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Histoire de France 1661-1690 (Volume 15/19)

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The Project Gutenberg eBook of Histoire de France 1661-1690 (Volume 15/19)

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Title: Histoire de France 1661-1690 (Volume 15/19)

Author: Jules Michelet

Release date: June 1, 2012 [eBook #39877]

Language: French

Credits: Produced by Mireille Harmelin, Christine P. Travers and
the Online Distributed Proofreading Team at
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de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE DE FRANCE 1661-1690 (VOLUME 15/19) ***

HISTOIRE
DE FRANCE

PAR

J. MICHELET

NOUVELLE ÉDITION, REVUE ET AUGMENTÉE

TOME QUINZIÈME

PARIS
LIBRAIRIE INTERNATIONALE
A. LACROIX & Ce, ÉDITEURS
13, rue du Faubourg-Montmartre, 13

1877
Tous droits de traduction et de reproduction réservés

HISTOIRE
DE FRANCE

PRÉFACE

Je fais une histoire générale et non celle d'un règne. Il m'a fallu resserrer en un volume la période qui s'étend de 1661 à 1690, période énormément chargée de faits et d'événements, d'actes religieux et politiques, d'œuvres littéraires. Forcé d'abréger ou d'omettre une infinité de détails, j'ai d'autant plus sérieusement examiné, pesé leur importance relative. L'histoire ne doit pas dire seulement des choses vraies, mais les dire dans la vraie mesure, ne pas les mettre toutes à la fois sur le premier plan, ne pas subordonner les grandes en exagérant les petites.

Appréciation difficile, en ce que les contemporains l'aident fort peu. Au contraire, ils travaillent tous à nous tromper en cela. Chacun, dans ses Mémoires, ne manque pas de mettre en saillie sa petite importance, telle chose secondaire, qu'il a vue, sue ou faite.

Nous-mêmes, élevés tous dans la littérature et l'histoire de ce temps, les ayant connues de bonne heure, avant toute critique, nous gardons des préjugés de sentiment sur telle œuvre ou tel acte dont la première impression s'est liée à nos souvenirs d'enfance. Nous savons beaucoup de choses, mais fort inégalement. Tel détail est pour nous énorme, et tel grand fait, appris plus tard, nous semble insignifiant. Nous sommes contrariés et désorientés quand notre histoire, nos anecdotes, certains mots de prédilection, établis dans notre mémoire depuis longues années, sont réduits à leur valeur par l'histoire sérieuse. Les on dit, par exemple, d'une dame de province, qui voit bien peu Versailles et le colore de son charmant esprit, nous sont restés agréables et chers, bien plus que les récits de ceux qui y vivaient, qui voyaient et jugeaient; je parle des courageux Mémoires de la grande Mademoiselle et de Madame, mère du Régent.

C'est une œuvre virile d'historien de résister ainsi à ses propres préjugés d'enfance, à ceux de ses lecteurs, et enfin aux illusions que les contemporains eux-mêmes ont consacrées. Il lui faut une certaine force pour marcher ferme à travers tout cela, en écartant les vaines ombres, en fondant, ou rejetant même, nombre de vérités minimes qui encombreraient la voie. Mais s'il se garde ainsi, il a pour récompense de voir surgir de l'océan confus la chaîne des grandes causes vivantes.

Connaissance généralement refusée aux contemporains qui ont vu jour par jour, et qui, trop près des choses, se sont souvent aveuglés du détail. Ils ont vu les victoires, les fêtes, les événements officiels, fort rarement senti la sourde circulation de la vie, certain travail latent qui pourtant un matin éclate avec la force souveraine des révolutions et change le monde.


La grande prétention de ce règne est d'être un règne politique. Nos modernes ont le tort de le prendre au mot là-dessus. Le grand fatras diplomatique et administratif leur impose trop. Une étude attentive montre qu'au fond, dans les classes les plus importantes, la religion prima la politique. Sous ce rapport, le règne de Louis XIV, même en son meilleur temps, est une réaction après l'indifférence absolue de Mazarin et les hardiesses de la Fronde.

La papauté remonta sous ce règne. Elle était fort déchue et un peu oubliée. Ranke l'a remarqué. Actif et influent au traité de Vervins (1598), le pape est simple spectateur, non demandé, non consulté, au traité de Westphalie (1648), et n'assiste même plus au traité des Pyrénées (1659); Mazarin lui ferme la porte. Louis XIV lui rend de l'importance. Comme évêque des évêques, le roi toujours regarde Rome; tantôt pour, tantôt contre, il s'en occupe toujours. Sous les formes hautaines d'une demi-rébellion, le roi la sert dans le point désiré, demandé cent ans par l'Église, et frappe le grand coup d'État manqué à la Saint-Barthélemy.


La place que la Révolution occupe dans le XVIIIe siècle est remplie dans le XVIIe par la Révocation de l'édit de Nantes, l'émigration des protestants et la Révolution d'Angleterre, qui en fut le contre-coup.

Tout le siècle gravite vers la Révocation. De proche en proche on peut la voir venir. Dès la mort d'Henri IV, la France s'y achemine. Elle ne succède à l'Espagne qu'en marchant dans les mêmes voies. Ni Richelieu ni Colbert n'en peuvent dévier. Ils ne règnent qu'en obéissant à cette fatalité et descendant cette pente.

La conquête de quelques provinces qui tôt ou tard nous venaient d'elles-mêmes, l'établissement d'un Bourbon en Espagne qui ne servit en rien la France, ce n'est pas là le grand objet du siècle.—La centralisation, si impuissante encore, un majestueux entassement d'ordonnances (mal exécutées) n'est pas non plus ce grand objet.—Encore bien moins les petites querelles intérieures du Catholicisme. Dès 1668, le Jansénisme apparaît une impasse, une opposition volontairement impuissante, beaucoup de bruit pour rien. La clameur gallicane s'apaise encore plus aisément. Cette fière Église, Bossuet en tête, au premier changement du roi, fait amende honorable à Rome, se montrant ce qu'elle est, la servante de la royauté, rien qu'une ombre d'Église qui s'humilie devant une ombre.

La Révocation n'est nullement une affaire de parole. C'est une lourde réalité, matériellement immense (effroyable moralement).

L'émigration fut-elle moindre que celle de 1793? je n'en sais rien. Celle de 1685 fut très-probablement de trois ou quatre cent mille personnes. Quoi qu'il en soit, il y a une grosse différence. La France, à celle de 93, perdit les oisifs, et à l'autre les travailleurs.

La Terreur de 93 frappa l'individu, et chacun craignit pour sa vie. La Terreur de la Dragonnade frappa au cœur et dans l'honneur; on craignit pour les siens. Les plus vaillants ne s'attendaient pas à cela, et défaillirent. C'est la plus grave atteinte aux religions de la Famille qui ait été osée jamais. Elle eut l'aspect, étrange et inouï, d'une jacquerie militaire ordonnée par l'autorité, d'une guerre en pleine paix contre les femmes et les enfants.

Les suites en furent choquantes. Le niveau général de la moralité publique sembla baisser. Le contrôle mutuel des deux partis n'existant plus, l'hypocrisie ne fut plus nécessaire; le dessous des mœurs apparut. Cette succession immense d'hommes vivants, qui s'ouvrit tout à coup, fut une proie. Le roi jeta par les fenêtres; on se battit pour ramasser. Scène ignoble. Ce qui resta, dura pour tout un siècle, c'est l'existence d'un peuple d'îlotes (guère moins d'un million d'hommes) vivant sous la Terreur, sous la Loi des suspects.


Le déplorable dénoûment du règne de Louis XIV ne peut cependant nous faire oublier ce que la société, la civilisation d'alors, avaient eu de beau et de grand.

Il faut le reconnaître. Dans la fantasmagorie de ce règne, la plus imposante qui ait surpris l'Europe, depuis la solide grandeur de l'empire romain, tout n'était pas illusion. Nul doute qu'il n'y ait eu là une harmonie qui ne s'est guère vue avant ou après. Elle fit l'ascendant singulier de cette puissance qui ne fut pas seulement redoutée, mais autorisée, imitée. Rare hommage que n'ont obtenu nullement les grandes tyrannies militaires.

Elle subsiste, cette autorité, continuée dans l'éducation et la société par la grâce, par le caractère lumineux d'une littérature aimable et tout humaine. Tous commencent par elle. Beaucoup ne la dépassent pas. Que de temps j'y ai mis! Les trente années que je resserre ici m'ont, je crois, coûté trente années.

Non que j'y aie travaillé tout ce temps-là de suite. Mais, dès mon enfance et toute ma vie, je me suis occupé du règne de Louis XIV. Ce n'est pas qu'il y ait alors grande invention, si l'on songe à la petite Grèce (ce miracle d'énergie féconde), à la magnifique Italie, au nerveux et puissant XVIe siècle. Mais que voulez-vous? C'est une harmonie. Ces gens-là se croyaient un monde complet, et ignoraient le reste. Il en est résulté quelque chose d'agréable et de suave, qui a aussi une grandeur relative.

J'étais tout jeune que je lisais cet honnête Boileau, ce mélodieux Racine; j'apprenais la fanfare, peu diversifiée, de Bossuet. Corneille, Pascal, Molière, La Fontaine, étaient mes maîtres. La seule chose qui m'avertit et me fit chercher ailleurs, c'est que ces très-grands écrivains achèvent plutôt qu'ils ne commencent. Leur originalité (pour la plupart du moins) est d'amener à une forme exquise, des choses infiniment plus grandioses de l'Antiquité et de la Renaissance.

Rien chez eux qui atteigne la hauteur colossale du drame grec, de Dante, de Shakespeare ou de Rabelais.


On a très-justement vanté le caractère littéraire de l'administration d'alors. Ses actes ont une élégance de style, une noblesse peu communes. Tels diplomates écrivent comme madame de Sévigné. Tout cela est plein d'intérêt, et je ne m'étonne pas de l'admiration passionnée avec laquelle mes amis ont publié ces documents. La valeur en est très-réelle. Toutefois ne l'exagérons pas. Derrière cette pyramide superbe des ordonnances de Colbert, derrière cette diplomatie si vivante et si amusante de Lyonne, etc., il y a bien autre chose, une puissance supérieure et souvent contraire,—le maître même, son tempérament, son action personnelle qui, par moments, se jette, brusque, sans ménagements, tout au travers des idées de Colbert, n'en tient compte, parfois même semble les ignorer. Exemple (1668): au moment où le ministre organise laborieusement son grand système commercial et industriel, le roi, bien au-dessus de ces basses idées mercantiles, écrit en Angleterre, comme un Alexandre le Grand, que, «si les Anglais se contentent d'être les marchands de la terre et de le laisser conquérir, on s'arrangera aisément. Du commerce du monde, les trois quarts aux Anglais et un quart à la France,» etc. (Négoc. de la succ. d'Esp., Mignet, III, 63.)

On dira qu'il voulait tromper, amuser les Anglais. Erreur. Ce n'est point une ruse. Et ce n'est une boutade. Sa conduite y est conséquente.

Leibnitz, jeune et crédule en 1672, s'imagine que le roi est un politique, qu'on peut le détourner de sa guerre de Hollande par la facilité de conquérir en Orient. Il ne sait pas, ou ne veut pas savoir ce que le roi et Louvois avaient dit: «C'est une guerre religieuse.» Si elle eût réussi, elle commençait la croisade générale d'Angleterre et d'Europe qu'espérait l'Église de France.


La publication de la Correspondance administrative nous a rendu un grand service. Ce n'est qu'un spécimen (4,000 pages in-4o). Les matières les plus vastes y sont réduites à quelques pièces. La grande affaire du siècle, celle des protestants et de la Révocation, n'y occupe que peu de pages. Les introductions sommaires de l'éditeur, M. Depping, sont loin de suppléer à la prodigieuse quantité de pièces qu'il a écartées. Cependant du peu qu'il donne on tire de grandes lumières. Pour la première fois, on a vu le dessous, on a pu passer derrière cette colossale machine de Marly qui imposait tellement par l'immensité de ses rouages. La machine, vue ainsi, reste grande, certainement, mais plus grossière qu'on n'aurait cru. Ce sont d'énormes roues en bois, mal engrenées, dont les frottements sont fort pénibles, qui gémit, qui crie, grince, qui souvent tournerait à rebours si on n'y avait la main. Il faut qu'à chaque instant elle intervienne, cette main humaine, pour rajuster, refaire, faciliter, pour forcer un obstacle qui arrêterait. On voit même que, de temps en temps, il y a des parties de la machine qui ne vont plus; ou, si elles vont, c'est qu'elles sont poussées, et quelqu'un travaille à leur place. Le grand machinateur Colbert, à chaque instant, se fait machine et roue. On souffre, on peine à voir que généralement, sous cette vaine montre d'une mécanique impuissante, l'agent réel c'est un homme vivant.

Vu par devant et à bonne distance, cela fonctionne avec des effets assez réguliers. On admire. On respecte. On se souvient de Montesquieu, du noble effort de l'homme pour ressembler à Dieu «qui obéit toujours à ce qu'il a ordonné une fois.» De près, c'est autre chose. Rien de général, la loi est peu, l'administration est tout. Dans l'administration même, certaine volonté violente intervient et trouble la règle d'exceptions fantasques. Variations d'autant plus saisissantes qu'elles contrastent avec la pose des grands acteurs, la redoutable gravité de Colbert, la majestueuse immobilité de Louis XIV. Du centre immobile, ou cru tel, par l'irrégularité. Le gouvernail, dans la main de Colbert, sous la main supérieure, à chaque instant gauchit. C'est bien pis, après lui. Dès que le grand administrateur a disparu, l'administration, déjà surchargée, va s'emmêlant de plus en plus, elle tombe au détail des rapports individuels, dans la surprenante entreprise de diriger la France, homme par homme, diriger non-seulement la conduite, mais l'âme, la forcer de faire son salut.

Qui tient trop, ne tient rien. Les grands objets échappent. On a trop à faire des petits. Les mœurs de telle religieuse, ou telle élection de couvent occupent plus que la paix de Ryswick. La succession d'Espagne est une affaire: mais combien secondaire devant celle du quiétisme! Le testament de Charles II ne tient pas plus de place dans les pensées du roi de France que la réforme de Saint-Cyr et ses dames cloîtrées malgré elles, que le mortel combat de Bossuet et de Fénelon pour madame de la Maisonfort.


Il faut des procédés très-divers pour étudier ce règne. Une fine interprétation est nécessaire pour lire certains mémoires. Mais, généralement, c'est par une méthode simple, forte, disons mieux, grossière, qu'on peut comprendre la matérialité du temps. Ne vous y trompez pas. Il s'agit, avant tout, d'un homme, d'importance énorme, j'allais dire unique, qui, dans les choses décisives, tranche, selon son humeur et son tempérament variable. Avec toute cette masse de documents politiques, on se tromperait à chaque instant, si l'on n'avait une boussole dans l'histoire minutieuse et datée attentivement des révolutions de la cour, mieux encore, dans le livre d'or où, mois par mois, nous pouvons étudier la santé de Louis XIV, racontée par ses médecins, MM. Vallot, d'Acquin et Fagon.

L'immutabilité de la santé du roi est une fable ridicule. Il faut en croire ces docteurs qui l'ont connu toute sa vie, et non pas Saint-Simon, qui ne l'a vu que dans ses dernières années où il était ossifié et ne changeait plus guère.

Nous sommes maintenant si cultivés, si raffinés, que nous revenons difficilement à l'intelligence de cette robuste matérialité de l'incarnation monarchique. Ce n'est plus dans notre Europe actuelle, c'est au Thibet et chez le grand Lama qu'il faut étudier cela. Du moins pénétrons-nous du journal des médecins, livre admirable, dont le positif intrépide n'atténue pas l'adoration. Le roi, de page en page, est purgé et chanté. Imbibons-nous encore de la légende de Dangeau, si scrupuleux, si ponctuel à noter cette vie divine en tous ses accidents. Élevons-nous, si nous pouvons, aux amours extatiques de Lauzun pour son maître, lorsque disgracié il jure de ne plus se raser. Mieux encore, comprenons les dévotions de La Feuillade, qui, de sa statue, fit chapelle, voulut y mettre un luminaire. La Madone était détrônée.

Voilà nos maîtres. Eux seuls font bien comprendre le règne de Louis XIV.


Ce qui donne une idée bien forte de l'ascendant de terreur qu'exerçait ce Dieu en Europe, c'est la multitude de faits qu'on n'ose écrire pendant longtemps, même hors de France, et qui ne se révèlent que fort tard, vers la fin du règne. Les souvenirs de la Fronde, qui l'avait fait fuir de Paris, lui rendaient la presse odieuse. Il la ménagea peu. Les faiseurs de brochures furent poursuivis à mort. En 94, l'imprimeur d'un pamphlet est pendu, sans procès, sur un simple ordre du lieutenant de police, et le relieur même est pendu. Nombre de personnes, pour la même affaire, sont mises à la question et meurent à la Bastille.

On savait que le roi avait les bras longs hors de France, et faisait enlever en pays neutres les gens qui parlaient mal ou qui agissaient contre lui. L'enlèvement de Marcilly en Suisse effraya tout le monde. Celui du patriarche arménien Avedyk n'eut pas un moindre effet. On se contait tout bas, portes fermées, le mystère du Masque de fer. La fameuse cage de Saint-Michel, où Louis XI enferma La Balue, fut occupée sous Louis XIV par l'auteur d'un pamphlet contre l'archevêque de Reims.

Non moins grande était la terreur à la cour et tout près du roi.

J'ai dit l'anxiété où fut Madame (Henriette) pour certaines choses imprudentes qui lui étaient échappées, et comment on abusa de sa peur. Cette timidité générale rend l'histoire de la cour obscure. La grande Mademoiselle, et Madame, mère du Régent, ont seules leur franc parler. Saint-Simon vient très-tard; on a tort de le citer pour les commencements.

Comment remplir les graves lacunes que les mémoires nous laissent? Nullement avec les romanciers, anecdotiers, les Bussy, les Varillas. Nullement avec les pamphlétaires; le peu qu'ils ont de vrai est mêlé de beaucoup de faux. Il faut patiemment recueillir, rapprocher les lueurs sérieuses que l'histoire littéraire et les correspondances politiques donnent sur l'histoire intérieure de la cour. Il faut surtout dater les moindres faits par mois, par jour, autant qu'on peut. Le seul rapport de date peut aider à trouver le rapport de causalité. Ce qui précède dans le temps n'est pas toujours une cause, mais à coup sûr ce n'est pas un effet. Voilà déjà une connaissance négative, qui toutefois ouvre souvent un jour inattendu.


Ce qui domine, au reste, toute méthode, toute critique, ce qui me semble le point de vue supérieur et essentiel, c'est ce que j'ai dit tout à l'heure pour un des aspects de ce temps, et qui est vrai pour tous: c'est qu'à l'exception de la machine bureaucratique, qui est sa création propre, il achève et finit beaucoup de choses, mais n'en commence aucune.

Louis XIV enterre un monde. Comme son palais de Versailles, il regarde le couchant. Après un court moment d'espoir (1661-1666), les cinquante ans qui suivent ont l'effet général du grand parc tristement doré en octobre et novembre à la tombée des feuilles. Les vrais génies d'alors, même en naissant, ne sont pas jeunes, et, quoi qu'ils fassent, ils souffrent de l'impuissance générale. La tristesse est partout, dans les monuments, dans les caractères; âpre dans Pascal, dans Colbert, suave en Madame Henriette, en La Fontaine, Racine et Fénelon. La sécurité triomphale qu'affiche Bossuet n'empêche pas le siècle de sentir qu'il a usé ses forces dans des questions surannées. Tous ont affirmé fort et ferme, mais un peu plus qu'ils ne croyaient. Ils ont tâché de croire et y sont parvenus, à la rigueur, non sans fatigue. Cet attribut divin (commun au XVIe siècle), à pas un n'est resté: La Joie! La joie, le rire des Dieux, comme on l'entendit à la Renaissance, celui des héros, des grands inventeurs, qui voyaient commencer un monde, on ne l'entend plus depuis Galilée. Le plus fort du temps, son puissant comique, Molière, meurt de mélancolie.


Le siècle qui va suivre Louis XIV ne sera ni protestant ni catholique. Les deux esprits en lutte au XVIIe, ayant fait leur suprême effort, dès lors produiront peu dans la sphère religieuse.

Rome, dès 1607, sur le conseil de saint François de Sales, défendit la spéculation, la discussion se réfugia dans le silence. Le réformateur Saint-Cyran, sincère et vrai prophète, prédit que sa réforme ne servirait de rien. Le génie catholique suivit sa voie intime dans la Direction (casuistique ou quiétiste), voie sinueuse, obscure, mais illuminée à la fin par le duel de Bossuet et de Fénelon.

Le génie protestant, théologico-politique, à travers les hommes et les révolutions, eut sa transformation dans Milton, Sidney, Jurieu, Locke et la constitution de 1688. Heureux événement pour toute religion. Car la liberté politique qui garde les autres libertés, celle surtout de l'âme religieuse, permet seule à cette âme de chercher librement son Dieu.

Donc, ainsi qu'un fruit mûr, rejetant une à une ses enveloppes, finit par dévoiler son noyau intérieur, ce siècle, vers la fin, révèle le fond mystérieux que les deux grands partis couvaient.—L'un aboutit à la dispute sur la direction mystique, la minorité éternelle de l'âme et la mort de la volonté.—Et l'autre, se posant en face, donne l'appel à la volonté, le dogme du contrat social et la déclaration des droits.


Cet appel à la volonté, nos protestants le firent en 1689. Ils réclamèrent les États généraux. Les Lettres de Jurieu, les Soupirs de la France esclave, ces livres qui feront toujours vibrer les cœurs, n'ont pas un autre sens. On y dit que la résolution épouvantable d'une telle amputation ne pouvait pas se prendre sans savoir de la France si elle voulait être ainsi mutilée. On y dit qu'il ne s'agit pas seulement de faire rentrer les protestants, mais de délivrer les catholiques et de rendre à la nation la disposition de ses destinées.

Grande et notable différence entre les deux émigrations. L'émigré royaliste, le Vendéen de 93, dans leurs vaillants efforts, que rapportaient-ils? Rien du tout. Rien que nos vieilles misères. Le despotisme usé. L'émigré protestant, s'il eût eu ici un écho, s'il n'eût été dispersé dans l'Europe par la jalousie des puissances, eût rapporté la délivrance commune.

Ce qu'il ne fit pour sa patrie, du moins il aida puissamment à le faire pour le monde. La folie des prophètes qui réalisent à force de prédire, le Mirabeau d'alors, Jurieu, la savante épée de Schomberg, et, ce qui est bien plus, le brûlant dévouement des nôtres, tout cela contribua directement et indirectement à la glorieuse révolution anglaise.

Je prie mes amis d'Angleterre de me permettre d'y insister un peu. Car ce point a été trop légèrement indiqué par leurs historiens, même par l'illustre et regretté Macaulay. Nos réfugiés donnèrent à Guillaume et leur vie et leur dernier sou pour la croisade des libertés communes. Outre les régiments qu'ils lui firent, ses sept cent trente-six officiers étaient Français. Notre France n'était pas absente au jour où l'Angleterre écrivit le grand mot moderne, le vrai droit divin, le libre contrat.

Et ce droit promulgué dans la mesure prudente d'une nation politique, les nôtres l'universalisèrent pour toute nation dans la généralité philosophique qui le rendait fécond et conduisait à l'appliquer. Dès 1689, Jurieu, contre Bossuet, posa le droit des peuples, en défendant la cause de l'Angleterre devant l'Europe. Locke, comme on sait, n'écrit qu'en 1690. Sidney (antérieur, il est vrai) n'était pas imprimé. Dans la presse, Jurieu le devance.

De même que Leibnitz et Newton trouvèrent en même temps le calcul de l'infini, l'Anglais Sidney et le Français Jurieu, chacun de son côté, formulent le contrat social.

HISTOIRE
DE FRANCE

CHAPITRE PREMIER
LE ROI ET L'EUROPE—FOUQUET—COLBERT
1661

L'Europe data, non sans raison, l'avénement du roi de la mort du ministre (9 mars 1661), et observa curieusement quel serait le début du règne. Le premier acte put en donner l'augure, et faire prévoir la grande révolution qui devait en marquer la fin.

