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Histoire de France 1661-1690 (Volume 15/19)

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CHAPITRE X
MORT DE MADAME
1667-1670

Madame avait beaucoup de l'esprit des Valois, le charme des deux Marguerite. Cette fleur de l'ancienne France devait-elle refleurir par elle? Verrait-on de nouveaux Valois briller près de la forte (quelque peu lourde) branche de Bourbon? C'était un espoir de Louis XIV. On croyait bien que l'unique enfant mâle qu'ait eu Madame, le petit duc de Valois, pourrait être un François Ier. Il mourut au berceau. Irréparable perte dont elle ne releva jamais bien. Les quatre années qu'elle vécut depuis furent une suite de maladies. Elle fut deux fois encore enceinte, non sans danger; sa taille était un peu tournée; ce défaut de conformation devait marquer de plus en plus.

Dans l'été de 1667, elle fit une fausse couche, et reçut en même temps deux très-sensibles coups. Le roi qui vint de Flandre la voir, la consoler, avait pris justement à ce moment une maîtresse, et la plus odieuse, la méchante, la moqueuse, la Montespan. Dès l'hiver, elle remplit tout de sa grosse personnalité. En même temps, Monsieur, subjugué et décidément femme, eut un ami en titre, le chevalier de Lorraine, son cavalier qui lui donnait le bras et le menait au bal, en jupe, minaudant et fardé.

Désormais, c'est une autre cour. Et nous sommes tombés d'un degré. La médiocrité du roi, sa matérialité pesante apparaissent sans remède dans l'objet de son choix. Le scandale du double adultère s'affiche hardiment, effacé par la honte d'un frère avili.

Avec ces mœurs grossières, le charme doux et fin de Madame n'avait plus guère chance d'agir. À vingt-deux ans déjà, elle dut chercher l'influence par des moyens plus sérieux. Elle avait confiance dans un certain Gascon, Cosnac, son aumônier, évêque de Valence, qui brûlait d'avoir le chapeau, et, pour cela, travaillait de son mieux à la rendre ambitieuse. C'était un homme laid, à mine basse, de beaucoup d'esprit, de vigueur peu commune. Il lui fit entendre que peut-être il y avait encore moyen de relever Monsieur, de le tirer du bourbier. Les deux époux, se rapprochant et s'appuyant de Charles II, auraient plus de poids sur le roi. Pour cela, il fallait affermir Monsieur, et le rendre un peu homme, le produire et le faire valoir. Madame entra dans cette idée. À l'entrée de la guerre de Flandre, elle écrivit à Charles II pour qu'il obtînt du roi que Monsieur commandât l'armée.

Je n'ai rien vu de plus comique que ce tableau de Monsieur allant en guerre à la remorque du prêtre qui le traîne. Cosnac ne se ménage pas; il va à la tranchée pour que Monsieur y aille. Mais Monsieur dit qu'il n'est pas confessé... À cela ne tienne! on l'absout, on le pousse en avant.

Vaines espérances des hommes! Un matin descend chez Monsieur son chevalier de Lorraine. Monsieur redevient femme. Cosnac n'en peut plus tirer rien. Il reste dans sa tente à se parer, farder, en quatre miroirs.

Trois fois par jour, il va admirer le bel ami à la tête des troupes. Pour comble, celui-ci est blessé. C'est une égratignure, n'importe. Monsieur en perd l'esprit. De retour à Villers-Cotterets, ne pouvant parler d'autre chose, il se confie, à qui? à Madame, lui explique les qualités du chevalier, la fait juge d'un si grand mérite.

Il n'y eut jamais chose plus étrange. Sans honte ni respect humain, le chevalier s'établit au Palais-Royal, ordonna, régla tout. Il transforma Monsieur, et le rendit très-violent. Lui-même, depuis trois ou quatre ans, il était quasi marié avec une fille d'honneur de Madame. Mais il rompit avec éclat, et la fit chasser par Monsieur, qui ne daigna pas même en parler à sa femme. Monsieur lui enleva encore son aumônier Cosnac, et le fit exiler. Ces coups d'État montrèrent ce que pouvait le chevalier, terrifièrent le palais, et Madame fut abandonnée, même de ses serviteurs personnels. Son écuyer, son capitaine des gardes, son maître d'hôtel, devinrent les agents dévoués du favori, et elle n'eut plus en eux que des espions.

Cette histoire d'Héliogabale en plein christianisme et dans ce siècle lumineux, comment s'arrangeait-elle avec le confessionnal? Le roi communiait aux grandes fêtes devant la foule, et aurait trouvé fort mauvais que Monsieur s'abstînt, ou Madame. Son confesseur, à elle, était un moine, un rustre, un capucin, qui ne la gênait guère, et dont la belle barbe figurait bien dans un carrosse pour imposer au peuple (Montpensier).

Monsieur en avait un bien plus commode encore, le doux père Zoccoli, basse et plate punaise italienne, qui devint le complaisant, l'agent, le valet du favori. Cela révéla le progrès qu'on avait fait en douze ans depuis les Provinciales. Ce qu'eût gêné Escobar n'embarrassa plus Zoccoli.

Quand on chassa la fille d'honneur (mai 1668), Madame craignit que le chevalier, à qui Monsieur disait tout, n'eût écrit à sa maîtresse les dangereux secrets que leur confiait Charles II. Elle arrêta, ouvrit la cassette de cette fille, et en tira quelques lettres. La cabale prit peur. Madame vit venir le bon Jésuite, qui, les larmes aux yeux, prêchait la paix, vantait la paix. Il eût voulu escamoter les lettres. Mais Madame ne les avait plus: elle les avait mises en lieu de sûreté, dans la poche de Cosnac qui partait pour son diocèse.

Madame voyait bien une chose, c'est que le chevalier au fond n'avait rien à craindre du roi. Le roi avait toujours trouvé très-bon que Monsieur fût ridicule. Elle sentit qu'en cette lutte elle ne reprendrait le roi que par les affaires d'Angleterre, par son frère Charles II.

Celui-ci lui écrit (c'est-à-dire, lui répond), le 8 juillet 1668, que, «dans toute négociation, elle aura toujours une part qui fera voir combien il l'aime.» En août, il dit à notre ambassadeur: «Madame souhaite passionnément une alliance entre moi et la France, et, comme je l'aime tendrement, je serai aise de faire voir tout ce que ses prières peuvent sur moi.»

Il avait, même avant, encore en pleine guerre, puis en entrant dans la Triple alliance, écrit au roi qu'il était entraîné, agissait malgré lui. En réalité, tout le menait vers la France, et son besoin d'argent, et l'ennui de son parlement, son caractère même, son enfance et ses souvenirs. Sa mère (et Saint-Alban, qu'elle avait épousé) voulait le refaire catholique, et de bonne heure, on y employa la petite sœur. Celle-ci était poussée encore de ce côté par Cosnac, son vaillant évêque, qui se voyait déjà, botté, le chapeau rouge en tête, descendre en Angleterre à la tête d'une armée française.

La facilité singulière avec laquelle ce peuple qu'on croyait si obstiné, avait changé au XVIe siècle, trompait au XVIIe. Madame ne croyait pas trahir. Elle croyait faire la grandeur de son frère, et celle du pays où elle était née. À l'Angleterre la mer, à la France la terre. La première, amie de Louis XIV, remplaçant à la fois l'Espagne et la Hollande, eût été la reine du monde (si la France l'était de l'Europe.) Louis XIV disait expressément, contre les idées de Colbert, «qu'il laisserait le commerce aux Anglais, au moins pour les trois quarts, qu'il ne voulait que des conquêtes.» (26 décembre 1668.)

Mais il aurait fallu que la première conquête fût l'Angleterre elle-même. Il en eût coûté des torrents de sang. Voilà ce que Madame, avec sa douceur, sa bonté, ne voyait pas sans doute quand elle s'engagea si loin dans les funestes voies de sa grand'mère Marie Stuart. Elle n'en avait nullement la violence, mais quelque peu l'esprit d'intrigue romanesque, et ce plaisir de femme d'avoir en main un écheveau brouillé pour en tirer le fil.

On sentait cependant si bien qu'il y faudrait une guerre que d'avance Louvois disputait l'affaire à Madame. Turenne n'aurait pu, en restant protestant, mener la nouvelle Armada. Il ne perdit pas un moment pour se faire catholique, il s'instruisit, lut le livre écrit à propos par Bossuet, l'Exposition de la foi, ouvrage peu agréable à Rome, mais, sous sa forme hautaine, bien combiné pour baisser la barrière, jeter un pont d'où passerait Turenne sur le rivage britannique.

Donc, ce bonhomme étudie à Paris, et son ancien lieutenant, le duc d'York, étudie de son côté à Londres. Heureux coup de la Grâce! Tous deux sont éclairés, convertis. L'effet fut immense. Turenne était si froid, si sage, si pesamment judicieux, que sa conversion sembla un arrêt du bon sens. En France, on dit partout que personne n'oserait rester protestant, sans se couvrir de ridicule. En Angleterre, York et ses Jésuites convertisseurs centralisent le parti papiste. Et Charles II est entraîné si vite, que, devant ses ministres, il pleure de ne pas être encore catholique. Le seul, dans ce conseil, qui résistât encore, quoique secrètement papiste, Arlington, dut céder, et il écrivit à Madame qu'il lui appartenait, et ne lutterait plus contre elle. Il fut décidé qu'on demanderait l'appui du roi de France (6 juin 1669).

Le vrai roi du moment était le commis de la guerre, cette rouge figure de Louvois, qui, occupant le roi de choses à sa portée, des détails du matériel, le menait comme il voulait. Il ne ménageait rien, ni Condé, ni Turenne. Il ne tenait pas compte de Madame, si nécessaire! Il avait adopté le chevalier de Lorraine. De sorte que ce petit garçon, autre Louvois dans le Palais-Royal, tête haute, ne voyait plus personne, ne saluait plus, ne connaissait plus la maîtresse de la maison.

Madame avait pourtant ses lettres chez Cosnac, qui, quoique fort malade, secrètement revient, les lui rend. Louvois le sait, l'arrête, ne lui trouve plus rien, et il en est si furieux qu'en le renvoyant à Valence il lui fit faire cent lieues sans respirer pour qu'il en mourût en chemin. Le roi aussi était fort irrité de ce retour de l'exilé. Madame agit finement. Sans agir elle-même ni se servir des lettres, elle fit savoir ici (par Charles II, sans doute) que l'étourdi avait le secret de l'État, jasait et bavardait. Louvois l'abandonna et le roi le fit arrêter. À ce moment, il était dans la chambre même de Monsieur. On ne respecta pas ce sanctuaire. Tiré des bras de son maître éploré, on le mena au château d'If, prison très-dure des criminels d'État.

Monsieur donna la comédie à tout le monde. Pleurant et sanglotant comme Orphée pour son Eurydice aux forêts de la Thrace, il s'en alla en plein hiver dans les bois de Villers-Cotterets. Madame en eut pitié. Elle n'attendait pas un châtiment si rigoureux. Elle le fit alléger, obtint qu'il pût envoyer de l'argent au cher ami, adoucir et ouater sa cage.

Cependant le traité était fait entre les deux rois. Louis XIV avait subi des conditions exorbitantes d'argent, et une autre bien grave. C'est que Charles II, converti, partagerait avec lui la conquête de la Hollande, y enverrait un corps considérable, garderait pour lui les îles hollandaises, le vis-à-vis de l'Angleterre, avantage si énorme pour celle-ci, qu'il eût rendu nationale l'odieuse alliance et glorifié la trahison.

Deux points seuls restaient à traiter: 1o le décider à commencer la guerre avant la conversion, chose facile à obtenir; cette conversion l'effrayait au moment de l'exécuter; 2o ce qui était plus difficile, c'est de gagner sur lui qu'il envoyât très-peu de troupes, trop peu pour prendre et garder la part qu'on lui promettait. Louis XIV y mit cent vingt mille hommes; Charles II en promit six mille, que sa sœur fit réduire à quatre.

C'est la triste, honteuse, déplorable négociation que le roi imposa à Madame. Elle lui avait toujours obéi (comme elle le dit elle-même), et elle lui obéit encore en ce point, rendant son frère deux fois traître par l'abandon de la condition dernière qui atténuait sa trahison.

Tellement pesant, fatal, fut sur elle l'ascendant de Louis XIV. Elle avait bien besoin de lui. Monsieur avait tant pleuré, crié, près du roi, qu'il lui avait cédé. Il le voyait comme fou, craignait quelque esclandre de jalousie vraie ou fausse. Il lui donna la liberté du bien-aimé, qui s'en alla en Italie. Mais Monsieur, criant de plus belle pour qu'on le lui rendît, le roi se repentit, jura qu'il ne reviendrait de dix ans. Fatal serment, qui jeta la cabale dans le désespoir. Ils l'attribuèrent à Madame, et, dès lors, désirèrent sa mort. Elle ne vit plus autour d'elle que des visages sinistres et s'effraya tellement, qu'elle eut l'idée de se réfugier en Angleterre et de n'en jamais revenir.

Dès longtemps son frère l'avait demandée. En mai 1670, le roi arrangea ce voyage. Sous prétexte de visiter ses conquêtes de Flandre, il emmena la cour à Lille. Madame dit qu'elle voulait passer à Douvres et voir son frère. Monsieur, qui eût voulu être de la partie, fut retenu, en accusa Madame. Un jour, en ce voyage, la voyant alitée, il s'échappa, dit un mot menaçant: «Qu'on lui avait toujours prédit qu'il serait remarié.»

Tout le monde envia ce voyage à Madame. On n'en connut guère l'amertume (V. sa lettre à Cosnac). Le roi se fiait à elle, et ne s'y fiait pas. Montrant grossièrement qu'il doutait de son ascendant, il lui donna une étrange acolyte qui salit l'ambassade. C'était un don de roi à roi, une Basse Brette hardie et jolie, enfantine poupée à petits traits, qu'il envoyait à Charles II. Madame devait la mener, la chaperonner. Pour cet acte de prostitution, le roi avait acheté la petite, l'avait payée à sa famille, lui constituant une terre, et tant par chaque bâtard qu'elle aurait de Charles II.

Madame endura tout. Elle espérait que son frère lui obtiendrait du pape la cassation de son mariage. Elle serait restée près de lui, vraie reine d'Angleterre, et le gouvernant par les femmes. On se ligua contre elle; il lui fallut revenir ici.

Elle y trouva deux choses, non-seulement Monsieur exaspéré, envenimé, mais, ce qu'elle n'eût pas attendu, le roi très-froid. Il avait d'elle ce qu'il voulait avoir. Il n'alla pas au-devant d'elle, comme on l'avait pensé. La cabale en fut enhardie.

Elle pleura beaucoup, se voyant si peu appuyée. Monsieur l'emmena de la cour, de son autorité d'époux, ne la laissa pas aller à Versailles. Le roi aurait pu insister, mais il ne le fit point. Elle pleura encore plus, se laissa conduire à Saint-Cloud. Elle était seule, et tout contre elle, sa fille même, enfant de neuf ans; on avait réussi à lui faire détester sa mère.

Il faisait chaud. Elle prit un bain qui lui fit mal, mais elle s'en remit très-bien, et fut passablement pendant deux jours, mangea, dormit. Le 28 juin, elle demanda une tasse de chicorée, la but, et, au moment même, rougit, pâlit, cria. Elle, toujours si patiente, elle céda à l'excès de la douleur; ses yeux se remplirent de larmes, elle dit qu'elle allait mourir.

On s'informa de l'eau qu'elle avait bue, et sa femme de chambre dit, non pas l'avoir préparée, mais bien l'avoir fait faire. Elle en demanda, en but elle-même, mais cette eau n'avait-elle pas été changée dans le trajet?

Était-ce un choléra? comme on l'a dit. Les signes indiqués ne se rapportent nullement à ce genre de maladies. Elle était fort usée, pouvait mourir sans doute. Mais très-visiblement la chose fut accélérée (comme dans l'affaire de Don Carlos); on aida la nature. Les valets de Monsieur, qui étaient bien plus ceux du chevalier de Lorraine, comprirent que, dans l'union croissante des deux rois et le besoin qu'ils auraient l'un de l'autre, Madame retrouverait près de Louis XIV un moment de tendresse et d'absolue puissance où le roi ferait maison nette chez son frère et les chasserait. Ils connaissaient la cour et devinèrent que, si elle mourait, on voudrait cependant maintenir l'alliance et qu'on étoufferait la chose, qu'elle serait pleurée, non vengée, qu'on respecterait les faits accomplis.

Ils s'étaient bien gardés de confier le secret à Monsieur, même ils avaient cru pouvoir l'éloigner, l'envoyer à Paris; un hasard le retint. Il fut étonné, dit qu'on lui donnât du contre-poison; mais on perdit du temps à lui faire prendre de la poudre de vipère. Elle ne demandait que l'émétique et les médecins le lui refusèrent obstinément. Chose étrange, le roi, qui vint et qui raisonna avec eux, ne réussit pas davantage à lui obtenir ce qu'elle voulait. Ils tinrent à leur opinion. Ils avaient dit colique, choléra, n'en voulurent démordre.

Étaient-ils du complot? Non; mais, outre l'orgueil qui les empêcha de se démentir, ils eurent peur d'en voir plus qu'ils n'auraient voulu, de faire très-mal leur cour, de trouver des preuves trop claires de l'empoisonnement. L'alliance eût été brisée peut-être, les projets du roi, du clergé, pour la croisade hollandaise et anglaise, eussent été à vau-l'eau. On ne l'aurait jamais pardonné aux médecins. Ils furent prudents et politiques.

On vit là une chose cruelle, c'est que cette femme aimée de tous n'était pas fortement aimée. Chacun s'intéressait, allait, venait; mais personne ne se hasarda, personne n'obéit à sa dernière prière. Elle voulait vomir, rejeter le poison, demandait l'émétique. Personne n'osa lui en donner.

Mademoiselle, qui arriva avec toute la cour, ne trouva personne affligé, Monsieur un peu étonné seulement. Elle la vit sur un petit lit, échevelée, la chemise dénouée, avec la figure d'une morte. Elle sentait, voyait, jugeait tout, le progrès surtout de la mort. «Voyez, dit-elle, je n'ai plus de nez, il s'est retiré.» On vit qu'en effet il était déjà comme celui d'un corps mort de huit jours. Avec tout cela, on se tenait au mot des médecins: «Ce n'est rien.» On était tranquille, et quelques-uns rirent même. Mademoiselle en fut indignée, et seule eut le courage de dire qu'au moins il fallait sauver l'âme et lui chercher un confesseur.

Les gens de la maison tenaient à point l'homme du lieu, le curé de Saint-Cloud, sûrs qu'à cet inconnu Madame ne dirait pas grand'chose; une minute, en effet, suffit. Mademoiselle insista. «Prenez Bossuet, dit-elle, et, en attendant, M. le chanoine Feuillet.»

Feuillet fut très-habile, prudent comme les médecins. Il obtint de Madame qu'elle offrirait sa mort à Dieu, sans accuser personne. Elle dit en effet au maréchal de Grammont: «On m'a empoisonnée... mais par mégarde.» Elle montra une discrétion admirable et une parfaite douceur. Elle embrassa Monsieur, et lui dit (par allusion à l'arrestation outrageuse du chevalier) «qu'elle ne lui avait jamais manqué.»

L'ambassadeur d'Angleterre étant venu, elle lui parla en anglais, lui dit de cacher à son frère qu'elle fût empoisonnée. L'abbé Feuillet, qui ne la quitta point, surprit le mot poison, l'arrêta et lui dit: «Madame, ne songez plus qu'à Dieu.» Bossuet, qui arriva, continua Feuillet, la confirma dans ces pensées d'abnégation et de discrétion. De longue date, elle avait songé à Bossuet pour ce grand jour. Elle dit en anglais qu'on lui donnât après sa mort une bague d'émeraude qu'elle avait préparée pour lui.

Cependant, peu à peu, elle resta presque seule. Le roi était parti, fort ému, et Monsieur aussi en pleurant. Toute la cour s'était écoulée. Mademoiselle, trop touchée, n'osait lui dire adieu. Elle baissait très-vite, sentit une envie de dormir, s'éveilla brusquement, appela Bossuet, qui lui donna le crucifix, qu'elle embrassa en expirant. Il était trois heures du matin, et la première lueur de l'aube (29 juin 1670).

Le roi, fort affligé, mais craignant que cette affliction n'altérât sa santé, le jour même prit médecine. Il dit à Mademoiselle, qui vint le voir: «Voici une place vacante, ma cousine. La voulez-vous remplir?» Plaisanterie fort déplacée; Mademoiselle eût pu être la mère de Monsieur. Elle ne comprit pas, et dit: «Vous êtes le maître.» Il avait bien d'autres pensées. Le soir même, il parla à son frère de la princesse de Bavière.

L'ambassadeur d'Angleterre voulut assister à l'ouverture du corps, et les médecins ne manquèrent pas de trouver qu'elle était morte du choléra-morbus (c'est le mot de Mademoiselle), qu'elle était de longue date gangrenée, etc. Il n'en fut pas la dupe, ni Charles II, qui, d'abord, indigné, ne voulut pas recevoir la lettre que lui écrivit Monsieur. Mais c'eût été se brouiller et refuser l'argent de France. Il s'adoucit et fit semblant de croire les explications qu'on donna.

Saint-Simon nous assure que le roi, avant de remarier son frère, voulut savoir au vrai s'il était un empoisonneur, qu'il fit venir Furnon, le maître d'hôtel de Madame, et sut de lui que le poison avait été envoyé d'Italie par le chevalier de Lorraine à Beauveau, écuyer de Madame, et à d'Effiat, son capitaine des gardes, mais que Monsieur n'en savait rien. «C'est ce maître d'hôtel qui l'a conté lui-même, dit Saint Simon, à M. Joly de Fleury, de qui je le tiens.»

Récit trop vraisemblable. Mais ce qui ne l'est pas, ce qu'on ne voudrait pas croire, et qui cependant est certain, c'est que les empoisonneurs eurent un succès complet, que, peu après le crime, le roi permit au chevalier de Lorraine de servir à l'armée, le nomma maréchal de camp, le fit revenir à la cour. Comment expliquer cette chose énorme et outrageuse à la nature?

Le souvenir de Gaston, les embarras qu'un frère cadet pouvait donner, l'utilité de le tenir très-bas, avaient dirigé jusque-là Louis XIV (aussi bien que sa mère). Personne mieux que le chevalier n'aurait pu avilir Monsieur, le tenir à l'état de femme ridicule et déshonorée.

Il était revenu ici, et il devait être près de Monsieur dans ce grand auditoire, le jour de l'oraison funèbre, quand Bossuet, pour la première fois, trouva de vrais mots d'homme, celui de la lugubre nuit: «Madame se meurt! Madame est morte!»—Et encore: «L'eût-elle cru, il y a six mois?»—Mais que de larmes et de sanglots, quand il dit ce mot, trop compris: «Madame fut douce envers la mort, comme elle l'était pour tout le monde.»

CHAPITRE XI
PRÉLUDES DE LA GUERRE DE HOLLANDE
1670-1672

Quatre ans avant que la guerre éclatât (1668), le colérique Louvois s'était emporté jusqu'à dire: «C'est un plan arrêté; le roi détruira la religion prétendue réformée partout où ses armes la rencontreront.» Il parlait devant les envoyés des protestants d'Allemagne.

En partant pour la guerre (1672), le roi dit froidement à peu près la même chose: «C'est une guerre religieuse.»

Mot grave qu'adoptera l'histoire.

Les longs circuits diplomatiques qui précèdent cette guerre ne peuvent faire illusion. Que cette guerre ait été politique et commerciale, cela est secondaire; c'est l'affaire des ministres. Elle fut, dans la pensée suprême qui les menait, une guerre de vengeance et de religion.

