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Histoire de France 1661-1690 (Volume 15/19)

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CHAPITRE XIX
MARIAGE DU ROI ET RÉVOCATION DE L'ÉDIT DE NANTES
1684-1685

Une chose frappe dans plusieurs des discours solennels qui ouvrent les assemblées du clergé; c'est qu'il se dit persécuté. Comment? par qui? je cherche en vain.

Sont-ce les protestants qui le persécutent de leur esprit critique? Ils n'ont plus guère envie de rire. Ils ne sont plus l'école qui, d'Orléans, de Sedan, de Saumur, troublait de ses brocards curés, prêtres et moines. Ils sont graves depuis Richelieu. Leur orgueil est tombé depuis qu'ils se sont vus découronnés de leur haute noblesse, des la Trémouille, des Bouillon, des Rohan. Leurs gentilshommes de campagne ne désirent que l'ordre et la paix. Dociles aux gouverneurs, ils les aident même à calmer le paysan. Le protestantisme d'alors, dans sa masse principale, se compose de commerçants, d'industriels,—peuple hier, aujourd'hui bourgeoisie, qui par l'économie s'est un peu enrichie sous Colbert. Sans clientèles que quelques ouvriers, ils se voient comme perdus dans la foule catholique, qui envie fort leur petite fortune. Serré entre les ordonnances qui le frappent d'en haut et les violences qu'on suscite en bas, ce peuple se fait petit et n'a garde de provoquer, de persécuter ses tout-puissants ennemis.

Ce mot persécuter reste donc une énigme? non. L'explication est donnée par les plus sages catholiques et les mieux informés, les gouverneurs, les intendants. Ils témoignent que, ni pour les mœurs, ni pour l'instruction, les catholiques ne soutenaient la comparaison avec les protestants, ni les prêtres avec les ministres.

Quelques génies ne font pas un grand corps; Bossuet et Fénelon, dont on parle toujours, quelques évêques habiles, ne constituent pas le clergé. Il faut envisager l'ensemble.

L'intendant d'Aguesseau, dans son plan de réunion, dit qu'on doit commencer par la réforme des catholiques. Il déplore l'ignorance du clergé en Poitou et en Languedoc (Mém. de Noailles). L'intendant Foucauld (ap. Sourches, II, 315, 323) dit la même chose, et s'afflige des mœurs scandaleuses des curés. Le gouverneur Noailles insiste sur les mœurs honteuses du clergé des Cévennes, sur l'ignorance des curés de Languedoc, qui prêchent fort rarement et sont incapables, dit-il, d'instruire le peuple ou de soutenir des conférences avec les ministres. Il demande que les missionnaires rendent compte d'abord à l'intendant, plus capable que les évêques, etc.

Il était arrivé au clergé ce qui arriverait à tout corps puissant qui aurait pour lui le gouvernement, et qui de plus se jugerait lui-même, donc n'aurait rien à craindre. C'est que, d'une part, il serait trop grand seigneur pour étudier et travaillerait peu. Port-Royal fermé, l'Oratoire réduit, contenu, il n'y avait de grande école que Saint-Sulpice, qui systématiquement fut médiocre et prudemment stérile. D'autre part, une classe tellement en crédit, dominante, opulente, se gênait peu et cherchait son plaisir. Le roi se convertit, mais l'archevêque de Paris, Harlay de Champvallon, ne se convertit pas. Ses visites pastorales à ses maîtresses étaient la fable de la ville. La Correspondance administrative montre toute la peine que prit le roi pour modérer, étouffer les scandales, pour maintenir au moins dans la décence un corps que ses chefs ne contenaient guère, et pour arrêter, retarder la débâcle de l'Église.

En ce sens, les protestants persécutaient, humiliaient le clergé. Leur vie serrée et régulière en semblait la satire, et celle même des catholiques en général. Le grand trait des mœurs de ce temps, la dévotion galante et la pénitence amoureuse, l'universalité de l'adultère, distinguaient fortement les deux sociétés. La grande France, dévote et mondaine, avait sa bête noire en la petite, chagrine, austère, qui, sans rien dire, contrastait par ses mœurs, importunait de son triste regard.

On était loin de la Saint-Barthélemy, et même de la guerre de Trente ans. Pour qu'il y eut une grande persécution, il fallait que beaucoup de gens y trouvassent leur compte et y eussent leur intérêt, enfin que ce fût une affaire.

L'industrie était malade. Le traité de Nimègue, qui fut la déroute de Colbert, sa mort et la disparition de cette grande volonté, avaient fort ébranlé son édifice artificiel. Les villes catholiques, Paris, Lyon, se plaignaient, accusaient Nîmes, les fabriques protestantes, l'industrie populaire du Midi, et ses produits à bon marché.

La noblesse, comblée par le roi (quoi qu'en dise Saint-Simon) et recevant sans cesse, ne se plaignait guère moins. La vie de cour la ruinait. On n'osait sonder les fortunes, on n'eût vu dessous que l'abîme. Le roi, obligeamment, interdit la publicité des hypothèques, qui eût mis à jour cette gueuserie des grands seigneurs. Ruinés par le jeu, les loteries, la plupart attendaient un coup du sort pour remonter. Plusieurs faisaient le sort, au lieu d'attendre, ou en volant au jeu, ou par la poudre de succession. Les plus hauts mendiaient, au lever, au coucher, dévalisaient le roi de tout ce qui venait, office ou bénéfice. Mais tout cela, des bribes! des miettes! Ils périssaient, s'il ne tombait d'en haut une grande manne imprévue, quelque vaste confiscation.

Ce miracle apparut au ciel en 1684. Six cents temples ayant été détruits, leurs biens, celui des pauvres, des maisons de charité, devaient passer aux hôpitaux catholiques. Les Jésuites surveillaient ces biens, espérant les administrer. Le P. la Chaise avait des gens à lui pour chasser, découvrir les débris de ce naufrage, les maisons clandestines de charité où les protestants continuaient à donner secours à leurs pauvres. Sa police, là-dessus, en remontrait au lieutenant du roi, la Reynie (Corr. adm., IV, 343). Mais la cour visait ce morceau. Les Jésuites crurent prudent de demander et faire décider que ces biens revinssent, non aux hôpitaux, mais au roi, autrement dit à ceux qu'il favoriserait ou qui mériteraient en poussant la persécution. Sûr moyen de la rendre efficace, victorieuse, irrévocable. Car l'appétit vient en mangeant. Après les biens des temples, ceux des particuliers suivirent. Chacun fut ardent à la proie. Ce fut un gouffre ouvert, une mêlée où on se jeta pour profiter du torrent qui passait, ramasser des lambeaux sanglants.

Amènerait-on le roi aux rigueurs excessives d'une proscription générale? c'était la question. Quoique peu éclairé, déjà bigot, il avait des côtés honnêtes, voulait être honnête homme. Mais sa conversion même, qui lui donnait ces idées sérieuses, semblait aussi l'avoir attristé et aigri. On pouvait exploiter cet état de mauvaise humeur. Elle tenait fort à sa santé. La table, qui succéda aux femmes, l'avait ruiné bien plus vite. Beau encore à Nimègue, rajeuni pour Fontanges, il est, en peu d'années, l'homme de bois qu'a peint Rigaud au solennel portrait du Louvre. Plus de dents. La bouche rentrée, tirée par un coin sec, ne s'accorde que trop avec un œil triste et aigu, plein de pointes et de petitesses.

Même avant, des coliques et des ballonnements, les orages des voies digestives, le rendaient colérique, et il n'entendait que Louvois. C'est alors qu'il permit, sur un oui, sur un non, ces cruelles exécutions qui mirent en cendres les plus belles villes (1682-1684). La patience de l'Europe ne le fléchissait pas. Partout des bombes, avec ou sans prétextes. Pour se faire donner Luxembourg, il terrifie l'Espagne en prétendant rester au faubourg de Bruxelles, il écrase de bombes cette capitale des Pays-Bas. Et il traite de même la noble Gênes, un musée de l'Europe. Tout son crime était son commerce avec la Catalogne, qui la rendait trop espagnole. Hideuse exécution. Ce fut le ministre même du roi, le violent commis Seignelay, très-indigne fils de Colbert, qui se mit sur la flotte, et jeta quatorze mille bombes sur une ville sans défense, ses charmantes terrasses, ses palais et ses monuments. Le vieux Duquesne, à qui on fit faire cette barbarie, tout endurci qu'il fût, en était indigné.

C'était la guerre sans la guerre,—le fort, sans péril, à son aise, accablant, écrasant le faible. On eut pitié des Barbaresques mêmes, quand nos bombes, dans Alger, pleuvant sur les mosquées pleines de familles tremblantes, à travers les voûtes éclatées, emportant des pierres et des membres, firent des volcans de chair humaine. Ils volaient des chrétiens, mais nous volions des musulmans. Nous achetions partout des Turcs pour nos galères. L'exécution d'Alger, qui se fit par deux fois, n'avait pour but que de montrer à l'Allemagne quel roi était Louis XIV, et quel protecteur elle aurait si on le faisait Empereur.

Il vit ses armes bénies par le succès. Dieu parut déclaré pour lui. Son entreprise injuste sur l'Espagne fut légitimée par l'humble traité que la Hollande négocia pour l'Espagne et l'Empire. Le roi garda ses usurpations, et, de plus, le Luxembourg, au point fatal qui bride et l'Allemagne et les Pays-Bas, les menace à la fois (trêve de Ratisbonne, 1684).

De l'Angleterre, plus de nouvelles. Elle n'existe plus. Charles II, qui s'en va, n'a pas un mot pour l'intérêt de l'Europe, et pas un pour l'humanité, pour cette grande foule protestante, qui attend s'il ne viendra pas du moins une prière en aide aux martyrs.

Cette absence de résistance et d'intercession même, cette patience excessive de tous aurait dû adoucir le roi. Il restait triste, amer. Quels ennuis le maintenaient tel? Sa santé, et sans doute l'ennui qu'il trouvait déjà dans son nouvel intérieur.

Madame de Maintenon était-elle la femme douce et bonne qui illumine le foyer d'un rayon de tendre amitié? On l'a supposé. Mais ses lettres font sentir qu'elle n'avait rien de cela. Elle était sèchement, tristement judicieuse, et, sous formes discrètes, sournoisement violente. Elle avait de l'esprit, mais un petit esprit impérieux, à régler le menu, à diriger dans le détail. Quant à prendre hardiment le grand gouvernement, à faire marcher le roi dans une voie de raison, il lui aurait fallu pour cela un ferme caractère et du courage, se risquer pour la France et pour l'humanité. Dans sa longue vie subalterne, elle avait pris des habitudes de déférence, de prudence servile (habilement sauvées par l'attitude). Elle était lâche, au fond. Son confesseur, Godet, n'était pas pour la soutenir en face des Jésuites. La médiocrité platement calculée de Saint-Sulpice, dont il était, ce juste-milieu pâle, et sa grossière finesse, ne la fortifiaient guère. Elle devait craindre les Jésuites. Nul doute qu'ils n'eussent préféré une personne tout à fait à eux.

La conscience du roi était-elle paisible? Il avait une femme stérile (dont la stérilité lui comptait beaucoup près du roi). Les primitifs casuistes exigent que l'amour conduise à la génération. Ils y ont renoncé plus tard (V. Liguori). Mais, alors, la casuistique disputait sur cela, faisait la prude encore. Dans ses égarements mêmes, le roi avait suivi la règle et procréé. Ici, converti cependant, près de sa vieille amante, n'ayant dans le plaisir de but que le plaisir, il progressait dans le péché.

Et dans ce péché même, l'ancien lui restait cher. Celle-ci ne donnant pas d'enfants, permettait au roi d'enrichir les enfants du double adultère. Elle en faisait les siens. Le lien entre elle et le roi, image burlesque de l'Amour, était le petit boiteux, le duc du Maine, avorton de malheur, rusé bouffon, de Scapin fait Tartufe. Lui-même se chargea de chasser sa mère de Versailles, et mérita par la bassesse sa monstrueuse grandeur. Dans la détresse du royaume, le roi, pour ses bâtards, trouva plus de deux cents millions. Il en fit des princes et des dieux, glorifia l'adultère, jouit encore de mettre sur l'autel le fruit du vieux plaisir, de le faire adorer.

Cet endurcissement personnel lui faisait chercher d'autant plus l'expiation facile des persécutions protestantes. S'il donnait à ses bâtards des fortunes scandaleuses, en revanche, il croyait sauver nombre d'enfants qu'il faisait catholiques. Les moyens les plus violents furent employés à cette œuvre pieuse. Beaucoup mouraient. L'extrême éloignement des temples conservés où l'on pouvait baptiser encore, causa aux nouveau-nés mille accidents cruels. Les familles, bravant la mer qui rend si dangereuse l'entrée de la Gironde, allaient les porter à Bordeaux, ou bien à la Rochelle. L'hiver fut rude. Ils périssaient de froid. Un grand peuple se trouva un jour à la porte du temple de Marennes, ses enfants dans les bras. Hélas! ils étaient morts, plusieurs gelés au sein. Une lamentation immense s'éleva (il y avait dix mille âmes), tous pleurèrent, et les hommes même. Pas un ne put chanter les psaumes, et il n'y eut que des sanglots.

Il paraît que la chose fut racontée au roi. On lui dit que des enfants, tirés et disputés entre leurs pères et leurs convertisseurs, avaient eu des membres arrachés. Il fit donner des ordres pour qu'on s'adoucît en Saintonge.

C'est aux protestants mêmes, à leur grand historien, Élie Benoît, que nous devons la connaissance de cette hésitation qui fait honneur à Louis XIV. Les écrivains catholiques, au contraire, nous feraient croire à une dureté inflexible qui n'est nullement dans la nature.

Le conseil, sauf Louvois, n'inclinait pas à la violence. Le parlement de Paris, quelque dompté qu'il fût, avait montré timidement son avis, en réduisant à de légères amendes les peines cruelles qu'on lui demandait. Les intendants n'étaient pas d'accord. Deux seulement, je crois, exprimèrent un avis.

L'intendant du Languedoc, d'Aguesseau, ouvrit un plan de conciliation, le plus hardi sans doute qu'aucun catholique eût risqué. Les protestants n'ont pas rendu justice à cette tentative généreuse, qui nuisit fort à son auteur, et lui fit perdre l'intendance du Languedoc. Dans ce plan, le dogme voilé était réellement immolé à l'humanité et au sentiment fraternel. Une dame de haut rang appuyait. Des mondains appuyaient. L'évêque d'Oléron, prélat aimable et tendre aux femmes, qui ne voulut jamais persécuter, dit aux ministres ce qu'eût dit Henri IV, que d'une religion à l'autre la nuance était trop légère pour valoir qu'on se disputât. Les ministres ne le crurent point. Une foi pour laquelle leur peuple souffrait tant, et qui déjà faisait tant de martyrs (cinquante ministres aux galères, en une fois) ne pouvait être ainsi trahie. Ce plan d'ailleurs, ni Rome, ni le roi, ne l'auraient jamais accepté, ni les gallicans même. Nicole eut le malheur, en cette même année 84, de publier un livre contre les victimes, fort d'insolence et faible de raison (V. l'excellente analyse de Sainte-Beuve dans son Port-Royal). Du milieu des supplices et du fond des galères, les ministres firent encore un appel à la discussion, et Bossuet répondit par un altier mépris à ces hommes livrés aux bourreaux.

Un grand événement avait eu lieu qui portait au plus haut la confiance du clergé et du roi. Charles II était mort, et, contre toute attente, le catholique Jacques II, exclu du trône et pourtant soutenu de l'Église anglicane, était devenu roi d'Angleterre (16 février 1685). Dès le premier jour de son règne, il mendie l'argent de la France. La grande messe de Pâques est pompeusement célébrée à Whitehall après cent vingt-sept ans.

Le clergé de France, assemblé en mai à Versailles, et se sentant si fort, si près d'arriver à son but, tint un langage modéré, demanda peu contre les protestants, mais remercia le roi d'avoir, sans violence, fait quitter l'hérésie à toute personne raisonnable.

C'est ce qui le flattait le plus, d'entraîner tout par son ascendant seul. Sans violence, Foucauld, l'intendant du Béarn, lui promettait alors de faire la conversion de ce pays. «Les ministres d'eux-mêmes parlaient de se convertir.» On lui donna cinq mille volumes de Bossuet et des dragons. Mais la lecture aurait été trop longue. Tout d'abord, dans chaque village, les soldats menèrent le peuple à l'église. Mille outrages dans les maisons. Les femmes fuient aux montagnes; cinq ou six, serrées de trop près, aimèrent mieux périr, se précipitèrent, furent noyées, brisées par les gaves.

Des scènes, moins obscènes peut-être, mais tout aussi cruelles, se passaient en Écosse. Jacques avait lancé les dragons, trop célèbres, de Claverhouse, contre les puritains. La prière pour le nouveau roi, exigée d'eux, en était le prétexte. Des femmes, des enfants furent martyrs. Pour plusieurs, on abrége, on leur casse la tête à coups de pistolet. Les autres font spectacle. Une fille liée au rocher fut livrée à la mer montante, et jusqu'au bout chanta ses psaumes sous les yeux d'une foule en larmes qui demandait en vain sa grâce (Macaulay).

La tentative de Monmouth, fils naturel de Charles II, et candidat des puritains, fut, en juin et en juillet, étouffée dans des torrents de sang. Le juge favori de Jacques II, Jeffreys, se vantait d'avoir «exécuté plus de traîtres que l'Angleterre n'en vit depuis Guillaume le Conquérant.»

Un de ces traîtres qu'on pendit était un chirurgien coupable d'avoir pansé un homme. Des filles de dix ans auraient été exécutées si les parents n'eussent donné de l'argent à la reine. Une vieille dame qui avait sauvé un proscrit fut accusée par lui, et (comble d'horreur!) brûlée vive.

La situation de la France était autre. La question religieuse n'y était point compliquée de révolte. Nulle injustice, nul outrage ne réussissait à lasser la patience de nos protestants. Il était difficile de trouver à la persécution quelque prétexte politique. À cet effet, un pamphlet clérical, assez habile, fut lancé et troubla fort le roi. On y montrait les protestants comme un grand corps armé qui eût agi d'ensemble sous l'impulsion d'un directoire secret. Rien ne contribua davantage à le décider. Il croyait faire une œuvre et politique et populaire, désirée de la France. De violentes explosions d'artisans, mendiants, etc., avaient eu lieu; des bandes, menées par les curés, avaient détruit des temples, malgré l'autorité. Celle-ci eût été trop coupable si elle eût plus longtemps contenu ce bon peuple dévot.

Le roi était parfaitement entouré, et la lumière ne pouvait lui venir.

Ce n'était pas madame de Maintenon, ex-protestante, qui aurait osé l'éclairer. Elle eût voulu, je crois, pouvoir se reculer, ne pas parler. Pour une si grande résolution, d'une portée si vaste et si obscure, où le roi plus tard pouvait varier, elle eût bien mieux aimé dire modestement qu'elle n'était qu'une femme et ne se mêlait pas de choses si hautes.

Mais les Jésuites ne pouvaient lui permettre de s'abstenir.

Madame, mère du régent, dit expressément qu'elle écrivit un mémoire pour conseiller la Révocation (II, 128, 171). Et le bon sens indique qu'il en dut être ainsi. Si elle ne leur eût donné un gage décisif, elle n'eût jamais obtenu le consentement à la chose si difficile, qui faisait son sort, le mariage.

Sa situation, pendant deux ans, avait été intolérable. Elle n'était sûre de rien, et elle était la personne la plus dépendante du monde. Sa garantie unique était l'altération de la santé du roi, qui peut-être le rendrait fidèle.

Sous ce rapport, la nature la servit.

Non-seulement il perdit les dents, mais une carie de la mâchoire se déclara, un trou se fit dans l'os. Quand il buvait, il devait s'observer; autrement le liquide remontait et voulait passer par les narines (Journal ms. des médecins, 1685). Cette désagréable infirmité accusait un état morbide plus général qui, peu après, amena une fistule.

L'épouse devint garde-malade.

Les Jésuites eurent ce qu'ils voulurent. Ce fut un pacte entre elle et eux. Elle se soumit, baisa la griffe, conseilla la proscription. Et ils se compromirent, consentirent le mariage. Mais ils ne le firent point, ils le laissèrent faire, se réservant sans doute de pouvoir dire plus tard au roi (s'il lui venait un repentir) que lui-même les avait forcés.

Pour le roi, les deux choses étaient affaires de conscience.

Par la révocation, il expiait le double adultère. Par le mariage, il s'amendait, légitimait et régularisait la position d'une femme dévouée qui l'avait guéri de la Montespan.

Madame dit (II, 108) que le mariage eut lieu deux ans après la mort de la reine, donc dans les derniers mois de 1685. M. de Noailles (II, 121) établit la même date.

Pour le jour précis, on l'ignore.

On doit conjecturer qu'il eut lieu après le jour de la Révocation, déclarée à la fin d'octobre, ce jour où le roi tint parole, accorda l'acte qu'elle avait consenti, et où elle fut ainsi engagée sans retour.

Sinistre mariage. En novembre, à l'entrée du terrible hiver des supplices et des fuites, il se fit la nuit à Versailles, dans le plus grand mystère.

Ils furent mariés simplement par le curé de la paroisse, Hébert, qu'on fit évêque pour payer sa discrétion. Il avait laissé des mémoires que connut la Beaumelle.

Les témoins furent (non Bossuet, comme on l'a dit, mais les valets intérieurs), Bontemps et un autre. Le roi Louis XIV édenté et boitant (d'une tumeur du 28 octobre), le roi, dis-je, et madame veuve Scarron, dans son deuil et ses coiffes noires, s'unirent à ce moment qui, pour tant de familles, fut celui de la séparation éternelle.

Déjà, de toutes parts, coulaient les larmes, éclataient les soupirs, et, si du côté de Paris le vent eût porté cette nuit, on eût entendu les sanglots.

CHAPITRE XX
SUITE
LES DRAGONNADES
1685-1686

La Révocation, si longtemps préparée, eut pourtant tous les effets d'une surprise. Les protestants s'efforçaient de douter. Ils avaient trouvé mille raisons pour se tromper eux-mêmes. L'émigration était très-difficile; mais son plus grand obstacle était dans l'âme même de ceux qui avaient à franchir ce pas. Il leur semblait trop fort de se déraciner d'ici, de rompre tant de fibres vivantes, de quitter amis et parents, toutes leurs vieilles habitudes, leur toit d'enfance, leur foyer de famille, les cimetières où reposaient les leurs. Cette France cruelle, qui si souvent s'arrache sa propre chair, on ne peut cependant s'en séparer sans grand effort et sans mortel regret. Nos protestants, le peuple laborieux de Colbert, étaient les meilleurs Français de France. C'étaient généralement des gens de travail, commerçants, fabricants à bon marché qui habillaient le peuple, agriculteurs surtout, et les premiers jardiniers de l'Europe. Ces braves gens tenaient excessivement à leurs maisons. Ils ne demandaient rien qu'à travailler là tranquilles, y vivre et y mourir. La seule idée du départ, des voyages lointains, c'était un effroi, un supplice. On ne voyageait pas alors comme aujourd'hui. Plusieurs, après avoir enduré contre toutes les persécutions, quand on les traîna dans les ports pour les jeter en Amérique, désespérèrent, moururent, ne pouvant quitter la patrie.

On ignorait cela, et on prit toute précaution pour les tromper, les retenir, les empêcher d'emporter leur argent. En 1684 avaient eu lieu les grandes exécutions militaires dans tout le Midi. Mais, en 1685, il n'y eut que la petite affaire du Béarn. Le clergé parla bas, avec modération. Des petits édits vexatoires, qui les blessaient dans le détail, leur firent croire qu'on n'avait pas l'idée d'une proscription générale. On mit partout des troupes, on ferma la frontière (le dénonciateur de l'émigrant a moitié de ses biens). Mais, en même temps, pour leur donner espoir, on adoucit les gênes qui entravaient le mariage protestant. Cette faveur (du 15 septembre) les rassure quelque peu, de sorte que l'immense coup de la Révocation, un mois après (18 octobre), les trouve au gîte immobiles, hésitants, ne sachant ce qu'ils ont à faire.

Et l'édit même de la Révocation est encore équivoque. Il supprime le culte, chasse les ministres, veut que les enfants deviennent catholiques. Sur les parents, il ne s'explique pas; il semble s'arrêter au seuil de la conscience, réserver l'intérieur et respecter la foi muette.

La police, à Paris, donna le commentaire. Le 19 octobre, on dit brutalement aux gens de métier, aux pauvres, qu'il fallait se convertir sur-le-champ. Ils furent terrifiés, n'objectèrent rien. Le roi crut tout fini. Le 20, il autorise les bourgeois protestants à s'assembler pour faire d'ensemble une déclaration de conversion.

Pour le Midi, Noailles demanda explication à Louvois qui répondit dans ces termes obscurs: «Le roi veut que vous vous expliquiez durement avec les derniers qui s'obstineront à lui déplaire.» Noailles enfin comprit, et s'expliqua par ses dragons.

Ce mot dragon veut dire ici soldat. Il y en avait de tous les corps. C'était l'armée entière qui était rentrée à la paix. En guerre, nourrie chez l'habitant, Louvois voulait encore l'entretenir ici de même, et il la jeta sur la France. Elle sentit cruellement les maux dont elle avait accablé l'étranger.

On avait dragonné la Hollande, la Westphalie, le Rhin. On a vu les tolérances de Turenne pour son misérable soldat. Au défaut de vivres et de solde, on lui donnait les libertés de la guerre, une joyeuse royauté de gueux chez ceux qui le logeaient. Les Hollandais assurent que l'élève, l'ami de Condé, Luxembourg, disait bonnement: «Amusez-vous, enfants! pillez et violez.» Qu'il l'ait dit, c'est peu sûr: mais l'horreur du pays d'Utrecht prouve assez qu'il agit ainsi.

En France, les gaietés du soldat avaient été devancées par le peuple. La canaille de la Rochelle avait fait une farce de la destruction du Temple. Elle avait descendu la cloche, l'avait dragonnée et fouaillée pour avoir servi les huguenots. On l'enterra, et on la fit renaître. Une dame servit de sage-femme, une autre de nourrice. Réconciliée et baptisée, la cloche jura qu'elle ne sonnerait plus le prêche, et fut honorablement remontée au clocher d'une paroisse.