Entre les corps et les députations qui vinrent complimenter le roi, il fit fermer la porte aux ministres protestants, fit chasser de Paris par un exempt le président Vignole, envoyé de leur chambre de Castres. Il leur renouvela la défense de chanter les psaumes même chez eux, supprima leurs colloques, enfin autorisa les enfants à se déclarer contre leurs pères. Les filles de douze ans, les garçons de quatorze, purent se dire catholiques, s'affranchir, élire domicile hors de la maison paternelle. Ordre aux parents de n'y pas mettre obstacle et de pensionner l'enfant converti, quelque part qu'il voulût aller (24 mars).

Trois coups en quinze jours, le dernier très-sensible. Tous les trois étaient demandés d'avance par la dernière Assemblée du clergé, qui avait voté ces demandes dès le 6 octobre (1660) et les remit en mars. Accordé sans difficulté. La banqueroute imminente que Mazarin léguait au roi le rendait fort docile pour un corps si puissant, et le seul riche, celui qu'on pouvait dire le grand propriétaire de France, avec qui il aurait si souvent à négocier!

Le roi, donné de Dieu, était fort impatiemment attendu du clergé. D'autre part, le peuple misérable, excédé des dix-huit années de l'interminable ministre, plaçait un grand espoir de soulagement dans son jeune roi. Il semblait que la France dût rajeunir. Dès le temps de la Fronde, la blonde figure de cet enfant sévère, quand on le mettait à cheval pour un lit de justice, charmait la foule, faisait larmoyer les bonnes femmes, comme celle d'un ange sauveur. Il n'avait pas douze ans, que les visionnaires, Morin, Davenne et autres, lui adressaient leurs rêveries et le nommaient le bras de Dieu.

Plus tard, un demi-fou, un brûlot des Jésuites, l'intime ami du confesseur du roi, Desmarets, le promet aux dames dévotes comme un vengeur suprême qui purgera l'Europe des Turcs, des Huguenots, surtout des Jansénistes.

L'objet de cette grande attente, le roi n'en était nullement étonné. Il était né en plein miracle; il était le miracle même, demandé par son père, consacré par sa mère dans la fondation du Val-de-Grâce, formé, nourri dans cette religion, hors de l'humanité à une distance prodigieuse. Ses Mémoires, écrits (ou du moins copiés) de sa main, témoignent de sa conviction forte, paisible: il croyait Dieu en lui.

Cela ne s'est jamais vu au même degré ni avant ni après. Comment réussit-on à opérer ce vrai miracle d'une foi si robuste, d'un tel culte du moi? Nulle flatterie n'y aurait suffi. Il y fallut une chose, en réalité grande et rare, l'assentiment public et l'universelle espérance.

L'adoration peut faire un sot. Et, d'autre part, le plaisir et l'empressement des femmes pouvaient faire un homme énervé. L'effet fut autre. Il resta judicieux, haut, sec et dur, très-froid. Tout cela lui venant comme chose due, agit peu sur lui. L'orgueil le conserva, dans sa forte médiocrité. Même en ses passions et ses plus grands emportements, au fond, il ne se livrait guère.

Il avait encore une bonne chose pour rester ferme dans sa divinité, une grande ignorance. S'il eût su un peu, il aurait douté. Il eût hésité quelquefois. Mazarin y pourvut. Sauf quelques mots de l'Europe au sujet du mariage, quelques conseils in extremis, il ne lui apprit rien. Il dut se former lui-même, et de ce que plus tard Colbert, Louvois, lui dirent, il ne prit que ce qu'il voulait. De là cette sérénité, cette grâce souveraine qu'il n'eût eues jamais, s'il eût su les obstacles et les difficultés réelles, les frottements de la machine. Dans ses instructions à son fils, il lui conseille de se fier à Dieu, qui agira par lui, de savoir peu, et de trancher.

Mais ce qu'il sut très-bien, grâce à la pénurie où Mazarin l'avait laissé dans son enfance, c'est qu'un roi qui voulait de l'argent devait tenir les clefs de la caisse et se faire son propre intendant. Cela lui donna une grande assiduité au conseil, et pour toute sa vie.

Lorsqu'à la mort de Mazarin les ministres lui demandèrent à qui désormais ils devaient s'adresser, il répondit: «À moi.»

Dans cette déclaration, très-populaire, du roi, tout le monde admira, bénit la grandeur de courage qu'il témoignait en prenant une telle charge. Le surintendant des finances, Fouquet, en rit sous cape, ne croyant pas à sa persévérance, et ne voyant pas derrière lui son mortel ennemi, son successeur Colbert.

Les Colbert offraient le contraste d'une origine fort roturière et de marchands, avec une grande bravoure, le courage militaire et l'intrépidité d'esprit. Colbert eut trois fils tués sur le champ de bataille, ou blessés. Ce courage, dans un des membres de la famille (leur oncle, le conseiller Pussort), tournait à la férocité. Pour le ministre, ceux qui le virent avouent n'avoir rencontré nulle part un homme de tant de cœur, qui eût un caractère si fort, mais si violent.

Un honnête homme était sorti de la plus sale maison de France. Colbert était intendant de Mazarin. Il avait manié ses vols, en gardant les mains nettes, très-probe à l'égard de son maître. Du reste, il n'eut pas du tout la tradition de Mazarin, mais plutôt quelque chose de l'âme de Richelieu, son patron, son idole, et l'unique saint de son calendrier.

Comment prit-il le roi? par deux choses très-simples: 1o en lui donnant dans la main plus d'argent qu'il n'en avait vu de sa vie; 2o en lui persuadant qu'il ferait tout lui-même, lui montrant pièces et chiffres, du moins quelques calculs sommaires, qui lui firent croire qu'il tenait tout.

La fortune de Mazarin, la plus grande qu'un particulier ait jamais faite, était de cent millions d'alors. Il y avait quinze millions en espèces, cachés dans des forteresses. Fouquet n'en dit rien, et Colbert le dit. Le roi, en laissant à la famille la fortune apparente, saisit la fortune cachée, et se trouva un moment le seul riche des rois de l'Europe.

Fouquet se croyait fort. Il était aimé de la reine mère, et il avait gardé sa première place, celle de procureur général au Parlement. Il ne pouvait être jugé que par ses collègues.

Fils d'armateurs bretons, ce jeune homme plein d'esprit et de feu avait apporté aux affaires le génie paternel, les goûts aléatoires des grands joueurs de mer, sur terre hardis pirates. Il comprit tout d'abord le fin du gouvernement d'alors, qui était une exploitation. Prendre peu, c'était hasardeux. Mais, en prenant beaucoup, on pouvait se créer une police qui tiendrait tout, le roi et les ministres même. Police? parlons mieux, amitié avec les grands seigneurs, que lui, Fouquet, aiderait à soutenir leur rang, et qui diraient ce qu'ils verraient ou ce qu'ils auraient entendu. M. de Brancas avait eu de Fouquet 600,000, M. de Richelieu 200,000, M. de Créqui 100,000 livres. La Beauvais, dont les yeux, disons mieux, l'œil unique, eut le premier amour du roi et en qui il avait encore confiance pour ces petites choses de jeunesse, eut aussi 100,000. Combien coûtait à Fouquet le beau Vardes, l'homme le plus couru des belles dames, le mieux posé pour voir, savoir, pour tirer d'elles le secret des maris?

Avec tout cela Fouquet n'était pas fort. Et, s'il se maintint sous Mazarin, malgré Colbert, c'est que Mazarin ne pouvait le prendre qu'en se prenant lui-même, en ouvrant au grand jour le gouffre de la ruine publique. Même après Mazarin, la ruine de Fouquet, effrayant la finance, aurait arrêté la machine. On attendit l'époque principale des rentrées de l'impôt, qui, dans ce royaume agricole, se faisaient après la moisson.

Retard de quatre mois (de mai en septembre). Profitons-en pour regarder l'Europe.

Sa situation favorise étonnamment le nouveau règne. Nous aurons beau y regarder, nous ne pourrons y découvrir le moindre obstacle qui puisse arrêter le jeune roi. Maître ici par l'effet d'une idolâtrie singulière, il le sera ailleurs par l'universel épuisement.

L'Espagne n'est plus une puissance; c'est une proie. Elle ne parvient pas seulement à arrêter les Portugais, qui y entrent quand ils veulent. La seule difficulté pour envahir l'Espagne, c'est désormais de s'y nourrir. «L'alouette ne traverse les Castilles qu'en portant son grain.»

Mais la Flandre n'en est pas là. Elle attend désormais nos armées, qu'elle entretiendra.

L'Empire soutiendra-t-il l'Espagne? la lassitude de la guerre de Trente-Ans subsiste, et les solitudes qu'elle fit ne sont pas repeuplées. Le jeune empereur Léopold aura assez à faire et contre sa Hongrie, et contre l'empire turc, galvanisé par les deux Kiuperli.

Cet empire turc qu'on croit fini, le second Kiuperli le fait marcher au Nord. Du désert turc, il tire deux cent mille hommes pour envahir le désert de Hongrie. Voilà l'effroi de Léopold. S'il pense à l'Occident, ce sera tout au plus pour s'entendre avec le plus fort et retenir part dans les vols.

Où sont donc aujourd'hui les colosses du XVIe siècle, les Charles-Quint, les Philippe II, les Soliman et les Élisabeth? Et l'Italie de Charles VIII, de François Ier, où est-elle? à quelle profondeur maintenant, reculée dans la mort, enterrée deux fois, oubliée presque! Rome même, la Rome de Jules II et de Sixte-Quint? Plus déchue encore en Europe que solitaire en Italie.

Le pape réel, qu'on ne s'y trompe pas, et l'évêque des évêques, c'est ce jeune roi de France. Bon danseur et beau cavalier, à ces traits il est reconnu le pilier de l'Église. La Vallière, Montespan, Fontanges, etc., n'y feront rien. Entre lui et le pape, c'est lui que les Jésuites suivent et choisissent (1681). En le menant, ils furent menés eux-mêmes par l'entraînement général, en le confessant l'adorèrent, et ne connurent guère d'autre Dieu. Rien, rien ne se présente qui puisse l'arrêter en ce monde.

L'Angleterre moins qu'aucune chose, comme on va le voir tout à l'heure.

En vérité, je ne vois sur le globe que l'imperceptible Hollande qui pourrait le contrarier. Mais elle est gouvernée par le parti français.

Avant que le roi ait rien fait, tous les rois vont lui céder la préséance. Du plus lointain orient de l'Europe, la Pologne vient lui faire hommage, implorer la sagesse du nouveau Salomon, le prier d'arrêter les Russes par son intervention, lui offrir la couronne pour un Conti ou un Condé.

CHAPITRE II
MADAME—CHUTE DE FOUQUET—LA VALLIÈRE
1661

L'aurore du nouveau règne, l'espoir illimité, vague, d'autant plus charmant, qui s'attache aux commencements en toute chose, s'exprima par l'apparition de madame Henriette, fille de la reine d'Angleterre et sœur de Charles II. Elle épousa Monsieur, frère de Louis XIV, le 30 mars, vingt jours après la mort de Mazarin.

Elle avait été élevée en France, était toute Française, et pourtant à son mariage, à son installation dans sa cour du Palais-Royal, puis à Fontainebleau, elle produisit tous les effets de la plus douce surprise. Dès ce jour, les gens de mérite sentirent qu'ils étaient vus, distingués, bien voulus, et par une personne qui sentait les moindres nuances. «Elle seule sut distinguer les hommes, dit la Fare, et personne après elle.» Molière, qui s'établit alors au théâtre du Palais-Royal, reçut le premier ce regard. Le charme d'Henriette n'est nullement étranger aux caractères de femmes qu'il traça alors et plus tard, surtout à celui de Léonor dans l'École des Maris, d'Henriette des Femmes savantes, etc.

Le roi ne fut pas le moins touché. Il l'avait dédaignée enfant: femme, il la regretta.

Il faut remonter quelque peu pour comprendre la cour.

La famille de Mazarin était un fléau. Le bataillon de ses nièces (fort nombreuses) était né, formé, sous l'étoile de la reine de Suède, qui vint à Paris en leur temps. Le cynisme altier de Christine, ses courses errantes et son dévergondage, comme d'un vaisseau sans gouvernail, enfin le coup royal qu'elle frappa sur Monaldeschi, tout cela les avait éblouies, si bien qu'elles prenaient son costume, et beaucoup trop ses mœurs. Une autre singularité de ces Mazarines, c'est que leur frère, à l'instar des Condés, admirait, célébrait, les charmes de ses sœurs, et vivait avec elles dans une peu édifiante union.

L'aînée, Marie, sombre Italienne aux grands yeux flamboyants, avec un esprit infernal et l'énergie du bas peuple de Rome, enveloppa un moment le froid Louis XIV d'un tourbillon de passion. Elle eût été reine à coup sûr si son oncle n'avait découvert son ingratitude: elle travaillait déjà à le perdre. Donc il maria le roi à l'infante d'Espagne, «qui étoit une naine,» replète, le cou court, la taille entassée. La question restait tout entière avec un tel mariage. Marie, que Mazarin voulait marier en Italie, croyait bien, à sa mort, qu'elle resterait ici, reprendrait ascendant. Mais elle eut beau prier, pleurer, se jeter à genoux, le roi confirma son exil.

Restait sa sœur Olympe, plus dangereuse encore, âme et visage noirs, qui n'en avait pas moins un attrait de malice. Elle avait été pour le jeune roi comme une camarade; elle jouait la comédie avec lui, se prêtait à tout pour le prendre. En vain. Mais, mariée, comtesse de Soissons, au moins par l'adultère, les basses complaisances, l'amusement d'un salon où elle attirait les plus belles, elle tenait le roi près d'elle, et il y venait tous les soirs. L'avénement d'Henriette heureusement ôta au roi le faible qu'il pouvait garder pour Olympe. Il chargea le beau Vardes de l'en débarrasser, de s'en faire le galant. L'un semblait né pour l'autre; on n'eût pas pu trouver un couple plus pervers.

Henriette, au contraire, quelles qu'aient été les taches de sa vie, était d'une extrême bonté, qui ne s'est plus retrouvée en ce siècle. La Montespan n'amusa que par la méchanceté. Et madame de Maintenon eut un sobre esprit négatif, toute réserve, blâmant sans blâmer, qui séchait et stérilisait. Henriette n'était que bienveillance. Pour briller, elle n'avait nul besoin de critique, ni même de saillies. Elle fut toute douceur et lumière, sympathique pour tous, bonne même pour ses ennemis.

À dix-huit ans, elle annonçait une maturité singulière. Et, en effet, elle avait déjà traversé une longue vie. Elle naquit d'un moment ému; et il y paraissait. En pleine guerre, Charles Ier, le roi errant des Cavaliers, rejoint à Exeter sa peu fidèle épouse, qui avait tant contribué à le perdre. N'importe, sans querelle, on s'embrasse pour la dernière fois. De là notre Henriette, qui naît attendrissante, d'une larme et du baiser d'adieu.

La mère accouche en pleine guerre, sous le canon, dans une place assiégée, fuit avec un amant, se sauve en France. Le berceau reste en gage aux mains des Puritains. Les exemples bibliques ne manquaient pas pour les meurtres d'enfants. Cependant elle vit, et à deux ans va rejoindre sa mère. C'était aller d'une révolution à une autre, du Long Parlement à la Fronde, des batailles aux batailles, alterner les misères. La cour de France fuit à son tour, et la reine d'Angleterre est oubliée au Louvre, souvent l'hiver sans pain ni bois. L'enfant restait au lit, faute de feu.

Elle avait cinq ans en 1649, quand on décapita là-bas son père. Ici sa mère, avec son bel Anglais (qu'elle épousa, dit-on), vivait fort mal: battue, pillée par lui, dès qu'il venait un peu d'argent. C'est toute la moralité que la petite eut sous les yeux.

Les trois enfants, Charles II, Jacques, et Henriette bien plus jeune qu'eux, vivaient ensemble, très-unis. Le premier, qui n'eut jamais ni cœur ni âme, adorait pourtant sa petite sœur. Pour elle, elle n'aima, je crois, jamais rien que ses frères, et ne vit jamais que leur intérêt, qui fut toute sa politique, toute sa morale. Jouet du sort et des événements, elle flottait et n'eut guère de foi que le sentiment de famille. Elle faillit mourir un jour de la fausse nouvelle que Jacques était tué. Pour rétablir, affermir Charles II, elle eût voulu épouser le roi et donner à son frère l'appui de la France. Mais elle ne fut jamais la femme matérielle qu'il fallait à Louis XIV. Alors surtout elle était maigre; il ne sentait pas sa grâce, ou, s'il en convenait, c'était pour regarder la charmante enfant, sage et douce, comme une relique, une sainte de chapelle. Ce qu'il exprimait par un mot assez sec: «J'ai peu d'appétit pour les petits os des Saints-Innocents.»

Henriette était élevée aux Visitandines de Chaillot, fondées par sa mère, et dirigées par mademoiselle de La Fayette, la divinité de Louis XIII, laquelle (on l'a vu) avait esquivé le trône de France. Cette dame, canonisée vivante, couvrait de sa sainteté un couvent très-mondain, un parloir très-galant, et qui de plus était un centre politique, le foyer souterrain de la révolution catholique d'Angleterre. Belle expiation pour la veuve, non irréprochable, de Charles Ier. L'instrument naturel de ce grand événement pouvait être la jeune Henriette, si elle épousait au moins Monsieur, frère de Louis XIV, et si elle gardait son jeune ascendant sur Charles II, qui l'avait tant aimée.

Charles II avait fait comme son grand-père maternel Henri IV. Pour régner, il fit «le saut périlleux.» Il jura tout haut la foi protestante, assurant tout bas la France et l'Espagne qu'il se referait catholique, autrement dit roi absolu. Sous le prétexte du mariage projeté de sa sœur avec Monsieur, la reine d'Angleterre alla le voir, le sommer de sa parole et le tenter par l'argent de Louis XIV; sa mère venait le prier de rentrer dans les voies de Charles Ier, dans le chemin de l'échafaud. Mais on n'espéra le corrompre qu'en lui menant son bijou, la délicieuse Henriette. Innocente Marie Stuart, dont on abusait pour la trahison.

La cour de France tentait le roi et tentait la nation. Au roi, on proposait un mariage de Portugal, énorme d'argent comptant. À la nation, l'avantage de voler l'Espagne sur toutes les mers. Louis XIV soldait une armée anglaise, auxiliaire du Portugal, contre son beau-père, le roi d'Espagne, dont la veille il venait de presser la main.

Madame émut fort la cour d'Angleterre. Elle avait l'attrait singulier de ceux qui ne doivent pas vivre; elle ressemblait plus au décapité qu'à sa pétulante mère. (Voy. le petit portrait, si pâle, de Charles Ier qui est au Louvre.) C'était l'ombre d'une ombre, comme une fleur sortie du tombeau. Sur le vaisseau même qui la ramena, de violentes passions éclatèrent. La traversée fut longue, elle fut très-malade et dangereusement, presque à mourir. L'ambassadeur Buckingham, et l'amiral qui la menait, se disputaient cette mourante, étaient près de tirer l'épée. Elle se remit un peu enfin, aborda, et on put la marier.

Pour cette personne si frêle, c'était un bonheur d'avoir un mari comme Monsieur, qui n'était guère un homme, qui n'aimait pas les femmes, et qui, selon toute apparence, sauverait à la sienne les fatigues de la maternité. Jusqu'à douze ou treize ans, on l'avait élevé en jupe de fille, et il avait l'air en effet d'une jolie petite Italienne. Il avait beaucoup vécu chez la Choisy, femme d'un officier de sa maison, dont le fils passa de même sa jeunesse habillé en fille, et comme telle, accepté des dames qui couchaient parfois avec elles cette poupée, sans danger pour leur sexe.

Monsieur était le plastron de son frère; le roi s'en moquait tout le jour. La reine mère, dans leurs disputes, ne manquait pas de juger pour l'aîné et de faire fouetter l'autre. Il eut le fouet jusqu'à quinze ans. Il faut voir dans Cosnac les efforts inutiles de ce bon domestique pour en faire un homme. Il n'y réussit pas. Madame se trouva avoir une fille pour mari.

Monsieur avait vingt ans, Madame dix-sept. Mais il était resté enfant. Il passait tout le temps à se parer, à parer les filles de la reine, ou ses jeunes favoris. Il reçut bien Madame, mais comme un camarade qui l'amuserait, sur qui il essayerait les modes. Il n'imaginait pas avoir à lui dire autre chose. Il la montrait, voulait qu'on la trouvât jolie, et pourtant, par moments, il craignait qu'elle ne le fût trop et plus que lui, qu'elle ne lui enlevât ses petits amis, Guiche, Marsillac et autres.

C'était là sa seule jalousie. Quand il la vit admirée, entourée, il fut ravi, pensant que sa cour deviendrait la vraie cour royale. Mais il le fut encore plus quand il vit le roi amoureux d'elle, pensant qu'elle le protégerait, que par elle il aurait ce que ses favoris voulaient et ce que refusait son frère, un apanage, comme avait eu Gaston, la royauté du Languedoc.

La joie de Monsieur fut au comble, lorsqu'à Fontainebleau il vit le roi ne pouvoir plus se passer de Madame, arranger tout pour elle, chasses, bals et parties, et la faire enfin la vraie reine. Il pensa qu'il gouvernerait. Madame aussi n'en était pas fâchée, et laissa faire. Elle fut la déesse, l'idole du lieu. Quelle que fût la légèreté de son âge, elle réfléchissait; sa puissance sur le roi était justement ce que sa famille avait le plus désiré, ce qui assurait Charles II sur ce trône branlant, sanglant, et tout chaud de Cromwell. Elle servait son frère, le sauvait peut-être dans l'avenir. Sa mère, au couvent de Chaillot, pensait que Dieu se sert de tous moyens, et que cet entraînement du roi pourrait avoir de grandes conséquences pour la conversion de l'Angleterre et le triomphe de la religion. Madame essaya plus tard de faire rompre son mariage. Mais je crois que, du premier jour, elle le trouva fort ridicule, conçut d'autres pensées. La jeune reine pouvait mourir; quoique son gros visage d'enfant bouffi ne fût pas sans éclat, elle venait d'une race malsaine, d'un père usé (qui eut trente ou quarante bâtards), et les enfants qu'elle eut, généralement ne vécurent guère. Sa survivance revenait à Madame incontestablement. Monsieur n'aurait fait nul obstacle; il l'aurait quittée avec joie pour épouser le Languedoc et trôner là avec ses favoris.

La reine, quoique enceinte à ce moment, fut oubliée tout à fait de Louis XIV à Fontainebleau. Il s'occupa uniquement de sa belle-sœur. Cette grande forêt mystérieuse et coupée de rochers, isolée, permet peu l'étiquette. Leurs promenades solitaires duraient fort tard la nuit, et jusqu'au jour (en juin). Madame, obéissante, n'objectait rien, ni l'opinion, ni sa santé. Le roi n'y pensait pas. Il eut toute sa vie l'insensibilité de l'homme bien portant qui ne ménage en rien les faibles. Le bon portrait du Louvre nous le donne, comme il était, jeune homme à cheveux bruns, à petites moustaches, l'air sec et positif. Il a de sa mère une délicatesse de teint très-noble et peu commune, mais la lèvre autrichienne du grand mangeur, une bouche déplaisante, sensuelle et lourde, et qui accuse aussi le mépris de l'espèce humaine.

Ce que Madame avait le plus à craindre, maladive et mal mariée, c'était une grossesse qui la tuerait peut-être ou confirmerait son mariage. Tous tournaient autour d'elle, Buckingham surtout, l'ambassadeur, fils de l'amant d'Anne d'Autriche, et le jeune comte de Guiche qui professait un culte pour elle, culte éthéré pour un esprit. Le roi était jaloux de Guiche qui était exactement de son âge, mais bien plus agréable, et que Madame ne semblait pas haïr. Cela plus qu'aucune autre chose dut le piquer, jaloux et absolu, comme il était. Sa vanité en jeu eût tout brisé pour un caprice, et pour être le maître. Madame, dès l'enfance, voyait en lui le roi, celui de qui pouvait dépendre le sort de sa famille. Elle le dit elle-même, elle lui fut toujours soumise et «seroit morte plutôt que de désobéir en aucune chose.»

Le 23 juin, Charles II, payé, marié de la main de Louis XIV, conformément à leur traité secret, consomma son mariage avec la Portugaise; et le 27, le jour où la cour de Fontainebleau eut la joie de cette nouvelle, la sœur de Charles II devint enceinte.