Dieu-donné naquit pour cela, pour la croisade protestante de Hollande (et d'Angleterre), et pour la croisade intérieure contre nos protestants de France. Sa mère mourante le lui rappela.—Sauf le court moment du Tartufe (le second règne de Madame), où le parti dévot s'attaque aux mœurs du roi, il fut toujours docile à ce parti, accorda d'année en année toute persécution que lui demanda le clergé.

Le fils d'Anne d'Autriche fut (jeune et à tout âge) un catholique littéral et dépendant des pratiques de l'Église, donc dépendant du confessionnal. Obligé de donner l'exemple aux grandes fêtes, sans s'amender, il s'acquittait par des concessions religieuses. Quand le parti dévot, la reine-mère, acceptèrent la Vallière, quand le vieux confesseur, le P. Annat, fut de plus en plus dur d'oreille, sa surdité lui fut payée comptant (2 avril 1666) par la déclaration qui permit au clergé de réunir tous les arrêts locaux rendus depuis dix ans contre les protestants, d'en compiler le futur code de la grande persécution.

Les Jésuites eurent toujours près du roi un homme bien choisi, sans éclat, souple et fort, infiniment tenace, des races montagnardes du Midi de la France. Annat, Ferrier, étaient deux hommes de Rodez, de ce rude pays de l'Aveyron. Leur successeur, le P. la Chaise, si doux de forme, et plus tenace encore, fut un montagnard du Forez. Dans cette place, il fallait un homme qui cédât, mais non pas trop vite, qui respectueusement exigeât et obtînt.

La grâce décente de Madame, l'amour touchant de la Vallière, ennoblirent les premières années. Le maître s'astreignait au mystère et respectait encore un peu les mœurs publiques. Mais, lorsqu'il ne cacha plus rien, lorsque, régulier chez la reine, non moins chez la Vallière, il prit la Montespan et posséda publiquement trois femmes (quatre peut-être), la besogne était forte pour le nouveau confesseur, le P. Ferrier. Elles communièrent ensemble à Notre-Dame-de-Liesse, la reine récemment accouchée, la Vallière grosse de six mois, la Montespan dans les premiers troubles d'une grossesse qui n'aboutit point. Cependant on ne pensait pas que les choses en restassent là. Dans ce grand essor de conquêtes où on voyait le roi, toutes rêvaient d'être conquises. La Soubise se présenta, jeune et éblouissante, mais ménagea la Montespan. Mademoiselle de Sévigné, fine et jolie, parut, mais elle était trop maigre (au grand chagrin de son cousin Bussy, qui espérait cette gloire pour la famille). La pire, la Montespan, vainquit par l'amusement et les risées grossières. Ce qu'on en conte (les coussins de chiens envoyés à l'église, la chaise de commodité, etc.) donne une étrange idée du bon goût de Louis XIV. Quand il défendit le mariage de Lauzun avec Mademoiselle, celui-ci, furieux contre la Montespan, dont il avait fait la fortune et qui n'aidait pas à la sienne, osa se cacher sous son lit, épier, écouter. Et ce qu'il entendit fut tel, qu'elle se crut perdue si le roi n'enfermait Lauzun.

La voir, après cela, trôner à la table royale avec tous les diamants de la couronne (Sévigné) devant la reine en larmes, la voir communier triomphalement avec le roi, c'était une honte pour l'autorité ecclésiastique. Plus grande encore, de voir la reine subir (pour son salut) l'indicible croix de l'avoir chez elle comme surintendante de sa maison. Ainsi tout est pacifié, la reine ne pleure plus. Le roi est dans une sécurité admirable de conscience. À ce moment (1670), il fait écrire, écrit, pour l'instruction du Dauphin, le miracle de son règne; il dit, à chaque ligne, que Dieu agit par lui, et que Dieu est en lui. Monstrueuse infatuation, inexplicable, si ses directeurs n'avaient accepté comme expiation de sa vie privée la ruine prochaine du protestantisme, le grand complot diplomatique, et plus que toutes choses, la perfide bonté qui abusa nos protestants, endormit ceux de l'Europe.

À l'extérieur, le roi prit pour ambassadeurs en Angleterre, en Hollande et en Suède, un protestant, un Janséniste, M. de Ruvigni et M. de Pomponne. À l'intérieur, il amusa nos réformés par une déclaration protectrice (février 1669). Elle leur permettait de vivre et de mourir: de vivre, de ne plus être envoyés aux prévôts qui pendaient d'abord, examinaient ensuite; de mourir, sans que le curé vînt (sinon appelé). On restreignit les enlèvements d'enfants.

Vive indignation des évêques à l'Assemblée de 1670. Mais les Jésuites savaient bien que penser.

Un homme n'était pas dupe, et il courait le monde pour démasquer Louis XIV. C'était le Rochelois fugitif Marsilly. En 1661, on avait mis hors la Rochelle 300 familles, sans leur donner une heure; elles campèrent sous les pluies de novembre. Tels moururent, tels s'enfuirent, entre autres celui-ci. C'était un homme seul, mais de grande action, et qui pouvait ce qu'il voulait. Il agit fortement en Suède, et jeta les Suédois dans la ligue qui arrêta le roi. En 1669, il était en Angleterre et il agissait sur le parlement. Il eut le tort de croire qu'il gagnerait Charles II même. Notre ambassadeur Ruvigni, l'homme de confiance des églises réformées, beau-père de lord Russell (le martyr de la liberté), fut ici mauvais protestant. Il eut le malheureux succès de faire parler Charles II, qui ne lui cacha rien sur Marsilly. Il l'aurait livré sans scrupule. Mais l'Angleterre a là-dessus des préjugés gênants. Marsilly ne s'y fia pas et s'en alla en Suisse. On le suivait de près. On demanda à Turenne, qui était encore protestant, de trouver, d'envoyer trois solides officiers protestants qui iraient à la chasse du fugitif. Ils lui inspirent confiance, l'invitent, l'attirent dans un coin désert des montagnes, le lient, l'apportent à Paris.

Le procès fut fait avec soin. On n'y épargna, ni la question la plus exquise, ni les plus mielleuses promesses, ni les visites pieuses des bons ministres protestants qui l'engageaient à soulager sa conscience, à ne pas se damner par son obstination. Il répondait à tout qu'il ne se sentait point coupable. Il savait bien qu'il était mort, et jugeait en homme de sens qu'on chercherait quelque supplice pour le faire faiblir à sa fin. Faute de mieux, il prit un morceau de verre qu'il avait trouvé dans son cachot, et se fit une atroce blessure (l'amputation des parties sexuelles), pensant échapper par l'hémorrhagie. Sa pâleur le trahit, on devina. Il n'y avait pas un moment à perdre. Il fut sur-le-champ roué vif. Le roi, averti, ordonna qu'il y eût un ministre sur l'échafaud, pour qu'on vît qu'il était roué comme traître, non comme protestant. Du reste, tout saigné qu'il était, déjà de l'autre monde, il tint ferme jusqu'au bout. Le peuple de Paris, fait aux exécutions et connaisseur aux choses de la Grève, admira et n'aboya point, et beaucoup ôtèrent leur chapeau.

Un ministre accordé à un protestant qui mourait, ce fut le dernier ménagement du roi pour le parti. L'assemblée du clergé qui ouvre (1670) s'obstine à ne pas comprendre l'avantage qu'il y a d'amuser des protestants en France, pour les accabler en Europe. Le roi mollit. La persécution recommence. Les parlements y poussent; Rouen absout les enlèvements, et à Paris Lamoignon même cache les enfants volés dans son hôtel. À Pau, c'est pis, le parlement frappe de grosses amendes les parents qui se plaignent.

On eût voulu pousser les protestants à une paix fourrée qu'on méditait, une prétendue réconciliation des deux Églises. Le converti Turenne et le converti Pélisson, quelques protestants politiques, y travaillaient. On assurait que quarante-deux évêques donnaient parole de supprimer le culte des images, le purgatoire, etc., presque le catholicisme, pourvu que les protestants se soumissent. Et, soumis une fois, ayant perdu leurs garanties, on eût dompté ce vil troupeau.

Pour les rendre dociles à ces douces paroles, on avait pris un moyen rude; c'était de les enfermer en France, de défendre l'émigration. Les portes du royaume étaient closes sur eux; quoi qu'on fit désormais, ils devaient rester et mourir. Leur soumission fut étonnante. Dans la destruction de leurs temples (quatre-vingts rasés dans un seul diocèse!), tout ce qu'ils faisaient, c'était de s'assembler sur les ruines et de prier pour le roi. Si l'on corrompait leurs ministres, ils prenaient seulement parmi eux des lecteurs pour lire l'Écriture sainte. Cette guerre de Hollande, qu'on disait hautement religieuse et contre le protestantisme, les protestants ne se crurent pas dispensés d'y servir.

Tout était prêt. Louis XIV, en quatre années, avait acheté la trahison dans toute l'Europe. Pomponne réussit en Suède par un traité d'argent.

Pour l'Empereur, on l'avait déjà gagné contre sa famille, contre l'Espagne. On le gagna contre l'Allemagne, en achetant sa neutralité; on lui maria sa sœur, on gorgea son ministre. Puis, contre l'Empereur, on acheta le Bavarois, qui (Léopold mourant) dut avoir un morceau d'Autriche; le Dauphin épousait sa fille, et, lui, devait voter pour le roi à la première élection d'un Empereur.

Les princes du Bas-Rhin, jaloux de la Hollande, toujours en procès pour leur fleuve, furent contre elle (comme la Prusse en 1832). Ils armèrent sottement pour se donner ce terrible voisin qui les eût dévorés. L'évêque de Munster, brigand de son métier, loua sa bande au roi. L'Électeur de Cologne le mit sur le Rhin même, recevant garnison française dans cette petite Neuss qui jadis arrêta Charles le Téméraire et déconcerta sa fortune.

Le seul Électeur de Mayence fut loyal, agit fidèlement dans l'intérêt de l'Allemagne, voulut détourner le danger. Le sultan avait mal reçu une ambassade hautaine du roi, et celui-ci était fort irrité. L'Électeur crut en profiter, et envoya ici le jeune Leibnitz avec un très-beau plan pour conquérir ce qu'il appelait la Hollande d'Orient, l'Égypte. Tout y était prévu; ce vaste et beau génie avait tout embrassé. Il n'y manquait qu'une chose, la chose essentielle, la connaissance de la vraie situation religieuse, de la conscience du roi, et des motifs intimes, supérieurs, qui dirigeaient tout. Le moindre courtisan d'ici eût pu dire à Leibnitz combien son idée était vaine. Cette guerre de Hollande était le fonds du règne même, le drame naturel où le nouveau Philippe II gravitait fatalement, aussi bien que la guerre intérieure contre le protestantisme.

CHAPITRE XII
GUERRE DE HOLLANDE
1672

Ce fut plus qu'une guerre étrangère. La Hollande était France. Nos rois l'avaient soutenue. Notre meilleur sang y avait passé. Nous y étions plus que chez nous. On vivait ici, on pensait là-bas. Les Hollandais parlaient français. Dans les rues, les jardins d'Harlem, le long des canaux de Rotterdam, nous n'entendions que notre langue, et vous vous seriez cru dans votre pays, dans une France,—une France libre, celle-ci, une France de sagesse et de raison.

Un Français de la Haye trouva, sous les ombrages de son Bois vénérable, le mot de la pensée moderne qui en a commencé tout le mouvement: «Je pense, donc je suis.» Nulle raison d'être que la libre pensée. Un Français d'Amsterdam dit le premier mot de l'émancipation, ouvrant son livre ainsi: «Les peuples ont fait les rois.»

Qui fécondait cette France de Hollande? L'admirable sécurité de ce pays, la protection généreuse qu'il offrait à toute la terre. Pourquoi Descartes aima-t-il ses brouillards plus que le soleil de Touraine? Demandez à Rembrandt. C'est lui qui fait sentir encore la chaleur du foyer béni, où la libre pensée, jouissant d'elle-même, se mirant aux lueurs de la réflexion concentrée, vit cent choses profondes que ne voit pas le jour du ciel.

Il semble qu'à ce foyer de Hollande, à sa lumière touchante, la nature, attendrie, se soit livrée plus volontiers. Elle révèle à Swammerdam le secret des petites vies et de leurs métamorphoses. Elle ouvre à Graaf un bien autre infini, le mystère de douleur qui fait la femme, son charme et son soupir. Quelle poésie se dira poétique en face de celle-ci? Quelle fiction se soutiendra devant ces enchantements de la vérité?

Rembrandt sait bien qu'il n'a pas besoin d'imaginer de vaines merveilles. Il tourne le dos à la fantaisie. Il n'a que faire des diables de Milton, des Titania de Shakespeare. Une famille, un rayon de lumière, et pas même un rayon, une dernière lueur de l'âtre éteint, avec cela il prend le cœur. Dans un de ces tableaux, la vieille dame écoute ou s'endort, la jeune lit la Bible; entre elles l'enfant dans le berceau. Mais où donc est le père? Absent. Peut-être aux Indes? Et, s'il était noyé, qu'adviendrait-il de ce doux nid, si bien arrangé par deux femmes? Vraiment, je ne suis pas tranquille. Les vents de la mer grondent autour, ou peut-être, ce que j'entends, c'est un océan plus sauvage, l'horreur de l'invasion.

Voilà ce qui me trouble à l'approche de cette guerre, c'est que le vrai foyer, la maison, l'intérieur, était ici bien plus qu'ailleurs. Et c'est cela qui va être détruit. La maison nous révèle tout. Les vastes galetas où l'on campe dans les châteaux du Moyen âge, les casernes ennuyeuses que le XVIIe siècle fait en France et partout, disent assez la vie communiste, le pêle-mêle misérable où l'on vivait. C'est tard, bien tard, vers la fin de Louis XIV, qu'on imagina l'obscur entre-sol et la mansarde sous les toits, mansarde sans cheminée, où grelotte le domestique, la fille (mal gardée) qui gèle et coud dans les nuits de janvier. Il y a loin de là à la bonne maison hollandaise. Quelle maison? Très-pauvre souvent, toujours très-bonne: une chaumière avec sa cigogne et ses nids d'hirondelles, la simple barque, la grosse barque ventrue de Hollande dont rient les sots (qui s'entend au bonheur?). Elle n'en va pas moins, cette barque au complet (mari, femme, enfants, chiens, oiseaux), elle va, lente et paisible, par les mers les plus dangereuses; petit monde harmonique, si content de lui-même qu'il se soucie peu d'arriver.

Quand on se promène à Sardam et aux côtes voisines, qu'on entre dans ces barques, qu'on voit l'attitude si simple de ces hommes si hardis, on sent bien que c'est là le marin naturel, sans orgueil, sans emphase, l'amphibie véritable. Plusieurs n'ont jamais débarqué. Race bien supérieure à toutes celles des émigrants qu'ils ont reçus de partout, dans leur bonhomie confiante qui leur devint si funeste au moment de l'invasion.

Les grands fleuves, qui aboutissent à cette dernière langue du continent européen, l'encombrent sans pitié d'un résidu énorme: sable, boues, débris enlevés. Le Rhin, qui se tord sur la Suisse, non content d'emporter les terres que les torrents arrachent, recueille sur sa route tout ce que l'Allemagne y traîne de fange, et il pousse tout cela, par ses bouches bourbeuses, sur la Hollande, qui en serait enterrée sans un travail énorme de curage. Eh bien, elle ne recevait pas un moindre encombrement d'alluvions humaines. Ce torrent trouble qui, aujourd'hui, noie la vaste Amérique, comment n'aurait-il pas submergé le petit pays?

La Hollande, si bien gardée par mer, ne voulut jamais vers la terre faire des digues contre ce déluge d'hommes, la plupart affamés, malheureux et persécutés. Tout n'était pas propre, pourtant, dans une telle inondation. Si nos réfugiés y apportèrent des mœurs, un esprit sobre et sage, du Nord et de partout beaucoup de lie venait, des tourbes aventurières, soldats à vendre, compagnons paresseux qui, après avoir traîné partout leur misère, venaient manger à la grande marmite qui n'excluait personne.

Ce gouvernement économe, dont le chef, M. de Witt, avait une liste civile de trois mille livres par an, payait fort cher ses moindres serviteurs. Il ménageait les hommes. Il s'informait, voulait qu'on fût heureux.

Ce n'est pas tout. Depuis la tragédie de Barneveldt, que le fanatisme vrai ou faux tua, la Hollande, qui en eut horreur, prit un mal tout contraire, l'excès de la tolérance.

L'émigrant, à la seconde génération, se croyait Hollandais; à la troisième, il en revendiquait les droits contre ses hôtes et bienfaiteurs, contre la race héroïque qui avait brisé Philippe II, conquis les mers, le commerce du monde. De là deux éléments funestes: 1o la bourgeoisie nouvelle des enrichis; 2o la masse encore pauvre des arrivants, dont ces enrichis se servaient contre la vraie Hollande, contre les Barneveldt, contre les Grotius, les de Witt, les Ruyter. Ce gouvernement glorieux, l'honneur de la nature humaine, eût subsisté, pourtant, si tous ces mauvais éléments n'avaient trouvé leur centre d'action dans le prince d'Orange, chef militaire des nobles de terre ferme et des soldats aventuriers.

Au musée d'Amsterdam, vous pouvez voir un grand tableau du peintre Van der Helst, qui vous donne la situation. Après la victoire sur l'Espagne et le traité de Westphalie, à une grande table où flottent les drapeaux vainqueurs, on voit manger ensemble, fraterniser les deux partis. On peut dire la Cène hollandaise. Les glorieux marins (habits noirs, cheveux noirs, bonnes figures tannées) fêtent leurs douteux associés, les jaunes cavaliers de la maison d'Orange. À la place d'honneur, un amiral, je crois, gros homme fort, de face un peu commune, mais si gaie! si loyale! prend de sa grande main brune la petite main blanche d'un blond capitaine orangiste, qui n'ose pas la retirer. Mais son fâcheux visage dément sa main, et dispense le peintre de mettre au bas le nom: Judas.

Le chaos de la fausse Hollande était parfaitement représenté par cette famille d'Orange. Elle était de l'Empire; elle avait un pied en Provence, un autre aux Pays-Bas. Le Taciturne, son héros, véritable grand homme, n'en fut pas moins étrange. On a vu son hésitation, ses respects simulés pour l'Espagnol qu'il combattait, sa défiance pour Coligny. Sa foi réelle, intime (sur laquelle il fut taciturne), c'était que la patrie ne pouvait se sauver qu'en se donnant à la maison d'Orange. Ferme Credo, que la famille garda, suivit par tous moyens, celui-ci par la tolérance, en s'appuyant des catholiques; son fils Maurice, tout au contraire, des protestants exagérés. Par eux, il crut tuer la république en tuant Barneveldt, et il en resta exécrable. Son neveu, qui épouse une fille de Charles Ier, gendre d'un roi, veut être roi, échoue, meurt en laissant au ventre de Marie-Henriette la trahison même incarnée. Elle enfanta cet enfant blême, qu'on voit à Westminster, et l'allaita soigneusement de la tradition de famille, l'ingratitude. Cela ne varie pas chez eux. Le Taciturne, glorieusement ingrat, mais ingrat cependant pour le sang de Charles-Quint, qui l'a élevé; le second, Maurice, ingrat pour le guide de son enfance, son vrai père, le vieux Barneveldt; tous deux seront bien surpassés par Guillaume III.

Véritables héros modernes, sans préjugés, sans faiblesse de cœur, qui ne connurent ni famille, ni amitié, ni services rendus, foulèrent aux pieds père et patrie. La fort bonne figure en cire de Guillaume III, qui est à Westminster, le montre au vrai. Il est en pied comme il fut, mesquin, jaune, mi-Français par l'habit rubané de Louis XIV, mi-Anglais de flegme apparent, être à sang-froid, que pousse certaine fatalité mauvaise. Quelle? Surtout la légende diabolique de Maurice, sa gloire et son crime.

Xerxès fit Thémistocle. Louis XIV fit la fortune de la maison d'Orange, fonda, créa Guillaume III, le héros négatif de la diplomatie, Thémistocle bâtard des résistances européennes. Contre l'énorme enflure du grand roi, son orgueil bouffi, le monde inventa et soutint ce personnage, dont tout le sens est Non.

La seconde chose qui le fit, ce fut la lourde faute de nos gentilshommes réfugiés, qui, trouvant en lui un demi-Français, ne s'entendirent pas avec la vraie Hollande. Ils quittaient un prince, ils voulurent un prince, servirent, entourèrent celui-ci, et lui firent ses succès, lui donnèrent un reflet d'eux-mêmes, parfois un faux air de héros.

Un mot triste à dire, c'est que M. de Witt désirait, demandait le licenciement des troupes françaises. Il ne pouvait s'y fier; elles étaient au prince d'Orange (Mignet, III, 598). Il voyait s'élever, de minute en minute, ce dangereux enfant. Il prit un grand parti, digne de son cœur. Ce fut, ne pouvant l'arrêter dans ce progrès, de l'adopter, de le faire l'enfant de l'État, et d'essayer de le grandir au-dessus de sa misérable ambition princière, en lui faisant comprendre qu'il était bien plus haut d'être le premier citoyen de la première cité du monde que de siéger maudit dans un trône usurpé. Guillaume écouta, profita, fit le disciple, et trahit d'autant mieux. De Witt n'en fut pas dupe. Mais sa situation était telle: il pouvait prévoir, non prévenir. C'est tout à fait à tort qu'on lui reproche de s'être laissé endormir. Il fut très-éveillé. Il vit et fit tout ce qu'on peut attendre de la prudence humaine.

Chose remarquable: sa pensée sur la situation fut justement la même que celle de Condé. Consulté sur la guerre, Condé dit que l'intérêt réel du roi était de limiter la guerre aux Pays-Bas espagnols, de ne pas s'embarquer dans cette guerre difficile de Hollande, qui bientôt lui mettrait toute l'Europe sur les bras. Cela sautait aux yeux. De Witt jugeait, avec toute apparence, que le roi ne ferait pas à la Hollande une guerre directe, qu'il se servirait de Guillaume, qui, pour son fief d'Orange, était dépendant de Louis XIV; que Louis, d'accord avec Charles II, oncle de Guillaume, pousserait le parti orangiste, et mettrait le jeune traître à la tête de la république. La première démarche, en effet, que notre ambassadeur Pomponne fit en Hollande (1669) fut de remettre au petit prince, qui avait alors dix-neuf ans, et n'était qu'homme privé, une lettre où il l'assurait de son affection particulière. Honneur insigne, inattendu, qui encouragea le parti, montra qu'il avait double chance, qu'Orange arriverait, et que, si la Hollande ne se donnait à lui, les rois l'aideraient à la prendre.

M. de Witt n'oublia pas l'armée, comme on le dit. Il se tourmenta fort pour en faire une. La difficulté était grande. Le Hollandais était marin, rien autre chose. Tout au plus, les fils des bourgeois entraient dans la cavalerie. La racaille (étrangère) des ports, le paysan de Gueldres, etc., étaient les instruments grossiers des orangistes. Donc, la masse du pays étant suspecte, le grand patriote, pour la sauver, était forcé de chercher au dehors. Nos réfugiés se ralliaient au prince. De Witt voulut louer des Suisses, et trouva là l'argent du roi, la goinfrerie de leurs meneurs, pensionnés de Versailles. Il leva des Allemands, bons soldats quoi qu'on ait dit. Ils auraient défendu les places, si le peuple ne les eût forcés de les rendre. Ces Allemands, qu'on fit prisonniers et qu'on renvoya sottement pour argent, se battirent plus tard à merveille, et justifièrent parfaitement de Witt qui les avait choisis.

