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Histoire de France 1715-1723 (Volume 17/19)

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CHAPITRE XVII

LA PESTE
1720-1721

Un Anglais écrit à Dubois (le 15 janvier 1721): «Lord Stanhope a été tenté d'aller vous féliciter du coup de maître par lequel vous avez fini l'année en vous défaisant d'un concurrent si dangereux pour vous et pour nous.» Dubois se donnait le mérite d'avoir rendu ce service essentiel à l'Angleterre. De septembre en décembre, la baisse s'était faite à la Bourse de Londres, et elle aurait été bien autrement rapide, si la ruine, la fuite de Law, n'avaient décidément tourné les capitaux vers Londres.

Notre amie l'Angleterre consolait son orgueil de ses folies récentes en regardant avec complaisance la situation de la France, en ce moment si misérable, courbée sous trois fléaux, frappée de trois Terreurs:

La Terreur financière.—Pâris rentre implacable, juge ses ennemis et tout le monde, épluche toutes les fortunes.

La Terreur des Jésuites.—Dubois est leur Tellier, qui fourre à la Bastille tout ce qui n'est pas serf de Rome.

La Terreur de la peste.—On établit partout des cordons sanitaires. De la Provence, elle s'avance au nord et marche à grands pas vers la Loire.

Nous avons laissé en arrière la peste de Marseille, qui sévissait dès juin-juillet 1720. Il faut y revenir.

Marseille avait-elle besoin d'emprunter la peste au Levant? J'en doute fort. Elle avait d'elle-même toutes les conditions qui la font en Égypte.

1o L'infection des fanges, des profonds détritus, accumulés et fermentant dans la cuve immonde du port, la décomposition de tant de choses mortes qui pourrissent là à plaisir; 2o la misère, l'épuisement des petites gens mal nourris, la saleté proverbiale et de la ville et des ménages. Ces ardentes populations, vives et bruyantes, toujours en mouvement, n'en sont pas moins, en même temps, extraordinairement négligentes. Naguère encore il en était ainsi. Des noires ruelles où l'avalanche toujours redoutée des fenêtres faisait doubler le pas, si l'on entrait aux petites cours, on les trouvait pleines d'ordures. C'était bien pis à monter l'escalier. Sans souci d'odorat, dans sa chambrette obscure, la jolie femme, au teint jaune et malsain, nourrie de crudités, d'oignon ou de poisson gâté, d'oranges aigres, parfois de mauvais bonbons italiens, dédaignait toute précaution, se moquait de la propreté.

C'est d'abord sur les femmes, les enfants, les plus indigents, les faibles en général, que le fléau mordit.

En juillet, on tâchait d'en étouffer le bruit. Les échevins eux-mêmes allaient la nuit faire emporter les morts, enlever les malades, murer la porte des maisons infectées. Mystère sinistre que ces portes murées révélaient trop éloquemment.

Il y avait en cette année beaucoup d'orages, mais il y en eut un terrible à Marseille le 21 juillet. Partout tombait la foudre. Nombre d'églises furent frappées. Dès lors forte mortalité. L'aigre vent, le mistral, qui succède, empêche l'éruption naturelle des bubons de la peste. La terreur est au comble. Plus de pudeur, on fuit. Le marchand part pour la foire de Beaucaire. Le juge part, plus de justice. Les riches partent, plus de ressources (il n'y avait que mille francs dans la caisse de la ville). Il n'est pas jusqu'aux sages-femmes qui n'abandonnent à leur sort les femmes qui vont accoucher. Tout fuit la ville condamnée.

Quel est le désespoir, l'accablement de la grande masse qui reste, lorsque le 31 juillet le Parlement de Provence ferme Marseille et sa banlieue d'un cordon de troupes, des plus sévères défenses et sous peine de mort. Le fléau concentré dans ce foyer morbide, dans un grand peuple accumulé, s'irrite et sévit d'autant plus.

Nos médecins de l'armée d'Égypte, qui ont observé la peste de près, disent qu'elle prend de préférence les épuisés, les effrayés. Un petit nègre, dit Savaresi, qui le soir, dans un escalier du Caire, avait eu peur d'une ombre, frappé de cet ébranlement, eut la peste le lendemain. Ces observations font juger à quel point, dans l'épidémie de 1720, la masse de Marseille était prête à prendre la peste, ayant justement au plus haut degré l'épuisement des misères, la peur (dans toute la violence de l'imagination méridionale), l'effroi surtout de se voir enfermée.

Le célèbre Chirac, médecin du Régent, consulté, répondit «qu'il fallait surtout être gai.» C'était aussi l'avis des médecins de Montpellier, qui niaient la contagion. En réalité, ceux qui avaient le moral très-haut, la vie forte et tendue, avec une bonne nourriture, risquaient moins que les autres. La femme d'un médecin allemand, jeune, intrépide, vivait au fond de la peste, à l'hôpital, et touchait les malades. Les magistrats municipaux, qui affrontaient partout la maladie, ne furent point attaqués.

Mais la grande masse était très-abattue, par la disette d'abord, à laquelle on ne remédia qu'un peu tard. Elle l'était par l'abandon. L'arsenal et le lazaret, la garnison, n'aidèrent en rien la ville. Les riches bénédictins de Saint-Victor s'isolèrent, s'enfermèrent. Ayant de grandes provisions, ils murèrent eux-mêmes leur porte, ne se souciant plus de savoir si l'on vivait, si l'on mourait dehors.

Rien de plus lugubre que l'aspect de cette ville où d'abord chacun se renfermait. Sur les places désertes, des bûchers par lesquels on croyait purifier l'air, l'incendiaient, aggravaient les lourdes chaleurs d'août, jetant au loin de sinistres lueurs. Par les rues circulaient des ombres ridicules et lugubres, les médecins, dans le costume étrange qu'ils avaient inventé, et qui n'exprimait que trop l'excès de leur peur. Montés sur des patins de bois, couvrant leur bouche et leurs narines, serrés dans une toile cirée, comme des momies égyptiennes, ils étaient effrayants à voir. Ces précautions leur servaient peu, car, de quarante qu'on envoya de Paris, trente moururent, et l'on n'en renvoya qu'en les chargeant d'argent, avec promesse de pension pour ceux qui survivraient.

Dans la fuite générale des fonctionnaires, rien de plus glorieux que la conduite de l'évêque Belzunce et des échevins, deux surtout, Estelle et Moustier. Ces fermes magistrats eux-mêmes, l'épée à la main, menaient les enterreurs dans les maisons des morts et les forçaient de travailler. L'évêque, bon, vaillant, généreux, se multiplia, fut partout pour encourager, soutenir, et avec lui nombre de religieux qui s'immolèrent, vrais martyrs de la charité. Belzunce, malheureusement, avait plus de courage que de tête. Dans son imitation fidèle de Charles Borromée à la fameuse peste de Milan, il multipliait trop les prédications effrayantes, les lugubres processions. De figure imposante, de taille colossale, ce bon géant, dans le fléau public, suivit trop l'instinct théâtral, ici fort dangereux, des populations du Midi.

Après ceux qui firent leur devoir, mais bien au-dessus d'eux, nommons les volontaires, ceux que rien n'obligeait d'agir.

Les Oratoriens, ennemis de la Bulle Unigenitus, étaient interdits par l'évêque que menaient les Jésuites. Non-seulement on ne les obligeait pas de confesser les mourants, mais on le leur défendait. Dans leur humilité héroïque, ils se firent tout au moins gardes-malades; ils embrassèrent la mort.

Un autre volontaire, immortel, dont le nom ira d'âge en âge, c'est le chevalier Roze, intrépide, inventif, et homme aussi d'exécution. Il donna sa fortune, donna mille fois sa vie à des dangers terribles, où tous périrent. Il en revint.

L'évêque comptait sauver la ville en la dédiant au Sacré-Cœur. Le 6 août, il fit avec tout le clergé une procession terrible, à grand spectacle d'expiation, de pénitence. Prêchant que le fléau était un châtiment céleste, il frappa les esprits, brisa les cœurs brisés, montra, derrière la mort, les supplices éternels. Il accablait les simples, les pauvres gens crédules, les faibles femmes craintives, déjà éperdues de remords. Les frayeurs aggravèrent la peste. Tels qui mouraient chez eux tout doucement ne se résignèrent plus. On en vit qui, désespérés, furieux, se crurent damnés d'avance, et se jetèrent par les fenêtres. Beaucoup de pauvres créatures délaissées eurent tellement peur dans leurs maisons, où tout était mort, qu'elles sortirent, vinrent criant, pleurant sur les places, dans leurs lambeaux, dans leurs linceuls.

Cette chose effroyable éclata le 20 août. Tout se remplit de spectres ambulants. Nouveau malheur. Ces abandonnés qui ne rentraient plus dans leurs maisons pleines de morts, restaient la nuit exposés aux froides rosées, aux intempéries violentes du brutal climat de Provence. L'éruption ne se faisait plus. La mort était certaine. Ils demandaient d'être reçus la nuit, par charité, dans les églises qui les eussent abrités du vent. Mais le clergé, l'évêque, eurent scrupule de les profaner en y recevant ces malades qui bientôt devenaient des morts. Donc, nul abri que l'auvent fortuit de certaines boutiques, le dessous de quelques balcons. Mais les propriétaires ne leur accordaient pas même cette faible hospitalité. Même le banc devant la porte, sans abri, on l'interdisait (honteuse barbarie) en l'enduisant d'ordure! Repoussés ils restaient donc au milieu des places, couchés sur le pavé dans les froides nuits, les mourants près des morts, à côté de cadavres demi-dissous, difformes. Parfois on rencontrait, appuyée contre un mur, une figure immobile, un corps pris par la mort dans cette attitude même, qui semblait méditer sur son triste abandon.

L'autorité municipale était inégale à sa tâche. Marseille avait le droit de se gouverner elle-même. On respecta ce droit, et beaucoup trop, en agissant fort peu pour elle. Sauf les médecins envoyés le 12 août, avec une somme d'argent à laquelle Law avait contribué, le gouvernement s'abstint. Il n'agit fortement qu'à mesure que la peste s'étendit vers le Nord, et lorsqu'il craignit pour lui-même.

Son premier soin, dès l'origine, devait être de créer, non par les ressources locales, mais par celles de l'État, nombre de petits hôpitaux, de pavillons bien isolés, où la foule se fût divisée. Il les fallait surtout abrités du vent aigre qui tuait sans rémission. Les tentes que la ville dressa d'abord hors de ses murs, dans une exposition très-froide, livraient précisément les malades à son influence. Ils aimaient mieux rentrer, mourir au centre de la contagion. Un nouvel hôpital qu'on bâtit dans la ville par le travail des Turcs, ne fut achevé qu'en octobre. Donc, en août, en septembre, la masse vint se concentrer dans l'unique et étroit asile, dans l'ancien hôpital. On se battait aux portes pour y entrer. Nul n'en sortait vivant. Ceux qui y soignaient les malades, les voyant mourir tous, se firent peu de scrupule (pour avoir plus tôt les dépouilles) d'accélérer cette mort inévitable. L'infirmier devint assassin.

Un vaste assassinat se fit. On avait entassé trois mille enfants abandonnés à l'hospice des Enfants-Trouvés. Là, comme à l'hôpital, la féroce spéculation s'établit sur la mort. Les trois mille y moururent de faim!

L'égoïsme commun espérait cerner, limiter, ce foyer d'horreur, donner à la peste une ville, sauver le reste en lui faisant sa part. Mais elle ne s'en contenta pas. Elle vola par-dessus les cordons sanitaires; dès août elle passa à Aix, dans l'automne à Toulon. Le Parlement, qui défendait si durement aux Marseillais d'émigrer, se hâta de le faire lui-même. Autant en fit le commandant de la province dont la présence était si nécessaire.

Sur ces nouveaux théâtres de la contagion on essaya de différents systèmes. On croyait que Marseille n'avait été si violemment frappée que par les communications libres qu'elle laissait aux malades. À Aix, dès qu'un signe léger apparaissait, l'homme enlevé était sur l'heure jeté aux hôpitaux, et dans ce grand entassement, il ne manquait pas de mourir. De huit mille, cinq cents survécurent. À Toulon, on essaya une autre méthode d'isolement. Tout ce qui n'entre pas aux hôpitaux est consigné chez soi, tous, les sains, les malades, et sous peine de mort. Le premier des consuls, M. d'Antrechaus, avait, du premier jour, interdit l'émigration, empêché les riches de fuir. Tout mourut, riches et pauvres. Ce consul (un héros plutôt qu'un habile homme) soutient sept grands mois cette gageure de tenir enfermée et de nourrir à domicile une population de vingt-six mille âmes. Captivité cruelle. On meurt encore plus qu'à Marseille.

Dans l'automne à Marseille, et l'hiver à Toulon, la mort allait si vite et il y avait tant de corps à enterrer qu'on songeait à peine aux vivants. La sépulture était la grande affaire publique. Les confréries de pénitents, qui dans tout le Midi se chargent de ce soin pieux, manquèrent apparemment. Car les échevins durent faire la presse dans les hommes forts du petit peuple, et, bon gré mal gré, leur faire enlever les corps. La foule avait horreur de ces hommes utiles, les maudissait comme la mort elle-même, injuriait ces corbeaux. Ils désertaient. Il fallut implorer l'assistance des galériens. N'ayant nulle force militaire (car la garnison s'enfermait) on ne pouvait surveiller, fermement contenir ces hommes dangereux, Marseille acceptait un fléau plus terrible peut-être que la peste elle-même. Corrompus et féroces, de plus, dans l'échappée sauvage d'une liberté imprévue, deux mois durant, ils donnèrent un spectacle effrayant, le règne des forçats.

Ces nouveaux venus apportèrent, dans la calamité, quelque chose de pis, une hilarité diabolique. Bons amis de la mort et cousins de la peste, ils la fêtaient, bien loin d'en avoir peur. Elle avait des égards pour eux, touchait peu ces hommes si gais. À Toulon, ils allaient en habits magnifiques. Plus de fers, plus de nerf de bœuf. Et la ville à discrétion. Le droit d'entrer partout. Ils enlevaient, pêle-mêle avec les corps, ce qui leur convenait. Les abandonnés qui restaient avaient peur de la peste moins que des gaietés du forçat. Il prenait ces retardataires pour des gens paresseux qui manquaient à l'appel. Un mourant réclamait, priait d'attendre un peu. «Bah! dit le galérien, si on les écoutait, il n'y en aurait pas un de mort.»

À Marseille, on tirait les morts avec des crocs de fer. À Toulon, on les jetait par la fenêtre du quatrième étage, la tête en bas, au tombereau. Une mère venait de perdre sa fille, jeune enfant. Elle eut horreur de voir ce pauvre petit corps précipité ainsi, et, à force d'argent, elle obtint qu'on la descendît. Dans le trajet, l'enfant revient, se ranime. On la remonte; elle survit. Si bien qu'elle fut l'aïeule de notre savant M. Brun, auteur de l'excellente histoire du port.

À Marseille, MM. les forçats permirent très-peu le tombereau. Ils trouvaient qu'il faisait tort à leur industrie. Ils coupèrent les harnais, et pas un ouvrier n'osait les réparer. Le peuple lui-même, d'ailleurs, déplorait le malheur de ne pas être enterré un à un. Il avait horreur des charrettes où les corps, sans honneur, dépouillés, tombaient l'un sur l'autre. Il appelait infâme cette promiscuité de sépulture, ces mariages de la mort. Tous mêlés par hasard, en une même masse molle, mutuellement putréfiés!

Qui le croirait? Ces choses épouvantables qui révoltaient les sens, loin d'éteindre l'imagination, l'exaltèrent étrangement. Si l'amour, comme dit le Cantique, est fort comme la mort, on peut le dire de l'art aussi. Le vaillant peintre Serres, au lieu de craindre, regarda tout cela en face, chercha ce qu'on fuyait, admira, copia. Ce qu'on trouvait horrible, il le trouva merveilleux, parfois sublime, toujours attendrissant. Il était l'élève du Puget, qui a tant sculpté la douleur, la misère, l'esclavage (ces préliminaires du fléau). Serres vit dans celui-ci la suite naturelle de l'œuvre de son maître, comme la fin du monde que son art douloureux avait prophétisée.

Il est certain qu'un tel bouleversement de toute chose, qui met tout en dehors si cruellement, a des révélations inattendues, profondes. Les éminents artistes, et Boccace, et Machiavel, l'ont bien senti. De même les peintres vénitiens, le Tintoret et autres, qui, dans divers tableaux qu'on croirait de piété, ont jeté hardiment tout ce qu'ils avaient vu à la peste de 1576. Dans l'un (le crucifiement?) qui me reste comme une vision, vous trouvez force femmes, filles, enfants du peuple, race pauvre, mal nourrie, qui donne tous les aspects de la misère et de la peste. Des groupes entiers d'amies, de sœurs, qui se tiennent et se serrent, dans l'obscurité indistincte, dans un chaos de ténèbres livides, anticipent déjà la communauté du sépulcre. Tout est fuyant, s'émousse et se dissout. Et cependant telles de ces pauvres petites figures ont des grâces étranges, déjà de l'autre monde, des langueurs, des mollesses, des morbidesses fantastiques. Certaines, en décomposition, sont effroyablement jolies.

Tableaux malsains de sensualité funèbre. C'est l'âme même de la peste. À Florence, Venise ou Marseille, telle elle fut, âprement amoureuse. La mort fit la furie de vivre. Les veuves marseillaises profitaient du fléau et convolaient de mois en mois. Les filles ne marchandaient guère. Ce fut comme à Florence, où les nonnes, aux maisons galantes, se vengeaient de leur chasteté. Ceux mêmes qui avaient constamment la mort sous les yeux et la plus rebutante, les chirurgiens, sûrs de mourir, prennent, avec le poison, un vertige effréné et se payent de leur fin prochaine. Les carabins furent terribles à Toulon. Dans l'enfermement général dont ils étaient seuls exceptés, trouvant partout des isolées, rien ne les arrêtait. Le danger, le dégoût, la douceâtre odeur de la peste, la malpropreté naturelle où ces abandonnées gisaient, ne gardaient pas le lit fétide. Nulle pitié des mourantes. La mort même peu en sûreté.

À Marseille, le 2 septembre, un grand coup de mistral frappa, et tout ce qui languissait dans les rues fut terrassé, ne se releva pas. Dès lors, on meurt en masse, à mille par jour. Les enterreurs sont débordés, perdent la tête. Il faut prendre un violent parti, abréger. On force les églises, on crève les caveaux, on les comble de corps mêlés de chaux. Puis scellés hermétiquement. Tout le reste aux fosses communes. Mais elles furent bientôt pleines et gorgées. Elles se mirent à fermenter, et, chose effroyable, elles vomissaient! les fossoyeurs s'enfuirent. Il fallut qu'un des consuls même, le vaillant Moustier, prît la pioche; avec quelques soldats qui eurent honte de reculer, il avança sur ce charnier mouvant, le mit à la raison, l'enfouit de nouveau dans la terre.

Le danger le plus grand était un tas de deux mille corps qu'on avait abandonnés sur une esplanade, qui se dissolvaient depuis trois semaines, et s'étaient résolus en une mer de pourriture. Que faire? comment détruire cela? comment aborder seulement cette horrible fluidité?

Par bonheur, le chevalier Roze savait qu'en dessous les vieux bastions étaient creux jusqu'au niveau du flot. Il fit percer la voûte. Puis, à la tête de soldats intrépides et d'une bande de cent forçats, il poussa en trente minutes la masse hideuse au gouffre. Tous ceux qui mirent la main à cette œuvre de délivrance le payèrent de leur vie, moins Roze et deux ou trois qui survécurent.

La peste recula dès ce jour. On commença à prendre le dessus. On balaya les fanges profondes qui encombraient les rues. Un commandant, envoyé de Paris, M. de Langeron, concentra les pouvoirs et put employer pour la ville les ressources de l'arsenal et de la garnison. Il remit un peu d'ordre, somma les juges, les employés de revenir.

Les vivres abondaient. Le blé était venu de tous côtés, au point qu'on voulait refuser celui que le pape envoya. La vendange arriva, et avec elle les effets salutaires de la fermentation vineuse, d'une détente physique et morale. Elle alla trop loin même. Repas, orgies, fêtes, mariages, les gaietés effrénées du deuil. Nombre de filles en noir brusquement se marient. Telle qui ne l'eût jamais été, tout à coup seule et délivrée des siens, héritière, remercie la peste.

Belzunce, l'héroïque imbécile, aimait les grandes scènes, où il apparaissait imposant, plein d'effet sur cette masse si émue. Au plus haut de l'église des Accoules, au clocher, au panorama qui embrasse la côte, les collines, la Méditerranée, et cette pauvre Marseille, on lui fit faire une cérémonie bizarre et fort troublante pour des esprits malades, l'anathème à la peste, son exorcisme solennel, l'excommunication et la déclaration de guerre qui la proscrivait à jamais, lui interdisait le pays.

Cela piqua la peste. Elle revint, mais par moments, capricieuse. Les fêtes et les réjouissances qui se faisaient pour son départ la provoquaient à revenir.

Toulon, l'hiver et le printemps, lui donna riche pâture. De vingt-cinq mille personnes, elle en laissa cinq mille.

L'été, pendant que les gens d'Aix, enfin sauvés, se réjouissent et font des repas dans la rue, la voyageuse meurtrière s'est établie en terre papale; elle est dans Avignon (octobre). Le légat, éperdu, s'enferme dans le palais des papes.

En mai-juin 1722, elle a assez d'Avignon, la dédaigne; elle marche vers le Nord. D'inutiles cordons sanitaires, des régiments qu'on envoie, s'établissent ridiculement en Poitou pour tirer sur la peste, si elle se permet d'avancer.