L'intime union des deux rois, si dangereuse à l'Angleterre, et qui rendit la France si terrible à l'Europe, se resserra ainsi de deux manières; mais bien aux dépens de Madame, qui redevint très-languissante. Elle ne dormait pas dans sa grossesse, sinon à force d'opium. Elle était toujours sur son lit. Mademoiselle de Montpensier, qui l'y vit, lui trouva bien mauvaise mine, et fut frappée de sa maigreur.

Madame de Motteville et Cosnac disent qu'à la naissance des enfants de Madame, c'était le roi qui s'en réjouissait, et qu'à leur mort, si Monsieur n'en riait, tout au moins il n'en pleurait pas. Cela se vit surtout à une couche où elle faillit périr; Monsieur s'en alla s'amuser.

Madame par trois fois eut prise sur le roi, les premières fois par l'amour, en dernier lieu par les affaires et par le besoin qu'il eut d'elle pour influer sur Charles II.

Monsieur avait d'abord été ravi de l'importance nouvelle que lui donnait sa femme. Mais on ne lui permit pas d'être si froid: on le força d'être jaloux. La reine mère, qui l'était extrêmement de Louis XIV, fit crier Monsieur, cria elle-même. Elle lui avait passé sa vieille femme de chambre, une négresse et autres; elle ne lui passa pas Madame, dont l'ascendant eût annulé le sien. De toutes parts on travailla. On rappela doucement au roi que la reine en serait chagrinée, et pourrait manquer son Dauphin. On lui rappela qu'il venait d'établir un conseil de conscience pour mieux régler l'Église; un tel amour allait-il bien avec ces prétentions d'austérité? Enfin, ce qui agit mieux, on exalta le génie de Madame: on fit entendre au roi qu'une personne supérieure à ce point voudrait le gouverner, ou que du moins on le croirait mené par elle.

Cela le rendit bien pensif. Et, d'autre part, Madame eut peur du bruit. Il fut convenu entre eux que le roi, pour aller chez elle, ferait semblant d'être épris d'une petite fille, la Vallière, que la Choisy venait de donner à cette princesse. Il y eut un grand accord pour cette affaire. Les complaisants habituels des plaisirs du roi travaillèrent dans le même sens que la reine mère et les dévots, pour le séparer de Madame. On poussa la Vallière, qui était très-naïve: on agit sur son cœur; on lui fit découvrir qu'elle aimait le roi. Puis, le bouffon Roquelaure, brutalement, chez Madame, la mène au roi tout droit, la dénonce, lui dit qu'elle est folle de lui. Le trait porte: le roi la voit rougissante, éperdue, abîmée dans sa honte; il devient lui-même amoureux.

Ce premier règne de Madame avait duré trois mois (mai-juin-juillet). En août, la Vallière succéda. Le 17, Fouquet invita toute la cour à son château de Vaux. Il y eut une prodigieuse fête, un dîner de six mille personnes. Le château, premier type de ce que le roi fit plus tard à Versailles, était une merveille d'eaux jaillissantes, une féerie. Fouquet, qui y mit des millions, comptait, selon toute apparence, prendre son jeune roi dans cette maison de voluptés, comme Zamet eut chez lui Henri IV, et Montmorency Henri II.

Molière y donna les Fâcheux. Fouquet lui-même, par un auteur à lui, en fit faire le prologue, où audacieusement on exaltait la justice du roi. C'était dire que Fouquet ne craignait rien pour lui. Le roi, outré, voulait le faire arrêter à l'heure même. Sa mère s'y opposa, et on sut le distraire par une puissante diversion.

Dans les Fâcheux, le roi avait, dit-on, dicté ou inspiré la jolie scène du chasseur. Le vrai fond de la fête de Vaux fut réellement une chasse. La chasse de Fouquet par ses ennemis pour le faire tomber au filet. La chasse de la Vallière pour la livrer au roi. Les complaisants y travaillaient. La petite personne avait deux singularités, très-ravissantes, au défaut de grande beauté, c'est qu'il n'y en eut jamais une si amoureuse, et pourtant si pudique, si craintive, si honteuse du mal (jusqu'à risquer sa vie). Il fallut une surprise. Vardes, Saint-Aignan et autres, dans le trouble de la fête, sous je ne sais quel prétexte, l'attirèrent; on la prit au piége (17 août).

On devinait si bien ce grand mystère, que Fouquet, qui avait des gens pour flairer tout, avait d'avance essayé d'acheter la protection de la future maîtresse. On en profita contre lui; on fit croire au roi, tout ému d'elle à ce moment, que Fouquet avait l'insolence de vouloir être son rival, que peut-être il l'était déjà. Il y avait une figure blonde aux peintures d'un salon; on dit au roi que c'était la Vallière; fable absurde, mais sa fureur jalouse l'accepta sans difficulté.

Pour perdre plus sûrement Fouquet, on le faisait très-redoutable. Et en cela on conseillait mal le roi pour sa dignité. On lui fit faire des choses basses, ruser, mentir, conspirer contre son sujet. Fouquet le voleur, au contraire, se conduisit en chevalier. Sur un mot qu'on lui dit que le roi ne pouvait lui donner certaine distinction, s'il gardait son ancienne place de procureur général au Parlement, il la vendit, en tira un million, et le remit au roi, qui accepta. Dissimulation honteuse, inutile. Le Parlement était par terre et ne pouvait se relever. La forteresse de Bellisle, que Fouquet avait fortifiée, n'eût pas tenu pour lui. Lui-même, en ses papiers, dit qu'il ne pouvait que se sauver; et encore, où? il ne le savait pas. Il eût été livré, où qu'il allât. Nul État ne l'aurait gardé contre Louis XIV. Le roi l'emmena jusqu'à Nantes pour l'arrêter (5 septembre). Il eût pu l'arrêter partout.

On put voir, ce jour-là, qu'il y avait deux peuples en France. Celui d'en haut, la cour, les belles dames et les beaux esprits, pleurèrent Fouquet. Mais le peuple d'en bas faillit le mettre en pièces. Les gardes eurent peine à le défendre. Il avait mérité ces sentiments divers. Sa police paraît avoir été dirigée par une dame Duplessis Bellièvre, qui lui achetait des femmes et des secrets, d'autre part, par le protestant Pélisson, que le roi employa plus tard à brocanter des consciences. Il y avait dans ses pensions de gens de lettres des choses surprenantes; il donnait, par exemple, 12,000 francs par an (somme énorme) à Scarron; était-ce bien pour les beaux yeux du cul-de-jatte? La très-jeune madame Scarron, jolie, froide et discrète, tenait là un salon mêlé où tous se rencontraient, et le vieux Paris de la Fronde et des jeunes gens du nouveau règne; elle-même était bien chez les dames du parti dévot.

On trouva chez Fouquet de quoi le faire pendre, un plan de guerre contre le roi, des ordres pour fondre des balles, des serments de capitaines prêtés à lui, Fouquet. Sa défense consistait à dire que c'était un vieux plan, fait, non contre le roi majeur et fort, mais contre le roi alors sous Mazarin. Quant aux vols, tout ce qu'il disait, c'est que Mazarin volait aussi. Non content de voler, il aidait toute la finance à faire comme lui. Les financiers ne prêtaient plus à Mazarin, mais personnellement à Fouquet, qui se trouvait ainsi l'emprunteur universel. Il prêtait à l'État, et pour se rembourser il levait l'impôt, et le versait dans sa propre caisse.

Effroyable gâchis. À la banqueroute de 1648, Mazarin avait payé en papiers dont on ne donnait pas dix pour cent, Fouquet et ses amis les rachetaient à ce prix, et les mettant aux caisses publiques comme bons et valables, gagnaient ainsi 90. Le Parlement montra une lenteur, une mollesse coupables à juger un procès si clair, et il le finit honteusement par un arrêt de bannissement qui eût laissé Fouquet libre d'aller s'amuser à Venise et partout en Europe. La haine personnelle de Colbert ne le permit pas.

Sans cette haine, on n'eût pas fait justice. En frappant les petits voleurs on aurait épargné le grand. Le roi garda Fouquet et l'enferma à Pignerol jusqu'à sa mort.

Les financiers étaient un parti odieux, mais serré et compacte, qui avait ses racines et à la cour et dans la haute bourgeoisie. Ils avaient avec eux une classe plus intéressante, les petits rentiers, qui était tout un peuple dans Paris. L'émeute cependant n'était pas à redouter. Le danger était qu'on n'agît sur le roi, qu'on ne lui fît craindre les suites de mesures hardies que l'on allait prendre; mais la violence de Colbert trouva un ferme point d'appui dans la sèche dureté de son maître, dans ses besoins d'argent. La succession de Mazarin avait fourni l'été, que ferait-on l'hiver? Colbert se chargea d'y faire face par une grande razzia sur la finance et les comptables. La chambre de justice que l'on créa devait s'enquérir de leurs biens et des sources de leur fortune, en remontant à Richelieu et jusqu'à l'année 1635. Ordre de prouver en huit jours, sinon tout saisi dans un mois. Appel du roi au peuple dans toutes les chaires des églises, pour qu'il dénonce les abus.

La chambre de justice envoie ses agents en province pour encourager, rassurer les dénonciateurs. On frappe en haut, en bas.

Un Guénégaud (puissante famille de Paris) est mis à la Bastille, un financier pendu, des receveurs, des sergents même. Les traités que Fouquet avait faits pour l'État, annulés et cassés. Les rentes, rognées par Mazarin, sont réduites encore par Colbert.

Et, ce qui fut très-vexatoire, c'est qu'on chercha en remontant ceux qui avaient gagné à certaines époques où l'État remboursait, et qu'on les obligeât de restituer le gain fait par leurs pères ou par les premiers possesseurs. Le roi crut faire grâce à plusieurs en les réduisant des deux tiers.

Paris fut très-ému, mais généralement la province, surtout le petit peuple, salua la Terreur de Colbert de ses applaudissements. La vérification des dettes des villes, redoutée des notables qui en maniaient les fonds, causa une grande joie à ceux qui n'étaient rien. En Bourgogne particulièrement, les États et le Parlement, les honorables bourgeois voulaient résister à Colbert; il y eut émeute, mais contre eux. La populace, se choisissant pour chefs des vignerons, des tonneliers, des savetiers, faillit tomber sur les défenseurs des libertés provinciales; elle prit les armes pour le roi, qui protégea les notables à grand'peine.

CHAPITRE III
LE COMPLOT CONTRE MADAME—MORIN BRÛLÉ VIF
1662-1663

On fait communément deux parts dans le règne de Louis XIV: les belles années où, sous l'influence de Colbert, il se serait maintenu indépendant des influences du clergé, et la mauvaise époque où il céda sans réserve. Division arbitraire. Dès les premières années, sauf un moment très-court, le roi fut l'instrument des rigueurs ecclésiastiques. Ce que chaque Assemblée du clergé avait voté et demandé au roi (en retour du don gratuit) fut, dans les intervalles d'une Assemblée à l'autre, exigé de lui par les représentants qu'elles avaient en permanence, lesquels suivaient la cour et ne la quittaient pas. Les ministres du roi, Colbert et le Tellier, qu'il employait sans façon aux services les plus bas, dans ses affaires d'amour, n'avaient nulle action dans la haute sphère morale et religieuse. Le roi, jeune alors, dépendait peu sans doute de son confesseur ridicule, le P. Canard (Annat), connu par ses plates brochures (le Rabat-joie, l'Étrille du Pégase des Jansénistes, etc.). Mais l'assesseur d'Annat, son futur successeur, le dangereux P. Ferrier, savait bien faire peser sur le roi le poids de tous ses entourages, d'une mère dévote et malade, de la cour, de la ville, d'une cabale immense qui dominait Paris.

L'archevêché en était le centre nominal. Mais le centre réel était dans les hôtels des saintes, dans les salons dévots de mesdames d'Aiguillon, d'Albret et Richelieu (Anne Poussart), chez mesdames de Guénégaud et de Lamoignon, etc. Noblesse, robe et finances, tout s'associait dans ces bonnes œuvres. Ces dames charitables, aveuglément zélées, faisaient par charité des actes étranges, par exemple des enlèvements d'enfants, et cela dans l'hôtel du premier président Lamoignon, qui avait la police du Parlement. Les dames d'Aiguillon et Richelieu, qui n'avaient pas de famille ou la perdirent bientôt, étaient tout entières, corps et biens, lancées de toutes leurs passions, de leur fortune immense, dans l'intrigue dévote, et ne reculaient devant rien.

Ces dames, fort imaginatives et romanesques, tout aussi bien que les mondaines, étaient menées par le roman religieux. J'appelle ainsi, non pas un narré d'aventures, mais le manége passionné, les alternatives orageuses de la direction mystique. Elles lisaient peu la Clélie, le Cyrus, les longs pèlerinages de Tendre, qui faisaient les délices des Précieuses et de l'hôtel de Rambouillet. Mais elles-mêmes faisaient de bien autres voyages dans le champ des visions allégoriques sous la direction pieuse et galante de Desmarets de Saint-Sorlin, l'excellent ami des Jésuites. Du reste, les deux mondes n'étaient pas séparés, autant qu'on pourrait croire. Aux parloirs des couvents, à Chaillot, aux Carmélites de la rue du Bouloi, les mondaines qui y donnaient des rendez-vous à leurs amants (Voir madame de La Fayette) y rencontraient aussi les saintes, négociaient et tripotaient ensemble, une oreille à la grâce, une oreille à l'amour. Les profanes attendrissements, les faiblesses de cœur, n'aidaient pas peu à préparer la sensibilité mystique, voie nouvelle où entraient alors les Jésuites, trop faibles sur le champ de la controverse.

Pascal venait de mourir, mais les Provinciales vivaient. Les Jésuites restaient frappés par deux choses incontestables: 1o Leur Société entière était atteinte; chaque auteur cité par Pascal portait l'approbation de la Société. 2o Le monde voyait trop que Pascal, par pudeur, les avait épargnés, omettant le plus fort, leur servile tolérance des choses sales, leur bassesse pour les avaler, enfin les tendresses équivoques de la galanterie religieuse.

Il avait soigneusement évité cela, craignant d'ébranler la confession et l'Église même. C'est là qu'ils se réfugièrent. Ils enfoncèrent précisément au lieu qu'il leur avait laissé. Ils y trouvèrent l'illuminisme, l'anéantissement moral, la mort voluptueuse qu'on appela plus tard quiétisme. C'était un grand parti sous terre qui gouvernait beaucoup de femmes, la plupart de ces grandes dames dévotes dont j'ai parlé. L'intendant de madame de Richelieu, l'académicien Desmarets de Saint-Sorlin, était, quoique laïque, leur directeur à la mode, et des salons son influence s'étendait aux couvents. Il s'offrit aux Jésuites, mordit leurs ennemis, et devint l'ami le plus cher des pères Annat, Ferrier, donc bien en cour et à l'archevêché. Ses livres les plus excentriques parurent armés et cuirassés des plus hautes approbations.

Il n'y avait pas trente ans que le célèbre capucin, le P. Joseph, avait dénoncé à Richelieu les illuminés dont les doctrines étaient celles de Desmarets. Le ministre controversiste aurait frappé; mais on lui dit qu'en Picardie seulement il y en avait soixante mille. Il en fut effrayé, et recula. Au fait, s'il eût puni, où se serait-il arrêté? Où commençait la culpabilité? Beaucoup rasaient l'abîme ou y avaient le pied. Tels allaient jusqu'au bout. Tels restaient à moitié chemin. Tels, adversaires de ces doctrines, en prenaient parfois le langage, s'égaraient par moments aux bosquets de l'Épouse dans les suavités ambiguës, dangereuses, du Cantique des cantiques. (V. lettres de Bossuet à la veuve Cornuau.)

On dit et on répète que ce siècle est toute convenance, toute harmonie. Erreur. Les plus violentes dissonances y crient à chaque instant. Le roi emploie Colbert pour l'accouchement de la Vallière et pour l'allaitement du poupon. Il emploie le Tellier, son vieux et important ministre, pour menacer la gouvernante des filles de la reine, qui a osé griller leurs fenêtres et les garder des visites nocturnes du roi. Dans les choses religieuses, mêmes dissonances, effrontées. Desmarets contient déjà Molinos. Il professe, sans détour, avec privilége du roi et l'autorisation de l'archevêque, que, si l'âme sait s'anéantir, quoi qu'elle fasse, elle ne pèche plus. «Dieu fait tout, souffre tout en nous. S'il y a des troubles par en bas, l'autre moitié l'ignore. Les deux parties, raréfiées, finissent par se changer en Dieu. Et Dieu habite alors avec les mouvements de la sensualité qui sont tous sanctifiés.»

Desmarets ne s'en tenait pas à enseigner ces belles choses aux dames du monde. Il les insinuait «à ses colombes,» les religieuses. Chose bien grave, si l'on songe à l'état maladif, dépendant, de ces pauvres âmes en qui l'enseignement du directeur n'est pas, comme chez les dames, balancé par la variété des impressions de la vie active, par la famille qui rappelle au devoir, au bon sens.

Ces doctrines n'étaient pas nouvelles. Desmarets les avait seulement parées de plates allégories et des grotesques fleurs du bel esprit du temps. Maître chez madame de Richelieu et disposant de sa fortune, il imprimait ses dangereuses sottises avec un luxe royal, de splendides gravures. Monument singulier d'ineptie prétentieuse, impudente. Dans ses Délices de l'esprit, ce prince des sots spirituels donne l'échelle des intelligences, s'établit au sommet, et se charge de nous faire monter.

Tel était le grand homme du temps et la situation religieuse, quand le jeune roi, qui voulait établir partout la préséance de ses ambassadeurs, fut insulté à Rome dans la personne du sien (juin 1662). Il en poursuivit la réparation avec une âpreté d'orgueil extraordinaire. Et nulle satisfaction ne lui suffit. Le nonce envoyé ne fut pas reçu. Le roi demanda le passage des Alpes pour faire marcher des troupes sur Rome. Il se tint prêt à saisir Avignon. Le parlement de Paris et la Sorbonne firent des déclarations contre le pouvoir illimité des papes.

Tout le parti dévot était navré. Mais on savait très-bien, par l'histoire du passé, que les rois et les parlements ne manquaient guère, dans ces brouilleries avec Rome, de donner quelque signe très-fort de leur orthodoxie. On pleura chez le roi. On lui montra l'Église en deuil, et la nécessité de consoler la foi. Il ne fut pas insensible à cela, et il frappa les protestants. Il avait défendu leurs petites assemblées. Il défendit la grande qui se faisait tous les trois ans pour formuler leurs plaintes, et faire face aux attaques des toutes-puissantes Assemblées du clergé catholique.—Autre chose, de conséquence: les catholiques débiteurs ont trois ans pour payer à un créancier protestant; délai fort élastique et qui peut s'allonger. Le commerce dès lors est impossible aux protestants.

Mais ces persécutions n'avaient pas l'éclat suffisant. On regrettait l'époque où nos rois, en telle occurrence, raffermissaient la foi par un grand acte populaire, un sacrifice expiatoire, un exemple qui avertît les libertins. Obtiendrait-on cela? L'Édit de Nantes couvrait les hérétiques. On ne brûlait plus guère, sauf des sorciers. Des esprits forts, le dernier brûlé fut Vanini en 1619. Depuis, la cour en était pleine. L'athée Bautru avait été agent très-confident de Richelieu; sous Mazarin il amusait de ses impiétés la dévote Anne d'Autriche. Comment, après avoir enduré tout cela, croire qu'on reviendrait aux bûchers?

Le parti des Jésuites en avait bon besoin pour se relever de Pascal, faire peur aux Jansénistes. Mais le nerf et l'autorité morale leur auraient trop manqué. Il y fallait deux choses, des fous pour allumer le feu, et un fou à brûler. Leurs amis, les Illuminés, pouvaient procurer l'un et l'autre. Une rare circonstance, c'est que le Parlement, désolé de sa guerre au pape, était prêt à donner la main aux Jésuites mêmes, s'il le fallait, pour se laver de son impiété et glorifier la religion. Cela se fit ainsi. Cette chose énorme, et incroyable alors, s'exécuta par ce triple concert. Le doux parti mystique, la sainte cabale des bonnes dames, fit la chasse et prit la victime; le Parlement brûla; les Jésuites profitèrent.

Il faut rendre à chacun selon ses œuvres. La gloire en est à l'hôtel de madame de Richelieu (Anne Poussart), à son intendant Desmarets, le charmant directeur.

Il y avait, dans un grenier de l'île Saint-Louis, un voyant qui s'appelait Simon Morin. Il voyait et prophétisait depuis vingt ans sur le pavé de Paris. Ses doctrines ne différaient en rien de celles de Desmarets. Comme lui, il croyait que le saint, l'homme anéanti en Dieu, se déifie, donc devient impeccable. Dangereuse doctrine. Mais il ne la portait pas, comme lui, jusqu'au fond des couvents, il ne l'imposait pas à des filles enfermées, souffrantes, de molle obéissance, qui font vœu de ne pas vouloir. Il était marié et avait des enfants. Ses disciples étaient des gens libres, deux prêtres, deux dames veuves (la Malherbe et la Chapelle), tous d'âge et de position à se diriger librement.

Morin avait été persécuté souvent, et souvent enfermé, parfois à la Bastille, et parfois aux fous de Bicêtre, souffrant en grande patience, et favorisé de plus en plus de célestes visions. Ses pensées, imprimées (1647), sont fort troubles, au total, d'un pauvre esprit, mais simple et doux. Il a fait quelquefois de très-beaux vers, un sublime et profond: «Ne sais-tu que l'amour change en lui ce qu'il aime?»

De plus en plus, il se sentit changé; il aperçut que l'âme de Jésus était devenue la sienne. Il commença à croire qu'on avait bien assez longtemps pensé à la mort du Christ et à l'état de grâce où cette mort nous appelle, que le nouveau Jésus peut faire un pas de plus et mettre ici l'état de gloire, autrement dit, le paradis.

Cette illusion messianique, qui revient souvent dans le Moyen âge et que nous avons vue naguère dans l'honnête et très-pur Messie polonais, est chose naturelle à l'homme. Qu'on lui pardonne de sentir Dieu en lui.

Trois mois avant la mort de Mazarin, Morin, voyant que le roi allait régner, crut de son devoir de lui notifier aussi son propre avénement en sa qualité de Jésus. Il lui jeta dans son carrosse un opuscule intitulé: «Avénement du Fils de l'homme.» C'était le moment où Desmarets, dans ses «Délices de l'esprit,» venait de se poser en prophète, en révélateur. Si Morin était le Messie, il se voyait subordonné, ne pouvait plus être qu'Élie, saint Jean, ou Jean-Baptiste. Cela était humiliant.

Lui-même a raconté la persévérance admirable, la trame habile de mensonges, de perfidies, de faux serments, par lesquels il réussit à perdre le nouveau Messie, égalant, surpassant l'apôtre du diable, Judas.

Par deux fois il lui jura qu'il était son disciple, le salua Messie. Morin le serra dans ses bras, contre son cœur, crut sentir son saint Jean. Il lui dit tout, et des choses qui n'étaient pas trop folles: qu'il voyait venir le règne enfin de Dieu le Père, que le roi n'était pas celui qui ferait les œuvres de Dieu, parce qu'il portait en lui l'âme de Mazarin. Ce mot fut un trait de lumière pour Desmarets. Il vit par où il pouvait perdre son maître. Il fit causer les femmes en son absence, et la dame Malherbe, interrogée par lui, dit ce qu'il désirait: «Que, si le roi ne se convertissait, il faudrait qu'il mourût, et que Dieu agît par son fils.» Desmarets n'en voulait pas plus. Avec cela, il court aux Jésuites et au Parlement; il a trouvé un homme qui veut que le roi meure, et Morin est un Ravaillac (23 mai 1662).

Il y avait six ans à peine que le Parlement avait déjà jugé Morin, et bien jugé, le traitant comme fou. Il fallait obtenir que ce grand corps se déjugeât, se démentît, le déclarât raisonnable, responsable et digne du supplice. On y travailla fort longtemps. L'accusation était à deux tranchants; l'idée de régicide qu'on y mêlait, absurde et sotte, la rendait pourtant redoutable. On n'osait y répondre. Ceux qui l'eussent trouvée ridicule craignaient qu'on ne leur dît: «Vous faites bon marché de la vie du roi.»

