. Cet homme, immuable aux fatigues, aux périls, avait eu toujours le sommeil profond; il était gras (Spinola maigre). Tout à coup il changea. Il n'avait vécu que d'honneur, de popularité. Il maigrit et mourut (avril 1635). La Hollande en fut-elle relevée? Point du tout. Elle avait eu deux têtes, et les avait coupées. Elle resta un moment très-faible.

L'Angleterre n'était guère moins malade. Lisez les sonnets de Shakspeare, si beaux et si bizarres. Vous y entrevoyez la décomposition d'un monde. Et il y en a aussi quelque chose dans ses comédies. Ses hommes femmes et ses femmes hommes, ce dévergondage d'esprit montre un pays bien fatigué. Tristes équivoques d'imaginations maladives (historiques pourtant, voyez le beau Cinq-Mars et le beau Buckingham, etc.), elles disent la fin d'une société qui ne veut plus de la nature. Où est dans tout cela la tradition pure de la Merry England, cette joyeuse Angleterre de Drake, qui se moqua de l'Armada? Une autre naît, je le sais, sombre et forte, qui donnera Cromwell et les États-Unis. Mais elle naît lentement, sous le poids écrasant de l'Église établie. Richelieu s'aidera peu là-bas des Puritains, contre lesquels il lui faudra combattre en France.

L'Angleterre enrichie était devenue prodigieusement économe pour l'État. Elle s'en excusait en disant que ni Jacques ni Buckingham ne lui inspiraient confiance. Buckingham, il est vrai, sorti d'une famille de fous enfermés, mérita plusieurs fois de l'être. Dans son étonnant voyage en Espagne où il mène le jeune Charles Ier aux pieds de l'infante, lui il prend pour infante la femme du premier ministre, Olivarès. Celui-ci avait dit: «L'Espagne ne refusera rien à l'Angleterre.» L'Anglais le prit au mot, et crut que sa femme en était. Mais l'altière dona, indignée de cette sottise insolente qui croyait vaincre en un quart d'heure, mît une fille à elle au rendez-vous. Cette fille-là sauva l'Europe d'un extrême danger. Buckingham, conspué, n'eut qu'à s'enfuir. L'Angleterre, qui allait s'unir à l'Espagne se tourna dès lors vers la France.

Événement heureux pour Richelieu, s'il avait pu en profiter, comme eût fait Henri IV. Mais il n'était pas roi, il n'était même pas encore le Richelieu qu'il fut plus tard. Le pape et les Bérulle l'obligèrent de faire aux Stuarts des conditions terribles de mariage qui ébranlaient leur dynastie, rendaient l'alliance française odieuse, partant stérile. Un évêque, qui revenait d'Angleterre, avait donné à nos dévots des espérances exagérées. Jacques l'avait laissé officier en plein Londres, confirmer en un jour dix-huit mille catholiques devant la foule curieuse, irritée, mais muette.

Les nôtres, qui ne connaissaient pas la profondeur de haine que l'Angleterre garde au papisme, crurent, d'après cela, qu'on pouvait tout oser. On exigea «que les enfants, même catholiques, succéderaient, et que la mère les élèverait jusqu'à treize ans.» On exigea «que la jeune reine amenât un évêque, que cet évêque et son clergé parussent dans les rues sous leur costume.» Même, pour triompher des résistances trop raisonnables du prince de Galles, on fit cette chose inconvenante de lui faire demander par Henriette «de dispenser les catholiques du serment,» serment modéré, politique, dont Jacques avait déjà écarté tout ce qui pouvait alarmer les consciences. Henriette arrivait là de façon bien sinistre! Avant de s'embarquer, elle exigeait que Charles préparât son procès, jetât la première pierre de son échafaud de Whitehall!

Comment voulait-on que Jacques et Charles fissent digérer cela au Parlement? Il eût fallu du moins que Richelieu pût leur accorder un signe qui honorât le mariage devant l'Angleterre et fît espérer un secours puissant pour le gendre de Jacques et les protestants d'Allemagne. Il ne le pouvait pas. Nos dévots ne l'eussent pas permis. Il se serait perdu près du clergé de France, qu'il opposait au pape. Il n'eût pu continuer ses négociations pour séparer la Bavière de l'Autriche. N'osant donner des hommes, il donna de l'argent. Il promit pour six mois un subside au partisan Mansfeld, que Jacques envoyait en Allemagne, et encore à condition que Mansfeld ne passerait pas par la France. Enfin, il subventionna le roi de Danemark, que les protestants d'Allemagne se donnèrent pour chef (mars 1625).

Qu'il ait osé tout cela dans les tremblants commencements d'un pouvoir disputé, cela étonne, et surtout au moment où le vent du midi lui apportait de Rome une tempête à le déraciner. Après l'affaire de Valteline, le pape avait eu peur d'abord. Il crut voir monter aux murailles Bourbon, Frondsberg. Et il pria Bérulle d'aller vite apaiser le roi. Puis, ne voyant rien venir, la peur fit place à la colère. Ses Barberini ne parlaient que d'excommunier, foudroyer, écraser. Le neveu régnant supposa que le bonhomme Bérulle ne parlerait pas assez haut. Lui-même, de sa personne, se mit en route; armé des pouvoirs de l'Église, les poches pleines de bulles, il s'achemina vers la France, curieux de voir si Richelieu l'attendrait de pied ferme, ou plutôt sûr de le trouver à la frontière, repentant et la corde au cou.

Celui-ci, en réalité, avait à soutenir d'étranges assauts. Louis XIII ne s'habituait pas à cette situation nouvelle de faire la guerre au pape. La reine mère lui en faisait honte, et Bérulle, sans doute, de ses soupirs et de ses larmes, remuait sa conscience. Un matin, le roi, brusquement, dit à Richelieu: «Il faut en finir.» (Mars 1625.)

Mais bien loin d'en finir, celui-ci s'endurcissait tellement, que, le 25 encore, il signa le traité du Nord avec les ennemis du pape, le Danois et les Allemands.

Quel était donc cet homme qui violentait ainsi la conscience de son roi? Grand problème qui m'a souvent absorbé, et je n'en serais jamais sorti, si je n'avais lu dans la belle publication de M. Avenel (t. II, p. 207) une pièce écrite un peu plus tard, mais qui explique tout. On voit que Richelieu avait ensorcelé le roi.

Par talisman, philtre ou breuvage? par l'anneau enchanté qui, dit-on, troubla Charlemagne? Non, par la caisse des finances.

Louis XIII n'avait jamais vu d'argent, et Richelieu lui en fit voir.

Ce fut un coup de théâtre analogue à celui de Sully, cet autre magicien, quand du pied il frappa la terre, et que l'argent jaillit pour Henri IV émerveillé.

Le revenu, qui diminuait tous les ans, augmenta tout à coup. Indépendamment d'une enquête contre les financiers, ressource passagère, Richelieu alla droit aux sources régulières, aux comptables, aux receveurs, et il se mit à compter avec eux. Ils furent bien étonnés. Quand on leur demandait de l'argent, ils prétendaient toujours avoir fait des avances, disaient qu'on leur devait plutôt, offraient de prêter et prêtaient au roi à usure l'argent même du roi.

Ce jeu cessa avec un homme sérieux, qui ne plaisantait pas, qui tira tout à clair lui-même. Homme net, avant tout, et, bien plus, d'une générosité altière, qui, par exemple, en prenant la marine, gagna un profit de cent mille écus et en fit cadeau à l'État.

Louis XIII n'aimait pas ce visage pointu, mais il restait persuadé que le disgracier, c'était rentrer dans l'indigence où Concini l'avait tenu, dans la honte où le mit de Luynes, sous les sifflets de Montauban.

Donc, ferme sur sa caisse, Richelieu attendit le légat et la foudre.

Cette sécurité stoïcienne allait si loin, qu'il s'obstinait à ne pas vouloir armer contre nos protestants, qui avaient fait une prise d'armes maladroite et malencontreuse au moment même où Richelieu faisait la guerre au pape.

Leur conduite, à ce moment, a indigné la France. Voici pourtant comment la chose se passa.

Les deux frères, Soubise et Rohan, ne pouvaient pas savoir, le 17 janvier, dans la Charente, que du 1er au 10 janvier on eût chassé des Alpes les garnisons pontificales. Ils ne voyaient point cela. Ce qu'ils voyaient, croyaient, c'étaient les mensonges politiques de Richelieu, qui, voulant se faire pardonner ses alliances protestantes, disait partout qu'il soudoyait Anglais et Hollandais pour isoler la Rochelle, que tôt ou tard il attaquerait. Et, pour mieux le faire croire, il avait dans la Charente quelques petits vaisseaux.

Si tous nos catholiques du Louvre, Bérulle, la reine mère, qui vivaient avec Richelieu, se trompaient à cela, combien plus nos huguenots! Lui-même, en ses Mémoires, avec colère, il se demande comment ils purent l'attaquer dans un tel moment. Il est facile de le lui dire. Parce que la fausse paix de 1622 avait été une guerre; parce qu'on en avait profité pour bâtir une citadelle à Montpellier; parce qu'aux portes de la Rochelle, dans l'île de Ré, on élevait un fort pour la tenir sous le canon; parce qu'on avait mis là, un homme altéré de leur sang, l'ex-protestant Arnaud; parce qu'en Ré on avait brûlé vif un pauvre tisserand; parce qu'on avait lancé le peuple pour les massacrer à Lyon, et pour brûler ici leur temple de Charenton; parce que le magistrat allait chez les mourants les sommer de se confesser; enfin, parce qu'en toute la France la grande chose qui était leur joie, leur force et, disons mieux, leur âme, leur avait été retirée: la liberté du chant, et la consolation des psaumes!

Les raisons, certes, d'armer ne manquaient pas. Le moment était mal choisi. Richelieu le fit dire à Rohan par Lesdiguières. Mais celui-ci, qui tant de fois avait trompé, ne fut pas cru le jour qu'il disait vrai. Rohan et Soubise persistèrent, malgré la majorité des protestants, qui ne voulaient pas bouger, malgré la Rochelle, qui, étouffée, ruinée dans son commerce, s'obstina pourtant dans la paix. À grand'peine, Rohan souleva un coin du Languedoc.

Ce qui devait l'affermir dans la guerre, c'est que le mariage d'Angleterre, loin de favoriser les protestants, fut fastueusement arrangé comme une invasion catholique. Buckingham, qui était venu à Paris, y recommençait ses folies espagnoles. Il faisait l'amour à Anne d'Autriche, qui, n'ayant que les restes de madame d'Olivarès, eût dû se trouver peu flattée; mais point: elle fut très-attendrie. Tout le monde sait comment le fat se mit à la mode; histoire qui cote la cour à sa valeur, et la bassesse du temps. Il parut en habit brodé de perles mal cousues, qui se semaient sur les chemins pour tenter l'assistance. À Madrid, on se serait cru insulté! Ici, on le trouva très-bon; les plus huppés ramassaient dans la crotte.

