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Histoire de France 1715-1723 (Volume 17/19)

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À en croire Du Hautchamp, dans un souper, on se gêna si peu qu'il éclata avec fureur. Ni lui ni le Régent ne se souvinrent plus des distances. Ces scènes violentes et dégradantes expliquent peut-être l'apoplexie que le Régent eut en septembre (Manuscrit Buvat). Avis sinistre que donnait la nature. D'autant plus entraînés, poursuivant leur destin, ils semblaient le braver et courir au-devant, dans ce chemin fatal qui était celui de la mort.[Retour à la Table des Matières]

CHAPITRE VII

LE ROI BANQUIER—CONSPIRATION ET GUERRE—ŒDIPE
Novembre-Décembre 1718.

La furie du plaisir fit chez nous la furie du jeu. Le déficit, la banqueroute, que dis-je? la faim même n'eût pas suffi pour faire d'une France de gentilshommes une France d'agioteurs.

On ne peut dire assez combien elle était sobre, cette ancienne France, combien elle portait gaiement les souffrances, les privations. La vie riche d'alors nous semblerait très-dure. On avait du luxe et des arts, mais aucune idée du confort, de ses mille dépenses variées qui, aujourd'hui, nous rendent si soucieux et font tant rechercher l'argent. Au plus galant hôtel, on campait en sauvages. Nulle précaution. Peu de chauffage. La dame avait des glaces et des Watteau aux derniers cabinets, mais passait son hiver entre des paravents, comme l'oiseau niché sous la feuillée.

À tout cela peu de difficulté. Mais régler ses dépenses, mais mourir au plaisir, vivre de la vie janséniste, c'est ce qui ne se pouvait pas. À peine on avait eu le temps de mettre le vieux siècle à Saint-Denis, à peine on commençait d'entrer dans l'échappée des libertés nouvelles, et déjà brusquement on se voyait arrêté court. Les dames surtout, les dames ne l'eussent jamais supporté. Si l'homme pouvait vivre noblement gueux, joueur ou parasite en pêchant des dîners, la femme qui avait pris un si grand vol, gonflée dans son ballon royal, ne pouvait aplatir ses prétentions. Elle dénonça ses volontés, et dit fermement: «Soyez riches!»

On se précipita. On prit pour guide, pour maître (non, pour Dieu) un grand joueur, heureux, et qui gagnait toujours à tous les jeux, aux amours, aux duels. Personnalité magnifique d'un brillant magicien qui, autant qu'il voulait, gagnait, mais dédaignait l'argent, enseignait le mépris de l'or.

Toute l'Europe était alors malade de la fièvre de la spéculation. C'est bien à tort que les autres nations font les fières, se moquent de nous, nous reprochent avec dérision la folie du Système. Chez elles il y eut folie, mais la folie ne fut pas amusante. Il n'y eut ni esprit ni système. Il y eut simplement avarice.

Par trois et quatre fois l'Angleterre, la grave Hollande, eurent des accès pareils. Mais, sous forme analogue, l'idée, le but étaient contraires. Que veulent-ils en gagnant? amasser. Le Français dépenser, vivre de vie galante, d'amusement, de société.

Ajoutez le jeu pour le jeu, le piquant du combat, la joie de cette escrime, la vanité de dire: «J'ai du bonheur, j'ai de la chance. Je suis le fils de la Fortune. C'est mon lot! Je suis né coiffé!»

Si quelqu'un eut droit de le dire, ce fut Law, à coup sûr. Il fut beaucoup plus beau qu'il n'est séant à l'homme de l'être: élégant, délicat, de la molle beauté qui allait à ce temps où les femmes disposaient de tout. C'est pour elles certainement, pour la foule des belles joueuses qui raffolaient de lui, qu'on a fait son premier portrait (Bibl. imp.). Il n'a encore qu'un titre inférieur, conseiller du roi, il est dans ses débuts, sa période ascendante. Il est l'aurore et l'espérance, la Fortune elle-même, sous un aspect très-féminin, avec ses promesses et ses songes de plaisirs et de vices aimables.

Image, en conscience, indécente, le cou nu, la poitrine nue, combinée pour flatter l'amour viril, les penchants masculins de ces bacchantes effrénées de la Bourse, qui sait? pour les précipiter à l'achat des Actions?

Heureusement, il était bien gardé. Par une très-obscure aventure, après certains duels qui le firent condamner à mort, le trop heureux joueur avait gagné là-bas une fort belle Anglaise, que certains disaient mariée. Il l'appelait madame Law, lui rendait tout respect et en avait des enfants. Cette beauté avait la singularité d'offrir à la fois deux personnes; son visage, charmant d'un côté, montrait sur l'autre un signe, une tache de vin. Le contraste, quelque peu choquant, avait cependant au total quelque chose de saisissant qui rendait curieux, lui donnait les effets d'un songe, d'une énigme qu'on aurait voulu deviner. Qu'était-elle? le Sphinx? ou le Sort?

Les Écossais sont souvent de deux races (exemple Walter Scott). Law, né à Édimbourg, dans la positive Écosse des Basses terres, eut, par-dessus, le génie de la Haute, superbe et désintéressé, l'imagination gaélique. Avec un don étrange de rapide calcul (qu'il tenait de son père, banquier), une infaillibilité de jeu non démentie, le pouvoir d'être riche, il n'estimait rien que l'idée. Il était visiblement né poète et grand seigneur. Par sa mère, disait-on, il descendait du Lord des Îles. Il fut l'Ossian de la banque.

Rien, selon moi, ne dut agir plus fortement sur Law que deux spectacles qu'il eut fort jeune:

La matérialité de la vieille Angleterre sous Guillaume, la bizarre crise monétaire qu'elle eut alors. La monnaie s'étant retirée, se cachant, on se crut perdu. Le commerce, un moment, fut dans le désespoir. On inventa heureusement une machine rapide pour frapper la monnaie nouvelle. Cette machine, à chaque ville, reçue comme un ange du ciel, y entrait en triomphe, au son des cloches. On ne savait quel accueil faire aux ouvriers secourables qui venaient donner le salut.

Et en même temps, il vit en Hollande l'immatérielle puissance du crédit, du papier, du billet, qu'imita l'Angleterre ensuite. Sans billets même, les affaires se faisaient avec quelques chiffres, par un simple virement de parties sur les registres. Chacun étant tout à la fois créancier, débiteur, réglait facilement par un petit calcul et le solde de la différence. On n'était pas toujours à se salir les mains avec de l'or et de l'argent. Dans beaucoup de transactions on stipulait le payement en billets, car on les préférait à l'or.

Le papier contre le papier, l'idée contre l'idée, la foi contre la foi, c'était la noble forme du commerce.

Plus que la forme: c'était une part incontestable du fonds. Le négociant qui n'a que cent mille francs, avec la confiance, fait des affaires pour un million, exploite ce million, gagne en proportion d'un million, comme s'il l'avait en fonds de terre. C'est donc neuf cent mille francs que son crédit lui crée.

N'eût-il pas même cent mille francs, s'il a un art ou un secret utile à exploiter, s'il inspire confiance, le million tout entier sortira pour lui du crédit.

«La richesse peut être une création de la foi.» C'est l'idée intérieure qui faisait le génie de Law, sa doctrine secrète qui éleva une théorie de finance à la hauteur d'un dogme: le mépris, la haine de l'or[8].

La royauté de l'or et de l'argent est-elle d'institution divine? Dérive-t-elle de la Nature? qui le croira? Matières incommodes et grossières, ces métaux sont avantageusement remplacés par des coquilles chez les tribus qu'à tort on croit sauvages. On les dit métaux précieux, le sont-ils par essence? Dans l'usage artistique, ils seront sans nul doute un matin remplacés. La fixité de leur valeur les rend propres, dit-on, à servir de monnaie. Valeur, en fait, si peu égale, que le rentier qui stipule en argent, se trouve, en peu d'années, infailliblement ruiné. Tantôt c'est l'Amérique, tantôt c'est l'Australie, l'Oural, qui lance un déluge d'or, avilit ce métal, et du rentier aisé fait un nécessiteux, et presque un indigent.

Du reste, Law avait trop de sens et d'expérience pour croire, en pur banquier, que tout est dans ces questions du numéraire et du papier. En véritable économiste, il sait et dit très-bien que la vraie richesse d'un État est dans la population et le travail, dans l'homme et la nature. Chez ce rare financier, le génie semble éclairé par le cœur. Les hommes sont pour lui des chiffres et non pas des zéros. Ses projets ne respirent que l'amour de l'humanité. Il répète souvent que tout doit se faire en vue définitive des travailleurs, des producteurs, «qu'un ouvrier à vingt sous par jour est plus précieux à l'État qu'un capital en terre de vingt-cinq mille livres,» etc.

Sans lui prêter, comme on a fait, des idées trop systématiques d'aujourd'hui, révolutionnaires ou socialistes, il est certain que, par la force des choses, il créait une république.

En présence de la vieille machine monarchique, qui gisait disloquée, hors d'état de se réparer, il avait fait jaillir de terre deux créations vivantes, deux cités sœurs, unies par tant de liens, qu'elle n'en était qu'une au fond: la République de banque, en vigueur déjà, en prospérité, depuis trois ans, au grand avantage de l'État;—la République de commerce, Compagnie d'Occident, qui bientôt fut aussi celle du commerce d'Orient et du monde.

L'une et l'autre gouvernées par ceux qui avaient intérêt au bon gouvernement, leurs propres actionnaires. Dans cette foule, cette nation d'actionnaires, de plus en plus nombreuse, toute la France entrait peu à peu, et toute, sans s'en apercevoir, elle se transformait par la puissance du principe moderne: la Royauté de soi par soi (self government).

Le plus piquant dans cette création d'une république financière, qui aurait absorbé l'État, c'est qu'elle avait pour fauteur et complice l'État qu'elle devait absorber. Le Régent était de cœur pour Law. Tous deux se ressemblaient. Le prince, novateur, et de bonne heure crédule aux utopistes, se fit vivement l'associé de ce prophète de la Bourse, apôtre humanitaire qui voulait que chacun fût actionnaire, associé, joueur, joueur heureux. Law, multipliant la richesse, allait faire du royaume un vaste tapis vert où l'on ne pourrait perdre, où tous réussiraient, que dis-je? le royaume? le monde, les deux mondes allaient entrer ensemble dans un immense jeu où l'Humanité même eût gagné la partie.

En attendant, le déficit croissait. Le Régent en était-il cause? Fort peu par ses dépenses personnelles. Il donnait peu à ses maîtresses (Saint-Simon). Il dota ses bâtards avec des biens d'église. Même à sa fille, il ne donna qu'une petite maison, la Muette. S'il prit Meudon pour elle, quand elle fut enceinte, ce fut en échange d'Amboise qui était de sa dot. Il n'y avait pas de cour. Et rien n'était plus simple que le Palais-Royal. Ce palais et Saint-Cloud étaient de petites résidences où l'on ne pouvait s'étaler. Qu'était-ce que la vie du Régent, et celle du petit Roi encore, en comparaison du gouffre de la Vienne impériale? Michiels nous la donne, d'après les documents du temps. Grossière et monstrueuse noce de Gamache qui durait toute l'année, épouvantable armée de courtisans, de gardes, de gentilshommes, dames, laquais, cuisiniers, marmitons, et que sais-je? valets de valets et serviteurs de serviteurs, par vingt, trente et quarante mille! On recule. D'ici on sent ces cuisines de Gargantua, ces énormes chaudières, ces broches échelonnées à l'infini, ces masses de viandes fumantes!

À Paris, rien de comparable alors. La Régence n'a pas eu le temps d'inventer les raffinements coûteux que trouveront plus tard les Fermiers généraux. Les recherches luxueuses du siècle vieillissant sont ignorées encore. Le plaisir sans façon suffit.

Le défaut du Régent était bien moins de dépenser que de ne point savoir refuser. Il était né la main ouverte, et tout lui échappait. Il donnait d'amitié, il donnait de faiblesse, il donnait de nécessité. Beaucoup de dons étaient forcés, il faut le dire. Comment eût-il pu refuser à madame de Ventadour et autres qui avaient en main l'enfant roi, la petite machine royale, si inerte, mais si dangereuse dans telle occasion imprévue? Comment eût-il pu refuser à la dévorante maison des Condés, qui venaient un à un prier, montrer les dents? C'était un bataillon d'alliés nécessaires contre le duc du Maine, contre le parti espagnol, le Parlement, la Vendée qu'on préparait en Poitou, en Bretagne.