Le roi était judicieux. Il eût empêché cet acte hideux, s'il eût eu près de lui quelqu'un qui l'avertît et lui fît voir la chose. Mais ses ministres, en ce qui semblait toucher sa personne, n'eussent jamais desserré les dents. Sa mère, bien moins; elle était au fond de la cabale. Les femmes pouvaient beaucoup sur le roi, quelque dur qu'il fût pour celles qu'il aimait. Elles seules eussent pu, à tels moments, glisser un mot d'humanité, faire un peu contre-poids à la férocité dévote. C'est alors qu'on put voir combien la cabale gagnait à ce que le roi n'eût de maîtresse qu'une jeune sotte, timide à l'excès, perdue dans son amour et ne sachant rien autre, ne voulant rien savoir, ne se mêlant de rien. Si le roi fût resté sous l'influence de Madame, celle-ci aurait pu lui donner un conseil, lui parler au moins pour sa gloire.

Légère en galanterie, elle ne l'était point en affaires. Elle y était sensée, loyale. Par deux fois elle avait conseillé très-bien les deux rois.

Dans l'affaire de Fouquet, elle dit à Louis XIV qu'il s'abaissait en faisant à Fouquet l'honneur de le craindre, en allant à cent lieues arrêter un homme qu'on pouvait arrêter ici (La Fayette).

Et, dans une autre affaire plus délicate, quand Louis XIV racheta Dunkerque aux Anglais, Madame écrivit à son frère que cela le perdrait dans l'opinion (Motteville). Ce rachat, utile à la France sans doute, lui était cependant funeste dans l'avenir. Il recommençait la ruine, la démolition des Stuarts, nos vrais agents en Angleterre et nos instruments naturels. Ainsi Madame conseilla loyalement pour l'un et pour l'autre.

Mais, au moment où nous sommes ici, on avait habilement séparé le roi et Madame, séparé et brouillé, occupant l'un de la Vallière et l'autre du comte de Guiche.

Le roi craignait et détestait l'esprit. Si la Vallière le retint, le reprit, c'est que c'était une pauvre fille, toute nature, toute passion, tout orage, un jouet vivant dans ses mains. La chaleur du sang plébéien (elle n'était guère noble par sa mère) fondit un moment la glace royale. Il vit avec surprise tant d'amour, tant d'honnêteté, de remords. Cela le charmait. Il prit goût à ses larmes. Et il les renouvelait sans cesse. Tantôt c'étaient des jalousies, feintes ou vraies. Tantôt des tyrannies. Plus elle était pudique, plus elle souffrait de blesser la reine ou Madame, sa maîtresse, plus le roi la trouvait touchante et jolie de sa honte. Il avait avec elle des rendez-vous furtifs. Mais, en même temps, il la forçait de paraître avec une parure royale. Il l'entretenait des heures entières chez Madame, dans un cabinet tout ouvert, prolongeant à dessein cette situation cruelle, et le déplaisir de Madame, et le supplice de la Vallière qui n'osait pas pleurer.

La situation de Madame était fort triste. Nous la connaissons tout entière par elle-même. Elle a fait tout écrire sous ses yeux par madame de La Fayette, ses fautes même, autant que la décence le permet. Ce sont celles qu'on peut attendre d'une princesse de dix-huit ans, née en pleine corruption, en pleine intrigue, n'ayant jamais eu d'autre exemple, ni de culture que des romans, mais avec cela d'un cœur doux et charmant et qui ne sut jamais haïr. Dans ce très-beau récit, modeste, mais bien transparent, on voit les chutes de Madame, mais en même temps le noir complot qui se fit pour la faire tomber. Le grand parti dévot, le tartufe de religion, lui avait fait perdre crédit. Un tartufe d'amour l'humilia, faillit la faire mourir, un moment l'annula, au moment même où sa douceur eût pu balancer près du roi la fureur du parti dévot.

Le triste et honteux mariage de Madame avec cette fille fardée, minaudière et coquette qu'on appelait Monsieur, constituait une lutte bizarre, étrangement immorale. Cela faisait deux petites cours jalouses. Les jolis jeunes gens qu'aimait Monsieur devaient se décider. Son premier favori, Guiche, laissa Monsieur pour Madame. Plus tard, un autre, le chevalier de Lorraine, opta contre Madame, prit Monsieur, la honte et l'argent.

Quand le roi la quitta pour la Vallière, Madame, enceinte et triste, se laissa consoler par une autre délaissée, Olympe Mancini, celle que le roi avait cédée à Vardes. Ce don Juan espion, qui n'était pas fort jeune, éclipsait tous les jeunes par l'agrément, l'adresse, les tours de chat, les petites noirceurs. Olympe l'accepta, espérant par leur ligue faire sauter la Vallière, abaisser, avilir Madame, et la rendre impossible dans l'avenir.

Si on pouvait d'abord obtenir de la princesse qu'elle chassât la Vallière, celle-ci, comme un lièvre éperdu qui se réfugie dans les jambes du chasseur, se fût laissé mener chez Olympe, qui l'aurait achevée, égarée, effarée, et, de gré ou de force, jetée dans quelque affreux faux pas.

Madame était bien autrement fine, d'ailleurs, si maladive, et (malgré ses yeux pleins d'amour) peu amoureuse. Elle ne donnait guère prise. Mais elle s'ennuyait, aimait à rire, surtout de Monsieur. On savait tout cela par une certaine Montalais, une de ses filles, qui l'amusait quand elle était au lit, et qui était en même temps confidente de la Vallière. La Montalais divertissait Madame surtout en lui parlant des folies du duc de Guiche. Ce qui l'amusait dans l'affaire, c'est que Monsieur y perdait Guiche et s'en désespérait.

Guiche avait vu dans mademoiselle Scudéry et ailleurs qu'un héros de roman ne peut écrire à la dame de ses pensées moins de quatre lettres par jour. La Montalais en lisait quelque chose à Madame, qui en avait bientôt assez et s'endormait, de sorte que, pour se faire lire, Guiche assaisonna ses soupirs de ce qu'elle aimait bien mieux, de plaisanteries sur Monsieur, enfin de traits hardis qui allaient au ciel même, au Dieu d'alors, au roi, jusqu'à dire que c'était un fanfaron et un dieu de théâtre. Madame était un libre esprit et cette impiété l'amusait.

Mais dans les romans de l'époque, les héros n'écrivent pas toujours. Ils parlent, trouvent moyen de pénétrer chez leur princesse sous mille déguisements. Donc, un matin, la Montalais amène chez Madame une diseuse de bonne aventure, fort embéguinée; c'était Guiche.

Madame de La Fayette assure qu'il n'y avait amour ni d'un côté ni de l'autre. Mais la chose était à la mode. Lauzun allait partout suivant la sœur de Guiche, déguisé en vieille, en valet. Ici surtout on ne pouvait guère penser à mal. Car Madame était au plus bas; ses médecins disaient qu'elle n'avait pas beaucoup à vivre. Pour Guiche il n'y voulait que le péril, la vanité d'avoir aimé si haut. Jamais, en toute sa vie, il ne fut amoureux que de lui-même. Molière l'a pris tout vif dans ce fat (du Misanthrope), l'homme si content de lui et si futile, qui perd le temps à se mirer et cracher dans un puits. Moquerie amère du puissant mâle à ce sylphe de cour, aimable papillon sans tête, qui ne fit rien que voltiger.

Cette folie n'eut pas moins un effet sérieux. La Montalais la conte à la Vallière, sous le secret. Mais celle-ci avait promis au roi de n'avoir pas de secret. Elle est embarrassée. Comment trahir Madame? comment cacher quelque chose au roi? Il vit qu'elle cachait quelque chose. Elle refuse de le dire. Il est dans une colère épouvantable. La Vallière, désespérée, veut mourir, s'enterrer au couvent de Chaillot. Elle y court, mais on n'ose la recevoir. Elle reste au parloir couchée par terre, hors d'elle-même. Le roi vient, en tire ce qu'il veut. Il court en accabler Madame, toute malade qu'elle est, lui reproche l'aventure de Guiche. Et l'on fait partir celui-ci.

Restaient ses lettres dangereuses, ses moqueries du roi. Madame craignait plus que la mort qu'il n'en eût connaissance. Vardes trouva moyen de les avoir, et dès lors, Madame est à la discrétion de Vardes et d'Olympe. Ils peuvent la perdre ou s'en servir. Ils la font d'abord leur complice. Sous ses yeux, ils écrivent une lettre anonyme à la reine où on lui conte les amours du roi. Le hasard voulut que la lettre parvint au roi même. Il la montra à Vardes, qui accusa d'autres personnes, que le roi chassa de la cour. Le roi avait confiance en lui. Vardes lui disait chaque jour que le cœur de Madame était tout à son frère, qu'elle le conseillait contre nous. Mais il ne disait pas que lui, Vardes, avait persuadé à Madame que le roi ne l'aimait pas, et qu'elle devait d'autant plus s'appuyer sur Charles II.

Chacun voyait la disgrâce où Madame tombait, le froid mortel du roi. Vardes, par d'ingénieuses calomnies, trouva moyen de l'isoler, de faire partir tous ses amis. Alors, on put oser davantage contre elle. On la tenait par ses lettres qu'elle eût voulu ravoir. Vardes les promet, mais si Madame les veut, c'est chez Olympe, dans cette maison suspecte et ennemie, qu'il pourra les lui rendre. L'historien de Madame n'en dit pas plus, ne donne pas les conditions du traité. Ce qui prouve qu'elles furent dures et étranges, c'est l'insolence que Vardes montra dès ce jour-là.

La vanité de Vardes fut impitoyable et féroce, autant qu'Olympe pouvait le désirer. Pour lui, le succès en amour était d'humilier et de désespérer. Toute sa vie se passait à cela. Naguère il avait désolé, perdu, mis pour jamais en deuil la belle madame de Roquelaure, qui n'en put relever. Plus tard, à cinquante ans, il séduisit une demoiselle de vingt. Ce fut pour la briser de même. Elle mourut de désespoir. On en fit une pièce qui eût dû le rendre exécrable. Ce fut tout le contraire. Madame de Sévigné y pleura, mais en rit. Elle cache mal son admiration pour un si charmant scélérat.

Ici, vraiment, la chose était honteuse et douloureuse. C'était la perfidie, la méchanceté calculée qui insultait, je ne dis pas la princesse, mais la première femme de France par la grâce et l'esprit, une personne si bonne et si douce. D'autant plus glorieux, Vardes illustra la chose, fit voir qu'il disposait de Madame, la faisait aller comme il voulait. Il lui donna rendez-vous au lieu le plus public, au parloir de Chaillot, l'y fit attendre et ne daigna y venir.

Le roi, pendant ce temps, de plus en plus brouillé avec Madame, las par instants de la Vallière, était revenu à une demoiselle de la Mothe qu'Olympe voulait lui donner. C'était sa préoccupation pendant le procès de Morin et la querelle de Rome. Mais il en eut encore une autre. Au printemps de 1663, il prit la rougeole et fut un moment très-malade. Grand avertissement du ciel, blessé sans doute de cette guerre impie et des amours du roi. Lui-même se crut près de mourir, prit peur, fut brusquement dévot,—à ce point qu'au lieu de créer un conseil de régence dans la ferme main de Colbert, il lâchait tout, et donnait le Dauphin au dévot prince de Conti, radoteur avant l'âge, qui (dit l'évêque Cosnac) avait les os gâtés et mourut de la syphilis.

Le Parlement avait beau jeu, dans cette détente, pour faire un grand coup de sa tête et se montrer terrible. On avait ri un peu de lui depuis la Fronde. Mais il n'y eut plus de quoi rire. Les familles parlementaires avaient été durement humiliées par Colbert. Sa chambre de justice avait frappé la dynastie des Guénégaud (apparentés très-haut dans la noblesse). L'un d'eux avait eu le désagrément d'être condamné comme voleur, gracié, mais en faisant amende honorable et recevant sa grâce à genoux. Grande douleur pour toute la robe, plus encore au parti des saints, aux Guénégaud, Albret, Richelieu, Lamoignon, tous parents et amis. La magistrature avait vraiment besoin de se relever par la terreur.

L'arrêt avait été prononcé dès le 20 décembre 1662. Il ne fut confirmé que le 13 mars 1663, pendant la maladie du roi. Il était tel: Morin brûlé vif, deux prêtres ses disciples aux galères, la dame Malherbe flétrie, fouettée sur l'échafaud, et fouettée nue. Choquante addition, inusitée, qui témoignait honteusement de la fureur des juges. Morin n'en appela pas. Il avait toujours dit: «Je ne demanderai pas à Dieu qu'il détourne de moi ce calice.» La pauvre Malherbe appela en vain.

Un demi-siècle s'était écoulé depuis le bûcher de Vanini, et il y avait eu un grand changement dans les mœurs. Une si haute culture, une cour si élégante, un monde si poli, l'excès même et le ridicule de la politesse amoureuse dans les livres à la mode (des Scudéry et autres), tout cela rejetait bien loin l'idée de ces horreurs du Moyen âge. C'était précisément l'année où un illustre voyageur commençait à réunir chez lui les savants, les observateurs, les curieux de la nature. Glorieux berceau de l'Académie des sciences. Cette année, le grand Swammerdam, le Galilée de l'infini vivant, fit à Paris l'honneur insigne d'y apporter sa découverte, qui montrait la vie dans la vie, l'atome organisé contenant d'autres organismes, et cela sans fin, sans repos, sans autres bornes que la faiblesse de nos sens et l'imperfection de l'optique. Abîme ouvert aux profondeurs de Dieu!

Morin était un pauvre fanatique. Mais, dans la mort, il ne se montra pas indigne des penseurs qui, avant lui, honorèrent le bûcher. Giordano Bruno avait dit: «Vous tremblez plus à dire la sentence que moi à l'entendre.» Et Vanini: «Jésus sua du sang, et je meurs intrépide.» Morin se contenta de répondre à l'insulte avec une ferme douceur. L'Italien Mariani, qui était alors à Paris, se trouvait là (Curiosités de la France, Venise, 1676). La joie sauvage des juges était telle, telle leur ivresse du sang, que le président Lamoignon ne put s'empêcher de dire à cet homme qui allait mourir: «Il n'était pas écrit que le nouveau Messie dût passer par le feu.» À quoi Morin répliqua, avec présence d'esprit, par ce verset du Psaume XVI: «Seigneur, tu m'as éprouvé par le feu. Mais on n'a pas trouvé l'iniquité en moi.» (14 mars 1663).

CHAPITRE IV
MOLIÈRE ET MADAME
1663-1665

Le roi se rétablit heureusement. Autrement la cruelle victoire gagnée par le parti dévot ne se fût pas arrêtée à la mort de Morin. L'homme le plus en péril certainement était Molière qui, dans une comédie récente, l'École des femmes, s'était moqué de l'enfer. Cette pièce avait été jouée le 26 décembre 1662, six jours après la première condamnation de Morin, mais elle eut un succès immense, et le plus grand que l'on eût vu depuis le Cid. Le public ne s'en lassait pas, la demandait et redemandait avec fureur. Molière ne pouvait l'arrêter, sans paraître avoir peur et s'accuser lui-même. On la joua des mois entiers, on la joua en mars pendant l'exécution. Chaque soir, cette terrible comédie, qui blessait, disait-on, tout ce qui doit être respecté, famille, morale, décence, religion, revenait irriter les haines, donner prétexte aux cabales qui poursuivaient Molière, dévots, précieuses, et savantasses, la fade littérature du temps.

La maladie du roi eut l'effet singulier que les beaux de la cour, les jeunes et les brillants qui servaient et imitaient ses galanteries, se portèrent où le vent soufflait, glissèrent à la dévotion. Ils n'avaient pas l'audace de se faire brusquement dévots. Mais, comme transition, ils aidèrent les dévots, et se mirent à déblatérer contre la pièce impie. Ils n'en attaquaient pas encore l'impiété, mais la grossièreté, l'indécence. L'élégance de cour affectait le dégoût de cette langue forte et hardie, de cette franche plaisanterie, bourgeoise, si l'on veut, mais le vrai génie de Paris, qui prenait sa revanche et emportait Versailles. Les marquis s'indignèrent. L'esclave la Feuillade, ce chien qui voulut être enterré comme un chien, aux pieds du maître, brilla par sa colère. Il crut flatter le roi, et sans doute aussi les dévots.

Grande surprise: le roi un matin est guéri, et se lève. Il se retrouve mieux portant que jamais, le même, jeune et fort, gaillard, galant. Il le prouve à l'instant. Le triomphe de la cabale, l'affreuse exécution avait eu lieu le 14 mars. Et le 19, la Vallière est enceinte. Elle l'avait craint extrêmement. Mais dans ce retour à la vie, le roi mit de côté les ménagements et pour elle et pour l'opinion, brava tout, se moqua de tout.

Il trouva fort mauvais qu'on osât critiquer une pièce écrite par un homme de sa maison. Molière avait l'honneur d'être valet de chambre tapissier du roi. Il lui permit de se défendre. De là la Critique de l'École des Femmes, où les marquis figurent de façon ridicule. Cela plut fort au roi, qui, justement alors, était excédé des étourdis qui l'entouraient, allaient sur ses brisées. À ce point qu'une nuit, allant chez une dame, il trouva que Lauzun l'avait prévenu et lui fermait la porte au nez.

Donc, cette année, 1663, il fit une Saint-Barthélemy des marquis, non sanglante, bien entendu. Il mit Lauzun à la Bastille, avec ce mot: «Pour avoir plu aux dames.»

Guiche s'était sauvé en Pologne. La Feuillade, comme on va voir, partit aussi. Vardes, peu à peu démasqué, commençait à être connu du maître, et il eût fait une fin tragique, si Madame n'eût été la clémence même.

Elle reprenait peu à peu près du roi. Et, quoique les femmes maladives eussent peu d'attrait pour lui, il l'avait fort admirée, comme tout le monde, aux bals de l'hiver. Sa danse était une chose surprenante, dit Cosnac; elle n'était qu'esprit, «et jusqu'aux pieds.» La grossesse de la Vallière fit de plus en plus ménager Madame chez qui elle était, et qui (sans le paraître) eut soin de sa rivale. Madame lui donna pour la crise un pavillon solitaire et commode qui se trouvait dans le jardin, vaste alors, du Palais-Royal. Les portes mystérieuses de ce jardin permettaient les secours, les visites de médecin, celles du roi peut-être. Mais cet état touchant de la Vallière et ses souffrances le reportaient cependant vers d'autres distractions. La nullité de sa maîtresse lui faisait apprécier Madame, et il l'admirait de plus en plus.

Elle fit une chose bien habile. Ce fut de se remettre au roi de tout, de se fier à lui, de le prendre pour confident, j'allais dire, confesseur. Elle lui mit en main ses relations. Le roi fut fort touché. Il haït d'autant plus ces audacieux, ces étourdis, ces traîtres. Il ne faut pas s'étonner des attaques de Molière contre les marquis.

Un hasard singulier se trouvait avoir uni les destinées de Molière et de Madame. Les triomphes de l'une furent les libertés de l'autre. Des dédicaces de Molière, qui sont souvent des plaisanteries, une est fort sérieuse, attendrie, et elle est en tête de la pièce bouffonne et douloureuse où il dit son cœur même, la torture de sa jalousie, l'École des Femmes, dédiée à Madame. C'est son cœur qu'il met à ses pieds.

Reprenons d'un peu haut, le mystère, sinon honorable, au moins cruel, de la vie du grand homme.

Les Fâcheux, faits pour la fête de Vaux et dont le roi avait, disait-on, inspiré une scène, montrèrent Molière en grand crédit, et firent de lui un personnage. Une de ses actrices, la Béjart, était sa maîtresse. Elle n'était pas jeune. Elle pouvait prévoir qu'un homme ainsi posé et dans la force du génie, lui échapperait. Elle voulut l'avoir pour gendre. Elle avait une jolie petite fille que Molière aimait tendrement et comme un père.

De qui était-elle née? dans le pêle-mêle de la vie de théâtre, la Béjart, très-probablement, ne le savait pas bien au juste. Ce qui est sûr, c'est que l'année 1645, où naquit la petite, était celle où Molière devint un des amants de la mère. En 1661, elle avait seize ans, Molière quarante. Il l'avait élevée. Que dirait le public de voir changer les rôles, de voir l'enfant, par lui régentée ou grondée, devenir tout à coup madame Molière? La Béjart ne s'arrêta pas à cela. Sa cupidité l'emporta. Molière, dans la vie infernale de travail et d'affaires qu'il menait à la fois, ne disputait guère avec elle. Il avait plutôt fait d'obéir que de guerroyer. C'est un effet aussi de ce violent et terrible métier, lorsque (comme Shakespeare et Molière) on est en même temps auteur, acteur et directeur. On vit d'illusion, on sait à peine si l'on veille ou l'on songe. État bizarre qui jette l'âme aux hasards de la fantaisie.

Dans cette fête de Vaux, fatale à tant de gens, où la Vallière perdit l'esprit, la féerie des eaux jaillissantes, nouvelle alors et inouïe, avait mis tout le monde hors du réel, dans le pays des rêves, quand d'une coquille qui s'ouvrit brusquement, vive et svelte jaillit la naïade, une enfant héroïque, qui dit les vers «Au plus grand roi du monde.» Beaucoup furent saisis et ravis, et Molière plus qu'un autre, et il tâcha de croire ce que la Béjart lui disait.

Le théâtre n'est pas sévère, et la cour l'était moins. Les Condés, les Nevers étaient ouvertement amoureux de leurs sœurs. Le roi, beau-frère de madame Henriette, passait pour son amant. Le mariage étrange de Molière ne pouvait déplaire à Madame. La chose était hardie, mais ne pouvait lui nuire en cour. Ces pensées, peu morales, agirent sur la Béjart et sur Molière peut-être qui voulait plaire pour être fort, libre de tout dire au théâtre, sous la protection de Madame et du roi.

Ce qui porterait à croire que la Béjart savait Molière père de l'enfant, c'est qu'elle prétendait faire un mariage nominal, faire sa fille épouse en titre et héritière, la retenir chez elle, et rester la vraie femme. Arrangement ridicule que Molière supporta neuf mois, et qu'il eût supporté toujours. Mais la petite madame de Molière n'entendait nullement rester à jamais sous sa mère. Elle rompit sa chaîne, un matin, alla s'établir dans la chambre de son mari, en prit possession et l'obligea de la prendre au sérieux.

Il en était jaloux, même avant. Il en a versé la douleur dans son chef-d'œuvre de l'École des Femmes, l'œuvre la plus personnelle qui soit sortie de son génie.

La Critique, plutôt la défense, qu'il en fit avec l'aveu du roi (juin 1663) exaspéra les marquis. La Feuillade, rencontrant Molière, court à lui et l'embrasse, mais en lui frottant le visage contre ses boutons de diamant, et répétant le mot attaqué de la pièce: «Tarte à la crème! Molière, tarte à la crème!» Faire cet affront à un homme du roi dans le palais du roi, c'était risquer beaucoup. La Feuillade fit comme les autres; il partit comme volontaire dans les armées de l'Empereur.

Les dévots aussi bien que les marquis étaient en pleine déroute. Le roi frappa le pape (juillet), il saisit Avignon. Et il fit au clergé une douleur plus amère encore. Il défendit les enlèvements d'enfants. Il ordonna de rendre à leurs familles ceux qu'on tenait dans les couvents (sept. 1663). Tout le parti, Jésuites et Jansénistes, indifféremment, pleura et jeûna, prit le deuil et cria à la persécution. Il se crut au temps de Dioclétien. Les évêques allèrent trouver le chancelier, lui dirent que c'était une barbarie, qu'à cet horrible édit de tolérance ils ne se soumettraient jamais.

Mais d'où venait le mal? De ce que le roi certainement n'écoutait plus ses confesseurs. Et d'où venait cela? De ce que son retour à Madame le brouillait avec eux. Tout le mal était là. Comment l'en avertir, lui inspirer du moins la crainte de l'opinion? Au temps du roi Robert, on eût procédé hardiment par voie d'excommunication, et le roi, interdit, exclu du monde et rejeté des hommes, eût mangé seul avec ses chiens. On fit ce qu'on pouvait; on frappa, non le roi, mais à côté du roi, sur son Molière. Le petit monde du service, gens de la bouche, etc., déclarèrent que leur conscience ne leur permettait pas de manger avec ce valet de chambre comédien. Cela dit haut (et sans doute bas, l'accusation d'inceste). Le roi fut étonné, irrité. En présence de la conscience, il s'arrêta pourtant. Mais Molière fut vengé. Le roi, par une pension, l'adopta comme un homme à lui, et il le fit manger chez lui dans sa propre chambre à coucher. Il y avait toujours une volaille qu'on y mettait le soir, en cas qu'il eût faim, et qu'on appelait son en cas.

