Histoire de France 1598-1628 (Volume 13/19)
«Je me rendis à la cour, où le roi, sous prétexte de me charger de l'inspection des joutes, me tint deux mois sans me parler de ce qu'il avoit sur le cœur. À la fin, comme j'entrois avec lui dans un bois où il alloit chasser, il me dit: «D'Aubigné, je ne vous ai point parlé de vos assemblées, où vous avez pensé tout gâter, parce que vous étiez de bonne foi, et que j'étois sûr qu'il ne se passeroit rien contre ma volonté. Un des vôtres, et des meilleures maisons, ne m'a coûté que cinq cents écus. Que de fois j'ai dit, en vous voyant si rétif:
«Oh! que si ma gent eût ma voix oui,
J'eusse en moins de rien pu vaincre et défaire, etc.»
Je répliquai: «Sire, je savois tout. Mais nommé par les Églises, j'ai cru devoir les servir, d'autant plus qu'elles étoient plus abaissées ...» Le roi m'embrassa et suivit sa chasse. Mais courant après lui, je lui dis: «Sire, en regardant votre visage, je reprends mes anciennes hardiesses. Défaites trois boutons de votre pourpoint, et faites-moi la grâce de me dire ce qui vous a mû à me haïr ...» Alors il pâlit, comme il faisoit quand il parloit d'affection, et dit: «Vous avez trop aimé la Trémouille; vous saviez que je le haïssois ...»
«Sire, repartis-je, j'ai été nourri aux pieds de Votre Majesté, et j'y ai appris de bonne heure à ne pas délaisser les personnes affligées et accablées par une puissance supérieure. Approuvez en moi cet apprentissage de vertu que j'ai fait auprès de vous.» Cette dernière réponse fut suivie d'une seconde embrassade que me fit mon maître, en me disant de me retirer.
«Sur quoi il faut que je dise ici que la France, en le perdant, perdit un des plus grands rois qu'elle eût encore eus; il n'était pas sans défauts, mais en récompense il avoit de sublimes vertus.»
CHAPITRE VIII
GRANDEUR D'HENRI IV
1606
Les grands résultats commençaient à apparaître. Toute l'Europe sentait une chose, c'est qu'il n'y avait qu'un roi, et c'était le roi de France.
Le vœu de tous ses voisins eût été d'être conquis. Les Flamands écrivaient aux nôtres: «Ah! si nous étions Français!» Et la Hollande elle-même, dans ses embarras, recevant son meilleur secours de nos volontaires, se surprenait à désirer de devenir France. Les revers du prince Maurice, les craintes que faisait concevoir sa tragique ambition, reportaient vers Henri IV, et plusieurs, déjà fatigués d'une liberté si pénible, eussent voulu être ses sujets (1607, Sully).
Vœu déraisonnable pourtant. On en jugera ainsi, si l'on songe à la si courte durée de ce règne, à ses résultats éphémères, aux calamités si longues qui suivirent ... Tel fut, tel est le caractère du gouvernement viager. Marc-Aurèle aujourd'hui, et demain Commode.
Est-ce à dire que la voix publique a eu tort de vanter ce règne? La légende est-elle vaine? Non, le peuple a eu raison de consacrer la mémoire du roi singulier, unique, qui fit désirer à tous d'être Français, qui paya ses dettes, prépara la guerre sans grever la paix et laissa la caisse pleine.
Il n'y a aucune comparaison à faire entre lui et Louis XIV, entre ce règne réparateur et ce règne exterminateur. Le bel accord, si heureux, d'Henri IV et de Sully ne se retrouve point du tout entre Louis et Colbert. Les dépenses d'Henri IV pour son jeu et ses maîtresses, que je n'excuse nullement, ne sont rien en comparaison de la furieuse prodigalité, de la Saint-Barthélemy d'argent qui signala le grand règne.
Celui-ci est vraiment grand. Avec peu il fit beaucoup. Sully n'était pas ce que fut Colbert. Henri IV n'avait qu'un petit pouvoir, en comparaison de l'épouvantable puissance de Louis XIV, qui trouva tout aplati.
La situation d'Henri IV, relativement, fut misérable. Il dut racheter la royauté et combler ses ennemis.
Les Guises restèrent grands et devinrent plus riches. Leur chef, Mayenne, était gouverneur de l'Île-de-France, et il enserrait Paris. Son neveu, Guise, avait la Provence, Marseille, la porte par où entra Charles-Quint. M. de Montmorency était roi de Languedoc. L'homme le plus dangereux, d'Épernon, gouverneur de la Saintonge, de l'Angoumois et du Limousin, l'était encore, à l'est des Trois Évêchés. Le duc de Longueville avait la Picardie, c'est-à-dire nos frontières du Nord. Le duc de Nevers avait la Champagne, Mézières et Sainte-Ménehould, la route ordinaire des invasions allemandes.
Sous ces hauts tyrans subsistait la foule des petits tyrans, gouverneurs de villes, commandants de places; enfin les seigneurs, moins forts comme seigneurs alors, mais plus lourds peut-être encore comme gros propriétaires de terres, que dis-je? comme propriétaires d'hommes. Malgré les rachats innombrables et les adoucissements de nos coutumes, la servitude subsistait dans nombre de nos provinces.
Un des fléaux de l'époque, c'est que les grands s'appropriaient et tournaient à leur avantage la puissance du roi et des parlements qui devaient les réprimer. Ils n'avaient plus besoin, comme autrefois, de combattre; il leur suffisait de plaider. La lâcheté des hommes de robe mettait la justice à leurs pieds. Les parlementaires, si gourmés, si gonflés dans leur robe rouge, tombaient à l'état de valets quand un de ces dieux de la cour leur faisait l'insigne honneur de les visiter. Chapeau bas, courbé jusqu'à terre, reconduisant le grand seigneur jusqu'à la rue, jusqu'au carrosse; le magistrat promettait tout. La cour! un homme de cour! À ce mot, la loi s'effaçait, le droit s'évanouissait. Le courage du président tombait, et, le plus souvent, la vertu de madame la présidente.
Les grands, alors aussi avares qu'autrefois ambitieux, visaient à l'absorption de toutes les fortunes de France. Ils y marchaient par deux voies, d'abord par leur toute-puissance sur les tribunaux, par des procès toujours heureux; deuxièmement par des mariages, en s'adjugeant, bon gré mal gré, toutes les riches héritières.
Le roi se mit en travers et les arrêta. 1o Il rendit les magistrats plus indépendants en leur permettant, pour un léger droit, de rendre leurs charges héréditaires, et de n'avoir plus à compter à chaque vacance avec les rois de province ou les influences de cour; 2o il interdit aux familles trop puissantes, spécialement à celle des Guises, les grands mariages, qui les auraient encore fortifiées. C'est ce qu'ils ne supportèrent pas, et ce qui leur fit désirer ardemment sa mort.
Ce règne leur apparut comme une dure tyrannie, une cruelle révolution.
C'était là, en effet, son caractère profond, qu'entravé encore à l'extérieur, il avait en lui la force vive d'une révolution sociale qui poussait la royauté, qui la trouvait trop timide, et qui lui disait d'oser.
Sully, qui avait quelque chose des grands révolutionnaires, semble avoir senti cela. Rien de plus dramatique que l'intrépide percée de cet homme de guerre, jusque-là étranger à ces choses, dans l'épaisse forêt des abus, où il entre l'épée à la main. Mais ces abus, entrelacés comme un chaos inextricable de ronces, pour les couper, il fallait avant tout les démêler. Là se place le travail prodigieux du grand homme, sa vie sauvage au milieu de Paris, ses nuits d'écriture et de chiffres, sa rudesse implacable pour les courtisans.
Il se bouchait les oreilles pour ne pas entendre l'attendrissante plainte des abus qu'il fallait trancher. À chaque coup ils criaient tous, comme ces arbres animés des forêts du Tasse. Mais quoi! la hache de révolution ne respecte rien.
Révolution contre l'hypothèque sacrée de nos créanciers étrangers, et nos impôts dégagés de l'exploitation florentine, des mains pures, irréprochables, des Gondi et des Zamet.
Révolution contre les offices achetés ou si bien gagnés, contre ces honorables receveurs, contrôleurs, comptables de toutes sortes, qui trouvaient moyen de ne point compter, tous couverts du patronage des grands de la cour.
Révolution contre les gouverneurs de provinces, qui virent mettre à côté d'eux un lieutenant général du roi.
Révolution plus hardie contre la seigneurie, essai (non pas de raser encore les châteaux), mais d'empêcher qu'on n'y fît des fortifications nouvelles.
Après ces révolutions notons les tyrannies de cette administration.
Elle exigea que les seigneurs laïques ou ecclésiastiques qui levaient péages sur les routes et rivières à condition de les entretenir, accomplissent cette condition, sous peine de déchéance. Sully, comme grand voyer, poussa contre eux cette guerre si vivement, qu'en peu d'années tous finirent par obéir. Le commerce circula, et aussi la force publique. Ces routes que refirent les seigneurs, elles servirent à les visiter, à les surveiller.
Les forêts et les cours d'eaux furent pour la première fois gardés et administrés. Autre guerre immense. Guerre aux braconniers, aux soldats devenus voleurs, aux rôdeurs armés.
Les poissons furent protégés; des rivières furent repeuplées, et défense de pêcher au temps du frai. Sully fit ce que demande et attend encore la pisciculture.
L'industrie date de ce règne. Le roi même l'encouragea; moins Sully, tout préoccupé de l'agriculture. Le monde de l'ouvrier, tout autrement mobile et libre que celui du cultivateur, surgit tout à coup. Les soieries, les draps, les verreries, les manufactures de glaces, etc., furent créées ou immensément étendues par Henri IV. Il planta partout des mûriers. Il ordonna qu'en chaque diocèse on en élevât dix mille. Il en mit dans les Tuileries, à Fontainebleau et partout. Cette disposition si sage de mettre à profit les jardins publics pour les cultures d'utilité a été tournée en ridicule par les royalistes du temps de la Révolution, mais elle remonte à Henri IV.
Sully ne goûtait guère non plus les fondations de colonies. Le roi, plus fidèle en ceci aux traditions de Coligny, jugeait qu'un grand peuple inquiet, tant d'esprits aventureux, ont besoin d'un tel débouché. Il encouragea les Champlain, les de Monts, fondateurs de cette France américaine qui n'embrassait pas seulement le Canada, mais un empire de mille lieues de côtes. Regrettables colonies où la sociabilité de la France adoptait les indigènes et les assimilait. La France épousait l'Amérique, au lieu de l'exterminer pour y substituer une Europe, comme ont fait les colons anglais.
Ce règne, si grand par ce qu'il fit, est plus grand par ce qu'il voulut, commença ou projeta. Ainsi le canal de Briare, l'une de ses belles créations, et qui fut un modèle pour l'Europe, devait être suivi du canal des deux mers et d'un vaste réseau de voies analogues qui eussent en tous sens ouvert à la France ses vives artères. Ce système (si bien exposé par M. Poirson) avait jailli du génie des Crappone, des Crosnier, des Louis de Foix, des Viète. Ce dernier, immortel par l'application de l'algèbre à la géométrie.
Henri IV s'occupa fort de la Seine et lui créa d'abord sa route d'en bas. Il voulait en rectifier le cours et en assurer la navigation entre Rouen et le Havre; ce qui en eût fait la rivale de la Tamise et posé Rouen comme émule et antagoniste de Londres.
Tout ce qu'on fit pour la guerre, en dix ans, est incroyable. L'artillerie fut créée. Une ceinture de places fortes, chose énorme, fut improvisée, surtout pour couvrir le Nord.
Le roi, qui, toute sa vie, avait fait le coup de pistolet avec sa cavalerie de gentilshommes, et avait vu, pendant la Ligue, l'infanterie faire piètre figure, se fiait peu à celle-ci. Il n'avait pas la patience vertueuse de Coligny, ce martyr de la vie militaire, qui usa la meilleure partie de la sienne à nous faire une infanterie. Cependant, à sa dernière guerre, Henri IV voulait sérieusement en essayer et peu à peu se passer des mercenaires. Il ne louait que six mille Suisses et levait vingt mille fantassins français.
Infatigable chasseur, vrai gentilhomme de campagne, d'aspect, d'habitudes et de goûts, il n'en aima pas moins Paris, qui ne le lui rendait pas trop. Les grands, le clergé, les corporations, la robe, restaient chagrins et hostiles. Il n'en fut pas moins, on peut le dire, un des créateurs de la ville. Un Paris immense se bâtit sous lui. Toutes les rues du Marais, qu'il nomma du nom des provinces où il avait tant voyagé, souffert, combattu, les rues (de Berri, Touraine, Poitou, Saintonge, Périgord, Bretagne, etc.) devaient aboutir à une grande place qu'on eût appelée Place de France.
La place Royale, qu'il bâtit à l'instar des villes des Alpes, avec des portiques commodes, et qui ne servit, après lui, qu'aux fêtes, aux tournois ridicules de Marie de Médicis, devait, dans son idée première, recevoir une immense manufacture de soieries.
Dans le quartier Saint-Marceau, il forma l'autre grande manufacture, celle des tapisseries des Gobelins, qui existe encore.
C'est lui qui relia Paris et en fit un tout. La ville centrale, l'île de la Cité et du Palais-de-Justice, tenait à peine au Paris méridional de l'Université et au Paris septentrional du Commerce. Pour suite au vieux pont Saint-Michel, il bâtit le pont au Change, et à la pointe de l'île le vaste et magnifique pont Neuf, l'un des plus grands de l'Europe. Celui-ci rendit nécessaire la rue Dauphine, par laquelle l'ancien faubourg protestant, le faubourg Saint-Germain, est en rapport avec la ville.
Les fines et spirituelles gravures de Callot nous montrent précisément le Paris d'alors, tel que le fit Henri IV, avec le pont Neuf, le beau quai de la place Dauphine, le Louvre et sa superbe galerie, qui donne à la Seine sa principale perspective et son aspect monumental; au centre enfin, sur le pont Neuf, la figure aimable et aimée, statue la plus légitime qu'on ait dressée à aucun roi, quand tous les peuples l'appelaient comme arbitre ou comme maître.
Le Louvre fut sa passion: Dès qu'il entra à Paris, il y employa une foule d'ouvriers qui mouraient de faim, et en trois ans (1594-1596) il fit la partie admirable de la grande galerie qui va du Louvre au pavillon de Lesdiguières. Catherine de Médicis, il est vrai, avait fait le rez-de-chaussée. Cependant l'œuvre est immense. Un entassement gigantesque d'étages fut superposé: «Ossa sur Pélion, Olympe sur Ossa.» Les chiffres de Gabrielle que porte ce bâtiment, mêlés à ceux d'Henri IV, disent assez l'élan de passion, d'espoir, où il fut créé.
Ce qui charme dans ce bâtiment, ce qui est bien d'Henri IV, ce qui est tout différent du Louvre de François Ier, c'est l'attention d'y créer beaucoup de petits logements, une hospitalité facile. Les premiers hôtes devaient être les arts et les sciences, dont les emblèmes sérieux ornent les frontons, avec les jeux de la chasse, les amours de la renaissance. Le Louvre continué et uni aux Tuileries eût été en même temps un palais et un musée de toute activité humaine. En haut, à côté du logement du roi et de son conseil, son long promenoir avec ses tableaux. Aux deux étages intermédiaires, un vaste dépôt de machines, l'histoire des inventions (en petits modèles). De plus, des logements pour les artistes ou artisans supérieurs, pour les inventeurs qui, sortant de la routine des corporations, eussent été entravés par elles.
Il n'avait pu détruire les corporations de métiers, si puissantes encore. Mais quiconque établissait devant un jury du roi qu'il était capable, était dispensé des épreuves et des épines sans nombre dont ces corporations fermaient l'entrée de leurs arts. Entre ces ouvriers libres, les plus inventifs eussent été logés chez le roi. Celui-ci, qui ne rougissait d'aucune chose bonne et utile, leur ouvrait des boutiques au rez-de-chaussée, pour montrer leurs œuvres au public.
Ce que j'admire le plus dans cette idée originale, ce qui est à mille lieues des rois d'avant et d'après, c'est qu'il n'ait point séparé l'artiste de l'artisan, qui, dans tant de professions n'est pas moins artiste. À la Galerie des Antiques, que Catherine avait créée eût été joint de plain-pied le Conservatoire des arts et métiers.
Il ne voulait rien pour lui qu'il ne communiquât aux autres. Par lui, la Bibliothèque royale, mise à Paris, ouverte à tous, devint vraiment celle du peuple, comme eût été le Musée des métiers et le Jardin des plantes qu'il voulait créer.
Le roi, le peuple, logeant désormais sous le même toit, dans le Louvre, cet homme curieux, bienveillant, avide du bien, du nouveau et des belles choses, eût descendu de son musée aux ateliers, eût assisté aux progrès industriels, eût causé avec l'ouvrier, comme il faisait avec le paysan, et se fût incessamment informé du sort du peuple.
Quand parut la Maison rustique, le beau Théâtre d'agriculture d'Ollivier de Serres, Henri IV le lut religieusement une demi-heure par jour.
«Pâturage et labourage, deux mamelles de l'État.» Cet axiome de Sully était au cœur d'Henri IV. Il aurait voulu que les seigneurs, au lieu de mendier à la cour, allassent vivre sur leur domaines, les vivifier.
«On sent dans Ollivier de Serres (dit si bien M. Doniol, Classes rurales, 332) l'idéal qui animait Sully. C'est la tradition des laboureurs de Bernard de Palissy qu'Ollivier transporte au domaine seigneurial, et que Sully met dans l'État. Une société assise sur le travail de la terre où l'homme aurait cette vigueur morale que donne la vie rustique, où le travail, accepté comme un devoir, fonderait seul la richesse, où la richesse rurale dominerait l'économie politique, c'est la grande et sainte pensée de ces trois grands huguenots.»
Sous Louis XIV, je vois qu'un bon citoyen, Vauban, l'illustre ingénieur qui fortifia toutes nos places, dans les longs et tristes loisirs qu'il avait des mois entiers sous les murs de ces citadelles, s'informait avec sollicitude des causes de la misère, interrogeait le paysan, compatissait à son sort et cherchait les moyens de l'améliorer. Sous le règne d'Henri IV, ce curieux, ce citoyen, c'est le roi lui-même. Notez qu'ici ce n'est pas un solitaire comme Vauban, mais un homme tiraillé de mille influences, et d'affaires et de passions; mais son cœur restait tout entier. Après cette vie mêlée et d'efforts et de misères (j'y comprends surtout ses vices), qui auraient blasé, endurci tout autre, il gardait la même chaleur, le même amour du bien public.
«Quand il alloit par pays, dit Matthieu, il s'arrêtoit pour parler au peuple, s'informoit des passants, d'où ils venoient, où ils alloient, quelles denrées ils portoient, quel étoit le prix de chaque chose. Et, remarquant qu'il sembloit à plusieurs que cette facilité populaire offensoit la gravité royale, il disoit: «Les rois tenoient à déshonneurs de savoir combien valoit un écu, et moi, je voudrais savoir ce que vaut un liard, combien de peine ont ces pauvres gens pour l'acquérir, afin qu'ils ne fussent chargés que selon leur portée.»
CHAPITRE IX
LA CONSPIRATION DU ROI ET LA CONSPIRATION DE LA COUR
1606-1608
Deux conspirations commencent en 1606, qui marchent parallèlement pendant trois années:
Celle du roi pour sauver l'Europe;
Celle de la cour pour tuer le roi.
La première, celle du roi, se motivait, nous l'avons dit, par le succès effrayant des catholiques en Allemagne, par la discorde et la faiblesse des protestants, qui déjà avaient perdu pied dans dix États considérables. La maison d'Autriche, malgré ses divisions intérieures, la vieille Espagne ruinée, se trouvaient relevées par là, et on les voyait venir pour s'emparer du bas Rhin (Clèves, Juliers). Déjà le haut Rhin presque entièrement était redevenu catholique. Cette situation effrayait les catholiques mêmes, et tous, du fond même du Nord ou de l'Est (Hongrie, Moravie), regardaient du côté du prince qu'on croyait impartial, non protestant, non catholique, mais homme et bienveillant pour tous. Sa victoire, qu'on le dît ou non, se serait trouvée, par le fait, l'avénement du droit nouveau, du droit humain, extérieur et supérieur au principe religieux du Moyen âge.
Tous les opprimés de la terre se tournaient vers lui, non-seulement les chrétiens, mais les mahométans mêmes. Les Morisques d'Espagne, tenus plusieurs années sous le couteau, n'ignorant pas qu'on discutait leur massacre général, s'adressaient à Henri IV dès 1603. Occasion admirable qui le faisait pénétrer aux entrailles de l'Espagne même. Mais occasion embarrassante, qui aurait mis en lumière l'impartialité réelle du nouveau principe politique, humain, et sa parfaite indifférence à l'idée religieuse. Elle l'aurait trop démasqué, et lui eût ôté le pouvoir de diviser les catholiques. Il ne pouvait l'espérer qu'en restant demi-catholique.
La fortune l'embarrassait ainsi, à force de le bien servir. La coalition future qui se préparait pour lui était véritablement immense, mais hétérogène, monstrueuse, se composant d'hommes de toutes religions.
Quelles que fussent ses réserves et ses dissimulations, cette monstruosité ne laissait pas d'apparaître. Les zélés la lui imputaient et n'étaient pas loin de l'envisager comme un perfide et un traître, un Janus à double face, un Judas. Un peuple immense de simples, de dévots aveugles, sincères, désiraient sa mort, et la demandaient à Dieu, s'accordant très-bien en cela avec l'Espagne et ce qui restait de la Ligue, avec les grands et la cour, la famille même du roi et son plus intime intérieur. Mais qui exécuterait, qui ferait le coup? Il fallait un fanatique; c'est ce qui retarda la chose. Si nombreux dans l'autre siècle, ils étaient rares dans celui-ci, et l'on n'avait que des bigots.
Le danger réel du parti, c'est que les catholiques n'étaient pas sûrs eux-mêmes de rester fixement fidèles à l'intérêt catholique. Le roi pouvait les diviser. Le pape même, Paul V, fort peu Français d'inclination, n'aurait pas été fâché que son bon ami le Roi Catholique fût éreinté en Italie par le mécréant Henri IV. Le bigot par excellence, le Bavarois, égalé ou surpassé par son émule Ferdinand d'Autriche, eût laissé faire le roi en Allemagne pour l'abaissement de ces chers alliés, les Autrichiens. Le Savoyard, si Espagnol et mari d'une Espagnole, n'espérant plus la succession d'Espagne quand Philippe III eut des enfants, chercha à faire ses affaires d'un autre côté, et offrit de tourner la France contre son beau-frère.
Le parti catholique, si peu sûr de lui, et certain d'être vaincu, avait en revanche une chose pour lui et un avantage; c'est que le faisceau terrible de forces qui le menaçait n'avait encore qu'un lien très-fragile, la vie d'un individu.
L'espoir du parti de l'avenir (qui n'est point un parti, mais l'humanité elle-même) était alors un homme. Digne ou non, celui-ci seul le représentait, et, lui mort, pour longtemps il restait dissous. Un rhume suffisait pour trancher la question générale du monde, ou bien un couteau de deux sous.
En l'année 1606, le roi d'une part, et de l'autre les ennemis du roi, mirent les fers au feu.
Le roi s'accorda avec Sully sur ce qu'il voulait et se mit dès lors en lutte avec la reine et la cour qui voulaient la chose contraire. «Entamons par l'Allemagne, dit-il, offrons l'Empire à la Bavière; puis au duc de Savoie la royauté de Lombardie, avec ma fille pour son fils ... Maintenant, comme la reine me fait un cas de conscience de m'écarter de Rome et de la maison d'Autriche d'où elle est sortie, comme elle veut nous joindre à l'Espagne par un double mariage, je la laisserai en doute du côté vers lequel je penche.»