En préparant la guerre, il faisait tout pour l'éviter. Craignant moins l'ennemi que la perfidie orangiste, il priait, suppliait Louis XIV de suivre son intérêt réel, celui de la France. Le roi n'entendait rien. Il n'en crut pas de Witt plus qu'il ne crut Condé. Il vit avec une froide cruauté ce malheureux qui, de toute façon, était sûr de périr, accablé par la France ou par les orangistes, trahi de l'Europe, trahi de la raison, ce semble, qui n'avait servi qu'à le perdre. Mais il ne sera pas perdu devant l'avenir.

Jamais les Hollandais n'avaient pu deviner ni la lâcheté de Charles II, ni la furie brutale du peuple anglais, qui, dans sa jalousie pour leurs marins, marchait les yeux fermés à la remorque de la France. Charles leur fit des demandes énormes, extravagantes, celles que Cromwell, au comble de la gloire, ne fit jamais. Cromwell avait demandé que, dans la Manche, ils reconnussent la supériorité du pavillon anglais de flotte à flotte. Et Charles (au comble de la honte, et valet payé de Louis) demande que la flotte hollandaise, Ruyter et cent vaisseaux de ligne, saluent toute barque anglaise qui passera! Cela fut accordé. Les Hollandais encore, pour mieux apaiser Charles II, se précipitèrent sous les pieds de son neveu Guillaume, ils le firent capitaine général pour un an,—puis capitaine et amiral à vie. De Witt ne pouvait plus arrêter la débâcle. Voyant dans de telles mains l'armée qu'il avait préparée, il entreprit, avec un courage indomptable, d'en faire une autre toute hollandaise, non commandée par le capitaine général. Cette armée fut votée, mais n'exista que sur le papier.

De Witt avait ouvert un avis bien hardi. C'était de prendre l'offensive (janvier 1672), de brûler les magasins préparés, de tomber sur Neuss et Cologne. C'était fermer la porte de l'invasion, rendre inutile la trahison du Rhin. Les États généraux frémirent de cette audace. C'était, chose toute contraire à leur désir, d'apaiser l'Angleterre et la France, en donnant le pouvoir à Guillaume, sujet français, et neveu de l'Anglais. Ils confièrent leur défense et leur unique armée au parent de leur ennemi. Ils offrirent à Louis XIV de la licencier, cette armée, de se fier de leur sûreté à sa magnanimité. Il refusa avec mépris, voulut qu'ils restassent armés, afin qu'il pût les battre. Enfin il leur déclare la guerre le 5 avril, sans alléguer aucun grief. Déjà son homme, Charles II, était tombé sur eux par un acte de piraterie: le 23 mars, il attaqua une riche flotte hollandaise. Il n'en eut que la honte; elle soutint deux jours de combat et elle échappa presque entière.

Le petit peuple de Hollande se montrait partout fort guerrier. On pouvait espérer que ces places, qui, dans l'autre siècle, avaient soutenu des siéges, arrêté les Farnèse, les Spinola, se défendraient encore. Orange conseillait de détruire les petites pour mieux garder les grandes; mais il était trop tard; on avait vu, en 1667, dans quelle panique se trouva la Belgique pour être surprise ainsi en pleine démolition. Les habitants ne l'auraient pas souffert; ils auraient crié à la trahison; ils rugissaient, comme des lions, contre les amis de la paix. Aux premiers coups, ces lions ne furent plus que des chiens qui hurlaient pour qu'on se rendît, et menaçaient, livraient leurs défenseurs.

L'électeur de Cologne, évêque de Liége, nous donnant les passages sur la Meuse et le Rhin, les premières opérations furent un voyage d'agrément. Mais ensuite, ce long circuit fait, pour commencer l'invasion on tournait le dos à l'Allemagne, qui pouvait s'éveiller, nous prendre en queue. Condé eût mieux aimé qu'on s'assurât d'abord solidement de la Meuse, de sa grande place Maëstricht, clef commune des Pays-Bas et de la Hollande. Si l'on voulait pourtant absolument s'enfoncer en pays ennemi, Condé disait très-bien qu'il fallait une brusque attaque, lancer vers Amsterdam une forte cavalerie qui enlèverait les États généraux, saisirait les écluses, empêcherait la Hollande de se réfugier sous l'Océan.

On ne fit ni l'un ni l'autre. Condé ayant été blessé dès la première affaire, le seul général fut Turenne, le nouveau converti, bien entendu sous le commis Louvois, qui menait le roi avec lui, administrait, réglementait tout le long du chemin. Le roi écrivait de sa main les règlements et les ordres du jour, et croyait diriger la guerre. Quatre places prises ou livrées en quatre jours, puis le passage facile du Rhin (fort ridiculement célébré), ouvraient tout le pays. Chaque jour nous mettait en main des places, des garnisons nombreuses. Louvois fit décider, contre l'avis de Turenne, qu'on garderait ces places, qu'on s'y fortifierait, qu'on ne garderait pas les soldats, qu'on les rendrait à tant par tête. Judicieux conseil qui divisait, dispersait notre armée, rendait la sienne à l'ennemi!

Il y avait cinquante ans que la Hollande ne voyait plus la guerre. C'était un grand jardin, un trésor de richesse et d'art; c'était l'asile universel des esprits pacifiques, qui ne demandaient rien que la possession tranquille d'une libre conscience. L'apparition subite de ce monstre de guerre, d'une armée de cent vingt mille hommes qui couvrit, engloutit tout le petit pays, ce fut une extrême terreur et comme le dernier jour du monde. La fausse Hollande tout d'abord se sépara de la vraie. Les catholiques d'Utrecht avaient hâte de se soumettre à leur prince naturel. Les Juifs d'Amsterdam traitaient déjà, et offraient des millions.

La Hollande n'avait guère gagné à se faire orangiste. Le prince de vingt ans, dans cet embarras effroyable, perdit de vue l'affaire essentielle, et le salut fut l'œuvre d'un hasard. Guillaume, reculant jusqu'au fond de la Hollande, ne couvrait plus ni la Haye, siége des États, ni Amsterdam, le cœur du pays, ni le point fatal des écluses auquel tenait la ressource dernière. Il avait peu de force; le principal usage qu'il aurait dû en faire, c'était de garder les écluses; sinon, la guerre était finie. Si elle ne le fut pas, c'est à Louvois, non au prince d'Orange, que l'Europe le dut. Remercions ce grand ministre, qui, cette fois encore, sauva les libertés du monde.

Le roi Louvois, comme le roi Louis, était galant. Sa Montespan était la femme du marquis de Rochefort, qu'il fit bientôt maréchal. Turenne, qui, tout en grondant contre Louvois, savait bien cependant que sans lui il ne serait pas connétable, ni chef de la croisade anglaise, Turenne lui fit ce plaisir de donner à son Rochefort la brillante mission de précéder l'armée et frapper le grand coup.

Lancer sur Amsterdam un corps de six mille cavaliers qui s'emparerait au passage de Muyden où sont les écluses, c'était le conseil de Condé et de notre ex-ambassadeur; mais Turenne ne voulut pas se trop dégarnir de cavalerie, ne donna que quatre mille chevaux à Rochefort. Celui-ci, à son tour, non moins prudent, ne voulut pas partir sans rations de pain (dans un pays pourtant plantureux, couvert de troupeaux); il emmena dix-huit cents cavaliers. C'était trop peu pour faire peur à la grande ville. Aussi il n'y alla pas; il resta près d'Utrecht. Cent cinquante dragons seulement furent détachés sur la route d'Amsterdam. Mais la prudence est si contagieuse que ces dragons n'allèrent pas loin; déjà à Naërden, ils étaient fatigués; quatre seulement eurent la curiosité d'aller voir la ville aux écluses, Muyden. Ils la trouvent ouverte, en sont maîtres un moment; mais les habitants se rassurent, les mettent à la porte, et reçoivent secours d'Amsterdam. Les cent cinquante dragons avertis, accouraient. Trop tard. Ils n'entrent point. La Hollande est sauvée (20 juin 1672).

Dès le 7 juin, Ruyter, ayant surpris les flottes combinées d'Angleterre et de France et leur ayant livré une terrible bataille, l'une des plus furieuses du siècle, leur fit éprouver de telles pertes que, dès lors, il n'y eut plus à songer à une descente. Pendant toute l'action, Cornélius, le frère de Jean de Witt, représentant des États généraux, quoique malade, avait bravé le feu; on le voyait, dans son fauteuil, ce ferme magistrat, impassible sous la pluie de fer, respecté des boulets, donnant ce grand augure que la Patrie ne mourrait point.

Il fallait de la foi pour y croire et la voir encore. Elle avait disparu. Sauf la Zélande et deux ou trois villes, la Haye et Amsterdam, la république n'était plus. Le roi la croyait sienne, et à ce point qu'il la traitait en sujette rebelle. Dans un manifeste digne d'Attila, il disait qu'il la punirait par le sac, l'incendie des villes. Quand le parti français, l'humble fils du bon Grotius, vint lui demander grâce, il n'en rapporta que le désespoir.

D'abord on refuse de le recevoir. Puis, on déclare que la paix n'est faisable qu'à trois conditions: 1o Que la Hollande rentre dans ses marais, sacrifiant la ceinture des provinces et places fortes qu'elle s'est donnée au midi et à l'est, et qui, devenue française, la mettra en état de siége éternel; 2o que la Hollande tue sa propre industrie, en recevant les marchandises françaises; 3o qu'elle se mette au cœur son ennemi religieux, qu'elle subisse partout le curé catholique, et même le clergé militaire, l'ordre de Malte, l'épée du moine armé.

Les États généraux acceptaient le premier article, livraient tout autour d'eux les places qui les couvraient. Le roi aurait dû se contenter de cela. Il les eût tenus si serrés, que tôt ou tard, il aurait eu le reste. Le clergé catholique, assiégeant le pays, l'aurait miné, pénétré en dessous comme d'une vaste infiltration, ruiné ses digues morales. Par la complicité des tolérants, des philosophes, des Grotius et des de Witt, il eût énervé la Hollande, comme il l'a fait depuis avec succès. Mais alors, il avait de bien autres ambitions; il voulait un triomphe éclatant et immédiat, qui aurait exalté les catholiques anglais, ouvert le second acte de la guerre contre l'hérésie.

Si le roi avait eu un peu de cœur, une chose l'eût rendu modéré. Le parti français de Hollande qui l'implorait le 22 juin, était en grand péril, sous le coup d'un massacre. La veille, le 21 juin, Jean de Witt avait été assassiné; blessé du moins; on crut l'avoir tué. Les de Witt étaient sûrs d'avoir le sort de Barneveldt. C'était au roi de voir s'il avait tant à désirer de donner le pouvoir au neveu du roi d'Angleterre, s'il devait perdre, envoyer à la mort les anciens amis de la France.

Les historiens, soit réfugiés, soit hollandais, qui ont écrit plus tard, sous l'influence de la maison d'Orange, ne manquent pas d'affirmer: 1o que le parti des de Witt, des Ruyter, le parti républicain de la vieille Hollande, qui fut la patrie même, avait été imprévoyant; 2o qu'au moment de l'invasion, il se montra faible. Avec ces deux allégations, ils arrivent à faire croire que la Hollande fut sauvée par ce qui était le moins hollandais, bourgeoisie nouvelle, issue d'émigrants, militaires français-allemands, et enfin la racaille de toutes nations. Tout cela pour eux, c'est le peuple. Le peuple, à les entendre, sauva tout, en se donnant un maître. Et, comme l'obstacle à cela, était surtout dans les de Witt, il ne faut trop regretter qu'on les ait tués. Belle circonstance atténuante pour la part directe ou indirecte que la maison d'Orange eut à l'horrible événement.

Or, pour faire croire cela, on ne manque pas de raconter que ces magistrats héroïques, qui s'étaient montrés des hommes d'action, que ces frères qui, aux jours du danger, entrèrent dans la Tamise avec Ruyter et Tromp, se trouvèrent tout à coup abattus au moment de l'invasion. Tout périssait. Mais Orange était là. Le contraire est exact. Ce sont précisément les mêmes historiens qui donnent de quoi les réfuter. Il faut bien dater seulement. Cela éclaircit tout.

Orange n'eut point l'initiative de la résistance désespérée. Loin de là, il pria les États généraux de le laisser négocier avec Louis XIV dans son intérêt particulier et de solliciter une sauvegarde pour ses terres (27 juin). C'est en août seulement qu'il afficha et promulgua les résolutions d'extrême défense.

Mais, dès la fin de juin, les anciens magistrats, M. Hop, d'Amsterdam, parlant aussi pour ceux de la Zélande, dit qu'il fallait rompre les négociations et se défendre, que l'Europe viendrait au secours, que le torrent français était déjà tari par cette quantité de garnisons où il s'était disséminé. L'assemblée, c'est-à-dire ces magistrats qu'on dit si faibles, l'assemblée se leva, jura de résister jusqu'à la mort.

L'exemple fut donné par la grande Amsterdam. Elle lâcha les écluses d'eau douce, perça les digues, livra à l'Océan l'admirable campagne qui l'entoure. Énorme sacrifice. Ce n'était pas là, comme ailleurs, des prairies qu'on mettait sous l'eau. C'étaient les villas, les palais, les plus riches maisons de la terre, les serres, les jardins exotiques, ces trésors qui déjà faisaient de ce pays l'universel musée du monde. Cela fut grand. Car la ville est sans terre; c'est un comptoir, un magasin; chacun a sa chère petite terre et son foyer aimé (meine lust, meine rust, etc.) dans la campagne voisine. On entasse là tout ce qu'on a. Ce peuple qui vit d'intérieur, quand il a couru au Japon, à Surinam, partout, y rapporte tout ce qu'il peut et enterre là son âme. Voilà ce qu'on donna à la mer.

Au prix de cette amère douleur, la Hollande affranchie se connut, et sentit que cette âme libre n'était pas enterrée, mais sur l'Océan même et sur cette invincible flotte qui vint majestueusement entourer Amsterdam. Celle-ci se tint prête à combattre, à partir, à laisser tout, s'il le fallait, se sentant en état de tout refaire, de tout créer encore; elle eût fait une autre Hollande, et plus grande, à Batavia.

CHAPITRE XIII
GUILLAUME.—MORT DES DE WITT.—L'ALLEMAGNE ET L'ANGLETERRE CONTRE LA FRANCE
1672-1673

La Hollande resta deux ans sous l'eau, attaquable l'hiver seulement dans les gelées, aux points que couvraient les eaux douces, mais tout à fait inaccessible partout où pénétra la mer qui ne gèle jamais. Donc, on avait du temps. La grande et pesante Allemagne se décidait enfin, s'ébranlait, et d'un tel mouvement que l'Empereur en fut emporté. L'électeur de Brandebourg fut la voix de l'Empire contre Louis XIV. Il négocia d'abord une simple alliance défensive qui sortit Léopold du coupable équilibre où il croyait rester.

Guillaume d'Orange qui, le 27 juin, voulait négocier pour son compte avec le roi de France, apprit (probablement le même jour), que l'électeur, l'Empereur bientôt l'Empire, armaient pour la Hollande. Première lueur d'espoir qui exalta le peuple en proportion de sa peur. Une petite ville, dont Guillaume était seigneur, commença le mouvement. Et tout suivit. Était-ce confiance dans les talents d'un homme de vingt ans qui n'avait rien fait? C'était, avant tout et surtout, le parent de l'électeur de Brandebourg et du roi d'Angleterre, qu'on portait au pouvoir pour les flatter tous deux. C'était une satisfaction qu'on donnait aux rois de France et d'Angleterre qui, hautement, soutenaient Guillaume. La nuit du 2 au 3 juillet, les États le proclamèrent stathouder héréditaire. Et le 16 juillet encore, les rois d'Angleterre et de France, renouvelant leur traité, s'engagent à exiger ce que la Hollande a déjà fait d'elle-même, lui imposent Guillaume d'Orange.

Ayant pour lui la peur publique et le vœu forcé des États, acclamé par la populace et demandé par l'ennemi, Guillaume put choisir à son aise s'il serait l'homme national ou le vice-roi de Louis XIV. Celui-ci lui offrait la Hollande mutilée, réduite, mais l'Empire lui disait de la garder entière; son parent l'électeur lui répondait qu'il serait défendu. Donc, il fut un Caton, repoussa fermement la proposition du roi (22 juillet), qui, désœuvré, retourna à Versailles (23). Le 24, rassurés sur la guerre étrangère, les Orangistes commencèrent violemment la guerre intérieure, en arrêtant le frère de Jean de Witt.

Le parti des deux frères occupait partout la magistrature. Pour l'en tirer, il fallait qu'ils périssent ou par le fer, ou par la honte. Guillaume eût mieux aimé qu'ils se déshonorassent. Il proposa froidement à Jean de Witt de servir le stathoudérat, de défaire l'œuvre de sa vie, et de démolir son propre parti, offrant de le faire son second. Il ne voulait rien que le perdre. Jean lui montra par un mot de bon sens qu'il le devinait bien, il dit: «Que, s'il mentait pour lui, il le servirait peu, que personne ne voudrait le croire.»

Restait l'assassinat. Pour y pousser le peuple, il fallait l'abuser, ôter aux frères la garantie sacrée que leur prêtait la parenté, l'amitié du héros national, de Ruyter. Par une calomnie exécrable, on affirma qu'ils étaient devenus ennemis, que Corneille de Witt avait empêché Ruyter d'achever sa victoire, qu'ils s'étaient disputés, battus, que Corneille en restait blessé. La preuve, disait-on, c'est qu'il est enfermé chez lui. Il y était malade; on soutint qu'il était blessé. Ruyter, lui-même, en vain jurait le contraire. Mais on ne voulut pas le croire, et le peuple lui sut mauvais gré de rester juste et vrai contre sa sotte fureur.

Le crescendo des calomnies allait s'amoncelant de l'absurde à l'absurde, jusqu'au plus atroce délire. Les assassins crièrent qu'on voulait les assassiner, que Corneille payait des gens pour tuer le prince, que Jean volait le trésor. Notez qu'il n'avait jamais eu un sou dans les mains, ayant toujours refusé tout maniement des deniers publics. Ignoble accusation, mais facile à détruire par la moindre vérification. Jean en appela à Guillaume lui-même, qui pouvait le sauver d'un mot, en attestant le fait. Il fut dix jours pour trouver sa réponse. Dans cette réponse ironique qui, ne voulant rien dire, induisait à tout croire, il avait l'air de se laver les mains de ce que pourrait faire la justice du peuple.

M. Mignet, quoique généralement favorable à Guillaume et à l'établissement de la maison d'Orange, montre pourtant avec une ferme impartialité que le peuple n'alla pas trop aveuglément de lui-même, mais fut quelque peu dirigé.

On le poussa d'en haut. Bourgeois contre bourgeois agirent; l'homme du 22 juin, qui crut tuer Jean de Witt, était le fils d'un magistrat. De plus, le parti sombre et furieux des sectaires qui jadis avaient aidé Maurice à tuer Barneveldt, les puritains de Hollande, prêchèrent l'assassinat aux carrefours. Ces imitateurs imbéciles des vieux livres bibliques croyaient toujours, du sang et de l'assassinat, susciter un Juge du peuple, un sauveur d'Israël. Le juge, le sauveur, c'était ce fin et froid Guillaume qui attendait pour profiter.

Pour faire le crime, il fallut une suite de crimes. D'abord, enlever Corneille à sa ville de Dordrecht, qui seule avait droit de le juger. Le procureur de la haute cour de Hollande, le magistrat chargé de la sûreté publique, fit cet enlèvement, un acte de bandit. Après cela la haute cour ne voulait pas juger; on fit mine de la massacrer, et quand les magistrats se furent sauvés, moins trois, ces trois, demi-morts de peur, ordonnèrent la torture. Corneille y fut ce qu'il avait été dans le combat naval, un héros de l'antiquité. À ses bourreaux bibliques, il parla en Romain, citant Horace et la strophe immortelle: «Le juste, de ferme volonté, persistera... La colère de la foule, la furie grimaçante du tyran, veut en vain le crime... Il reste sur sa base, comme, aux folies du vent, le roc de la profonde mer!»

Les juges n'osèrent absoudre; ils auraient péri en sortant. Ils prononcèrent lâchement le bannissement. Au peuple, donc, de le bannir dans l'autre monde. Pour ne faire qu'un massacre, réunir les deux frères, on alla dire à Jean que Corneille le demandait. Il se rendit intrépide à cet appel, qui leur donnait la chance, ayant vécu ensemble d'un même cœur, ensemble d'y mourir.

Il n'y avait plus qu'un pouvoir en Hollande; la loi était toute en un homme. Les États effrayés envoyèrent en hâte à cet homme demander du secours. Il n'y fallait pas une armée. Un mot de lui, un messager, sauvait le droit, l'humanité. Ce mot ne fut pas dit. Guillaume s'obstina à croire que des troupes étaient nécessaires. Il ne pouvait en envoyer. Il resta inerte et muet.

Les États gardaient la prison avec un peu de cavalerie, qui tenait la foule en respect. Tout à coup, quelqu'un crie: «Les marins des villages sont en marche pour piller la ville.» Les magistrats firent semblant de le croire, envoyèrent la cavalerie aux portes; donc, livrèrent la prison,—forcée, et les prisonniers,—massacrés, traînés, tout nus, honteusement mutilés et pendus sous les yeux de Simonsson, pontife meurtrier de l'Ancien Testament, Samuel orangiste, qui crut voir Achab et Agag, les impies sous le saint couteau.

Longtemps après, notre Gourville, ce laquais effronté dont nous avons parlé, devenu un gros financier, le familier des rois, osa dire à Guillaume, qu'on croyait qu'embarrassé de MM. de Witt, il avait dû naturellement profiter de l'occasion. À cette curiosité cynique, il répondit qu'il n'y avait rien fait, mais n'avait pas laissé de s'en sentir un peu soulagé.

Ce n'était pas rien faire, c'était agir beaucoup que d'avoir protégé le premier assassin qui dut encourager les autres, d'avoir répondu sur le vol de manière qu'on y crût, d'avoir refusé de faire son devoir de stadthouder pour sauver la prison, d'avoir récompensé les chefs mêmes des massacres; si bien que celui d'entre eux qui força la prison, devint bailli de la Haye, le gardien de la ville où siégeaient les États! Noble garde, belle garantie des libertés de l'Assemblée!

Par la force des choses, le roi se détournait de la Hollande, était forcé de faire front vers l'Empire. Il envoya Turenne (septembre) au delà du Rhin. Condé couvrit l'Alsace. Voilà la France, tout à l'heure conquérante, qui tourne à la défense, défense agressive, il est vrai, qui allait chercher l'ennemi.

Turenne n'eut pas grand mal, l'Empereur était fort hésitant, tout occupé de sa Hongrie, les Turcs près de lui, en Pologne. Son général Montecuculli avait l'ordre de suivre l'électeur de Brandebourg, mais sans agir, sans attaquer. C'était l'ordre aussi de Turenne. Guillaume, qu'ils ne purent rejoindre, mais qui eut un renfort d'Espagnols, coupa les Pays-Bas, crut prendre Charleroi, pendant que Luxembourg, notre général en Hollande, faisait sa pointe aussi, croyait prendre la Haye, enlever les États. Ce vain chassé-croisé fut stérile pour l'un et pour l'autre. La glace fondit sous les chevaux de Luxembourg, qui revint à grand'peine. Pour se dédommager, il exécuta à la lettre sur des populations soumises les menaces barbares que Louis XIV avait faites aux populations résistantes. On commença alors à savoir ce que c'était que les armées de Louis XIV, qu'on avait crues civilisées. La fameuse administration de Louvois ne les nourrit point hors de France. Le soldat fut un gueux vivant de vol, à jeun, mais toujours gai, beaucoup trop gai pour l'habitant. Dans le pays d'Utrecht, il y eut dix-sept mois de pillage. Les clefs furent défendues, afin que le soldat put entrer à toute heure de nuit dans les maisons. Outre d'énormes contributions générales, Luxembourg traita avec chaque habitant pour en tirer le plus possible; sinon, brûlés ou inondés.