Il était bien loin de quitter Madame. Elle avait rompu avec Guiche, et elle avait hardiment chargé le roi de la rupture. Il fut ravi, se crut sûr d'elle, et elle eût tout son cœur.

Mais il était sujet aux jalousies rétrospectives. Il avait fort tourmenté la Vallière pour une vieille affaire d'un premier amour. De plus en plus il haït Vardes pour Madame. C'est, je crois, pour ce marquis de Vardes, pour Guiche, pour Marsillac, pour tous ceux qui avaient aimé, courtisé, admiré Madame qu'il prit par devant elle une vengeance, la joie d'une pièce où ils furent bâtonnés de la forte main de Molière.

Molière, s'il n'eût agi pour la vengeance de son maître, n'eût pas hasardé le prologue où le marquis dans l'antichambre fait le pied de grue avec les valets, puis la formule dure qui est restée: «Le marquis est aujourd'hui le plaisant de la comédie. Et, comme dans les comédies anciennes, on voit toujours un valet bouffon qui fait rire, de même maintenant il nous faut un marquis

Jamais la cour ne fut plus bas, le roi plus haut, plus libre, plus hardi, méprisant plus l'opinion. Cinq ou six jours après cette flagellation de ses anciens amants, Madame devint enceinte (16 octobre 1663). Elle était reine alors, et serait restée telle, si sa misérable santé ne l'eût anéantie presque l'année suivante.

La Vallière, avancée alors dans sa grossesse, était pourtant en baisse. Elle accoucha (19 déc. 1663). Mais, bien loin que le roi reconnût l'enfant, Colbert le fit prendre secrètement au pavillon mystérieux du jardin et le fit baptiser sous un faux nom à une petite église de la rue Saint-Denis.

Fait très-inaperçu. On ne voyait que Madame et la guerre au pape. Le roi, réellement, préparait une armée; il avertit le pape qu'on marcherait sur Rome, si, le 15 février, il n'avait pas cédé. Il devait, comme amende, rendre Castro à notre allié, le duc de Parme. Il devait envoyer ses deux frères et deux cardinaux. Il avait fait pendre des Corses; il dut de plus casser la garde corse, déclarer ce peuple incapable de servir l'Église, enfin éterniser le souvenir de l'événement par une pyramide qui rappellerait moins le crime des Corses que l'humiliation du Saint-siége.

Le 12 février, le pape s'humilia. Le 28, le roi et Madame, pour faire pièce au parti dévot, firent à Molière l'honneur d'être parrain, marraine, de son premier enfant. Solennelle justification de Molière? Le roi eût-il voulu tenir sur les fonds le fruit de l'inceste? Siluit terra.

Molière préparait autre chose. Il ne s'endormait pas. Dès que le nonce et l'ambassade du pape furent à Paris, il eut audience du nonce, et mit à ses pieds humblement l'ébauche d'une pièce qui s'appelait Tartufe.

Molière avait observé que certaines gens, laïques, sans caractère et sans autorité, sous ombre de piété, se mêlaient de direction, chose impie et contraire à tout droit ecclésiastique. Ces intrus, intrigants, hypocrites, usurpaient le spirituel, pour s'emparer du temporel, autrement dit du bien des dupes.. (On a vu que Desmarets était intendant de madame de Richelieu, et disposait de tout chez elle.) Rien ne pouvait servir la religion plus que de démasquer ces directeurs laïques.

Le légat fut édifié, et vit bien qu'on l'avait trompé en disant que les gens du roi étaient ennemis de l'Église. Muni de son approbation, Molière eut sans difficulté celle des prélats ultramontains qui se réglaient sur le légat. La pièce ne pouvait plus avoir pour ennemis que de mauvais sujets suspects d'illuminisme, ou des gallicans endurcis, des cuistres jansénistes. Molière expressément a fait Tartufe illuminé. Il dit à son valet Laurent: «Priez Dieu que toujours le ciel vous illumine.» C'est dire que, dans les trois degrés de la vie mystique (l'ascétisme, l'illumination et l'union), le valet est encore au second degré, illuminatif; mais son maître est monté à la vie unitive; il est uni à Dieu, perdu en Dieu, ainsi que Desmarets.

Molière, pour se réconcilier les courtisans et faire passer Tartufe, avait fait (ou fait faire) la Princesse d'Élide. La princesse fille des rois, dans son intention, était évidemment Madame. Mais, par un coup désespéré de la cabale, qui sans doute connaissait d'avance Tartufe et en craignait l'effet, il y eut un revirement. Deux complots furent tramés, l'un pour relever la Vallière, l'autre pour perdre Madame. En haine de Madame, la simple fille, acceptée de la cour, même des gens de la reine mère, est comme intronisée aux fêtes de Versailles. Pour elle, on joue la Princesse d'Élide (8 mai 1664), et les premiers actes du Tartufe (12 mai). Là, on obtient du roi ce qu'on voulait; il ne trouve rien à dire à la pièce, mais la défend pour le public jusqu'à ce qu'elle soit achevée. Le président Lamoignon, dit-on, travailla fort à cela. Il y avait intérêt, comme juge de Morin, et allié des dénonciateurs (de Desmarets-Tartufe).

L'autre complot pour perdre Madame eut pour agent le scélérat de Vardes. Il voyait sur la tête planer la foudre. Il agit en cadence avec la grande cabale. Il trompa Guiche encore et le fit écrire à Madame, mais écrire chez lui, Vardes, qui remettrait la lettre. Il la porta tout droit au roi, la lui montra, lui dit que Madame le trahissait. Puis, se chargeant du rôle du tentateur Satan, il porta la lettre à Madame. Elle vit heureusement le piége et refusa la lettre. Alors il se mit à pleurer, se roula à ses pieds, fit des serments terribles de sa sincérité, pleurant à chaudes larmes de ce qu'elle refusait de se mettre la corde au cou.

Sa rage fut telle qu'il ne put la contenir. Un mignon de Monsieur, le chevalier de Lorraine, faisait la cour à une fille de Madame; Vardes lui dit ce mot cynique: «Pourquoi tant courir la servante? Allez plus haut, à la maîtresse. Cela sera bien plus aisé.»

Un tel mot, d'un tel homme, avait grande portée. L'affront, enduré de Madame, l'eût avilie, et auprès du roi même.

Le maître qui se croyait si maître, dépendait fort pourtant du ridicule, s'éloignait des moqués.

Si Madame, cette fois, n'agissait, ils prenaient un ascendant définitif; «ils allaient être sur le trône.» (La Fayette.)

Mais voudrait-elle agir? Elle avait jusque-là épargné ses ennemis, souffert et abrité la Vallière, leur pauvre instrument.

Elle avait si peu de fiel qu'on pouvait croire que, comme son grand-père Henri IV, elle ne sentait ni le bien ni le mal.

Elle agit cependant.

Elle obtint que le roi vînt chez elle à Villers-Cotterets. Elle y fit venir Molière, qui, pour la seconde fois, joua Tartufe.

La cabale de la cour, qui était chez Madame avec le roi, forcée de subir son triomphe, avertit l'autre, la cabale dévote, qui fit une chose désespérée. On employa la reine mère, fort malade à Paris.

On écrivit au roi qu'elle s'était trouvée très-mal. Il accourut.

La malade lui fit la grâce inattendue de vouloir bien recevoir la Vallière. Cela coûta beaucoup à la reine mère, elle en eut honte et remords, en rougit devant ses domestiques. Mais les dames de haute piété et de grande vertu, telles que madame de Montausier, déclarèrent qu'elle avait bien fait. Et, ce qui est plus fort, on vint à bout de le faire approuver de la jeune reine elle-même.

Le roi ne resta pas près de sa mère ni près de la Vallière. L'attrait de Madame était grand dans les fêtes d'automne, la saison harmonique des grâces maladives.

Elle était devenue enceinte l'autre année, 1663, au milieu d'octobre, et elle avait accouché récemment, en juillet 1664.

Cette fois encore, au même moment, presque à l'anniversaire, au milieu du même mois d'octobre, elle eut le malheur d'être enceinte, sans être remise encore, et au grand péril de sa vie.

Grossesse fâcheuse en tous sens. Elle allait de nouveau être souvent agitée, maigrir, pâlir, et baisser près du roi.

Un beau champ pour ses ennemis, pour l'intrigue de Vardes, pour l'entremetteuse Olympe. L'année nouvelle arrivait menaçante, incertaine, et la cour doutait.

Molière ne douta pas. Si prudent, il fut intrépide, se déclara et lança Don Juan (15 février 1665).

CHAPITRE V
MOLIÈRE ET COLBERT—DON JUAN—LES GRANDS JOURS
1665

Un portrait est au Louvre, un vigoureux tableau sans nom d'auteur. Il illumine la petite salle où il est, comme une flamme. L'artiste, un peintre secondaire, peut-être, mais ce jour-là en face d'un tel original, s'est trouvé transformé. Ce visage est celui d'un grand révélateur, et non pas moins celui d'un grand créateur, dont tout regard était un jet de vie.

La vigueur mâle y est incomparable, avec un grand fond de bonté, de loyauté et d'honneur. Rien de plus franc ni de plus net. La lèvre est sensuelle et le nez un peu gros. Trait bourgeois que le peintre a cru devoir ennoblir avec quelque peu de dentelle. À quoi bon? on n'y songe pas. L'intensité de vie qui est dans cet œil noir absorbe, et l'on ne voit rien autre. On en sent la chaleur, elle brûle à dix pas.

Ce portrait de Molière est placé à merveille, tout près de celui du Puget. Ce sont les deux moments du siècle. Dans le premier (l'homme de quarante ans), c'est l'élan, le combat, mais c'est l'espoir encore. Dans le second, hélas! bien vieux, une longue habitude de souffrir et de voir souffrir, un attendrissement maladif, ont plissé et ridé une figure trop endolorie.

Est-ce un contraste avec Molière? En celui-ci, volcan qui se dévore, la souffrance, pour être au dedans, n'est pas moins transparente. Un feu âpre en ressort qui rougit la peau, même au front. Tout médecin dirait: «Voilà un homme d'énergie redoutable, mais qui touche à la maladie.»

C'est la force, la force tendue de celui qui saisit un objet très-mobile, qui voit, surprend la vive occasion, ailée, légère et sans retour. On dit parfois fixer pour regarder. Ici, c'est très-bien dit. En regardant, il fixe. On sent que ses œuvres profondes ont apparu pourtant dans l'incident d'un jour. Telles, impossibles avant, furent impossibles après. Exemple, le Tartufe.

Comparer Molière à Shakespeare, c'est insensé. Shakespeare n'a pas vécu dans la chambre d'Élisabeth. Ce sublime rêveur vivait dans son propre théâtre; quoique si occupé, il eut les loisirs de la fantaisie. Molière fut partagé, tiraillé, entre ses deux rôles, mais avant tout valet de chambre du roi, faisant le lit du roi, toujours sur ce terrain de cour qui était un champ de bataille, attrapant le présent de minute en minute, et devinant le lendemain.

Ce grand effort dura sept ou huit ans, et Molière y périt. Avant les Précieuses, improvisateur ambulant, il fait des canevas pour sa troupe. Après le Misanthrope, c'est toujours un très-grand artiste ou un puissant bouffon. Mais ce n'est plus notre Molière, j'allais dire, le Molière de la Révolution, l'exécuteur des hypocrites.

Revenons au Festin de Pierre, à Don Juan, au Tartufe d'amour. Ce qui saisit dans cette fresque, brusquée sur l'heure et pour l'heure même, c'est l'audace de l'à-propos.

Les Italiens venaient de jouer dans leur langue cette vieille pièce espagnole. Molière se fit demander par sa troupe de faire un Don Juan français. Hardi de ce prétexte, il intervint dans l'intrigue de cour, et porta aux marquis le coup décisif et terrible.

Molière y risquait tout; on ne pouvait savoir comment la crise finirait. Madame, languissante de sa nouvelle grossesse, qui faillit l'emporter, avait baissé, pâli. Olympe remontait. Vardes, pour l'insulte à Madame, n'avait eu de punition qu'une petite promenade à la Bastille, où toute la cour, marquis et belles dames, alla le visiter.

La pièce ne fut pas bien reçue. Le public fut de glace. Molière persévéra, la joua quinze fois, quinze fois de suite la fit subir aux courtisans. On regardait le roi, on s'étonnait. Mais Molière, mieux qu'eux tous, vît la pensée du maître. Le 15 février, il joua ce qui dut se faire au 30 mars. Que Vardes tînt cour à la Bastille, cela ne plaisait pas au roi. Qu'il triomphât de sa disgrâce et d'avoir outragé deux trônes, c'était exorbitant. Le roi tira de sa complice l'aveu de leur lettre anonyme et de leurs calomnies qui allaient jusqu'à nous brouiller avec l'Angleterre. Vrai cas de lèse-majesté.

Colbert, dès l'année précédente, avait annoncé une grande enquête juridique qui se ferait par toute la France. Il eût voulu que le roi, imitant ses ancêtres, montât à cheval, prît l'épée de justice, fît en personne sa royale chevauchée contre les petits rois de province. Quoi de meilleur, pour ouvrir cette grande scène de jugement, que de frapper d'abord dans son palais, chez lui, sur ses amis, sur cette cour flatteuse et moqueuse, sur le brouillon perfide qui s'était joué du roi même?

La cour, contre Molière, admira don Juan, le trouva parfait gentilhomme. Il ment, il trompe, désespère celles qui l'aiment. À merveille; les larmes, c'est l'aveu du succès. Il bat celui qui lui sauve la vie... Mais c'est un paysan, on rit. Il est brave, c'est l'essentiel, cela rachète tout. Brave contre l'enfer même, et l'enfer a beau l'engloutir, il n'est pas humilié.

Donc, nul effet moral. Molière semblait manquer son coup. Il n'avait pas osé dégrader don Juan. Le roi même ne l'eût pas goûté. Il avait au fond du faible pour la noblesse; malgré Colbert, il fit toute sa Maison d'officiers nobles. Le don Juan escroc (du Bourgeois gentilhomme), le don Juan espion, comme avait été Vardes, auraient indisposé le roi contre la pièce. Molière, frappant moins fort, alla bien mieux au but. L'intérêt que la cour montra pour don Juan ne pouvait qu'irriter le roi, et sa justice n'en fut que plus sévère.

Le 30 mars, la main du Commandeur, cette main de pierre qui avait muré, scellé Fouquet dans le tombeau, serra Vardes, l'enleva à deux cents lieues, le plongea au plus bas cachot d'une citadelle. Olympe fut chassée de Paris; on ferma son salon d'intrigante et d'entremetteuse.

Vardes resta là dix-huit mois, et n'en sortit que pour pourrir vingt ans à Aigues-Mortes, vieux petit fort fiévreux. Il ne s'en tira pas tant que vécut Colbert. Pour en sortir, il fit d'incroyables efforts et les dernières lâchetés. Ce qui le peint au vif, c'est qu'ayant enfin obtenu sa grâce, pour être souffert à Versailles, il eut le tact de se faire mépriser. Il vint sous les habits du temps où il avait quitté la cour. On rit, le roi aussi et il fut désarmé. «Sire, dit le vieux bouffon, quand on déplaît à Votre Majesté, on n'est pas malheureux seulement, mais ridicule.»

Voilà ce qui manque au don Juan de Molière pour être vrai et historique, la bassesse, la lâcheté. Les instructions de Colbert sur les poursuites à faire contre les tyrans de province, ses enquêtes, nous en apprennent bien plus. Là, don Juan, c'est le mangeur universel du bien public, voleur hardi sur ses vassaux, apparenté aux juges et spéculant sur les procès, etc.

L'ordonnance de 1662 pour liquider les dettes des villes, apurer les comptes de ceux qui en maniaient les fonds, fut un effrayant coup de tocsin pour les privilégiés. Mazarin avait pris pour lui l'octroi des villes, palpait leurs revenus; les notables, pour tout besoin municipal, empruntaient à des conditions usuraires sans surveillance, s'arrangeant en famille. Quand Colbert troubla ce bel ordre, un cri immense de tous les honnêtes gens de France monta au roi, et des menaces même. Et comme cela eut lieu dans une année de famine, on pensa faire sauter Colbert. Le petit peuple le soutint, se déclara pour le ministre. Il eut sa récompense. Colbert, en deux années, diminua la taille, l'impôt des pauvres gens, de huit millions.

Une note brève, mais bien éloquente, qu'il donne au roi, met en regard l'énorme changement qui se fit alors. En voici la substance:

En septembre 1661, le revenu était réduit à vingt et un millions, et encore mangé pour deux ans; aujourd'hui (décembre 1662), en seize mois, il a augmenté de cinquante millions.—Alors, le roi payait vingt millions d'intérêts; aujourd'hui, pas un sou.—Alors, le roi, dépendant des financiers, ne pouvait faire aucune dépense extraordinaire; aujourd'hui, après son achat de Dunkerque, l'Europe l'a vu si riche, qu'elle tremblait de lui voir acheter toutes les places à sa convenance.—Alors, point de marine; elle était ruinée; aujourd'hui, vingt-quatre vaisseaux viennent d'être construits, lancés; on a préparé des galères, etc. Sous cette protection, le commerce multiplie ses vaisseaux.—Alors, l'art et l'éclat, le luxe, étaient chez les ministres; aujourd'hui, chez le roi. Le roi n'avait pas huit mille francs pour l'embellissement des maisons royales. Il vient d'y mettre de deux à trois millions.

Ceci en décembre 1662. C'est l'affermissement de Colbert. Il disposa du roi. Mais cette force, énorme à ce moment, eut pourtant un énorme obstacle dans l'étroite union des privilégiés. Les instructions que Colbert donna pour son enquête nous apprennent quatre choses: 1o une forte partie de la noblesse n'est pas noble, ou ne l'est que par privilége des charges judiciaires, financières ou municipales; 2o les vrais nobles, les seigneurs, ont impudemment créé et inventé de tout nouveaux droits féodaux que n'eurent jamais leurs pères; 3o les deux noblesses, la noblesse d'épée avec la judiciaire ou municipale, s'entendent pour reporter sur les pauvres le poids de l'impôt, pour dilapider les fonds des villes, pour acheter à vil prix les biens à leur convenance; 4o enfin, tous, et nobles et notables, trouvent moyen de faire des biens de l'Église un supplément de leur fortune, donnant à leurs cadets oisifs et incapables les plus importants bénéfices, peuplant les couvents de leurs filles. De là, le zèle ardent de la noblesse pour l'Église, qui dispose de ce patrimoine immense de l'oisiveté.

Colbert, ayant le roi en haut, chercha la force en bas, par la réforme des finances des villes, et celles de la justice. Il défendit aux villes d'emprunter, de se ruiner. Il réforma les juges, il réforma la loi. Il eut la grande idée de promener en France la loi armée, autrement dit le roi, qui jugerait le peuple par son conseil. Les parlements eussent été suspendus, à ce moment, et Colbert avait de même sévèrement exclu Lamoignon et les parlementaires de la commission chargée de réformer les tribunaux. Mais tout cela était trop haut, trop fort. Cour, parlements, finance, tout travailla en dessous; Colbert dut retomber à l'idée pauvre et routinière des commissions du parlement qui tiendraient les Grands jours dans les provinces du centre.

Aux rudes pays d'Auvergne, de Forez, de Vélay un autre Moyen âge était revenu, mais bizarre, fantasque, et d'une férocité moqueuse. Là, un joyeux seigneur, autorisé par trois ou quatre assassinats, se passait toutes ses idées, celle, par exemple, de murer un homme tout vif, de le tenir des mois dans son armoire, courbé, ni assis ni debout. Un autre ne tuait pas; il faisait tuer à petits coups par son fils, enfant de dix ans. Le viol était un jeu, et plus même que du temps des serves. La femme, moins passive, amusait par son désespoir.

Une scène laide, c'était le jour des noces. «L'aîné du paysan, dit la loi du Béarn (éd. 1842, p. 172), est censé le fils du seigneur, car il peut être de ses œuvres.» On exigeait toujours que la pauvre femme tremblante montât au château, et on marchandait devant elle. C'était pour le seigneur le meilleur jour pour pressurer son paysan. Il tirait parfois moitié de la dot.

Ce qui était plus fort, c'est qu'ils faisaient la guerre au roi. Si la justice se hasardait chez eux, c'était d'incroyables fureurs. Une assignation royale était un outrage qu'on lavait dans le sang.

Trois huissiers s'étaient mis ensemble pour aller assigner je ne sais quel marquis du Forez. Il s'en tint offensé à ce point, que, non content de les mettre à la porte, il monta à cheval, les poursuivit jusqu'à la nuit; les rejoignant dans une auberge, il les tua tous trois dans leur lit. Dix ans durant, il resta roi chez lui.

Le 31 août 1665, les Grands jours sont annoncés pour tout le centre du royaume (Auvergne, Bourbonnais, Nivernais, Forez, Beaujolais, Lyonnais, Marche, Berri). L'année suivante, même chose dans les montagnes du Midi (Vélay, etc.).

Tout cela annoncé longtemps d'avance, de sorte que les coupables eurent bien le temps de se cacher ou de dresser leurs batteries.

Il n'y eut jamais si grande attente, jamais si petit résultat. Le peuple s'était fait de ces Grands jours un rêve merveilleux, fantastique, apocalyptique, un vrai Jugement dernier, où les grands seraient les petits. Plusieurs, par orgueil et bon cœur, offraient de protéger les nobles. Un paysan restant couvert en présence d'un seigneur, celui-ci lui jeta le chapeau par terre. «Ramassez-le, lui dit le paysan, ramassez-le; sinon, le roi vous coupera la tête aux Grands jours.» Le noble le ramassa.

Il n'y eut qu'un seigneur décapité, fort peu d'exécutions réelles, beaucoup sur le papier. Un d'eux, un meurtrier couvert de sang, brava le jugement, et fut banni seulement. Effet admirable et charmant des amitiés et des amours pour humaniser la justice. Les dames de Clermont se dévouèrent pour cette bonne œuvre. La scène est jolie dans Fléchier. Les chats fourrés n'y sont occupés que de galanterie. Pendant ces ennuyeux procès de gens absents, ils ne perdent pas leur temps; ils riment des vers à Iris. Cela dura trois mois, temps plus que suffisant pour attendrir les belles. En janvier, couronnés de roses, pleurés des dames auvergnates, ces vainqueurs revinrent à Paris.

«Tout père frappe à côté,» dit La Fontaine. Ce jugement du roi sur les nobles fut si peu sérieux, que tel des plus coupables, chargé de crimes horribles, rentra, à la faveur des guerres, et devint lieutenant général des armées du roi.

L'accord des deux noblesses, les égards des gens de robe pour la noblesse d'épée, parurent dans tout leur lustre. Colbert put voir le peu qu'on pouvait attendre des parlementaires. Les rudes magistrats du XVIe siècle n'existaient plus. Même ceux de la Fronde, mêlés au parti des Condés, avaient pris l'esprit de cour, les goûts, les manières des seigneurs. Ils vivaient aux belles ruelles, siégeaient peu (encore en bâillant), jugeaient au caprice des dames, de leurs nobles amis.

Les intendants, ces commis dictateurs, créés par Richelieu, furent l'instrument unique de Colbert. Administration, finances, travaux publics, mouvements des troupes, même affaires du clergé, tout passa dans leurs mains. Ils dominèrent les Gouverneurs, les Parlements. Sous Colbert, ils prennent encore un pouvoir qu'ils n'eurent pas sous Richelieu, le pouvoir judiciaire. Il ne leur manqua presque rien de l'autorité illimitée qu'eurent en 93 les Représentants en mission. L'affaire de Fargues effraya toute la France. C'était un Frondeur fort coupable d'excès, de trahisons, mais cependant couvert par l'amnistie. Il vivait richement, mais obscurément, oublié. Des courtisans égarés à la chasse, et bien reçus par lui, croient le servir auprès du roi, et louent son hospitalité. Le roi s'indigne: «Quoi! Fargues vit encore! si près d'ici!» Le roi et la reine mère font venir Lamoignon, qui avait la police de Paris, pour faire éplucher l'homme et lui trouver un crime; s'il le trouve, il aura ses biens. Ainsi dit, ainsi fait. Fargues, enlevé, est livré à une commission de petits juges d'Abbeville, sous l'intendant Machault; le tour est fait en un moment, et Machault le condamne à mort. (V. S.-Simon, et le Journal d'Ormesson, dans Chéruel, II, 145.)