Ces facéties, racontées à Versailles, durent aider à tromper le roi, à lui faire prendre légèrement les amusements de ses dragons, les tours d'écoliers qu'ils jouaient à ces orgueilleux endurcis. L'usage de berner se retrouvait partout dans notre vieille joyeuse France. Aux prisons, on bernait (parfois à mort), on sautait sur la couverture celui qui ne payait pas la bienvenue (V. Marteilhe). Aux colléges, on bernait, on bafouait le mauvais camarade, trop fier, triste, morose. Exemple, ce neveu de Mazarin, qui, au collége de Clermont, retomba hors de la couverture sur le pavé, et se tua.

Tel l'écolier, tel le dragon. C'était le soldat le plus gai, le soldat à la mode, dont on contait les tours, comme ceux du zouave aujourd'hui. Mais le zouave est fantassin, est peuple. M. le dragon, au contraire, de quelque trou de paysan qu'il vînt, une fois suffisamment dressé, brossé à coups de canne, était un gentilhomme, un marquis, à l'instar de son colonel général, Lauzun, roi de l'impertinence. Il avait du seigneur, il avait du laquais. Rossé par l'officier, il le rendait au paysan. Vrai singe, il aimait à mal faire, et plus mal que les autres; c'était son amour-propre. Il était ravi d'être craint, criait, cassait, battait, tenait à ce qu'on dît: Le dragon, c'est le diable à quatre.

Il s'apprivoisait cependant, s'il trouvait des gens de sa sorte, à rire, boire avec lui. Quand il entrait en logement, chez le bourgeois aisé, il ne pensait d'abord qu'à faire ripaille, à user largement de cette abondance inaccoutumée. Il aurait volontiers mangé avec ses hôtes. Mais ceux-ci, les huguenots, étaient son antipode. Il tombait là dans une famille triste et sobre, consternée d'ailleurs, qui obéissait, le servait, mais était à cent lieues de s'entendre avec lui. Les enfants avaient peur, fuyaient. Le mari restait sombre. La dame, les demoiselles, effarouchées du bruit et des chansons obscènes, étouffées du tabac dont l'odieuse fumée remplissait la maison, avaient grand'peine à cacher leur dégoût.

Cela seul eût gâté les choses. «Nous sommes les maîtres après tout. Tout est à nous ici.» Ils ne se gênaient pas, donnaient carrière à leur malice, gâtaient, brisaient, détruisaient pour détruire. Ne criant assez fort, ils se mettaient parfois à battre à la fois de quatre tambours. Pour crever le cœur à la dame, ils forçaient son armoire, gâtaient, pillaient son linge, orgueil de la femme économe, en prenaient le plus fin, des draps de toile de Hollande pour en faire litière aux chevaux.

La femme protestante, bien plus que son mari, plus nettement, plus obstinément, montrait son horreur du papisme. Noailles dit (1684) qu'en Languedoc, les gentilshommes sont déjà convertis, qu'ils s'efforcent de convertir leurs femmes, et n'y réussissent pas. On voit en 1685 et 1686, qu'à Paris, les femmes obstinément s'assemblent pour prier (Corresp. admin., IV, 351). Le roi croit que la persévérance de certains maris ne tient qu'à celle de leurs femmes; qu'elles cèdent, ils céderont (IV, 349). Donc, le procureur général les séparera, enfermera les femmes aux couvents des Nouvelles-Catholiques (368).

Un protestant, un catholique, dans la rue, se ressemblaient fort. Mais, au premier coup d'œil, on distinguait la femme protestante. Celle de la bourgeoisie marchait dans le petit bonnet, la fraise, la jupe étroite du temps de Louis XIII. Même la dame protestante se reconnaissait tout de suite à je ne sais quoi de serré, de modestement fier, si on peut dire. Telle elle était d'enfance. Dans une famille sérieuse et très-fermée, comme sont les familles calvinistes et israélites, la demoiselle n'est point formée aux grâces mondaines par la société. Elle ne connaît d'homme que son père. Et ce père, qui lui lit le livre saint, en réalité est son prêtre. Son seul confesseur est sa mère. Ici tout est droit, point de courbe. Une telle fille reste vierge, même après qu'elle est mariée, vierge de cœur et de pudeur, non sans roideur, peut-être. Elle est austère d'aspect, et plutôt triste. Qui s'en étonnera, après tant de persécutions? Son père, en lui lisant la Bible, sombre histoire des fléaux de Dieu, souvent a dû confondre les sept servitudes antiques avec celles de nos temps. Les massacres d'Achab ou ceux de Charles IX, pour la famille émue, c'est même chose. Et quelle mère, sous Louis XIV, entendit sans frémir l'histoire d'Hérode, la guerre aux innocents?

L'enlèvement des enfants commença vingt-cinq ans avant la Révocation,—donc, la terreur des mères. Leur vie était tremblante, leur cœur toujours serré. Le mari gentilhomme, s'il n'avait plus la cour, avait la chasse, allait, venait. Le mari commerçant, bien plus distrait encore, avait les intérêts, l'application de la fabrique, le mouvement du commerce. Elle, rien que ses enfants et Dieu. Sédentaire, solitaire, elle les tenait bien près sous elle. Il eût suffi que le dimanche l'enfant, mené au temple, passât devant l'église, vît les cierges et les fleurs, dit: «Que c'est beau!» Il était catholique, enlevé et perdu. Pour une femme dans ces angoisses, la prière était l'état habituel, et le constant recours à la protection d'en haut. La moindre idée mondaine, de réunion, de toilette, lui eût semblé un grand péché. Si, par malheur, elle était belle (de pureté surtout et de vertu visible), elle l'était avec tremblement, en demandait pardon à Dieu. Les enfants, de bonne heure, étaient à l'unisson, tout sages, tout sérieux dès le maillot, très-discrets, point bruyants. On le vit dans les fuites, dans les cachettes où un rien perdait la famille; ils ne bougeaient, étaient muets, souffraient tout, ces pauvres petits.

En décembre 1685, parut l'édit terrible pour enlever les enfants de cinq ans. Qu'on juge de l'arrachement! Un coup si violent supprima la peur même. Des cris terribles en jaillirent, des serments intrépides de ne changer jamais.

Chaque maison devint le théâtre d'une lutte acharnée entre la faiblesse héroïque et les furies de la force brutale. Les soldats, ces esclaves de la vie militaire, formés par le bâton, voyaient pour la première fois les résistances courageuses de la libre conscience. Ils n'y comprenaient rien, étaient étonnés, indignés. Tout ce que l'homme peut souffrir sans mourir, ils l'infligèrent au protestant. Pincé, piqué, lardé, chauffé, brûlé, suffoqué presque à la bouche d'un four, il souffrit tout. Tel eut les ongles arrachés. Le supplice qui agissait le plus, à la longue, c'était la privation de sommeil. Ce moyen des dompteurs de lions est terrible aussi contre l'homme. La femme résista mieux aux veilles. Bien souvent, il était rendu qu'elle ne l'était pas et lui reprochait sa faiblesse, le ranimait. On chassait alors le bonhomme, on l'envoyait aux vivres, on le tenait loin de chez lui (V. le ms. de Metz).

Donc, le duel restait entre la dame et vingt soldats (on en mit jusqu'à cent dans une maison de Nîmes). Elle devait les servir seule, sans domestiques (défense d'en avoir de catholiques, et le petit peuple protestant abjurait). Ceux qui persévéraient étaient surtout les gens aisés. Cela donnait aux dragonnades l'aspect d'une jacquerie. On voit fort bien, à plusieurs traits, que ce qui animait ainsi les dragons au martyr de la dame, c'est que c'était une dame, une femme délicate, qui, même étant simple bourgeoise, était toujours noble d'éducation et de tenue, déplacée dans cette vie de corps de garde. Elle aurait été paysanne qu'on l'eut tourmentée moins. Contre elle il y avait, au fond, une aigreur niveleuse dont eux-mêmes ne se rendaient pas compte. La renchérie, la précieuse, la prude, la dégoûtée, on prétendait la mettre au pas, la faire devenir bonne enfant. Portes closes. Tenue en chambrée, en camaraderie militaire, ils lui faisaient faire la cuisine, tout leur ménage de soldats. Ils ne la laissaient plus sortir, riant de ses souffrances, de ses prières, de ses larmes. Mais nulle humiliation de nature ne peut dompter l'âme. Elle se relevait par la prière, par la fixité de sa foi. Outrés, ils en venaient aux coups, et, pour l'exécution, chose cruelle, souvent coupaient des gaules vertes, pliantes, qui s'ensanglantaient sans casser. Le sang les enivrait. Ils imaginaient cent supplices. Telle fut lentement, cruellement épilée, telle flambée à la paille, comme un poulet. Telle, l'hiver, reçut sur les reins des seaux d'eau glacée. Parfois ils enflaient la victime (homme ou femme) avec un soufflet, comme on souffle un bœuf mort, jusqu'à la faire crever. Parfois, ils la tenaient suspendue, presque assise, à nu, sur des charbons ardents. (Claude, Plaintes, p. 74; Élie Benoît.)

«Mais le viol était défendu.» Quelle moquerie! On ne punit personne, même quand il fut suivi de meurtre (E. Benoît, 350). On eut soin de loger les officiers ailleurs que les soldats, de peur qu'ils ne les gênassent. Du reste, les officiers, encore humains en 1683, en 1686 rouaient de coups les soldats trop humains. Les généraux riaient de voir les huguenotes houspillées, que les soldats mettaient nues à la porte et faisaient courir dans la rue. Pourvu que le libertinage n'eût point de résultat, on ne se troublait guère. On savait bien pourtant que les soldats ne copiaient que trop les Villars, les Vendôme. Ce que Madame nous en dit, personne ne l'ignorait, ni le roi, ni la cour. Mais l'infamie sans trace n'était pas l'infamie. «Un petit mal pour un grand bien,» ce mot du casuiste fit tout passer. Madame de Maintenon se résigne en disant: «Dieu se sert de tous les moyens.»

La Terreur de 93, en pleine guerre, devant l'ennemi, dans la misère et la famine, fut sauvage, mais point hypocrite, et n'eut point les gaietés diaboliques de 1685. Les femmes furent guillotinées, non insultées. Elles montèrent pures à l'échafaud; madame Roland, honorée. Mademoiselle Corday fut vierge sous le fer. Un valet ivre ayant touché sa tête, il y eut un soulèvement dans la foule, et les journaux tonnèrent. La Commune lui fit son procès.

Du reste, tous les martyres du corps ne font rien sur un libre esprit. Quoi qu'on pût entasser d'outrages et de douleurs, la victime de la dragonnade, souvent navrée, sanglante, était plus affermie. Les démons demandèrent par où on la prendrait, et si, brisant le cœur, on ne pourrait dompter la foi. On lui martyrisait son mari sous ses yeux. On profanait sa fille par des sévices honteux. Autre épreuve: on liait la mère qui allaitait, et on lui tenait à distance son nourrisson qui pleurait, languissait, se mourrait. Rien ne fut plus terrible; toute la nature se soulevait; la douleur, la pléthore du sein qui brûlait d'allaiter, le violent transport au cerveau qui se faisait, c'était trop... La tête échappait. Elle ne se connaissait plus, et disait tout ce qu'on voulait pour être déliée, aller à lui et le nourrir. Mais, dans ce bonheur, quels regrets? L'enfant, avec le lait, recevait des torrents de larmes.

Une des scènes les plus affreuses se vit à Montauban. On avait mis trente-huit cavaliers chez M. et Mme Pechels. Elle était grosse et très-près de son terme. Ils brisèrent, gâtèrent et vendirent ce qu'ils voulurent, ne laissèrent pas un lit. Ils mirent leurs hôtes dans la rue, et, avec cette femme enceinte, ses quatre petits enfants dont l'aîné avait sept ans. Ils ne permirent de rien emporter qu'un berceau. Pour adieu, ils leur jetèrent, au départ, des cruches d'eau froide dont ils restèrent mouillés, glacés. Ils erraient dans la rue, quand un ordre leur vint de l'intendant de rentrer dans leur maison pour recevoir d'autres soldats. Six fusiliers d'abord, et il en venait toujours d'autres. Tous mécontents de ne trouver plus rien, ils se vengèrent par l'insolence et leur firent souffrir mille outrages. Enfin, ils les chassèrent encore. La dame, prise de douleur à ce moment, était sur le pavé sans asile. Défense de recevoir les rebelles.

Elle ne savait où aller. Son mari et une sage-femme la tenaient sous les bras; le moment approchait, et elle était près d'accoucher sur le pavé. Heureusement, la maison de sa sœur se trouva libre de soldats pour quelques heures. Elle y entra et accoucha la nuit. Le matin, il vint une bande; ils firent si grand feu dans sa chambre, qu'elle et l'enfant faillirent étouffer. Voilà donc cette femme, sanglante, faible, pâle, encore forcée de se traîner dehors. Elle fait un grand effort, va jusqu'à l'intendant, croyant à la pitié, croyant à la nature. L'affreux commis la fit mettre à la porte. Elle s'assit sur une pierre. Mais là même, cette infortunée ne put être tranquille. Des soldats la suivaient, l'entouraient, l'obsédaient, la martyrisaient de risées.

Comment les dames catholiques enduraient-elles un si navrant spectacle? Elles étaient émues; mais plusieurs, par pitié pour l'âme, voulaient qu'on tourmentât le corps, aidaient à la persécution. D'autres auraient volontiers intercédé, et elles n'osaient. Aller, à travers les soldats, trouver un intendant insolent, libertin, pénétrer chez un officier brutal qui se permettait tout, comme dans une ville prise: il y avait de quoi faire reculer une femme. Les seigneurs mêmes firent des indignités. Une dame catholique qui hasarda d'aller trouver ainsi M. de Tessé pour avoir la grâce d'un homme, pleura, se jeta à ses pieds, s'y roula de douleur. Elle étouffait de sanglots. Le drôle trouva cela plaisant, en fit des farces; il se mit à la copier, se jeta aussi à genoux, bouffonna, hurla et miaula.

Pour revenir, une voisine catholique de madame Pechels qui la vit de sa fenêtre n'y tint pas, eut le cœur percé, et, la pitié se changeant en fureur, elle alla accabler l'intendant d'injures, au point qu'il perdit contenance, la laissa faire. Elle abrita l'accouchée, qui peu après rejoignit son mari. Ils ne furent pas longtemps ensemble. Elle fut chassée de Montauban, et on lui ôta ses cinq enfants. Seule, elle errait dans les campagnes, suivie, traquée comme une bête. Les paysans catholiques la cachaient et l'avertissaient. Pechels, pendant ce temps, traîna de prison en prison près de deux ans. Les plus affreux cachots ne parvinrent pas à le tuer, et enfin on l'embarqua pour l'Amérique, d'où il revint plus tard. Ces époux héroïques furent réunis. Mais retrouvèrent-ils leurs enfants?

CHAPITRE XXI
HÔPITAUX, PRISONS, GALÈRES
1686

Nos anciens hôpitaux ne différaient en rien des maisons de correction. Le malade, le pauvre, le prisonnier, qu'on y jetait, était envisagé toujours comme un pécheur frappé de Dieu, qui d'abord devait expier. Il subissait de cruels traitements.

Une charité si terrible épouvantait. Les noms si doux d'Hôtel-Dieu, de Charité, de Pitié, de Bon-Pasteur, etc., ne rassuraient personne. Les malades se cachaient pour mourir, de peur d'y être traînés. Dans les famines qui, sous Mazarin et Colbert, eurent lieu de trois ans en trois ans, rien ne pouvait décider les affamés à aller se faire nourrir à l'Hôpital général. Mais la cour, les puissants n'aimaient pas à voir errer ces grands troupeaux de misérables, accusation vivante de l'administration. On fit la chasse aux pauvres. On les traqua, les ramassa par tous les moyens de police, par l'effroi même des supplices infamants. Obstinément ils fuyaient l'hôpital, comme la maison de la mort. Elle y était en permanence. Les sains et les malades couchaient pêle-mêle quatre, six, dans un lit. Cette promiscuité hideuse avec les galeux et les vénériens, des gens couverts d'ulcères, faisait frémir. Il y eut des scènes terribles. Un vieux soldat estropié qui ne voulait pas y entrer, fut marqué, flagellé par les rues (1659). Des femmes mêmes furent traitées ainsi (1656, 1669).

Toute maladie contagieuse régnait là, éternisée par l'entassement des ordures et l'infection. L'ancienne France, négligente dans les palais mêmes, insoucieuse de la propreté, oubliait les soins les plus simples, les plus nécessaires à la vie. Nul progrès. Au contraire. François Ier fit faire des latrines à Chambord. Louis XIV n'en fait point à Versailles ni à ses bâtiments de Fontainebleau. De là, dans une telle splendeur, des contrastes honteux. Madame n'en a rien oublié.

Si les palais furent tels, qu'était-ce des prisons? Les vieux couvents, humides et sombres, qui presque partout aujourd'hui servent à cet usage, quoi qu'on fasse, gardent un fond indestructible de malpropreté historique, une odeur indéfinissable qui, dès l'entrée, affadit le cœur. Les malheureux qui ont connu les prisons de Louis XIV, disent que l'air vicié en était le plus grand supplice. Dans plusieurs, on ne respirait que par d'étroites fentes ouvertes sur des fossés fiévreux. Les rats, les serpents même, des insectes hideux y pullulaient dans les ténèbres. Telles prisons de nos côtes, telles du côté des Alpes sous les neiges, étaient si mouillées, si moisies et si froides qu'on y perdait les dents et les cheveux. Plusieurs cachots étaient des puits où l'eau montait en certain temps; d'autres le passage des latrines d'un couvent, d'une ville, ou enfin d'une voirie où pleuvaient les charognes, où des corruptions de toutes sortes, des entrailles de bêtes, pourrissaient sous l'homme vivant.

Dans le grand entassement des prisonniers, en 1685, on en combla les hôpitaux. Celui de Valence eut la gloire d'être le plus cruel. On y envoya des gens de partout. Quand les dragons étaient à bout, et que les Jésuites eux-mêmes n'avançaient pas, ils disaient: «Cet homme à Valence!»

L'évêque de Valence, Cosnac, nous est déjà connu. C'était un homme d'esprit, né gueux, fier, brave, un dur Gascon. Nous l'avons vu aumônier de Monsieur pour le mener en guerre, tâcher d'en faire un homme. Par madame Henriette, il aurait voulu arranger la croisade d'Angleterre. Avec un très-réel mérite, il avait une mine basse et atroce, la laideur qui promet le crime. Un long exil où il crevait d'ambition, l'envenimait encore. La persécution le lâcha, ôta la bonde à sa férocité. Il put légalement avoir un enfer à lui, l'hôpital de Valence. Mais il lui fallait un bourreau. Il fit revenir en France un homme unique et admirable pour cela, qui, ayant un petit démêlé avec la justice, se promenait hors du royaume. Celui-ci vaut qu'on s'y arrête. Les protestants n'ont guère connu de lui que ses derniers exploits. Ses procès, heureusement, qui sont à la Bibliothèque et aux Archives, nous permettent de donner la complète histoire du héros. On se rappelle la musique d'Henri III et ses enfants de chœur que soignait le bouffon Zamet.

Notre héros Guichard paraît avoir été le Zamet de Monsieur. Mais ce prince, dans ses jeux de page, moins dévot qu'Henri III, aimait que le plaisir fût assaisonné d'athéisme, de chansons contre Dieu. Guichard l'en amusait, et aussi de tels vilains petits tours qui pouvaient le mener en Grève. Un jour, il vole dans un couvent de filles les ornements d'église, aubes et nappes d'autel, pour en faire on n'ose dire quoi. Il monta vite. Au funèbre moment où la ligue se fit contre madame Henriette et prépara sa mort, un mois avant, Guichard devient, de musicien, gentilhomme ordinaire du prince.

Les choses changèrent lorsque le roi (déc. 1671) fit épouser à son frère une princesse bavaroise. Celle-ci, laide, mais forte, énergique, fit marcher son petit mari par le droit chemin du devoir. Le roi n'avait d'enfant mâle que le Dauphin, malsain, bouffi comme sa mère. La Bavaroise voulut fonder la branche cadette, faire souche d'Orléans. Trois ans de suite, elle tint Monsieur et elle eut trois enfants (entre autres le régent). Guichard perdit son prince et fut comme déporté dans la charge des bâtiments. Il eût voulu alors diriger l'Opéra. Mais le roi avait donné cette direction au charmant musicien Lulli. Guichard, dans un repas d'acteurs, dit (devant la Molière): «Lulli crèvera. Qu'est-ce qu'une vie d'homme? rien. Il y suffit d'une prise de tabac.»

Pour donner cette prise, il s'adressa à un certain Aubry, officier de police qui connaissait Lulli. Si le tabac manquait, on pouvait se rabattre sur le poignard, et Guichard pour cela avait un autre ami, exercé et adroit. Tout était prêt déjà, arsenic et tabac. Mais une sœur d'Aubry eut pitié de Lulli, et l'avertit. Le roi fit venir Monsieur, et le pria de trouver bon que le Parlement informât contre son Guichard. Celui-ci, nullement décontenancé, jeta tout sur Aubry. Il se croyait très-fort, étant protégé des évêques qui avaient été aumôniers de Monsieur, les évêques du Mans, de Valence. Le Parlement, influencé, frappa à côté du coupable sur le complice. Aubry fut chassé du royaume, et Guichard eut seulement à donner quelque argent. Aubry appelle, accusant nettement Lamoignon, l'homme des évêques, d'avoir fait rendre cette étrange sentence. Tout cela en 1675, entre les procès de la Brinvilliers et de Penautier. On flairait l'affaire des poisons. On se disait tout bas que le même Guichard avait expédié son beau-père. Il faussa compagnie, se mit hors de cour, hors de France.

En 1685, il hasarda de rentrer. Son ancien camarade, Cosnac, le couvrit, le prit à Valence. Il avait fait peau neuve. Ce n'était plus Guichard; il s'appelait le seigneur d'Hérapine. Au grand hôpital général, il déploya un vrai génie. Il s'enquit des cachots les plus cruels de France, pour les imiter tous, mais en y ajoutant des aggravations inouïes. Ayant hôpital et prison, il usait des malades contre les prisonniers, faisait endosser à ceux-ci les chemises des premiers, sales, infectes, sanglantes, tachées d'ulcères. Ils devenaient malades eux-mêmes d'horreur et de dégoût, se sentant pénétrés de ces émanations et gagnés de la pourriture.

Cette maison avait deux mérites. On n'y languissait pas. Puis, chose qui dut plaire en cour, il y avait de la décence. Les femmes y avaient des femmes pour bourreaux. D'Hérapine avait remarqué que l'homme le plus dur qui bat une femme et voit le sang partir au premier coup, tremble un peu de la main, parfois frappe à côté. Il avait pris de rudes femmes du Rhône, qui, à la vue du sang, s'irritent au contraire, deviennent aussi folles à frapper qu'un taureau qui a vu du rouge. (Lettre de Blanche Gamond à M. Murrat, insérée dans Jurieu, t. II, XV, 356.)

Personne n'est parfait. L'excellent d'Hérapine avait un défaut, l'avarice. Cela lui fit du tort. Il espérait nourrir tout son monde de coups de bâton, et n'en plaignait les rations. Mais quelques patients lui jouaient le tour de mourir. Un fut trouvé qui, de faim et de fureur, s'était mangé deux doigts. Il lui venait aussi à l'Hôpital des enfants, et jamais on n'en pouvait revoir aucun. S'ils étaient morts, il s'en lavait les mains. Mais il ne pouvait les représenter même morts, ni montrer leurs petits squelettes. La justice s'enquit. Pour la seconde fois, l'honnête homme prit peur et partit, emportant la caisse de l'hôpital. On supposa qu'il s'était souvenu de sa profession originaire, qu'il vendait les petits enfants.

D'autres maisons venaient après Valence, par certaines spécialités de supplices. Aigues-Mortes était célèbre par ses fièvres et ses tours sans toit. Bordeaux avait à faire valoir son enfer du château Trompette, loges de pierre en forme de cornue, où on était debout ou roulé sur soi, sans repos. L'hôpital des forçats de Marseille n'était point hôpital; on n'y guérissait pas, on bâtonnait; c'était la porte des galères, l'entrée à l'enfer éternel.

Jamais on ne sortit des galères de Louis le Grand. Les condamnés à temps y restaient toute leur vie. J'avais l'espoir de trouver aux registres du bagne quelque chose sur ces martyrs, et je cherchai en vain. Depuis (1853), l'amiral Baudin en a retrouvé quelques-uns. Hélas! l'article de chacun, une destinée d'homme! n'y prend que quatre lignes. On y voit cependant des choses instructives, des enfants de quinze ans, et un même de douze, condamné par Basville à être forçat pour toujours; très-coupable, il a suivi son père au prêche. (Bull. d'hist. prot., I, 59.)

La Correspondance administrative (citée plus haut) montre la facilité avec laquelle on mettait aux galères des gens non condamnés (1662), un même, malgré l'opposition expresse du parlement de Toulouse (1671). Tout cela reste inconnu sous Louis XIV. Ce n'est qu'à son extrême fin, quand il est aux abois (1712) et va mourir, qu'on ose publier en Europe quelques détails; les légendes d'abord des saints forçats (Marolle, Lefebvre), mais cela pour les âmes pieuses et comme livres de dévotion. Dans deux ouvrages uniquement se trouve le tableau réel des galères. Toutefois l'Europe y fait alors peu d'attention; le roi s'en va et ses victimes avec; on s'y intéresse moins; un siècle nouveau est lancé, et les protestants mêmes semblent penser plutôt aux triomphes de l'Angleterre et de la Prusse. Reprenons-les, pour notre compte, ces chers et précieux témoignages, reliques vénérables des martyrs de la conscience.

Ces livres, très-rares, sont: 1o celui de Jean Bion, un prêtre charitable, chapelain de la Superbe, qui eut le cœur brisé, s'enfuit et se fit protestant; 2o celui de Jean Marteilhe, de Bergerac, qui fut douze années aux galères. Ce dernier est un livre de premier ordre par la charmante naïveté du récit, l'angélique douceur, écrit comme entre terre et ciel. Comment ne le réimprime-t-on pas?