Deux choses allaient creusant l'abîme, la faiblesse de la Régence et la faiblesse du Régent, la misère de situation, celle de vice et de laisser aller. Cent vingt millions de nouveau déficit! Vingt-quatre qui manqueront en 1719! Et, par-dessus, la dépense d'une guerre probable.

L'Angleterre et la France s'y attendaient également. Elles seules gardaient la paix du monde. Personne ne voulait de la paix, ni l'Espagne qu'on avait frappée, ni l'Autriche qu'on favorisait, à qui on donnait la Sicile. Cette brutale Autriche, après le désastre espagnol qu'on avait fait à son profit, ne voulait plus renoncer à l'Espagne. Dubois était désespéré, criait qu'il se tuerait, emporterait la paix dans son tombeau. Le 20 novembre, les puissances pacificatrices, l'Angleterre et la France, firent un traité secret pour forcer l'Autrichien à la paix si avantageuse qu'il avait acceptée lui-même.

Combien moins l'Espagne, outragée, humiliée, se résignait-elle? La sottise de la reine dans l'affaire d'Italie n'ayant que trop paru, on revenait au plan d'Alberoni, qui voulait, avant tout, tenter un coup sur Londres, agir en Bretagne, en Poitou. Cela n'était point fou, comme on l'a dit. Alberoni avait encore des vaisseaux pour un coup de main. L'homme d'exécution, dont le nom valait des armées, Charles XII, existait encore. Il ne fut tué qu'en décembre.

La noblesse de Bretagne, remuée par des femmes (absurdes, énergiques et jolies, comme sont volontiers les basses-brettes), fermentait et s'armait. L'hiver seul ajournait le mouvement. Mesdames de Kankoën et de Bonnamour grisaient ces fous. Elles organisaient un commerce de lettres avec l'Espagne. Les bouteilles de vin, qui apportaient l'enthousiasme sous forme d'alicante, de xérès, de madère, reportaient à Madrid les chaudes protestations bretonnes. Ils se croyaient loyaux; leur maître naturel, c'était le frère du duc de Bourgogne, Philippe V, qui seul pouvait garder le cher enfant royal, si mal entre les mains de l'usurpateur, de l'empoisonneur. Tout pour le Roi! tout pour le peuple! Dans cette belle croisade qui aurait mis en France la tyrannie bigote du roi de l'inquisition, M. de Bonnamour appelait ses gens les soldats de la liberté. Les paysans ouvriraient-ils l'oreille? les curés de Bretagne prêcheraient-ils contre un Régent impie pour le roi catholique? S'il en était ainsi, on avait à attendre bien plus que la révolte écrasée par Louis XIV. Ce sauvage pays, si fermé par sa langue, pouvait avoir déjà souterrainement le vaste ébranlement des chouans.

Mais cette guerre, c'était de l'argent, beaucoup d'argent, et où le prendre?

Tant qu'on cherchait encore la réponse à cette question, Dubois, quelque moyen qu'il eût de saisir la conspiration, Dubois n'osa agir. Pendant tout le mois de novembre, il les laissa s'agiter, frétiller, s'enhardir, parader dans leurs attaques étourdies au Régent. On colporte hardiment les Philippiques de Lagrange-Chancel. Le 24 novembre, on lance le brûlot d'Œdipe (dont je parlerai tout à l'heure). Les souris dansent autour du chat.

Elles croyaient, non sans vraisemblance, qu'il était à bout de ressources, n'avait ni dents, ni griffes. Restait pourtant le grand expédient révolutionnaire, l'assignat, le papier-monnaie, imposé par la loi, par la force et par la terreur.

Expédient qui différait fort peu de celui dont nos rois usaient et abusaient sans cesse, frappant des monnaies faibles, fausses, et forçant de les prendre pour une valeur exagérée. C'est ce que d'Argenson avait fait, en juin, honteusement et non sans peine. Un tel expédient était contraire aux principes de Law, qui, sans contester que le roi a toute puissance, enseignait qu'il n'en doit point user, qu'il ne doit s'adresser qu'à la volonté libre, à la libre foi, au crédit. Cependant, ici, appelé, imploré, il n'offrit nul autre expédient qu'une monnaie forcée de papier.

Le roi n'aurait trompé personne. Il eût fait comme dans une place assiégée, où, pour le besoin du moment, on crée une monnaie. Il eût lancé un milliard de papier (l'employant au remboursement de la dette), sans y affecter d'intérêt, n'alléguant rien que la nécessité, la détresse de l'État, la guerre où les complots de l'Espagne obligeaient d'entrer.

Moyen franc, violent. Rien de plus clair. La tyrannie n'y prenait point de voile. C'est justement cet excès de clarté qui déplut. L'obscurité, l'infini mystérieux de spéculations qu'un grand mouvement financier allait ouvrir, plaisaient bien autrement aux illustres voleurs, qui voulaient faire leur razzia, aux fripons qui comptaient, sous un Régent myope, à leur aise, pêcher en eau trouble.

Ce n'était pas, dit-on à Law, ce qu'il avait promis, ce qu'on pouvait attendre de son vaste et puissant génie. Lui, grand théoricien, qui, sous Louis XIV, sous le Régent, avait obstinément offert ses théories pour relever l'État, il hésitait, quand la France à son tour se mettait à ses pieds, voulant faire sa Banque royale.

Pourtant rien de plus naturel. Il avait proposé de sauver l'État naufragé en le recevant dans sa Banque, sa république d'actionnaires. Mais ici, au contraire, il sentait que l'État, par une fatale attraction, engloutirait sa banque, et la perdrait dans son naufrage.

Qu'était-ce que l'État? rien que l'ancienne monarchie, non changée et incorrigible, le fantasque arbitraire, la mer d'abus, illimitée, sans fond. Nulle forme ne pouvait rassurer. Si la Banque devenait royale, que refuserait-elle aux vampires, qui, déjà sous Noailles, l'apôtre de l'économie, sous sa Chambre de justice, avaient volé sur les voleurs, qui, sous d'Argenson, grappillaient dans les misérables ressources qu'on arrachait au désespoir?

Un homme aussi intelligent que Law ne pouvait s'aveugler sur tout cela. Il sentait que tout irait à la dérive, si le pouvoir ne se liait lui-même. Il eût voulu pour garantie ces mêmes magistrats qui naguère parlaient de le pendre. Il aurait mis la banque sous l'égide d'une sorte de gouvernement national, d'une commission de quatre Hautes Cours (Parlement, Comptes, Aides, Monnaies). C'eût été justement le Conseil de commerce que Henri IV fit en 1607. La chose eût gêné les voleurs. On dit au Régent que c'était se mettre en tutelle, que, d'ailleurs, ces robins, ignorants, routiniers, ne feraient qu'empêcher tout. À Law, on dit qu'avec un prince tellement ami il resterait le maître, que c'était l'intérêt visible du Régent de ne pas se nuire à lui-même, de ne pas détruire, par une trop grande émission, la source des richesses, de ne pas tuer sa poule aux œufs d'or.

Au fond, Law était dans leurs mains. Il avait ici toute sa fortune. Il s'était compromis en recevant si généreusement pour sa Banque et sa Compagnie nos chiffons de Billets d'État. Il avait un pied dans l'abîme. On lui fit honte de reculer, de ne pas être un beau joueur, d'avoir fait mise et de quitter la table. L'honneur et le vertige l'entraînèrent, le précipitèrent.

Il cède au roi sa Banque. Cet établissement, intimement lié à celui de la grande Compagnie, y trouve un appui mutuel. Les profits de change et d'escompte, les profits du commerce, ceux de l'exploitation du Nouveau Monde, voilà ce qui doit relever l'État.

Ressources incontestables, mais qui exigent, même dans l'hypothèse d'une administration parfaite, pour condition indispensable, ce que l'on n'avait pas, le temps. Law, le Régent, pouvaient-ils s'y tromper? N'étaient-ils pas tous deux de hardis mystificateurs? Au fond, ils croyaient, sans nul doute, par l'utile fiction des trésors du monde inconnu, susciter un trésor réel, la confiance, le crédit, le commerce, l'industrie, la circulation. Passant et repassant, par ventes et par achats, les produits plusieurs fois taxés allaient doubler, tripler l'impôt, enrichir l'État, et le libérer, le mettre enfin à même de réaliser ce grand projet d'empire colonial, dont la fiction, quelque fausse qu'elle fût d'abord, n'aurait pas moins donné le premier mouvement.

Les deux affaires de la Guerre, et celle de la Banque qui nourrirait la guerre, se décidèrent en même temps, le 4 et le 5 décembre 1718.

Dès le mois de juillet, par certaine marquise, famélique, intrigante, depuis par un copiste de la Bibliothèque, on savait tout, on pouvait tout saisir. L'occasion vint à point en décembre. Dubois avait entre autres amies une fort utile à la police, jeune encore, jolie et adroite, la Fillon. Cette dame, renommée la première en son industrie, tenait une maison, un couvent de filles publiques, et le mieux tenu de Paris. La décence avant tout, la religion, rien n'y manquait. On y faisait ses Pâques. La Fillon se piquait d'avoir dans ses clients le monde le plus respectable. Elle était fort considérée, mais, déjà bien connue, un peu usée ici. On la fit peu après passer en province avec une forte pension. Elle y changea de nom, se maria noblement et devint une honorable dame de paroisse, l'exemple de ses vassaux.

Donc cette dame, le 2 décembre, dans la nuit, vint au Palais-Royal et fit savoir que le soir même un jeune secrétaire de l'ambassade d'Espagne, qui avait habitude chez elle avec une petite fille, s'était excusé d'arriver tard, alléguant un travail pressé, des papiers importants qui partaient pour Madrid. La petite bien vite en avertit sa dame, et celle-ci le ministre. Le porteur fut (le 5) arrêté à Poitiers.

Le 4, avait eu lieu dans la nuit la révolution financière, la Banque déclarée royale. Autrement dit, le roi banquier.

Coup subit, tenu fort secret. Le Régent n'appela que le duc de Bourbon, Law et le duc d'Antin. D'Argenson, le garde des sceaux, qui, ayant les finances, eût dû être appelé le premier, ne sut rien qu'au dernier moment. Rival de Law avec les Duverney, il croyait bien être chassé, et fut trop heureux de garder les sceaux.

Le Roi, représenté par le Régent, rachetait les actions de la Banque, reprenait le métier de Law (qui n'était plus que son commis). Le Roi recevait des dépôts. Le Roi faisait l'escompte. Le Roi tenait la caisse. Mais on pouvait se rassurer: elle serait, cette caisse, bien gardée, vérifiée sévèrement, strictement fermée de trois clefs différentes (celles du Directeur, de l'Inspecteur, du Trésorier). On n'émettrait de nouvelles actions que sur un arrêt du Conseil. Seul ordonnateur, le Régent. Le trésorier, finalement, placé sous les yeux vigilants et du Conseil et de la Chambre des comptes.

Pour revenir à la conspiration, les papiers qu'on trouva, étaient peu de choses; dit-on. Au fond, on n'en sait rien; car Dubois seul eut ces papiers. Il en ôta ce qu'il voulait. Il ne se souciait pas d'entrer dans un procès sanglant, où ni le Régent ni l'opinion ne l'auraient soutenu. Personne ne savait que Philippe V était un parfait Espagnol; on n'y voyait qu'un prince français. Ses adhérents ne se croyaient point traîtres. Ils ne soupçonnaient pas le gouvernement monstrueux qu'ils auraient donné à la France. Lorsqu'on voit un homme, comme le chevalier Follard, s'offrir à la cour de Madrid, on sent la parfaite ignorance où l'on était de cette cour. Donc, nul moyen d'être sévère. Le petit Richelieu qui avait offert de livrer Bayonne, méritait quatre fois la mort, comme le dit très-bien le Régent. Mais s'il l'eût subie, que de pleurs! Que de femmes à la mode auraient percé l'air de leurs cris! Même au Palais-Royal, une fille du Régent, mademoiselle de Valois, priait pour lui. Combien plus l'eût-on accusé s'il eût puni le duc, la duchesse du Maine, le président de Mesmes! Quelle légende en Espagne! Que d'honneurs au nouveau martyr chez nos dévots Bretons! Que de malédiction pour l'usurpateur, le Cromwell!