Ce monstrueux pouvoir des intendants n'était balancé que par une chose, leur mobilité. Colbert changeait souvent, et, au change, il ne gagnait guère.

Il roulait dans le cercle d'un personnel très-peu nombreux. Les petits dictateurs, placés pour arrêter partout les abus de la finance, de la judicature, etc., qu'étaient-ce en général? les fils ou les parents des juges mêmes et des financiers.

Ces commis souverains étaient des rois tremblants. Ils redoutaient Colbert, qui, dans mille affaires, les lançait contre les seigneurs, les évêques, etc. Mais, d'autre part, ils redoutaient ces puissances locales, et surtout le clergé. Leur seul moyen pour calmer les évêques, c'était d'agir contre les protestants.

Ils connaissaient le faible du ministre, sa passion, ses fureurs impatientes, et, si je l'ose dire, sa férocité dans le bien. À ce moment, il commençait l'œuvre énorme de sa Marine, une improvisation subite et quasi révolutionnaire, poussée avec la plus terrible violence. Il ramassait de l'argent ou par menace, ou par prière. Il ramassait des hommes pour ramer aux galères. Il en vint jusqu'à acheter des forçats turcs, juifs, grecs, même des catholiques. Nul présent ne lui était plus agréable qu'un forçat. Les intendants le savent bien; ils poussent, pressent les tribunaux pour qu'ils fassent plus de galériens. Trois lettres d'intendants (1662) témoignent de leur zèle. Non contents d'exciter les juges, ils se mettent à juger eux-mêmes. Une louable émulation s'établit entre eux et les procureurs généraux. Ceux-ci, à Bordeaux, à Toulouse, écrivent au ministre la joie qu'ils ont d'augmenter les forçats, parfois aussi la confusion qu'ils ont d'offrir au roi si peu de galériens. On prend pourtant tout ce qu'on peut, des mendiants, des gens trouvés en contravention pour le sel, des enfants de quinze ans, enfin, des huguenots qui, aux processions, gardent le chapeau sur la tête (26 juin 1662). Voilà une mine excellente, et qui promet. On ne manquera point de forçats.

CHAPITRE VI
LE MISANTHROPE—LE ROI DÉFIE L'EUROPE, ATTAQUE L'EUROPE
1662-1666

Dans cette même année 1665, où les Grands jours marquèrent l'apogée de son énergie, Colbert retomba rudement. L'Assemblée du clergé qui reste onze mois en permanence s'ouvre et finit par les cris calculés d'une furieuse douleur, des soupirs de colère, des larmes menaçantes. Le clergé pleure d'abord sur les enfants rendus aux protestants. Il pleure les prêtres condamnés aux Grands jours par des laïques, exécutés (pour meurtres). Douleur économique qui lui permet de garder son argent, de refuser secours au roi. Il tient bon. C'est le roi qui cède, pour avoir quelque chose. Il abandonne la réforme du clergé, qu'avaient demandée les Grands jours. Défense aux juges laïques d'intervenir dans les affaires de prêtres, l'Église juge l'Église; cette maxime du Moyen âge n'est pas expressément écrite, mais elle est pratiquée. Le monde saint est désormais fermé. Une décence admirable couvrira tout. Nul scandale ne rompra la noble harmonie de ce siècle.

Autre concession, immense, contre les protestants. Une déclaration royale convertit en lois générales tous les arrêts locaux rendus contre eux depuis dix ans.

En vain l'électeur de Brandebourg s'intéressa pour eux. En vain Colbert voulait les ménager dans l'intérêt de ses créations industrielles. Le roi donna de bonnes paroles à l'électeur. Et, pour Colbert, s'il put les protéger dans le haut commerce et la grande fabrique, il ne put empêcher qu'on ne les exclût de tous les petits métiers (chose bien autrement importante). Exemple: les lingères de Paris interdisaient l'aiguille aux pauvres protestantes et les faisaient mourir de faim.

Le clergé avait dit, quant aux enfants enlevés, qu'il n'obéirait point au roi, et ne les rendrait pas. Il tint parole. Quand on essayait de le faire, il ameutait son peuple de dévotes, ses mendiants, ses marchands, etc.

Les malades protestants, au lit de mort, étaient assaillis par les moines. Pour arrêter ce mal, on l'aggrava. Le moine ou le curé dut attendre à la porte; mais le juge du lieu entrait au nom du roi, demandait au malade dans quelle foi il voulait mourir. Scène cruelle et souvent meurtrière; cette entrée solennelle de l'homme de la loi saisissait les malades; tel qui eût résisté au prêtre cédait au juge, aux craintes qu'on lui donnait pour sa famille, mourait désespéré, malgré lui catholique par autorité de justice.

La reine mère meurt en janvier 1666, en laissant à son fils une dernière prière, celle d'exterminer l'hérésie. Le roi était bon fils; il avait par moments blessé pourtant sa mère; d'autant plus dut-il prendre à cœur cette dernière parole par laquelle elle crut expier les faiblesses de sa vie. On ne lui demandait, du reste, que ce qu'il désirait lui-même. L'extinction de l'hérésie en France, en Europe, l'humiliation des protestants, surtout de la Hollande, la conversion de l'Angleterre (sans doute à main armée), c'était l'ambition naturelle du chef du monde catholique, de l'héritier futur des rois d'Espagne, du vrai successeur de Philippe II.

Chacun voyait venir la guerre, et la cour s'en réjouissait. Deux hommes seuls, à ce moment, les plus grands à coup sûr, Colbert, Molière, s'attristent. Colbert adresse au roi ses premières plaintes sur l'excès des dépenses. Il s'effraye de l'extension des couvents. Il donne des primes à la population, une pension à qui a dix enfants. Triste aveu de l'état du pays, sous une prospérité factice.

Le grand esprit du siècle, celui qui, jour par jour, en écrit la formule, Molière, comme s'il lisait la France au sourcil froncé de Colbert, donne cette année le Misanthrope. Une pièce infiniment hardie (plus que Tartufe peut-être et plus que Don Juan). Car, si Alceste gronde, c'est sur la cour, plus que sur Célimène. Mais qu'est-ce que la cour, sinon le monde du roi, arrangé pour lui et par lui? Ces mauvais choix pour les emplois publics qui révoltent Alceste, qui donc les fait, sinon le roi?

Le Misanthrope fut joué chez Madame d'abord, et, je crois, fait pour elle. Depuis un an, son influence avait pâli encore. On avait cru qu'elle mourrait presque avec la reine mère. La cabale avait imprimé en Hollande les Amours de Madame et du comte de Guiche. On stimulait Monsieur; tantôt il la persécutait pour qu'elle le protégeât auprès du roi et qu'elle lui obtînt le Languedoc; tantôt il faisait le jaloux à froid, et lui faisait affront, pour qu'elle en crevât de dépit. Enceinte après sa couche de 1664, elle était fort souffrante, et l'enfant mourut dans son sein (juillet 1665). Le pis, c'est qu'elle ne pouvait plus accoucher de ce cadavre, qui ne vint que par lambeaux. Monsieur, le même jour, partit avec son monde, gaiement et à grand bruit, tenant à constater que la chose ne le touchait guère. Le roi fut convenable, mais il n'aimait pas les malades. Il était très-flottant en cette année (1666). Cependant la Vallière, acceptée de sa mère et du parti dévot, le reprenait toujours; elle redevint enceinte.

Madame, éclipsée, un peu seule, languissait au Palais-Royal, lorsque Molière osa lui donner cette fête, une pièce d'opposition hardie, où il a mis son cœur autant que dans l'École des femmes. Il y mêle la cour, son ménage et sa jalousie, ses amours et ses haines. La prude Arsinoé (la vraie sœur de Tartufe) est évidemment de la pieuse cabale. La sensible Éliante, qui triomphe à la fin, a la douceur d'Henriette. Tous les visages étaient reconnaissables. C'est ce qui amusa le roi et lui fit supporter la pièce. Il aimait à humilier ses amis mêmes. Lauzun fort en faveur, Guiche encore en disgrâce, y étaient et firent rire. «Le grand flandrin,» qui perd le temps, etc., fut reconnu pour Guiche, le chevalier de Madame. Elle demanda grâce pour lui. Molière n'y voulut rien changer. Le roi probablement tenait à ce passage. Molière aussi; au fond, le trait était favorable à Madame; il répondait au libelle de Hollande, montrait le néant du héros de ce tout romanesque amour.

Le roi, à la mort de sa mère, avait quitté Paris, vivait à Saint-Germain ou à Fontainebleau, en attendant qu'il se fît un palais. Colbert craignait ce coup. Il voyait venir la terrible et ruineuse création de Versailles (qu'on ne referait pas avec un milliard d'aujourd'hui, dit justement M. Clément). Pour retenir le roi, Colbert se fait maçon. Il rebâtit le Louvre, il augmente les Tuileries. Il écrit, pour le Louvre, un pamphlet contre Versailles. Le tout en vain. Vers 1670 s'arrêtent les travaux de Paris; Versailles dès lors absorbe tout.

Paris parlementaire, Paris dévot, Paris railleur, Paris plein de cabales, tous ces Paris divers étaient insupportables au roi. Toute la bourgeoisie parisienne avait encore le costume de Louis XIII, le noir habit qu'adopta l'Angleterre puritaine. Choquant contraste, rébellion visible, devant le costume de la cour, historié de cent couleurs, pomponné de rubans, dentelles, surchargé du chapeau à plumes, et grotesquement léonin par la vaste crinière dont le courtisan pare son chef. Ces perruques, naguère destinées à symboliser la sagesse des magistrats, des gens en robe, qui, par la robe, avaient en bas une large et majestueuse base, elles étonnent sur la tête légère du blondin à la mode, dont la jambe (un peu sèche) offre un bien léger piédestal à l'ébouriffant édifice. Merveilleuse pyramide, large d'en haut, maigre d'en bas, qui, d'après toute loi mécanique, devrait faire la culbute et marcher sur la tête. Mais tout est miracle en ce règne.

L'Europe ne rit pas. Bruxelles admire, imite, malgré les Espagnols. Puis, peu à peu, toutes les petites cours d'Allemagne, d'Italie. Paris seul s'endurcit et rit. Ville irrévérencieuse. Toujours on y verra des ruelles critiques chez Ninon (déjà mûre), chez la toute jeune Mancini, duchesse de Bouillon, parmi les chats, les singes, et toutes sortes d'animaux malins qu'elle nourrit (entre autres, La Fontaine). Un très-mauvais esprit s'entretient là par les Chapelle, plus tard par les Chaulieu, la société impie du Temple.

Le carrousel fameux des Tuileries où le roi brilla à cheval a fermé les fêtes de Paris. Les triomphes de Versailles ont commencé en 1664 par une grande féerie de sept jours. Triomphe sans victoire, fête sans but, donnée, non pour la reine, et non pour la Vallière, une maîtresse déjà de trois années, mais donnée par le roi au roi. Louis XIV fêtait Louis XIV, essayait-là ce monde à part, une France royale et dorée, où il vécut comme hors de France, ne visitant plus le royaume (tant chevauché par les Valois). Là, vu des élus seuls, dieu solitaire de l'Empirée, il n'apparut plus aux mortels qu'aux jours où il lançait la foudre.

Colbert était terrifié. Il avait pris le pouvoir à une dangereuse condition, c'était de dire toujours au roi qu'il faisait tout, créait tout, pouvait tout. Mais le roi l'avait cru, et, sûr de sa divinité, voilà qu'il s'en allait d'un vol d'Icare se lancer dans les cieux. Colbert suivrait comme il pourrait.

Le roi, «par grandeur de courage,» avait ouvert son règne en défiant toutes les puissances. Il méprisait parfaitement les ménagements de Mazarin. Richelieu même, si fier, n'avait jamais bravé ainsi le monde; il fut très-attentif à se créer des alliances, et il eut toujours la moitié de l'Europe pour lui.

Quelle que soit mon estime pour les très-beaux travaux qu'on a faits sur ce règne, je ne puis accorder que ceci soit une continuation de la politique antérieure. J'y vois une déviation subite, étourdie, violente. Le talent des agents français, la dextérité de Lyonne, l'homme de Mazarin, ne changent rien au fond des choses. Ils n'en rendent pas plus raisonnable ce défi qu'un roi de théâtre lance à toute l'Europe.—Impunément, ce semble, pour le premier moment, mais en jetant partout des germes profonds de haine, en se créant d'infinis obstacles pour l'avenir, en préparant, de bravade en bravade, la honte, la banqueroute, et un tel amaigrissement de la France, qu'un siècle ne put l'en relever.

La grande proie, visée par Mazarin, était l'Espagne. Mais, en la poursuivant, il fallait bien savoir ce qu'on voulait. Quelle que fût sa misère, sa faiblesse actuelle, on ne pouvait oublier qu'il y avait là la ruine d'une grande nation. Devait-on l'affaiblir encore, en arracher des membres un à un, ou bien agir en bon parent, en héritier, et se mettre en voie d'obtenir un jour toute la grande succession? L'extinction probable de cette dynastie maladive en faisait prévoir l'ouverture pour un terme peu éloigné.

Encore une fois, qu'était Louis XIV? Gendre de Philippe IV, ou son ennemi?

Sa conduite, visiblement double, fut extrêmement irritante.

Un an à peine après son mariage avec l'infante, au mépris du traité, il donne au Portugal une épée, un poignard, contre l'Espagne, l'excellent général Schomberg et de bons officiers; il solde des troupes anglaises pour envoyer aux Portugais et faire accabler son beau-père. Il l'humilie dans Londres, où il exige la préséance pour son ambassadeur à main armée. Mazarin avait stipulé l'égalité des deux couronnes. Louis XIV ne s'en contente plus, et, sur cette question d'étiquette, il menace de rompre. Beau-père et plus âgé, c'est le roi d'Espagne qui cède; il envoie ses excuses à un gendre de vingt-trois ans (1662).

Ces procédés si violents n'empêchent pas qu'en même temps Louis XIV ne veuille obtenir d'amitié l'annulation des renonciations de sa femme à la couronne d'Espagne. Il se porte pour héritier et roi possible du peuple qu'il vient d'outrager.

Il négocia constamment en deux sens, contre l'Espagne et avec elle. D'une part, il détache d'elle la Hollande et les Suisses, leur demande de ne pas garantir les provinces espagnoles. Il s'intitule déjà duc de Milan; il menace les Pays-Bas, il veut la Franche-Comté. Que Philippe IV lui donne la Comté seulement et le fasse héritier (éventuel) de la monarchie espagnole, il l'aidera contre la Hollande et l'Angleterre, avec qui il vient de traiter. Étrange politique, double, violente, indifférente aux principes comme aux amitiés. Il s'offre à tous, menace ou corrompt tous, et semble avoir à tâche de leur inculquer bien qu'il n'y a aucun fond à faire sur la parole de la France, et que son allié le plus intime en pourra craindre tout.

Il en est tout de même pour les puissances maritimes, l'Angleterre, la Hollande. Le roi agit à leur égard tout à la fois en ami et en ennemi. Et ici, chez des peuples libres, le résultat est grave. Dans l'un et dans l'autre pays, il y avait un parti français. La France, en peu d'années, à force d'imprudences, va anéantir ce parti.

En 1662, lorsque le mariage de Madame semblait lier Louis XIV et Charles II, lorsque celui-ci en Portugal faisait au profit de la France la guerre contre l'Espagne, Louis XIV n'en irrite pas moins l'orgueil anglais pour la question du pavillon. L'Angleterre, après la Hollande, était la plus grande puissance maritime, et ses vaisseaux couvraient les mers. Louis XIV exige le salut de cette grande marine pour la sienne, qui n'est pas encore. Question d'avenir, qu'on devait ajourner. Une lettre violente et menaçante du roi provoqua les Anglais, humilia devant son peuple ce Charles II, instrument de la France et qu'elle eût dû ménager à tout prix.

Même année, autre coup, qui rend l'Angleterre irréconciliable. Le famélique et prodigue Charles II nous vend Dunkerque (1662). Très-importante acquisition, qui assurait notre frontière. Seulement une telle vente perdait dans l'avenir le roi sur lequel notre cour mettait tant d'espérance. Les Anglais surent dès lors qu'un Français (et un catholique) siégeait sur le trône d'Angleterre.

La même politique, inconséquente et violente, tua en Hollande le parti de la France. Le grand citoyen, Jean de Witt, était Français dans l'intérêt réel de sa patrie. Il y voyait grandir à l'horizon le jeune Guillaume d'Orange, le péril futur de la république, l'espoir du parti militaire et antimaritime, que patronnaient fort les Anglais. Jean de Witt alla loin dans son amitié pour la France, puisqu'elle obtint par lui que, si elle faisait la guerre à l'Espagne, la Hollande ne défendrait pas les Pays-Bas espagnols, laisserait prendre sa barrière naturelle de tant de places qui la couvraient. Grande et dangereuse concession d'avenir pour laquelle de Witt obtint l'avantage présent, très-doux au commerce hollandais, qu'on réduirait, pour ses vaisseaux, les droits mis par Mazarin sur l'entrée des navires étrangers.

Louis XIV haïssait la Hollande, et Colbert jalousait son énorme prospérité. Ni l'un ni l'autre ne sentait combien il était important pour nous de maintenir à la tête du pays de Witt et son gendre Ruyter, l'immortel amiral, l'ennemi naturel des Anglais, autrement dit, combien il importait de tenir divisées les deux puissances maritimes que la victoire du parti orangiste eût réunies. Si une telle union se faisait, il était facile à prévoir que la marine de Colbert, que toutes ses créations, colonies, industrie, commerce, courraient de grands hasards.

La Hollande achetait nos vins, nos eaux-de-vie, et les portait dans tout le Nord. En échange, elle nous donnait des draps, des toiles. Le petit peuple de Hollande vivait de ces fabrications. La rude guerre maritime que les Anglais, sans cause ni raison, commencèrent par la saisie des vaisseaux hollandais, gêna fort le commerce de cette république, et, par suite, son industrie. Louis XIV la secourut très-faiblement. Il lui avait porté le très-sensible coup de frapper de gros droits les draps et toiles, quarante livres par pièce de drap! Arrêt dans la fabrication, chômage, etc. Le 13 juin, une grande défaite de la flotte hollandaise exaspéra le peuple, fit crier à la trahison.

Cette situation terrible n'effraya pas de Witt. Elle fit éclater la grandeur de son caractère. Ce politique, ce savant, cet élève de Descartes, homme jusque-là de cabinet, monte sur la flotte. Mais la mer est anglaise, elle le repousse à la côte. De Witt ne s'effraye pas. Il repart après la tempête, entre dans la Tamise, et, sous les batteries des Anglais, lui-même, hardi pilote, fait tranquillement le sondage des passes principales du fleuve. Menace redoutable d'invasion qui avertissait les Anglais. Ils respectèrent la flotte de Hollande, n'acceptèrent point la bataille. Et de Witt rentra en triomphe.

À ce moment, Louis XIV portait les derniers coups à son beau-père, Philippe IV. Ce prince infortuné, souffrant de maladies cruelles (paralysie, rétention d'urine, etc.) avait cédé à l'insolence de son gendre, dans l'espoir de trouver en lui un protecteur pour son fils au berceau, le petit Charles, qui allait rester orphelin. Cependant son abaissement ne lui avait pas profité. Louis XIV ne lui permettait pas seulement d'entretenir ses fortifications des Pays-Bas, d'en compléter les garnisons. Par un luxe de perfidie qu'on ne peut expliquer, il renouvelait à Madrid la vieille idée d'une croisade de la France et de l'Espagne pour la conquête de l'Angleterre,—et cela au moment où le roi d'Angleterre, en nous rendant Dunkerque, ne révélait que trop à quel point il était Français.

En 1665, ce qu'on avait longuement préparé arrive enfin et s'exécute. Schomberg, nos officiers français, conduisant l'armée portugaise, accablent celle d'Espagne à la bataille décisive de Badajoz. Et Philippe IV en meurt. L'Espagne et l'infant Charles restent aux mains de la veuve, une Allemande, dirigée par son confesseur, le Jésuite autrichien Nithard. La veuve et Nithard ne font rien, ne préparent nulle défense. Et pourquoi? Ils ne pouvaient rien; en essayant d'armer, ils n'auraient fait que provoquer Louis XIV. C'était à lui, époux de l'infante d'Espagne, de voir s'il voulait faire la guerre au frère de sa femme, âgé de deux ans, à son propre neveu, son pupille naturel, sans défense, qui, contre ses coups, n'avait d'abri que son berceau. À lui, héritier très-probable de cet enfant malade, à lui de voir s'il voulait outrager l'Espagne dans sa tombe, ce noble peuple, déchu par ses fautes sans doute, mais aussi par sa grandeur même, qui l'avait épuisé, dispersé par toute la terre.

Le mourant, en bon Espagnol, n'avait formé qu'un vœu: que, si l'Espagne devait recevoir un maître étranger, du moins ce fût un maître faible qu'elle absorberait, assimilerait et ferait Espagnol. Voilà pourquoi il avait marié sa seconde fille à son cousin d'Autriche, et sans lui faire faire de renonciation. Au contraire, unie à la France, l'Espagne avait à craindre de se perdre. Cette préférence pour Léopold n'avait rien d'injurieux pour nous. On ne voulait rien qu'exister. Mais, sous un roi si dur, si outrageusement hautain pour ses parents (Philippe IV), pour ses amis (le roi d'Angleterre), pour le vieux pape lui-même, l'Espagne ne pouvait qu'attendre la honte, l'anéantissement.

Le prétexte de l'invasion fut ridicule. Dans une province des Pays-Bas, il était de droit civil qu'un des époux mourant, la propriété de tous leurs fiefs passât à leurs enfants; le survivant n'avait qu'un usufruit. Le but unique était d'empêcher ce survivant de se remarier. Jamais cette coutume de Brabant n'avait été étendue aux autres provinces, jamais elle n'avait eu de portée politique, n'avait réglé la haute question de la souveraineté des États.

Louis XIV allégua, de plus, qu'il n'avait pas reçu la dot d'argent promise au mariage, qu'il voulait se payer en terres. Mais ne fallait-il pas auparavant, entre parents, s'entendre et s'expliquer, chercher un arrangement, tout au moins avertir et assigner le débiteur, un mineur, un enfant? Fallait-il employer pour contrainte le fer et le feu, se mettre en garnisaire chez l'orphelin, et, pour ce payement, l'égorger.

Du reste, Louis XIV ne dit point cela au moment naturel, à la mort de Philippe IV. Au contraire, il rassura la veuve et Nithard. Il dupa celui-ci, fut plus jésuite que le Jésuite. Il dit: «Le jeune roi est mon beau-frère. Je le protégerai, lui donnerai toutes les marques d'amitié, de tendresse, qui sont en mon pouvoir.»

Dès lors il préparait la guerre, et, par des négociations habiles et suivies par toute l'Europe, il assurait, complétait l'isolement de l'orphelin.

Un portrait admirable, gravé de la main de Nanteuil (Bibl. de Sainte-Geneviève), nous donne naïvement le roi d'alors. Il triomphe de sa fausseté, s'en félicite et s'en admire. Il cligne malicieusement de l'œil, semble dire: «Ah! que je suis fin!»

À quoi bon? je ne le vois pas. Il était le seul fort. L'Espagne se fiait à lui, était comme à ses pieds. Pour un léger secours de recrues allemandes qu'il lui avait permis de faire venir, l'ambassadeur reconnaissant embrassa ses genoux. L'Angleterre, frappée de la peste, de l'incendie de Londres, des intrigues papistes, de la guerre de Hollande, n'en pouvait plus. Et cette dernière, gouvernée par de Witt, par le parti français, écoutait crédulement tout ce qu'il lui plaisait de dire.

Dès avril 1667, il avait acheté un à un les princes du Rhin pour qu'ils ne secourussent pas l'Espagne. Il avait assuré au Portugal un subside annuel, énorme, à condition qu'il ne ferait jamais la paix avec l'orphelin de Madrid.

Mais le plus admirable, un vrai tour de Scapin, c'est la manière dont il attrape et l'Angleterre et la Hollande. Il jure aux Hollandais qu'il ne fera rien aux Pays-Bas sans eux, bien plus, que, s'unissant à eux, il aidera leur amiral Ruyter à forcer la Tamise. Pendant ce temps, la bonne vieille reine d'Angleterre a accommodé les deux rois, réglé la double trahison. Louis trahira la Hollande, aidera Charles contre son peuple. Charles trahira l'Angleterre et laissera faire aux Pays-Bas.

