Histoire de France 1661-1690 (Volume 15/19)
NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS
NOTE I.—LA COUR, MADAME. 1661-1670.
Madame Henriette, pensant vivre peu, voulut que son amie, madame la Fayette, écrivît son histoire sous ses yeux, et (chose singulière qui témoigne d'une grande supériorité d'esprit) qu'elle écrivît au vrai et au complet, sans passer rien, ni supprimer ses fautes. Elle croyait avec raison que cette franchise lui ferait obtenir des circonstances atténuantes au jugement de la postérité. Cette dame, la plus fine plume du temps, a tout conté réellement, mais avec une extrême délicatesse. Tout y est, rien pour l'œil grossier. Quand on lit et relit, on voit reparaître à la longue maints caractères, invisibles d'abord, et qui reviennent peu à peu comme ce qu'on écrit avec l'encre de sympathie. Il faut aider ses yeux d'un bon verre un peu grossissant. Ce verre, je le prends dans Cosnac, ou chez la grande Mademoiselle, dans Molière et ses biographes, etc. Voici les résultats, plus nettement que dans mon récit:
1o Madame n'avait point de confesseur (Montpensier, année 1670). Pour que le peuple ne médit pas de son indifférence, elle avait soin d'avoir un capucin «bon à mettre dans son carrosse» et dont la belle barbe lui faisait honneur devant les bonnes gens. Du reste, ce n'était pas un esprit fort. Elle était aussi peu amoureuse que dévote. Elle n'aimait que ses frères, et c'est pour eux qu'elle s'immola, rechercha la faveur du roi. Le roi, à chaque enfant qu'elle eut, témoignait une vive joie (Motteville), et Monsieur de l'indifférence ou de la tristesse (Cosnac).—2o La Vallière, fort simple d'esprit, née pour l'amour et la dévotion, fut jetée sur la route de Madame par les jeunes amis du roi (Roquelaure, Saint-Aignan, Vardes, la Feuillade, etc.) lorsque la première grossesse de Madame la mettant au comble de la faveur fit croire que l'influence passerait à la cour de Madame et Monsieur, c'est-à-dire aux Grammont, Guiche, Marillac, etc. Madame, alors si jeune, était déjà consultée par les deux rois sur les plus hautes affaires. (Exemple: le roi ira-t-il arrêter Fouquet à Nantes? Le roi d'Angleterre vendra-t-il Dunkerque? etc.) La reine mère et les dévots, après avoir essayé de détacher le roi de la Vallière, comprirent qu'il ne la quitterait que pour retourner à Madame, ne luttèrent plus avec les jeunes courtisans et subirent la Vallière, peu dangereuse et incapable de prendre influence. Nous devons à madame de Motteville cette précieuse lumière qui éclaire toute l'époque. Quelle que soit sa faiblesse pour sa maîtresse Anne d'Autriche, elle devient hardie à la fin. Le roi, quoique mécontent des coquetteries de Madame, se rapproche d'elle en 63, et elle devient enceinte le 16 octobre. À ce moment, la ligue agissait vivement. Les marquis rendaient aux dévots le service d'attaquer la pièce de l'École des femmes; les marquis la disaient de mauvais ton, et les dévots impie. Le roi voulut que Molière répondît et qu'il éreintât les marquis.
En réalité, la cause de Madame et de Molière semblait être la même. Molière-Arnolphe ne pouvait-il pas être le père d'Agnès, comme le roi amoureux de sa sœur (belle-sœur, c'est la même chose au point de vue canonique)? Le mariage de Molière restera toujours une question obscure. Ce qui est sûr, c'est qu'il se lia avec la mère de sa femme et l'admit dans sa troupe en 1648, l'année où sa femme naquit. De quel père? c'est ce que probablement ni Molière, ni la comédienne ne surent jamais au juste. Dans le pêle-mêle de la vie des coulisses, on pouvait s'y tromper. C'étaient les mœurs du temps, et même chez les plus grands seigneurs que les rapports du sang n'arrêtaient guère (j'en citerais de nombreux exemples). La Fontaine en plaisante dans ses contes. M. Beffara n'a pu trouver l'acte de naissance de madame Molière. L'acte de mariage qu'il a trouvé peut avoir été arrangé de complaisance, comme le pense M. Fortia d'Urban (brochure de 1824). Insoluble problème. Quoi qu'il en soit, Molière n'en est pas moins Molière, et Tartufe restera Tartufe.
Les dates nous servent bien ici. Nous leur devons ce coup de lumière électrique qui éclaire, de part en part, le D. Juan quinze jours avant l'arrestation de Vardes, et la révolution de cour qui chassa les marquis. Autre lumière chronologique: Madame, sauf son premier enfant, devient toujours enceinte en automne (octobre ou novembre) dans les grandes fêtes de cour. Au contraire, la Vallière, en mars ou avril, aux environs de Pâques, dans les combats que se livraient l'amour et la dévotion. Ce qui fut le plus fatal à Madame, ce fut le coup d'octobre 1664. Elle était alors au mieux avec le roi, et se remettait lentement à Vincennes d'une couche (du 24 juillet). Mais le triomphe de la Vallière présentée par le roi à la reine mère (5 octobre) semblait la menacer. Le roi, revenu près d'elle à Vincennes le 6, devait la quitter le 10, pour aller à Versailles (Motteville). Ses ennemis travaillaient contre elle. Elle reçut les adieux du roi le 9, et elle resta enceinte de ce jour. Meurtrière imprudence. De là, une santé ruinée, une beauté éclipsée. Quoiqu'elle ait eu encore une grossesse, ce ne fut plus qu'une femme politique.
Sa fin est triste. Sa confiance était dans un prêtre violent, intrigant, dangereux, Cosnac, l'évêque de Valence, qui, s'il eût pu, aurait noyé l'Angleterre dans le sang. Elle flottait misérablement et donna à son frère un très-mauvais conseil. Nul principe. On lui avait inculqué «que tout devoir était une bassesse.» Corrompue d'enfance, fatalement, presque innocemment, elle eut en elle toutes les misères morales de deux grandes monarchies. Et avec cela, trois hommes plaident pour elle dans l'avenir et voudraient désarmer l'histoire: Molière, qui fut très-ému d'elle à son moment sublime, qui, sans elle, n'eût risqué Tartufe;—Racine, qui l'a mise partout, dans Andromaque, Monime et Bérénice, dont la douce lueur semble un rayon de Madame;—enfin Bossuet, qui reçut son anneau et l'inspiration la plus vraie qu'il ait eue. Ils la suivent, ils la défendent et lui restent fidèles, comme les amants de son esprit.
