Histoire de France 1715-1723 (Volume 17/19)
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Title: Histoire de France 1715-1723 (Volume 17/19)
Author: Jules Michelet
Release date: July 6, 2009 [eBook #29332]
Most recently updated: January 5, 2021
Language: French
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HISTOIRE DE FRANCE
PAR
J. MICHELET
NOUVELLE ÉDITION, REVUE ET AUGMENTÉE
TOME DIX-SEPTIÈME
PARIS
LIBRAIRIE INTERNATIONALE
A. LACROIX & Cie, ÉDITEURS
13, rue du Faubourg-Montmartre, 13
1877
Tous droits de traduction et de reproduction réservés.HISTOIRE DE FRANCE
PRÉFACE
§ 1er.
La Régence est tout un siècle en huit années. Elle amène à la fois trois choses: une révélation, une révolution, une création.
I. C'est la soudaine révélation d'un monde arrangé et masqué depuis cinquante ans. La mort du Roi est un coup de théâtre. Le dessous devient le dessus. Les toits sont enlevés, et l'on voit tout. Il n'y eut jamais une société tellement percée à jour. Bonne fortune, fort rare pour l'observateur curieux de la nature humaine.
II. Et ce n'est pas seulement la lumière qui revient; c'est le mouvement. La Régence est une révolution économique et sociale, et la plus grande que nous ayons eue avant 89.
III. Elle semble avorter, et n'en reste pas moins énormément féconde. La Régence est la création de mille choses (les grandes routes, la circulation de province à province, l'instruction gratuite, la comptabilité, etc.). Des arts charmants naquirent, tous ceux qui font l'aisance et l'agrément de l'intérieur. Mais, ce qui fut plus grand, un nouvel esprit commença, contre l'esprit barbare, l'inquisition bigote du règne précédent, un large esprit, doux et humain.
La révolution financière est la fatalité du règne précédent. Chamillart, Desmarets, sous des noms différents, avaient fait du papier-monnaie. Nos colonies usaient dès longtemps d'un papier de cartes. Law n'inventa pas tout cela. Il n'imposa pas le Système. Au contraire, il hésita fort quand le Régent, in extremis, voulut user de cet expédient.
Le mouvement fut immense, on peut le dire, universel. Un seul chiffre le montre: à la fin du Système, quand la plupart s'en étaient retirés, un million de familles y étaient encore engagées, et apportèrent leurs papiers au Visa.
En ce malheur, notons cependant une chose. Les banqueroutes anciennes, les violentes réductions de Mazarin, Colbert, Desmarets, furent sans consolation, des faits morts et stériles. Mais la catastrophe de Law fut de portée toute autre. Elle eut les effets singuliers d'une subite illumination. La France se connut elle-même.
Des masses jusque-là immobiles, ignorantes, qui, comme les bas-fonds de l'Océan, n'avaient jamais su les tempêtes, les classes que ni la Fronde ni la Révocation n'avaient émues, cette fois levèrent la tête, s'enquirent de la fortune publique,—donc de l'État et du royaume, de la guerre, de la paix, des royaumes voisins, de l'Europe.
Les lointaines entreprises de Law, sa colonisation, les razzias qu'on fit pour le Mississipi, obligent les plus froids à songer à l'autre hémisphère, à ces terres inconnues, comme on disait, aux îles. Dans les cafés qui s'ouvrent par milliers, on ne parle que des Deux-Indes. Le XVIIe siècle voyait Versailles. Le XVIIIe voit la Terre.
Le monde apparut grand, et ceci peu de chose. Nos nombreux voyageurs et les Jésuites eux-mêmes, montrant l'énormité de l'Asie, du Mogol et de l'empire Chinois, prouvaient que les Chrétiens sont une minorité minime. Les questions chrétiennes parurent minimes aussi. Pendant un an ou deux, elles furent parfaitement oubliées. Les disputes cessèrent. On put croire qu'il n'y avait plus ni Jansénistes ni Jésuites.
Chose un peu singulière, qui aurait surpris le feu Roi. À sa mort, les églises étaient pleines, et tous pratiquaient, protestants, libertins, athées. Plus de couvents s'étaient faits en un siècle que dans tous les temps antérieurs. Même aux dernières années, jusqu'en 1715, quatre cents confréries du Sacré-Cœur venaient de se former. L'Église, réellement, avait comme absorbé l'État. Le vrai roi catholique, salué par Bossuet «un évêque entre les évêques,» dans sa longue fin de trente années, s'était tout à fait révélé «un Jésuite entre les Jésuites.»
Un matin, c'est fini. Cette immense fantasmagorie, si imposante, qu'on eût crue aussi ferme que les Pyramides, s'amincit, s'aplatit. Toile et papier! c'était un paravent ... En un instant, c'est replié, jeté au grenier, oublié. On sait à peine que cela ait été.—Vous dites «le grand roi.» Mais lequel? Le mogol Aureng Zeb, sans doute, conquérant de Golconde? Non, le grand Shah Abbas, qui eut la haute idée de fondre tous les dogmes et d'imposer la paix au ciel comme à la terre.
Cette mort temporaire du dogme catholique semble parfaite; on la dirait définitive. Qu'il ait quelque retour, cela se peut. Montesquieu n'en augure pas moins qu'il doit se préparer, faire ses dispositions, n'ayant plus guère de siècles à vivre (117e lettre persane).
L'Europe bouillonnait d'un ferment tout nouveau. Le déplacement des fortunes changeait les mœurs, les habitudes. Un monde en fusion arrive avec tous les essais éphémères et difformes par lesquels la Nature prélude à ses créations. On l'a reproché à la France. Le fait fut général. Mais la corruption de la France, plus gaie et plus parlante, se révélait bien davantage. Ses mœurs se retrouvent partout, plus grossières,—et l'esprit de moins.
À travers tout cela surgit le temps nouveau en son grand caractère, le gouvernement collectif, la foi à la raison commune. Outre les Conseils du Régent, on en voit les essais en deux républiques d'actionnaires se gouvernant eux-mêmes (la Banque, la Compagnie des Indes). La royauté y est un moment absorbée et perdue. De l'empyrée du dernier règne le Roi descend, se fait banquier.
Une révolution, non moins inattendue, apparaît dans le Droit public. Les deux usurpateurs, Orléans et Hanovre, sur la base solide de la vraie légitimité (l'intérêt populaire et la liberté de penser), s'unissent, font la paix générale.
Cent choses avortent en fait. Mais les idées se fondent, solides autant qu'audacieuses. Par delà toutes les barrières, l'horizon révolutionnaire s'étend. L'Europe hors d'elle-même regarde dans l'espace et dans le temps. Elle éclate vers un nouveau monde. Il semble que l'ancien, arraché de sa base, va cingler, quitter sa base.
Cette Révolution a sur les autres un très-grand avantage; c'est qu'elle n'a aucune formule, rien à citer, point de texte tout fait, qui dispense d'avoir de l'esprit. L'Angleterre n'en a pas besoin: elle a la Bible. Même notre grand 89 peut s'en passer: il a Rousseau;—Rousseau son Évangile; et sa Bible est Voltaire. Avec cela en poche, 89 n'aura besoin d'aucune invention littéraire. Il a tout un siècle à citer. Mais la Régence lui fait ce siècle, déjà Voltaire et Montesquieu, en germe Diderot, et tout ce qui viendra de grand.
«Un enfant né sans père,» voilà le nom du XVIIIe siècle, son privilége singulier.
Il a le dégoût, la nausée, l'horreur du XVIIe. À coup sûr, il ne lui prend rien.
Du grand XVIe siècle, il ne sait rien du tout. Il ignore étonnamment sa parenté avec Montaigne et Rabelais, avec la libre Renaissance.
Voilà l'impardonnable crime du règne de Louis XIV. Imitateur adroit, mais sempiternel ressasseur de toute question épuisée, il a brisé le fil de la grande invention. Il use nos forces à répéter, reprendre et imiter. Même ses génies sont des obstacles. La plupart, attrayants, avec si peu d'idées, sont un fléau pour les temps à venir.
Le Cartésianisme, sur lequel on revient toujours, dans son mépris natif de l'histoire, des voyages, des langues, dans sa fausse physique qui ferme la France à Newton, nous tint pendant longtemps étiques et pulmoniques. Nous serions devenus ou déjetés comme Malebranche, ou poitrinaires comme madame de Grignan. Heureusement la bonne Mère nous alimentait en secret. La Nature, sous main, nous passait la nourriture substantielle des sciences et des voyages, nous apprenait à mépriser les mots. On avait l'air de s'occuper de la Grâce efficace, et on lisait Fontenelle. Par les grands voyageurs, comme Chardin, même par les Mille et une Nuits (1704), on pénétrait avec ravissement dans le riche monde oriental. Un admirable petit livre, le Canada, de Lahontan, arrivait de Hollande, révélant la noblesse héroïque de la vie sauvage, la bonté, la grandeur de ce monde calomnié, la fraternelle identité de l'homme. C'est Rousseau devancé de plus de cinquante ans.
«Reviens à moi, pauvre homme! Reviens, infortuné!» dit la Nature; et elle ouvre les bras. Elle le dit par toutes les voix des sciences. Elle le dit par la Médecine, et c'est le mot même d'Hoffmann, dont les médecins de la Régence ont tous été disciples. Elle le dit par l'Histoire naturelle, qui déjà semble ouvrir la voie de Geoffroy Saint-Hilaire. Elle le dit plus haut encore dans le Droit et l'Histoire par Montesquieu, Voltaire, Vico. Des deux côtés des monts, sans communication, sous les formes les plus différentes, ils révèlent au même moment l'âme intérieure du siècle, la pensée qui le conduira: «L'Humanité se crée incessamment elle-même. Ses arts, ses lois, ses dieux, l'homme a tout tiré de son cœur, en s'éclairant de l'éternelle Justice. Rien de divin sans elle. Rien de saint qui ne soit juste, compatissant et bon.»
§ 2.
Un mot de ce volume:
Sa force, s'il en a, est toute en son principe, qui lui fait la voie simple dans une variété infinie de faits rapides, brusques, et qui semblent se contredire.
Saint-Simon n'a aucun principe. Il est tout à la fois pour le roi d'Espagne et pour le Régent. Grand écrivain, pauvre historien (du moins pour la Régence), il ne sait ce qu'il veut ni où il va. Il a de moins en moins l'intelligence de son temps.
Lemontey, très-fin, très-exact, très-informé, qui écrit en présence des pièces diplomatiques, a toute l'importance d'un contemporain. Il a fait un beau livre, qu'on lit avec plaisir. Mais rien ne reste dans l'esprit. Le détail, si bien ciselé, a beau être précis, l'ensemble en est obscur. Rien sur le nœud du temps (le Système). Un mot à peine sur la finale si dramatique et si morale, l'isolement de Dubois. Après avoir longuement analysé et disséqué ce drôle, il l'admire à la fin pour son inconséquence, pour avoir eu deux politiques contraires et s'être toujours contredit!
Les historiens économistes, dont plusieurs, d'un talent facile, semblent clairs à la première vue, regardés de plus près, restent obscurs. Ils se figurent que l'on peut isoler l'affaire économique, la suivre à part, donner les arrêts du conseil, les émissions de billets, d'actions, sans savoir jour par jour les faits moraux, sociaux, le détail de la crise politique, qui décidait ces actes de finance. Mais tout est solidaire de tout, tout est mêlé à tout.
Ces arrêts et ces chiffres qui ne leur coûtent rien, qu'ils cotent si tranquillement, ils me coûtent beaucoup, à moi. Il faut qu'à la sueur de mon front je les crée, les évoque de la révolution du temps, du brûlant pavé de Paris, que j'en demande le secret à la fatalité de Law, aux fluctuations de Dubois, aux violences de M. le Duc. Non, on ne peut donner les chiffres en supprimant les hommes. Dans les finances, comme partout, il faut une âme, et, par-dessus, un principe, pour la guider.
Le mien est celui-ci. Il est simple et domine tout:
L'ennemi, c'est le passé, le barbare Moyen âge, c'est son représentant l'Espagne, aussi féroce sous Alberoni que sous Philippe II, l'Espagne, qui, au moment même, flamboyait de bûchers, l'Espagne qui, victorieuse, nous eût retardés de cent ans, qui eût brûlé Voltaire et Montesquieu.
L'ami, c'est l'avenir, le progrès et l'esprit nouveau, 89 qu'on voit poindre déjà sur l'horizon lointain, c'est la Révolution, dont la Régence est comme un premier acte.
La Régence en ses grands acteurs offre ce caractère. À travers leurs fautes et leurs vices, reconnaissons cela. Le Régent, Noailles, Law surtout, Dubois même, par tel ou tel côté, sont du parti de l'avenir. Ils ont certains instincts, des lueurs, des velléités, dont il faut bien que je leur tienne compte.
Mais cela sans faiblesse. Je suis d'airain pour eux. Dubois, si utile au début, et qui a fait la paix du monde, je le marque au fer chaud. Law, ce grand esprit, inventif, désintéressé, généreux, mais de caractère faible, je le traîne au grand jour dans sa connivence aux fripons. Et le Régent, hélas! cet homme aimable, aimé, l'amant de toutes les sciences, si doux, si débonnaire ..., l'histoire, pour tant de hontes et privées et publiques, a dû le mettre au pilori.
Mais, avant d'en venir à ces justices définitives; je fais ce que je peux pour être juste aussi tout le long du chemin, et dans l'infini du détail. Chose vraiment difficile avec un temps pareil, qui ne marche pas, mais qui saute, avec des retours, des reculs, une violence d'allure saccadée, qui déconcerte à tout instant. Depuis le temps si rude où j'ai conté 93, je n'avais rien trouvé de tel. La Régence n'est pas si sanglante, mais elle n'est guère moins violente dans son énorme brisement d'intérêts, d'idées, d'hommes, d'âmes et de caractères.
De là une grande fluctuation apparente dans ce volume. En relisant, je m'en étonne moi-même. C'est qu'il est fort et vrai, sincère, sans ménagement d'aucune sorte, ni prétention, ni adresse de littérature. L'histoire n'est pas un professeur de rhétorique qui ménage les transitions. Si le passage est brusque et la secousse rude, tant mieux; ce n'est qu'un trait de vérité de plus.
Mais c'est à mes dépens. Plus je suis vrai, moins je suis vraisemblable. Quelle belle prise pour la critique! Un historien qui, avec son principe simple, semble si souvent dévier, qui pas à pas suit misérablement les courbes infinies de la nature humaine, qui ose dire: «Dubois eut un bon jour,» ou: «Tel jour, d'Aguesseau mollit.»
Qu'y puis-je? et que faire à cela? Avec ma fixité de foi, et la fermeté de mon jugement total sur les grands acteurs historiques, je suis le serf du temps. Et il faut bien que je le suive dans les aspects divers que ces figures prennent de lui. Je le suis par année, par mois, par semaine et jour même. Les habiles verront à quel point j'ai daté, je veux dire, précisé la nuance de chaque jour.
D'éminents écrivains, savants, ingénieux (je pense à MM. de Goncourt), ont souvent rapproché les temps de la Régence de ceux de Louis XIV. Mais il y a bien des âges entre ces deux âges. Je me suis interdit (sauf un seul fait, je crois) de me servir d'aucun auteur qui ne fût pas strictement du temps du Régent.
J'ai poussé si loin ce scrupule, que je me suis même abstenu de rien prendre dans d'Argenson, qui écrit peu après, mais lorsque Fleury a passé. Fleury, ce misérable temps de silence, d'assoupissement, est l'exacte contre-partie de la Régence, si bruyante. On touche à l'âge du Régent, de Law et des Lettres persanes, et on s'en croirait à cent lieues.
Je me tiens de très-près aux témoins exacts et fidèles qui notent et le mois et le jour, aux journaux de l'époque (V. mes Notes). Combien ils m'ont servi, spécialement celui qui est encore en manuscrit, on le verra dans les crises rapides où Law, de moment en moment, fait jaillir de son front les expédients du présent ou les lueurs de l'avenir. On le verra dans le combat obscur qui se livre autour de l'enfant royal, et dans les misères de Dubois, déjà abandonné, aux approches de M. le Duc. Ce ne sont pas des mois, ce sont des années presque entières, dont l'histoire jusqu'ici ne pouvait presque dire un mot.
1er octobre 1863.[Retour à la Table des Matières]
HISTOIRE DE FRANCE
CHAPITRE PREMIER
TROIS MOIS DE LA RÉGENCE—HOSTILITÉ DE L'ESPAGNE[1]
Septembre-Décembre 1715L'aimable génie de la France, lumineux, humain, généreux, éclate le lendemain de la mort de Louis XIV dans tous les actes du Régent.
Admirable coup de théâtre. La noble langue qu'il parle dans les ordonnances est celle qui se retrouvera dans les lois de l'Assemblée constituante. C'est l'esprit de 89.
L'autorité, chose nouvelle, explique et motive ses actes devant le public, prouve qu'ils sont nécessaires et justes, prend la nation à témoin des difficultés du moment, établit que, dans une situation désespérée, on ne peut employer que des remèdes extrêmes. Tout cela exprimé dans une noblesse, une mesure, une délicatesse singulière, bien étonnante alors. Et, disons-le, attendrissante, lorsque l'on songe à l'état de la France, de ce malade si malade! On y sent la douceur d'un compatissant médecin.
On verra les nécessités cruelles qui changèrent tout cela. Placée fatalement sur une pente horriblement rapide, la Régence devait glisser. Sous Colbert même, on roule à la descente. Un char lancé depuis cinquante années, qui descend de si haut, de si loin, si longtemps, nulle force ne l'arrête. Ceux qui n'en viennent pas à bout et désespèrent, alors prennent le vertige et continuent le mouvement. N'importe. Les faiblesses, les hontes et les folies qui viendront, ne peuvent nous empêcher de dire ce qui est exactement vrai: qu'en ses commencements, les actes du Régent furent admirables de bonté, de sagesse.
Le principe d'où part son conseil de finances est celui-ci: Point de banqueroute, mais de fortes réformes économiques, une juste réduction de l'intérêt des rentes. Les rentiers qui n'acceptent pas la réduction seront remboursés de leurs capitaux (par termes, de six mois en six mois). On rembourse une foule d'offices onéreux pour l'État par un très-juste emprunt que l'on demande à ceux qu'on ne supprime pas et dont les charges seront d'autant plus fructueuses.
Pour la première fois, le gouvernement a des entrailles humaines, et il sent la faim de la France. Il se demande: «A-t-on de quoi manger?» Il rend aux affamés le poisson et la viande. Suppression des droits sur la pêche, libre entrée des bestiaux étrangers, du beurre, etc. Excellente mesure; mais achèteront-ils de la viande ceux qui n'ont pas même de pain?
La grande réforme économique commence par le roi même. Plus de cour régulière; plus de Versailles; le roi loge à Vincennes et le Régent au Palais-Royal. On supprime Marly et son jeu effréné.
Versailles était un monstre de faste et de dépenses, un gouffre de cuisine, de valetaille, de canaille dorée. Le roi y reviendra; mais ce ne sera jamais le même Versailles, avec ses logements innombrables, ses tables de Gargantua à tout venant, l'éternelle mangerie d'un peuple de gloutons si terriblement endentés.
D'autres abus viendront, sournois, sous Fleury l'économe, sous le froid Louis XV. On ne reverra plus la solennité si coûteuse de l'ancienne grande monarchie.
Versailles avait à lui une petite armée d'officiers, de gentilshommes, qu'on appelait la Maison du roi, carnaval ruineux de militaires acteurs, à grands costumes, à haute paye. Tout cela est rogné par des ciseaux sévères.
On réduit, supprime en partie la gigantesque armée fiscale de Louis XIV. Cent mille hommes pour lever l'impôt! Tant de mains! qui retenaient tant qu'il n'en arrivait que le tiers!
Pour la première fois on proclame les garanties de l'avenir. Nul impôt désormais qu'en vertu de la loi (la loi d'alors, les arrêts du Conseil). Plus de taxes frappées par simples lettres de ministres. Plus de vivres ou fourrages enlevés pour les troupes. Les agents qui accablent de frais les contribuables restitueront au quadruple. Chose bien singulière, on promet récompense aux receveurs qui poursuivent le moins, qui font le moins de frais!
Ce qui est grave et de grande portée, on peut dire révolutionnaire, c'est que le gouvernement, loin de s'appuyer sur les notables, les élus, les aristocraties locales, les menace au contraire, leur reproche leur injuste répartition de l'impôt, leur coupable entente avec les employés du fisc, les accuse de protéger le riche, d'écraser le pauvre. Il rappelle les intendants de province à leur devoir, celui de faire deux chevauchées par an, de voir tout par eux-mêmes. Les trésoriers de France doivent aussi visiter les paroisses. On crée des contrôleurs, des inspecteurs des finances pour vérifier les registres, les caisses des comptables. Les comptes, pour la première fois, se font en parties doubles. Seul moyen d'y voir clair. Ces belles réformes sont restées.
On voulait en faire une bien plus grande et fondamentale, si grande que la Révolution elle-même ne l'a pas faite. Nous l'attendons toujours. Je parle de l'établissement de l'impôt proportionnel, léger au pauvre, fort sur le riche, croissant exactement selon la grandeur des fortunes. Les projets de ce genre furent accueillis et goûtés du Régent. Il en fit faire essai à Paris, en Normandie, à la Rochelle. Ce dernier, confié au meilleur citoyen de France, le grand géomètre et marin, qu'on appelait le petit Renaut, ami de Vauban, de Malebranche, cœur héroïque et bon qui n'eut d'amour que la patrie. Il voulut faire cet essai à ses frais et y usa ses derniers jours.
La plupart des historiens se sont moqués de tout cela, parce que de ces nobles projets beaucoup restèrent sur le papier. À tort. Plusieurs s'exécutèrent et portèrent un fruit très-réel. La comptabilité fut fondée pour toujours, la machine régularisée. La plupart des employés supprimés ne furent pas rétablis, et l'on fut définitivement allégé de ces lourdes charges.
C'étaient les fruits de la raison de tous, du gouvernement collectif. Le Régent, magnanimement, avait substitué des conseils aux ministres, fait appel à la discussion, à l'examen, à la lumière. Pour la première fois, elle entra dans l'antre de Cacus, je veux dire dans les ténèbres du vieil arbitraire ministériel. Lorsque l'on voit la profonde horreur, la saleté, le tripotage, qui régnaient dans le cabinet de tout contrôleur général (V. Saint-Simon, 1710), ce mot antre n'est pas assez, il faut dire écuries, égout, latrine immonde. Il est bien naturel que Fénelon, le duc de Bourgogne, l'abbé de Saint-Pierre, le Régent, aient eu l'idée de ces conseils, désiré qu'on en essayât.
Pour qu'ils fussent parfaitement libres, le Régent y mit tous ses ennemis, ses calomniateurs, tel qui voulait qu'on lui coupât la tête, qui parlait de le poignarder. L'un avait dit: «Je serai son Brutus.» Mais celui-là était capable, inventif et de grand esprit. Le Régent lui donna la première place, le fit chef du conseil des finances.
Au conseil ecclésiastique, il appela la vertu et l'austérité, les purs, les irréprochables, l'archevêque de Noailles, d'Aguesseau, et jusqu'à Pucelle, un âpre janséniste, vrai héros du parti. C'étaient justement ceux que les persécutés auraient élus. Le Régent espérait, à tort, qu'ayant souffert, les jansénistes seraient tolérants pour les protestants.
Quel changement depuis le dernier roi! et quelle différence profonde d'avec tous les rois antérieurs! Qui règne? moins un homme que le libre esprit et la grâce, le parti de l'humanité.
Que signifie ce mot? que, sous la barbarie des temps divers, sous le sanguinaire fanatisme, sous la cruelle raison d'État, de Montaigne à Molière, à Vauban, à Montesquieu, à Voltaire, au Régent, il exista toujours une succession d'esprits libres et doux, qui, par des voix diverses, mais concordantes, nous rappelaient à la nature, à la clémence, à la bonté.
Contraste douloureux, humiliant pour la faiblesse humaine! Cet homme vicieux était l'homme de France, non pas le meilleur, à coup sûr, mais, ce qui est toute autre chose, le plus bon. La bonté, la bienveillance universelle, était le fond de sa nature, brillait, charmait en tout. Rien de haut, rien de dur. Pas même d'humeur dans les plus grands tiraillements. Une patience merveilleuse, excessive à écouter, supporter les impertinences de l'un ou les aigres sermons de l'autre. Ceux même qui souffraient le plus des honteuses misères où il noya sa vie, le sentirent, à sa mort, irréparable, unique, pour la douceur du cœur et pour la lumière de l'esprit.
L'enfant, sec de nature et parfaitement insensible, qu'on appelait le Roi, sentait cela lui-même. Bien loin de croire un mot des sottes calomnies qu'on voulait lui insinuer, il comprit de bonne heure, avec l'instinct de son âge, que cet homme charmant lui était très-bon et très-tendre et vraiment le meilleur pour lui.
Le Régent avait eu un sacre singulier, un beau baptême que n'eut nul roi du monde, d'être le martyr de la science. Il avait failli périr comme empoisonneur, pour son amour de la chimie. Son premier soin fut d'émanciper l'Académie des sciences. Il ouvrit la Bibliothèque royale au public. Il fonda dans le Louvre une Académie des arts mécaniques. Il donna, sans compter, aux savants, aux artistes, aux gens de lettres. Et il donnait, bien plus que de l'argent, un ravissant accueil, leur parlant à tous leur langage, leur disant des mots justes, éloquents, pénétrants, qui montraient qu'il était des leurs, des mots émus pour la science, pour eux, des paroles d'amis. Il les logeait avec lui et chez lui, ou mieux, au Luxembourg, chez sa fille, tant aimée. Il allait tous les jours la voir et causer avec eux.