Le premier résultat probable, c'était que les Hollandais, livrés par le roi leur ami, arrivant seuls au terrible rendez-vous de la Tamise, seraient éreintés, écrasés; que les boulets anglais, travaillant pour Louis XIV, les mettraient hors d'état de se mêler de nos affaires et d'empêcher notre conquête.

Tout était prêt. L'Espagne n'avait aucun moyen d'empêcher rien. Cependant, pour se moquer d'elle, le 1er mai, on la rassure; le 8, on lui déclare la guerre (1667).

CHAPITRE VII
LA CONQUÊTE DE LA FLANDRE—MONTESPAN—AMPHYTRION
1667

La guerre de Flandre, pour la cour, c'est le moment joyeux du règne de Louis XIV, une amusante fête; c'est presque un tournoi de parade; comme le fameux carrousel, le bal à cheval, donné devant les Tuileries. Tous étaient jeunes, tous étaient gais; l'argent roulait (la Fare). Avec la reine mère étaient partis les vieux. Un horizon s'ouvrait de conquêtes plutôt que de guerres, seulement de brillants coups de main, de quoi conter aux dames. Sécurité parfaite sous le sage Turenne. Les dames aussi partirent bientôt en guerre, par carrossées, dans les grandes et commodes voitures dorées, salons roulants, où l'on riait, mangeait. C'est ce qui amusait le plus le roi. Il suivait à cheval, entrait souvent dans ces carrosses, aimait à voir manger, distinguait les belles mangeuses. Les petits accidents de cette vie mobile, les dîners, les couchées, avaient aussi leurs aventures. La conquête de Flandre en entraîna une autre qui changea toute la cour, et fut hardiment célébrée par Molière dans l'Amphytrion, l'imbroglio galant qui mit Jupiter chez Alcmène.

Le digne monument de cette agréable campagne est notre porte Saint-Martin (quoique datée d'une autre époque). Monument héroï-comique, bas, lourd, farci de vermicels, et tout empreint de la grasse matérialité du moment. Cette masse sourit, égayée par la figure unique du grand acteur qui couvre tout. L'art paraît ici songer moins à consacrer la gloire du roi que sa beauté et la perfection de ses formes. Dans sa belle nudité classique, et grandi du cothurne, un Hercule en perruque écrase la Belgique, qui ne combattit point, et la Hollande, qui le fit reculer.

Le danger n'était pas fort grand en cette guerre. Le gouverneur espagnol, homme de cœur, avait un fort bon général français, Marsin, mais point de troupes. Quand il avait voulu se fortifier, on l'avait grondé de Madrid. On lui avait fait honte d'avoir de telles pensées sur le roi très-chrétien. Tout ce qu'il put, ce fut de raser les petites places pour se concentrer dans les grandes. Mais il n'eut pas le temps; on le surprit le marteau à la main.

Cependant Turenne avança avec une prudence excessive. Sa responsabilité d'avoir là le roi en personne ajoutait encore à sa circonspection naturelle. Le 2 juin, il prit Charleroi abandonné. Il avait trente-cinq mille hommes; plus, deux corps d'armée le suivaient de côté, vers le Rhin, vers la mer. Il occupait la route, fort libre, de Bruxelles. Nos jeunes gens voulaient y aller. Turenne resta là quinze jours, pour fortifier, disait-il, Charleroi, mais en réalité pour savoir ce qui advenait de Ruyter. Attendait-il les Français pour passer? ou bien s'était-il risqué seul?

La marine formée par Cromwell était fort redoutable; elle avait tenu tête aux Hollandais avec une extrême ténacité. Mais, d'autre part, de Witt branlait; il avait besoin d'être raffermi par un grand coup. S'il renonçait à cette attaque, il reculait, sur quoi? Sur la mauvaise humeur de ce peuple muet, mais dangereux, sur la révolution peut-être. Ruyter pensa que, puisque le vin était tiré, il fallait le boire, et il se passa des Français.

Nous avons son portrait au Louvre, du puissant pinceau de Jordaens. Œuvre pantagruélique d'un burlesque sublime qui eût enchanté Rabelais. C'est Gargantua en largeur, moitié baleine et moitié homme. Ses gros yeux noirs, saillants sur son visage rouge, superbement tanné, lancent la vie à flots, une redoutable bonne humeur et la contagion de la victoire.

C'est l'invincible et l'infaillible, c'est le pape de la mer. Dans le tableau, il parle, et on entend le tonnerre de sa voix. Jordaens a dû le suivre, le prendre en plein combat, dans ses gaietés royales, quand son âme joyeuse emplissait une flotte, quand les boulets pleuvaient, que les vaisseaux en feu sautaient autour de lui. Il lui fallait ces grandes fêtes, comme le bal qu'il donna aux Anglais en juin 1666; il dura trois jours et trois nuits.

En juin 1667, il alla droit dans la Tamise, au jour dit, le 4 juin. Et c'est justement cette ponctualité qui surprit les Anglais. Ils croyaient qu'il n'irait pas seul. Il cassa comme un fil la chaîne qui fermait la Medway, prit le fort de Sheerness, prit, brûla des vaisseaux, détruisit ou enleva les magasins, remonta la Tamise vers Londres. Les Anglais consternés eurent tout le temps de voir le Hollandais se promener, boire sa bière et soigner ses poules; il y tenait beaucoup et les avait toujours à bord; c'était son amusement.

Il se trouva si bien dans la Tamise, qu'il ne voulait plus s'en aller. Il restait à attendre pour voir si les Anglais se réveilleraient. Cela dura plusieurs semaines. Cependant la Hollande faisait à l'Angleterre des propositions honorables, étonnantes même. Elle voulait calmer à tout prix l'orgueil souffrant de sa rivale. Elle lui offrait de saluer le pavillon anglais dans les mers anglaises. Partout ailleurs, égalité. On gardait ce qu'on avait pris des deux côtés. L'Angleterre accepta (31 juillet 1667). Elle était furieuse, mais contre son roi qui l'avait laissé humilier. Ce fut encore un coup fatal à notre roi français de Londres, donc à Louis XIV même.

On pouvait croire que l'Espagne aux abois allait appeler à son aide les deux puissances maritimes, s'ouvrir à elles plutôt qu'à son parent perfide. Turenne n'eut nulle envie d'avancer. Il ne quitta point le pays wallon, s'attacha aux frontières de la langue française, s'en alla à gauche, à Tournai, qu'il prit (21-26 juin), enfin Douai (2-6 juillet).

Guerre sans guerre, où pourtant les Belges assurent que les troupes de Louis XIV faisaient beaucoup d'excès. La Hollande intervint, proposa sa médiation (4 juillet), que le roi ne repoussa pas. Seulement il voulait, outre la Flandre française, avoir la Franche-Comté et le Luxembourg. Ce Luxembourg l'eût mené en Hollande.

Il y avait sept grandes semaines que le roi était loin des dames. Il se chargea de leur porter les drapeaux qu'on avait reçus plutôt que pris, et il alla chercher la reine pour la montrer, réchauffer ses nouveaux sujets, qui n'applaudissaient guère et faisaient triste mine.

Pour qui revenait-il? Pour la Vallière alors enceinte? En partant, il l'avait installée à Versailles et fait duchesse en légitimant ses enfants. Pour une passion dont l'attrait avait été le mystère, ce grand éclat n'était pas d'un bon signe.

Les habiles le voyaient flotter. La Choisy avait tout exprès fait venir une jolie demoiselle qui ne réussit pas. Les rieuses (la Montespan) trouvèrent moyen de rendre ridicule la pauvre provinciale. Le roi n'osa l'aimer.

Avec un air si absolu, il dépendait beaucoup de l'opinion, suivait celle de ses entourages. En ce moment, il avait pris de l'engouement pour un fat, qui n'avait que trop d'influence sur lui.

Lauzun, un cadet de Gascogne, simple officier au régiment de Grammont; ses parents avaient percé par l'insolence. Il n'avait pas les dons brillants de Vardes, ni aucun mérite solide; nul talent; on le vit dès qu'il fut dans les hauts emplois. C'était un petit homme blondasse, vif, hardi et bien fait, de mauvaise mine, aigrefin, l'air méchant. Il était hargneux, provoquant, il marchait sur les femmes, et son amour était l'insulte. Il leur plut fort. «Il est extraordinaire en tout,» dit Mademoiselle avec enthousiasme.

Il avait choisi pour emblème une fusée, pour aller au plus haut. Il déplut; on le mit d'abord à la Bastille. Là, notre homme songea et se retourna en gascon. Ses amis le trouvèrent désespéré, la barbe longue; il la laisse pousser et ne la coupera pas que son maître n'ait pardonné. Il va mourir si on ne lui pardonne. La comédie lui réussit et lui gagna le roi. Les valets l'ennuyaient, il aima mieux ce méchant petit dogue qui mordait tout le monde, ne léchait qu'une main, assaisonnait la bassesse par l'impertinence.

Le roi lui donne d'abord son régiment de dragons, un joujou personnel qu'il s'amuse à former lui-même. Superbe occasion de dépense. Or, Lauzun n'avait rien. Il fallait brusquer la fortune. Beaucoup de gens trouvaient que la Vallière durait longtemps. Si l'on pouvait donner au roi une maîtresse, la cour changeait, la pluie des grâces allait se détourner. Lauzun vanta la Montespan. Cela n'avait pas grande chance. Le roi la connaissait, la voyait tous les jours sans y faire attention. Il l'avait connue demoiselle chez Madame, où elle fut brouillonne, intrigante, se fit chasser. Elle avait épousé Montespan, homme d'esprit, petit-fils du bouffon Zamet, et elle en avait eu un enfant. Elle avait déjà vingt-sept ans. C'était une fort belle Poitevine, enjouée, grande et grasse. Son portrait (à Fontainebleau) la représente assise, nourrissant de jolis enfants, dont l'un tette avidement ses beaux seins pleins de lait. Eh bien, ces attributs touchants, cette plénitude charmante de la seconde jeunesse, qui éclipse la première, ici ne charment pas du tout. On ne la sent vraiment pas mère. Pas un enfant n'irait à elle. Elle n'aimait point les enfants, ni les siens même, ni personne. Avec ce grand luxe de chair, cette richesse de vie et de sang qui souvent donne au moins certaine bonté physique, une nature ingrate perce pourtant. Le peintre, en appelant ce portrait-là la charité, a l'air de se moquer de nous.

Elle a dit elle-même qu'elle n'était venue à la cour que dans le ferme propos de se faire maîtresse du roi. Le roi jusque-là aimait trois femmes très-bonnes, la reine, Madame et la Vallière. Il craignait les méchantes. La Montespan fut patiente, elle se fit d'abord accepter de la reine en parlant mal contre la Vallière, puis de la Vallière elle-même, qui, craignant d'ennuyer le roi, aimait à avoir là cette rieuse pour le divertir.

Jamais peut-être on n'aurait réussi sans une circonstance. La reine attendait le roi à Compiègne. Toute la cour y était; madame de Montespan couchait chez madame de Montausier, gouvernante des enfants de France, sous l'abri et la clef de cette reine des Précieuses, prudence qui eût fait honneur à une jeune demoiselle, et qui semblait de luxe pour une dame qui allait vers trente ans.

Le roi, arrivant à Compiègne, trouva que son appartement, voisin de celui de la reine, était pris par Mademoiselle. Chose bizarre dans une cour tellement vouée à l'étiquette, le roi de France ne savait où coucher. Mais il ne fut pas difficile. Il logea dans une antichambre, fort près de l'appartement de madame de Montausier; il n'y avait rien entre qu'un petit escalier. Cela était ingénieux, et on irrita encore la tentation en posant, par honneur, une sentinelle sur l'escalier; mais le roi ne l'y laissa pas.

Madame de Montausier était la dernière représentante des temps de Louis XIII, des amours purs d'alors entre le roi et une sainte, des amours fidèles, patients; elle était elle-même cette fameuse Julie de Rambouillet que le grave Montausier adora quinze années sans se presser, et dont la virginité célèbre inspira tant de sonnets et tant de madrigaux. Grand contraste avec l'âge nouveau, un roi jeune, absolu, qui pouvait dire partout, comme César: Veni, vidi, vici. La bonne dame pouvait deviner une invasion, une surprise militaire; ce n'eût pas été la première. On se rappelle que la gouvernante des filles de la reine fit griller leurs fenêtres et fut disgraciée. Madame de Montausier eût pu tourner la clef, mais qu'aurait dit le maître? Rien ne lui résistait alors, toutes les places se rendaient à lui.

En réalité, ce fut moins de la dame que de l'appartement, de l'aventure, de la surprise, du mystère qu'il fut amoureux. La reine, précisément, couchait au-dessous; il ne fallait pas l'éveiller, ni madame de Montausier. Ce fut la grande séduction de la rusée d'avoir pris domicile dans le logis de la vertu.

Ce temps et cette cour étaient merveilleusement disciplinés. Personne ne s'étonna, on trouva naturel que le roi logeât dans ce galetas. Il s'y enfermait le jour, il y travaillait la nuit, disait-il, au grand chagrin de la reine, qui s'inquiétait pour sa santé, ne le voyant venir coucher qu'à quatre heures du matin.

Au bout de quelques jours, il l'emmena jusqu'à La Fère, et lui-même était en avant, à Guise, avec des troupes. Un bruit étrange se répand chez la reine: la Vallière va arriver le lendemain. Elle est hors d'elle-même: ses dames se désolent avec elle; madame de Montausier est indignée de l'audace de cette fille. Madame de Montespan soupire, dit: «Dieu me garde d'être la maîtresse du roi! si j'avais ce malheur, je n'aurais pas l'effronterie de paraître devant la reine.»

La Vallière arrive dès le soir. La reine, exaspérée, défend qu'on lui donne à manger. Elle n'en avait guère besoin; la terrible nouvelle l'avait frappée à Versailles, et elle avait volé, oubliant tout, la reine, le bruit des convenances, n'ayant qu'une pensée, le rejoindre, mourir à ses pieds.

Bizarre événement! Rêvait-on? veillait-on? La Vallière audacieuse!... Pour la connaître, il faut savoir qu'un soir, chez Madame, elle faillit périr pour accoucher furtivement, qu'en effet elle accoucha «pendant que Madame était à la messe,» qu'elle ne fit semblant de rien, veilla jusqu'à minuit la tête découverte, risquant mille fois sa vie.

Eh bien, cette fille craintive, la voici qui brave tout. La reine défend à son escorte de laisser partir personne avant elle, pour parler au roi la première. Mais la Vallière est en avant; d'une hauteur elle a vu où était l'armée, et elle y va à toutes brides. La reine voit au loin ce carrosse lancé dans la poussière, et qui va comme un tourbillon... «Arrêtez-la! arrêtez-la!» dit-elle. Mais elle a trop d'avance, et elle arrive la première.

Du reste, la pauvre reine eût pu comprendre la vanité de ce débat entre elle et la Vallière. Le roi leur avait échappé. Tout le jour il s'enfermait chez madame de Montausier, qui, je ne sais comment, à chaque couchée, logeait tout à côté de lui.

La Montespan trompait encore la reine par sa dévotion. Elle l'édifiait, l'amusait en lui contant les soins qu'elle prenait, sur la route, des hospices et des hôpitaux, d'un surtout d'orphelines. Elle parlait, imitait les mines grotesques des petites Flamandes, les contrefaisait une à une.

Rien de plus gai que ce voyage. C'est le moment qu'a pris le bon Van der Meulen (voir au Louvre). Le grand carrosse doré contient toute la carrossée des dames de Louis XIV. Celui-ci, magnifique (tout idéal, ce n'est pas un portrait), monte un gros blanc cheval normand; des laquais de six pieds au moins, des Flamands à genoux. Le roi, bien plus souvent, était dans le carrosse, à rire avec la Montespan.

Le seul acte vraiment militaire de la campagne fut le siége de Lille, où Marsin avait concentré tout ce qu'il avait de forces (août), mais il ne réussit pas à armer, à entraîner les habitants. Le roi, déjà très-fort, fut fortifié par le retour du corps d'armée d'Allemagne. Les Lillois redoutaient l'assaut, ils forcèrent Marsin de se rendre (28 août 1667). Dans sa retraite, toute l'armée tomba sur lui, et remporta un succès trop facile.

On fut fort étonné de voir le roi vainqueur s'arrêter court. Turenne tâta Gand, et se retira. Déjà il avait levé le siége de Deudermonde. Qui faisait donc avorter la conquête, si facile, des Pays-Bas? L'offre désespérée que l'Espagne fit aux Hollandais de leur mettre ses places en main. La Hollande intervint. Charles II n'était pas le maître de seconder Louis XIV.

Il y eut un moment d'arrêt. Le roi donna les récompenses de la guerre. À Lauzun, une charge princière, celle de colonel général des dragons, et le gouvernement d'une grande province, le Berri. À M. de Montausier, la place naturelle du plus honnête homme de France, celle de gouverneur du Dauphin. Choix excellent. Tous louèrent et sourirent. Mais madame de Montausier devint dès lors malade, et plus malade encore d'esprit.

Le mystère de Compiègne n'était plus un mystère. M. de Montespan, esprit bizarre, loin de se résigner, comme tant de maris patients, s'emporta, souffleta sa femme, qui s'enfuit de chez lui. Dès lors, il se dit veuf, il en porta le deuil. Il se promena par les rues dans un carrosse drapé de noir; aux quatre coins, des cornes pour panaches. Incroyable insolence, que le roi eût punie, si la dame n'eût cru qu'il valait mieux en rire. Elle avait fait un pas hardi. Elle avait élu domicile chez sa grande amie la Vallière, qui n'osa l'éconduire, et dès lors ne fut plus chez elle. La rieuse effrontée fut maîtresse de tout, la Vallière sa servante. Situation cruelle, où les ébats de l'une étaient assaisonnés des pleurs de l'autre. La Montespan, du reste, n'était pas exclusive; loin de pleurer, elle riait, quand le roi revenait à l'autre et consolait cette pleureuse.

Il manquait une chose à ces plaisirs, c'était d'être étalés, mis sur la scène. On joua la nuit de Compiègne. Sans un ordre précis, Molière ne l'eût jamais osé. La chose était barbare, elle navrait la reine et la Vallière, et madame de Montausier, M. de Montespan, tant d'autres. Molière n'eût pas fait de lui-même cette cruelle exécution. Il y déplore sa servitude. Que peut Molière-Sosie? Il sert et servira. Car il n'a que son maître, et contre lui toute la cour; la vieille cour à cause de Tartufe, et la jeune pour le Misanthrope. La ville bâillait à son théâtre, aimant mieux le divin Scaramouche, qui justement revenait d'Italie. Il n'était pas sifflé, le roi n'eût pas souffert qu'on manquât à son domestique. Mais le dédain, un froid de glace, depuis deux ans frappait ses pièces. Ses propres acteurs aigrement plaignaient son talent éclipsé. Et sa jolie femme (adorée de ce sombre génie souffrant), parmi les blondins, les marquis, lui prodiguait les consolations désolantes de la femme, des amis de Job.

Pour comble, l'autre fée dont l'amour douloureux le poursuivit jusqu'à la mort, la muse, l'art, ne lui laissait pas de relâche. Il s'acharnait à faire jouer Tartufe. C'est en vain qu'il avait cousu à la pièce, complète en trois actes (et plus forte ainsi), deux actes qui font une autre pièce pour l'apothéose du roi. Le roi disait bien qu'on jouât, mais n'en donnait pas l'ordre écrit. Lamoignon, si docile, ici restait très-ferme. Molière essayait tout, priait les nouveaux dieux, espérait dans Alcmène. S'il se pouvait qu'aux heures où Jupiter voit trouble, elle tirât de lui l'émancipation du Tartufe!..

Voilà le secret de Sosie, le salaire espéré de la farce, des coups de bâton.

Il y a dans cette pièce une verve désespérée. Dans tel mot (du Prologue même) une crudité cynique que les seuls bouffons italiens hasardaient jusque-là, et qui, dans la langue française, étonne et stupéfie. Mais les dieux le voulaient ainsi. Ils voulaient, on le voit, être joués eux-mêmes. Donc, on eut l'étonnant spectacle, la prétendue victime de la fausse surprise expliquant la nuit de Compiègne, Alcmène naïvement contant à son mari les plaisirs qu'en épouse consciencieuse elle a donnés à Jupiter.

La vengeance de Molière pour la misère où on le fait descendre, c'est que, s'il est battu, il n'en est pas un dans l'affaire qui n'ait aussi sa part. Mercure-Lauzun est là à l'état de valet. Tous avilis, la vertu elle-même, la légende de l'amour pur, la fameuse Julie (Montausier), qui, là-bas, pâle au fond des loges, regarde, est regardée. Elle en mourra deux ans après.

Au temps de Richelieu, Corneille avait pu dire: «Que vous reste-t-il? moi.» Mais le tragique ici, c'est que ce moi, même est en doute.

«Je pense, donc je suis,» disait alors Descartes. Dans le naufrage restait l'intelligence pour affirmer la vie. Molière-Sosie dit: «Suis-je?... il me semble que je pense encore?»

Révélation cruelle sur la vie de l'acteur, qui sans cesse se nie, se moque de lui-même, pour se croire, se sentir, dans son masque, son rôle d'emprunt.

Mais tous étaient acteurs, et tous étaient Sosie. La foule dorée des imbéciles qui riaient de son doute, en qui se sentait-elle vivre? en elle? non. Mais dans ce masque, dans ce royal acteur qui seul était et le reste un néant.

Or, qu'était donc ce masque, et ce roi d'avant-scène? Qu'on aurait trouvé peu de chose, si l'on eût regardé en lui!

Le pis, c'est que Sosie avoue que le dur argument de Mercure, le bâton, lui touche l'âme, et qu'il commence à l'admirer. Misère, misère profonde! contre la force injuste, de ne pas garder le mépris.

CHAPITRE VIII
GRANDEUR DU ROI—CRÉATIONS DE COLBERT—LE ROI ARRÊTÉ PAR LA HOLLANDE
1668

La nuit, bonne amie de Mercure, complaisante aux larcins d'amour, non moins obligeamment sert partout cet hiver la politique du roi. Pendant qu'en haut il tonne et il foudroie, il est en bas dans l'ombre le grand tentateur de l'Europe. Il offre tout à tous, à Charles II le pouvoir absolu, à son compétiteur Léopold l'Espagne elle-même, dont il ne veut, dit-il, que les membres extérieurs. Notre envoyé à Vienne reçoit du maître ce compliment d'être un adroit fripon. Mais toute cette adresse n'eût rien fait sans l'argent. Naguère on avait acheté le confident de Philippe IV, et l'on va acheter celui de Léopold, pour lui faire trahir son parent. C'est aussi par l'achat d'un traître qu'on eut la Franche-Comté.

Dès novembre 1667, le roi visait cette province. Neutre depuis longtemps, elle n'avait point, ne voulait point de troupes. Elle se glorifiait, n'étant point attaquée, de se défendre elle-même. Elle l'était en réalité par la protection de ses voisins, les Suisses.

Il s'agissait d'endormir l'une et l'autre, la Suisse et la Franche-Comté, la duègne et la pucelle. Ce fut comme la nuit de Compiègne. On choisit pour Mercure l'agent le plus sérieux. Le grand Condé, gouverneur de Bourgogne, dès longtemps en demi-disgrâce, sans emploi dans la guerre de Flandre, vivait, aigle sauvage, dans l'aire de Chantilly, ou les montagnes de Dijon. Ce sombre personnage qui tenait sa femme au cachot (et l'y tint même après sa mort), était le dernier à coup sûr dont on eût attendu une joyeuse espièglerie. La farce fut d'autant meilleure. Il menaça le gouverneur de la Comté, comme s'il n'eût voulu qu'en tirer de l'argent. En même temps, on achetait son bras droit et son confident, un abbé de Watteville, qu'il avait envoyé aux Suisses pour s'assurer de leur secours. Ce bon prêtre, jadis pour une folie de jeunesse (rien qu'un assassinat), avait passé aux Turcs, s'était fait Turc, puis, gracié et revenu, il convoitait une position de prince, la coadjutorerie de l'archevêché de Besançon. Il en eut la promesse. Il endormit les Suisses qu'il était chargé d'éveiller. Sûr de ne rencontrer personne, Condé avec quelque mille hommes marche vers la frontière. Tout est prêt, le roi peut venir. Il part de Saint-Germain (2 février 1668).