Mais n'était-elle pas derrière eux? On eût pu le penser.

Une panique eut lieu à Paris (mai 1722). Une caisse de soie ayant été ouverte chez un marchand, voilà des morts subites, et dans la maison même, et des deux côtés de la rue. Toute maladie courante était imputée à la peste. On ne fut tout à fait rassuré qu'en janvier 1723.

Donc, elle avait régné deux ans et demi en France. On sut ce qu'elle avait dévoré dans deux ou trois villes, Marseille, Aix, Toulon; mais ses exploits cruels dans l'épaisseur du centre de la France, on s'est gardé de les savoir. Car la peste, sous plus d'un rapport, était un fléau politique, la fille des misères envieillies, des ruines récentes, un reliquat morbide de l'accumulation des souffrances et des désespoirs. Trois générations successives, celle de la Révocation, celle de la Banqueroute du grand roi, celle enfin des avortements de la Régence, de père en fils, en petits-fils, par trois cercles d'enfer, peu à peu descendues, cherchèrent dans la terre un repos.

Le pays, fort près de Paris, était quasi-désert. Certain abbé, prédicateur du roi, qui voyageait dans la voiture publique, s'étant écarté un moment, fut happé par les chiens. On retrouva ses os.

Une femme qui, fuyant la contagion, tenta le périlleux voyage de Provence à Paris, fit un récit terrible de ce qu'elle avait vu. Pour échapper aux cordons sanitaires, elle évitait les villes, marchait par les campagnes. Aux montagnes du Gévaudan, aux vallées de l'Auvergne, du Limousin, dans plus de vingt villages, pas une âme vivante. Partout des morts non inhumés. Ne rencontrant personne pour l'héberger, elle entrait dans les maisons vides, et parfois y trouvait du pain. Un presbytère ouvert, abandonné, lui offrit un spectacle étrange. Le curé, habillé, était là, mais pourri; la servante sur un autre lit, en décomposition. Dans l'armoire, cinq cents livres en or, abandonnées (ms. Buvat, 24 sept. 1721).[Retour à la Table des Matières]

CHAPITRE XVIII

LE VISA
1721

En attendant la peste, Paris subissait un fléau aussi cruel peut-être, l'incertitude effrayante qui planait sur toute fortune, sur l'existence de chacun. Le violent Pâris Duverney commençait l'opération chirurgicale d'amputer de nouveau la France. Il allait revoir tous les titres, bien acquis, mal acquis, en juger l'origine, la qualité, le droit, annuler l'un et rogner l'autre, réduire les milliards à néant. Dictature étonnante! si délicate à exercer! Il y prit pour adjoints les hommes infiniment suspects qui avaient fait la guerre à Law, les vieux financiers de Louis XIV[NT-2], le très-rusé Crozat et Samuel Bernard, le vénérable banqueroutier.

Les seigneurs qui avaient rétabli leurs fortunes, qui gardaient les mains pleines, n'étaient pas sans inquiétude. Leur bienfaiteur prodigue, le Régent, qui si sottement s'était laissé piller, qui, comme un enfant ou un fou, avait éreinté le Système, paya de honte pour tous.

Au Conseil du 1er janvier 1721, il avoua tête basse qu'il avait fait de grandes fautes. Si triste fut son attitude, que le coupable des coupables, M. le Duc, contre qui on aurait dû faire une enquête, s'enhardit et tomba sur lui, le poussa sur le départ de Law (que lui-même, M. le Duc, avait sauvé dans sa voiture!). Dans son état demi-apoplectique, le pauvre gros homme, interdit, ne trouva guère à dire. Comme un écolier pris en faute accuse son camarade, il se rejeta sur Law absent. Pitoyable séance où des deux premiers hommes du royaume, l'un parut idiot, et l'autre, un effronté coquin.

Le parti du Système, la Compagnie des Indes, n'avait espoir que dans M. le Duc, qui y avait encore un intérêt considérable et y avait gagné tant de millions. Et, en effet, d'abord il la défendit quelque peu, montra les dents à la réaction, pour l'obliger sans doute de composer avec lui et les siens, pour en tirer des garanties. Duverney n'eût osé toucher au prince que la mort si probable du Régent allait faire Régent. Sa meilleure chance était, en respectant les vols de l'agiotage princier, de devenir ce qu'il fut en effet sous la seconde Régence, l'homme d'affaires de M. le Duc et de sa madame de Prie. Les hauts agioteurs (M. le Duc, Conti, d'Antin, etc.) comprirent parfaitement qu'on songerait moins à eux si tout le monde craignait pour soi, qu'on s'informerait moins de leurs trésors acquis s'ils livraient généreusement leurs compagnons de bourse, agioteurs, accapareurs. Ce fut le secret du Visa, la poursuite des sous-voleurs. Gloire aux brigands, mort aux filous!

Rien de meilleur dans les grandes détresses publiques, où tout le monde est furieux, que d'ouvrir une chasse qui détourne, occupe les haines. On fait lever un lièvre, quelque gibier ignoble et ridicule. Tout court après. Un accapareur de denrées est très-propre à cela; nul animal plus détesté du peuple. On n'avait que le choix des grands noms, d'Estrées, Guiche, la Force, etc. On se contenta d'un, et on lui attacha les chaudrons à la queue. J'entends les chansons du Pont-Neuf, la satire, la caricature. Ce fut le duc de la Force. Le malpropre seigneur s'était fait épicier, trafiquait surtout dans les suifs. Les chandeliers allaient la nuit, en bonne fortune, acheter chez lui à bas prix les graisses et les savons. Il en avait comblé des couvents, des églises, entre autres les Grands-Augustins, où Bossuet fit la fameuse assemblée de 1682. Toute l'année se passa à manier, à remanier cette cause huileuse. Chacun y mit la main. Superbe occasion pour Bourbon, pour Conti, d'Antin, de montrer leur délicatesse, de s'indigner contre un seigneur, un duc et pair qui faisait de telles choses. D'Antin, pendant ce temps, en avait fait une autre bien autrement hardie. Il avait enlevé sans façon la prodigieuse masse de tous les plombs de Versailles, en mettant à la place de très-mauvais tuyaux de fer. Tout tomba sur la Force.

On régala le Parlement de ce procès. Lui-même se flétrit bien plus encore qu'on ne voulait, en accusant son intendant, que l'on envoya aux galères.

Le 26 janvier, Duverney lance à la fois ses deux brûlots qui incendient tout:

1o La Compagnie des Indes est déclarée comptable, responsable des billets de la Banque.—Billets qu'on fit sans elle. Billets qu'on augmentait secrètement, contre son règlement, contre l'engagement qui fut pris avec elle de n'en faire qu'avec l'aveu de l'assemblée de ses actionnaires. Cela ne la sauve pas. L'argument du loup à l'agneau (dans la fable de la Fontaine) prévaut ici. Elle est croquée, c'est-à-dire saisie, sous scellé, livrée à ses ennemis.

2o On organise au Louvre une commission souveraine, vaste inquisition financière, avec une armée de commis. Tout cela dans les bas appartements, les salles royales d'Henri IV et d'Anne d'Autriche. Cette administration doit examiner et viser tout titre, tout papier (actions, billets, contrats, quittances, etc.), distinguer les bons des mauvais, en faire le Jugement dernier. Pour cela, il faut en connaître, en apprécier les origines. Travail épouvantable. Où trouvera-t-on des employés si exercés, si habiles, des têtes si fortes, pour démêler d'un coup tant de choses embrouillées? On prend ceux que l'on trouve, des jeunes gens sans place, des gaillards qui ne faisant rien, ne sachant rien, sont propres à tout, batteurs de pavé qui promènent la petite tonsure ou l'inutile épée. L'effrayant, c'est que des novices doivent en deux mois finir cette œuvre révolutionnaire, la Saint-Barthélemy du papier. Si la plume y succombe, l'épée y subviendra contre les mal-appris qui se plaindraient trop haut. On ne prétend pas faire une banqueroute timide, détournée, par derrière. On veut la soutenir fièrement. Tout est prêt, les portes ouvertes, mais peu de gens y viennent. Nul n'est pressé d'aller se mettre sous la dent. Quelques-uns, et les plus véreux, croient prudent d'aller déclarer une petite partie de leur fortune, de donner aux bureaux certaine pâture pour qu'on s'informe moins du reste. Le temps passe, s'allonge. On ajoute aux deux mois.

On frappe coup sur coup. On déclare annulé tout papier non visé. On déclare confisquée l'acquisition non avouée. Enfin, on s'adresse aux notaires. Ces hommes de confiance, discrets confesseurs des fortunes, qui reçoivent dans l'oreille tant de choses qui doivent y mourir, les notaires sont forcés de trahir leurs clients, d'apporter des extraits des contrats et de tous les actes. Mesure inattendue, cruelle, qui mettait à jour les fortunes, marquait les aveux incomplets, permettait au pouvoir des punitions lucratives. Pour pincer mieux, Duverney, le grand maître, fit de sa main d'ingénieux règlements, pièges certains, infaillibles filets où les plus fins se trouvaient pris. Il se fiait à la passion: les juges des nouveaux enrichis étaient leurs ennemis, des robins restés maigres. Il se fiait à l'intérêt. Les commis savaient bien que la sévérité ferait leur avancement. Ils étaient stimulés par de gros appointements. Et, si l'âpreté leur manquait, ils en prenaient des suppléments à la vaste buvette établie exprès dans le Louvre.

En moins de rien on jugea la fortune d'un million d'hommes (500,000 à Paris; 500,000 en province). Nulle telle opération depuis l'origine du monde.

On remarqua le soin, la précision arithmétique, avec lesquels Duverney procéda, autant qu'il se pouvait. Il avait pris pour chef de ses calculateurs l'infaillible Barême, dont le nom est proverbial. Mais cette exactitude dans ce qu'on faisait ne couvrait point assez ce qu'on ne faisait point, je veux dire les ménagements avec lesquels on détourna l'enquête des illustres voleurs. Ce qu'on pouvait reprocher le plus à cette Terreur, ce n'était pas d'être terrible, mais de l'être inégalement, d'être ici clairvoyante, aveugle là. Elle poussa à mort la Compagnie des Indes, les Mississipiens isolés. Mais elle ne voulut rien savoir de tous les grands seigneurs qui avaient refait leurs fortunes, avaient payé leurs dettes, pour rentrer dans leurs biens saisis. Cette persécution si partiale, qui frappa les riches nouveaux et ménagea les autres, eut l'effet détestable d'une réaction nobiliaire. Ces nouveaux, la plupart, étaient au moins des hommes intelligents. Les anciens, les seigneurs refaits étaient ces races incurablement fainéantes que le roi, que la cour, l'intrigue et la prostitution avaient tant de fois relevées dans le XVIIe siècle, mais toujours inutilement.

On avait une liste de gens à rançonner, liste énorme de trente-cinq mille. Liste comminatoire, pour amener à composition.

On s'arrangea. Ce grand appareil d'implacable justice eut un effet contraire au but. La plupart se jetèrent dans les bras de la Grâce, je veux dire s'adressèrent à la faveur. C'est ce qui rendait toujours vaines les opérations de ce genre. Les commissaires de Duverney, ses employés ne furent point insensibles, falsifièrent des pièces, arrangèrent des affaires. Trois ou quatre, pris pour l'exemple, condamnés, devaient être pendus, mais on les épargna. Que de gens il eût fallu pendre? C'était à qui sauverait les riches victimes du Visa. La sensibilité des dames brilla là, comme toujours. Elles coururent, assiégèrent les puissants. Telle s'entremit pour un diamant ou quelque autre cadeau. Telle fit plus; elle couvrit l'opulent malheureux en l'épousant. Force seigneurs daignèrent donner aux Mississipiens des filles de protection. Ce fut le terme consacré. S'ils n'avaient pas de filles, l'agioteur disait avec simplicité: «On m'en veut pour cette terre, cet hôtel ... Eh bien! prenez-les.»

Ainsi les enrichis s'arrangeant avec les vieux riches, la finance nouvelle avec l'ancienne, l'agiotage épousant la noblesse, une certaine société bâtarde va commencer où l'élément jeune et actif des gens d'affaires ne rajeunira pas les vieux oisifs, mais participera à leur vieillesse, à leur paresse. De ce beau mariage sort la race des frelons qui vont stériliser tout le règne de Louis XV.

C'est en bas, sur les grandes masses, sur la partie active de la population (un million de familles, donc cinq millions d'individus?) que tomba lourdement d'aplomb l'écrasement du Visa. Ceux qui n'avaient ni rentes ni actions, ceux qui spéculaient le moins, avaient reçu malgré eux, en paiement et de mille manières, des papiers de toute sorte, spécialement les papiers-monnaie qui avaient cours forcé. Au Visa, tout fondit. Ils se trouvèrent n'avoir presque rien dans les mains. Mais ce peu, mais ce rien, ils croyaient au moins le toucher. Point du tout. Ce débris de débris, ils ne l'auront pas même. Ils pourraient le manger. L'État est soucieux de le leur conserver; il ne leur en fait que la rente. Une rente minime à un taux misérable. Une rente peu sûre après tant de réductions, que nul ne voudrait acheter. Après tant de rudes coups, c'en est fait de la foi publique.

Rude aussi et terrible l'effet de tout cela sur la moralité, et, ce qui est plus fort, sur la raison, sur le bon sens. Les têtes sont fortement ébranlées par la grandeur d'un tel naufrage. Il en résulte un effet singulier qu'on croirait un trait de folie. Moins on a, et plus on dépense. C'est qu'on ne compte plus, on ne songe plus à rien équilibrer. Chacun joue de son reste. Et ce n'est plus, ce semble, au plaisir que l'on court (comme dans les premières années de la Régence), c'est à l'étourdissement, à l'oubli, au suicide. Ce qui reste, force, vie, fortune, on a hâte de l'exterminer. En Provence, on l'a vu, la peste fut galante et luxurieusement effrénée. Même effet à Paris pour l'autre peste, la débâcle des fortunes. Les survivants d'un jour semblent se faire scrupule de garder rien de leurs débris. On va de fête en fête, de bal en bal. Surtout les bals masqués, champ d'aventures furtives, folles loteries de femmes, de plaisirs d'un instant.

Il y avait de l'entrain, mais fort peu de gaieté, plutôt des farces ou obscènes, ou tragiques. À certain bal arrivent quatre masques apportant un cinquième qui semblait faire le mort. Les quatre disparaissent, mais le cinquième non. Car c'était un mort en effet.

Deux morts gouvernent le royaume, pour mieux dire, font semblant. Le Régent et Dubois, toujours entre deux crises, pourraient à chaque instant passer demain. Dubois, avec les apparences d'une activité furieuse, stimulé, endiablé de l'urètre et de la vessie, reste inaccessible et s'enferme. Pour les choses pressées, nul moyen d'arriver à lui. Sauf son affaire (d'acheter le chapeau) et les mariages espagnols, l'affaire des Orléans, dont nous parlerons tout à l'heure, il ne fait presque rien. Combien moins le Régent dans sa torpeur apoplectique!

De plus en plus, celui-ci est grotesque. Pour faire croire qu'il existe encore, il fait obstinément l'Henri IV et le vert galant. Il ne tient pas à lui qu'on ne le croie un joyeux libertin. De son mieux il simule l'enivrement des vices, lorsqu'il n'en a plus que l'ennui.

Quelle est à cette époque la figure de ce galant prince? Si changée que personne n'ose le peindre. Dans la célèbre estampe du Triomphe de la Banque (1720), entre l'Industrie, l'Abondance, le Temps offre un petit portrait du Régent au culte des agioteurs. Mais ce joli portrait est pris sur ceux de la jeunesse. Fausse et menteuse image, toile légère et pauvre chiffon, que le vent va plier, crever, rouler, on ne sait où.

Après sa mort, un burin véridique (de la belle galerie Restout) donne la triste réalité. Là il fait peine. Il est fort sombre, fort lourdement bouffi, avec de gros yeux injectés, saillants et pleins de sang, qui vous disent: «Je mourrai bientôt.»

C'est justement cela, je crois, c'est ce besoin de faire dépit à la nature, de démentir la mort prochaine, qui lui fait faire le galant, l'amoureux. Ainsi, au moment même où il est pauvre au point de ne plus payer les domestiques de sa mère, il bâtit à Auteuil une petite maison. Et pour qui? pour une maîtresse qu'il a depuis longtemps, dont il a assez, plus qu'assez, son habituée, la Parabère, qui a souvent la sinécure de passer la nuit avec lui.

Il se pouvait fort bien qu'il mourût dans ses bras. La peur qu'elle eut, en voyant un de ses domestiques mourir subitement, la décida. Elle déclara vouloir se convertir, se retirer. Le même mois, il en achète une autre, une jeune femme que le mari lui vend. Sans voir, sans aimer, il achète. C'était une petite noiraude, déjà fanée, les seins pendants, mais moqueuse, rieuse, impudente. Pour un si digne objet, on ne peut faire trop de folies. Sur la Seine, devant Saint-Cloud, c'est-à-dire par-devant madame d'Orléans, il fait pour la coquine des illuminations et des feux d'artifice. Tout Paris y va, indigné, mais curieux, voulant voir «si le tonnerre de Dieu y tombera.» Curiosité fatale aux paysans; la foule marche dans leurs blés, dans leurs vignes. Avec tout ce bruit, cette dépense, il est si peu épris qu'au moment même il a un autre objet en tête. Un grand seigneur, joueur, panier percé, voudrait bien lui vendre sa nièce. C'était l'écuyer du roi, Sainte-Maure, cousin des Montespan, du duc d'Antin. «Que ne me parliez-vous? dit-il. Je vous aurais donné l'amour même.—Pourquoi pas?—Impossible. Maintenant elle est religieuse. D'ailleurs, dit-il en vrai marchand, elle est de grande condition. C'est ma nièce ...» Cela toucha juste. Le couvent était loin, du côté de Rhodez. On lance une lettre de cachet pour en tirer la fille et la remettre à M. le curé de l'endroit, qui veut bien se charger de la conduire à Paris chez son oncle, aux Écuries du Roi. Comme une mule ou un cheval d'Espagne, de ce fond du Midi à travers toute la France, elle est amenée par l'obligeant pasteur. Entre lui et son oncle, la pauvre nonne, intimidée, d'autant plus belle, est longuement lorgnée par le myope. Pour rien heureusement. Soit qu'il eût pitié d'elle, soit qu'il se sentît froid, indigne d'un si jeune amour, il laissa aller l'innocente.

Il n'était pas méchant, et même à cette époque où il était tombé si bas, tellement matérialisé et incapable de tout bien, il n'eût pas goûté un plaisir cruel, n'eût pas fait pleurer une fille. En cela, il ne fut nullement du temps qui finit la Régence, temps âprement corrompu et cruel qui appartient déjà à l'époque de M. le Duc. Il aurait voulu être aimé. Il l'espéra deux fois, dans la réforme de Noailles et dans l'utopie du Système. Deux fois il retomba.

Mais, quelque indifférent qu'il parût être à tout, faisant la sourde oreille à la haine publique, il se jugeait fort bien. Une fois, à table avec Dubois, comme on lui donne un papier à signer: «F. royaume! s'écrie-t-il. Il est bien gouverné! par un ivrogne et un maquereau!»[Retour à la Table des Matières]

CHAPITRE XIX

MANON LESCAUT.—MORT DE WATTEAU
1721

Nous ne pouvons passer sans dire un mot d'un petit roman d'importance, de popularité immense, Manon Lescaut. Le siècle de Louis XIV n'a pas de tels livres populaires. Il ne faut pas croire que la masse inférieure lût les tragédies de Racine. Dans les livres de dévotion, pas un n'a le succès de se faire lire de tous. Les sottes éjaculations de Marie Alacoque se répandent, mais dans les couvents.

Voici un livre populaire. Grand, très-grand événement. Il ne paraît qu'en 1727, mais il est certainement écrit, ou du moins commencé, vers le temps qu'il raconte, vers les cruelles années des enlèvements pour le Mississipi, quand la douloureuse aventure était toute brûlante encore. C'est bien moins un roman qu'une histoire, une confession.

Il n'y a jamais eu un tel succès de larmes. Nulle critique; on n'y voyait plus. Les hommes mêmes pleuraient. Les femmes lisaient et relisaient. Les filles dévoraient en cachette. Pourquoi la janséniste, la petite marchande, s'enfonce-t-elle derrière son comptoir? Pourquoi la jeune femme de chambre n'entend-elle plus sonner sa dame? La voilà comme folle. Elle pleure sans pouvoir s'arrêter. «Qu'as-tu?—Rien.»—Mais la dame, sous son fichu, lui trouve sa Manon, qu'elle lui a dérobée.

Ce livre tout petit s'adresse à un grand peuple (bien nombreux, car c'est tout le monde), celui des amoureux. Il est seul sans partage, jusqu'à la Julie de Rousseau,—donc, pendant plus de trente années. La Julie, à son tour, qui régnera autant, ne pâlit qu'en présence de Paul et Virginie. Chacun de ces trois livres est une ère nouvelle, une révolution dans les mœurs.

L'amour est grand au XVIIIe siècle. À travers le caprice désordonné et la mobilité, il subsiste adoré, et surtout admiré. Il n'a pas la fadeur des Astrées, des Cyrus. Il est fort et réel, et il semble une religion, accrue des ruines de l'ancienne. La corruption même croit «qu'il est une vertu.» Le plus gâté est fier s'il a la bonne fortune d'avoir cette belle maladie: de tomber amoureux.

Est-ce pour rire? non, on se dévoue. Aux épidémies meurtrières, surtout quand le fléau du temps, la petite vérole, saisit la dame, l'amant ne cède la place à personne, donne congé au mari, s'enferme seul avec la malade pour vivre ou pour mourir. Dévouement dont la femme montre encore plus d'exemples. La plus légère est fidèle à la mort; elle se remet à aimer son mari et s'enferme avec lui quand même.