Le grand roi lui laissait un terrible héritage, une situation contradictoire, absurde et sans issue,—trois dangers, dont un seul pouvait être mortel pour la France:
1o La caisse vide, la banqueroute, rien pour payer les troupes; impossibilité d'armer;
2o L'Europe irritée, l'Angleterre provoquée, la paix presque rompue, donc la nécessité d'armer;
3o Un testament funeste qui, en léguant le pouvoir au bâtard, risquait de le donner réellement au roi d'Espagne, dont le duc du Maine n'eût été que le lieutenant. On croyait à Madrid, on disait à Paris, que Philippe V, seul, sans armée, entrant de sa personne en France, comme oncle, prendrait la tutelle et déposséderait le régent. De là, pour celui-ci, une situation chancelante, la nécessité déplorable (où l'on vit jadis Henri IV) d'acheter un à un, dans une telle pénurie! les princes et les grands qui vendaient leur fidélité.
Donc résumons:
La guerre en perspective. Point d'argent pour la faire. Et le peu qu'on emprunte, raflé par les seigneurs.
Les partisans du roi d'Espagne, ceux du duc du Maine, demandaient hypocritement pourquoi, dans ces dangers, on ne convoquait pas les États généraux. C'était aussi l'avis des spéculatifs érudits, amants du passé féodal, de Boulainvilliers le gothique, de Saint-Simon, des gens du temps de Charlemagne, qui croyaient rétablir les douze pairs et les hauts barons, écraser la Robe et le Tiers. Pour assembler la France, il fallait qu'il y eût une France. Avec celle qu'avait faite Louis XIV, une France assommée, éreintée, cette comédie des États eût été un champ admirable au parti des couleuvres, des menées souterraines, celui du duc du Maine. Il eût habilement groupé et les restes de la vieille cour, et les partisans des Jésuites, et les amis du roi d'Espagne, enfin la grande masse des petits nobles (qu'il animait contre les ducs et pairs), la masse des quasi-nobles (notables et municipaux), tout un peuple de Sottenvilles, arrivés de province, aigres pour le Régent, qu'ils disaient le roi de Paris. D'un bel élan patriotique, ces idiots auraient appelé l'étranger.
Je le dis, l'étranger. Philippe V regrettait la France, et se croyait Français. Mais il était devenu plus Espagne que l'Espagne même.
On a horreur de dire le nombre épouvantable d'hommes que l'Inquisition brûla sous son règne, la sauvage police qu'elle exerçait, les populations supprimées, englouties, dans ses in pace. Pouvoir énorme, hideuse royauté, qui un moment rendit le roi jaloux, en 1714. Mais sa dévotion l'emporta. La cabale italienne, qui le tenait alors, releva la puissance du Saint-Office. Et c'est à ce moment, juste en 1715, que la France risqua d'avoir un tel Régent, un bigot maniaque, et le serf de l'Inquisition!
Par sa mère bavaroise, Philippe V venait d'un mélange de Bavière-Autriche, où les esprits troublés ne sont pas rares. Il avait pour aïeul l'affreux Ferdinand II, le spectre de la guerre de Trente ans. J'ai dit le tragique roman de sa mère, ermite en plein Versailles, affolée de sa Bessola. Le vertige du Tyrol était dans cette tête, et elle le transmit à son fils. Comme elle, il fut tout amoureux, mais à la façon de son père, le gros Dauphin blondasse, et il en eut la sensualité bestiale.
Né tel, il tomba en Espagne, dans l'âpre et violente contrée, admirable pour faire des fous. Charles-Quint le devint. Philippe II, dans ses derniers rêves de son sinistre Escurial, d'avance éclipsa don Quichotte.
Philippe V ne fut fou que par moments. Il n'était pas dénué d'esprit, souvent parlait très-bien. Presque toujours muet, et enfermé, comme l'avait été sa mère, il ne voyait guère que sa femme. Le sexe annulait tout en lui. Il fut le mari le plus assidu, le plus mari qu'on vit jamais, acharné, implacable d'exigence amoureuse. Sa première femme, malade à la mort, perdue d'humeurs froides, dissoute et couverte de plaies, n'eut pas grâce un seul jour, ne put faire lit à part. L'aimait-il? Le jour de sa mort même, il alla à la chasse, selon son habitude, et, rencontrant le convoi au retour, froidement le regarda passer.
La vieille princesse Des Ursins, qui gouvernait, fut prise dans un double embarras, le veuvage du roi et un essai de réforme qu'elle avait commencé. Réforme des finances, réforme du clergé et surtout de l'Inquisition. Si elle n'eût été si âgée, elle se serait fait épouser, et elle aurait gardé le roi. Mais il lui échappa d'abord par la dévotion, puis par un second mariage. On a souvent conté sa brouillerie avec Versailles, mais trop peu rappelé qu'elle avait contre elle l'Inquisition et le clergé.
Avec le tempérament du roi, il n'y avait pas un moment à perdre pour le marier. La Des Ursins cherchait dans toute l'Europe, mais chaque princesse lui faisait peur. Elle craignait surtout un trop grand mariage, une fille de roi qui eût pris ascendant. Il n'y avait guère de plus petit prince que le duc de Parme. Donc elle ouvrit l'oreille lorsque son envoyé Alberoni, un nain bouffon qui l'amusait, lui demanda un jour pourquoi elle ne prendrait pas la nièce de son maître, le duc Farnèse, une fille toute simple, élevée dans un grenier du palais, qui ne savait que coudre. La princesse le crut, fit la chose; puis, un peu tard, mieux informée, elle voulut la défaire. Mais le mariage était déjà célébré à Parme. D'autre part, le roi était dans une terrible impatience; Alberoni, grossièrement, obscènement, à sa manière, lui avait décrit la fille, selon les goûts du roi, la disant «une grasse Lombarde, bien empâtée de beurre, de parmesan.» Éloge mérité de toute la maison des Farnèse, dont le dernier meurt à force de graisse.
Ce charmant idéal envahissant le cœur du roi, il sut très-mauvais gré à la princesse Des Ursins de vouloir lui inspirer des défiances sur sa future épouse. Alberoni l'avait pris entièrement par ses contes luxurieux. Il en tira deux choses pour la jeune reine qui arrivait: 1o l'ordre verbal de lui obéir en tout; 2o un billet où il lui mandait de faire arrêter, enlever madame Des Ursins, finissant par ce mot d'exquise délicatesse: «Ne manquez pas votre coup tout d'abord. Autrement, elle vous enchantera et nous empêchera de coucher ensemble, comme avec la feue reine.» Il est vrai que la Des Ursins, aux derniers jours, l'avait sagement prié d'épargner la mourante, qui pouvait lui donner son mal.
Alberoni porta ce mot lui-même à la frontière où était la jeune reine, et se tint dans la coulisse pour surveiller l'exécution. Autrement cette fille sans expérience n'eût eu ni l'assurance ni la férocité impudente pour jouer cette scène de fausse fureur sans cause ni prétexte. Tout le monde l'a lue dans Saint-Simon. C'était l'hiver; la vieille dame fut enlevée en habit de bal et traînée vingt jours dans les glaces, au hasard de la faire crever. Le lendemain, le roi qui était venu au-devant, rencontra enfin sa grasse Lombarde, et l'épousa sur l'heure dans la première maison qui se trouva. En plein jour, ils se mirent au lit.
En rentrant à Madrid, on rendit à l'Inquisition ses droits et privilèges. On renonça à la réforme du clergé. Alberoni, sans titre, devint le seul ministre et le vrai roi d'Espagne. Son triomphe était celui de l'Église. Il entretint dès lors une étroite correspondance avec Rome pour obtenir le chapeau. Il donna de sa main au roi un confesseur jésuite, et le plus agréable au pape, le P. d'Aubenton, principal rédacteur de la bulle Unigenitus. La reine aussi reçut un confesseur de la main de ce Figaro.
Elle était jusque-là la créature d'Alberoni, qui l'avait tirée de son néant de Parme et l'avait si lestement délivrée de la Des Ursins. Mais elle prit si fortement le roi qu'en un moment elle fut maîtresse de tout. Ce n'était pas une petite fille. Elle avait vingt-quatre ans. Elle était forte, véhémente, envahissante. Comme elle avait été très-malheureuse, très-durement tenue par sa mère, sa situation nouvelle, tout enfermée qu'elle fût, était pour elle une liberté relative. Elle y fut gaie, charmante, et elle enveloppa entièrement Philippe V. Elle partagea, resserra la captivité qu'il aimait. Ils furent prisonniers l'un de l'autre. Même chambre, petite, un seul lit, et petit. Ils se quittaient si peu que même avec son confesseur, le roi ne restait qu'un moment. Et, si la confession de la reine était un peu longue, le roi l'interrompait. Si en marchant elle restait de deux pas en arrière, il se retournait, l'attendait. Ils communiaient, priaient, chassaient, mangeaient ensemble. Ni nuit, ni jour, nul à parte.
Alberoni était souvent en tiers. La reine lui donna un rival d'influence. Se trouvant grosse, elle voulut avoir sa nourrice, la fit venir de Parme. Cette femme, Laura Piscatori, était une simple paysanne, mais fort intelligente, et la reine eut dès lors une âme à elle. Cette nourrice eut le bas service intérieur, qui donnait tant de prise. Elle entrait le matin, tirait les rideaux, aidait la reine à prendre les premiers vêtements avant la toilette. Elle fut, peu à peu, comme un animal domestique qui voyait tout, le plus caché, les secrets rapports des époux. S'il y avait un peu de froid, elle les rapprochait. Elle avait deux moments uniques où la reine était seule et pouvait s'épancher, bien courts, il est vrai, cinq minutes, où le roi sortait pour se faire habiller et où la reine se chaussait; et parfois un peu plus, quand il recevait le Conseil de Castille. Alors elle glissait à la reine des papiers, des mémoires, des lettres secrètes. La nourrice était l'unique intermédiaire qu'elle eût avec le monde. Il n'y avait pas à servir la reine en galanterie. Mais la nourrice la servait, la chauffait en son unique passion, ses plans d'établissements futurs, de royautés pour ses enfants.
Cette société unique et très-secrète, qui paraissait si peu, primait Alberoni, et faisait vraiment un gouvernement de nourrice et de femme grosse. Le roi avait du premier lit un fils, le futur roi d'Espagne. Toute la pensée des femmes fut de chercher comment l'enfant à naître et ceux qui pourraient suivre deviendraient aussi rois, princes, au moins en Italie. La condition, des reines veuves était intolérable en Espagne; elles devenaient forcément religieuses. Ces Italiennes ne s'en souciaient pas; elles rêvaient le retour dans leur beau pays, une retraite splendide et paisible chez un fils de la reine qui aurait Parme, la Toscane, qui sait? les Deux-Siciles? L'obstacle était l'Empereur. Il eût fallu brouiller l'Angleterre avec l'Empereur, offrir à George de si grands avantages aux dépens de l'Espagne, qu'il laissât faire ce qu'on voulait de l'Italie. Mais Philippe V y consentirait-il? honnête et scrupuleux comme il était, immolerait-il aux Anglais le commerce espagnol, traiterait-il avec les hérétiques, trahirait-il la cause sainte que Rome et tous les catholiques appuyaient de leurs vœux, la cause du Prétendant, ce grand intérêt de donner un roi catholique à l'Angleterre, à la puissance qui, par la dernière paix, se trouvait l'arbitre du monde?
Alberoni dut, s'il voulait garder la faveur de la reine, entrer dans cette voie. Lui qui venait de relever l'Inquisition, il dut décider le roi à rechercher l'alliance hérétique, à reconnaître la succession protestante. Tant que Louis XIV vécut, on n'osa pas même en parler. Lui mort, sans ménagement, on démasqua la batterie. Alberoni, la reine, sans retard, sans ménagement, exigèrent de Philippe V qu'il tournât tout à coup contre sa foi, contre l'opinion nationale de l'Espagne, contre la volonté de son grand'père, qui, sur son lit de mort, lui avait écrit pour le Prétendant.
On profita de sa mauvaise humeur contre la France et le Régent. On lui montra que le Régent rechercherait l'alliance de George et qu'il fallait le gagner de vitesse. Il semble cependant que le bon roi d'Espagne ait lutté environ huit jours. Il était fort dévot, craignait l'enfer, exécrait l'hérétique. Quoique Alberoni fût déjà son ministre réel, le ministre nominal était le grand inquisiteur, qui faisait un peu la balance. La reine la rompit, vainquit, emporta tout.
Dans cette précipitation indécente, l'honneur du roi n'était pas ménagé. Elle ne daignait cacher l'empire honteux qu'elle exerçait sur lui, ses moyens plus honteux encore. D'une part, elle lui faisait suivre un régime irritant de viandes, d'alicante et d'épices, sans mouvement qu'un peu de chasse en voiture. De l'autre, elle le domptait par les plaisirs ou les refus. Rien n'était ménagé, caresses, menaces, flatteries. Au besoin, elle était très-basse, parfois lâche à ce point d'admirer la beauté du roi (dont le nez touchait le menton).
Ce sont les premières scènes, et non pas les moins rebutantes, d'un temps où la nature, hardie et sans réserve, triomphera souvent des intérêts moraux. Cette femme toujours enfermée, qui ne put rien savoir du monde, ignorante, d'autant plus hardie, le troubla vingt années. Elle avait l'âpreté maternelle de la chatte et sa furie pour ses petits. Pour eux, elle alla à l'aveugle jusqu'à ce qu'elle eût fait son fils roi, son mari idiot.
L'emploi peu scrupuleux des sinistres recettes qui ravivent l'amour aux dépens de la vie, aboutit à l'épilepsie. Les enfants de Philippe V eurent de leur père cet héritage et le portèrent de la maison d'Espagne dans celles d'Autriche et de Naples. La moitié de l'Europe fut gouvernée par des fous.
Dès le 18 septembre, Alberoni, autorisé du roi, négocia avec Dodington, l'envoyé anglais à Madrid. Il s'agissait d'abord de détruire les barrières que les Anglais trouvaient dans l'Espagne et ses colonies. On tentait l'Angleterre par le côté secret de sa concupiscence, les mers du Sud, le commerce des précieuses denrées qui devenaient des besoins pour l'Europe, la fourniture des nègres qui les cultivent, trafic si lucratif. On voulait dire au fond: «Nous ouvrons l'Amérique. Ouvrez-nous l'Italie.» On ne le disait pas encore. Cependant Dodington fut tellement ravi, ébloui, qu'Alberoni n'hésita pas à lui confier toute la pensée de la reine, et que bientôt il écrivit à Londres: «qu'il n'était rien que l'on n'obtînt, si on la laissait faire en Italie un bon établissement pour ses enfants.» Elle eût donné tout à ce prix, presque l'Espagne elle-même.
La première lettre de Dodington à Londres pour annoncer les offres de l'Espagne est du 20 septembre. Date extrêmement importante. Avant le 30, un mois après la mort de Louis XIV, le gouvernement whig, notre ennemi, sut que désormais la France était seule, que l'union des deux branches de la maison de Bourbon était dissoute. La fameuse sottise: «Il n'y a plus de Pyrénées,» reparaissait ce qu'elle est, une sottise. Les Pyrénées se relevaient plus hautes. La France, désormais isolée de l'Espagne, était plus faible sous le Régent que la veille de la mort du roi.
Dodington écrivait à Londres: «Voilà la France et l'Espagne brouillées plus qu'elles ne le seraient par une guerre de quinze ans.»
Cette brouillerie allait tout d'abord passer aux voies de fait. Alberoni, en attendant qu'il eût construit des vaisseaux, en louait pour poursuivre les nôtres dans les mers du Sud. Il nous fermait ces mers, qu'il ouvrait aux Anglais, se tenant même prêt à les aider dans la destruction de notre marine.
Quel encouragement pour Marlborough, pour les aboyeurs de la guerre! L'Angleterre est le pays des fortes haines, des colères longues et obstinées. Nombre de whigs sincères retenaient fidèlement l'horreur du dernier règne, la trop juste rancune de la Révocation. Pour eux, Louis XIV n'était pas mort, et ne pouvait mourir; ils le gardaient présent pour justifier leur haine pour nous. Les machines infernales qu'ils lancèrent contre Saint-Malo, elles restaient dans leurs cœurs, chargées et surchargées de vœux pour faire sauter la France.
Les deux marines se haïssaient cruellement. Dans une guerre (de duels à la fin), on s'était des deux parts envenimé jusqu'à n'avoir plus âme d'homme. Notre Cassart, si vaillant, fut féroce, et, sans scrupule, arma les flibustiers. Nos trop heureux corsaires stimulaient l'ennemi, comme les mouches qui rendent un taureau fou. Les Anglais tuaient tout ce qu'ils prenaient. Et encore, ils ne se contentaient pas de la mort; ils y joignaient parfois de longs supplices.
À ces haines atroces, trop réelles, ajoutez les fausses. Les plus véhéments orateurs, les plus emportés contre nous, étaient les patriotes de l'Alley change, les vaillants de l'agiotage qui, dans la crise de la guerre, avaient eu leurs combats, leurs victoires, de merveilleux Blenheim de bourse, des rafles incomparables. Le calme plat désolait ces héros.
Dans un moment pareil, l'offre de Philippe V était un coup cruel pour nous, et, disons-le, un acte bien étonnant d'ingratitude. Il avait déjà oublié que nous avions, pour le faire roi, accepté contre l'Europe la plus épouvantable lutte, sacrifié deux milliards, un million d'hommes! La nation, non moins que le roi, nous était redevable. Si elle n'avait un Espagnol, elle devait vouloir un Français, un prince de race, de langue latine. Elle devait repousser l'Autrichien, le blond barbare allemand, dont elle n'eût pas compris un mot. Pour chasser ce barbare, elle eut un moment d'élan admirable, mais court, et généralement, elle rejeta le poids de cette longue guerre sur les armées de la France, et triompha par notre sang.
Et, aujourd'hui, au bout d'un mois, nous recevions derrière ce coup fourré de l'abandon de l'Espagne. Nous perdions, pour la guerre, notre compagne naturelle, notre matelot, comme on dit en marine du vaisseau acolyte qui doit garder le flanc du vaisseau engagé en bataille.
Ainsi, quel que pût être le gouvernement bienveillant de la Régence, son élan juvénile et son semblant d'espoir, elle n'avait rien de solide, et réellement portait en l'air. Sans allié, sans argent ni ressources, pliant sous deux milliards et demi de dettes, elle était de plus entourée par la meute implacable des illustres voleurs qui lui mettaient le marché à la main, la rançonnaient, sinon, passaient du côté de l'Espagne.[Retour à la Table des Matières]
CHAPITRE II
GRANDEUR DE L'ANGLETERRE—ÉTAT INCURABLE DE LA FRANCE
1716L'Angleterre est grande en ce siècle, grande d'elle-même et par l'éclipse de la France. Celle-ci, pour longtemps, est absente des affaires humaines. Elle ne fera que des sottises en politique, en littérature des œuvres de génie.
Naufragée et demi-brisée, enfonçant, elle roule entre deux eaux dans le sillage du vaisseau britannique. Tout flotte derrière celui-ci, non-seulement les puissances protestantes, mais les catholiques. L'Espagne, l'Empereur, la courtisent pour arracher des lambeaux d'Italie.
Cette grandeur de l'Angleterre n'est point illégitime. Seule, entre les nations d'alors, elle a les trois conditions pour vivre et agir: un principe, une machine, un moteur.
C'est le moteur qu'on n'a pas remarqué. Sans lui, elle n'eût rien fait. Son beau principe du gouvernement de soi par soi était représenté, très-peu fidèlement, par deux chambres aristocratiques. Sa fameuse constitution,—une vieille machine de Marly,—était propre à ne pas bouger et ne rien faire. La prétendue balance n'était qu'une bascule alternative. L'Angleterre prit force et vigueur, justement parce qu'il n'y eut plus ni balance ni bascule. Un moteur vint, qui emporta tout en ligne droite, dans un mouvement simple et fort. Ce fut le parti de l'argent, le tout jeune parti de la banque, auquel se réunit bien vite la haute propriété; bref un grand parti riche, qui acheta, gouverna le peuple, ou le jeta à la mer; je veux dire, lui ouvrit le commerce du monde.
Ce parti de l'argent se vantait d'être le parti patriote. Et la grande originalité de l'Angleterre, c'est que cela était vrai. La classe des rentiers et possesseurs d'effets publics, spéculateurs, etc., qui était pour les autres États un élément d'énervation, pour elle était une vraie force nationale.
Cette classe fut et le moteur et le régulateur de la machine. Elle poussa tout entière d'un côté. Il y eut impulsion, et non fluctuation. J'ai montré, au moment critique de 1688, combien l'Angleterre flottait encore. Ni l'Église, ni la propriété territoriale, ces prétendus éléments de fixité, ne lui donnaient aucune base. Les propriétaires étaient divisés (tories et non-tories, catholiques et non-catholiques, jacobites et non-jacobites). L'Église n'était pas moins divisée contre elle-même; l'Anglicane faussée par son credo absolutiste, jusqu'à regretter Jacques II! Et il eut même des Puritains pour lui! Des Puritains regrettaient le Jésuite! Que serait devenu Guillaume à la Révolution sans le fanatisme héroïque de nos Réfugiés.
Par la création de la Banque, par la Dette publique, par la formation de plusieurs Compagnies patronnées de l'État, un monde nouveau fut évoqué et sortit de la terre, suspendu uniquement à la cause de la liberté, à la révolution protestante et parlementaire, nullement flottant ou divisé, mais serré en masse compacte par l'identité redoutable des idées et des intérêts. Ce fut le cœur, le nerf des whigs. Ceux-ci avaient fait au dernier vivant avec la liberté publique. Que le roi catholique revînt, le propriétaire restait propriétaire, et même l'évêque anglican serait resté évêque, mais le rentier ne restait pas rentier. Il savait cela à merveille. Ce fut sa ferme foi que le gouvernement de droit divin ne payerait nullement les dettes de la Révolution.
Mais pour comprendre bien cette singularité anglaise, il faut envisager dans la généralité de l'Europe, un grand fait qui commence, sous ses deux caractères, l'épargne et le placement, la spéculation et le jeu.
Le jeu précède l'épargne. Qui a peu, garde moins, mais risque, hasarde volontiers, afin d'avoir beaucoup.
On a vu quelque chose de cela du temps d'Henri IV, et pendant la guerre de Trente ans, les fameuses loteries d'Italie, où jouait toute l'Europe, les jeux de cartes et jeux de guerre, la manie furieuse de chercher la fortune par toutes les voies du hasard, intrigues ou batailles. Au fond même génie. Waldstein fut un joueur, Mazarin un tricheur. Le froid calculateur, Turenne, trouva l'art et les règles; il tint académie du grand jeu de la mort.
Tout cela n'était rien en comparaison de ce qui se vit à mesure que le jeu, la loterie, l'amour de la spéculation, atteignirent des peuples entiers. Dans la longueur des guerres, tous les rois, forcés d'emprunter, devinrent des tentateurs qui par des primes et des usures énormes forcèrent l'argent timide à devenir hardi, à s'associer aux grands hasards. L'épargne, accumulée par la sobriété ou l'avarice, sortit, s'aventura, se jeta aux coffres publics. Les aventures cruelles de banqueroutes, de réductions effrayaient un moment, l'attrait des gros gains ramenait. Une maladie secrète, propre à nos temps modernes, titillait, stimulait, démangeait en dessous,—le prurit des loteries, la douceur du gain sans travail.
L'incertitude même, le plaisir du péril, était pour plusieurs un vertige qui, loin d'arrêter, entraînait. Nombre de sots glorieux trouvaient beau de prêter au roi, de l'aider aux hautes affaires, de guerroyer du fond de leurs greniers, de régenter et d'insulter l'Europe. Cela commence en France un peu après Colbert. Le rentier apparaît partout. À la place Royale, aux Tuileries, aux cafés, des bataillons de nouvellistes, petits bourgeois, mal mis, de tenue légère en décembre, n'en étaient pas moins fiers et cruels aux combats de langue, terribles au roi Guillaume, à la Hollande, informés de l'Europe jusqu'au fond du Nord même et suivant de l'œil Charles XII.
Les cafés (nés de la Cabale, 1669) s'ouvraient partout en Angleterre, et à côté, la tabagie turque, hollandaise. Le gin fut trouvé en 1684, et bientôt, sans doute, le rhum, si cher à Robinson. On chercha une ivresse moins épaisse que celle de la bière, moins bavarde que celle du vin. On préféra la forte absorption de l'eau-de-vie. Cependant on fumait, on rêvait de report et de dividende. Sombre béatitude, où le spéculateur, au gré de la fumée, voyait monter ses actions.
Tous ces muets, tous ces sauvages, au fond insociables, s'associaient pour les intérêts. Deux terrains se créèrent, où, sans se connaître, on put se rencontrer dans des combinaisons communes:
Premier terrain, la Dette. Elle commence en 1692, et elle fait bientôt un milliard.
Second terrain, la Banque (simplement de change et d'escompte), mais qui soutient l'État, lui prête de grosses sommes sans intérêt. Elle suspend un moment ses payements, mais bientôt renaît plus brillante.
J'ai montré au dernier volume la large exploitation que firent les patriotes, sous la reine Anne, de ces deux terrains financiers, le jeu immense qui se fît sur la guerre, la hausse et la baisse, la vie, la mort. La vente des consciences au Parlement et la vente du sang (obstinément versé parce qu'il se transmutait en or), c'est le grand négoce du temps. Jeu permis et autorisé. Les plus austères, les hommes à cheveux plats, à noirs habits, qui ont l'horreur des cartes, n'en ont plus horreur, quand ces cartes sont des vies d'hommes, les parties des massacres et le tapis vert Malplaquet.