Voilà ce qu'on peut appeler la conspiration du roi. Elle reposait sur plusieurs négociations, très-cachées, pour diviser les catholiques et les armer contre eux-mêmes. Elle impliquait une bascule peu glorieuse pour le roi, force caresses aux Jésuites, etc. État trouble qui durera longtemps par l'hésitation de la Savoie et par la fatigue de la Hollande, qui fit trêve avec l'Espagne sans le roi, et le força d'ajourner les projets de guerre, de s'associer à ses négociations, de se faire au moins l'arbitre du traité qu'elle eut fait sans lui.
Dans cette même année 1606 où le roi, à l'Arsenal, arrêtait avec Sully sa grande pensée, à l'Église de Saint-Jean en Grève, pendant un sermon, deux personnes, qui semblaient venues par hasard, arrêtèrent une alliance entre d'anciens ennemis, qui s'unirent et se liguèrent pour tramer la mort du roi.
Quoiqu'on ait brusqué, étouffé, le procès de Ravaillac, quoiqu'on ait assassiné le témoin Lagarde et muré aux oubliettes la demoiselle d'Escoman (autre témoin plus terrible), la voix du sang a parlé! Et il est clair aujourd'hui que le complot partit du Louvre, que la reine en eut connaissance, qu'on n'eut pas besoin de chercher, de payer un assassin, parce que, trois années durant, on en fit un, exalté par des sermons meurtriers et chauffé à blanc par les moines.
Les deux personnes qui se trouvèrent au sermon de Saint-Jean, et qui complotèrent sous les yeux de la foule, étaient un grand seigneur, une grande dame: le duc d'Épernon et Henriette d'Entragues. C'est la déposition expresse de cette femme infortunée qu'on mura, qui ne se démentit point et mourut pour la vérité.
D'Épernon avait vu tomber Biron et Bouillon. Il sentait que son tour venait. Le roi l'avait déjà frappé dans son revenu, lui interdisant des taxes arbitraires, et dans sa puissance, ayant mis sous sa main la place de Metz.
Henriette voyait dans le roi l'obstacle à un grand mariage qu'elle voulait se faire chez les Guises. Le roi l'avait tour à tour mise haut et bas, fait presque reine, éloignée. Cette ambition exaltée, rabaissée, tournait en fureur; elle subissait son amour avec dépit, avec injures. Elle ne lui cachait point sa haine. Tout ce que les anecdotiers, les Tallemant et autres, ont recueilli de dégoûtant sur les infirmités, vraies ou fausses, d'Henri IV, ce sont les reproches mêmes et les dérisions par lesquelles la petite furie se vengeait de ses caresses. Lui, il la trouvait plus charmante, et peu généreusement jouissait de ce triste jeu avec une créature féline qui du chat passait au tigre.
Les Guises s'amusaient d'elle, s'en moquaient au fond, car toute leur pensée était d'avarice. Ils auraient voulu que le roi mourût, non pour épouser Henriette, mais, au contraire, pour avoir la grande et très-grande héritière, mademoiselle de Montpensier, et pour ne pas donner au bâtard du roi une autre grosse fortune qui allait leur échapper avec mademoiselle de Mercœur.
D'Épernon avait été le mortel ennemi des Guises, et c'est pour les rapprocher et «conclure une alliance» qu'Henriette traita avec lui à Saint-Jean en Grève.
Bientôt à ses alliés un autre s'unit, celui qui disposait absolument de l'esprit de la reine, son chevalier, Concini.
Concini, non content d'avoir le réel de la faveur, en avait voulu l'éclat, le scandale. De ses petites épargnes, il allait acheter, pour un million, une terre princière, la Ferté. Le roi, si patient, eut peur cependant, du bruit que cela ferait, et il prit la liberté, non de dire (il n'eût osé), mais de faire dire à la reine, par madame de Sully, que cela lui ferait du tort et qu'on pourrait en jaser.
Cet avis timide, ménagé par la dame autant qu'elle put, jeta le signore Concini dans une épouvantable fureur. Une telle révolte du mari contre le cavalier servant était dans les mœurs italiennes chose inouïe, intolérable. Le roi s'était méconnu; on le lui fit voir. Non seulement Concini lava la tête à la dame, mais dit qu'il se moquait du roi, qu'il n'avait pas peur du roi, et que, si le roi bougeait, il lui arriverait malheur.
Le roi n'aimait pas les disputes. Il craignait un peu la reine, acariâtre, têtue, qui, une fois qu'elle boudait, restait intraitable, et des mois entiers. Il la ménageait aussi, parce qu'elle était toujours grosse. Sa fécondité était admirable. De prime abord, en arrivant, elle eut deux enfants en deux ans, et l'interruption fut courte: à partir de 1605, elle ne manqua jamais d'avoir un enfant par année.
Une reine tellement féconde ne craignait aucun divorce. Aussi n'avait-elle pour le roi aucun ménagement. Comme elle avait peu d'esprit et qu'un fou la gouvernait, il en advint un scandale plus grand que n'aurait été l'acquisition de la Ferté.
Concini, dont le grand mérite, outre sa jolie figure, était sa bonne grâce à cheval, voulut, exigea qu'on lui arrangeât une fête où il pût se montrer solennellement. Il ne prit pas un lieu obscur, mais royalement la place historique du fameux tournoi d'Henri II, les lices de la grande rue Saint-Antoine devant la Bastille. Du moins, ce n'était pas cette fois un combat bien dangereux, mais tout bonnement une course de bague. Du reste, la même dépense, et guère moins d'émotion. Les vives rivalités des hommes, la faveur des dames pour celui-ci ou celui-là, leurs palpitations, tout était de même,—et pour un jeu puéril de sauteurs et d'écuyers. L'heureux faquin, brillant d'audace, tint la partie contre les princes et tous les grands de France, envié et admiré, sous les yeux de la reine, qui siégeait là comme juge et dame du tournoi, et qui, de sa faveur visible, l'avouait pour son cavalier.
Il fut très-amer au roi qu'on se gênât si peu pour lui; cela touchait à l'outrage public. Il n'en parla qu'à Sully, mais d'autres le devinèrent, et quelqu'un lui demanda s'il voulait qu'on tuât Concini.
Il était à cent lieues d'une telle chose, et cependant il croyait que ces gens, épargnés par lui, ne l'épargneraient pas lui-même. Il en était convaincu et le disait à Sully. «Cet homme-là me menace ... Il adviendra quelque malheur ... Vous le verrez, ils me tueront.»
Cette prévision qu'il avait de sa mort lui fit désirer d'autant plus de régler les affaires des siens. Il insista auprès des Guises pour qu'on accomplît enfin le traité de mariage qu'eux-mêmes avaient sollicité, obtenu par Gabrielle, entre César de Vendôme et mademoiselle de Mercœur. Mais les temps étaient changés; madame de Mercœur voulait éluder; elle ne voulait donner ni la fille ni un dédit considérable d'argent que le traité stipulait en cas de refus. On fit jouer à la fille une grande comédie d'effet populaire, qui devait indigner les simples et leur faire détester le roi. Cette enfant, comme d'elle-même, se sauva aux Capucines, dit qu'elle aimait mieux cet ordre si dur, jeûner et marcher pieds nus. Le roi étant fort mécontent de ce violent coup de théâtre, la mère aggravait en disant: «Prenez mon bien, prenez ma vie.»
À tous ces éléments de haine, de conjuration, à ces vœux de mort, un centre manquait. Il vint. Un ambassadeur d'Espagne, superbe, grave et rusé, don Pèdre, vint attiser le feu et jeter, surtout au Louvre, entre le roi et la reine, la pomme de discorde, l'offre du double mariage espagnol. La condition eût été la chose impossible et funeste, l'abandon de la Hollande que le roi venait de garantir par un solennel traité.
Ce don Pèdre devint le héros du jour. Les dames n'avaient d'yeux que pour lui. On répétait tous ses mots noblement espagnols et castillans. La reine lui faisait la cour et se disait sa parente. Le roi, contre son habitude, fut net et ferme, ne lui donna nul espoir et rabattit ses bravades. Alors il changea de style et le flatta bassement. Un jour qu'un valet, dans le Louvre, passait en portant l'épée d'Henri IV, l'Espagnol l'arrête, la prend, la tourne et retourne, la regarde bien, la baise: «Heureux que je suis, dit-il, d'avoir tenu l'épée du plus brave roi du monde!»
Il resta huit mois ici, traînant et gagnant du temps, faisant le malade, tâtant nos plaies, les irritant, travaillant le vieux levain du Catholicon, donnant courage à tous nos traîtres, aux futurs assassins du roi.
CHAPITRE X
LE DERNIER AMOUR D'HENRI IV
1609
La Hollande fatiguée voulait, exigeait la paix, au moment où tout annonçait le réveil de la guerre. Le roi travaillait au traité qui ajournait tous ses projets. En attendant, il s'ennuyait. Le Louvre n'était plus tenable. On eût dit que la régence avait déjà commencé. La cour, visiblement, était d'un côté, et le roi de l'autre. À une entrée du Dauphin, tout le monde se précipita au-devant de lui; le roi resta seul.
Le jour, ses courses à l'Arsenal; au soir, le jeu, c'était sa vie. Ajoutez-y la lecture des romans de chevalerie. Le torrent des Amadis (cinquante volumes in-folio!) continuait. Les Parisiens disaient «que toute sa Bible était l'Amadis de Gaule.»
Au printemps de 1609, on lui mit en main l'Astrée, livre doux, ennuyeux, où les chevaliers ne sont plus que de langoureux bergers. Le tout faiblement imité des pastorales espagnoles.
Du moins la tendance était pure, la réaction de l'amour. Le nouveau roman put être loué de saint François de Sales. Et l'auteur lui-même, d'Urfé, compare son innocente Astrée à la dévote Philothée.
La grande réputation d'un livre si faible, étonne, mais elle tient à la surprise qu'elle causa, étant en contraste avec l'impureté du temps. Beaucoup paraissaient excédés des femmes; ils les fuyaient, retournaient aux mœurs d'Henri III. Ils haïssaient la nature, la lumière, l'amour. Il leur fallait l'obscurité, des plaisirs sauvages, égoïstes. Le jeune Condé, à vingt ans, était déjà sombre et avare comme un vieux sénateur de Gênes, ou comme ces nobles de Venise, lucifuges et fils de la nuit. Henri IV, qui avait prêché d'exemple l'amour des femmes, était indigné de voir son petit Vendôme à quinze ans avoir tous les goûts d'un page italien.
Pour lui, on le voit dans ses lettres à Corisande, à Gabrielle, il gardait sous l'homme d'affaires une étincelle poétique. Il était tendre à la nature, sensible à toute beauté, et même (chose rare alors) au charme des lieux. Après une longue vie d'épreuves et tant de misères morales, dans cet homme indestructible, l'étincelle était la même, plus vive encore, en finissant.
Le romanesque projet que lui attribue Sully[1], de vouloir fonder la paix éternelle, de créer, par une guerre courte et vive, un état nouveau de tolérance universelle, d'amitié entre les États, est-il d'un fou? Je ne sais; sans nul doute il est d'un poète.
Mais c'était surtout par l'amour que ce sens devait éclater en lui. Le voilà, à cinquante-huit ans, qui un matin se retrouve lancé, comme il ne fut jamais, dans la poésie et dans le rêve.
En janvier 1609, la reine organisait un ballet des Nymphes de Diane. Le roi et elle étaient (comme toujours) en discorde; ils ne pouvaient s'entendre sur le choix des dames qui feraient les nymphes. Et, comme toujours aussi, la reine l'avait emporté et en faisait à sa tête, de sorte que le roi, de mauvaise humeur, pour ne pas devoir aller aux répétitions, avait fait fermer sa porte. Une fois pourtant, en passant, il jette un regard dans la salle. Il se trouve juste au moment où l'une de ces nymphes armées levait son dard et semblait le lui adresser au cœur. Le coup porta, et si bien, que le roi s'évanouit presque ... C'était mademoiselle de Montmorency.
Elle était presque encore enfant; elle avait à peine quinze ans. Mais elle avait le cœur haut, ambitieux; elle vit le roi, et sans doute se plut à lui porter le coup.
Il explique très-bien à Sully ce qu'il avait éprouvé. Cette enfant, qui devait un jour être mère du grand Condé, lui parut, dans ce regard, non seulement unique en beauté, mais en courage, dit-il. Il y vit ce dont rien encore ne lui avait donné l'idée, une lueur héroïque, et d'avance l'éclair de Rocroy.
La figure du grand Condé, si triste dans les portraits, fait pourtant conjecturer par son sauvage nez d'aigle et ses yeux d'oiseau de proie, ce que put avoir de vainqueur le sourire, la menace enjouée de son irrésistible mère.
Mademoiselle de Montmorency, dès sa naissance, avait été une merveille, une légende. Sa mère, plus belle que noble, s'était, dit-on, donnée au diable. De là son grand mariage et deux enfants admirables; cette fille de beauté fantastique, telle qu'on croyait que l'autre monde (ange ou diable) y avait passé.
Le terrible pour le roi, c'était l'âge: elle quinze ou seize ans; et lui cinquante-huit. Un monde de faits, de batailles, d'émotions, était lisible sur ce visage, où l'histoire du temps pouvait s'étudier. Ses ruses y avaient laissé trace, et aussi ses larmes, sa sensibilité facile; barbe grise; lui-même disait: «Le vent de mes adversités a soufflé dessus.»
L'irrécusable document que nous avons de ce visage, c'est le plâtre pris sur lui en 93, quand on le trouva si bien conservé. Sauf une légère convulsion qui suivit le coup de couteau et qui a fait remonter un coin de la bouche, rien n'est altéré. La tête est forte pour un homme de sa taille. Le profil ressemble à François Ier; mais il est bien plus arrêté et surtout plus spirituel, il est d'un homme, l'autre d'un grand enfant. Le nez, moins long et tombant, semble ferme et courageux. Il incline un peu à gauche, soit par l'effet de la convulsion, soit que dans la vie il ait été tel. Le front est extrêmement beau, non pas d'un vaste génie, mais d'un esprit vif, intelligent, rapide, sensible à toutes choses. Les yeux sont dans une arcade marquée, non profonde. Ils ne sont pas très-grands, mais doux, charmants, infiniment aimables.
L'incertain dans cette figure, c'est la bouche moins visible sous la barbe, et un peu tirée de côté. Autant qu'on peut entrevoir, elle ne rassurerait pas trop; elle semble fuyante et flottante. Ajoutez ce nez indirect qui semble d'un homme incertain.
Le masque, selon le jour et l'aspect, a des expressions très-diverses. Vu de haut, il est funèbre. Face à face et de niveau, il est douloureux. Vu d'au-dessus, il sourit et paraît comique, sceptique; il dit: oui et non.
Ce qui est sûr et certain en cet homme, ce qui est visible, c'est l'amour. Les yeux fermés couvent de tendres pensées et continuent toujours leur rêve. La folie croît par les obstacles. D'une part, à l'Arsenal, l'homme positif et sage, l'homme de la grande confiance, montrait l'impossibilité, l'absurdité, le ridicule. D'autre part, au Louvre, on disait qu'elle était engagée, promise; mais c'était justement ce qui piquait le roi, qu'un mariage de cette importance eût été réglé par son compère, le vieux connétable, sans qu'il n'en sût rien. D'Épernon avait travaillé le vieillard, lui avait persuadé de la marier brusquement à leur ami de jeu, le beau Bassompierre, colonel des Suisses, issu des cadets de Clèves, mais qui n'eut jamais aspiré si haut. Ce fat, qui, trente ans après, a écrit ses Mémoires, ne manque pas de faire croire que son mérite avait fait tout.
M. de Bouillon, parent de la demoiselle, à qui on n'avait rien dit du mariage, s'en vengea en donnant au roi le conseil de la donner à son neveu, le jeune prince de Condé. C'était l'avis de Sully et de tous les gens raisonnables. Le roi fut forcé d'avouer que c'était le meilleur parti.
La passion est si rusée, que, dans son for intérieur, il calculait, il espérait que ce mariage ne serait pas un mariage, Condé détestant les femmes.
Ce personnage sournois, taciturne alors (plus tard il devint beau diseur), se tenait près du roi, tout petit et fort servile. Il attendait tout de lui. Il était très-pauvre, sa naissance même était contestée. Était-il sûr qu'il fût Condé? Les Condés, jusque-là rieurs, à partir de celui-ci, ont tous des mines tragiques. Il était né, il est vrai, dans un moment fort sérieux, sa mère étant en prison pour empoisonnement. Un petit page gascon, son amant, avait pris la fuite, et le mari brusquement était mort. Les tribunaux huguenots la jugèrent coupable et la mirent pour toujours entre quatre murs. Mais elle se fit catholique; d'autres tribunaux la lavèrent, ce qui refit légitime cet enfant né en prison. Les Bourbons le renièrent, protestèrent. Le roi, par pitié, n'ayant point d'ailleurs d'autre héritier alors, le soutint Condé, le maintint Condé. Il ne lui donna pas grand'chose, comptant l'enrichir par un mariage. Lui, docile, modeste, attendait, et, en attendant se liait sous main avec les parlementaires pour qu'ils le soutinssent si sa naissance était contestée, ou, après le roi, l'aidassent à bouleverser le royaume.
Mariée à cette face de pierre, à cet ennemi des femmes, mademoiselle de Montmorency devait s'ennuyer, chercher des consolateurs. Et, comme elle était haute et fière, pour chevalier qui prendrait-elle? le plus haut placé, le roi.
C'était le calcul de celui-ci, peu moral, mais selon le temps. Il lui fallait, au préalable, avaler l'amère médecine du mariage. Il essaya de la tourner en gaieté, en y menant Bassompierre et s'amusant de la figure désespérée qu'il y fit. Mais, malgré cette malice, le rieur, qui avait plutôt envie de pleurer, rentra comme frappé au Louvre; la goutte le prit et le mit au lit. Lié là et immobile, d'autant plus imaginatif, sous la griffe de sa passion, il n'avait plus la force de la cacher, la disait à tout le monde. On se relayait jour et nuit pour lui lire l'Astrée.
Le mariage eut lieu le 3 mars, et Condé savait si bien pourquoi on l'avait marié, qu'il se contenta de palper l'immense dot (deux cent mille écus), mais se tint loin de sa femme, comme d'un objet sacré, réservé et défendu. La mariée semblait déjà veuve, et cela alla ainsi jusqu'à ce que des événements politiques qui survinrent enhardirent Condé, deux mois et demi après le mariage, à ne plus ménager le roi.
Le coup que l'on attendait depuis des années éclata à la fin de mars. Le 25, le duc de Clèves mourut, et la question du Rhin fut posée, le duel ouvert entre les maisons de France et d'Autriche.
Dès 1604, le roi avait dit: «Je ne tolérerai pas à Clèves l'Espagnol ni l'Autrichien.»
Cependant cette chose prévue fut comme «un tonnerre»: c'est le mot dont Villeroy se servit.
Jeannin, qui négociait, rendit à l'Espagne l'essentiel service de brusquer la trêve avec la Hollande, qui fut signée deux jours après (mars 1609).
Le roi ne s'en déclara pas moins tout prêt à agir. Il se dit guéri, se leva et se montra dans Paris d'abord. Il alla au Pré-aux-Clercs, et s'amusa à une chasse de malade que les bourgeois aimaient fort, la chasse à la pie.
Il ordonna qu'on lui fît une belle et riche cotte de mailles, fleurdelisée d'or, pour porter un jour de bataille, s'il pouvait avoir l'honneur d'y amener Spinola, le général des Espagnols.
Du reste, dom Pèdre avait dit qu'il avait le diable au corps. Il semblait que le Béarnais eût, de race, apporté, gardé la verdeur de la montagne, ce mystère de chaude vie que les Pyrénées versent dans leurs eaux. Il garda cela au tombeau. Sa dépouille, pendant deux cents ans, y resta telle qu'au premier jour. N'eût-il pas eu cette vie forte, l'Europe le priait à genoux de la prendre, de se refaire jeune.
Venise, dit un contemporain, adorait ce soleil levant; quand on voyait un Français, tous les Vénitiens couraient après lui, criant comme les Papimanes de Rabelais: «L'avez-vous vu?»
À la cour de l'Empereur, on disait: «Qu'il ait l'Empire, qu'il soit vrai roi des Romains, et réduise le pape à son évêché!»
L'électeur de Saxe faisait prêcher devant lui sur l'évidente analogie entre Henri IV et David.
La Suisse avait imprimé un livre, intitulé: Résurrection de Charlemagne.
L'affaissement de l'Espagne et de l'Angleterre elle-même, depuis la mort d'Élisabeth, avait mis le roi si haut, que, si on le voyait agir, on l'eût salué de toutes parts pour chef de la chrétienté.
Plus que de la chrétienté même. Les mahométans d'Espagne voulaient être ses sujets.
Position unique, qu'il devait moins à sa puissance qu'à sa renommée de bonté, de modération et de tolérance.
CHAPITRE XI
PROGRÈS DE LA CONSPIRATION.—FUITE DE CONDÉ
1609
On avait vendu, en 1607, à la grande foire de Francfort, plusieurs livres d'astrologie où l'on disait que le roi de France périrait dans la cinquante-neuvième année de son âge, c'est-à-dire en 1610, qu'il ne serait pas heureux dans son second mariage, qu'il mourrait de la main des siens, ne laisserait pas d'enfants légitimes, mais seulement des bâtards. Ces livres vinrent à Paris, et chacun les lut. Le Parlement les fit saisir.
Lestoile, qui les vit, raconte que, la même année 1607, un prieur de Montargis trouva plusieurs fois sur l'autel des avis anonymes de la prochaine mort du roi. Il fit passer ces avis au chancelier, qui n'en tint compte. Le même prieur le contait plus tard à Lestoile en pleurant.
En 1609, le docteur en théologie Olive, dans un livre imprimé avec privilége et dédié à Philippe III, annonçait pour 1610 la mort du roi de France. (Mém. de Richelieu.)
On pouvait prédire qu'il serait tué. Chacun le croyait, le pensait et s'arrangeait en conséquence. La prédiction, en réalité, préparait l'événement; elle affermissait les fanatiques dans l'idée et l'espoir d'accomplir la chose fatale qui était écrite là-haut.
À l'entrée de D. Pèdre à Paris, le roi, étant en voiture avec la reine, se rappela qu'on lui avait prédit qu'il serait tué en voiture, et, le carrosse ayant penché, il se jeta brusquement sur elle, si bien qu'il lui enfonça au front les pointes des diamants qu'elle avait dans ses cheveux. (Nevers.)
Ces craintes n'étaient pas vaines. Au départ de D. Pèdre (février 1609), on put voir qu'il n'avait pas perdu son temps. Le vent d'Espagne, le souffle de haine et de discorde, souffla de tous côtés. D'abord au Louvre; la reine trouvait impardonnable le refus des mariages espagnols. Ces glorieux mariages, qui (dans ses petites idées de petite princesse italienne) étaient l'Olympe et l'Empyrée, manqués, perdus par son mari! et les basses idées d'Henri IV de marier ses enfants en Lorraine, en Savoie! Cette fermeté toute nouvelle dans un homme qui cédait toujours, c'était entre elle et lui un plein divorce. Le roi crut, ce même mois (février 1609), l'apaiser et la regagner, lui offrant de renoncer à toute femme, si elle renvoyait Concini. Sans s'arrêter aux rebuffades, il se rapprochait d'elle, et elle devint enceinte (d'une fille, la reine d'Angleterre); mais le cœur resta le même, la rancune plus grande d'être infidèle à Concini.