Retz dit que Buckingham brusqua son succès près de la reine, qu'à peine arrivé, il vainquit. Aux adieux, à Amiens, ce fou furieux se porta publiquement sur elle aux dernières entreprises. Il outragea la France, et il trahissait l'Angleterre, livrant ses vaisseaux protestants pour faire la guerre aux protestants.

Ce fut un Guise, pour bien renouveler là-bas le fatal souvenir de la parenté des Guises avec les Stuarts, qui épousa la petite reine Henriette à Notre-Dame de Paris et la mena à Londres. Superbe cavalcade de prêtres et moines, et religieuses sur leurs mules, toute une Armada ecclésiastique.

La reine trouva triste et sauvage le pays et le peuple, odieuse la simplicité grave des insulaires. Son sérieux époux, Charles Ier, figure roide et altière, où respirait le froid du Nord (par sa mère, il était Danois), lui plut très-médiocrement. Et elle commença tout de suite la petite guerre. Elle était bien stylée d'avance, et Bérulle ne la quittait pas. Charles se trouva avoir dans son lit une zélée catéchiste, triste, sèche, disputeuse, qui ne donnait rien pour rien, et mettait l'amour aux jeûnes de la controverse.

Elle n'avait nul égard au temps, au danger de son mari, qui n'achetait les subsides du Parlement que par des sévérités religieuses. Elle avait droit d'avoir vingt-huit chapelles dans les châteaux. Mais le plus scabreux était celle de Londres. Elle exigea d'y réunir les catholiques. Ils vinrent en foule. Alors elle voulut une église.

Cependant, c'était elle qui se plaignait et se faisait plaindre. Tout retombait sur Richelieu. Le légat Barberini était à Paris, et le ministre dans un extrême péril. Il parut là dans sa grandeur, mit bas l'habit de fourbe sous lequel il avait grandi. À chaque demande du légat, il opposa un non respectueux, mais ferme, fort clair et sans ambages.

Barberini avait commencé par une demande naïvement espagnole: «Une suspension d'armes,» pour que l'Espagne pût réunir ses forces. Et Richelieu répondit: Non.

Barberini se retira sur la simple demande de la liberté du passage pour les troupes espagnoles, avec satisfaction au pape pour la forme impolie avec laquelle ses hommes avaient été mis à la porte. Mais Richelieu dit encore: Non.

Alors Barberini jeta sa barrette et pleura.

Ce qui l'humiliait le plus, c'est qu'il ne trouvait aucune prise dans le public. Tout le monde paraissait ravi de ce coup reçu par le pape. Par cette seule petite affaire (qui ne coûta pas un million, ni, je crois, un seul homme), Richelieu avait conquis une grande position nationale. On a vu, en 1620, que les soldats disaient à Ravaillac qu'ils croyaient faire bientôt la guerre au pape, et en étaient charmés. Cela permet d'apprécier ce qu'on veut nous faire croire de la grande dévotion du temps. Quand Henri IV mourut, le peuple de Paris dit qu'il défendrait Charenton, protégerait les huguenots. M. de Guise, ce jour-là, avait beau saluer la foule; personne n'y faisait attention. Puis, dix années après, quand on lança sur Charenton une bande de laquais et de mendiants, quand les Jésuites de la rue Saint-Antoine se tenaient sur leur porte pour passer la bande en revue et lui mettre du cœur au ventre, l'histoire nous assure gravement que ces drôles étaient tout Paris, que la ville de Paris était encore ligueuse à cette époque, et que ce grand bruit eut lieu pour l'amour de je ne sais quel Guise tué dans la guerre des protestants à deux cents lieues de là. S'il en est ainsi, qu'on m'explique comment, trois ans après, ce légat, à Paris, n'en reste pas moins seul. Ce bon peuple dévot qui vient de brûler Charenton, où donc est-il? Et ne devrait-il pas faire tous les jours des feux de joie devant l'hôtel de M. le légat? Mais c'est tout le contraire. S'il y a joie, c'est pour le soufflet que vient de recevoir le pape. Richelieu s'en soucie si peu et croit tenir si bien le roi et tout, qu'il prend le temps d'être malade, s'en va à la campagne. Le légat solitaire n'a de consolateur qu'un autre solitaire, oublié dans Paris, l'ambassadeur d'Espagne, M. de Mirabel.

L'homme de Rome était aux abois. La reine mère ne soufflait plus, ayant son âme à Londres. On la rappela en hâte, cette âme saintement intrigante. Bérulle saute le détroit. Ni Buckingham là-bas, ni Richelieu ici, n'avaient prévu ce coup. Le saint homme, pour piquer le roi, prit justement la pointe dont usait si bien Richelieu, l'honneur de la couronne. Il lui montra l'Anglais qui se moquait de lui, maltraitant Henriette, persécutant les catholiques. Pourquoi les ménagerait-il lorsque, chez le roi très-chrétien, un cardinal persécute le pape?... Cela agit. Le roi jura que son beau-frère s'en repentirait, et, pour l'affaire du pape que traînait Richelieu, il dit à Bérulle d'en finir.

Avec celui-ci, la chose alla vite. Pendant que Richelieu se met en route pour revenir, déjà tout est fini. Bérulle a bâclé un traité, plein d'équivoques. «Les Grisons restent souverains, sauf le cas où les Valtelins se croiraient lésés comme catholiques. Le roi de France aura seul les passages, sauf le cas d'une guerre des Turcs, où l'Espagnol voudrait aller secourir l'Autrichien.» Or, ce cas était tout trouvé, l'Autriche étant alors aux prises avec le Transylvain, allié des Turcs. Les Espagnols, sous ce prétexte, eussent à l'instant même repris les passages.

Guéri par la colère, Richelieu revient, déchire le traité, en appelle à la France (il demande une assemblée de notables) et au clergé même de France. Sa prise sur le clergé, c'était une victoire qu'il venait de gagner sur le protestant Soubise avec les vaisseaux d'Angleterre et de Hollande (15 septembre 1625.)

Les Notables, princes, ducs et pairs, cardinaux, maréchaux, délégués des Parlements, membres de l'Assemblée du clergé (qui siégeait déjà à Paris), votèrent comme un seul homme pour Richelieu.

La reine mère, Bérulle et le légat faisaient triste figure, restant seuls pour la paix, seuls bons et fidèles Espagnols, devant une assemblée toute française. L'abandon du clergé surtout outrait le légat. «Et toi aussi, mon fils!» Il fit un coup désespéré. Sans dire adieu, il part (23 septembre), tirant décidément l'épée, et résolu de faire des levées de troupes, pour qu'on vît qui l'emporterait de la maison de France ou de celle des Barberini.

Richelieu fit courir après par politesse; mais il ne s'en souciait guère, ayant la France avec lui. Il amusait alors les Notables d'un projet superbe de réforme utopique, de ces choses agréables et vaines dont se régalent volontiers ces grandes assemblées. Il est curieux de voir l'idéal de Richelieu.

Cela commence d'abord de façon pastorale, le roi veut imiter saint Louis jugeant sous un chêne; chaque dimanche et fête, à l'issue de la messe, il donnera audience à tout venant, et recevra toute requête, que reprendra le demandeur, «avec réponse au pied,» le dimanche suivant.

La généralité des affaires se traitera par quatre hauts conseils. Mais à tout seigneur tout honneur: au plus haut conseil, trône le clergé; quatre prélats et deux laïques seulement le forment pour aider le roi à nommer aux bénéfices, et, «en général, pour tout ce qui peut intéresser sa conscience.» Voilà la conscience du roi administrée en république, et en république d'Église.

Le même esprit républicain perce dans l'organisation régulière qu'il veut donner aux conciles provinciaux. Ils deviendront les juges du clergé en dernier ressort.

À tout curé au moins trois cents livres par an, équivalant aux douze cents que leur donne la Constituante de 89.—Moins d'ordres mendiants, moins de Capucins.—Cloîtrer les monastères de filles.

Le roi réduit tellement sa maison, qu'il reviendra à la dépense d'Henri III.—Plus de vénalité d'offices.—Plus d'acquits au comptant; le roi se ferme le Trésor.—Plus de vagabondage, taxes des pauvres.—Moins de colléges, moins de lettrés pauvres (d'abbés faiseurs de vers, de prestolets solliciteurs, etc.)—Moins de luxe. Chacun, réduisant sa dépense, supprimant les clinquants italiens et passements de Milan, n'aura plus à chercher de mauvaises voies pour se refaire. Quelles voies? Le bon roi Jacques dit haut ce que Richelieu pense: que le gentilhomme ruiné venait en cour spéculer sur sa femme.

Cet âge d'or sur le papier charma tellement le public, que trois corps à la fois, l'Assemblée du clergé, la Sorbonne et le Parlement, poursuivirent vivement les pamphlets papistes, espagnols, qu'on lançait contre Richelieu. Et le Parlement avec tant de violence, que Richelieu n'eut qu'à le contenir.

Il n'avait pris tant d'ascendant sur le clergé qu'en le leurrant d'une chose qu'il ne voulait pas faire, d'une guerre contre la Rochelle. Qu'aurait fait cette guerre? Elle aurait forcé l'Angleterre à se déclarer contre lui; elle eût disloqué sa ligue du Nord (Hollande, Suède, Danemark, Allemagne). Les amis de l'Espagne, Bérulle, la reine mère, ne désiraient pas autre chose. Ils le poussaient à la victoire fatale qui brisait tous ses plans, le brouillait avec les Anglais, Richelieu tremblait de vaincre. Et lui-même, en novembre, il offrit la paix aux huguenots, ce qui mécontenta le clergé et lui fit retirer en partie l'adhésion étourdie qu'il lui avait donnée contre le pape.

Il désirait avoir la main forcée par les Anglais, pouvoir dire qu'il n'avait pu leur refuser de traiter avec les huguenots. Il fit venir en décembre des ambassadeurs d'Angleterre, qui prirent l'affaire en main et avancèrent la chose. Mais d'autant plus Bérulle, la parti espagnol, voulait brusquer la paix avec l'Espagne. Ils remuaient le roi par le scrupule de pousser cette guerre d'Espagne que le pape maintenant faisait sienne et voulait reprendre en son nom. Ils crurent le roi pour eux sur quelques mots d'aigreur qui lui échappèrent contre Richelieu, et ils en prirent l'audace de faire la paix sans pouvoir. La reine mère dit à la femme de notre ambassadeur, Fargis de Rochepot (ennemi de Richelieu), qu'il pouvait signer le traité in ogni modo. Le traité que signa Fargis, c'est justement cet amas d'équivoques que Bérulle avait minuté trois mois avant, et que Richelieu avait déchiré, «Les Grisons restaient souverains, à moins que les Valtelins ne se disent lésés dans leur religion.» Et ils l'auraient dit à coup sûr.