Les grosses fortunes d'argent qui se créèrent et les grandes fortunes territoriales firent une alliance tacite qui écarta les petites du gouvernement du pays. Cette révolution profonde, décisive pour l'avenir, passa presque inaperçue, en 1696. Les Communes avaient adopté (à grand'peine et à une faible majorité) un bill qui eût ouvert le Parlement aux petits riches qui avaient une centaine de mille francs. Ceux-ci, la plupart gentilshommes de campagne, eussent été aisément élus pour représenter la ville voisine. Il semblait que les lords, les Norfolk, les Sommerset, les Bedford, les Newcastle, hauts barons de la terre, dussent favoriser ces élections patriarcales de leurs petits voisins ruraux, qui, dans la vieille Angleterre, appartenaient, comme eux, au parti territorial (landed interest). Ce fut tout le contraire. Les lords rejetèrent le bill qui rendait éligible ces petits propriétaires, voulant mettre aux Communes leurs fils cadets, leurs intendants, ou des fonctionnaires dont ils avaient besoin, laissant aussi les marchands riches, les gros banquiers, entrer au Parlement par les achats de votes et la puissance de l'argent.
Les Communes cédèrent. Et, dès lors, ce fut fait. L'Angleterre fut menée par cette ligue de grosses fortunes ou de terre ou d'argent, sans égard aux petits gentilshommes de campagne, où se trouvait la masse du parti Jacobite, beaucoup de catholiques, amis du Prétendant. Ses ennemis, surtout les banquiers, rentiers, spéculateurs, etc., qui croyaient son retour synonyme de la banqueroute, furent au gouvernail de l'État. Ils y constituèrent un grand parti, attentif, informé, qui, d'un œil perçant, regardait le continent, la France, et constituait pour l'Angleterre ce qu'on peut appeler une garde armée.
Ce qu'ils avaient le plus à craindre, et bien plus qu'une invasion du Prétendant, c'était que la France ne refît ces terribles nids de corsaires qui, sous Jean Bart, Duguay-Trouin, Forbin, Cassart, avaient rendu le commerce impossible, la mer intraversable. Ces gros riches qui gouvernaient, étaient en vrai péril, si la masse maritime et commerciale chômait, languissait dans les ports. Elle se fût retournée sur eux. L'Anglais n'est pas mauvais, s'il mange; mais s'il ne mange pas, c'est un étrange dogue. De là la crainte extrême que le gouvernement eut de Dunkerque, dont la destruction fut le premier, le plus important article de la paix. De là la rancune et la rage (fort naturelle, fort légitime) avec laquelle ils poursuivirent la mauvaise foi de Louis XIV, qui ressuscitait Dunkerque tout doucement par la création de Mardick.
Quant au Prétendant, lord Stanhope écrivait: «Je prie Dieu que, si jamais la France nous attaque, elle mette le Prétendant à la tête de l'invasion; cela seul la fera échouer.» En effet, le grand parti whig, avec d'énormes capitaux disponibles, pouvant du jour au lendemain avoir d'en face (de Hollande) des régiments disciplinés, craignait peu les bandes légères qui seraient descendues d'Écosse. Même après un succès, entrant dans l'épaisse Angleterre, elles n'auraient pas beaucoup mordu.
Loin de craindre le Prétendant, le parti de la guerre l'aurait plutôt encouragé. L'homme à deux visages, Marlborough, lui souriait, tâchait qu'il compromît la France. Il y avait son neveu Berwick, et ces deux hommes de guerre eussent été charmés de reprendre leur métier, de se faire vis-à-vis, et de se tirer amicalement des coups de canon. Marlborough envoyait au Prétendant de petites charités et l'assurait de ses très-humbles services. Appât grossier pour tout autre poisson, mais qui était avidement avalé par la mère du Prétendant, sa béate cour et ses Jésuites. Cette cour de Saint-Germain était un monde de romans, de miracles. Il s'en faisait (de tout petits) au tombeau de Jacques II. Jacques III, né d'un vœu, était l'enfant du miracle, fils de la sainte Vierge, disait son père. Et, comme tel, il ne pouvait manquer d'être tôt ou tard aidé d'en haut. S'il avait échoué jusqu'alors, c'est qu'on avait compté sur les moyens humains. Le ciel n'avait daigné agir. Mais maintenant la situation étant telle, la France tellement à bout de ressources, le ciel ne pouvait certes rien désirer de mieux. Quelle magnifique occasion de montrer seul le bras divin!
Dangereuse folie, mais qui ne fut nullement un léger coup de tête. Longuement le sage Torcy, commis obéissant, en avait conféré avec notre envoyé à Londres. On avait préparé quelques vaisseaux, donné les autorisations nécessaires aux commissaires de la marine. On avait cherché de l'argent, et au moins on avait eu du papier; le banquier Crozat avait donné des lettres de crédit pour l'Écosse. Tout cela n'était nullement ignoré. L'envoyé de George criait. On niait l'évidence. Mais le Prétendant était tout botté et allait partir de Lorraine, débarquer le 15 à Newcastle.
Le roi rendit à la France un immense service en mourant le 1er. S'il était mort le 10, le Prétendant ne l'eût pas su à temps, fût parti tout de même, et nous eût irrémédiablement enfournés dans le piége qu'on nous tendait.
La mort de Louis XIV nous replaça dans le bon sens. Loin de rompre la paix, le Régent dit fort raisonnablement à l'Angleterre: «Garantissez-moi le maintien de la paix, et j'éloigne le Prétendant.» L'amiral Bing se présentant au Havre et demandant qu'on lui livrât les vaisseaux préparés pour l'expédition, le Régent, sans les livrer, les désarma. Il fit arrêter le Prétendant par son capitaine de gardes, le fit reconduire en Lorraine, pour l'en rappeler, bien entendu, si l'Angleterre voulait rompre la paix.
La cour de Saint-Germain, étourdie du coup, tâcha d'ébranler le Régent par son côté le plus prenable, l'influence des femmes. On fit parler une mademoiselle de Chausseraie, infiniment adroite et spirituelle. C'était une dame riche, indépendante, avec qui le feu roi aimait fort à causer, et qui, sans paraître y toucher, se mêlait de toute intrigue. Elle était vieille, fit peu d'impression. On détacha alors une certaine Olia Trant, une Anglaise belle et galante, qui vivait à Paris et de plus d'un métier (Mahon). Le Régent écouta, sourit, devina tout. Enfin la sainte cour de Saint-Germain, à bout, en vint à un moyen étrange et bien grossier. On chercha là-bas, on fit venir une vraie rose d'Angleterre, pas même épanouie, vierge, à ce qu'on disait, et on mena cette victime au Palais-Royal (Bolingbroke). On supposait que la pauvre petite, innocente, ignorante, par cela même, aurait plus d'action. Mais la place était plus que prise. La vertu du Régent était gardée par nombre de dames, bien autrement brillantes et d'esprit et d'audace, de grâce aussi. L'une d'elles, la Parabère, venait justement de le prendre.
Le Régent et ses amis les plus sensés, comme le duc de Noailles, voyaient que, dans un tel état de ruine, de désorganisation, il fallait à toute condition assurer la paix, ménager l'Angleterre et s'entendre avec George. Qui avait fait cette situation, sinon Louis XIV, et toutes les fautes du grand règne? La honte, s'il y en avait, revenait à lui seul.
George était contre nous. Aux moindres démarches du Régent pour obtenir de lui une garantie positive de la paix, il exigea une condition impossible: que le Régent se mît la corde au cou, qu'il bravât le grand parti qui lui avait disputé la Régence, qu'il publiât de nouveau les renonciations de Philippe V, le proclamât à jamais exclu du trône. C'était déclarer la guerre à l'Espagne et à une partie de la France. Le Régent, dans sa position désarmée et chancelante, eût été vraisemblablement réduit à un triste secours, celui d'une garde anglaise, que George lui avait offerte au moment de la mort du roi. Il serait devenu vassal de l'Angleterre, et son lieutenant en France. Il crut qu'en tout cela George ne voulait que tendre un piége, mettre la guerre civile ici avant de nous attaquer. Il hasarda de lui rendre la pareille et il lâcha le Prétendant.
Il le laissa partir (12 décembre), mais seul et comme individu, donc avec peu de chances. Les Jacobites avaient déjà eu des revers. Le prince leur arrivait en plein hiver, trop tard. Sa défiance pour les gens les plus avisés du parti (pour le spirituel et hardi Bolingbroke) l'affaiblissait encore et l'annulait. Sa pâle, mince figure, avec un air douteux, d'étranges yeux italiens qu'il tenait de sa mère, ne parlaient guère pour lui, et jamais il ne souriait. Il venait sans secours. Ce n'était plus le candidat de la France et de l'Espagne, ayant pour arrière-garde deux grandes monarchies. Il se rembarqua à la hâte.
L'effet de cette déplorable expédition fut de fortifier George extrêmement. L'Angleterre témoigna à cet Allemand, qui ne savait pas sa langue, une confiance qu'elle n'eut jamais pour aucun roi anglais. On lui donna cet étonnant pouvoir de ne renouveler le Parlement que tous les sept ans.
La France faisait contraste. Tandis que l'Angleterre s'asseyait dans sa force, elle enfonçait dans son naufrage, plongeait dans la banqueroute, la grande débâcle. Il eût fallu, pour se tirer de là, réformer, non les finances seulement, mais refondre l'État et le refaire de fond en comble. Terrible opération. Si on l'avait tentée, on eût eu contre soi la nation elle-même, affaissée d'esprit, énervée de misère, et qui, comprimée sous un monde énorme de privilégiés, aurait préféré le mal au remède.
Ce n'était pas l'audace ni l'idée qui manquait. Le Régent, au plus haut degré, était un libre esprit. Il n'avait nulle ambition; ses vices déplorables n'étaient nuisibles qu'à lui-même. Ils ne l'avaient pas endurci. Il était très-ouvert à toute bonne innovation. On peut en dire autant du duc de Noailles, qui, dans un meilleur temps, aurait été peut-être un grand réformateur.
C'est par l'Église qu'on eût dû commencer la réforme. Noailles avait très-bien compris que le premier coup à frapper était de chasser les Jésuites. Le second eût été de se passer du pape pour l'institution des évêques; le Régent y songeait. Le troisième eût été de rappeler les protestants. Il y avait encore un monde de réfugiés, gens riches, utiles, laborieux, marchands, fabricants, ouvriers, qui ne demandaient qu'à rentrer. Un fleuve d'or eût coulé dans cette France ruinée; mieux encore, un fleuve de jeune sang, actif et chaud, pour réchauffer ses vieilles veines taries.
Cela ne se put pas. Même dans l'intérieur du Régent, Saint-Simon plaida en faveur des Jésuites et contre les protestants. Noailles, en ses projets, aurait eu contre lui les Jansénistes mêmes. Il aurait eu son oncle même, l'archevêque de Noailles, qui, déjà accusé de jansénisme et d'hérésie, n'aurait voulu pour rien favoriser les hérétiques.
Dans l'ordre civil et financier, la grande réforme proposée dès Colbert était la taille proportionnelle, la vraie égalité qui doit être inégale, c'est-à-dire peser sur le riche. Mais quel était le riche? le clergé, la noblesse. Il s'agissait de les mettre à la taille, de les rendre taillables! Horrible affront dans les idées du temps. Tel était le but, la portée de cette réforme (V. la proposition de 1665, dans nos notes). Le Régent et Noailles accueillirent les plans qu'on présenta, en ordonnèrent l'essai. Partout on trouva des obstacles, et dans qui? dans le peuple aveugle et ignorant, que les privilégiés ameutaient contre tout changement.
Il eût fallu pour réussir un gouvernement fort, très-fortement assis. Imaginez ce que c'était que de mettre à la taille un prince archevêque de Cambrai, un archevêque de Rohan, un Villeroi, vrai roi de Lyon, qui ne souffrait pas que le roi se mêlât pour la moindre chose de la seconde ville du royaume,—ce Villeroi, qui avait dans les mains l'enfant royal, qui faisait parler cet enfant, et pouvait, dès demain, le faire parler pour la régence d'Espagne et du duc du Maine.
On ne pouvait faire un seul pas, dans la réforme religieuse ou civile, sans trouver cette pierre sur le chemin, s'y heurter, s'y briser. J'entends la concurrence du roi d'Espagne, j'entends les Jésuites et les évêques (presque tous jésuitisés), le grand parti dévot, une masse de seigneurs et de nobles bouffis, gâtés, absurdes, dont le roi naturel était Philippe V.
Jugeons-en par le plus honnête, Saint-Simon[2], crevant de vain orgueil, sans lumières, malgré son talent, si arriéré, si imbu de l'idée que l'État est un bien de famille. Le régent légitime pour lui, c'est l'oncle (Philippe V), et non le cousin (Orléans). Quelque ami, serviteur, qu'il soit de celui-ci, il n'hésite pas à lui dire à lui-même que, si Philippe rentrait en France, lui, Saint-Simon, quitterait le Régent avec larmes, mais enfin le quitterait.
Trois mois d'essai montrèrent que toute grande réforme politique était impossible. On dut rentrer dans le fangeux ruisseau de Chamillart et Desmarets, dans les banqueroutes partielles. On avoua le vide, la ruine; on déclara que le dernier roi avait mangé l'avenir même (7 décembre). On fit, comme Desmarets, de la fausse monnaie; au moins on donna à celle qu'on frappa une valeur fictive. On annonça l'examen solennel, non-seulement de ce qu'on appelait les affaires extraordinaires, mais de tous les titres publics. Il y avait lieu d'examiner certainement. Les traitants avaient agi avec le dernier roi comme avec un fils de famille à peu près perdu; ils lui prêtaient à 400 pour 100. Ce n'est pas tout. La comptabilité était si mal tenue, qu'il y avait une infinité de doubles emplois, des titres doubles. Les receveurs généraux, sous prétexte d'avances (exagérées et mal prouvées), ne rendaient plus rien au Trésor, agiotaient avec l'argent des recettes; ils faisaient circuler un nombre infini de billets, et, sous noms supposés, prêtaient au roi son propre argent.
Noailles avait proposé de les supprimer, de les remplacer, Saint-Simon de faire venir un à un ces rois de la finance, à petit bruit, et de les étrangler entre deux portes, je veux dire de les faire dégorger, de les rançonner à la turque. Le Régent y répugna et se contenta d'abord de demander aux receveurs qu'ils payassent au moins la solde des troupes (chose si nécessaire dans les périls où l'on était). Ils promirent, ne tinrent pas, espérant que le soldat, ne recevant rien, se révolterait. Le grand parti de l'argent, dans ces bons sentiments, sournoisement employait son arme ordinaire en révolution, n'achetant rien, augmentant la misère, mettant le marchand, l'ouvrier, au désespoir.
Ainsi exaspéré, le plus doux des gouvernements n'eut de ressources que dans les moyens de terreur. Le 12 mars 1716, on établit une chambre de justice contre les traitants usuriers, les comptables agioteurs, les munitionnaires engraissés du jeûne de nos armées, etc. Grand bruit, force menaces. On montre la torture; on parle d'échafaud. On prétend faire payer 200 millions à 4,000 personnes. Mais ces sévérités n'étaient pas de ce temps. Nombre de seigneurs charitables, des femmes spirituelles et charmantes, s'intéressent pour les financiers. On entoure le Régent des plus douces obsessions. Ce n'est pas un barbare. Il faiblit; il trouve fort doux que cette justice tourne au profit de ceux qu'il aime. Les traitants sont sucés par ces agréables vampires, sans que l'État y gagne presque rien. Noailles, sa chambre de justice, sont sifflés, désespèrent. En vain, dans sa fureur, il encourage les dénonciateurs, jusqu'aux laquais, qui peuvent sous des noms supposés accuser et trahir leurs maîtres. Il fait plus, il appelle à lui le paysan (vraie mesure de 93); il promet aux communes où les traitants ont leur château une part dans les confiscations.
Le grand visa des titres, des rentes, etc., avait mieux réussi. Il fut fait rudement, mais avec intelligence, par quatre aventuriers du Dauphiné, les frères Pâris. Ils épargnèrent autant qu'ils purent les militaires et les communes, frappèrent surtout les détenteurs de titres, passés par plusieurs mains, achetés à bas prix. La dette fut réduite à peu près à la moitié, et cette moitié convertie en titres nouveaux qu'on appela billets d'État.
Et avec tout cela, il manque cent millions à la fin de 1716. Pour comble, le Midi se révolte contre l'impôt du Dixième, et il faut le supprimer. On voudrait suppléer en faisant payer les exemptés, les magistrats et autres. Mais les Parlements mêmes, ces grands parleurs de bien public, donnent l'exemple de la résistance. Tout est impasse. Nul moyen de payer les billets d'État qui soldaient la dette réduite. Ils tombent à rien. Pour ces chiffons, qu'offre-t-on? des chiffons, des promesses de rentes, des terres abandonnées, des actions de la Compagnie d'Occident, hypothéquées sur la savane américaine ou sur la peau de l'ours qui court les bois.
Noailles, in extremis, déclare que, pour se relever, il faudrait un miracle, quinze ans d'économie, donc, toute une réforme morale, un gouvernement ferme, une noblesse désintéressée, plus de luxe, plus de plaisirs[3]. Cette vieille société, gâtée par cent années de vices monarchiques, la réduire tout à coup à la vie de Caton!
Fatalité terrible de ce siècle. Nul ne peut pour le bien, tous pour le mal. Le tableau désolant que l'on fait de la France à la mort de Louis XIV, on l'a à la mort du Régent, on l'a à la mort de Fleury, à la chute de Choiseul. Ce que Forbonnais dit de 1715, d'Argenson le dira de 1740, et les Économistes de 1760, enfin Arthur Young en 1785.
Un écrivain, obscur parfois, mais fort et judicieux, a formulé très-bien la radicale impuissance de ces gouvernements. «Une invariable fixité de trente ans dans le mal avait détruit dans les gouvernants la notion des choses, le sens de voir et de prévoir. L'injustice était si ancienne, si bien enchevêtrée, incorporée à tout, qu'ils ne la sentaient plus et n'y distinguaient pas la cause de cette paralysie mortelle. Ils s'étonnent, ils se fâchent. Ce peuple est donc bien paresseux? Point du tout, mais c'est qu'il est mort.» (H. Doniol.)
Et cela sans figure. L'homme véritable de la terre, le fermier, a péri. Il reste dans le Nord un colon misérable, qui, sous l'entrepreneur temporaire du travail, exécute la terre pour quelque peu de noire bouillie. Il y a dans le Midi un métayer étique. Des deux côtés, la terre jeûne aussi bien que l'homme, ne recevant plus d'aliment, mais peu à peu n'en donnant plus.
Les lois philanthropiques de la Régence sont souvent ridicules. Elles permettent par exemple la circulation des bestiaux. Mais il n'y a plus de bestiaux. Elles ennoblissent le travail, disent qu'il ne fait pas déroger. Mais qui songe à cela, qui pense à travailler, quand on ne produit plus qu'à perte? Sans secours, engrais ni bestiaux, le bras de l'homme obtient un petit résultat, cher et chargé de frais, plus cher par les transports (alors très-difficiles).
On achète peu à l'intérieur, étant toujours plus pauvre. Bien moins à l'extérieur, car le voisin produit à bon marché. Ainsi la France enfonce. Non-seulement elle descend d'elle-même, mais alentour tout monte et contribue à la mettre plus bas.
Ce gouvernement ne paraît pas se souvenir de l'autre règne. Qu'il songe donc qu'avant 1700, avant cette guerre immense et le million d'hommes enterré, Louis XIV en est déjà à chercher comment il obtiendra qu'on cultive le désert.
Combien plus le désert s'étendait en 1715! Le Régent l'ignore-t-il? Non, il le sait parfois, parfois il se réveille, et il a des moments lucides. Cette terre qu'en songe il voit peuplée, éveillé il la voit déserte. Il en offre à qui en voudra, aux gens de guerre réformés, par exemple, et encore avec une maison abandonnée, une exemption d'impôt.
Ces vérités terribles crevaient les yeux des hommes de bon sens. Il était déjà évident que la réforme de Noailles ne ferait rien, que la Régence resterait faible, bavarde, à vouloir le bien, faire le mal. La France, détendue, n'avait plus même sa ressource de 1709, la fièvre, le nerf du désespoir. Elle gisait, inerte, après l'accès. Et qu'adviendrait-il d'elle, si ses démembreurs acharnés, les deux dogues, Marlborough, Eugène, la surprenaient sur le grabat?
Mais l'Europe elle-même en avait bien assez. L'Angleterre n'avait pas à la guerre un intérêt réel, puisque déjà l'Espagne, et la France bientôt, offraient sans guerre tous les avantages qu'elle désirait. Malheureusement la fausse fureur de Marlborough, la haine têtue des vieux whigs, la criaillerie des spéculateurs, faisaient grand bruit, et non-seulement couvraient la voix des gens sensés, mais, par leur insolence, leurs injures, leurs affronts, rendaient le traité impossible.
Le rechercher semblait une bassesse. Il se trouva un homme qui, sans souci d'honneur, d'orgueil, vit nettement l'intérêt des deux nations, le leur fit voir, éclaira les Anglais eux-mêmes. C'était un intrigant qui toute sa vie avait été entremetteur, et qui le fut ici très-utilement. C'était ce faquin de Dubois[4].
J'ai dit ailleurs ce que j'en pense, et il ne s'agit pas ici de sa vertu. On doit dire seulement qu'il n'est pas de coquin qui n'ait eu un jour dans sa vie, un jour où il ait marché droit. On doit avouer que celui-ci, infiniment spirituel, eut ce que n'ont pas toujours les gens d'esprit, un sens net et vif du réel, une vue très-lucide de la situation, nulle fausse poésie, nulle illusion. De plus, une résolution déterminée et obstinée pour aller droit au but, y faire aller les autres.
Notez qu'il était presque seul de son avis, que ni l'Angleterre ni la France n'avaient grande envie de traiter. L'une et l'autre avaient encore la vue comme offusquée des mauvaises fumées de la guerre. On ne passe pas impunément par une lutte si longue et si atroce. Elles restaient malades de funestes levains, de fâcheux souvenirs, d'humeurs noires, de pénibles songes.
Nombre d'Anglais honnêtes, de braves gens qui sortaient peu de l'île, croyaient de bonne foi que la France était quelque chose comme la Bête de l'Apocalypse, le grand Dragon, que le monde n'était malade que de son venin, qu'il ne serait guéri qu'au jour où un vent de colère, un bon vent d'ouest, emportant l'Océan, le roulerait de la Manche au Jura. Des gens habiles, comme Marlborough, exploitaient la fureur des simples. Si la Bourse allait mal, c'était la faute de la France. Si les Compagnies avortaient, la France en était cause. L'une, la Compagnie des plongeurs, s'engageait à repêcher tout ce qui s'est perdu dans les eaux, des Argonautes à l'Armada. L'avare Océan, qui pendant tant de siècles a thésaurisé les naufrages, il aurait à restituer. Qui l'empêchait? sinon la France, cette fée, qui, de Brest, de Dunkerque jetait ses sorts et son mauvais regard.
Folies étranges! la France, qui ne sait pas haïr, haïssait si peu l'Angleterre, qu'elle l'imitait tant qu'elle pouvait, copiait ses modes, ses banques, et pendant tout le siècle nos écrivains en font des éloges insensés.
Mais, en même temps, il faut le dire, la France avait renoncé à regret à sa guerre des corsaires, à leur bizarre légende, qui passe tous les contes de fées. Elle se souvenait peu de la grande affaire de la Hogue, mais beaucoup de Jean Bart, beaucoup de la Railleuse, l'étrange oiseau de mer, qui se moquait des flottes, qu'on bloquait dans Dunkerque pendant qu'en Amérique il faisait razzia. Jeu piquant de hasard, de malice héroïque, où le plaisir était moins la prise que la surprise. Il s'agissait si peu d'argent, qu'un des nôtres (le petit Renaut) dépense une fois vingt mille francs à régaler ses prisonniers. Pris lui-même, Duguay-Trouin, en revanche, capture une Anglaise, magnanime Ariane qui fait fuir son Thésée. Voilà de ces folies que regrettait la France, qui lui mettait au cœur Saint-Malo et Dunkerque, qui la faisait s'obstiner dans cette fraude de Mardick qu'on creusait toujours malgré le traité.
Mais comment s'amusait-on à cela, quand la grande marine était exterminée? Pour longtemps, on ne pouvait rien. Brest et Toulon chômaient, devenaient des déserts. Nos vaisseaux y pourrissaient; on n'en refaisait plus. Le roi même, se faisant un système de sa défaite, mettait les fonds de la marine aux embellissements de Marly. Pontchartrain, le ministre, fut terrible à nos amiraux plus que les Blake et les Ruyter. Il donnait deux mots d'ordre: 1o point de bataille; 2o reculer.
Autre maladie de la France. Elle gardait un coin du cœur pour le petit Joas, je veux dire le Prétendant. Ce Joas, devenu un triste capucin, restait pour bien des âmes tendres l'intéressant enfant qui fit pleurer dans Athalie. Les belles Anglaises, qui vivaient à Paris de jeu et d'autre chose, les bonnes Carmélites de Chaillot, de la rue Saint-Jacques, les Jésuites, priaient pour lui. L'improbable, l'absurde, a ses attraits. Témoin les romans jacobites que l'abbé Prévôt a parés de son entraînant bavardage, ces Cléveland, ces Doyen de Killerine (je ne veux pas parler du chef-d'œuvre, Manon Lescaut).
Fausse et malsaine poésie, sous laquelle ces bourreaux Jésuites, persécuteurs, brûleurs en Espagne, en Autriche, et si cruels en France, invoquaient la pitié, pleuraient, attendrissaient. Qu'était en soi le Prétendant? le dangereux revenant du vieux monde, l'être fatal en qui les éléments de la grande guerre pouvaient se réunir, se rallumer, embraser tout?
Et avec quoi l'Europe l'eût-elle recommencée, cette guerre? avec des ruines, des peuples épuisés et sanglants, plusieurs agonisants, finis.
Ou bien, on eût recommencé (chose terrible!) avec des monstres. On va voir tout à l'heure comment le monstre russe, exterminateur, dépopulateur, le vampire espagnol galvanisé de son tombeau, la Suède, un spectre fou, s'entendirent pour le Prétendant contre la civilisation, l'Angleterre et la France. Ce jour-là, le Stuart de Rome parut ce qu'il était, l'ennemi du genre humain.