Frapper le duc, la duchesse du Maine, c'était grandir M. le Duc. Bonne raison pour les épargner. Ou tint quelques mois la princesse emprisonnée, Richelieu, mademoiselle Delaunay et autres, furent quelque temps à la Bastille, mais avec toute sorte d'agréments, de douceurs. Richelieu y tenait boudoir, recevait ses maîtresses. La Delaunay avoue qu'elle n'a jamais été heureuse qu'à la Bastille. Pour le fripon de président, le Régent, pour punition, lui mit en main cent mille écus, pour tenir table ouverte aux parlementaires, dans l'exil qu'ils subirent en 1719. Il croyait l'acquérir dès lors comme un homme à tout faire.

On ne pouvait punir sérieusement. Et cependant, il y avait vraiment crime et conspiration. Notre ingénieux Lemontey s'arrête trop ici au comique et au ridicule de la petite cour de Sceaux, aux langueurs paresseuses de l'ambassadeur Cellamare, etc. Ces misères de Paris se rattachaient à une trame effectivement très-dangereuse, à cet inconnu de Bretagne, aux jacobites anglais, attendant toujours Charles XII, au moteur général Alberoni, qui, après sa défaite navale, faisait le doux et l'humble comme un serpent à demi-écrasé. Il reconstruisait des vaisseaux. L'Angleterre et la France pouvaient attendre qu'avec le peu qu'il reprendrait de forces, il tenterait un coup, au printemps, et en Bretagne et en Écosse. On ne pouvait rester dans cette attente, qui paralysait tout. La guerre était plus sûre. Dubois, dit-on, ne l'entreprit que contraint et forcé par le gouvernement anglais. Je ne sais. Sans nul doute, il valait mieux pour le Régent, pour la France, prévenir l'Espagne et brûler dans ses ports les vaisseaux qu'elle aurait envoyés aux Bretons.

Le 8 décembre, les papiers saisis étant arrivés à Paris, on arrêta l'ambassadeur d'Espagne, Cellamare. Pas décisif qui impliquait la guerre. Le 27 décembre, le jour même où les Anglais la déclarent à l'Espagne, le Roi, dans son nouveau métier de Banque, agit violemment comme Roi, proscrit l'argent pour forcer de prendre ses billets. Ordonné qu'à Paris et dans les grandes villes, on ne peut payer en argent que les petites sommes au-dessous de 600 livres. Au-dessus, on payera en or ou en billets. L'or alors était rare; il devint recherché et cher. Les billets prirent la place, débordèrent et inondèrent tout.

La Guerre, la Banque, à la fois sont lancées. Guerre courte, guerre facile; on pouvait le prévoir. Et la Banque semblait offrir des ressources infinies, une caisse sans fond, où le Roi prendrait sans compter.

Pauvre hier, voilà le Roi riche. Toute espérance est éveillée, toute convoitise est excitée. Peu, bien peu à la cour, s'informent des gens du passé, du piètre duc du Maine qui va dire son chapelet en prison, et de la petite furieuse qu'on envoie sous la garde de son neveu, M. le Duc, rager d'abord en héroïne de théâtre, puis pleurer, prier en enfant, dans le vieux fort noir de Dijon.

Jamais la cour ne fut plus gaie, plus brillante qu'aux représentations d'Œdipe, où l'on avait pensé pouvoir outrager le Régent. À la première, le 18 novembre, tous les malins étaient contre lui et les siens, et l'on eût voulu les siffler. Mais peu après, tout fut pour lui.

Voltaire alors n'était connu que comme un fort jeune homme, brillant élève des Jésuites, un polisson spirituel à qui l'on avait fait l'honneur précoce d'une année de Bastille, mais que les ennemis du Régent, le vieux maréchal de Villars et autres caressaient fort.

Il y avait dans la pièce de quoi plaire à tous les partis. Elle est pour et contre les prêtres. On les attaque. Mais ils triomphent au dénoûment; ils se trouvent à la fin n'avoir dit que la vérité. Ils y prononcent la sentence: «Tremblez, malheureux rois, votre règne est passé.»

Les Jésuites en furent charmés comme d'une tragédie de collège qui prouvait combien leur élève avait fait de bonnes études. Lui-même, il adressa sa pièce et sa préface à son savant professeur, le P. Porée, par l'intermédiaire d'un de ses patrons, le P. Tournemine, l'un des trois Jésuites régnants sous le feu roi, et secret négociateur entre Sceaux et Madrid.

On sait qu'à l'exemple des Grecs, l'auteur même joua dans sa pièce. En personne, l'espiègle y portait la queue du grand prêtre. À la fin, on le vit dans la loge de Villars, entre lui et sa jolie femme. Et tous les spectateurs de crier à la maréchale: «Embrassez-le! embrassez-le!» Cette vive faveur pour le protégé de Villars faisait de son triomphe celui de la cabale, lui en donnait l'honneur. À ce premier jour du 18, le succès parut être celui des ennemis du Régent.

Tout changea le 8 décembre quand on le vit si fort, arrêter Cellamare et menacer l'Espagne. Encore plus quand, la Banque se plaçant dans sa main, on le vit maître du Pactole qui allait bientôt déborder. La pièce alors changea de sens. Les cœurs s'attendrirent pour Œdipe. On commença de l'excuser. S'il est coupable le tort en est aux Dieux; c'est un roi bon et débonnaire, le père du peuple et son sauveur, qui a la douceur du Régent. Il était joué par Dufresne, jeune acteur très-aimé. Jocaste fut jouée à merveille, au naturel, par cette charmante Desmares, rare actrice, désintéressée, qui avait aimé le Régent, mais pour lui-même. Elle allait quitter le théâtre, et ne jouait encore, ce semble, que pour lui dire adieu. La séparation douloureuse d'Œdipe et de Jocaste, leur arrachement, dans cette bouche aimante, attendrit, arracha les larmes.

Les spectateurs aussi faisaient spectacle. Le Régent, si myope, auditeur bienveillant de la pièce qu'il ne voyait point, ne représentait pas mal l'aveugle Œdipe. Et la véritable Jocaste, la duchesse de Berry, dans la triomphante splendeur de la beauté et des honneurs royaux, occupait l'assemblée plus que la pièce elle-même. Elle n'était pas en loge. Nulle loge ne l'aurait contenue. Elle venait avec une trentaine de dames, ses gentilshommes, ses gardes, et elle emplissait d'elle-même la plus grande partie de l'amphithéâtre. Mais, ce qui surprenait le plus, ce que nulle reine, nulle régente, ne s'était donné, c'est qu'elle avait fait dresser un dais dans le théâtre, et qu'elle siégeait dessous comme un Saint-Sacrement ou une idole indienne.

Je n'ai vu d'elle qu'un portrait authentique (1714?). Elle est dans le plus riche épanouissement de la beauté, la fleur d'un naissant embonpoint par lequel elle aurait rappelé son origine allemande. La noble tête, un cou de rondeur sensuelle, un vrai cou de Junon, un beau sein, une taille de cambrure voluptueuse, remueraient fort si l'attitude hautaine, ne glaçait, n'éloignait. Elle a un tour d'épaules d'une insolence intolérable. On sent bien qu'un souffle, un esprit, circule en ce beau cou, le gonfle. Mais quel? on ne le sait: un esprit de tempête, un sinistre et terrible esprit.

Quatre années après ce portrait, au début d'Œdipe, en novembre 1718, elle avait fort grossi, aussi bien que son père. Elle était amplement, un peu lourdement belle, d'un luxe exubérant. Ajoutez six mois de grossesse. Quoique la mode d'alors dissimulât un peu, l'invincible nature ne pouvait manquer de paraître. Le public eut sans doute l'esprit de ne rien voir. Une épigramme que la cabale exigea de Voltaire pour expliquer la chose et dire que «c'était bien le sujet de Sophocle, qu'on allait voir naître Étéocle,» etc., n'eut aucune action.

On raffolait des mœurs d'Asie, de Chardin, de Galland, des Mille et une Nuits. On savait à merveille les indulgences des casuistes musulmans, et que, de leur avis, le Mogol épousa sa fille. Des seigneurs étrangers à Paris suivaient ces exemples. Le prince de Montbelliard maria sa fille à son fils (Saint-Simon). Et madame de Wurtemberg (selon la Palatine) n'avait d'autre amant que le sien.

La curiosité la plus grande fut d'épier comment Œdipe serait pris du Régent. Depuis le jour où le Cid fut joué devant Richelieu, ce jour où le théâtre brava l'homme tout-puissant, on n'avait pu voir rien de tel. La situation ressemblait, mais tout autres étaient les acteurs. À la place du tragique cardinal, du sinistre fantôme, c'était le débonnaire Régent, roi du vice et de l'indulgence. Fin, plein d'esprit, sous sa grosse enveloppe, il ne perdit pas un mot des allusions dont on espérait le piquer. Mais il ne le fut point du tout. Il semblait qu'il y eût plaisir, qu'il fût charmé que l'on eût vu si bien. Il applaudit et fit venir Voltaire, l'enleva à l'ennemi, lui fit une pension, forte pour le temps, deux mille livres (qui en feraient huit aujourd'hui.)[Retour à la Table des Matières]

CHAPITRE VIII

LE CAFÉ—L'AMÉRIQUE
1719

On ignorait parfaitement, en janvier 1719, qu'avant la fin de cette année la France entière prendrait part au Système. Je dis la France entière. À la liquidation, quand la majorité s'en était retirée, un million de familles avaient encore des papiers et les apportèrent au Visa.

Il n'y a jamais eu de mouvement plus général. Ce n'était pas, comme on semble le croire, une simple affaire de finance, mais une révolution sociale. Elle existait déjà dans les esprits. Le Système en fut l'effet beaucoup plus que la cause. Une fermentation immense l'avait précédé, préparé, une agitation indécise, vaste, variée;—d'un but moins politique que celle de 89,—peut-être plus profonde. Sous ses formes légères, elle remuait en bas mille choses que 89 effleura.

Avant la pièce, observons le théâtre. Bien avant le Système, Paris devient un grand café. Trois cents cafés sont ouverts à la causerie. Il en est de même des grandes villes, Bordeaux, Nantes, Lyon, Marseille, etc.

Notez que tout apothicaire vend aussi du café, et le sert au comptoir. Notez que les couvents eux-mêmes s'empressent de prendre part à ce commerce lucratif. Au parloir, la tourière, avec ses jeunes sœurs converses, au risque de propos légers, offre le café aux passants.

Jamais la France ne causa plus et mieux. Il y avait moins d'éloquence et de rhétorique qu'en 89. Rousseau de moins. On n'a rien à citer. L'esprit jaillit, spontané, comme il peut.

De cette explosion étincelante, nul doute que l'honneur ne revienne en partie à l'heureuse révolution du temps, au grand fait qui créa de nouvelles habitudes, modifia les tempéraments même: l'avènement du café.

L'effet en fut incalculable,—n'étant pas affaibli, neutralisé, comme aujourd'hui, par l'abrutissement du tabac. On prisait, mais on fumait peu.

Le cabaret est détrôné, l'ignoble cabaret où, sous Louis XIV, se roulait la jeunesse entre les tonneaux et les filles. Moins de chants avinés la nuit. Moins de grands seigneurs au ruisseau. La boutique élégante de causerie, salon plus que boutique, change, ennoblit les mœurs. Le règne du café est celui de la tempérance.

Le café, la sobre liqueur, puissamment cérébrale, qui, tout au contraire des spiritueux, augmente la netteté et la lucidité,—le café qui supprime la vague et lourde poésie des fumées d'imagination, qui, du réel bien vu, fait jaillir l'étincelle, et l'éclair de la vérité;—le café anti-érotique, imposant l'alibi du sexe par l'excitation de l'esprit.

Les cafés ouvrent en Angleterre dès Charles II (1669) au ministère de la Cabale, mais n'y prennent jamais caractère. Les alcools, ou les vins lourds, la grosse bière, y sont préférés.

En France, on ouvre des cafés un peu après (1671), sans grand effet. Il y faut la révolution, les libertés au moins de la parole.

Les trois âges du café sont ceux de la pensée moderne; ils marquent les moments solennels du brillant siècle de l'esprit.

Le café arabe la prépare, même avant 1700. Ces belles dames que vous voyez dans les modes de Bonnard humer leur petite tasse, elles y prennent l'arôme du très-fin café d'Arabie. Et de quoi causent-elles? du Sérail de Chardin, de la coiffure à la Sultane, des Mille et une Nuits (1704). Elles comparent l'ennui de Versailles à ces paradis d'Orient.