La retraite des Français ne releva pas la Hollande. Elle sembla rester sous l'Océan. La victoire de la fausse Hollande, des intrus, du parti bâtard qui voulut un maître et le fit, fut l'enterrement de la patrie. Plus de génies, plus d'inventeurs; ils ne se renouvellent plus. Ce que ce pays a d'éclat, il le doit désormais surtout aux étrangers; on voit en première ligne l'émigration française, Jurieu, Saurin, Bayle, etc., les orateurs et les critiques. On voit d'exacts et pesants historiens, d'éminents érudits et d'excellents compilateurs, éditeurs, gazetiers, etc., etc. L'inondation coupe en deux cette histoire; tout avant, rien après. Trois hommes survécurent, mais pour mourir bientôt: Swammerdam et Ruysdaël, dont l'œuvre est si mélancolique, Spinosa semble un revenant, dernier hôte d'un monde détruit. Il avait fait au siècle sa vraie philosophie, à son image, sans vie, sans air, sans mouvement, dans la fixité du destin.

La guerre de Trente ans a repris. Turenne qui, enfant, l'eut pour école, la refait vieux en Allemagne. Il s'établit dans la Westphalie, et la mange à plaisir. C'est le père du soldat; il ne voit nul excès, et ne veut rien savoir. L'électeur de Brandebourg, désespéré de cette guerre barbare, accepta un traité d'argent, avantageux, prodigue, que lui offrait Louis XIV. À ce trait, nombre d'Allemands sentirent, reconnurent le grand roi, acceptèrent ses subsides. Et ce roi de l'argent, qui marchandait l'Europe, se crut si fort, après son échec de Hollande, qu'il démasqua l'idée de succéder à Léopold vivant. Les Allemands purent lire dans un livre de Paris, censuré et autorisé, que l'Allemagne appartenait au roi de France.

C'est sur la France même que retombaient ces terribles folies, sur Colbert qui fut écrasé. Un mot sur la situation de ce grand et malheureux homme.

C'était, je l'ai dit, un héros plutôt qu'un homme de génie. Il ne prévit nullement. Il avait, dans son grand effort et sa terrible volonté, trop méprisé le temps. Il voulut, en un jour, hériter du long travail de la Hollande, lui succéder dans l'industrie et le commerce. Cette Hollande, tant haïe, dont 4,000 vaisseaux par an venaient chercher nos vins, nous aidait pourtant à payer l'impôt. Colbert, un matin, lui ferma la porte. Il dit: «Que feront-ils pour occuper leurs matelots?» Ils firent ce qu'on a vu pendant deux siècles: Hollandais et Anglais, de plus en plus, burent et vendirent les vins de Portugal, d'Espagne. Donc, nos vignerons furent frappés.

Pour l'industrie, la violente improvisation qu'en fit Colbert, coupée, contrariée, avorta en partie et n'eut pas ses grands résultats. Les représailles étrangères en arrêtèrent l'essor. Il étouffa dans sa création commencée. Lui, qui sous tant de rapports avait besoin de la paix, il en vint à souhaiter la guerre, qui tuerait la Hollande et nous rouvrirait le monde à coups de canon. Mais cette guerre l'accabla. Le roi lui signifia (1673) qu'il devait lui trouver soixante millions de plus, sinon qu'un autre les trouverait. Il fut anéanti, voulut s'en aller. Cela était impossible; tant de choses étaient commencées, et tenaient à lui seul! Voilà ce malheureux esclave traîné la corde au cou, comme lié au cheval fougueux, jeté aux voies les plus scabreuses. Le voilà relancé aux casse-cou des Fouquet et des Mazarin. Ministre d'un joueur, qu'il fasse donc des opérations de joueur, qu'il mange l'avenir, qu'il plonge au gouffre de l'emprunt; là, la voie est facile, on va la tête en bas; rien de plus doux, c'est la gravitation.

Les embarras du roi ne pouvaient qu'augmenter. En réduisant les conditions offertes à la Hollande, il insistait sur le grand point, l'établissement du culte catholique, l'introduction d'un grand clergé, colonie redoutable qui eût travaillé là pour lui. L'Angleterre finit par comprendre que ce qu'on demandait franchement en Hollande, on le ferait chez elle par la trahison de Charles II. Elle s'éveilla en sursaut et frappa juste,—sur York, sur le grand parti de Rome et de la France, ce ténia terrible qui allait grossissant, s'agitant, dans les entrailles du pays.

Charles II, le roi philosophe au-dessus de tout préjugé, avait imaginé un plan ingénieux de tolérance, couvrant d'une même protection l'Angleterre, le patriotique parti puritain,—et la fausse Angleterre française et catholique. Lui-même (13 novembre 1669) explique à notre ambassadeur comme il prépare sa trahison, donnant peu à peu le commandement des troupes, les gouvernements des places et des ports aux catholiques déguisés, aux protestants prêts à se convertir, etc. (Mignet, III. 162.) L'hôtel du duc d'York, repaire de gens mystérieux, dans ses greniers ou dans ses caves, manipulait les consciences, marchandait les fidélités. Le ministre Arlington était un bel exemple des hautes primes de l'hypocrisie.

Ce qui dérangea ce beau plan, ce fut la magnanimité inattendue des puritains; ils ne voulurent pas profiter d'une tolérance qui couvrait le complot papiste. Ils redemandèrent la persécution, l'exclusion des charges publiques, l'obscurité, la pauvreté. Rien de plus beau ni de plus grand.

Le Parlement put donc hardiment lancer une pierre dont tous les traîtres furent frappés en pleine poitrine; c'est le serment du Test. Quiconque a des charges publiques doit: 1o jurer que le roi (non le pape) est le chef de l'Église; 2o déclarer ne pas croire au principal des dogmes catholiques.

Mesure inefficace ailleurs, et ridicule sans doute partout où le serment n'est rien, chez les peuples où la parole n'a pas de gravité. Mais elle fut très-efficace en Angleterre. On se connaissait bien; qui se fût parjuré, n'en eût pas moins été rejeté, de plus, déshonoré. Par cette déclaration de guerre ouverte, on raffermit un grand peuple flottant qui se fût laissé ébranler, mais qui, voyant le papisme déclaré l'ennemi de la patrie, s'en écarta décidément. La religion de l'intolérance ne fut plus tolérée (que dans la conscience). L'État lui ôta l'arme dont elle aurait frappé l'État.

La chose était si nécessaire, que lord Bristol, un catholique, mais, avant tout, loyal Anglais, déclara que le pays était perdu sans cette mesure contre les catholiques. Le Parlement admira cette franchise et le dispensa du serment.

CHAPITRE XIV
L'AUTRICHE ET L'ESPAGNE DÉFENDENT LES PROTESTANTS—MORT DE TURENNE
1674-1675

En suivant attentivement les négociations de Louis XIV dans les lumineuses publications de M. Mignet et dans les nombreux auteurs qui, de nos jours, ont pris plaisir à nous expliquer ces œuvres de ruse, je suis obligé, je l'avoue, de porter un jugement contraire au leur. Ils en admirent l'habileté. Moi, quelque effort que je fasse, il m'est impossible d'y voir autre chose qu'un incroyable aveuglement, une étrange ineptie qui travaille contre elle-même.

Comment se fait-il que, seul ici, je me voie en désaccord avec tous? Ils ont admiré, en artistes, la dextérité du détail. Moi, je regarde, en politique, l'inconséquence générale des actes et leurs funestes résultats.

La fortune fit tout pour lui. Il fit tout contre la fortune. On a vu, d'abord en Hollande, la partialité obstinée de M. de Witt pour la France, et la violence barbare par laquelle le roi même ruina le parti français, créa, grandit son ennemi, le prince d'Orange. Même spectacle en Angleterre, et même encore dans l'Empire. Il y détruisit ce qui pouvait l'appuyer.

Du côté de l'Empereur, les Jésuites avaient rendu à Louis XIV un service signalé. En janvier 1672, c'est-à-dire au moment même où il commençait la guerre, ils paralysèrent l'Autriche et la rendirent incapable d'y prendre une part sérieuse. De l'oppression politique qu'elle exerçait sur la Hongrie, ils firent une cruelle persécution religieuse. Jusque-là, le ministre dirigeant, Lobkowitz, destructeur des libertés de ce pays, avait procédé par la ruine et l'exécution des grands. Mais, à ce moment, les Jésuites ouvrirent une croisade contre le peuple, contre les masses protestantes. Le 2 janvier, commencèrent les dragonnades autrichiennes, missions armées où ces Pères, menant avec eux les soldats, entreprirent de violenter le plus fier des peuples. Ils surprenaient, enveloppaient à la turque chaque hameau, et brusquement convertissaient le Hongrois qui voyait sa femme, ses enfants sous le fusil.

«Qui a raconté les détails de tout cela? leurs ennemis?» Point du tout. Ils n'ont cédé à personne l'honneur de consacrer le souvenir de leurs exploits à la postérité. Le chaleureux, mais savant auteur du Cabinet Autrichien, Michiels, cite les bonnes et pures sources jésuitiques où il a puisé; grâce aux livres des exécuteurs, grâce aux lettres de Léopold, nous savons les petits moyens qui opérèrent ces œuvres pies. Des ministres brûlés vifs à feu lent, des femmes empalées au fer rouge, des troupeaux d'hommes vendus aux galères turques et vénitiennes, voilà ce qui fit ce miracle. Les Hongrois trouvèrent ces arguments des Jésuites irrésistibles. Tout ce qui ne s'enfuit pas du pays fut touché et sentit la Grâce.

Les troupes de Léopold étant occupées dans une affaire si louable, le roi de France devait, à tout prix, éviter de l'en tirer, ne pas irriter l'Allemagne. S'il était forcé d'y entrer par l'agression du Brandebourg, il ne devait le faire qu'avec d'extrêmes ménagements; il devait surtout nourrir son armée. Mais la cruelle destruction de la Westphalie par Turenne (1672), la surprise que le roi en personne fit de Colmar et autres villes impériales (1663), terrifièrent les Allemands; ils coururent à Vienne, accusèrent le ministre, ami de la France. Les Jésuites le sacrifièrent et restèrent seuls maîtres; s'ils continuèrent en Hongrie leur grande œuvre religieuse, il furent forcés en Allemagne de s'accommoder au temps, d'armer contre la France. Admirable habileté de celui-ci, qui réussit à jeter dans l'alliance protestante le gouvernement des Jésuites!

Les circonstances, en Angleterre, l'avaient favorisé de même, et de même il eut l'adresse de la tourner contre lui. Ce qu'il eût dû le plus ménager en ce monde, c'était Charles II. Le hasard, l'exil, Henriette, l'échafaud de Charles Ier et le couvent de Chaillot, avaient fait un roi exprès, vrai Français, faux protestant, sincère ami de l'étranger, léger de cœur, si vous voulez, mais non pas dans la trahison. Il fallait que le roi de France économisât cet homme si précieux, n'en abusât pas, ne le déshonorât pas, ne le fît pas trop connaître. Les grands politiques italiens auraient bien autrement mûri, caressé le complot.

Le bonheur du roi voulait que Charles II eût d'abord pour ministre Clarendon (beau-père du duc d'York, futur chef des catholiques). Mais le roi tua Clarendon par le rachat de Dunkerque, qui révéla Charles II. Pour raccommoder cela, le bonheur du roi veut encore qu'il puisse endormir l'Angleterre, envoyant deux fois comme ambassadeur l'homme de nos protestants français, le député général de leurs églises, Ruvigny, le beau-père de lord Russel, honorable chef de l'opposition. Ainsi, c'est la loyauté du parti protestant même qui se charge de répondre de Louis XIV, de couvrir le complot papiste. Mais le roi est si aveugle qu'il détruit tous ses avantages. Tantôt il presse Charles II de se convertir, tantôt il lui dit d'attendre. Lingard même et les catholiques en ont haussé les épaules.

En 1672, il lui imposa la guerre de Hollande, et, quand les flottes anglaises furent en ligne à côté des nôtres, par deux fois notre amiral d'Estrées se tint immobile et les laissa écraser. Nos officiers, désespérés de ce déshonneur de la France, exigèrent une enquête. Mais il fut prouvé invinciblement que d'Estrées avait ordre de trahir. Les pièces originales existent dans nos archives et sont tout entières imprimées. (E. Süe, Marine, t. III, 43, 65.)

Loin d'apaiser, de tromper l'indignation de l'Angleterre, le roi la porta au comble en donnant au parti papiste un centre d'organisation. Il dota, maria de ses deniers, York, le chef des catholiques, avec une Française italienne, une nièce de Mazarin. L'hôtel d'York, dans Londres même, fut une France, fut une Rome, foyer d'intrigues audacieuses, si peu cachées, que les Jésuites y tinrent leurs assemblées solennelles qu'ils faisaient tous les trois ans.

Il n'y eut jamais rien de si fou. Par cette série de sottises, de tyrannies exercées sur son valet Charles II, on peut dire que le roi de France l'étrangla de ses propres mains. Dès 1673, il est détruit, ruiné, se remet pieds et poings liés au Parlement, qui fait le procès des ministres, la paix avec la Hollande. Le renversement des Stuarts est déjà tout préparé, la révolution semble mûre. Un chef manque. Ayez patience. Voilà Guillaume d'Orange.

Encore une fois, l'activité de ce gouvernement, le mérite de ses agents, l'intérêt de leurs dépêches, les apparences judicieuses que leur aimable parlage donne aux choses les plus insensées ne peuvent faire illusion. Il est trop visible que c'est un gouvernement d'imagination, romanesque et passionné, qui ne prévit rien, ne mesura pas ses ressources. La guerre a commencé en 1672. Dès l'hiver on n'en peut plus. On est obligé, pour avoir des troupes, de rappeler peu à peu les garnisons de la Hollande. On se jette en Allemagne. L'armée n'emporte rien; Louvois ne nourrit point Turenne. Le voilà, dès le début de la guerre, dans la pénurie, dans les horreurs qui marquèrent la guerre de Trente ans. Nous retournons aux Waldstein. L'Europe reconnaît et frémit.

Le roi recule rapidement. Notons les degrés de la reculade.

Dès avril 1673, il se réduit à ce que les Hollandais offrirent et qu'il refusa. Mais alors, ils ne l'offrent plus.

En juin, se croyant relevé parce qu'il a de sa personne (sous la direction de Vauban) pris l'importante Maëstricht, il croit que l'on va céder; il veut bien se réduire encore, rendre Nimègue. Les Hollandais n'en veulent pas. Ils sont vainqueurs: en juin même, Ruyter a battu nos flottes, coupé le chemin à l'armée qu'on voulait jeter sur la côte; le plan de descente est dès lors pour toujours abandonné.

En septembre enfin, le roi croit calmer les Hollandais en ne gardant que les villes qu'il a prises aux Espagnols, Ypres, Saint-Omer, Cambrai. Mais la Hollande défend l'Espagne comme elle-même, ne veut rien entendre.

En Allemagne, la question est si violemment retournée que, dans cette guerre que le roi avait lui-même déclarée religieuse et catholique, ce ne sont plus seulement les protestants qui combattent, mais la catholique Espagne et la catholique Autriche. Le Jésuite Léopold s'en va au pèlerinage fameux de Maria-Zell pour prier contre Louis XIV. Il prend en main le crucifix, prêche son armée contre la France. La croisade que Louis ouvrit, elle se fait contre lui-même.

On peut dire qu'il fit un miracle, l'amalgame des plus opposés, la suppression des vieilles haines, éteintes par une haine plus forte. Le général de l'Autriche, Montecuculli, opère sa jonction avec le prince d'Orange. Le prince des calvinistes, petit-fils du Taciturne, devient général en chef des armées du roi Catholique, défenseur de la monarchie espagnole. Le voilà maître du Rhin, maître des communications entre la Hollande, les Pays-Bas et l'Allemagne.

Il fallut bien que Louis XIV, impuissant contre la Hollande, revînt à sa première politique, la spoliation plus facile de la vieille ruine espagnole, la guerre de catholiques contre catholiques. Singulier revirement. Il s'adresse aux protestants. Il caresse la Hollande, veut gagner le prince d'Orange. Il va, derrière l'Empire, encourager, tromper les Hongrois calvinistes; il les compromet par l'espoir des secours qu'il ne donne point. Tout le secours fut une médaille où il s'intitule le Libérateur des Hongrois. En Angleterre, il paye l'opposition du Parlement et les chefs mêmes des puritains contre Charles II, pour que celui-ci, dans le désespoir, n'ait de ressource qu'en lui, soit décidément forcé de trahir et d'appeler l'ennemi.

Quelle montagne de haine s'éleva contre nous, quelle furieuse indignation, on put en juger à Senef (11 août 1674). Elle y rendit nos ennemis indomptables, et d'un ramas de soldats de toutes nations elle fit une armée aussi ferme que l'armée française. Il y eut deux batailles en un jour. L'étonnement des nôtres ne fut pas petit quand, ayant rompu trois fois les alliés le matin, se croyant victorieux, ils virent les prétendus vaincus se reformer obstinément dans un poste meilleur. Là, la France reconnut la France. Il y avait force Français sous le drapeau de Hollande. Et même les Autrichiens étaient conduits par un Français, M. de Souches. La fureur acharnée de Condé, qui eut trois chevaux tués sous lui, le massacre de 8,000 Français et de 8,000 alliés, tout cela n'amena pas de résultat décisif. Condé n'en tira d'avantage que de rester là pour enterrer les morts. Parmi ses prisonniers allemands, il se trouvait plusieurs princes dont la présence témoignait de la haine profonde de l'Allemagne. Ils avaient voulu combattre en personne et se donner le bonheur de frapper eux-mêmes un coup sur le tyran de l'Europe.

Désormais, égalité militaire entre les armées. Mais le roi a encore pour lui la supériorité dans la guerre de siéges, l'habileté de Vauban. La guerre des machines et des murs commence par le perfectionnement du génie, de l'artillerie. Chose curieuse, c'est Vauban, cet ami de l'humanité, qui, suivant le progrès logique de son art, et trouvant les moyens de prendre et défendre les places par des règles invariables, créa les plus terribles aggravations de la guerre. Il se consolait sans doute, comme toujours on l'a fait, à chaque invention meurtrière, en se disant que les campagnes, plus courtes, coûteraient moins de sang. Mais ces règles, une fois trouvées et suivies de tout le monde, les places scientifiquement canonnées, prises et reprises, sont l'objet d'une succession d'opérations alternatives, qui peuvent toujours continuer.—De plus (Vauban y songea-t-il?), la guerre change de nature; les bombes franchissant les remparts, passant par-dessus la tête des soldats, vont écraser l'habitant pacifique. Elles enfoncent les maisons du toit aux caves, éclatent, tuent, brisent, dispersent les membres, font voler les cervelles, des quartiers de femmes et d'enfants. Ces désespérés s'arment contre leurs propres défenseurs; ils forcent les soldats de se rendre. Ceux-ci, pour les contenir, les massacrent, saccagent la ville avant qu'elle le soit par l'ennemi. Horreur dans l'horreur! un enfer où se déchireraient les damnés entre eux, pour être torturés ensuite et dévorés par les démons!

Ces arts nouveaux, cette terreur des bombardements, donnaient de rapides succès. Il ne fallut à Vauban que deux mois pour reprendre la Franche-Comté, par les siéges de Besançon, Salins et Dôle. La Suisse y perdit sa vraie frontière, dont la neutralité l'avait couverte deux cents ans. Cette fois encore, comme en 1668, on avait acheté les meneurs des montagnes. L'année suivante le roi en une fois acheta la Suisse même, engageant à très-haut prix tout ce qu'elle avait de soldats (1675).

Au Nord, même marchandage d'hommes. Le roi solde les Suédois et les fait descendre en Allemagne, pour soutenir de ces mercenaires les traîtres gagés de l'Empire, Bavarois et Hanovriens.

Ainsi la guerre, de plus en plus, devient une affaire d'argent. Colbert, traîné, surmené, écrasé, écrase la France. La prodigieuse patience de ce peuple étonne le monde. À Paris, la chose est poussée jusqu'à vendre l'air et le soleil; les petits étalagistes des halles payent pour la première fois leur place au pavé. Minime et misérable taxe, mais si riche en malédictions! L'impôt du tabac, immense et croissant immensément avec le besoin de l'oubli et de l'abrutissement, est donné à la Montespan, pour aider au jeu furieux où un soir elle perdait sur une carte 700,000 écus (Feuquières, IV, 227).

Elle engraissait, cette belle, à l'instar du gros crevé (sobriquet de son frère Vivonne). Elle reluisait d'embonpoint sous sa riche chevelure qui ondoyait de tous côtés. Déjà épaisse de taille, lourde et pesante de croupe, elle mangeait plus que le roi, le premier mangeur du royaume. Nul homme n'eût pu se flatter de boire en gardant mieux sa tête. Sur un repas fort arrosé, elle se versait encore surabondamment, par rasades, les plus fortes liqueurs d'Italie (Madame, I, 357).

La France, par toute l'Europe, gagnait alors le renom du peuple gueux, du peuple maigre. Les Anglais disaient déjà: «Ces grenouilles de Français.» Chose curieuse, deux voyageurs, à cent ans de distance, portent le même témoignage sur la misère du pays. Locke, le médecin philosophe, le vit en 1676 et 1678. L'agronome Arthur Young, vers 1784. Tous deux sont stupéfiés de la quantité de terres délaissées, de maisons ruinées. À Montpellier, Locke écrit: «Le marchand et l'ouvrier donnent moitié de leurs gains à l'impôt. Un pauvre libraire de Niort qui ne mange jamais de viande, loge et nourrit deux soldats à qui il doit donner trois repas de viande par jour. En Languedoc, les terres nobles, étant exemptes de tailles, se vendent deux ou trois fois plus que celles des roturiers; celles-ci n'ont plus de valeur. Le fermage, en quelques années, a diminué de moitié,» etc., etc.

Quand le timbre et le tabac, organisés en grande ferme, vinrent encore par dessus cette misère, la Guienne et la Bretagne firent enfin explosion. Cela toucha le roi qui retira les impôts, calma tout,—puis, leur jeta une armée pour garnisaire. Force gens pendus, roués. Le port de Bordeaux ruiné. Douze cents vaisseaux étrangers s'en allèrent à vide. Voilà comme ce gouvernement furieux allait se ruinant lui-même, s'ôtant les ressources, se coupant les vivres et se fermant l'avenir.

Que serait-il arrivé si les protestants avaient donné corps aux révoltes, ou eussent pris l'occasion pour faire entrer l'étranger? Les Hollandais le croyaient. Leurs flottes, en 1674, étaient venues flairer la France. Un aventurier, Rohan, leur donnait espoir. Rien ne bougea. Nulle voix, nul signe ne leur vint de ce grand tombeau. Loin d'appeler l'ennemi, nos protestants s'employaient avec un zèle aveugle contre la cause commune du protestantisme. C'était leur homme, Ruvigny, député général de leurs églises, qui allait comme ambassadeur mentir pour Louis XIV, nier la trahison de 1673, travailler contre le prince d'Orange et empêcher l'opposition de le mettre en Angleterre en exigeant son mariage avec une fille d'York.

La France, dans cette crise intérieure, eût été certainement entamée au Nord sans les divisions intérieures des alliés, à l'Est sans la merveilleuse habileté de Turenne. Toute une année, il tint l'Empire en échec sur le Rhin. En cette longue campagne, il apparut ce qu'il était, le maître des maîtres, entre Gustave et Frédéric. Il avait en face le savant tacticien Montecuculli et une armée très-forte en nombre. Tout le monde a admiré cette mathématique sublime de la tactique moderne (Henri Martin). Je crois pourtant qu'il est juste de remarquer, en faveur des adversaires de Turenne, qu'ils n'avaient nullement une armée comparable à celle du prince d'Orange à Senef. L'empereur, occupé chez lui de sa guerre de Hongrie, agissait mollement sur le Rhin, défendait à ses Autrichiens toute tentative hasardeuse. L'armée de l'Empire était formée de gens neufs à la guerre. Pendant bien des années, il n'y en avait pas eu en Allemagne.