Il faut laisser les romans de côté et voir la vérité en face. La France gagnait autant, et plus que l'Angleterre, à éloigner le Prétendant, à le tenir bien clos dans son tombeau de Rome, à mettre ensemble les deux morts. Non-seulement il exposait la France, la tenait contre sa voisine dans un état irritant, provoquant, pire que la guerre, mais il était une épine intérieure pour la France même; il était l'opposé de la pensée moderne, dont elle est l'interprète. Rien n'était énervant contre la jeune sève du libre esprit, autant que l'esprit jacobite, cette mauvaise petite fièvre de l'intrigue galante et dévote.
Tout cela n'était encore ni vu ni entrevu. Ici même, en pleine ruine, ayant tant besoin de la paix, on ne la voulait pas. Le Conseil de Régence, en grande majorité, continuait Louis XIV. Par une folle générosité, le Régent y avait mis ses ennemis le duc du Maine, l'inepte Villeroi, trois ministres du dernier règne. Le rapporteur était le maréchal d'Uxelles, tête creuse, qui se croyait profonde. Auprès du Régent même, la vieille tradition avait pour avocat ce petit furieux Saint-Simon, terrible contre l'Angleterre. Le Régent se défendait mal. Noailles et Canillac, Nocé, quelques roués seuls, appuyaient Dubois. L'ambassadeur anglais, Stairs, de son chef, sans l'aveu de George, conseillait l'alliance; mais ses emportements, ses aigreurs insolentes, la rendaient odieuse. Villeroi fit chasser un des Anglais de Stairs, que l'on disait (sans preuves) avoir voulu assassiner le Prétendant.
Dubois, en mars 1716, alla incognito à la Haye voir lord Stanhope à son passage, le tâta, fit des offres. Mais, même en offrant tout, en cédant sur Mardick et sur le Prétendant, on pouvait croire que George serait sourd. Il était Allemand et point du tout Anglais, fort médiocrement touché de l'intérêt de l'Angleterre. Il ne pensait qu'à l'Allemagne, aux provinces surtout qu'il avait prises à la Suède. Pour les garder, il lui fallait l'appui de son maître l'Empereur, auquel il appartenait jusqu'à lui livrer l'Italie contre la politique anglaise, qui venait au contraire de jeter en Piémont la première pierre de la future royauté italienne.
Ce valet de l'Autriche, notre ennemie, ne nous répondit rien pendant trois mois, et il n'eût peut-être jamais répondu, si Dubois n'eût su l'inquiéter. Il se fit écrire par le Régent un mot qu'il montra à Stanhope. On y voyait que le Régent était fort au courant des discordes intérieures de la cour d'Angleterre. George exécrait son fils qu'il ne croyait pas sien. Il tenait sa femme enfermée, tandis que lui-même traînait partout deux grosses maîtresses allemandes. Sa haine pour son fils éclatait sans mesure. Une fois, à grand bruit, il le chassa avec sa jeune épouse. Les amis du fils, Argyle et Stanhope, n'étaient pas sans crainte. Le Régent leur offrit ses bons offices, son appui, de l'argent.
George était fort peu populaire. L'Autriche avait exigé de lui un traité qui révélait son honteux vasselage (mai 1716). George et l'Empereur «s'y garantissaient leurs futures acquisitions.» Autrement dit, l'argent anglais et les flottes anglaises allaient être employés à aider l'Autriche en Italie. Cette Autriche qui déjà avait tant sucé l'Angleterre, qui avait si mal fait la guerre, si mal soutenu Eugène, elle voulait une guerre éternelle, déclarait que la paix d'Utrecht n'était qu'une trêve. Et George l'encourageait, lui répondait de l'Angleterre. Vrai crime contre la paix du monde.
Les Anglais commençaient à voir ce qu'ils avaient fait en donnant une telle couronne à un domestique de l'Empereur, qui ne suivait que sa bassesse, ses petits intérêts de principicule allemand, au risque de bouleverser le monde.
Eugène, à ce moment, battait les Turcs, et l'Autriche allait s'étendre de ce côté. Que voulait-elle donc? Conquérir partout à la fois? Si grande et si heureuse, elle trouvait en George un compère qui ne la trouvait pas assez grande à son gré, et voulait la grandir, contre les intérêts anglais.
Cela dégrisa les Anglais de leurs colères aveugles contre nous, nous ramena beaucoup d'esprits. George dut faire attention. Une convention préalable fut signée en octobre sur la vraie base anglaise (Mardick comblé, et le Prétendant éloigné au delà des Alpes). George ne peut se refuser à envoyer des ambassadeurs à La Haye, mais il les envoie sans pouvoirs. Enfin les pouvoirs viennent, mais incomplets, insuffisants. L'Autriche empêchait tout. Il est probable (et, selon moi, certain) qu'elle ne laissa traiter George et la Hollande qu'en arrachant du Régent une promesse qu'on lui sacrifierait les intérêts de la Savoie et de l'Espagne, et qu'au lieu de la Sardaigne, elle aurait la Sicile.
Le 28 novembre, la France et l'Angleterre, la Hollande, le 31 décembre, signèrent la Triple-Alliance.
Dubois écrivait au Régent: «J'ai signé à minuit. Me voici enfin hors de peur;—et vous hors de pages.»
Hors de peur. En effet, la France n'était plus isolée, n'avait plus à craindre l'intrusion du roi d'Espagne, qui eût été le retour de toutes les vieilles sottises.
Hors de pages, c'est-à-dire indépendant, pouvant faire la loi aux partis, déconcerter l'intrigue du duc du Maine.
Ce parti du duc du Maine, c'était celui du Prétendant, des fous, des aveugles étourdis qui nous relançaient dans la guerre. Orléans, c'était la paix même, c'était l'esprit moderne, humanité, liberté et lumière.
Stairs, l'envoyé anglais, avait dit, et Dubois redit «que l'usurpateur George avait pour ami naturel l'usurpateur de la Régence.» Forme paradoxale, effrontée et choquante, d'une chose en réalité juste. Les mannequins du vieux passé gothique, le Stuart, l'Espagnol, étaient-ils les vrais rois des deux grandes nations les plus civilisées du monde? Que leur rapportaient-ils? sinon honte et sottise. Contre ce faux droit de famille, George le protestant, Orléans le libre penseur (tels quels et quoi qu'on pût en dire) représentaient pourtant le vrai droit et l'unique, celui des nations et celui du progrès.
Ce traité, ce contrat d'assurance mutuelle qui les affermissait tous deux, fut aussi un bienfait pour les deux peuples et pour l'Europe. Il menait à la paix réelle, solide et sérieuse, pour laquelle le monde haletait depuis la fausse paix d'Utrecht qui n'avait rien fini. Les trois peuples civilisés, désormais réunis étaient en mesure d'imposer aux barbares, aux aventuriers, aux ambitieux qui continuaient la guerre au Nord et la réveillaient au Midi.[Retour à la Table des Matières]
CHAPITRE III
DUBOIS—LA TENCIN. MADEMOISELLE AISSÉ
1717Madame, au premier jour que son fils fut Régent, lui avait demandé pour grâce «de n'employer jamais ce coquin de Dubois.» Et en effet, il n'eut nul emploi, aucun titre. À soixante ans, il n'était encore rien. Et cet homme de rien, ce néant, avait eu la chance de faire la paix du monde, de donner à la France la sécurité du dehors, si nécessaire dans sa ruine intérieure. Mais, malgré ce service, sa réputation était telle que le Régent n'osait le produire. À peine le fit-il, peu après, conseiller d'État.
Le diplomate heureux, l'ange de la paix, ne payait pas de mine. On l'aurait cru un procureur fripon, un aigrefin de jeu, ou un courtier de filles, et l'on se serait peu trompé. Les portraits qu'on lui fit au temps de sa puissance, qui lui furent présentés avec des vers flatteurs où ses vertus sont résumées; ces portraits, certes, nullement satiriques, sont terribles et font reculer. Rarement on le montre de face; les yeux sont trop sinistres, et l'ensemble trop bas. On aime mieux encore le donner de profil, et alors sa figure ne manque pas d'énergie. Sous une vilaine petite perruque blonde, elle pointe violemment en avant, comme celle d'une bête de proie, «d'une fouine,» dit Saint-Simon. Comparaison trop délicate. Il a un mufle fort, de grossière animalité, d'appétits monstrueux, qui doit en faire ou un vilain satyre de mauvais lieux, ou un chasseur d'intrigues nocturnes, une furieuse taupe qui, de ce mufle, percera dans la terre ces trous subits qui mènent on ne sait où.
Il avait du flair, de la ruse, un pénétrant instinct. Mais, pour mentir à l'aise, il feignait d'hésiter, il avait l'air de chercher sa pensée, bégayait, zézayait. Dans ses lettres, c'est tout le contraire. Il écrit de la langue nouvelle et si agile qu'on peut dire celle de Voltaire. C'est un homme d'affaires vif et pressé, entraînant, endiablé, terrible pour aller à son but; et avec cela amusant, pétillant. Il a des mots très-bas, comme en déshabillé, mais décisifs, qui tranchent tout.
Jamais embarrassé. C'est par là qu'il prit le Régent. Le désolé Noailles, dans sa voie impossible d'économie, ne trouvait que difficultés. L'honnête chancelier d'Aguesseau, ancien procureur général, dissertait, raisonnait, faisait de l'éloquence et n'arrivait à rien. L'archevêque de Noailles, et le conseil de conscience, les jansénistes modérés, voulaient, ne voulaient pas. Dans la question de Rome, dans celle des protestants, leur attitude double fut pitoyable. Non-seulement ils n'avaient révoqué aucune ordonnance contre les protestants, mais ils ne toléraient pas seulement ce que l'on proposait, d'ouvrir sur la frontière une libre colonie où ils pussent exercer leur culte. Ce qui se fit de bien se fit sans eux, par le Régent. Il refusa aux commandants les autorisations qu'ils demandaient pour fusiller, massacrer les assemblées du désert. Il tira de la chaîne les protestants que les Parlements envoyaient aux galères. Le pape refusant l'institution à ses évêques, il allait s'en passer, et peut-être essayer des formes anglicanes. C'eût été déjà quelque chose, et beaucoup, de n'avoir plus affaire au vieux prêtre étranger. Mais les Jansénistes auraient eu horreur d'un changement si hardi. Ils n'eussent pas suivi le Régent.
Il restait là impuissant et inerte, découragé, sentant qu'en tout le bien était impossible. Là-dessus arrive Dubois, l'homme de l'alliance anglaise. Il va apparemment encourager son maître? Cette alliance étroite avec l'Angleterre protestante permet de ne rien craindre des menées romaines, espagnoles. On peut émanciper la France. Mais qui s'y oppose? Dubois.
Avec l'apparente légèreté des libertins, des beaux esprits d'alors, il conseille au Régent de laisser là l'insoluble dispute, de se moquer de la question religieuse, de lâcher tout. Rome et la Bulle ont, après tout, la majorité des évêques. Laissons faire et laissons passer. Point de bruit, point d'appel. Du silence, c'est l'essentiel. Nous avons tant d'autres affaires!
En finances on est embourbé. Mais pourquoi s'en tenir à ce Noailles, sans imagination, sans invention, qui parle de nous mettre pour quinze ans au pain sec, qui traîne dans les vieilles voies? Soyons jeunes et prenons des ailes. L'Angleterre a sa force dans la dette même; elle fleurit par la bourse et la banque. Il n'est pas jusqu'à l'Autrichien qui ne veuille avoir une banque. L'Empereur vient de fonder la sienne, de faire les premiers pas dans la voie du papier-monnaie.
Dubois, à son retour, avait fait alliance occulte avec un charlatan, puissant parce qu'il était sincère. C'était le brillant Law, Écossais de naissance, mais de génie, d'éloquence irlandaise. Un merveilleux poète en finance, et d'étrange attrait personnel, doux, aimable, charmant, né pour gagner tout homme, troubler toute femme. Son étrange beauté féminine (dont les portraits témoignent) n'aidait pas peu à la fascination. La laideur de Dubois, près de lui, devenait moins laide.
Celui-ci, favorable au grand novateur de la banque, en affaires d'État et d'Église, ne conseillait rien que routine. Éteindre tous les bruits, rentrer dans l'arbitraire, c'était tout son programme. Faire taire les jansénistes, faire taire les Parlements et tout le monde, éteindre les lumières gênantes de la discussion.
Le premier pas dans cette voie mauvaise fut pourtant excellent. On étouffa la criaillerie de la noblesse, qui, secrètement poussée par le duc du Maine, pour une vaine question de privilège, voulait les États généraux, qu'il aurait ensuite exploités. Le conseil de régence frappa directement le chef, le duc lui-même. Il déclara les bâtards incapables de succéder au trône. Coup vif et qui surprit. On sentit la vigueur nouvelle d'une main cachée.
Dubois était déjà le maître de son maître. Il ne voulait pas moins (lui obscur, décrié, au bout d'une vie subalterne et malpropre) qu'être premier ministre, et pour cela, avant tout, cardinal.
L'impudence et l'audace étaient le fond de sa nature. On l'avait vu lorsque Louis XIV, s'étant servi de lui pour séduire Orléans au mariage de sa bâtarde, voulut le payer, lui demanda ce qu'il voulait. Il dit hardiment: «le chapeau.»
Ce chapeau rouge avait deux vertus excellentes. Il décrassait d'abord. Le cuistre, ainsi rougi, passait devant les princes. Mais le meilleur, c'est qu'il donnait une immunité générale, quoi qu'on pût faire. On ne pendait pas un cardinal. Alberoni se trouva bien d'avoir pris cette précaution. Il eût été pendu sans le chapeau. Dubois, pour l'obtenir, précipita son maître dans le plus étrange revirement.
On n'a de ces miracles qu'au gouvernement monarchique. Nous venons de voir tout à l'heure la reine d'Espagne, en une nuit, changer son mari si dévot, jusqu'à faire des offres étourdies aux Anglais hérétiques qui se moquent de lui. Maintenant voici le Régent, voici Dubois, les deux impies qui toujours ont raillé le pape, et qui tout à coup lui reviennent et se tournent du côté de Rome.
Dix-huit mois de gouvernement avaient usé, plus qu'usé le Régent, avaient éteint en lui toute énergie, toute faculté de vouloir. Trois choses y contribuaient. D'abord rien en affaires ne lui réussissait. La réforme espérée, réclamée, avait échoué et nul dédommagement de cœur. La seule chose qu'il aimât au monde, sa fille, allait toujours plus folle dans ses caprices effrénés, ridicules. Plus que jamais il eût voulu l'oubli et le cherchait dans les excès.
Les portraits du Régent (tout un volume in-folio, à la Bibliothèque) en font une admirable histoire, depuis le premier (à douze ans), portrait doux, tendre, gai, de l'enfant le mieux doué qui fut jamais, jusqu'à la grosse face bouffie, apoplectique qui, de si près, touche à la mort. Une chose est saillante pourtant dans le premier et le dernier: l'élément allemand qu'il tenait de sa mère, Madame, se marque dans l'enfant et il reparaît à la fin.
Le Français se dégage dans les portraits intermédiaires, svelte, élégant, vif à tout prendre au vol, avec un mélange italien, l'aptitude à tout art. Mais, avec cela, on sent bien que la fermeté manque, qu'il coulera, glissera; il est visiblement facile et tout à tout.
Ses dons, brillants un moment, se fixèrent dans l'action, à Neerwinden, à Turin, en Espagne, où il fit la guerre à merveille. J'ai dit comment les dames (Maintenon, des Ursins) s'entendirent pour clouer ici cet oiseau, lui couper les ailes. Il n'était que mouvement; les bonnes dames, en l'immobilisant, le damnèrent, le perdirent. Dans sa terrible activité, il courut par les sciences, réussit dans les arts. Mais tout cela ne suffisait pas: il lui fallait aimer. Son mariage forcé avec la bâtarde du roi, qui, constamment, le trahit pour son frère, lui rendait le foyer très-froid. Elle était son espion, observait, rapportait. Il ne l'en traitait pas plus mal. De cette couleuvre domestique, molle et douce, onduleuse, malgré son froid contact, il eut beaucoup d'enfants. Mais de l'accouplement de l'homme et du serpent il ne sort rien de bon. Le fils fut idiot, les filles étonnamment bizarres. L'aînée, duchesse de Berry, effrénée et charmante, eut le cerveau fêlé. La seconde, qui avait l'universalité du père, était une encyclopédie tourbillonnante; elle se fit religieuse (abbesse de Chelles) pour faire de la littérature, du jansénisme et toutes sortes de choses d'art, de métier, jusqu'à faire des feux d'artifice pour l'effroi de ses nonnes. La troisième et la quatrième ne furent que caprice et folie; elles étonnèrent l'Italie et l'Espagne de si hardis scandales qu'on aurait pu n'y voir que des cas d'aliénation.
Et avec tout cela, il aimait toute sa famille et y perdait beaucoup de temps. Il rendait de grands devoirs à sa mère, voyait bonnement sa femme, quelque occupé qu'il fût. Il allait, une fois par semaine, voir, à Chelles, sa petite abbesse qui le réprimandait, le sermonnait. Il n'aurait pas passé un jour sans voir au Luxembourg sa folle adorée, son idole, la duchesse de Berry, lui faisait à propos de rien d'horribles scènes et lui créait mille embarras.
Autre perte de temps: tout le monde abusait de lui pour de vaines audiences où il tâchait de satisfaire les gens, au moins par des paroles. Avant six heures, il s'enfermait, mettait le verrou. Cinq ou six habitués, ses roués, étaient là avec quelques dames peu sévères, dames de cour, dames de théâtre. Elles n'avaient aucune influence, «tiraient fort peu de lui, dit Saint-Simon, peu d'argent, nul secret.» Faisant si peu de frais d'amour, il n'était pas jaloux, leur passait des amants, parfois les reprenait après. Mais nos femmes de France n'aiment pas à compter si peu. Il en attrapait des mots durs.
La comtesse de Sabran lui dit un jour: «Quand Dieu eut créé l'homme, il prit ce qui restait de boue pour faire les princes et les laquais.»
Plusieurs, et les meilleures, étaient des comédiennes nullement intrigantes, quelques-unes désintéressées. La Desmares, à qui (une nuit) il voulait donner des diamants, lui dit: «Donnez-moi moitié moins; cela me suffira pour acheter une petite maison pour quand vous ne m'aimerez plus.»
Si l'on veut juger cette époque, dont on parle un peu au hasard, il faut songer qu'après Louis XIV il y eut, et en mal, et en bien, une explosion de liberté. Tout parut au soleil. Ce fut comme dans le Diable boiteux de Lesage, quand ce diable enlève les toits, rend les murs transparents, et que tout à coup l'on voit tout. Mille choses éclatent indécemment. Ce qu'on faisait la nuit, dans des échappées hypocrites de Versailles à Paris, aux orgies effrénées des petites maisons, on le fait en plein jour, chez soi. Le scandale, le bruit, l'ostentation et la fatuité du vice, souvent bien plus que le vice même, c'est la Régence. De là tant de choses ridicules. De là la vogue étrange, inexplicable, d'un drôle, le petit Richelieu, si couru des femmes à la mode. Elle tint à l'adresse qu'il avait de faire croire qu'il avait été, à treize ans, le Chérubin heureux de sa marraine, la duchesse de Bourgogne.
Au total, les mœurs valaient mieux sous cette Régence que sous les deux régences du XVIIe siècle. La licence espiègle et rieuse du XVIIIe est moins fangeuse pourtant. Qui oserait vivre alors comme firent la plupart des Condés, et Vendôme, et Monsieur, si publiquement? L'école italienne est en baisse; moins d'hommes femmes, et moins de poisons. Le Régent n'eût pas supporté le spectacle qu'eut si longtemps Louis XIV. Il n'aurait pas vu sans horreur le maître de Saint-Cloud, l'ange du Diable, le chevalier de Lorraine, empoisonneur connu, célèbre, de madame Henriette, lui succéder, se pavaner, piaffer, marcher sur le pied à tout le monde. Les monstruosités deviennent rares, et elles sont notées et sifflées. Seule peut-être, sous le Régent, la duchesse de Retz (née Luxembourg) est célèbre en ce sens; elle veut dépasser la nature et se tue à la lettre; elle meurt à vingt-cinq ans. On jasa fort d'une orgie d'écoliers qu'elle fit avec cinq ou six petits seigneurs, enfants de vieilles mœurs, qui n'aimaient point les femmes. Paris fut indigné, et le Régent satisfit l'opinion en exilant cette effrontée et chassant ces petits vilains. Il se montra sévère aussi pour un jeune prélat, qui, ayant une belle maîtresse, trouvait piquant de la mener pontificalement et de la montrer dans Paris.
Ce sont là des nuances dont il faut tenir compte. Après le système de Law, il va venir un moment plus âpre de corruption violente et quelque chose peut-être d'encore pire sous M. le Duc. Et cependant, je ne vois pas que même alors, nous soyons tombés dans la brutalité des autres peuples de l'Europe. Le café, le Champagne, nous tinrent plus légers, plus ailés, que les buveurs de gin et de cette encre épaisse qu'ils appellent le Porto. Qu'est-ce que les soupers de Paris devant les immondes galas du Nord, l'ivresse épileptique de Pierre le Grand, les longues bacchanales de celles qui lui ont succédé, je ne dis pas des femmes,—mais d'impurs minotaures, des gouffres, ou plutôt des égouts.
L'esprit toujours ici faisait quelque alibi aux fureurs de la chair. On n'eût pas trouvé à Paris la grasse sensualité de Vienne, la Gomorrhe féminine de ses grandes dames et de leurs femmes de chambre (qui vendaient à la Prusse tous les secrets du lit).
Le carnaval de la Régence ne peut se comparer à celui de Pologne, sous Auguste, à ses fameuses fêtes de nuit. Ce grand buveur saxon, joyeux satyre, faisait la presse pour le bal, enlevait d'amitié, d'autorité, les maris et les dames, les faisait boire à mort. Point de grâce. Pendant qu'ils ronflaient sous les tables, leurs dames, reportées fidèlement par les voitures de la cour, revenaient endormies, enceintes. De là, tant de bâtards du roi; les belles Polonaises donnaient à leur mari, par centaines, des petits Allemands.
Ces surprises et ces hontes, ici, auraient paru ignobles. Orléans ne vola jamais le plaisir. On ne voit pas qu'il ait trompé personne, encore moins employé l'ascendant de la puissance. Il aimait la liberté et ne voulait rien que par elle. Même aux fameux soupers, dans l'ivresse et le vertige, une femme restait toujours libre et pouvait se faire respecter. On le voit par l'exemple d'une fille à coup sûr légère, peu respectable, la petite Émilie.
Tout corrompu qu'il fût, il y avait telle corruption qu'il ne supportait pas. Chose étrange! madame de Tencin, fine et belle, très-spirituelle, échoua près de lui, et lui fut si antipathique, que, lui bon et poli pour tous, il le lui dit brutalement.
Cela étonna fort. On la trouvait très-agréable, et plus que les très-jeunes. Ses trente-quatre ans en paraissaient vingt-cinq. Elle semblait délicate et douce, ne mettait pas affiche de méchanceté (comme madame du Deffant, moins méchante). Son portrait est gracieux, avec l'air oblique et fuyant. On sent qu'elle n'est pas, ne sera jamais posée franchement, ni tout à fait assise, mais à moitié, de côté, de travers. Sa fine et jolie mine est basse en même temps, d'une femme propre à tout, prête à tout et à qui on peut demander. Le Régent ne demanda rien. Un fort juste instinct l'avertit, et il recula, comme il arrive à ces buissons fleuris d'où pourtant se révèle le serpent par sa fade odeur.
Madame de Tencin n'était pas un être simple; elle était une en deux personnes; en toute chose, doublée de son frère, homme d'Église, homme d'esprit, qui la valait, mais bien moins calculé; il ne faisait mystère d'être le mari de sa sœur. Elle était de Grenoble, et y avait été religieuse, en grande liberté, fort galante. Mais, pour suivre son frère, ou briller sur un autre théâtre, elle eut l'adresse de se faire faire chanoinesse à côté de Lyon, d'où, le roi mort, elle s'émancipa tout à fait, vint à Paris. Elle y prit tout d'abord le nécessaire baptême de la mode, passa par Richelieu. De là les soupers du Régent, où elle échoua. Elle se rattrapa à la littérature, se fit faire (par son neveu d'Argental) un joli roman qui lui fit honneur, et lui valut des amants gens de lettres, Fontenelle, Bolingbroke, et autres. Elle eut un salon, où surtout affluait le parti moliniste, jésuite, qui y portait les pamphlets contre le Régent.
Ce parti se divise, alors, en deux fractions, les violents et les doux.
En tête du premier, le nonce, le furieux Bentivoglio, ex-capitaine de cavalerie, guerrier sans paix ni trêve, qui crie, jure sang, mort et ruine, et s'illustre à Paris pour avoir fait à sa maîtresse une paire de petites filles qui furent deux actrices ou danseuses. L'une, que plaisamment on nommait la Constitution, étonna la pudeur du temps en s'étalant aux vitres de la rue Saint-Nicaise par l'aspect le plus singulier (Barbier). Son vaillant père, le nonce, dictait ou propageait les vers et les brochures où l'on voulait mettre à mort le Régent, empoisonneur de la famille royale.