Pris avec un ami, comme il fuyait de France, Marteilhe fut innocenté par les juges de Lille, mais condamné par un ordre du roi. Il nous a donné l'intérieur de la Tournelle de Paris, d'où la chaîne partait pour Marseille. Qu'on se figure une énorme voûte circulaire, comme notre Halle au blé, mais fermée, obscure comme un four. Telle était la Tournelle, dépôt des galériens. Là (barbarie très-inutile), ils étaient scellés par le cou à des poutres énormes sans pouvoir s'asseoir ni se coucher. Aux soupirs, aux gémissements, répondaient des averses effroyables de nerfs de bœuf, donnés au hasard des ténèbres. Des faibles, des vieillards mouraient. Pour n'être enchaîné que de la jambe, on payait tant par mois. Le capitaine de la chaîne, qui se chargeait de la conduire, n'aimait à mener que les forts pour éviter la dépense des chariots nécessaires aux malades. Donc, au 17 décembre, la chaîne où était Marteilhe se trouvant déjà à Charenton, par une gelée à pierre fendre, on les dépouille tous pour fouiller leurs habits, prendre le peu qu'ils avaient d'argent. Nus de la tête aux pieds, deux heures durant, au vent de bise! Plusieurs sont raidis et gelés; les coups n'y font plus rien, ils restent. D'autres meurent dans la nuit, dix-huit en tout. Voilà la chaîne plus légère, et le chef s'en va plus content. C'était l'usage. De cinquante qu'on emmena de Metz, cinq étaient morts au premier jour de route. D'autres à chaque étape. Le capitaine en était quitte pour avertir l'église, prendre attestation des curés.

Ceux qui voient, dans les tableaux spirituels, ternes et secs, de Joseph Vernet, nos galères de Toulon, se doutent peu de la réalité. Il n'y eut jamais machines si grossières. Point d'entre-pont. La cale était un petit trou où l'on mettait les vivres et où l'on jetait les malades. Tout le monde couchait sur le pont, ou plutôt ne couchait pas; faute de place, on restait assis. À un bout, une table sur quatre piques, où siégeait, mangeait le comite, l'âme de la galère. Courant près des bancs des rameurs, criant, jurant, hurlant avec la fureur provençale, il promenait sur cette file de dos nus l'horrible sifflement du nerf de bœuf, qui tantôt frappait une ampoule, tantôt se relevait sanglant. Par moments, épuisé de sa course effrénée, il allait se rasseoir sur son trône de fer. Ses bourreaux en second lui succédaient, et il n'y avait pas de repos. S'ils avaient molli un moment, le capitaine, de son château de poupe, l'eût vu, eût menacé de les jeter à l'eau. C'était toujours un cadet de famille, un chevalier de Malte, élevé dans la férocité de l'ordre, durci aux guerres des Barbaresques; sous l'habit de l'homme de cour, un cœur de soldat-moine, blasphémant tout le jour, n'invoquant que le diable, sans Dieu, ni foi, ni pitié, ni famille. N'ayant pour héritiers que Malte, ils mangeaient tout, vivaient royalement, buvaient et faisaient chère exquise, dans cet enfer de coups, de cris, d'hommes affamés.

Rien de plus gai qu'une galère. Tout s'y faisait rhythmiquement au concert parfait de la rame. Si l'on s'arrêtait quelque peu, les marins provençaux tendaient lestement une tente. Un d'eux battait du tambourin. Ces furieux danseurs, comme autant de sauvages, trépignaient une ronde ou sautaient la moresque, les sonnettes aux genoux, sans souci du cercle lugubre des hommes enchaînés sur leurs bancs.

Ceux qui, pendant des nuits, de longues nuits fiévreuses, sont restés immobiles, serrés, gênés, par exemple, comme on l'était jadis dans les voitures publiques (j'y ai été une fois cent heures de suite), ceux-là peuvent deviner quelque chose de cette vie terrible. Ce n'était pas de recevoir des coups, ce n'était pas d'être, par tous les temps, nu jusqu'à la ceinture, ce n'était pas d'être toujours mouillé (la mer lavant toujours le pont très-bas). Non, ce n'était pas tout cela qui désespérait le forçat. Non pas encore la chétive nourriture, qui le laissait sans force. Le désespoir, c'était d'être scellé pour toujours à la même place, de coucher, manger, dormir là, sous la pluie ou sous les étoiles, de ne pouvoir se retourner, varier l'attitude, d'y trembler la fièvre souvent, d'y languir, d'y mourir, toujours enchaîné et scellé.

La cale, où quelquefois on mettait le mourant, qui eût gêné trop la manœuvre, en faisait bien vite un cadavre. L'odeur y était si terrible, qu'on défaillait en y entrant. On y était mangé des poux. «Quand j'étais forcé d'y entrer, dit l'aumônier Bion, j'étais à l'instant suffoqué et couvert de vermine. Il me semblait marcher dans l'ombre de la mort. Pour confesser, il me fallait, dans ce lieu si étroit, me coucher le long de l'agonisant, parfois tout contre un autre qui déjà avait expiré.»

Charité rare! les aumôniers, presque tous, étaient des Lazaristes fort durs. Ces disciples de Vincent de Paul, dans leur simplicité apparente, leur rudesse, leur malpropreté (Marteilhe, 277), avaient dupé les rois et les Jésuites même. Ils avaient fait une énorme fortune, desservaient les chapelles royales, étaient aumôniers de l'armée, de la flotte; ils avaient même part à la nomination des curés de village. Ils furent les très-cruels persécuteurs des forçats protestants, épiant, entravant leurs communications, les empêchant de recevoir les charités de leurs frères, secours si nécessaires sans lesquels ils mouraient de faim. Quiconque était surpris distribuant cet argent devait mourir sous le bâton. Bion, Marteilhe et autres, racontent, avec terreur encore, ce que c'était que ce supplice. Le patient, collé sur un canon, bras et jambes liés en dessous, le corps nu, attendait... Un silence horrible se faisait. On prenait pour bourreau un Turc des plus robustes, qui, nu lui-même, pendant l'exécution, était frappé derrière par le comite, qui l'éreintait, s'il frappait mal. Le Turc avait en main un rondin à nœud, véritable assommoir. La vue du corps supplicié était telle, dès les premiers coups, que des galériens endurcis, malfaiteurs, meurtriers, en détournaient les yeux (Bion).

C'est le supplice qu'endura M. Sabatier, un homme de courage héroïque, qui aima mieux mourir que de révéler le nom du banquier qui lui transmettait l'argent pour ses frères. Quand la peau et la chair furent détachées des os, qu'on crut qu'il expirait, on mit, selon l'usage, du sel et du vinaigre sur cette chose informe qui restait. Il survécut pourtant, mais la voix ne lui revint pas, ni le cerveau. Il n'était ni vivant ni mort.

Les Lazaristes traitèrent presque de même des protestants qui ne pliaient pas le genou à la messe. Cette barbarie (que le roi désapprouva, dès qu'il l'apprit) fut exercée dans six galères. On porta les patients évanouis et déchirés dans l'horreur de la cale. Bion, hors de lui-même, noyé de larmes, y descendit, les trouva à peu près sans voix, calmes et doux, non abattus moralement. Ils furent étonnés et touchés de ses larmes, le consolèrent. C'était trop, son cœur échappa. «Leur sang prêchait, dit-il, et je me sentis protestant.»

Ce qui est curieux, c'est que le comite même, bourreau patenté des galères, parfois endurci trente années à déchirer la chair humaine, finissait par faiblir. Marteilhe en conte un fait étrange. Blessé par la mitraille d'une frégate anglaise, ne pouvant presque remuer le bras, guéri à peine, il retourne à la rame. Le comite arrive d'un air féroce: «Que fais-tu là, chien d'hérétique, giffe (propre à rien, en provençal)? De quoi te mêles-tu, de ramer? Va-t'en donc au paillot (c'était la chambre des vivres).»—La nuit, il le fait venir, lui dit: «J'ai peur de l'aumônier. Je voudrais ménager vos frères; s'ils sont damnés dans l'autre monde, ils seront bien assez punis.»

Ainsi le ciel moralisait l'enfer. Le spectacle constant d'une vertu si douce, d'une patience si inaltérable, troublait les tigres de pitié. Si le comite était vaincu, jugez du peuple. Plusieurs se dévouèrent aux derniers périls pour aider, guider la fuite des persécutés. On put souvent voir à la chaîne avec le protestant, le catholique charitable qui avait voulu le sauver. Avec le forçat de la foi ramait le forçat de la charité. On y voyait le Turc, qui, de tout temps, au péril de sa vie, et bravant un supplice horrible, servait ses frères chrétiens, se dévouait à leur chercher à terre les aumônes de leurs amis. Ces hommes admirables avaient si bien l'élan et l'ivresse de la charité, que, quand ils obtenaient ce périlleux bonheur, ils remerciaient Dieu à genoux.

Oh! noble société que celle des galères. Il semblait que toute vertu s'y fût réfugiée. Obscur ailleurs, là, Dieu était visible. C'est là qu'il eût fallu amener toute la terre. Un homme l'a senti, le Puget. Ses atlas de Toulon, pris évidemment sur le vif, vont tellement au cœur, qu'on croit sans peine qu'ils ont été saints.

Ce monument sacré, que vous voyez au Louvre, semble une halte de rameurs. Les deux hommes, de la ceinture en bas, ne sont plus hommes, mais élément: ils sont devenus mer, ce n'est qu'algues et coquilles. Mais le reste est au ciel. Leurs yeux y sont tournés, dans une adorable douceur.

L'un, jeune encore, naïf, oppressé de souffrances, touchant ses reins endoloris, n'en a pas moins son âme en haut. Il espère dans la mort et l'immortalité, il a aux lèvres un souffle faible, mais il voit quelque chose, une lumière... Il va monter, ce semble, dans un rayon de la foi.

L'autre, d'âge plus mûr, si aimable (qui ne l'eût aimé? qui n'eût voulu un tel ami?) est une nature crédule, tout imaginative. Il a oublié la douleur, est absent du présent. La main enfoncée dans sa joue, il jette l'ancre dans son passé. Il a débarqué heureusement au paradis de sa jeunesse. Il voit là des choses charmantes. J'en suis sûr, c'est sa mère, sa bonne femme, ses petits enfants... Doux foyer!... Que je crains qu'il ne s'éveille tout à l'heure et plus amèrement ne pleure son bonheur écoulé!

CHAPITRE XXII
PRISONS DE FEMMES ET D'ENFANTS—LES REPENTIES—LES NOUVELLES CATHOLIQUES
1686

Des dames catholiques, pour faire leur cour, ou par excès de zèle, plusieurs par vraie bonté, avaient sollicité d'être geôlières. Quand on songe qu'en France, jusqu'à nous (1840), les femmes étaient gardées par des hommes, on ne peut qu'applaudir au dévouement de ces dames. Les hôtels de madame de Saint-Simon, de Lamoignon et autres, devaient être, ce semble, d'assez douces prisons. En pratique, la chose se trouva inexécutable. Les curés, qui régnaient absolument chez ces dévotes et n'en bougeaient, rendaient la vie terrible aux prisonnières. Dans ces maisons à eux, sans surveillance, ils se livraient à d'étranges fureurs. Dès le lendemain de la Révocation (7 décembre 1685, Corr. adm., IV, 385), les magistrats s'affligent, s'inquiètent. Harlay et la Reynie se confient leurs tristesses. Ils écrivent «que plusieurs craignent de se faire catholiques pour n'être pas livrés aux dévots, aux zélés.» La Reynie mande et admoneste «un bon curé, qui, par bonne intention, jeteroit tout par les fenestres.»

Le zèle de ces pasteurs allait fort loin. L'évêque de Lodève (prélat austère, mais furieux) avait chez lui, dans sa prison épiscopale, une jeune demoiselle. Chaque jour, infatigablement, il allait la trouver et la catéchisait. Et, chaque jour, voyant qu'il réussissait peu, des arguments il passait aux injures et même aux voies de fait, aux coups de poing; il la rouait de coups (E. Benoît).

Les couvents étaient, sans doute, des prisons plus convenables. On remit aux religieuses nombre de femmes mariées qu'on séparait de leurs maris. L'inconvénient, c'est que d'abord, dans leur excessive ignorance, elles avaient horreur de leurs prisonnières, ne les distinguant pas des juives, ou bien croyant qu'elles n'avaient de Dieu que Luther et Calvin. Les supérieures, faites à la tyrannie, s'exaspéraient aux plus humbles résistances. Les nonnes, vraies enfants, traitées comme des petites filles et soumises à toute humiliation, trouvaient naturel de traiter de même une dame, qui généralement, par son austérité, sa supériorité d'esprit et de culture, eût dû inspirer le respect. Dans ces maisons de femmes, avec leurs grilles et leurs clôtures, l'homme était maître cependant; l'aumônier obsédait la prisonnière dans sa cellule, réglait les pénitences, ordonnait les sévérités. C'est de lui, de lui seul, qu'elle dépendait entièrement.

Celles qui furent plongées aux noirs cachots des citadelles avaient du moins plus de tranquillité. Le geôlier militaire (par pitié ou argent) les ménageait et parfois même leur permettait de se réunir et de chanter ensemble leurs psaumes. Les vieux donjons d'Angers et de Saumur, de Ham, du Pont de l'Arche, si humides et si sombres, seraient devenus ainsi de petites églises.

De temps en temps, on vidait les prisons. On ramassait de grands troupeaux de femmes et de vieillards, qu'on entassait dans un vaisseau et qu'on jetait sur une plage d'Amérique. Un Français, des Cévennes, se trouvant dans un port d'Espagne, y vit un de ces vaisseaux. Sur le pont, quelques dames prenaient l'air; elles avaient la mort sur le visage. Il causa avec elles, et apprit qu'il y avait dans l'entre-pont des demoiselles de son pays, une de quinze, l'autre de seize ans qui était malade à la mort. Elles étaient justement ses cousines. Il descendit et trouva là, d'une part, quatre-vingts femmes ou filles sur des matelas, et en face, une centaine de pauvres vieux qui n'avaient que le souffle. Déjà dix-huit étaient morts depuis le départ de Marseille. Il pleurait tant qu'il ne pouvait parler. Elles lui dirent que sa sœur se cachait, errait dans les bois. Elles lui montraient beaucoup de courage. Il fut mis à l'épreuve; le malheureux vaisseau se brisa à la côte; on n'en sauva pas la moitié. Sauvées? mais le furent-elles ces infortunées sans protection, dans la vie hasardeuse et violente de nos colonies? (V. la lettre, Jurieu, I, XIX, 22).

La noyade valait mieux encore que l'affreux sort de celles qu'on gardait, qu'on mettait aux dures et sales maisons des Filles repenties. Celles surtout qui, pour fuir, avaient pris l'habit d'homme, on faisait semblant de croire que c'étaient des coureuses (Marteilhe, 83), et on les jetait dans ces lieux de correction, dont l'atroce discipline était moins désolante encore que la hideuse société.—Enfin, celle qui n'en mourait pas, de gouffre en gouffre allait plus bas encore. On pouvait la plonger dans l'Hôpital général, ce grand cimetière, un affreux Paris dans Paris, qui a eu jusqu'à 7,000 âmes. Condamnation barbare, et d'horrible sous-entendu. Avec le désordre du temps, que devenait une femme dans cette profonde mer des maladies, des vices, des libertés du crime, la Gomorrhe des mourants? Je frémis, quand j'entends de la bouche de Louis XIV: «Je lui donne trois mois; puis, elle ira à l'Hôpital.» (Corr. adm.) Cela veut dire: «Jetée aux bêtes.» Mais, sut-il bien la portée de ce mot? Heureusement quelqu'un de plus compatissant bientôt la délivrait: la mort.

Dans cette succession de douleurs, au fond des citadelles, des couvents, chez les Repenties et jusque dans cette dernière fosse, l'Hôpital qui l'engloutissait, que pensait-elle, cette femme, cette mère? Elle avait deux pensées: l'une qui la relevait, c'était Dieu; l'autre qui la navrait, ses enfants;—sa fille surtout, sa fille, seule désormais, livrée à toute chance de péché et de honte, cheminant par les précipices, hélas! sans que sa mère pût lui donner la main.

En décembre 85, avait paru le terrible décret: «De cinq ans à seize ans, tout enfant sera enlevé dans huit jours.»

Un enfant de cinq ans!... À un âge si tendre l'enfant fait partie de la mère. Arrachez-lui plutôt un membre, à celle-ci. Tuez l'enfant. Il ne vivra pas. Il ne vit que d'elle et par elle, d'amour, qui est la vie du faible. Les parents avaient beau se convertir, on n'enlevait pas moins l'enfant. J'ai sous les yeux une lettre de désespoir pour une petite fille enlevée (Bull. d'Hist., 1854, p. 358-382). Quel changement pour l'enfant même! Combien dur, combien brusque, terrible, pour une si jeune tête, imaginative et peureuse, comme elles sont à cet âge. Tout perdu à la fois. Le petit lit si doux entouré d'une mère, le jardin, la grande cheminée où elle avait sa petite chaise, plus rien de tout cela! La voilà seule, parmi des étrangères, dans un grand dortoir froid, à grands corridors froids, vastes cours glaciales qu'on traverse l'hiver au matin, sur la neige, pour s'en aller à la chapelle. Là, l'agenouillement sur la pierre, les longues prières incomprises, l'immobilité morfondue. La nourriture maigre, indigeste, pauvre pour un enfant qui croît. Des classes interminables, les petits pieds dix heures fixés aux dalles. Les alternatives violentes d'une maîtresse passionnée qui a des favorites et des souffre-douleurs, en change, varie, baise ou châtie, au hasard du tempérament et du moment, qui ne sait rien, n'enseigne rien. Pour premier, dernier mot, le fouet.

On croyait que l'enfant faiblirait aisément, qu'il oublierait le peu qu'on avait pu déjà lui enseigner. Point du tout. Il montrait souvent une ténacité singulière. Même celui qui avait un père et une mère de religion différente, s'attachait invariablement à la religion persécutée. Une fille de quatre ou cinq ans, mise au couvent par sa mère catholique, garde huit ans le ferme désir de retourner chez son père protestant. Une autre de neuf ans reste fidèle à sa mère protestante; enlevée plusieurs fois, elle résiste toujours. Telle est la noblesse instinctive, la générosité innée de l'âme humaine. L'enfant, constitué juge dans la famille par l'autorité insensée, jugeait que le vrai devait être là où il voyait le martyre.

Quelles étaient les souffrances de ces petits dans ces longues résistances? Qui l'a su? Dès sept ans, on les traitait en hommes, et c'est tout dire. La sage loi ecclésiastique dit: qu'à sept ans l'homme est en état de connaissance, donc, s'il résiste, pervers, malicieux. De vieilles filles, aigres et colériques, les menaient violemment, sans savoir ce qu'est un enfant, ni se douter qu'il peut être brisé. Plusieurs, en sortant de leurs mains, restèrent épileptiques. Plusieurs moururent, comme ce petit Brun, que la comtesse de Marsan livra pour jouet à ses domestiques, et qui, battu, mis au fond des latrines, tourné en rond des heures entières, constamment éveillé à coups de coude, finit par ne s'éveiller plus. (Bull., 1858, 435.)

Il y eut des résistances terribles et indomptables, des enfants lions. Les petites Mirat, orphelines de huit à dix ans, résistèrent douze années de suite. Enlevées de chez leur grand'mère, par les magistrats de Meaux et les archers, elles cassent les glaces du carrosse, se blessent, veulent s'élancer par la portière. Il faut les soldats pour les contenir. On les met chez un catholique. Elles se sauvent chez des parents, qui les conduisent, à qui? au président de Lamoignon, qui les avait fait enlever. Il les met à Charonne, dans un couvent dont elles sautent les murs. (Élie B., 883.) Reprises et ramenées chez lui, il les retient sous clef dans son hôtel. Mais là, leur fureur et leurs cris, la violence de leur résistance font tant de bruit, que le roi même les rend à leurs parents de Meaux. (Corr. adm.) C'étaient alors de grandes demoiselles. On a regret de dire que l'évêque de Meaux, Bossuet, longtemps s'acharne à les persécuter, obtient leur emprisonnement. (V. ses lettres, France prot. de Harg., article Frotté.) Élie Benoît les a crues hors de France. Nous les voyons à Meaux sous la très-dure main de Bossuet.

La spéculation se mêlait à tout cela. Les couvents enlevaient de préférence les jeunes filles adroites qui avaient des talents d'aiguille, faisaient de jolies choses qu'on vendait bien (Élie B., III, 339). Bien plus encore on recherchait, on se disputait même celles qui payaient de fortes pensions (Corr. adm., IV. 353). L'évêque de Montauban en enlève une de quatorze ans, la met au couvent de Bordeaux: «car elle aura cent mille écus.»

Quatorze ans! âge fragile, moment délicat et sacré. C'est là surtout qu'il faut la mère, ses tendresses, son embrassement. Comment les traitait-on, ces grandes filles, de sensibilité si vive, qui ont tant besoin de ménagement? J'en vois une privée de sa mère, qu'un père et un frère catholiques enferment, battent, jusqu'à plus de vingt ans; puis, enlevée par des soldats, jetée aux couvents de Toulouse, profondes oubliettes; on ne l'a plus revue. Dans les couvents de Nouvelles catholiques, qui se créèrent partout en France, la discipline était le grand moyen. Barbaries impuissantes. Les religieuses exaspérées en vinrent à l'idée diabolique de les châtier devant témoins. Celles d'Uzès avaient huit rebelles. Elles avertirent l'intendant Basville, et firent venir le juge d'Uzès et le major du régiment de Vivonne, et, devant eux, ces impudiques, ces furieuses, dévoilèrent les huit demoiselles (elles avaient de seize à vingt ans), et les fouettèrent avec des lanières armées de plomb. (V. le récit dans Jurieu et dans Élie Benoît, 893.) Leurs cris épouvantables s'entendaient de la rue.

Que restait-il après des excès si énormes? Les isoler sans doute et les accabler une à une. Une pauvre fille en lutte contre toute une communauté, le cœur toujours serré, sentant partout la haine, nourrie du froid régime, bien calculé, qui énerve et pâlit, abreuvée d'humiliations, plongée parfois dans un vilain trou noir où elle a peur, doit sans doute à la longue défaillir ou mourir. Mais la mort, c'était sa victoire et son affranchissement. Si l'on craignait cela, on essayait tout à coup autre chose. La rebelle, par un brusque changement, était mise dans un régime de grande douceur. On l'ôtait à ces aigres nonnes, rudes béguines de province, et on la déposait dans les bras, les pieuses tendresses de dames séduisantes qui eussent apprivoisé l'oiseau le plus sauvage. La maison de Paris, comme la plupart des couvents de la capitale, élégante et humanisée, était relativement un paradis. La pauvre fille brisée ne pouvait faire, dans un si grand changement, qu'elle ne donnât un peu à la nature, ne respirât, ne détendît son cœur. L'aumônier était Fénelon.

Le quartier du Palais-Royal, où était cette maison, couvert alors de grands hôtels, de couvents, et de leurs jardins, était tout autre qu'aujourd'hui. Trois grands jardins surtout: celui du palais même, double alors d'étendue, avec le mystérieux pavillon où accoucha la Vallière; celui des Jacobins, c'est maintenant le marché; celui des Capucines, qui est la rue de la Paix. Entre les deux premiers, la butte des moulins de Saint-Roch est, comme elle fut toujours dans ce quartier, une oasis de silence et de solitude. Là se trouvait le couvent des Nouvelles catholiques.

L'autorité n'était pas une femme. Le supérieur (c'est le vrai titre de Fénelon) était cet homme charmant. Il avait vingt-sept ans quand il y fut nommé en 1678. Ce choix hardi fut un coup de génie de l'archevêque Harlay de Champvallon. Pour imposer aux protestants par un semblant d'austérité, on eût pu prendre un cuistre, un Godet par exemple. Harlay se moqua des censeurs, voulut des résultats; le spirituel prélat, peu scrupuleux, crut que la Grâce ne serait efficace près de ces raisonneuses qu'en parlant par la voix d'un homme jeune, aimable, pieux, mais très-habile aussi, qui les ferait déraisonner.

À cet âge il était prodigieusement affiné, noble visiblement et de rare distinction, faible, un peu vieux dès sa naissance. Il était en effet le fruit du dernier amour d'un vieillard. Son père, un grand seigneur, M. Fénelon de Salignac, veuf, et âgé, ayant de grands enfants, avait épousé, malgré eux, une demoiselle noble et pauvre. L'enfant qui vint de ce mariage fut fort mal reçu de ses frères, quoique, destiné à l'Église, il ne pût leur faire tort. Cette situation pénible ne contribua pas peu à lui donner la grâce et la douceur, une certaine adresse aussi, pour se faire pardonner de vivre. De ses ancêtres paternels, tous diplomates, il tenait quelque chose d'onduleux et d'insinuant. De sa mère, qui, plus jeune, eut plus de part à sa naissance, il eut des dons aimables et singuliers, ces heureuses contradictions qui plaisent dans la femme et en font une énigme; humble et plein du désir de plaire, vif et subtil, et contenu; le génie propre au monde, mais pour le mettre aux pieds de Dieu.

Écoutons Saint-Simon qui l'a vu peu avant sa mort et dans la grande position d'archevêque-prince de Cambrai: «Il avait du docteur, de l'évêque et du grand seigneur. Il fallait faire effort pour cesser de le regarder.» Mais les portraits qui restent (à Versailles et ailleurs) ajoutent des traits moins favorables, quelque chose d'usé, d'effacé, de trop raffiné, et je ne sais quelle obliquité, un mouvement fuyant de l'épaule, une allure serpentine, comme d'un ingénieux sophiste byzantin. Rien de faux et pourtant rien qui rassure assez. On sent que ce génie complexe dont le propre est l'ondulation, n'aura pas besoin de mentir pour varier et tromper tout le monde, que dis-je? pour se tromper lui-même.