Celui-ci, loin d'être chassé, était si fort chez elle, si absolu à ce moment, qu'un oncle de la reine, Juan de Médicis, lui ayant déplu, il le fit chasser, quoiqu'il fût fort aimé du roi. Concini et Léonora, plus tard accusés, non sans cause, de l'avoir ensorcelée, l'avaient certainement assotie au point de lui faire croire qu'il faisait jour la nuit; ils lui persuadèrent que son mari (et Henri IV!) au moment même où il se rapprochait d'elle, voulait l'empoisonner. Elle le crut si bien, qu'elle ne voulut plus dîner avec lui, affichant la défiance, mangeant chez elle ce que sa Léonora apprêtait, refusant les mets de son goût que le roi choisissait de sa table et lui envoyait galamment.
Ces brouilleries publiques enhardirent tout le monde contre le roi. Les jésuites jouèrent double rôle, le flattant par Cotton, l'attaquant par un P. Gauthier. On devinait fort bien que, tant que le roi n'entamerait pas la grande guerre, il endurerait tout des catholiques. Ce Gauthier, en pleine chaire, ouvre la croisade contre les huguenots, contre le roi même. Les sermons de la Ligue recommencent à grand bruit. On ne se tient pas aux paroles, on les traduit en actes. En Picardie, un temple rasé par un prince du sang, le comte de Saint-Pol. À Orléans, un cimetière des huguenots menacé, violé, s'ils ne fussent accourus en armes. À Paris, sous les yeux du roi, le chemin de Charenton infesté par le peuple, le bon peuple des sacristies; les gens qui vont au prêche insultés à coups de pierre, entre autres un malheureux infirme sur qui on lâchait les enfants; ils le tiraient, ils le battaient; n'y voyant pas, il ne résistait guère. La foule appelait ce pauvre homme l'Aveugle de la Charenton.
La Rochelle se fortifia, à tout événement.
Le roi ne faisait rien. Les Guises impunément tentèrent plusieurs assassinats. Le jour même où le roi défendit les duels, un des Guises en cherche un. Ils se succédaient près d'Henriette, moins par amour, ce semble, que pour faire pièce au roi. Toute sa vengeance fut de leur faire exécuter le traité de mariage; l'héritière de Mercœur fut donnée enfin à Vendôme. Larmes, fureur et résistance. Les jeunes Guises s'en allèrent à Naples, au foyer des plus noirs complots, où le secrétaire de Biron, où les assassins de la Ligue avaient pris domicile, et (d'accord avec les jésuites) organisaient l'assassinat.
Le roi en eut nouvelle. Il lui arriva d'Italie un Lagarde, homme de guerre normand, qui, revenant des guerres des Turcs, s'était arrêté à Naples, et y avait vécu avec Hébert, secrétaire de Biron, et autres Ligueurs réfugiés. Lagarde raconta au roi qu'un jour, dînant chez Hébert, il avait vu entrer un grand homme en violet, qui se mit à table et dit qu'en rentrant en France il tuerait le roi. Lagarde en demanda le nom; on lui dit: «M. Ravaillac, qui appartient à M. le duc d'Épernon, et qui apporte ici ses lettres.» Lagarde ajoute qu'on le mena chez un jésuite, qui était oncle du premier ministre d'Espagne, le Père Alagon. Ce Père l'engagea fort à tuer le roi à la chasse, et dit: «Ravaillac frappera à pied, et vous à cheval.» Lagarde n'objecta rien, mais il partit, et revint en France. Sur la route, il reçut une lettre de Naples où on l'engageait encore à tuer le roi. Reçu par lui à Paris, il lui montra cette lettre. Le roi dit à Lagarde: «Mon ami, tranquillise-toi; garde bien ta lettre; j'en aurai besoin. Quant aux Espagnols, vois-tu? je les rendrai si petits, qu'ils ne pourront nous faire du mal.»
Il avait entrevu plus qu'il n'eût voulu, que d'Épernon n'était pas seul là dedans. Il ne devina pas Henriette, mais bien les entours de la reine. Il sentit que Naples et Madrid étaient au Louvre, près de sa femme, que la noire sorcière Léonora avec l'insolent Concini pervertissait, endurcissait. Ils l'avaient décidée à faire venir une dévote, la nonne Pasithée (c'était son nom mystique), que déjà on trouve nommée dans les Questions de Cotton au Diable: «Est-il bon que la mère Pasithée soit appelée?» Cette mère avait des visions, et savait par ses visions qu'il était urgent de sacrer la reine, pour qu'on pût sans doute se passer du roi et trouver au jour de sa mort une régence déjà préparée.
Le roi fut bouleversé de ces idées, n'en parla à personne. Il garda huit jours ce cruel secret, quitta la cour, resta seul à Livry et dans une petite maison de son capitaine de gardes. Puis, n'y tenant plus et ne dormant plus, il vint à l'Arsenal tout dire à Sully (chap. 189, 180): «Que Concini négociait avec l'Espagne, que la Pasithée, mise par Concini auprès de la reine, la poussait à se faire sacrer, qu'il voyait très-bien que leurs projets ne pouvaient réussir que par sa mort, qu'enfin il avait un avis précis qu'on devait l'assassiner.»
Il se sentait si mal au Louvre, qu'il pria Sully de lui faire arranger à l'Arsenal un tout petit logement; quatre chambres, c'était assez. Ainsi ce prince redouté de toute l'Europe en était à ne plus coucher dans sa propre maison. Le signor Concini l'avait à peu près mis dehors, à la porte de chez lui.
Son malheur, son isolement, rendirent à sa passion une furieuse force. Il avait cru devenir père de la princesse «et en faire la consolation de sa vieillesse.» Mais il se retrouva amant, amoureux fou. Elle en était un peu coupable; elle l'encourageait. Sans doute, elle en avait pitié. Un tel homme, un tel roi, celui dont l'Espagnol baisait l'épée à genoux, et si persécuté chez lui, entouré de traîtres et d'embûches, c'était sans doute de quoi attendrir un jeune cœur. Sa vieillesse n'était qu'un malheur de plus. Elle le comparait à ce triste Condé, sournois, avare, si pressé pour la dot, si peu pour la personne. Elle était dans une situation singulière, mariée, toujours fille. Elle commença à se dire que le roi pourrait divorcer encore. Et son père, le connétable, peu satisfait sans doute de voir ce mariage sans mariage, eut les mêmes pensées.
Dans cette fermentation, la jeune fille fit un coup de tête. Elle fit faire son portrait secrètement et l'envoya au roi. Coup suprême qui le foudroya et le rendit tout à fait fou.
Il se trouve, pour rendre la situation plus tragique, que, justement à ce moment (17 mai), Condé se ravise, revient. Au bout de dix semaines, il se souvient qu'il a épousé la princesse et fait valoir ses droits d'époux. Éclairé par sa mère, qui haïssait le roi (son bienfaiteur), Condé avait compris tout le parti qu'il pouvait tirer de l'aventure, qu'elle allait le poser comme adversaire du roi et l'exhausser énormément, le rendre précieux pour les ligueurs et pour les Espagnols. Donc il vint, prit possession de sa jeune femme, justement irritée de cet oubli de six semaines, et, d'autorité, l'enleva, la cacha à Saint-Valéry, bien sûr qu'on viendrait l'y chercher.
Il est probable qu'elle avertit le roi. Il en perdit l'esprit. Son désespoir lui fit faire une folie près de laquelle Don Quichote, sur la Roche pauvre jouant le beau Ténébreux et faisant ses cabrioles, aurait passé pour un sage.
Il part à peu près seul et déguisé. À mi-chemin, un prévôt le prend pour un voleur, l'arrête. Il lui faut dire: «Je suis le roi.» Il arrive. Condé, averti, enlève encore sa femme, sûr que le roi suivra et s'avilira d'autant plus.
Le secret n'en était pas un; les dames de la princesse l'avaient bien reconnu. Mais le roi, éperdu d'amour, ne leur demandait rien que de la laisser voir. Son rêve était de la contempler «à sa fenêtre, entre deux flambeaux, échevelée.» Elle eut cette complaisance, et l'effet fut si fort qu'il tomba presque à la renverse. Elle-même dit: «Jésus! qu'il est fou!»
Le lendemain, elle partant, il alla se mettre au passage, sous la jaquette d'un postillon, s'étant appliqué, pour mieux s'embellir, un emplâtre sur l'œil. Elle souffrit de le voir si abaissé, laid et ridicule à ce point. Soit colère, soit pitié, pour lui donner une parole, elle cria du carrosse: «Je ne vous pardonnerai jamais ce tour-là!»
Grand succès pour Condé. La partie était belle pour lui. Il en pouvait tirer deux avantages: ou de l'argent, beaucoup d'argent, et il inclinait à cela; ou bien (chose plus agréable à sa mère) une rupture avec le roi, qui le constituerait candidat de l'Espagne au trône de France. Si les Espagnols avaient désiré avoir en main le petit bâtard d'Entragues, combien celui-ci valait mieux! La guerre venant, ils l'opposaient au Béarnais, faux converti, relaps, apostat, renégat. Et, même, après la mort du roi, ils lui offrirent, en effet, de déclarer Louis XIII illégitime, bâtard adultérin, et de le porter au trône.
Cependant la petite femme, qui brûlait d'être reine, avait signé secrètement une demande de divorce. Mais la mère et le fils l'enlèvent. Ayant pris de l'or espagnol qu'un médecin leur apporta, malgré ses pleurs, ses cris, ils la mènent d'un trait à Bruxelles.
Toute la situation était changée au profit de l'Espagne. Maintenant, si le roi commençait la guerre préparée depuis dix ans, on allait rire; vieux chevalier errant, il aurait l'air seulement de courir après sa princesse.
Tout le monde serait contre lui. Sa cruauté à l'égard de son épouse infortunée, sa tyrannie dans sa famille, sa violence effrayante qui forçait son pauvre neveu de fuir, n'ayant nul autre moyen de soustraire sa femme aux derniers affronts, tout cela éclatait dans l'Europe, au profit du roi catholique, protecteur des bonnes mœurs et défenseur de l'opprimé.
L'Espagne, en si bonne cause, ne pouvait manquer d'assistance. Le ciel devait se déclarer, et, ne fît-il plus de miracles, il en devait un cette fois pour la punition du tyran et la vengeance de Dieu.
CHAPITRE XII
MORT D'HENRI IV
1610
Il y avait à Angoulême, place du duc d'Épernon, un homme fort exemplaire, qui nourrissait sa mère de son travail et vivait avec elle en grande dévotion. On le nommait Ravaillac. Malheureusement pour lui, il avait une mine sinistre qui mettait en défiance, semblait dire sa race maudite, celle des Chicanous de Rabelais, ou celle des Chats fourrés, hypocrites et assassins. Le père était une espèce de procureur, ou, comme on disait, solliciteur de procès. Le fils avait été valet d'un conseiller au Parlement, et ensuite homme d'affaires. Mais quand les procès manquaient, il avait des écoliers qui le payaient en denrées. Bref, il vivait honnêtement.
Il avait eu de grands malheurs, son père ruiné, le père et la mère séparés. Enfin, un meurtre s'étant fait dans la ville, on s'en prit à lui, uniquement parce qu'il avait mauvaise mine. On le tint un an en prison. Il en sortit honorablement acquitté, mais endetté, ce qui le remit en prison. Là, seul et faisant maigre chère, il advint que son cerveau creux commença à s'illuminer. Il faisait de mauvais vers plats, ridicules, prétentieux. Du poète au fou, la distance est minime. Il eut bientôt des visions. Une fois qu'il allumait le feu, la tête penchée, il vit un sarment de vigne qu'il tenait s'allonger et changer de forme. Le sarment jouait un grand rôle en affaires de sorcellerie; un plus modeste aurait craint une illusion du diable. Mais celui-ci, orgueilleux, y vit un miracle de Dieu. Ce sarment était devenu une trompe sacrée d'archange qui lui sortait de la bouche et sonnait la guerre, la guerre sainte, car de sa bouche, à droite et à gauche, s'échappaient des torrents d'hosties.
Il vit bien qu'il était destiné à une grande chose. Il avait été jusque-là étranger à la théologie. Il s'y mit, lut, étudia, mais une seule et unique question, le droit que tout chrétien a de tuer un roi ennemi du pape. Mariana et autres faisaient grand bruit alors. Qui les lui prêta? qui le dirigea? c'est ce qu'on n'a pas voulu trop éclaircir au procès. Tout au moins il en avait bien profité, et était ferré là-dessus.
À sa sortie de prison, il confia ses visions, et le bruit s'en répandit. On fit savoir au duc d'Épernon qu'il y avait dans sa ville d'Angoulême un homme favorisé du ciel, chose rare alors. Il l'apprécia, s'intéressa à Ravaillac, et le chargea d'aller solliciter un procès qu'il avait à Paris. Il devait, sur son chemin, passer d'abord près d'Orléans, au château de Malesherbes, où il eut des lettres du père Entragues et d'Henriette. Ils lui donnèrent leur valet de chambre, qui le fit descendre à Paris, chez la dame d'Escoman, confidente d'Henriette.
Celle-ci fut un peu effrayée de cette figure. C'était un homme grand et fort, charpenté vigoureusement, de gros bras et de main pesante, fort bilieux, roux de cheveux comme de barbe, mais d'un roux foncé et noirâtre qu'on ne voit qu'aux chèvres. Cependant, il le fallait, elle le logea, le nourrit, le trouva très-doux, et, se repentant de son jugement sur ce bon personnage, elle le chargea même d'une petite affaire au Palais.
Il resta deux mois à Paris; que fit-il ensuite? Lagarde nous l'apprend; il alla à Naples pour le duc d'Épernon; il y mangea chez Hébert, et lui dit qu'il tuerait le roi. C'était le moment, en effet, où le roi avait garanti la Hollande et refusé le double mariage d'Espagne. Il ne restait qu'à le tuer. Ravaillac, de retour à Paris, vit la d'Escoman, à l'Ascension et à la Fête-Dieu de 1609. Il lui dit tout, mais avec larmes; plus près de l'exécution, il sentait d'étranges doutes et ne cachait pas ses perplexités.
Cette d'Escoman, jusque-là digne confidente d'Henriette, femme galante et de vie légère, était pourtant un bon cœur, charitable, humain. Dès ce jour, elle travailla à sauver le roi; pendant une année entière, elle y fit d'étonnants efforts, vraiment héroïques, jusqu'à se perdre elle-même.
Le roi pensait à toute autre chose. Sa grande affaire était la fuite de Condé. En réalité, et, toute passion à part, on ne pouvait laisser tranquillement dans les mains des Espagnols un si dangereux instrument. Le manifeste qu'il lança visait droit à la révolte. Pas un mot de ses griefs: il ne s'occupait que du peuple; il n'avait pu rester témoin des souffrances du peuple. C'était dans l'intérêt du peuple qu'il s'était réfugié chez nos ennemis, et qu'il donnait des prétextes pour la guerre et la guerre civile.
Ce manifeste eut de l'écho. Condé avait fort caressé les parlementaires, spécialement M. De Thou. Dans la noblesse mécontente, quelques-uns se mirent à dire que, pas un enfant du roi ne venant de lui, Condé lui succéderait. Au Louvre même, on répandait un quatrain prophétique qu'on disait de Nostradamus, où le lionceau fugitif devait trancher les jours du lion.
L'Autriche prit du courage quand elle vit ainsi le roi tellement menacé par les siens. L'Empereur décida hardiment la question du Rhin, déclara Clèves et Juliers en séquestre, et les fit saisir par son cousin Léopold. Il fallait de grands calmants et force opium pour faire avaler cela. Cotton n'en désespérait pas, le roi paraissant distrait, affolé par sa passion, et l'Espagne lui jetant l'appât de lui rendre la princesse. Un homme dévoué aux jésuites lui fut présenté par Cotton pour être envoyé à Clèves. Le roi leur en donna l'espoir, mais en envoya un autre qui conclut (10 février 1610) avec les princes protestants le traité de guerre. Par trois armées à la fois et trois généraux protestants, Sully, Lesdiguières et La Force, il allait entrer en Allemagne, en Espagne et en Italie. Ses canons étaient partis, une armée déjà en Champagne.
Les Jésuites étaient joués. Leur homme, le duc d'Épernon, colonel général de l'infanterie, était laissé à Paris. Nul doute que ce titre même ne lui échappât. Le roi le caressait fort, mais il venait de faire couper la tête à un de ses protégés qui avait fait la bravade, au moment de l'édit contre les duels, de se battre et de tuer un homme; d'Épernon pria en vain, supplia, le roi tint ferme.
Plus cruellement encore la reine fut humiliée dans son chevalier Concini. Ce fat, qui n'avait jamais guerroyé que dans l'alcôve, posait comme un homme de guerre. Il affectait grand mépris pour les hommes de robe longue. Dans un jour de cérémonie, le Parlement défilant en robes rouges, seul des assistants Concini restait couvert. Le président Séguier, sans autre façon, prend le chapeau, le met par terre. Cela ne le corrigea pas. Peu après, affectant de ne pas savoir le privilége du Parlement, où l'on n'entrait qu'en déposant ses armes à la porte, notre homme, en bottes, éperons dorés, l'épée au côté, et sur la tête le chapeau à panache, entre dans une chambre des enquêtes. Les petits clercs qui étaient là courent à lui, abattent le chapeau. Concini avait cru qu'on n'oserait, parce qu'il avait avec lui une dizaine de domestiques. Grande bataille, un page de la reine vient à son secours. Mais les clercs ne connaissent rien. Concini reçoit force coups, est tiré, poussé, houspillé. On le sauva à grand'peine en le fourrant dans un trou, d'où on le tira le soir.
La reine avait le cœur crevé, non le roi. Lorsque Concini se plaignit d'une injure telle pour un homme d'épée comme lui, les parlementaires étaient là aussi pour se plaindre, et le roi toujours rieur: «Prenez garde, dit-il, leur plume a le fil plus que votre épée.»
Cette fatale plaisanterie fut, sans nul doute, une des choses qui endurcirent le plus la reine. Elle se crut avilie, voyant son cavalier servant, son brillant vainqueur des joutes, qui avait éclipsé les princes, battu par les clercs, moqué par le roi. Elle avait le cœur très-haut, magnanime, dit Bassompierre; ce qui veut dire qu'elle était altière et vindicative. Pour la vendetta italienne, ce n'eût pas été trop qu'une Saint-Barthélemy générale des clercs, des juges, etc. Mais plus coupable était le roi. La reine se bouchant les oreilles aux avis que la d'Escoman s'efforçait de faire arriver. Celle-ci avait été au Louvre, lui avait fait dire, par une de ses femmes, qu'elle avait à lui donner un avis essentiel au salut du roi; et pour assurer d'avance qu'il ne s'agissait pas de choses en l'air, elle offrait, pour le lendemain, de faire saisir certaines lettres envoyées en Espagne. La reine dit qu'elle l'écouterait, et la fit languir trois jours, puis partit pour la campagne.
Bien étonné d'une si prodigieuse insouciance de la reine, la pauvre femme pensa que le confesseur du roi peut-être aurait plus de zèle. Elle alla demander Cotton aux jésuites de la rue Saint-Antoine. Elle fut assez mal reçue. On lui dit que le Père n'y était pas, rentrerait tard, et partirait de grand matin pour Fontainebleau. Désolée, elle s'expliqua avec le père procureur, qui ne s'émut pas, fut de glace, ne promit pas même de prévenir Cotton, dit: «Je demanderai au ciel ce que je dois faire.... Allez en paix, et priez Dieu.—Mais, mon père si l'on tue le roi?...—Mêlez-vous de vos affaires.»
Alors elle menaça. Il se radoucit: «J'irai, dit-il, à Fontainebleau.»—Y alla-t-il? on l'ignore. Ce qu'on sait, c'est que l'obstinée révélatrice fut arrêtée le lendemain.
Incroyable coup d'audace! ceux qui donnèrent l'ordre étaient donc bien appuyés de la reine, ou bien sûrs que le roi mourrait avant que l'affaire vînt à ses oreilles?
La d'Escoman était si aveugle, que, du fond de sa prison, d'où elle ne devait plus sortir que pour être mise en terre, elle s'adressa encore à la reine. Elle trouva moyen d'avertir un domestique intime, qui alors n'était qu'une espèce de valet de garde-robe, mais approchait de bien près (l'apothicaire de la reine). Sans nul doute, l'avis pénétra, mais trouva fermée la porte du cœur.
Ravaillac a dit, dans ses interrogatoires, qu'il se serait fait scrupule de frapper le roi, avant que la reine fût sacrée et qu'une régence préparée eût garanti la paix publique. C'était la pensée générale de tous ceux qui machinaient, désiraient la mort du roi. Le premier était Concini. Il mit toute son industrie à hâter ce jour. Ni nuit, ni jour, la reine ne laissa au roi de repos qu'il n'eût consenti. Elle disait que, s'il refusait, on verrait bien qu'il voulait lui préférer la princesse, divorcer pour l'épouser. Le roi objectait la dépense. Il lui fallut pourtant céder. Elle fit une entrée magnifique, fut sacrée à Saint-Denis.
Le roi, au fond assez triste, plaisantait plus qu'à l'ordinaire. Quand elle rentra dans le Louvre, couronnée, en grande pompe, il s'amusa à lui jeter, du balcon, quelques gouttes d'eau. Il l'appelait aussi, en plaisantant, madame la régente. Elle prenait tout cela fort mal.
En réalité il lui avait témoigné peu de confiance, la faisant, non pas régente, mais membre d'un conseil de régence sans qui elle ne pouvait rien, où elle n'avait qu'une voix qui ne devait peser pas plus que celle de tout autre membre.
Sully dit expressément que le roi attendait de ce sacre les derniers malheurs.
Il était dans un abattement qui étonne quand on songe aux grandes forces qu'il avait, aux grandes choses qu'il était près d'accomplir. La Savoie l'avait retardé, il est vrai. Le pape tournait contre lui et travaillait pour l'Autriche. Cependant il était si fort, il avait tant de vœux pour lui, tant d'amis chez l'ennemi, qu'il ne risquait rien d'avancer.
Qui lui manqua? son propre cœur.
C'est un dur, mais un haut jugement de moralité, une instruction profonde, que cet homme aimable, aimé, invoqué de toute la terre, mais faible et changeant, qui n'eut jamais l'idée du devoir, tomba à son dernier moment, s'affaissa et défaillit.
Il avait eu toujours besoin de plaire à ce qui l'entourait, de voir des visages gais. Toute la cour était sombre, manifestement contre lui.
Il avait eu besoin de croire qu'il était aimé du peuple. Il l'aimait: il le dit souvent dans ses lettres les plus intimes. Malgré des dépenses trop fortes de femmes et de jeux, l'administration était sage, et au total économe. L'agriculture avait pris un développement immense. Le roi croyait le peuple heureux. En réalité, tout cela ne profitait guère encore qu'aux propriétaires du sol, aux seigneurs laïques, ecclésiastiques. Ils vendaient leur blé à merveille, mais le pain restait très-cher, et le salaire augmentait peu. On vivait avec deux sols en 1500; et en 1610, on ne vivait plus avec vingt qui font six francs d'aujourd'hui; l'ambassadeur d'Espagne les donnait à chacun de ses domestiques, et ils se plaignaient de mourir de faim.
Quand le roi, en 1609, aux approches de la guerre, ordonna quelques impôts, le président de Harlay, vénérable par son âge et par son courage au temps de la Ligue, opposa la plus vive résistance. Le roi s'indignait, mais les mêmes choses lui furent dites par le vieil Ornano, gouverneur de Guienne, qui vint mourir à Paris; il lui assura que le Midi ne pouvait payer, succombait sous le fardeau. Il fut touché, retira deux de ses édits fiscaux. Mais en même temps il faisait (toujours dans sa triste bascule) une concession au clergé qui désespéra le Midi; pour le Béarn, tout protestant, le rétablissement forcé des églises catholiques et la rentrée des jésuites; pour nos Basques, une commission contre les sorciers, qui les jugeait tous sorciers et qui eût voulu brûler le pays.