L'autre fraction du parti croyait que ce Régent, tel quel, pouvait faire les affaires du pape. En tête, se trouvait, je ne dis pas un homme, mais un visage, le beau visage féminin du fils de la belle Soubise, le cardinal de Rohan. Parfait contraste avec le trop mâle Bentivoglio, Rohan, pour avoir la peau douce, embellir ses appas, prenait un bain de lait par jour. Ce parfait imbécile n'était pas sans ambition; Dubois s'en amusait, lui prédisant que tôt ou tard il deviendrait premier ministre. Près de lui se groupaient le président de Mesmes, qui jouait de génie Scapin et Scaramouche au théâtre de Sceaux; Lafiteau, jésuite-évêque (qui scandalisa Dubois même), voleur à voler dans les poches. Entre ce groupe et le Palais-Royal, un étrange canal existait: c'était le vieux d'Effiat, alors octogénaire, sinistre figure historique, qui rappelle la mort de madame Henriette. Le Régent, qu'il avait vu naître, le gardait d'habitude, comme un vieux meuble du Saint-Cloud de son père.
Madame de Tencin s'était glissé, jetée dans ces intrigues. Les hauts Jésuites, le parti de la Bulle, faisaient de son salon leur place d'armes contre les Jansénistes. Elle y tenait concile, y siégeait en mère de l'Église. Ce rôle fut un peu dérangé au printemps de 1716. Elle eut un embarras inattendu. Un matin, la voilà enceinte. Un étourdi, un militaire, qui, la connaissant peu, en était fort épris, au carnaval de 1716, lui fit ce mauvais tour. Cela lui venait mal. Elle était justement alors dans une double intrigue qui promettait. D'une part, elle accrochait Dubois, lui faisait croire que son salon de prêtres et de prélats lui concilierait Rome; d'autre part, elle entrait au complot de réaction qui voulait, par les femmes, prendre le Régent même, le ramener à la Bulle, aux Jésuites, lui faire chasser d'Aguesseau, les Noailles, et, à la place, mettre Law et Dubois. Admirable château de cartes, que cette sotte aventure vulgaire d'une grossesse à contre-temps risquait fort de faire écrouler. Elle y fut très-adroite, se déroba, et fit croire qu'on l'avait exilée, mais secrètement se délivra et fit jeter son fruit. On le mit, la nuit, en novembre, sur les marches d'une église de la Cité. Il devait y geler, selon toute apparence, et le secret disparaître avec lui (il vécut, et c'est d'Alembert).
Libre ainsi, l'araignée reprit sa toile, son intrigue ecclésiastique. Le parti qu'elle servait n'était pas loin de triompher. D'Aguesseau, les Noailles, ne tenaient qu'à un fil. Leur successeur était tout trouvé, d'Argenson, le fameux lieutenant de police qui avait détruit Port-Royal, et par là s'était mis bien loin dans le cœur des Jésuites. Dubois, le vrai ministre, ayant, sans titre encore, la réalité du pouvoir, allait briser tout obstacle à la Bulle, et mériter, emporter le chapeau. C'était le plan, et, pour l'exécuter, Dubois crut bon de prendre une maîtresse. À soixante ans, usé de ses campagnes dans les mauvais lieux de Paris, souffrant souvent en damné de l'urètre, de la vessie, le voilà amoureux. Il a trouvé enfin son idéal. Il présente à grand bruit la Tencin au Palais-Royal, au Régent, qui rit à mourir. Excellent choix, pourtant. C'était évidemment la première pour l'intrigue, et la reine comme entremetteuse.
On pensait judicieusement que pour pousser si loin le Régent dans la voie nouvelle, il fallait l'occuper, lui donner quelque femme. Il baissait; le plaisir, il l'avouait, avait pour lui peu de saveur. Les fameux soupers étaient froids. Les convives y perdaient le temps à se faire la cuisine eux-mêmes, soit amusement de vieux gourmand, ce semble, où triomphait le Régent. Après la courte explosion du champagne, la torpeur venait et le somme. Un emblème indiscret semble le faire entendre. Au portrait que Vanloo fait de la Parabère, l'habituée de ces soupers, qui, plus souvent qu'aucune autre y berça le Régent, elle est représentée oisive, ayant sur sa main détendue la colombe d'amour qui s'endort au repos.
Si blasé, pouvait-il avoir au moins quelque caprice? Grand problème, pierre philosophale.
On a vu qu'en 1715, les jacobites de la cour de Saint-Germain avaient cru, bonnes gens, réussir avec une Anglaise, lactée, fraîche et beurrée. Et ils y avaient échoué. La Tencin, plus profonde, inventa mieux que la fade rose d'Occident. Elle essaya la rose orientale.
Elle avait sous la main une bien extraordinaire personne, Haïdée? Aischa? qu'en français on déguise du nom de mademoiselle Aïssé. Elle l'avait chez sa sœur, femme du président Fériol, qui l'avait élevée, la tenait dépendante, à sa disposition.
Il paraît que ces dames firent entendre à la Parabère (qui n'était rien qu'une bonne fille et craignait fort Dubois), qu'ayant alors si peu de prise, elle devait laisser faire, que, si dans cet amour endormi et fini, on introduisait un caprice, un aiguillon nouveau, elle-même n'y perdrait pas, qu'elle aurait des retours, comme elle en avait eu déjà. Ce fut chez elle qu'on amena mademoiselle Aïssé, chez elle que l'on crut brusquer lestement l'aventure.
Mais j'oubliais de dire ce qu'était la victime. Chose bizarre, une esclave dans Paris. Notre ambassadeur à la Porte, M. de Fériol, qui avait fait les guerres des Turcs et vivait à la turque, achetait souvent de belles esclaves, des enfants mêmes. En 1698, après un pillage de Circassie, on lui vendit une petite, de quatre ans, et il y mit la forte somme de quinze cents livres d'abord. Elle était fort gentille, et comme la Perdita de Shakspeare, on la disait fille de roi. Il l'envoya chez lui, à Paris, à sa belle-sœur, femme du président Fériol, fort complaisante pour l'ambassadeur, qui était garçon et dont sa famille héritait. Elle ne se fit nul scrupule de ce rôle de garder cette mignonne pour les voluptés du beau-frère. On la fit élever avec soin aux Nouvelles catholiques. Elle grandit, fleurit, jolie, spirituelle, aimée de tout le monde, et comme sœur aînée des fils de la maison (l'un était d'Argental, le célèbre ami de Voltaire).
L'ambassadeur ne revenait pas, mais s'informait fort d'Aïssé, et, sur ce qu'on lui dit qu'à dix ans elle aimait un petit garçon de son âge, il en fut horriblement jaloux et gronda sa belle-sœur. Ce Fériol était un homme rude, étonnamment hautain, fort courageux, mais violent, colère jusqu'à devenir fou. On le remplaça en 1711, et il revint pour le malheur d'Aïssé. C'était alors une grande demoiselle, une Française de dix-sept ans, d'esprit très-cultivé, précoce et déjà admirée dans le monde comme une jeune dame. Quel coup ce fut pour elle quand cet homme âgé, sombre, dur, arriva et se dit son maître. Elle ne le connaissait point du tout, ne l'ayant vu qu'à quatre ans. Elle fut pénétrée de terreur et sans doute essaya de se défendre et s'appuyer par celle qui l'avait élevée, madame de Fériol. Mais, celle-ci, avare, qui attendait beaucoup de son beau-frère, et qui eût été désolée si, malgré l'âge, il eût pris femme, fut ravie, au contraire, de le voir réclamer sa petite maîtresse. Nous avons la lettre terrible où le barbare lui dénonce son sort: «Quand je vous achetai, je comptais profiter du destin et faire de vous ma fille ou ma maîtresse. Le même destin veut que vous soyez l'une et l'autre,» etc. Elle plia sous la fatalité.
Situation honteuse! qu'il y eut esclave et sérail dans la maison du président, d'un magistrat français! Les deux frères logeaient ensemble dans un hôtel de la rue Neuve-Saint-Augustin. Aïssé, très-captive de ce vieillard jaloux, vivait comme une religieuse, victime immolée, innocente, fort pure moralement, ne connaissant même son cœur. Telle la vit madame de Tencin chez sa sœur en 1717 (voyez les notes). Elle comprit très-bien tout le parti qu'on en pouvait tirer.
Aïssé avait vingt-quatre ans, et elle avait déjà assez souffert pour souffrir peu. Elle était résignée et douce, enjouée même. Elle avait l'air très-jeune, une figure ouverte, aimable, où l'esprit rayonnait. Ses beaux yeux d'Orient, avec sa grâce toute française, c'était un contraste piquant, une chose singulière, unique, dont beaucoup étaient fous. Et, avec tout cela, on eût pu entrevoir combien la pauvre créature était brisée. Elle avait des bras maigres et pauvres. Son sein (V. le portrait) semblait, malgré cet âge, celui d'une petite vierge de quinze ans. On la sentait très-neuve, presque enfant par certains côtés.
Ce qui servait les dames, c'était sa grande déférence pour elles. À une haute liberté intérieure, elle était, dans sa vie, ses actes, toute dépendante de la famille de son maître, de cette étrange mère, madame de Fériol, que (telle quelle) elle ne voulut jamais quitter. On supposait que la jeune fille, depuis six ans soumise à tout caprice d'un homme désagréable et plus âgé que le Régent, ferait peu de façons. Cela n'arriva point. Il paraît que l'esclave parla en femme libre et se fit respecter. Le Régent n'était pas homme à profiter d'un guet-apens. Et les dames, d'ailleurs, auraient craint d'employer la violence. Si elle eût dit un mot à son ambassadeur, il eût éclaté certainement et les aurait déshéritées.
Elles eurent beau faire et beau dire, la gronder au retour, la rendre malheureuse, lui faire honte de son obstination à refuser une si haute fortune. Elle se jeta aux genoux de la Fériol, jura que, si on la poursuivait ainsi, elle se sauverait dans un couvent.
Elle resta fidèle à son tyran. Elle le soigna vieux et malade finalement jusqu'à sa mort, en 1722.
Il lui laissa une petite rente, et le billet d'une forte somme qui pouvait être sa dot, si elle se mariait. Mais voyant que madame de Fériol gémissait d'avoir à payer tant d'argent, elle alla chercher le billet et le jeta au feu.
Cette noble et charmante femme[5] eut une destinée bien tragique. Nous achèverons en son temps sa douloureuse histoire.
Aimée de l'amour le plus tendre qui fut jamais, elle eut cet étrange supplice de ne pas s'estimer assez pour accepter les offres d'un amant accompli qui, douze années durant, lui demanda sa main. En s'immolant à lui, elle refusa le mariage. Son cœur, haut et très-pur, s'accusant jusqu'au bout des hontes involontaires, des fatalités de sa vie, s'obstina à se croire indigne, mourut d'amour et de vertu.[Retour à la Table des Matières]
CHAPITRE IV
LA FILLE DU RÉGENT—WATTEAU—LA RÉVOLUTION DE JANVIER
1718La révolution qui bientôt va renverser Noailles et d'Aguesseau et leur substituer l'homme de Dubois et des Jésuites, le lieutenant de police Argenson, le destructeur de Port-Royal, cette révolution est traitée beaucoup trop légèrement et dans Saint-Simon et partout.
Elle est un retour net au règne de Louis XIV, dont les ordonnances cruelles sont de nouveau exécutées. En ce même mois de janvier 1718, qui change le ministère, le sang recommence à couler. Un ministre protestant, Étienne Arnaud, est exécuté à Alais. D'autres le seront tout à l'heure.
Où donc est le Régent, si doux de sa nature, trop-bon pour ses ennemis? le Régent qui naguère enlevait de la chaîne les protestants condamnés aux galères par le Parlement de Bordeaux?
Dubois lui avait arraché l'exil des évêques jansénistes qui faisaient appel contre Rome, sous prétexte du bien de la paix. Et ici, tout à coup, c'est la guerre qu'on reprend.
On recommence gratuitement les agitations du Midi; on lâche le clergé, le peuple du clergé. Le protestant malade entend sous ses fenêtres la foule qui réclame son corps par ce cri sauvage: «À la claie!»
Que fait le Régent cette année? Il publie Daphnis et Chloé, ses gravures, signées Philippus.
Que fait-il? Il fait sa fille reine de France. Il ne la contient plus. Il la laisse marcher sur sa mère, éclipser, effacer le Roi.
Sa tête était visiblement hors des affaires publiques. Il ne savait lui-même comment expliquer, colorer la révolution qu'on lui faisait faire. Faible, faux par faiblesse, il disait craindre que le parti de Rome n'appelât le roi d'Espagne. Saint-Simon lui ferma la bouche par ce mot sans réplique: «Que nulle concession ne changerait ce parti: qu'il serait toujours espagnol.» Et tous deux rougirent d'insister, de toucher le bas-fond réel, honteux qui était sous cela.
Dira-t-on que ce fond, c'est la seule influence du vieux coquin Dubois qu'il connaissait si bien? ou bien que c'est le rêve d'or que Dubois lui donnait en appuyant le Système naissant? Ces deux choses pesèrent, mais il y en eut une troisième certainement. On va le voir par les actes de cette année. C'est la dernière où vécut sa fille, la duchesse de Berry. Elle avait près d'elle un Jésuite. Elle avait pris un appartement aux Carmélites. On la poussait au mariage, à la conversion. Par elle, sans nul doute, on travaillait son père. Et que pouvait-elle alors? Tout.
Le chroniqueur de Richelieu, Soulavie, un auteur léger, qui pourtant a su beaucoup de choses, en dit une bien grave, qu'il altère, défigure, mais qui mérite attention: un étrange traité entre le Régent et sa fille. S'il se fit, ce fut, sans nul doute, la veille de la réaction, à la fin de 1717[NT-1] (ni avant, ni après).
Le Régent, dit sa mère, était un homme fort léger, qui n'eut guère de sérieuse passion. Au vrai, il n'en eut qu'une, déplorable: sa fille. Elle l'ensorcela dès l'enfance. Il n'aima qu'elle au fond et ce qu'il tenait d'elle. S'il garda si longtemps la Parabère, c'est parce qu'elle venait de la maison de sa fille. Celle-ci avait l'attrait terrible que souvent ont les demi-folles, avec d'incroyables caprices. Mais ni caprices, ni rebuts, ni outrages ne rompirent cette chaîne fatale qu'il traînait misérablement. Rien ne l'affranchit que la mort.
On comprendrait peu ce qui suit, si je ne reprenais à son origine cette étrange créature.
Tout ce qu'on pouvait chercher de conditions pour faire une folle s'y trouvait au complet.
Elle était impure par sa mère, l'enfant du jubilé, conçue d'un moment trouble et faux. Impure par son grand-père, Monsieur, le vrai roi de Sodome. Mais ce qui en elle domina tout, ce fut l'orgueil. Madame, sa grand'mère, la fière palatine de Bavière, ne lui donna pas sa vertu, mais sa hauteur allemande. Dans ce sang de Bavière, je l'ai déjà remarqué, il y avait beaucoup de maniaques, d'excentriques, de mélancoliques, dont plusieurs eurent des attaques d'épilepsie.
La naissance fut pire que la race. Son père, par mariage forcé, en pleine discorde domestique, l'eut du Judas femelle qu'il savait son espion. D'un tel amour naquit la discorde incarnée.
On trouva à sa mort qu'elle avait le cerveau incohérent de forme, disparate et fêlé.
Et son éducation fut pire que sa naissance. Ce fut le vice à la troisième puissance. Son grand-père et son père avaient déjà été élevés par des scélérats. On le voit par les lettres de Madame que le roi de Hanovre vient de confier à Ranke (1861). Elle fut laissée aux mains d'une femme de chambre perverse, la De Vienne, qui l'instruisit à poignarder sa mère d'injures, d'affronts. Éducation néronnienne. On s'étonne qu'elle n'ait pas été jusqu'au fer, au poison.
Elle eut tout le chaos du siècle qui commence et a peine à se débrouiller. Elle vivait dans le cabinet de son père, c'est-à-dire au pêle-mêle du laboratoire de Faust. En 1709, tout à coup passant du drame de la guerre à la plus triste inaction, il rôdait à travers Babel, l'infini des sciences et des arts, comme eût fait l'Esprit (anticipé, déclassé, malheureux) du siècle de Diderot. Il voyait les savants, et il voyait les charlatans, des fripons qui faisaient de l'or, ou faisaient voir le diable. Il n'avait à chercher. Le diable était chez lui, en son lit par sa femme, et par l'enfant sur ses genoux.
Elle avait une chose de son père: charmante et dangereuse,—en contraste avec sa malice, sa violence;—une sensibilité facile, le don des larmes. Tous deux pleuraient fort aisément. Nous la voyons pleurer pour sa mère même, qu'elle déteste (Saint-Simon, 1719). Combien plus pour son père, et avec lui, dans les chagrins réels qu'il eut, quand on lui arracha sa maîtresse, quand on lui imputa d'horribles crimes. Ces derniers temps semblaient la fin du monde pour lui, comme pour la France. Plus sa femme s'éloignait de lui, plus la petite s'en rapprocha, mettant à le consoler la passion qu'elle mettait à toute chose. Seule amie et seule camarade, fière de suffire à tout, elle buvait avec lui vaillamment, voulait lui faire raison et luttait, au hasard de certaines misères à faire mourir de honte (Saint-Simon), étranges abandons où l'on s'attendrissait, s'éblouissait, s'ignorait tout à fait.
En quel temps se passaient ces choses? Non en 1708, il était encore en Espagne; non en 1710, elle était déjà mariée. Il s'agit de l'année 1709. Il avait trente cinq ans, elle quatorze.
La punition fut cruelle: il resta pour toujours serf et la chaîne au pied. Serf d'une folle, qui, au contraire, de plus en plus mobile, divaguait de tous côtés.
Avec cela pourtant, elle avait infiniment d'esprit, et dès l'enfance, ayant été pour tout la seule confidente de son père, elle savait les choses et les hommes. Si, à la mort du roi, qui la mettait sur le trône pour ainsi dire, elle eût agi de concert avec sa grand'mère, si elle avait tourné au bien son énergie, la France ne fût pas retombée où la jetait Dubois, à la seconde banqueroute, au joug misérable de Rome.
Dans une excellente gravure de 1716, faite au début de la Régence, on trouve exprimée à merveille ces idées du moment. Le Régent tout pensif et plein des douleurs de la France, l'a devant lui assise, et qui s'appuie sur ses genoux. La France est une belle petite fille de quatorze ans, dans la prime fleur d'enfance.
Ce sont les traits idéalisés de la fille du Régent, telle qu'elle dut être quelques années plus tôt (juste en 1709). On l'a faite un peu grasse, comme elle était, à l'allemande, et non sans rapport à Madame, sa grand'mère, à qui elle ressemblait autant que la beauté peut ressembler à la laideur. Elle est drapée d'hermine et couronnée de lauriers. Elle rêve; ses beaux yeux sont fixés au ciel, dans le trop poignant souvenir de tant de maux soufferts. Mais elle a trouvé comme un port, un abri, un soutien, et, de fatigue, d'affection, elle se laisse aller tendrement sur les genoux de son bon protecteur. Au total, l'effet est très-grave. Le Régent est bien mûr, presque vieux, et elle bien jeune. Il est sombre, soucieux et tout à sa pensée.
Mais elle était indigne de jouer ce beau rôle. Elle n'avait pas la grande, la haute ambition. Son orgueil éclata en choses vaines, scandaleuses. Et, avec tout cet orgueil, elle n'avait d'amants que des sots; la première fois, son écuyer, sans figure ni mérite; puis son capitaine des gardes, Riom, un gros poupard. Le Régent aisément aurait dominé ce garçon assez bonasse, mais il était mené par sa première maîtresse, la Mouchy, confidente de la duchesse de Berry, et qui, lui voyant je ne sais quel accès de dévotion, poussait au mariage. Les Jésuites trouvaient leur compte à y aider.
Dès longtemps un petit Jésuite s'était glissé au Luxembourg. Il entra comme un rat par on ne sait quel trou de garde-robe. Il devint une espèce d'animal domestique à qui on jette des morceaux sous la table. On le trouva bon compagnon et il eut petite place aux soupers. Là il en entendait de dures. Mais rien de sale ne l'étonnait, aucun blasphème (à faire crouler le ciel). Il riait doucement et faisait rire; lui-même il excellait aux saillies libertines.
Tout échoit à qui sait attendre. Ce bouffon vit finement qu'elle avait des jours tristes, des ennuis, des langueurs. Il dit ou il fit dire qu'une grande princesse comme elle devrait avoir ce qu'avait eu Anne d'Autriche, un appartement royal dans un couvent, par exemple aux Carmélites de la rue Saint-Jacques, cette retraite illustre de madame de Longueville, de la Vallière et de tant d'autres dames. Il n'y avait pas loin du Luxembourg aux Carmélites. On l'y mena tout doucement. Ces dames étaient charmantes, caressantes et baisaient ses pieds. On lui en attacha, pour lui faire compagnie, deux, jolies, gracieuses, de très-noble famille, discrètes et qui s'avançaient peu.
Elles surent bien le faire à propos. La voyant éprise de Riom, elles entraient dans ses idées, mais pour la bonne fin, le mariage. Les exemples ne manquaient pas. Il se trouvait justement que Riom était neveu de Lauzun, que la grande Mademoiselle épousa secrètement. Et le feu roi lui-même n'avait-il pas épousé madame de Maintenon?
Elle prit feu à cette idée royale. Quel roman glorieux de braver tous les préjugés, le monde! et couronner l'amour! Riom vaut bien plus que Lauzun. Mais, fût-il le dernier des hommes, tant mieux! D'autant plus beau sera-t-il, plus hardi de l'approcher du trône!... Et c'était moins Riom encore que l'idée qu'elle aimait, l'absurde de la chose, le miracle, la lutte et la difficulté vaincue.
Son père ne l'embarrassait guère. C'était son nègre pour obéir en tout, ou plutôt sa nourrice pour adorer tout d'elle, jusqu'au plus rebutant. Elle lui avait fait avaler cette pilule amère de trouver là toujours Riom, amant en titre, officiel, quasi-maître de la maison. Il avait humblement tâché d'apaiser la jalousie de ce redoutable Riom et lui avait donné un beau régiment. Il ne s'attendait pas à cette ambition, cette folie d'un mariage, et d'un mariage public!
Quand la chose lui fut intimée, terrible fut son embarras. Il se trouva entre deux peurs: il eut peur de sa fille, mais non moins de sa mère. Il comptait fort avec Madame, et devant elle il était chapeau bas. Elle était étonnamment haute et de naissance et de vertu. Elle haïssait et méprisait ce temps, ne vivait qu'avec ses aïeux, de la fière pensée de sa race, de ses alliances royales, impériales. Elle ne bougeait guère de Saint-Cloud, solitaire sur les hauts sommets, mais comme la tempête qu'il ne faudrait pas provoquer. Orléans se souvenait avec frayeur de l'épouvantable colère où elle entra, lorsque son fils accepta la bâtarde de Louis XIV, du soufflet qu'il reçut de sa puissante main. Soufflet retentissant. Toute la grande galerie de Versailles en trembla; on baissa le dos, comme à un éclat de la foudre. Mais qu'était-ce, bon Dieu! et quelle chute si, de cette fille du grand roi, on regardait en bas, jusqu'à cet insecte, Riom! Qu'il en revînt un mot à Madame, tout était perdu.
Dans un beau livre (récent), la Folie lucide, on voit ce qu'est une idée fixe. Nulle chimère et nul crime où cela ne puisse mener. On y voit de plus une chose, c'est que ces demi-fous sont rusés, très-propres aux intrigues. Ce sont d'excellents instruments pour ceux qui savent s'en servir.
Par celle-ci bien dirigée, ne pouvant pas de front emporter le Régent, on fit une attaque indirecte. On pensa qu'il serait plus docile et plus malléable, si préalablement on avait sur lui cette prise, de le tenir par un secret d'État.
On croyait qu'il en était un, dangereux, redoutable, qui pouvait servir aux Jésuites, et qui sait à l'Autriche? C'est le secret que Marie-Antoinette voulut plus tard tirer de Louis XVI; secret que, seuls, quatre hommes ont su: Louis XIV, le Régent, Louis XV et son petit-fils.
La fille du Régent, l'enlaçant et le caressant, lui aurait dit: «Si vous m'aimiez, vous me diriez une chose dont je suis curieuse. Je donnerais tout pour la savoir ... le secret du Masque de fer.»
Soulavie dit qu'elle n'avait d'autre but que d'en amuser un amant. Et d'autres sots ont dit que le secret était sans importance. Mais alors comment expliquer qu'il ait été si bien gardé de roi en roi, avec tant de mystère? J'ai dit ce que j'en pense. Ce ne put être autre chose que la suppression d'un premier enfant d'Anne d'Autriche, enfant adultérin qui, se trouvant l'aîné, eût supplanté Louis XIV. La maison de Bourbon aurait été dépossédée. Ses ennemis trouvaient piquant, utile, de savoir par le Régent même que l'ordre de succession avait été interverti, que Louis XIV et Monsieur n'étaient que des cadets[6].
Il avait trop d'esprit pour ne pas deviner qui la poussait. Mais elle avait trop de violence pour céder, subir un refus. Elle cria, ordonna et pleura. Et enfin elle employa l'ultima ratio des femmes. Elle se mit dans ses bras, dit qu'elle mourrait sans cela, qu'il le fallait, qu'enfin pour l'obtenir elle donnerait tout au monde. Le Régent ébranlé s'attendrit, se troubla, et la furieuse, en échange, jura encore de donner tout. Il n'y tint pas, dit le fatal secret.
Elle avait oublié Riom, ou pensé qu'après tout, maîtresse absolue du Régent, elle dédommagerait amplement son amant en faisant sa fortune. Mais Riom, déjà sur le pied d'un mari, se fâcha. Elle dut s'ingénier, chercher quelque expédient qui la dispensât de tenir parole.
Elle venait de recevoir parmi ses dames (en septembre 1717) une jeune dame belle et dévote, mal mariée, très-vertueuse, madame d'Arpajon. C'était la petite-fille de l'architecte Mansart (Saint-Simon). Vertu humble et humiliée. La duchesse s'amusait à l'appeler «ma bourgeoise.» Pauvre personne qui semblait ne pouvoir résister en rien.