Il y a de tout cela dans Manon, mais il y a autre chose. Est-ce bien l'âme de la Régence qu'elle exprime, comme on le croit communément? Dans ce torrent de passion, trouble de larmes (hélas! aussi de boue), trouve-t-on pour se relever par moments le vif élan d'esprit, l'essor vers l'avenir, qui caractérise l'époque dans les Lettres persanes? Non, nul amour de la lumière. Cette désolée Manon regarde moins l'aurore que le couchant. Elle appartient surtout à la fin de Louis XIV. C'est un livre amoureux, libertin, catholique. Son chevalier, s'il pouvait autre chose qu'être amoureux, serait, comme maint autre héros de son auteur (l'abbé Prévost), homme de la cour de Saint-Germain, un aventurier jacobite.

C'est la chose essentielle et capitale qu'on n'a pas dite. Le petit chevalier Desgrieux et Manon, les deux enfants qui arrivent de leur pays, lui à dix-sept ans, elle à quinze, et qui se trouvent si vite au niveau de la corruption de Paris, ne peuvent lui devoir leur précocité pour le vice. Débarqués peu après la mort du Roi, ce n'est pas la Régence, ce n'est pas le Système qui les font si gâtés déjà. Ils sortent uniquement de l'éducation de province. Ils ont été élevés en maisons nobles. Lui, fils d'un gentilhomme assez considérable, puisqu'il a des gentilshommes pour serviteurs. Elle, malgré son petit nom de Manon, elle est sœur d'un garde du corps, donc de bonne famille et très-certainement demoiselle.

Ils sont tout à l'image du bon Prévost. Malgré tous leurs désordres, ils ont un fond religieux qui revient bien fort à la fin, puisque dans leur établissement en Amérique, ils ont absolument besoin du Sacrement. Mais ce fond religieux n'a pas eu grand effet moral sur leurs débuts. À quinze ans, la petite est déjà «expérimentée.» Et cette expérience lui fait suivre sans hésitation (après deux mots de compliments) un garçon inconnu. Lui, plus passionné, moins naturellement corrompu, comme il passe vite cependant du séminaire au tripot, à l'escroquerie! «Mais c'est qu'il aime, dit-on, et il va à l'aveugle.» D'accord, mais l'amour même serait plus fortement marqué si l'honneur, la religion luttaient un peu, du moins afin d'être vaincus. Mais ces principes sont si morts, parlent si peu, que l'amour n'a pas même à vaincre.

L'auteur et le héros, c'est le même homme, au jugement de la critique sérieuse. Le livre n'a rien d'une fiction. Cela ne s'invente pas. Prévost, auteur lâche et diffus, ici, sous l'aiguillon d'un sentiment très-personnel, a trouvé une force et une simplicité terribles. Ce n'est pas du génie. C'est bien plus, c'est nature, douleur, honte, amour, volupté amère, désespoir ... Le cœur est percé.

Il n'a pas fait comme Rousseau. Il ne s'est pas nommé dans sa confession. Et je crois qu'il en a souffert. Tel qu'il fut, il aurait trouvé un sensuel bonheur à signer son histoire d'amour, à écrire que c'était bien lui qui avait eu Manon. Il eût fort aisément endossé des misères qui alors faisaient peu de tort à l'homme de qualité. Mais il ne le pouvait. Il était prêtre. Il avait été moine. C'est sa robe qu'il a respectée.

Prévost est à peu près de l'âge de son chevalier. Un peu avant le siècle, il naît sur la lisière d'Artois, de Picardie, et pas bien loin des lieux où naît Watteau. L'un d'Hesdin l'autre de Valenciennes. Deux grands peintres, qui, d'un art différent, feront tous deux Manon Lescaut.

Prévost naquit en plein roman, dans ce pays où les séminaires irlandais élevaient tant de têtes chimériques, d'apôtres intrigants, pour les aventures d'Angleterre. Esprit charmant, facile, faconde intarissable, tête chaude et quasi irlandaise. Toute imagination. Il en fut dupe toute sa vie. Ses maîtres, les jésuites, qui l'aimaient fort et qu'il aima toujours, auraient bien voulu le tenir. Il était trop léger. Il se croyait bon gentilhomme (étant le fils d'un procureur du roi). Il servit. Il aima. Tout jeune (1721), l'année même où son chevalier est converti par la mort de Manon, nous voyons Prévost converti de même chez les Bénédictins. Il y reste encapuchonné (non sans regret) quelques années, compilant tristement la Gallia christiana. Mais, près du gros volume, il en écrit un autre bien petit (devinez lequel). Brûlant secret qu'on ne peut garder guère. Ce rêve, et bien d'autres encore, de vie folle et mondaine, il les contait indiscrètement. Le soir, il ramassait des moines dans certain petit coin. Il les tenait là fascinés. Il contait, il contait, sans pouvoir s'arrêter, et cela durait jusqu'au jour.

Sa fuite du couvent, en 1727, le divorça d'avec le fatal manuscrit. Quand l'oiseau envolé plana aux vertes plaines de la libre Angleterre, il ne put plus tenir cette Manon. Elle aussi s'envola, publiée comme un épisode d'un long roman. Elle emporta, ce semble, une bien grande partie de lui-même. Car depuis, il resta un écrivain facile, agréable, diffus, délayant, et bref, peu de chose.

Il a du papier, une plume, mais nul plan devant lui. Telle sa vie, tels ses livres. Il n'a jamais prévu. Il va, flotte; c'est le cours de l'eau. D'homme d'épée, moine et défroqué, romancier et prédicateur, traducteur et compilateur, journaliste, auteur à gages, par tous pays et tous métiers, il va et ne peut s'arrêter. Souvent amoureux, souvent converti, à l'église, au cloître, au grenier, ermite, ou presque marié avec une belle Hollandaise qui l'enlève un matin. Ce qu'il a de plus fixe, c'est un certain attachement à ses bons Pères, à ses bons moines, à tant de bons abbés. Tout le clergé est bon. Son imagination douce et charmante ne lui laisse voir partout que l'excellent Tiberge du roman, ce héros de vertu, d'amitié, il est si prévenu, qu'il donne les mêmes traits au chef de la rude maison où jouait tant le nerf, au supérieur de Saint-Lazare. (Voir plus haut mon Louis XIV.)

Son chevalier est-il tout à fait sans principes? Non. Qu'il s'en rende compte ou non, il en a deux. L'un: qu'un homme , élevé chrétiennement, peut toujours revenir de ses échappées de jeunesse, qu'il peut aller fort loin sans danger du salut. L'autre, le principe galant: «Que l'amour excuse tout, qu'un véritable amant a le droit de tout faire.» Avec ces deux idées, rien n'embarrasse Prévost. Il court bride abattue, va des deux pieds dans le ruisseau.

Nous ne sommes plus de cette force. Nous ne supportons plus l'aisance avec laquelle le chevalier, sans s'étonner, entre dans une bande d'escrocs. Nous ne digérons plus «ses longues manchettes,» propres à filer la carte. Encore moins sa résignation à faire «le petit frère de Manon,» le naïf et le niais, devant l'entreteneur qu'on veut plumer. Je ne dis rien de l'homme tué, petit assassinat sans conséquence, fait si vite qu'on n'y songe plus. Il est vrai, ce n'est qu'un portier.

Les critiques ont été, disons-le, étonnamment faibles, j'allais dire lâches, pour Manon. Cent ans après, elle corrompt encore, et les hommes contre elle ne gardent pas leur jugement. Un d'eux nous dit qu'après que bien des livres auront passé, elle reparaîtra «dans sa fraîcheur.» C'est justement là ce qui manque. Prévost qui la montre adorée, et veut la rendre séduisante, lui fait maladroitement dire, écrire des choses basses qui la fanent trop. On sent ici les mœurs, les habitudes du prêtre. Il n'a pas connu les nuances, n'a pas vu les dames de près. Cette irrésistible Manon n'est qu'une fille, pas même le moderne camellia. Elle parle lourdement des besoins de la vie, des piéges qu'elle va tendre, «de ses filets.» Elle badine désagréablement sur les méprises de la faim: «Je rendrai quelque jour le dernier soupir en croyant en pousser un d'amour,» etc. Ce positif cynique fait froid. Mais sa facilité à enfoncer des pointes dans le cœur saignant fait horreur. Quand cela va jusqu'à lui envoyer une fille «pour le désennuyer,» tenir sa place au lit! la fureur de l'infortuné, l'explosion de son désespoir, dépassent les effets que l'auteur a voulu produire. On est dégoûté, indigné, mais plus irrévocablement que le héros. Manon est sans retour flétrie; elle s'est jugée elle-même.

Les critiques ont remarqué avec raison, comme grande originalité du livre, la parfaite sécurité de Manon à chaque chute. Mais ils ont tort de l'appeler «une fille incompréhensible.» Cela ne se comprend que trop. Elle connaît son amant. Elle n'ignore pas, l'innocente, que le péché lui va, qu'elle en est plus jolie, aimée, désirée davantage. C'est le mot immoral de tel poète à son infidèle: «Tu sais que je t'en aimai mieux.»

L'amour certainement y est aveugle et violent. Mais dessous on démêle aussi quelque chose de bien gâté, de dépravé. Avec l'odeur de séminaire, de tripot, d'hôpital, il y en a une autre encore. «Expérimentée» dès quinze ans, et formée spécialement par certaine éducation (qu'on comprend moins en pays protestant), Manon n'est pas tant ignorante. D'instinct au moins, elle connaît «les grâces de la chute,» combien une jeune Madeleine est embellie «de son indignité,» attendrissante de faiblesse et de honte.

Le chevalier abbé, la fleur de Saint-Sulpice, qui y a passé de si belles thèses, n'a pas perdu son temps. Il connaît ces fins fonds mystiques, tout ce que la théologie peut prêter à l'amour. Quand Manon le tire du séminaire, il se sent, dit-il, emporté d'une délectation victorieuse. Mais la délectation semble augmenter à mesure que Manon, plus souillée, devrait inspirer répugnance. Cet attrait de corruption, cette amère volupté, mêlée de désir et de jalousie, comme une eau-forte, va creusant dans une âme malade et malsaine. Le progrès est marqué de pardon en pardon. Elle avoue, se confesse. Elle pleure, demande grâce. Et toujours le vertige augmente. À la troisième fois (coupable, jusqu'à cet outrage de lui envoyer une fille!), à genoux, à discrétion, «elle a peur,» mais reste à genoux, attend son châtiment. D'où il résulte que c'est lui qui défaille, qui n'en peut plus, et tombe. Elle a vaincu! Elle est si touchante, abaissée dans cette attitude d'esclave, et elle dépend tellement.

La passion est au comble? Non. Car elle augmente encore quand il la suit en sa dernière misère, enchaînée par le corps aux filles sales et dans la même ordure. Là, mise à leur niveau, flétrie des corrections de l'Hôpital, éteinte et fanée, l'œil fermé, n'osant regarder même, par la honte elle enfonce le dernier dard d'amour.

On pleure. Et on est furieux de pleurer. Ce qui dépite, choque, et plus que la dépravation, c'est le singulier amour-propre qui subsiste avec tout cela. Il fait très-bien entendre que Manon a été (comme toute fille perdue) corrigée à la Salpêtrière, et il a soin de dire que lui, il ne l'a pas été à Saint-Lazare. Sa naissance l'en a dispensé.

Cette naissance lui fait tenir un étrange propos. De sa mortification même à Saint-Lazare, il tire occasion pour se relever, se croire «au-dessus du commun des hommes,» se ranger dans l'élite des caractères plus nobles «dont les idées, les sensations passent les bornes de la nature. Ces personnes ont le sentiment d'une grandeur qui les élève au-dessus du vulgaire, etc.» Quoi de plus pitoyable? On sent combien la sotte éducation du petit gentilhomme de séminaire l'a mis hors du bon sens, de toute idée du vrai, et l'a sans retour perverti.

Une chose plus habile, dans Prévost, fort adroite, c'est de n'avoir pas fait le portrait de Manon, d'avoir laissé flotter vaguement son image, de sorte que chacun fait la sienne. À certains traits pourtant, «ces yeux fins, languissants,» on n'a pas de peine à se rappeler qu'on l'a vue dans Watteau. Ce grand peintre qui meurt justement cette même année (1721), n'a pas pu lire Manon, mais à chaque instant il l'a vue dans la vie, ne s'est pas lassé de la peindre.

On a dit trop légèrement que son modèle est l'Italienne. Presque toujours c'est la Française. L'Italienne est toute autre de deux façons, ou par la beauté pleine, régulière, harmonique, ou par l'agitation excessive et gesticulante. La fille que Watteau nous donne, beaucoup plus gracieuse, n'est que doux mouvement; elle ondule, comme l'air et l'eau, se meut sans se mouvoir. Fine ou d'esprit ou de misère (mal nourrie dans l'enfance, et maltraitée plus tard?), elle pique, mais elle touche. On voudrait bien la rendre heureuse. Hélas! il n'y a pas beaucoup de prise. Elle aime peu. Sa jolie tête est tout. Du cœur, du corps, peu de nouvelles.

Est-ce Manon? oui, le plus souvent, Mais Watteau qui a sa noblesse, qui est toujours exquis dans une délicatesse que Prévost n'a connue jamais, Watteau l'a donnée moins flétrie.—Chose curieuse, l'abbé qui ne parle que de grand monde, qui se croit homme de qualité, tombe volontiers dans le vulgaire, par le bavardage étourdi, la sentimentalité triviale. Watteau, le fier rapin, sans vanité que de son art, est toujours noble, quoi qu'il fasse, par la finesse singulière, la pointe aiguë de son génie.

Nul avant lui, nul après lui, n'a pu représenter un mystère singulier de grâce et de mouvement: «Comment le Français marche.» Dès son premier tableau, où vous voyez sous la pluie dans la boue (lestement, comme au bal), marcher un bataillon de nos maigres soldats, on sentit que lui seul, le plus nerveux des peintres, avait surpris, saisi les adresses invisibles, les rhythmes variables de cette chose inconnue: «le pas.»

Dans le plus grossier même, il est exquis encore. Ses mendiants sournois, observateurs, obliquement loustics, plus dangereux peut-être que les brigands de Salvator, on le sent bien, joueraient cent rôles, depuis le vol de poules, jusqu'à l'assassinat. Rien du peuple. Au besoin ce seront messieurs les escrocs.

Cette puissance de peindre l'esprit, et l'invisible même, plaisir délicat, mais si vif, doit user, mordre à fond. Il rend son homme indifférent à tout le reste et dégoûté. Il en fait un mélancolique, dédaigneux des joies de nature. Watteau, fort sensuel d'idées, ne l'est guère en peinture. Il fuit l'obscénité. Elle alourdirait son pinceau. Aux sujets charnels, il élude. Dans son Voyage de Cythère que ces gentilles pèlerines, si jeunes, font pour la première fois, il reste au départ même. Il n'en peint que l'espoir, le rêve. Il va les embarquer, et il ne quitte pas le rivage.—Autre ne fut sa vie, un incessant départ, un vouloir, un commencement.

Il atteint l'innocence quelquefois, à force d'esprit, le tragique souvent, une fois même aussi le sublime. Exemple: le bouffe italien, qu'il peint à tous ses âges, le grand Gilles. Au dernier triomphe, écrasé de succès, de cris et de fleurs, revenu devant le public, humble et la tête basse, le pauvre Pierrot un moment a oublié la salle; en pleine foule, il rêve (combien de choses! la vie dans un éclair), il rêve, il est comme abîmé ... Morituri te salutant. Salut, peuple, je vais mourir.

Watteau meurt pauvre. On l'eût étouffé d'or, s'il avait plié son génie. Protégé (même aimé) des rois de la finance, qui voulaient le loger chez eux, il voulut être seul, libre et triste à son aise.

Triste de quoi? De l'art d'abord. Il croyait ne pas le savoir, ne sachant pas l'anatomie,—ignorant le dessous qui permet de mouvoir, de transformer en tout sens le dessus.

Je le crois triste aussi de ce qu'il sent la vie du temps. Quel misérable peuple! il n'a presque jamais que des maigreurs à peindre. Ces femmes si jolies, ce sont (comme disait un roi matériel de Madame Henriette), ce sont de jolis «petits os.»

Le Système, la fièvre d'argent le dégoûtait, et il s'était enfui en Angleterre. Il y gagna le spleen. Puis la débâcle l'assomma. Le monde lui parut une impasse. Voilà ce que nous avons à chaque instant le tort de croire. S'il avait vécu quelques mois, il eût lu les Lettres persanes, eût senti la nouvelle aurore, trouvé les ouvertures, les perspectives qu'il cherchait, en un mot: causa vivendi.

Il meurt à trente-sept ans. Le très-noble chagrin du génie arrêté qui n'a pas rempli son destin, est superbement indiqué dans son portrait unique, dans la belle gravure du bocage, où on le voit debout, les pinceaux à la main, près de l'intime ami qui est assis. Ils ne se disent rien. L'ami intelligent sait que toute parole, sur un cœur si malade, pourrait blesser, aigrir. Mais pour fondre cette sécheresse douloureuse, il fait de la musique, lui fait vibrer, chanter, pleurer le violoncelle. Plein de cœur et d'élan, de foi dans le génie, ce doux consolateur lui joue son immortalité.[Retour à la Table des Matières]

CHAPITRE XX

ROME ET LES SACRILÉGES—MARIAGES ESPAGNOLS
1721

Un sujet admirable pour l'épopée badine, la muse du Lutrin, de la Secchia rapita, ce serait la conquête du chapeau de Dubois, qui coûta tant d'années d'intrigues et de millions, vrai poème qui eut son merveilleux, ses héros, ses péripéties.

Il n'y a pas souvenir d'une poursuite si persévérante, si passionnée. Il se mourait pour ce chapeau. Prières, larmes, soupirs, insinuations délicates, menaces, cris de fureur, prodigalité effrénée, présents de tout à tous, rien n'y manque. C'est là que l'on voit ce que peut faire un cœur vraiment épris. Rien de plus éloquent que sa correspondance, de plus comiquement pathétique. À ses moindres agents (pour les encourager), au fripon Lafitau, au lâche et bas Tencin, il écrit des flatteries incroyables. Rohan, le sot cardinal-femme, dont il fait son ambassadeur, il l'appelle «un grand homme,» lui prédit qu'il fera une école en diplomatie, comme Richelieu et Mazarin.

Toute la politique de la France en Europe est désormais subordonnée à cette grande affaire. Avec un talent véritable, Dubois parvient à faire agir d'ensemble, pour ce but, les éléments les plus contraires, les ennemis les plus acharnés. Nul miracle impossible à une grande passion. Rien de difficile à l'amour. Mais aussi il faut avouer que jamais il n'y eut un homme si large, si généreux, jamais un si grand cœur. «Vous voulez dix mille livres? Vous ne les aurez pas. Vous en aurez cent mille!» Notez que chaque envoi était un tour de force, dans la cruelle détresse où se trouvait l'État. On ne pouvait même payer les troupes. Et cependant on trouva huit millions pour payer le chapeau! Dubois parfois ne sait comment faire, pousse des cris: «Pour envoyer 10,000 pistoles, il faut en trouver ici 30,000. Rien à espérer du Trésor. Je voudrais pouvoir me vendre moi-même, fussé-je acheté pour les galères!»

L'exact et malin Lemontey a retrouvé, suivi aux Affaires étrangères, le minutieux détail des ventes et des achats, du marchandage infini qui se fit. Dubois, tout terminé, conclut avec mélancolie (comme il en vient toujours après la passion satisfaite) qu'il eût pu s'en tirer à moindre prix. Ces besoigneux auraient accepté tout. Les agents de Dubois jetèrent l'argent. Ils cherchèrent, ils trouvèrent toute sorte de petites influences qui servaient peu ou point, d'obligeantes inutilités. Ils ne dédaignaient rien, ils fouillaient au plus bas. Point de passage ignoble, de porte de derrière qu'ils ne tentassent pour aller vite au but. Toute la canaille intime de chaque palais, valets de confiance, favoris et petits abbés, fainéants piliers d'antichambre, tout ce monde râpé put se refaire des chausses. Il n'y eut pas jusqu'à une ex-courtisane, vieux meuble du sacré Collège, la grande Marina (ou Marinaccia, comme on l'appelait dans le peuple), qui ne se fît payer, qui ne rentrât en guerre pour Dubois au nouveau conclave. Elle avait influence, au moins de souvenir, près du vieillard ventru sur qui tomba le Saint-Esprit (Conti, Innocent XIII).

Il est honteux, ridicule, incroyable, et pourtant très-certain que cette belle affaire de coiffer de rouge un coquin domina souverainement toutes les grandes affaires de l'Europe pendant l'année 1721. Il est certain que cette ordure romaine, par les canaux, fentes et fissures que fit partout sous terre une main astucieuse, filtra, souilla, infecta toute la politique du temps.

Il y a, pour ce comble de honte, deux fortes raisons qui l'expliquent:

Premièrement, une défaillance générale. Depuis 1715, chacun avait voulu, espéré, tenté quelque chose. Et chacun était retombé. La France, après Law, aplatie. L'Espagne, après son Parmesan, sous sa Parmesane, aplatie. L'Angleterre même, après Blount et sa duperie grossière, mortifiée. Tout le monde avait mal au cœur.

Secondement, ce vieux fripon de Dubois, bien au contraire, avec l'âge et la maladie, était endiablé de passion, jeune de vice. Si longtemps retardé, il délirait d'impatience. À sa fortune d'un moment, il mettait à la fois deux choses qui ne vont guère ensemble, avec la rage du mourant, une ardeur de vie, de folie, qu'on n'a guère qu'au premier amour.