Élevé près de sa mère par un très-savant précepteur dans l'étude de l'antiquité et surtout dans les lettres grecques, il fit sa théologie aux Jésuites de Paris. Un oncle qui s'occupait beaucoup de lui, vit qu'on exploitait trop sa brillante facilité. Il risqua de l'éteindre pour le fortifier, et le mit à Saint-Sulpice. Cette congrégation, alliée, amie des Jésuites, moins compromise et plus modeste, s'en tenait (comme Saint-Lazare) à l'arrêt du pape, qui, dès 1604, avait défendu d'agiter les grandes questions de la théologie, la vitale question de la Grâce. L'Église devait aller les yeux fermés, s'interdisant surtout de se comprendre elle-même. Pour la plupart, ceci réalisait l'heureux mot de Pascal, son conseil: «Abêtissez-vous.» Pour d'autres, ce renoncement d'esprit mettant toute religion au cœur, pouvait les jeter au fatalisme de sentiment, d'amour, qu'on a appelé le Quiétisme.

Fénelon n'en était pas là encore à Saint-Sulpice. Il lisait les Pères grecs, et ne rêvait que missions du Levant, apostolat d'Athènes, délivrance de la Grèce. On le retint ici, et on lui imposa cette charge de supérieur des Nouvelles catholiques.

Il n'y eut jamais de situation plus dangereuse. Ces filles arrivaient là, à peine arrachées de leurs mères, et tout en pleurs. D'autres ayant déjà passé par des mains dures, ayant souffert plus qu'on n'ose dire, languissantes, pâlies. Et cependant, tout intéressantes qu'elles fussent, de leur sérieuse éducation elles restaient militantes. À mesure qu'elles revenaient à elles par la douceur de cette maison, elles se défendaient de leur mieux. Eucharis discutait. Elle luttait, selon sa faiblesse, pour retenir encore le cher enseignement de famille, si mêlé à sa vie d'enfance et à ses meilleurs souvenirs. Grand contraste avec le troupeau de tant de femmes domptées qui se ressemblaient toutes, et de vieilles brebis ennuyeuses. Seulement, avec ces jeunes filles, il n'y avait aucun progrès à espérer, si on voulait rester sur le terrain de la logique. Les tirer d'un dogme à un dogme, c'était presque impossible. Mais fondre tous les dogmes dans l'attendrissement religieux, perdre tout dans l'amour de Dieu, c'était la seule voie sûre. Fénelon, on le voit plus tard, avait lu beaucoup les mystiques. Ce n'est pas tout à coup, après son entrevue avec madame Guyon, qu'il se trouva avoir cette science et cet approfondissement. Tout cela venait de plus loin, de ces années obscures où il en eut le temps, l'occasion, la nécessité.

Il est bien entendu qu'il ne dit rien de tout cela dans son petit traité de l'Éducation des filles (1687), livre calculé, hors de toute théorie, manuel, judicieux, pratique et terre à terre, écrit pour mesdames de Beauvilliers et de Chevreuse, qui réussit si bien en cour et qui le fit précepteur du duc de Bourgogne. Un seul mot de mysticité, dit trop tôt, l'eût perdu près de ses maîtres de Saint-Sulpice, chez son patron Bossuet, et surtout à Versailles. Un trait essentiel de ce personnage, qui fut le plus prudent des saints, c'est que ses intimes amis l'ignorèrent toujours, et que chaque pas où il se révéla fut pour eux une surprise. Par trois fois, il les étonna, et quand ils le virent précepteur, et quand ils le virent quiétiste, enfin quand la publication du Télémaque montra en lui le romancier sentimental et l'utopiste politique.

Le Quiétisme florissait à Paris depuis longtemps. Dès 1670, madame Guyon l'y prêchait sous les formes de l'Amour pur. Je ne crois nullement que Fénelon, qui y vint alors étudier et vécut dix-huit ans à Paris (jusqu'en 1688), ait pu ignorer ces doctrines. Elles n'allaient que trop à son âme tendre et subtile, de sensibilité contenue. Libre de Saint-Sulpice, transplanté de ce sol ingrat dans le charmant jardin des fleurs malades, il lui fallut puiser pour elles à la seule source qu'offrît l'aridité du temps. Le Quiétisme, à son premier degré élémentaire (obéissance, passivité, renoncement à soi-même et abandon à Dieu), c'était l'enseignement naturel de la situation. Dans la mesure prudente où un homme si fin put administrer ce calmant, il devait engourdir à merveille des âmes endolories, dont tant de cruels souvenirs renouvelaient les blessures. Jamais, sans ce loto, le pauvre cœur n'eût oublié.

Oublier! Mot pénible à dire. Cette maison ruinée, ce père en fuite, cette mère prisonnière, tout cela revenant dans les songes, avec tel air des psaumes, faisait pleurer encore, et les beaux yeux parfois en étaient rougis le matin. À la longue ces ombres austères s'en allaient pâlissant. On avait des amies, des compagnes caressantes, si tendres! qu'on eût craint d'affliger. Le parloir agissait. Par les visites de grandes dames venaient l'air de Versailles, les belles nouvelles, tout l'olympe de cour, la chronique des nobles mariages. Ajoutez d'autre part un appel incessant au cœur, un miracle par jour, un Dieu qui se donne sans cesse et veut se donner davantage. Fénelon, généreusement, accorde la communion fréquente, et même quotidienne. État prodigieux, si émouvant pour une enfant à cet âge de crise, de se sentir toujours son jeune sein habité de Dieu!

Ainsi, très-haut, très-bas, entre une vie de miracles et une vie déjà semi-mondaine, entre Versailles et le dixième ciel, l'âme flottait. À ces brusques passages on s'affaiblit bientôt. Elle perdait surtout de son activité, avait de moins en moins la disposition de sa raison. Le meilleur directeur qui constamment dirige, nous ôte l'habitude de faire un seul pas de nous-mêmes. Mollement soutenu à la lisière, on n'aime plus à appuyer le pied. Nulle initiative. Il est bien plus facile de suivre et laisser faire, «d'attendre en attendant,» ce que dira la voix aimée d'une autorité douce, qui, par moment, sévère, est encore aimée d'autant plus.

L'âme ainsi croit ne plus rien faire. Mais l'imagination va toujours son chemin. Ignoraient-elles, ces jeunes saintes, que les obéissantes, les charmantes et les empressées, bien connues et triées par madame de Maintenon, passeraient à sa maison, sous l'œil et la spéciale protection? Oserai-je le dire? Quiconque a vu l'agréable uniforme, noble, sérieux, mais galant, de Saint-Cyr, qui ne dérobe nul avantage de jeunesse, au contraire fait valoir le cou, le joli bras (gravures de Lavallée), qui l'a vu pensera que plus d'une convertie sentit là l'attrait de la Grâce. Celle du roi était assurée à cette maison. Les demoiselles qui l'amusèrent d'Esther et d'Athalie, y trouvèrent faveur et fortune, et de beaux établissements.

Du reste, Fénelon lui-même, dans son Avis à une dame de qualité sur l'éducation de sa fille, conseille pour celle-ci deux choses. Il faut, dit-il, faire de Dieu son ami, l'ami du cœur, être avec lui comme avec son intime, lui dire tout sans cérémonies. Mais en même temps il est capital pour la jeune fille de se mettre à portée de trouver un sage mari, propre à réussir dans les emplois.

Tel est cet habile homme, et tel l'étonnement qu'il donne toujours de le trouver visant si haut dans la dévotion, et pourtant si pratique dans la voie de son temps. Mais cela est-il facile à concilier? La préoccupation des places s'arrange-t-elle bien avec les libertés de la vraie vie religieuse? Qu'eût dit le Moyen âge de ces deux ambitions, et de ce mot si fort, qu'il dit légèrement, sans en mesurer la portée: Être l'intime ami de Dieu!

CHAPITRE XXIII
LA FUITE—L'HOSPITALITÉ DE L'EUROPE
1686

Dans les révolutions de notre orageuse patrie, bien des fois les mêmes frontières ont vu l'émigration. Bien des fois les forêts des Ardennes, les gorges du Cerdon, entre Lyon et Genève, nos côtes d'Océan, leurs anses solitaires, connues du seul contrebandier, ont vu des fugitifs, sous mille déguisements, chercher leur salut dans l'exil. Toutefois, entre proscrits et proscrits, grande est la différence. Le protestant pouvait rester; on faisait effort pour le retenir. Qu'il dît un mot, et il gardait ses biens et sa patrie, s'épargnait des dangers terribles. L'émigré de 93 voulait sauver sa vie; celui de 1685 voulait garder sa conscience.

La fuite du protestant est chose volontaire. C'est un acte de loyauté et de sincérité, c'est l'horreur du mensonge, c'est le respect de la parole. Il est glorieux pour la nature humaine qu'un si grand nombre d'hommes aient, pour ne pas mentir, tout sacrifié, passé de la richesse à la mendicité, hasardé leur vie, leur famille, dans les aventures d'une fuite si difficile. On a vu là des sectaires obstinés; j'y vois des gens d'honneur qui, par toute la terre, ont montré ce qu'était l'élite de la France. La stoïque devise que les libres penseurs ont popularisée, c'est justement le fait de l'émigration protestante, bravant la mort et les galères, pour rester digne et véridique: Vitam impendere vero. La vie même pour la vérité!

Voilà pourquoi les chemins du passage, ces défilés, ces forêts, ces montagnes, ces lieux d'embarquement, sont sacrés de leur souvenir. Que de larmes y furent versées! Il était rare que l'on partît ensemble. La famille se séparait parfois pour émigrer par des lieux différents, ou bien par l'impossibilité de faire fuir des malades, des faibles, des femmes enceintes qui traînaient de petits enfants. On se quittait, le plus souvent, pour des destinées bien diverses. Tel périssait, telle était prise, enfermée, perdue pour toujours. On ne se revoyait qu'au ciel.

Le terrible danger d'une séparation éternelle, des lois féroces, aggravées coup sur coup, rien ne pouvait les retenir. «Celui qui fuit, aux galères pour toujours. Son dénonciateur aura la moitié de ses biens (août 1685).»—«Celui qui aide ou guide le fugitif, est de même pour toujours galérien (7 mai 1686).» Et ce n'est pas assez; on ajoute la mort.

Nul roman comparable pour l'intérêt des aventures et le pathétique des situations à ces histoires trop vraies. Un comique terrible, à tout moment, vient s'y mêler à la tragédie. Il n'est sorte de ruses, de bizarres déguisements, qu'on n'emploie pour échapper. Les femmes, spécialement, y furent héroïques, admirables, ne reculèrent devant nul danger, nulle souffrance. Plusieurs même se défigurèrent pour être moins reconnaissables. De jeunes demoiselles, devenues tout à coup intrépides et aventureuses, à quinze ans, à seize ans, se hasardaient dans les bois, les déserts, à la merci d'hommes de mine affreuse et affamés d'argent, qui eussent fort bien pu tuer, dépouiller la pauvre brebis sans défense, au lieu de faire pour elle un pénible voyage, qui pouvait leur valoir la mort. Marteilhe en cite deux, qui, habillées en homme, allaient échapper en plein hiver par la forêt des Ardennes, faire trente lieues sous les arbres chargés de givre, par des voies défoncées, sur un affreux verglas. Elles furent prises et mises en son cachot. Elles étaient de son pays et de sa ville. Elles furent si heureuses de la rencontre, qu'elles en pleuraient de joie. Lui, se défiant de sa sagesse, il n'accepta pas cette société charmante, et protégea les innocentes mieux qu'elles ne faisaient elles-mêmes, leur obtint un cachot à part.

Il y a mille histoires d'embarquements aventureux. Plusieurs se jetaient à fond de cale dans les bâtiments qui partaient, sous des tonneaux de vin, même dans des tonneaux vides ou sous des monceaux de charbon. Une famille restait là parfois quinze jours dans les ténèbres, dans des gênes extrêmes, pour attendre le vent favorable. On allait jusqu'à prendre une simple barque. On se jetait au premier pêcheur pour passer l'Océan. Le comte de Marancé passa ainsi, avec sa femme et quarante personnes, dans une barque, malgré la plus rude saison. Il y avait là des femmes grosses, d'autres qui allaitaient. Point de vivres. On crut passer vite. Le mauvais temps retint en mer; on resta des jours et des nuits sous la brume glacée. Les nourrices, épuisées, n'avaient plus de lait, donnaient de la neige aux enfants. Tous étaient demi-morts quand la blanche dune d'Angleterre parut enfin à l'horizon.

Heureux encore ceux-ci. Mais M. de Bostaguet, un autre gentilhomme normand, fut attaqué cruellement, et séparé des siens, au moment de s'embarquer. Nous avons ce récit de sa main même. Il confesse avec grand chagrin, dans une mâle pudeur de soldat, qu'il avait eu le malheur de faiblir, qu'ayant chez lui je ne sais combien de femmes, mère, sœurs, filles et belles-filles, nièces, enfants et sa femme enceinte, il n'avait pas eu le courage de les exposer aux dragons, et qu'il avait faibli. Mais la désolation de cette chute était si grande dans la famille, qu'avec tant d'embarras, une mère de quatre-vingts ans, des petits enfants, etc., on résolut de se remettre à Dieu, de laisser tout, terres et maisons, et de fuir à tout prix. Cette lourde et nombreuse couvée que traînait Bostaguet, ces pauvres femelles tremblantes, qui avançaient lentement vers la mer, tout cela fut rejoint bien vite par les soldats, les garde-côtes. Bostaguet et ses gendres, ses domestiques, se défendirent à coups de pistolet; il y eut des hommes tués, mais lui-même fut blessé. Cependant le troupeau de femmes fuyait sur les falaises le long de la mer. Situation terrible, car à cette heure le flux montait. Bostaguet eut le déchirement de sentir qu'on allait les prendre, les lui ôter sans doute pour toujours. Il s'enfuit, fut caché par des paysans catholiques, même par des curés charitables, mais mal pansé, martyrisé. Enfin, il échappa, entra dans l'armée de Guillaume. Longues années après, il put faire revenir ce qui restait de sa famille.

Tels ne revinrent jamais. Capturés par les Barbaresques, ils furent vendus en Afrique, en Asie. D'autres prirent des brigands pour guides et furent assassinés. Des guides mercenaires, pour mieux tromper les gardes, faire évader un riche, les endormaient en leur livrant des pauvres. Des forbans se chargeaient de faire passer la Manche, prenaient des fugitifs à bord; puis, une fois en mer, leur arrachaient ce qu'ils avaient et les mettaient au fond de l'eau.

On a réimprimé un beau et terrible récit: Les larmes de Chambrun, pasteur d'Orange. C'était un homme énergique, éloquent, né pour soutenir tous les autres, et qui pourtant tomba. Il était alité dans ce moment dans un cruel accès de goutte, à qui une fracture de la cuisse ajoutait d'atroces douleurs. Dans cette ville, qui appartenait au prince d'Orange, la dragonnade fut plus furieuse qu'ailleurs, proportionnée à la haine qu'on supposait au roi pour Guillaume. Le comte de Tessé, un officier féroce et railleur, fut envoyé là.

Le logement ne fut pas plutôt fait qu'on entendit mille gémissements. On ne voyait dans les rues que visages inondés de larmes. La femme criait au secours du mari lié, roué de coups, pendu au feu, menacé du poignard. Le mari appelait pour sa femme mourante, qu'un coup avait fait avorter. Des cris d'enfants: «On tue mon père! on abîme ma mère! on veut mettre à la broche mon petit frère!...» Quarante-deux dragons s'établirent dans la chambre de Chambrun et autour de son lit. Ils allument cent bougies, battent de quatre tambours, se coiffent de serviettes, fument à son nez pour le faire étouffer. Ils boivent tant que le sommeil leur vient, mais leurs officiers entrent et les éveillent à coups de canne.

Chambrun avait fait fuir sa femme. Mais on la ramène à Tessé. Le rieur dit cruellement: «Eh bien, tu serviras à toi seule tout le régiment.» Elle se roula à ses pieds, désespérée. Elle était perdue, si un religieux à qui Chambrun avait rendu service ne l'eût cautionnée. Sans la faire abjurer, par un pieux mensonge, il dit: «Elle a fait son devoir.»

Rejointe à son mari, elle avisa à le faire emporter. Au moindre mouvement, il souffrait des maux indicibles. Quand on le vit partir sur un brancard, toute la ville pleurait, les catholiques comme les protestants. Les dragons mêmes étaient émus, et, dit-il, changeaient de couleur.

Le martyre du malade s'aggrava à Valence. Un cousin de madame de Sévigné, La Trousse, y commandait. Il lui ôta sa courageuse femme, qui seule faisait sa fermeté, et le malheureux abjura. Plus tard, guéri à Lyon, la frontière étant moins gardée, il trouva le moyen d'échapper déguisé en officier général, avec grand bruit, grand train, une voiture à quatre chevaux. Sa pauvre femme y eut bien plus de peine, fuyant de son côté avec trois demoiselles de Lyon. Les guides qu'elles avaient payés eurent la barbarie de les laisser en pleine montagne. C'était l'hiver. Elles erraient et ne trouvaient pas le chemin. Elles restèrent neuf jours sur la neige, chassées dans le Cerdon, traquées le long du Rhône. Les demoiselles, vaincues de froid, de fatigue et de faim, voulaient revenir à Lyon et se livrer. Madame de Chambrun eut du cœur pour les quatre, ne leur permit pas le retour, et finit par leur montrer enfin des hauteurs les tours de Genève, le salut et la liberté.

L'exemple que la petite Genève donna alors est le plus grand, je crois, qu'on puisse trouver dans l'histoire de la fraternité humaine. Cette ville de seize mille âmes, pendant près de dix ans, reçut, logea, nourrit quatre mille fugitifs. Énorme effort, excessive dépense, et soutenue avec une persévérance admirable. Augmenter sur-le-champ d'un quart sa population, sa consommation, c'est ce qu'aucune ville n'aurait supporté. Si Paris a un million d'âmes, représentez-vous ce que serait l'invasion subite d'un quart en plus, de deux cent cinquante mille âmes. Ajoutez que, de ce côté, venait la partie la plus pauvre de l'émigration. Nos braves paysans du Jura, avec des dangers incroyables, par les sapins, les précipices, en plein hiver, par les sentiers des chèvres, les faisaient passer un à un, mais dénués et sans bagages. Comme des naufragés ou comme l'enfant qui vient de naître, ils abordaient nus à Genève, n'apportant que leur corps mal vêtu, affamé, souvent martyrisé. Toujours de nouveaux arrivants. Ils s'écoulaient, d'autres venaient. C'était un torrent de fantômes; on eût dit la marche des morts vers la vallée de Josaphat.

Les maisons de Genève ne sont pas grandes. La famille d'alors était serrée et close, d'une certaine raideur pour l'étranger et d'un aparté puritain. Tout cela disparut. La pitié et la charité changèrent violemment ces choses de forme. Les portes s'ouvrirent grandes. On mit des lits partout, cinq ou six dans chaque chambre. Telle maison en eut quarante-cinq! Toutes les habitudes changées, complet bouleversement. La dame génevoise, concentrée jusque-là, un peu prude et méticuleuse, prend chez elle, avec elle, au saint des saints de la famille, ces pauvres inconnues. Elle coupe ses robes à leur taille, se dépouille pour couvrir des enfants presque nus. Grande table et petite chère. Pour nourrir tout ce monde, elle accepte, elle impose aux siens une sobriété rigoureuse. Elle vide les greniers et les caves. Elle prend l'eau pour elle et réserve le vin pour ces malheureux épuisés.

Nos Français du Midi, sous la bise de Genève, au souffle du mont Blanc, dans ces grands courants froids que le Rhône, que l'Arve, ces furieux torrents, amènent là de toutes parts, supportaient avec peine le cruel hiver de 1686. Leurs hôtes, non contents de manger avec eux tout ce qu'ils avaient, s'endettèrent généreusement. De leur crédit chez les marchands, ils enlevèrent du drap, du linge, des chaussures, habillèrent tout ce peuple. Nos Français discrètement, pour ménager le bois de la maison et soulager leurs hôtes, les laisser respirer un moment, allaient presque tous chercher un peu de soleil sur la pente abritée que depuis on appela le Petit Languedoc. Cette rampe domine le beau Jardin des plantes que Rousseau, Candolle et Saussure, rendent tellement illustre. Mais ce grand souvenir de la charité génevoise glorifie plus encore ce beau lieu et le rend sacré.

Cependant arrivaient les lettres insistantes de Louis XIV pour qu'on chassât les réfugiés. La petite ville, sans armes, avec ses vieux mauvais remparts, n'eut garde de désobéir. On ordonna à son de trompe leur expulsion. Il en sortit des foules par la porte de France. Mais, à minuit, on les faisait rentrer par la porte de Suisse. Pendant que les crieurs proclamaient leur bannissement, les huissiers de la ville en habit noir faisaient pour eux la collecte de porte en porte. Fureur et menaces du roi, qui va, dit-il, agir. Genève, en ce péril, décida que ceux qui viendraient désormais seraient conduits à Berne. Mais rien ne put lui faire abandonner ceux qu'elle avait reçus. Elle en garda trois mille. Berne et Zurich la rassurèrent en lui offrant au besoin une armée de trente mille hommes. (V. l'intéressant mémoire de M. Gaberel, tiré des actes.)

Au reste, de quoi s'étonner? quoi de plus français que Genève, ce lac sacré, ce doux pays de Vaud? La France y recevait la France. Ceux qu'elle doit surtout remercier, ce sont les nations étrangères, d'autres langues, de mœurs opposées, qui nous ouvrirent les bras noblement, généreusement. L'Allemagne du Nord, dans son ingénieuse hospitalité, fit que ces fugitifs se crurent dans la patrie, leur fit exprès des villes pour vivre ensemble où on ne parla que leur langue. Ils eurent leurs tribunaux et se jugèrent eux-mêmes. L'Angleterre, magnifiquement, dépensa sans compter, sans se lasser jamais. Elle donna l'argent; et un de nos réfugiés, Schomberg, lui porta la victoire.

Mais, de toute l'Europe, la plus excellente hospitalité fut celle de la Hollande. Elle fut l'arche dans ce déluge. Peuple froid de parole, mais chaud en acte, solide en amitié, avare pour être généreux. Au jour de la Révocation tous donnèrent largement, tous, juifs, luthériens, anabaptistes, catholiques même. Mais, ce qui valait mieux, excellents organisateurs dans les choses de la charité, les Hollandais créèrent de nombreux établissements de refuge, et surtout pour les femmes. Chaque ville voulut en avoir. Ici, les dames furent reçues, là les femmes de ministres, ailleurs les jeunes demoiselles. Tout cela, par une noble attention, dirigé par des Françaises. Vivres, pensions, propriétés, rien ne manqua à ces établissements. Amsterdam bâtit mille maisons pour les nôtres. La Frise et toutes les provinces leur donnaient des terres et des exemptions d'impôts. Ce n'est pas tout. Les Hollandais, les Anglais de concert, firent savoir dans la Suisse, qu'ils n'avaient pas assez de pauvres, d'émigrés et de fugitifs, et prièrent qu'on leur en cédât.

Racontons le meilleur. Dans ce grand élan de pitié, quand les complaintes des martyrs se chantaient partout en Hollande, le cœur le plus touché, le plus tendre, qui n'en disait rien, c'était la belle et bonne femme de Hollande. Elle qui ne vit que d'intérieur, de famille et de doux ménage, elle sentit à fond cette terrible révolution de la famille, tant d'époux séparés, de veufs et d'orphelins. Elle adoptait ceux-ci, accueillait ceux-là. Souvent, en donnant tout, elle voulait davantage et se donnait elle-même. Les dames les plus riches ambitionnèrent et recherchèrent la main des plus pauvres de ces exilés. C'était le plus souffrant, celui qui avait tout perdu, santé, famille, enfants, celui qui arrivait le plus frappé de Dieu, à qui leur cœur allait de préférence. Qu'on me permette ici de m'arrêter, de rappeler un fait plus ancien qui précède la Révocation, mais qui s'est renouvelé souvent dans ce siècle.

L'antique église des vallées vaudoises des Alpes, image trop fidèle du christianisme primitif, dans son innocence agricole, n'était que plus haïe des papistes et très-spécialement des Jésuites du Piémont. Tout-puissants à la cour, de vingt ans en vingt ans, ils y firent lâcher les soldats. Dans la persécution de 1655, tout le petit pays étant couvert de troupes, écrasé, sauf les hauts sommets neigeux, inhabitables, l'intrépide pasteur Léger s'y maintint, résolu à ne pas quitter son troupeau. Plusieurs hivers durant, sans abri que les antres, vivant du peu que des hommes hardis y portaient à grand risque, toujours il échappa à la poursuite des dragons. Mais il n'échappait pas à la nature terrible de ces lieux. Plus d'une fois, la tourmente l'enleva, le jeta demi-brisé dans les torrents. Plus d'une fois, sur des pentes rapides, il fut roulé par l'avalanche. Souvent, couvert de givre, la barbe et les cheveux hérissés de glaçons, il perdait figure d'homme. On le priait en vain d'abandonner cette vie impossible. Il s'obstinait. Mais il devenait sourd, aveugle par la neige, et ses membres roidis lui refusaient le mouvement. Il fallut donc descendre. Il arriva en Suisse et sur le Rhin, n'ayant rien que sa Bible, dévasté, ruiné, une ombre d'homme, hélas! une ombre douloureuse, ne faisant un pas sans gémir. Il était dans son lit quand une lettre lui vient de Hollande, la lettre d'une dame veuve. Cette dame, fort riche, lui écrivait que, s'il n'était malade, elle n'eût pas osé s'offrir à lui, mais que, dans cet état, elle croyait pouvoir le prier d'accepter sa main. Cette charmante bonté eut l'effet d'un miracle. Notre homme, hier dans les affreux glaciers, tombe dans une bonne ville de Hollande. Son antre est maintenant une opulente maison, un nid chaud, partout tapissé. La dame qu'à sa lettre il croyait vieille, voici que c'est une jeune sainte, qui veut le servir à genoux. Il remercie Dieu, ressuscite. Son grand cœur et sa gratitude, son amour, le refont. Le voilà un autre homme plus vivant qu'il ne fut jamais, plus chaleureux. On le sent à son livre, à cette œuvre admirable, la brûlante histoire des martyrs.

CHAPITRE XXIV
MASSACRE DES VAUDOIS—LES VOIX D'EN HAUT ASSEMBLÉES DU DÉSERT
1686

«Poussons au ciel nos acclamations, dit Bossuet (25 janvier 86), et disons à ce nouveau Constantin, à ce nouveau Théodose, ce que les 630 Pères dirent autrefois dans le concile de Chalcédoine: «Vous avez affermi la foi, vous avez exterminé les hérétiques. Roi du ciel, conservez le roi de la terre!» Voilà ce que nos pères ont admiré. Mais ils n'ont pas vu, comme nous, les troupeaux égarés revenir, leurs faux pasteurs les abandonner, sans même en attendre l'ordre, et heureux de pouvoir donner leur bannissement pour excuse.»