Les grands, pour pécher sans péché, font par leurs gens certaines choses. Les casuistes ont la bonté de conniver à ce genre d'équivoque. La duchesse, alors en si bonnes mains, eut l'idée d'immoler cet agneau à sa place, de se la substituer. On parlait fort alors d'une affaire de ce genre. (V. Madame, sur la duchesse de Retz.)
Elle pensait que le Régent, qui admirait cette dame, profiterait avidement de l'occasion. Mais elle-même, par l'imprévu, par sa brusquerie sauvage, fit manquer tout. Elle renverse violemment la chaise de la dame, s'en empare et la tient, qui crie et se débat. Lui, étonné, myope, hésite. L'oiseau au piège, pris des mains, de la tête, ne pouvant mieux, jette ses pieds «et rue». Il reçoit un coup juste à l'œil,—la fine pointe du petit talon que l'on portait alors,—et juste à son bon œil; il voyait à peine de l'autre.
Duclos appelle cela un coup d'éventail. Mais en Hollande, où des témoins, qui avaient vu ou entendu, contèrent la chose à Du Hautchamp; on dit tout simplement la honteuse aventure.
On ajoutait un mot invraisemblable. Le lendemain, au Conseil, d'Aguesseau aurait fait cette plaisanterie: «S'il est aveugle, faisons régent M. le Duc, qui, du moins, n'est que borgne.» Le Régent se serait fâché, et le hasard eût précipité la chute du ministère.
Mais d'Aguesseau, poli, doux et respectueux, n'eût pas dit un tel mot. D'autre part, le Régent savait peu se fâcher. Il y eut certainement autre chose. Pour le bien de l'Église et la chute des Jansénistes, pour faire Riom un prince, on ne disputa plus, on fit trêve aux scrupules. L'accord dont parle Soulavie dut avoir son entier effet.
Ce moment se caractérise de deux façons fort expressives:
D'abord, les dons faits à Riom pour le rendre patient. Le Régent lui donna le gouvernement de Cognac, lucratif et sans charge, avec un nouveau régiment et le plus brillant de l'armée: Dragons Dauphin.
Il lâcha à sa fille tout ce qu'elle aimait le plus: les honneurs de la royauté et l'humiliation de sa mère.
L'étrange publication de Daphnis et Chloé, faite à ce moment même, dut donner à penser. De 1714 à 1718, il avait gardé pour lui seul ce monument d'art (ou de volupté) dans le mystère du portefeuille. Mais alors il l'en tire, fait sa confidence au public.
Ce livre en dit beaucoup. Ce ne sont pas là les amusements qu'un solitaire fait pour lui-même. Tant de détails charmants, caressés d'un crayon ému, ne sont pas des caprices, mais des choses d'amour pour l'unique et l'aimée. Le texte, comme on sait, naïf en apparence est très-attendrissant, mais de tendresse si faible que l'amour ne veut ce qu'il veut. Chloé est courageuse, veut donner le bonheur; Daphnis résiste, n'ose, craint de la faire pleurer. Mollesse byzantine ou faiblesse excessive, comme d'une mère pour une enfant chérie.
Il lui donna alors un bien autre don qu'aucun livre,—un homme, et le grand magicien, le seul qui eût l'âme du temps. Il venait de nommer Watteau peintre du roi (en 1717), et il le mit à la Muette pour peindre et décorer la petite maison où il avait placé l'idole, au plus près de Paris, pour l'y voir à toute heure.
Ce peintre des fêtes galantes (c'était son titre officiel), si justement goûté pour ses pastorales délicieuses, ses ravissants Décamérons, avait autre chose en dessous. Son portrait est d'un grand garçon sec et âpre, d'air peu rassurant. Méchant? non. Mais il a souffert. Ce temps terrible a trop mordu. Il est exquis, maladif et sinistre (mot de Laurent Pichat). Dans ses dessins, dans ses Études, il y a des choses trop senties. Il ne pourra pas vivre, car sa pointe lui perce le cœur. Voyez même ses dessins d'enfants, ces petites filles malignes et d'avance si aiguisées. Voyez ces femmes amères, si fâchées, si chagrines au fond. Elles ne pleurent que de peur d'être laides. Mais qu'elles ont souffert! pauvres sœurs de Manon Lescaut! L'amour vendu se venge. Qui se consolera de l'amour?
La scène dont parle Soulavie dut se passer à la Muette,—non pas au Luxembourg, où régnait la confidente de Riom,—encore moins à Saint-Cloud, où résidaient Madame et la duchesse d'Orléans.
La Muette (la Meule d'abord, puis Muette ou discrète) était la maison du capitaine des chasses du bois de Boulogne, mais arrangée par un riche financier avec les recherches du luxe privé, que n'avaient nullement les maisons royales.
Dans quel état Watteau vit-il cette maison? Où en étaient alors les arts du mobilier, si admirables dans ce siècle? Ils n'ont pris leur essor qu'après Law, chez les enrichis. Mais déjà le changement capital a eu lieu. L'ancien grand lit français, solennel, incommode, où recevaient les dames couvertes de dentelles, ce lit en plein salon, avec sa barrière, sa ruelle, où passaient les privilégiés, cela n'existe plus. Le lit serre la muraille, bientôt, frileusement, se blottit dans l'alcôve.
Le lit perd de son importance. La femme s'est levée en ce siècle. Elle n'est plus couchée; elle est assise. Des sièges moelleux sont inventés. Des sièges à deux commencent, où deux amies pourront causer dans l'intimité tendre.
Le changement des modes précède celui du mobilier. En 1718, Dubois, comme séduction diplomatique, a porté aux dames de Londres nos riches robes à parements d'or. De Londres, il nous revient la jupe ballonnée, mode anglo-allemande, que nos Françaises allégent et font tout aérienne. Dernier coup aux gênes maussades, aux solennités du grand règne. De la vieille prison à la Maintenon, on a déjà rogné la partie supérieure, la haute coiffure échafaudée. Le corset seul résiste, mais la jupe est émancipée.
L'ancien fourreau, étroit, serrait la personne en dessous, et s'était encore surchargé (vers 1700) d'une trousse extérieure, pesante aux reins et échauffante. Aux moindres occasions, il fallait quitter tout. Gêne si incommode, dit Saint-Simon, que madame de Soubise ne s'y soumit jamais. Au contraire le ballon, largement évasé derrière, donne aisance aux mouvements. Ses cercles de baleine, souples, infiniment minces, se prêtent en tout sens, et reviennent d'eux-mêmes par leur propre élasticité. L'appareil, si léger, loin de peser, soulève. La femme, en ballon, va légère, désormais comme ailée, oiseau qui pose à peine.
Et c'est là justement ce qui choquait les Jansénistes. Ils regrettaient la pesanteur dont nos aïeules avaient été lestées. La démarche trop libre, disaient-ils, n'a plus d'équilibre. Elle flotte, elle nage incertaine. En chaire, ils allaient jusqu'à dire qu'une telle mode si complaisante, de facilité moliniste, était un défi aux hasards, une excuse aux défaites, à ces chutes presque involontaires, où l'on n'eût pas glissé s'il fallait vouloir tout à fait.
Grand embarras pour les dames jansénistes, placées entre l'anathème et le ridicule de garder les vieilles modes. Par un juste milieu, elles portaient de petits ballons, qui auraient bien voulu, eux aussi, se gonfler, mais restaient timidement à la mesure des audaces prudentes, gênées, contenues, du parti.
Les autres gonflèrent sans mesure. Les ballons donnaient aux grandes de la majesté. Ils affinaient les grasses et les faisaient paraître minces. La reine de l'époque, madame de Berry, n'était nullement une ombre transparente. Elle donna l'essor à la mode. Cette royale ampleur, commandant à la foule et se faisant faire place, pompeuse aux galeries, aux descentes solennelles des escaliers, allait merveilleusement aux prétentions superbes qu'elle étalait alors.
L'envieuse rivale, l'infiniment petite duchesse du Maine, vraie naine, fut accablée. À son étroite cour de Sceaux, étouffée, elle s'agitait, faisait écrire, dessiner, chansonner. Dans ses pamphlets et ses caricatures, la fille du Régent est roulée dans la boue. Dans l'une, salement cynique, Riom possède et le Régent soupire; il lui mange les mains de baisers. Mêmes attaques et plus furieuses dans les Philippiques de Lagrange-Chancel, qui vont venir à la fin de l'année. Ajoutez certaines malices, respectueuses en apparence, d'autant plus injurieuses. Un M. Serviez traduisait, compilait, pour les dédier au Régent, les Vies des douze Impératrices, de Messaline, etc. Voltaire achevait son Œdipe.
Ce grand moqueur n'avait que vingt-trois ans. Pour certaine satire contre Louis XIV qu'on lui attribua, il venait de passer un an à la Bastille, où il avait rimé quelques chants de la Henriade, et son imitation, faible et facile, de la tragédie de Sophocle. Sorti de prison en avril 1718, il avait hardiment demandé au Régent de lui dédier sa pièce. C'était un de ses tours. De même que plus tard il offrit l'Imposteur (Mahomet) au pape, il offrait l'Inceste au Régent. Sans être directement de la coterie de Sceaux, il en avait l'écho et l'influence par la maison où il vivait le plus, celle du vieux maréchal de Villars. Il lui faisait sa cour, écoutait ses récits, dont il fit son Louis XIV. Ce château enchanté, près de Melun, tenait Voltaire par son Alcine, la belle et jeune maréchale de Villars dont il se croyait amoureux. Elle était quelque peu dévote, donc contraire au Régent.
Voltaire fut aisément animé et lancé. Par lui on prépara, pour être jouée en novembre, la pièce qu'on supposait terrible, et dont la représentation serait (on l'espérait) une torture pour la princesse, pour le Régent une humiliation.
C'était peu le connaître, peu connaître le temps. Dans cette violente échappée des libertés nouvelles, toute chose audacieuse, contraire au monde ancien, tant fût-elle hardie et cynique, était fort peu blâmée. Rien n'étonnait. On souriait, et c'était tout.
D'après nombre d'exemples illustres du siècle précédent (déjà cités), l'inceste était vice de prince, fort bien porté et à la mode. On l'érigeait en théorie. Montesquieu, qui alors écrivait ses Lettres persanes, publiées peu après, hasarde, entre autres paradoxes, l'excellence des amours antiques entre proches parents et surtout l'union du frère et de la sœur (Histoire d'Aphéridon et Astarté).
Le Régent, loin de démentir les bruits qui couraient, les satires, faisait, disait plutôt ce qui pouvait les confirmer. Vers avril 1718, il dit, d'un cœur trop plein, un mot que ne comprit pas Saint-Simon: Que les fameux soupers l'ennuyaient désormais, qu'il aimait mieux vivre en famille.
Une folie non moindre que cette étrange passion l'avait saisi à ce moment, la découverte d'une prodigieuse mine d'or: le merveilleux Système qui changeait en or tout papier.
Le Moyen âge, avec la foi, avec du pain, un mot, un souffle, sut faire Dieu. Law ne voulait qu'un peu de foi pour diviniser son papier, en tirer l'or, ce dieu du monde, susciter la nouvelle Hostie.
Il soufflait. Et déjà les Billets de la Banque, ses actions du Nouveau monde, fortement se gonflaient et montaient de valeur. La fortune soufflait avec lui.
Folie, fortune, ces mots vont bien ensemble. Éole engendra ces deux sœurs.
Chacun a lu les pages scintillantes où Montesquieu admire le puissant fils d'Éole, qui sut si bien souffler. Mais personne, je crois, n'a remarqué que Watteau, bien avant les Lettres persanes, avait dit tout cela, et mieux.
Dans une admirable arabesque, le dieu de l'air, aux ailes de zéphyr, vient amoureusement couronner un objet charmant, qui, sur d'épais coussins (par le procédé de Virgile), conçoit de l'air, et déjà gonfle. Quel en sera le fruit? aérien? direz-vous.
Non, dans l'arabesque voisine, le fruit fleurit, une vraie rose, une beauté voluptueuse, la Folie. Pour la première fois, la Folie costumée décemment, richement, et l'on dirait en reine, la Folie fraîche et grasse (ce que n'a fait nul peintre), comme fut la fille du Régent.[Retour à la Table des Matières]
CHAPITRE V
ALBERONI ET CHARLES XII—DÉFAITE D'ALBERONI—LA PAIX DU MONDE
1718.La forte laideur de Dubois, c'est sa dualité étrange et violemment contradictoire. Véritable Janus, il montre deux faces opposées, deux politiques, au dehors, au dedans.
Il joue en même temps deux pièces dont chacune se moque de l'autre, en est la satire, la dérision. Grande fatigue pour l'histoire, qui, plus elle est fidèle, plus elle paraît inconséquente. Cela rappelle le laborieux amusement de Léon X qui, sur son théâtre, divisé en deux scènes, à la même heure faisait jouer la Mandragore et je ne sais quelle autre facétie de Machiavel.
À l'intérieur, Dubois, tendre pour les Jésuites, amant de la Tencin, est épris de la Bulle. Il prend leur d'Argenson, sacrifie d'Aguesseau, Noailles. Il leur lâche la main dans leur plus cher plaisir, la chasse aux protestants.
Il est donc bien zélé pour Rome? c'est le contraire. Tout le travail de sa diplomatie, le sens de ses traités de Triple et Quadruple Alliances, c'est d'exclure à jamais les candidats de Rome, le Prétendant et l'Espagnol des trônes de France et d'Angleterre; c'est d'affermir ou de fonder la dynastie protestante et la dynastie libertine, la maison de Hanovre, la maison d'Orléans. De concert avec l'hérétique, il accable l'Espagne, la vraie puissance catholique, lui brûle ou noie son Armada, met au fond de la mer ce dernier espoir du papisme.
Aussi fort raisonnablement les Ultramontains, peu touchés de ses sourires, de ses caresses, des avances serviles qu'il leur faisait pour le chapeau, restaient ou Espagnols, ou Autrichiens, ennemis de Dubois et de la Régence. Au moment même où le Régent prit leur homme pour ministre, les gros Jésuites, le Comité des trois qui gouvernaient, leur secrétaire, l'intrigant Tournemine, liaient les deux conspirations, celle de Sceaux avec celle d'Espagne; et le nonce Bentivoglio, dans un pamphlet atroce, condamnait le Régent à mort et le marquait pour le poignard.
Rome, faible, caduque, idiote, serrée, étouffée de l'Autriche, n'osait encourager l'Espagne, son meilleur défenseur, son champion. Elle était effrayée de l'audace plus qu'aventureuse d'Alberoni. Elle comprenait peu ses vrais amis. Mais, par une peur instinctive, elle sentait fort bien ses ennemis, son profond ennemi, la France, qui, dans son sein, portait la grande révolution critique. Elle ne se méprenait nullement sur les faiblesses, les faussetés de Dubois, du Régent. Elle y voyait les libertins, au fond les tolérants, indifférents ou philosophes. Derrière le ministère, tout provisoire, de d'Argenson, les vrais ministres pointaient à l'horizon, Dubois et Law. Celui-ci bien plus qu'un ministre: l'apôtre éloquent, le prophète de cette religion, qui, un moment, fit oublier l'ancienne. Moment d'effet profond. Un million d'hommes qui prit part au Système, pendant deux ans, n'eut aucun souvenir de Rome ni de théologie. Le Système passa. Resta l'esprit nouveau.
Law et Dubois arrivaient par la force des choses. Pourquoi? c'est que seuls ils voulaient.
Ceux dont on avait essayé, les Conseils et les Parlements, admirables pour empêcher ou blâmer, ne proposaient rien.
Law croyait, voulait, proposait. Il avait sa foi: le crédit.
Dubois (que l'on en rie ou non) était aussi un croyant, à sa manière. Fripon, ambitieux, voué à l'Angleterre, flatteur de Rome, faux de toute manière, il eut pourtant certainement un idéal qui fit son âpre passion, il poursuivit (par des moyens indignes) un but très-beau, très-grand: le solide établissement, la fondation de la paix du monde.
Tant qu'elle n'existait pas réellement, ni la France, ni l'Europe ne pouvaient se relever. Pour atteindre ce but, il fit des choses incroyables. Lui, qui n'adorait que l'argent, il en donna! jusqu'à payer des subsides à l'Autriche! jusqu'à payer le czar, pour qu'il fît grâce à la Suède. La France ruinée trouva de l'argent pour donner à tout le monde, pour acheter partout la paix, pour en assurer le bienfait à cet extrême Nord, qui alors (après Charles XII) ne nous touchait en rien que par l'intérêt de l'humanité.
Pour terminer l'interminable guerre, il eût fallu surtout désarmer à la fois les deux principaux combattants, l'Autrichien, l'Espagnol. Mais l'Autriche, avec son Eugène, qui vient de gagner sur les Turcs deux grandes batailles, crève alors de force et d'orgueil. Reste l'Espagne. Dubois n'hésite pas. Il paye l'Autriche et noie l'Espagne. Tout finit. Le monde a la paix.
Elles se battaient pour l'Italie. Et souvent l'on a dit: «Ne devait-on pas affranchir l'Italie de l'une et de l'autre?» Sans doute recommencer la guerre générale contre l'Autriche et l'Angleterre, alors unies? la reprendre dans des conditions pires que celles de Louis XIV? Ceux qui disent ces choses vaines ont l'air de croire qu'en deux années, la France avait repris des forces. Idée très-fausse. La France était entre deux banqueroutes; elle en avait fait une, et elle marchait vers la seconde.
«Du moins, il valait mieux aider les Espagnols à s'emparer de l'Italie.» Mais cela revenait au même. L'Espagne était si faible encore, qu'en l'assistant dans cette guerre, la France en eût pris tout le poids.
L'Espagne de ce temps, bigote et sanguinaire, était-elle un gouvernement si désirable aux Italiens? L'Autriche, tout odieuse, brutale et barbare qu'elle fût, avait du moins cela de bon, qu'en Italie elle resta toujours à la surface, n'entra jamais au fond; c'était comme un corps étranger dont on sent la blessure et qui sortira tôt ou tard. Mais l'Espagne, par l'analogie de mœurs, de langue, une certaine attraction morbide, risquait trop de s'assimiler. À la corruption italienne (vivante encore, féconde, qui donne Pergolèse et Vico), elle eût mis le sceau de la mort. Quel? la férocité. Cela sèche, stérilise tout. Il faut songer que les étrangers qui successivement gouvernaient l'Espagne, Alberoni, par exemple, durent, pour flatter le peuple, lâcher l'Inquisition, multiplier ses fêtes exécrables, les auto-da-fé.
En travaillant contre l'Espagne, Dubois incontestablement eut pour raison suprême l'intérêt de ses maîtres, le solide affermissement de George et du Régent, la fondation définitive des maisons de Hanovre et d'Orléans. Mais cette politique personnelle était le salut de l'Europe, celui de l'Humanité. Supposons l'Espagne à Paris, et Philippe V régent: quelle nuit profonde, affreuse! quelle servitude épouvantable de la presse, de toute société, du clergé même. L'archevêque de Tolède avouait en pleurant à Saint-Simon que, sous l'Inquisition et la Terreur de Rome, l'Église espagnole était un corps mort. Les molinistes eux-mêmes se seraient trouvés écrasés. Que fût-il advenu des Jansénistes et des libres penseurs! Je vois d'ici Voltaire, Fontenelle, sous le san-benito, et l'auteur des Lettres persanes descendre dans un in pace.
L'Espagne, c'était l'ennemi. Elle conspirait contre le monde. Elle portait, avec le Stuart, le drapeau de la barbarie, et elle était partout l'alliée des barbares, des dangereux aventuriers. Elle revenait toujours à son rêve de l'Armada, qui eût en Angleterre rétabli le papisme,—par contre-coup, en France, assommé le Régent.
Lemontey, si spirituel, si instruit, si fin sur le menu, mais qui sent peu le grand, a tort de parler de tout cela légèrement. C'était bien autre chose que la Conspiration des poudres. Les jacobites anglais voulaient solder Charles XII, et, ce vrai diable aidant, faire sauter l'Angleterre. Alberoni avait repris ce plan. On l'a dit romanesque, ridicule, impossible, parce qu'on suppose qu'il y fallait une grande flotte et une armée. Cela n'était pas nécessaire. Le nom seul du Suédois avait un prestige incroyable de terreur. Si, par un mauvais temps, un brouillard, il avait passé, avec sa bande personnelle, une poignée de ses soldats terribles, il aurait emporté l'Écosse comme une trombe, fondu vers Londres. Il eût été rejoint à coup sûr par un monde d'aventuriers, d'Irlande, de toute nation. De l'un à l'autre pôle, il était la légende de tout ce qui n'a de droit que la force.
Dans l'état effroyable où était la Suède, dépeuplée, désolée, elle n'avait guère à craindre. Le czar lui-même traitait, ne sachant plus qu'y mordre, ne pouvant que s'user les dents sur ce dur bloc, tout fer, glace et granit. Charles XII, si bien ruiné, n'en était que plus libre. Il avait fini comme roi. Mais il lui restait un bien autre rôle où il entrait à peine. Sa renommée bizarre pouvait le faire un grand chef d'aventures, lui donner un vaste royaume, le royaume des désespérés.
Pour comprendre ce temps, il faut mettre en lumière le point essentiel, la faim du Nord, sa terrible indigence. Pierre, mal nommé le grand, avait plus de besoins peut-être encore que le Suédois, par la disproportion énorme de son petit revenu et de cent choses nouvelles, coûteuses, qu'il essayait. Tous deux étaient des mendiants. Ils rôdaient autour de l'Europe, comme les ours blancs du Spitzberg viennent la nuit gratter à la cabane du pêcheur, grondant, montant dessus, pour entrer par le toit.
En 1717, le czar était venu tâter la France, tendant la main pour recevoir ce qu'elle avait coutume de payer aux Suédois, promettant un meilleur service si on le préférait. Le Régent l'accueillit avec sa grâce accoutumée. Les Français admirèrent ce créateur d'un monde. Beau créateur qui, avec de la vie, savait faire de la mort, qui, de sang et de chair broyés, faisait une machine, un impossible monstre. Sa Russie ressemblait au char grotesque qu'il avait charpenté et où il voyageait, charrette informe et disloquée d'avance, qui allait branlant et grinçant, par cahots, chocs, secousses. Si de droite et de gauche, nombre d'hommes, qui se relayaient, ne l'avaient soutenu, le triste véhicule, à chaque pas disjoint, eût mis à terre son constructeur.
Éconduit par la France, il était d'autant mieux disposé à écouter l'Espagne, à entrer dans le grand projet de bouleverser tout l'Occident. Pendant cette tempête, qui eût pétrifié l'Allemagne, il aurait fait ses affaires d'Orient, aurait rançonné la Pologne, où il eût mis un homme à lui, un tout petit roi tributaire. Il se fût arrondi et complété sur la Baltique, eût pris le Mecklembourg, fait établissement dans l'Empire en face de l'Empereur. Projets vagues, grossiers, incohérents. Tandis qu'il bouffonnait à Moscou la fête burlesque où l'on brûlait le pape, il entrait dans ce plan pour le faire triompher dans Londres!
Le candidat de Rome et de Madrid, le Prétendant ne se fit pas scrupule de s'allier à ce barbare couvert de sang et qui alors justement fit mourir son fils. Il lui envoya le duc d'Ormond pour obtenir sa fille Anne Petrowna. Qu'eût-ce été pour l'Europe si ces accouplements monstrueux avaient réussi! si le bigotisme jésuite eût épousé l'Asie sauvage! si l'esprit de l'Inquisition eût fait pacte avec Attila!
Deux fléaux menaçaient, d'une part, une répétition de l'invasion des barbares, la descente des masses faméliques du monde des neiges; de l'autre, le renouvellement de la guerre de Trente Ans, mais sans fin, recrutée par les soldats à vendre.
Leur vrai roi, leur héros, leur Alexandre le Grand, était tout prêt dans Charles XII. Il mourut jeune, manqua sa destinée. Elle était d'être, en pleine Europe, un Pizarre, un Cortez, un grand pirate de terre. Nous avons de son étrange figure un bon portrait à Versailles. Avec ses gants de buffle, son habit grossier de drap bleu, ce grand corps sec, nerveux, semble d'abord un dur soldat. Puis on voit davantage: on retrouve, on comprend l'indestructible, qui prenait son plaisir à jeûner plusieurs jours, à dormir par terre sans abri dans les hivers de Suède. Il a tel trait plus que sauvage, le dirai-je? bestial, qui fait penser à un terrible orang-outang. Ses yeux, d'un azur cru, ne se retrouverait ni chez l'homme, ni chez l'animal. Il tient fort du satyre, mais (tout au contraire du satyre) sa peau tannée est en-dessous riche d'un sang très-pur, implacablement virginal (j'entends, des vierges de Tauride). Nulle amitié. Nul amour. Buveur d'eau. Un seul sens, le péril, le meurtre.
Le portrait nous le donne à l'âge où il meurt (36 ans), tel qu'il était alors, dans la fortune la plus désespérée, avec une redoutable hilarité qui fait trembler. Il en était au point de ne plus choisir les moyens. Son ministre, Gœrtz, un homme à tout oser, forçait de prendre sa monnaie de cuivre pour deux cents fois ce qu'elle valait! Il escroquait ce qu'il pouvait aux Jacobites pour acheter des vaisseaux (il en acheta six en Bretagne). Il avait, pour son maître, accepté le patronage d'une compagnie de flibustiers. Il les entretenait et les gardait tout prêts. Troupe d'aventureux scélérats, une élite d'audace et de crimes.
Charles XII avait reçu des arrhes d'Alberoni, un million, somme énorme pour sa misère. Le czar, qui déjà négociait avec les Suédois (mai 1718), l'eût au moins laissé faire, y trouvant tellement son compte. L'Espagne n'avait qu'à croiser les bras, et solder Charles XII, qui, sans nul doute, aurait passé.
Tel aussi fut le plan d'Alberoni. Il ne varia pas là-dessus. Il soutint que l'affaire d'Angleterre devait précéder tout, qu'on ne pouvait agir en Italie, en France, qu'à la faveur de ce grand coup de foudre. J'en crois là-dessus Alberoni lui-même plus que Torcy (que copie Saint-Simon).