NOTE II—POLITIQUE
La lumineuse histoire de mon savant ami M. Henri Martin, l'un des grands travaux de ce siècle, les belles publications de M. Mignet, si justement admirées de l'Europe, l'excellent livre de M. Chéruel sur l'Administration et plusieurs autres ouvrages estimables ont éclairci sous plusieurs rapports la politique de ce règne, les grandes vues de Colbert, la dextérité de Lyonne, etc. Je crois, pourtant, que ces écrivains auraient modifié, complété leurs tableaux, s'ils avaient tenu compte de tant d'actes qui font juger Louis XIV plus sévèrement. Pour l'administration il ne faut pas voir seulement ce que Colbert voulut, mais ce qui se fit réellement, ne pas donner seulement les mesures générales, mais les innombrables mesures exceptionnelles qui les rendaient vaines, et surtout avouer que la plupart des grands établissements de Colbert ne durèrent pas, croulèrent avant sa mort. La Correspondance administrative (éditée par M. Depping) dément à chaque instant les ordonnances. Nulle part, selon moi, Colbert n'est mieux jugé que dans le livre de M. Clément. Quant à la diplomatie, on a été certainement trop indulgent pour une politique (si différente de celle d'Henri IV et de Richelieu), qui étourdiment défie et provoque toute l'Europe à la fois. Nulle acquisition partielle de territoire n'équivaut à cette haine universelle du monde, qui réellement fit périr la France, autant que peuvent périr les nations. Cette haine n'est pas apaisée. On la retrouve brûlante, et, il faut le dire, souvent juste, dans le savant ouvrage d'Altmeyer (Louis XIV et le Démembrement de la Belgique, Bruxelles, 1850). On ne peut que respecter, même dans ses excès, cette indignation d'honnête homme.—La politique générale de ce temps reçoit une vive lumière de l'Histoire secrète du cabinet autrichien, par M. Alfred Michiels (1859). Je l'avais citée inexactement dans ma Fronde, ne la connaissant encore que par des articles de journaux et quelques faits (de 1624) qu'il doit à Hormayr. Il part de la guerre de Trente ans et va jusqu'à nos jours. C'est un travail immense et de premier mérite. Nulle part le système de la politique jésuitique n'a été plus savamment exposé et mieux interprété. Il a été déjà traduit en allemand, en hollandais, et le sera en toute langue.
Les satires les plus violentes contre Louis XIV en disent moins sur la prodigieuse infatuation où il parvint que le livre grotesque de Pélisson, intitulé: Mémoires de Louis XIV. Le roi certainement en endura la lecture. Une partie même du manuscrit semble écrite de sa main. Mais on sait que sa main, c'était le bonhomme Rose, son faussaire patenté, dont l'écriture ne peut se distinguer de celle du roi. L'abbé le Gendre, très-instruit des choses du temps et confident d'Harlay de Champvallon, affirme que Louis XIV «savait à peine lire et écrire» (Mag. de librairie, 1859, V, 102). La ferme foi qu'il avait cependant que les rois sont éclairés d'en haut le fit trancher intrépidement dans les grandes choses,—de l'intérieur contre Colbert,—et de la guerre contre Condé. Il ne regretta ni Colbert ni Turenne, croyant sérieusement les remplacer de sa personne. Il n'en était pas à savoir les choses élémentaires. De là cette étonnante sécurité.—Dans un livre populaire, très-piquant et très-véridique, qui, grâce à Dieu, ira partout et restera, M. Pelletan a marqué parfaitement cette action personnelle du roi qui fut immense. Mais, dans un cadre resserré, il n'a pu donner les coulisses, les luttes et les traités des deux influences qui se disputaient cet homme superbe; je parle des prêtres et des maîtresses.—On a dit à tort que les femmes influèrent peu sur les affaires. Les maîtresses du roi et des ministres eurent plus d'une fois une influence désastreuse. C'est pour madame de Rochefort que Louvois donna à son mari l'avant-garde qui fit manquer la campagne de Hollande en 1672. C'est pour madame de Montespan que le roi nomma maréchal et vice-roi de Sicile son frère Vivonne, le Gros Crevé, qui perdit tout. C'est sur l'avis de madame de Maintenon que le roi, en 1686, ajourna la guerre du Rhin, qui, si elle eût été engagée, eût certainement empêché Guillaume de passer en Angleterre, eût sauvé Jacques II, etc., etc.—La critique n'a pas commencé sur ce règne. Mille erreurs se répètent. La plus grave, c'est de lui prêter des tendances populaires qu'il n'eut jamais. Le roi n'aima jamais que la noblesse, quoi qu'en dise Saint-Simon. L'enquête de Colbert sur les nobles n'est qu'une affaire fiscale; on vendit deux fois la noblesse. La faveur de Molière, le second mariage, n'ont rien du tout de démocratique. On se trompe fort aussi en étendant au delà de 1666 les belles années de ce règne. Voir Bonnemère, Histoire des paysans.—Dès 1672, l'armée n'est plus nourrie. Sous Colbert, en 1672, 1675, les routes sont couvertes de bandits, c'est-à-dire de soldats du roi mourant de faim. Les voyageurs ne partent qu'en préparant de l'argent pour ces voleurs. Archives de France. Extraits des cartons du Vatican, Lettres de particuliers, L, 387.
NOTE III.—JANSÉNISME.—COUVENTS.—HISTOIRE DE LA RELIGIEUSE DE LOUVIERS.
On nous a tellement ennuyés, tannés de jansénisme dans les derniers temps, que j'ai pris le parti de n'en pas dire un mot. Cette question fort secondaire d'une petite secte catholique, à force d'être exagérée, étendue, épaissie, est devenue comme un mur pour empêcher de voir la grande affaire du temps, l'énorme révolution qui tua la France. Qu'on me laisse donc tranquille sur le jansénisme, et qu'on le cherche dans le très-charmant livre de Sainte-Beuve, exquis et pénétrant, à mon sens, le travail le plus délicat de l'époque. Au commencement de son troisième volume, il juge son sujet avec une rare indépendance d'esprit. Il pense que Jansénius, Saint-Cyran et Pascal, les trois grands hommes du parti, ne l'auraient pas laissé étouffer, et auraient soutenu la Grâce (le christianisme même) contre le Saint-siége. Pascal dit: «Après que Rome a parlé et condamné la vérité, il faut crier d'autant plus haut. Le Port-Royal craint, et c'est une mauvaise politique.» Ceux qui suivirent, Arnauld en tête, dit très-bien Sainte-Beuve, «furent inconséquents et associèrent, moyennant l'appareil logique, toutes sortes de contradictions.» De là leur impuissance et leur stérilité réelle. La paix fourrée de 1668 que leur fit faire madame de Longueville n'aboutit qu'à faire de ce fier parti, du vieux lion rugissant Arnauld, une meute de dupes lancée (au profit des Jésuites) contre les protestants persécutés. Sainte-Beuve marque encore ici, avec une remarquable impartialité, la supériorité de Claude, Jurieu, etc., sur Nicole, dans cette polémique.—Avec tout cela, ce beau livre, minutieusement vrai, laisse pourtant une impression fausse, comme tout ce qu'on a écrit de nos jours sur le jansénisme. Il nous occupe tant d'une exception, qu'on prend le change sur les mœurs générales. Il n'y avait pas un couvent en France comme Port-Royal. Concentrer toute l'attention sur cette maison singulière et unique, c'est sanctifier et spiritualiser le siècle casuiste, le siècle quiétiste, l'âge matériel de Molinos, de Marie Alacoque, etc. Les trente mille directeurs quiétistes que dénonça déjà le P. Joseph nous donnent de bien autres idées. Le gouffre fut fermé soigneusement par Richelieu, et plus soigneusement par Louis XIV. Cependant la triste lumière éclate partout.