Superbe fut la mise en scène, et le décorateur Lebrun, dans ses emphatiques peintures, n'a pas d'effet plus grand, plus réussi. Qu'on se figure le roi, la foudre en main, dans ce noir tourbillon, roulant par les frimas, défiant et l'hiver et l'Europe... Il arrive, tout cède, que dis-je? il est encore en route, et déjà à Dijon, on lui apporte les clefs de Besançon. Dôle essaye de tenir. Le roi menace de tout tuer; on se rend. Quatorze jours ont suffi pour prendre la Franche-Comté.

Superbe tour d'escamotage. Tous furent éblouis, et le roi lui-même. Ce n'étaient pas seulement les trente-six villes conquises, des châteaux innombrables, mais la nature vaincue, aussi bien que l'Espagne. Condé subordonné et guidé par le roi, comme Turenne l'avait été en Flandre. Tout était dû à sa fortune, à ses victorieux auspices, à son heureux génie. Ils l'avouaient. Les savants mêmes, les poètes que Colbert lui payait partout, ce grand concert des lettres qui le divinisait, de qui s'inspirait-il! de lui. Il était le héros et il était la muse. Despréaux n'eût rimé sans lui. Molière, son domestique, vivait du roi, ramassait ses paroles; il lui devait ses meilleurs scènes, et n'y était que pour la mise en œuvre.

Puissance créatrice! un monde, une France nouvelle naissait de la pensée du roi. Le roi voulait, et Colbert écrivait. Son ouvrier Colbert, son commis, son bœuf de labour, le secrétaire de son génie, venait par un mortel travail de faire ce que le roi avait conçu en se jouant, une construction énorme, inouïe, de fantastique grandeur.

En cette création multiple, tout se trouve à la fois. Les lois, les instruments des lois, les choses avec les hommes, administration, industrie, commerce, enfin, par dessus, la machine à faire marcher tout (bien ou mal?), la bureaucratie.

Les lois (1667, 1670). Des travaux immenses du XVIe siècle qui a tout préparé, les commissions de Colbert tirent l'Ordonnance civile et l'Ordonnance criminelle.

Les voies de communication. Le grand système de nos routes royales est commencé. La merveille du canal des deux mers est trouvée par Riquet, et en dix ans exécutée. Les douanes intérieures de province à province sont supprimées, au moins pour la moitié de la France.

Nos colonies rachetées aux particuliers qui s'en étaient faits souverains. Des compagnies de commerce créées. Hors une seule, ces compagnies ne sont plus exclusives; on y entre en mettant des fonds.

La marine se fait par enchantement. En quatre années, 70 bâtiments; en six, 194, dont 120 vaisseaux (1671). Mais, le plus fort, c'est la marine vivante, le peuple des marins mis sous la main de l'État. Cette France obéissante, en 1668, subit le régime des classes, où le roi déclare siens tous les matelots, pouvant les sommer à toute heure de quitter le service lucratif du commerce pour le service dur et pauvre des bâtiments de guerre.

Et, à côté de l'armée maritime, surgit de terre l'armée industrielle. On ne peut nommer autrement l'organisation que Colbert donne aux fabriques. Une France d'ouvriers en face de la France agricole.

Quelle sera cette création? À son premier essor (1664), on la croirait républicaine. Colbert dans chaque ville veut que les négociants élisent, envoient deux députés qui apportent leurs observations. Tout litige entre le commerce et le fisc est jugé par un comité de trois négociants et trois fermiers généraux.

De toute l'Europe, Colbert appelle des industries nouvelles. Les droits qu'il met, en 1664, sur les toiles et draps hollandais, anglais, permettent aux nôtres d'essayer ces grandes fabrications. Ces droits doublés, en 1667, fermant tout à coup le pays aux produits étrangers, donnent un mouvement subit, violent, quasi fébrile à l'industrie française. En 1669, la laine occupe 44,000 métiers. Lyon tout à coup devient énorme, exporte des soieries pour 50 millions. Des fortunes subites se font ici et là. Que sera-ce, quand l'industrie aura gagné partout? quand la France, maîtresse des mers, ayant succédé à l'Espagne, converti, brisé l'Angleterre, à la barbe du Hollandais, exploitera les Indes, et, dans ses nouveaux ports de Brest, Rochefort, Dunkerque, verra venir les galions? Mais qu'aura la Hollande? Ce qui la fit jadis, le hareng saur et la morue.

Telle fut l'extraordinaire ivresse et la violente fièvre qui tenaient les plus fortes têtes, non le roi seulement, mais Colbert, mais la France. Tout possible en paix et en guerre. L'administrateur de la guerre, le jeune Louvois, face rouge et tête de feu, plus violent encore que Colbert (et de famille apoplectique), brûlait de lancer sur l'Europe le char du roi, et, quoi qu'on opposât, répondait de passer dessus.

Quand Charles-Quint, après Pavie, Muhlberg, eut dans ses mains François Ier et les chefs protestants, il méprisa l'Europe et eut envie de l'empire turc. Quand Philippe II, après Lépante, voulut conquérir l'Angleterre, il trouva que c'était chose trop simple, voulut conquérir la Baltique d'où partiraient ses flottes. Tel et plus fier encore fut Louis XIV après cette surprise de deux provinces, conquérant sans combat, et vainqueur sans victoire. Dans les trois ans qui suivent, on le voit désirer, embrasser je ne sais combien de choses immenses et les plus divergentes:

1o La succession d'Espagne. Il en veut au moins le meilleur, le moins usé, comme la Flandre, en donnant l'os, l'Espagne à Léopold;

2o L'élection d'Allemagne. Ce Léopold tout jeune, moins âgé que lui de quatre ans, le roi prétend lui succéder, et il va tout à l'heure acheter la voix de la Bavière pour la future élection;

3o L'empire turc se conduit mal à notre égard, et trouve mauvais que nos Français, en Hongrie, à Candie, soit toujours pour ses ennemis. Le roi (1670) va faire lever des plans de l'Archipel, s'emparer de ses îles peut-être, du chemin de Constantinople;

4o Mais plus près, les vrais mécréants, ce sont les protestants. Donc, à eux la première croisade. Toute la question est de savoir s'il faut d'abord convertir l'Angleterre à main armée ou frapper la Hollande.

Pour résumer, le roi, monté comme à la pointe de cette création immense et subite de l'industrie et de la guerre, regardait la terre à ses pieds, et se demandait seulement ce qu'il daignerait prendre. Il se devait au monde, et, de ce qu'il était roi de France, il ne s'ensuivait qu'il dût refuser le bienfait de son gouvernement à tant d'autres nations. C'est ce qu'exprime sa médaille, où, sous son emblème, un soleil, on lit: «Un pour plusieurs (royaumes).»

Le roi rentrait à Saint-Germain dans ces hautes pensées, quand l'ambassadeur de Hollande lui notifia respectueusement ce qu'on appela la Triple alliance, la ligue qui lui liait les mains. Son Charles II l'avait lâché. Il avait eu la main forcée par l'élan de l'Angleterre qui se joignait aux Hollandais.

La Suède, notre fidèle alliée depuis quarante années, nous lâchait également.

On fut surpris. Tout traité, en Hollande, devait être soumis aux villes qui en délibéraient. Mais de Witt, pour brusquer la chose dans ce péril, avait risqué sa tête. Il avait hardiment signé (23 janvier 1668).

Le curieux de l'affaire, c'est qu'elle semblait dirigée contre l'Espagne. On la menaçait pour la protéger. La Hollande lui parlait de sa plus grosse voix. Au contraire, elle priait le roi, lui adressait d'humbles demandes, le chapeau à la main. De Witt faisait entendre qu'il était tout Français, mais qu'il ne pouvait plus arrêter ce peuple, qu'il lui échappait, qu'il agirait sans lui. Le roi chicanait d'abord. Mais il se vit abandonné du Portugal même qu'il venait d'acheter par un subside énorme. La reine, une Française, y avait fait une révolution, s'était démariée, remariée, avait pris le trône. Cette Française elle-même tourne le dos à la France, tend la main à l'Espagne, son ennemie. Mais l'ennemi de tous, et celui que tous craignent, c'est désormais Louis XIV.

Le 2 mai 1668, il signe enfin la paix à Aix-la-Chapelle, et rend la Franche-Comté.

Il gardait la Flandre française; la Hollande la gloire.

Elle triompha modestement par une simple médaille, sans phrase, et vraiment historique: «Les lois sauvées, les rois défendus et réconciliés, la paix conquise, la liberté des mers.»

Mais le monde malin imagina et répéta qu'une médaille toute autre avait été frappée,—hostile, hardie, véridique, après tout,—Josué et le soleil: Stetit sol, il s'est arrêté.

CHAPITRE IX
LA DÉBÂCLE DES MŒURS PUBLIQUES—DÉPOPULATION DE L'EUROPE MÉRIDIONALE
1668

La guerre est infaillible. On peut prévoir d'ici que cet orgueil bouffi va crever en tempêtes, que la France, arrêtée dans son effort pour se renouveler, rentrera dans la voie misérable où sont les États du Midi.

La guerre naturelle et fatale de la royauté catholique contre la république protestante, l'essor effréné des dépenses et la furie des fêtes, l'infamie triomphale des favorites et favoris, l'avénement de madame de Montespan et du chevalier de Lorraine, la surprenante soumission des confesseurs aux mœurs publiques, c'est le spectacle de ce temps.

Ces brillantes années, entre les chants de gloire de Molière, Quinault et Lulli, sont comme un arc de triomphe qu'on croirait une porte de cité populeuse, et qui ne conduit qu'au désert.

On a dit que Colbert, si la guerre et Louvois ne l'avaient emporté, eût soutenu la situation; que l'effort colossal de ce grand résurrectioniste, à force de créer, eût dépassé l'effort, non moins grand, du roi, pour détruire. Je ne le crois nullement. Sous les pieds de Colbert, un terrain très-mauvais devait toujours le faire crouler. Il bâtissait sur quoi? sur les ruines de la moralité publique. Il crée le travail ici et là par les primes énormes que l'exclusion des produits étrangers donne à telle industrie. Mais le goût général est à l'oisiveté et à la vie improductive. Du plus bas au plus haut, tout regarde la cour. Qui peut, vit noblement. Colbert obtient, exige du clergé la suppression de quelques fêtes, et elles n'en sont pas moins chômées. Il promet pension aux nobles qui auront dix enfants (plus tard même aux non-nobles); mais cela ne tente personne. Les familles connues produisent de moins en moins; beaucoup finissent avec le siècle. Exemple, les Arnauld, famille prolifique, énergique. Le premier, l'avocat, sous Henri IV, a vingt enfants (dix sont d'église, dont six religieuses qui meurent jeunes). Le second, Arnauld d'Andilly, sous Louis XIII, a quinze enfants (dont six religieuses qui, la plupart, meurent jeunes). Le troisième, Arnauld de Pompone, ministre de Louis XIV, a cinq enfants (dont deux d'église), tous éteints sans postérité. Notez que cette race vigoureuse s'est alliée en vain à la race non moins énergique, à l'héroïque sang des Colbert.

Que sera-ce des autres familles, des bourgeois peu aisés, des pauvres? Deux choses les stérilisent:

1o L'augmentation des dépenses. Les objets fabriqués quintuplent de valeur en un siècle; le blé n'enchérit pas; le propriétaire est gêné, vend mal son blé, en produit peu. Famine de trois ans en trois ans. Et cependant le luxe augmente; on veut briller, on craint les charges de famille.

2o La fluctuation morale d'un siècle intermédiaire qui nage entre deux âmes, l'ancienne et la nouvelle, tient l'homme ennuyé, affadi. Il ne tient point à se perpétuer. Parmi ses pompes solennelles, l'idée religieuse va défaillant. Elle ne garde l'orgueil de la forme qu'en abdiquant l'influence morale. Elle ne règne qu'à force d'obéir aux vices publics, ne vit que pour autoriser l'esprit de mort qui l'emporte elle-même.

La France est sur cette pente. Mais, pour voir où elle va, il faut d'abord bien regarder les États qui l'ont déjà descendue, les deux empires surtout qui portèrent si haut le drapeau des religions du Moyen âge, l'Espagne et la Turquie. Différents dans la vie, ils se ressemblent dans la mort, et sont comme frères dans le tombeau. Une même chose les caractérise, la dépopulation.

Dès 1619, les Cortès ont dit ce mot funèbre: «On ne se marie plus, ou, marié, on n'engendre plus. Personne pour cultiver les terres... Il n'y aura pas seulement de pilotes pour fuir ailleurs. Encore un siècle, et l'Espagne s'éteint.»

Sous autre forme, mêmes plaintes en Turquie. Un Turc des plus vaillants, un des héros de la guerre de Candie, déjà vieux, ne pouvait rencontrer des femmes par les villes, sans s'écrier: «Le salut soit sur vous, mes femmes, anges de la terre, fleurs de l'arbre céleste!... Priez pour nous! que Dieu vous comble de ses grâces. Car vous enfantez des soldats.» (Hammer.)

Dès cette époque, le sérail périssait. Peu de femmes. On n'achetait que des enfants; l'impôt sur ce commerce fut supprimé vers 1600. Les quatre ministres du diable, vin, café, tabac, opium, donnèrent le goût des plaisirs solitaires, des ivresses non partagées. De la Turquie, les cafés se répandent en Europe, en Angleterre, bientôt en France (1669). Avant la fin du siècle, l'ignoble tabagie a pénétré partout.

L'effort que Colbert fait ici pour relever la France, se fait là-bas par moyens turcs. Un Albanais, cuisinier du sultan, Mohamed Kiuperli, homme doux, dit l'histoire, fait un affreux hachis, trente-six mille supplices en cinq ans. Il discipline les janissaires par l'extermination, tue jusqu'aux parents du sultan. La cruauté des Turcs redevient redoutable. Ils serrent Candie, ravagent la Hongrie.

Le fils du cuisinier, un savant, un guerrier, Ahmed Kiuperli, submerge la Hongrie d'un déluge de Turcs et de Tartares, qui monte au nord, et jusqu'en Silésie. C'est surtout pour faire des esclaves; quatre-vingt mille filles et enfants en une campagne, tandis que les Barbaresques en ramassent sur toutes les côtes. L'empire, sous ce vizir lettré, retourne, par calcul, à ses barbaries primitives, les grandes razzias d'enfants grecs pour le sérail qui les donne à l'armée. Ahmed en une fois fait deux mille pages du sultan.

La France, de plus en plus chef de la catholicité, de moins en moins s'entend avec les Turcs. Nos volontaires, sous la Feuillade, brillent à Saint-Gothard, où le Turc, repoussé, n'en impose pas moins la paix à l'Autriche, et le tribut à la Transylvanie (1664). Même événement en Candie, où la Feuillade, Noailles, nos vaillants étourdis, embarrassent les Vénitiens qu'ils viennent secourir. Ahmed triomphe encore et achève de prendre Candie (1666). Ces succès, et ceux qu'il aura sur la Pologne, n'empêchent pas que la Turquie ne s'affaisse, ne croule, par l'énervation de la race et sa stérilité immonde. Les casuistes turcs et le mufti lui-même (Hammer) donnent l'exemple et le précepte. Le Coran est vaincu. Toutes les fastueuses rigueurs de sévérité musulmane sont inutiles. Un athée brûlé vif, la fermeture des cabarets, la défense du vin, ne relèvent pas Mahomet. Kiuperli lui-même délaisse sa réforme; découragé, succombe. En défendant le vin, il mourra d'eau-de-vie (1676).

L'Espagne était plus bas, beaucoup plus bas que la Turquie. Les Kiuperli parvinrent à créer de grandes armées. L'Espagne, contre le Portugal qui l'envahit, trouve à peine quinze mille invalides. La Castille n'est qu'épines et ronces; dans la Vieille seulement, trois cents villages abandonnés, deux cents dans la Nouvelle, et deux cents autour de Tolède. L'Estramadure est un grand pâturage, habité des seuls mérinos. Mille villages en ruine au royaume de Cordoue. La Catalogne voit tous ses laboureurs fuir aux montagnes et devenir brigands.

De saignée en saignée, l'Espagne s'est évanouie. Une fois un million de juifs, puis deux millions de Maures, ou chassés ou détruits. Et l'émigration d'Amérique (au calcul de M. Weiss), coûte trente millions d'hommes en un siècle!

Du reste, il suffisait de la vie noble pour annuler l'Espagne. Elle tombe à six millions d'âmes, dont un million sont nobles ou prêtres. Mais tout le pays devient noble. Le chevrier sauvage vit noblement sur la bruyère; son fils noblement sera moine.

En 1619, les Cortès demandent en vain (ce que voudrait Colbert en 1666) la réduction des couvents. Ils croissent, multiplient, fleurissent de la désolation générale. Les religieuses, surtout, augmentent au XVIIe siècle.

Le mariage vaut la virginité; il devient infécond. On a vu le progrès du docteur en stérilité, du grand casuiste, le Diable, qui, dans ses fêtes du sabbat, avait enrôlé les sauvages populations du nord de l'Espagne, des montagnes de France. Il est intéressant de voir les premiers Espagnols qui firent une science de la casuistique, l'ingénieux Basque Navarro et le savant Sanchez, lutter encore pour la génération, sans laquelle tout finit à la fois, l'État et l'Église. Pour obtenir de l'époux que la famille dure et pour qu'on naisse encore, ils subtilisent et se tourmentent, descendent aux plus étranges complaisances, y plient l'épouse. En vain. Tout cela n'émeut guère le triste seigneur qui ne veut rien que finir noblement. Rien ne gagnera l'Espagne que la stérilité permise, l'autorisation de mourir.

Le brillant pamphlet de Pascal est loin de donner l'idée de cette grande révolution des mœurs européennes, loin de faire soupçonner l'étonnante élasticité avec laquelle la casuistique s'accommoda aux besoins de chaque peuple, céda selon les lieux, les temps.

Par exemple, en Pologne, ce qui pesait le plus à ce génie fier et mobile, ce cavalier sans frein, c'était l'éternité du mariage, ses empêchements, ses servitudes. On le gagna par là. Tantôt doux et tantôt sévères, les Jésuites, parfois, dispensèrent des vieux empêchements canoniques pour parenté. Et parfois, au contraire, pour favoriser les divorces, ils firent valoir ces empêchements, rendirent aux époux le service de trouver qu'ils étaient parents. Les reines leur livrèrent les rois, et ceux-ci le royaume. Casimir fut Jésuite. De là advint ce qu'on peut appeler le premier démembrement. Les Cosaques, persécutés par le clergé latin, renièrent la Pologne et se donnèrent à la Russie.

Le mariage resta indissoluble en Italie, mais le mariage à trois. La casuistique, ayant soulagé le mari de tout devoir envers sa femme, consola celle-ci en lui laissant un chevalier servant, mari plus assidu qui sauvait l'autre de l'ennui de vivre avec elle. Ces unions étaient publiques; tous trois, confessés et absous, communiaient ensemble aux grands jours. Elles devinrent légales, furent stipulées dans les contrats. Un illustre vieillard de Gênes, un S., en 1840, montrait un de ces actes parmi ses papiers de famille, acte notarié au dernier siècle: «La noble demoiselle, âgée de dix-huit ans, consent à prendre tel, un mari de vingt-huit, mais il lui garantit par écrit qu'elle gardera son chevalier servant, qui en a trente-deux.»

Ces languissantes Italiennes, dans leur oisiveté, au lieu d'avoir un singe, un petit chien, aimaient à traîner après elles un homme-femme, qui portait l'éventail ou donnait le mouchoir. Rien de plus froid. L'éternel tête-à-tête se passait à bâiller. Mais le mari bâillait aussi d'avoir à perpétuité cette ombre inséparable de sa femme, presque toujours un cadet sans fortune, un parasite. Chaque famille eut un enfant, sans plus. L'amour était stérile autant que le mariage. Tout était sec, la table maigre, avec des dehors fastueux. De réforme en réforme, on fit la plus économique, de supprimer la femme et ne plus se marier. Plus de maison. Ils vivaient seuls dans leurs palais déserts, avec quelques pages en guenilles.

Nos Français n'allèrent pas si loin. Pourquoi? Faut-il admettre que Pascal réforma la casuistique, que les Provinciales produisirent une grande réaction morale? Les Jansénistes disent: «Avant Pascal, les fameux manuels d'Escobar et de Busenbaum eurent quarante, cinquante éditions; après Pascal, une seule.» Vain triomphe, les choses n'en vont pas moins leur train, et les Jésuites n'ont que faire d'imprimer. Ces manuels deviennent inutiles, mais c'est parce qu'il sont dépassés. Le pas nouveau, hardi, qui se fit depuis Escobar, éclate dans la pratique. Mais on n'écrit plus presque rien. Et c'est seulement un siècle après que la casuistique, dans son code italien, avoue l'abandon des barrières qui, sous Escobar même, défendaient encore la nature.

Les mœurs turques, italiennes, adoptées d'Henri III, moquées sous Henri IV, reprennent un peu sous Mazarin. L'opéra italien (1644), ses travestissements, les amusements de carnaval, ramènent ces scandales. Les Condés et Contis n'y donnent que trop. Monsieur avec éclat, ayant contre sa femme son confesseur, le bon père Zoccoli (1667).

Du reste, ces exemples eurent peu d'imitateurs. Les mornes plaisirs égoïstes, leur somnolence, n'allèrent jamais aux nôtres. Ils ne contentaient nullement le besoin de gaieté, de malice, qui est au fond de ce peuple. La débonnaireté des casuistes alla plus loin que nos péchés.

La femme reste la reine du plaisir, de l'intrigue. La vieille farce du mari trompé, si populaire chez nos aïeux, devient l'histoire universelle, autorisée d'en haut. Qui donc sera plus sage que le victorieux roi de France? D'Amphitryon surgit un rire inextinguible. Cette glorieuse apothéose du cocuage par un cocu de génie qui s'exécutait noblement, convertit tout le monde. Chacun sentit, goûta la moralité de la pièce: Tout est divin, venant des dieux.

Ici c'est le contraire des romans de chevalerie, où l'inférieur, le pauvre, le vassal, est favorisé de la dame. Le mystère est plus simple. L'amant, c'est le maître, le roi, celui de qui l'on attend tout, celui chez qui l'on mange. Comment résister à cela? Vivonne, frère de la Montespan, montrant ses joues rosées, rendait hommage à la cuisine royale. Et, pour la grasse Alcmène, le secret de son cœur fut le mot de Molière: «Le véritable amphitryon, c'est l'amphitryon où l'on dîne.»

Tout cela est fort gai, et le semblerait davantage s'il ne s'y mêlait point de larmes. Mais la farce n'amuse guère si elle n'en est assaisonnée. La Montespan eût ennuyé bien vite si elle n'eût possédé la Vallière, n'eût eu à piquer le souffre-douleur. Elle le sent si bien, qu'elle ne permet pas que ce jouet échappe; elle la garde, elle s'en sert, la prend pour femme de chambre, se fait coiffer par elle. Bien plus, ils l'avilissent, ne la comptant pas plus qu'un petit chien que le roi lui jette un jour avec risée.

Une autre chose qui amusait la cour, c'étaient les cris, les plaintes de M. de Montespan. Mais il passa toute mesure en allant faire vacarme chez madame de Montausier, malade, et qui mourut bientôt. Le roi, alors, fit une chose nouvelle en France, qui jamais ne se vit, ni avant ni après. Lui-même, de sa main, écrivit le divorce de M. et de madame Montespan, envoya cet acte bizarre au Châtelet.

Il ne s'en tint pas là. Il en tira une honteuse vengeance, le flétrit de l'argent qu'il le força de prendre; il lui paya sa femme, le chassa de Paris avec cent mille écus.

Partout même spectacle. Du plus haut au plus bas, chacun avilit bravement le faible et l'inférieur, qui avale ses larmes, tâche de rire, et flétrit à son tour quelqu'un plus bas encore, qui ne se vengera pas. Cascade et cataracte de honte qui va de classe en classe, de la cour à la ville, de la ville à la France, de la France aux nations.

Le grand écho de la douleur, c'est celui qui, d'office, est chargé de faire rire. Molière était malade, tout en faisant fortune, chargé d'affronts, d'argent et de soucis. L'Avare n'avait pas réussi. On ne riait que des cocus et de la bastonnade. Il gardait pour lui seul ces rôles de gens battus. Est-ce à dire qu'il n'en sentît rien? Georges Dandin est douloureux. Pourceaugnac est horrible. «Vous n'avez qu'à considérer cette tristesse, ces yeux rouges et hagards, ce corps menu, grêle, noir...» Hélas! c'était Molière, et lui-même faisait son portrait.

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