Ce beau traité, conclu (disons plutôt comploté, conspiré) entre Olivarès et Fargis, vient en janvier au Louvre. On s'est passé du roi, on s'est passé de Richelieu. Celui-ci tombe à la renverse. Il se trouvait que nos amis et alliés, les Anglais, alors à Paris, sans lesquels on traitait ainsi avec l'Espagne, allaient passer pour traîtres à Londres. Quelle force donnée au procès que déjà les Communes commençaient contre Buckingham? Charles Ier était forcé de devenir le mortel ennemi de la France. Le but de Rome était atteint.

Qu'allait dire tout le Nord? Qu'allait dire l'Italie? Venise ne s'était compromise que pour avoir quelque sûreté contre l'Autriche, et la Savoie ruinée, que pour s'indemniser sur Gênes. Et tous étaient sacrifiés. La France traitait pour elle seule.

Le panégyriste de Bérulle, l'abbé Tabaraud (d'après d'autres plus anciens, et non plus sages), assure que c'était Richelieu même qui avait poussé Fargis, sauf à le démentir, que lui-même voulait ce traité qui lui troublait tous ses plans. Heureusement ses lettres sont là, et son très-sérieux éditeur, M. Avenel, d'après les pièces, a remis l'affaire en lumière (t. II, p. 90).

On lava la tête à Fargis. On raccommoda le traité, mais comment? On en laissa tout le venin, les Grisons ne gardant de leur souveraineté qu'un petit souvenir, un cens de vingt-cinq mille livres par an que leur payerait la Valteline. Celle-ci, petite république catholique, eût laissé, à coup sûr, passer et repasser les Espagnols tant qu'ils auraient voulu.

Deux choses décidèrent Richelieu à accepter cette œuvre de ses ennemis.

D'abord, il avait su faire consacrer le droit des Grisons par les Suisses, qui se firent fort de les mettre en possession de la Valteline.

Deuxièmement, le pape armait contre la France. Son drapeau, avec l'Espagnol, reparaissait aux Alpes. Et, quelque ridicule que cela fût, Richelieu en était embarrassé. Qu'eût dit le confesseur du roi? et comment la conscience de Louis XIII se fût-elle arrangée de cette guerre obstinée contre le pape?

Donc, il céda, et endossa l'indignation et le mépris de l'Europe, proclamé traître par tous ses alliés.

La chose aujourd'hui est plus claire. En cette singulière affaire, il y avait un fourbe et un saint. Le fourbe, Richelieu (à juger par les précédents); le saint, Bérulle. Mais ce fut le saint qui mentit.

CHAPITRE XXIII
LIGUE DES REINES CONTRE RICHELIEU—COMPLOT DE CHALAIS
1626

Dans la terrible solitude où cette paix traîtresse mit Richelieu, brouillé avec tous ses amis (Angleterre et Hollande, Savoie, Venise et Grisons même), haï du pape, qui gardait son soufflet, amorti en Europe, affaibli à la cour, mystifié par un sot (Bérulle), il commença à regarder inquiètement sur quoi il s'appuierait, et il eut une idée lâche, dont il se confesse lui-même.

Ce fut de s'adresser à la Bavière, à la ligue catholique d'Allemagne, d'obtenir du Bavarois même, du vainqueur, le rétablissement du vaincu, le Palatin. Mais quel rétablissement! À quelles conditions! Il demanderait pardon à l'Empereur, il payerait trois millions, il laisserait son titre d'électeur au Bavarois, à moins que lui Palatin, le chef des calvinistes, ne se fît catholique. Et, tout cela fait, quel en serait le fruit? Le Palatinat garderait-il la liberté de religion? Point du tout. Dans ce pays tout calviniste, le calvinisme ne serait que toléré, et encore dans une ville, résidence du Palatin!

Ce bel arrangement ne déplut pas au Bavarois. Seulement il eût voulu un article de plus: c'était que Richelieu désarmât le Danois et la ligue protestante, que le lion se fit arracher dents et ongles préalablement, après quoi on eût pu l'assommer à coups de bâton.

Richelieu conte lui-même la honteuse négociation, et paraît se féliciter d'avoir trouvé ce vain expédient. Ce qui fait bien sentir que ce mécanicien, qui rêvait la balance, les poids et contre-poids, enfin toute la pauvre machine, de la politique moderne, eut peu le sentiment des forces vives, des passions dont vit l'humanité.

Qui ne voyait la réaction catholique, cette terrible armée en marche, qui allait engloutir le Nord, avançant comme un élément, avec les forces aveugles non-seulement du fanatisme, mais, ce qui est bien pis, d'un changement général de la propriété? Contre un tel phénomène, contre la création d'une armée de cent mille voleurs qu'à ce moment l'Autriche opérait par Waldstein, on se fût amusé à bâtir cette petite digue!... Triste conception! Le Bavarois, vainqueur parce qu'il avait servi jusque-là la révolution, eût été impuissant le jour qu'il lui eût fait obstacle.

Lui-même, Richelieu, personnellement, n'avait nul arrangement possible, haï du parti espagnol comme apostat et renégat, et du parti anti-espagnol pour sa récente trahison.

En 1626, il était arrivé au point où parvint Henri IV en 1606. De toutes parts, on conspirait sa mort. Ses livres contre les protestants, ses tendresses pour les Jésuites, ses ménagements pour les demi-jésuites (Oratoriens), ne lui regagnaient personne. Toutes les cours étaient travaillées contre lui. Le grand parti dévot, cette année 1626, pour le faire sauter, opéra une ligue universelle des reines.

La reine de France entra directement dans un complot pour le tuer.

La reine d'Angleterre lui brisa l'alliance anglaise.

La reine mère, Marie de Médicis, sa fille la reine d'Espagne, et l'infante des Pays-Bas, voulaient lui faire faire, malgré lui, l'entreprise insensée d'une descente en Angleterre.

Commençons par Anne d'Autriche. Elle était arrivée à treize ans. Et pendant trois ans son mari avait oublié qu'elle existât. En 1619, on avait à grand bruit imprimé dans le Mercure, pour la joie de la France, que le roi commençait enfin à faire l'amour à la reine. L'ambassadeur d'Espagne écrivait à Madrid leurs moindres rapprochements. Tout le monde s'en était entremis, Espagnols et Français. C'est un spectacle étrange de voir deux monarchies suer, travailler à cela, pousser ces amants l'un vers l'autre ... Hélas! avec peu de succès.

Anne était pourtant assez jolie. Quoiqu'elle n'eût que de petits traits, un méchant petit nez sans caractère, la blanche peau de cette blonde dynastie lui donnait alors de l'éclat. Altière et colérique, elle ne faisait rien qu'à sa tête, riait de tout. Et c'est surtout ce rire qui faisait peur au triste Louis XIII. La rieuse s'était donnée à une autre, plus légère encore, mais perverse et dévergondée, le type des coureuses de la Fronde, la duchesse de Chevreuse. Sous cette bonne direction, elle eut deux ou trois fausses couches. L'Espagne était désespérée. Elle voyait bien que le mariage ne mettrait pas la France sous son influence. Mais, s'il n'y avait guère à attendre, de Louis XIII, on pouvait être plus heureux avec son frère Gaston. L'ambassade espagnole y songea et poussa la reine. Un matin, de sa part, quelqu'un dit à Gaston «qu'elle ne veut pas qu'il se marie.»

Le roi et Richelieu songeaient à lui faire épouser une Guise pour reprendre à cette famille une part de l'héritage de Montpensier qu'ils avaient escamoté à la mort d'Henri IV. Mais le mot de la reine, d'une reine de vingt-quatre ans, à un prince de dix-huit, était bien sûr d'être obéi. Pour affermir Gaston, on prit son gouverneur Ornano par la princesse de Condé qu'il aimait. Le roi était déjà mort, au moins dans leur pensée; la reine se croyait veuve. Richelieu en fut averti. Par qui? Par le roi même, dont on arrangeait la succession (Lettres de Richelieu, II, 232).

Voilà nos étourdis qui commencent à écrire de toutes parts et à chercher des alliés. Ils signifient leur prochain avénement aux Espagnols, au Savoyard. Ils tâtent le fils de d'Épernon pour avoir Metz, et le père même; mais le vieux coquin voulut voir venir les choses.

Gaston avait exigé qu'on l'admît au conseil, et il voulait encore y faire entrer Ornano. Le roi fait arrêter celui-ci le 5 mai. Grand étonnement de Monsieur, cris, fureur. Devant les ministres, il demande d'une voix hautaine qui a osé donner un tel conseil. «Moi, monseigneur,» dit Richelieu.

Gaston, vraie poule mouillée, eût avalé cela. Mais le piqua là-dessus. Pouvait-il bien devant sa belle-sœur qui voulait le traiter en homme, se laisser traiter en enfant? L'affaire fut ainsi envenimée par la Chevreuse, par son amant Chalais (Talleyrand), qui dit que, puisqu'on ne pouvait se battre avec un prêtre, on pouvait bien l'assassiner.

Les faiseurs de Mémoires, qui écrivent trente ans après, pour rendre plus joyeuse cette sanglante affaire, ont supposé que Richelieu lui-même était amoureux d'Anne d'Autriche, jaloux de Buckingham et de Monsieur, qu'il avait eu l'impudence de proposer à la reine de suppléer Louis XIII, que la reine avait exigé qu'il dansât devant elle, etc., etc. Histoire stupide. Anne d'Autriche, si douce pour les autres, ne l'aurait pas été pour lui; elle l'eût fait jeter par les fenêtres. Il le savait et n'était pas si sot. Notez qu'il avait quarante-cinq ans, était très-maladif, enfin avait chez lui sa nièce, qu'il aimait sans trop de mystère.

L'assassinat en question, qu'on a traité comme un hasard, un coup de tête de cette folle jeunesse, fut, je crois, autre chose. Il est impossible d'y méconnaître la continuation des entreprises de ce genre que l'Espagne faisait, ou faisait faire, depuis environ soixante ans. Assassinats à point, et toujours quand il fallait simplifier une situation difficile par la mort de l'homme influent. Ainsi Colligny, ainsi Guillaume, ainsi Henri III, ainsi Henri IV. Procédé monotone. Mais, quoique peu varié, il avait toujours son effet.