Mot dur pour les ministres, que l'on chassa si cruellement en gardant leurs enfants! Ceux qui restaient furent jetés aux galères (50 en une fois dès 1684). Bossuet l'a oublié. Il semble croire ce que le roi écrit en Hollande et en Angleterre (20-27 déc. 85). «Qu'il n'y a point de persécution, que les protestants émigrent par caprice d'une imagination blessée,» etc. (V. Dépêches de d'Avaux.)

Qui est persécuté? L'Église catholique. Voilà qui est étonnant et qui effraye. Dans son chant de triomphe, se mêle un sinistre gémissement: «Qu'elle est forte cette Église et que redoutable est le glaive que le Fils de Dieu lui a mis dans la main! Mais c'est un glaive dont les superbes et les incrédules ne ressentent pas le double tranchant. Elle est fille du Tout-Puissant; mais son père, qui la soutient au dedans, l'abandonne souvent aux persécuteurs; et, à l'exemple de Jésus-Christ, elle est obligée de crier, dans son agonie: Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'avez-vous délaissée? Son époux est le plus puissant comme le plus beau et le plus parfait de tous les enfants des hommes; mais elle n'a entendu sa voix agréable, elle n'a joui de sa douce et désirable présence qu'un moment. Tout d'un coup il a pris la fuite avec une course rapide, et, plus vite qu'un faon de biche, il s'est élevé au-dessus des plus hautes montagnes. Semblable à une épouse désolée, l'Église ne fait que gémir et le chant de la tourterelle délaissée est dans sa bouche.»

Cherchons qui fait pleurer l'Église. Bossuet nous l'a dit dès longtemps. Dès 1681, il désigne les esprits forts, les libertins, prêts à profiter des discordes du monde catholique. La presse de Hollande vient de créer le journalisme (Bayle, 1684). Une inquiétude générale semble annoncer une révolution religieuse. Le protestantisme branle, mais le catholicisme est-il solide?

Qu'arriverait-il, si, du dogme vieilli, l'esprit nouveau faisait éclore un christianisme sans dogme?

Longtemps, dans un repli des Alpes, avait existé une telle église, nue, naïve, innocente et sans théologie. Depuis un siècle à peine, elle avait, de confiance, adopté des ministres de Genève, mais n'en restait pas moins fort loin de l'esprit de Calvin, dans une heureuse impuissance de rien comprendre à sa doctrine. Pauvre petite église, la plus antique de l'Europe, par sa simplicité, elle allait se trouver aussi la plus moderne, et la plus près de nous. N'était-ce pas, à l'autel des Alpes, que la foi, la philosophie, s'épouseraient dans la liberté?

Sans bien s'expliquer tout cela, Rome, d'une haine instinctive, avait poursuivi les Vaudois. Elle en semblait troublée plus que de la savante et disputeuse Genève. Toujours, elle avait eu à Turin un nonce ardent, prêt à saisir toute occasion d'obtenir la persécution. Le politique et rusé Savoyard, qui regardait toujours de sa montagne d'où soufflait le vent de l'Europe, ayant besoin du pape par moments, alors faisait ce qu'il voulait. La propagande organisée de longue date à Turin, Annecy, Grenoble, etc., par le Jésuite Possevino et le doux saint François de Sales, procédait par l'argent, l'intrigue, surtout les vols d'enfants. Mais cela ne suffisait pas; dans ces mystérieux conciliabules dominaient des dévotes italiennes plus ardentes que le clergé même, violentes, effrénées Madeleines, qui (comme la Pianesse en 55) se croyaient damnées sans remède si elles ne se lavaient dans un bain de sang.

Pour être sûr d'en répandre beaucoup, il suffisait d'imposer aux Vaudois des logements militaires. Tout le monde connaissait, et par la tradition, et par le livre de Léger et ses gravures si populaires, l'effroyable trahison de 1655. Sous un tel souvenir, le petit peuple n'oserait jamais se fier aux soldats et se ferait exterminer plutôt. En y portant la dragonnade, on pouvait espérer cela. On travailla l'été de 1685. On fit comprendre au roi que tous les émigrants iraient à cet asile, et, dès le 12 octobre, voulant le leur fermer, il intima à la Savoie d'occuper militairement et de convertir les Vaudois. Il insista, offrit des troupes. Le duc, jeune homme de vingt ans, n'était pas pour lui résister.

Les Vaudois effrayés envoyèrent à Turin, et ne furent pas même reçus. Leurs ministres disaient qu'il n'y avait rien à faire qu'à se soumettre et souffrir tout. Cela était-il possible? On accepte le martyre pour soi; mais comment l'accepter pour sa femme et ses enfants? Comment livrer les faibles à l'infamie, l'innocence aux souillures? Résister, ne résister pas, c'était même chose; la confiance de 55 eut même résultat que la défiance de 86. Les Vaudois savaient bien que, pour les dévots savoyards, pour l'idolâtrie piémontaise, leur terre sans madones et sans moines était la terre maudite, où l'on pouvait tout faire, où nul excès n'était un crime. D'autre part, les Français, c'étaient ceux de la dragonnade, ces terribles railleurs, sans pitié dans leurs jeux, cruellement facétieux dans l'outrage et dans les supplices. Tout leur esprit n'empêche pas que, si on leur trouve un mot d'ordre, un sobriquet pour l'ennemi, ils ne le répètent à l'aveugle, n'aboient tous à ce mot, comme la meute à l'hallali du cor. Ici, ce mot était barbets. Les ministres dans ce dialecte s'appelant barbes, on nommait barbets les Vaudois. Avec cela, on répondait à tout, et tout était permis. «Des hommes? non, ce sont des barbets

Les Suisses et les princes allemands, dont ils implorèrent l'intercession, ne leur donnèrent rien qu'un conseil misérable et impraticable, de quitter leur pays, de passer les Alpes en janvier. Voyage bien difficile aux hommes, impossible aux familles. Il eût fallu laisser leurs femmes, leurs enfants. L'abattement de l'Europe était extrême. Nul ne soufflait. Un roi de France, tellement uni à l'Angleterre, maître en Savoie, terrible aux Espagnols, qui, voyant ses soldats en Béarn, avaient demandé grâce, un roi qui menaçait l'Empire et voulait la moitié du Palatinat, un roi tellement absolu en France, qui régnait jusqu'à l'âme, changeait la religion d'un mot,—c'était un objet de terreur pour toute la terre. La Hollande, on l'a vu, priait que Dieu attendrît le cœur du roi. Les réfugiés, dans des vers datés de 1686, prient «ce grand prince, en qui on admire tant de vertus, de comprendre que la rigueur qu'on lui conseille est un piége pour l'empêcher d'être élu empereur.» Au 1er janvier, l'éloquent Saurin, prêchant à la Haye, dans les vœux attendris qu'il fait pour la Hollande et pour ses alliés, prie aussi pour Louis XIV: «Et toi, prince redoutable que j'honorai comme mon roi, Dieu veuille effacer de son livre les maux que tu nous a faits, les pardonner à ceux qui nous les font souffrir.»

Tel est le vrai christianisme, ennemi de la résistance. Quand il est conséquent, il reproduit son origine, la soumission à l'Empire, la résignation sous Tibère, l'oubli de la patrie pour la patrie céleste, un pieux consentement à la mort de la liberté. Les ministres ici parlent aussi bien que les évêques. Basnage ou Saurin valent Bossuet. En Languedoc, comme aux Alpes, les ministres empêchèrent d'armer. Il ne tint pas à eux que le roi n'eût un triomphe durable et éternel.

Dans ce silence inouï de la terre, il montait dans l'apothéose, ne voyant plus ce monde, entendant tout au plus quelques plaintes soumises et de faibles gémissements, mélodie du triomphe, douce au triomphateur, quand il entend derrière l'esclave soupirer et prier. C'était le moment où Lebrun, faisant tomber les toiles du plafond de sa Galerie, dévoila tout à coup cet Empyrée, tout d'or et de peintures étincelantes. La monstrueuse enflure des Borées qui soufflent la gloire n'était rien en comparaison de l'enflure délirante des inscriptions, outrage aux nations qu'on voit renversées de la foudre, terrassées, garrottées. Le roi regarda froidement, trouva cela naturel, ne fit aucune objection.

Ce défi à l'Europe, ce ne fut pas assez de le mettre à Versailles, chez le roi, on le mit à Paris sur la place publique. Les nations vaincues, les mains liées derrière le dos, furent exposées en bronze, comme au pilori de l'histoire. Un Cerbère sous le pied du roi figurait l'hérésie, la France protestante, moins liée qu'écrasée. À ce roi pape, à ce roi Dieu, qui, par delà la victoire extérieure, avait eu la victoire sur l'âme, ce n'était plus des sujets qu'il fallait, mais des adorateurs. Le dévot courageux qui, sans ménagement pour le roi, au risque de déplaire, dressa l'idole et l'adora, fut le duc de la Feuillade. Le 24 mars 1686, il donna ce spectacle à la place des Victoires. À la façon des madones italiennes, le dieu devait avoir sous lui une lampe toujours allumée, en faveur des fidèles qui viendraient y faire des prières ou suspendre des ex-voto. Ce luminaire fut ajourné, pour ne pas déplaire à l'Église. La Feuillade attendit. À sa mort, la chapelle devait être son propre tombeau. Un souterrain, partant de son hôtel et passant sous la place, permettait de placer, sous le maître le fidèle esclave.

Le roi envoya le Dauphin pour l'érection de la statue. Il quittait peu Versailles. Son sang s'était aigri. La violente politique de ces dernières années, la violente alimentation qui le surexcitait, les furieux conseils de Louvois, bombardements, proscriptions, tout faisait fermenter en lui une humeur âcre. Les plus légères contradictions, dans cet état de colérique orgueil, deviennent horriblement sensibles. Le roi avait chez lui un audacieux contradicteur,—un homme? non, nul n'aurait osé,—mais la nature osait. Pendant qu'il se voyait aux plafonds de Versailles, plus qu'homme, un soleil de beauté, de jeunesse et de vie, cette effrontée nature lui disait: «Tu es homme.» Elle se permettait de le prendre à l'endroit par où tous sont humiliés. Il avait eu des tumeurs au genou et avait patienté. Elle lui en mit une à l'anus. Nul remède, que chirurgical, une opération très-nouvelle, partant fort solennelle, qui ne manquerait pas de retentir en Europe, dont la chirurgie ferait un triomphe, une éternelle fanfare, pour glorifier l'opérateur hardi. Il allait devenir, comme cet homme de Molière, un illustre malade, une victime renommée, un fameux patient. On gardait ce secret encore, mais il ne pouvait tarder d'éclater. Quoi de plus irritant que cette attente? Neuf mois entiers, il résista, recula, craignant l'éclat de cette affaire, pensant, non sans raison, que l'Europe en rirait, et s'enhardirait par le rire.

Dans un gouvernement tellement personnel, la chose était très-grave. Un prince si cruellement contrarié au plus haut du triomphe même, pouvait céder aux plus cruels conseils. En réalité, Louvois régna seul (jusqu'en novembre, jusqu'à l'opération), et fit, avec la signature de ce malade, des choses excessives et féroces, insensées même, comme de démolir les maisons des récalcitrants. On cassait, brisait tout. Le prince de Condé, des fenêtres de Chantilly, voyait piller, ruiner ses vassaux, c'est-à-dire lui-même. Dans la banlieue même de Paris, au village de Villiers-le-Bel (Élie Benoît, 903), deux cents charretées de meubles furent enlevées, vendues par les dragons et par les faux dragons. Des paysans hardis prenaient cet habit pour piller.

Si on agit ainsi à deux pas de Versailles, qu'était-ce au loin, dans les vallées vaudoises? À l'armée de Savoie, Louvois en joignit une de quatre mille hommes. C'étaient huit ou dix mille soldats contre deux mille paysans. Visiblement, on voulait écraser. Pour comble, au moment même, ou pour les sauver ou pour les tromper, le duc gracieusement leur permit de partir, ce qui les divisa. Les uns ne s'y fiaient pas, voulaient combattre. Les autres se soumettaient, ne s'armaient pas, se croyaient gardés par leur innocence. À la vallée de Saint-Germain, violente résistance, qui irrita et fit faire mille actes cruels. Pour pénétrer plus haut, ils se firent guider par des femmes dont on fit sauter la chemise; ces pauvres créatures, ils les faisaient marcher en les piquant derrière de la pointe de l'épée.

Dans la vallée de Saint-Martin, tout ouvert, nulle défense. On vient amicalement au-devant des troupes, qui tuent, pillent, violent. Ailleurs, les généraux, le Français Catinat, et le Savoyard Gabriel, oncle du duc, donnent des paroles de paix, désarment et lient les hommes, les envoient à Turin. Restent les femmes, les enfants, les vieillards, que l'on donne au soldat. Des vieux et des petits, que faire, sinon de les faire souffrir? On joua aux mutilations. On brûla méthodiquement, membre par membre, un à chaque refus d'abjuration. On prit nombre d'enfants, et jusqu'à vingt personnes, pour jouer à la boule, jeter aux précipices. On se tenait les côtes de rire, à voir les ricochets, à voir les uns, légers, gambader, rebondir, les autres assommés, comme plomb, au fond des gouffres; tels accrochés en route aux rocs et éventrés, mais ne pouvant mourir, restant là aux vautours. Pour varier, on travailla à écorcher un vieux (Daniel Pellenc); mais la peau ne pouvant s'arracher des épaules, remonter par-dessus la tête, on mit une bonne pierre sur ce corps vivant et hurlant, pour qu'il fît le souper des loups. Deux sœurs, les deux Vittoria, martyrisées, ayant épuisé leurs assauts, furent de la même paille qui servit de lit, brûlées vives. D'autres, qui résistaient, furent mises dans une fosse, ensevelies. Une fut clouée par une épée en terre, pour qu'on en vînt à bout. Une détaillée à coups de sabre, tronquée des bras, des jambes, et ce tronc effroyable fut violé dans la mare de sang.

Memento. Ce serait une chose trop commode aux tyrans si l'histoire leur sauvait ces exécrables souvenirs. Les délicats peut-être, les égoïstes, diront: «Écartez ces détails. Peignez-nous cela à grands traits, noblement, avec convenance. Vous nous troublez les nerfs.» À quoi nous répondrons: Tant mieux si vous souffrez, si votre âme glacée sent enfin quelque chose. L'indifférence publique, l'oubli rapide, c'est le fléau qui perpétue et renouvelle les maux.—Souffre et souviens-toi: Memento.

Pourquoi, dans les bibliothèques, des mains inconnues ont-elles furtivement arraché partout les gravures du livre de Léger, qui représentaient les martyres de 1655? Parce qu'ayant profité du crime, on a voulu l'enfouir dans l'oubli, le faire disparaître.—Je n'ai pas de gravures, mais je mets à la place ces tableaux véridiques des martyres de 1686, ces pages arrachées de Muston. Les archives de Turin lui ont été ouvertes, et l'on voit en tête de son chapitre XV les preuves de tout genre, qui ne permettent pas de chicaner et de faire semblant de douter.

Nulle apparence que ces crimes fussent expiés jamais. Nulle voix ne s'éleva. La Suisse ne dit pas un mot, ni la Hollande, ni l'Allemagne. Tous étaient plus effrayés qu'indignés. Chacun tremblait pour soi. Le succès de la dragonnade, la conversion subite de près d'un million d'hommes faisait croire que la France avait enfin atteint sous ce roi l'unité. La tenant en sa main, cette France, comme une épée, que n'en pouvait-il faire? Le dernier homme et le dernier écu, il aurait pu les prendre. Elle ne les eût pas refusés, quand elle ne refusait pas l'âme et la conscience. Les puissances signent à petit bruit une alliance défensive. Hollande, Suède et Brandebourg, d'autre part Espagne et Empire, font une armée sur le papier. Armée future, possible, éventuelle. Le triste empereur Léopold qui, sans les Polonais, n'eût repoussé les Turcs, sera l'Agamemnon de cette armée hypothétique (Augsbourg, 9 juillet 86). En supposant qu'elle existât, on avait vu avec combien de peine ces corps hétérogènes agissent. C'est l'histoire du dragon à plusieurs têtes et plusieurs queues, dont parle la Fontaine, monstre effrayant, paralytique, qui ne peut faire un pas. On en rit à Versailles. Le roi en fut si peu ému, qu'il prit ce moment même pour réduire sa marine, voulant en employer l'argent à amener dans son parc les eaux de l'Eure. Œuvre babylonienne qui ne fut jamais achevée, mais dont les ruines maussades ennuient, attristent l'œil. C'est l'effet général du Versailles aquatique. Les très-rares promeneurs qui visitent, de réservoir en réservoir, cette énorme cité des eaux, sont étonnés, épouvantés. Ce que les Romains firent pour les plus nobles buts, pour assainir, abreuver des provinces, donner à des peuples entiers l'élément de la vie, de la fécondité, a coûté moins que ce joujou.

De la cour retournons au peuple. Envisageons l'aspect que présentait la foule des nouveaux convertis. C'était fort peu de leur avoir arraché une signature. Il fallait leur apprendre leur religion nouvelle, la leur faire pratiquer. Beaucoup tombaient malades sérieusement pour en venir là. Les curés étaient furieux. À grand'peine les tiraient-ils de leurs maisons pour les faire aller à l'église, où, sur des listes écrites, on les passait en revue. À la conversion du Béarn, on fit une procession générale où on les fit marcher entre des lignes de soldats. Feu d'artifice, décharges de mousqueterie, Te Deum, rien ne manquait à la fête. Ni la comédie désolante de ceux qu'on y poussait, et qui semblaient plus morts que vifs. On les mettait à genoux, on leur faisait subir la messe. Mais, quand il était question de les faire communier, les lèvres contractées, les dents serrées, se refusaient; à peine on leur fourrait l'hostie. Plus d'un, pâle, hâve, au retour s'alitait pour ne pas se relever. Une femme, menée à la communion par les dragons, ne parvint jamais à avaler. Elle rendit l'hostie dans un coin. Elle eût été brûlée vive, si elle n'eût réussi à s'évader. Elle le fut en effigie devant sa maison. (Lettre insérée dans Jurieu, t. II, XIII, 387.)

Dans un état si violent, on pouvait s'attendre à d'étranges choses. De résistance, aucune. Mais justement parce qu'il n'y avait aucun acte, la douleur s'exaltait et les têtes malades semblaient dans un pénible enfantement. État contagieux. Même les catholiques étaient troublés. Dès que les temples furent interdits ou détruits, vers 1685, les oreilles tintèrent. On croyait entendre des psaumes. La nuit, vers minuit ou deux heures, ils éclataient. Et cela, non pas seulement dans les montagnes des Cévennes où l'on eût pu y voir l'écho des chants lointains de secrètes assemblées, mais à Orthez en plaine découverte, en Champagne à Vassy. Tel en distinguait les paroles; tel y goûtait une vague mélodie, attendrissante, un concert d'anges, s'agenouillait, pleurait. Des femmes y reconnaissaient des voix plaintives. (V. les certificats dans Jurieu, Lettres, I, VII, 151-3.)

On défendit sous peine de mille livres d'amende d'aller écouter ces chants de nuit. Mais on les entendait aussi bien des maisons, passer, repasser sur les villes. Nul moyen d'atteindre cela. On y courait, et il n'y avait personne. Seulement, dans les airs, une grande voix de douleur planant par toute la contrée.

Elle prit corps, cette voix, en 1686. Au rude mois de janvier, sous le ciel, à la bise, par les longues nuits sombres, les ouragans neigeux d'hiver, le peuple, sans pasteur, pasteur lui-même et prêtre, commence d'officier sous le ciel. Celui qui avait sauvé sa Bible l'apportait; son psautier? l'apportait. Celui qui savait lire, lisait, un enfant parfois, une fille. Et qui savait parler, parlait. On chantait à mi-voix, craignant l'écho trop fort du ravin, des gorges voisines. Car la montagne émue eût chanté elle-même, au rhythme des forêts de châtaigniers battus des vents.

Louvois en eut avis, mais il n'y comprit rien. Il crut que ces lecteurs, ces prêcheurs, étaient des ministres revenus de Genève. Noailles, qui connaissait mieux ce peuple, avait dit qu'on ne ferait rien, si on ne l'enlevait des montagnes. Opération immense et difficile. On recula. On essaya la ruse. L'intendant du Languedoc, le fils de Lamoignon, Basville, fit dire à l'homme principal, un garçon de vingt ans, le Cévenol Vivens, cardeur de laine, que, s'il émigrait, il emmènerait qui il voudrait. On le trompait indignement. On lui donna des guides qui le menèrent en Espagne aux pas les plus affreux des Pyrénées, sur terre d'inquisition. Ainsi ce pauvre peuple, qui ne demandait qu'à partir, fut refoulé sur lui-même, sur les dragons, sur les supplices. L'exaltation doubla. Bientôt les femmes tombèrent dans des extases. Les enfants eurent des visions.

Qui aurait gardé sa raison dans ces extrémités terribles? L'un des esprits les plus sévères du siècle, le fort lutteur contre Bossuet, Jurieu, pasteur de Rotterdam, qui, à cette entrée de la Hollande, voyait, sans fin, arriver le naufrage, frappé profondément, parut délirer de douleur, s'aveugler, radoter. Tous en rirent. Le docteur Bayle en rit. Et le triomphateur Bossuet demande, en haussant les épaules, si M. Jurieu ne voit pas qu'il devient la risée des siens. Les amis de Jurieu, ravis de le voir imbécile, firent frapper à sa gloire la médaille ironique, où sa maigre figure, sous un chapeau de quaker, cheveux courts et barbe pointue, dans son air extatique, fait dire: «Il est devenu fou.»

Voilà un homme perdu. Voyons pourtant ce livre de dérision: «L'Accomplissement des prophéties, ou la Délivrance prochaine de l'Église.» Il paraît le 16 mars 1686, précisément cinq mois après la Révocation. Un de ses caractères singuliers, c'est qu'il frappe à la fois et les catholiques, et les protestants. Il l'adresse aux juifs de Hollande. Trois signes ont annoncé que Dieu va se créer un peuple, absolument nouveau: 1o la Renaissance, la subite éruption des sciences; 2o l'imbécillité catholique, qui, tout en croyant que l'hostie est Dieu, la profane outrageusement; le délire du roi de France qui abreuve les protestants d'affronts, mais ne les tue pas, et se crée par toute la terre de furieux ennemis; 3o le fait étonnant, inouï, le grand signe, c'est de voir un peuple (l'immense majorité des protestants) brusquement converti du blanc au noir. Spectacle très-contraire à celui de l'Église primitive, où les persévérants furent innombrables. Donc, Dieu veut abîmer ce peuple, s'en faire un, renouveler la face du monde.

Voilà la base terrible, âprement révolutionnaire, qu'il pose pour bâtir par dessus. Le règne de l'Anti-Christ, commencé au Ve siècle, va expirer. Jurieu calcule sur les nombres de l'Apocalypse. En comptant les jours pour années, il trouve trois ans et demi, 42 mois. Le premier coup sera frappé en avril 1689.—En effet, le 11 avril 1689, fut couronné dans Westminster le champion du protestantisme, Guillaume d'Orange, et l'Angleterre ressuscitée devint, contre Louis XIV, le centre de la résistance européenne. Étonnante divination qui saisit tout le monde, et qui, prise au sérieux, ne contribua pas peu à réaliser l'événement à la date indiquée.

Après ce coup, l'Anti-Christ languira et ne fera plus que traîner. Mais enfin, dans les derniers temps qui précéderont le Jugement, y aura-t-il encore des rois, des monarchies? Jurieu ne le sait pas. Ce qu'il sait, et dont il est sûr, c'est que tout doit entrer dans l'Unité définitive, former un seul État, la République d'Israël.

CHAPITRE XXV
TENSION EXCESSIVE DE LA SITUATION—LE ROI OPÉRÉ—LA DÉTENTE—LES SUSPECTS
1686-1687

Tel le roi, telle la France. Elle subit toutes les variations de sa santé. La proscription s'aigrit avec le mal du roi. L'opération amène une détente subite, une faiblesse, une énervation générale. Résultat pitoyable qui n'est point d'amélioration. La Révocation, en 86, est une fureur; en 87, une affaire. On surseoit aux martyres, on se rue sur les biens.

Le roi, triste et violent, dans sa pénible attente, en lutte avec les chirurgiens qui, dès l'été, voudraient agir, en fait pâtir l'Europe. À la nouvelle de la ligue d'Augsbourg, quoiqu'on lui remontre humblement qu'elle est purement défensive, il fait sur le Rhin un acte agressif, plus qu'un acte, une fondation. C'est un fort qu'il bâtit sur la rive allemande, en face d'Huningue, et près de Bâle. Défi à la Suisse, défi à l'Empire. Tête de pont pour passer quand on voudra. Voilà pour le haut Rhin. Il y tenait déjà l'Alsace. Mais, plus bas, il réclamait une grande part du Palatinat au nom de la duchesse d'Orléans, sœur du duc de Bavière. Plus bas encore, il aurait eu Cologne, sous le nom de Furstemberg, son agent, son traître gagé, qui déjà lui avait fait ouvrir Strasbourg. Immobile cette année et ne pouvant chasser, il se lançait d'autant plus sur la carte avec Louvois, dans cette grande chasse allemande. L'électeur de Cologne, qui se mourait, était aussi l'évêque de Liége, et il avait encore les évêchés d'Hildesheim et de Munster, en Westphalie. Louvois par Furstemberg qu'il allait faire élire de force, donnait tout cela au roi, la Meuse centrale et le bas Rhin. Il plongeait au cœur de l'Empire. L'empereur, occupé des Turcs et des Hongrois, n'y pouvait rien.