Celui qui voudra faire l'histoire sérieuse des mœurs de ce siècle peut avec confiance suivre le fil que je donne ici:
1o La femme est sacrifiée au mari par la casuistique, qui, d'après une sotte physique, croit qu'elle n'est que réceptive dans la génération, la dispense de tout plaisir, tout en l'asservissant au plaisir égoïste. Elle cherche le sien ailleurs. De là, en ce siècle, l'universalité de l'adultère, laquelle à son tour fait l'inquiétude du père, qui craint d'avoir des enfants ou s'en débarrasse.
2o La fille est sacrifiée. On crée pour elle d'abord des ordres assez doux et demi-libres, où son activité est occupée (Visitandines, Ursulines). Mais les scandales sont trop nombreux. La clôture devient plus sévère. Comment cette fille garderait-elle l'activité qui la distrait un peu? Par la langue et l'intrigue. Il y avait souvent douze parloirs dans un couvent (Furetière), où chacune, sans être entendue, pouvait parler à son amant ou à telle intrigante plus dangereuse. Louis XIV nettement appelle les Carmélites entremetteuses (Sévigné). La grille, dira-t-on, les gardait. Et cependant combien la fille devait être troublée quand elle recevait, par exemple, sa mère, riche, brillante, mondaine, triplement entourée du mari, de l'amant et du directeur! Quelle pénible comparaison! et quelle souffrance! Le célibat était alors plus difficile qu'au Moyen âge, les jeûnes, les saignées monastiques ayant diminué. Beaucoup mouraient de cette vie cruellement inactive et de pléthore nerveuse. Elles ne cachaient guère leur martyre, le disaient à leurs sœurs, à leur confesseur, à la Vierge. Chose touchante, bien plus que ridicule, et digne de pitié. On lit dans un registre d'une inquisition d'Italie cet aveu d'une religieuse; elle disait innocemment à la Madone: «De grâce, sainte Vierge, donne-moi quelqu'un avec qui je puisse pécher (dans Lasteyrie, Confession, p. 205). Embarras réel pour le directeur. S'il était âgé, il ne manquait guère, en les voyant si malheureuses, de leur laisser la petite consolation des amitiés de cloîtres qui font peu de scandale, mais souvent corrompent encore plus. Lui-même, quel que fût son âge, était en vrai péril. On sait l'histoire d'un certain couvent russe; un homme qui y entra n'en sortit pas vivant. Chez les nôtres, le directeur entrait et devait entrer tous les jours. Elles n'avaient pas besoin d'être séduites. Elles se trompaient assez elles-mêmes, croyant communément qu'un saint ne peut que sanctifier, et qu'un être pur purifie. Le peuple les appelait en riant les sanctifiées (Lestoile). Cette croyance était fort sérieuse dans les cloîtres (V. le capucin Esprit de Boisroger, ch. XI, p 156). Certaines visions triomphaient des scrupules. Souvent un ange ou un démon prenait la figure du directeur. Des trois directeurs successifs du couvent de Louviers, en trente ans, le premier, David, est illuminé et molinosiste (avant Molinos); le second, Picart, agit par le diable et comme sorcier; le troisième, Boulé, sous la figure d'ange. Rien de plus important que ce procès de Louviers. Il nous donne l'histoire naïve de la direction. Le couvent de Louviers fut connu par une circonstance fortuite. Mais on l'eût trouvé certainement semblable à bien d'autres, si l'on eût fait l'enquête que demandait le P. Joseph pour les trente mille et que Richelieu refusa. Voici le livre capital: Histoire de Magdeleine Bavent, religieuse de Louviers, avec son interrogatoire, etc., 1652, in-4o, Rouen (Bibl. impériale, Z anc. 1016).—La date de ce livre explique la parfaite liberté avec laquelle il fut écrit. Pendant la Fronde, un prêtre courageux, un oratorien, ayant trouvé aux prisons de Rouen cette religieuse, osa écrire sous sa dictée l'histoire de sa vie.
Madeleine, née à Rouen en 1607, fut orpheline à neuf ans. À douze, on la mit en apprentissage chez une lingère. Le confesseur de la maison, un Franciscain, y était le maître absolu; cette lingère faisant des vêtements de religieuses, dépendait de l'Église. Le moine faisait croire aux apprenties (cuivrées sans doute par la belladone et autres breuvages de sorciers) qu'il les menait au sabbat, et les mariait au diable Dagon. Il en possédait trois, et Madeleine, à quatorze ans, fut la quatrième. Elle était fort dévote, surtout à saint François. Un monastère de Saint François venait d'être fondé à Louviers par une dame de Rouen, veuve du procureur Hennequin, pendu pour escroquerie. La dame voulait que cette œuvre aidât au salut de son mari. Elle consulta là-dessus un saint homme, le vieux prêtre David, qui dirigea la nouvelle fondation. Aux portes de la ville, dans les bois qui l'entourent, ce couvent pauvre et sombre, né d'une si tragique origine, semblait un lieu d'austérité. David était connu par un livre bizarre et violent contre les abus qui salissaient les cloîtres, le Fouet des paillards (V. Floquet, Parl. de Norm., t. V, 636). Toutefois, cet homme si sévère avait des idées fort étranges de la pureté. Il était adamite, prêchait la nudité qu'Adam eut dans son innocence. Dociles à ces leçons, les religieuses du cloître de Louviers, pour dompter et humilier les novices, les rompre à l'obéissance, exigeaient (en été sans doute) que ces jeunes Èves revinssent à l'état de la mère commune. On les exerçait ainsi dans certains jardins réservés et à la chapelle même. Madeleine qui, à seize ans, avait obtenu d'être reçue comme novice, était trop fière (trop pure alors peut-être) pour subir cette vie étrange. Elle déplut et fut grondée pour avoir, à la communion, essayé de cacher son sein avec la nappe de l'autel. Elle ne dévoilait pas plus volontiers son âme, ne se confessait pas à la supérieure (p. 42), chose ordinaire dans les couvents, et que les abbesses aimaient fort. Elle se confiait plutôt au vieux David, qui la sépara des autres. Lui-même se confiait à elle dans ses maladies. Il ne lui cacha point sa doctrine intérieure, celle du couvent, l'illuminisme: Le corps ne peut souiller l'âme. Il faut, par le péché qui rend humble et guérit de l'orgueil, tuer le péché, etc. Les religieuses, imbues de ces doctrines, les pratiquant sans bruit entre elles, effrayèrent Madeleine de leur dépravation (p. 41 et passim). Elle s'en éloigna, resta à part, dehors, obtint de devenir tourière.