Bientôt (1710-1720) commence le règne du café indien, abondant, populaire, relativement à bon marché. Bourbon, notre île indienne, où le café est transplanté, a tout à coup un bonheur inouï.

Ce café de terre volcanique fait l'explosion de la Régence et de l'esprit nouveau, l'hilarité subite, la risée du vieux monde, les saillies dont il est criblé, ce torrent d'étincelles dont les vers légers de Voltaire, dont les Lettres persanes nous donnent une idée affaiblie. Les livres, et les plus brillants même, n'ont pas pu prendre au vol cette causerie ailée, qui va, vient, fuit insaisissable. C'est ce Génie de nature éthérée que, dans les Mille et une Nuits, l'enchanteur veut mettre en bouteille. Mais quelle fiole en viendra à bout?

La lave de Bourbon, pas plus que le sable arabique, ne suffisait à la production. Le Régent le sentit, et fit transporter le café dans les puissantes terres de nos Antilles. Deux arbustes du Jardin du Roi, portés par le chevalier de Clieux, avec le soin, l'amour religieux d'un homme qui sentait porter une révolution, arrivèrent à la Martinique, et réussirent si bien que cette île bientôt en envoie par an dix millions de livres. Ce fort café, celui de Saint-Domingue, plein, corsé, nourrissant, aussi bien qu'excitant, a nourri l'âge adulte du siècle, l'âge fort de l'Encyclopédie. Il fut bu par Buffon, par Diderot, Rousseau, ajouta sa chaleur aux âmes chaleureuses, sa lumière à la vue perçante des prophètes assemblés dans «l'antre de Procope,» qui virent au fond du noir breuvage le futur rayon de 89.

L'immense mouvement de causerie qui fait le caractère du temps, cette sociabilité excessive qui se lie si vite, qui fait que les passants, les inconnus, réunis aux cafés, jasent et s'entendent tout d'abord, quel en était l'objet, le but? Les petites oppositions parlementaires et jansénistes? Oui, sans doute, mais bien d'autres choses. Les Nouvelles ecclésiastiques, toujours poursuivies, jamais prises, piquaient quelque peu le public. Mais tout cela fort secondaire. On était rebattu, excédé de théologie. Les pédants jansénistes (fort cruels pour les protestants, pour les libres penseurs) n'intéressaient guère plus que les molinistes fripons. La Grâce suffisante et le Pouvoir prochain, tout ce vieux bric-à-brac de l'autre siècle rentrait au garde-meuble. On parlait bien plutôt de Law, de son ascension singulière, de la république d'actionnaires qu'il entreprenait de créer. On parlait du café, de la polygamie orientale, des libertés du monde antichrétien. Tout cela mêlé et brouillé. Cette France, si spirituelle, ne sait pas plus de géographie que de calcul ou d'orthographe. Beaucoup mettent l'Asie à l'Occident. Trompés par le mot Indes, ils confondent les deux continents sous un magique nom, toujours de grand effet: Les îles.

Des Hespérides à Robinson, tout le mystère du monde est dans les îles. Là, le trésor caché de la nature, la toison d'or, ou ce qui vaut autant, les élixirs de vie qu'on vend au poids de l'or. Pour d'autres, c'est l'amour, le libre amour qui vit aux îles. Sans parler de la Calypso, dès le XVIe siècle, le cordelier Thévet, dans les hardis mensonges de sa cosmographie, nous conte les amants naufragés dans les îles. Toujours la même histoire, Manon Lescaut, Virginie, Atala. Le Français naît Paul ou René. Plusieurs, faits pour l'amour mobile, élargissent les îles, préfèrent l'horizon infini des grandes forêts américaines, la vie du promeneur, hôte errant des tribus, favorisé la nuit du caprice des belles Indiennes, libre au matin, joyeux, sans soin, sans souvenir.

C'est le rêve du coureur de bois.

Quoiqu'on lût peu, les livres, ceux de Hollande, défendus et proscrits, les manuscrits furtifs, avaient grande action. On se passait Boulainvilliers, son ingénieuse apologie de Mahomet et du mahométisme. Mais rien n'eut plus d'effet que le livre hardi et brillant de Lahontan sur les sauvages, son frontispice où l'Indien foule aux pieds les sceptres et les codes (leges et sceptra terit), les lois, les rois. C'est le vif coup d'archet qui, vingt ans avant les Lettres persanes, ouvre le XVIIIe siècle.

Le voile épais et lourd dont les livres de missionnaires avaient caché le monde, se trouve déchiré. Leur thèse ridicule que l'homme non chrétien n'est pas homme, d'un coup est réduite à néant. Plus de privilégiés de Dieu. Plus d'élus, mais tous frères. L'identité du genre humain.

Un siècle auparavant, Montaigne avait hasardé de dire que ces nations étranges nous valaient bien. Seulement, il s'était amusé aux discordances apparentes qui semblaient accuser une Babel morale en ce monde. Sur-le-champ, Pascal en abusa pour nier la raison et l'accord de la vérité.

Au siècle nouveau qui commence, on ne fait plus la faute de Montaigne. Tout au contraire, on pose l'accord profond de la nature, la concordance des croyances et des mœurs. Les collections de voyages, imprimées et réimprimées, nos voyageurs, simples, mais de grand sens, un Bernier, un Chardin, firent déjà réfléchir. Le savant anglais Hyde montra que le Parsisme fut originairement le culte du vrai Dieu (1700). Les Jésuites eux-mêmes disaient que les Chinois en possédaient la connaissance et adoraient le Dieu du ciel. À l'autre bout du monde, chez les Sauvages, si différents, le Grand-Esprit nous apparut de même.

Les Jésuites se sont dépêchés de faire dire par leur professeur, le rhétoricien Charlevoix, que Lahontan n'est pas un voyageur, que son voyage est une fiction, qu'on a écrit pour lui, etc. Ils l'on dit, non prouvé. Tout indique que réellement il habita l'Amérique, de 1683 à 1692. Peu importe d'ailleurs. Tout ce qu'il dit est confirmé par d'autres relations. Ce qui lui appartient, c'est moins la nouveauté des faits, que le génie avec lequel il les présente, sa vivacité véridique (on la sent à chaque ligne). Il y a un accent vigoureux d'homme et de montagnard. Gentilhomme basque ou béarnais, ruiné par une entreprise patriotique de son père, qui eût voulu régler l'Adour pour exploiter les bois des Pyrénées, Lahontan courut l'Amérique, n'obtint pas justice à Versailles, et passa en Danemark. Il a imprimé en Hollande en toute liberté.

Il expose, raconte, conclut rarement. Toutefois ce qu'avaient déjà dit pour l'éducation Rabelais, Montaigne, Coménius, ce qu'avait dit en médecine le grand Hoffmann (1692), Lahontan l'enseigne en 1700: Revenez à la nature. Le siècle qui commence n'est qu'un commentaire de ce mot.

Deux choses éclatent par son livre: l'accord des voyageurs laïques,—la discordance des missionnaires.

L'accord des premiers est parfait. Les seules différences qu'on trouve chez eux, c'est que les premiers, Cartier, Champlain, parlent surtout des tribus Acadiennes, Algonkines, etc., demi-agricoles, de mœurs fort relâchées, et les autres des Iroquois, d'une confédération héroïque et quasi-spartiate, qui dominait ou menaçait les autres.

Quant aux missionnaires, ils composaient deux grandes familles rivales: 1o les Récollets, pieds nus de saint François, qui avaient plus de cinq cents couvents dans le Nouveau Monde, moines grossiers et illettrés, agréables aux sauvages pour leurs pieds nus, mais peu réservés dans leurs mœurs; 2o les Jésuites, plus décents et plus politiques, prudents avec les femmes, ne vivant qu'avec leurs élèves convertis, les jeunes sauvages.

Les Récollets disaient que les Indiens étaient des brutes, infiniment difficiles à instruire. Ils ne parlaient, dans leurs relations, que des tribus avilies, dégradées, faisaient croire que la promiscuité était la loi de l'Amérique. Les Jésuites rabaissaient moins les sauvages, les déclaraient intelligents, prétendaient en tirer parti. Ils mentaient sur deux points, d'abord sur la religion des Indiens, qu'ils donnaient comme culte du Diable. Sur les conversions, plus menteurs que les Récollets, ils soutenaient en opérer beaucoup, et profondes et durables. Sur tout cela, Lahontan déchira le rideau.

Les fameuses Relations des Jésuites (1611-1672), lettres qu'ils envoyaient du Canada presque de mois en mois, avaient été un demi-siècle l'édifiant journal de l'Europe, journal intéressant, mêlé de bonnes descriptions, de touchants actes de martyrs, de miracles, de conversions. Tout cela très-habile et fort bien combiné pour émouvoir les femmes, pour attirer leurs dons, pour les faire travailler à la cour et partout dans l'intérêt des Pères.—Le brave capitaine Champlain montre déjà comment les commerçants avaient dans les Jésuites leurs dangereux rivaux, et comment les dames (de Sourdis, de Quercheville, etc.) travaillaient à donner la direction exclusive à ces religieux, plus fins qu'habiles, et qui toujours firent manquer tout.

Les Relations des Jésuites n'ont garde d'expliquer ce que c'étaient que leurs martyrs. Ils ne l'étaient pas pour la foi, c'étaient des martyrs politiques. Alliés des Hurons, auxquels ils fournissaient des armes contre les Iroquois, dans la terrible guerre de frères que se firent ces deux peuples, les Jésuites surpris dans les villages hurons étaient traités en ennemis.

Une petite confédération, toujours citée par eux, trompait sur l'Amérique entière. Les Iroquois, héros cruels et tendus à l'excès d'un fier esprit guerrier, leur servaient à faire croire que tout le nouveau continent était un monde atroce, et, par cette terreur, ils le fermaient, s'en assuraient le monopole. Lorsque les voyageurs laïques s'y hasardèrent, ils virent tout le contraire. Ils trouvèrent chez les tribus de l'intérieur une touchante hospitalité.

Il faut voir dans Cartier, Champlain, mais dans Léry surtout, l'aimable, le charmant accueil que les peuples des deux Amériques faisaient à nos Français. Les pauvres gens croyaient que ces étrangers généreux prendraient parti pour eux, les défendraient contre leurs ennemis. Le mot que les femmes d'Afrique disaient à Livingstone: «Donnez-nous le sommeil! (la sécurité),» c'est l'idée des Américaines, quand elle faisaient au voyageur français une si tendre réception. On l'asseyait sur un lit de coton. Ces douces créatures, toutes nues, venaient pleurer à ses pieds, si bien qu'il ne pouvait s'empêcher de pleurer. C'étaient des petits mots de sœurs, qui fendaient l'âme; «Quoi? tu as pris la peine de venir de si loin pour nous voir!... Que tu es donc aimable et bon?»

Ces observateurs excellents s'accordent en tout là-dessus. L'Amérique sentait qu'elle avait besoin de l'Europe, d'une Europe compatissante. Ces tribus, d'elles-mêmes humaines et douces, n'étaient ensauvagées que par leurs discordes intérieures, des vengeances mutuelles, des représailles qu'on ne savait comment finir. Leurs éternelles petites guerres avaient porté à la famille même une grave atteinte qui la menaçait réellement d'extinction. C'est ce qu'on a vu dans l'ancienne Grèce. Une vie trop guerrière y fit considérer la femme comme un être presque inutile, un embarras souvent funeste. De là une dépopulation infaillible et rapide. Nos Français, au contraire (c'est le défaut ou le mérite de cette race), étonnamment empressés, amoureux, et jusqu'au ridicule, courtisans de l'Indienne, si dédaignée des siens, s'en faisaient adorer.

Ils n'avaient ni l'orgueil ni l'exclusivisme de l'Anglais qui ne comprend que son Anglaise. Ils n'avaient point les goûts malpropres, avares, du senor espagnol, son sérail et ses négrillons. Libertins près des femmes, du moins ils se mettaient en frais de soins et de galanterie. Ils voulaient plaire, charmaient et la fille, et le père, les frères, dont ils étaient les hardis compagnons de chasse. La tribu accueillait volontiers le fruit de ces amours, des métis de vaillante race. La femme américaine, se voyant aimée, désirée, se trouvait relevée. Notre émigrant français, roturier en Europe, simple paysan même, était noble là-bas. Il épousait telle fille de chef, parfois devenait chef lui-même.