Le seul obstacle, c'était cette affaire intérieure de la Révocation que l'on disait finie et qui traînait. Elle était cependant menée avec vigueur. Mais l'on émigrait d'autant plus. L'argent fuyait par toutes les frontières. Les rebelles échappaient, tout au moins par la mort. Soumis de leur vivant, ils avaient la malice d'attendre l'agonie pour se dédire, rétracter tout et se dire protestants. Là, une scène violente. Le confesseur faisait venir le juge au lit, et l'on signifiait à l'agonisant qu'il allait être traîné nu sur la claie. À Dijon, une femme y fut mise avant d'expirer (Élie B., 985-987). À Arvert, près de la Rochelle, une demoiselle, près de se marier, meurt, et son pauvre corps, suivi du fiancé en larmes, repaît les yeux d'une foule cruelle. Ne l'ayant eue vivante, du moins il ne la quitta pas, la garda, et la nuit l'ensevelit de ses mains.

À Rouen, la dame Vivien est traînée, mais non enterrée. Trois jours durant, elle amusa les petits garçons du collége, écoliers des Jésuites. À Cani, en Caux, un gardien fit une exhibition de la femme Diel, à tant par tête, pour voir le «corps d'une damnée.» Les personnes les plus respectables ne furent point exceptées. Le vicomte de Novion, vieil officier, la vénérable mademoiselle de Montalembert, qui avait quatre-vingts ans, furent ignominieusement traînés. Tels enterrés d'abord, mais condamnés plus tard, furent, dans l'état le plus horrible, exhumés, pleins de vers, empestant l'air, effrayant la nature. Chacun fermait ses portes et ses fenêtres au passage des hordes qui traînaient ces charognes. Un bourreau renonça, s'enfuit. Mais il lui fallut revenir sous peine de mort. Cela fit créer un supplice. M. Mollières de Montpellier, faible et malade, fut condamné à traîner un corps mort. Il tomba en faiblesse. Les soldats le frappèrent. En vain. Il était mort; on le mit sur la même claie.

Celui au nom duquel on faisait tout cela craignait la mort lui-même. L'ulcération se déclarait; il fallait opérer. Auparavant, il voulut faire un acte de piété. Il était touché, non des maux des hommes, mais de l'indigne et cruel traitement que subissait l'hostie, donnée à des bouches indignes. Il défendit de faire communier personne qui n'y consentît librement. Mais qui n'y consentait, pouvait en revenant retrouver les dragons chez lui.

L'intendant Foucauld, qui vint à Versailles au moment de l'opération, et qui le vit après, le trouva adouci. Il désirait du moins que la persécution fût plus habile, que les évêques et curés ne prissent pas si ouvertement les fonctions de police, qu'ils s'abstinssent dans leurs sermons de menaces militaires. Il blâma la férocité imprudente des confesseurs qui, au premier refus d'un mourant, forçaient le juge de venir, de procéder publiquement. Le spectacle hideux de la claie irritait trop. Plusieurs, exaspérés, proclamèrent qu'ils défiaient ce supplice, le désiraient d'avance, comme honteux aux persécuteurs. Le roi recommanda (8 décembre) de prendre en douceur ces refus de mourants et de n'en pas faire bruit. Il défendit aussi une aggravation révoltante qu'on donnait à ses ordonnances. Les femmes enfermées devaient d'abord être rasées; mais, par excès de zèle, on leur rendait la chose effrayante, infamante: elles étaient tondues par la main du bourreau (Corresp. admin., IV, 373).

On commençait à réfléchir sur l'effet de la dragonnade. Lâcher ainsi le soldat chez les riches et les gens aisés, qu'était-ce sinon soulever toutes les convoitises des pauvres? Le soldat n'était rien qu'un paysan en uniforme qui pouvait fort bien être imité par le paysan. Dans les environs de Paris, plusieurs prenaient ce métier lucratif, s'affublaient en dragons, et, sous le terrible habit vert, pillaient, rançonnaient les maisons, sans trop s'informer de la foi des maîtres. Ainsi la jacquerie militaire, lancée à l'étourdie, eût eu ce noble fruit de faire un peuple de voleurs.

On contint les soldats, mais comment contenir la cour? Elle était bien tentée. Le roi, fort affaibli, était entouré d'une foule frémissante dont les mains démangeaient. Le père la Chaise, tout désintéressé, était moins importun. Il ne prit qu'une chose, et si petite! une feuille de papier. Quelle? La Feuille des bénéfices, le maniement complet de l'Église de France, la nomination aux évêchés, abbayes, cures, etc., autrement dit, la disposition d'un bien de quatre milliards.

Les autres grappillaient. Ils fondirent sur les biens vacants des fugitifs. On en donnait gratis, ou on en vendait à vil prix. Pour les non-émigrants, on pouvait par le zèle des dénonciations en faire des émigrants, les dépouiller. Si quelques catholiques s'honorèrent en sauvant la fortune des fugitifs, beaucoup d'autres effrontément, dans ce moment où tout était permis, se firent héritiers d'hommes vivants, nièrent même les dépôts confiés. Un exemple, illustre en ce genre, est celui de M. de Harlay. Ce magistrat, entre les mains duquel Ruvigny, en partant, avait laissé sa fortune, se fit scrupule d'être en contravention avec les défenses du roi, se dénonça, et, ce bien confisqué, il le reçut du roi en don.

Cela est beau, rare, héroïque. Mais sans s'élever à ces hautes vertus, beaucoup s'enrichissaient par des spéculations fort simples. Madame de Maintenon, personne de conscience, et peu intéressée, ne voit nulle indélicatesse à acheter pour rien les biens pris aux proscrits. Dans une lettre souvent citée, elle engage son frère à s'établir grandement en achetant de ces terres; elle prévoit, espère «que la désolation des huguenots en fera encore vendre.»

Ainsi baissait le niveau de la conscience publique. On commença à réfléchir que l'on était bien fou de retenir les huguenots et d'empêcher l'émigration, qu'il était plus avantageux de lâcher les personnes et de garder les biens. On dit au roi que, s'il les laissait libres de partir, peu en profiteraient, qu'ils resteraient plutôt par esprit de contradiction. En mars 88, on ouvre les prisons, on ouvre les frontières. Beaucoup sont embarqués pour l'Amérique, la plupart conduits par des gardes aux portes du royaume, où on leur lit leur bannissement, la confiscation de leurs biens.

Ce fut une grande scène et bien touchante, de voir ces pauvres gens, dans leurs habits de prisonniers, maigris et les yeux caves, défiler des prisons, puis menés militairement, et souvent avec des voleurs. Leur douceur, leur patience, firent revenir beaucoup de catholiques. Déjà, dans les prisons, plusieurs avaient attendri les geôliers, les soldats. Élie Benoît a religieusement consigné, dans son histoire, les faits qui témoignent de la bonté que témoignèrent quelques dragons, et d'autres gens de condition différente. À Metz, M. de Boufflers avait d'abord montré quelque indulgence, mais il en fut réprimandé (E. B., 909, 981).

Je dois à l'obligeance de M. Gaberel un fait touchant, sur le départ des Huber, devenu plus tard une gloire de Genève. Qui ne connaît les trois, de père en fils, illustres? Huber des oiseaux, Huber des abeilles, Huber des fourmis. Leur ancêtre, dans son journal, fait le récit suivant: «Nous arrivâmes, un soir, dans un petit bourg, enchaînés, ma femme et mes enfants, pêle-mêle avec quatorze galériens. Les prêtres vinrent nous proposer la délivrance moyennant l'abjuration. On avait convenu de garder le plus grand silence. Après eux, vinrent les femmes et les enfants, qui nous couvrirent de boue. Je fis mettre tout mon monde à genoux, et nous prononçâmes la prière que tous les fugitifs répétaient: «Bon Dieu, qui vois les injures où nous sommes exposés à toute heure, donne-nous de les supporter et de les pardonner charitablement. Affermis-nous de bien en mieux.» Ils s'étaient attendus à des injures, à des cris; nos paroles les étonnèrent. Nous achevâmes notre culte en chantant le psaume CXVI. Ce entendant, les femmes se mirent à pleurer. Elles lavèrent la boue dont le visage de nos enfants était couvert, obtinrent qu'on nous mît dans une grange séparément des galériens. Ce qui fut fait.»

Dur et cruel exil! Laisser tout, partir ruiné! Voilà ce que la clémence du roi accorde aux protestants. N'importe. Ils en profitent. Toute la bourgeoisie fait sans bruit son petit paquet, se précipite à la frontière. Et alors le roi se repent. On fait dans les familles une barbare distinction. On laisse aller les hommes, mais on garde les femmes plus fidèles à leur foi. Elles restent enfermées aux couvents ou aux cachots des citadelles, pour pleurer toute leur vie, à jamais séparées de leurs maris, de leurs enfants.—S'ils partent, ces maris, c'est pour porter leur épée au prince d'Orange. Le roi regrette alors d'avoir été si bon; il referme les frontières, occupe les routes et les passages, refait de la France un cachot. Il emploie son armée à garder ses sujets.

Du reste, la plupart étaient cloués au sol par la misère, n'ayant pas même le petit viatique qui rend la fuite possible. Les trois cent mille qui partent, ce sont des gens aisés, pour la plupart. Les sept ou huit cent mille qui restent sont les pauvres.

Grand peuple infortuné, dont on sait peu l'histoire, sinon dans le Midi. Rien ou presque rien n'est connu de ce qu'il souffrit dans le Nord et le Centre. Il est cruel que ses douleurs ensevelies soient dérobées à la pitié de l'avenir! Elles subsistent seulement, les lois de fer qui ont pesé sur lui, lois imprimées, réimprimées aux temps de Louis XV, et réunies alors dans un terrible Code qu'on n'eût qu'à copier pour avoir les lois de 93.

De temps à autre, des lettres de ministres, d'autres actes administratifs, nous montrent l'autorité civile réprimant faiblement les aggravations arbitraires que le clergé ajoutait à ces lois. Il sentait trop qu'il n'arrivait à rien, n'atteignait pas à l'âme. De là une profonde fureur, et mille outrages, mille violences capricieuses, contre ces foules soumises. On les faisait mentir. Puis, on leur disait qu'ils mentaient. On ne leur rendait pas leurs enfants enlevés. Si on les leur laissait, on les forçait de recevoir un enseignement que la mère désolée croyait idolâtrique et de damnation. Il fallait que l'enfant apprît et désapprît, eût deux dogmes et sût deux langages.

On voyait aux églises, dans un coin réservé, sur des bancs séparés, ces malheureuses familles forcées d'assister là, toujours sous le regard. On les tannait d'offices indéfinis, de fêtes qu'il leur fallait fêter. Malgré les défenses du roi, on en faisait, sur listes, des appels continuels. Malgré le roi, encore, on exigeait sans cesse qu'ils prouvassent, par certificats, leur communion, leur assiduité à faire des sacriléges.

La difficulté et l'angoisse étaient extrêmes aux grands moments de la vie. Les naissances, les mariages, ces solennels bonheurs de l'homme, étaient des crises d'inquiétude. On pleurait d'être mère. On avait peur de naître. On ne savait comment mourir. Mais vivait-on vraiment? En alerte toujours et l'oreille dressée, comme le lièvre au sillon. Cela dura cent ans, jusqu'aux premières lueurs de la Révolution. Pendant tout un long siècle, ce peuple de près d'un million d'âmes eut plus que la Terreur et plus que la Loi des suspects.

CHAPITRE XXVI
LES PETITS PROPHÈTES
1688

Le XVIIe siècle peut se vanter d'un fait original, unique et inouï, qu'on ne vit pas avant, qu'on ne vit pas après. C'est que tout un grand peuple, de la France méridionale, tomba malade de douleur, frappé d'extases et de somnambulisme. Femmes, filles, enfants, sanglotaient dans les convulsions, prêchaient la pénitence, voyaient des choses parfois très-éloignées, et parfois à venir.

Isaïe fut, dit-on, scié en deux. Toute sibylle, tout prophète est victime. Mais dans les temps anciens, ce don cruel frappe un individu, non pas la race, n'est pas héréditaire. Ici, ce fut bien pis: il passa dans la génération, et la pauvre sibylle continua son malheur par l'enfantement. Le ventre de la femme prophétisa; l'enfant y tressaillait, trépignait de cette fureur. On eut ce spectacle effrayant, contre nature et monstrueux, de voir le nourrisson, sous l'accès meurtrier, prêcher déjà dans le berceau!

Les faits sont constatés, indubitables, et, quoique étonnants, naturels, fort peu miraculeux. C'est le somnambulisme aggravé par l'horreur d'une situation unique, par l'anxiété habituelle, et devenu une condition de race. De là cette précocité étonnante de prédication. Quant aux prophéties mêmes, elles étaient généralement vagues. Seulement pour les circonstances présentes, le péril du moment, l'arrivée des dragons ou une trahison imminente, les somnambules en avaient connaissance et en donnaient, presque toujours à temps, des avis fort précis.

Fléchier et les autres peuvent rire de ce désolant phénomène, en faire de fades plaisanteries, supposer que tout cela est artificiel et appris. Ils vont chercher bien loin. La vraie cause, aisée à trouver, c'est celle même dont ils sont coupables. Le désespoir fit ce miracle affreux.

Ils content qu'un M. de Serre, gentilhomme verrier, avait rapporté cet esprit de Genève, qu'il le communiqua aux enfants des montagnes, tint école de prophétie, fit par centaine des héros, des martyrs, des gens qui riaient aux supplices. La belle explication! Est-ce qu'on enseigne l'héroïsme? En fait, d'ailleurs, le contraire est exact. Fléchier et ceux qui répètent ce conte, se démentent, étant obligés d'avouer que la raisonneuse Genève fut contraire à nos inspirés, les maudit, les chassa. Les ministres, comme prêtres, détestaient ce sacerdoce populaire. À Londres, ils prêchaient contre. Nos pauvres fanatiques y auraient été lapidés, si l'excellent Misson, avec un Anglais charitable, n'avait écrit pour eux son Théâtre sacré des Cévennes (1707).

Une difficulté plus grave qui m'est venue, c'est de comprendre comment l'inquisition d'Espagne, si cruellement persécutrice, n'amena pas chez ses Nouveaux chrétiens ce renversement de la vie nerveuse qu'éprouvent nos Nouveaux catholiques des Cévennes. Elle brûla par milliers des hommes. Mais ce n'est pas la mort apparemment qui désespère le plus l'espèce humaine. L'inquisition, avec la grossière milice de ses familiers, atteignit de moins près l'existence intérieure. Sa barbarie n'eut pas à son service l'ordre moderne, l'esprit exact de la bureaucratie, cette perfection de police à laquelle rien n'échappe.

Le clergé du Languedoc eut à ses ordres l'administration habile des élèves de Colbert, un administrateur de premier ordre, Basville, second fils de Lamoignon, un cadet qui avait sa fortune à faire, homme d'énergie peu commune, servit les prêtres mieux que s'il les eût aimés. On savait qu'en principe il n'approuvait pas la Révocation; d'autant plus cruellement, en pratique, il l'exécuta pour rester en faveur. Il avait carte blanche. On le laissa former, avec l'argent de la province, une armée régulière, huit régiments d'infanterie. On le laissa créer une milice immense, 52 régiments de catholiques. Toutes les confréries du Midi, ainsi armées au nom du roi, donnèrent aux curés double force, la violence populaire autorisée par la loi même.

Les primes de cette terreur étaient très-fortes. Un curé de village avait le traitement de nos sous-préfets (Peyrat). Tant de maisons, de biens, étaient abandonnés, que les zélés n'avaient qu'à prendre. Ajoutez le menu casuel de la persécution. Ce qui restait de protestants aisés obtenaient, pour argent, certaines tolérances de leurs surveillants ecclésiastiques.

Basville, s'il n'avait été serf du clergé, aurait compris que rien ne pouvait affermir un peuple si sérieux dans la foi protestante plus que les missions des capucins. Il était insensé de lui montrer le catholicisme par son aspect le plus choquant. Mais ce fut, ce semble, un supplice que l'on voulait lui infliger.

Cet ordre avait le privilége de mener les suppliciés à l'échafaud, de persécuter l'agonie, et sa robe sinistre rappelait le sang des martyrs. D'autant plus indignaient les lazzi des moines gascons, leur batelage, mêlé de sorties colériques. Ces farces devant le Pont du Gard! dans ces paysages bibliques, au bord de ces torrents, aussi âpres, plus purs, que le Jourdain et le Cédron! c'était un dur contraste. La terre même était indignée. On doit quelque respect à de tels lieux. L'immense théâtre des Cévennes, cette longue chaîne de volcans éteints, verse, de ses cratères, aujourd'hui verdoyants, je ne sais combien de fleuves, la bénédiction de la France, l'Hérault au sud, l'Ardèche et le Gardon à l'est vers le Rhône, à l'Occident le Lot, le Tarn, et les deux voyageurs, la Loire et l'Allier, qui vont faire deux cents lieues ensemble. Quoi de plus grand? Qu'on les parcoure, ces lieux, ou qu'on lise le sévère et splendide tableau de M. Peyrat, un sentiment de religion vous saisit l'âme. Monuments imposants des vieilles révolutions du globe, ils ne le sont que trop aussi des sauvages fureurs de l'homme. Que de malheurs les ont frappés!

Malheurs non mérités. Ces populations qu'on transforma si cruellement étaient des tribus pastorales, de mœurs très-pures, d'un caractère fort doux, dans leur sauvagerie. Les romanciers de la vie bucolique, les d'Urfé et les Florian, ont choisi pour théâtre de leurs bergeries amoureuses les versants de ces montagnes. L'Astrée, c'est le Forez, la Haute-Loire, et Némorin, c'est le Gardon. De tels lieux, un tel peuple, pouvaient inspirer mieux que ces fades fictions. La réalité y est fort sérieuse et la nature sévère, l'été brûlant, mais l'hiver dur. Sous les neiges, le cardeur de laine a de longues veillées pour écouter la Bible. L'idylle, s'il y en a, serait celle de l'Ancien Testament, dans la mélancolie de Ruth et la gravité de Tobie.

Imbus de la douceur de l'Évangile, ils résistèrent longtemps à toute tentation de vengeance. Bien plus, en pleine guerre, alors si fanatiques, et effarouchés de supplices, nous les voyons par deux fois, par trois fois, lorsqu'ils saisissent un traître qui va les livrer à la mort, le renvoyer vivant, afin qu'il s'améliore, et lui dire seulement: «Repens-toi!» (Théâtre sacré des Cévennes.)

La patience de ce peuple, fort dispersé d'ailleurs, et faible de sa dispersion, encouragea à faire sur lui de cruelles expériences. Le chef des missions, archiprêtre des Cévennes, le violent du Chayla, en usa, abusa, longtemps à son plaisir. Il avait vécu en Orient dans les pays d'esclaves, il avait amené à Versailles l'ambassade du roi de Siam, qui, plus qu'aucune chose, flatta Louis XIV. Né de noble famille, il était de haute taille, de grande mine et guerrière, insolent. Dans sa longue tyrannie sans contrôle chez ces pauvres sauvages, qu'il regardait comme un bétail, il ne se gêna guère. Il fut tout à la fois dictateur et inquisiteur, sultan de la montagne. Qui eût osé se plaindre? Intendant, juges et généraux, tout craignait son crédit. Des familles de bergers, isolées dans leurs maisonnettes, dispersées par étages dans les hautes prairies, n'avaient ni défense, ni voix. La sombre Mende (un puits sous la montagne) était la capitale de ce terrible prêtre, d'où l'été il portait son quartier général dans les terres supérieures. Il ne s'en fiait pas aux lointaines autorités. Il avait ses soldats pour enlever les gens. Ses caves étaient fournies de prisonniers et prisonnières qu'il dragonnait lui-même.

Cela dura seize ans. On peut juger de ce que furent (autorisés par cette tyrannie) les tyrans inférieurs. Chacun, dans la gorge profonde, gardé par ses torrents, faisait ce qu'il voulait. À la seconde année (88), comble fut la mesure, le désespoir extrême, l'étincelle jaillit de partout.

On a vu en 85 qu'au premier moment du grand deuil des voix furent entendues du ciel. Elles résonnent encore, mais intérieures. Les jeunes cœurs surtout entendent, au plus profond d'eux-mêmes, ce mot mystérieux: «Mon enfant!»

Il n'y a rien de surnaturel et rien d'artificiel. Voix de douleur, voix de tendre pitié, en présence de si grands malheurs! Mais nulle idée de résistance. Des soupirs, des larmes, et c'est tout.

Cela éclate tout à coup sur une ligne de cent lieues, dans le Bas-Languedoc, dans les monts du Vélay, et sur la Drôme en Dauphiné. Presque partout ce sont des filles, innocentes sibylles, qui consolent le peuple de ce chant de colombes. Elles pleurent et défaillent, tombent dans un sommeil extatique. Les yeux fermés, à travers les soupirs, les sanglots, elles tirent de leur sein oppressé deux voix diverses, un dialogue ardent. Tantôt la voix du ciel (Mon enfant, je te dis... Mon enfant retiens bien, etc.). Tantôt répond le peuple et l'immense douleur: «Grâce! grâce! miséricorde!» Beaucoup de passages bibliques, et le tout en français. Chose toute simple, la Bible n'étant pas traduite dans nos langues du Midi.

La plus célèbre de ces filles est la belle Ysabeau, si intéressante, que Fléchier même, qui essaye de tourner en risée ces choses douloureuses, ne peut s'empêcher d'en être touché. C'était une enfant dauphinoise. À dix ans, elle avait eu une vue terrible, qui ne la quitta plus. Le premier sang versé (près de Bordeaux), une grande scène d'incendie, de massacre. D'abord l'horreur de la cavalerie chargeant, sabrant, les femmes et les enfants. Un ministre intrépide arrêtant court trois régiments, et défendant son peuple dans le temple... Et puis soudain la flamme!... Tout brûlant, peuple et temple, la colonne de feu montant avec le chant des psaumes... Cette grande vision lui resta, et, gardant les troupeaux, elle la revoyait toujours. Son père, cardeur de laine, très-pauvre, ne pouvant la nourrir, l'avait mise petite servante et bergère, dans une famille, chez la femme de son parrain. Ces gens étaient très-fiers de l'admirable enfant, mais craignaient d'être compromis par sa naïveté héroïque. À peine elle eut quinze ans, que son cœur s'échappa; le don fatal lui vint, l'extase, l'éloquence du rêve. Elle versa ses larmes en prophéties.

On venait la voir de très-loin. Un avocat vint exprès de Grenoble, l'observa et en fut ravi. Il a laissé une relation authentique. C'était une toute petite fille, fort brune, de traits irréguliers, de forte tête et de front large, de beaux yeux, grands et doux. Quand l'extase la saisissait et que le sommeil la jetait sur un lit, elle gardait cette présence d'esprit de se couvrir d'un drap, craignant l'immodestie involontaire de ses mouvements. Dans les plus grands transports, elle ramenait sans cesse ce drap pour garantir son sein. Rien de violent, mais des plaintes et des pleurs. Elle chantait d'abord les Commandements de Dieu, puis un psaume d'une voix basse et languissante. Elle se recueillait un moment. Puis commençait la lamentation de l'Église, torturée, exilée, aux galères, aux cachots. Tous ces malheurs, elle en accusait uniquement nos péchés et appelait à la pénitence. Là, s'attendrissant de nouveau, elle parlait angéliquement de la bonté divine. Son inspiration bouillonnait, abondante et inépuisable, comme une eau longtemps contenue. Les mots coulaient d'un cours impétueux, jusqu'à s'embarrasser en finissant. Sa parole alors était comme un chant, une douce cantilène, peu variée, qui allait au cœur. Elle rougissait et se transfigurait d'une beauté merveilleuse. Tous criaient: «C'est l'ange de Dieu.»

Elle ne se cachait pas, faisant si peu de mal. On la prit et on l'amena à l'intendant du Dauphiné. Elle ne se troubla point et lui dit doucement: «Monsieur, je puis mourir. D'autres viendront qui parleront bien mieux.» Il la trouva très-innocente. Qu'avait-elle prêché? la pénitence, l'amendement des mœurs. L'on convenait que partout les inspirés obtenaient le succès d'une réforme morale. Qu'avait-elle demandé à Dieu, prédit, promis? la délivrance de l'Église? mais cette délivrance, on pouvait l'obtenir de la bonté du roi. Le seul danger était que la jeune sibylle ne devînt une légende. L'intendant jugea sagement que, pour cela, il fallait la montrer, la laisser voir à tout le monde. Elle fut mise à l'hôpital; chacun la visita et on vit une petite fille toute simple, dont l'humble apparence n'indiquait nullement de tels dons.

On ne peut trop le dire, à ce début, le point où s'accordaient Genève et les Cévennes, les ministres et les inspirés, les raisonneurs et les prophètes, c'étaient le respect du roi et la résignation. L'illustre Brousson de Nîmes, un homme de courage, de douceur admirables, qui plus tard fut martyr, avait rédigé dans ce sens la supplique générale de 1683, et constamment il en adressa d'autres, très-touchantes, dans l'espoir de changer le cœur de Louis XIV. Tout au plus admettait-il une intercession de l'Europe, liguée pour la défense. Envoyé à Berlin par nos réfugiés de Suisse, il n'agit près de l'électeur que pour un pacte défensif qui modérât le roi, le ramenât à un esprit de paix.

Jurieu, bien plus ardent, est cependant bien loin de toute idée agressive. S'il commence, en 88, à soutenir le droit de résistance, c'est qu'il y est conduit, provoqué par Bossuet.

Les effrontés apologistes de la Révocation, Maimbourg, Bruéys, Varillas, osaient écrire et imprimer qu'on n'avait point persécuté. Mais Bossuet ajoutait qu'on avait le droit de persécuter.

«L'Église ne le fait pas, dit-il, car elle est faible. Mais les princes ont reçu de Dieu l'épée pour seconder l'Église et lui soumettre les rebelles.» Les exemples ne lui manquent pas. Il prouve parfaitement que, dès les premiers siècles, le christianisme, arrivé à l'Empire, s'aida du glaive des empereurs, que les ariens, nestoriens, pélagiens, furent persécutés. C'est sur ce droit de forcer la conscience que s'engage la querelle, le duel des deux athlètes par-devant l'Europe, duel si grand, que la Révolution d'Angleterre semble n'en être qu'un incident. Jurieu commence en septembre 88 à publier par quinzaines, souvent par semaines, ses Lettres pastorales, redoutable journal où le monde trouvait à la fois et les principes et la légende, la théorie du droit de résistance et les actes des nouveaux martyrs. Bossuet n'échappe aux prises de Jurieu qu'en s'enfonçant dans sa barbare doctrine, en soutenant,—contre la nature, la pitié, la justice,—le faux droit de la tyrannie. Mais, pendant la dispute, le pied lui glisse dans le sang. Le succès de Guillaume, la révolution d'Angleterre et le grand changement de l'Europe, coupent la voix au prélat altier.