Turenne avait ôté à cette armée son point d'appui naturel sur la rive droite du Rhin par la destruction calculée du Palatinat. Il fit soigneusement manger, consommer ce qui put se consommer, puis détruire le reste, saccager, incendier tout, faire, autant qu'on put, le désert. Que sert de dire, comme on fait, que ce furent nos auxiliaires qui firent cette désolation? Elle fut ordonnée et voulue. Le roi croyait avoir reçu un outrage personnel du Palatin, son allié de famille. Ce prince avait excusé, justifié en pleine diète, l'enlèvement d'un traître allemand, Furstemberg, agent de Louis XIV, qu'emprisonnèrent les Autrichiens. Turenne trouvait son compte dans la barbare exécution qui devait empêcher l'ennemi de subsister sur cette rive, en face de la nôtre. L'immensité d'un tel pillage lui attachait extrêmement sa petite armée.

Qu'il ait eu à cela quelque utilité stratégique et passagère, je ne le nie point, mais j'affirme que les choses qui créent des haines durables entre les nations sont mauvaises et impolitiques. Pour ma part, lorsque, dans l'été de 1828, je vis pour la première fois ce romantique palais d'Heidelberg, œuvre ravissante de la Renaissance, encore dévasté, ruiné, je me sentis Allemand, et je gémis pour ma patrie.

Nous avons signalé dans la guerre de Trente ans le phénomène de l'identification absolue du général et de l'armée, l'homme-légion! Quand cela se fait on voit apparaître un monstre de force. À quel prix y arrive-t-on? à une double condition, la perfection de l'ordre au dedans de cette armée, mais la tolérance absolue des excès contre l'habitant. Le grand et froid tacticien, par ce moyen des temps barbares, se fit plusieurs fois une armée à lui. La dernière, de vingt-deux mille hommes, était dans sa main tellement, si fortement attachée, dévouée, passionnée dans l'obéissance, qu'il hasarda avec elle la plus scabreuse opération qui se soit jamais faite en guerre. Ce fut de laisser l'ennemi s'établir en Alsace, de le rassurer pleinement en séparant, dispersant sa petite armée derrière le rideau des Vosges. Ces corps épars avaient le mot pour se réunir le 27 décembre à Belfort, au point où finissent les Vosges. Par la saison la plus rude, par les neiges, les précipices, les torrents, cela s'accomplit. Et l'ennemi épouvanté vit Turenne, réuni, complet, en forte masse, fondre sur lui. Il l'enfonce à Mulhouse, le disperse à Colmar; dès le 11 janvier (1675) lui fait repasser le Rhin.

Il ne fallait pas moins que ces prodiges d'audace et d'habileté pour couvrir la décadence de Louis XIV qui se manifestait déjà. Le grand coup, le plus terrible, quoiqu'il ne produise pas encore ses effets les plus funestes, c'est que l'Angleterre, de plus en plus, tourne contre nous. Résultat naturel d'une duplicité qui chaque jour se révèle davantage. Que serait-ce si les 84 vaisseaux de l'Angleterre s'unissaient aux 134 vaisseaux de la Hollande? Donc, notre brillante marine, augmentée et suraugmentée par le mortel effort de Colbert, est obligée pour le moment de s'ajourner, de s'effacer. Elle n'ose sortir de l'Océan, et cette année ne se montre que dans la Méditerranée.

L'importante ville de Messine, révoltée contre l'Espagne, venait de se donner à nous. Par une conduite habile, on eût entraîné la Sicile entière. Le roi, avec ce tact parfait et cette connaissance des hommes dont on l'a souvent loué, nomme vice-roi de ce royaume (que l'on n'avait pas encore) un courtisan agréable, le paresseux, l'épicurien, le mangeur, le dormeur Vivonne, léger de paroles et de mœurs, admirable pour faire regretter aux Siciliens la gravité espagnole. Le mérite de Vivonne était sa sœur, la Montespan, qui voulut, et cela se fit.

Le spectacle de l'Europe, c'était la lutte savante, acharnée, de Turenne et Montecuculli dans un champ fort étroit, un espace de quelques lieues, entre Rhin et Forêt-Noire. Cette partie d'échecs très-serrée avait fini en juillet par tourner à l'avantage de notre grand calculateur. Il avait gagné l'offensive, passé le Rhin; il croyait pouvoir tourner l'ennemi. Même, il s'écria: «Je les tiens!» Il faisait une dernière reconnaissance des batteries des impériaux, lorsqu'un de leurs boulets le frappa à mort (27 juillet 1675?).

L'armée le fut du même coup. Quoique Montecuculli, malade, eût perdu deux jours, les lieutenants de Turenne, en désaccord, faillirent périr. Il nous en coûta trois mille hommes; heureusement les vieux soldats qui rapportaient le mort avec eux, se crurent encore gardés par lui, et, forts de ce paladium, réparèrent, à force de vaillance, l'ineptie de leurs généraux.

Le moment est curieux pour observer si vraiment la France, dans le délire de son idolâtrie royale, se faisait illusion. Il paraissait convenu que le roi faisait tout. Tout le monde paraissait le croire, et il le croyait lui-même. Il se fit fort, en 1671, de se passer de Colbert. En 1673, il alla faire la guerre seul, se passant de Turenne et de Condé. À lui seul, l'année suivante, on lui rapporta la gloire d'avoir pris la Franche-Comté. Donc, qu'importe la mort de Turenne? Le roi n'est-il point là? Mais ici la scène change. Personne n'est rassuré. L'abattement, les alarmes sont extrêmes. Cette religion du roi, cette foi sincère dans son génie, sa fortune, pour la première fois, elle est dominée par la peur. La Champagne croit voir arriver les armées allemandes. Un fermier voulait résilier son bail pour cas de force majeure: «M. de Turenne étant mort, disait-il, l'ennemi va rentrer en France.»

Cela pouvait bien arriver si tout l'orage du Nord n'était tombé sur nos Suédois que nous payions. Battus par le grand électeur, ils virent fondre sur eux le Danemark et plusieurs princes allemands, furent ruinés en Allemagne. Ils se perdirent en nous sauvant.

Le roi, dans les Pays-Bas, avait ouvert la campagne par une sorte de reculade. Il abandonna Liége et ses forteresses, les démantela, renonçant visiblement à garder la moyenne Meuse. Sur l'Escaut, il prit Condé, menaça Bouchain. Mais, quoiqu'il eût près de 50,000 hommes, Orange, avec 35,000, entreprit d'empêcher ce siége.

Il se mit même, en grand hasard, dans une mauvaise position, entre l'Escaut et la Scarpe, où on pouvait le jeter. Occasion unique, admirable. L'armée fut rangée en bataille le soir, et coucha dans cet ordre, pour attaquer le lendemain.

Le matin, tout le monde étant déjà à cheval, Louvois demanda un conseil de guerre. Sans descendre, les maréchaux le tinrent; la cour et l'armée faisaient cercle autour, à distance. Le ministre redouté leur demanda s'ils oseraient bien faire une chose si imprudente; c'était jouer la monarchie, faire bon marché du roi qui était là en personne. Tout le monde baissa la tête, même Schomberg et Créqui qui avaient voulu la bataille.

Lorges, nouveau maréchal, hasarda pourtant de dire qu'il répondait de l'affaire, si on le laissait charger. Mais la Feuillade, attendri, larmoyant, s'adressa au roi lui-même, le pria, le conjura, lui baisa les bottes, pour obtenir qu'il ne mît pas au hasard sa tête adorée.

Le roi, touché extrêmement, loua l'ardeur des premiers, mais suivit l'avis du dernier, pensant aussi qu'il était plus royal et plus majestueux d'attendre.

Orange reçut des secours, fut sauvé. Et, peu après, un trompette lui étant venu de chez nous, avec son flegme ironique, il prit plaisir à avouer qu'il avait eu belle peur, que, si on l'eût attaqué, il était perdu. Il le chargea de le dire à M. de Lorges. Mais le trompette maladroit l'alla dire au roi lui-même, en présence de toute la cour.

Chose dure à digérer, qu'il fut ainsi constaté qu'en si belle position, avec 50,000 hommes, on ne se fût pas cru assez fort pour en attaquer 35,000. Cela mit le roi de mauvaise humeur, et, Bouchain s'étant rendu, il s'ennuya, eut assez de cette piètre campagne, et revint en plein été (4 juillet 1676).

CHAPITRE XV
LE SACRÉ-CŒUR—TRAITÉ DE NIMÈGUE
1676-1679

La monumentale histoire des digestions de nos rois, commencée à la naissance de Louis XIII par les ordres de Henri IV, continue plus majestueuse sous Louis le Grand, par la plume de ses médecins, Vallot, d'Acquin et Fagon (ms. in-folio de la Bibl.). Elle réfute la fable trop répandue d'une santé immuable. Ces docteurs le suivent partout, le racontent, le purgent et le chantent, mêlant à dose égale victoires, coliques, pituites et fluxions, la gloire et la nature. Mais il y a gloire aussi pour eux. Car si le roi combat l'Europe, ils ont un dur combat contre l'ennemi intérieur, la bile noire, dont ils parlent sans cesse. Ce fléau qui, dans son enfance, se jouait au dehors en diverses efflorescences, plus grave en avançant, se trahit par des vapeurs, et des chagrins sans cause, désirs de solitude, etc., etc. Contre ce Protée, cette hydre renaissante de la bile noire, on luttait constamment par un déluge de bouillon purgatif, de pilules, de médecines. Mais des signes frappants montraient l'âcreté persistante qui devait bientôt éclater en tumeurs, carie, goutte, enfin par la célèbre fistule, dont le roi fut opéré en 1687.

Ce qui étonne davantage, c'est la faiblesse réelle du roi sous sa belle apparence. «Pendant dix ans, dit d'Acquin, de 1667 à 1677, il n'eût pu faire deux lieues au galop.»

Ces dix ans sont justement le règne de la Montespan. Elle fut une maladie du roi, lui faisant la vie agitée, aigre de sa malice, et, vers la fin, nauséabonde. Quand il revint, après la reculade, cette rieuse lui fut insupportable. Le jubilé ouvert le trouva sérieux et dévot.

Dès 1675, on l'avait pu prévoir, le peuple, à la mort de Turenne, avait dit: «C'est elle qui nous vaut cela.» Les ministres craignaient et détestaient sa langue, étaient excédés surtout de l'obligation que leur faisait le roi de venir travailler chez elle. Elle tenait Colbert par son fils (lui ayant donné sa sœur pour maîtresse). Elle faisait marcher Louvois comme un dogue muselé. Quand on fit sept maréchaux, elle en prit hardiment la liste dans les poches du roi, et dit: «Mon frère Vivonne n'en est donc pas?» Le roi, Louvois, balbutièrent, se regardèrent, bref, dirent que c'était un oubli.

Et Vivonne fut mis le huitième.

En Sicile, ce Vivonne ne fit rien que manger, laisser manger, piller ses domestiques. Les Espagnols reparurent en mer, avec le redouté Ruyter et leurs alliés de Hollande. Vivonne n'avait rien préparé. Il était perdu si Colbert n'eût envoyé à son secours. Il avait réussi à obtenir du roi qu'un homme, jusque-là subalterne, mais notre premier homme de guerre, Duquesne, commandât dans cette grande circonstance. C'était un roturier, et un vieux calviniste, rude, inconvertissable. Les Turcs parlaient avec terreur de ce vieux loup, «que l'ange de la mort, disaient-ils, avait oublié.» Une furieuse bataille, entre les deux hommes invincibles, se donna par-devant l'Etna (8 janvier 1676). Les chances étaient contre Ruyter, à qui son gouvernement avait donné peu de vaisseaux, et qui, d'après ses instructions, devaient encore les diviser pour placer au centre la flotte espagnole. La bataille resta indécise, mais avec une perte terrible pour la Hollande (et pour l'humanité), la mort du bon et grand Ruyter. La jambe droite brisée, l'autre emportée, il avait continué de donner ses ordres, mais mourut peu après. Vivonne, qui était resté à terre, daigna sortir alors de son repos et eut le succès facile d'accabler les alliés découragés. Du reste, il rendit la victoire inutile par la haine croissante que ses gens inspiraient pour nous. Ils traitaient la Sicile en pays que l'on doit quitter, inventaient des conspirations pour confisquer, bien plus, prenaient des femmes. Louvois ne manqua pas d'informer le roi en dessous. Mais ce qui le blessait bien plus, c'est que Vivonne le traitait en beau-frère, sans façon, ne daignant même donner de ses nouvelles. Quand on le fit maréchal, il lui fallut deux mois pour faire l'effort d'écrire son remercîment.

Le roi avait assez du frère et de la sœur, d'une femme insolente, d'une maîtresse de dix ans et qui marchait vers la quarantaine. On guettait ce moment. Le timide père La Chaise n'en eût pas profité peut-être. Mais la conversion du roi avait été de longue date préparée en dessous par des mains plus hardies, celles des dames du parti dévot, telles que madame de Richelieu (Anne Poussart). Déjà en 1663, son intendant Desmarets profita de la maladie du roi et d'un moment dévot pour faire brûler Morin. Cette dame, entre les saintes du sombre hôtel de Richelieu, avait la veuve Scarron, personne prude et jolie, fort pauvre, discrète et calculée, propre aux vues du parti. En 1669, la Montespan, alors enceinte, voulant se faire accepter des dévotes, comme l'avait été la Vallière, se remit à elles, et leur donna ce gage de prendre de leurs mains une gouvernante pour le petit bâtard et ceux qu'elle comptait procréer. Forte prise sur le cœur du roi. Elles la saisirent sans scrupule, et chez elle on mit la Scarron.

L'hôtel de la Montespan alors était curieux. Elle y tenait deux femmes de grand contraste, la Vallière, la Scarron (1669-1674), la pleureuse et la raisonnable, la Madeleine et la précieuse. Cette pauvre la Vallière, noyée et perdue de larmes, était leur jouet, leur risée. Aux jours sérieux paraissait la Scarron. Le roi, d'abord peu sympathique, mais de sa nature médiocre et judicieux, apprécia cette personne sensée, et, si j'ose dire, admirablement médiocre. Elle le prit par un certain goût de sage spiritualité et surtout par l'influence qu'elle eut sur les enfants.

Pas un de ses bâtards ne lui ressemblait. Leur mère avait eu déjà un fils de M. de Montespan. Le premier enfant du roi, le duc du Maine, ne rappela que le mari; il en eut l'esprit gascon, la bouffonnerie; on l'aurait cru, de ce côté, petit-fils du bouffon Zamet. Créature mixte, manquée, maladive et bancroche, il reçut parfaitement l'empreinte de sa garde-malade, couvrit son esprit malin, facétieux, de la fine prudence de sa gouvernante, fut le vrai fils de la Scarron. Elle s'empara de même des autres. Elle était sèche, mais égale, avec beaucoup d'esprit de suite. Elle les fit tous à son image, de petits saints de décence et de convenance. Produits dans la demi-lumière, ils furent admirés, acceptés des âmes pieuses, qui les firent supporter de la reine même. Leur légitimation, bien autrement scandaleuse que celle des enfants de la Vallière, on l'osa. Le double adultère fut enregistré, proclamé (1673). Pas hardi qu'on n'aurait pu faire sans l'appui du parti dévot.

Tout cela avait posé la gouvernante dans une grande faveur. Chaque jour, le roi goûtait davantage ses pieuses conversations. En 1674, l'année même où il eut la première humiliation de changer sa politique, il voulut être mieux avec Dieu, finit le supplice de la Vallière, la laissa aller au couvent; elle prit le voile aux Carmélites (1675). Cette année même, madame Scarron prit un titre, se fit un établissement, modeste, mais qui la posait; elle acheta 200,000 livres la terre de Maintenon. La Montespan qui, par trahison, avait supplanté la Vallière, se vit supplantée à son tour. À qui la faute? À la grâce et à Dieu. Ce n'était infidélité, mais conversion.

Quel en serait le caractère? Le roi, sec et froid, ne donnait guère prise. Les Jésuites, trop heureux d'avoir obtenu le silence, ne voulaient rien que gouverner en dessous. Quoique amis du vieux Desmarets, ils n'osaient trop s'associer à la petite église quiétiste. L'aveugle Malaval, dès 1670, avait publié son livre d'inertie passive, autorisé du cardinal Bona. Une femme séduisante et éloquente, une veuve de vingt ans, madame Guyon, établie à Paris de 1670 à 1680, prêchait la mort mystique, l'anéantissement dans l'amour. En 1674, avait paru à Rome la Guide, de Molinos, chaudement approuvée des censeurs des inquisitions de Rome et d'Espagne. Elle eut vingt éditions de toute langue en six années (1674-1680). Qui empêchait La Chaise de faire venir au roi ces livres ou ces personnes, surtout l'irrésistible, la pure et la charmante, encore dans l'ombre, d'autant plus adorée?

Cette poésie n'eût pas été au roi, et elle eût effrayé La Chaise. Le sec, le négatif, le médiocre et le petit, le matériel surtout, pouvaient seuls avoir action. Même la sensualité sournoise et raffinée de Molinos aurait été trop relevée. Le confesseur jésuite, avec sa grosse tête d'âne et ses longues oreilles (dont rit Madame), était fin, connaissait son homme, ce qu'on pouvait faire avec lui. De la dévotion, le roi n'entendait que les pratiques, les actes positifs. Un acte seul pouvait mordre sur lui. Mais quel acte? Un miracle? c'était chanceux. La sainteté janséniste y avait échoué. Combien n'eût-on pas ri si les Jésuites, si la casuistique dont Pascal avait tant fait rire, l'eût essayé! Ils n'en firent pas. Ils en prirent un, tout fait, et se chargèrent de l'exploiter.

Les Visitandines, comme on sait, attendaient la visite de l'Époux, et s'intitulaient Filles du Cœur de Jésus. Cependant, il ne venait pas. L'adoration du cœur (mais du cœur de Marie) avait surgi en Normandie avec fort peu d'effet. Mais dans la vineuse Bourgogne, où le sexe et le sang sont riches, une fille bourguignonne, religieuse visitandine de Paray, reçut enfin la visite promise, et Jésus lui permit de baiser les plaies de son cœur sanglant.

Marie Alacoque (c'était son nom) n'avait pas été énervée, pâlie de bonne heure par le froid régime des couvents. Cloîtrée tard, en pleine force de vie, de jeunesse, la pauvre fille était martyre de sa pléthore sanguine. Chaque mois, il fallait la saigner. Et, avec cela, elle n'en eut pas moins, à vingt-sept ans, cette extase suprême de la félicité céleste. Hors d'elle-même, elle s'en confessa à son abbesse, femme habile qui prit une grande initiative. Elle osa traiter contrat de mariage entre Jésus et Alacoque qui signa de son sang. La supérieure signa hardiment pour Jésus. Le plus fort, c'est qu'on fit les noces. Dès lors, de mois en mois, l'épouse fut visitée de l'Époux. (V. le père Galiffet, etc.)

Les Jésuites, directeurs des Visitandines, ne désapprouvèrent pas. S'il y eût eu l'ombre de doctrine, de spiritualité mystique, ils eussent été bien plus prudents. Mais ce n'était qu'un fait, un acte matériel et charnel. Ils le dirent et le répétèrent. «C'est le culte du vrai cœur sanglant, de la chair, du sang de Jésus.» Nul besoin du haut mysticisme. Il suffit, disait Alacoque, de ne point haïr Dieu; de lui-même Jésus viendra mêler son cœur au vôtre.

Les deux femmes (Alacoque et Guyon) avaient également vingt-sept ans en 1675. Elles changèrent le monde catholique. La spiritualité de l'une, la matérialité de l'autre, diverses en apparence, réchauffèrent la direction. Elle reprit surtout par le nouvel emblème, par le douteux langage qu'il fournissait, par l'équivoque du cœur matériel et moral dont on usa de plus en plus. En vingt-cinq ou trente ans, on créa quatre cent vingt-huit couvents du Sacré-Cœur.

Dès l'année même où le miracle eut lieu, le culte protestant fut défendu à Paray. On éloigna les regards indiscrets. Le sacré cœur devint comme un drapeau de guerre contre le protestantisme. On l'attaqua en Angleterre et on le proscrivit en France. Le mariage italien d'York donnait espoir aux catholiques anglais. Le confesseur, le secrétaire de la duchesse d'York écrivaient au P. La Chaise, que, s'il pouvait leur envoyer quelque secours, «ils porteraient à l'hérésie le plus grand coup qu'elle eût reçu depuis Calvin.» La Chaise donna comme premier secours le miracle et un Jésuite.

Pour cette mission difficile, les Jésuites, s'ils étaient habiles, devaient choisir un demi-fou ardent, rusé, un Méridional, qui enlevât les femmes, qui inaugurât de passion ce culte du sang. Mais ils n'eurent point le génie de la chose. Ils brisaient trop les hommes pour trouver chez eux celui-là. Ils ne voulaient que des esprits prudents, sobres, un peu littéraires. Ce fut un tel homme qu'ils prirent, la Colombière, jeune professeur de rhétorique de leur collége de Lyon, prédicateur passable, estimé de Patru. Il était déjà fatigué, faible de la poitrine. En ferait-on un fanatique? ce n'était pas aisé. On essaya de le chauffer un peu en lui faisant passer un an à Paray, près du volcan. Il avait 34 ans, elle 28. Elle vit tout d'abord son cœur et celui du Jésuite unis dans celui de Jésus. La Colombière eût bien voulu en voir autant. Il y fit ce qu'il put, tâcha de croire, et y parvint dans la faible mesure d'un homme épuisé, qu'énervait ce contact brûlant.

C'était ce poitrinaire qu'on chargeait d'envahir la robuste Angleterre, la forte patrie de Cromwell! Caché trois ans dans l'hôtel d'York, ne sortant pas, n'ayant nulle idée du pays, il devait convertir les lords qu'York lui amenait mystérieusement. Plusieurs, il est vrai, voulaient croire comme le futur roi. Ces grands propriétaires, dont les clientèles étaient des armées, pouvaient entraîner le pays. Mais il fallait de la prudence. On fut peu conséquent. D'une part, on cachait le convertisseur jésuite. D'autre part, on fit chez York l'assemblée triennale de l'ordre, fait éclatant, impossible à cacher, qu'un Français dénonça.

C'était un aventurier, bâtard d'une comédienne, qui avait été d'abord compagnon d'un missionnaire, bateleur religieux. Métier commun en France, où ce gouvernement sévère laissait pourtant carrière aux perruquiers, tailleurs, aux ouvriers paresseux, qui, payés des curés, vaguaient et dressaient des tréteaux pour aboyer aux protestants. Tout leur était permis. Il se permit un faux, fila en Angleterre et écouta aux portes. Il sut l'intrigue papiste, la dit aux chefs du Parlement. Les papistes n'osèrent le tuer, mais le poignard sur la gorge lui firent jurer de partir. Ce qu'il révéla encore. Les Communes enjoignirent au lord, chef de la justice, d'ordonner l'arrestation des prêtres catholiques. La proscription fut lancée. Une agitation incroyable se fit dans toute l'Angleterre. L'un des ministres tombés qui avait le plus à craindre, Arlington, papiste caché, qui avait trahi dans un sens, pour se sauver, trahit dans l'autre, conseilla au roi, à York, d'apaiser l'agitation en donnant au prince d'Orange la main d'une fille d'York; bon conseil qui fit d'Orange le candidat national, le vrai rival de son beau-père pour la succession au trône.