Les esprits les plus positifs, Coligny, Henri IV, Colbert, avaient cru que notre Français (et surtout celui du Midi) était très-propre aux colonies, qu'un petit nombre de Français aurait créé un grand empire colonial. Comment? en se greffant par mariages sur le peuple indigène, le pénétrant d'esprit européen. Véritable colonisation, qui eût sauvé et transformé la race de l'Amérique, que le mépris sauvage des Anglais a exterminée. Ils ont fait une Europe, c'est vrai, mais supprimé l'Amérique elle-même, anéanti le genius loci. Ce qu'il y aurait eu de fécond dans son mariage volontaire avec la civilisation, cela a péri pour toujours. Crime contre Dieu, contre Nature. Il sera expié par la stérilité d'esprit.

Les Jésuites, rois du Canada, maîtres absolus des gouverneurs, avaient là de grands biens, une vie large, épicurienne (jusqu'à garder de la glace pour rafraîchir leur vin l'été). Ce très-agréable séjour était commode à l'ordre qui y envoyait d'Europe ce qui l'embarrassait, parfois de saints idiots, parfois des membres compromis qui avaient fait quelque glissade. Ils n'aimaient pas qu'on vît de près les établissements lointains qu'ils avaient au cœur du pays, qu'on vînt se mettre entre eux et les troupeaux humains dont ils disposaient à leur gré. Colbert se plaint à l'intendant de ce qu'ils éloignent les sauvages de se mêler aux Français par mariage ou autrement. Si ce monde fût resté fermé, ils auraient fait là à leur aise ce qu'ils ont fait au Paraguay, une société singulière où les sauvages, devenus écoliers, auraient été la matière gouvernable la plus agréable du monde (comme leurs imbéciles du Sud dont parle M. de Humboldt). Seulement, ces moutons n'auraient pu se garder des loups, lutter avec les fières tribus, restées sauvages. Une terrible expérience fut celle du vaillant peuple des Hurons, qui, à peine christianisés, tombèrent dans une énervation telle que les Iroquois l'anéantirent (1650).

Rien n'était plus suspect aux Jésuites que nos rôdeurs, qu'on appelait les coureurs de bois. Tous les mensonges de ces Pères sur l'horreur du monde sauvage, sur sa férocité, sur les hommes mangés ou brûlés, n'effrayaient guère nos vagabonds, chasseurs, marchands, etc. Ils s'étaient faits bons amis des Indiens. On les trouvait partout. Les Jésuites s'appuyèrent des Compagnies de Colbert, et obtinrent des ordonnances terribles contre les coureurs, à ce point qu'il fut défendu, sous peine des galères, d'aller à la chasse à une lieue. (Ord. du Canada, éd. R. Short Milnes. p. 93.)

Ce système de précaution fut terriblement dérangé quand un hardi voyageur, le Normand Cavelier, sans s'arrêter à leurs fables sur les dangers de l'intérieur, descendit le Mississipi, découvrit en une fois huit cents lieues de pays, du Canada à la Louisiane. C'était un enfant de Rouen, en qui avait passé l'âme des grands découvreurs de Dieppe, des vieux Normands, précurseurs de Colomb et de Gama. Génie fort et complet, de calcul et de ruse, de patience, d'intrépidité. Il avait pris les deux baptêmes sans lesquels on ne pouvait rien. Il se fit noble, devint Cavelier de la Salle. Il étudia sous les Jésuites, et les étudia, sut tout ce qu'ils savaient. Il en tira deux beaux certificats, passa en Amérique, et là vit du premier regard qu'il n'y avait rien à faire avec eux, qu'ils empêcheraient tout. Il s'appuya des Récollets et du gouverneur Frontonac, qui (chose rare) n'était pas Jésuite. Tout jeune encore, il alla à Versailles, exposa à Colbert son plan hardi et simple, de descendre le grand fleuve, de percer l'Amérique en longueur. Les Jésuites soutenaient qu'il était fou. Puis, la chose réalisée, ils soutinrent qu'ils savaient tout cela, qu'il les avait volés.

Je laisse à M. Margry, qui en a réuni les pièces, l'honneur de reconstruire la superbe épopée de cette vie extraordinaire. Elle a les vraies conditions épiques: l'enfantement d'une idée héroïque, invariablement suivie, l'exécution hardie, habile, la catastrophe naturelle, le héros victime de la trahison et mourant de la main des siens. Il est intéressant d'y suivre le complot meurtrier, qui, tramé à Québec, à Saint-Louis, partout, n'existait pas moins sur la flotte que l'on donna à Cavelier pour découvrir par mer l'embouchure du Mississipi. Le commandant Beaujeu avait en sa femme un Jésuite qui surveilla la trahison. Cavelier, débarqué par lui, avec des canons (sans poudre ni boulets), avec quelques colons affamés et découragés, fut tué, comme un chien, dans un bois.

Ces colons misérables auraient péri cent fois dans leur voyage immense pour retourner au Canada, sans la compassion des sauvages. On vit là la douceur, la sensibilité charmante de ces tribus tant calomniées. Ils pleuraient en voyant la misère de nos fugitifs, souvent les adoptaient et leur donnaient leurs filles. Ces hommes imberbes et beaux comme des femmes, qui semblent toujours jeunes (V. Remy, 1860), en réalité étaient des enfants, tendres et bons, parfois colères, comme la femme sensible et nerveuse l'est par moments. Les représailles de guerre entre tribus étaient cruelles. Pourtant, le plus souvent, les prisonniers livrés aux veuves étaient adoptés par elles, remplaçaient le mort qu'on pleurait. Ils n'étaient nullement destructeurs comme l'a été l'Europe. Ils conservaient, sauvaient les races, même d'animaux. Forcés de tuer des castors, dans un pays très-froid où les fourrures sont nécessaires, ils n'en faisaient pas le massacre indistinct que l'on a fait depuis. C'était chez eux un crime de détruire tout un village de castors. On devait au moins y laisser six mâles et douze femelles. Ils étaient convaincus que les castors délibéraient entre eux, et disaient: «Ils ont trop d'esprit pour n'avoir pas l'âme immortelle.» De là une généreuse fraternité avec ces nobles animaux, qui, bien traités, apprivoisés, devenaient des serviteurs utiles.

Chez ces douces tribus, Cavelier n'eût rencontré aucun obstacle. Il aurait mis à fin son projet admirable. Après avoir percé l'Amérique en longueur, il l'aurait ouverte en largeur, d'ouest en est. Il eut dans les deux sens établi une chaîne de forts sous lesquels nos coureurs de bois et leurs femmes indiennes, leur famille mêlée et les sauvages un peu agriculteurs auraient cherché un abri et formé des villages. Le drapeau de la France eût partout défendu cette véritable Amérique et contre l'Iroquois, et contre l'Espagne, surtout contre l'exclusivisme destructeur des colonies anglaises, qui a fait la fausse Amérique.

Cavelier put périr, mais la vérité ne périt pas. Les récits informes, incomplets, qu'on eut de l'expédition (Tonti, Joutel, Hennequin, etc.), laissèrent échapper la lumière. Elle éclata tout entière dans le livre de Lahontan.

Il eût dû éclairer Versailles. Mais, pour en profiter, il eût fallu sortir franchement du bigotisme, épouser l'Amérique, je veux dire ne pas craindre les mariages des nôtres avec les Indiennes, les filles du Grand-Esprit. Le système suivi jusque-là d'envoyer là-bas des femmes catholiques (les coureuses que l'on ramassait, l'écume de la Salpêtrière), ne pouvait avoir qu'un piètre effet, créer un petit peuple blanc. L'autre aurait fait un grand empire métis.

La chose n'était pas difficile. Un exemple frappant suffisait pour le bien montrer. Le baron de Casteins, officier béarnais, au lieu de prendre une blanche, avait épousé une Indienne, était devenu chef des Abenakis. N'ayant pas converti son peuple, il se trouvait dispensé du contact dangereux des Jésuites, des intrigues des missions. Il était devenu une espèce de roi, s'était fait un trésor pour les cas imprévus, était estimé, redouté. De tels chefs, leurs enfants, heureusement mêlés des deux races, seraient restés tributaires de la France pour avoir son secours contre les Iroquois.

On ne pouvait rien faire en Amérique que par la liberté. Les esprits généreux, humains, Coligny, Henri IV, Vauban, auraient voulu en faire un grand refuge des persécutés du vieux monde, de tant de gens qui, pour cause de religion ou autre, étaient déterminés, sans espoir de retour, à changer de patrie. Il fallait des colons libres, et de Versailles, et de l'administration détestable du Canada, des commis, des missionnaires. Desmarets, en 1712, imagina de céder au banquier Crozat, créancier du roi, ce qu'on appelait la Louisiane (la plus grande partie des États-Unis d'aujourd'hui). Crozat, homme d'esprit, agit avec intelligence, n'envoya que de sages et honnêtes cultivateurs. Mais il n'était pas libre. Il ne put rien, fut accablé entre l'Espagnol et l'Anglais, se trouva trop heureux, en 1717, d'abandonner son privilège, qui passa augmenté à la Compagnie d'Occident.

Law avait justement tout ce qui manquait à Crozat. Il était protestant. Sa personnalité, hautement impartiale et généreuse, donnait confiance. En prenant pour caissier et principaux commis le réfugié Vernezobre et d'autres protestants, il annonçait assez la libéralité d'esprit qui présiderait à ses établissements. Le Régent lui donnait, on peut dire, carte blanche. La Compagnie, indépendante de la vieille administration, devait nommer elle-même les magistrats de sa colonie, les officiers de troupes coloniales. Elle faisait la paix et la guerre avec les sauvages. Elle pouvait construire des vaisseaux de guerre. Elle occupait non-seulement le long cours du Mississipi, mais ses affluents qu'on lui cédait encore. Sa direction intelligente se marque par deux choses. On remonta le fleuve, et dans une situation dominante, admirable, on fonda la Nouvelle-Orléans, la reine du bas Mississipi. Pour le fleuve central, Law ne comprit pas moins l'importance de la grande position; il l'occupa personnellement, s'établit chez les Illinois.

Son plan était-il chimérique? Le mauvais succès l'a fait dire. Mais on en verra les causes réelles. Law ne périt en Amérique que parce qu'il périt en Europe. S'il eût duré et dirigé lui-même ce qu'il venait de commencer à peine, les résultats pouvaient être meilleurs. Sa colonie qui partait du Midi eût exploité une belle source de bénéfices que le Canada n'avait point, la riche culture du tabac. Dira-t-on que les nôtres étaient des paresseux, peu propres à la vie agricole? Mais ceux qui profitèrent de leur désastre, ceux que le tabac enrichit tellement dès 1750, qu'étaient-ce, sinon les moins laborieux des Anglais, l'orgueilleuse et fainéante race des Cavaliers de Charles Ier.

L'énorme espace que l'on cédait à Law n'avait que 400 agriculteurs blancs en 1712, 1700 en 1717. Mais cela même était un avantage. Rien de gâté d'avance. La virginité du désert. Ce n'était, pas comme le Canada, une méchante petite Europe, pourrie d'abus et de Jésuites. On avait fort sagement laissé ce Canada à part. Il aurait gâté tout le reste. La jeune Louisiane (le monde immense qu'on appelait ainsi), avec ses rares tribus sauvages, s'offrait neuve et entière au génie créateur du siècle nouveau qui s'ouvrait. Par un système tout contraire à celui des Jésuites et des commis du Canada, la Compagnie, loin de gêner les communications entre les nôtres et les Indiens, de faire payer fort cher des patentes aux chasseurs, donna des récompenses et des primes aux coureurs de bois.

En Amérique, Law partait exactement de rien. En Europe, de très-peu de chose. Qu'était la mise première de sa Compagnie d'Occident? Rien que quatre millions de rentes. Qu'étaient les concessions commerciales qu'on lui fit? L'héritage obscur, incertain de nos compagnies endettées.

Law eut plus tard des fermes, etc. Mais ce fut après son succès, lorsque ses actions étaient montées très-haut, et qu'on était déjà en plein Système. En avril 1719, quand il parvint à le lancer avec tant de bonheur, qu'offrait-il? Rien que l'espérance.