Vu de près, cela faisait peur. Il était tellement à sa passion, à son emportement pour le chapeau, pour la patente de cardinal-ministre, qui sait? pour la tiare, qui sait? pour la Régence (sa fureur alla à ce point), qu'il n'y avait plus moyen de lui parler d'affaires courantes. Tout restait là. Mais on n'osait rien faire sans lui. Pour l'absolue nécessité, on hasardait d'entre-bâiller la porte, et il entrait alors dans des accès quasi-épileptiques. Sacrant, jurant, il se précipitait, courait, comme un chat-tigre, tout autour de sa chambre en sautant par dessus les chaises. On refermait, craignant d'être mordu.

Voilà l'homme qui, aux grands jours, maniait l'hostie, faisait Dieu. Bouffon, brouillon, rieur et furieux, il massacrait la messe en blasphémant, grinçant ... Vraie figure de damné.

Il était le vivant enseignement du sacrilége. Un Dieu si résigné, sous la main de Dubois, on fut curieux de voir ce qu'on pouvait lui faire impunément. On vit un frénétique, à l'église du Marché-Neuf (où l'on expose aujourd'hui les noyés), en plein jour, ôter ses culottes, sauter sur l'autel, le salir, barbouiller la Vierge et Jésus (Buvat, 164). À Saint-Thomas du Louvre, tout se trouve un matin déshonoré de fiente humaine (Buvat, 172). Au fond du faubourg Saint-Antoine, on prend des fous, qui, indignés de la patience du Christ, le font rôtir entre deux maquereaux, châtiment symbolique, entre Dubois et le Régent (Buvat, 171).

L'affaire du Marché-Neuf fit grand bruit. On purifia solennellement l'église, et on eut soin que le fou mourût à la première torture qu'on lui donna. On pouvait dire pourtant qu'à ce moment Dubois avait fait davantage. Il avait barbouillé de sa malpropre intrigue l'Église universelle. Il avait fait qu'en cette année chacun démentît son principe, salît sa conscience, outrageât son Dieu intérieur.

Voyons dans le détail cette opération dégoûtante:

France. 1o Ce que le Régent avait eu, dans sa vie si souillée, c'était d'être après tout un homme d'esprit, avec un goût naturel, généreux, pour les libertés de l'esprit. Ce qu'il avait de pire (et de pire que les vices mêmes), ce que Dubois cultiva à merveille, c'était un instinct bas, animal, d'adorer ses petits quand même. On a vu son étrange amour pour son aînée. Elle morte, pour les autres (plus innocemment) il reste un faible et plat père de famille, voulant pour elles de royaux mariages. Avec cela, Dubois le mena par le nez.

Il n'y avait rien à faire en Angleterre. Les mariages étaient en Espagne. De là de grands ménagements pour cette cour. De là, servitude pour Rome, servitude aux Jésuites. On fait la révérence à la Bulle Unigenitus. On l'inflige au Parlement même (nov. 1720). Cascade inouïe de bêtises. Le Régent fait le sot et ne trompe personne. Et cela au moment éclatant des Lettres persanes, entre Voltaire et Montesquieu.

2o Pour Dubois et le Régent, si dépendants de l'Angleterre, la grosse question est de savoir comment elle prendra les mariages espagnols qui vont relier les Bourbons. Que pensera-t-elle de Dubois qui, pour se concilier Rome, pensionne le Prétendant, l'appelle Majesté?

Il a vu l'Angleterre de près et il la sait par cœur. Tant fière, grognante et grommelante qu'elle soit, il sait qu'il y a tel morceau qui va la désarmer. Ce n'est plus l'Angleterre de Cromwell, d'idée haute, de foi violente, d'âpre et profond combat. Celle-ci, l'Angleterre de Blount et de Walpole, est insigne surtout pour la gloutonnerie. Soûlons-la, endormons-la. Qu'elle-même dise ce qu'elle veut, qu'elle fasse la carte du festin. Dubois fait faire à Londres notre traité avec l'Espagne. Deux articles en tout, pas un pour nous, tous deux pour l'Angleterre: 1o seule elle aura l'assiento, la vente des nègres; 2o seule elle aura la porte de la fraude, de la contrebande dans le Nouveau Monde. Un tout petit vaisseau, chargé de marchandises à la côte de l'Amérique. Vaisseau miraculeux, toujours vidé et toujours comble, que de grandes flottes viendront renouveler. Commerce ignoble, et qui devint barbare. La fraude se faisait hardiment, au nez des agents espagnols, et, au besoin, à main armée. Tout cela dirigé, commandité de Londres, justement au début de la réforme pieuse de Wesley. La constriction de décence, de petite pratique, de petit esprit, se dédommage et se lâche aux dehors par les fureurs cupides, les trafics illicites, spécialement de la chair humaine.

3o L'Espagne, ainsi livrée à la brutalité anglaise, l'Espagne, vendue par Dubois, va être apparemment l'implacable ennemie de la France? Qu'espérer désormais de cette cour aigrie, ulcérée?

Ce fut tout le contraire. Étonnante lâcheté. Battue, elle devint bonne et douce, jeta tout sur Alberoni. Le roi, la reine, le chargèrent à l'envi, s'excusant bassement comme des écoliers.

Ils dirent aux Anglais, aux Français, qu'il les avait séduits, leur avait fait faire trois péchés: l'emploi de la sainte cruzada contre des princes catholiques, l'Empereur attaqué pendant sa guerre des Turcs, et enfin la défense de demander au pape des bulles pour la nomination aux bénéfices.

Ce qui irrita beaucoup plus Alberoni que ces sottises, c'est qu'ils lui reprochaient leurs fautes, comme l'obstination de la reine aheurtée à son Italie, à sa Sicile, où elle noya la marine espagnole, contre l'avis d'Alberoni, qui subordonnait tout à la grande affaire d'Angleterre.

Autre point, un peu ridicule. On sut qu'aux trois péchés il s'en joignait un quatrième. On sut ce que cachait ce royal sanctuaire de dévotion, cette chambre renfermée et obscure, si bien gardée par la nourrice. L'odeur en est dans Saint-Simon, qui tire par respect le rideau. La vie que les princes italiens, les Médicis et les Farnèse étalaient si naïvement, la Farnésine de Madrid, avec plus de décence, en faisait un moyen de gouvernement intime. On a vu qu'à la guerre de 1719, elle prit l'habit leste de petit officier. Gracieuse, mais déjà amaigrie, n'ayant plus l'embonpoint qui la fit épouser, et de plus marquée, couturée, le visage perdu, elle suppléa sans scrupule par l'excès de la complaisance.

Alberoni avait ces burlesques secrets. Il avait su, et vu peut-être. La cour d'Espagne eût bien voulu le retenir; elle n'osa arrêter un cardinal. D'autre part, elle frémissait de le voir passer en France. Le Régent dont elle avait tant attaqué, conspué les mœurs, ne prendrait-il pas sa revanche? Ayant en main ce dangereux témoin, n'amuserait-il pas ses roués, tout Paris, aux dépens de Leurs Majestés? On le craignait horriblement. On se crut tout permis pour sauver l'honneur monarchique, cette suprême religion, la royauté. Avant qu'Alberoni eût atteint la frontière, une bande (selon lui envoyée de Madrid) lui barra le chemin pour le tuer. Mais il avait du monde, il fut brave, chassa ces coquins. Sauvé en France, il remercia Dieu de se trouver enfin «dans un pays chrétien.» Un envoyé du Régent, le chevalier Marcien, le reçut et le conduisit avec égard et politesse. Le proscrit déchargea son cœur. Il dit ce qu'il savait de ce plaisant contraste, une si sombre cour de vie si relâchée.

Cette cour, désolée d'apprendre qu'il n'était pas tué, demandait qu'il lui fût livré. Le Régent refusa. Autant en fit la république de Gênes. En Suisse, à Lugano, nouvelle tentative d'enlèvement ou d'assassinat. Les rois ont les bras longs. Il se le tint pour dit. Pendant plusieurs années, sous la protection de l'Empereur, il se tint si caché qu'on ne put plus le découvrir.

Le roi, la reine, pour arranger ensemble le fantasque plaisir et le santissimo, avaient besoin d'un excellent Jésuite. Leur confesseur, le bon P. Daubenton, était un vieillard grassouillet, qui semblait avoir engraissé de toutes ces petites ordures qu'en sa longue carrière il avait enterrées d'indulgence et d'oubli. C'était un sot, mais non pas sans adresse à son métier de confesseur, pour garder dans sa connivence quelque attitude décente. La Trinité, pour lui, avait quatre personnes; la quatrième, pour qui il eût fait bon marché des autres, était sa Société. Dès 1719, Dubois l'acheta par la promesse qu'à la première occasion il rendrait aux Jésuites le confessionnal du roi, leur livrerait le petit Louis XV. L'occasion future, alors bien peu probable, était que la cour de Madrid, si ennemie du Palais-Royal, se laisserait gagner elle-même par l'espoir de donner à la France une reine espagnole, une nouvelle Anne d'Autriche, l'espoir d'être appuyée dans son grand rêve d'Italie, en épousant, subissant (chose dure) deux filles de ce Régent, «l'impie et le roué, le parricide empoisonneur.»

En 1719, et encore en 1720, la reine accueillait, caressait tous les ennemis du Régent. Elle avait près d'elle, à Madrid, l'horrible pamphlétaire, le calomniateur Lagrange-Chancel, dont les furieuses Philippiques appelaient sur le Palais-Royal l'horreur du monde, le poignard et la foudre.

Comment, en 1721, tout va-t-il brusquement changer? Comment Madrid pourra-t-elle se démentir, s'allier tout à coup, et si étroitement, avec celui qu'elle croit le maudit, l'ennemi de Dieu?

J'ai dit tout le danger d'une reine espagnole pour la France. Mais l'Espagne ne devait pas moins craindre les deux princesses françaises. Les filles du Régent, à vrai dire, étaient effrayantes. Toutes jolies, mais folles à lier, et propres à rendre fou. L'aînée, on l'a vu, délirait d'impiété; la seconde, l'abbesse de Chelles, d'emportement fantasque. La jeune duchesse de Modène, dès l'enfance joueuse effrénée. En allant se marier, elle emporte son tapis vert, joue à mort chaque nuit.

La future reine d'Espagne, laissée à la servilité ignoble des nourrices, n'ayant ni tenue, ni décence, va étonner dans ce pays si grave, sera presque un objet d'horreur.

Mais expliquons le pacte, la façon brusque, impudente, dont Dubois corrompit la reine par l'intérêt de ses enfants.

On connaît la forte scène de Shakspeare, où l'affreux bossu Richard III, rencontrant la belle jeune veuve devant le mort qu'on porte, devant la cendre chaude de tant de princes assassinés, arrête la faible femme, la force de l'entendre, est écouté, d'abord avec horreur,—n'importe, est écouté, parle si bien, le traître, qu'elle se laisse enfin passer l'anneau!...

Avec moins de façon, moins d'éloquence, presque aussi peu de temps, le vieux furet à la perruque rousse brusqua l'affaire avec la reine. L'Italienne, élevée dans un grenier de Parme, et qui se sentait toujours un peu de sa condition, quand on lui offrit à la fois ces choses énormes, de faire reine de France son bébé de quatre ans, et son petit Carlos un grand prince italien (roi d'Italie peut-être), elle ne se sentit aucune force de résistance. Cette damnée pomme d'or qu'elle rêvait toujours, l'Italie! fit tout à coup de l'orgueilleuse une Ève, tristement mise à nu dans la honte de sa friandise.

Avec Daubenton et la reine, Dubois tenait la chose. Il se gênait fort peu. À ce moment, où il eût été naturel qu'il prît certains ménagements de décence catholique, il ne perdait nulle occasion publique de cracher sur les choses saintes.

Le Sultan envoyant ici une solennelle ambassade, tout ce monde venu à Marseille fut établi par lui dans une église pour faire sa quarantaine. Grande surprise pour les Turcs eux-mêmes, que l'iman souverain qui gouvernait la France leur fît polluer sa mosquée. Les curieux remarquaient que cette ambassade nombreuse n'avait pas amené de femmes, autant qu'on pouvait supposer sur les costumes un peu équivoques des Orientaux. Mais quatorze jolis enfants, galamment parés de rubans, laissaient un peu douter si c'étaient des pages ou des filles. Dubois fait coucher tout cela dans une église chrétienne.

Dans l'audience publique qu'il dût donner au Turc, le cérémonial exigeant qu'on le parfumât à l'orientale, Dubois en fit une scène à la Molière, encensa son mamamouchi avec des encensoirs bénis du pape que Tencin lui avait envoyés de Rome. Ils s'écrivirent des lazzi sur cela, en firent des gorges-chaudes.

Voilà l'homme avec qui Philippe V et sa reine vont pactiser. Cette cour, cruellement, effroyablement catholique, qui immole à sa foi tant de victimes humaines, va marcher sur sa foi! Comment le roi, qui sait si bien la puissance de la femme, ne sent-il pas que ces deux petites Françaises, élevées au Palais-Royal, toutes-puissantes sur leurs jeunes maris, vont les gâter, qui sait? gâter l'Espagne de la contagion de leur libertinage impie!

Mais voici le plus fort pour l'ex-Français, le gentilhomme. Il avait été accablé de la cruelle mort des Bretons, les martyres de sa cause, que Dubois venait de faire exécuter à Nantes. Il en restait mélancolique. Leur sang tout chaud, leurs têtes coupées se dressaient entre lui et le Régent. Le cœur, l'honneur s'opposaient au traité. On ne l'en vit pas moins s'y prêter, le solliciter, faire les premières démarches officielles, contre tous les usages, offrir sa fille (sept. 1721), sans attendre qu'on la demandât.[Retour à la Table des Matières]

CHAPITRE XXI

LOUIS XV—LES MÉCHANTS—CARTOUCHE
1721

Louis XV, à onze ans, ne pensait guère au mariage. Il prit fort mal la chose. Quand on lui en parla, qu'on lui dit qu'il allait avoir une petite femme, il se mit à pleurer, ne sachant bien ce que c'était, mais craignant d'être dérangé, craignant qu'on ne le fît parler, ou que cette camarade ne le troublât dans son ménage d'enfant.

Il n'était pas né gai, n'aimait personne. Tout son bonheur, quand il avait été forcé de figurer, c'était de s'enfermer le soir pour faire sa soupe. Au parc de la Muette, dont le Régent lui fit cadeau, son joujou favori était une vache naine et de faire le laitier. Il s'amusait aussi avec une pioche et des petits terriers. Ces chiens, par un instinct analogue à celui du porc, excellaient à fouiller et déterrer les truffes.

Avec ces goûts obscurs, il était dans les mains de deux personnes au contraire fastueuses, qui l'auraient volontiers mis sur les planches, élevé en acteur. Son gouverneur, le vieux fat Villeroi, tête frivole et tout à l'évent, sa gouvernante, l'antique amante de Villeroi, madame de Ventadour, et sa sœur, la marraine du roi, madame de La Ferté, une folle, travaillaient tous à l'envers de sa nature. Il resta sec et dur, muet. Nul moyen d'en tirer un mot.

Croira-t-on bien qu'à l'âge de six ans, tout juste à son avénement, ils eurent l'idée barbare de le régaler d'un massacre? Dans une vaste salle remplie d'un millier de moineaux, on lâcha des oiseaux de la fauconnerie, et l'enfant jouissait des cris, de l'effroi des victimes, de la confusion des plumes au vent et de la pluie de sang. Une autre indignité: comme pour lui enseigner déjà le mépris de l'espèce humaine, la vieille bête, La Ferté, imagina de lui donner un ballet par des enfants vêtus en chiens.

S'il eût profité de cette éducation, il serait devenu un monstre; mais rien n'agit, ni en bien ni en mal. Si stérile était sa nature, que longtemps on pût croire qu'il n'y aurait pas de prise même pour le vice. On verra tout le mal que se donna la cour pour l'y amener. Le fond en lui était l'insensibilité, l'ennui, le rien. La représentation le mettait de mauvaise humeur. Il haïssait le bal, fuyait la comédie, bâillait à l'opéra. La seule personne dont il s'accommodât (tout au moins d'habitude) était celle qui ne parlait guère, ne faisait et ne voulait rien (pas même l'amuser), son précepteur Fleury. Vieux prêtre complaisant, homme du monde, fort ignorant, qui n'essaya pas de l'instruire, mais qui, comme une nourrice, s'arrangeait des puérilités taciturnes où il passait sa vie. Il lui souffla la religion toute faite, comme une petite chose à apprendre par cœur. Pure pratique. Nulle idée morale. Il lui épargnait même la peine de la confession. Il la lui dictait, et écrite, il la lui corrigeait. L'enfant la récitait au confesseur, qui, bien appris, s'en tenait à quelque mot vague et le renvoyait sans oser lui faire la moindre question.

Rare fruit sec. Parfaite arabie. À dix ans, il eut l'air d'annoncer une passion; il apprit certains jeux de cartes et joua vivement. On crut qu'il serait un joueur. Mais point. Il retomba dans son immuable inertie.

La merveille, c'est que ce muet est fils de la vive et parlante, de la sémillante duchesse de Bourgogne.

Cet insensible est fils de l'élève, si passionné, de Fénelon.

La royauté dévore; et il semble, en ce temps surtout, que les maisons royales à chaque instant tarissent (Espagne, Lorraine, Farnèse, Médicis, Autriche, Russie, etc.), ou, si elles se continuent, c'est par des figures discordantes, d'opposition tranchée, comique. Henri IV fut bien étonné de se voir naître, en Louis XIII, je ne sais quoi de sec et de noir, un vieux prince italien. Louis XIII, à son tour, dans l'enfant du miracle que lui donna la sainte Vierge, ne put retrouver rien de lui. Louis XV, à son tour, avec son père, sa mère, fait un contraste violent. Le duc de Bourgogne, né si ému (de l'amoureuse Bavaroise), le tendre, le dévot, le subtil et l'ardent bossu, qui avait tant de cœur, n'a rien à voir en cet enfant.

Et il ne tient guère non plus de la gentille Savoyarde, si amusante avec ses petites farces, tous ses patois grotesquement mêlés. Elle fut la comédie vivante. L'enfant, c'est le contraire; il est comme la salle après la représentation, morne, vide, tout est parti et l'on a soufflé les quinquets.

La duchesse de Bourgogne eut, comme on sait, toujours de petites galanteries. Maulévrier, Nogent, l'abbé de Polignac, plus ou moins avancés, à des titres divers, tinrent la place à peu près jusqu'en 1706. Comme elle était très-bonne, avec toute sa légèreté, elle eut un vif retour pour son mari quand elle le vit humilié par sa triste campagne de 1708. Elle prit son parti, le soutint, j'allais dire le protégea. Jusqu'à la mort du grand Dauphin son père, sa position fut déplorable. Une cabale active travaillait contre lui. Les malins, les méchants (le mot n'est pas créé alors, mais bien la chose), auraient été heureux de le rendre encore ridicule du côté de sa femme. Chose qui semblait peu difficile. Elle ne se faisait guère respecter, on l'a vu par Maulévrier, et elle était trop douce pour se venger jamais. Elle pleurait, riait, c'était tout.

C'était un temps de grande méchanceté. L'abominable école des fats cruels (Vardes, Lauzun, La Feuillade) durait, et chaque jour inventait quelque tour. Ils avaient d'infernales machines, surtout contre les femmes qui voulaient se garder. Dans les bals, par exemple, sous un masque ordinaire, on en portait un autre, de cire très-habilement peint, à la parfaite ressemblance de la dame qu'on voulait perdre. Ce second masque, montré perfidement au demi-jour par échappée, lui faisait imputer tout ce qu'on hasardait d'infâme. Trahison et surprise, violence même, tout leur semblait de bonne guerre.

Madame de Bourgogne, en mai 1700, après l'horrible hiver, lorsqu'elle devint enceinte de Louis XV, vivait presque toujours chez madame de Maintenon et n'avait là d'amusement «qu'une poupée,» comme elle le disait elle-même, un enfant de treize ans. Les deux vieilles personnes, si ennuyées, au lieu de petits chats ou de jeunes chiens, avaient volontiers quelque enfant joueur. Madame de Bourgogne avait été l'enfant; puis la Jeannette Pingré dont j'ai parlé. Alors, c'était le tour du petit Vignerod (Richelieu), neveu de la grande dévote Anne Poussart (madame de Richelieu), qui avait jadis protégé madame de Maintenon. Elle s'en souvenait, et l'appelait: «Mon fils.» Ayant un père remarié, une belle-mère assez dure qui l'habillait fort mal, il semblait orphelin. Cela alla au cœur de la bonne duchesse, qui lui fit fête et en fit son joujou. Il faisait le timide, moyen de se faire enhardir. Né faible, tout nerveux, mais d'autant plus précoce, il osait, et l'on en riait.

Ce qui est singulier dans un enfant et ce qui montre un naturel pervers, c'est qu'à peine ayant quatorze ans, dès qu'il fut présenté et alla à Marly, il exploita la petite faiblesse que l'on avait pour lui, ne cherchant que le bruit, la gloriole, tout ce qui pouvait nuire à la charmante femme. Il s'arrangea pour être pris en tête-à-tête. Il attrapa une miniature, la cacha si bien qu'on la vit. Son père, fort sottement, aida à cette indignité. Il alla furieux demander pardon au roi, le prier d'enfermer ce polisson à la Bastille, jura qu'il allait le marier. Admirable moyen d'ébruiter et d'exagérer le peu qu'il y avait peut-être. Le drôle, dès ce jour à la mode, imita les méchants, La Feuillade surtout. Avec quelques petits duels, il se fit un héros. Ce qui le porta haut fut surtout son indifférence, sa malice égoïste à se jouer des folles qui couraient après lui. Pitoyable caprice. Plus il fut froid, cruel, plus il fut à la mode. Il faisait des bassesses. Mais rien ne l'avilit. Il vendait ses faveurs à trois cents francs par rendez-vous.