Telle était la situation au jubilé de 76. La grâce travaillait souterrainement en Angleterre, et elle agissait ici au moyen d'une caisse qui achevait des conversions. L'assemblée du clergé, pour y aider le roi, avait étendu son droit de régale. Bossuet semblait avoir gagné sur lui qu'il se séparât de la Montespan. Grande victoire. Cependant, le jubilé fini, on posa cette question: Reparaîtrait-elle à la cour?—Pourquoi pas? disaient ses amis. Il serait dur de l'exiler, et elle peut vivre là chrétiennement aussi bien qu'ailleurs.—On posa le cas à Bossuet, et il faiblit. Pour qu'ils ne fussent pas trop troublés en se revoyant, on convint que la première entrevue aurait lieu devant madame de Richelieu et autres dames respectables. La scène fut étrange. Ils se parlèrent bas. Puis le roi salua profondément les bonnes dames, l'emmena dans un cabinet, d'où l'impudique sortit triomphante et enceinte. L'enfant de ce moment, le fruit savouré du scandale, outrage au monde, à Dieu, fut la femme du régent; il l'appelait madame Satan, et l'Europe la Fille du Jubilé.

Un autre enfant de cette année, c'est Phèdre, ce chef-d'œuvre où Racine a creusé le mystère d'un cœur qui hait et veut le crime, remords plein de désir et sensuel regret de ne pas pécher davantage.

Les dames restaient exaspérées. Mais je crois que le roi regrettait la chose plus qu'elles. Il s'en voulait d'avoir repris sa grosse maîtresse, lorsqu'il voyait autour tant de jeunes fleurs. Il fut indisposé le surlendemain (6 août). Le 28, en expiation et pour consoler les évêques, il leur accorda que les enfants enlevés ne vissent plus leurs parents à la grille.

La plus belle expiation eût été la conversion de l'Angleterre. En même temps qu'on travaillait ses lords par les Jésuites, on gageait Charles II, on achetait la nation elle-même par un traité qui donnait moyen aux Anglais de faire tout le commerce intermédiaire qu'avait fait la Hollande. On leur sacrifiait Colbert, je veux dire ses manufactures, son tarif protecteur de 1667, qui avait commencé la guerre; on revenait aux droits modérés de 1664. Même offre à la Hollande. Le roi croyait corrompre Orange, en lui offrant une de ses bâtardes avec le Limbourg et Maëstricht.—Refus.—En plein hiver (février 1677), on envahit les Pays-Bas. En mars, le roi arrive. L'infaillible Vauban prend Valenciennes, Cambrai et Saint-Omer. Les habitants les livrent et surtout le clergé. À Cassel, Luxembourg, ayant pour lui le nombre, une bonne position retranchée, il arrange pour Monsieur une petite victoire. Le bon prince, que son aumônier jadis poussait en vain, ici mis en avant, bon gré mal gré est un héros.

Mais, loin que la paix soit avancée par ces succès, l'Angleterre s'en effraye; elle veut que son roi arme contre nous. On s'exagérait fort Louis XIV. À l'Est, il ne put résister que par un coup désespéré. Créqui brûla l'Alsace, la dévasta, comme son maître Turenne avait fait de la Westphalie en 73, du Palatinat en 75. Funèbres dates où les campagnes se marquent en faisant le désert.

Charles II, traîné par son parlement, est forcé (10 janvier 1678) de signer un traité avec la Hollande, qui ne fera pas la paix sans l'Angleterre et en recevra une armée. Le roi fit cette fois, comme il avait fait jusque-là, à chaque coup que lui portaient les deux puissances maritimes, il frappa sur l'Espagne. Il y avait plaisir à tomber sur cette Espagne désarmée, une puissance finie qui ne pouvait plus envoyer un seul homme aux Pays-Bas.

Le roi assiége Gand et Ypres, les prend. La Hollande croit le voir venir à elle, recommencer l'invasion. Orange a beau repousser la paix, on ne l'écoute plus. Sa popularité était fort compromise; on avait découvert que ce personnage double avait promis à Charles II de l'aider contre ses sujets. Il ne l'aurait pas fait, il ne pouvait et ne voulait le faire. Qui trompait-il? sans doute Charles II. Mais sa duplicité ôtait toute confiance.

La Hollande allait traiter fort honorablement. Elle était libre en conscience. Ses alliés n'ayant rempli nul de leurs engagements avec elle, elle pouvait s'arranger sans eux. Le roi lui faisait un pont d'or. Mais ayant de nouveaux succès, il fut moins pressé de traiter. Il avait regagné pour six millions Charles II, qui licencia ses troupes. Nos armées vinrent camper devant Bruxelles, et, d'autre part, ouvrirent l'Espagne par la prise de Puycerda. La France présenta des exigences et des difficultés nouvelles, tantôt l'intérêt de ses alliés, tantôt la gloire du roi, qui voulait qu'on signât chez lui, non à Nimègue, où se faisaient les conférences.

Il en fit tant, que la Hollande et l'Angleterre dirent qu'elles se liguaient contre lui, s'il n'avait signé le 11 août.—À la grande surprise de tous, la nuit du 10 au 11, à minuit, on signa en effet le traité avec la Hollande. Vive opposition des Anglais, et du prince d'Orange qui, le 14 encore, sachant certainement la paix, mais n'en ayant pas la nouvelle officielle, fondit sur Luxembourg, le surprit, lui tua beaucoup de monde. S'il eût vaincu, il biffait le traité.

Le roi, en s'arrangeant avec le peuple riche, le peuple banquier, qui soldait la coalition, avançait fort la paix. Il avait frappé l'Espagne chez elle, en Catalogne, l'Empereur chez lui, à Vienne même, par les protestants de Hongrie qu'il animait. La paix s'accomplit par deux trahisons (6 février 1679):

L'Empereur trahit l'Allemagne, ne réclame pas les villes impériales d'Alsace, ni les passages du Rhin. La Lorraine nous resta encore. Enfin l'Empereur laisse le roi forcer la basse Allemagne de satisfaire la Suède.

Le roi trahit la Hongrie, la Sicile. L'abandon de Messine se fit avec les plus odieuses circonstances. On rassura les habitants, on promit, on jura de rester. Un matin, on s'embarque. Tout le peuple accourt au rivage, veut partir avec nous. On part, et, sans traiter pour eux, sans rien stipuler pour leur grâce.—La Hongrie fut trahie de même. Quand ce peuple intrépide poussa à ce point Léopold, jusqu'à saisir sa capitale, il se crut fort de l'amitié, des promesses du grand roi de l'Occident. Au traité, pas un mot pour eux. On les laisse à la vengeance de l'Autriche, comme Messine aux supplices espagnols.

L'Europe se tut et admira. Dans son grossier matérialisme, elle vit le roi, vainqueur de l'Espagne, qui gardait la Franche-Comté, Cambrai, Valenciennes. Elle vit ses dernières campagnes, ses grands siéges, sa fermeté à maintenir les conditions qu'il avait tout d'abord posées.—Elle ne vit pas qu'il reculait sur les deux choses qui avaient été son principe au début:

1o L'intérêt commercial, industriel;

2o La croisade religieuse.

Sous ce dernier rapport, le roi n'avait pu rien. La Hollande restait le grand asile de la liberté de conscience. L'Angleterre, inquiétée et exaspérée, désarma ses catholiques, exclut du trône le catholique York.

Quant à l'intérêt du commerce, à cette immense construction de l'industrie nationale, commencée d'un si grand effort, on lâcha tout, pour gagner la Hollande. Les marchandises étrangères rentrèrent chez nous pour paralyser nos manufactures. Et, ce qui fut très-grave, c'est que les Hollandais obtinrent que le roi ne donnerait plus de monopole, terme obscur pour dire qu'il sacrifiait les compagnies des Indes orientales et occidentales, que Colbert venait de former.

Notre marine même, sa création favorite, si brillante et forte qu'elle soit, que fera-t-elle maintenant que la haine de la France a solidement marié les deux marines, jusque-là rivales, d'Angleterre et de Hollande? Qu'elles combattent d'ensemble, et la nôtre est anéantie. (V. 1692.)

Donc, qu'on dresse partout des arcs de triomphe, que l'enflure de Louvois enfle encore, s'il se peut, qu'on commence la galerie où les tritons bouffis de Lebrun soufflent la victoire.—La France chôme bientôt aux métiers faits la veille, ne peut se réparer. Le vaincu, c'est Colbert.

CHAPITRE XVI
LES MŒURS—QUIÉTISME ET POISON—LA BRINVILLIERS—LA VOISIN
1676-1679.

Le roi trône en Europe, non par la force seulement, mais par l'admiration. Nos réfugiés d'Angleterre, Saint-Évremont et autres, se rendent, confessent sa grandeur. Elle éclate surtout dans l'harmonie que cette monarchie, quelles que soient ses misères, présente à l'étranger, équilibrée par Colbert et Louvois, par la gravité de Bossuet.

La grande époque de force étincelante, celle de Pascal et de Molière, est close par la mort du dernier (1664). Racine s'éclipse (1676) après Phèdre. Mais la Fontaine publie ses dernières Fables (1679). Mais Bossuet est debout, et il soutient le faix du siècle par un livre imposant, le Discours sur l'histoire universelle (1681). Sous son abri commence humblement Fénelon, qui, bientôt s'élevant, va former avec lui la belle opposition qu'on vit dans Corneille et Racine. Une noblesse générale est dans les choses, tendue sans doute et emphatique, comme la grande galerie de Versailles. La vraie beauté du tout, c'est que chaque partie paraît conspirer d'elle-même à l'effet de l'ensemble, spontanément, de passion. C'est l'effet d'une grande symphonie, variée à l'infini sur le même motif, la gloire du Dieu mortel. Et rien n'y contredit. L'exquise indépendance de tel qui reste à part (je pense à la Fontaine) n'apparaît qu'en nuances délicates qui, loin de faire tort à l'ensemble, y mettent la grâce, au contraire, le semblant de la liberté.

Que serait-ce si, dans cette noble et suave harmonie, éclatait tout à coup un désaccord de tons, si de choquantes dissonances, des monstres de laideur apparaissaient? C'est ce qui eut lieu violemment l'année même de la paix (1679). Mais la chose venait de plus haut. Remontons à 1676, à l'affaire célèbre de la Brinvilliers.

Et d'abord, j'avertis qu'on sait mal cette affaire. Il faut que le lecteur oublie le récit convenu, et qu'avec moi il suive uniquement les pièces juridiques, en consultant et comparant les factums imprimés et manuscrits que possède la Bibliothèque.

Pendant dix ans, une lutte d'intrigue avait eu lieu entre deux financiers, Hanyvel et Reich, qui se faisaient appeler seigneurs de Saint-Laurent et de Penautier. Le premier était receveur général du Clergé de France, place qui valait par an soixante mille livres (200,000 d'aujourd'hui). Le second devint trésorier de la bourse des États de Languedoc. Il enviait la place du premier. Il intéressa l'amour-propre des évêques du Languedoc, pour qu'ils l'associassent à Hanyvel. Mais celui-ci avait pour lui tous les évêques du Nord, la majorité de l'Épiscopat. Enfin, Hanyvel étant mort subitement (1669), Penautier succéda. Déjà deux morts subites l'avaient fait énormément riche.

Ce financier d'église, homme doux et dévot, demeurait rue des Vieux-Augustins, fort à portée des Halles, où ses commis prêtaient à la petite semaine. Le peuple, voyant là rouler tant d'or, imaginait que, dans cette maison, on faisait de la fausse monnaie, de la magie peut-être. Dans une descente de justice qui s'y fit, on ne trouva rien de suspect, sauf une tête de mort, qui témoignait plutôt de la dévotion de ce bon personnage et des pensées pieuses qu'au milieu des affaires il gardait pour l'éternité.

Il vivait hors du monde et n'avait qu'un ami. C'était un jeune officier, mais très-pieux, le chevalier de Sainte-Croix. Ce militaire (réellement nommé Godin), bâtard de grande maison, à l'en croire, avait été capitaine de cavalerie. Mais depuis, touché de la grâce, il écrivait des livres ascétiques, philosophait aussi, c'est-à-dire cherchait la pierre philosophale.

Sainte-Croix, au retour de la guerre, avait vécu chez un ami, le marquis de Brinvilliers, avec qui il avait servi. Celui-ci, fils d'un président des comptes, mais devenu homme d'épée, courait le monde et les plaisirs, négligeait trop sa jolie petite femme, qu'il avait cependant épousée par amour. Fille d'un magistrat, M. d'Aubray, elle avait peu de fortune, mais beaucoup de grâce et d'esprit. Elle était parente du pieux chancelier de Marillac, le traducteur de l'Imitation. Elle avait remontré à son mari qu'on jaserait peut-être de l'amitié de Sainte-Croix. Il ne l'écouta pas, exigea, au contraire, qu'il l'occupât, la consolât. Elle se résigna. Sa dévotion se mêla d'un plus doux mysticisme. Desmarets, Bona, Malaval, ouvraient alors la voie de Molinos.

Tous trois vivaient en parfaite union. Quoique la marquise fût obligée, par les mauvaises affaires de son mari, de se séparer de biens, elle ne le fut point de corps, vécut toujours bien avec lui, et lui, il l'aima jusqu'à la mort. Le vieux père de la marquise, moins tolérant, et ne comprenant rien à la haute spiritualité, s'indignait de ce ménage, et disait que Sainte-Croix était un fripon qui exploitait les deux époux. Il obtint une lettre de cachet pour le faire mettre à la Bastille.

Là, dit-on, Sainte-Croix philosopha avec un autre chercheur du Grand œuvre, Exili, que le peuple médisant disait fabriquer des poisons. La légende voulait qu'il eût été à Rome empoisonneur en titre de madame Olympia, reine de Rome sous Innocent X, et que, par ce talent, il eût procuré à la dame cent cinquante morts subites dont elle hérita.

La Bastille sembla porter bonheur à Sainte-Croix. Entré gueux, il en sortit riche. Il se maria, prit hôtel, laquais, porteurs, carrosses. Il eut un intendant, outre ses vieux serviteurs de confiance, Georges et Lachaussée, qu'il céda pourtant, l'un à Hanyvel, l'autre à madame de Brinvilliers, qui le plaça chez les Aubray, ses frères. Chose bizarre, tout comme Hanyvel, ces Aubray meurent subitement.

Sainte-Croix était en belle passe. Son ami, Penautier, allait le cautionner pour acheter une charge dans la Maison du roi. Mais il devint malade. Penautier s'alarma; craignant qu'il ne mourût, il envoya chercher des papiers qu'il avait chez lui. Quoique la maladie ne fût pas longue, Sainte-Croix eut le temps de remplir tous ses devoirs et fit une très-bonne fin. Ce qu'on a dit d'une expérience de chimie où il aurait péri est une fable.

Madame de Sainte-Croix fit mettre les scellés. Mais la veuve d'Aubray, belle-sœur et ennemie de madame de Brinvilliers qu'elle accusait de la mort de son mari, avait trouvé moyen d'adjoindre au commissaire, un homme à elle, un certain Cluet, sergent de police. Cet observateur attentif trouva une cassette où Sainte-Croix avait écrit: «Par le Dieu que j'adore, je prie qu'on remette ceci à madame de Brinvilliers.» On ouvrit, et l'on trouva des lettres de la marquise, une obligation souscrite par elle au profit de Sainte-Croix, et de petits paquets où il était écrit: «À M. de Penautier.» Ces paquets étaient des poisons.

Ce n'était pas ce qu'on croyait trouver. Les poisons n'étaient pas à madame de Brinvilliers, mais bien les billets doux. Le commissaire (Picard, celui qui aida à faire brûler Morin) fut tout abasourdi de voir M. de Penautier, un tel homme, tellement compromis. Il remplit fort mal son devoir, ne recacheta point les paquets, n'écrivit pas le procès-verbal, le laissa écrire par Cluet, l'agent de madame d'Aubray, qui ne pouvait manquer d'écrire à la charge de la Brinvilliers, déchargeant d'autant Penautier. Même, ce procès-verbal suspect, on ne le garda pas entier; il en disparut plusieurs feuilles. La confession de Sainte-Croix avait disparu aussi. Picard dit bonnement qu'en bon chrétien il l'avait brûlée.

Penautier, gardé par l'Église, l'était aussi par la magistrature. Il avait eu la sage précaution d'y avoir alliance. Il avait marié sa sœur au fils d'un conseiller au parlement. Le lieutenant civil, à qui revint la chose, ne voulut ni voir ni savoir l'obligation de Penautier à Sainte-Croix. Il n'en fit point mention. Cette pièce fut négligée et écartée; de plus, falsifiée; on en changea la date. On mit 1667, au lieu de 1669, année de la mort d'Hanyvel, dont cette obligation eût semblé le payement.

Le laquais Georges avait fui le jour de la mort d'Hanyvel; mais l'autre, Lachaussée, fut arrêté, jugé. Il avoua qu'il avait empoisonné les frères Aubray par ordre de Sainte-Croix.—Il varia sur la Brinvilliers, la dit tantôt coupable et tantôt innocente.—De lui-même, au dernier moment, il commençait à dire ce qu'il savait sur Penautier. On lui ferma la bouche.

Celui-ci, inquiet, craignant d'être arrêté, achetait déjà des témoins (Acte ms. sur son commis Belleguise.) Il n'en eut pas besoin. Tous ceux qui avaient agi pour Sainte-Croix avaient disparu comme par magie. Restait la Brinvilliers. Le financier lui donna deux lettres de change pour lui faciliter la fuite. Si elle avait eu le courage de refuser et de rester, on eût arrangé son affaire. Elle partit, laissa le champ libre à sa belle-sœur, qui obtint contre elle un arrêt de mort par contumace.

Elle était réfugiée dans un couvent de Liége. Mais la belle-sœur ne lâchait pas prise. La Brinvilliers, malgré sa dévotion, dont elle édifiait le couvent, s'ennuyait fort avec ses nonnes. Elle était encore agréable, mondaine au fond, et d'esprit romanesque. Forte dans sa petite taille et de nature sanguine, elle n'était nullement insensible aux tendres impressions. Le jargon doucereux de la dévotion galante pouvait la prendre. On lui dépêcha un exempt agréable et parleur facile. On le travestit en abbé. Il s'établit à Liége, l'amusa, l'amadoua de mysticité amoureuse, et, comme elle n'était point cloîtrée, la promena hors du couvent. Là, tout à coup il se démasque. L'ami, l'amant, le directeur se révèle espion et bourreau. Il la jette dans une voiture, entourée d'archers, la ramène à Paris.

Le pis pour elle, c'est qu'on avait saisi sa confession écrite par elle-même. L'extrait que nous en avons donne l'idée d'une pièce bizarre et très-confuse. Elle y met à la suite, sur la même ligne, des crimes épouvantables et des puérilités, et aussi des choses impossibles. Elle a brûlé une maison. Elle a empoisonné son père et ses frères. Elle a été violée à cinq ans par son frère (qui en avait sept). Plus, tels menus péchés de petites filles, etc. Tout cela pêle-mêle. Elle note surtout et accentue plus fortement ce qui est contre la loi canonique et les commandements de l'Église.

Elle avait beau dire qu'elle avait écrit dans un accès de fièvre. Elle sentait qu'on ne s'arrêterait pas à son dire. Elle s'adressa à un archer et crut l'avoir gagné. Il lui donna papier et encre, et elle écrivit deux fois à Penautier d'agir pour elle. Ces lettres n'arrivèrent pas, et servirent au procès.

Elle était fort légère et se confiait à cet archer, qui la faisait parler. «Penautier, disait-il, est donc intéressé à l'affaire?—Autant que moi-même, et il doit avoir encore plus de peur. Du reste, si je parlais, il y a la moitié des gens de la ville (et de condition) qui en sont, et que je perdrais; mais je ne dirai rien.» Elle le répéta par deux fois (interrogatoire ms. de l'archer Barbier, 15 mai 1676). Il paraît, en effet, qu'outre le financier, d'autres personnes étaient intéressées à ce qu'elle n'arrivât pas à Paris. Un gentilhomme vint, tâta les archers sur la route, essaya, mais en vain, de les apprivoiser.

Elle avait fort compromis Penautier, surtout en lui écrivant de faire disparaître un nommé Martin, intendant de Sainte-Croix. Cela forçait la main au président de Lamoignon. On jasait fort, le peuple était très-animé. On dut arrêter Penautier, dans son intérêt même, pour avoir l'air d'examiner la chose et pouvoir le blanchir. Mais il n'avait pas cru qu'on en vînt là, et l'huissier le surprit déchirant une lettre et tâchant de l'avaler. Cet homme intrépide et zélé, servant ses magistrats mieux qu'ils ne voulaient l'être, le prit à la mâchoire et lui arracha les morceaux (Procès-verbal ms. de l'huissier Maison, 15 mai 1676). C'était un billet de deux lignes où on l'avertissait et on lui disait d'aviser «en ces maudites conjonctures.» Heureusement pour lui, les juges s'obstinèrent à ne comprendre rien, acceptèrent le roman qu'il donna pour explication. On fit taire les témoins, et on ne laissa parler que sur la Brinvilliers.

L'accusateur de Penautier, c'était la veuve de cet Hanyvel mort subitement en 1669, sept ans auparavant. Les témoins avaient disparu. La Brinvilliers pouvait nuire encore. Tandis que Penautier prétendait avoir peu connu Sainte-Croix, elle disait «les avoir vus mille fois ensemble.» Il était très-urgent pour Penautier (et pour d'autres aussi) que cette dangereuse langue fût expédiée. La difficulté, c'est qu'il n'y avait pas de témoins sérieux contre elle, qu'il fallait que des juges chrétiens abusassent, pour la condamner, de sa confession. Elle les tenait par deux côtés, d'une part n'avouant rien, de l'autre leur faisant craindre qu'elle n'accusât des gens considérables qui, mêlés au procès, les auraient fort embarrassés. On eut ce curieux spectacle de voir les juges émus et inquiets, cajoler l'accusée, la prier d'avouer, mais de mourir sans bruit. Que dirait-elle à la torture? On le craignait. Si on la lui donnait forte, on risquait de la faire parler tout autrement qu'on ne voudrait. Un seul moyen restait, l'attendrissement. M. de Lamoignon lui choisit de sa main un confesseur très-propre à l'attendrir, un homme médiocre d'esprit, mais sensible de cœur, d'ailleurs faible physiquement, qui se fondrait en larmes, et dont l'émotion contagieuse la gagnerait. Il le fit venir et lui dit ce qu'on voulait: qu'elle n'étendît pas le procès, ne parlât que d'elle-même.

Ce confesseur, M. Pirot, professeur de Sorbonne, tout neuf à ces tristes spectacles, et fort effrayé de la réputation de la Brinvilliers, trouva que le monstre était une petite femme aux yeux bleus, doux et beaux. Nul signe de méchanceté. Elle était adorée de ceux qui la gardaient et qui ne faisaient que pleurer. Elle montra à M. Pirot une extrême confiance, avoua tout, dit qu'elle avait fait empoisonner son père et ses frères. Elle parut navrée de sa honte, surtout pour son mari (alors hors de France). Elle lui écrivit une lettre pleine d'affection.

On ne voit pas qu'elle se repente fort.—Elle croit que «sa prédestination entraînait son arrêt,» sans doute aussi son crime. Voilà ce que le confesseur aurait dû éclaircir. Mais le pauvre docteur, on le voit, était un scolastique de peu d'esprit, de nulle pénétration. Il eût été très-important de savoir d'elle-même quel était le genre d'ascendant qu'avait exercé Sainte-Croix, quel fut ce mysticisme dont il faisait des livres. Pour mener à de tels actes une jeune femme douce et dévote, il fallut, outre la passion, une perversion de la raison, un égarement d'esprit. Les précurseurs de Molinos, qui, dès longtemps, avaient une grande action à Paris, enseignaient que le péché est l'échelle pour monter au ciel. Plus tard ses successeurs divinisèrent le meurtre. La béate Marie d'Aguada crut se sanctifier en tuant des enfants, faisant des anges. De même que les dévots étrangleurs de l'Inde, ces molinosistes tuaient pieusement. La mort morale étant leur perfection, la mort physique était pour eux une perfection supérieure, comme allégement de cette vie de misère, un doux repos de l'âme en Dieu.