Qui empêcha? uniquement la sottise de la cour d'Espagne qui n'écouta pas son ministre, l'impatience de la reine italienne qui le força d'agir en Italie.
C'est l'intérieur de cette cour, l'obscure chambre du roi et de la reine, qui seuls en ce moment illuminent l'histoire. Saint-Simon, dans son ambassade, put voir de près, ayant été reçu par eux avec confiance, et presque familiarité. Favorisé, comblé, admis à tout, il put voir, entendre beaucoup. Devant lui, ils causaient de sujets un peu étonnants dans une cour si dévote, de prélats scandaleux, de leurs mœurs à la Henri III. Alberoni en apprend davantage. À son passage en France, il dit au chevalier de Marcien que Philippe V, dans sa vie sensuelle et sombre (celle au reste des nobles, Espagnols, Italiens du temps), usait largement des licences conjugales autorisées des casuistes.
Ces docteurs, dont les livres sont le parfait miroir de la vie du Midi, furent forcés de bonne heure de mollir là-dessus. En présence des monstrueux scandales qu'affichaient tant de princes et de princes d'église, avec leurs petits favoris, leurs pages ou enfants de chapelle, ils accordent infiniment aux libertés intimes du mariage. Dès lors rien ne paraît. Tout retombe sur la discrète épouse. Elle n'a pas à s'inquiéter. C'est sainteté à elle de pécher par obéissance. De Navarro à Liguori, en deux siècles, on la plie, muette, aveugle, à toute chose. En la femme, et la femme unique, s'épuise l'infini du caprice. Les cent maîtresses du Régent, les trois cents nonnes portugaises de Jean V, ne sont rien en comparaison de ce que ces maîtres autorisent, au ménage espagnol du plus grave intérieur, entre le lit et le prie-Dieu.
Une chose, chez ces docteurs subtils, est très-malsaine, c'est que leurs équivoques, et jusqu'à leurs réserves, sont autant de tentations. Ils accordent aux préludes des libertés glissantes qui vont fatalement droit à ce qu'ils défendent. Comme au bord de l'abîme, même la peur de tomber fait qu'on tombe. Mais dans la chute aucun repos. Le remords même est corrupteur. Il fait que le péché garde une âcre saveur et ne s'affadit pas, et le repentir même titille la tentation.
Nous venons de décrire ici Philippe V. Né honnête, et gardant une certaine loyauté de la France que n'a pas toujours le Midi, il a naïvement exprimé tout cela. Avec sa première femme, la vive Savoyarde, qui le tenait de haut, il ne fut qu'un mélancolique, enfermé, un peu maniaque. Avec la flatteuse Italienne, qui avait son but personnel, intéressé, et se courbait à tout, il eut de singuliers orages et de scrupules et de remords.
Ce but, tout politique, était souvent contraire à la foi de son mari. On l'a vu, en 1715, quand elle exigea qu'il s'offrît comme allié à l'hérétique. Et on le voit ici, en 1718. Au lieu de faire ce que ce prince dévot eût préféré certainement, au lieu de tenter d'abord la grande affaire romaine et catholique, l'affaire du Prétendant, elle l'oblige d'aller (malgré le pape) en Italie. Vrais tours de force, où elle ne pouvait réussir qu'en émoussant la conscience du roi par des arts énervants et de sensuelles complaisances qui le faisaient céder, mais le laissaient fort agité.
Elle avait déjà vingt-sept ans, avait eu deux couches de suite; de plus, la petite vérole, dont elle resta marquée. Le pis, c'est qu'elle avait maigri, n'était plus «la grasse Lombarde, bien empâtée,» l'idéal de Philippe V. On est tenté de croire qu'elle baissa. Dans une maladie, en la nommant Régente, il annulait cette régence par un pouvoir illimité qu'il donnait à Alberoni.
Elle restait très-agréable, et reprit fortement le roi. Élégante amazone à la guerre, à la chasse, elle changeait de sexe et de figure, pour ainsi dire. Avec des modes fantasques, qu'elle se faisait faire à Paris, sous un justaucorps d'homme qui lui marquait sa fine taille, elle semblait un enfant gracieux, mignon page italien. Gentille créature, joueuse comme un petit garçon, mais d'enfantine obéissance, soumise comme une petite fille.
L'énervante fascination, morbide, sous des formes si douces, absorba, acheva Philippe V. Mais, loin qu'il reposât dans son néant, il y trouva de plus en plus la fièvre, incessamment souffrant et stimulé de ces mauvaises faims de malade que nulle satisfaction n'apaise. En vain il l'avait à toute heure; en vain il la tenait sous son regard, passive, subissant même sans murmure certaines gênes un peu humiliantes de la vie de prisonnier. Nulle échappée. Aux fêtes ou dévotions de couvents, ils n'étaient pas moins enfermés, seuls au fond d'une obscure tribune. Dans leurs petites courses de chasse, dans ces déserts sinistres qu'on appelait maisons de plaisance, même prison. À chacune de ces maisons se retrouvait exactement la petite chambre de Madrid, et l'étroit petit lit, jusqu'à la garde-robe, «toujours, l'une à côté de l'autre, les deux chaises percées de Leurs Majestés Catholiques.» (Saint-Simon.)
Alberoni dit durement: «Il la pervertissait.» Mais comment? perverti par elle, insidieusement provoqué. Plus bas elle pliait, plus relevée elle exigeait des choses contre la conscience ou l'humanité même, qui (on va le voir) furent des crimes.
Les douces règles des casuistes, les vastes indulgences du bon Père Daubenton et des confesseurs italiens rassuraient tout à fait la reine; elle riait, elle était gaie, badine. Le roi restait troublé. Il eût pu, d'après leurs maximes, pour une pénitence minime (une prière, un jeûne, une aumône) se calmer et dormir à l'aise. Mais, quoi qu'on pût lui dire, il avait cette faiblesse de consulter son âme, d'écouter la voix intérieure. Parfois il éclatait en bruyantes crises de remords qui n'embarrassaient pas peu la reine. Souvent on l'entendit pleurer, demander pardon aux muets témoins de la chambre, j'entends les saints bonshommes qui étaient figurés dans la tapisserie. Ces larmes, ces agitations, qui ne faisaient qu'amollir le pécheur, par un cercle fatal, le ramenaient aux chutes; il se croyait damné, et n'en péchait que davantage.
Comme le roi de Portugal, il exigeait que chaque soir l'absolution du moins le blanchit pour la nuit. Autrement toute approche des choses saintes lui paraissait un exécrable sacrilége. Un matin qu'un prêtre lui disait la messe dans sa chambre à coucher, ignorant son état de conscience, voulut lui faire baiser la paix, le roi s'indigna tellement, qu'il se jeta sur lui et faillit l'étrangler. Que dit le roi! On ne le sait. Mais la reine, humiliée, qui tremblait de fureur, s'écria: «Prêtre, si tu le dis, tu es mort.»
Alberoni, qui avait commencé sa fortune au privé de Vendôme, et qui plus tard amusait le roi de contes gras, eût bien voulu, en continuant son métier de bouffon, s'insinuer encore aux petits secrets du ménage. Il se serait fait craindre, eût pris ascendant sur la reine. Mais la porte sacrée de la chambre mystérieuse avait son chien, son dogue, la nourrice, grossière et violente, qui, s'il hasardait d'avancer, outrageusement le repoussait.
La reine, ne sachant rien, n'apprenant rien du dehors que par cette nourrice, ignorant l'Espagne et le monde, se figurait que ce royaume était redevenu en deux ans l'empire de Charles-Quint. En réalité, la surprenante activité d'Alberoni avait créé une belle flotte et une armée non sans valeur. Le revenu avait augmenté, parce qu'ayant supprimé les priviléges de l'Aragon et de la Catalogne, on faisait payer ces provinces. Qu'était-ce pour une grande guerre? Qu'étaient les petites réformes qu'avait pu faire Alberoni? Au fond, très-peu de chose. L'Espagne n'en était pas moins épuisée, stérile, un cadavre. L'ingénieux résurrectionniste la remettait debout, mais pour la faire choir sur le nez.
Ce qui trompait encore Madrid, c'étaient les romans insensés, les folles promesses qui venaient de la France par toutes sortes d'intrigants. Tout cela misérable. Reprenons d'un peu haut, mais en datant soigneusement.
À son avénement, le Régent avait promis aux princes du sang, à M. le Duc, qu'on ôterait aux faux princes, bâtards adultérins, le droit de succéder au trône que leur avait donné le feu roi. Cela fut exécuté en juillet 1717, et dès lors la duchesse du Maine, née Condé, et tante de M. le Duc, mais furieuse de voir son mari descendre, implora l'appui de l'Espagne.
Elle avait des amis au Parlement (le président de Mesmes et autres). Elle en avait dans la noblesse, où deux hommes ruinés, Laval et Pompadour, étaient déjà en rapport avec Cellamare, l'ambassadeur d'Espagne. Enfin, elle s'adressa au grand trio jésuite qui avait gouverné à la fin de Louis XIV. L'un des trois, le père Tournemine, lui donna un baron Walef, aventurier liégeois, peu sûr, fort étourdi, qu'elle envoya à Philippe V.
On voulait que ce prince mît le feu aux poudres en écrivant au Parlement et demandant les États généraux. La lettre, ayant fait son effet, aurait été suivie d'une armée espagnole.
Le Régent savait tout. Dans l'automne de 1717, il fit lui-même avancer des troupes vers les Pyrénées, encouragea les grands d'Espagne qui voulaient chasser l'étranger (Alberoni, la reine), s'emparer du roi, des infants. Seulement il refusait d'autoriser le coup qui, seul, eût tout tranché, l'assassinat d'Alberoni.
La corruption, la faiblesse du Régent ne peuvent faire qu'on oublie le contraste de sa douceur avec la férocité de ses ennemis. Tandis que dans leurs pamphlets on le désignait à la mort, lui, il était si peu haineux, qu'averti qu'un conspirateur violent, M. de Laval, était pauvre, il pensa que peut-être il ne conspirait que par misère, et lui donna une pension. Laval ne la refusa pas, mais il conspira de plus belle.
Tout en voulant obtenir de l'Espagne ce désarmement sans lequel il était impossible d'avoir la paix européenne, il négociait longuement, obstinément, pour les intérêts de son ennemie, la reine d'Espagne, quant aux successions de Parme et de Toscane. Cette dernière affaire irritait fort l'Autriche, et retarda longtemps les choses. Torcy (copié par Saint-Simon) dit que les Impériaux regardaient le Régent comme partial pour l'Espagne et refusaient de s'y fier.
Et cependant il fallait se hâter. Paris était fort agité. Il l'était par l'odieux des mesures financières que prenait d'Argenson, et par les menées des partisans du duc du Maine, par les résistances ouvertes du Parlement, par les sourdes intrigues des ambassadeurs étrangers.
D'Argenson, qu'on croyait ami de Law et conseillé par lui, dès qu'il entra au ministère, passa à ses ennemis, et, publiquement associé à une compagnie rivale, fit ses propres affaires avec une audace effrontée. Il donna le bail des Fermes et gabelles, à qui? à lui-même, ministre, représenté par son valet de chambre!
Cet homme de police, abusant de sa vieille réputation de dureté, et bien sûr d'être craint, n'eut ni ménagement ni pudeur. D'un coup il éleva la valeur de l'argent de 40 à 60, payant 60 livres avec 40 (empochant 20). Il fit un filoutage hardi sur la refonte des monnaies.
Le Parlement saisit l'occasion. Il défend d'obéir (20 juin 1718). Il appelle à lui les corps de métiers. D'autre part, d'Argenson envoie aux marchés des soldats pour faire prendre sa monnaie. Refus, violences et batteries.
On publiait alors, on lisait avidement les beaux Mémoires du cardinal de Retz. Tout ce qui aimait le mouvement regrettait de n'être pas né du temps de la Fronde. La petite duchesse du Maine, avec sa ridicule académie de Sceaux, les gens de lettres qui lui prêtaient leurs plumes, n'étaient guère propres à agir sur le peuple. Si pourtant le monde des Halles, poussé à bout par l'affaire des monnaies, s'était levé, si les Parlementaires s'étaient mis à sa tête, nul doute que le vieux Villeroi ne leur eût donné le petit roi. Villars eût appuyé de sa glorieuse épée, de sa renommée populaire. Et qui sait? le Régent se serait trouvé seul, ayant contre lui le roi même.
Cette cabale d'Espagne n'était pas tant à dédaigner. Des gens loyaux, comme Villars, ne croyaient pas du tout trahir en appuyant Philippe V, le frère du duc de Bourgogne, prince honnête et pieux, qui, sans nul doute, eût sauvegardé les droits de l'enfant Louis XV. Ils se sentaient en tout cela fidèles à la pensée du feu roi.
Le Prétendant, pour qui Louis XIV écrivait encore à son lit de mort, avait son agent le plus sûr, le duc d'Ormond, caché près de Paris. Il était en rapport avec les ambassadeurs d'Espagne et de Russie. Dans le récit prolixe, obscur, mal lié, de Torcy, on voit que les rapports d'Alberoni avec le czar et Charles XII, interrompus un moment, se renouaient. Il ne dit pas la cause de ces variations qu'a révélées Alberoni. Rien n'eût pu faire renoncer celui-ci à son plan du Nord. Même en juin, par Paris, il envoya un émissaire à Charles XII.
Le czar était tout Espagnol en ce moment par sa haine de l'Autriche, par son extrême crainte que la France ne prit avec elles des engagements définitifs. Le Régent l'amusait, faisait croire et à l'Espagnol et au Russe qu'il n'était pas décidé à signer. Mais, dès le commencement de juillet, le comte de Stanhope, confident du roi George, était arrivé à Paris, et, dans une parfaite intimité, ils avaient réglé la future Quadruple Alliance.
Le vrai sens de ce traité était celui-ci: la France, l'Angleterre et la Hollande commandaient, au besoin, exécutaient la paix définitive.
L'Autriche, victorieuse des Turcs, bouffie de ses victoires, et qui rêvait toujours et l'Espagne et les Indes, on l'obligeait enfin d'y renoncer, en recevant un joli joyau, la Sicile.
Malgré l'Autriche, on assurait à la reine d'Espagne pour ses enfants, non-seulement la succession de Parme, mais celle de Toscane. Clause obstinément repoussée de l'Empereur, à qui les ports de la Toscane semblaient une porte ouverte par où la France rentrerait à volonté en Italie.
L'Autriche refusa longtemps, et même, après avoir signé, elle voulait encore revenir sur ses pas. L'Espagne refusa bien plus obstinément encore. Alberoni, pressé là-dessus par les Anglais, se fâcha, menaça. Il croyait les tenir par l'intérêt commercial, croyait que les ministres et les chefs politiques n'oseraient, par une rupture, compromettre les banquiers, marchands et armateurs de Londres, qui exploitaient l'Amérique espagnole.
Il se trompait. George, avant tout, voulait servir l'Empereur et ne ménageait rien. Les grands meneurs anglais voulaient frapper la marine d'Espagne, frapper Philippe V, affermir le Régent. C'était leur homme. Il ne tenait pas à eux qu'il ne fût plus que Régent. L'ambassadeur anglais, Stairs, à la mort de Louis XIV, aurait voulu qu'il se fît roi.
Stairs avait préparé le traité. Vers le 1er juillet, le comte de Stanhope, confident de George, mais qui avait aussi la pensée des chefs du Parlement, arriva à Paris, et put dire au Régent des choses qui ne s'écrivent point: Premièrement, qu'une forte flotte anglaise suivait celle d'Espagne, pour l'empêcher d'agir, sinon pour la mettre au fond de la mer. Deuxièmement, que, quelle que fût la faiblesse de George pour l'Empereur, le lien fort, unique, de l'Angleterre était avec la France; qu'elle traiterait au besoin avec elle pour contraindre l'Autriche à la paix.
Et les Anglais n'entendaient par la France que celle du Régent et de la maison d'Orléans. Le Régent seul leur donnait confiance contre le Prétendant, contre les Jacobites, contre la guerre civile, contre les coups de main que l'Espagne et le czar pouvaient tenter sur eux, en leur lançant un Charles XII.
On a dit qu'en cela ils ne voulaient rien autre chose que se faire ici un vassal. Mais en réalité c'était pour eux une question de vie et de mort. L'opinion, en France, était, je l'ai dit, généralement faussée et pervertie. Elle s'intéressait au roman du Stuart. Beaucoup mêlaient sa cause à celle du roi d'Espagne. Des hommes, en divers genres, illustres ou éminents (comme Villars, Saint-Simon, Torcy), étaient de cœur Jacobites, Espagnols, donc absurdement rétrogrades. Stanhope et Stairs, qui voulaient Orléans (quels que fussent ses vices, et ses faiblesses pires encore), étaient dans la vraie voie du siècle et du nouvel esprit.
Tout fut conçu à un souper qui (chose bien significative) eut lieu dans la maison natale et patrimoniale des Orléans, au palais de Saint-Cloud. Ce palais, alors si petit, logeait l'été toute la famille, Madame, mère du Régent, sa femme, souvent sa fille. Elles reçurent Stanhope et le traitèrent. Cette fraternisation solide et qui semblait définitive se fit à la table de famille. On se sentit dès lors bien ferme contre les mouvements de Sceaux, du Parlement. On avait la sécurité d'un joueur qui s'amuse et tient les cartes encore, mais qui déjà a gagné la partie. Et quelle partie? la grande, celle de la couronne; on la voyait si près! on croyait la toucher. Vive joie, moins pour le Régent (fort désintéressé) que pour les trois princesses, pour l'orgueil impérial de sa mère, pour l'ambition profonde, souffrante, de sa femme, et bien plus pour la folle ivresse de la duchesse de Berry. Elle crut Orléans déjà roi, et (comme un fait de cette date le prouve trop malheureusement) elle perdait tout à fait l'esprit.
Nous reviendrons là-dessus. Remarquons seulement que ni l'excès du vice, ni la bonne fortune n'endurcissait le Régent. Il eut, à ce moment (peut-être attendri du bonheur), un rare mouvement de bonté. Il eut pitié de l'ennemi.
Quoiqu'il lui fût hautement désirable que l'Espagne fût coulée à fond, quoiqu'un grand coup frappé par l'Anglais sur Alberoni dût aussi effrayer, abattre ici ses ennemis, il fit, par son agent, Nancré, avertir cet aveugle au bord du précipice. Il le pria de ne pas se perdre, de ne pas lui donner, à lui Régent, cet avantage décisif et cruel.
Nancré ne trouva à Madrid que des sourds et des insensés. Ils nageaient en pleine victoire. Victoire peu difficile. Le duc de Savoie, qui avait encore la Sicile, mais qui était près de la perdre ou par l'Espagne ou par l'Empereur, en retirait ses troupes. Vainqueur sans combat (3 juillet), le pavillon d'Espagne flotte à Palerme. La conquête paraissait certaine. Mais les preneurs risquaient fort d'être pris. Les Anglais n'en faisaient mystère. Stanhope lui-même (24 juin), plus tard l'amiral Byng, arrivé à Cadix, avaient fait dire aux Espagnols qu'aux termes des traités, à tout prix, on défendrait l'Empereur.
L'envoyé des Anglais serrant de près Alberoni pour obtenir une réponse, celui-ci ne décida rien de lui-même. Il a dit, après sa disgrâce: 1o qu'il eût voulu retarder et ne faire la guerre qu'après s'être assuré de plus grandes ressources; 2o qu'il n'eût pas voulu qu'on commençât par l'Italie, mais par l'affaire du Prétendant. Or, c'était justement l'Italie que voulait la reine, et à tout prix, sur-le-champ. Elle était si aveugle, qu'elle ne voulait de la Sicile que comme d'une conquête préalable qui lui ferait faire celle du royaume de Naples. Le pape s'y opposait: chose grave pour Philippe V. N'importe. La fée dangereuse, sans doute par un coupable échange de honteuses faiblesses, avait acheté celle-ci. Le triste roi remit tout au destin, et sobrement répondit à l'Anglais: «Que Byng exécutât ce qu'avait commandé Sa Majesté Britannique.»
Cruelle, imprudente parole! Il était aisé à prévoir que, de ce mot, il noyait son armée. Cette brave armée d'Espagne qui, pour lui obéir, était en pleine mer, en tel danger, ne lui inspirait-elle donc aucune pitié?
Pouvait-il croire qu'une marine créée d'hier tiendrait contre la vieille marine anglaise? Jadis, les Basques, il est vrai, si étonnamment hasardeux, firent du pavillon espagnol le premier du monde. Philippe II les découragea, et, dans l'affaire de l'Armada, les soumit à ses Castillans. Philippe V les découragea, et, dans cette affaire de Sicile, confia de hauts commandements à des intrigants jacobites, des aventuriers irlandais.
Du reste, les moyens humains semblaient fort secondaires. On comptait sur le ciel, et l'on exigeait un miracle. On sommait Dieu d'agir. L'Inquisition à ce moment fut terrible d'activité. En une seule année, cent et quelques personnes furent brûlées vives, quatre cents autres diversement suppliciées.
Des Juifs ou Maures, des misérables qui se croyaient sorciers, des luthériens (libres penseurs), voilà ce qu'on brûlait. Jamais de vrais coupables. L'Inquisition était fort douce pour le libertinage. Sodome était ménagée à Madrid beaucoup plus qu'à Paris. En 1726, un homme fut brûlé ici en Grève pour une faute que les juges, en Espagne et en Italie, négligeaient comme peccadille, affaire de confessionnal. On payait cela avec quelque aumône aux couvents, quelque délation, un service au clergé.
Les pêcheurs, quoi qu'ils fissent, expiaient par un fanatisme cruel, horriblement sincère, par le dévouement à l'inquisition.
Madame de Villars vit, aux auto-da-fé, des seigneurs sauter des gradins, tirer l'épée, piquer, larder les victimes hurlantes, qu'on précipitait au bûcher.
Le roi, s'il n'agissait, du moins assistait, présidait, avec sa gracieuse reine. Un tel jour expiait des nuits. S'ils avaient des scrupules pour les péchés d'hier ou ceux qui se feraient demain, ils les compensaient par leur zèle, mettaient aux pieds de Dieu et les douleurs des autres et le petit supplice de voir tant de choses effroyables.
Ils comptaient que le ciel, touché de ces offrandes, bénirait leur expédition.
Certes, si les sacrifices humains, la chair brûlée, pouvaient lui plaire, jamais il n'eût dû être plus favorable.
Cette flotte d'Espagne allait rendre la Sicile aux moines qu'avait chassés le duc de Savoie, et y raviver les bûchers. Tout lui réussissait. Elle avait pris Palerme et elle allait prendre Messine, quand elle se vit suivre de près par Byng, par sa flotte, plus forte en canons. Byng avait demandé un armistice de deux mois et ne l'avait pas obtenu.
Le 11 août, l'amiral d'Espagne, incertain de ses intentions, avait quitté Messine, se trouvait devant Syracuse. Il voit Byng aller droit à lui, couper sa flotte, et, sans tirer encore, pousser ses vaisseaux au rivage. Un d'eux fit feu, et donna à l'Anglais le prétexte qu'il désirait.
Coïncidence singulière.
Le même jour, 11 août, le comte de Stanhope, premier ministre d'Angleterre, arrivait à Madrid voulant sauver Alberoni. Les vives plaintes du commerce anglais l'avaient changé, lui faisaient craindre une rupture avec l'Espagne. Il venait traiter, mais trop tard.
L'immense désastre avait eu lieu. Surpris et séparés, ne pouvant même combattre, les Espagnols, avec toute leur vaillance, furent irrésistiblement poussés à la côte, ou coulés. Un de leurs capitaines irlandais s'enfuit le premier. Plusieurs vaisseaux furent mis en feu. Vingt-trois périrent ou furent pris, avec 700 canons et 5,000 hommes. Byng renvoya les officiers, s'excusant froidement «de ce malentendu, pur accident, survenu par la faute de ceux qui tirèrent les premiers.»
Cruel, déplorable désastre,—mais qui faisait la paix du monde.
La mort de Charles XII qui survint en décembre, en fut une autre garantie.
Elle ne fut qu'un peu retardée en 1719, par notre courte expédition d'Espagne et celle des Russes en Suède. Elle arrivait fatalement.
Un seul homme rit. Ce fut Dubois.
La France fut touchée. Et l'homme du Régent, Nancré, qui seul eut le courage de l'apprendre à Alberoni, ne le fit qu'en versant des larmes.[Retour à la Table des Matières]
CHAPITRE VI
TRIOMPHE DU RÉGENT SUR LES BÂTARDS ET LE PARLEMENT
Août 1718.Madame de Maintenon, dans sa pieuse retraite, octogénaire et si près de sa fin, suivait de l'œil les destinées du duc du Maine, son élève, ne désespérait pas de voir renverser le Régent. Elle accueillit avec bonheur la nouvelle des agitations de la Bretagne (24 janvier 1718). Les conjurés de Sceaux comptaient en profiter. M. de Laval, en Bretagne, M. de Pompadour, en Poitou, voulaient créer une Vendée.
Les six mille nobles de Bretagne, démocratie sauvage où tous votaient, le clergé et le Parlement (qui étaient deux noblesses encore), s'agitaient à l'aveugle au moment même où l'impôt fort réduit aurait dû calmer la province. Il était descendu de douze millions à sept (en 1718). En outre le Régent, malgré l'agitation, avait poussé la confiance jusqu'à autoriser des assemblées locales qui prépareraient le travail de l'assemblée générale (rouverte en juillet 1718). Celle-ci n'en fut que plus turbulente, et on fut obligé de la dissoudre. Pour qu'elle soulevât le peuple, il eût fallu deux choses, que les curés, le bas clergé, prêchant contre le Régent, lui montrassent sa foi en danger sous un prince si impie, et qu'en même temps une grande manifestation navale et militaire de l'Espagne apparût sur les côtes, une flotte de Philippe V sous le drapeau des fleurs de lis[7].