Sans savoir tout le détail de ces maux, il entrevoyait cette chose triste, que le peuple souffrait, gémissait, et qu'il n'était pas aimé.
Une scène lui fit impression. Un mendiant vient prendre le roi aux jambes, lui dit que sa sœur, ruinée par l'impôt et désespérée, s'est pendue avec ses enfants. Forte scène, et qui aurait mérité d'être éclaircie. Le roi venait au moment même de retirer deux impôts. On n'en dit pas moins dans Paris qu'il était dur et sans pitié.
Un jour que le roi passait près des Innocents, un homme en habit vert, de sinistre et lugubre mine, lui cria lamentablement: «Au nom de Notre-Seigneur et de la très-sainte Vierge, sire, que je parle à vous!» On le repoussa.
Cet homme était Ravaillac. Il s'était dit qu'il était mal de tuer le roi sans l'avertir, et il voulait lui confier son idée fixe, qui était de lui donner un coup de couteau.
De plus, il lui eût demandé si vraiment il allait faire la guerre au pape. Les soldats le disaient partout, et, de plus, qu'ils ne feraient jamais guerre dont ils fussent si aises.
Troisièmement, Ravaillac voulait savoir du roi même ce que lui assuraient les moines, que les huguenots préparaient le massacre des bons catholiques.
Tout cela faisait en lui une incroyable tempête. Une violente plaidoirie se faisait dans son cœur, un débat interminable. Il semblait que le diable y tînt sa cour plénière. Souvent il n'en pouvait plus, était aux abois. Une fois, il quitta son école, sa mère, s'alla réfugier dans son couvent des Feuillants; mais ils n'osèrent le garder. Il eût voulu se faire jésuite. Les Jésuites le refusèrent, sous prétexte qu'il avait été dans un couvent de Feuillants.
Il ne cachait guère sa pensée, demandait conseil. Il parla à un aumônier, à un Feuillant, à un Jésuite. Mais tous faisaient la sourde oreille et ne voulaient pas comprendre. Au Feuillant, il avait demandé: «Un homme qui voudrait tuer un roi, devrait-il s'en confesser?» Un Cordelier auquel il parla en confession de cet homicide volontaire (sans rien expliquer) ne lui demanda pas même ce que ce mot signifiait. C'est une chose effrayante de voir que, sur la mort du roi, tous entendaient à demi-mot, ne se compromettaient pas, mais laissaient aller le fou.
Ainsi rejeté, livré à lui-même, il eût fait le coup, sans une idée qui lui vint et qu'il ajourna. Il songea que c'était le temps de Pâques, et que c'était le devoir de tout catholique de communier à sa paroisse. La sienne était à Angoulême. Il quitta Paris, et y retourna. Mais là, à la communion, il sentit qu'un cœur tout plein d'homicide ne pouvait pas recevoir Dieu. Il voyait d'ailleurs sa dévote mère, bien plus agréable au ciel et plus digne, qui communiait. Il s'en remit à elle de ce devoir, laissa le ciel à sa mère et garda l'enfer pour lui.
Lui-même a raconté cela plus tard, avec d'abondantes larmes.
Au pied même de l'autel, pendant la communion, sa résolution lui rentra au cœur, et il s'y sentit fortifié. Il revint droit à Paris. C'était en avril (1610). Dans son auberge, il empoigna un couteau, le cacha sur lui. Mais, dès qu'il l'eut, il hésita. Il reprit machinalement le chemin de son pays. Une charrette, sur la route, allait devant lui. Il y épointa son couteau, en cassa la longueur d'un pouce. Arrivé ainsi à Étampes, un calvaire qui était aux portes lui montrait un Ecce Homo, dont la lamentable figure lui rappela que la religion était crucifiée par le roi. Il revint plein de fureur, et dès lors n'hésita plus.
De peur pour lui-même, aucune. Un chanoine d'Angoulême lui avait donné un cœur de coton qui, disait-il, contenait un morceau de la vraie croix. Il est probable qu'on voulait l'affermir, le rassurer. Un homme armé de la vraie croix pouvait croire qu'invisible ou défendu par le ciel, il traverserait tout danger.
Ravaillac, si indiscret, était fort connu, et, de même qu'on avait su fort longtemps que Maurevert, l'assassin gagé des Guises, devait tirer sur Coligny, on n'ignorait nullement que le tueur du roi fût dans Paris. Le dimanche, un ancien prêtre devenu soldat, rencontrant près de Charenton la veuve de son capitaine qui allait au prêche, lui dit de quitter Paris, qu'il y avait plusieurs bandits apostés par l'Espagne pour tuer le roi, l'un entre autres habillé de vert, qu'il y aurait grand trouble dans la ville, et danger pour les huguenots.
Il paraît que, même en prison, ces bruits circulaient, et parvinrent à la d'Escoman. Acharnée à sauver le roi, elle décida une dame à avertir un ami de Sully à l'Arsenal; cette dame était mademoiselle de Gournay, fille adoptive de Montaigne. Sully, sa femme et l'ami, reçurent l'avis, mais délibérèrent, le transmirent au roi, en ôtant les noms (sans doute de d'Épernon, de Concini et de la reine): «Si le roi en veut savoir davantage, firent-ils, on le fera parler aux deux femmes, la Gournay et la d'Escoman.» L'avis devenait dès lors fort insignifiant. Le roi, qui en avait reçu tant d'autres, n'y fit aucune attention.
Il était si incertain, si flottant, si troublé, qu'il ne distinguait guère ses amis de ses ennemis. Il montra de la confiance à Henriette d'Entragues, lui renvoyant à elle-même un homme qui l'accusait; et il montra de la défiance à Sully, ne voulant pas qu'il fit d'avance un traité avec une compagnie qui eût assuré les vivres.
Ce renversement d'esprit semblait d'un homme perdu qui va à la mort. Tout en se moquant de l'astrologie, il craignait ce moment prédit, le passage du 13 au 14. Il devait partir dans trois jours, justement comme Coligny, quand il fut tué.
La nuit du 13, ne pouvant trouver de repos, cet homme si indifférent se souvint de la prière, et il essaya de prier.
Le matin du vendredi 14, son fils Vendôme lui dit que, d'après un certain Labrosse, ce jour lui serait fatal, qu'il prît garde à lui. Le roi affecta d'en rire. Vendôme en parla à la reine, qui, plus ébranlée qu'on n'eût cru, par une contradiction naturelle, supplia le roi de ne pas sortir. Il dîna, se promena, se jeta sur son lit, demanda l'heure. Un garde dit: «Quatre heures,» et familièrement, comme tous étaient avec le roi, lui dit qu'il devrait prendre l'air, que cela le réjouirait.—«Tu as raison ... Qu'on apprête mon carrosse.»
Quand la voiture sortit du Louvre, il ne dit pas d'abord où il allait, et il ne voulut pas de gardes, pour ne pas attirer l'attention. Il allait à l'Arsenal, voir Sully malade. Mais selon une tradition, il eût eu l'idée de passer d'abord chez une beauté célèbre, la fille du financier Paulet, une rousse qu'on appelait la Lionne, pleine d'esprit et de voix charmante. Un jour qu'elle chantait, trois rossignols, disait-on, en moururent de jalousie. Le roi avait pensé à elle pour en faire la maîtresse de son fils Vendôme, une maîtresse qui l'eût relevé, qui en aurait fait un homme, un Français, qui l'eût retiré de ses vilains goûts italiens.
Il faisait beau temps, le carrosse était tout ouvert. Le roi était au fond, entre M. de Montbazon et le duc d'Épernon. Celui-ci occupait le roi à lire une lettre. À la rue de la Ferronnerie, il y eut un embarras, une voiture de foin et une de vin. Ravaillac, qui suivait depuis le Louvre, rejoignit, monta sur une borne, et frappa le roi...
«Je suis blessé!» En jetant ce cri, le roi leva le bras, ce qui permit le second coup, qui perça le cœur. Il mourut au moment même. D'Épernon jeta dessus un manteau, et disant que le roi n'était que blessé, il ramena le corps au Louvre.
Une tradition veut qu'au moment où le coup fut fait Concini ait entr'ouvert la chambre de la reine, et lui ait jeté ce mot par la porte:
«È ammazzato.»
Nous n'aurions pas rappelé cette tradition, si la reine elle-même n'eût redit ce mot avec un accent de remords, de reproche, lorsque Concini fut à son tour assassiné.
CHAPITRE XIII
LOUIS XIII—RÉGENCE—RAVAILLAC ET LA D'ESCOMAN
1610-1614
La terrible instabilité du gouvernement monarchique éclate à la mort d'Henri IV. Ce qui succède, c'est l'envers de ce qu'il a voulu: la France retournée comme un gant.
Au dehors, tout ce grand système d'alliances, cette toile longuement ourdie, emporté d'un seul coup. Le double mariage espagnol (vraie cause de la mort d'Henri IV) va se faire. La guerre de Trente ans redevient possible, et la France espagnolisée gravite en moins d'un siècle aux grandes guerres du grand roi, à la Révocation de l'édit de Nantes, à l'expulsion de six cent mille hommes, à la sublime banqueroute de deux milliards cinq cent millions.
Le trésor que Sully avait amassé, défendu, est gaspillé en un moment. Le domaine qu'il dégageait est rengagé, les propriétés de l'État vendues. Tous les établissements de ce règne abandonnés, les bâtiments interrompus, les canaux délaissés. Les manufactures de soieries, de glaces, la Savonnerie, les Gobelins, fermés et les ouvriers renvoyés. Le Louvre, qui allait s'encanailler en logeant les grands inventeurs, le Louvre reste aux courtisans. Adieu le musée des métiers et le Jardin des Plantes; ces folies du roi, et mille autres, dorment aux cartons de Sully.
Des Tuileries, de l'Arsenal, on arrache ses arbres chéris, les mûriers d'Henri IV. On eût volontiers jeté bas ses monuments. Mais on eut peur du peuple. Par un revirement inattendu, le peuple s'aperçut qu'il aimait Henri IV. La légende commence le jour de la mort; elle va grandissant par la comparaison de ce qui est et de ce qui fut.
Ce qui domina dans Paris, au moment, ce fut une terreur extraordinaire. On se crut perdu. Les femmes s'arrachaient les cheveux, moins de deuil encore que de peur. Il en fut de même partout. L'horreur de la Ligue revint à l'esprit, et on en frissonna. De là, un calme surprenant, je dirai effrayant. Car cette grande sagesse tenait à une chose, c'est que la France, n'ayant plus ni idée, ni passion, ni intérêt moral, ne se sentait plus vivre. Elle était toute dans le roi, dans un homme qu'on avait tué. Et il en restait, quoi? Un marmot de huit ans, qui, le 15, remit le royaume à sa mère, et qui, le 29, eut le fouet. (Lestoile, p. 599.)
La royauté, nulle en 89, à la mort d'Henri III, devant la vie forte et furieuse qu'avait alors la France, est tout ce qui reste à la mort d'Henri IV. On se demande ce qu'est cet enfant, au physique, au moral. Heureusement, son médecin nous éclaire parfaitement: ne le quittant ni nuit, ni jour, il a écrit (en six énormes volumes in-folio) le journal de ses fonctions, tout le menu de ses dîners, et chaque soir les résultats de sa digestion. Si le moral procède du physique, on peut étudier là-dessus[2].
La sagesse accomplie du peuple, son calme et son indifférence, l'aplatissement des factions, des anciennes fureurs, étonna bien l'Espagne. On avait cru tout au moins qu'il y aurait un petit massacre des huguenots, et ils furent avertis de fuir. Il se trouva un Jésuite qui osa dire en chaire cette parole meurtrière: «Nous n'en aurions pas pour un déjeûner.» Mais rien ne bougea. Au contraire, à Paris et partout, les catholiques disaient qu'ils protégeraient les huguenots.
Le roi fut tué à quatre heures. Jusqu'à neuf, on fit dire partout qu'il n'était que blessé. Mais, à six heures et demie, on avait proclamé l'étrangère (qui parlait encore italien), l'Autrichienne, petite-nièce de Charles-Quint et cousine de Philippe II. Et l'ennemi gouvernait au Louvre.
Les princes étaient absents. Et on eût peu gagné à leur présence. Soissons était un sot; et son neveu Condé, que Soissons et tous les Bourbons disaient adultérin et fils d'un page gascon, avait l'esprit brouillon de la Garonne, la faim d'argent d'un cadet de Gascogne, tenu très-longtemps au pain sec. Il eût sucé la France à mort.
D'Épernon, qui avait rapporté le roi au Louvre, prit sa place en quelque sorte, s'y logea militairement et donna tous les ordres, comme colonel général de l'infanterie. Les gouverneurs de province étaient à Paris, et tous très-aimables; la mort du roi les faisait rois. D'Épernon prit avec lui l'ombre de la Ligue, M. de Guise, fils du Balafré, et l'homme le plus riche de France, du reste homme de peu, petit galant camus. Guise saluait de toutes ses forces, mais personne n'y prenait garde, et les femmes haussaient les épaules. D'Épernon piaffant à cheval, rajeuni de dix ans, occupe par les gardes le Pont-Neuf et tous les abords du Palais de Justice. Il entre au Parlement avec Guise. Mais celui-ci se tint modestement debout. D'Épernon s'assied, prend séance, et, furieux sans cause, se met à menacer les magistrats. Quoique Condé y eût quelques amis, ces hommes de justice, très-agréablement flattés qu'on leur demandât la régence, et d'ailleurs serfs des précédents, n'avaient garde de s'élever contre la reine. L'heureuse régence de Catherine de Médicis frayait la voie à Marie de Médicis. Une étrangère? d'accord, mais c'est l'essence même du droit monarchique. Le roi étant l'État, le salut corporel du roi est toute l'affaire. Or, la mère et nourrice est la meilleure gardienne de cet enfant qui contient tout.
À ces gens tout gagnés, le furieux, frappant sur son épée (son secrétaire l'assure lui-même), dit: «Elle est au fourreau ... Mais, si la reine n'est déclarée régente à l'instant, il y aura carnage ce soir ...» Cette éloquence éblouit le Parlement, qui déclara sur l'heure, envoya à la reine. La chose alla si vite que les gardes non avertis arrêtèrent honteusement ces envoyés au passage, constatant la captivité du corps qui donnait la régence.
L'enfant royal ayant fort bien dîné le jour de la mort de son père, le lendemain matin, s'étant levé gaiement, bien déjeûné et bu un bon coup de vin blanc; alors (dit son médecin), intrepidus, il monta sur une jolie petite haquenée blanche, alla au Parlement, et donna à sa mère l'autorité que le Parlement lui avait déjà donné la veille. Il ordonna, de sa petite voix, que sa mère serait régente pour avoir soin de son éducation; en d'autres termes, il commanda qu'elle lui commandât, l'éduquât, le châtiât. Le 29, il disait: «Du moins, ne frappez pas trop fort.»
Une chose, très-indécente, dans la séance royale, et qui fit voir où on était tombé, c'est qu'après les premières harangues Concini, qui était là avec son plumet et son importance, oubliant les horions dont il avait la marque, se met à dire d'une voix claire: «La reine doit maintenant descendre.» À quoi le premier président, octogénaire, Harlay, de sa voix creuse et du fond de son deuil, lui dit: «Ce n'est pas à vous de parler ici.»
Chacun fut accablé en voyant à qui une femme étrangère et la moquerie de la fortune venaient de jeter la France.
Le peuple, dans les rues, criait en pleurant: «Vive le roi!» Ce qui eût fait pleurer bien plus, ce fut de voir au Louvre Sully, qui, le 14, s'était tenu clos à l'Arsenal, mais qui, le 15, fut traîné à la cour par le duc de Guise, pour faire la révérence aux assassins du roi. Chose lamentable! pour sauver sa fortune, il lui fallut embrasser d'Épernon.
Celui-ci fut miraculeux de sang-froid, d'impudence. Il avait empêché qu'on ne tuât Ravaillac. Ce qui lui fit beaucoup d'honneur, et fort peu de danger; car ce terrible fou n'avait pas eu d'incitation directe; avec un homme si bien né pour la chose et si naïvement meurtrier, il suffisait de l'entourer de personnes bien pensantes, intelligentes, et de sermons indirectement provocants.
On l'avait traîné au Louvre et mis d'abord à l'hôtel de Retz, qui était contigu. Là, qui voulait venait le voir et lui parler. Cotton vint entre autres, et lui dit: «Mon ami, prenez bien garde de faire inquiéter les gens de bien.» Ravaillac en rit, s'en moqua. Il était d'un calme extraordinaire, comme un homme qui a peu à craindre et se sent bien appuyé.
Il semblerait pourtant que d'Épernon s'inquiétât et eût peur qu'il ne jasât trop, et qu'il le mît chez lui, à l'hôtel d'Épernon. C'est de là qu'on le tira, le 17, pour le mener à la Conciergerie. (Lestoile, éd. Michaud, II, 593.)
Dès le 17, on put voir que personne n'avait envie de s'exposer pour Henri IV, et qu'il n'y aurait pas de justice. Le comte de Soissons, qui avait dit, juré qu'il le vengerait, arriva à Paris, accompagné de beaucoup de gentilshommes. Mais quand il vit d'Épernon si fort au Louvre, quand il eut parlé à la reine, qui lui ferma la bouche en lui donnant la Normandie, il avoua en sortant que c'était une grande princesse, et d'Épernon fut son meilleur ami.
Le Parlement fut plus embarrassé. Le peuple était furieux, insensé de fureur, à mesure qu'il se rassurait. On le voyait devant la Conciergerie, où était Ravaillac, qui jetait des pierres au prisonnier à travers un mur épais de dix pieds. On examina d'abord à quelle torture il serait mis, et l'on écarta la plus dure. On ne chercha nul éclaircissement ni à Angoulême, où l'on pouvait prendre les prêtres qui l'avaient armé de la vrai croix, ni à Paris, où on avait sous la main le soldat qui, d'avance, avait tout dit, jusqu'à la couleur de l'habit de Ravaillac. Le vieux Harlay eut l'idée de faire venir les parents de l'assassin, et il ne le fit pas, soit que le Parlement y fût contraire ou que lui-même ait pensé qu'un trop grand éclat amènerait la guerre civile.
Les Jésuites, appelés par le bonhomme Harlay, se tirèrent d'affaire lestement, disant qu'ils ne se souvenaient de rien, et que de pauvres religieux comme eux ne se mêlaient pas des grandes affaires. Leur unique affaire, c'était leur maison; le jour même de la mort du roi, ils y mirent cinquante ouvriers pour l'agrandir et l'embellir, comme on la voit aujourd'hui (collége Charlemagne), avec un galant petit dôme; et, pour l'église, la façade à la mode, à trois étages de colonnades, avec consoles et pots de fleurs.
Ils ne tinrent pas quitte Henri IV. On lui tira son cœur, dont les Jésuites s'emparèrent. Dans je ne sais combien de carrosses, ils s'en allèrent le portant à la Flèche, peu rassurés pourtant et craignant que le peuple ne leur fît un mauvais parti. Pour cette cérémonie, ils prirent l'heure insolite de cinq heures du matin, et tous leurs bons amis de la noblesse montèrent à cheval pour les rassurer.
Cependant Ravaillac ne dénonçait personne. Il voulait mourir seul, et avait dit d'abord qu'il ne regrettait rien, ayant réussi. Plus tard, il parut ébranlé et avoua que c'était un mauvais acte; mais que cependant il l'avait fait pour Dieu, et qu'il espérait dans sa grande miséricorde. Il montra une extrême douceur, quand le Jésuite auquel il s'était adressé lui dit avec injures qu'il ne l'avait jamais vu. Au nom de sa mère, il pleura. Il dit qu'il avait fait la dépense de trois voyages pour avertir le roi, et que, s'il avait pu lui parler, il eût échappé à la tentation.
On lui dit qu'on lui refuserait la communion, et il répondit: «J'ai agi d'un mouvement humain et contre Dieu. Je n'ai pu résister (l'homme ne peut s'empêcher du mal), mais Dieu me pardonnera, et il me fera participer aux communions que les religieux, religieuses, et tous bons catholiques font par toute la terre.»
Ce qui lui fut terrible, ce fut qu'on lui montra que ce petit reliquaire dont les prêtres l'avaient armé à Angoulême, en lui disant qu'il contenait un fragment de la vraie croix, ne contenait rien du tout, et qu'ils s'étaient moqués de lui. Il dit vivement: «L'imposture retombera sur les imposteurs.» (De Thou.)
Il nia toujours que personne lui eût conseillé le meurtre. Mais pour les excitations indirectes, que devait-on croire? Il n'indiqua que les sermons. Du reste, l'extrait du procès-verbal qu'on a publié porte: «Ce qui se passa à la question est sous le secret de la cour.»
La chose ainsi limitée, circonscrite, resserrée sur une même tête, le Parlement combina un supplice pour satisfaire le peuple et soûler sa vengeance. Pour le crime de lèse-majesté au premier chef on avait un supplice horrible, l'écartèlement, précédé et assaisonné du tenaillement. On s'en fût tenu là. Mais M. de Guesle, procureur du roi, un magistrat bavard et insupportable érudit, tint à orner ce jugement des petits agréments qu'il avait lus dans les vieux livres, ajoutant aux tenailles le plomb fondu, l'huile et la poix bouillantes, et un ingénieux mélange de cire et de soufre. Le tout voté d'enthousiasme.
Si on eût laissé faire la foule, l'homme aurait été mis en pièces à la porte de la prison. Ce fut une scène horrible, plus cuisante pour Ravaillac que le fer et le feu. Il s'éleva une si épouvantable tempête de malédictions, que le pauvre misérable, qui avait cru le peuple pour lui, tombant dans cette mer de rage, s'abandonna entièrement. Il vit à quel point on l'avait trompé. Sur l'échafaud encore, il se tourna lamentablement vers le peuple, demandant en grâce qu'on donnât à l'âme du patient qui allait tant souffrir la consolation d'une prière, un Salve Regina; mais la Grève tout entière hurla: «Judas, à la damnation!»
Les princes et tout ce qu'il y avait de grands personnages avaient des fenêtres et se montraient fort curieux. Ils n'étaient pas rassurés, l'usage exigeant qu'entre les tortures on lui demandât des révélations.
À l'un des entr'actes, ce spectre effroyable, qui n'était plus qu'une plaie, mais gardait une âme, déclara qu'il parlerait. Le greffier, qui était là, fut bien obligé d'écrire.
Quand on se remit de nouveau à écarteler Ravaillac, la chose allant lentement, un gentilhomme, envoyé sans doute pour abréger, offrit un cheval vigoureux qui, d'un élan, emporta une cuisse. Dès lors, le tronc tiraillé, promené de tous côtés, allait battant contre les pieux. Cependant il vivait encore. Le bourreau voulait l'achever, mais il n'y eut pas moyen: les laquais sautèrent la barrière, et, comme ils portaient l'épée, ils plongèrent cent fois ces nobles épées dans ce tronc défiguré. La canaille prit les lambeaux; le bourreau resta, n'ayant plus en main que la chemise. On brûla la viande à tous les carrefours. La reine put voir du Louvre les Suisses qui, sous son balcon, en rôtissaient une pièce.
Le procès, que devint-il? Je l'avais cherché en vain aux registres du Parlement. La place y est vide. Une note des papiers Fontanieu (Bibl.), qu'a copiée M. Capefigue, nous apprend que le rapporteur le mit dans une cassette et le cacha chez lui dans l'épaisseur d'un mur; que la feuille écrite sur l'échafaud fut gardée par la famille Joly de Fleury, qui la laissa voir à quelques savants, et que, quoiqu'elle fût peu lisible, on y distinguait le nom du duc d'Épernon et même celui de la reine.