Avocat de la force, la force vous échappe. Dieu la transfère ailleurs. Rendez hommage au jugement de Dieu.

Ces lettres de Jurieu eurent un effet incalculable. Chaque semaine, arrivaient ensemble la voix du droit et la voix des souffrances, les arguments et les récits. On y lisait avidement les nouvelles de France, les fuites et les tortures, l'histoire des cachots, des galères, les saints confesseurs de la foi traînés au bagne, mourant sous le bâton. Une doctrine qui venait ainsi sanctifiée devait être invincible. Ajoutez l'émotion des grandes choses populaires, les psaumes qu'on entendit chantés au ciel, les touchantes assemblées du désert, les révélations des enfants, tout cela, transmis par Jurieu, allait au cœur des exilés, les exaltait au sacrifice.

Ils donnèrent leur sang, leur argent, à l'entreprise d'Angleterre. Le peu qu'ils avaient emporté, leur dernier sou, le pain de leur famille, ils le jetèrent dans cette loterie.

De l'argent qu'emporta Guillaume, nos réfugiés, si pauvres, donnent le tiers. Dans sa petite armée, ils donnent le général et presque tous les officiers, les chefs du génie, de l'artillerie, trois régiments invincibles. Mais tout ceci n'est rien. Ce qu'ils donnèrent surtout, c'est le souffle brûlant qui enleva la Hollande, lui fit risquer sa flotte, enfla les voiles de Guillaume. Le froid calculateur, en passant le détroit, sentait de son côté bien autre chose que l'appel de cinq ou six seigneurs anglais. Il avait l'âme d'un grand peuple immolé des Cévennes aux vallées vaudoises, et des Alpes au Palatinat.

CHAPITRE XXVII
RÉVOLUTION D'ANGLETERRE
1688

Ni la Hollande, ni l'Angleterre, n'étaient prêtes pour l'événement. C'est ce qui ressort invinciblement du très-beau récit de Macaulay. On y sent à merveille le changement qui s'était fait en Angleterre de 78 à 88. La violente horreur du papisme qu'elle montra en 78 était fort attiédie. C'était déjà un grand peuple éclairé, calme, occupé d'affaires, surtout de la grande affaire qui était de profiter de la décadence de la Hollande. Jacques, papiste obstiné, et, comme tel, exclu du trône, n'en avait pas moins été bien reçu par l'Église anglicane. Celle-ci enseignait l'obéissance à tout prince, «fût-il Néron même.» On était bien loin du temps de Milton. Sidney, si récent, était oublié. L'affaire de Monmouth et sa cruelle répression nuisit à Jacques bien moins qu'on n'aurait cru. L'odieux fut pour Jefferies, pour le roi la victoire.

Les nations ont des entr'actes dans leur longue vie. On avait tant jasé dans les cafés de Charles II, qu'on n'avait plus envie d'agir. Tous les partis étaient blasés. Ce peuple très-avancé et qui avait passé par tant d'événements et de discussions, qui avait un trésor d'expériences tel que nul en Europe n'en avait un semblable, était très-fatigué quant aux forces de la volonté. Il savait et voyait, mais voulait peu, agissait peu.

Loin de se défier du roi papiste, le parlement de 85 lui avait voté un gros revenu permanent, et lui avait arrangé à souhait les corporations électorales. À chaque pas qu'il fit contre les libertés publiques, il lui vint des adresses flatteuses. Son drapeau hypocrite, où se ralliaient tous les tièdes, les douteurs qui se croyaient des esprits forts, c'était le beau mot: Tolérance, suppression des lois restrictives, l'indulgence et la liberté.

Indulgence pour remplir l'armée, la flotte, de catholiques dévoués au pouvoir absolu.—Indulgence pour mettre aux tribunaux les hommes imbus du droit divin, pour qui le roi est la loi même.—Indulgence pour appeler les Irlandais sauvages ou les dragons de France.—Indulgence pour mettre les Jésuites au Conseil, et les moines partout.—Enfin, pour un centième du peuple, liberté d'opprimer le reste.

Les catholiques étant si peu nombreux, Jacques voulait d'abord les appuyer des anglicans. Quand nos calvinistes français arrivèrent, il dit qu'ils n'auraient pas un sou d'aumône, s'ils ne communiaient selon le rite anglican. Mais l'Église établie ne fut pas dupe de ces avances. Il dut se chercher des alliés ailleurs, s'adressa aux puritains, et parvint en effet à s'en concilier quelques-uns, tant les haines étaient amorties! Il s'enhardit alors, sur le conseil du Jésuite Pètre, ignorant et ambitieux, à faire le pas hardi. En Écosse d'abord, au nom de son pouvoir absolu, il suspendit les lois contre les catholiques et les dissidents modérés. De même en Angleterre (mars 87), en ajoutant ce mot qui aigrissait plutôt: «Sauf la décision des chambres, quand il nous plaira de les assembler.»

Pour soutenir cela, il remplissait l'armée de catholiques et même d'Irlandais. Il fit des catholiques évêques. Il osa même, pour terrifier l'Église anglicane, ressusciter la commission ecclésiastique d'Élisabeth, qui devait s'enquérir de la conduite des évêques et faire au besoin leur procès. Acte agressif qui leur donna le courage de la résistance. Ils refusèrent de lire aux églises la Déclaration d'indulgence, furent arrêtés, mais absous par le jury, avec applaudissement général. La nation était fort aigrie, quand une grossesse de la reine et son accouchement avant le jour prévu, donna la perspective d'un futur roi papiste. On croyait l'enfant supposé. Sept lords appelèrent Guillaume à délivrer l'Angleterre, à chasser son beau-père, à faire sacrer sa femme, fille de Jacques II (30 juin 1688).

Ces sept hommes étaient-ils la nation? Avaient-ils ses pouvoirs? Elle était mécontente, mais cela allait-il à faire une révolution? il n'y avait aucune apparence. Voilà ce qui d'abord frappa Guillaume. Du reste, il n'y avait guère espoir d'entraîner la prudente Hollande dans une affaire si hasardeuse. Si on osait la proposer, la constitution du pays était telle, qu'une seule ville pouvait arrêter tout. Cette ville n'eût été rien moins que la grande Amsterdam, qui ne voyait d'appui pour la république contre la royauté possible de Guillaume que l'alliance de la France.

Louis XIV pouvait seul, à force de folies, supprimer le parti français. Au premier moment furieux de la Révocation, on avait saisi, dragonné, même des étrangers, des Hollandais. Réclamation de la Hollande. Le roi répond durement qu'il renverra ceux qui ne sont pas naturalisés, mais gardera ceux qui ont pris qualité de Français. C'étaient des gens attirés par Colbert pour ses manufactures. Ils n'avaient guère prévu que toutes ces caresses aboutiraient à la dragonnade.

Autre grief. Pour décourager l'émigration, l'ambassadeur d'Avaux se fit une police à la Haye. Il avait des agents habiles pour tirer des réfugiés leurs secrets de famille, savoir d'eux les parents qui devaient leur venir de France. Un certain Tillières s'était fait l'hôte, l'ami, le confident de nos protestants. Ceux qui arrivaient dénués, il les plaçait, et, en attendant, leur donnait de l'argent. Il savait tout, mandait tout à Paris. L'émigrant, parti pour Bruxelles, s'en allait tout droit à Toulon. On surveilla Tillières, on surprit ses rapports avec d'Avaux. On cerna sa maison. Mais le brigand ne se laissa pas prendre, il se fit tuer et frauda l'échafaud.

Le roi fut non moins imprudent en offrant de l'argent au grand pensionnaire Fagel, qui le dit partout. Plus maladroitement encore, il irrita le commerce hollandais, prohiba le hareng et mit par là en grève soixante mille pêcheurs. Nos réfugiés profitèrent de l'irritation populaire. En longue file, habillés de deuil, ils allèrent prier les états généraux d'intercéder pour leurs familles, restées en France à la discrétion des dragons. Ce fut une grande scène, ils se mirent à genoux, pleurèrent abondamment. Cette supplication publique, continuée de rue en rue, de maison en maison, entraînait, emportait les cœurs. Ce fut bien pis, l'émotion devint une violente fureur quand le bruit se répandit que les réfugiés mêmes, établis en Hollande, le roi les demandait et voulait qu'on les lui livrât. L'honneur national en frémit, tout le monde demanda la guerre.

D'Avaux, qui voyait ce mouvement et les préparatifs que commençait Guillaume, écrit au roi qu'il doit faire marcher son armée sur Maëstricht, effrayer ainsi la Hollande, et clouer Guillaume au rivage. Le roi croit qu'une parole agira autant qu'une armée. Il fait dire par d'Avaux aux états généraux qu'il regardera tout mouvement contre Jacques comme une attaque personnelle. Il prend aussi sous sa protection le cardinal de Furstemberg, son électeur de Cologne. Défense à la Hollande d'agir ou sur terre ou sur mer, en Angleterre ou sur le Rhin.

L'orgueil de Jacques fut fort blessé d'être ainsi protégé. Il s'obstina à refuser les secours de Louis XIV. Il croyait, non sans apparence, qu'en acceptant ses troupes il se donnait un maître, que ses bons amis les Français, une fois débarqués en Angleterre, ne s'en iraient pas aisément. Le roi eût dû ne pas s'arrêter à cela, le protéger malgré lui, du moins par une flotte qui barrât le détroit et arrêtât Guillaume. Louvois, toujours jaloux de la marine, éloigna cette idée, reporta le roi vers l'armée, et l'amusa à l'idée de la conquête du Rhin. Le Dauphin, général en chef, et sous lui le duc du Maine, le fils du cœur, escamotant la gloire, voilà le projet qui charma le roi et madame de Maintenon. On se garda bien d'aller à Maëstricht, où le bâtard n'eût pu briller.

Le roi n'avait désormais en Europe d'autre allié que Jacques. Il avait contre lui et protestants et catholiques, spécialement le pape. Les évêques, les Jésuites même, peu satisfaits d'Innocent XI, animaient le roi contre lui. Défensive en 82, sa guerre au pape devenait offensive. Il était tout entier à cette vieille petite question de Rome. Elle ne pesait guère, pourtant, dans les affaires humaines. Le pape ne comptait plus. Louis XIV eût pu le laisser vieillir doucement et marcher sans en tenir compte. Mais l'encens de son Église française lui porta à la tête. La gloire d'avoir martyrisé un million d'hommes le rendit pour Innocent XI d'exigence implacable. Il l'attaqua sur l'orthodoxie même, faisant faire par l'avocat général Talon un réquisitoire contre lui, où on le signalait et comme ami du Jansénisme, et comme soutien de Molinos. Il n'était que trop vrai que ce grand docteur en dépravation avait été approuvé en 1674, sous Clément XI, par le maître du sacré palais (le censeur personnel des papes), que, de plus, il avait été toléré par Innocent XI pendant dix ans. L'homme et le livre circulaient publiquement, honorablement dans Rome, avec toutes les approbations des inquisitions romaines et espagnoles, et des ordres religieux. Le pis, c'est qu'Innocent, honnête, mais borné, connaissait Molinos, le recevait, le croyait un bon prêtre. Il fallut l'insistance du roi, de son ambassadeur, pour qu'en 85 le pape se décida enfin à le faire arrêter. Le procès fut étrange. On brûla des disciples, et on emprisonna le maître. Sa lâcheté, l'aveu qu'il fit de ses saletés personnelles, lui conservèrent la vie. Il en fut quitte pour faire amende honorable en robe jaune et pour être enfermé. On n'enferma pas sa doctrine, répandue partout désormais avec la honte de Rome, qui l'avait si longtemps acceptée, honorée.

Le pape le plus austère du siècle fut atteint de ce coup. D'autant plus fière était l'Église gallicane, d'autant plus durement le roi traitait Innocent XI. Celui-ci refusait Cologne à Furstemberg. On lui prit Avignon, on l'outragea dans Rome même. Le roi se fit maître chez lui. Une ambassade armée y entra solennellement pour maintenir le droit d'asile que les ambassadeurs avaient dans leur hôtel, et qu'Innocent, très-raisonnablement, eût voulu supprimer.

Voilà la belle guerre qui occupait Louis XIV. Il voulait faire, en Allemagne, un archevêque malgré le pape. Son armée, en quarante jours, a les succès les plus rapides. Les deux frères, le Dauphin et le petit duc du Maine, bien menés par Vauban, assiégent et prennent Philippsbourg, puis Heilbron, Heidelberg, et font trembler Augsbourg, qui est mise à contribution. À la gauche du Rhin, Boufflers prend Worms, Mayence et Trêves. Furstemberg n'est pas loin de saisir son électorat. Tous ces succès arrivent coup sur coup. Le jour de la Toussaint, la cour était à la chapelle. Vif émoi: «Philippsbourg est pris.» Le roi interrompt le sermon, dit la grande nouvelle; puis ému, le cœur paternel gonflé de la gloire de ses fils, il se jette à genoux, remercie Dieu. On pleure de joie.

On eût eu lieu de pleurer autrement. Guillaume était parti. Cela s'était fait sans mystère. Une expédition de quinze mille hommes ne se cache pas. Lui-même, dans son manifeste, disait aller en Angleterre. Louvois s'obstinait à croire que tout cela était une feinte, qu'il descendrait en Normandie. Il fit même démolir les travaux que Vauban venait de faire à Cherbourg, de peur qu'on ne s'en emparât.

Guillaume débarqua à Torbay (15 nov. 88), et fut bientôt en possession d'Exeter. Il vit l'Angleterre autre qu'on ne lui avait dit, trouva un froid accueil. Pendant dix jours qu'il fut à Exeter, personne ne vint à lui. Son manifeste, combiné pour plaire à l'Église anglicane, aux tories, aux vieux royalistes, avait ajouté de la glace à celle qui déjà était dans le pays. Il venait, disait-il, défendre le protestantisme, mais pas un mot pour le parti avancé du protestantisme, presbytérien ou puritain. Les anglicans, auxquels il s'adressait, quoique fort mécontents de Jacques, penchaient plutôt pour lui, lui revenaient, gagnés par ses concessions, et ils lui restèrent jusqu'au bout.

Heureusement, l'armée de Guillaume était ferme. Elle était précisément forte par cet élément calviniste qu'il répudiait en Angleterre, je veux dire par nos huguenots, les frères des puritains. Je m'étonne que M. Macaulay ait cru devoir laisser cela dans l'ombre. Je ne crois nullement que la grande Angleterre, avec toutes ses gloires, son aînesse dans la liberté, n'avoue pas noblement la part que nos Français eurent à sa délivrance.

Dans l'énumération homérique que l'historien fait des compagnons de Guillaume, il compte tout, Anglais, Allemands, Hollandais, Suédois, Suisses, avec le détail pittoresque des armes, des uniformes, tout, jusqu'à trois cents nègres à turbans et plumes blanches que de riches Anglais ou Hollandais ont derrière eux. Il ne voit pas les nôtres. Apparemment, la troupe de nos proscrits, par le costume, ne fait pas honneur à Guillaume. Plusieurs, sans doute, ont l'habit de la fuite, poudreux, usé, troué.

Tels quels, présentons-les ici. Les chefs du génie et de l'artillerie sont Cambon et Goulon. Les trois aides de camp de Guillaume sont aussi des Français. Trois régiments d'infanterie, en tout, deux mille deux cent cinquante hommes, sont Français, très-redoutable troupe, pleine de vieux soldats de Turenne, de gentilshommes et d'officiers, qui, dans cette guerre sainte, trouvaient bon d'être soldats. Ajoutez un escadron français de cavalerie.

Bien plus, presque toute l'armée était française par ses cadres. Guillaume y avait dispersé dans tous les corps, comme un ferment d'honneur et de bravoure, sept cent trente-six de nos officiers. (Voir les noms dans Weiss).

Ces gens-là, maintenant n'ayant rien sur la terre, nul foyer que la place qu'ombrageait le drapeau d'Orange, seraient morts trente fois plutôt que de ne le pas tenir ferme. Sous eux, les soldats achetés, les mercenaires ne purent que marcher droit. Une telle armée pouvait attendre dix jours, vingt jours ou davantage.

Macaulay ne cache pas l'extrême indécision de l'Angleterre. Il avoue que, quand Jacques eut fui honteusement, il avait cependant pour lui l'armée navale, et, dans la Convention nouvelle, la moitié des Lords, le tiers des Communes.

Ce tiers se serait augmenté, car l'Église anglicane était pour lui, le pressait de rester. Guillaume eut tout à craindre. Le sens de la famille est fort en Angleterre, et la vue de ce pauvre diable, détrôné par son gendre, sa fille aînée, trahi de la cadette, trahi du frère de sa maîtresse, Churchill, malmené dans sa fuite et houspillé par les marins, cela touchait beaucoup.

Quand il rentra à Londres, si misérable, on le reçut encore en roi et on sonna les cloches. S'il n'eût pris peur, n'eût fui encore, il eût pu donner ce spectacle d'une assemblée partagée par moitié, d'une nation incertaine, lasse de l'un, mais n'aimant pas l'autre, et les rejetant tous les deux.

Il est fort curieux de voir avec combien de difficultés, de façons, de grimaces, le Parlement avala la dure pilule que présentaient les whigs, avec combien de peine il fut traîné à l'acte glorieux qui fonda, pour l'avenir, pour l'exemple du monde, la liberté publique.

On ne sait pas vraiment si l'opération se fût faite, sans une maladresse insigne de Jacques, qui, de France, écrivit à l'Assemblée de ne pas désespérer de sa clémence, assurant qu'il pardonnerait aux traîtres, sauf quelques-uns qu'il ne nommait pas. «Il annonçait à ceux qui disposaient de son sort, que, s'ils le rétablissaient, il n'en pendrait que quelques-uns.»

Cela l'acheva, décida contre lui les Pairs qui le défendaient encore. Ils votèrent à l'unanimité: Plus de roi papiste;—à la majorité de deux voix: Point de régence (c'eût été un moyen indirect de continuer Jacques et le droit divin). Enfin, à la majorité de neuf voix, ils votèrent la grande hérésie, déjà votée par les Communes, reconnurent qu'il y avait un contrat primitif entre le prince et le peuple.

Ce contrat (idéal? historique? il n'importe guère pour la vérité éternelle) finit l'enchantement. Hallam le dit très-bien:

«Le meilleur de la constitution de 88, c'est qu'elle rompit la ligne de succession. Nul remède n'eût été trouvé (les préjugés étant si forts) contre l'éternelle conspiration du pouvoir.»

Ajoutons que ce fut le salut de l'Europe. Le grand traître depuis un siècle était la maison de Stuart qui partout avait fait la victoire catholique, les succès de l'Autriche d'abord, puis le triomphe de Louis XIV. Ce tronc fatal, il fut coupé, et avec lui le droit divin, le dogme de l'hérédité.

Si la monarchie se refit dans la quasi-hérédité que voulaient les Anglais, ce fut cependant sur la base posée par Sidney et Jurieu, l'élection primitive et le contrat social.

Le ciel ne croula point et le tonnerre n'intervint pas. Il est vrai que pour rassurer la dévotion politique des Anglais, inquiète de tant d'audace, on eut soin de faire cette chose nouvelle avec toute espèce de vieilles formes. On prit les salles antiques et l'antique cérémonial, toutes les comédies surannées et les mascarades gothiques. La jeune liberté naquit sous un masque de vieille.

CHAPITRE XXVIII
ESTHER—LE PALATINAT—LES CÉVENNES—APPEL AUX ÉTATS GÉNÉRAUX
1689-1690

Les Mémoires de Dangeau, qui nous donnent l'intérieur du roi jour par jour, font sentir qu'il vivait dans une autre planète, à une grande distance des choses humaines et ne les percevait que par un écho affaibli. Au jour décisif où Guillaume franchit le Rubicon (je veux dire le détroit), 1er novembre 1688, le roi, à Fontainebleau, touchait les écrouelles; Jacques, à Whitehall, faisait publiquement baptiser par le nonce l'enfant qui ne devait pas régner.

Jacques arriva le 7 janvier 1689, fut noblement accueilli et établi à Saint-Germain. Sa chute, terrible pour la France, avait pour le roi l'agrément d'augmenter de beaucoup la splendeur de sa cour et sa majesté personnelle. Si cette catastrophe, en réalité, lui fit perdre le trône du monde, pour l'effet, l'apparence, elle en fit le roi des rois. Les lords qui suivirent Jacques et la foule irlandaise qui vint bientôt, plus tard l'électeur mort-né Furstemberg, avec quelques Hongrois, firent autour de Louis XIV comme une représentation permanente de l'Europe. Cela n'était pas sans grandeur. Si quelques courtisans riaient un peu de Jacques, la plupart compatirent. La cour, sensible pour un roi (au moment qui avait brisé la famille pour un million d'hommes), pleurait ce père trahi par son gendre et sa fille.

On fut trop heureux que le roi tournât aussi vers ces douces émotions. On eût craint un orage. L'imprévoyance de Louvois, qui faisait de la France la risée de l'Europe, pouvait assombrir de nuages le soleil de Versailles. Tout cela fondit doucement dans le délicieux attendrissement d'Esther, que les demoiselles de Saint-Cyr jouèrent le 25 janvier. Racine s'y était hasardé à célébrer d'avance la chute de Louvois dans celle d'Aman, le triomphe d'Esther-Maintenon. La nièce de celle-ci jouait Esther. Élise était représentée par sa fille de cœur, le bijou passager de son âme changeante, madame de la Maisonfort, si charmante et si malheureuse, que se disputèrent Fénelon et Bossuet. Spectacle délicat, sensuel autant que dévot. Dans l'ardeur innocente de leurs vives amitiés de filles, se révélait naïvement le premier éveil des jeunes cœurs. Cent choses fines ou passionnées, passant par ces bouches si pures, qui ne comprenaient qu'à demi, gagnaient un prix, un charme inestimable, faisaient sourire, presque pleurer. Elles chantèrent, pour le roi étranger et ses lords, les plaintes de l'exil et le chant du retour: «Troupe fugitive, repassez les monts et les mers!...» Mais quand elles en vinrent à ce mot émouvant: «Je reverrai ces campagnes si chères! j'irai pleurer au tombeau de mes pères!» devant les deux rois même, on ne put se tenir qu'on ne mouillât ses yeux de larmes.

Les fictions attendrissantes ont cela de fâcheux qu'absorbant ce que nous avons de bonté disponible, elles nous en laissent fort peu pour la réalité. Le roi, sensible pour Esther, aussi bien que pour Jacques, d'autant plus aisément accorda à Louvois les ordres impitoyables qu'il demandait pour la désolation du Rhin et l'exécution des Cévennes. C'est par là qu'Aman se soutint, mieux qu'il ne faisait dans la pièce. Il se retrouva nécessaire pour la guerre et pour la vengeance de la Majesté outragée par la désobéissance des Hollandais et l'entreprise de Guillaume. Venger un Dieu! cela est difficile. Il y faudrait des peines infinies, éternelles, si j'en crois les théologiens. Dès février, tout nagea dans le sang. Les nouvelles premières de l'incendie et des massacres arrivèrent dans un carnaval que le roi, pour braver l'Europe, voulut fastueux, solennel, malgré l'extrême épuisement.

Une guerre, avec le trésor vide, une guerre gueuse, trois cent mille hommes, et pas un sou, ce fut une terrible aggravation aux malheurs qu'on pouvait attendre. La dragonnade en grand! On mangea partout l'habitant. On vécut de pillages, de contributions sur les villes. Pour un jour de retard, brûlées! Des officiers s'illustrèrent par la férocité. Montclar, Feuquières, Duras, effacent le souvenir des dévastations de Turenne. La ruine imparfaite du Palatinat en 75, qu'est-ce auprès de sa destruction radicale en 89? Pour abréger, on fit sauter des villes avec la poudre. On achevait ensuite, on brûlait avec soin. On rasait même les villages. On coupait, arrachait, arbres, vignes, cultures. C'était encore l'hiver sur ce rude Rhin, encore la neige. Quatre cent mille personnes fuyaient et couchaient en plein champ. Toutes les routes couvertes de charrettes, de familles éplorées qui se sauvaient sans savoir où.

On prétend que le roi crut que c'était assez, et ne voulut pas signer la ruine de Trèves; qu'indigné, il fut même au moment de frapper Louvois. Cette tradition ne va guère avec la sanguinaire fureur (autorisée certainement) que l'on montra dans les Cévennes.

Pendant l'hiver, sous la protection des neiges, les assemblées du désert s'étaient multipliées. L'accomplissement visible des prophéties avait exalté dans ce peuple l'épidémie somnambulique. Nul souci de la mort. Ils prêchaient devant leurs bourreaux. Un jeune homme voit pendre son père et sa mère, est fait soldat. À peine au régiment, il prêche, à la tête des troupes; on ne parvient à le faire taire qu'en le mettant en morceaux. Au Vélay, deux frères et trois sœurs, avertis par l'esprit, et certains de mourir, demandent la bénédiction paternelle, et vont à l'assemblée où ils sont massacrés. L'une d'elles était enceinte et avait à la main un petit enfant qui voulut aller, prier, mourir avec sa mère. À minuit, on rapporta les six cadavres au père, qui bénit Dieu.

Le 14 février, trois mille personnes, qui revenaient d'une assemblée, descendant la montagne en longues files, trouvent sur le passage un capitaine Tirbon, qui menace, injurie la foule. Elle s'irrite. Il fait tirer. On lui répond par des pierres, des cailloux; il est écrasé. Les soldats échappés se jettent dans une maison; la foule, qui pouvait les brûler, leur fait grâce et chante un cantique.

Le 17 février, Basville, et son beau-frère, le général Broglie, avec un belliqueux évêque, entraînant de gré ou de force les milices et les gentilshommes, fondent sur l'assemblée de Privas. Elle se tenait chez un prophète. Il sort avec Sara, sa fille, à la tête du peuple; ils repoussent les assaillants à coups de pierres et de pistolets. Il est tué avec douze hommes, la vaillante Sara blessée, gardée pour le supplice.