Nul n'influa plus et plus mal sur le règne de Louis XV, sur le roi indirectement, dont la sécheresse semble un reflet de ce désolant caractère. Sans exagérer sa faveur auprès de la princesse, il semblerait qu'enceinte elle ait pris du petit favori comme un regard, un mauvais sort, qui agit sur son triste enfant.

Louis XV n'avait que onze ans quand sa nature eut occasion de se montrer. Le 31 juillet 1721, il tomba très-malade. Paris, la France, témoignèrent combien l'espérance commune s'était attachée à cette tête frêle, combien on craignait de la perdre, en proportion du dégoût, de la haine que l'on avait alors pour la Régence. Les ennemis du Régent qui entouraient l'enfant ne manquèrent pas de croire, de dire les choses les plus atroces. La duchesse de La Ferté criait: «Il est empoisonné.» Ces bruits, répandus dans le peuple, pouvaient faire un effet terrible, du moins un grand désordre, dont les brigands, alors fort nombreux, auraient profité. Le gouvernement se sentait si faible, que le Régent enleva l'argent des caisses publiques, redoutant le pillage, s'il arrivait un malheur. Les médecins étaient consternés, n'osaient rien faire. Un seul, le jeune Helvétius, osa le traiter sans façon, comme s'il n'eût été qu'un homme mortel. Il lui donna l'émétique, dont l'explosion le sauva.

Immense fut la joie populaire, touchante et ridicule. Ces pauvres gens se crurent sauvés aussi. Il y eut pendant plusieurs jours des réjouissances spontanées, des danses au Carrousel, des députations empressées de tous les corps de métiers, des charbonniers, des dames de la Halle; tendresses pour le Roi, injures pour le Régent et son papier-monnaie.

À la Saint-Louis, une foule énorme se porta aux Tuileries pour voir le Roi. Vif élan de nature, d'espoir, mais surtout de bonté. Tout cela mal reçu. Il en fut excédé. À grand'peine il se laissait traîner au balcon. Dès qu'on l'entrevoyait, des cris frénétiques éclataient. Il se cachait, se tenait de côté. Le vieux Villeroi lui criait: «Voyez, mon maître, voyez ce peuple ... Tout cela est à vous, vous appartient!» Il n'en tira rien d'agréable, nulle bonne grâce, nul signe du cœur. Les courtisans eux-mêmes furent étonnés. D'Antin écrit: «Il ne sentira rien.»

Il portait l'empreinte évidente de deux époques déplorables, l'année 1709, où il fut conçu, au milieu des désolations de la France, et le temps de sa puberté, marqué de trois fléaux, la ruine, la peste interminable, et le pire des fléaux, l'aigreur qu'ils produisent à la longue.

De 1722 surtout à 1726, c'est un temps de mœurs violentes. Cela commence sous Dubois, et sous M. le Duc continue ou augmente. Dubois ne fait attention qu'à la police politique. Il divise la France à huit Argus, bien posés, grands seigneurs, qui dénoncent les Jansénistes, les mal-contents uniquement. Aux voleurs, liberté parfaite. Les grandes routes du Roi n'ont de roi qu'eux. En nombre même, en diligence, on court d'extrêmes dangers.

Dans la société qui semble près de se décomposer, une autre se forme, celle du vol, une armée bien conduite, tout à l'heure une monarchie. Les bandes principales se rattachent à Cartouche. Son vrai nom était Bourguignon. Il était né à Bar-le-Duc. Il entreprenait fort en grand. Quand la fille du Régent alla en Espagne, Cartouche ne manqua pas de la faire accompagner. Trente des siens entrèrent avec elle à Madrid.

Ces bandes, en faisant leurs affaires, faisaient obligeamment celles des autres. Pour un salaire honnête et modéré, ils vous tuaient votre ennemi. Certain marquis, de Lyon, embarrassé d'une promesse de mariage qu'il avait faite à une demoiselle de qualité, et qu'elle voulait faire valoir, s'arrangea avec les Cartouche. À tel jour elle devait passer dans une voiture publique. Dès qu'ils se présentèrent, elle devina, et rassurant les autres voyageurs, elle dit: «Cela ne regarde que moi.» Elle descendit et les suivit.

Paris, avec sa grande police, était pour les brigands un lieu de parfaite sécurité, un refuge, un asile. La ville, énormément grossie, avait huit cent mille âmes (dont cent cinquante mille âmes de laquais). La police, myope et fantasque, un jour était féroce pour la foule, et l'autre jour sensible, indulgente (aux voleurs). On allait jusqu'à dire que ceux-ci, au lieu de disputer, s'étaient arrangés à forfait, prenaient abonnement de certains magistrats.

On ne parlait que de Cartouche. Il devenait une légende, un être mystérieux. Tels disaient qu'il n'existait pas. Ses actes le révélaient assez. Il allait jusqu'à exercer entre les siens haute et basse justice, faire des exécutions solennelles et presque publiques.

Cela piqua. On prit un des siens, un Du Châtelet, bon gentilhomme de la maison du Roi, qui dit où il était. On se garda d'avertir la police. Ce fut le ministre de la guerre, Leblanc, qui arrangea la chose en grand secret. Il choisit de sa main quarante braves soldats du régiment aux Gardes. Cartouche ne s'attendait pas à une attaque militaire. Il était dans son lit, à la Courtille, quand il reçut cette visite. Il raccommodait ses culottes.

Il est arrêté le 15 octobre (1721). Et le 20 déjà, Arlequin joue Cartouche, une farce de Riccoboni, au petit théâtre Italien. Le 21, aux Français, autre Cartouche du comédien Legrand. Le vrai Cartouche fut curieux; se moquant de ses fers, un jour il brise tout; sans un hasard, il eût été se voir jouer.

Le dégoûtant fut la légèreté des magistrats qui faisaient son procès. Dînant au Palais même, ils reçoivent l'auteur et l'acteur, et la serviette sur le bras, les mènent voir le héros du jour, le font jaser, lui font dire son argot, de quoi faire rire après sa mort.

Cartouche, bien traité, bien nourri, et même recevant sa maîtresse, eut la galanterie de ne nommer personne.

La torture (ménagée peut-être) ne le fit pas parler. Mais, quand il fut en Grève, et qu'il ne vit qu'une roue au lieu de cinq, il crut qu'on sauvait ses complices et se fâcha. Il déclara qu'il allait tout dire; il parla vingt-quatre heures de suite. Ces aveux et tous ceux des gens qu'on roua après lui, taillèrent de la besogne aux juges pour plus d'un an. On arrêtait de tous côtés, souvent fort au hasard. En juillet 1722, il y avait encore cinq cents complices de Cartouche au Châtelet, des gens de toutes classes, plusieurs superbement vêtus.

Mais combien de crimes secrets, privilégiés, que l'on n'osait poursuivre! Plusieurs éclataient par hasard.

Les puissants, ou les hommes abrités par un corps puissant, se passaient d'odieuses fantaisies, qui les menaient souvent au meurtre.

Un conseiller du Parlement attire, garde, enferme chez lui une infortunée demoiselle, l'accable de traitements barbares, honteux. Elle échappe, fort heureusement; car la satiété, la crainte, lui auraient fait pousser les choses à mort. Il tua son cocher, qui sans doute était son complice; puis, se sentant perdu, il se fit justice à lui-même.

L'exemple part de haut. Le jeune frère du duc de Bourgogne, Charolais, préludait à l'amour par les coups, n'aimait les femmes que sanglantes. Il était demi-fou.

M. le Duc lui-même, le futur maître du royaume, donnait (comme avaient fait ses pères) maints signes d'un esprit dérangé (Barbier), d'une mauvaise bête sauvage.

Les amusements de ces princes frisaient de près l'assassinat. On a vu la façon dont leur père, ce nain singulier, s'amusa du pauvre Santeuil. Les occasions ne leur en manquaient pas.

Il tomba dans leurs mains, chez madame de Prie, que tout le monde alors recherchait, comme le soleil levant, une dame étourdie, imprudente, madame de Saint-S. (Barbier, Marais). Elle était jolie, encore jeune, d'une bonne famille de robe. Veuve d'un homme d'affaires, elle avait des enfants, et sans doute, dans ce moment, sous la Terreur du Visa, elle avait grand besoin d'une haute protection pour couvrir le résidu de leur fortune. Elle ne songea point que la vipère, pour amuser les princes, pouvait se divertir à ses dépens cruellement.

Cette bonne madame de Prie l'invite en effet à souper. Nulle défiance. Elle s'y rend. On l'amadoue, on la caresse, on la fait boire. On s'en fait un jouet. Cela arriva par deux fois. La première, on la dépouilla, et Charolais la roula dans une serviette. Une telle honte devait tout finir. Mais la pauvre mère, n'ayant sans doute rien obtenu encore, croyant qu'une femme, après tout, aurait quelque pitié de sa triste aventure et voudrait réparer, osa y retourner, sur une invitation nouvelle de madame de Prie. Cette fois, M. le Duc eut la cruelle idée de la flamber comme un poulet. Brûlée (et dehors, et dedans!), la pauvre femme fut près d'en mourir, et n'en revint qu'après plusieurs années.[Retour à la Table des Matières]

CHAPITRE XXII

DUBOIS ABANDONNE TOUTE RÉFORME—APPROCHE DE LA MAJORITÉ
1722

M. le Duc paraît à l'horizon. Deux ans entiers il approche, il avance, comme une comète sinistre. On va regretter le Régent, que dis-je? regretter Dubois même. Le baroque et barbare gouvernement du borgne, la sauvage administration qui veut marquer les pauvres, qui codifie les dragonnades, par la comparaison canonise le fripon Dubois.

À la mort de Dubois, Paris ne se réjouit point. Qui le croirait? les gens du Parlement, qu'il écrasa, le barreau, l'avocat Barbier, commencent à trouver que ce drôle eut du bon. Il avait de l'esprit. Il n'a pas fait de grands établissements aux siens. «S'il eût vécu, il eût voulu punir les coquins de tout état

De tout état. Aux seigneurs tout honneur. Au premier rang les princes, et le premier, M. le Duc.

Si Dubois eût eu la vue nette, si, averti par l'âge, par ses vilaines maladies, par les apoplexies avortées du Régent, il se fût avisé d'avoir une pensée pour ce pauvre royaume qui (après tout) lui échappait; s'il eût, en s'en allant, fermé la porte au Duc,—il aurait fait un coup de maître, eût terriblement remonté; il eût embarrassé l'histoire. La France, faible et bonne, lui eût gardé un souvenir.

Il ne fallait pas être lâche, ne pas laisser brûler les papiers du Système et les documents du Visa, ne pas permettre cette cage de fer qui, dans la cour de la Banque, dévora, effaça le passé, rendit toute enquête impossible, brûla la justice et l'histoire.

Il ne fallait pas être lâche, mais éclaircir, imprimer, publier. Ce qu'on savait déjà devait faire désirer de savoir davantage. Sur un de ces registres qu'on brûla si soigneusement, on avait lu qu'un seul commis avait directement délivré en or à M. le Duc dix-sept cent mille louis. Mais, indirectement et par ses prête-noms, les agents de l'agiotage, qui, jour par jour, instruits des Arrêts du Conseil, travaillaient à coup sûr, combien purent-ils réaliser, lui, madame de Prie, madame la Duchesse et Lassay son mari, les entours de cette maison? c'est ce qu'on ne peut plus calculer.

Il ne fallait pas se laisser marcher sur les pieds comme firent Dubois et le Régent, n'avoir pas peur des gros souliers de Duverney, ni des plumets du Camp de Condé; mettre à jour tous ces braves, crottés de la rue Quincampoix. Il fallait dominer la réaction et s'en servir, subalterniser Duverney, ne pas permettre que sa Terreur du Visa fût une farce, la rendre sérieuse, atteindre au plus haut même,—et, ce qui était capital pour l'avenir: déshonorer M. le Duc.

Dubois, je le sais bien, n'était pas net, ni le Régent. Le Régent avait gaspillé. Dubois avait reçu ou pris. Mais ni l'un ni l'autre n'était le patron solennel, le général des deux armées du vol,—du Système, de l'Anti-Système, de la Bourse et de la Maltôte. Ce rôle étrange faisait la force de M. le Duc. D'une part, il plaidait pour les amis de Law, la défunte Compagnie des Indes. D'autre part, il se rattachait les vieilles dynasties financières, le triumvirat du Visa, la féodalité des Fermiers généraux. Tout en condamnant le Visa, il s'arrange avec Duverney, dont il va faire son factotum. Double rôle, assez compliqué, dont le jeune brutal eût été incapable. Mais les deux araignées, madame la Duchesse et madame de Prie, des gens habiles, adroits, clients anciens de cette maison, arrangeaient tout et filaient le réseau.

Dubois, avec tout son esprit, ses rires, ses airs d'audace, était au fond un plat petit coquin. S'il n'eût trembloté, vivoté, craignant tout, n'osant disputer rien à cette ligue, il nous aurait sauvé un précieux héritage: tout le meilleur des réformes de Law, nombre de choses excellentes, nullement chimériques, qui étaient faites ou commencées.

Law se passait de la haute finance, qui revend à l'État le crédit que l'État lui donne. Law se passait de Fermiers généraux et de gros Receveurs, si fort payés, tripotant de l'argent des caisses. Il réduisait l'énorme armée bureaucratique. Il poursuivait l'idée de Renaut et des sages esprits du Languedoc, qui, voyant dans cette province les effets excellents de la taille réelle, assise sur les biens, sur un cadastre sérieux, l'essayaient, préparaient l'égalité d'impôt.

Mais Dubois lâche tout. Tout au clergé; on va le voir. Tout aux nobles; il défend de continuer les essais de la taille territoriale (juin 1721). Tout à la finance. Il retourne aux plus misérables expédients de Louis XIV, la double usure: Samuel Bernard prête aux Fermiers généraux ce qu'ils vont prêter à Dubois.

Sa maladresse fut telle, que le Parlement même (que M. le Duc et Conti avaient tant aidé à briser en 1718) se lie à eux. Sur quelques mots polis, les juges font fête à ces honorables voleurs. Au lieu d'être épluchés et jugés par le Parlement, ils y siègent, ils y trônent. Ils font les délicats, les scrupuleux, dans l'affaire de La Force, leur camarade en tripotage.

Dubois eût dû, contre M. le Duc, chercher appui au moins dans un fort Conseil de régence, purgé, refait et réorganisé. Les hommes ne manquaient pas autant qu'on dit. Avec Noailles et d'Aguesseau, il fallait appeler ceux qui, au début de la Régence, avaient marqué dans les Conseils, des hommes jeunes et de mérite. Plusieurs des roués même, malgré leurs mœurs, étaient des gens d'infiniment d'esprit et fort capables. Par un tel Conseil de régence on eût jugé les juges du Visa; on les aurait fait marcher droit, et forcés de parler français sur les malpropretés de ceux qu'il fallait démasquer et rendre à jamais impossibles.

Dubois fit le contraire. Il brise, pour une question de vanité, ce cadre si utile qu'il aurait rempli à son gré. Il exige pour les cardinaux la préséance, et la plupart des membres s'en vont. Le Conseil est désert.

Ainsi, de plus en plus, n'ayant ni Parlement, ni Conseil de régence, en se donnant toutes les places et pourtant restant seul et n'étant qu'un individu, il se voit juste en face du mufle de M. le Duc, qui compte l'avaler à la majorité. M. le Duc a la surintendance de l'éducation royale, comme l'a eue le duc du Maine. Ce qui le sépare encore de la personne royale, ce qui fait que l'enfant n'est pas en son pouvoir, c'est que le gouverneur, Villeroi, le tient de très-près. Villeroi, l'ami du feu roi, gardien, sauveur du petit roi, l'acteur emphatique et grotesque qui fait pleurer les Dames de la Halle sur la frêle vie du cher enfant, Villeroi, avec sa sottise, ses défiances affectées du Régent, n'en est pas moins utile au Régent, à Dubois, étant réellement le mur qui sépare le Roi de M. le Duc. Supprimer un tel mur, c'est servir celui-ci et le rapprocher de l'enfant.

Villeroi ayant, de tout temps, été serviteur des Jésuites, et très-bon Espagnol, il ne semblait pas que le mariage espagnol, le confesseur jésuite, pussent le blesser. Ce fut là cependant la cause ou le prétexte de sa mauvaise humeur. Il donna la main sans scrupule à l'athée Canillac et au janséniste Noailles. L'archevêque refusa les pouvoirs au Jésuite pour confesser dans son diocèse. La première communion du Roi approchait. Ce fut le terrain du combat.

Chose grave. Vers le 1er avril, quand on annonça le choix du Jésuite, le petit Roi montra une extrême mauvaise humeur. On lui avait soufflé certainement qu'à la veille du sacre, de la majorité, c'était une insolence de disposer ainsi de sa conscience, de nommer un homme si important de sa maison, son officier, son domestique, comme on disait.

Comme il ne parlait pas, son irritation enfantine éclata par un acte, un caprice cruel et sauvage, où il était bien sûr de choquer tout le monde. Il voulut montrer durement qu'il était désormais le maître, ne se souciait de personne, agirait à sa fantaisie. Il élevait une biche blanche qui ne mangeait que dans sa main. Il la fait mener à la Muette, la fait mettre à distance, la tire, la blesse. La pauvre bête revient à lui et le caresse. Il l'éloigne encore, et la tue. (Barbier, avril, I, 212.)

Voilà un grand changement. Cet enfant de douze ans, dont on ne tirait rien, ni acte ni parole, il agit et il parle, ordonne. Il signifie à son grand aumônier, cardinal de Rohan, qu'il ne veut se confesser, pour la première communion, qu'au curé de sa paroisse, la paroisse du Louvre, Saint-Germain-l'Auxerrois. Le grand aumônier, en effet, qui devait le faire communier avait droit de le faire confesser par qui il voulait. Mais Rohan, si intime avec Dubois pour l'Unigenitus, pour l'affaire du chapeau, et son agent à Rome, Rohan, à qui Dubois vient de donner la préséance au Conseil de régence, Rohan va-t-il agir contre Dubois?

Un courtisan ne voit point le passé, mais le seul avenir. Rohan pensa qu'à la majorité (si prochaine), Dubois très-probablement tomberait, que Villeroi, Fleury, qui tenaient l'enfant, régneraient.—Fleury s'était déclaré (en juillet). Dubois, recevant alors la calotte, voulut lui donner sa croix d'archevêque en diamants, pour le brouiller avec Villeroi. Il évita le piége, ne porta pas ce bijou sale, le vendit pour donner aux pauvres. Insulte réelle à Dubois. Rohan s'en souvenait. Il fit comme Fleury, tourna contre Dubois, et fit le curé confesseur. (Buvat.)

Qu'un homme aussi timide que Rohan eût osé cela, qu'un homme aussi prudent que Fleury (seul responsable, au fond, des paroles du Roi) l'eût fait parler et ordonner, c'étaient des signes effrayants de ce qu'à la majorité pouvaient attendre Dubois et le Régent. Nul doute qu'à ce moment la cabale ne fît agir contre eux la petite machine royale, l'automate qu'elle savait faire parler par instants (comme le canard de Vaucanson). Quel remède? Différer de quatre ans la majorité, la reculer de treize ans à dix-sept. Chose naturelle et raisonnable à laquelle on pensa, dit-on, mais malheureusement impossible. La demander aux États généraux? quel péril! L'implorer du Parlement, qu'on écrasait hier? quelle pitié! La faire décréter par un Conseil de régence, brisé, détruit? quelle risée! Qui l'aurait prise au sérieux?

Le Régent cependant en jasa fort imprudemment avec ce qui restait de ce triste Conseil. Plus sottement encore, il fit venir le président de Mesmes (si fort dans les Scapins au théâtre de Sceaux), de Mesmes, son gracié, qui naguère, pris sur le fait, lui avait léché les souliers, s'était fait son mouchard. C'est à ce digne magistrat qu'il se confia. Autre temps. Le faquin se dresse, fait de la dignité.—«Mais si l'on vous exile?—Nous resterons et ne bougerons pas.» (15 avril, Buvat, 149.) Dubois, exaspéré, dit aux Parlementaires une chose qui les fit reculer: Qu'ils ne seraient plus qu'un bailliage, qu'on mettrait leurs épices à sec. Ils ne soufflèrent, mais disaient en dessous que le Régent voulait tondre le roi, être Maire du palais, se faire un Pépin ou un Guise. (Buvat.)

Dubois et le Régent songèrent que, s'il leur était impossible d'ajourner la majorité, il serait très-possible, avec un peu d'adresse, de s'emparer du roi majeur. Deux hommes d'esprit, comme ils l'étaient, contre l'ennuyeux Villeroi, radoteur, presque octogénaire, avaient beaucoup de chance. Comme il n'était qu'orgueil d'ailleurs, Dubois ne désespérait pas, par l'excès de la déférence, les respects, les soumissions, de le capter, de l'étourdir, ainsi que, dans la fable, le renard agile, à force de voltes et de courbettes, étourdit le dindon sur l'arbre. Il espérait diviser la cabale, chasser Noailles et Canillac, ramener, gagner Villeroi.