Ces deux choses manquèrent également. Dubois, comme on a vu, par ses avances à Rome, divisa les ultramontains. Si beaucoup restèrent espagnols, plusieurs furent gagnés au Régent. Ils n'agirent pas d'ensemble pour soulever la Bretagne. Quand on y prit les armes (trop tard, en 1719), les meneurs gentilshommes n'avaient avec eux que deux prêtres.
L'autre condition manqua de même. Point de troupes espagnoles. L'ambassadeur Cellamare, le 30 juillet, mandait de Paris à Alberoni qu'on ne pouvait rien sans cela. Et Alberoni répondit: «L'armée, la flotte sont en Sicile.» Le 11 août, la voilà détruite, cette flotte, et l'armée quasi prisonnière, qui ne peut plus sortir de l'île.
La Vendée de l'Ouest se trouve tout au moins ajournée. La Fronde de Paris, la cour de Sceaux, les chefs du Parlement liés avec Madrid et le Parlement de Bretagne, sont blessés pour l'instant avec Alberoni.
On ne pouvait savoir le désastre espagnol que le 22 ou le 23. Les meneurs de Paris, dans l'ignorance où ils étaient de ce grand coup, croyaient pouvoir en frapper un ici. Le 18 août, la duchesse du Maine envoyait de Sceaux sa célèbre femme de chambre, mademoiselle Delaunay, pour conférer encore avec eux. Elle les vit à minuit sous le pont Royal, et, sans doute, leur donna ses dernières instructions. On méditait une chose violente, qui eût atteint de très-près le Régent, une rapide exécution qui l'aurait avili en montrant sa faiblesse, et qui eût exalté le peuple (toujours admirateur de l'audace) pour le Parlement. Sanglante expérience; mais sur un étranger, sur un aventurier, in animâ vili.
Le 12, on avait renouvelé un arrêt de l'ancienne Fronde (porté alors contre le Mazarin), arrêt qui défendait à tout étranger de s'immiscer au maniement des deniers royaux sous peine de mort, le condamnait sans forme de procès. Law, enlevé de sa Banque, amené dans l'enceinte du Palais, eût été pendu sur-le-champ. On a douté que la chose fût sérieuse. Elle eût été impossible, en effet, s'il eût fallu un jugement en règle de ce grand corps où il y avait nombre d'honnêtes gens; mais, sur l'arrêt déjà rendu le 12, nulle procédure nouvelle n'eût été nécessaire. Les présidents, un de Mesmes, un Blamont, un Lamoignon, n'eussent eu qu'à ordonner d'exécuter l'arrêt. Law, plus intéressé que personne à bien s'informer, se crut en vrai péril, et Saint-Simon l'y crut; car il lui conseilla de se cacher, lui fit chercher asile au Palais-Royal même, chez le Régent.
La chose était énorme d'injustice et d'ingratitude.
Et d'abord d'injustice. On prenait occasion de l'irritation qu'avait causée la monnaie de d'Argenson. Mais d'Argenson était justement rival de Law. En juin, avec les Duverney, il l'avait empêché d'avoir le bail des Fermes et gabelles, et il l'avait pris pour lui-même.
On avait cru habile de s'attaquer à l'étranger. Depuis les Concini et les Mazarini, le mot était puissant pour lancer à l'aveugle la meute populaire. Grande pourtant était la différence. Ces gens entrant en France n'avaient pas de chemise et moururent horriblement riches. Law entra riche en France et sortit pauvre, en galant homme.
Les jansénistes mêmes, les honnêtes gens du Parlement, étaient ici peu délicats. Ils avaient horreur de penser qu'un huguenot pût devenir contrôleur général. Law avait contre lui toutes les branches du parti dévot. Il était protestant; il était apôtre et prophète de certaines utopies économiques, humanitaires. Ses caissiers, ses commis, étaient souvent des réfugiés, qui, forts de sa protection, hardiment étaient revenus.
Je ne dis rien encore ici de lui, ni de ses précédents, rien du Système. Notons seulement que Law, alors, en 1718, n'avait marqué en France que par deux éminents services, se hasardant pour nous, engageant sa bonne chance, jusque-là très-heureuse, dans notre mauvaise fortune.
Il avait débuté par un bienfait qu'on ne pouvait nier. Il avait créé une Banque qui n'exigeait des actionnaires qu'un quart en argent, acceptant pour le reste nos malheureux billets d'État, résidu de la banqueroute, dépréciés dès leur naissance. Dès lors, ils furent moins rebutés. Le crédit public fut un peu relevé. L'industrie, le commerce, reprirent du moins espoir. Cette Banque, par son escompte modéré, supprima l'usure. Celui qui prenait ses billets (valeur fixe, réglée uniquement sur un poids d'argent) n'avait pas à craindre les variations ruineuses que les monnaies subissaient sans cesse.
L'État, comme les particuliers, trouvait ces billets fort commodes. M. de Noailles, quoique ennemi de Law, autorisa les comptables à recevoir les impôts en billets de sa Banque. On n'eut plus le spectacle barbare de voir l'argent voyager en nature, d'exposer de grosses voitures, chargées de métaux précieux, aux attaques des voleurs. Pour éviter ce danger, on n'avait jusque-là de ressources que des traites tirées par les receveurs sur les marchands de Paris, avec un bénéfice énorme pour les uns et les autres. Les billets de la Banque firent tout cela sans péril et sans frais.
Tout était libre et sûr dans cette institution. Contre les billets présentés, on vous donnait sur-le-champ des espèces. Et tout était lumière: les actionnaires eux-mêmes gouvernaient la Banque républicainement. De là, modération, sagesse. Ces billets si recherchés, on n'en crée en deux ans que pour 50 millions.
Les choses allèrent ainsi jusqu'en août 1717, jusqu'à l'agonie de Noailles. L'État, alors, dans sa détresse regarda vers cette Banque brillante et prospère, y chercha un secours.
Plus d'un gouvernement était alors au même point, et, dans sa défaillance, imaginait de se substituer une compagnie financière. L'Empereur accueillait le plan monstrueux d'une Banque qui eût payé pour lui, mais qui aurait été un État dans l'État. Cette Banque autrichienne, fondée sur des contributions forcées, le produit des confiscations, etc., était un horrible Grand Juge en matière financière, investie du pouvoir de condamner à son profit. Law, imploré par le Régent, n'exigea rien de tel.
Il ne demandait rien qu'à la vraie source des richesses, à la nature et au travail. Il s'adressait à la puissante nature du Nouveau Monde, non à la dangereuse Amérique tropicale, mais à celle qui, placée sous nos latitudes, est encore une Europe, une nouvelle France, le Canada, la Louisiane. On a fort durement jugé son entreprise. Rappelons-nous ceci: il y fallait un siècle, et il n'eut que deux ans.
Dans cette création, il faut le dire pourtant, la prudence éclata moins que la générosité. Sa Compagnie d'Occident, fondée au capital nominal de cent millions, acceptait la condition de les recevoir en mauvais billets d'État qui perdaient les trois quarts, donc valaient seulement vingt-cinq millions. Et cela même, elle ne le recevait pas; mais (à la place) une simple rente annuelle de quatre millions. Notez encore qu'elle n'avait en tout que la première année, quatre millions, pour mettre à son commerce; la seconde année, les suivantes devaient être partagées entre les actionnaires. Ces quatre millions, c'était tout!
La Compagnie d'Occident, quelles que fussent ses chances de ruine, pour un moment fut le salut pour nous. Elle absorba une masse de ces billets sous lesquels on pliait. Elle permit de supprimer un impôt très-lourd, le Dixième.
Le Parlement, corps très-incohérent, en grande majorité honnête, mais de peu de lumière, très-ignorant (hors de son droit civil), était alors poussé par de fort dangereux meneurs. Après l'affaire populaire des monnaies, ils avaient cru que rien ne valait mieux, pour faire sauter le Régent, qu'un vaste procès criminel où l'on atteindrait plus ou moins tout ce qui l'entourait. Dans l'enquête, commencée mystérieusement, on poursuivait pêle-mêle et Law et les rivaux de Law. On attaquait avec le grand banquier nombre de gens qui l'exploitaient, le rançonnaient. On eût voulu pendre à la fois et les voleurs et le volé.
À la tête des voleurs qui pillaient Law était la maison de Condé. Le Parlement n'osait regarder si haut. Il s'en tenait à tel seigneur, tel duc et pair, par exemple un La Force, renégat du protestantisme, agioteur, accapareur. D'autres, avec les mains plus nettes, étaient attaqués par les parlementaires dans leur dignité, leur noblesse. Le président de Novion, dans ses enquêtes satiriques, prouvait la bourgeoisie de ces faux grands seigneurs, cruellement leur arrachait leurs noms.
Ces gens exaspérés poussaient tous le Régent contre le Parlement. Déjà, le 2 juillet, il avait dit nettement, ce qui était la vérité, «que ce corps n'était qu'une cour de judicature et d'enregistrement.» Depuis un demi-siècle il n'avait eu nulle connaissance d'affaires politiques, jusqu'à ce que le Régent, en 1715, lui reconnût le pouvoir de casser, annuler le testament du roi. De là cet orgueil insensé jusqu'en août 1718. Là il fit hardiment des actes de souveraineté, mettant le Régent en demeure de le briser ou de l'être lui-même.
Le Parlement se fût moins avancé s'il avait su le 12, à son premier arrêt, le désastre espagnol du 11. Mais il fallait au moins douze jours pour que la nouvelle arrivât. Le 21, il fit le pas le plus hardi, voulant que le Régent lui rendît compte, lui donnât un état des billets supprimés. Quel jour arriva la nouvelle? Nul ne le dit; mais les faits montrent que ce fut le 23.
Byng la manda à Londres certainement par le chemin le plus court, le plus sûr, c'est-à-dire par la France. Donc, comptons trois ou quatre jours de la Sicile à Marseille, et huit de Marseille à Paris. Cela fait douze jours, et nous arrivons au 23. Le 24, un changement subit, violent en toute chose, en dit l'effet profond. Law, à son grand étonnement, reçoit non des recors pour l'arrêter, mais des députés du Parlement qui le prient d'excuser la violence de leurs collègues, d'intervenir, d'intercéder, de leur concilier le Régent.
Dubois qui, le 19, était revenu d'Angleterre, et qui, dans son intimité avec les ministres anglais, certainement savait toute chose, attendait, désirait la noyade espagnole; mais, voyant leurs hésitations, à peine il osait l'espérer. Aussi, du 20 au 23, il resta flottant, indécis, disant qu'il vaudrait mieux n'agir qu'aux vacances en septembre. Le 24, lui aussi il est changé en sens inverse, ardent contre le Parlement, actif pour l'organisation d'un Lit de justice qui, le 26, l'écrasera au nom du Roi.
La chose n'était pas difficile en elle-même. Le Parlement était fort peu d'accord; les meilleurs de ses membres savaient parfaitement qu'il avait dépassé son droit. Il s'était avancé étourdiment, et ridiculement tout à coup avait reculé. On le tenait, et par l'argent. Les charges, achetées chèrement, et qui faisaient souvent tout le patrimoine de la famille, rendaient celle-ci fort craintive. Les femmes, au moindre danger, mères, filles, épouses, priaient, pleuraient, troublaient la vertu de Caton. Il suffît d'un mot du Régent à Blancmesnil, l'avocat général, pour le paralyser, le faire bègue ou muet. Mot simple, sans menace. Il lui conseilla «d'être sage.»
Le difficile pour le Régent était son parti même, son ami prétendu, M. le Duc, la férocité d'avarice que montraient les Condés, dangereux mendiants, de ces bons pauvres armés qui demandent le soir au coin d'un bois. Quand Henri IV eut la sotte bonté de les croire et les faire Condés (malgré le procès criminel qui les fait fils d'un page gascon), ils avaient douze mille livres de rente. Ils ont, sous le Régent, dix-huit cent mille livres de rente, et dans les mains de l'aîné seul, M. le Duc. Je ne parle pas des Conti.
Avec cela avides, insatiables, grondant, menaçant en dessous.
M. le Duc dit au Régent qu'il voulait le servir, mais qu'hélas! il était bien pauvre, n'était pas établi, n'ayant que le gouvernement de Bourgogne. Il lui fallait: 1o une petite pension de 150,000 livres (600,000 fr. d'aujourd'hui) comme honoraires de chef du Conseil de Régence; 2o pour son frère Charolais, un établissement de prince; 3o enfin l'éducation du roi enlevée au duc du Maine.
Saint-Simon, ami du Régent, et véritablement ami du bien public, fit les plus grands efforts pour défendre le duc du Maine qu'il détestait, pour empêcher que le Roi ne tombât en des mains si funestes, si dangereuses. Il se tourna et retourna habilement, de toute manière, avec art, adresse, éloquence, pour fléchir M. le Duc. Il le trouva plus sourd encore que borgne, ferme et froid comme la mort. Dans les conférences de nuit qu'ils eurent aux Tuileries, le long de l'allée basse qui suit la terrasse de l'eau, tout ce qu'il en tira par trois ou quatre fois, revenant à la charge le 21, le 22, le 23, c'est qu'à moins de cela «il serait contre le Régent.»
Ainsi, des deux côtés, les Condés, trop fidèles à leur tradition de famille, voulaient régner; sinon la guerre civile. Toute la bataille était entre Condé et Condé. La duchesse du Maine, comme le grand Condé, son aïeul, la préparait, appelait l'Espagnol; et son neveu, M. le Duc, ennemi acharné de sa tante, intimait au Régent que, s'il ne lui mettait en main le Roi et l'avenir, il passerait à l'ennemi.
M. le Duc gagné, comblé, soûlé, recevant du Régent le don fatal qui pouvait perdre le Régent, était-ce tout? Oui, ce semble. Car, quoique le duc du Maine eût tant de choses en main: l'artillerie, les Suisses, deux grands gouvernements (Languedoc et Guyenne), il était tellement mou, bas, faible, poule mouillée, qu'on était sûr qu'il lâcherait tout au premier mot, se laisserait dépouiller, si l'on voulait, saigner comme un poulet. Mais on n'avait pas même à craindre d'avoir cette peine. Il était sûr qu'il s'évanouirait, disparaîtrait au premier mot.
Restait un point qui peut sembler comique; mais en réalité essentiel et de haut mystère. Si haut que Saint-Simon n'ose rien dire ici, et tire habilement le rideau. Soyons aussi discrets, modérés, convenables; s'il en faut parler, parlons bas.
Ce qui restait de douteux et de grave, c'était la volonté du Roi.
Le Roi avait huit ans. Idolâtré au point où nul roi ne le fut jamais, maladif, entouré de tant de soins, de tant de craintes, se sentant si précieux, le point de mire et le centre d'un monde, il était déjà étonnamment sec, froid, muet, dédaigneux, indifférent à tout, et bientôt l'idéal de l'égoïsme malveillant. Il n'aimait rien, personne, ni Villeroi, ni le duc du Maine. Et pourtant, si l'affaire eût transpiré d'avance, on eût pu faire agir l'enfant d'une manière bien dangereuse. Villeroi l'aurait aisément effrayé de la révolution qu'on préparait, du bouleversement des Tuileries, de l'arrivée de M. le Duc, une figure qui faisait peur. Sans nul doute il aurait pleuré. Quel beau coup de théâtre on eût vu, si, en plein Parlement, quand on lui eut demandé sa volonté, au lieu d'une muette inclinaison de tête, il avait prononcé un Non! Presque tous l'auraient appuyé, et plus qu'aucun, Villars. Grande scène d'effet miraculeux. La voix de ce petit Joas aurait paru celle d'en haut. Villeroi sanglotant aurait fait Josabeth, et Villars le fidèle Abner. Orléans risquait fort de rester Athalie.
Le secret, l'imprévu, la surprise, ici, c'était tout. Elle était difficile. Villeroi couchait dans la chambre du roi, et le duc du Maine dessous. Le fils de Villeroi, capitaine des gardes, était dans les Tuileries. Or c'était aux Tuileries même (et non au Parlement) que devait se faire le Lit de justice. On ne tendit la salle que le matin même à six heures, avec si peu de bruit, que Villeroi, à huit, n'avait rien entendu.
Le Conseil de Régence s'assembla. Mais d'avance il était dompté. Le duc du Maine, averti d'un péril (et ne sachant lequel), était déjà blanc comme linge. Il fut ravi de pouvoir s'échapper, s'enfuir chez lui. On avait charitablement averti Villeroi et Villars qu'ils pourraient bien être arrêtés. Ils en mouraient de peur. Le second, si brave à la guerre, ne craignant le fer ni le feu, avait tant peur d'un petit séjour à la Bastille, qu'en quelques jours il en maigrit.
On croyait le Régent peu capable de résolutions violentes. Mais quand on le vit tellement d'accord avec cette sinistre figure, M. le Duc, on crut que tout était possible. Chacun baissa la tête. Tout passa sans difficulté.
Un seul danger restait. Villeroi pouvait, s'échappant, parler au petit roi, troubler l'enfant craintif, préparer la scène de larmes qui aurait tout perdu. À cela, le Régent trouva un remède bien simple, odieux, il est vrai, ridicule. Ce fut de tenir prisonnier le Conseil de Régence. Il défendit de sortir, et quelques-uns essayant d'échapper, aidé de Saint-Simon qui lui servait de chien de garde, il se posta au seuil, se constitua sentinelle et geôlier.
Enfin arriva le Parlement, bien morne et tête basse, en écolier qui tend la main pour les férules. Il vint à pied pour émouvoir la foule, mais le peuple ne bougea pas. Il reçut sa leçon de cet ex-lieutenant de police, d'Argenson, qu'il avait lui-même parfois tancé, censuré de si haut. Au nom du roi, il fut durement renvoyé à ses petits procès, à la poussière du greffe. Défense de s'occuper de l'État. Puis il apprit la chute des bâtards, du duc du Maine, tombé du rang de prince, réduit à son rang de pairie, dépouillé de l'Éducation. L'étonnement, l'abattement, le désespoir des meneurs, tout est, dans Saint-Simon, peint avec une joie furieuse qui, tant ridicule qu'elle soit, en plusieurs traits touche au sublime. On voit pourtant que cet insulteur violent, haineux, du Parlement, ne connaît pas ce qu'il insulte. Ce grand corps, si mêlé, comptait d'honnêtes gens, austères de mœurs, qui applaudirent à la dégradation des enfants du double adultère. Il ne manquait pas de bons citoyens qui, malgré leurs préjugés parlementaires, auraient applaudi le Régent s'il eût poursuivi leurs chefs intrigants, éclairci leurs rapports avec Madrid, avec l'insurrection qui couvait en Bretagne.
La déroute du Parlement fut suivie de près de la destruction des Conseils. Personne n'y prit garde. Ces soixante-dix ministres, la plupart grands seigneurs, s'étaient montrés parfaitement incapables ou inutiles. Deux classes d'hommes ainsi disparurent des affaires, convaincus d'impuissance,—les juges routiniers, ignorants et bornés,—les grands plus paresseux, fats, impertinents, rétrogrades. Donc, plus d'hommes. Voilà la France qui nous reste de Louis le Grand. Mais il faudra bien peu de temps pour que les idées, les systèmes, les audaces de l'esprit nouveau, fassent germer du sol les nouveaux hommes, les suscitent du fond de la terre.
Sur le théâtre, on ne voit que Dubois qui devient secrétaire d'État. Ministère peu glorieux, mais nécessaire peut-être, dans un moment d'exécution, et dans une crise de police. Il ménagea la coterie de Sceaux, la duchesse du Maine, quoiqu'il la tînt déjà par ses agents secrets. Les rigueurs se bornèrent à l'enlèvement de trois parlementaires qu'on enferma pour quelques mois.
Le Régent n'était pas pour les mesures sévères. En cet unique jour d'effort et de vigueur, il s'était montré un peu faible. Même en frappant, il regrettait le coup. Il eut le cœur percé (il le disait lui-même) de ne pouvoir agir contre le duc du Maine, qu'en atteignant son frère, le comte de Toulouse, bon et digne homme qu'il aimait. Il lui laissa son rang, ses honneurs pour la vie.
Il fut bien plus sensible encore aux larmes de la sœur, madame d'Orléans, tellement attachée au duc du Maine et au rang des bâtards. Quoiqu'on le laissât très-grand prince, avec tant de gouvernements et d'établissements, elle pleurait jour et nuit, comme si l'on eût tué son frère. Toute sa vie elle avait travaillé pour lui et contre son mari. Cette fois elle ne désespérait pas de surprendre sa facilité débonnaire, de lui faire faire quelque fausse démarche qui relevât le duc du Maine. Elle sortit de sa vie immobile où elle restait enfermée et couchée, s'enivrant toute seule (dit Madame) trois fois par semaine. Elle voulut être femme encore, essayer ce qu'elle pouvait. Un peu replète, à quarante ans, elle avait quelque chose d'une seconde jeunesse, même des joues rebondies, dont Madame se moque par une comparaison cynique. Depuis cinq ou six ans, sans rapport avec son mari, elle n'en avait pas eu d'enfant. Elle se montra, dans sa douleur, extrêmement habile. Elle, si sèche, l'orgueil incarné, qui, dans sa langueur affectée, laissait tomber un mot à peine, elle devint tout à coup éloquente, humble, douce, finement flatteuse, s'excusant de pleurer, lui disant «que l'honneur extrême qu'il lui avait fait de l'épouser dominait en elle tout autre sentiment.» Parole caressante, timide, d'épouse et de femme modeste qui rappelait de meilleurs jours, faisait soumission, non sans délicatesse, et s'avançait pudiquement.
Une telle scène d'intimité, humiliante d'elle-même, l'était bien plus encore parce qu'elle se passait devant un tiers, devant celle qui la connaissait le mieux, l'aimait le moins, sa fille. La duchesse de Berry, dès l'enfance, détestait sa fausseté. Elle avait vu alors la servitude, les dangers de son père, l'espionnage de sa mère, ses rapports à madame de Maintenon. Du haut de son audace et de ses vices hardis, elle regardait, avec haine et mépris, ces vices lâches. Elle était venue justement pour soutenir son père, l'empêcher de mollir.
Si elle avait été maligne, dénaturée, impie, autant qu'il semble, elle eût joui de voir ces avances obliques, ces adresses quelque peu rampantes, pour obtenir qu'il se trahît lui-même. Mais la jeune duchesse ne vit ou ne voulut rien voir. Malgré toute sa violence et ses folies, elle avait le cœur de son père. Ils n'eurent qu'une âme à deux. Comme lui, elle ne vit qu'une femme, une mère humiliée, dans les larmes, pas jeune et fort déchue, demandant la pitié. Frappant contraste avec elle-même, brillante, dans l'éclat de sa beauté royale, adorée, le centre de tout. Elle n'y tint pas, et se mit à pleurer aussi de tout son cœur. Le Régent suffoquait. Ce fut entre les trois un concert de sanglots.
Doit-on croire qu'en voyant ce changement subit, d'une mère si orgueilleuse, tout à coup abaissée, elle eut quelque pensée de l'instabilité commune, un pressentiment vague qu'elle aussi, un coup la frapperait? Elle était dans un moment grave. S'il faut le dire, elle était grosse.
Elle l'était d'environ sept semaines (sans nul doute du mois de juillet).
Pendant son mariage, elle n'avait jamais pu amener à bien une grossesse. Celle-ci, inattendue, fortuite, devait l'inquiéter.
Cet état de péril, de honte, de gêne constante, pouvait avoir mauvaise fin. Et en effet, elle accouche en avril, meurt en juillet, presque à l'anniversaire du premier jour de sa grossesse.
En Espagne, à Sceaux, en Europe, on crut, on assura que, si Riom y fut pour quelque chose, il n'y fut qu'en second. Non-seulement les ennemis, mais les indifférents, les impartiaux (Du Hautchamp par exemple, écrivain financier nullement hostile au Régent), soutinrent cette chose bizarre que, tout en s'obstinant au mariage qui devait amender sa vie, elle avait des rechutes vers son vice d'enfance, sa dépravation presque innée. En rapprochant les dates, on voit par son accouchement d'avril 1719 qu'elle devint enceinte aux fêtes de Saint-Cloud en juillet 1718, à ce triomphe de famille. Orléans, alors assuré, garanti par Stanhope, lui parut déjà sur le trône, arbitre de la paix du monde. Au même mois il eut en main tous les fils de l'intrigue de la duchesse du Maine, pour la perdre quand il voudrait. Joie violente pour la fille du Régent. Unique confidente, comme toujours, possédée de ce grand secret qu'il lui fallut garder longtemps, elle dut, dans l'orgie furieuse, s'en dédommager à huis-clos.
Une grossesse ne pouvait alors que nuire à Riom. Il devait peu la désirer. Un tel éclat (qui devait surtout exaspérer Madame), n'allait à moins qu'à briser tout. Il était bien dirigé par sa maîtresse, la Mouchy, qu'il aimait mieux que la princesse. Il n'était pas aveugle, voulait avant tout fixer la fortune. Il gouvernait en maître, en mari. Cela suffisait.
Riom n'avait ni esprit, ni grâce, ni même agrément de jeunesse. Il avait l'air malsain. C'était un amant un peu ancien pour une personne si mobile. Et, bien pis, c'était un mari. Il en avait déjà les honneurs, les déboires, les ridicules aussi.
Elle faisait la reine, la régente, sans souci de lui. Elle porta sa maison jusqu'à huit cents domestiques et officiers de toute sorte.
Elle accepta chez les Condés, à Chantilly, une fête babylonienne où l'on semblait célébrer son avènement; trente mille flambeaux éclairaient la forêt (Manuscrit Buvat).
Au Luxembourg, elle se fit un trône élevé de trois marches, où elle voulait que les ambassadeurs vinssent à ses pieds recevoir audience, selon l'étiquette des reines régnantes. C'était démasquer, afficher violemment la situation, faire trop visiblement de Riom un mannequin.