Les voilà tous bien rassurés. Ravaillac en cendres vole dans l'air, et pas un atome n'en reste. La curée peut commencer:
1o L'Espagne eut le pouvoir. L'ambassadeur d'Espagne avec le nonce, Concini et d'Épernon, forment le conseil secret qui dicte à la reine ce qu'elle dira aux ministres; on garde les vieux ministres d'Henri IV, Villeroy, Jeannin, Sillery;
2o Le trésor de la Bastille est partagé entre la bande: Guise eut deux cent mille écus; Condé, deux cent mille livres de rente, etc., etc.;
3o Le mariage qu'avait le plus craint Henri IV, celui de Guise avec la grande héritière de France, mademoiselle de Montpensier, s'accomplit. Henriette d'Entragues cria, réclama; mais la reine, devenue sa meilleure amie, lui fit entendre raison;
4o Concini en prit de l'émulation. Il voulut donner sa fille au fils du premier prince du sang. Pourquoi pas? Visiblement, il succédait à Henri IV. Outre le marquisat d'Ancre, il s'était fait donner les places du Nord, les villes de la Somme, Péronne, Amiens, et il voulait au Midi avoir Bourg-en-Bresse, la barrière contre la Savoie. Ainsi le royaume n'avait rien perdu; sous l'épée de Concini, au défaut de celle du roi, il pouvait dormir en paix.
Concini ne couchait pas, il est vrai, dans le lit du roi, mais il occupait un hôtel qui, par un pont jeté sur les fossés du palais, l'y faisait entrer à toute heure de nuit; les Parisiens, sans ambages, l'appelaient le pont d'amour. La reine avait eu la faiblesse d'accorder ce grand mariage qui eût proclamé sa honte et la royauté de Concini. Mais elle ne tint pas parole, soit qu'alors le beau Bellegarde eût fait du tort à Concini, soit qu'elle eût quelques remords et fût plus froide pour lui, ne lui pardonnant pas sans doute de l'avoir trop bien instruite du crime qu'on allait faire pour elle.
L'argent s'en allait si vite, que, pour ralentir un peu la débâcle, Villeroy lui-même proposa de rappeler le grand refuseur, Sully. À peine y fut-il que personne ne le supporta, moins la reine que tout autre. Elle voulait tirer de la caisse un million antidaté, comme dépensé par Henri IV. Cette fraude était habituelle. Et le chancelier employa cinq années durant le sceau du feu roi pour fausser les dates. Sully refusa le million et se retira chez lui, ne voulant couvrir les voleurs.
Pour endormir l'opinion, on avait laissé Rohan, gendre de Sully, mener au Rhin quelques troupes. On avait confirmé l'Édit de Nantes, diminué la gabelle et retiré quelques édits. Ainsi le gouvernement, de trois manières à la fois, fondait, s'évanouissait, recevant moins et donnant plus; enfin, gaspillant sa réserve. On licencia les troupes, à la grande joie de l'Espagne.
Tout le monde restait armé excepté l'État. L'insolence des jeunes nobles était incroyable. Ils bâtonnaient les magistrats. La nuit, ils couraient à grand bruit, réveillaient toute la ville. Les plus grands ennemis d'Henri IV le regrettaient. Henriette elle-même, disait de ces coureurs de nuit: «Oh! si notre petit homme pouvait revenir! comme il empoignerait le fouet pour chasser ces petits galants et tous les marchands du Temple!»
La reine, poussée à bout, surmenée par Concini, qui n'avait ni sens ni mesure, fut maintes fois vue se retirant dans une embrasure de fenêtre et le mouchoir à la main. Elle pleurait en pensant à l'autre, si bon, qui la supportait tant!
Le mouvement emportait tout. L'Université et le Parlement avaient accusé les Jésuites; d'Épernon les appuya, allant à tous leurs sermons, et finit par dire: «Qui les attaque m'attaque.» Le Parlement se rejeta sur un livre du cardinal Bellarmin, qui faisait des rois les sujets de Rome. Le président dit que cela revenait à canoniser Ravaillac. Mais le roi fit défense expresse à son Parlement de soutenir les droits de la royauté et la sûreté des rois.
L'homme populaire du moment, c'était ce Condé (vrai ou faux). Popularité bien injuste. En caressant le Parlement et les huguenots, il n'en était pas moins le partisan avoué des Jésuites, le serviteur de l'Espagne dans l'affaire des deux mariages. On crut, fort à la légère, que Condé ou Soissons, son oncle, abandonnerait d'Épernon, et on laissa échapper contre celui-ci la voix du cachot, celle de cette dame d'Escoman qui s'était montrée si hardie à vouloir sauver Henri IV. Notre chroniqueur Lestoile est ici grand historien. On voit bien qu'il va mourir et qu'il a plus que jamais le respect de la vérité.
«Comme un de mes amis disait au président de Harlay que cette femme parlait sans preuves, ce bon homme levant les yeux, et les deux bras au ciel: «Il n'y en a que trop, dit-il, il n'y en a que trop! Et plût à Dieu que nous n'en vissions point tant!»
D'Épernon alla le voir et lui demander des nouvelles du procès: «Je ne suis pas votre rapporteur; je suis votre juge.» Il insista effrontément comme ami: «Je n'ai point d'amis.» D'Épernon ne cachait point qu'il voulait la mort de la d'Escoman.
Ce méchant homme avait pour maîtresse la plus méchante femme de France, une bourgeoise fort laide, d'un bec infernal, la Du Tillet. C'est celle que Tallemant admire et dont il ramasse l'ordure. On jeta cette femme à la d'Escoman, pour la dévorer de paroles. Moyen d'amuser le public, deux filles qui se chantent pouille, se jettent au nez leurs scandales, se gourment, se roulent. La d'Escoman, galante ou non, mais si dévouée, si courageuse, n'en reste pas moins à jamais un martyr de l'humanité.
D'Épernon se serait défait de Harlay de manière ou d'autre. Mais il avait quatre-vingts ans. On lui fit entendre qu'il devrait se retirer, vendre sa charge, ce qui serait un beau denier pour sa famille. Ce qui le décida aussi, c'est qu'il réfléchit que si on poussait la chose, si on déshonorait la reine, toute autorité périssait. Le 3 mars 1612, Harlay étant encore là, un étrange arrêt fut porté, qui ne déchargeait personne, mais qui, vu la qualité des accusés, ajournait tout, élargissait quelques subalternes, et ne retenait en prison que la d'Escoman, dont l'accusation subsistait, et qui, à ce titre, eût dû être d'abord élargie.
Harlay avait cru avoir pour successeur son ami de Thou, l'illustre historien. Mais la reine s'écria: «Non faro maj.» Harlay fut obligé de vendre à une âme damnée des Jésuites.
Paris jugea ce jugement. Lestoile dit tristement de la dame d'Escoman: «À se bander contre les grands pour le bien public, on ne gagne que coups de bâton.»
Ce gouvernement ne descendait pas, il se précipitait, tombait comme une pierre au fond d'un puits. Il était grand temps qu'il eût l'appui de l'Espagne. Le 30 avril 1612, Villeroy signa le double mariage et le traité de secours; l'Espagnol y promettait d'entrer au besoin avec une armée pour appuyer la reine. Le trône, isolé de tous, n'avait d'ami que l'ennemi.
Concini avait irrité à la fois les princes, les grands, les ministres mêmes. Un homme fort intrigant, ancien agent de Biron, le vieux de Luz, lui conseillait d'ôter la Bourgogne à Bellegarde. Les Guises, amis de Bellegarde et de d'Épernon, assassinèrent ce de Luz aux portes du Louvre. La reine se sentit insultée, eut l'idée de faire tuer les Guises et d'Épernon. Pour oser une telle chose, il fallait l'appui de Condé, et, pour l'obtenir, Concini voulait qu'on lui donnât le château de Bordeaux. Cela tourna la girouette. Elle s'emporta contre Condé, se donna toute aux Guises, leur fit don de cent mille écus, et le chevalier de Guise, qui avait tué de Luz, et tué encore son fils, eût de cette femme insensée la lieutenance de Provence. Bellegarde, première origine du débat, se fit donner les places des deux assassinés.
Concini, jaloux de Bellegarde, complotait (contre la reine!) avec Condé et Bouillon. Elle le calma en lui donnant le bâton de maréchal qu'il avait si bien gagné.
La reine s'avilissant ainsi, les princes, Condé et Vendôme, espéraient en profiter. Ils prennent les armes. La reine jette tout à leurs pieds, promet tout. Ils se croient maîtres, mais personne ne les soutient. La reine n'a qu'à montrer son petit roi à cheval. Le peuple se rallie à l'innocence de l'enfant. Elle se sent usée cependant, et se retire derrière son fils en le déclarant majeur.
Elle frémissait sous cet abri. Celui qu'elle craignait le plus, ce n'était aucun des vivants. Pour qui aurait été le peuple? pour le signore Concini ou pour le prétendu Condé?
Le vrai vivant, c'était le mort. Henri IV risquait de ressusciter. Par la voix de la d'Escoman, il réclamait, accusait du fond de la Conciergerie.
Et, à côté de cette femme, un témoin terrible arrivait, un homme assassiné, Lagarde, assassiné par d'Épernon pour avoir averti le roi et d'avance nommé Ravaillac. Lagarde venait montrer ses plaies devant la France, mandée aux États généraux.
CHAPITRE XIV
ÉTATS GÉNÉRAUX
1614
Le contraste était beau en 1614 entre la cour et la France. Si la seconde était desséchée jusqu'aux os, l'autre au contraire, splendide, éclipsait les jours d'Henri IV, humiliait l'Espagne, notre amie, à qui nous demandions l'infante.
Le grand cœur de la reine éclatait aux tournois de la place Royale, où tous, pour dépasser les folies espagnoles, se ruinaient en chevaux, en costumes. Cette mascarade coûta plus qu'une campagne. Bassompierre, héros de la fête, n'y suffit qu'avec un cadeau de la reine, un office de haute magistrature qu'elle lui donna à vendre.
Mareuil reproche à Henri IV d'avoir été économe en amour. À tort, certainement. Mais c'est qu'apparemment il le compare à sa femme, qui fut si généreuse. Elle n'était pas à elle-même; son amour était une guerre où Concini ne la ménageait pas, et, à chaque traité, elle payait les frais de la guerre, en femme de quarante ans.
Lui-même, de fat à fat, raconte à Bassompierre tout ce qu'il a tiré de la grosse dame. Les vastes terres d'Ancre et de Lésigny, deux hôtels dans Paris, le bâton de maréchal de France, la charge d'intendant de la maison de la reine, les gouvernements d'Amiens, Péronne, etc. Un argent fabuleux, cinq cent mille écus à Florence et à Rome, six cent mille placés chez un financier, et un million ailleurs. Il était en mesure d'acheter pour sa vie la souveraineté de Ferrare. J'oubliais le meilleur, la boutique que tenait la Léonora, son trafic de places, d'offices, d'ordonnances même!
La reine lâchant tout, qui se fut fait scrupule de demander, d'exiger et de prendre? Mais, quoi qu'on tirât d'elle, on ne lui en savait nul gré. Chacun volait fièrement, et restait mécontent. Qu'avaient eu les Condé? Rien que cinq millions. Aussi leur mécontentement était au comble. Et les Guises? Rien que six millions, sans parler des gouvernements, des places, du mariage énorme de Montpensier. Les princes, Nevers, Vendôme et Longueville, les seigneurs, Épernon, Bouillon, n'ayant guère eu chacun qu'un petit million, voulaient extorquer d'avantage, grondaient et menaçaient. Toute la noblesse se faisait pensionner, et n'en criait pas moins. Cependant le fameux trésor de la Bastille avait tari. La France tarissait. L'argent d'alors valait, comme métal, trois fois plus qu'aujourd'hui, dix fois plus comme moyen d'acheter les denrées. Il fallait le tirer d'un peuple trois fois moins nombreux, autant qu'on peut conjecturer, et peut-être vingt fois plus pauvre.
Ce peuple, si on l'eût protégé, serait encore, à force de travail, parvenu à payer. Mais lorsque tous les gens d'épée pillaient noblement le pays, il était difficile de lever pour eux en argent ce qu'ils avaient déjà pris ou détruit en denrées. Ces pensions qu'ils exigeaient, d'où les eût-on tirées? De la terre dévastée par eux, des récoltes foulées, mangées par leurs chevaux?
Malheur aux gens du roi qui se fussent permis de rappeler son autorité! Un trésorier de France fut assez fou pour vouloir empêcher les taxes de guerre que le duc de Nevers levait en Champagne contre le roi. Il fut enlevé, mené chez le duc, condamné à mort par ses juges.
Le duc ne daigna le faire pendre, il l'habilla en fou, avec le bonnet à grelots et la marotte en main, vous le mit sur un âne, et le promena partout, pour qu'on vît bien le cas qu'il faisait du roi de France.
Ces princes, qui avaient exigé les États, dès qu'ils furent accordés n'en voulaient plus. Quand le bailli du roi en Nivernais hasarda de faire crier la convocation, la duchesse fit arrêter ses crieurs. Les nobles trouvèrent au-dessous d'eux d'aller aux élections, et n'y figurèrent que par leurs valets. En réalité, ces États ne leur semblaient qu'un trouble-fête, qui pouvait éplucher de trop près la liste des pensions.
Le Tiers n'élut, n'envoya que des juges, avec des avocats et des officiers de finances. Gens fort capables d'examiner de près. Quand ils se trouvèrent réunis, tous en robe noire et en bonnet carré, ils avaient l'air d'un tribunal pour juger les nobles et la cour.
La passion ne leur manquait pas pour tenter de sévères réformes. L'hérédité des charges les constituait depuis dix ans une sorte de noblesse haïe et insultée de l'autre. Noblesse, il est vrai, achetée et sortie de l'argent, mais qui, dans ces familles, était relevée par des habitudes graves, et encore plus par leur nouvelle indépendance. Ils n'avaient plus à solliciter les grands à chaque vacance. Ils ne sentaient plus trembler la balance dans leurs mains. La justice, devenue un fief patrimonial, marchait forte devant le fief, et la robe égalait l'épée.
Ce qui malheureusement leur faisait tort, c'était bien moins l'achat des charges, bien moins le droit annuel qu'ils acquittaient pour les perpétuer dans leurs familles, que les émoluments variables qu'ils tiraient de la justice. Payés par les plaideurs, et sur chaque procès prélevant des épices, ce misérable casuel les abaissait, les empêchait de prendre une grande attitude, ni de fortes racines dans la nation. Que dis-je? quoique très-vaniteux, à les prendre en eux-mêmes et dans le secret de leur cœur, ils n'étaient pas bien fermes. Ces profits variables, trop généralement arbitraires, contestés des plaideurs, leur abaissaient le cœur. Leurs charges étant toute leur fortune, ils s'en croyaient comptables à leur famille. Ils craignaient fort qu'on y touchât. Ils étaient, avant tout, pères et propriétaires. Le nom le plus illustre, le vieux Harlay, par faiblesse pour les siens, venait de donner un triste exemple; il avait vendu (ce qui jusque-là ne se faisait pas encore) une charge de premier président.
Nos évêques, valets ou parents des maîtresses, de Gabrielle, d'Henriette, fils de Zamet et de La Varenne, etc., n'en méprisaient pas moins les magistrats, les appelant «une espèce mécanique et épicière.» Plusieurs, comme Sourdis, nommé par Gabrielle archevêque de Bordeaux et cardinal, cumulaient l'insolence de la pourpre et de la noblesse, piaffaient en matamores, marchaient sur les pieds à tout le monde. Ce Sourdis alla un jour, avec ses estafiers, briser la porte des prisons de Bordeaux, en tirer des hommes qui étaient là sous arrêt du Parlement, sous la main de la Loi.
Callot a immortalisé les nobles gueux de cour, ces capitans râpés, traînant leur inutile épée autour du Louvre, mendiant une aumône ou flairant un repas aux cuisines de monseigneur d'Ancre. Celui-ci leur crachait dessus, et les appelait faquins à mille francs pièce. C'était le taux d'un gentilhomme.
Gibiers de recors et d'huissiers, ils n'en étaient pas moins hardis contre les juges, vaillants à bon marché contre les hommes de plume, parfois de main légère et prompte aux voies de fait. Si l'on voulait poursuivre, point de témoins. Peu de gens se souciaient de se mettre sur les bras tous ces ferrailleurs qui se soutenaient entre eux.
À ces insultes accidentelles, joignez-en une permanente. Les nobles de robe étaient soumis à la gabelle du sel. Les nobles d'épée s'en moquaient. Les gabeleux, qui fouillaient les maisons pour constater le sel acheté illicitement, n'eussent pas osé entrer chez eux. Ils fouillaient chez les juges. En septembre 1613, la Cour des aides avait eu la hardiesse d'ordonner qu'on irait partout, et que tous payeraient, en proportion du nombre des personnes. Essai audacieux qui n'allait pas moins qu'à l'égalité en matière d'impôts. La chose fut écrite, non faite, resta sur le papier.
Voilà donc deux noblesses qui arrivent, deux armées, front à front. Toutes deux se caractérisent, la noblesse par sa pétulance (au point que le vieux maréchal La Châtre ne put la supporter et se retira). Le Tiers marqua par son humilité; quoiqu'il eût le cœur bien gros, il alla faire compliment aux nobles et au clergé. À l'ouverture, il parla à genoux.
Ce n'était point du tout le Tiers État du XVIe siècle, comme il avait paru si fièrement à Poissy, mêlé d'esprits divers et de classes diverses, vrai représentant de la France. En 1614, ce n'était qu'une classe, tous juges et gens de loi. Et cependant plus de jurisconsultes. Des praticiens, point d'administrateurs, si du moins l'on en juge par l'informe chaos qu'offrent les cahiers des États. Il est visible qu'à juger des procès, ces gens-là ne sont pas devenus de grands politiques. Cependant il y avait quelques hommes de talent, le lieutenant civil de Mesmes, éloquent, vif, hardi; le prévôt des marchands, Miron, frère du Miron célèbre qui changea tant Paris sous Henri IV. Dans les magistrats de provinces, quelques-uns brillèrent. Nommons par gratitude l'estimable chroniqueur des États, Florimond Rapine, avocat du roi au présidial de Saint-Pierre. Nommons surtout et désignons à la reconnaissance du pays le héros de l'assemblée, Savaron, président au présidial de Clermont. Jeune, il avait porté les armes; magistrat plus tard, érudit, il se bornait à la petite gloire d'éditer son compatriote, le vieux Sidoine Appolinaire. La grandeur de la situation, l'amour de la justice et le sentiment des misères du peuple tirèrent de sa poitrine des paroles inouïes, qui alors purent tomber par terre, mais pour revenir foudroyantes par Sieyès et par Mirabeau.
Les voleurs avaient peur. Tout en faisant les fiers, au nom du roi qu'ils avaient dans les mains, ils avaient vu l'agitation, la fureur de Paris au procès de Ravaillac, et savaient par où on pouvait les prendre. Celui qui eût eu le courage de relever la chemise sanglante de Henri IV l'eût trouvée chaude encore, à brûler le Louvre.
On ne pouvait faire une réforme, mais bien une révolution. C'était au Tiers État à y regarder et savoir ce qu'il voulait. Il était tout de magistrats, lié avec le Parlement. La révolution se fût faite par la voie judiciaire.
Le grand secret n'était pas un secret. Le vieux Harlay, qui avait tout étouffé quand la régence donnait encore espoir, était retiré, mais non mort. Le rapporteur de Ravaillac existait, et ses dépositions, reçues sous le secret de la cour, n'avaient pas encore été détruites. Elles existaient dans la cassette, murée à l'angle des rues Saint-Honoré et des Bons-Enfants, avec la feuille dictée par Ravaillac sur l'échafaud, entre les tenailles et le plomb fondu, et l'on pouvait y lire les noms d'Épernon et de la reine.
Le témoin Dujardin Lagarde, assassiné par Épernon, Lagarde vivait pourtant; il était à Paris, et demandait réparation. Pour réparation, il eut la Bastille.
La dame d'Escoman, ajournée, non vraiment jugée, était à la Conciergerie, toujours dans la main du Parlement, qui, par elle, avait une hypothèque terrible sur le Louvre. Si, par Lagarde, on mettait Épernon à jour, derrière lui, par la d'Escoman, on allait à la reine. Le duc en trois jours eût été en Grève, et elle fût partie pour Florence.
Le jugement d'Épernon, qui eût frappé les grands d'une impuissance constatée, aurait sauvé cent millions d'hommes qui sont morts de misère par la perpétuité du régime quasi féodal, que la monarchie n'a nullement fini, mais continué par la noblesse jusqu'en 89.
Pour cela, il fallait tenir Paris et savoir s'en servir. Il fallait que le Tiers État, au lieu de venir avec toutes les petites jalousies de la province, se jetât de cœur dans la grande ville, où est la chaude vie de la France, qui n'est que la France même, incessamment filtrée par un brûlant organe. Paris n'avait jamais été tant ligueur qu'on croyait. Et d'ailleurs il ne l'était plus. Au contraire, il saluait de ses vœux la guerre d'Henri IV, qu'il croyait une «guerre contre le pape.» Paris protégea Charenton.
La cour, étourdiment, avait assigné au Tiers de siéger à l'Hôtel de Ville. Il y aurait trôné et serait devenu un centre. Par sotte jalousie de Paris, il aima mieux être rayon, un rayon pâle dans la gloire de la noblesse et du clergé. Il alla se loger sous les pieds de ses ennemis. Tandis que les deux ordres privilégiés siégeaient pompeusement dans les salles hautes et décorées du couvent des Grands-Augustins, le pauvre Tiers vint se cacher au réfectoire humide des moines, dans un rez-de-chaussée sale et noir, où personne n'allait le chercher. Paris n'eût su où le trouver.
Ils se laissèrent donner pour président un homme mixte, ni chair, ni poisson, le prévôt Miron, que la cour appuyait comme propre à donner des paroles, en éludant les actes. On put le juger dès l'entrée. Quand ce malheureux trésorier, pilorié, promené sur un âne par le duc de Nevers, apporta sa requête, l'affaire ne fut pas mise en délibération, sous ce prétexte étrange que l'heure était sonnée (d'aller dîner). L'homme, il est vrai, s'était présenté seul, les autres trésoriers n'ayant osé le soutenir, «l'ayant désavoué de l'injure qu'il avait faite au duc,» en faisant son devoir, et suivant les ordres du roi!
Je ne vois pas non plus dans le gros livre de Rapine que le président ait saisi l'assemblée de la réclamation de Lagarde. Pas un mot d'une affaire si grave que Lagarde lui-même dit avoir présentée aux États.
Ce livre de Rapine est bien étrange, quelquefois hardi dans la forme, mais très-timide au fond. Les choses capitales sont cachées dans des parenthèses. On apprend en passant, et par occasion, en une ligne, «que tous les cahiers des députés demandoient la suppression des pensions.» C'était la guerre à la noblesse que le Tiers apportait. Rien n'indique qu'il ait suivi ce mandat des provinces. Il procéda obliquement, demandant: 1o surséance, pendant la durée des États, aux levées d'argent extraordinaires; 2o suppression des trésoriers qui payaient les pensions. La reine se récria sur ce dernier article, disant que les offices des trésoriers étaient à elle, un don qu'elle avait reçu du feu roi. Le Tiers État, non moins galant, maintint ces trésoriers des pensions. Cela devait faire croire qu'il respecterait les pensions elles-mêmes.
Cependant ce seul mot de pensions avait fait frémir la noblesse. Ce même jour, 13 novembre, un homme à elle, un député du sauvage Forest, sans consulter ses collègues de même province, vint, comme de sa tête, avec les semblants de sa liberté montagnarde, proposer d'abolir le droit annuel qui assurait aux magistrats l'hérédité des charges.