À ce dernier effet, il était fort utile de mettre le Roi à Versailles, d'éloigner Villeroi de Paris, son théâtre, où il jouait, pour l'admiration des poissardes, son rôle d'ange gardien. À Versailles, plus isolé et un peu dégrisé, il écouterait davantage et deviendrait moins sot peut-être. Enfin, s'il fallait le briser, c'était plus aisé qu'à Paris.[Retour à la Table des Matières]

CHAPITRE XXIII

LE ROI RAMENÉ À VERSAILLES—ENLÈVEMENT DE VILLEROI
1722

Au bout de six ans d'abandon, Versailles était déjà d'un délabrement singulier. Ce bâtiment, comme tous ceux de Louis XIV, était né vieux. L'artificiel, l'effort, donnent peu la durée. Les faux toits italiens, à peu près plats, protègent assez mal un palais, et le voleur d'Antin avait enlevé tous les plombs. L'appartement royal surtout était dans un état effrayant et funèbre. Les tentures, à la mort du Roi, furent indignement enlevées, en vertu d'un prétendu droit des temps barbares, par le grand maître de la garde-robe et autres officiers. Tous avaient pillé l'orphelin.

Le 15 juin, il fut brusquement amené de Paris à Versailles. Le Régent et Dubois, venus en même temps, déclaraient s'y fixer. Rien n'était préparé. Si Villeroi eût été prévenu, il aurait communiqué à l'enfant sa mauvaise humeur. Tout se passa au mieux. Le Régent lui-même le prit, lui montra tout, le parc, ce peuple de statues, les bosquets, beaux de la saison. Il faisait chaud, il se fatigua fort, voulut changer; mais point de linge. Quelqu'un prêta une chemise.

On ne rendit point aux seigneurs les innombrables logements que donnait le feu roi. Ceux qui voient aujourd'hui cet énorme palais réduit aux quatre murs et tout en galeries, sont loin de deviner que c'était une ville, une ruche, une fourmilière. L'ancien Versailles était divisé et subdivisé en une infinité d'appartements, dont beaucoup fort petits. Tel je l'ai vu en 1830, avant la grande métamorphose. Tel l'ont vu nos prédécesseurs, mademoiselle Delaunay, madame Roland et tant d'autres. Celle-ci, fort jeune alors, et menée par ses parents en visite chez une femme de chambre, fut fort choquée de tous ces nids à rats, de l'odeur et du pêle-mêle. Saint-Simon, en plusieurs endroits, décrit les arrière-cabinets qu'on ménageait aux épaisseurs obscures; on y allumait à midi. Chaque occupant de ces logis étroits, pour en tirer parti, y faisait des subdivisions, cloisons, soupentes, alcôves, petits réduits pour domestiques ou garde-robes, toilette, etc.

Aération, propreté, surveillance, trois choses également impossibles. Malgré les rondes de nuit, ces labyrinthes infinis de corridors, passages, escaliers dérobés, les petites cours intérieures (uniques latrines du palais), les combles enfin et les toits plats à balustrades, favorisaient mille aventures, maintes méprises volontaires. L'un des hommes qui ont su le mieux cette tradition, M. de Valéry, contait cela à merveille.

Dans le désert de cette énorme ruche abandonnée, le Roi était seul au premier avec Villeroi. Sous le Roi, à peu près, le Régent s'établit à ce coin du rez-de-chaussée qui domine et le petit parterre central et d'un peu loin l'Orangerie.

Un changement imprévu, surprenant, s'était opéré dans sa vie. Fatigué et blasé, il avait supprimé la comédie laborieuse d'avoir une maîtresse inutile, l'avait mise en vacances. Il ne soupait plus guère, n'allait guère à Paris. Bougeant peu de Versailles, il avait tout le temps de cultiver le Roi. L'enfant, tout sec qu'il fût, n'étant pas sans esprit, sentait la supériorité, la bonté de cet homme charmant. Le Régent le traitait avec un tact parfait, les égards délicats d'une paternité mêlée de respect pour le rang. Villeroi inégal, toujours ou trop haut, ou trop bas, n'eut rien de ces nuances. Il était assommant, acteur, déclamateur, exactement du caractère qui convenait le moins à celui de Louis XV. Le succès du Régent était sûr, s'il y mettait un peu de suite.

La ressource des Villeroi (ils étaient là tous en famille), une ressource peu honorable, c'était d'émanciper l'enfant plus que l'âge ne comportait, de tenir pour venue la majorité imminente. Villeroi lui disait: «Mon maître.» Et l'affaire de la biche montrait bien que ce jeune maître n'était pas loin de se donner carrière par des caprices violents. Physiquement, il avait repris depuis sa maladie. Un beau luxe de cheveux blonds, certaine fleur de teint (qui le rendait joli, malgré l'œil terne et froid, la lippe maternelle), disaient suffisamment la santé et la vie, peut-être le prochain essor.

L'infante était encore toute petite, bien loin d'intéresser. Cependant elle était étonnamment précoce, plus qu'Espagnole, plus qu'Italienne. À cinq ans, c'était au complet la Farnèse, sa mère, avec des coquetteries, des ambitions enfantines vraiment étranges. Aux jeunes princesses qu'on amenait, et qui avaient dix ou douze ans, elle disait: «Jouez, mes petites.» Et, si grandes, elle voulait les tenir à la lisière, de peur qu'elles ne tombassent. On la mit à Versailles, dans l'appartement de la reine, avec sa gouvernante, madame de Ventadour, la grande amie de Villeroi. On eût voulu que les enfants s'habituassent un peu, se connussent. Et elle ne demandait pas mieux. Si jeune, et encore plus en grandissant, elle regardait bien si le Roi s'apercevait d'elle, et elle eût volontiers joué de la mantille. Il ne la voyait même pas, passait indifférent, et méprisant peut-être comme pour un bébé en bourrelet.

On sait, du reste, que longtemps on put croire que le Roi aurait peu de goût pour les femmes. Nulle ne le séduisit avant le mariage, et, dans ce mariage (mal choisi, absurde, ennuyeux), pendant dix ans on travailla sans pouvoir arriver à lui faire prendre une maîtresse. On pensait que plutôt il aurait quelque favori. La tradition de la cour était très-fixe là-dessus. Escamoter la royauté en donnant au Roi un petit ami qui, grandissant, mènerait tout (à la Luynes, à la Buckingham), ou à la façon italienne des favoris d'Henri III, de Monsieur, c'était le plan. Mazarin l'essaya, on l'a vu, pour Louis XIV, précisément à l'âge qu'eût Louis XV en 1722.

Villeroi, le grand-père, le maréchal et gouverneur, passait pour galant homme, autant que pouvait l'être un fat écervelé. Son fils, duc de Villeroi, capitaine des gardes, était aimé et estimé, le chevalier fidèle de la charmante madame de Caylus. On s'étonne que ces deux hommes aient laissé venir à Versailles les petits-fils avec leurs femmes et leurs beaux-frères, scandaleuse racaille de jeunes polissons, qui avaient révolté la Régence même, et qu'on eût dû tenir au plus loin de l'enfant.

L'école des mœurs italiennes, en grande décadence, comptait alors pour singularité. Vers la fin de Louis XIV, au lieu d'avoir pour chef Monsieur, prince du sang, elle n'avait plus que Courcillon, le fils du marquis de Dangeau. Cette poupée fardée, plâtrée, entourée d'une cour, s'étalait au théâtre, trônait à côté des actrices. Mais elle reçut de la Régence un immortel soufflet par la main de Voltaire (Courcillonade). Le chef meurt (1719). Écrasée par le ridicule, l'école traîne honteusement sous Rambures (1722), enfin sous Des Chauffours, que Fleury fait brûler en Grève (1726).

Les petits-fils de Villeroi, qui étaient de la bande, avaient été, pour réforme ou correction, mariés presque enfants. Mais rien n'y fit. Un peu avant le départ pour Versailles, trois d'entre eux, avec certains parents du premier président, avaient fait «une orgie si horrible, dit Madame, qu'on ne peut l'écrire.» Le pis, c'est qu'en cette partie d'hommes, le chef était une femme, la femme de l'aîné Villeroi (née Luxembourg, duchesse de Retz). À dix-huit ans, laissant la large voie de Messaline, écolier effréné, elle court les sentiers de Pétrone. Alincourt (Villeroi) et le petit Boufflers, leur beau-frère, un enfant, étaient de ce souper, trop grec, qui fit bruit dans Paris. Le Régent fut forcé de le savoir. Le grand-père, Villeroi, déroba les coupables en demandant pour eux un exil qui ne dura guère.

Comment ce grand-père imbécile les fait-il venir à Versailles? Comment Dubois et le Régent, qui les connaissent bien, ne lui font-ils pas remontrance, surtout sur cette jeune duchesse, page effronté, qui pouvait être un si dangereux camarade?

Faudrait-il croire que le vieux courtisan, fait à l'ancien Versailles, pensa qu'à tout prix il fallait s'assurer du roi contre le Régent? Faudrait-il croire que Dubois, non moins indélicat, fut ravi, à ce prix, de pouvoir pincer Villeroi, de le perdre dans l'opinion de Paris? Jusque-là il n'en tirait rien avec toutes ses avances. Il avait beau lui faire toutes les soumissions, lui offrir tout, se mettre à genoux devant lui. N'aboutissant à rien, il voulait, non pas le détruire (ce qui aurait servi M. le Duc), mais l'humilier, l'aplatir, le dégonfler, et bref, en faire un mannequin, pour en jouer comme on voudrait.

La jeune folle perdit son temps; la camarade étrange, d'impudente familiarité, blessa l'enfant hautain, timide, l'effraya presque. On ne pouvait aller ainsi brusquement et directement. Par un circuit, on visa les entours, un camarade que le roi avait déjà, un petit abbé de douze ans, docile oiseau, passif, qui privé aurait privé l'autre:

Ces misérables étaient des étourdis. Si près de la majorité, ils ne tenaient plus compte du Régent, et ne songeaient pas à Dubois, qui était là et les suivait de l'œil. Ils étaient dans le parc comme chez eux, faisaient leurs bacchanales à l'aise, sous les ombrages des maigres bosquets de Versailles. Certaine nuit (2 août), par un beau clair de lune, avec leur chef Rambures, l'aîné et le cadet des Villeroi, et leurs beaux-frères furent vus, surpris. Probablement des témoins étaient apostés. Tout Versailles le sut la nuit même, au matin, tout Paris. Les chroniqueurs exacts (Buvat, Marais, Barbier), fort concordants ici, donnent les mêmes détails, les mêmes noms. Saint-Simon, ennemi du grand-père, mais très-ami du père (duc de Villeroi), aime mieux n'en rien dire: son récit reste obscur, bizarre, donnant des faits inexplicables dont il a supprimé la cause, si publique pourtant et si parfaitement connue.

Le coup accablait Villeroi. La passion du peuple pour le roi allait tourner contre lui et les siens. Quelle négligence dans l'aïeul! quelle audace dans les enfants! Manquer au roi à ce point-là, chez lui, sous ses fenêtres! L'exposer, à cet âge, à voir et savoir tout cela! Ajoutez le moment: la veille de sa première communion! Pour comble, une des Villeroi, et la seule qui fut vertueuse, dénonçait hautement l'infamie des tentatives plus directes. Corrompre cet enfant si frêle, c'était un attentat sur sa vie elle-même, et proprement un régicide.

Villeroi, effrayé, fit la plus pénible démarche: il alla chez Dubois. La chose lui coûtait tellement, qu'il n'y alla que le 3. Le 2, toute la journée, Rambures, l'effronté chef de bande, s'était montré partout en habit de gala. Il pensait comme Guise: «On n'osera,» croyant, le misérable, que plus la chose était honteuse, moins on pourrait faire un éclat qui la révélerait au roi même. Il spéculait sur la pudeur du Régent, de Dubois, et leurs ménagements pour l'enfant. Mais pourtant c'était trop. Il fallut bien faire quelque chose. On fit le moins qu'on put. On les envoya se laver à leurs châteaux. Rambures eut les honneurs de la Bastille.

L'ordre était inconnu encore, quand, le matin du 3, Villeroi, se faisant remorquer d'un ami, le cardinal Bissy, fait enfin visite à Dubois. Celui-ci l'étreint de tendresse, l'accable de respects, et, pour le recevoir, il renvoie les ambassadeurs qui attendaient. Avec tout cela, comment taire ce qui s'est fait contre les petits-fils? Là, Villeroi s'emporte. Dubois, qui, après tant d'avances, s'est empressé de le déshonorer, lui semble le plus faux des hommes. Il lui déclare la guerre. Il le raille, il l'insulte, il le traite en laquais. Dubois veut se sauver. Villeroi se met en travers, lui fait avaler tout, jure de faire du pis qu'il pourra, ajoutant ce conseil: «Vous pouvez tout ... Eh bien, arrêtez-moi? Vous n'avez que cela à faire.»

Ce radotage colérique, cet imprudent défi d'un homme qui ne se connaît plus, l'acheva dans le public. On sentit que l'enfant était fort mal placé dans les mains d'un vieillard qui tombait en enfance. Quels que fussent le temps et les mœurs, Paris avait trop de sens pour ne pas sentir le danger de laisser le roi avec une telle famille. La thèse s'était retournée. Le Régent, cet empoisonneur, gardait le petit roi, le défendait et le sauvait, Villeroi, le sauveur, exposait, par sa négligence, ses mœurs, sa vie elle-même.

On ne pouvait pourtant procéder régulièrement. On supposait que l'enfant y tenait. Il fallait brusquement l'en détacher et l'enlever. On chercha un prétexte. Il n'y en avait que trop, et d'excellents. Le vieux sot continuait son outrageante comédie de défendre la vie du roi, d'enfermer son pain et son beurre, de veiller ses tartines, ses mouchoirs, etc. Si le Régent voulait lui parler bas, il fourrait sa tête entre-deux. Le dimanche 12 août, le Régent prie le roi de passer avec lui dans un cabinet. Villeroi s'y oppose. Mais le Régent, ordinairement si patient, s'indigne, l'admoneste et sort. L'insolent en triomphe; puis, prend peur tout à coup, et dit qu'il ira le lendemain s'expliquer chez le prince. C'est ce qu'on attendait. En y entrant, il est désarmé et saisi, emballé dans une litière qui descend lestement l'escalier de l'Orangerie, de là dans un carrosse, qui le mène furieux à Villeroi, où, par égard pour l'âge, on lui permet de reposer (13 août).

Villeroi croyait que l'affaire aurait grand effet dans Paris. Elle en eut, mais de rire et de plaisanterie. «C'est encore sa nuit de Crémone, disait-on, il est toujours pris.» On s'étonnait seulement de la vaillance de Dubois. Dubois et le Régent étaient faits aux affronts. Et très-probablement ils auraient encore avalé celui-ci, si l'aile Nord de Versailles, le sombre côté des Condés, n'eût été occupée, n'eût pesé fortement sur l'aile du Midi. Quoiqu'il n'y eût ni cour ni, courtisans; que Dubois, le Régent eussent compté sans doute être seuls avec le petit monde du roi, M. le Duc, surintendant de l'éducation royale, se souvint de ce titre, qu'il semblait avoir oublié, vint prendre position sur le champ de combat. Quand je dis lui, je dis son âme, sa violence, qui le faisaient marcher, sa madame de Prie. Poussé d'elle, il poussa. Il obligea Dubois et le Régent de se tenir vraiment pour insultés, les empêcha de se calmer, leur dit: «Si on le souffre, il ne reste plus qu'à s'en aller, et mettre la clef sous la porte.» Donc ils débarrassèrent M. le Duc de l'homme qui eût pu le gêner à la majorité.

Restait le précepteur Fleury, auquel on n'avait pas songé. Il ne laissa pas que d'embarrasser. Il avait promis à Villeroi que, s'il partait, il partirait. Il crut décent de tenir sa promesse, du moins de faire semblant. Il disparut. Le roi se trouva seul, pleura, ne mangea pas. Dubois et le Régent sont aux abois. Où est Fleury? comment trouver Fleury? Il était à deux pas. Sur l'ordre du roi, il revient, ayant suffisamment établi à quel point il est nécessaire.[Retour à la Table des Matières]

CHAPITRE XXIV

FIN DE DUBOIS ET DU RÉGENT[9]
1722-1723

Deux choses ressortaient de la situation. D'une part, que dans un gouvernement tellement idolâtrique et fétichiste, tout était dans la main de celui qui tenait l'idole, savait la faire parler. Mais, d'autre part, qui était celui-là? Un vieux prêtre, plus que prudent, qui, dans sa longue vie, n'avait fait autre chose que céder, obéir, se faire humble et petit. Combien facilement intimiderait-on un tel homme? La misérable mécanique, le très-faible ressort d'un enfant mû par cette main débile et tremblotante, n'allaient-ils pas être forcés par la brutalité de celui qu'on voyait venir?

Le souple Fleury céderait. Dubois, le Régent, qu'étaient-ils? Usés d'âge ou de maladies, Dubois d'anciennes, le Régent de nouvelles. Ce n'est pas certes à la légère que celui-ci réforma sa maîtresse. À ses derniers soupers, de huit convives, sept sont malades. Corps ruinés, caisse vide, oubli, insouciance, c'est ce gouvernement. Surtout inconséquence. Il est prodigue, il est sordide. À la mort de Madame, Dubois fait auner le drap noir dans toutes les boutiques, le taxe, achète à bon marché. Mais qu'on craigne la peste, il dort; un cas ayant éclaté à Paris, l'ex-gouverneur de Marseille ne peut arriver jusqu'à lui; il le fait attendre deux mois. Encore plus le Régent lâche tout. Tout près de son Palais-Royal, rue Richelieu, en plein midi, un bretteur oblige un novice de dégainer, le tue tranquillement, et le soir, tout sanglant, avant de se laver, il exige du Régent sa grâce.

C'est le soliveau-roi dont parle la Fontaine. Mais qu'a-t-on à attendre de ce qui doit le remplacer, de ce qui vient avec M. le Duc? Un élément arrive impitoyable, rien d'humain, quelque chose d'emporté sans mesure, la furie, la roideur, l'impudeur d'une force qui va droit devant soi, ne peut rougir de rien. Cette terrible locomotive va croître encore de violence. Une révolution singulière se fait dans son tempérament. Madame de Prie eut cela de bizarre, qu'en trois ou quatre ans elle fut trois personnes différentes. Svelte, fine, avant le Système, quand elle en eut humé les fruits, elle grossit, s'enfla de chair, de sang. Puis, son règne passant, elle sécha tout à coup. Au moment où nous sommes, à la majorité, elle gonflait. Un flot de sang, de feu et de fureur, lui coulait dans les veines. Elle avait l'énorme beauté et les emportements de la duchesse de Berry. Différente pourtant en ceci de la pauvre folle, qu'elle n'était point folle du tout, mais très-lucide pour le mal, et très-cruellement avisée.

Tout est solidaire en ce monde. L'Europe le sentait et songeait fort. Que serait-ce si la France, tombée aux mains sauvages de gens si neufs, si violents, allait flotter, comme un vaisseau perdu, en feu, pour heurter tout, pour tout brûler peut-être? La seule secousse du changement pouvait être mortelle à la paix, cette paix tant cherchée par Dubois et par tous, cette paix faible encore, d'un tempérament délicat et point du tout consolidée. Après Law, après Blount, les affaires, pour reprendre, avaient grand besoin de repos, point d'une telle révolution, d'un gouvernement d'aventures. L'Angleterre intervint. Elle donna au Régent le vouloir, la résolution. On lui fit constituer un premier ministre qui concentrât tous les pouvoirs (23 août 1722), comme les avait eus Richelieu (le Régent gardant seulement les nominations et la présidence du Conseil). Dubois eut ses patentes, avec l'assentiment de toute l'Europe, ayant d'un côté l'Angleterre et les puissances protestantes, de l'autre l'Espagne et l'Empereur.

Cela rejetait loin M. le Duc et madame de Prie. Elle devait attendre deux ans pour l'héritage de Dubois. Chose dure. Il fallait qu'il mourût pour qu'à son tour elle palpât tant de biens désirés, entre autres le million annuel d'Angleterre. Dubois la consola, il entra dans sa peine, acheta un répit en lui faisant une fort belle pension. Mais cela ne la calmait pas. À peine elle touchait qu'elle criait pour toucher encore. En deux ans, elle en toucha sept.

Cet accord de l'Europe mettait Dubois bien haut. Il se vautra à l'aise dans le fauteuil de Richelieu. Il fit chercher par le P. Daniel tous les titres qu'il avait eus. Pour qu'il n'y manquât rien, il se mit, lui aussi, à l'Académie française. Comme un singe qui s'habille en homme, il se prenait au sérieux, se drapait dans son rôle. Il était fier surtout de son affaire d'Espagne. Coup sublime d'habileté! Ce vrai Scapin avait mis dans le sac ses amis les Anglais, ses ennemis les Espagnols. Que l'Angleterre aimât Dubois au point d'accepter sans mot dire ce pacte de famille qui reliait tous les Bourbons, n'était-ce pas miracle. Richelieu était effacé.

Dans le public on disait tout au moins: «Comme ancien domestique des Orléans, il n'est pas maladroit. Voilà la fille du Régent reine d'Espagne. Et, d'autre part, l'infante de quatre ou cinq ans qui nous vient, n'ayant pas d'enfant de si tôt, le Régent garde pour longtemps la chance du trône de France.»

Vanité et sottise. Le Régent, qui finit, son fils, un jeune sot, ne sauraient profiter de rien.

Vanité et sottise. L'Escurial et le Palais-Royal mariés! quoi de plus fou! Un moyen sûr que l'Espagne et la France se haïssent solidement, c'était de les montrer de si près l'une à l'autre.

L'infante avait été reçue ici avec une pompe, des solennités incroyables. Partout des arcs de triomphe. Une dépense excessive, insensée, dans notre épuisement. On y mit des millions. On écrasa Paris. Elle fut établie, comme reine, au Vieux-Louvre; puis, comme on a vu, à Versailles. Nos belles dames, qui, dans ses bosquets, avaient naguère favorisé le Turc, saisies de ferveur espagnole, entourent l'infante et la suivent aux églises, s'enrôlent avec elle dans la confrérie du Rosaire, reçoivent de la main d'un moine l'insigne de la Rose mystique, l'emblème de la virginité.