Elle avait dix-huit ans lorsque David mourut. Son grand âge ne lui avait guère permis d'aller loin avec Madeleine. Mais le curé Picart, son successeur, la poursuivit avec furie. À la confession, il ne lui parlait que d'amour. Il la fit sacristine, pour la voir seule à la chapelle. Il ne lui plaisait pas. Mais les religieuses lui défendaient tout autre confesseur, craignant qu'elle ne divulguât leurs petits mystères. Cela la livrait à Picart. Il l'attaqua malade, comme elle était presque mourante; et il l'attaqua par la peur, lui faisant croire que David lui avait transmis des formules diaboliques. Il l'attaqua enfin et réussit par la pitié, en faisant le malade lui-même, la priant de venir chez lui. Dès lors il en fut maître, et il paraît qu'il lui troubla l'esprit des breuvages du sabbat. Elle en eut les illusions, crut y être enlevée avec lui, être autel et victime. Ce qui n'était que trop vrai. Mais Picart ne s'en tint pas aux plaisirs stériles du sabbat. Il brave le scandale, et la rendit enceinte. Les religieuses, dont il savait les mœurs, le redoutaient. Elles dépendaient aussi de lui par l'intérêt. Son crédit, son activité, les aumônes et les dons qu'il attirait de toutes parts, avaient enrichi leur couvent. Il leur bâtissait une grande église. On a vu par l'affaire de Loudun quelles étaient l'ambition, les rivalités de ces maisons, la jalousie avec laquelle elles voulaient se surpasser l'une l'autre.
Picart, par la confiance des personnes riches, se trouvait élevé au rôle de bienfaiteur et second fondateur du couvent. «Mon cœur, disait-il à Madeleine, c'est moi qui bâtis cette superbe église. Après ma mort, tu verras des merveilles... N'y consens-tu pas?»
Ce seigneur ne se gênait guère. Il paya pour elle une dot, et de sœur laie qu'elle était, il la fit religieuse, pour que, n'étant plus tourière, et vivant à l'intérieur, elle pût commodément accoucher ou avorter. Avec certaines drogues, certaines connaissances, les couvents étaient dispensés d'appeler les médecins. Madeleine (Interrog., p. 13) dit qu'elle accoucha plusieurs fois. Elle ne dit point ce que devinrent les nouveau-nés.
Picart, déjà âgé, craignait la légèreté de Madeleine, qu'elle ne convolât un matin à quelque autre confesseur à qui elle dirait ses remords. Il prit un moyen exécrable pour se l'attacher sans retour. Il exigea d'elle un testament où elle promettait de mourir quand il mourrait, et d'être où il serait. Grande terreur pour ce pauvre esprit. Devait-il, avec lui, l'entraîner dans sa fosse? Devait-il la mettre en enfer? Elle se crut à jamais perdue. Devenue sa propriété, son âme damnée, il en usait et abusait pour toutes choses. Il la prostituait dans un sabbat à quatre, avec son vicaire Boullé et une autre femme. Il se servait d'elle pour gagner les autres religieuses par un charme magique; une hostie, trempée de son sang, enterrée au jardin, devait leur troubler les sens et l'esprit.
C'était justement l'année où Urbain Grandier fut brûlé. On ne parlait par toute la France que des diables de Loudun. Le pénitencier d'Évreux, qui avait été un des acteurs de cette scène, en rapportait en Normandie les terribles récits. Madeleine se sentit possédée, battue des diables; un chat aux yeux de feu la poursuivait d'amour. Peu à peu, d'autres religieuses, par un mouvement contagieux, éprouvèrent des agitations bizarres, surnaturelles. Madeleine avait demandé secours à un capucin, puis à l'évêque d'Évreux. La supérieure, qui ne put l'ignorer, ne le regrettait pas, voyant la gloire et la richesse qu'une semblable affaire avait données au couvent de Loudun. Mais, pendant six années, l'évêque fit la sourde oreille. Richelieu essayait alors une réforme des cloîtres.
Il voulait finir ces scandales. Ce ne fut guère qu'au moment de sa mort et de la mort de Louis XIII, dans la débâcle qui suivit, sous la reine et sous Mazarin, que les prêtres se remirent aux œuvres surnaturelles, reprirent la guerre avec le diable. Picart était mort, et l'on craignait moins une affaire où cet homme dangereux eût pu en accuser bien d'autres. Pour répondre aux visions de Madeleine, on chercha, on trouva une visionnaire. On fit entrer au couvent une certaine sœur Anne de la Nativité, sanguine et hystérique, au besoin furieuse et demi-folle, jusqu'à croire ses propres mensonges. Le duel fut organisé comme entre dogues. Elles se lardaient de calomnies. Anne voyait le diable tout nu à côté de Madeleine. Madeleine jurait qu'elle avait vu Anne au sabbat, avec la supérieure, la mère vicaire et la mère des novices. Rien de nouveau du reste. C'était un réchauffé des deux grands procès d'Aix et de Loudun. Elles avaient et suivaient les relations imprimées. Nul esprit, nulle invention.
L'accusatrice Anne et son diable Léviathan avaient l'appui du pénitencier d'Évreux, un des acteurs principaux de Loudun. Sur son avis, l'évêque d'Évreux ordonne de déterrer Picart, pour que son corps, éloigné du couvent, en éloigne les diables. Madeleine, condamnée sans être entendue, doit être dégradée, visitée, pour trouver sur elle la marque diabolique. On lui arrache le voile et la robe; la voilà nue, misérable jouet d'une indigne curiosité, qui eût voulu fouiller jusqu'à son sang pour pouvoir la brûler. Les religieuses ne se remirent à personne de cette cruelle visite qui était déjà un supplice. Ces vierges, converties en matrones, vérifièrent si elle était grosse, la rasèrent partout, et de leurs aiguilles piquées, plantées dans la chair palpitante, recherchèrent s'il y avait une place insensible, comme doit être le signe du diable. Partout elles trouvèrent la douleur; si elles n'eurent le bonheur de la prouver sorcière, du moins elles jouirent des larmes et des cris.
Mais la sœur Anne ne se tint pas contente; sur la déclaration de son diable, l'évêque condamna Madeleine, que la visite justifiait, à un éternel in pace. Son départ, disait-on, calmerait le couvent. Il n'en fut pas ainsi. Le diable sévit encore plus; une vingtaine de religieuses criaient, prophétisaient, se débattaient. Ce spectacle attirait la foule curieuse de Rouen, et de Paris même. Un jeune chirurgien de Paris, Yvelin, qui déjà avait vu la farce de Loudun, vint voir celle de Louviers. Il avait amené avec lui un magistrat fort clairvoyant, conseiller des aides à Rouen. Ils y mirent une attention persévérante, s'établirent à Louviers, étudièrent pendant dix-sept jours. Du premier jour, ils virent le compérage. Une conversation qu'ils avaient eue avec le pénitencier d'Évreux, en entrant à la ville, leur fut redite (comme chose révélée) par le diable de la sœur Anne. Chaque fois, ils vinrent avec la foule au jardin du couvent. La mise en scène était fort saisissante. Les ombres de la nuit, les torches, les lumières vacillantes et fumeuses, produisaient des effets qu'on n'avait pas eus à Loudun. La méthode était simple, du reste; une des possédées disait: «On trouvera un charme à tel point du jardin.» On creusait, et on le trouvait. Par malheur, l'ami d'Yvelin, le magistrat sceptique, ne bougeait des côtés de l'actrice principale, la sœur Anne. Au bord même d'un trou que l'on venait d'ouvrir, il serre sa main, et la rouvrant, y trouve le charme (un petit fil noir) qu'elle allait jeter dans le trou.