Guerre pour guerre. Si le Tiers touchait aux pensions des nobles, les nobles leur jetaient cette pierre, les menaçaient dans leurs fortunes.
Mais tout cela était trop lent. Le duc d'Épernon, qui sans doute craignait que, dans cette dispute entre les ordres, l'aigreur ne donnât du courage, et qu'on ne mît sur le tapis l'affaire de Lagarde et de Ravaillac pour l'envoyer au Parlement, d'Épernon résolut de frapper un coup de terreur sur celui-ci, qui effrayât le Tiers, bridât les langues sur ce sujet sacré. Probablement il était averti de ce qu'on voulait faire par l'espion et le traître qu'on avait mis pour successeur de Harlay, le président Verdun, l'âme damnée de la reine, de d'Épernon et des Jésuites.
Le coup fut monté ainsi. Un soldat du duc défia un homme et le tua, fut emprisonné par le bailli de Saint-Germain. D'Épernon, comme colonel général de l'infanterie, réclame le prisonnier, prend des gardes au Louvre et force la prison (14 décembre).
Le 15, la noblesse, exaltée, enhardie par l'outrage fait aux lois et aux magistrats, déclare au Tiers qu'elle demandera au roi qu'il ne lève point le droit annuel, c'est-à-dire ne garantisse plus l'hérédité des charges achetées. Ces charges, non garanties, tombaient dès lors au dixième de leur valeur. Les magistrats, qui y avaient mis tout leur patrimoine, étaient ruinés.
Cette menace, apportée au Tiers, eut un effet inattendu. On vit alors une chose qu'on ne voit guère qu'en France, où les hommes, mis en demeure, s'élèvent parfois tout à coup au-dessus d'eux-mêmes. Un noble éclair passa sur l'assemblée. Ces magistrats accueillirent avec enthousiasme la proposition qui les ruinait. Plusieurs s'écrièrent qu'il fallait abolir cette honteuse vénalité des charges, fermer la porte aux richesses ignorantes, et ne l'ouvrir qu'à la vertu.
La proposition fut formulée par le lieutenant général du bailliage de Saintes, président du gouvernement de Guyenne. Cette province si misérable, rasée, exterminée par l'atrocité des impôts, et qui n'avait plus que des larmes, avait ému son cœur, et elle lui inspira de grandes paroles, dignes de la Nuit du 4 août.
Ce magistrat demande trois choses: 1o qu'on ne paye plus le droit qui garantissait l'hérédité des charges; 2o que la taille soit réduite à celle d'Henri III; 3o que le roi, s'il se trouve trop appauvri par les demandes, sursoie au payement des pensions.
L'enthousiasme alla montant. Et la majorité adopta le sacrifice complet, proposé par M. de Mesmes, l'abolition expresse de la vénalité des charges.
Deux députés, au moment même, s'échappèrent et coururent aux chambres du clergé et de la noblesse, qui, surpris de cette vigueur, essayèrent de gagner du temps, admirant, exaltant un si beau sacrifice, mais demandant qu'on l'ajournât avec l'affaire des pensions, qu'on n'occupât le roi que de l'affaire du sel et de la suspension du droit annuel. On ne fut pas pris à ce piége, et on leur envoya l'homme le plus ferme de l'assemblée, Savaron, président de Clermont, qui leur dit: «Laissons-là le droit annuel; allons à la racine du mal. La noblesse dit que la vénalité lui ferme l'entrée aux charges ... Que la vénalité périsse!
«Les pensions en sont à ce point que le peuple, désespéré, pourra bien faire comme ses aïeux les Francs, qui brisèrent le joug des Romains ... Dieu veuille que je sois faux prophète! Mais enfin c'est ce brisement qui a fondé la monarchie ...»
Ceci à l'adresse des nobles. Et l'hypocrisie du clergé, sa secrète entente avec la noblesse, il la nota d'un mot; «Tous vos discours sucrés ne réussiront pas à nous faire avaler la chose ... Vous craignez pour le roi s'il perd un million et demi que lui rapporte le droit des magistrats. Et vous ne craignez pas de lui laisser la charge des pensions, qui est de cinq millions!»
Et au roi: «Sire, soyez le roi très-chrétien ... Ce ne sont pas des insectes, des vermisseaux, qui réclament votre justice et votre miséricorde. C'est votre pauvre peuple, ce sont des créatures raisonnables; ce sont les enfants dont vous êtes le père et le tuteur ... Prêtez-leur votre main pour les relever de l'oppression!... Que diriez-vous, Sire, si vous aviez vu en Guyenne et en Auvergne les hommes paître l'herbe à la manière des bêtes?... Cela est tellement véritable, que je confisque à Votre Majesté mon bien et mes offices, si je suis convaincu de mensonge!»
Cette voix, sortie du cœur du peuple, donnait courage au Parlement. Dès le premier discours, qui fut du 15, il avait procédé contre le duc d'Épernon. Celui-ci joua le tout pour le tout. Le 19, le Parlement, à sa sortie, trouva le duc avec ses bandes qui remplissaient la Grand'Salle et la longue galerie des Merciers, fort obscure en cette saison. Ces bravi, qui, sans nul scrupule, eussent fait un carnage de toute la Justice de France, commencèrent par des cris, des risées, des menaces. Puis ils passèrent aux gestes, et l'on ne sait si réellement il y eut des coups. Ce qui est sûr, c'est qu'ils ruaient des éperons à travers les robes, les accrochaient et les tiraient pour faire tomber les magistrats. Ceux-ci retournèrent sur leurs pas, s'enfermèrent dans leurs salles. Le duc resta maître du champ de bataille.
La Justice, créée pour donner la chasse aux brigands, fut chassée par eux cette fois; les voleurs enfermèrent leurs juges.
Que fit le Parlement le lendemain? Rien du tout. Et rien encore pendant cinq jours. Ce corps certainement était neutralisé par la trahison de son président.
La noblesse ne douta pas que le Tiers ne fût effrayé de l'aventure du Parlement. Le 20, par le clergé et directement par un de ses membres, elle demanda, exigea que Savaron lui fît excuse. À quoi il répondit fièrement: «J'ai porté les armes cinq ans, et j'ai moyen de répondre à tout le monde en l'une et l'autre profession.»
Mais les nobles n'eussent daigné croiser l'épée avec un homme de robe longue. Un d'eux, Clermont d'Entragues, dit que Savaron devait être fouetté par les pages, berné par les laquais.
Le clergé, au nom de la paix, voulait que le Tiers avalât ceci, et fît excuse à la noblesse de l'injure qu'il n'avait pas faite. De Mesmes fut envoyé effectivement aux nobles, mais ce fut pour poser la question sur un terrain plus haut: «Les trois ordres sont trois frères, enfants de la France. Au clergé, la bénédiction de Jacob et le droit d'aînesse. À la noblesse, les fiefs et dignités. Au Tiers État, la justice. Le Tiers, dernier des frères, reconnaît son aîné au-dessus de lui. Mais la noblesse doit voir un frère en lui. Elle donne la paix à la France, nous aux particuliers...
«Au reste, n'a-t-on pas vu souvent dans les familles que les aînés ravalaient les maisons, que les cadets les relevaient?»
Ce fut un coup de poignard pour la noblesse. Pour la première fois, l'égalité timide avait réclamé ce nom de frères, de cadets, de frères inférieurs, mais déjà en rappelant que les aînés pouvaient déchoir, les cadets sauver la famille...
«Des fils de savetier nous appeler frères!» Ce fut le cri des nobles. Ils crièrent en tumulte jusqu'à neuf heures du soir. Et alors, quoiqu'il fût si tard, ils allèrent demander vengeance au roi. Ils trouvèrent porte close, les ponts levés, le roi couché.
Ce même jour 24 décembre, le Parlement, enfin réveillé, s'était souvenu de l'injure du 19, et s'était mis à procéder. Le Tiers déclara, le 27, que de Mesmes avait bien parlé, et qu'on l'avouait de tout.
Au point où étaient les choses, Condé avait la partie belle. Cette popularité qu'il cherchait jusque-là par de mauvais moyens, il pouvait la gagner par le salut de la France. S'il eût été le 27 aux États et au Parlement, il eût entraîné tout. Il n'osa, et resta chez lui.
La reine ne perdit plus de temps pour faire jouer la grande machine, le roi,—pour comprimer par lui le Tiers, le Parlement, sauver d'Épernon, relever la noblesse.
Jour mémorable. Le roi fut posé, ce jour-là, roi des nobles contre le peuple.
C'est le sens de tout ce qui suit pour deux cents ans. Nous attendons 89.
Le 28, ce petit garçon de treize ans et demi, en son Louvre, répétant sa leçon apprise, ordonne au Tiers État de faire excuse à la noblesse.
Et il ordonne au Parlement de cesser les poursuites contre son cousin le duc d'Épernon.
Le prince de Condé, lâchement, fit semblant de croire que le Tiers avait l'intention de s'excuser et lui conseilla de le faire.
Le Parlement, battu, bloqué chez lui par d'Épernon, ne fut pas quitte pour cela. Il lui fallut endurer sa présence. Cet homme, qui portait le meurtre au front et le sang d'Henri IV, au lieu de figurer sur la sellette, comme il devait, vint trôner comme duc et pair. Ceux qu'il avait bafoués et outragés le soir, il les brava de jour. Il n'excusa, n'expliqua, ne regretta rien. La tête haute, en quelques mots brefs, il assura la cour de sa protection.
Le Tiers fut traité de même. Le petit roi ne daigna lire ses trois propositions et les renvoya à ses gens. Il n'avait qu'un mot, et sa mère un mot: «Faites au plus tôt votre cahier.» C'est-à-dire: Partez au plus vite.
On avait été jusqu'à écrire d'avance les excuses que devait faire le Tiers. Celui-ci, exaspéré, n'en tint compte, dit qu'il ne s'expliquerait pas devant la noblesse, mais devant le roi. Il prit même un rôle agressif. Il menaça d'écrire aux provinces si on ne donnait prompte réponse à ses propositions. Enfin, il demanda qu'on lui communiquât l'état des finances.
Cette demande, si simple et si prévue, jeta un trouble extrême à la cour et aux chambres du clergé et de la noblesse. On put juger alors de la parfaite entente, de l'union de tous les voleurs. Le clergé envoya au Tiers État le doucereux évêque de Belley, Camus, l'auteur fadasse de tant de plats romans, de bergeries dévotes, mêlés de l'Astrée de d'Urfé et de la Philothée mignarde de saint François de Sales. «Les finances, dit-il, sont l'Arche sainte de l'ancienne Loi ... Gardons-nous d'y toucher ...»—À quoi un membre du Tiers dit vivement: «Mais nous sommes sous la Loi nouvelle, qui veut le jour et la lumière.»
Le ministre Jeannin, très-fidèle à l'ancienne Loi, voulut bien apporter cette Arche, mais non l'ouvrir. On communiqua quelques chiffres incomplets, inexacts et faux. Et encore on défendit de les copier. Le Tiers enfin fut obligé de dire qu'une telle communication lui était superflue, qu'il n'en prendrait pas connaissance.
Jeannin, pour rester au pouvoir, avait pris la tâche honteuse de mentir pour la cour et de couvrir ses vols. Il dit effrontément que le trésor des quarante millions de la Bastille n'était que de cinq; il supposa que la dépense avait augmenté de neuf millions, et la recette diminué de huit! Chiffre impossible et ridicule; car, alors, on n'eût pas vécu. Enfin, pour embrouiller complètement, et dérouter tout examen, à l'article des levées d'argent, il additionne pêle-mêle la recette avec la dépense!
Malgré les défenses expresses, le Tiers copia ce chaos, et l'envoya dans les provinces.
Cependant on cherchait, on trouvait contre lui, on lui jetait aux jambes des barres pour l'arrêter et des pierres pour le faire tomber.
Les magistrats qui composaient le Tiers sortaient en grande partie de familles de finances. La noblesse crut les embarrasser en proposant une chambre de justice qui examinerait et poursuivrait les financiers (5 décembre.)
Les nobles, débiteurs de ceux-ci, se fussent acquittés à bon compte, en les payant d'une corde. Le Tiers se montra ferme encore; malgré ses rapports de famille, il déclara trouver très-bon qu'on recherchât les financiers.
La seconde pierre qu'on lui jeta fut une réforme de la Justice, dont on le menaça, et la troisième (lancée par le clergé), une réduction des conseillers d'État. Le Tiers, en vrai Romain, vota cette réduction, qui fermait aux magistrats leur plus belle perspective.
La seule vengeance qu'il prit, ce fut d'écrire en tête de son cahier, comme premier article et loi fondamentale, la défense du roi contre le clergé, la condamnation des doctrines qui avaient armé Ravaillac, l'indépendance du pouvoir civil, l'injonction à tous ceux qui auraient des offices ou des bénéfices de signer cette doctrine, enfin la proscription des souteneurs de l'autorité étrangère.
Les historiens, qui ne voient là qu'une bassesse, une flatterie, n'ont aucun sentiment de la situation ni du moment. Le sang du roi fumait encore.
Ces souteneurs du pape, qui étaient-ils? Les bons amis de Ravaillac, ceux qui l'avaient poussé, regardé faire, et qui profitaient de son crime. Qui? D'Épernon et Concini, les Jésuites, les mauvais Français, nos Espagnols de France et les excréments de la Ligue.
L'article les marquait tous. On ne pouvait pas encore les mettre en Grève; on les piloriait dans la Loi.
Quand Samson mit le feu à la queue des trois cents renards, qui s'en allèrent criant, brûlant les blés des Philistins, ces animaux ne firent pas plus de bruit que les défenseurs des Jésuites et les prélats ultramontains.
Ils vinrent, l'un après l'autre, déclamer, pleurer et crier au sein du Tiers sur le malheureux sort de la Religion. Ils y jetèrent l'incident pathétique des catholiques cruellement persécutés, disaient-ils, en Béarn par les huguenots. Le président Miron, prenant rôle dans la comédie, appuya cette lamentation de ses sanglots et de ses larmes.
Le Tiers n'en fut pas dupe. Peu favorable aux protestants, il tint ferme contre les Jésuites. Contre la cour, c'était la même chose. On put le voir à la peur de celle-ci, qui se fit tout à coup bienveillante pour les magistrats, leur fit dire que les charges non-seulement passeraient aux fils, mais aux héritiers quelconques et aux veuves.
Ce miel intempestif, donné si lâchement et par peur, n'adoucit rien. Les magistrats en sentirent mieux leur force, et le Parlement, adoptant l'article, en fit un arrêt, et lui donna la force judiciaire (31 décembre).
Il ne restait qu'à mettre les noms dans cet arrêt pour en faire la condamnation de grands coupables qui bravaient la Justice.
Leur arme, leur ressource suprême, connue dans la première dispute, ce fut encore le roi. Avec le petit mannequin, ils pouvaient assommer la raison et la loi. Cette fois encore le Tiers, le Parlement, furent accablés par le roi même, qui équivoqua l'article à lui, et leur interdit de défendre sa royauté, sa vie! prenant parti pour ceux qui tuaient les rois, pour les assassins de son père!
C'étaient eux justement qui le liaient; il n'était pas libre. La complicité de la cour et de la reine même dans la mort d'Henri IV enhardissait tellement le parti jésuite, que le cardinal Du Perron, son organe, dit au roi en personne que, s'il ne cassait l'arrêt du Parlement, le clergé en concile excommunierait ceux qui refusent au pape le droit de déposer les rois.
Cent vingt membres du Tiers protestèrent pour que l'article restât écrit au cahier, malgré l'ordre du roi. Ils protestèrent de vive voix, mais tous ne signèrent pas la protestation. Ce qui permit au président Miron de nier la majorité. En vain Savaron monta sur un banc. On étouffa sa voix. Le président cria que le roi le voulait ainsi, et l'avait dit lui-même, de sa bouche et sans interprète. On prit un moyen terme. On effaça sans effacer, en écrivant l'article pour dire qu'on ne l'écrirait pas.
Tout le débat finit sur ce premier article, qui fut en même temps le dernier. La comédie honteuse finit comme ces arlequinades où le Deus ex machinâ qui fait le dénoûment est tout simplement le bâton.
Un sieur de Bonneval, membre de la noblesse, sans cause ni prétexte, bâtonne un magistrat du Tiers. Et, d'autre part, Condé, furieux contre la reine, qui lui fait intimer de ne point faire visite au Tiers, fait bâtonner par un des siens un gentilhomme de la reine. De là, entre la reine et lui, une basse et grossière dispute. «Je n'ai pas peur de vous, disait Condé. Que me ferez-vous?» Le roi les sépara. La reine avait mandé pour la défendre toutes les bandes de M. de Guise.
Condé alla au Parlement, et dit froidement qu'il avouait son gentilhomme d'avoir assommé l'homme de la reine, que ce n'était que représailles. «MM. de Guise, dit-il, ont bien assassiné de Luz. Et le maréchal d'Ancre a bien fait assassiner Rubempré. M. d'Épernon a bien ...» Condé acheva-t-il? dit-il que d'Épernon avait assassiné Lagarde, le dénonciateur de Ravaillac? Nous savons seulement qu'il nomma d'Épernon. Cela suffit: la reine, tout à coup souple comme un gant, fit tout ce que voulait Condé. Il eut pour son homme des lettres d'abolition, et l'homme de la reine garda ses coups de bâton. Le Tiers, plus ferme, fit condamner, au moins par contumace, le député de la noblesse qui avait bâtonné un de ses membres, et il fut exécuté en effigie.
Voilà un pas de fait. Concini, Guise et d'Épernon ont été nommés assassins. Le peuple ajoutait d'Henri IV. Que serait-il arrivé si le Parlement n'avait fait la sourde oreille? S'il eût relevé la chose, il eût eu Paris pour auxiliaire, et son glaive innocent, dont riaient les bandits, aurait eu le fil et la pointe. La cour, devant un tel procès, eût été trop heureuse de recevoir les conditions du Tiers.
Une politique nouvelle eût commencé, anti-cléricale, anti-espagnole. Le cahier du Tiers l'indiquait.
Le président y avait glissé une demande des mariages d'Espagne. On effaça le mot Espagne.
Le cahier contenait une révolution contre le clergé. Il demandait:
1o Qu'il y eût une justice sérieuse pour les prêtres, qu'ils fussent jugés, non par les leurs, intéressés à les blanchir toujours, mais par les juges laïques;
2o Que la justice d'Église fût gratuite, qu'elle parlât français, qu'elle n'arrêtât personne sans l'intervention de la justice laïque;
3o Que le curé ne fît plus payer pour les baptêmes, mariages et sépultures, et qu'il en remît les registres au greffe;
4o Que les villes reprissent l'administration des hôpitaux, et que leurs administrateurs reçussent les aumônes dues par les évêchés et couvents; que tout ecclésiastique qui aurait plus de six cents livres par an en payât un quart pour les pauvres; que chaque monastère nourrît un soldat invalide; les autres invalides nourris aux Hôtels-Dieu, partie aux frais des hôpitaux et partie aux frais du clergé;
5o Que le clergé n'acquît plus d'immeubles (sauf un cas), et ne reprît point par rachats forcés ses anciens immeubles aliénés qui avaient passé de main en main.
Ces actes terribles qui perçaient le cœur du clergé lui firent craindre extrêmement que le Parlement ne lançât le grand procès qui eût donné la force au Tiers. Il se serra tremblant sous la cour et sous la noblesse. Les trois puissances furent d'accord pour mettre le Tiers à la porte, finir brusquement les États. Le roi exigea le cahier et fit la clôture le 23 février. Et quand, le lendemain, le Tiers crut pouvoir revenir pour achever les affaires, comme il l'avait demandé, il trouva porte close, et déjà les bancs enlevés, les tapisseries détachées. Le chroniqueur Rapine, dans sa douleur naïve, s'écrie qu'en effet les voleurs avaient sujet de craindre «une assemblée nouvelle, où peut-être Dieu et notre mère, notre douce Patrie, l'innocence de notre roi, auroient suscité quelqu'un pour nous tirer de ce sommeil qui nous assoupit quatre mois.»
«Et que deviendrons-nous? Nous venons tous les jours battre le pavé de ce cloître, pour savoir ce qu'on veut faire de nous. L'un plaint l'État, l'autre s'en prend au chancelier. Tel frappe sa poitrine, accuse sa lâcheté; un autre abhorre Paris, et désire revoir sa maison, sa famille, oublier la liberté mourante...
«Et pourtant, après tout, dit-il en se relevant avec force, sommes-nous autres que ceux qui entrèrent hier à la salle des Augustins?»
Ce mot a attendu deux cents ans sa réponse. «Nous sommes, a dit Sieyès, ce que nous étions hier.»—«Et nous jurons de l'être.» C'est le serment du Jeu de Paume.
CHAPITRE XV
PRISON DE CONDÉ—MORT DE CONCINI
1615-1617
Plus d'assemblées pendant deux siècles. Mais celles du clergé continueront, poursuivant un but fixe, la proscription progressive des protestants, dont il fait au roi l'expresse condition de ses secours d'argent, et l'extermination des libres penseurs, sous le nom d'athées.
Le Tiers restait cependant à Paris, et il fut tout un mois, du 24 février au 24 mars. Tout dissous qu'il était, sa présence eût donné une grande force au Parlement. Il semble que l'un et l'autre se soient attendus. Ils ne firent rien du tout. Et ce fut seulement le 28, lorsque le Tiers était parti, que le Parlement prit la parole, et par arrêt invita les princes et les pairs à venir siéger. Arrêt opposé du Conseil. Le Parlement tient bon, et, le 22 mai, vient lire ses remontrances au Louvre. C'étaient celles des États, sur la ruine des finances. Mais, de plus, le Parlement, entrant dans la politique même, priait le roi de revenir aux alliances de son père, donc, de ne point s'allier à l'Espagne. Il censurait l'audace insolente du clergé et des amis du pape. Il demandait qu'on fît rendre gorge «à des gens sans mérite qui avaient reçu des dons immenses,» et qu'on ne confiât plus les grandes charges aux étrangers, qu'on ne peuplât plus le royaume de moines italiens, espagnols, qu'on fît recherche des juifs, magiciens et empoisonneurs, qui, depuis peu d'années, se coulaient aux maisons des grands. C'était désigner Concini et sa femme, qui s'entouraient de ces gens. Et, si cette désignation semblait obscure, le Parlement aurait nommé.
Les ministres furent atterrés; mais Guise et d'Épernon offrirent leur épée à la reine. Il eût fallu, pour soutenir le Parlement, que Condé fût ici, mais il était parti avec les princes, aimant mieux faire la guerre de loin. Il s'adressa à la fois au pape et aux huguenots, et, en réponse aux prières de la reine, qui l'invitait à aller avec le roi au-devant de l'infante, il lança un manifeste où il nommait Concini, comme capital auteur des maux publics.
On n'a pas répondu au Tiers, dit-il. On a fait rayer de ses cahiers l'article qui défendait la vie des rois, rayer celui qui demandait la recherche du parricide commis sur le feu roi. On a voulu tuer Condé et les princes. On précipite les mariages d'Espagne, ce qui fait croire aux huguenots qu'on veut les exterminer. Le clergé, malgré le roi, a juré le concile de Trente (la royauté du pape). Le roi est prié de ne pas partir sans répondre aux États et sans chasser les Italiens.
Concini, mort de peur, aurait voulu céder. D'Épernon ne le permit pas; il fit entendre à la reine qu'il fallait faire sur l'heure le mariage d'Espagne, et s'assurer par là du secours de l'étranger. Du moment qu'on tenait le roi, on tenait tout. En le mariant, on le précipitait vers l'Espagne et vers Rome, et l'on tranchait tout l'avenir.
Les princes, trop faibles, n'empêchèrent rien. Condé, tout à la fois ami des jésuites et des huguenots, n'eut aucune force populaire. L'assistance que ses derniers lui prêtèrent ne fit que les compromettre. La reine, malgré tout, mena le roi à la frontière.