Ce que les Compagnies de Colbert n'avaient pu, quand le pavillon français dominait les mers, devait-on l'espérer après une si longue ruine? Les premières compagnies étaient mortes avant 1680, avant l'épouvantable guerre de 25 ans! L'éclat de nos corsaires avait illuminé ces temps d'une gloire sinistre. Mais la marine royale était tuée; Toulon, Brest étaient déserts; on vendait pour le bois les vaisseaux de Louis XIV (Brun). La marine commerciale, sans protection, captive dans les ports, avait chômé, langui, péri. Le Levant même, qui si longtemps nous fut propre, à l'exclusion de tous les peuples, nous avait échappé, au grand profit des Anglais, Hollandais. Nos Antilles qui, au milieu du siècle, devinrent très-productives et donnèrent lieu à un grand mouvement maritime, étaient tombées alors au plus bas. La traite était aux Anglais seuls. Seuls ils couraient les mers de l'Amérique espagnole, y imposaient leur contrebande.

De tous nos ports, un seul, Saint-Malo, riche par la course, avait fleuri, grossi de la ruine commune. Même elle profitait des débris, avait acheté le privilège de la Compagnie des Indes orientales. Compagnies misérables, relevées fictivement dans la décrépitude du grand règne, tristes ombres, les filles d'un mort. Law supposa pourtant que si ces malheureux débris étaient réunis dans une même main, on en tirerait quelque parti, que d'abord à cette unité on gagnerait la dépense des rouages multiples, des chefs inutiles et nombreux; qu'une compagnie unique qui aurait l'œil sur les deux mondes aviserait bien mieux aux besoins mutuels, aux échanges avantageux, etc.

Les administrateurs des compagnies défuntes réclamèrent vivement. Mais quand on les pressa, qu'on leur demanda sérieusement s'ils étaient sûrs, dans l'état misérable où tout était tombé, de les ressusciter, ils dirent franchement: «Non.» Alors on passa outre. On adjugea à Law ces corps morts, et sa Compagnie d'Occident put s'appeler Compagnie des Indes, ayant dès lors à elle seule un monopole universel du commerce qui n'était plus, le monopole (au fond) de rien.

D'autant plus merveilleux fut au printemps de 1719 le retour de la confiance, la renaissance du crédit. Les économies taciturnes et si cachées, qu'on faisait dans certaines classes, austères et abstinentes, hasardent de se montrer. L'argent perd sa timidité. Il s'arrache des caves, des poches profondes. Des doublures on découd les monnaies d'un autre âge.

La France, tant de fois ruinée, avec étonnement voit rouler à la Banque un fleuve d'or. On a hâte de se défaire du vil métal et d'avoir du papier.

Est-ce un songe? Il faut croire qu'on s'est retrouvé riche. Car on achète, on vend, on fabrique. C'est de ce jour que l'art reprend au XVIIIe siècle et que l'industrie recommence. On se rend au miracle. Les douteurs s'humilient. Ils voient, touchent, confessent le symbole de cette religion nouvelle, merveilleuse et spiritualiste: «que la richesse fille du crédit, de l'opinion, est une création de la foi.»[Retour à la Table des Matières]

CHAPITRE IX

TENTATIVES DE RÉFORMES—DANGER DE LA FILLE DU RÉGENT
Avril 1719

Le siècle a pris son cours. Jusque-là incertain comme un vague marais, il a trouvé sa pente. À travers les obstacles, les vieilles ruines et les nouvelles, il descend vers 89.

Combien, en quatre années, on a marché, combien on est déjà loin de Louis XIV, on peut le mesurer. L'apôtre, le prophète, l'idole de la France, c'est aujourd'hui un protestant!

Heureux entr'acte de douceur, d'humanité, de tolérance. En 1717, les jansénistes (Noailles et d'Aguesseau), en 1722 les molinistes (Dubois, Tencin, etc.), attestent les barbares ordonnances de Louis XIV. Sous le Système, on se borne à empêcher les grandes assemblées du Désert, mais on réprime les curés, leur police cruelle contre les nouveaux convertis.

Le beau printemps de 1719 semblait une aurore sociale. L'incroyable succès de Law, son miracle de bourse, lui en imposait un autre plus grand. Il sentit que, sous ce brillant échafaudage financier, il fallait une base sérieuse, une grande réforme de l'État. «Tentative insensée? chimère?» Mais il venait de faire ce qu'on eût cru plus chimérique: il avait, en pleine banqueroute, rendu du courage à l'argent. Ses actions montaient d'heure en heure, l'enthousiasme aussi. Tous lui disaient d'oser.

En osant, il hasardait moins. C'est le péril qui le poussa. Rien n'indique que d'avance il eût jamais fait de tels rêves. Hors de France, il n'était qu'un des nombreux utopistes en finances, l'auteur d'une théorie peu remarquée sur le papier-monnaie. En France, où bouillonnait (dans les idées du moins) un chaos de révolution, lui qui planait si haut, ne désespéra pas d'ordonner ce chaos et d'en tirer un monde.

On est saisi d'étonnement de voir tout ce qui s'entreprit en quelques mois de 1719. L'égalité d'instruction, l'égalité d'impôt, une simplification immense, hardie, de l'administration, le remboursement de la dette, plusieurs des réformes excellentes que reprennent plus tard Turgot et Necker, telles furent dans cette année les grandes choses que voulurent Law et le Régent, qu'ils effectuèrent en partie.

Le Régent, qui avait ouvert à tous la Bibliothèque royale, ouvre à tous l'Université (14 avril 1719). Elle est payée par l'État et donne l'enseignement gratuit. Que Villeroi en rie avec son petit roi, à la bonne heure. Mais la révolution est grave. Quels sont les premiers écoliers qui sortent de là tout à l'heure, le fils du coutelier, le puissant Diderot, un enfant de hasard qu'élève un menuisier, le vaste d'Alembert,—c'est-à-dire l'Encyclopédie.

En juin, Law, suivant les idées du petit Renaut, du meilleur citoyen de France, sollicite l'égalité d'impôt,—l'impôt estimé, non sur le revenu qui varie et qu'on ne voit pas, mais sur ce qui se voit, le fonds, la terre. Ceci aurait atteint les privilégiés plus sérieusement que la Dîme royale de Vauban sur le revenu, plus sûrement que le Dixième essayé vainement par Desmarets. Law, qui voyait les grands propriétaires (les Condés par exemple) être les grands agioteurs, voulait reprendre sur la terre ce qu'on escroquait sur la bourse. S'ils empêchèrent cela, rien ne put empêcher une révolution très-réelle, un mouvement immense d'activité et d'industrie. Ce qu'un chroniqueur de l'an Mille a dit: «La terre changea de vêtement,» on put encore le dire. Depuis vingt ans, la guerre et la misère ayant tout suspendu, on n'achetait plus, on ne vendait plus, on ne fabriquait plus. Tout délabré, et misérable. La France, sous ses oripeaux, n'en avait pas moins l'air d'une mendiante. Elle s'en aperçut, jeta violemment ses lambeaux, ses vieilles loques du vieux temps de sottises.

De tels moments sont grands pour l'industrie. L'Europe le voyait. On pourrait espérer qu'elle concourrait au mouvement, lui donnerait consistance, force et solidité, que le monde protestant, c'est-à-dire le monde riche, viendrait à nous, apporterait son activité, son argent.

On croit à tort que l'argent n'est d'aucune religion.—Erreur.—Le capital est protestant.

L'argent catholique est un mythe.—Quelles sont les nations qui dorment, rêvent et ne font rien? les catholiques. Et les nations pauvres? les catholiques.—Tout ce qui négocie, fabrique, gagne, s'enrichit, prospère, est du côté de l'hérésie.

Nos protestants déjà revenaient en grand nombre. Et bien d'autres voulaient venir. Ils auraient fait couler ici un fleuve d'or s'ils eussent été bien sûrs que le feu roi ne ressuscitât point. Le règne du banquier protestant, employant indifféremment protestants, catholiques, voilà ce qui rassurait, appelait l'étranger. Ce qui pouvait le mettre en fuite, c'était Law converti, c'était le règne de Dubois, du fripon qui vendait nos libertés pour un chapeau, du futur cardinal-ministre.

Il suffisait de voir à ce moment le pays catholique, l'Espagne, de le comparer à la France, d'observer la mort progressive de l'une, la renaissance de l'autre, pour juger et se décider. Tout éphémère qu'il soit, le Système a pour nous un effet très-durable d'initiation, d'émancipation. L'Espagne de Philippe V, sous Alberoni même, sous sa reine italienne, enfonce en son vieux crime de barbarie sauvage et son châtiment mérité.

Chaque année compte par des auto-da-fé. Contraste abominable que ce gouvernement de femme et de nourrice, cette royauté du lit, fût si cruelle! que cette femme, furieuse d'ambition, doublement corrompue, caressant à la fois et les secrets vices du roi et la férocité du prêtre, présidât à Madrid, avec son maniaque, à ces fêtes de mort! Des hommes en flammes, des femmes hurlant, se tordant sur la braise, c'est l'expiation du carême, parfois la glorification de Pâques. Pénitence d'horreur qui ne purifie pas, au contraire, qui déprave encore.

L'ambassadeur de France donne dans ses dépêches le chiffre exact de quelques années. Le voici pour Madrid, pour les auto-da-fé royaux.

7 avril 1720, neuf hommes et huit femmes brûlés; 18 mai 1720, sept hommes et cinq femmes brûlés; 22 février 1722, six hommes et cinq femmes brûlés; 22 février 1724, quatre hommes et cinq femmes brûlés, etc.

Je ne m'étonne pas de la colère de Dieu. En 1719 (comme en 1718), invariablement il noie la flotte d'Espagne. Le 10 mars, l'expédition jacobite, préparée par Alberoni, part de Cadix et cingle vers l'Écosse. Les tempêtes, les vents furieux en font justice au golfe de Biscaye. Plusieurs vaisseaux périssent; d'autres abordent pour être pris.

Notre armée, au même mois de mars, avait passé les Pyrénées pour cette guerre trop facile. Au dehors, au dedans, tout nous favorisait. D'avril en juin, une hausse incroyable a remonté, relevé le crédit. Le grand problème à ce moment, c'est de savoir si le Régent qui profite du succès de Law, aura assez de force pour le suivre dans ses réformes, s'il saura se défendre contre la bande qui l'assiège, obsédé, étouffé qu'il est entre les illustres vampires qui le pillent de haute lutte et les fines Circés qui l'enivrent et l'enlacent pour lui vider les poches.

Il était déjà loin dans la vie, affaissé, bien loin de l'énergie, du courage qu'auraient demandés la situation. Un coup à ce moment le fit baisser encore, la tragédie d'orage, de remords, de fluctuations violentes qu'eut sa fille, ange-diable, torturée de ses deux natures, qui accouche en avril, est grosse en mai, se tue de vice et de folie.

Je n'ai rien lu en aucune langue de plus âcre, de plus violemment haineux que les pages de Saint-Simon sur les couches et la mort de cette princesse. Ce catholique impitoyable se baigne dans les roses à contempler, savourer les tortures d'une femme folle qui meurt à vingt ans. Tout disposé qu'on soit à condamner une personne si souillée, on ne peut qu'en avoir pitié en la voyant sous ce scalpel. Elle a peur, elle est furieuse; elle a des remords et des rages; elle veut vivre, se moque des prêtres, puis elle a peur du diable; elle se voit déjà emportée. Elle crie, elle hurle, elle pleure. Saint-Simon en rit et s'en moque. Enfin, quand elle est morte, lui-même il dit la chose qu'il eût dû dire d'abord, une chose qui le condamne fort et rend cette férocité bien odieuse: On l'ouvrit, et l'on vit qu'elle avait le cerveau fêlé.

Duclos et tous l'ont suivi, copié. On peut se demander pourtant comment Saint-Simon, si froid, si glissant sur les empoisonneurs (Lorraine, Effiat, Penautier), si léger sur les infâmes, les mignons de Sodome (Lorraine et Monsieur, Courcillon, etc.), est tombé avec cette fureur sur la duchesse de Berry? Elle eût été la Brinvilliers, la Voisin, empoisonneuse et assassine, qu'il aurait parlé d'elle avec plus de modération.

Si la jeune duchesse est véritablement un monstre, comment madame de Saint-Simon reste-t-elle sa dame d'honneur? Il a beau dire de page en page qu'elle y va peu. Il devrait avouer que les époux ne voulaient pas quitter cette position peu honorable, mais très-influente près d'une princesse qui avait tous les secrets de l'État et tenait le cœur du Régent. Il se venge d'avoir eu cette faiblesse, cette patience. Il hait visiblement la duchesse. Il lui en veut de deux sottises qu'il a faites, et d'avoir travaillé à son triste mariage, et d'avoir laissé près d'elle madame de Saint-Simon.