Le plan, fort simple, était que Gaston, avec son Chalais et toute sa maison irait dîner chez Richelieu au château de Fleury, et que là, à sa table, profitant de sa confiance et de son hospitalité, les gens d'épée, commodément tueraient l'homme sans armes. Les dames (Anne d'Autriche et madame de Chevreuse) goûtaient ce plan chevaleresque, et tout se fût réalisé si Chalais n'eût confié son secret à un ami de cour, qui lui dit: «Si tu ne dénonces, je le ferai moi-même.» Chalais a peur, dit tout au cardinal, au roi. Cependant, dans la nuit, dès trois heures, arrivent à Fleury les officiers du prince «pour lui apprêter son dîner.» Richelieu leur cède la place, et le matin vient chez Gaston lui reprocher avec douceur de ne pas l'avoir prévenu de l'honneur qu'il voulait lui faire.

Cependant il supplie le roi de le laisser se retirer. Le roi dit: «Je vous défendrai et vous avertirai de ce qu'on dira contre vous.»

L'affaire était immense, épouvantable, le pendant de l'affaire Biron. Les deux fils d'Henri IV, le gouverneur de Bretagne, Vendôme, et le grand prieur, en étaient, et le duc de Longueville. Même le comte de Soissons, à qui l'on se fiait, à qui Richelieu laissa Paris pendant qu'il menait le roi en Bretagne; Soissons eût enlevé la grande héritière qu'on voulait donner à Monsieur. Découvert, il s'enfuit et quitta le royaume.

Richelieu attira et arrêta les deux Vendôme. Il fit signer à Monsieur une sorte de confession où il abandonnait ses amis, et le maria de sa main. Il l'étouffa dans l'or. Avec ce riche mariage et l'apanage d'Orléans qu'on lui donna, il eut de rente un million d'alors (cinq ou six d'aujourd'hui, un capital de cent millions).

Monsieur se laissa marier, le 5 août; mais cela ne sauva pas Chalais, qu'on décapita le 19, comme ayant conspiré la mort du roi, ce qui était faux. Mais son vrai crime, le complot contre l'État, et contre la vie de Richelieu, aurait paru bien peu de chose. Une seule tête paya pour toutes. On pria, on supplia; mais le roi resta ferme.

L'Espagne dut renoncer à faire de la reine un centre d'intrigues. On la mit presque en charte privée. Humiliée, pardonnée, séparée de la Chevreuse, qu'on exila, elle ne reçut que des femmes. Le roi défendit de laisser entrer les hommes, que quand il y serait.

Mesures très-vigoureuses. Cette affaire de Chalais commençait la grande œuvre de Richelieu, le nettoiement de la cour et le balayage des princes. Il avait frappé sur eux en même temps de trois côtés: sur les bâtards royaux (Vendôme), sur les Condé (Soissons en fuite), sur les Guise (exil de la Chevreuse). L'héritier même enfin dû trône, Monsieur, humilié, marié, enrichi et déshonoré. Chacun sentait que celui qui frappait de tel coups donnait sa tête pour enjeu. La vie de Richelieu tenait à ce fil sec, qui pouvait tous les jours casser, un roi fiévreux et valétudinaire.

Il n'était pas sorti d'affaire, qu'en ce même mois d'août 1626, deux coups viennent le frapper.

1o La grande défaite du Danois, notre allié, chef des protestants d'Allemagne (27 août), que Richelieu aidait d'argent, et qui se fait battre à Lutter. Loin de protéger les autres maintenant, il va être lui-même envahi par l'Autriche.

2o L'autre coup, en apparence minime, est en réalité terrible, c'est la brouille complète d'Henriette et de Charles Ier. Celui-ci en moins de six mois, sera forcé d'armer contre la France.

Henriette était une petite brunette, vive, agréable. Elle était d'Henri IV et non de Concini. Elle naquit du raccommodement de 1608, vrai du côté d'Henri, très-faux du côté de Marie. L'enfant ne rappela que trop cet étrange moment. Sensuelle et galante, violemment brouillonne et têtue. Quand elle passa en Angleterre, elle se fit dévote, prit ce mariage comme pénitence. Bérulle lui propose pour modèle la pécheresse Madeleine. Qu'une princesse de dix-sept ans eût déjà tant à expier, c'était de quoi faire réfléchir Charles Ier et le refroidir. Mais il n'y parut pas. Le roi était triste, grondeur, violent, mais honnête homme et régulier; il revenait toujours. C'est ce qui donna tant d'audace à la jeune femme.

Par une belle matinée de printemps, d'une chaleur rare en Angleterre, la reine, emmenant tout son monde, son évêque et ses aumôniers, ses religieuses, tout cela en costume et en grande pompe papiste, à travers Londres émerveillée, se rend au gibet de Tyburn, où furent pendus les saints Jésuites de la Conspiration des poudres, et là, agenouillée, elle fait sa prière à ces célèbres assassins.

Outrage solennel, non-seulement à la religion de l'Angleterre mais à la morale, à la conscience de l'humanité.

Charles Ier, qui déjà périssait, qui en était réduit à dissoudre son parlement, à tenter des emprunts forcés, dans sa terrible misère, reçut de la main de sa femme cette pierre pesante pour l'enfoncer dans sa noyade. La scène fut violente contre les prêtres et les femmes de la reine. «Chassons-les, écrit-il, comme des bêtes sauvages.» Le 9 août, lui-même lui prononça cette sentence. Elle pria, pleura, cria. Des cris lui répondirent, ceux de ses femmes qu'on emmenait. Elle se jette aux barreaux des fenêtres pour les voir encore et leur dire adieu. Sanglots, clameurs, etc., une scène publique surprenante dans les mœurs anglaises, où tout se passe sans bruit. Le roi était mal à son aise, se sentant posé dans ce drame comme l'indigne et barbare tyran.

Pour abréger, il arracha des barreaux les mains de la reine, qui s'évanouit furieuse, et fit écrire partout que ses mains étaient déchirées.

Texte excellent. C'était celui même de la terrible Marie Stuart, si heureusement exploité par les papes. Urbain VIII, à l'instant, saisit la légende d'Henriette, épouse infortunée de ce Barbe-Bleue britannique. Sur la donnée un peu maigre, il est vrai, de l'écorchure douteuse, il rebâtit le grand roman pontifical de l'autre siècle, la conquête de l'Angleterre par l'Espagne et la France. Il dit expressément à l'ambassadeur espagnol: «En conscience, votre maître, comme bon chevalier, est tenu de tirer l'épée pour une princesse affligée.»

La jeune reine d'Espagne, sœur d'Henriette et fille de Marie de Médicis, écrivit de sa main au cardinal de Richelieu, invoquant son secours et sa galanterie pour soutenir les reines opprimées.

Autant en écrivait l'infante de Bruxelles. Autant en disait au Louvre la reine mère. Bérulle s'adressait au cœur du cardinal, à sa piété, bien sûr qu'en cette grande occasion il agirait comme prince de l'Église.

Ces instances touchantes, unanimes, eurent un grand effet sur le roi, qui regardait l'expulsion de ces Français comme un outrage à sa couronne. De sorte que Richelieu, n'étant plus même soutenu par le roi, et se trouvant tout seul, dit qu'il goûtait l'entreprise, mais qu'il fallait d'abord, pour mettre Charles Ier dans son tort, lui envoyer une ambassade.

On envoya à Londres le beau Bassompierre, l'homme de la reine mère, et avec lui celui de tous les prêtres renvoyés que les Anglais détestaient le plus, le P. Harlay de Sancy. Bon moyen de brouiller encore. Bassompierre cependant crut accommoder tout. Mais il y avait une condition: c'était que Buckingham reviendrait ici faire sa cour à la reine. Refus du roi. La guerre va éclater.

Du reste, à part cette folie, la fatalité emportait à la guerre le roi et le ministre. Le Parlement poursuivait Buckingham avec une colère méritée, mais aveugle pourtant, avec la ténacité du bouledogue, qui ne voit plus, n'entend plus, ne sent plus. L'Angleterre ne s'informait plus des grands intérêts de l'Europe. Elle voulait la peau de Buckingham, et rien de plus. Celui-ci n'avait chance d'échapper que par cette diversion de la guerre.

Richelieu eût eu grand besoin de ne pas rompre avec l'Angleterre. L'espoir qu'il témoignait au roi (juin 1626) de relever nos finances était déjà trompé et ses ressources insuffisantes. La grande défaite du Danois et de l'Allemagne protestante (en août) rendait l'Autriche et la Bavière maîtresses de la situation. Les Espagnols tenaient le Rhin. Dans le conflit maritime des États de l'ouest, devant les grandes puissances navales de l'Angleterre, Hollande et Espagne, nous seuls nous n'étions pas en garde. Il fallait sans retard organiser l'armée, créer la flotte. Et cela, avec une France ruinée, chargée d'un déficit annuel de dix millions, d'une dette exigible de cinquante-deux millions, avec un pauvre peuple qui (il le dit lui-même) «ne contribuait plus de sa sueur, mais de son sang.»

Il n'avait pas fait cette situation. Il n'aurait osé même la caractériser nettement. Il eût fallu dresser l'accusation de la reine mère, de tous les favoris, Concini, Luynes, etc., cette perpétuité des désordres et de vols si soutenue, et j'allais dire si régulière, qu'une telle accusation eût été celle de la royauté, du gouvernement monarchique.

Qu'eût-ce été si une assemblée sérieuse eût regardé au fond? si la voix nationale de 1614 se fût élevée? Le pouvoir eût été frappé de faiblesse, au moment où il devait ramasser sa force contre le grand orage d'Allemagne. Richelieu s'en tint à une comédie de Notables, une petite assemblée en famille de fonctionnaires et de magistrats.

Devant des gens si bien appris, tout décidés d'avance à approuver, il y fallait peu de façon. Il eût pu s'épargner des frais d'hypocrisie, qu'il fit pourtant (par habitude), réduisant l'impôt de six cent mille livres, pendant qu'il l'augmentait de plusieurs millions.

L'assemblée vota d'un élan la dépense colossale d'une création immédiate de l'armée et de la flotte, dépense ainsi répartie: un tiers sur le trésor, deux tiers sur les provinces. À elles d'y pourvoir par les moyens qui leur seront plus agréables et par des impôts à leur choix. Avec cela, la réduction de six cent mille francs semblait une plaisanterie. On les ôtait, il est vrai, sur la taille, impôt des roturiers, des pauvres. Mais les riches, les nobles et les prêtres, qui allaient, en chaque province, établir le nouvel impôt, sur qui le mettraient-ils? Sur le roturier à coup sûr, sur le pauvre, non point sur eux, sur les riches et privilégiés.

Là se révèle la situation réelle de Richelieu. Il ne pouvait demander aux deux classes riches. Prêtre, il ne pouvait prendre aux prêtres. À peine, sur l'espoir d'exterminer les protestants, put-il tirer trois millions du clergé. Il osa, en 1631, lui demander les titres de ses biens, et n'eut qu'un refus sec. Il n'eût pu davantage faire contribuer la noblesse. Loin de donner, elle mendiait, mais mendiait avec fierté, menaces, presque l'épée au poing. Elle signifiait, en 1626, que l'État et l'Église devaient la nourrir, l'État élever ses enfants, l'Église lui réserver le tiers des bénéfices et faire les frais d'un ordre militaire de Saint-Louis qui apanagerait ses nobles membres. À ces mendiants riches et armés, l'État répondit par la voix du roi qu'on aurait bien soin d'eux, et l'Église leur remplit la bouche dans le courant du siècle avec les biens des protestants.