Notre Française n'eut pas cet aimable accueil à Madrid. Elle était haïe avant de venir. Elle trouva la reine entourée de tous les ennemis de son père. La jolie petite fille de treize ans, la fleur pas même épanouie, allait terriblement faner, enlaidir par contraste une reine avariée, qui pourtant ne régnait que comme femme et par le plaisir. Le seul portrait de cette enfant avait fait ravage à Madrid. Le jeune mari, tout pareil à son père de tempérament, tournait de ce côté l'emportement sauvage qu'il n'avait jusqu'alors déployé qu'à la chasse. Il séchait devant ce portrait. Il fallut le cacher.

L'original devait avoir le sort de toutes nos princesses qu'on maria en Espagne, toutes brisées cruellement. On essayait de la terreur d'abord. La première fête était le bûcher, l'horreur, les cris, et le premier parfum la chair grillée! Puis la pesante obsession des grandes duègnes titrées, leurs rapports de police, leur odieuse interprétation de la vivacité française. L'enfant (eût-elle été plus sage) ne pouvait guère manquer d'être stupéfiée, perdait la langue, même l'esprit.

L'Italienne, dans son génie bouffe, mieux que n'eût fait une Espagnole, arrangea une scène pour la faire paraître idiote. Saint-Simon allait prendre son audience de congé. La jeune princesse était sous un dais. Dans ces occasions publiques, ordinairement tout est prévu, on parle pour l'enfant ou on lui fait lire quelque chose. La Farnèse eut la barbarie de la laisser à elle-même. La petite, entourée de tant d'yeux malveillants, dut être intimidée. Au lieu de couvrir ce silence, de lui donner du temps pour se remettre, de parler un peu à sa place, Saint-Simon eut la sotte fierté de se blesser, et par trois fois articula la question de ce qu'elle voulait faire dire à Paris. Mais rien. Elle est muette. Et bien pis! elle n'est pas muette tout à fait. Elle venait de déjeuner sans doute; un petit bruit involontaire échappe de sa belle bouche. Les Espagnols ne voulaient pas entendre. Sans pitié, sans pudeur, l'Italienne entendit, donna le signal des risées.

Elle croyait en dégoûter le prince. À tort. Ces petites misères de nature ne font guère à l'amour. Témoin, ce qu'on a vu de Louis XIII et de mademoiselle la Fayette; l'humiliant accident pour lequel Anne d'Autriche fut si cruelle, ne le fit que plus amoureux. La Farnèse dut prendre aussi d'autres moyens. Elle exploita l'étourderie de la Française. Sa légèreté à courir dans un parc, les jupes au vent, fut donnée au mari pour un crime d'horrible indécence. On lui dit que, dans l'intérieur, elle voulait danser toute nue entre les dames et les seigneurs. On lui brouilla l'esprit, si bien qu'il consentait à l'enterrer dans un couvent. Mais elle eut la petite vérole. On espéra qu'elle mourrait. Cette cour, qui avait été lâche en la prenant, devint féroce alors, et on fit le mieux qu'on put pour qu'elle n'en réchappât pas. Dieu eut pitié de la pauvre petite. Elle vécut. Mais un objet d'horreur, et pour brouiller les deux pays. Beau résultat de cette grande et subtile diplomatie! Dubois fut si furieux de voir écrouler tout cela, que son très-cher ami, le bon Père Daubenton (si nécessaire à l'alliance) ayant ici son frère, Dubois le pila, le chassa à grands coups de pied de chez lui.

L'amitié, plus solide et si forte, de l'Angleterre, le soutenait ici, pouvait le rassurer. Il eut pourtant l'idée d'une machine assez ridicule, fort peu utile, contre ses concurrents. Il avait institué des conférences où, devant le Régent, on lisait au petit roi des leçons pédantesques sur l'art de gouverner. À travers cet enseignement, gauchement et hors de propos, trois jours durant, le Régent lut un plaidoyer où il reprenait, ressassait la vie de Villeroi, y mêlant les parlementaires, le duc de Noailles, faisant peur au Roi d'une Fronde, établissant longuement que, pour son bien, ces gens ne pouvaient revenir. Rien de plus sot. Quel résultat? Dégrader le Régent par l'énumération des soufflets qu'il avait reçus de Villeroi? Rendre impossible le duc de Noailles? c'est-à-dire rendre un seul possible, M. le Duc! fortifier celui qui n'était que trop fort déjà.

Dubois bientôt le vit et le sentit. Il avait sous la main deux hommes à lui infiniment utiles, que M. le Duc le força de sacrifier. Gens de vigueur et de peu de scrupules, de main, d'épée, très-bons en politique et meilleurs en police. C'étaient Leblanc, secrétaire d'État de la guerre, et son jeune ami Bellisle, petit-fils de Fouquet. Il était agréable à un homme de l'âge et de la robe de Dubois, qui n'avait jamais tenu qu'une plume, de disposer de ces gens-là pour des cas fortuits. Leblanc était à toute sauce; il arrêta Cartouche, enleva Villeroi. Le Régent y tenait, non-seulement pour l'agrément de son commerce, mais par un très-fort souvenir. C'est qu'en ce jour de terreur blême où Law fut presque mis en pièces, où le peuple forçait les grilles du Palais-Royal, Leblanc seul descendit, entra paisiblement dans cette foule et lui fit entendre raison.

Si Dubois, le Régent, les deux malades, eussent été serrés de trop près par l'impatience de leur successeur, M. le Duc, s'il eût frappé un coup, c'est Leblanc qui l'eût fait. Il l'aurait enlevé, tout aussi bien que Villeroi. Et Bellisle, au besoin, aurait fait davantage. Il était des Fouquet, armateurs (ou corsaires) de Nantes, et il était parti de bien moins que de rien, de la ruine et de la disgrâce, de la prison d'État où mourut son grand-père. Il voulait arriver, et n'importe comment. Il avait un esprit terrible, infiniment d'audace, l'intrigue, la bassesse intrépide. En 1719, il s'était chargé pour Dubois d'une scabreuse et dangereuse besogne, d'espionner l'armée d'Espagne et ce grand sec Berwick, si sujet à pendre les gens.

Bellisle avait pris poste dans la maison où l'on haïssait le plus madame de Prie, la maison de sa mère, si maltraitée par elle, madame Pléneuf. Elle était belle, aimable. Bellisle servit là d'abord les amours de la Fare, puis s'attacha à Leblanc, second entreteneur. Mais madame Pléneuf avait cela qu'elle ne perdait jamais d'amants. Elle les gardait tous, et ils devenaient entre eux amis intimes. Bellisle, réussissant près d'elle, n'en fut que mieux avec Leblanc.

C'est Oreste et Pylade, unis, inséparables. Ensemble, malgré tant d'affaires que doit avoir un ministre (Leblanc), ils passent des heures et des heures chez madame Pléneuf, toujours belle et coquette, que sa fille, déjà engraissée, déteste de plus en plus.

Ensemble encore, le soir, les deux amis sont chez Dubois, eux, et nul autre à son coucher. Cet homme inabordable, non dictu affabilis ulli, n'a pas d'humeur pour eux. Miracle.

En novembre 1722, M. le Duc, qui, comme on sait, est terrible pour la probité, commence à attaquer Leblanc, et peu après Bellisle. Ils ont tripoté dans les fonds, ont mis la main à la caisse de La Jonchère, un trésorier des guerres. Affaire obscure. Dans les ténèbres de la police militaire, savaient-ils bien eux-mêmes si vraiment ils avaient volé?

Saint-Simon, supposant que tout vient de madame de Prie, leur conseillait de voir plus rarement madame Pléneuf. Impossible. Ils ne peuvent, disent-ils, se passer de la voir un jour. Autre miracle. Est-ce l'effet des beaux yeux d'une dame si mûre? Ou faut-il croire que ses amis, entre Dubois et elle, assidûment préparent certaines choses dont Chantilly est inquiet?

Dubois fit une belle défense (de novembre en juillet), et l'on peut dire, jusqu'à sa fin, car il mourut en août. Il écrivait au sujet de Leblanc: «Je préférerais la mort à tout ce que j'ai souffert depuis huit mois à son occasion.» Ici il ne ment pas. Leblanc lui était nécessaire pour la crise prochaine de la mort du Régent. Dès janvier 1723, on n'ajournait l'apoplexie qu'en lui donnant journellement de petites purgations. Ce coup qui, d'un moment à l'autre, pouvait l'enlever à Dubois, aurait mis celui-ci dans l'extrême péril de se voir seul avec le jeune fils du Régent, devant M. le Duc. Fleury certainement eût donné le roi au plus fort. Pour être le plus fort, Dubois arrangeait tout. Il était sûr des Gardes par le duc de Guiche, voué aux Orléans. Il était sûr des Suisses et de l'Artillerie, par le duc du Maine, qu'il avait rappelé tout exprès. Mais pour donner l'ensemble à tout cela, et l'élan du coup de collier, il lui fallait son ministre Leblanc.

Il venait de faire une chose qui avertissait fort M. le Duc. Il avait rappelé, réintégré ses mortels ennemis, les bâtards, le duc du Maine, le comte de Toulouse. Malheureusement ils étaient trop brisés. Dans leur isolement, ils n'apportaient guère de force à Dubois. Il aurait bien voulu pouvoir les faire siéger dans le Conseil d'État qui fut créé à la majorité. Conseil très-étroit, trop serré, de cinq personnes en tout. Dubois, avec les deux d'Orléans et un jeune ministre, y avait quatre voix; mais celle de M. le Duc, à elle seule, pesait davantage. Hors du Conseil, il en était de même. Tout se portait de ce côté. Dubois offrait le singulier spectacle d'un homme tout-puissant qui reste seul, qu'on fuit, dont on craint la faveur.

Il le voyait très-bien, et flottait entre deux pensées, celle du prêtre, celle du ministre, la fuite ou le combat.

Quoi qu'il arrivât, après tout, il était cardinal, inviolable. Il garderait sa peau, autant et mieux qu'Alberoni. Il n'avait pas lâché Cambrai, un très-beau pis-aller, archevêché, principauté. Il y songeait sérieusement, car il faisait chercher les droits des archevêques sur le territoire même, le Cambrésis, qui serait devenu une souveraineté tout à fait. Mais, du côté de Rome, il avait de bien autres chances qu'il cultivait soigneusement. Il voulut présider ici l'Assemblée du clergé, pour se montrer là-bas au plus haut et capable de rendre les plus grands services. Il avait pris la Feuille des bénéfices pour ne nommer que les amis de Rome. Il écrivait même aux Romains qu'il méditait pour eux les plus grandes choses, qu'il voulait revenir au temps où les places d'administration et de gouvernement étaient données aux prêtres. À voir de telles promesses, on ne peut guère douter que le drôle ne comptât, s'il perdait la France, avoir Rome, changer le ministère pour la tiare. Branlant ici, il rêvait le palais de Latran.

En attendant, il défend le présent, prend la Police et la Justice,—la Police pour savoir, la Justice pour frapper. Il tient la police de Paris par le cadet d'Argenson, homme fin et sûr. Il tient directement et par lui seul les Postes, l'ouverture des lettres, le cabinet noir. D'Aguesseau l'incertain, le scrupuleux, est écarté. Dubois, sans titre, a en effet les Sceaux, machine essentielle de ce gouvernement, pour sceller, lancer à toute heure les actes nécessaires, Lettres royales ou Arrêts du Conseil, etc., etc.

Et avec tout cela, M. le Duc avance. En vain Leblanc, Bellisle, sont trouvés innocents (1er juillet). Il poursuit, il menace. Dubois dit lâchement qu'il en est étonné et mécontent (Buvat), tandis qu'il écrit autre part qu'il a tout fait pour les défendre (lettre citée par Lemontey).

Mais le Duc ne le tient pas quitte pour de vains mots. Il les fait exiler.

Dubois ayant décidément perdu son épée de chevet, son jeune ministre de la guerre, fut forcé d'être jeune. Il résolut de monter à cheval, de se faire connaître des troupes, à la revue de la Saint-Louis, de se donner auprès de la Maison militaire le mérite des libéralités et des régals d'usage, de bien montrer celui dont tout avancement dépendait.

Il simulait l'audace; mais il était accablé de son isolement. Il se croyait perdu et son cerveau se dérangeait. «Il a, dit Lemontey, déposé ses terreurs dans quelques écrits en désordre. J'ai lu plusieurs papiers noircis de ces funèbres visions.»

La revue le tua. Un abcès qu'il avait creva dans la vessie. Il aggrava le mal en le cachant. Il allait au Conseil. Il faisait dire aux ambassadeurs qu'il irait à Paris. Une opération devint nécessaire, et la mort la suivit de près.

Il mourut en homme d'esprit. Il fut moins sacrilège qu'il n'avait été dans sa vie. Il esquiva l'hostie, qui aurait été un scandale. Il dit que, pour un cardinal, il y avait de grandes cérémonies à faire, qu'il fallait aller demander cela à Paris, au cardinal Bissy. Il calculait très-bien que, pendant le voyage, il aurait le temps de passer (10 août 1723).

Tout retombe au Régent, et dans un état pitoyable. Dubois n'avait rien décidé sur l'essentiel de la situation. Chose incroyable, après ce terrible Visa, qui avait tant réduit, l'embarras subsistait le même. On éludait, on ajournait. Dubois envoyait tout au diable. Avec les Fermes, pour lesquelles Duverney lui payait beaucoup, avec quelques emprunts, quelques édits bursaux, il faisait face au plus indispensable. À sa mort, le Régent retrouve la question qui le poursuit depuis neuf ans: Law ou Noailles? Noailles ou Law? Créera-t-on un papier-monnaie (discrédité avant de naître!), ou bien, avec Noailles, essayera-t-on quelque nouveau retranchement (lorsque l'amputation du Visa est saignante encore!)?

Donc, il tournait dans un cercle fatal, de l'impossible à l'impossible. Ceux qui lui succédèrent, pour le rendre odieux, ont soutenu qu'il eût rappelé Law, qu'il pensait au papier-monnaie. Mais de cela aucune preuve. Ce qui est certain, c'est qu'il fit revenir de l'exil le duc de Noailles, le vit, le consulta.

Il n'était pas mal entouré; il avait rappelé ou appelé quelques hommes capables. Il conserva le jeune ministre Morville, un excellent choix de Dubois. Le jeune lieutenant de police, le second fils de d'Argenson, lui plaisait fort. Si l'on en croit Barbier, il l'eût fait «son premier commis,» son homme de confiance, à qui tous auraient rendu compte. Mais cela ne résolvait pas la difficulté financière. Tout ce qu'on avait imaginé pour trouver de l'argent, c'était un contrôle des actes des notaires, et le renouvellement du vieux droit féodal nommé, par antiphrase, droit de joyeux avénement. Exigence tardive pour un règne qui déjà datait de neuf ans.

Sa meilleure chance, c'était de laisser tout, d'échapper par la mort. Il y avait espoir, sous ce rapport, de trois côtés. Depuis deux ans, il aurait eu besoin d'un traitement spécial et loyal (disait-on). Mais ses fonctions générales, très-affectées, faisaient tout ajourner. Son médecin, Chirac, lui disait sans détour qu'il mourrait d'une hydropisie de poitrine ou serait brusquement enlevé par l'apoplexie. Il opta pour l'apoplexie, regardant une mort si prompte comme une faveur de la nature, ne faisant rien pour l'éviter et l'appelant en quelque sorte.

Deux jours avant sa mort, Maréchal, l'ancien et vénérable chirurgien de Louis XIV, l'envisageant, lui dit que d'un moment à l'autre il pouvait être frappé, qu'il lui fallait une saignée au bras, au pied. Même au dernier jour, 2 décembre, Chirac en dit autant. Il refusa toujours obstinément.

Chacun voyait cela. On prenait ses mesures. Hélas? d'aucun côté on ne pouvait rien faire de bon.

Avec un roi majeur qui n'a que quatorze ans (donc un mineur encore), le ministre sera un régent, un vrai roi. Mais, par une circonstance, la pire imaginable, le ministre d'alors allait être un prince du sang, un prince jeune, un prince incapable, bref un mineur d'esprit, qu'il s'appelât Orléans ou Bourbon.

De ces deux sots, le plus honnête était le jeune duc de Chartres, fils du Régent. Il aurait eu un guide fort expérimenté et de mérite dans le duc de Noailles. Celui-ci était revenu, et sa première démarche avait été d'aller à Notre-Dame communier de la main janséniste de son oncle l'archevêque. Démarche habile qui lui assurait les meilleurs du Parlement. Il eût fallu que les orléanistes se rattachassent franchement à Noailles. C'est ce que fit le duc de Guiche, qui, colonel des Gardes, avec le duc du Maine, colonel des Suisses, eût pu répondre de Versailles. C'est ce que ne fit pas Saint-Simon, qui, obstiné dans sa haine pour Noailles, resta à part. Il sentait bien pourtant quel malheur c'était pour l'État que l'avénement de M. le Duc et de madame de Prie. Il aurait voulu que Fleury, le vieux, le timide Fleury, se décernât le pouvoir, se fît premier ministre. Il osa le lui dire. Éconduit, il ne fit plus rien. Ainsi que le Régent, il se remit à la fatalité.

Sur les avis réitérés des médecins, qui ne furent nullement tenus secrets, le ministre la Vrillière avait dressé déjà la patente de M. le Duc, tenu prêt le serment solennel qu'il devait prêter. Ce vilain petit la Vrillière, que le Régent appelait un bilboquet, n'en avait pas moins été mis par lui au ministère. Il lui devait tout. Par son ingratitude, il resta au pouvoir, fut pour un demi siècle le ministre des prisons d'État. Cinquante mille lettres de cachet ont été signées la Vrillière.

Le 2 décembre au soir, le Régent était chez lui, et recevait avec sa bonté ordinaire la dédicace d'un savant livre de l'avocat Bonnet (Histoire de la danse profane et sacrée). Hommage fort désintéressé, car l'auteur se mourait, et il avait envoyé son épître par un de ses amis.

Il était six heures. Le Régent devait, à sept, monter chez le Roi et travailler avec lui. Ayant une heure à attendre, il dit (tout en buvant ses tisanes) au valet de chambre: «Va voir s'il y a dans le grand cabinet des dames avec qui l'on puisse causer.—Il y a madame de Prie.» Cela ne lui plut pas. Par je ne sais quel flair, elle avait comme senti la mort, était venue au-devant des nouvelles, observer et rôder. «Mais il y a une autre dame, madame de Falari.—Tu peux la faire entrer.»

C'était une jeune et charmante femme qu'il voyait depuis peu. Elle était Dauphinoise et du pays de la Tencin. Probablement cette dame obligeante l'avait procurée au Régent. Il est vrai, c'était tard pour un homme qui avait dû licencier les Parabère, les Sabran, les d'Averne. Mais la Falari l'amusait. Elle était fort jolie, intéressante et malheureuse. Nulle plus qu'elle n'eut d'excuse. Elle avait épousé un très-mauvais sujet, neveu d'un cardinal, qui, par le crédit de son oncle, s'était fait faire duc de Falari. Il avait des mœurs effroyables, détestait les femmes, battait la sienne, l'abandonnait et la laissait mourir de faim.

Le Régent, qui était assis à boire ses drogues, la fit asseoir aussi, et pour rire, pour l'embarrasser, dit: «Crois-tu qu'il y ait un enfer? un paradis?—Sans doute.—Alors tu es bien malheureuse de mener la vie que tu mènes.—Mais Dieu aura pitié de moi.» (Manuscrit Buvat.)

Il devint rêveur, s'inclina vers elle, et lourdement sa tête tout à coup appuya sur elle. Il glisse, il se roidit, il meurt.

Elle pousse des cris. Mais comme il était près de sept heures, il n'y avait plus personne. On pensait qu'il était monté, comme à l'ordinaire, chez le Roi par un petit escalier intérieur. Elle a beau courir, appeler par le palais mal éclairé, désert, en cette noire soirée de décembre. Il lui faut un quart d'heure pour avoir du secours. L'une des premières personnes fut la Sabran et un laquais qui savait saigner. «Mon Dieu, n'en faites rien, crie la Sabran, il sort d'avec une gueuse ... Vous le tuerez.» On essaya pourtant et l'on n'y risquait guère. La Falari, profitant de la foule qui se faisait, se dérobe et s'enfuit. Il est mort! Tout s'en va. L'appartement redevient solitaire.

Dès le premier moment, la Vrillière était chez le Roi, chez Fleury. Madame la Duchesse, mère de M. le Duc, s'était jetée dans une voiture; elle volait à Saint-Cloud, chez sa sœur, madame d'Orléans, qu'elle ne voyait jamais, qu'elle détestait, pour la complimenter, la plaindre, l'observer, surtout la clouer là, lui faire perdre du temps, au cas où cette princesse ferait sur sa paresse l'effort d'aller à Versailles, de parler au Roi pour son fils.

L'aile Nord de Versailles était pleine. On assiégeait M. le Duc. La Vrillière, avec sa patente et son serment tout prêt, le mena chez le Roi, où Fleury, comme il était convenu, dit que le Roi ne pouvait mieux faire que de le prier d'être premier ministre. Le Roi avait les yeux humides et rouges. Il ne dit pas un mot. D'un signe il consentit et transféra la monarchie. M. le Duc à l'instant remercia et fit le serment.

Que faisaient les amis du mort? Saint-Simon vint de Meudon à Versailles, pourquoi? pour s'enfermer, dit-il.

Noailles et Guiche couraient, cherchaient le fils du Régent. Il était à Paris. Leurs offres de service furent mal reçues. Il s'en débarrassa. Et Saint-Simon a tort de le lui reprocher. Ils arrivaient fort tard; ils arrivaient sans Saint-Simon.