Les exorcistes, pénitencier, prêtres et capucins qui étaient là furent couverts de confusion. L'intrépide Yvelin, de son autorité, commença une enquête et vit le fond du fond. Sur cinquante-deux religieuses, il y en avait six possédées qui eussent mérité correction. Dix-sept autres, les charmées, étaient des victimes, un troupeau de filles agitées du mal des cloîtres. Il le formule avec précision; elle sont réglées, mais hystériques, gonflées d'orages à la matrice, lunatiques surtout, et dévoyées d'esprit. La contagion nerveuse les a perdues. La première chose à faire est de les séparer. Il examine ensuite avec une verve voltairienne les signes auxquels les prêtres reconnaissaient le caractère surnaturel des possédées. Elles prédisent, d'accord, mais ce qui n'arrive pas. Elle traduisent, d'accord, mais ne comprennent pas (exemple: ex parte Virginis, veut dire le départ de la Vierge). Elles savent le grec devant le peuple de Louviers, mais ne le parlent plus devant les docteurs de Paris. Elles font des sauts, des tours, les plus faciles, montent à un gros tronc d'arbre où monterait un enfant de trois ans. Bref, ce qu'elles font de terrible est vraiment contre nature, c'est de dire des choses sales qu'un homme ne dirait jamais.
Ce que Madeleine dit des mœurs immondes et de la vie contre nature des supérieures et de leurs confidentes, est moins invraisemblable quand on voit leur entente dans ces ruses et leur friponnerie constatée. Le chirurgien rendait grand service à l'humanité en leur ôtant le masque. On voulait pousser loin la chose. Outre les charmes, on trouvait des papiers qu'on attribuait à David ou à Picart, sur lesquels telle ou telle personne était nommée sorcière, désignée à la mort. Chacun tremblait d'être nommé. De proche en proche gagnait la terreur ecclésiastique.
C'était déjà le temps pourri de Mazarin, le début de la faible reine. Plus d'ordre, plus de gouvernement. «Il n'y avait plus qu'un mot dans la langue: la reine est si bonne.» Cette bonté donnait au clergé une chance pour dominer. L'autorité laïque étant enterrée avec Richelieu, évêques, prêtres et moines allaient régner. L'audace impie du magistrat et d'Yvelin compromettait ce doux espoir. Des voix gémissantes vinrent à la bonne reine, non celles des victimes, mais celles des fripons pris en flagrant délit. On s'en alla pleurer aux pieds d'Anne d'Autriche pour la religion outragée. Yvelin n'attendait pas ce coup; il se croyait solide en cour, ayant depuis dix ans un titre de chirurgien de la reine. Avant qu'il revint de Louviers à Paris, on obtint de la faiblesse d'Anne d'Autriche, d'autres experts, ceux qu'on voulait, un vieux sot en enfance, un Diafoirus de Rouen et son neveu, deux clients du clergé. Ils ne manquèrent pas de trouver que l'affaire de Louviers était surnaturelle, au-dessus de tout art humain. Tout autre qu'Yvelin se fût découragé. Ceux de Rouen, qui étaient médecins, traitaient de haut en bas ce chirurgien, ce barbier, ce frater. La cour ne le soutenait pas. Il s'obstina. Dans une brochure qui restera, il accepte ce grand duel de la science contre le clergé, déclare (comme Wyer au XVIe siècle) «que le vrai juge en ces choses n'est pas le prêtre, mais l'homme de science.» À grand'peine, il trouva quelqu'un qui osât imprimer, mais personne qui voulût vendre. Alors ce jeune homme héroïque se fit en plein soleil, distributeur du petit livre. Il se posta au lieu le plus passager de Paris, au Pont-Neuf, aux pieds d'Henri IV, donna son factum aux passants. On trouvait à la fin le procès-verbal de la honteuse fraude, le magistrat prenant dans la main des diables femelles la pièce sans réplique qui constatait leur infamie.
Revenons à la misérable Madeleine, que le pénitencier d'Évreux, son ennemi, qui l'avait fait piquer (en marquant la place aux aiguilles! p. 67), emportait, comme sa proie, au fond de l'in pace épiscopal de cette ville. Sous une galerie souterraine plongeait une cave, sous la cave une basse-fosse, où la créature humaine fut mise dans les ténèbres humides. Ces terribles compagnes, comptant qu'elle allait crever là, n'avaient pas même eu la charité de lui donner un peu de linge pour panser son ulcère (p. 45). Elle en souffrait et de douleur et de malpropreté, couchée sur son ordure. La nuit perpétuelle était troublée d'un va-et-vient inquiétant de rats voraces, redoutés aux prisons, sujets à manger des nez et des oreilles. Mais l'horreur de tout cela n'égalait pas encore celle que lui donnait son tyran, le pénitencier. Il venait chaque jour, dans la cave au-dessus, parler au trou de l'in pace, menacer, commander, et la confesser malgré elle, lui faire dire ceci et cela contre d'autres personnes. Elle ne mangeait plus. Il craignit qu'elle expirât, la tira un moment de l'in pace, la mit dans la cave supérieure. Puis, furieux du factum d'Yvelin, il la remit dans son égout d'en bas.—La lumière entrevue, un peu d'espoir saisi et perdu tout à coup, cela combla son désespoir. L'ulcère s'était fermé et elle avait plus de force. Elle fut prise au cœur d'un furieux désir de la mort. Elle avalait des araignées, vomissait seulement, n'en mourait pas. Elle pila du verre, l'avala. En vain. Ayant trouvé un méchant fer coupant, elle travailla à se couper la gorge, ne put. Puis, prit un endroit mou, le ventre, et s'enfonça le fer dans les entrailles. Quatre heures durant, elle poussa, tourna, saigna. Rien ne lui réussit. Cette plaie même se ferma bientôt. Pour comble, la vie si odieuse lui revenait plus forte. La mort du cœur n'y faisait rien. Elle redevint une femme, hélas! et désirable encore, une tentation pour ses geôliers, valets brutaux de l'évêché, qui, malgré l'horreur de ce lieu, l'infection et l'état de la malheureuse, venaient se jouer d'elle, se croyaient tout permis sur la sorcière. Un ange la secourut, dit-elle. Elle se défendit et des hommes et des rats. Mais elle ne se défendit pas d'elle-même. La prison déprave l'esprit. Elle rêvait le diable, l'appelait à la visiter, implorait le retour des joies honteuses, atroces, dont il la navrait à Louviers. Il ne daignait plus revenir. La puissance des songes était finie en elle, les sens dépravés, mais éteints. D'autant plus revint-elle au désir du suicide. Un geôlier lui avait donné une drogue pour détruire les rats du cachot. Elle allait l'avaler, un ange l'arrêta (un ange ou un démon?), qui la réservait pour le crime.