Son père aurait voulu, ce semble, l'associer au mouvement nouveau. Il avait établi chez elle, dans son grand logement à Versailles, la belle colonie de huit cents horlogers que Law avait fait venir. Mais on travaillait fortement en dessous à l'occuper de tout autres idées.

La cabale sentait justement combien, avec son audace d'esprit, elle aurait pu lui être dangereuse. Il eût fallu que les deux femmes (les deux seules au fond qu'il aimait), sa mère, sa fille, employassent leur violence à le défendre, à le garder. Madame, née protestante, aimait les protestants. Sa fille aidant, elle aurait pu nous rendre le service de faire sauter le futur cardinal, d'empêcher la réaction.

Elle était imaginative. C'est par là qu'on la prit. Le noir rêve du diable planait encore sur ce siècle douteur. Le Régent même avait eu la faiblesse d'écouter des fripons qui promettaient de le faire voir. Sa fille, dans les fluctuations de l'éternel orage où elle vivait, eut par moments de ces idées horribles. Prise excellente pour ceux qui la voulaient dévote,—non moins bonne pour ceux qui la voulaient mariée, prétendant que la conversion serait sûre par le mariage.

Mais le mariage de Riom était alors plus difficile encore qu'en 1718. Au moment du plus grand éclat de la Régence, lorsque les affaires en tous sens étaient glorieusement relevées, les partis abattus, l'Espagne envahie, impuissante, l'industrie, le crédit reprenant tout à coup, lorsque la jeune duchesse pouvait si naturellement devenir la reine du grand mouvement,—il semblait étonnant qu'elle se fît madame Riom. À cette idée, la mère du Régent, la fière Allemande, ne se connaissait plus.

Cela donnait du courage au Régent pour résister à sa fille. Le temps marchait, et rien ne se faisait. Elle était tellement dans ce combat, qu'à peine elle se souvenait d'être enceinte. Aux premiers jours d'avril (un peu avant terme, peut-être), il lui fallut s'en souvenir. Vives douleurs. Elle est en danger. Mais elle souffre encore moins du mal que de la honte. Inquiète, elle parvenait à s'étourdir. Mais, au moment où elle est prise, elle voudrait cacher tout; elle s'enferme. Le Régent est là éperdu, bien justement puni, mais combien cruellement! Dans cette agonie de douleur, il lui faut négocier avec les prêtres. Le curé de Saint-Sulpice arrive, impérieux; il exige qu'elle se confesse. Il veut forcer la porte. C'est son droit.

Ce curé si terrible était Languet, qui, avant et après, toute sa vie, joua le bonhomme. Mais là il se montra sans masque. Il était l'instrument des effrénés papistes, du nonce Bentivoglio, auteur et patron des satires où l'on recommandait le meurtre du Régent. Dans ce moment où leur duc du Maine disait son chapelet en prison, c'eût été pour ces saints une belle revanche d'égorger en effet le Régent dans sa fille, d'accabler la mourante. Folle, comme elle était déjà, on devine l'atroce cauchemar qu'eût ajouté à son délire l'appareil du clergé, des cierges de l'extrême-onction. On devine la scène qui allait avoir lieu, Languet, par menace et par force, lui arrachant les plus tristes aveux, lui faisant faire (torches allumées) une espèce d'amende honorable,—ou, si elle hésitait, déchirant son surplis, sortant avec bruit et outrage, et criant dans la foule qui était là aux portes: «Allez, bon peuple, elle est damnée!»

Ce Languet et son frère l'évêque, deux bouffons, étaient ceux dont on aurait le moins attendu une telle chose. L'évêque est le burlesque légendaire de Marie Alacoque, qui transforme en miracles les infirmités de la nonne, ses coliques hystériques. L'autre est le bâtisseur du maussade et froid Saint-Sulpice, qui, sous ce prétexte pieux, allait trottant, mettait le nez partout. Il faisait rire, c'était son grand moyen. S'il dînait quelque part, il mettait son couvert en poche. Sinon, il furetait. On lui laissait exprès trouver, prendre tel vase que les belles d'alors avaient en argent ciselé. Surpris, il alléguait: «Mais c'est pour ma Vierge d'argent.»

Que voulait-on de la malade? que demandait Languet pour lui donner les sacrements? qu'elle renvoyât Riom. C'était le mariage (un sot mariage, il est vrai), mais enfin une vie régulière, un amendement moral, tel que celui de Louis XIV épousant madame de Maintenon, celui de madame la duchesse épousant Lassay, etc. Que voulait-on? Qu'elle courût, qu'elle eût cinquante amants? ou qu'elle retombât au monstrueux amour qu'on lui reprochait tant? On la rejetait vers l'inceste.

Notez qu'à ce moment les deux apôtres de la Bulle colportaient contre le Régent le vrai chant des Furies, les vers atroces de Lagrange-Chancel, qui invitent à l'assassinat. Ces vers couraient depuis plus de trois mois. Nul doute qu'on n'en eût régalé la princesse, qu'on n'eût eu la charité de lui montrer ce poignard suspendu sur la tête de son père. Au seul nom de Languet, elle fut hors d'elle-même. Elle eût voulu qu'on le jetât par les fenêtres.

Le Régent, avec tout son esprit, eut l'attitude d'un sot. Brisé par sa douleur, sa mauvaise conscience, il ne trouva pas la réponse qui était si facile. La princesse avait avec elle son confesseur en titre, et c'était un privilège du sang de France de ne pas dépendre de l'ordinaire, d'avoir son prêtre, et (même excommunié), d'avoir par lui communion. Les larmes aux yeux, bien bas, il dit au curé qu'il fallait avoir compassion, qu'elle n'avait que le souffle, qu'un rien pouvait la faire mourir.

C'était le bon moyen de rendre l'apôtre intraitable. Il criait, tempêtait. Le Régent se mourait de peur qu'elle n'entendît. «Eh bien, dit-il pour le faire taire, faisons venir notre archevêque. Il nous mettra d'accord.» Moyen dilatoire très-mauvais. M. de Noailles, le faible Janséniste qui avait détruit Port-Royal, craignait tellement les molinistes que, pour se relever, se défendre, il demandait (lui au fond doux et humain) que l'on continuât la persécution protestante.

Devant cet aboyeur Languet, il fut tout aussi pitoyable que le Régent. Il eut peur, et cacha sa peur, sous un masque de sévérité courageuse, trancha du saint Ambroise contre le prince débonnaire.

Il dit tout haut, dans cette chambre pleine de monde: «Monsieur le curé, vous avez fort bien fait, et je vous défends d'agir autrement.» Languet, grandi d'une coudée, vainqueur, s'établit à la porte, campa là quatre jours et quatre nuits entières. Il fallait bien manger. Mais, dans ses très-courtes absences, il laissait deux prêtres pour factionnaires.

Cruelle aggravation aux tortures de la femme en couches. Si nerveuse en ce dur moment, celle qui se sent épiée, écoutée, et d'oreilles malveillantes, ne peut plus rien et risque de périr. C'est la scène de Junon assise à la porte d'Alcmène, tenant ses deux mains jointes, serrées, les doigts entrelacés pour nouer sa rivale, la faire crever. Il n'en fut pourtant pas ainsi. Les cris d'enfant qui éclatèrent, dirent assez que la délivrance avait eu lieu. Plus de danger. Languet leva sa faction.

Dans son épigramme maligne, Voltaire, cinq mois d'avance, baptisait l'enfant Étéocle, et Lagrange-Chancel disait que, de Cynire et de Mirrha devait naître le bel Adonis. Ce fut cependant une fille.

L'orgueilleuse souffrait horriblement d'un tel éclat. Et quoi de plus cruel que d'accoucher sous les sifflets? Les rieurs furent impitoyables. Voltaire, pensionné du Régent, mais alors amoureux de la dévote maréchale de Villars, fit, fort étourdiment, pour plaire à ce parti, une nouvelle épigramme sur la naissance incestueuse et sur les peurs de l'accouchée (ce mot date la pièce d'avril 1719, et dément la fausse date de 1716): «Enfin, votre esprit est guéri des craintes du vulgaire,» etc.

Tout ce bruit lui rendait cruel le séjour de Paris. Accouchée le 3 ou le 4, dès le 10, lundi de Pâques, elle se fit transporter à Meudon.[Retour à la Table des Matières]

CHAPITRE X

GUERRE D'ESPAGNE—MORT DE LA DUCHESSE DE BERRY—DANGER DE LAW
Mai-Juillet 1719

La guerre commençait sans grand bruit (mars-avril). L'Espagne aurait pu l'éviter. Car la France, à l'époque de la conspiration de Cellamare, n'ayant pas encore le Pérou de Law, redoutait cette dépense. Dubois avait de son mieux adouci, mutilé les pièces. La France et l'Angleterre ne faisaient à Philippe V d'autres conditions que de gouverner l'Espagne par l'Espagne elle-même, c'est-à-dire d'éloigner les brouillons italiens qui, sans moyens, sans force, étourdiment, compromettaient son trône, troublaient la paix du monde. C'est exactement ce que demandaient les plus sérieux Espagnols. Il était insensé, coupable, d'armer malgré elle l'Espagne, de la forcer de combattre. Si elle avait encore un peu de vie, on devait bien la lui garder.

Les prêtres et les femmes n'ont peur de rien, parce qu'ils risquent moins que les autres. L'abbate, l'amazone, poussaient la guerre en furieux. La rude leçon de Sicile n'avait rien fait. Ils refaisaient la flotte; ports, chantiers, arsenaux, tout travaillait en hâte. Le plus simple bon sens eût dû leur faire comprendre qu'on ne leur donnerait pas le temps de finir tout cela. Ils provoquaient, défiaient la guerre, mais au jour du combat ils n'auraient rien de prêt encore. Isolés en Europe, ayant leurs meilleures troupes enfermées en Sicile, ils acceptèrent la lutte contre les trois grandes puissances du monde, l'Angleterre, la France, l'Empereur.

Alberoni avait beaucoup d'esprit, d'activité, certaine audace de joueur. On a vu sur quelle carte il eût voulu jouer en 1717 et 1718, acheter Charles XII et le lancer, rétablir le Prétendant. Cela n'eût pas duré, mais l'effet eût été si grand que le Régent eût fort bien pu tomber de la secousse, Philippe V devenir Régent. La reine le força d'ajourner, de se tourner vers la Sicile, où l'on ne pouvait faire rien de grand ni de décisif, et où la flotte se perdit.

En 1719, tout était empiré. Alberoni, la reine paraissent moins que des fous,—des sots. Leur espoir est dans trois romans, et plus absurdes l'un que l'autre. Ils imaginent:

1o Qu'une lointaine diversion de Ragotzi forcera l'Empereur à leur lâcher leur armée de Sicile;

2o Qu'une petite flottille jacobite (et maintenant sans Charles XII qui est tué) va paralyser l'Angleterre;

3o Que toute la France est pour eux. Si notre armée entre en Espagne, tant mieux. Elle vient chercher Philippe V, n'arrive que pour le faire Régent.

Avec cette folie, d'Arioste ou de Cervantès, ils manquent la vraie réalité. Elle était en Bretagne. S'ils avaient envoyé là tout droit leur petite flotte, décidé le soulèvement, Berwick n'eût pas passé les Pyrénées. Ils eurent deux grands mois devant eux, janvier et février. Les nobles de Bretagne, en mars, leur envoyèrent un M. Hervieux de Mélac, pour les supplier d'arriver. Nulle réponse qu'à la fin de juin! Et la réponse, c'est une obole, un tout petit envoi d'argent. Déjà levés, armés et battant les forêts, ces gentilshommes regardent toujours s'il vient des vaisseaux espagnols. Ils viennent ... en novembre! et quand tout est fini.

Pour revenir en mars, une autre illusion de Madrid, c'était que le Régent ne trouverait pas de généraux, Villars et Berwick faisant profession d'être dévoués à Philippe V. C'était Berwick qui, véritablement, l'avait fait roi. Comme bâtard de Jacques II, il était frère du Prétendant. Avec tout cela, ce fut lui qui accepta le commandement. Il valait bien mieux que Villars pour tenir une armée dans ces circonstances douteuses. Ce grand Anglais, long, sec, qui avait été terrible aux Cévennes, était fait pour donner du sérieux aux nôtres, prendre au besoin nos petits Richelieu.