Louis XV, qui ne sentait rien, pleura cependant le Régent et en parla toujours avec affection. L'Europe le regretta et regretta Dubois. Paris, avec le temps et sous ceux qui suivirent, plats, sots et violents, se souvint volontiers de deux hommes d'esprit qui n'avaient pas été cruels. Dubois persécuta bien moins qu'on n'eût voulu. Il s'en excuse plaisamment en écrivant à Rome: «Les Jansénistes sont si sobres et si simples de vie, que la prison, l'exil ne leur font rien.» Le Régent, avec tous ses vices et sa déplorable faiblesse, fut, il faut bien le dire, infiniment doux et humain. La Henriade, livre non de génie, mais d'humanité, de bonté, fut accueilli par lui, et on lui saura toujours gré d'avoir bien reçu, admiré, laissé circuler ce grand livre si hardi, les Lettres persanes, l'œuvre émancipatrice qui a couronné la Régence.[Retour à la Table des Matières]

CHAPITRE XXV

MONTESQUIEU. LETTRES PERSANES[10]—VOLTAIRE, HENRIADE
1721-1723

L'avortement de la Régence, le chaos qui suit le Système, les exploits de Cartouche, le dur gouvernement qui vient, ne doivent pas nous faire perdre de vue les résultats immenses qui restent de ces neuf années.

La langueur aride, impuissante et si près de la mort, qui marque la fin de Louis XIV, a fait place aux élans d'une vie qui, malgré les rechutes, ne peut plus s'arrêter. On est sorti de la paralysie. Une circulation active s'est établie. Des arts nouveaux, charmants, sont la révélation extérieure et légère d'un autre esprit, d'un changement profond dans les mœurs et les habitudes.

Mais la belle, très-belle révolution qu'il faut noter, c'est l'humanisation, l'adoucissement singulier des opinions, le progrès de la tolérance. Naguère encore, Bossuet et Fénelon, madame de Sévigné, admiraient la proscription des protestants. Le meilleur prince du temps, un saint, le duc de Bourgogne, excusait la Saint-Barthélemy. Douze ans après, elle fait horreur à tout le monde. La Henriade, un poème peu poétique, n'en réussit pas moins, parce qu'elle la flétrit, la maudit.

Chose propre à la France, à laquelle l'Angleterre, l'Allemagne restent indifférentes, et les autres peuples contraires. La barbarie religieuse continue dans toute l'Europe.

L'Espagne suivait, bride abattue, la carrière des auto-da-fé. En 1721, la seule ville de Grenade, sur l'échafaud de plâtre où quatre fours en feu (figurant les prophètes) mangeaient la chair hurlante, Grenade mit en cendres neuf hommes, onze femmes. C'est l'année des Lettres persanes.

Dans l'année de la Henriade, Philippe V et sa reine, à Madrid, infligent à la petite Française qui arrive la fête épouvantable d'une grillade de neuf corps vivants, l'horreur des cris, l'odeur des graisses, des fritures de la chair humaine.

L'autre année (1724), la vaste exécution des protestants de Thorn; plusieurs décapités et plusieurs torturés dans des supplices exquis. Les Jésuites vainqueurs en firent une exécrable comédie de collège (la Fille de Jephté), où l'effigie des morts grimaçait sur l'autel, par un second supplice de haine et de risée.

Voilà l'Europe à cette époque brillante et encore si barbare, où Montesquieu, Voltaire, ont élevé la voix. Que disaient-ils?

«Grâce pour l'homme!... Respect au sang humain!» C'est le sens de leurs livres immortels et bénis, livres de bonté, de douceur, d'humanité, de pitié; donc de vraie religion. Si Dieu avait parlé, qu'aurait-il dit: «Grâce pour l'homme!»

Mais comment arriver à ce grand but d'humanité? Par nul autre moyen qu'en brisant la fascination des dangereux symboles, l'atroce poésie du Moyen âge, à qui on immolait tant de réalités vivantes. Il fallait bien la détrôner cette poésie imaginative, pour faire régner à sa place celle du cœur et de la nature. La satire, la critique, dans ce sens, étaient œuvre sainte, puisqu'elles éteignaient les bûchers.

La difficulté très-bizarre, c'est que les âmes les plus tendres étaient les plus furieuses. La pitié, la tendresse n'ont jamais manqué en ce monde. Des Albigeois aux Dragonnades, à travers quatre cents, cinq cents ans de massacres, ces sentiments ont abondé; mais seulement, sans rapport à la pauvre vie humaine. La pitié était pour l'hostie. C'est l'hostie outragée, le petit Jésus maltraité, qui fait pleurer à chaudes larmes la douce femme aux auto-da-fé. Si l'on brûle à Wurzbourg un sorcier de neuf ans, c'est attendrissement pour l'idéal enfant qu'on dit immolé au sabbat.

Louis XIV n'était pas insensible, et son cœur fut ému après les Dragonnades. Comme tous les meilleurs catholiques, il eut scrupule, il eut pitié. Non des protestants certes. Mais il trouvait cruel de faire à des damnés litière et pâture de l'hostie, de mettre Dieu dans ces bouches grinçantes.

Maintenant voici une chose inouïe, un scandale. La thèse est retournée. Dans le poème de la Ligue, le poème de la Saint-Barthélemy, le croirait-on? la pitié est pour l'homme, pour la réalité saignante. Ces rouges torrents lui font horreur, et il avance un paradoxe audacieux; il soutient, cet impie, qu'en l'homme aussi Dieu avait son hostie et que, s'il est au pain, il était dans le sang encore.

Pauvre poème, mais grande action, plus hardie qu'on ne croit. L'auteur sortait de la Bastille. Le Régent finissait, ne pouvait guère le rassurer. Rome avait triomphé. Dubois était tout cardinal, jusqu'à promettre à Rome de faire rentrer partout les prêtres dans l'administration. Voltaire, en ce moment, le vaillant étourdi, va prendre un héros protestant. Il va chercher au fond de l'histoire un Henri IV, alors si profondément oublié, qui restait mal noté, un ennemi de l'Espagne qu'à ce moment la France épouse. Ce Henri, il l'expose, comme héros de clémence, d'humanité, d'un cœur facile et tendre, bref, comme l'homme. Ce seul mot dit tout. La merveille, c'est que le poème pâlira et tombera avec le temps et justement; Henri IV restera. Voltaire réellement l'a refait. C'est l'idéal nouveau et accepté du siècle. D'autant baisse Louis XIV, ce funeste idéal (enflure et sécheresse), qui jusque-là remplit la tête vide des rois de l'Europe.

Rhétorique et déclamation, faux merveilleux, faiblesse et parfois platitude. Tout cela ne fait rien. Il y a dans ce poème (la pire œuvre de Voltaire) quelque chose d'aimable et de bon, qui est partout chez lui, le bon sourire, malin et tendre, de son portrait du Musée de Rouen. Et cela alla augmentant. Une de ses ennemies, madame de Genlis, qu'il reçut à Ferney, fut surprise de voir, avec sa bouche satirique, son regard si tendre et si doux. «Le cœur même, dit-elle, de Zaïre était dans ses yeux.»

«Voilà un grand contraste!» Point du tout. La tendresse, l'esprit satirique, l'amour, la guerre ne sont point opposés. La bonté, la pitié, chez quelques-uns sont violentes, et pleines d'un esprit de combat. Elles rendent impitoyable pour toute chose cruelle, pour toute idée barbare, pour tout dogme inhumain. Ces deux dispositions nullement contraires se rencontrent chez tous les grands hommes de ce siècle, spécialement chez Montesquieu. Dans une de ses Lettres persanes, il s'est peint, il a dit le fond de sa nature. Il s'avoue faible et tendre, sans défense contre la pitié. Il était jeune alors, moins résigné qu'il ne le fut plus tard aux souffrances de l'humanité, d'autant plus hostile aux tyrans, aux systèmes surtout qui furent pour des mille ans les tyrans de l'espèce humaine. Dans ce livre, si fort, léger en apparence, d'une gaieté habile et profondément calculée, il a montré comment les doux, au besoin, sont terribles, et les timides hardis. C'est un esprit serein, mondain, ce semble, et pacifique, qui fait en se jouant voler, briller le glaive, accomplit en riant la radicale exécution, l'extermination du passé.

Il imprime en Hollande; mais Voltaire qui imprime en France a bien plus de ménagements. Il reste longtemps en arrière, ne peut secouer son respect d'enfance pour le grand roi et le grand siècle. Il traîne longtemps son Racine. Les récits de Villars, le vieux conteur, les beaux yeux de la maréchale, tout cela fit longtemps tort à Voltaire, le retarda. Élève des Jésuites, et fort caressé d'eux, il est faible pour ses vieux maîtres.

Le siècle demandait, désirait un génie qui tranchât nettement dans le temps, partît de l'écart absolu, comme on dit aujourd'hui, mais de l'écart dans le bon sens, un génie qui surtout allât droit à la question fondamentale, la question religieuse, ne cherchât pas, comme les utopistes d'alors, de vains raccommodages pour une machine plus qu'usée.

Le Régent, par respect, a imprimé le Télémaque. Il essaye un moment des plans de Fénelon, de ses hauts Conseils de seigneurs. Tout cela ridicule, inutile et mort-né.

On essaye un moment de Boisguilbert, de Vauban même. Les réformes économiques qu'ils tentent à la surface n'ont nulle chance pendant qu'on garde le fond pourri qui est dessous.

Law eût fait quelque chose de sérieux. Ses terribles nécessités le poussant en avant, il aurait «labouré profond», comme on dit en 89. J'ai trouvé qu'au premier moment qu'il fût contrôleur général, on agita la question de forcer le clergé à vendre ce qu'il avait acquis depuis cent vingt ans (plus de la moitié de ses biens). Vente énorme qui, faite d'ensemble, eût fait tomber la terre à rien, l'aurait presque donnée au monde des petits laboureurs. Mais Law était près de sa fin. On le précipita. Il y eut une espèce de petit concile pour le condamner.

Une telle opération supposait autre chose. Pour atteindre le temporel, il fallait que le spirituel fût éclairci, percé à jour. Deux hommes singuliers, qui virent beaucoup et souvent dans le vrai, semblaient appelés à cela. Boulainvilliers, le féodal, grand esprit en d'autres matières, avait, dans un très-beau pamphlet qui courait manuscrit, posé avec simplicité la loi de la religion, une en tant de cultes divers. Théorie haute et vraie, qui planait de trop haut.—L'abbé de Saint-Pierre, au contraire, eut mille idées pratiques. Telles de ses vues sociales, utiles et sérieuses, se sont réalisées. Mais, dans les choses religieuses, il est myope ou craint de voir. Il garde l'idée niaise d'être un philosophe chrétien. Les évêques firent chasser ce bonhomme de l'Académie. Les philosophes en rirent. Tout était ridicule en lui, et jusqu'à l'orthographe. C'était le roi des maladroits. Il changeait des misères, il réformait des riens, et conservait le pire; exemple, la moinaille, qu'il croit utiliser! On le renvoya en nourrice, avec cette pauvre âme que met Machiavel «dans les limbes des petits enfants.»

Mais qui sera donc l'homme? et dans quelle circonstance heureuse et singulière va-t-il donc naître et se former, le vigoureux génie qui, tranchant le passé au fil du glaive, dans cet éclair va faire voir l'avenir?... Gloire à la volonté! Il naît précisément, grandit, se fortifie, dans un milieu unique pour énerver, éteindre, admirable pour étouffer.

Né en 1689, affublé à 25 ans d'une perruque de conseiller, il le fut à 27 d'un bonnet de président à mortier. Son esprit vaste, vif et doux, sous ce poids qui le contenait, n'en fut pas accablé, mais s'étendit en dessous de tous côtés. Un mariage fort calme, dont il lui survint trois enfants, semblait (dès 26 ans) le calfeutrer tout à fait au foyer. De son hôtel au Parlement, du Parlement à son hôtel, sa vie était tracée. Cette quasi-captivité qui aurait amorti tout autre eut l'admirable effet de le vivifier. Il s'enquit de deux infinis, celui des sciences physiques, celui des mœurs, des lois, des transformations variées de l'âme humaine.

L'Académie de Bordeaux, qui jusqu'à lui perdait son temps aux amusements littéraires, aux petits vers, devint une académie des sciences. Il y lut des mémoires sur ses études d'anatomie et autres. En 1719, d'un élan juvénile (on commence toujours par l'immense et par l'impossible), il avait fait le plan d'une Histoire de la Terre.

Temps curieux de gigantesque effort. Marsigli donne son Histoire de la Mer. Vico prépare et bientôt donne son esquisse sublime et féconde: Science nouvelle de l'Humanité.

Montesquieu, sans nul doute moins inventeur, fit davantage.

Il vit et pénétra, il jeta un ferme regard sur trois masses qui composaient alors l'indigeste richesse de la raison humaine.

1o L'édifice des sciences mathématiques et naturelles, si compliquées de phénomènes, et si simples de lois. Les écrits de Fontenelle y intéressaient vivement.

2o La série des voyageurs, spécialement de l'Orient, de la Perse et de l'Inde, depuis les charmants récits de Pietro della Valle, jusqu'aux Bernier, aux Thévenot, aux Tavernier, jusqu'au judicieux Chardin. Ici de même nul éblouissement. L'amusante diversité aboutit à des lois très-simples.

3o Le droit, pour ses prédécesseurs, était un monde à part qu'on tâchait d'enfermer dans le cercle du christianisme. Le premier, il le vit dans la variété immense des législations comparées, réductible pourtant à la haute unité du Juste. Planant sur la nature, les mœurs et les institutions, son grand esprit cherchait l'âme commune, la loi de la loi.

Cette hauteur est telle que, non-seulement les lois civiles et politiques, mais aussi les lois religieuses, en sont justiciables. La Justice est tellement la reine des mortels et des immortels, que les dieux mêmes répondent devant elle. Les religions lui font la révérence et en attendent leur arrêt, car celle qui prétendrait être sainte pour se dispenser d'être juste, serait impie, loin d'être sainte, ne serait plus religion.

Idée directement contraire à celle des légistes du siècle de Louis XIV. Domat exige que la justice soit chrétienne et la plie au Christianisme. Le XVIIIe siècle demande si le Christianisme est juste.

Le singulier, c'est que l'élan de la révolution soit parti justement d'un esprit pacifique, plus lumineux qu'ardent, et surtout conciliateur. Tel semblait Montesquieu avant 1721, quand il faisait ses paisibles lectures à son Académie. Et tel il redevint après son grand livre révolutionnaire. Il se tourna bientôt vers les calmes régions de la haute critique historique. (Grandeur et décadence des Romains.)

Le génie girondin, celui de Fénelon, Montaigne, Montesquieu, celui du grand parti qui, en 93, périt pour ne pas tuer, est vif, mais modéré, équilibré, ce semble. Il faut une pression pour en tirer le jet de feu qui brûle. Il faut cette chose rare qui quelquefois saisit un jeune cœur, ce que j'appellerais: la fièvre de justice. La Boétie n'avait que vingt-six ans, lorsque de Bordeaux il lança sa brochure du Contr'un, l'évangile de la République; et Montesquieu guère plus de trente, quand son petit roman esquissa, déjà formula le Credo de 89.

Leur vraie vie intérieure est absolument inconnue. La Boétie meurt jeune, et ne dit rien. Montesquieu s'est gardé de nous rien révéler des secrètes révolutions de son esprit. Il est aisé de deviner pourtant.

Tous deux étaient des juges, membres du Parlement. Tous deux, éclairés et humains, étaient associés à la justice routinière d'un grand corps immuable dans la barbarie du vieux droit. Les légistes royaux ayant, dans tant de choses, succédé aux pouvoirs judiciaires du clergé, résisté à l'Inquisition, se piquaient d'être aussi cruels. Ils se montraient prêtres autant que les prêtres dans les applications révoltantes du Droit canonique, maintenaient les supplices ecclésiastiques, le feu spécialement. Sans rien dire de Toulouse (le parlement le plus féroce), ceux de Bordeaux et de Rouen brûlent force sorciers dans le XVIIe siècle. Paris brûle le pauvre messie Simon Morin dans l'année du Tartufe (1664). Il brûle deux libertins (1726). Djon, un curé quiétiste (1698).

Ces choses étaient rares, dira-t-on. Ce qui ne l'était pas, ce qui était constant et prodigué, c'était la torture préalable. Elle était chère aux Parlements autant qu'aux cours d'Église. En 1780, sous Louis XVI, un parlementaire d'Aix en imprime l'apologie, dédiée au pape Pie VI, qui accepte la dédicace.

Une autre torture, plus cruelle peut-être, c'est l'atrocité des prisons. Celles de Bordeaux étaient célèbres en Europe. Ses cachots du Château-Trompette, où l'on ne pouvait être debout, ni couché, ni assis, égalaient les plus effrayants in pace de l'Inquisition.

Qu'on se figure ce génie doux, humain, associé à tout cela! Un Montesquieu, président d'un tel corps, forcé de suivre toutes ces vieilleries exécrables, obligé de signer une enquête par la torture, un jugement pour rouer, brûler! Quelque inerte qu'on soit dans une telle compagnie, on n'en endosse pas moins la solidarité terrible de ses actes. La consolation passagère d'adoucir parfois un arrêt peut-elle équivaloir à cette participation constante d'un droit affreux qui revient tous les jours? Montesquieu resta là de 1714 à 1726, cloué par la nécessité héréditaire, la volonté des siens, par la timidité, par la convenance. Il n'osait s'arracher de cette robe, sa fatalité de famille. Qui peut douter qu'il n'en ait souffert cruellement, souffert? de ce qu'il voyait, signait, faisait, souffert de son silence, et taciturnement amassé un merveilleux fonds de haine pour ce passé atroce, ce droit maudit et son principe impie.

Il faut être bien étourdi et bien léger soi-même pour trouver son livre léger. À chaque instant il est terrible. Les satires de Voltaire sont si débonnaires à côté! La différence est grande. Voltaire est libre par le monde. Montesquieu est un prisonnier.

L'œuvre est moins merveilleuse encore que le secret, la patience qui la préparent, ce recueillement redoutable du solitaire en pleine foule. Grande leçon! Qu'ils apprennent de là, les prisonniers qui se croient impuissants, combien la prison sert, comme en prison le fer devient acier! Qu'ils apprennent, les hésitants, les maladroits, à affiler la lame. Jamais main plus légère. L'Orient lui apprit à jouer du damas. En badinant, il décapite un monde.

Il est intéressant pour l'art de voir comment le tour est fait. N'oublions pas qu'il se faisait dans un moment singulier d'inattention où personne n'avait envie de regarder. Écrit au plus fort du Système, le livre est publié dans la débâcle, la terreur du Visa, quand chacun se croit ruiné. La difficulté était grande pour se faire écouter de gens préoccupés si fortement. Quel cadre assez piquant, quel style assez mordant pouvait s'emparer du public?

Le petit roman fit cela. L'auteur prit une occasion. L'ambassadeur turc arrivait (mars 1721) avec tout son monde équivoque. La question débattue partout était: «A-t-il, n'a-t-il pas un sérail?»—«Et qu'est-ce que la vie de sérail?» Vous le voulez ... Eh bien, apprenez-le. Le nouveau livre le dira. Dès le commencement, cinq ou six lettres vous saisissent par cette vive curiosité d'être confident du mystère, au fond du sérail même, et ce qui est piquant, d'un sérail veuf, et des humbles aveux que ces belles délaissées écrivent en grand secret. Croyez qu'avec un tel prologue, on ne lâchera pas le livre.

Mais nulle mollesse orientale. Il ne s'en doute même pas. À cent lieues du sérail mystique des soufis, du sérail voluptueux du Ramayan, celui-ci est français, je veux dire amusant et sec. La flamme même, s'il y en a quelque peu, est sèche encore, esprit, dispute et jalousie. Ces disputeuses ne troublent guère les sens. Le tout est une vraie satire contre l'injustice polygamique, le dur veuvage où elle tient la femme. Même la polygamie chrétienne (quoiqu'il en plaisante parfois, comme d'une chose qui est dans les mœurs), il la flétrit très-âprement dans la lettre sur l'homme à bonnes fortunes.

C'est un coup de théâtre de voir comme après ces cinq ou six premières lettres de femmes, maître de son lecteur, il l'emporte, d'une aile prodigieuse, sur un pic d'où l'on voit toute la terre. Les sociétés humaines ont leur nécessité: le Juste. Elles vivent de lui et sans lui elles meurent. La brève histoire des Troglodytes, où la forme un peu maniérée ne fait nul tort au fond, donne, avec cette loi de Justice, ce qui en est d'usage: le gouvernement libre, républicain, de soi par soi.

Un Anglais n'aurait pas manqué de se servir ici du texte où Samuel énumère aux Hébreux qui demandent un roi, les fléaux de la royauté. Le Français sait bien mieux qu'un vieil habit sert peu pour la vérité éternelle.

On a chassé le pauvre Saint-Pierre pour ses petites hardiesses. Mais on n'ose toucher celui-ci. Il dit la mort prochaine de la religion catholique. Il dit que la république est le gouvernement de la vertu. Il dit que le roi et le pape, grands magiciens, ont le talent de faire que le papier soit de l'argent, que le pain ne soit pas du pain, etc. Le haut credo surnaturel a pour lui la valeur des actions de Law après le Visa.

Le Régent rit, et tout le monde. Et qui sait? les évêques eux-mêmes, tous les Pères de l'Église, Dubois, Tencin, etc. La France entière rit, et l'Europe.

C'est là bien autre chose qu'un succès littéraire. Sans s'en apercevoir, dans cette satire ou ce roman, on a pris, accepté un credo tout nouveau. Le livre, si critique, n'en est pas moins affirmatif. Tout en brisant le faux, il a posé le vrai.[Retour à la Table des Matières]

FIN DU TOME DIX-SEPTIÈME

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