Tombée dès lors à l'état le plus vil, à un indicible néant de lâcheté, de servilité, elle signa des listes interminables de crimes qu'elle n'avait pas faits. Valait-elle la peine qu'on la brûlât? Plusieurs y renonçaient. L'implacable pénitencier seul y pensait encore. Il offrit de l'argent à un sorcier d'Évreux qu'on tenait en prison s'il voulait témoigner pour faire mourir Madeleine (p. 68). Mais on pouvait désormais se servir d'elle pour un bien autre usage, en faire un faux témoin, un instrument de calomnie. Toutes les fois qu'on voulait perdre un homme, on la traînait à Louviers, à Évreux. Ombre maudite d'une morte qui ne vivait plus que pour faire des morts. On l'emmena ainsi pour tuer de sa langue un pauvre homme, nommé Duval. Le pénitencier lui dicta, elle répéta docilement; il lui dit à quel signe elle reconnaîtrait Duval, qu'elle n'avait jamais vu. Elle le reconnut et dit l'avoir vu au sabbat. Par elle, il fut brûlé! Elle avoue cet horrible crime, et frémit de penser qu'elle en répondra devant Dieu. Elle tomba dans un tel mépris, qu'on ne daigna plus la garder. Les portes restaient grandes ouvertes; parfois elle en avait les clefs. Où aurait-elle été, devenue un objet d'horreur? Le monde, dès lors, la repoussait, la vomissait; son seul monde était son cachot.
Sous l'anarchie de Mazarin et de sa bonne dame, les Parlements restaient la seule autorité. Celui de Rouen, jusque-là le plus favorable au clergé, s'indigna cependant de l'arrogance avec laquelle il procédait, régnait, brûlait. Une simple décision d'évêque avait fait déterrer Picart, jeter à la voirie. Maintenant on passait au vicaire Boullé et on lui faisait son procès. Le Parlement écouta la plainte des parents de Picart et condamna l'évêque d'Évreux à le replacer à ses frais au tombeau de Louviers. Il fit venir Boullé, se chargea du procès, et, à cette occasion, tira enfin d'Évreux la misérable Madeleine et la prit aussi à Rouen. Il était fort à craindre qu'on fît comparaître et le chirurgien Yvelin et le magistrat qui avait pris en flagrant délit la fraude des religieuses. On courut à Paris. Le fripon Mazarin protégea les fripons; toute l'affaire fut appelée au Conseil du Roi, tribunal indulgent qui n'avait point d'yeux, point d'oreilles, et dont la charge était d'enterrer, d'étouffer, de faire la nuit en toute chose de justice. En même temps, des prêtres doucereux, aux cachots de Rouen, consolèrent Madeleine, la confessèrent, lui enjoignirent pour pénitence de demander pardon à ses persécutrices, les religieuses de Louviers. Dès lors, quoi qu'il advînt, on ne put plus faire témoigner contre elles Madeleine ainsi liée. Triomphe du clergé. Le capucin Esprit Boisroger, un des fourbes exercistes, a chanté ce triomphe dans sa Piété affligée, burlesque monument de sottise où il accuse, sans s'en apercevoir, les gens qu'il croit défendre. Dans mon volume de la Fronde, à propos de Loudun, j'ai cité le beau texte du capucin Esprit, où il donne pour leçons des anges les maximes honteuses qui eussent effrayé Molinos.
La Fronde fut, je l'ai dit, une révolution d'honnêteté. Les sots n'ont vu que la forme, le ridicule; le fond, très-grave, fut une réaction morale. En août 1647, au premier souffle libre, le Parlement passa outre, trancha le nœud. Il ordonna: 1o qu'on détruisit la Sodome de Louviers, que les filles dispersées fussent remises à leurs parents; 2o que désormais les évêques de la province envoyassent quatre fois par an des confesseurs extraordinaires aux maisons de religieuses, pour rechercher si ces abus ne se renouvelaient point. Cependant il fallait une consolation au clergé. On lui donna les os de Picart à brûler et le corps vivant de Boullé, qui, ayant fait amende honorable à la cathédrale, fut traîné sur la claie au Marché aux poissons, où il fut dévoré par les flammes (21 août 1647). Madeleine, ou plutôt son cadavre, resta aux prisons de Rouen.
J'ai dit les efforts de Louis XIV pour que ces scandales énormes n'éclatassent plus. Le principe de l'impunité ecclésiastique (sauf le cas du flagrant délit et du crime public, impossible à cacher) est non-seulement pratiqué, mais avoué et posé sans détour. Les mœurs suivent la jurisprudence. Dans le monde dévot, nous trouvons la séparation absolue de la religion et de la morale. L'affaire de la Brinvilliers met cela en lumière. Je l'ai donnée au long et complet, dans la Revue des Deux-Mondes (1er avril 1860). Son procès, ayant été fait régulièrement en parlement, devait exister aux archives de France; mais les pièces ont disparu. Heureusement la Bibliothèque en possède un assez grand nombre de copies, et quelques-unes même originales. On y trouve: 1o aux manuscrits, un volume d'actes, de fragments d'interrogatoires, et un autre volume qui contient la relation de la mort de la Brinvilliers par son défenseur (Supplément français, 194, 250); 2o aux imprimés, les principaux mémoires publiés pour ou contre la Brinvilliers (Collection Thoisy, Z, 2, 284).
Sauf Luxembourg, je ne vois pas qu'aucun des accusés de l'affaire des poisons fussent des esprits forts, des douteurs, des libertins, comme on disait. Je vois, au contraire, par la confession de Sainte-Croix, qu'on trouva et brûla, par celle de la Brinvilliers, qu'on ne brûla point, que ces gens pouvaient empoisonner, mais qu'ils se seraient fait trop de scrupule de ne pas satisfaire aux exigences des pratiques religieuses. Ils péchaient, mais ils s'accusaient. Ce n'étaient pas des philosophes. La société incrédule du Temple est loin encore; elle se forme vers la fin du siècle. Au temps dont il s'agit, nous sommes, au contraire, dans l'époque triomphante du mysticisme. En 1674, Marie Alacoque est favorisée de la vision qui fit fonder quatre cents couvents en vingt ans. À Paris, l'innocente Mme Guyon prêche déjà, de 1670 à 1680, sa très-dangereuse doctrine. En 1674, à Rome, éclate Molinos, l'apôtre de la mort de l'âme; approbation universelle, à Rome, en Espagne et en France pendant onze années (jusqu'en 1685); vingt éditions sur-le-champ et des traductions en toute langue. Ce succès se comprend. Dans sa douceur morbide, ce livre répondait aux besoins d'inertie que sentait le siècle souffrant. Aux trois quarts de son cours, il eût voulu déjà finir, du moins ne plus rien faire. La paralysie est son idéal. Cela n'apparaît que trop dans les hautes théories, qui, plus fidèlement qu'on ne croit, ont le reflet des mœurs publiques. Spinoza supprime la cause et le mouvement, immobilise Dieu dans l'unité de la substance. Hobbes, dans son fatalisme politique, a pétrifié l'État.—Spinoza, Hobbes et Molinos, la mort en métaphysique, la mort en politique, la mort en morale, quel lugubre chœur! Ils s'accordent sans se connaître, et, sans s'entendre, se répondent d'un bout de l'Europe à l'autre.