Du reste, quelle qu'ait été la doctrine de Sainte-Croix, on doit avouer qu'en général le mysticisme, enseignant trop l'indifférence à la mort, à la vie, et l'indistinction des deux vies, mortelle et immortelle, peut fournir aux tentations du crime de meurtriers sophismes. Il n'est pas sans danger d'exagérer ainsi le néant d'ici-bas.

Pour revenir, la Brinvilliers, sur Penautier, fut très-discrète. Elle dit qu'elle ne le savait pas coupable (sans dire qu'elle le sût innocent). Ayant si bien parlé, elle eut le lendemain l'arrêt le plus doux qu'elle pût avoir; elle ne fut pas brûlée vive comme l'étaient les empoisonneurs, n'eut pas le poing coupé comme les parricides, mais dut être simplement décapitée avant d'être brûlée. On n'osa lui épargner la question; le public aurait dit qu'on craignait de la faire parler. Mais on la lui donna douce; en sortant elle put marcher et demanda à manger. Des gens du plus haut rang étaient venus, inquiets de ce qu'elle aurait dit. La comtesse de Soissons, entre autres (Olympe Mancini), y envoya. Puis, sachant son silence, elle vint elle-même avec des curieux de Versailles, la voir monter au tombereau. (V. la note sur le récit du confesseur.)

On assure qu'elle dit, au moment où elle montait l'échafaud: «Quoi! il n'y aura pas de grâce?... Et pourquoi, de tant de coupables, suis-je la seule que l'on fasse mourir?» Du reste, elle se résigna et mourut dans de grands sentiments de piété.

Bien des gens respirèrent après l'exécution. Dès lors, le silence était sûr. Pour Penautier, le chevalier de Grammont avait fort justement tiré l'horoscope de son procès: «Il est trop riche pour être condamné.» Il n'avait plus à craindre que les indiscrétions de la Brinvilliers n'appuyassent la veuve Hanyvel. Celle-ci s'était d'avance ôté crédit par un déplorable traité avec celui qu'elle accusait. Ruinée par la mort de son mari, chargée d'enfants, elle avait composé avec lui. Sur sa promesse de lui faire part dans les profits de sa charge, elle l'avait elle-même recommandé aux évêques. Il l'accablait d'un mot: «Vous-même m'avez alors accepté, appuyé!» Elle disait seulement: «J'étais pauvre.»

Il aurait dû, pour son honneur, ayant si peu à craindre, faire éclater son innocence au grand jour d'un jugement public en Parlement. Il préféra un procès à huis clos, obtint que l'affaire serait évoquée au Conseil. Elle y fut promptement étouffée, enterrée, et Penautier resta un saint.

Cependant le peuple obstiné soutenait que la grande affaire des poisons n'était pas éclaircie. Le Parlement faisait la sourde oreille. Une chose éclata et lui força la main: la concurrence effrontée, impudente, la bruyante rivalité de ceux qui faisaient métier du poison.

Il y avait des maisons connues d'amour et d'aventures, d'accouchement et d'avortement. Les dames qui les tenaient, obligeantes pour tous les besoins, avaient par un progrès naturel étendu leur primitive industrie de l'avortement à l'infanticide, du meurtre des enfants à celui des grandes personnes. Maris incommodes, rivaux gênants, puis concurrents de places, ennemis de cour, disparaissaient. Le métier florissait. Empoisonneuses émérites et connues, mesdames la Voisin, la Vigoureux, la Fillastre, associées à des prêtres qui jouaient la sorcellerie, avaient de grands hôtels, laquais, suisses et carrosses.

Pour savoir les choses cachées, prévoir ou obtenir la mort de ses ennemis, on s'adressait au diable et on lui disait la messe à rebours, où une femme nue servait d'autel. Des prêtres officiaient ainsi, Lesage à Paris chez la Voisin, Guibourg à Saint-Denis dans une masure. Les dupes écrivaient la demande, qu'on faisait semblant de brûler. On la gardait, on les tenait par là, on les intimidait et on les exploitait. La Fillastre possédait ainsi un billet où quatre princesses ou duchesses demandaient «si la mort du roi viendrait bientôt.» L'une d'elles, pour retirer ce dangereux écrit, s'adressa au prêtre Lesage avec instance et larmes. Ces concurrences empêchaient le secret.

À l'interrogatoire, ce furent les juges qui pâlirent. Le premier nom prononcé fut celui d'un prince (Bourbon du côté maternel), le comte de Clermont, qui aurait empoisonné son frère de concert avec la femme de ce frère, la noire Olympe Mancini. Celle-ci, avec une Polignac et autres, avait eu recours à la magie pour perdre la Vallière. Toute l'histoire des amours du roi aurait traîné au Parlement. Le 11 janvier 1680, il lui retira l'affaire, la transporta du Palais à l'Arsenal, où siégea une commission de gens du Conseil.

Cependant il ne crut pas encore la précaution suffisante. Il avertit Olympe. Elle se sauva, ainsi que Clermont. Une fois en pays étranger, elle fit croire qu'elle n'avait fui que par crainte de la Montespan. Fable évidente. Celle-ci était alors fort peu de chose. Le roi aimait Fontanges et donnait sa confiance sérieuse à madame de Maintenon.

Olympe trouva partout sa réputation établie, l'horreur du peuple, qui souvent la chassa des villes. On assure qu'à Madrid elle empoisonna la jeune reine d'Espagne, nièce de Louis XIV. Service essentiel rendu à la maison d'Autriche, et qui dut aider à la fortune du fils d'Olympe, le fameux prince Eugène.

Une autre Mancini, la sœur d'Olympe, duchesse de Bouillon, resta, et répondit avec une assurance altière, sachant bien que les juges seraient respectueux. Ensuite, cependant, elle crut sage de quitter la France.

Le duc de Luxembourg, le spirituel et vaillant bossu, fort dépravé, qui avait l'âme comme le corps, fut accusé et ne s'en alarma guère. On avait trop besoin de lui. Il passait pour le seul qui pût succéder à Turenne. On ne frappa que son intendant.

On crut donner le change au public sur la gravité de l'affaire en laissant jouer une pièce où Visé et Thomas Corneille mettaient en scène une Madame Jobin, intrigante, mais non scélérate. On la joua quarante-sept fois de novembre en mars, jusqu'à l'exécution de la Voisin. Personne n'y fut pris. On savait bien que la vraie comédie, honteusement tragique, se jouait entre les robes noires à l'Arsenal.

L'homme qui dirigeait l'affaire, la Reynie, lieutenant de police, mettait au premier plan les farces des jongleurs, revenait aux procès de sorcellerie, clos par le chancelier en 1672. Un jeune maître des requêtes osa le remarquer, dit: «Le Parlement ne reçoit pas ce genre d'accusation. Nous sommes ici pour les poisons.—Monsieur, dit la Reynie, j'ai mes ordres secrets.»

Le diable, mort et enterré, ressuscite ici à propos pour sauver les seigneurs, les prêtres. On brûla quelques misérables, la Voisin, la Vigoureux. Les autres échappèrent. Les prêtres Lesage et Guibourg (quoi qu'on ait dit) ne furent pas exécutés.

Nous entrons dans l'époque sainte où le prêtre n'est jamais coupable. Sauf tel cas, étonnamment rare, public, et de flagrant délit, le roi ne punit plus, tout est enfoui, caché. Le chef lui-même de la justice, le chancelier, expliquera plus tard qu'il n'y a point de justice pour le prêtre. Si le crime n'est pas trop public, on doit seulement le mettre hors d'état d'en faire d'autres, non le poursuivre et le punir. (Correspond. admin., II, 519.)

L'Église juge l'Église. Le prêtre, cité devant un tribunal de prêtres, celui de son évêque, peut fuir (IV, 297), ou est soustrait aux procédures publiques. Souvent aussi, l'affaire est portée au Conseil du roi. Des deux côtés, mystère, arbitraire insondable, le plus ténébreux inconnu.

Le bon et savant Mabillon, dans sa réclamation si modérée, mais d'autant plus accusatrice, n'a que trop fait connaître la justice d'Église. Elle était ou nulle ou atroce. On ne voulait que la nuit ou l'oubli. L'un, impuni, après un peu de jeûne et de pain sec, était placé au loin dans une cure de village où il recommençait. L'autre disparaissait. Dans quelque couvent éloigné où on ne savait rien de l'affaire, on exécutait l'ordre, en le descendant aux basses-fosses. Sans travail, sans lumière dans ces ténèbres immondes, il devenait comme une bête, horreur du frère convers qui lui jetait son pain par un trou.

Le monde de la Grâce, du fantasque arbitraire, qui a destitué la Loi, qui trône et qui triomphe aux dorures, aux peintures, aux glaces de la Grande galerie et leurs cent mille lumières, a pour base obscure les prisons d'État. Celles-ci, trop lumineuses encore, ont au-dessous un enfer plus profond, le noir in pace de l'Église.

Je m'étonne fort peu de voir l'horreur et la frayeur qu'éprouvait l'Angleterre pour ce système étrange. Elle frémissait de sentir autour d'elle et sous elle gronder ce monde de la nuit. Même avant la paix générale, dès que le roi eut brisé la ligue en détachant la Hollande, il se trouva redoutable pour tous. L'Angleterre le voyait venir menaçant, corrupteur, achetant Charles II et les ennemis de Charles II, gâtant et pourrissant ses lords par les Jésuites, et préparant un nouveau roi.

Trois ou quatre ans avant les premières dragonnades, vers 1677, s'organisèrent en France les nombreuses maisons où l'on jetait les filles protestantes. La plus barbare mesure de la persécution, l'enlèvement des enfants, fut révélée ainsi dans son immense extension. Nos voisins purent comprendre qu'en ce système, ce n'était pas l'État seulement, mais la famille qui était menacée. On compta bientôt une foule de ces couvents-prisons. Dans celui de Paris, sous les yeux du public, on employait toutes les séductions de la douceur. Mais les autres, au loin, furent des maisons de force pour dompter les rebelles. Les parents, sur tous les rivages d'Angleterre, abordaient éperdus, désolés pour toujours. Cela parlait assez. La pitié, la terreur, agitaient tout le peuple. Partout, dans les rues, les cafés (très-récemment créés), vous auriez rencontré des figures sombres, de petits groupes conversant à voix basse, discutant, préparant les moyens de la résistance.

«Vaine panique,» dit-on. Pourquoi vaine? On la juge telle, parce qu'elle empêcha ce qu'elle craignait. L'Angleterre fut comme un taureau que le loup vient flairer la nuit. Il frappe de la corne au hasard et frappe mal; mais ses coups fortuits, qui montrent sa force et sa fureur, donnent à penser à l'assaillant.

Grande est ici la légèreté des historiens. Ils affirment d'abord que le complot papiste fut une fable. Puis ils prouvent eux-mêmes qu'on ne peut affirmer, l'accusé principal ayant eu le temps de brûler ses papiers. Dans le seul qu'il ne brûla pas, ce Coleman, secrétaire de la duchesse d'York et des Jésuites, demande secours à la Chaise pour frapper le plus grand coup qu'ait reçu le protestantisme.

Le complot très-réel fut la trahison des deux frères, Charles II, Jacques II, qui, vingt-cinq ans durant, annulèrent l'Angleterre ou même la vendirent à la France. L'hôtel d'York, le centre des Jésuites, fut une manufacture de traîtres.

«Mais, dit-on, les Jésuites condamnés protestèrent de leur innocence.» L'accusateur Bedloe, qui meurt de maladie, jure aussi en mourant qu'il a dit vérité. Qui croirai-je? Je suis habitué, dans les procès anglais, à voir jurer ces Pères, et contre des choses prouvées. Ils jurèrent sous Élisabeth. Ils jurèrent sous Jacques Ier. Il n'en durait pas moins, pour les démentir, au milieu de Londres, le monument de la trop certaine Conspiration des poudres. (V. plus haut.)

Ici les preuves étaient moins sûres; l'Angleterre eût mieux fait de ne point les frapper. Mais elle fit très-bien de désarmer les catholiques. La funèbre et terrible procession qui exalta le peuple autour du juge assassiné, cette grande machine populaire eut un effet immense pour le salut de l'Angleterre. La lueur des flambeaux éclaira le détroit et la France jusqu'à Versailles. Elle montra l'unité d'un grand peuple, immuablement protestant.

CHAPITRE XVII
CONQUÊTES EN PLEINE PAIX—FONTANGES—ASSEMBLÉE DU CLERGÉ
1679-1682

La santé de Louis XIV, que le journal des médecins nous révèle d'année en année, réfléchit les variations de sa vie politique. Chancelant, maladif, l'année de la reculade, il semble jeune et fort à la triomphante paix de Nimègue.

Il ne ménage rien, ni la cour, ni l'Europe. Il reste armé quand les autres désarment, violente l'Espagne et l'Empire. Il dépense cent millions en pleine paix, rase Versailles pour le refaire, bâtit par toute la France. On s'étonne, on frémit de voir ce pénitent, ce roi du jubilé, relancé, à quarante et un ans, en pleine jeunesse. Colbert est consterné, et désespère. La Maintenon aussi, qui croyait le tenir. La Montespan plie, cède au temps. Elle est forcée d'accepter la Fontanges.

Sans cette enfant, qui aurait profité du déclin de la Montespan? peut-être la Soubise. La Fontanges, rousse comme celle-ci, plus brillante et plus jeune, remplit l'entr'acte que l'autre remplissait fréquemment dans les couches de la Montespan. Cette Soubise n'était pas fière; elle ne voulait que de l'argent, enrichir son mari. Elle n'avait d'enfants qu'avec lui, et point avec le roi. Il n'allait pas chez elle, mais elle chez lui, et la nuit. Aux plafonds de l'hôtel Soubise, elle a fait peindre dans l'histoire de Psyché ce beau mystère. Mandée au moment du caprice, attendue par Bontemps qui la menait, elle se levait d'auprès de son mari, dormeur heureusement, le premier ronfleur du royaume. Une fois, ainsi pressée, elle ne trouvait pas ses pantoufles, cherchait sous le lit, ramonait. Le mari dit en songe: «Eh! mon Dieu! prends les miennes!» Et il continua de ronfler.

Revenons à l'astre nouveau. Monsieur s'étant remarié à une Bavaroise, cette princesse, laide et spirituelle, eut une petite cour de filles et dames où venait fort le roi. Les la Feuillade, intelligents, y placèrent leur parente, une petite Limousine, la Fontanges, vierge, jolie et sotte, avec un minois triste d'enfant boudeur. La Montespan en fit galamment les honneurs, parla au roi de cette muette idole, de ce bijou de marbre. À une chasse, elle fit plus, la fit approcher du roi, la caressa et en fit l'inventaire, vantant ses beautés une à une. En la livrant ainsi, elle croyait la tenir, la renvoyer bientôt. Mais la petite n'était pas simplement sotte, elle était absurde et folle, ne disait rien que de travers. Cela piqua le roi. Elle était vraiment neuve, très-exactement belle et «de la tête aux pieds.» Ce qu'on n'attendait pas, c'est que, dès le lendemain, il n'y eut plus d'enfant. Elle fut insolente, colère, cynique, menant les gens bride abattue. Un avis pieux lui étant venu de la personne que le roi estimait le plus, de Madame de Maintenon, elle dit brutalement: «Est-ce qu'on quitte un roi comme on laisse tomber sa chemise?»

Le roi prit la poupée au sérieux, la fit duchesse (1679), l'imposa à la reine. Partout elle piaffait et cavalcadait près de lui, souvent en homme, avec de folles plumes au chapeau. Une fois, revenant de la chasse, par un vent frais, elle jette son chapeau, et se fait serrer sa coiffure de rubans sur le front. Ce sans-façon bizarre du petit page devant toute la cour, c'était effronté et piquant. Le roi en fut ravi et la voulut toujours ainsi. La mode en vint partout. Les plus grandes dames du monde s'affublèrent de cette coiffure. Déjà elles avaient copié les robes indécemment ouvertes et flottantes où s'étalaient les grossesses de la Montespan.

Le roi avait monté une maison à la Fontanges, lui donnait cent mille écus par mois, et autant en cadeaux. Lui-même, il avait augmenté toutes ses magnificences, avait repris les draps d'or, les plus brillants costumes. Il bâtissait de tous côtés. La cour ne tenait plus dans le petit Versailles. On le refit immense. On commença ce bâtiment sans fin, prolongé sans mesure, qui est resté décapité, n'ayant pas le couronnement qui devait en relever la platitude. On commença, derrière, les Ninives et les Babylones des monstrueuses casernes où s'entassèrent les ministères, tout l'attirail de cour et de gouvernement, commis, valets, gardes, chevaux, voitures. Trois cents millions d'alors (douze cents d'aujourd'hui).

On pourrait appeler cette époque l'avénement des pierres. La France s'entoure d'une ceinture de trois cents forteresses. La guerre a commencé en ce siècle par Gustave-Adolphe, qui supprime les armes défensives. Et voilà qu'à la fin on donne une cuirasse à la France. Œuvre immense, en beaucoup de points tout à fait inutile. De telles barrières ne parent pas les grands coups. Elles n'arrêtèrent jamais les Gustave, les Turenne, les Frédéric, les Bonaparte. On prodigua à cela le génie de Vauban, et l'argent, et les hommes. Louvois imagina de faire faire les tranchées des places de Flandre par des paysans du voisinage qu'on amenait à coups de bâton, qui travaillaient gratis, sans nourriture, et mouraient à la peine.

Parmi ces violences, ces dépenses, ce crescendo d'enflure et d'orgueil diaboliques, la conversion du roi avançait fort. Madame de Maintenon y travaillait quatre heures par jour. Il délaissa Fontanges. Séparée de lui par ses couches, elle le fut bien plus encore par sa décadence rapide. Rien de plus fragile que ces blondes éblouissantes. Elles doivent souvent leur éclat au vice du sang. On le vit plus tard par la Soubise, qui mourut de scrofules, décomposée et gâtée jusqu'aux os. La Fontanges fondit bien plus vite. Changement à vue et effrayant. Hier, l'aurore, le printemps et la rose. Aujourd'hui un cadavre. Elle demanda elle-même à se cacher à la campagne, ce que le roi lui accorda de bon cœur.

À qui profiterait cette révolution? À la Montespan? Grand fut l'étonnement quand on vit que le roi ne la visitait plus qu'un court moment après la messe, et non plus après son dîner.

Les meilleures heures du roi, son repos, de six à dix heures du soir, étaient pour madame de Maintenon quatre grandes heures d'interminables conversations. Personne en tiers; tous deux assis. De là, invariablement, elle l'envoyait coucher près de la reine. Il redevint un vrai mari, au bout de vingt ans de mariage.

Conversion édifiante. Et cependant, celle qui y avait le plus travaillé en dessous, la première dévote de France, madame de Richelieu, n'en fut point satisfaite. Elle souffrit plus que personne de l'ascendant exclusif, absolu, de sa protégée Maintenon. Elle se ligua avec la dauphine. En vain. La Maintenon n'en pesa que davantage, leur rendit de mauvais offices, et le chagrin les emporta bientôt.

La cour avait changé d'aspect. Tout devint morne et ennuyeux, mais tendu en même temps, contraint, serré. On craignit de marquer et d'avoir de l'esprit. Le roi, n'ayant plus d'amusement de femmes, devint plus âpre. Il mangea, but beaucoup (Journal des médecins). Circonstance grave qui explique en partie sa violence, sa politique à outrance, ses actes provoquants contre toute l'Europe, sa guerre au pape, sa guerre aux protestants.

Le roi, de plus en plus, est l'évêque des évêques. En revanche, ceux-ci sont des rois.

L'évêque exerce alors des pouvoirs très-divers. On le voit par une lettre curieuse de l'évêque de Lodève (1673, Corr. admin., IV, 101). Non-seulement il fait communier de force des seigneurs catholiques, non-seulement il travaille vigoureusement à la conversion des huguenots, mais il arrange tous les procès civils. Il encourage, dit-il, l'industrie, relève la manufacture des draps de Lodève, etc.

Et d'autre part, le roi semble une sorte de patriarche: 1o Il nomme les évêques; 2o il règle leurs assemblées (1674); 3o il se constitue pour ainsi dire évêque intérimaire; dans les vacances, il perçoit les revenus, nomme aux bénéfices; c'est ce qu'on appelait sa régale, étendue alors à tout le royaume; les fruits en étaient appliqués à acheter des âmes protestantes.

Résistance d'Innocent XI (janvier 1681). Il excommunie ceux que le roi nomme aux bénéfices. On lui lâche le Parlement, qui, trop heureux de sortir du silence, donne arrêt contre certain libelle qu'on attribue au pape (31 mars).

Le roi n'était pas sans scrupule. Il affermit sa conscience en frappant l'hérésie. Il accueillit le conseil des intendants et des Louvois qui proposaient d'exempter de logements militaires les convertis, et d'en surcharger les obstinés (11 avril 1681). Premier essai des dragonnades. L'effet fut terrible aux familles. Dans les scènes honteuses, hideuses, de ces violences de soldats, on cachait surtout les enfants, ou on les faisait fuir. Nouveau coup le 17 juin: Permis aux enfants de sept ans de quitter leurs parents et de se convertir. Mesure dénaturée qu'inspira (chose bizarre) une émotion de nature. Fontanges mourut le 15 juin. Elle voulut voir encore le roi. Il y consentit à grand'peine, mais l'impression fut forte; le baiser du cadavre, cette image effrayante de la mobilité du monde, remua sa conscience, et, comme expiation, il fit sa cruelle ordonnance, plus cruellement interprétée, pour ravir les petits enfants.

La réclamation de Colbert fit suspendre les dragonnades. Mais madame de Maintenon, flattant les tendances du roi, se déclara contre Colbert et appuya Louvois. Une ordonnance étrange déclare qu'on s'est trompé en croyant que le roi défend de maltraiter les protestants (4 juillet).

L'enthousiasme catholique monta au comble, lorsqu'en octobre, le nouveau Théodose alla rendre au vieux culte la cathédrale de Strasbourg. La grande ville luthérienne du Rhin, trahie, vendue, terrifiée, fut enlevée à l'Empire, et compléta la conquête de l'Alsace, continuée pleine de paix. Nos tribunaux avaient, par simple arrêt, conquis quatre-vingts fiefs de Lorraine et dix villes impériales, plus le comté de Montbéliard.

Étrange politique. Il irritait l'Allemagne et voulait pourtant la gagner. Par des traités d'argent, il croyait acheter l'Empire et s'assurait des électeurs de Bavière, Brandebourg et Saxe, pour la prochaine élection.

La victoire des victoires eût été de dompter le pape. Par un curieux renversement des choses, ce pape était soutenu des jansénistes, ne les haïssait point, et lui-même sentait l'hérésie. Belle prise pour le roi orthodoxe, qui la frappait partout. Il semblait le vrai pape. Les Jésuites étaient pour lui et méconnaissaient Rome. Un moment, tout fut gallican.

Le 9 novembre 1681, Bossuet ouvrit l'assemblée du clergé. Son discours éloquent porta, au fond, sur un point où il était sûr de persuader: Que saint Pierre ne fut que le premier entre égaux, que sa chute n'empêcha pas l'unité de l'Église, qu'elle est surtout dans les évêques.—Le roi leur rend hommage en consentant que ceux qu'il nomme aux bénéfices soient préalablement examinés par eux. L'assemblée est touchée, et, à son tour, elle cède sur la question d'argent, le laisse percevoir les revenus des évêchés dans les vacances.

On en fût resté là; mais le grand citoyen Colbert insista pour faire démentir au clergé ses principes papistes de 1614. Bossuet dressa les quatre articles (depuis si longtemps préparés): 1o le pape ne peut rien sur le temporel; 2o il ne peut rien contre les décisions des conciles; 3o ni contre les libertés des églises nationales; 4o ses décisions, non sanctionnées par l'Église, peuvent être réformées.