Donc, Richelieu ne pouvait prendre l'argent où il était, et devait le chercher où il n'était pas. Où? chez les pauvres, dans les entrailles du peuple, dans sa substance même; de sorte que le pauvre irait toujours s'appauvrissant et maigrissant. Il réduisit la taille de six cent mille livres en 1626, et l'augmenta de dix-neuf millions en quatre ans. Pourquoi? parce qu'il ne pouvait prendre qu'aux taillables, aux roturiers, aux pauvres.

À la première proposition sérieuse, Richelieu recula. Un magistrat, qui n'avait pas le mot de cette comédie, s'avisa de dire qu'on devrait rendre la taille réelle, non personnelle, faire payer tous les biens, y compris les biens nobles. Richelieu n'aurait pas été ministre vingt-quatre heures s'il eût appuyé ce mot. Il le laissa tomber. Il n'y eut que trois membres pour appuyer la vaine proposition.

Mais lui, que disait-il? Il feignait un espoir qu'un esprit aussi positif ne pouvait avoir nullement: «Qu'on ferait face à tout, si on faisait une réduction sur la maison du roi, et si l'on pouvait racheter le domaine qui, en six ans, augmenterait le revenu de vingt millions.» Ressource hypothétique, qui supposait la paix, quand la guerre furieuse allait grandissant par l'Europe.

Ajoutez une autre espérance, le futur rétablissement du commerce! Le roi voulait qu'on honorât le marchand, au moins le marchand en gros (comme si le roi pouvait dans une chose d'opinion). Il voulait que les nobles pussent commercer sans déroger. Ils le demandaient, il est vrai, par envie, ignorance, mais ils ne le désiraient pas au fond, étant si impropres au commerce; au vol, à la bonne heure, et à la piraterie.

Si Richelieu eût pris aux privilégiés, il tombait. Et, s'il eût réduit les dépenses, s'il n'eût ruiné la France pour faire l'armée et la flotte, le monstre double qui mangeait l'Allemagne (l'armée jésuite et l'armée mercenaire) nous aurait dévorés comme elle.

Il dut tomber sur l'un et l'autre écueil. Sorti de la ruine et d'une situation gâtée et insoluble, il ne put nous sauver que de la ruine. Il m'apparaît dès le premier jour ce qu'il fut et resta, ce que dit sa figure lugubre: le dictateur du désespoir.

En toute chose, il ne pouvait faire le bien que par le mal, souvent en employant les plus mauvaises passions de son temps. Celle du clergé, c'était la mutilation de la France, la destruction ou l'expulsion de la France protestante, à l'imitation de ce que l'Espagne faisait des Moresques, l'Autriche des Bohémiens et de tant d'autres. Beaucoup de catholiques pensaient de même, par l'impatience française qui brise les obstacles, éreinte et bêtes et gens, ne sachant les conduire; enfin, par une autre passion nationale, le goût de l'unité matérielle, brutale et mécanique, insoucieuse des libertés morales qui diversifient la nature.

La France, en se coupant son meilleur bras, allait de plus compromettre le corps, parce qu'elle se brouillait avec ses amis, se livrait à ses ennemis, Autrichiens, Espagnols.

Richelieu le savait, il lui fallait pourtant leurrer cette passion mauvaise, et parfois il en tirait parti. Elle l'aida dans une chose excellente qu'il présenta aux Notables: le rasement des forteresses inutiles, et leur démolition confiée aux communes mêmes. Dans la liste qu'il donna des forteresses à démolir, la grande majorité était protestante, celles du Dauphiné, du Languedoc et du Poitou. Cela fut salué avec enthousiasme des parlements, des communes, qui y gagnaient en tout sens, de la petite noblesse, envieuse de la grande, et bien plus encore du clergé.

Si deux provinces catholiques, deux gouverneurs, Guise et d'Épernon, étaient frappés aussi et se plaignaient, Richelieu avait à leur dire que, comme bons catholiques, ils devaient accepter une ordonnance si favorable à la religion, qui, mettant bas les forts de Poitou, de Saintonge, faisait tomber les ouvrages avancés, les bastions de la Rochelle.

CHAPITRE XXIV
SIÉGE DE LA ROCHELLE
1627-1628

Les défections de la France sont les agonies de l'Europe. La paix traîtresse, entre Olivarès et Bérulle, que signa Richelieu (mars 1626), suivie bientôt de la déroute des Danois (août 1626), a commencé le grand débordement des persécutions catholiques. Le massacre général de Bohême (onze mille communes exterminées sur trente mille) s'ouvre le jour de Saint-Ignace, en 1627. L'ordre d'abjurer ou de mourir court l'Autriche, les terres autrichiennes. Pendant que l'armée sainte, bandits, moines et bourreaux, pèse vers l'Adriatique, elle déborde, au nord, sur la Saxe, s'extravase en Brandebourg, jusqu'en Poméranie, de façon que les sables même et les écueils de la Baltique ne pourront cacher les proscrits.

La France pouvait entendre la désolation du Rhin, la clameur du Palatinat, ruiné, saccagé, violé, un jour par les Croates et un jour par les Espagnols. La Lorraine suivait ce mouvement; elle allait armer contre nous, bien plus, donner passage à la grande armée des brigands organisés par l'Empereur.

La France le souffrait, pourquoi? Pour une raison que Richelieu se garde bien de dire. Il était encore serf; il ne se maintenait qu'en suivant la reine mère et Bérulle et les Espagnols. Ils l'obligeaient de faire un traité avec Madrid pour l'invasion de l'Angleterre, c'est-à-dire pour le renversement de la politique de Richelieu. Le pape avait le mérite de l'idée première, et Bérulle celui de la foi. Bérulle dictait, Richelieu écrivait, Olivarès corrigeait le traité. Ce qui occupait le plus Bérulle, c'était de savoir s'il valait mieux prendre la flotte anglaise, ou bien la brûler dans le port.

Les Espagnols tirèrent de nous cette pièce (20 avril 1627), et, sans perdre un moment, la communiquèrent aux Anglais, afin qu'ils nous prévinssent, envahissent la France et descendissent à la Rochelle.

Les lettres de Richelieu prouvent qu'il était dupe. Ce traité imposé et contraire à ses plans, il l'avait adopté pourtant. Le 6 octobre encore, il croyait que les Espagnols lui donneraient une flotte et qu'il pourrait les occuper à ce vain projet de descente.

Ils le jouèrent toute l'année. Ces friponneries misérables peuvent parfois tromper le génie qui ne peut croire qu'on tombe si bas.

C'était la catholique Espagne qui mêlait contre nous, dans une coalition étrange, nos alliés l'Angleterre, la Savoie et Venise; d'autre part, la Lorraine, l'Empereur, tout pêle-mêle, protestants, catholiques.

Elle nous jetait l'Anglais au visage, et bientôt l'Empereur dans le dos!

Tout cela fut connu enfin, lu, révélé dans les papiers qu'on saisit en novembre.

Buckingham n'avait nul principe, mais beaucoup d'imagination. En 1625, il avait prêté des vaisseaux contre la Rochelle. (V. sa lettre, Lingard.) En 1627, le voilà défenseur, protecteur de la Rochelle, de tous nos protestants, il tire l'épée pour Dieu.

En réalité il voulait prendre la Rochelle ou au moins Ré. C'eût été un nouveau Calais, entre Nantes et Bordeaux, à cinq heures de l'Espagne. Les flottes anglaises n'étaient plus prisonnières au détroit. Libres des servitudes du vent, elles se tenaient là, comme l'aigle de mer sur son roc, tombant sur les vaisseaux français ou sur les galions espagnols, et pillant sur deux monarchies.

Tous les protestants de France allaient refaire à Buckingham l'ancien empire aquitanique d'Édouard III. Ce vainqueur et ce conquérant, qui donc alors pourrait parler de lui faire son procès? Merveilleux coup qui, du fond de l'abîme, le faisait remonter au ciel! Vainqueur en France, despote en Angleterre, et adoré au Louvre! Le roi embarrassé, eût été trop heureux que la reine intervînt. Lui, Buckingham, alors son chevalier fidèle, mettait tout à ses pieds. Elle s'attendrissait, et les vœux de la France étaient comblés, il naissait un Dauphin.

Dans cet emportement de passion, il écrivit, en France, au duc de Rohan qu'il allait arriver avec trois flottes et trois armées, trente mille hommes. Triple attaque, par la Rochelle au centre, aux ailes par Bordeaux et par la Normandie. Pendant ce temps le duc de Savoie eût agi sur le Rhône, le comte de Soissons en Dauphiné.

De tout ce merveilleux poëme de guerre, on n'eut qu'un épisode, la descente de dix mille Anglais à l'île de Ré. C'était assez pour prendre la Rochelle, si la Rochelle voulait être prise. Mais elle ne le voulut pas.

On avait tant reproché aux huguenots d'aimer l'Angleterre, que celle-ci se croyait sûre d'être reçue à bras ouverts. Mais point. Les huguenots furent avant tout français.

La Rochelle, d'ailleurs, notre Amsterdam, forte de commerce et de guerre, un petit monde complet, original, qui avait son pavillon à elle, renommé sur toutes les mers, que serait-elle devenue dans les mains anglaises? Un triste port militaire, comme notre Rochefort d'aujourd'hui. Ces marins avaient horreur d'une pareille transformation. Et ses ministres ne redoutaient guère moins le joug des demi-catholiques, épiscopaux et anglicans.

La mauvaise foi de Buckingham était frappante. S'il eût voulu délivrer la Rochelle, il eût descendu sur terre ferme et l'eût aidée à prendre et démolir son entrave, le fort Louis. Mais il resta en mer pour prendre l'île de Ré, où il se fût établi, que les Rochelois le voulussent ou non, devant eux, à leur porte. Captifs d'un côté par la France, de l'autre ils l'eussent été par l'Angleterre.

Il n'écouta en rien les conseils de Soubise, qui venait avec lui, et pendant que Soubise était allé à la Rochelle, contre leurs conventions, il descendit dans Ré. Non sans perte. Le gouverneur Thoiras, avec le régiment de Champagne et force noblesse, lui fit un tel accueil à l'arrivée, le cribla tellement, qu'il resta inactif cinq jours à se refaire, au lieu de marcher droit au fort.