L'infante Anne d'Autriche entra en France pour épouser Louis XIII; Élisabeth de France passa en Espagne pour épouser Philippe IV (9 novembre 1615). Dès lors, la reine avait vaincu. Condé négocia, s'arrangea pour un million et demi, et la position de chef du conseil. Il traita pour lui seul, sans dire un mot des autres.
Le peuple, qui avait cru que son retour entraînait le départ du favori, et qui le vit plus puissant que jamais créer un nouveau ministère, entra en grande fureur. Elle éclata. Concini avait fait bâtonner par deux valets un certain cordonnier nommé Picard, qui, sergent de la garde bourgeoise, avait refusé de le laisser entrer à la porte Bucy sans passe-port. La foule saisit les deux valets et les pendit à la porte du cordonnier. Picard devint le héros du peuple.
Condé, rentrant, fut reçu en triomphe (juillet 1616). Il n'y fut pas longtemps sans dire à son nouvel ami, Concini, qu'il ne pouvait, le protéger contre la haine universelle. Lui parti, Condé restait maître, et il ne manquait pas de gens autour de lui pour lui dire que, Louis XIII étant bâtard adultérin, il était le seul héritier légitime du trône. Il semblait avoir tout pour lui, la noblesse, Paris, le Parlement. Il se trouva pourtant quelqu'un au Louvre (était-ce le nouveau ministre Barbin, ou la créature de Barbin, le jeune Richelieu?) qui osa croire qu'ayant le roi, on pouvait braver tout, même arrêter Condé. Cela s'exécuta, sans coup férir. Le faux lion, pris comme un agneau, descendit à cette bassesse d'offrir de dénoncer les siens (1er sept. 1616).
Paris remua peu. Seulement la populace pilla l'hôtel de Concini; mais, quand on vit le roi, la reine, aller au Parlement, avec les amis mêmes de Condé, quand on sut qu'il voulait s'emparer du trône, on rentra dans l'indifférence. Le jeune Richelieu, l'auteur probable de ce conseil hardi, quoique évêque, eut un ministère.
Une nouvelle prise d'armes des princes menaçait Concini. Et l'on parlait, de plus, d'une étrange ligue où Sully, Lesdiguières, se seraient armés avec d'Épernon.
Le Louvre était-il sûr? Avant même l'arrestation de Condé, Concini et la reine avaient cru entrevoir que l'enfant-roi leur échappait. Il était triste et sombre. La reine, deux ou trois fois, lui offrit de lui remettre le pouvoir. Timide au dernier point, il la pria de le garder.
Le changement du roi tenait à l'action secrète d'un certain Luynes qu'on avait mis auprès de lui pour la volerie des faucons. Il avait des goûts fort sauvages, de combats d'animaux, d'escrime et de chasse, de petits métiers mécaniques. Nulle attention aux femmes, si bien que, trois ans durant, ayant à côté de lui sa petite reine, fort jolie alors, il ne songea pas seulement qu'il fût marié. Ce solitaire n'avait besoin que d'un camarade.
Luynes était Provençal, d'origine allemande, d'humeur douce, de parole aimable. Son grand-oncle était un Albert, joueur de luth allemand, musicien de François Ier, dont il obtint pour son frère, qui était prêtre, un canonicat de Marseille. Le chanoine eut deux bâtards; l'un fut un très-bon médecin, attaché à la mère d'Henri IV, et qui lui prêta dans ses malheurs tout ce qu'il avait, douze mille écus. L'autre suivit les armes, fut archer du roi, et se battit devant Charles IX et toute la cour en champ clos à Vincennes; il tua son adversaire. Montmorency se l'attacha, et le fit gouverneur de Beaucaire.
Ce gouverneur, en considération des douze mille écus qu'Henri IV ne rendit jamais, obtint de faire entrer son fils comme page d'écurie chez le roi. L'enfant, qui est notre Luynes, était si joli, qu'on le fit page de la chambre. Il arrivait sous d'excellents auspices, avec cette charmante figure et la réputation d'une famille admirable en fidélité.
Luynes et ses frères, fort agréables aussi, n'imitèrent point la cour, qui ne voyait que le présent, suivit Concini, oubliait le roi. Ils visèrent à l'avenir, et ils s'attachèrent à l'enfant. Luynes se tint si bas, si doux, parut si médiocre, que la reine n'en prit aucune défiance.
Ce ne fut qu'au voyage de Bayonne qu'on vit combien il tenait le roi. Celui-ci, qui ne parlait guère, ne commandait jamais, dit qu'il voulait que ce fût Luynes qui allât complimenter l'infante. Haute mission pour un homme qui n'avait près du roi d'autre charge «que de lui siffler la linotte.» Concini fut jaloux. Trop tard. Luynes, qui se sentit en péril, acheta la capitainerie du Louvre, afin de demeurer jour et nuit près du roi.
Il y avait dans le Louvre un autre ennemi de Concini, un homme qui n'avait jamais voulu le saluer, le jeune Vitry, capitaine des gardes. Vitry le père, fort ami de Sully, fut le seul, au jour de la mort du roi, qui n'adora pas le soleil levant. Quand il mourut lui-même et que son fils eut sa charge, Concini dit: «Per Dio! il ne me plaît guère que ce Vitry soit maître du Louvre. Cet homme-là peut faire un mauvais coup!»
Le jeune roi, par Luynes ou Vitry, dut savoir de bonne heure les tristes misères de la mort de son père. Si la reine avait laissé tuer son mari, elle pouvait fort bien encore, obsédée des mêmes gens, les laisser détrôner son fils. Il était fort jaloux de son frère Monsieur, bien plus aimable, né dans une heure plus gaie, à la première aurore de Concini, et qui avait toutes les grâces féminines d'un jeune Italien. Ce frère, aimé de la mère et de tous, avait le mérite, d'ailleurs, d'être fort jeune, et, s'il eût été roi, une seconde régence eût commencé. Tout cela n'était pas absurde. Et, quand on voyait, dans la chambre la plus voisine de la reine, à peine séparée par un mur, sa sorcière Léonora entourée de médecins juifs, de magiciens, troublée de plus en plus, et comme agitée des furies, n'y avait-il rien à craindre? Le roi ayant été malade juste au moment où il avait sa petite femme, on le crut, il se crut lui-même peut-être ensorcelé. Il commençait à se dire comme Henri IV: «Ces gens ont besoin de ma mort.»
Luynes, qui avait trente ans, avec ses frères, hommes d'épée, n'était pas seulement un camarade complaisant pour cet enfant seul et inquiet; c'était comme un garde du corps qui le rassurait. Mais Luynes même était fort timide, dit Richelieu. Il pensa que le roi, si jeune, ne le défendrait pas, et il voulait traiter. Il fit demander à Concini de lui donner une de ses nièces en mariage. Concini l'aurait accordée, pour se remettre bien avec le roi et pour en obtenir, à son prochain veuvage, une fille naturelle d'Henri IV. Il agissait déjà comme si sa femme Léonora était morte. Elle n'était pas si folle qu'elle ne devinât tout cela. Elle y mit son veto et empêcha tout rapprochement avec Luynes.
Celui-ci, rebuté, visa moins haut; il s'adressa aux ministres de Concini. Il demanda la nièce de l'un d'eux pour son frère, et Richelieu conseillait fort ce mariage. Mais on refusa encore. Et Luynes, ayant tout épuisé, et bien sûr qu'on voulait le perdre, agit pour perdre Concini.
La reine avait fait une chose ou coupable ou bien imprudente. Elle avait envoyé les gardes du roi à l'armée, et lui avait donné ses propres gardes. Luynes montra au roi qu'il se trouvait prisonnier de sa mère.
Mais, que faire? L'enfant royal n'avait personne à lui. Deux gentilshommes d'assez mauvais renom, qui soignaient ses oiseaux, un commis, un soldat, un jardinier, ajoutez-y Travail ou le Père Hilaire, le huguenot capucin (V. plus haut), voilà les conjurés illustres avec qui le roi de France conspira pour sa liberté. Il n'y avait pas, dans tout cela, un homme d'exécution. Le jeune Montpouillan, camarade du roi, disait qu'il poignarderait bien Concini, mais dans le cabinet du roi. C'était mettre celui-ci en péril. On s'adressa à Vitry, capitaine des gardes, pour l'arrêter, ou le tuer, s'il faisait résistance.
On avait bien arrêté le prince de Condé, dit Richelieu; on aurait pu en faire autant pour Concini. Étrange oubli des circonstances: le roi n'avait personne, et son homme, Vitry, capitaine des gardes, n'avait point les gardes avec lui. Concini, au contraire, ne marchait qu'entouré d'une trentaine de gentilshommes. À grand'peine, Vitry en réunit quinze, les cacha, les arma de pistolets sous leurs habits.
Il le prit au moment où il venait le matin faire sa visite ordinaire à la reine. Il était sur le pont du Louvre avec cette grosse escorte. Vitry était si effaré, qu'il le passa, sans le voir, l'ayant devant les yeux. Averti, il retourne: «Je vous arrête!...—A mi! (À moi!)»—Il n'avait pas fini, que trois coups, quatre coups de pistolet partaient, lui brûlaient la cervelle...
«C'est par ordre du roi,» dit Vitry. Un seul des gens de Concini avait mis l'épée à la main (24 avril 1617).
Le Corse Ornano prit le roi, le souleva dans ses bras, le montra aux fenêtres. Le peuple ne comprenait pas. On avait dit d'abord que Concini avait blessé le roi. Mais, quand on sut, au contraire, que c'était lui qui était tué, il y eut une explosion de joie dans toute la ville.
La reine mère était très-effrayée. Son seul cri fut: «Poveretta di me!» Cependant qu'avait-elle à craindre? Quelque antipathie qu'eût son fils pour elle, il ne pouvait songer à la mettre en jugement. On se contenta de lui ôter ses gardes. On mura, moins une seule, les portes de son appartement.
Elle ne montra nulle pitié pour Concini ou sa veuve. Quelqu'un disant: «Madame, Votre Majesté peut seule lui apprendre la mort de son mari.—Ah! j'ai bien autre chose à faire!... Si on ne peut la lui dire, qu'on la lui chante ... qu'on lui crie aux oreilles: L'Hanno ammazzato.»
Mot terrible, c'était celui même que Concini avait dit à la reine, au jour de la mort d'Henri IV, en lui apprenant la nouvelle qu'elle ne connaissait que trop bien!
Léonora tremblante lui demandait asile. Elle refusa. Alors cette femme, chez qui la reine tenait les diamants de la couronne (comme ressource en cas de malheur), se déshabilla et se mit au lit, en cachant les diamants sous elle. On la tira du lit; on fouilla tout, on mit la chambre au pillage, on la mena à la Conciergerie. Paris était en fête. La foule cherchait et déterrait le cadavre de son mari, qu'on brûla solennellement devant la statue d'Henri IV, en signe d'expiation. On dit qu'un forcené lui mordit dans le cœur, et en dévora un morceau.
La vie de la reine mère ne tenait qu'à un fil. Parmi les meurtriers, plusieurs l'auraient voulu tuer, pensant qu'elle pourrait bien se relever plus tard et venger son amant. Mais Luynes n'eût osé ni conseiller un tel acte à l'enfant royal, ni le faire faire sans ordre. Il la sauva en l'entourant des gardes du roi. Le capucin Travail, le P. Hilaire, qui jadis avait intrigué contre le mariage de Marie de Médicis, et qui fut acteur et exécuteur dans le meurtre de son favori, croyait que rien n'était fait si elle ne périssait. Il s'adressa à un homme qui était à elle et entrait chez elle à volonté, son écuyer Bressieux, l'engageant à la tuer. L'écuyer refusait:
«N'importe, dit Travail; je ferai en sorte, que le roi aille à Vincennes, et alors je la ferai déchirer par le peuple.» (Revue rétrospective, II, 305.)
De Luynes, qui avait promis au capucin l'archevêché de Bourges s'il aidait à tuer Concini, et qui, la chose faite, ne voulait pas tenir parole, profita des mots sanguinaires que ce bavard avait jetés par folie et bravade, le fit juger et rompre vif.
Pour revenir, le roi avait fait dire au Parlement qu'il avait ordonné d'arrêter Concini, qui, ayant fait résistance, avait été tué. Il ne parlait de sa mère qu'avec respect, disant «qu'il avait supplié sa dame et mère de trouver bon qu'il prit le gouvernail de l'État.» Le Parlement vint le féliciter.
Le procès si facile qu'on pouvait faire à Concini et à sa femme (spécialement pour certaines intelligences avec l'ennemi, que la reine avait pardonnées), ce procès fut habilement étouffé, détourné. On en fit un procès de sorcellerie. C'était l'usage, au reste, de ce siècle.
Les tyrannies libidineuses des prêtres dans les couvents de femmes, quand par hasard elles éclatent, tournent en sorcellerie, et le Diable est chargé de tout.
Léonora elle-même se croyait le Diable au corps, et elle s'était fait exorciser par des prêtres qu'elle fit venir d'Italie, dans l'église des Augustins. Comme elle souffrait cruellement de la tête, Montalte, son médecin juif, fit tuer un coq, et le lui appliqua tout chaud, ce qu'on interpréta comme un sacrifice à l'Enfer. On trouva aussi chez elle une pièce astrologique, la nativité de la reine et de ses enfants. Il n'est nullement improbable qu'elle ait cherché, quand son crédit fut ébranlé, à retenir la reine par la sorcellerie. C'était la folie générale du temps.
Luynes y croyait aussi. Il avait fait venir, dit Richelieu, deux magiciens piémontais pour lui trouver des poudres à mettre dans les habits du roi et des herbes dans ses souliers.
Quoi qu'il en fût de la sorcellerie de Léonora, tout cela ne valait pas la mort. Et ses vols mêmes, ses ventes effrontées de places et d'ordonnances, n'auraient mérité que le fouet.
La tradition de la cour, très-favorable à ces gens-là, comme ennemis d'Henri IV, n'a pas manqué d'inventer, de prêter à Léonora des paroles fières, insolemment hardies, par exemple: «Mon charme fut celui de l'esprit sur la bêtise.» Elle fut décapitée en Grève, et puis brûlée.
La reine se retira quelque temps à Blois.
D'Épernon, dont Luynes avait peur, ne fut pas inquiété.
Seulement on garda contre lui le témoin Dujardin Lagarde, à qui on donna pension, en le priant toutefois de tenir prison, le roi n'étant pas sûr autrement de le sauver des assassins. Il y écrivit, et fit imprimer, publier son factum. (1619, Archives curieuses, XV, 145.)
L'infortunée dame d'Escoman semblait devoir enfin triompher, dans de telles circonstances.
Mais Luynes ménageait trop la reine; il craignait son retour. Il lui accorda en 1619 une faveur signalée. C'était que la sentence de 1613, qui arrêtait tout, «vu la qualité des accusés!» fût réformée, au profit de la reine, l'accusation déclarée calomnieuse, la reine et d'Épernon innocentés, et la d'Escoman condamnée.
Le Parlement se prêta à cette volonté de la cour, se payant de l'idée de repos public, voulant relever l'autorité, réhabiliter la reine exilée, qu'on chansonnait par tout Paris.
La d'Escoman fut condamnée à finir ses jours entre quatre murs, au pain et à l'eau.
Il y avait un égout dans Paris, les Filles repenties, où l'on entassait les coquines ramassées dans les mauvais lieux, lesquelles y continuaient leur métier avec des prêtres. (Lestoile, 1610, édit. Michaud, p. 561.) C'est là qu'on mit la pauvre d'Escoman. On lui bâtit dans la cour du couvent une loge murée, sauf un petit trou grillé. Elle gisait là par terre et dans l'ordure, grelottante, affamée, pleurant pour le rebut des chiens.
Ce fut la récompense de la personne humaine et intrépide qui s'était dévouée pour sauver Henri IV, et qui seule en France demanda justice de sa mort.
CHAPITRE XVI
DES MŒURS—STÉRILITÉ PHYSIQUE, MORALE ET LITTÉRAIRE
1615-1617
Je ne pouvais interrompre le fil de l'histoire politique tant qu'Henri IV n'était pas vraiment fini et clos dans le tombeau. Maintenant qu'il a sur la tête la pesante pierre des mariages espagnols, il ne bougera plus. La France est liée à la politique catholique. Elle fera la guerre à l'Espagne, mais pour lui succéder en marchant dans le même esprit.
C'est le moment de regarder les grands faits moraux de l'époque, plus importants qu'aucun fait politique.
Ils sont tous en trois mots: sorcellerie, couvents, casuistique[3]. Et ses trois n'en font qu'un; ils signifient: stérilité...
On a surfait énormément ce temps. Cette vaine agitation de cour, d'intrigues, de duels, ces raffinés du point d'honneur, ces fondations de couvents, tout cela, regardé à la loupe, a paru important. Des esprits fins, ingénieux et d'agréable érudition, des Ranke, des Cousin, des Sainte-Beuve, ont mis en relief les moindres curiosités de la vie religieuse d'alors, les disputes d'ordres et de cloîtres, les conversions célèbres, et il n'est pas une ligne, une parole des belles pénitentes d'alors qui n'ait été notée et célébrée.
J'aime le microscope, et je m'en sers. Nous lui devons une grande partie des progrès récents des sciences naturelles. En histoire, il a ses dangers. C'est de faire croire que des mousses et des moisissures sont de hautes forêts, de voir le moindre insecte et l'imperceptible infusoire à la grosseur des Alpes. Tous les petits personnages de ce pauvre temps-là se sont amplifiés dans nos micrographes historiques. Les Borromée et les Possevin sont de grands hommes, l'oratorien Bérulle est un grand homme, et le gentil saint François de Salles, puis tout à l'heure Jansénius et Saint-Cyran. Gens de mérite certainement, mais étrangement grandis par les coteries de leur temps et l'exagération du nôtre.
Eh bien, qu'ils soient grands hommes. Mais alors retirons ce titre à Shakspeare et à Cervantès (qui meurent ensemble alors, 23 avril 1616). Fermons le XVIe siècle et laissons là sa forte et âpre histoire, celle de d'Aubigné, pour l'honnête platitude de Matthieu. Nous avions un poète de verve étincelante (par qui Rabelais tourne à Molière), le puissant Mathurin Régnier; étouffons-le, et, à la place, intronisons sur le Parnasse le vide incarné; c'est Malherbe.
Sobre, sage écrivain, où vous ne risquez pas de trouver une idée. Du rythme, et rien dedans. C'est la muse au pain sec. Si la littérature représente la société, je reconnais dans ce poète le grand homme d'un temps de jeûne, où les bergers se mirent à brouter avec les moutons.
J'ai médit du pédant Ronsard, capitan, matamore, monté sur son cothurne grec. Je ne m'en dédis pas. Mais qui méconnaîtrait le grand effort qu'il y eut en cette mauvaise école? Quelle chaude passion dans le maître! quelle flamme aux Amours de Ronsard! Tout au moins le tempérament, la pointe et l'aiguillon du mâle.
L'étincelle s'en trouve aux lettres d'Henri IV, si vives et si charmantes. Mais tout est fini dans Malherbe. La brutalité sotte avec laquelle il triomphe d'une femme qui, dit-il, l'a comblé, montre assez qu'il n'aima jamais. (Ode de 1596.)
Cette défaillance en amour, en poésie, tient à une chose, l'aplatissement moral, l'avénement de la prose, du positif et de l'argent. Du moment qu'on perdit l'idéal de liberté qui avait apparu au XVIe siècle, du moment où les sages, un Du Plessis-Mornay, découragèrent les hautes pensées, chacun, protestants, catholiques, se rangea et se fit petit; chacun commença à s'occuper de ses petites affaires. Le charme d'Henri IV, sa séduction, sa corruption, n'y firent pas peu. Il avait trop souffert, il ne voulait que le repos, le plaisir. Il n'estimait personne, croyait fort peu aux hommes, plus à l'argent. On a vu qu'à la fin il se méfiait de Sully. D'Aubigné raconte un fait triste. Le roi, rêvassant toujours son épouvantail, la république calviniste, voulait décidément le mettre à la Bastille. Le huguenot, qui le connaissait, pour avoir enfin son repos, lui demande pour la première fois récompense de ses longs services, de l'argent, une pension. Dès lors, le roi est sûr de lui; il le fait venir, il l'embrasse; les voilà bons amis. Le même soir, d'Aubigné soupait avec deux dames de noble cœur. Tout à coup l'une d'elles, sans parler, se mit à pleurer et versa d'abondantes larmes. Avec trop de raison! Le jour où d'Aubigné avait été forcé de prendre pension et de demander de l'argent, le grand XVIe siècle était fini, et l'autre était inauguré.
On a vu un homme héroïque, le président Harlay, à son âge de quatre-vingts ans, faire une triste affaire d'argent. On verra les Arnauld, famille d'Auvergnats très-honnêtes, de huguenots convertis, la vraie fleur de la robe, employer pourtant des moyens équivoques pour mettre deux abbayes dans leur famille.
Malgré l'effort sincère de dévotion qui les trompait eux-mêmes, c'est, en réalité, un temps très-pauvre, de grande sécheresse, où toutes choses ont baissé, les moyens, le cœur et l'espoir, «un temps serré, transi et morfondu.»
Cela ne se voit bien qu'en entrant dans une maison. Voyons celle du greffier Lestoile, honorable bourgeois de Paris. Il n'aime guère les protestants, et, d'autre part, il n'est guère catholique. Il croit que Rome, c'est Sodome, et toutefois il veut se tenir à ce trône pourri de la papauté. Malade, il fait venir un moine, mais pour disputer avec lui.
Sa fortune a baissé, son âme aussi. En 1606, il achetait; et, en 1610, il vend. Son cabinet, ses livres, ses médailles, ses chères petites curiosités, il faut qu'il s'en sépare. Cela ne suffit pas; il lui faut emprunter. Vieux tout à coup, il tousse, il ressent l'âge qu'il avait oublié; il entend même un peu le léger bruit qui se fait à la porte ... peu de chose, la mort qui frappe à petits coups. Mais il a des enfants, et il s'aperçoit qu'il est pauvre. Il a pour ses enfants de pauvres ambitions; l'un, il veut le fourrer dans la ferme des sels (une caverne de voleurs, dit-il); l'autre pourrait être page, et où? dans la maison de Guise! On voit que le cœur s'apetisse ... Nous cinglons à pleines voiles dans les temps de la platitude.
Voilà ce que c'est que d'avoir été imprévoyant, généreux, charitable, comme l'a été Lestoile. Voilà ce que c'est que d'avoir des enfants. Un suffirait, ou deux, et c'est beaucoup. Songez d'ailleurs que la bonne bourgeoisie qui achète une terre noble ou une charge qui anoblit a grand intérêt à faire un aîné ou un fils unique qui ait tout et fasse un gros mariage.
On touche là aux pensées secrètes qui vont déterminer les mœurs du siècle.
Pendant que la terre devient stérile et que la subsistance va toujours tarissant, l'homme aussi veut être stérile.
Et je ne parle pas seulement du paysan affamé et écrasé d'impôts, mais du noble qui n'en paye pas, du bourgeois, qui, comme magistrat, en est exempt, ou, comme élu, syndic, etc., répartit l'impôt sur les autres de façon à ne rien payer.
Il est bien juste que l'on vienne au secours de tous ces pauvres riches, de gens aisés, exempts de charges. Leur second fils sera d'Église, riche de bénéfices, léger d'enfants (du moins connus). Les filles mourront en religion. L'œuvre monumentale du siècle, c'est de bâtir partout ces vastes abris mortuaires où l'ennui les tuera sans bruit.