Le plus grand massacre fut aux hautes cîmes du Meilaret. À l'approche du colonel Folleville qui y montait, le peuple se donna le baiser de paix et essaya de se défendre. Il y eut trois cents morts, cinquante blessés seulement, preuve d'un acharnement féroce. On ramena à Basville des troupeaux de gens garrottés, de quoi pendre sur les montagnes.

Les assemblées sans armes étaient traitées de même. Les seigneurs catholiques faisaient parfois leur cour en massacrant ce pauvre peuple. Vers le dimanche des Rameaux, une grande assemblée eut lieu dans une vallée profonde, sous un château des environs de Castres. Ils lurent, chantèrent, pleurèrent. Vers minuit, une étoile filante les rassura, les exalta encore. Une belle fille en blanc, que nul ne connaissait, prêcha, les exhorta au repentir; elle désignait et appelait ceux qui avaient reçu de l'argent pour leur conversion; ils fondaient en larmes et l'assemblée priait pour eux. Cependant quelqu'un vient: «Vous êtes perdus! voici l'ennemi!»—«Nous ne pouvons mourir dans un meilleur état,» disent-ils; et ils continuent de chanter. On leur dit encore qu'un baron ameutait les communes, venait les égorger. Ils ne bougèrent. D'autre part, sur leur tête sonnait le beffroi du château; toute la maison sortait en armes et le curé en tête. On était presque au jour. Des deux parts arrivent deux bandes, qui tirent au plus épais de la foule. Douze morts du premier coup, d'innombrables blessés. Deux cordonniers, un menuisier, le suisse du château, un laquais qui était sous-diacre, s'amusent à achever les femmes à coups de couteaux, de barres de fer, même à coups de fourchettes, coupant les doigts pour tirer les bagues, arrachant et jupes et chemises. Trois curés, un vicaire, deux seigneurs, assistaient, regardaient. Les deux derniers étaient venus par force, et avaient tiré en l'air. Ceux du château rentrèrent avec ces nippes sanglantes, et furent maudits de leurs femmes mêmes. Les morts restaient aux bêtes. Un juge vit le lendemain ce champ hideux, qui soulevait le cœur. Il y avait, entre autres, une dame écrasée à coups de barres, la tête aplatie, le ventre crevé, d'où coulaient les entrailles. Il lui sembla que le ciel, que le soleil, avaient horreur. Il ne s'en alla pas qu'il n'eût fait faire un trou et n'eût caché cet affreux pêle-mêle au fond de la terre. (V. la lettre insérée dans Jurieu, t. III, 450, avec les noms des morts.)

Voilà la guerre civile. On commence à y prendre goût, à chercher les dépouilles. Peu à peu, on tue froidement. On veut le linge non sanglant. On déshabille avant tout les victimes. Agonie préalable, où le pauvre corps nu, frissonnant, prosterné, épuise toutes les affres dans une longue horripilation, sent et ressent vingt fois le coup mortel.

En vérité, devant ces faits horribles, ces supplices et ces carnages, les villes incendiées, des émigrations de peuples entiers, la polémique eût pu faire trêve. J'admire de quel froid courage Bossuet, dans ces années lugubres, pousse sa thèse de l'obéissance sans bornes à l'Église, à la royauté. Son livre des Variations a paru en 88; il y ajoute en 89 celui des Avertissements. Œuvres superbes d'outrageuse éloquence et de risée altière. Que n'y répondrait-on, si l'on pouvait parler du fond des galères, des cachots, des lointaines plages désertes? La réponse est du moins l'immense lamentation du Rhin, le râle des mourants des Cévennes.

Le grand Jurieu (grand par le caractère, la science et la force du cœur) avait trouvé déjà une seconde vue dans la douleur, la prophétie puissante dont Guillaume fut armé. Ici l'âcre caustique appliqué par Bossuet sur une plaie saignante servit encore Jurieu, le força d'avoir du génie contre cette vaine éloquence. Un vrai génie, inventif et fécond.

Regardons-les aux prises.

Bossuet est faible et il est fort. Il est faible quand il soutient l'immutabilité de l'Église. Il a beau affirmer que les premiers chrétiens furent d'aussi grands docteurs que saint Augustin même, que le progrès des temps n'ajoutait rien à une doctrine née complète. Il a beau entasser les témoignages des Pères qui, en changeant toujours, disaient ne pas changer. On lui prouve invinciblement que l'Église, modifiée de siècle en siècle, comme un arbre vivant, a poussé de nouveaux rameaux. Rien d'immuable que la mort. Tout ce qui vit vraiment procède par évolutions successives.

En revanche, Bossuet est très-fort quand il soutient que le christianisme défend la résistance, ordonne d'obéir aux puissances injustes, exige le silence et la résignation,—bref, damne la liberté. Dire une république chrétienne, c'est dire un triangle carré. Cela est évident. Et il ne s'agit pas des tendances seulement, mais du fond même du dogme. Le salut par un seul, c'est le dogme chrétien, et c'est aussi le dogme monarchique. MM. de Bonald et de Maistre, qui ont repris la thèse, n'ajoutent pas grand chose aux arguments solides, irréfutables, de Bossuet.

Cela avait arrêté Grotius. Il établit le droit de résistance pour l'homme, mais non pour le chrétien, lié par l'Évangile. Milton ne reprend pied qu'en laissant l'Évangile et s'appuyant sur l'Ancien Testament. Il en est de même de Sidney, dans son livre si fort, si net, mais très-biblique encore. Milton, Sidney sont des Anglais; la liberté de Milton ne s'appuierait que sur une Chambre des lords non héréditaire, et la liberté de Sidney sur la monarchie mixte et tempérée des trois pouvoirs.

Sidney, du reste, n'était pas imprimé. Locke n'avait pas écrit. Jurieu, en 1689, est seul contre Bossuet. Seul, nullement appuyé des siens. Bien plus, désavoué de Genève, de l'école d'obéissance. Bien plus, moqué de Bayle, des indifférents, des sceptiques. Le doux Saurin, le pacifique Basnage feront bien plus; ils agiront pour supprimer les résistances, et rendront à Louis XIV l'essentiel service d'énerver l'élan des Cévennes.

Jurieu, sans se troubler, dit à Bossuet que si l'exemple des premiers chrétiens implique la non-résistance sans exception, il prouve trop. Eux-mêmes ne purent être fidèles au principe de tout souffrir. S'ils l'eussent appliqué à la lettre, ils n'eussent pas résisté aux voleurs, qui sont aussi une puissance. Ils n'eussent point conservé de bien, et il n'y eût pas eu de propriété chez les nations chrétiennes. De là, il pousse Bossuet l'épée aux reins, ne le laisse plus respirer. Il lui prouve que tout devoir implique un droit, que l'inférieur a droit, que même notre droit sur l'animal n'est pas sans bornes, ni notre droit sur nos enfants, que même le pouvoir absolu (qui parfois sort des circonstances) n'est nullement sans bornes. La conquête ne fait pas droit. Le peuple ne peut qu'engager la souveraineté, mais elle lui retourne toujours. Il fait les rois, et, comme source du droit, il leur est supérieur. Mais il ne peut leur donner le droit de le détruire, puisqu'il n'a pas ce droit lui-même.

La stérilité de Bossuet est ici curieuse. Les vieilleries de la paternité royale et de l'État famille, les sophismes usés de Hobbes, voilà tout son soutien. Il a recours aux plus pauvres moyens. Il croit l'embarrasser en lui demandant où et quand le contrat s'est fait entre le prince et le peuple. Belle demande! C'est à peu près celle d'un élève en géométrie qui ne voudrait admettre les propriétés du triangle qu'autant qu'il aurait vu des corps triangulaires. Que de tels corps existent ou n'existent pas, cela ne fait rien à l'affaire. Le triangle n'en subsiste pas moins d'une vérité éternelle. En justice, c'est comme en justesse; les rapports légitimes ne tiennent nullement à tel fait matériel, moins encore à la durée, à l'antiquité de ce fait.

Si les Anglais ont dit très-justement: Notre glorieuse Constitution, ce n'est pas parce qu'ils retrouvèrent un parchemin troué dans le tombeau des rois normands, c'est parce que, pour la première fois, fut posée simplement, hors du nuage théologique, la pure lumière du droit invariable qui toujours avait existé.

Voilà les deux athlètes. Bossuet, transpercé par Jurieu, par le bon sens et l'idée pure du droit, veut lui jeter le lacet de l'histoire, l'embarrasser par le passé, le lier d'un câble sacré. Mais le câble rompt comme un fil. On ne lie pas le Droit; il est la liberté, il est le libre souverain des mortels et des immortels. Les religions ne sont religions qu'autant qu'elles entrent dans le droit.

C'est avec une audace, mais avec une autorité extraordinaire et décisive que Jurieu proclame ceci: Dieu même a fait pacte avec l'homme; il n'use point du pouvoir sans bornes. Il veut régner selon le droit. Nous devons dire que si, par impossible, Dieu pouvait cesser d'être juste, ruiner sans cause des sociétés innocentes, il n'aurait plus autorité sur elles. Si Dieu damnait un juste, il ne serait plus Dieu. Quelle chose monstrueuse est-ce donc d'attribuer à des hommes une puissance que le roi des rois ne s'attribue pas à lui-même? (Lettres, III, 377.)

Telle est la base commune de toutes les libertés, religieuse, sociale, économique et politique, de celles du foyer et de la conscience. La liberté politique est logiquement la première, parce qu'elle enveloppe et protége les autres. L'État libre garde seul le foyer, la foi, la pensée. À tort, la pensée solitaire, dans son orgueil stoïque, croirait se sauver seule: on ne peut se sauver qu'ensemble. À tort la foi et la famille, s'enveloppant de leur innocence, croiraient subsister seules. Regardez la Révocation; voyez nos protestants, humbles royalistes et martyrs, que devinrent-ils au martyre de leurs femmes et de leurs enfants? La plupart succombèrent et ne purent conserver la foi.

Donc, rien de plus légitime, de plus juste devant Dieu que l'évolution protestante de 1688, où la religion s'engendra sa gardienne, sa Minerve armée qui la couvre de la lance et du bouclier, la sainte Liberté politique en sa déclaration des droits.

L'écho des deux rivages est admirable ici. Aux pleurs de la Révocation a répondu la Révolution d'Angleterre. À cette Révolution répond du continent le livre de Jurieu: Les Soupirs de la France esclave, qui paraît coup sur coup, par feuilles détachées, d'août 1689 à juillet 1690.

Livre tout politique. C'est l'évolution de Jurieu; le théologien devient publiciste. Il parle au nom des catholiques, pour eux, pour tous, pour sa pauvre patrie. Il y montre, de classe en classe, la terrible asphyxie où est tombée la France, et combien les classes même oppressives y sont opprimées. Il y invoque les États généraux.

Livre chaleureux et sincère, très-noble par sa modération, par l'omission volontaire de certaines choses. Pas un mot sur les mœurs du roi. Devant les vices monarchiques, son austérité baisse les yeux. À tort, pourtant, à tort. Ces vices firent le destin du monde.

Que de choses aussi il ignore. Que de soupirs étouffés, contenus, eussent pu ajouter à ce livre! S'il eût vécu en France, il aurait vu mille détails douloureux dans l'écrasement des catholiques. Un surtout est frappant et trop peu remarqué, la manière outrageuse dont on traitait Paris, ses vieilles gaietés innocentes assommées à coups de bâton. Pour un mot de plaisanterie sur l'aqueduc de Maintenon, les bourgeois enlevés, et forcés de gâcher pour les maçons, de porter la hotte et de faire le mortier.

Partout où brille encore une faible étincelle vitale, à l'instant étouffée! Le Jansénisme, pour avoir persécuté les protestants, n'en est pas moins persécuté. Les velléités de libre pensée qui surgissent de l'Oratoire, sont rudement réprimées. Son grand penseur Malebranche est âprement censuré par Bossuet. Son grand critique, Richard Simon, savant dans la langue hébraïque, a le tort de deviner par quels accroissements a végété l'arbre mystérieux de la Bible, d'en donner la physiologie. Bossuet l'accable de sa fière ignorance. Menacé, mordu, poursuivi, il désespère et meurt, brûle ses manuscrits dont on eût abusé.

À ce moment où la langue française s'étend et pénètre partout, elle est persécutée en France. L'Académie française la met sous clef et prétend la tenir étouffée, étranglée, dans son petit lexique du langage poli. Son directeur, Charpentier, immortel par le ridicule et la boursouflure des inscriptions, avec le concours de Bossuet, arrête l'entreprise séditieuse de donner à la nation sa langue complète dans un dictionnaire encyclopédique. Le très-savant, très-spirituel Furetière, qui a fait ce travail immense, meurt à la peine (1688). Son livre, qui paraît après sa mort et en Hollande, est à l'instant volé par les Jésuites, qui lui prennent tout, jusqu'à ses fautes, et ne suppriment que son nom. Siècle d'or pour les gens de lettres. Décimés par Boileau, asservis par Colbert et (pour coup mortel) protégés, ils finissent en deux académies. L'âge vert et fort du grand Corneille enfanta celui-ci, qui n'enfantera rien. Vers la fin du siècle, il tarit, attaqué du mal qui achève les vieillards, étisie et consomption.

Qu'il faudrait ajouter encore au livre des Soupirs, si l'on parlait encore des autres classes, des parlementaires, par exemple. Existent-ils encore? Reconnaîtrai-je nos magistrats austères, ou même au moins nos frondeurs intrépides, dans ces imitateurs ridicules des nobles, ces danseurs, ces joueurs, qui le matin arrivent au Palais sans avoir le temps de changer l'habit de bal, cachant Arlequin sous l'hermine? La justice est évanouie!

Où aura-t-il écho, ce livre des Soupirs, dans la servitude envieillie?

Cependant, l'excès des misères donnait certainement une prise. Les expédients extraordinaires dont vécut Pontchartrain, l'un des successeurs de Colbert, les municipalités vendues, les maires héréditaires, la banqueroute des monnaies par refonte (lisez filoutage), l'essor rendu aux gens d'affaires, à l'armée des vautours, voilà qui pouvait bien ouvrir les oreilles du peuple aux appels de la liberté.

À ce début de guerre immense, et dans ce dénûment, le roi jette des millions à Marly, en donne deux de dot à sa bâtarde. Il envoie sa vaisselle d'argent à la Monnaie, et il achète des diamants. Il en fait des loteries aux dames de la cour. L'intérieur même, madame de Maintenon, les honnêtes et faibles Beauvilliers et Chevreuse, leur ami, le nouveau précepteur Fénelon, sont effrayés de sa folie.

La corde allait casser, ce semble, si, de gré ou de force, on ne revenait au bon sens.

Le candide Vauban, bon cœur, vrai patriote, qui (hors son positif terrible dans l'art de tuer) était fort romanesque, osa espérer tellement de la magnanimité du roi qu'il rétractât tout ce qu'il avait fait depuis cinq ans, fît rentrer les protestants, leur rebâtît leurs temples, consacrât la liberté religieuse. Vain projet, où la petite cour dévote des honnêtes gens dont j'ai parlé se garda bien de l'appuyer. Même la fameuse lettre que Fénelon écrivit plus tard sur la misère du peuple, ne dit pas un mot pour les protestants.

Tout ce qu'on fit, ce fut de dire qu'on pourrait rendre les biens des fugitifs aux héritiers. Mais les financiers qui les tiennent sont trop dévots pour les rendre, sinon aux gens bien convertis, et se constituent juges de leur sincérité. La maltôte devient inquisition. C'est à ses bureaux qu'on produit des billets de confession, la preuve «qu'on fait son devoir de la religion catholique.»

Nul espoir de secours sans une révolution complète. Les revers les plus grands, dix batailles perdues n'eussent rien fait sur ce froid orgueil, sur un si long, si profond endurcissement. Il eût fallu l'abandon général, le délaissement où se trouva Jacques en Angleterre, un refus des armées de marcher (pieds nus et sans pain) dans une folle guerre où la France combattait pour sa propre destruction, se rencontrait elle-même, se massacrait dans les avant-gardes ennemies. Nos réfugiés étaient toujours en tête; perte ou victoire, n'importe, c'était toujours aux dépens de la France.

Si l'émigration protestante ne s'était dispersée, elle avait un modèle. La petite tribu des Vaudois osa rentrer chez elle à main armée (août 89), se rétablit dans ses rochers, s'y maintint invincible, malgré les efforts de deux monarchies. L'histoire de ce fait incroyable est: La glorieuse rentrée, par M. Arnaud, colonel et pasteur des Vallées. Ils étaient mille. Leur mort semblait certaine. Mais les nôtres rougirent de les voir partir seuls. Ils firent en leur faveur une audacieuse diversion. Deux officiers (roturiers, à coup sûr, ils s'appelaient Bourgeois et Couteau) se chargèrent, avec une poignée de volontaires, de contenir Catinat et une armée de vingt mille hommes. Ils y périrent, mais les Vaudois passèrent.

Pourquoi les nôtres n'en firent-ils pas autant chez nous? Pourquoi ne rentrèrent-ils pas au nom de la France sous le drapeau des États généraux? La chose n'était pas impossible. Ils y pensaient en Suisse, ils y pensaient dans les Cévennes. On se rappelle ce Vivens, un cardeur de laine d'Anduze, petit boiteux très-jeune, mais une âme de fer et de feu. Cruellement trompé par Basville qui avait cru le perdre avec son peuple, il se jugea délié du serment, revint fièrement en France. Replacé dans son droit d'homme et sa royauté de nature, il déclara, lui Vivens, la guerre à Louis XIV. Contre Saül il se sentit David, proclama sa justice, ses justes représailles, et dit qu'il pendrait les bourreaux. Vivens, avec un vrai génie, pensait que dix mille hommes aux Cévennes seraient invincibles, et il appelait à lui la masse des réfugiés. Elle versait son sang partout, pour tous, excepté pour la France. Elle aidait à la délivrance de l'Angleterre, des Alpes; pourquoi pas à la sienne? à celle de sa propre patrie?

Les envoyés de Vivens furent saisis. Ce vaillant juge d'Israël périt dans une obscure rencontre. Son plan était fort raisonnable. Cependant nos fiers gentilshommes se seraient-ils rendus à l'appel du cardeur de laine? Ils songeaient à rentrer, mais par le Dauphiné.

Ils envoyèrent le plan de leur expédition à Londres, pour être mis sous les yeux de Schomberg.

La vraie difficulté du moment était celle-ci. Nos réfugiés semblaient devoir, avant tout, affermir Guillaume qui, solide une fois, leur donnerait l'appui de l'Angleterre. D'autre part, si leur rentrée en France ne s'exécutait en 89, tout au plus en 90, il était à craindre qu'elle ne se fît jamais, qu'établis peu à peu en divers États de l'Europe, divisés pour toujours, ils ne pussent plus agir d'ensemble.

Tous voulaient revenir. M. Weiss établit parfaitement que, bien loin de haïr la France, ils s'obstinaient à y rentrer, et ils le voulurent pendant vingt-sept ans! Comment y réussir?

La plupart s'arrêtèrent à l'idée de mériter ce retour par l'affermissement de Guillaume, qui ensuite le leur obtiendrait. C'est la France qu'ils cherchaient en s'en allant combattre dans les marais d'Irlande. Pour elle, à la bataille décisive de la Boyne, à travers la rivière, et contre une armée supérieure, ils firent cette première charge qui refoula l'ennemi. Mais Schomberg et son fils furent tués. Véritable malheur. C'était le seul homme de haute autorité militaire et morale qui aurait pu les réunir, les ramener d'ensemble, organiser dans le midi la légitime guerre des résistances nationales.

La défaite définitive de Jacques, sa fuite misérable à la Boyne, la capacité, le courage que Guillaume y avait montrés, le rendaient inébranlable sur le trône. La ligue d'Augsbourg armait lentement, mais en revanche l'Angleterre confiante votait à son roi des subsides énormes de guerre (par an cent millions, cent vingt-cinq millions, sommes inouïes alors). Le contraste était grand avec l'indigence de Louis XIV. Guillaume se trouvait le roi le plus riche de l'Europe. Ces ressources immenses ne furent pas employées avec génie.

On vit, en cette affaire, que le génie est surtout dans le cœur.

Ce politique, de cœur haineux, ingrat, étendait à la France la haine qu'il avait pour Louis XIV. C'est la destruction de la France qu'il eût voulue, et non pas son salut. Toute sa vie, il avait sourdement combattu la liberté en Hollande: il n'avait garde de la vouloir chez nous. Appelé en Angleterre par quelques lords, préférant en secret les tories, ses ennemis, aux whigs qui l'avaient fait, libéral en religion par son indifférence, il eût été despote en politique, s'il avait pu. Au fond, il sympathisait fort peu avec nos calvinistes, dont Rohan avait dit: «Ils sont républicains.» Il sut se servir d'eux, mais il trouvait en eux une déplaisante ressemblance avec les puritains anglais.

Ceux-ci, dans leurs plus fameux chefs, comme le chaudronnier Banyan, touchent nos prophètes des Cévennes. Guillaume ne craignit rien tant que ces enthousiastes. Il fut constamment poursuivi d'un mauvais rêve, de l'idée d'un parti républicain, qui, dit Macaulay, n'existait plus en Angleterre. Cette crainte, la vive antipathie de la majorité pour le puritanisme, contribua plus qu'aucune chose à rendre très-timide la constitution de 88, à resserrer la belle Déclaration des droits, à affermir les pesantes aristocraties locales.

Un Anglais, M. Wall, nullement exagéré, un froid et ferme esprit, dans une très-belle lettre à Milton, dit que les révolutions anglaises n'atteignent pas les masses. Elles ne les affranchissent pas, dit-il, du vasselage normand des vieilles lois. Votre Habeas corpus garde mon corps d'être en prison. Mais s'il est prisonnier de la misère et de la faim, serf de la volonté du riche? Le cinquième de la nation était à la mendicité en 1685. Sa grande liberté fut l'exil. Jean sans terre se jette à la mer, devient le pauvre Robinson qui leur a fait l'empire du monde.

Une telle société, foncièrement aristocratique, n'avait pas grande sympathie pour la démocratie calviniste.

À l'arrivée des nôtres, les Anglais furent très-généreux; ils souscrivirent pour des sommes étonnantes. Quatre-vingt mille Français à Londres, bien accueillis, trouvèrent à travailler. Mais quand nos officiers, quand nos régiments protestants eurent amené Guillaume, versé leur sang à la Boyne et partout, la sympathie n'augmenta pas.

Cet élément ardent de vie et trempé au feu du martyre, il eût fallu, dans l'intérêt commun des deux pays, le concentrer, l'unir en un foyer, le fortifier des fugitifs de Suisse, d'Allemagne, de Hollande, les porter d'ensemble aux Cévennes, où la vraie France les eût joints pour convoquer en Languedoc les États généraux.

Il eût fallu aussi que les ministres laissassent là leur funeste moutonnerie chrétienne, la recommandation de se laisser égorger, ne secondassent plus les bourreaux; qu'au contraire, ils rappelassent tous nos protestants dispersés à la délivrance de la patrie.

Eût-on réussi! Je ne sais. Mais l'initiative de la chose eût été de gloire immortelle pour l'Angleterre. Cette grande sœur, émancipée, aurait dû entreprendre quelque chose pour la France. On aida ceux de Quiberon à nous rapporter l'esclavage. Que n'aida-t-on, cent ans plus tôt, ceux de la Boyne et des Cévennes dans l'appel à la liberté?

Hélas! la France des Cévennes, héroïque, mais si ignorante, sauvage, insensée de misères, les sages en eurent horreur et détournèrent les yeux. Elle n'eût pas été cela, si elle eût été appuyée de l'élément sain, calme et fort, des réfugiés, qui eût aidé ce fanatisme aveugle à se transformer et devenir patriotisme. Elle fut effroyable. Mais votre abandon la fit telle.

En attendant, voilà que, pendant dix ans (jusqu'à Ryswick), dans une guerre maladroite où les alliés se font battre par le vieux éreinté, on disperse, on prodigue sur tous les champs de bataille nos réfugiés. Toujours à l'avant-garde, toujours cruellement décimés dans la fureur des premiers coups. C'est sur eux que s'essaye la nouvelle arme, la baïonnette meurtrière.

On les use en détail. On emploie leur persévérance à résister de poste en poste contre les grandes armées de Louis XIV. Jamais ils ne reculent. À la Marsaille, massacrés; à Neerwinde, taillés en pièces. Les blessés bien soignés; le roi les réserve aux galères.

Ceux qui survivent imaginent, à Ryswick, que l'on va stipuler pour eux, que Guillaume, exigeant du roi humilié qu'il le reconnaisse, obtiendra bien encore le retour du pauvre petit reste de tant de gens tués pour lui.

Ils sont sacrifiés, mais ne renoncent pas. Ils gardent jusqu'à la paix d'Utrecht (dix-sept années de plus) leur espoir invincible, leur indomptable amour pour cette France cruelle, adorée.

Personne, au fait, n'avait envie de renvoyer ces colonies utiles. Ils avaient fait un jardin des sables de la Prusse et de Holstein, porté la culture en Islande, donné à la rude Suisse les légumes et la vigne, l'horlogerie, enseigné à l'Europe les assolements, le mystère de fécondité. Aux bords de la Baltique, on les croyait sorciers, leur voyant pratiquer l'art innocent de doubler, panacher les fleurs. Par Lyonnet et Bonnet, ils continuaient Swammerdam, ouvraient le sein de la nature. Par Jurieu, Saurin, ils préparaient Rousseau. Leur Papin porte à l'Angleterre le secret qui, plus tard, donnera à quinze millions d'hommes le bras de cinq cents millions (donc la richesse et Waterloo).

On ne les lâcha pas, et l'on se garda bien de leur rouvrir les voies vers la patrie.

De l'Angleterre un peuple était sorti en une fois, la grande tribu des puritains qui a fait l'empire d'Amérique.

De la France sortit une France dispersée, une rosée vivante sur l'Europe énervée. Toute la terre parla notre langue. L'universel triomphe de cette langue de lumière, commencé par l'admiration, s'acheva par la plainte de la liberté exilée. Aux arbres de la Révocation, que les nôtres plantèrent et qu'ils visitaient chaque année, tous les enfants entendaient le français. Tous comprirent et pleurèrent. Ils ne l'ont jamais oublié.

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