Soubise, voulant entrer à la Rochelle, avec un secrétaire anglais, fut arrêté tout court, et ne serait pas entré si sa vieille mère, femme d'antique vigueur, ne fût venue et ne l'eût fait passer. On écouta l'Anglais, mais on resta très-froid.

Ce scrupule de nos huguenots fut ce qui sauva Richelieu, et qui sauva la France. Si Buckingham eût mis seulement cent hommes à la Rochelle, l'effet moral était produit et Richelieu sautait. L'Angleterre se retournait violemment vers la guerre, sa révolution était ajournée; les cent ans de la guerre anglaise recommençaient pour nous.

Richelieu, loin d'avoir des vaisseaux, n'avait pas d'argent pour en faire. Il espérait dans la flotte d'Espagne!

En cette détresse, il imagina de se servir de son ennemi Bérulle. Il le fit agir pour obtenir à Rome un secours d'argent à prendre sur le clergé. Lenteur, mauvaise volonté. Richelieu prie le clergé même, lui extorque quelques millions.

Que serait-il devenu, sans la lenteur de Buckingham? Mais celui-ci attendit, pour assiéger le fort, qu'il fût bien approvisionné. Il garda mal la mer. Nos Basques de Bayonne, habitués à faire l'improbable, réussirent à passer; le fort, qui n'avait des vivres que pour cinq jours, fut ravitaillé pour deux mois.

Heureusement, car le roi qui venait, tomba malade, son frère le remplaça, avec le ferme désir de ne rien faire. L'armée qu'il commandait, pillant, ravageant et coupant les arbres, faisait ce qu'il fallait pour que la ville se donnât aux Anglais. Outre le fort Louis, on en commença d'autres évidemment pour l'assiéger.

Grande dispute dans la ville. Les juges sont pour le roi quand même, s'en vont, passent au camp royal. Les ministres et le corps de ville prennent la résolution hardie de se défendre, mais seuls, et sans recevoir Buckingham.

Loin de là, dans leur manifeste ils rappellent, comme leur plus beau titre, d'avoir jadis chassé l'Anglais. Ils offrent, si le roi veut mettre le fort Louis entre les mains de la Trémouille ou de la Force, de s'unir à lui pour chasser de Ré leur défenseur suspect.

Pour réponse on mit des canons en batterie devant leurs portes. Il fallait ouvrir ou combattre (10 septembre). Ils combattirent, mais ce ne fut que cinq semaines encore après (15 octobre) qu'ils se décidèrent à traiter avec Buckingham.

Sans cette extrême répugnance de la Rochelle pour l'Anglais, l'ardeur, l'activité de Richelieu n'aurait servi de rien. Thoiras était malade, découragé; la noblesse du fort perdait patience; on parlait de se rendre. Comment leur envoyer secours? Il fallait un miracle. Les Bayonnais et Olonnais le firent par un coup tel que ceux qu'ont faits leurs flibustiers. Le mot fut: «Passer ou mourir.» On y serait mort, si on avait suivi le plan ordonné. Buckingham était averti, et ses chaloupes en mer pour couler ces coques de noix. À mi-chemin, celui qui menait l'avant-garde, le jeune la Richardière, dit le capitaine Maupas, dit aux autres: «Ils n'imaginent pas qu'on traverse leur flotte. Et c'est par là qu'il faut passer. Nous sommes très-petits et très-bas; nous passerons sous les boulets.» Cela se fit ainsi. De trente-cinq barques, vingt-neuf passèrent, le reste fut coulé. Le fort reçut des vivres en abondance. Buckingham, avec qui Thoiras parlementait, et qui croyait déjà le tenir, vit, le matin du 9 octobre, les soldats qui, du haut des murs, lui montraient au bout de leurs piques «des jambons, chapons et coqs d'Inde.» Dès lors, sa perspective était de rester là l'hiver, de périr dans l'eau sous les pluies.

Les Rochelois, qui jusque-là avaient peur de lui autant que de l'armée royale, le crurent dès lors moins redoutable, et ne refusèrent plus de traiter. Ils le trouvèrent moins haut, et il signa ce qu'ils voulurent (15 octobre). Celui qui fit l'arrangement, Guiton, un de leurs grands marins, y réserva, non-seulement les libertés de la ville, mais les droits de la province même, stipulant que, si l'Anglais prenait l'île de Ré, il ne la démembrerait pas du pays pour la faire anglaise, qu'il ne profiterait pas des forts bâtis depuis huit ans sur la côte, mais les démolirait. Admirable traité, d'un patriotisme obstiné, mais qui dut refroidir entièrement les Anglais, leur faire peu désirer de vaincre, puisque d'avance on exigeait qu'ils ne profitassent point de la victoire.

Le roi, enfin guéri, était arrivé le 12 octobre. Toutes les forces militaires dont le royaume pouvait disposer étaient devant la Rochelle, trente mille hommes d'élite et un matériel immense. Tous nos ports, du Havre à Bayonne, avaient fourni des hommes et des embarcations. Richelieu, en trois mois, par un mortel effort de volonté, d'activité, avait précipité la France entière sur cet unique point. Le succès n'était guère douteux. La Rochelle avait vingt-huit mille âmes, donc quatorze mille mâles, donc au plus sept mille hommes armés. Des dix mille de Buckingham, il n'en restait que quatre mille. Ni l'Angleterre ni la Hollande ne bougeaient. L'Espagne seule eut quelque envie d'employer ses vaisseaux, promis à Richelieu, pour lui détruire ses barques et sauver la Rochelle. C'était l'avis de Spinola; il conseillait nettement de trahir. Madrid n'y répugnait pas; mais trahir pour les hérétiques, combattre dans les rangs protestants, c'eût été pour l'Espagne une solennelle abdication du rôle qu'elle jouait depuis cent ans, l'aveu le plus cynique de sa perfide hypocrisie.

Si Buckingham eût bien gardé la mer, la France manquant de vaisseaux, il était maître encore de la situation. Mais on fit l'imprudence heureuse de mettre six mille hommes d'élite dans des barques. Ils passèrent, et il fut perdu.

Perdu en France, perdu en Angleterre. Le 6 novembre, avant de s'embarquer, il joua sa dernière carte, donna au fort un assaut désespéré. Il y perdit beaucoup de monde. Il en perdit encore plus à l'embarquement. Il n'avait rien prévu. Il lui fallut faire défiler ce qui lui restait de troupes sur une étroite chaussée; on le coupa, à moitié passé, et on lui tua deux mille hommes (7 novembre 1627).

Il n'en avait plus que deux mille, mais sa flotte était toute entière, et il était encore maître de la mer. Les Rochelois le supplièrent de rester là. Plus il y avait d'hommes dans l'île, plus vite ils seraient affamés. Le roi aurait vu du rivage ses meilleures troupes forcées de se livrer, de se rendre à discrétion. Mais Buckingham avait perdu la tête. Il avait l'oreille pleine du grondement terrible de l'Angleterre; il avait hâte d'être à Londres pour répondre aux accusations.

Il part, ayant mangé les vivres de la Rochelle, ayant rendu aux assiégeants le service de l'affamer. Cette misérable ville, abandonnée de celui qui l'a compromise, la voilà en présence d'une monarchie. Six mille hommes sans secours et à peu près sans vivres, vont se défendre un an encore contre une grande armée qui a tout le royaume pour arrière-garde, qui y puise indéfiniment, répare à volonté ses pertes.

La France est admirable dans ces occasions où il s'agit de couper un membre, de pratiquer sur soi quelque cruelle opération. Dès qu'il lui faut se mutiler, se tronquer, se décapiter, elle est forte, elle est riche. Elle n'avait pas eu d'argent pour payer exactement le Danois en 1626, lorsqu'il combattait pour elle, pour les libertés de l'Europe. Elle eut énormément d'argent en 1627 pour détruire son premier port, la terreur de l'Espagne, l'envie de la Hollande. On jeta les millions dans des constructions immenses qui devaient servir un moment. Tels de ces forts, bâtis uniquement pour prendre la ville, étaient aussi importants que la ville même. Ils étaient reliés entre eux par une prodigieuse circonvallation de trois ou quatre lieues qui enveloppait le pays. On avait fait une Rochelle monstrueuse pour étouffer la petite! pour une occasion d'une année, des murs babyloniens et des monuments de Ninive!

Tout cela n'était rien si on ne fermait la mer. On l'avait essayé en vain en 1622. Un Italien célèbre n'y pouvait réussir. L'architecte français Métézeau, et Tiriot, maçon de Paris, en indiquèrent les vrais moyens, et avec tant de simplicité, qu'on crut qu'on le ferait sans eux. On les paya, et on les renvoya. M. de Marillac, un courtisan suspect, grand ami de Bérulle, se chargea de construire la digue. Désirait-il réussir? Bérulle, qui avait tant demandé le siége pour bouleverser les plans de Richelieu, en craignait maintenant le succès dont Richelieu eût eu l'honneur. On voulait à tout prix sa chute, un politique nous dit pourquoi? Parce qu'on savait qu'une fois la ville prise, les huguenots n'étant plus dangereux, Richelieu s'abstiendrait de les persécuter. Or, les saints de l'époque, copistes de l'Espagne, voulaient absolument qu'on en fît comme des Moresques, qu'on les chassât ou les exterminât (Fontaine-Mareuil).

Marillac, substituant son génie à celui des inventeurs, ne fit pas la digue en talus, comme ils l'avaient prescrit; il la fit droite. Si bien que le travail fut emporté au bout de trois mois. Mais la puissante volonté de Richelieu vainquit tous les mauvais vouloirs à force d'argent. L'armée entière voulait travailler à la digue; on payait aux soldats chaque hottée de pierres qu'ils apportaient. La solde en outre fut énormément augmentée. De bons et chauds habillements distribués, des vivres abondants. L'argent ne passait plus par les mains infidèles des capitaines, mais par des agents sûrs, tout droit de la caisse au soldat.

Il y avait cent à parier contre un qu'on ne pourrait achever.

Richelieu, qui, le 6 octobre encore, comptait sur la flotte espagnole, apprit en novembre par des papiers de Buckingham, et par ceux d'un agent anglais qu'on saisit en Lorraine, que l'Espagne était contre lui, que depuis un an elle organisait une coalition pour envahir la France. Découverte et bien mise à jour, l'Espagne persévéra dans une hypocrisie ridicule, nous envoyant à la Rochelle sa flotte (qu'on remercia), tandis qu'elle nous assiégeait dans Casal, où nous soutenions un Français, Nevers, héritier de Mantoue (27 décembre 1627).