Système hybride qui mêle la raison au miracle, la sagesse de discussion à ce que les croyants nomment eux-mêmes la folie de la foi. Pur expédient politique. Que sert de marchander en pleine poésie? La rhétorique de Bossuet ne change pas le point de départ. Le christianisme est un miracle: le salut de tous par un seul. Son gouvernement aux âges barbares se posa hardiment comme incarnation monarchique, l'idolâtrie d'un chef inspiré aux choses de Dieu.

Maintenant où commencent, où finissent les choses de Dieu? La distinction du spirituel et du temporel est impossible. Tout relève de l'esprit. Rien dans les intérêts civils qui ne soit spirituel, rien dans les choses politiques. Celles-ci directement influent sur les idées morales et les tendances religieuses. L'État est l'accessoire, la dépendance de l'Église. Si l'État n'est Église et pape, il est le serf du pape et ne s'en affranchit que par accès, par petits efforts ridicules, pour retomber bientôt dans son servage.

Dix ans ne se passèrent pas sans que Bossuet ne se trouvât abandonné du roi et des évêques. Pour que l'Église de France se soutînt dans cette fierté contre Rome, il lui eût fallu accepter une réforme dont elle était incapable. Elle demandait des sévérités contre les protestants, n'en exerçait pas sur elle-même. Bossuet obtint seulement qu'une commission serait nommée pour examiner les principes relâchés des casuistes. Ceci semblait menacer les Jésuites. Mais qui pouvait se dire exempt de tout reproche? qui n'avait été relâché dans les choses de direction? Bossuet lui-même s'était montré très-faible dans le jubilé Montespan. Madame de Maintenon parle de sa complaisance avec une violence étrange.

Les Jésuites allaient plus loin, trop loin, l'attaquaient sur les mœurs.

Ce grand homme, qui remplit le siècle de son labeur immense, a merveilleusement prouvé qu'il vécut dans une sphère haute. Cette noblesse, cette grandeur soutenue, témoigne assez pour lui. Suivons ici, pas à pas, M. Floquet, son excellent historien.

Bossuet, lorsqu'il était doyen de Metz, venait parfois à Paris, et descendait chez un abbé. Il y vit un jour une dame attachée à Madame (Henriette), qui était venue en visite avec sa nièce, une enfant de dix ans. Celle-ci était une petite merveille, déjà lettrée et distinguée. Bossuet s'intéressa aux progrès de la jeune fille, qui, de bonne heure, fut une savante; elle aimait, admirait et protégeait les vers latins.

Mademoiselle Gary (c'était son nom) était fille d'un notaire au Châtelet, qui lui avait laissé le petit fief de Mauléon (près Montmorency), d'où elle était appelée mademoiselle de Mauléon. Elle habitait la maison patrimoniale de sa famille, près des Piliers des Halles. Elle avait aussi hérité de son père un étal à la Halle aux poissons. Place lucrative, mais sujette à un litige fatal qui dura trente années. Elle croyait avoir le droit d'obliger les marchands forains d'apporter et vendre leur poisson à cet étal. Ils niaient ce droit. À vingt-deux ans elle voulut l'exercer, et leur fit procès. Elle était sur le pied d'une protégée, ou comme d'une fille adoptive de Bossuet (alors précepteur du Dauphin). Le lieutenant de police lui donna raison; mais l'autorité rivale, l'Hôtel de Ville, lui donna tort. Elle ne lâcha pas prise. De tribunal en tribunal, elle plaida toute sa vie. Dès 1682, les frais énormes l'obligèrent d'emprunter quarante-cinq mille livres, que Bossuet lui fit prêter sous sa garantie. Il paraît qu'elle avait peu d'ordre. Il fallut plus d'une fois qu'il en payât les intérêts, qu'elle ne pouvait solder. Cette misérable affaire durait en 1705. On la poursuivait alors pour remboursement, et Bossuet, voulant lui sauver quelque chose, intervint et se porta aussi comme créancier pour certaines sommes qu'il lui avait avancées. Rien de plus innocent que tout cela, rien de plus public. De Germigny, ils écrivaient ensemble à leur amie, l'abbesse de Farmoutiers, ne craignant nullement de témoigner, par ces lettres fréquentes, les long séjours qu'elle faisait dans cette terre auprès de Bossuet.

En 1682, elle avait vingt-sept ans, Bossuet cinquante-cinq. Malgré cette grande différence d'âge (de près de trente ans), on comprend l'avantage que les Jésuites purent tirer de la chose. Les risées sournoises qu'ils firent du contraste des deux procès, de la grande lutte gallicane, et de l'affaire de la Halle aux poissons. Ils ne dirent pas en face de Bossuet le mot méchant qu'on cite, mais le dirent par derrière: «M. de Meaux n'est ni janséniste, ni moliniste; il est Mauléoniste.»

Louis XIV, qui n'aimait nulle grandeur que la sienne, put accueillir ces insinuations. Elles expliquent peut-être pourquoi il se dispensa de reconnaître l'obligation qu'il avait à Bossuet pour l'éducation de son fils, le laissa simple évêque, tandis que le jeune précepteur de son petit-fils, Fénelon, quoique peu agréable au roi, eut l'archevêché de Cambrai, qui le fit prince d'Empire.

CHAPITRE XVIII
MADAME DE MAINTENON—EXÉCUTION MILITAIRE SUR LES PROTESTANTS.—MORT DE COLBERT.
1683

Le roi, en 1683, fut doublement émancipé,—veuf,—et soulagé de Colbert.

Il lui pesait, le forçait de compter, parlait toujours d'équilibrer les dépenses et les recettes. Dans son long ministère de vingt années, il avait passé par deux phases: la première, où il essaya de subsister du revenu; la seconde, où traîné, forcé, il emprunta et mangea l'avenir. Nous avons vu ce moment décisif où le roi lui signifia qu'on pouvait se passer de lui (1671).

À la paix de Nimègue, où sa plus chère idée fut sacrifiée, il espérait du moins, s'il n'augmentait la richesse, diminuer la dépense.—Il allége un moment l'impôt, et cependant rembourse 90 millions. Mais le roi en dépense 100.—Plus d'espoir désormais, et nul moyen de s'arrêter. Le mot de Richelieu en 1626, en 1638: On ne peut plus aller, c'est celui que Colbert, après tant d'efforts, d'espoir trompé, dit à son tour: «On ne peut plus aller.»

Entre lui et le roi, la lutte était sur toute chose; en bâtiments, il condamnait Versailles; en religion, il soutenait les industriels protestants.—Le roi partant avec Louvois, en 1680, pour visiter la Flandre, Colbert n'osa le laisser seul et le suivit. Surchargé de cinq ministères, il emportait la monarchie. À la fatigue, le roi ajouta les dégoûts. Colbert revint malade; on put prévoir sa mort.

L'autre année, autre coup. Le répit des dragonnades, qu'il obtint le 10 mai, est violemment démenti par le roi (4 juillet). La balance, décidément, incline vers Louvois.—Quel poids nouveau s'y joint? l'influence de madame de Maintenon (V. sa lettre du 4 août).

Le roi tua la reine, comme Colbert, sans s'en apercevoir. N'ayant plus de femme qu'elle, il l'emmena, par une grande chaleur, dans un long et fatigant voyage. Elle était replète, toute ronde, fort molle. Au retour, elle mourut (30 juillet 1683). Madame de Maintenon la quittait expirée et sortait de la chambre, lorsque M. de la Rochefoucauld la prit par le bras, lui dit: «Le roi a besoin de vous.» Et il la poussa chez le roi. À l'instant, tous les deux partirent pour Saint-Cloud. La dauphine voulait être en tiers. Pour la consigner, on lui envoya Louvois, qui lui dit que le roi entendait qu'elle soignât sa grossesse. Les médecins, à l'appui de cet ordre, la saignèrent et la tinrent au lit.

Ainsi, tête-à-tête absolu. D'abord, madame de Maintenon, ne sachant pas la vraie mesure du chagrin du roi, pleurait ou faisait semblant. Mais il l'en dispensa. Après deux ou trois jours, il l'emmena à Fontainebleau, la plaisantant sur cet excès de douleur. La dauphine s'y traîna. Trop tard. La place était prise. Le grand appartement de la reine, qui lui revenait, était déjà occupé. Une autre, au bout de cinq jours, couchait dans le lit de Marie-Thérèse oubliée.

Pas un mot là-dessus dans aucun historien. Les nôtres baissent les yeux devant ce mépris des convenances. Les ennemis eux-mêmes, les satiriques de Hollande, ne relèvent pas le scandale.

Jamais le roi ne sut se contenir. On l'a vu, à la fameuse nuit de Compiègne (1668), braver, non la décence seulement, mais l'étiquette, et coucher dans un galetas. On l'a vu, au raccommodement du jubilé, devant des dames vénérables, faire l'éclipse hardie dont la Montespan fut enceinte. Nul ménagement, nul délai. La tradition convenue sur la délicatesse de ce temps est entièrement démentie par les faits. Les misères de la digestion, le plaisir animal (je ne dis pas l'amour) n'observaient nul mystère. Les besoins physiques s'étalent avec une complaisance insolente. Madame, princesse allemande, est fort embarrassée de cette liberté étrange où l'on ne cache nul acte de nature.

Le jeûne et la saignée répétée quatre fois par an ne suffisaient pas à contenir les moines dans le célibat (V. Eudes Rigault). Dira-t-on que Louis XIV, à force de sobriété, put changer de vie tout à coup, rester deux ans dans un austère veuvage? Je vois au contraire chez ses médecins, que, dans ces deux années, il était devenu encore plus grand mangeur, faisait trois repas de viande par jour et buvait son vin pur.

Madame de Maintenon était fort troublée, dit sa nièce. Elle avait des vapeurs, et rien ne la calmait. Je le crois bien. Personne, quel que fût le respect, ne pouvait se méprendre sur sa situation. Si elle ne se fût dévouée, madame de Montespan et l'adultère revenaient infailliblement. Toutefois, ce changement à vue, cette sainte obligée brusquement de passer à un autre rôle, c'était chose risible, et non sans quelque honte. Elle le sentait bien. Elle ne pouvait que s'abaisser dans cette grandeur qui était une chute, lever au ciel un œil humilié.

On l'a peinte, je crois, à ce moment. C'est le grand portrait de Versailles. Les quarante-sept ans qu'elle avait en 1683 sont finement datés, surtout par l'âge de mademoiselle de Valois, de six ans, qui se jette entre ses genoux. Enveloppée habilement, ne montrant que ce qu'elle veut, elle est mise à merveille, dans une prude coquetterie, un riche noir, inondé de dentelles (est-ce le deuil de la reine?). Tout est douteux. Elle regarde, ne regarde pas. Elle tient une rose, pas trop rose, un peu effeuillée, dont les tons semi-violets s'harmonisent fort bien au noir. Elle trône et gouverne (comme reine? ou comme gouvernante?). Ce qui la relève fort, c'est l'humble dépendance de la princesse, l'autorité qu'elle a et gardera dans la famille, d'avoir donné le fouet aux enfants de Louis le Grand.

Elle a la tête assez petite, mais ronde et décidée. Rien de classique. Jeune, on l'appelait la belle Indienne, mais elle dut être plutôt jolie, une miniature créole à petits traits.

Le point noté par Saint-Simon est ici manifeste. Elle avait de la suite par effort et par volonté; mais de nature elle était variable, sujette à de brusques revirements. Ce visage-là n'est pas sûr. Il ne révèle en rien la bonté, l'intimité douce, l'égalité d'humeur. Il indique plutôt un esprit inquiet, mobile, qui dira Oui et Non. Il y a de l'ardeur dans le regard, mais il est dur, d'une flamme sèche qu'on voit peu chez la femme, parfois chez le jeune garçon. Au total, tout est double. C'est le portrait de l'Équivoque.

Plus je regarde cette femme, si peu femme, qui n'eut pas d'enfants, plus je sens que les misères de ses premières années, sa situation serrée, étouffée, eurent en elle les effets d'un arrêt de développement. Elle resta à l'âge où la fille est un peu garçon. Elle n'eut pas de sexe ou en eut deux. De là, une certaine masculinité de l'œil et de l'esprit. Elle avait été jusque-là pour le roi un docteur, un prédicateur. C'était comme son directeur, dont il faisait une maîtresse. La sensualité du sacrilége, du plaisir dans la pénitence, dont il avait goûté au jubilé, se retrouvait ici. Sous ses dentelles noires, elle était le jubilé même.

Ce funèbre portrait, l'entrée brusque de cette douteuse figure dans le lit d'une morte, est justement la date de l'explosion du Midi, des cruelles exécutions militaires sur les protestants (1683).

Une averse d'édits persécuteurs les avait mis au désespoir. Toutes carrières fermées. La vie même impossible: défense de naître ou de mourir, sinon dans les mains catholiques. Les temples abattus. Ils conviennent d'aller encore tous une fois prier sur les ruines, et faire requête au roi (4 juillet). On fait peur aux catholiques d'une si grande assemblée, et on les arme.

L'étincelle part du Dauphiné, éclate en Vivarais, en Languedoc. Les protestants arment aussi, on les amuse, on les divise. On ramasse des troupes. Ceux de Bourdeaux (Dauphiné) allaient prier hors de la ville. Ils voient des dragons qui s'y dirigent. Ils savaient déjà comment ces soldats traitaient les familles; ils ont peur pour leurs femmes, reviennent, reçoivent des coups de feu et les rendent. Voilà ce qu'on voulait, voilà le sang versé.

Le gouverneur Noailles contenait jusque-là, à grand'peine, et à l'aide des gentilshommes catholiques, la violence du clergé. Il se décida. Il comprit, en courtisan habile, que cette explosion lui mettait la fortune en main. Aux ordres cruels de Louvois qui prescrivaient la désolation, il obéit par une exécution plus cruelle qu'on ne demandait (chose avouée dans ses Mémoires, p. 15).—Nombreux supplices, de Grenoble à Bordeaux. Massacres en Vivarais et massacres aux Cévennes. Toute une armée dans Nîmes, une si terrible dragonnade, que la ville fut convertie en vingt-quatre heures.

Noailles craignit d'avoir été un peu loin. Il écrivit au roi qu'il y avait bien eu quelque désordre, mais que tout se passerait en grande sagesse et discipline, et qu'il promettait sur sa tête qu'avant le 25 novembre il n'y aurait plus de huguenots en Languedoc.

Ces lettres apportées au conseil n'y trouvèrent plus celui qui, en 81, avait sauvé les protestants des premières dragonnades. Louvois était le maître et Colbert se mourait.

Il était mort de la ruine publique, mort de ne pouvoir rien et d'avoir perdu l'espérance. On lui cherchait des querelles ridicules.

Le roi lui reprochait la dépense de Versailles, fait malgré lui. Il lui citait Louvois, ses travaux de maçonnerie et de tranchées faits pour rien par le soldat, le paysan, comme si les travaux d'art d'un palais étaient même chose. Il l'acheva en le querellant sur le prix de la grille de Versailles.—Colbert rentra, s'alita, ne se leva plus.

Il mourut détesté, maudit. Il fallut l'enterrer de nuit pour lui sauver les insultes du peuple. On fit des chansons, des ponts-neufs sur la mort du tyran. Mot mal appliqué? non. Ce très-grand homme, en deux sens à la fois, avait été le tyran de la France.

Tyran par la situation, le temps et la nécessité des choses; tyran par sa violence dans le bien, et son impatience, par l'emportement de sa volonté.

La guerre et Louvois, le roi et la cour, Versailles, le gaspillage immense, sont très-justement accusés. Mais, il y a autre chose encore. La situation était tyrannique. Colbert bâtit sur un terrain ruiné d'avance, celui de la misère, qui progresse en ce siècle sans pouvoir l'arrêter. Des causes politiques et morales, venues de loin, surtout l'oisiveté nobiliaire et catholique, après avoir ruiné l'Espagne, devaient ruiner aussi la France.

D'avance, Mazarin tue Colbert. L'impôt doublé vers 1648, reporté par la ligue des notables sur le petit cultivateur, l'obligea à vendre son champ au seigneur de paroisse. Mais ces champs réunis dans une main oisive produisirent peu. Il y eut sous Colbert famine de trois ans en trois ans. Pour nourrir aisément les armées, les manufactures, lui-même il maintint le blé à vil prix, en défendant presque toujours l'exportation, donc, en décourageant le travail agricole. De 1600 à 1700, tout objet fabriqué quintuple de valeur. Le blé seul est traité comme une production naturelle où le travail ne serait pour rien; on ne fait rien pour lui; il reste au même prix. (V. Clément.)

Le mal d'Espagne, la haine du travail, le goût de la vie noble étaient de longue date inoculés à ce pays. Colbert roula dans le cercle d'une contradiction fatale. Il veut décourager l'oisif, dit-il, il frappe les faux nobles. Par quoi? par l'autorité du roi, du roi des nobles, qui attirant tout à la cour, nobilisant la nation, la ramène à l'oisiveté. La vie morte et improductive du courtisan, du prêtre, de plus en plus amortit tout.

Cet homme du travail est dévoré par trois grands peuples improductifs: le peuple noble, qui de plus en plus vit sur l'État; le peuple fonctionnaire, que le progrès de l'ordre oblige de créer; troisième peuple, l'armée permanente, énormément grossie. Or le roi, tirant peu ou rien du grand corps riche, oisif, je veux dire du clergé, Colbert, triplement écrasé, est forcé d'inventer un peuple productif, de surexciter le travail, en repoussant l'industrie de l'étranger. Guerre de douanes, et bientôt guerre d'armées. Lui-même, si intéressé à la paix, il entre vivement dans la guerre contre la Hollande, et croit hériter d'elle pour la mer et pour l'industrie.

L'histoire ne peut rien citer de plus grand ni de plus terrible que sa subite improvisation de la marine. Elle étonne, elle effraye et par l'énormité matérielle, et par la violence morale. Colbert demanda à la France le plus rude sacrifice qui jamais lui fut demandé (avant la conscription). Je parle du régime des classes, où toute la population des côtes, enregistrée, numérotée, reste, dans ses meilleures années, disponible et prête à partir, pouvant être, d'un moment à l'autre, enlevée par l'État. L'armement des galères, si précipité, si cruel (on l'a vu), fait horreur. Les procédés de 93, de Jean-Bon-Saint-André, qui sut en quelques mois faire une immense flotte, la monta, y soutint contre l'Angleterre notre jeune drapeau républicain, ces merveilles de la Terreur font penser à Colbert. Et les résultats du ministre ne furent guère plus durables que ceux de la Convention.

Même véhémence impatiente dans les règlements de commerce, dans cette autre improvisation d'une industrie française. Il fut justement indigné de voir un peuple ingénieux, et très-artiste en bien des choses, attendre et recevoir d'ailleurs tous les produits des arts utiles. La fabrique n'est pas seulement une production de richesse, mais aussi une éducation, le développement spécial de telles facultés, de telle aptitude. Un peuple qui ne ferait qu'une chose serait bien bas dans l'échelle des peuples. Colbert éveilla, révéla, dans celui-ci, une adresse ignorée, fit éclater ici un art nouveau, celui surtout qui met le goût et l'élégance dans tous nos besoins d'intérieur, qui relève la vie matérielle d'un noble rayon de l'esprit.

C'était beau, c'était grand en soi. Mais les moyens furent moins heureux. D'une part, cette industrie naissante, tout d'abord il la veut parfaite; cette jeune plante qui ne peut croître que des libertés de la vie, il l'enserre et l'étouffe dans les précautions tyranniques. Presque au début, ses règlements sont des lois de terreur (jusqu'à mettre au carcan pour une marchandise défectueuse, 1670).

De cette perfection imposée, il espérait autoriser nos produits devant l'étranger, les faire acheter de confiance. Mais, en revanche, il empêchait la fabrication inférieure de satisfaire aux besoins moins exigeants des classes pauvres.

On a dit à merveille la grandeur de cette création industrielle, mais pas assez sa chute, sa prompte décadence. Elle périt, et par la misère générale (plus d'acheteurs), et par l'émigration (les producteurs s'en vont même avant la mort de Colbert). Il assista de ses regards au détraquement de l'édifice qui bientôt allait s'écrouler.

Le grand historien de la France pour cette fin du siècle est Pesant de Boisguillebert. Il ne sait pas les temps anciens, et il a le tort de croire que les maux datent de 1660. Il n'en est pas moins véridique, admirable, dans le tableau qu'il fait des misères du pays et des abus criants qui subsistèrent sous Colbert même. Les trois Terreurs du fisc (tailles, aides, douanes) y sont en traits de feu. Il faut voir là marcher par les villages les malheureux collecteurs paysans qui lèvent la taille et en répondent. Ils n'y vont que d'ensemble, par bandes, de peur d'être assommés. Mais on n'arrache rien à qui n'a rien. Tout retombe sur eux. L'huissier du roi saisit leurs bœufs, le troupeau du village, puis la personne même de ces notables collecteurs; ils sont emprisonnés.

Et que de détails effroyables j'omets! Lisez, entre autres choses, la mort d'une commune, celle de Fécamp, si intéressante par sa pêche hardie de Terre-Neuve, et qui tombe en vingt ans de cinquante à six baleiniers.

Les aides! c'est bien pis. Les commis devenus marchands font une guerre atroce aux marchands qui veulent acheter le vin au vigneron, et non à eux. Toute communication est interrompue. «Ce qui vient du Japon ne fait que quadrupler de prix par la distance. Mais ce qui passe ici d'une province à l'autre devient vingt fois plus cher, vingt-quatre fois. Le vin d'un sou à Orléans vaut à Rouen vingt-quatre. Le commis, à lui seul, est six fois plus terrible que les pirates et les tempêtes, qu'une mer de quatre mille lieues. «La France arrache ses vignes. Le peuple ne boit plus que de l'eau.»

La douane a tué le commerce étranger. Nul marchand n'ose plus se mettre aux mains d'un receveur qui lui fait un procès, s'il veut, et n'est jugé que par des juges à lui.

Ainsi le peuple, ainsi Colbert, restèrent les misérables serfs des financiers, des fermiers généraux, des traitants, partisans, plus puissants que le roi.

Colbert, à son début, avait eu le bonheur d'en pendre quelques-uns.

En vain. Ils durèrent et fleurirent, et, vers la fin, ils l'étranglèrent,—bien plus, ils firent maudire son nom.

Sous Mazarin, c'était le chaos absolu. C'est, sous Colbert, un ordre relatif.

Les vieux abus subsistent, mais avec la force odieuse de l'ordre, que leur prête un gouvernement établi.

Sous Mazarin, la France misérable, en guenilles, buvait encore du vin; mais, sous Colbert, de l'eau.

Les progrès sont des maux. Sous lui, les fermes générales ne sont plus données à la faveur, mais à l'encan, au plus offrant, et elles rapportent davantage. Oui, mais à condition qu'on permette aux fermiers les rigueurs terribles qui font de la perception une guerre.

Dans son mortel effort, Colbert agit ainsi contre lui-même. Elle lui échappe, quoi qu'il fasse, cette France qu'il voulait guérir, travaillée des recors, mangée des garnisaires, expropriée, vendue, exécutée.

L'immense malédiction sous laquelle il mourait, le troubla à son lit de mort. Une lettre du roi lui vint, et il ne voulut pas la lire:

«Si j'avais fait pour Dieu, dit-il, ce que j'ai fait pour cet homme, je serais sûr d'être sauvé, et je ne sais pas où je vais...»

Nous le savons, héros! Vous allez dans la gloire, vous restez au cœur de la France. Les grandes nations, qui, avec le temps, jugent comme Dieu, sont équitables autant que lui, estimant l'œuvre moins sur le résultat que sur l'effort, la grandeur de la volonté.

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