Cependant, dit le père, il est bien dur d'avoir des filles qu'il faut doter pour les couvents. Pourquoi engendrer des enfants, s'il faut ainsi les faire mourir? Réflexion judicieuse que l'on soumet à son père spirituel. C'est à celui-ci de chercher, d'imaginer. On ne le lâchera pas. Demain, après-demain, toujours, on lui demandera d'inventer quelque moyen subtil de faire que la stérilité volontaire ne soit plus péché. C'est l'origine principale de la casuistique.
On ne veut pas pécher. Ou, s'il y a péché, on veut qu'il soit au confesseur, qui doit, non pas l'absoudre, mais le légitimer d'avance. Qu'il y prenne garde. S'il veut que son confessionnal ne soit pas déserté, reste à la mode, il faut qu'il trouve des recettes pour qu'on fraude le mariage en conscience.
Sinon, qu'arriverait-il? j'ose à peine le dire. Mais je crois qu'on fuirait l'église. Car ces gens-ci, au fond, sont moins dévots qu'ils ne le croient eux-mêmes.
Dans certaines contrées, le noble commençait déjà à fréquenter l'église du Diable, l'assemblée du sabbat, l'orgie stérile où le peuple des campagnes était guidé par les sorcières dans les arts de l'avortement.
C'est là, en réalité, la cause principale qui étend si prodigieusement l'action des sorcières en ce siècle. Les vivres ont enchéri horriblement, et la rente pèse infiniment plus qu'aux temps féodaux. On ne peut plus nourrir d'enfants.
Le roman d'Henri IV, de Sully, d'Ollivier de Serres, ne s'est pas vérifié[4]. C'était le bon seigneur vivant sur ses terres, et traitant paternellement son paysan, par intérêt bien entendu. Ils avaient supposé que le loup se ferait berger. Mais le contraire arrive. Ce seigneur ne veut plus vivre qu'à la cour; il traîne là, à mendier une pension, pendant que sa terre dépérit et que ses gens jeûnent, maigrissent. Le paysan se donne au diable. Et la paysanne encore plus. Écrasée de grossesse, d'enfants qui ne naissaient que pour mourir, elle portait, plus que l'homme encore, le grand poids de la misère. J'ai dit au XVe siècle le triste cri qui lui échappait dans l'amour: «Le fruit en soit au Diable!» Et que lui servait, en effet, de faire des morts? ou, s'ils vivaient, d'élever pour le seigneur un misérable, un maladif, qui maudirait la vie et mourrait de faim à quarante ans?
Lorsque la femme disait cela vers 1500, on vivait pour deux sous par jour. Combien plus le dira-t-elle en 1600, où on ne vit plus avec vingt sous! La mort devient un vœu dans cette misère. Mais il vaut mieux encore ne pas naître; c'est par tendresse pour l'enfant qu'on ne veut plus qu'il vienne au monde. La stérilité, qu'on pourrait appeler une mort préventive avant la naissance, est toute la pensée de ce temps.
Cela rend au Diable, vieilli, affaibli, discuté, une force immense d'expansion. Il est, avec les casuistes et les couvents, et en concurrence avec eux, le maître de la stérilité. Ce ne sont plus de sauvages bergers, de misérables serfs, qui viennent à lui timidement. C'est une foule mêlée, même de nobles et de belles dames (aux Pyrénées surtout) qui figurent à ses assemblées. L'évêque du sabbat est un seigneur avec qui le Diable, qui sait son monde, ouvre la danse. Prêtres et femmes de prêtres n'y manquent pas, et toute classe enfin y est représentée. Une de ces réunions, près Bayonne, compta douze mille âmes. Dès lors, plus de mystère. Tout le peuple était au sabbat.
CHAPITRE XVII
DU SABBAT AU MOYEN ÂGE ET DU SABBAT AU XVIIe SIÈCLE—L'ALCOOL ET LE
TABAC
1615-1617
Je ne puis dire avec précision ce que fut le sabbat abâtardi du XVIIe siècle sans poser d'abord, dans son caractère original, le sabbat du Moyen âge, tel que je le vois en France. On sentira alors l'opposition, et on pourra mesurer le changement.
J'ai dit ailleurs (Renaissance) ce que fut la sorcière, une création du désespoir. L'assemblée des sorcières, le sabbat, est la suite ou la reprise de l'orgie païenne par un peuple qui a désespéré du christianisme. C'est une révolte nocturne de serfs contre le Dieu du prêtre et du seigneur.
Le Diable avait eu toujours une grande attraction, comme dieu des morts, qui pouvait rendre à l'homme tout ce qu'il regrettait. De là l'évocation magique, l'appel aux morts (qu'on voit déjà dans la Bible). Le noir esprit apparaissait ici comme un consolateur qui, tout au moins pour un moment, pouvait rendre la félicité. La mère revoyait, entendait le fils qu'elle avait tant pleuré. La fiancée perdue sortait de son cercueil pour dire: «Je t'aime encore,» et pour être heureuse une nuit.
Roi de la mort, Satan devint roi de la liberté sous la grande Terreur ecclésiastique, quand tout flamboya de bûchers, quand un ciel de plomb s'abaissa sur les populations tremblantes, et que le monde se sentit abandonné de Dieu.
Je veux dire du Dieu de l'Église. Les dieux de la forêt, de la lande ou de la fontaine, reprenaient force. Contraint, le jour, d'adorer ce qu'on détestait, ou de répéter du latin, la nuit on rentrait dans la vie. Le cœur serré et l'esprit contracté se détendaient vers la nature.
Mais ces âmes de serfs, déformées de leurs chaînes, même alors restaient fort bizarres. La nature leur semblait charmée. «Pourquoi, dit-on à un berger, ton grand amour de la prairie?—Le diable prit la figure d'un veau quand il voulut plaire à ma mère.» Une femme possédée retournait toutes les pierres: «Ces pauvres pierres, dit-elle, furent si longtemps sur un côté, qu'elles prient de les tourner sur l'autre.»
Cette femme donne aux pierres la vraie pensée de l'homme. Comme Ézéchiel, qui coucha des années sur le même côté, le peuple, rendu de lassitude, ne voulait que se retourner. La règle du sabbat, c'est que tout serait fait à rebours, à l'envers.
Mais décrivons d'abord la scène.
On s'assemblait de préférence autour d'une pierre druidique, sur quelque grande lande. Une musique étrange, «surtout de certaines clochettes, y chatouillait» les nerfs, peut-être à la manière des vibrations pénétrantes de l'harmonica. Nombre de torches résineuses, qui couraient çà et là, jetaient une lumière jaune, en opposition aux brasiers de flamme rouge. Ajoutez une lumière bleue qui ne semblait pas de ce monde. Ces sons et ces lueurs troublaient l'esprit, transfiguraient la mouvante réalité, les ombres qui allaient et venaient, les démons dans leurs peaux de boucs. «Les hommes y devenaient des bêtes et les bêtes y parlaient.»
Une colonne de vapeur fantastique divisait la scène, et faisait un demi-rideau. «Derrière trônait le Diable, en figure ténébreuse qui ne veut être vue clairement. Ce qu'on y distinguait le mieux, c'étaient les attributs virils du dieu Priape, dont il avait les cornes et le velu, étant couvert d'une peau de bouc noir. Il faisait grand'peur aux nouveaux venus, aux enfants qu'on amenait. À cela près, le Diable (en France) est plus burlesque que terrible. Parfois, espiègle, on le voyait sauter du fond d'une grande cruche. Aux deux cornes du Priape antique dont son chef était décoré, on en ajoutait volontiers une troisième, qui était une lanterne pâle. Et, pour que ce seigneur des serfs ne cédât en rien aux autres seigneurs, pour qu'il fût aussi un monsieur, ses cornes honorablement étaient surmontées d'un chapeau.
L'esprit des vieux noëls et la gaieté rustique étaient dans tout cela. Ce peuple, dans ce court moment de liberté, jouait ses tyrans, se jouait lui-même. Le sabbat était une farce violente, en quatre ou cinq actes, où il se régalait de la contrefaçon hardie de son cruel tyran, l'Église, et de son vampire féodal.
Tout était-il critique? y avait-il un culte positif? et le Diable, en effet, était-il vraiment Dieu, père et roi de cette foule? Je ne vois pas cela clairement. Quoi qu'en disent les juges, sa primatie est bien plus apparente que réelle. Il semble moins une divinité vivante qu'un symbole émancipateur. Un mannequin, un arbre, un tronc sans branche, faisait souvent ce rôle, et il suffisait d'un Satan de bois.
On avait si cruellement abusé de l'idée de paternité et de divinité, que le serf n'avait nulle tendance à la reproduire au sabbat. La fraternité seule y dominait visiblement. Une fraternité, il est vrai, barbare et sensuelle, un grossier communisme.
Ce communisme, du reste, n'était guère plus au sabbat qu'ailleurs; il était partout. Les serviteurs mêmes du château vivaient pêle-mêle entassés dans les galetas. Les communs succédèrent, où tout était mêlé encore. Le logis à part ne commence que fort tard, et par la mansarde, c'est-à-dire sous Louis XIV.
Pour les serfs ruraux, l'intérêt du maître n'était pas de les isoler par familles, mais de les tenir réunis en une villa ou vaste métairie où un seul toit abritait, avec les bêtes, une tribu de même sang, un cousinage ou parentage d'une centaine de personnes. Quoique parents, le maître les considérait comme simples associés, et pouvait à chaque décès reprendre les profits de tous. De famille ou mariage qui eût autorisé l'hérédité, il ne daignait s'en informer. La famille pour lui, c'était cette masse de gens qui mangeaient «à un pain et à un pot,» qui levaient et couchaient ensemble.
L'Église cependant exigeait le mariage. Mais c'était une dérision. Pendant que le prêtre faisait sonner haut le sacrement, multipliait les empêchements et les difficultés de parenté, il absolvait, faisait communier le baron, dont le premier droit était le mépris du sacrement. Je parle du Droit du seigneur (si impudemment nié de nos jours). L'exigeait-il lui-même? Qu'importe? Forcée de monter au château pour offrir le denier ou le plat de noces (V. Grimm et toutes les coutumes), la mariée, dédaignée du seigneur, était le jouet des pages.
Faut-il s'étonner, après cela, de cette dérision universelle du mariage, qui est le fond de nos vieilles mœurs? L'Église n'en tenait compte, ne le faisant pas respecter. La noblesse n'avait d'autre roman que l'adultère, ni les bourgeois d'autre sujet de fabliau. Le serf n'y songeait même pas, mais il tenait beaucoup à la famille, à cette grande famille ou cousinage où tout était à peu près commun. Il n'était jaloux que de l'étranger.
Le sabbat du Moyen âge, réunion peu nombreuse, n'était souvent que l'assemblée d'un parentage. On ne se fiait guère aux voisins, et on ne les eût pas admis à la complication de ces orgies de révolte. Cela aide à comprendre l'extrême liberté qui y régnait. Tout semblait permis en famille.
Premier acte. Dérision du mariage et contrefaçon du Droit du seigneur, tout à fait semblable, du reste, au début des orgies de Bacchus et de Priape. La nouvelle mariée s'offrait au Diable, qui l'épousait pour l'assemblée. On la faisait reine du sabbat.
Autre comédie. Les enfants, les simples, qu'on amenait pour la première fois, et qui étaient fort effrayés, rendaient hommage au seigneur Diable. Mais tout, au sabbat, devait se faire à rebours, à l'envers. Donc on les contraignait à faire hommage la tête en bas, les pieds en l'air et en tournant le dos.
L'osclage, le baiser du vassal au seigneur, ou du novice au supérieur, qui symbolisait l'offrande de la personne, devait se faire aussi à rebours, au dos du Diable, lequel, en retour, étonnait parfois le tremblant récipiendiaire en lui soufflant l'esprit par une dérision indécente dont on riait beaucoup. Puis il lui remettait une gaule pour bâton pastoral, et lui disait: «Pais mes ouailles.» Et l'ouaille était un crapaud proprement habillé de vert.
Deuxième acte. Tout ceci n'était que pour rire. Mais voici le solide. Ce peuple famélique, jeûnant presque toujours, chose rare, ce jour-là, il mangeait. Ceci n'était pas le moindre des miracles du Diable. Il n'y avait aucun couteau sur la table, de peur que le repas ne fût ensanglanté. Avant les danses, on avait soin de renvoyer les enfants, en leur enjoignant d'aller paître les crapauds au ruisseau voisin.
Ces danses, vives, violentes, étaient le prélude de la fameuse ronde du sabbat, qui, de tous ces couples, emportés dans un tourbillon, faisait un élément, une force aveugle. Ils tournaient dos à dos, les bras en arrière, sans se voir, ne regardant que la nuit, la fumée, le brouillard de la prairie fuyante. Bientôt personne ne connaissait plus son voisin, ni soi-même. Par moments, les dos se touchaient, se heurtaient de façon rustique. On ne se sentait que dans l'ensemble, et comme membre du grand corps, confus, haletant, qui tourbillonnait.
Troisième acte. Cette unité brutale, confuse et de vertige, en préparait une autre. La société communiait. Et de quoi? Non pas de Dieu, mais d'elle-même. Elle se mangeait, et était son hostie. C'est la donnée de toutes les sociétés secrètes du Moyen âge, fondées sur la fraternité, en haine de la paternité.
Mais comment se mangeait-elle? Les juges font semblant de croire que c'était au sens propre. Il est trop évident que des réunions si fréquentes, qui se renouvelèrent pendant des siècles, ne mangeaient pas de chair humaine.
La chair dont on communiait était (fictivement) celle d'un enfant de la société et de son dernier mort.
La cérémonie, du reste, était gaie et combinée pour faire rire la foule, pour venger le peuple du prodigieux ennui des offices dont on l'assommait. C'était la messe à l'envers, la messe noire. Le célébrant, à l'élévation, se tenait la tête en bas, les pieds en l'air, avec une hostie de dérision, une rave noire, qu'il mangeait lui-même.
Il y avait là beaucoup de jongleries. Des diables agiles sautaient à travers les flammes, montrant aux nouveaux venus stupéfiés comment il fallait mépriser les feux d'enfer.
Les sorcières de profession effrayaient les simples. Elles baptisaient un crapaud, l'habillaient comme un enfant, et, après cette espèce d'adoption, ces tendres mères simulaient l'infanticide, en attaquant, démembrant l'animal avec les dents. Elles lui coupaient la tête avec un couteau, en roulant les yeux effroyablement, défiant le ciel, et lui disant: «Ah! Philippe, si je te tenais!...»
Quatrième acte. Dieu ne répondant pas au défi par la foudre, on le croyait vaincu, anéanti. Toutes les lois que l'Église imposait en son nom semblaient avoir péri, spécialement celles qui troublaient le plus la famille rustique, les empêchements canoniques de mariages entre parents. Le paysan n'aime que les siens, point du tout l'étrangère. Sous ce rapport, il garde l'esprit des tribus primitives. Il préfère sa parente, et s'il y a quelque bien, il désire qu'il reste en famille. Dès l'enfance, la petite femme qu'il a en vue, c'est la compagne des premiers jeux, la cousine, la nièce, parfois la jeune tante. L'Église, qui interdisait la cousine au sixième degré, était directement hostile aux attractions naturelles. Dans la liberté du sabbat, on y revenait violemment, avec fureur. Le cousinage équivalait au mariage, et la petite société, dans un mélange aveugle, cherchait sa communion dernière, son rêve absolu d'unité.
Est-il vrai que le frère s'unit même à la sœur, comme en Égypte, à Sparte et à Athènes? Il est difficile de savoir si le fait est réel, ou une de ces fables répétées tant de fois pour donner l'horreur des sociétés secrètes.
Cinquième acte. Au départ de la foule, la clôture du sabbat se faisait par la mort du Diable. Lui, aussi, il devait périr. Habilement, il s'escamotait, laissait tomber au feu sa peau de bouc, et semblait s'évanouir aux flammes.
La foule s'écoulait, les lumières s'éteignaient. Sur la lande redevenue solitaire, tout semblant détruit, et Satan et Dieu, la sorcière restait victorieuse, et seule se faisait son sabbat réservé.
Seule? Elle l'était toujours, sans époux, sans famille. Objet d'horreur pour tous, et faisant peur à tous, même aux affiliés du sabbat, qui eût voulu en approcher? Et elle-même à qui se fût-elle confiée? À qui eût-elle voulu transmettre ses dangereux secrets? Son fils, enfant sans père, était le seul à qui elle se livrât. Contre la haine universelle du monde et cet accablement de malédiction monstrueuse, elle opposait un monstrueux amour. C'était celui du mage d'Orient; il ne se renouvelait qu'en épousant sa mère. De même, disait-on, pour perpétuer la sorcière, il fallait ce mystère impie. À ce moment douteux où pâlissent les dernières étoiles, la mère et son jeune hibou, élixir de malice, accomplissaient leur triste fête. La lune fuyait ou se cachait.
Ces sauvages horreurs, si elles furent réelles, semblaient avoir disparu au XVIe siècle. Je vois, au XVIIe, des familles régulières de sorciers, pères, mères, fils, filles. Ils rentrent dans la classe des hommes. Le Diable n'y perd rien. Et l'impiété peut-être augmente. Si le fils n'est plus un monstre d'amour, il l'est souvent de haine, d'horrible ingratitude et de perfidie. Il n'est pas rare, dans les procès, de voir l'enfant, gagné, corrompu par les juges, leur servir d'instrument contre les siens, et parfois faire brûler sa mère.
Au sabbat, comme ailleurs, l'intérêt domine tout. C'est l'avénement de l'argent. Satan ne se contente plus de sa rude pierre druidique, il prend un trône doré. Les sorcières, sous leurs haillons, apportent au banquet de la vaisselle d'argent. Il n'est pas jusqu'aux crapauds qui ne deviennent élégants; j'en vois qui, comme de petits seigneurs, sont vêtus de velours vert.
Le sabbat, pour les sorcières, devenait vraiment une affaire. Elles faisaient payer un droit de présence; elles tiraient amende des absents. Elles vendaient leurs drogues ce qu'elles voulaient à tous ceux qui avaient peur d'elles.
Ce que la cérémonie avait perdu en terreur, en attrait d'imagination, elle le regagnait en plaisanterie. Le burlesque dominait. Au début du premier acte, la personne qui ouvrait le sabbat subissait une ablution très-froide, saisissante, qui devait faire faire mainte amusante grimace. C'était un divertissement dans le genre de Pourceaugnac. On ne peut en douter, d'après l'instrument du supplice, «qui est long d'environ deux pieds, en partie de métal, puis tortillé et sinueux.» L'emploi d'une telle machine est un trait tout moderne. Du reste, ce divertissement était grossier, indécent, mais non impudique. Les enfants y assistaient et n'étaient renvoyés qu'aux danses.
Un point plus grave, c'est le quatrième acte. Les femmes disent unanimement que l'amour des démons leur était pénible, désagréable et douloureux, et qu'elles n'y étaient que victimes. La question capitale de savoir que l'amour diabolique est fécond avait fort occupé le Moyen âge. Peu d'auteurs croient à la fécondité. Nos Français, spécialement Boguet au Jura, Lancre au pays basque, qui ont la plus vaste expérience dans ces contrées où tous allaient au sabbat, affirme que l'amour y était stérile, et «que jamais femme n'en revint enceinte.»
Cela jette un jour triste sur le sabbat de ce temps. Froide, égoïste orgie! L'amour non partagé!... Cela seul aurait dû, ce semble, convertir toutes les femmes, les éloigner. Et, au contraire, elles s'y précipitent toutes.
Pourquoi? Il faut le dire, dans ces grandes misères, hélas! c'est que l'on y mangeait. Les veuves, chargées d'enfants, trouvaient, en les offrant au Diable, un patron large et généreux qui régalait les pauvres avec l'argent des riches.
Les filles y cherchaient les danses. Elles étaient folles surtout des danses moresques, dramatiques, amoureuses.
Si la foi au Diable était faible, si l'imagination tarissait, on y suppléait par d'autres moyens. La pharmacie venait au secours. De tout temps, les sorcières avaient employé les breuvages du trouble et de la folie, les sucs de la belladone, et peut-être du datura, rapporté de l'Asie mineure. Le roi du vertige, l'herbe terrible dont le Vieux de la Montagne tirait le haschich de ses Hassassins, ce fameux Pantagruélion de Rabelais ou, pour dire simplement, le chanvre, fut certainement de bonne heure un puissant agent du sabbat.
À l'époque où nous sommes, l'appât du gain avait conduit les apothicaires à préparer toutes ces drogues. Nous l'apprenons par Leloyer. Ce bonhomme est terrifié de voir que l'on vend maintenant le Diable en bouteilles: «Et plût au ciel, dit-il, qu'il ne fût pas si commun dans le commerce!»
Mot instructif et triste. À partir de cet époque, on recourut de plus en plus à cette brutalité de prendre l'illusion en breuvages, la rêverie en fumigation. Deux nouveaux démons étaient nés: l'alcool et le tabac.
L'alcool arabe, l'eau-de-vie distillée chez nous au XIIIe siècle, et qui, au XVIe, est encore un remède assez cher pour les malades, va se répandre, offrir à tous les tentations de la fausse énergie, la surexcitation barbare, un court moment de furie, la flamme suivie du froid mortel, du vide, de l'aplatissement.
D'autre part, les narcotiques; le pétun ou nicotiane (on l'appelle maintenant le tabac) substitue à la pensée soucieuse l'indifférente rêverie, fait oublier les maux, mais oublier les remèdes. Il fait onduler la vie, comme la fumée légère dont la spirale monte et s'évanouit au hasard. Vaine vapeur où se fond l'homme, insouciant de lui-même, des autres, de toute affection.
Deux ennemis de l'amour, deux démons de la solitude, antipathiques aux rapprochements sociaux, funestes à la génération. L'homme qui fume n'a que faire de la femme; son amour, c'est cette fumée où le meilleur de lui s'en va. Veuf dans le mariage même, qu'il le fuie, il fera mieux.
Cet isolement fatal commence précisément avec le XVIIe siècle, à l'apparition du tabac. Nos marins de Bayonne et de Saint-Jean-de-Luz, qui l'apportaient à bon marché, se mirent à fumer sans mesure, trois et quatre fois par jour. Leur insouciance naturelle en fut étrangement augmentée. Ils restaient à part des femmes, et elles s'éloignaient encore plus. Dès le début de cette drogue, on put prévoir son effet. Elle a supprimé le baiser.
Les jolies femmes de Bayonne, fières, hardies, cyniques, déclaraient au juge Lancre que cette infâme habitude des hommes leur faisait quitter la famille et les rejetait vers le sabbat, disant, en femmes de marins: «Mieux vaut le derrière du Diable que la bouche de nos maris.»
Ceci en 1610. Date fatale qui ouvre les routes où l'homme et la femme iront divergents.
Si celle-ci est solitaire, dépourvue du soutien de l'homme, je crains pour elle un amant. C'est ce consolateur sauvage, ce mari de feu et de glace, le démon des spiritueux. C'est lui qui, de plus en plus, sera le vrai roi du sabbat.
Cela rendra, dans quelque temps, le sabbat même inutile. La sorcière, en son grenier, seule avec le diable liquide qui la brûle et qui la trouble, se fera la folle orgie, toutes les hontes du sabbat.
Les femmes, dans tout le Nord, ont cédé aux spiritueux. Et les hommes partout au tabac. Deux déserts et deux solitudes. Des nations, des races entières, se sont déjà affaissées, perdues dans ce gouffre muet, dont le fond est l'indifférence au plaisir générateur et l'anéantissement de l'amour.
En vain les femmes de nos jours se sont tristement soumises pour ramener l'homme à elles. Elles ont subi le tabac et enduré le fumeur, qui leur est antipathique. Lâche faiblesse et inutile. Ne voient-elles donc pas que cet homme, si parfaitement satisfait de son insipide plaisir, ne peut, ne veut guère? Le Turc a fermé son harem. Laissez que celui-ci de même s'en aille par le sentier où nos aînés d'Orient nous ont précédés dans la mort.