L'Italie appelait la France, clouée à la Rochelle. L'Allemagne et le Nord l'appelaient. Notre envoyé en Suède, M. de Charnacé, nous fut renvoyé par Gustave-Adolphe pour dire à Richelieu que, si la France ne venait au secours par hommes ou par argent, c'était fait de l'Europe, et que la France périrait la première. Effectivement, on préparait chez l'Empereur le terrible Édit de restitution qui allait déposséder l'Allemagne protestante, transférer la propriété aux catholiques, offrir des primes monstrueuses aux bandes des assassins à vendre, donner des ailes à la guerre, à la mort. Que pouvait Richelieu? rien du tout. S'il lâchait le siége, il perdait son crédit et périssait. Il devait rester là, et tous les millions de la France, si nécessaires ailleurs, il devait les jeter en plâtras dans la boue de ce port. Ces marins Rochelois qui eussent si utilement aidé contre les Espagnols, il devait les faire mourir de faim. Les flottes anglaises, ses alliées naturelles, et celles de Gustave et des protestants d'Allemagne, Richelieu devait les combattre et les détruire, s'il se pouvait!

En février, le roi brusquement lui échappe. Il s'ennuie, retourne à Paris. Coup monté très-probablement. On supposait que Richelieu suivrait, ou que, si le roi partait seul, il s'émanciperait de son ministre. Bérulle et la reine y comptaient bien; les Guises y travaillaient, fort mécontents de ce que Richelieu, surintendant de la navigation, avait subordonné leur amirauté de Provence. Au bout de quinze jours passés à Paris (Fontaine-Mareuil), le roi avait oublié et la Rochelle, et Richelieu. Celui-ci ne le ramena qu'en donnant une place à un petit ami du roi qui lui sonnait du cor, le chevalier de Saint-Simon.

Ce grand homme, si mal appuyé, était resté là indomptable sur cette triste côte, pouvant chaque matin apprendre son naufrage, soit qu'une tempête emportât sa digue et délivrât la ville, soit qu'un vent capricieux soufflât de la cour sur le faible esprit de ce roi qui le soutenait seul contre la haine universelle.

Nul en réalité n'aidait bien Richelieu que la Rochelle elle même, l'intraitable vigueur qu'elle opposait aux Anglais. Qui empêcha ceux-ci de la ravitailler? (F.-Mareuil.) Le refus que les Rochelois, qui demandaient secours, leur firent pourtant d'ouvrir la ville. «Qu'offrez-vous! disait Buckingham. Quels dédommagements pour nos dépenses?»—«Nous n'offrons que nos cœurs,» dirent obstinément ces héros.

Cette résistance immortelle est garantie par un catholique, par un Oratorien, Arcère, qui avait tous les manuscrits, depuis détruits ou dispersés.

Qui ne pleurerait en voyant la France anéantir ce qu'elle eut de meilleur? L'imperceptible république se maintenait contre deux rois. Ses marins traversaient la digue; ses cavaliers défiaient l'armée royale. Vingt-huit bourgeois de la Rochelle attaquent un jour cinquante gentilshommes. En tête des vingt-huit était le tisserand La Forêt, qui se fit tuer et à qui on fit des funérailles triomphales. Un autre sortit seul des portes pour demander un combat singulier. Accepté par la Meilleraie, cousin de Richelieu, qui eut son cheval tué et fut blessé. Mais on courut à son secours.

À Pâques (1628), les marins l'emportèrent sur les bourgeois proprement dits; le parti violent gouverna, et la mairie devint une dictature. Le capitaine Guiton fut élu, malgré lui. «Vous ne savez ce que vous faites en me nommant, dit-il; songez bien qu'avec moi il n'y a pas à parler de se rendre. Qui en dit un mot, je le tue.» Il posa son poignard sur la table de l'Hôtel de Ville, et le laissa en permanence.

«Guiton était petit, mais je fus ravi de voir un homme si grand de courage. Il était meublé magnifiquement, et son hôtel plein de drapeaux qu'il aimait à montrer, disant quand il les avait pris, sur quels rois, dans quelles mers.» (Mém. de Pontis.)

Il fallait un Guiton pour soutenir la ville contre l'horrible coup qu'elle reçut, en voyant les Anglais, tant attendus, paraître et disparaître, sans rien tenter pour elle. Le 11 mai, on les vit en mer; le 18, ils étaient partis. Denbigh, beau-frère de Buckingham, pressé par les réfugiés qui étaient avec lui de forcer le passage (la digue étant encore inachevée), dit qu'il leur en laissait l'honneur; qu'il avait ordre seulement de croiser, de faciliter l'entrée des secours, mais de bien ménager sa flotte.

Dans un tel désespoir, le fanatisme de la patrie mourante poussa un homme à se dévouer pour tuer Richelieu. Il voulait seulement qu'on lui dît «que ce n'était pas un péché.» Guiton, qu'il consulta, répondit froidement: «On ne conseille pas dans ces sortes d'affaires.» Les ministres, auxquels il alla aussi, lui défendirent cet acte, disant: «Si Dieu nous sauve, ce ne sera pas par un forfait.» (Arcère, II, 295.)

La famine pressait. On avait mangé tout, jusqu'aux cuirs qu'on faisait bouillir. Un chat se vendit quarante-cinq livres. Il fallut faire une chose barbare qu'on avait toujours différée: chasser les pauvres, les vieux, les infirmes, les femmes veuves et sans secours, les envoyer aux assiégeants, c'est-à-dire à la mort. Quiconque voulait passer les lignes était pendu. Cette misérable foule, s'y présentait, fut reçue à coups de fusil. Elle revint suppliante à la Rochelle et y trouva visage de pierre, les portes closes et mornes, inexorables. Il leur fallut mourir de faim dans l'entre-deux; dont les soldats du cardinal profitaient honteusement; les femmes agonisantes se livraient pour un peu de pain.

Étrange armée française! employée ainsi, sans combattre, à cette fonction de bourreaux, d'étouffer lentement une ville. Du reste, régulière, bien ordonnée, silencieuse. Richelieu dit avec orgueil: «C'était comme un couvent.» Le soldat gagnait gros et engraissait. Sauf le jour qu'il était maçon, portait la hotte, il n'avait rien à faire qu'à entendre la messe des Minimes et des Capucins, se confesser, communier.

Sur la ligne, à cheval, voltigeaient les évêques. Ceux de Maillerais, de Nîmes, de Mende, étaient les lieutenants du cardinal. Les maréchaux en sous-ordre. Tous allaient prendre le mot dans une petite maison où Richelieu s'était logé sur le rivage. C'était là la vraie cour; l'église et l'épée affluaient, mais avec cette différence: les prélats le poing sur la hanche, enfonçant leurs chapeaux, les officiers courbés et faisant le gros dos.

Que devenait cependant l'honneur de l'Angleterre? On dit que Charles Ier en laissait parfois tomber de grosses larmes. Mais deux choses le ralentissaient. Des protestants mêmes, la Hollande et le Danemark, lui reprochaient cette protection de la Rochelle, cette guerre avec la France qui empêchait celle-ci de les secourir. D'autre part, sa jeune femme, vive, ardente et jolie, gagnait de plus en plus sur lui; elle le priait jour et nuit de ne pas faire la guerre à son frère Louis XIII et à sa famille. Aux heures où l'homme est faible, elle lui disait sur l'oreiller les propres mots de chaque lettre qu'elle avait reçue de la France.

Le Parlement anglais avait pourtant rougi à la longue, et s'était réveillé. Il vota un très-fort subside pour sauver la Rochelle. Buckingham mit la flotte en mer. Mais lentement; car on assure que sa divinité, Anne d'Autriche, lui avait écrit de trahir. Du moins, les puritains le crurent; un d'eux, Felton, l'assassina.

Nouveau retard. Cette troisième flotte ne partit qu'en septembre, trop tard pour délivrer la ville, assez tôt pour la voir périr.

Richelieu avait fait offres sur offres aux assiégés, jusqu'à se réduire à faire entrer seulement le roi avec deux cents hommes, pour dire qu'il y était entré; on eût, pour la forme, abattu l'angle extérieur d'un bastion. Mais les choses étaient à ce point qu'on ne pouvait plus se rendre. Le magistrat qui eût signé, eût été tué comme traître. Ils se traînaient, ne soutenaient plus leurs armes, ne marchaient qu'avec un bâton; on trouvait le matin des sentinelles mortes de faim à leur poste. Et, avec tout cela, on ne se rendait point. Guiton disait: «Nous y passerons bientôt, nous aussi. Il suffit qu'il en reste un vivant pour fermer la porte.»

Le 28 septembre, devant cette ville morte, quatre-vingts vaisseaux anglais apparaissent, plusieurs très-forts. Les Français n'en avaient que quarante-cinq petits, il est vrai, défendus par toutes les batteries du rivage.

Ce fut un grand spectacle. Tous à leur poste, le cardinal à la digue, le roi partout. Des dames en carrosses regardaient du haut des chaussées. Les Anglais envoyés en avant, la sonde à la main, s'arrêtent bientôt, trouvant peu d'eau. Les gros vaisseaux n'arriveraient pas, disent-ils, et les petits ne serviraient à rien. Les réfugiés français qui étaient sur la flotte anglaise, demandent alors à conduire les brûlots, à aller de leur main les attacher à l'estacade. Ils voyaient de la mer les pauvres gens de la Rochelle qui avaient bravement ouvert le petit port intérieur, et qui, de leur côté, malgré la marée et le vent, poussaient un brûlot sur la digue. L'Anglais ne donna pas à nos Français l'honneur qu'ils demandaient. Il poussa ses brûlots lui-même, très-mal et de travers. Tout avorta honteusement.

Que venait donc faire cette flotte? négocier. Milord Montaigu, en partant, avait dit à Londres aux Français de faire ses compliments au cardinal. Celui-ci, le voyant en mer à la Rochelle, lui renvoya des compliments. Tant on complimenta, que Montaigu se chargea d'aller dire à Londres que la digue décidément était infranchissable et qu'il fallait traiter.

Cela tua la Rochelle et finit tout. Le coup moral en fut si fort, qu'on courut se jeter aux genoux de Richelieu. Si les Anglais n'étaient pas venus mettre le comble au découragement, si l'on eût tenu huit jours de plus, la digue était détruite, emportée par une tempête, la ville à même de se ravitailler et de tenir longtemps encore.

Richelieu, qui voulait ramener nos protestants de France, calmer les protestants d'Europe, ne fut point dur pour la Rochelle. Après tout, que lui eût-il fait, en comparaison de ce qu'elle s'était fait elle-même? Nos soldats, en entrant, donnèrent leur pain à tout ce qui se présenta, et le roi en fit distribuer douze mille. C'était le nombre même du peuple qui restait; tous les autres étaient morts de faim.

Le cardinal de Richelieu entra, pour faire enlever les cadavres, nettoyer les rues, et, le temple étant redevenu la cathédrale, il y dit la messe le matin du jour de la Toussaint (1er nov. 1628). Le roi entra le soir, avec quelques troupes dans le plus grand ordre. Le père Suffren, Jésuite, confesseur du roi, y fit la fête des Morts.