NOTE IV.—PROTESTANTS, DRAGONNADES, ETC.
Les documents protestants de la Révocation méritent-ils confiance? N'est-il pas imprudent de croire les victimes dans leur propre cause? Non. Ces documents sont hautement confirmés par la meilleure autorité, celle de leurs ennemis. Les persécutions successives dont les protestants sont l'objet de 61 à 83 (sauf un court intervalle) sont:—1o constatées par l'exigence des Assemblées du clergé, qui n'accordait au roi de l'argent qu'à ce prix.—2o Elles sont établies par la série des Ordonnances, et par la Correspondance administrative. Ce ne sont pas là de ces lois simplement écrites, comme on en voit tant sous ce règne. Ici, l'exécution est sérieuse, était surveillée dans chaque localité par un corps très-puissant, dont la noblesse dépend pour avoir part aux bénéfices, et dont la populace oisive reçoit chaque matin la charité et le mot d'ordre. Les ordonnances sont non-seulement exécutées, mais aggravées en fait.—3o Les récits protestants, loin d'être exagérés, taisent souvent des circonstances odieuses que nous savons d'ailleurs; ils épargnent souvent aux victimes, qui avaient survécu et qui lisaient leur propre histoire, le supplice d'y retrouver des détails trop amers, de désespérants souvenirs.—4o Avec une modération véritablement admirable, ils fournissent des circonstances atténuantes pour Louis XIV. Ils établissent très-bien qu'il fut trompé, et qu'indépendamment de son bigotisme et de l'expiation qu'il cherchait dans cette bonne œuvre, il fut le jouet de son entourage. Tantôt on lui fit croire que le protestantisme n'était plus rien, qu'au premier mot les protestants quitteraient «cette religion de dupes,» qui leur fermait les places et tout avenir. Tantôt on lui fit croire, au contraire, que les protestants étaient encore très-fanatiques, qu'ils enlevaient les enfants catholiques, qu'ils formaient en dessous un grand parti armé, etc. Il se laissait duper des récits les plus ridicules. Parfois on émouvait sa sensibilité pour lui faire faire des choses cruelles. Par exemple, pour obtenir de lui qu'il n'y eût plus de sages-femmes protestantes, on lui dit que, dans les accouchements où la mère était en péril, elles tuaient l'enfant pour sauver la mère; la petite âme, sans baptême, partant, était damnée. Les protestants disent encore, en faveur de leur persécuteur, que, sauf certains retours de cruauté dévote qu'on provoqua chez lui par d'adroites piqûres (Corr. adm., IV, 295, 460), sa tendance générale fut de modérer les fureurs ecclésiastiques. Ils relèvent aussi avec soin les efforts que firent certains catholiques charitables de toutes classes, des dames, des paysans, des soldats même, pour faire échapper les protestants, ou diminuer les sévices qu'exerçait sur eux le clergé.
Voilà les quatre choses, très-graves, qui garantissent l'authenticité de leurs récits. Ajoutez-y une candeur visible. Les pièces insérées dans Jurieu, employées dans Élie Benoît, ne sont nullement littéraires, mais de simples procès-verbaux, des exposés naïfs, trempés de larmes; c'est plus que la parole, c'est le fait tout chaud et sanglant, qui tombe là, qui saisit et qui trouble. J'ai cité dans mon texte les terribles livres du forçat Marteilhe, de Jean Bion, l'aumônier converti par les martyrs, les Larmes de Chambrun. J'aurais pu citer aussi la Mort et les Souffrances de M. Lefebvre, avocat du parlement; les Souffrances de M. de Marolles, conseiller du roi. Je ne connais rien de si touchant en aucune langue que la lettre de Marolles à sa femme, insérée dans Jurieu (étonnantes joies de la conscience! le paradis sur le banc des forçats!). Il y a aussi une sérénité merveilleuse, presque gaie, dans les lettres que les pieux galériens écrivent à des dames qui leur envoyaient des aumônes. Nombre de détails intéressants se trouvent dispersés dans la France protestante de MM. Haag, ce monument immense qui a ressuscité un monde,—d'autres aussi, non moins importants dans le Bulletin d'histoire protestante, créé par l'honorable M. Read. Je regrette de n'avoir pu louer autant que j'aurais dû le livre très-éloquent et très-exact de M. Peyrat: Pasteurs du désert. Ceux de MM. Coquerel et Pelletan, sous un titre analogue, et de si grand mérite, me viendront au XVIIIe siècle.—M. Baudry a bien voulu me communiquer la partie essentielle de la Correspondance de Louvois et Foucault sur les dragonnades qu'il va publier. Rien de plus intéressant.
Je fais des vœux pour qu'on publie un ouvrage important, le manuscrit de M. Dumont de Bostaquet; il appartient à un de ses descendants, qui est aujourd'hui un dignitaire de l'Église anglicane, et qui l'a communiqué à MM. Macaulay, Weiss et Coquerel; ce dernier en a mis dans le Lien un extrait dont j'ai profité. Rien de plus important pour faire comprendre la situation morale des protestants en Normandie, chez des populations réfléchies, intéressées, prudentes. Grande opposition avec le Midi et l'exaltation des Cévennes.