Les Oratoriens, les Minimes, force moines, y entrèrent, s'emparèrent de différents lieux pour faire chapelle. Les habitants perdirent leurs temples et n'eurent de culte que dans un lieu déterminé plus tard.

L'héroïque Guiton, qu'un ennemi généreux eût accueilli, ne fut pas reçu du roi. Le cardinal le regarda de travers et le fit interner dans je ne sais quel village.

Les villes innocentes de Saintes, Niort, Fontenay, qui n'avaient pas bougé, toutes les vieilles places de Poitou, de Saintonge, perdirent leurs murs, et bientôt peu à peu tous ceux de leurs habitants qui purent passer en Suisse et en Hollande.

Le Poitou, alors l'un des pays les plus avancés de la France, devint le plus barbare; plus sauvage et plus superstitieux que la Bretagne. Les Poitevins, derrière leurs haies, toujours seuls à la queue des bœufs, sans rapport social qu'avec des curés rustres, restèrent étrangers à tous les progrès du temps, et gardèrent au vieux fanatisme cette précieuse réserve de Vendée, qui, en 92, quand nous eûmes l'Europe à combattre, nous assassina par derrière.

Le petit pays d'Aulnis, si riche jusque-là, et si maigre aujourd'hui, fut comme anéanti. Plus de la Rochelle. Tous se firent Hollandais. Cette ville aujourd'hui est une espèce d'Herculanum ou de Pompéï. Chose bizarre! les insectes, qui ont le sens très-vif des choses condamnées à la mort, s'en sont emparés en dessous. Les termites rongent les charpentes. Telles maisons, jusqu'ici solides en apparence, s'affaisseront un matin.

Image trop naïve de cette France du XVIIe siècle, souvent brillante et luisante en dessus, et dessous chaque jour plus vide.

Un vieux secrétaire de Sully, qui s'était enfermé au siége et vit cette désolation, dit ce mot prophétique: «Voici les huguenots à la merci des puissances qui les détruiront. On en fera autant des peuples qui ne sont pas huguenots.» La richesse, en effet, la subsistance même, iront toujours diminuant en ce siècle. La France, sous Richelieu, maigrira de sa gloire, et n'engraissera pas sous Colbert. En 1709 je la cherche, et ne vois plus qu'un os rongé.

Est-ce à dire qu'il n'y aura aucun progrès? On aurait tort de le croire. En ce pays de violence, le progrès s'accomplit par des voies d'extermination. Une France meurt avec la Rochelle et l'émigration de l'Ouest. Une France meurt par les dragonnades et la banqueroute. Une en 93. Une en 1815. Et il y a toujours des Frances à dévorer.

Puis, toujours des sophistes pour la complimenter à chaque destruction. Quelle belle chose que ce pays, au moment de lutter contre l'Autriche et l'Espagne, se soit retranché son meilleur membre et détruit ses meilleurs marins! Cela s'appelle se couper une jambe, afin de mieux courir. Ou bien le mot de Molière (s'il est permis de citer la comédie en chose si triste): «Croyez-m'en, crevez-vous un œil; vous y verrez bien mieux de l'autre.»

Du reste, j'accuse moins Richelieu que son temps, sa fatalité monarchique. Quoi qu'il en dise dans un air de bravoure (son fameux Testament), on voit fort bien, par ses lettres et ses actes, qu'il fut poussé, traîné. L'Espagne-Autriche lui fit commencer en France l'œuvre de mort qu'elle accomplissait chez elle. Elle avait fait le désert d'Espagne par l'expulsion des Moresques. Elle faisait en ce moment le désert de Bohême (sur trente mille villages onze mille égorgés). Elle allait faire bientôt les déserts de Lorraine et du Rhin (où disparurent six cent mille hommes vers 1637). En 1628 Richelieu fut forcé de faire le désert de l'Aulnis par la destruction de la Rochelle, le premier ébranlement des émigrations qui continuent dans tout le siècle.

Il dit en 1626 qu'il voulait, en finances, «revenir aux états de 1608» (à Henri IV et à Sully). Pour y revenir en finances, il eût fallu y revenir en politique.

Quoique un si lumineux esprit dût généralement préférer le bien, il ne l'aimait pas de cœur. Il n'était pas bon. Il eut un sentiment élevé de l'honneur de la France, mais, comme prêtre et noble, un grand mépris du peuple. Il répète dans son Testament la vieille maxime qu'un peuple qui s'enrichirait deviendrait indocile. Le peuple est un mulet qui doit porter la charge; seulement, pour qu'il porte mieux, dit-il, il ne faut trop le maltraiter.

Richelieu fut haï et de la nation qu'il sauva de l'invasion, et de l'Europe dont il aida la délivrance. Henri IV, qui n'eut le temps de rien faire, fut adoré de tous. La charmante auréole de la France en ce temps, la puissante attraction qui lui jetait l'Europe dans les bras, hélas! que devient-elle alors? Qui désirait sous Henri IV de devenir Français? Tout le monde. Et qui sous Richelieu? Personne.

Comment s'était-il fait qu'Henri IV, sans tirer l'épée, eût tant retardé la guerre de Trente ans? Contre la révolution jésuitique du Midi et de l'Allemagne, il avait dans la main la révolution protestante, affaiblie, mais vivante encore, dont il restait armé. À sa mort, en 1610, il attaquait l'Allemagne, l'Espagne et l'Italie, par trois généraux protestants, Rohan, la Force et Lesdiguières. Ses armées étaient mixtes des deux religions. Les catholiques eux-mêmes gardaient le souffle du grand siècle, son âme formidable.

Trois choses allaient en résulter: 1o les huguenots, sous un roi catholique, étant menés à la guerre des libertés du monde, se seraient de plus en plus fondus dans le tout. Ni protestants, ni catholiques, mais des citoyens, des Français;

2o Contre des passions, on envoyait des passions, et non des automates. La guerre eût été vive, mais courte, la France ayant pour elle les sympathies des nations;

3o Et elle aurait été relativement économique. On n'eût pas fait ce tour de force d'inventer des armées ou d'aller en acheter au poids de l'or jusque sous le pôle, lorsqu'on avait chez soi des hommes tout aussi militaires qui eussent servi même pour rien et remercié en versant tout leur sang.

La France, sous Richelieu, Mazarin et Louvois, avance dans la voie mécanique. La machine est intronisée, et la personne exterminée. L'homme, de fortune et d'âme, arrivera au dernier aplatissement. Et le XVIIIe siècle, qui doit tout recommencer, ne trouve, en 1700, que des laquais spirituels.

Le mot m'est échappé, et je ne l'effacerai pas, mais je m'arrêterai. Bien des fois, j'ai rougi en écrivant ce volume, mais je rougirais encore davantage si je mettais ici en face la France étique de Louis XIII, et la riche, la grasse, la triomphante Hollande, l'heureuse condition de ses citoyens devant la misère des sujets français. La république nouvelle couvre alors les mers de son pavillon tricolore, elle apparaît sur tous les points du globe. Son malheur de 1619 lui fait détester les factions, et bientôt commence l'âge de sagesse et de tolérance où elle fut l'exemple du monde. Elle devient l'asile universel des persécutés de la terre, des penseurs, des grands inventeurs. Elle abrite les malheurs, les libertés, les arts, bien plus, le sentiment moral; et la grande exilée, l'âme, elle la garde, afin qu'on la retrouve un jour.

Allez à la Bibliothèque, prenez Callot, prenez Rembrandt. Rapprochement ridicule, direz-vous, et vous aurez raison, c'est mettre le sable et le caillou d'un petit torrent sec, en présence d'un océan. N'importe, regardez, étudiez, interrogez.

Le Français, que dit-il de sa fine pointe, de son burin microscopique? Il dit ce qu'il a vu dans sa vie de bohème: la cour, les fêtes et la famine, les estropiés, les bossus et les gueux, les ruses de la misère, l'universelle hypocrisie, des engagements de soldats, des tueries et des scènes mornes de pillage, des supplices surtout, la potence et la corde, les grâces du pendu, ce sujet éternel où ne tarit pas la gaieté française.

Ah! pauvre peuple gai, que je te voudrais donc un peu de l'intérieur, du doux foyer aux chaudes lueurs que j'aperçois chez l'autre, les deux bonheurs de la Hollande, la famille, la libre pensée. Je ne te souhaite pas même la chaumière hollandaise, si confortable, ni le beau moulin de Rembrandt. Non, la grosse lourde barque de commerce où vogue incessamment la famine amphibie, d'Amsterdam dans les mers du Nord, cette arche de Noé où vous voyez ensemble femmes, enfants, chiens et chats, oiseaux qui naviguent en si grande paix: c'est un abri où je voudrais réfugier mon pauvre Français, au mauvais temps qui va venir.

Le marin était libre, le bourgeois était libre; bien plus, le paysan, ce malheureux souffre-douleur, sur qui partout alors on marche et on trépigne. Le paysan, comme en Hollande il se sentait fort sous la loi! quelle noble fierté d'homme! et quels égards il exigeait des autres! Un tout petit fait le dira. Je le tire des Mémoires de Du Maurier, le fils de notre ambassadeur.

«Mon père nous ayant loué une petite maison de noblesse près de la Haye, et nous y ayant placés mon frère et moi avec notre précepteur et deux valets, un jour le roi de Bohême, réfugié en Hollande, étant à la chasse, et par hasard ayant entré, suivant un lièvre, avec des chiens et des chevaux dans un petit champ joignant cette maison qu'on avait semé de quenolles (navets), le fermier du lieu, en son habit de fête de drap d'Espagne noir, avec une camisole de ratine de Florence, à gros boutons d'argent massif, courant avec un grand valet qu'il avait, à la rencontre du prince, ayant chacun une grand fourche ferrée à la main, et sans le saluer, lui dit en grondant: Konig van Behemen! Konig van Behemen! (roi de Bohême! roi de Bohême!) pourquoi viens-tu perdre mon champ de quenolles, que j'ai eu tant de peine à semer?

«Ce qui fit retirer le roi tout court, lui faisant des excuses, et lui disant: «Que ses chiens l'avaient mené là malgré lui.»

Vous auriez couru loin en Europe pour trouver pareille chose, cette liberté, cette audace à défendre le fruit du travail. Partout ailleurs elle eût été punie. Ce paysan, en France, eût été aux galères. Et le roi en Allemagne, l'eût fait dévorer de ses chiens.

Hélas! pauvre homme de la guerre de Trente ans, qui te protégera et quelle fourche de fer te défendra contre Wallenstein et ses cent mille voleurs?

La France n'y suffirait pas, mutilée, comme elle est, épuisée par les grands efforts qu'en doit exiger Richelieu. Et l'on désespérerait de l'Europe même si l'on ne voyait à l'horizon une aurore boréale, le drapeau de Gustave-Adolphe.

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