Un autre ouvrage, d'importance capitale, que M. Cuvier vient de réimprimer, est le récit d'un notaire, M. Olry. La scène se passe à Metz, sous M. de Boufflers, l'honnête homme et le modéré, qui fut accusé d'indulgence. Elle n'en est pas moins terrible. On y voit les angoisses d'une famille respectable et intéressante, le père, la mère, une grande fille et une autre plus jeune, une servante. D'abord l'attente de la catastrophe, l'indécision, l'abattement. On perd du temps, on veut vendre ses meubles, faire de l'argent et se sauver; on ne peut. Tout à coup trompettes et tambours! Les troupes entrent; on craint le pillage. Toutes les boutiques se ferment. Le lendemain, les protestants terrifiés sont mandés devant Boufflers et l'intendant, qui ne daignent même montrer l'ordre du roi. Se convertir sur l'heure, pas un mot de plus. Ils signent, moins un seul qu'on jette au cachot. On va ensuite faire signer les femmes. Celle du notaire et sa fille signent tremblantes. Mais elles restent désespérées. La famille ne peut se décider à aller à la messe. Les Jésuites disent qu'elle conspire.—On y met dix dragons, qui envoient le père chez les rôtisseurs chercher de la volaille, et s'enferment avec les femmes dans une seule chambre. Ils se gorgent de vin et de viande, chantent des chansons effroyables. Les dames ont tout à craindre. Mais un secours vient du ciel. Une courageuse voisine ose venir voir ce qui se passe. Puis, un officier, qu'elles ont logé l'autre année, a pitié d'elles, emmène les dragons dans une autre pièce, et les enivre tout à fait. Mais, avant, ils ont dit qu'après souper ils reviendraient fouetter les femmes. Pendant qu'ils dorment et roulent sous les tables, toute la famille s'enfuit; le père chez un ami qui n'ose le garder, puis chez un juif. La petite fille et la servante trouvent une autre cachette. Mais la dame et la demoiselle avaient bien plus à craindre. Éperdues, la mère et la fille allèrent presque sous l'eau passer la nuit dans les saussaies. Morfondues, les infortunées trouvent pour la seconde nuit un trou de mur, se cachent dans des décombres. De là elles voyaient la chasse que l'on faisait aux fugitifs, attrapés dans les champs, chargés de grosses chaînes de fer, pour être expédiés à Toulon. Demi-mortes de froid et de peur, elles revinrent comme la bête qui se réfugie entre les chasseurs mêmes, elles rentrèrent en ville. Un juif eut la charité de leur ouvrir la synagogue, où elles passèrent une troisième nuit sur des dalles humides. Cela les acheva. Les pauvres brebis domptées, brisées aussi du bonheur imprévu de retrouver le père, ne résistent plus, elles se laissent mener chez un curé. Elles reçoivent de lui, en larmes, avec horreur, «la marque maudite» qui seule pourra faire sortir les dragons. Elles y rentrent. La maison présente un aspect désolant; tout saccagé, brisé. Le lendemain la famille est forcée d'aller aux églises, d'y entendre le catéchisme. Ce martyre ne sert à rien. Les délations des Jésuites triomphent, le père est déporté. Sur la route, en France et aux îles, il trouve de la compassion. Il se sauve aux îles danoises et en Hollande, retrouve ses filles. Mais sa bonne et chère femme est perdue à jamais, ensevelie pour toute sa vie dans un couvent de Besançon.
Aux registres du bagne de Toulon, que l'amiral Baudin a retrouvés, il faut joindre les registres et dossiers de la chaîne qui généralement partait de Paris, et que possèdent les Archives de la Préfecture de Police. M. Haag, avec une patience plus que bénédictine, et que le cœur seul peut inspirer, a exploré l'énorme collection du Séquestre qui est aux Archives de France; elle remplit trois à quatre cents cartons. Un inventaire en existait jadis, fait par M. Tourlet. M. Haag les a de nouveau analysés. Ce qu'il m'en communique pour les années 1687-1690, est curieux. Nombre de bons parents demandent la fortune des leurs. D'autres demandent sans parenté, sans causes ni prétexte. Exemple, le cocher de Madame demande le bien d'un protestant, dont le fils est ministre en Angleterre, etc. À Madame d'Harcourt, le bien d'un homme suicidé (V. Lemontey).—C'est la curée. Et cela fait penser à une affreuse cour de Versailles, qui existe encore, et où l'on faisait, au soir de la chasse, la grasse distribution des lambeaux aux chiens affamés. Petite, très-petite cour, qui devait être un abîme de sang, comme un puits de carnage. Un léger balcon intérieur permettait aux belles dames de regarder à l'aise et d'en aspirer le parfum.
FIN DU TOME QUINZIÈME
TABLE DES MATIÈRES
PRÉFACE Pages.
- Méthode et Critique 1
CHAPITRE PREMIER
- Le roi et l'Europe.—Fouquet et Colbert. 1661 21
CHAPITRE II
- Chute de Fouquet.—Madame et la Vallière.—La Terreur de Colbert 29
- Le complot contre Madame.—Le parti dévot prévaut contre elle.—Morin brûlé. 1662-63 45
CHAPITRE IV
- Madame et Molière.—Les marquis proscrits. 1663-65. 63
CHAPITRE V
- Molière et Colbert.—Don Juan.—Les Grands jours. 1665 76
CHAPITRE VI
- Le Misanthrope.—Le roi attaque l'Espagne.—Persécutions, enlèvements d'enfants. 1662-1666 88
CHAPITRE VII
- Conquête de Flandre.—Montespan.—Amphitryon. 1667 103
CHAPITRE VIII
- Grandeur du roi.—Créations de Colbert.—Le roi arrêté par la Hollande. 1668 117
- La débâcle des mœurs.—Dépopulation de l'Europe méridionale 125
CHAPITRE X
- Mort de Madame. 1667-1670 136
CHAPITRE XI
- Préludes de la guerre de Hollande. 1670-72 151
CHAPITRE XII
- Guerre de Hollande. 1672 159
CHAPITRE XIII
- Guillaume.—Mort des de Witt.—L'Allemagne et l'Angleterre contre la France. 1672-73 176
CHAPITRE XIV
- L'Autriche et l'Espagne défendent les protestants.—Mort de Turenne. 1674-75 187
- Le Sacré Cœur. Mademoiselle Alacoque.—Molinos et madame Guyon.—Traité de Nimègue. 1675-79 204
CHAPITRE XVI
- Les mœurs.—Quiétisme et poisons.—La Brinvilliers.—La Voisin. 1676-1679 219
CHAPITRE XVII
- Conquêtes en pleine paix.—Fontanges.—Assemblée du clergé.—Premières dragonnades.—Bossuet. 1679-82 237
CHAPITRE XVIII
- Mort de Colbert.—Madame de Maintenon.—Exécution militaire sur les protestants. 1683 248
CHAPITRE XIX
- Infirmités et mariage du roi.—Révocation de l'Édit de Nantes. 1684-85 261
- Les dragonnades.—Constance et fermeté des femmes. 1685-86 276
CHAPITRE XXI
- Hôpitaux.—Prisons.—Cachots.—Galères.—Les forçats de la foi.—Les forçats de la charité 289
CHAPITRE XXII
- Prisons de femmes et d'enfants.—Les Repenties.—Les Nouvelles catholiques.—Fénelon 303
CHAPITRE XXIII
- La fuite.—L'hospitalité de l'Europe 318
CHAPITRE XXIV
- Maladie du roi.—Massacre des Vaudois.—Assemblées du désert.—Prophétie de Jurieu. 1686 330
- Tension excessive de la situation.—Les morts traînés sur la claie.—Le roi opéré.—Les suspects. 1686-87 348
CHAPITRE XXVI
- Les petits prophètes.—Les Cévennes.—La belle Ysabeau.—Jurieu contre Bossuet. 1688 355
CHAPITRE XXVII
- Révolution d'Angleterre.—Guillaume et nos réfugiés.—La Déclaration des droits. 1688 367
CHAPITRE XXVIII
- Esther.—Palatinat.—Cévennes.—Les Soupirs de la France esclave, et l'appel aux états généraux. 1689-1690 379
Paris.—Imprimerie Moderne (Barthier, dr), rue J.-J.-Rousseau, 61.