On se trouva au dépourvu. À peine 15,000 Espagnols contre les 40,000 de Berwick. La meilleure chance de Philippe V aurait été de se faire prendre, de se présenter aux Français, comme duc d'Anjou, avec les fleurs de lis. On eût été terriblement embarrassé. Mais ce n'était pas le compte de la reine et d'Alberoni. On aurait demandé au roi de chasser celui-ci. Il eût fallu aussi que la reine désarmât, rentrât à son ménage et peut-être dans un couvent, que Clorinde ne fût plus que la douce Herminie. Donc, ils ne lâchèrent pas Philippe V, ne le quittèrent d'un pas. Alberoni eut même le soin de lui faire faire un circuit, de l'égarer dans les montagnes, pour qu'il fût le plus tard possible, trop tard, devant l'ennemi.

Tout semblait combiné pour refroidir les pauvres Espagnols. Des trois divisions, le roi en avait une. Une suivait l'abbate italien, le nain grotesque Alberoni. Une autre obéissait au vrai chef de l'armée, à la voix grêle du général imberbe, petit page équivoque. Les Français galamment laissaient passer ses modes, ses fantasques costumes qui venaient de Paris, lui envoyaient de quoi parader contre nous.

On pouvait deviner les résultats. Philippe V n'apparut que pour voir tomber l'une après l'autre ses meilleures places, Fontarabie, Saint-Sébastien. Il avait cru gagner l'armée française. Et le contraire eut lieu. Les Basques espagnols demandaient à se faire Français. Cela acheva le pauvre roi. Il s'en alla, rentra désespéré à Madrid, ne sortit plus de la petite chambre où le tenait sa femme. Il rêva dès lors les moyens d'abdiquer, de ne penser plus qu'au salut.

Notre armée et la flotte anglaise, aux deux rivages, à l'Ouest et à l'Est, brûlèrent les vaisseaux commencés, les chantiers, les arsenaux. On en blâma fort le Régent, comme d'une lâche complaisance pour l'Angleterre. Mais quoi! ces vaisseaux achevés, Alberoni s'en servait contre nous, et les envoyait en Bretagne.

Cette guerre se passait, pour ainsi dire, incognito. Law seul remplissait les esprits. La mort de la duchesse de Berry occupa à peine un moment.

Mort cependant tragique, entourée de circonstances déplorables. Un mois après ses couches, elle se retrouva enceinte, bientôt tomba malade et n'en releva plus.

Madame, sa grand'mère, qui ne se mêlait de rien, et ne demandait rien, pour l'affaire de Riom, demanda, agit, fut terrible. Elle eût voulu le faire noyer. Elle dit au Régent qu'elle quittait la France, si cet homme n'était arrêté. Comme il allait joindre son régiment (27 avril), il fut saisi à Lyon et mis dans la dure prison de Pierre-en-Cize. Quel coup pour l'orgueilleuse qu'on eût osé cela sur son capitaine des gardes, sur l'homme qui lui appartenait! Elle employa le grand moyen, et, quoique fort peu remise, elle fit venir le Régent à Meudon (1er mai) pour un souper intime. Sans souci de sa vie, elle prolongea la nuit sous les étoiles cette folle fête qui délivra Riom, mais la tua.

Elle eût voulu encore une chose impossible, insensée, faire revenir Riom au nez de sa grand'mère, écraser celle-ci, solenniser ce bel hymen. Le Régent, effrayé de la trouver si absurde et si violente, n'osait plus aller à Meudon. Elle se fit porter à la Muette pour le tourmenter de plus près. Il n'y venait guère davantage. Il alléguait les embarras réels, très-graves, qu'il avait à Paris. Au moment où le grand succès de Law relevait ses affaires, on voulait le lui enlever. Un complot se formait pour faire sauter la Banque. C'était le milieu de juillet. La malade, seule à la Muette, abandonnée du Régent même, soit par douleur et désespoir, soit par un fol essai pour ressaisir la vie, se lève, se fait un grand repas, et de choses rafraîchissantes. Dans la soif qui la dévore, elle mange du melon en buvant de la bière glacée (ms. Buvat). Cela l'achève. Elle tombe.

Deux médecins sont à son chevet. Chirac, celui de son père, s'obstine à la purger, et l'empirique Garus lui administre son brûlant élixir. Même incertitude pour l'âme. Chirac ne souffrait pas qu'on lui parlât de sa fin. D'autres l'avertissaient. Elle prit vivement son parti, fit ouvrir toutes les portes, reçut solennellement les sacrements, dans une triste et sinistre ostentation de fermeté, parlant moins en chrétienne qu'en reine à qui cela est dû.

On s'exagérait la douleur du duc d'Orléans qui était là à la Muette, à ce point que presque personne n'osa y venir. Saint-Simon, qui y vint, le trouva seul. Deuil mêlé de remords. Il avait été pour beaucoup dans cette déplorable destinée. Un moment, il pleura à faire croire qu'il étoufferait. Saint-Simon l'enleva avant qu'elle expirât (la nuit du 21 juillet). Il se chargea des funérailles, qui furent sans pompe et simplement décentes. Madame de Saint-Simon eut la lugubre fonction d'assister à l'ouverture du corps, où la pauvre princesse fut trouvée, comme j'ai dit, enceinte et le cerveau fêlé.

On supposait le Régent écrasé. C'était peu le connaître. C'était un homme fini, blasé, vide, épuisé de cœur, aussi bien que du reste. Il n'avait pas d'ailleurs le droit de pleurer. La mère même de la morte, Madame d'Orléans, les yeux rouges (mais au fond ravie), le supplia de ne pas s'enfermer. Il fit ouvrir les portes, reçut tout le monde. Il tint le Conseil, et donna à Law les Arrêts nécessaires pour faire face à ses ennemis.

Duverney, Argenson, la compagnie des Fermiers généraux, ce qu'on appelait l'Anti-Système, ne se contentaient pas d'attaquer le Système avec ses propres armes en émettant aussi des actions. Ils s'étaient, sans scrupule, associés à un monde singulier d'étrangers qu'on ne voyait jamais, qui travaillait par agents et prête-noms. C'étaient des Anglo-Hollandais, qui de leurs trous obscurs, sans bruit, faisaient sur les monnaies de très-fortes opérations. Profitant des variations violentes qu'elles subirent, ils guettaient les moments, raflaient, exportaient à grand profit. Leurs maîtres, gros banquiers de Londres et d'Amsterdam, qui allaient faire jouer leur compagnie du Sud (superbe pompe à pomper dans les poches), les chargeaient de miner par tous moyens notre Compagnie des Indes, en poussant à la baisse contre Law, aidant Duverney.

Law n'en ignorait rien. Il avait les yeux très-ouverts, et, pour se tenir en mesure d'abord contre les marchands d'or, il se fit donner pour neuf ans la fabrication des monnaies (20 juillet). Le 21, le 22, le 23, justement au moment du grand deuil du Régent où sans doute l'on crut que le Conseil chômait, l'Anti-Système, aidé de ses Anglais, tenta un coup hardi pour faire sauter la Banque et chavirer la Bourse. Ils avaient juste à point gagné le premier des agents de Law, l'oracle de la place, qui jusque-là avait poussé la hausse, et tout à coup précipita la baisse.

Un mot du personnage, Vincent. C'était un homme fort douteux, moitié agioteur, moitié accapareur de vivres. Il avait eu plus d'une fois de petites affaires avec la justice, souvent arrêté, toujours relâché. On ne pouvait pas s'en passer. Les plus mauvais papiers devenaient bons, lorsqu'il les soutenait. Dès qu'il paraissait, chacun regardait s'il était triste ou gai; on achetait, on vendait au froncement de son sourcil.

Law, au début, avait été heureux de trouver un tel instrument. En mai, par dix agents de change dont chacun avait dix courtiers, Vincent souffla la hausse. Law employait aussi des hommes moins connus à qui la Banque même prêtait de quoi jouer. L'un d'eux, André, gagna à ce métier, en trois mois, trente millions. Cela déplut fort à Vincent, qui d'ailleurs, comme accapareur et enchérisseur de denrées, était gêné par les projets de Law. Il tourna, et le jour même où la cabale vint d'ensemble à la Banque avec un torrent de billets enlever l'or, Vincent donna à la Bourse le surprenant spectacle de sa désertion. Vrai poignard pour égorger Law. Son Vincent, le vaillant Vincent, le héros de la hausse, lâche pied au fort du combat; il est pâle, il a peur; il crie le Sauve qui peut!

La farce était jouée, la panique opérée. On courait à la Banque; chacun, et à l'heure même, exigeait d'être remboursé. Le 25, au matin, Law tira une arme cachée qu'on n'avait pas prévue, et qui mit tout en fuite. Il frappa ses ennemis d'une mesure trop ordinaire alors et dont eux-mêmes récemment (sous d'Argenson) avaient donné l'exemple. Par arrêt du Conseil, l'or tombe, le louis vaudra un franc de moins. Les amateurs de monnaie forte, qui enlevaient l'or de la Banque, n'en veulent plus, s'enfuient.

On croit que Law est fort. «Il a des reins. Soutenu tellement d'en haut, qui l'empêche un matin de s'adjuger les Fermes, et dès lors de fonder son Mississipi sur la France même?» On commence à gager pour lui. On rougit d'avoir craint. L'élan revient; un poétique éclair a passé sur la Bourse, l'amour et la foi du papier.

Le papier monnaie immuable (qualifié ainsi par Arrêt), vainqueur du vil métal, variable et capricieux. Qui se fierait à l'or? Altéré et changeant à toute crise, haussé, baissé, sans caractère, sans consistance ni tenue, il semble un piége à faire des dupes. C'est l'objet du mépris, de la haine. Il est conspué. On vit, rue Quincampoix, un créancier tirer l'épée contre le débiteur perfide qui voulait le payer en or.[Retour à la Table des Matières]

CHAPITRE XI

LA BOURSE—LES MISSISSIPIENS
Août-Septembre 1719

Nous avons faiblement marqué le péril qu'avait couru Law. Mais il était accru par son triomphe même. Son danger financier devint un danger politique. Les Anglais, furieux d'avoir manqué le coup de Bourse, se découvrirent brutalement par leur ambassadeur, l'enragé Stairs, menacèrent le Régent.

Reprenons la situation.

Dans la hausse rapide, impétueuse, qui se fit, Law fut emporté dans les airs comme un ballon sans lest, ou l'homme qu'une trombe eût pris en plaine, soulevé, pour l'asseoir à la pointe de la flèche de Strasbourg.

Il avait stupéfié, plus que vaincu, ses ennemis. Ils n'étaient pas moins là, campés autour de lui, pour le ruiner, le démolir. Armée serrée, compacte. Avec les Duverney, les meneurs de la baisse, marchaient toute la Maltôte, les Fermiers généraux, leurs cent mille gabeleux, rats de cave, huissiers et recors. À ce corps régulier ajoutez les troupes légères, les associés, intéressés, les accapareurs, fournisseurs, leurs agents, employés, mangeurs, rongeurs de toute espèce.

Law n'était pas myope. Il voyait, pour comble d'effroi, sous ses pieds mêmes et sous sa base unique, je veux dire auprès du Régent, Stairs qui montrait le poing, et son compère Dubois, qui minait et sapait. Dubois avait eu du faible pour Law et pour sa caisse; mais ce grand citoyen savait dominer ses faiblesses. Ministre et bientôt cardinal par la grâce de l'Angleterre, il en avait, dit-on, de plus une petite pension d'un million.

Le Régent, si Anglais, était-il sûr pour Law? Était-ce un homme encore? À en croire ses maîtresses, c'était l'homme de neige au dégel.

Contre cet affreux dogue, Stairs et ses dents, Law ne se rassurait que par un bouledogue qui valait l'autre pour la férocité. Il coûtait gros. Si l'on ne l'eût gorgé de minute en minute, il eût mangé son maître. M. le Duc (c'est de lui que je parle), même avant le succès de Law, en mars déjà tire de lui un million pour un petit duché qu'il lui fait acheter. En août, huit millions, par la Bourse.

Comme le chien d'enfer, il mangeait par trois gueules. Ce n'était jamais fait. Après lui, arrivaient sa mère, sa grand'mère, son frère Charolais. En les gorgeant, on ne faisait qu'irriter l'envie, l'appétit des Contis.

Et ce qui était effrayant, c'est que, derrière les princes, arrivait la file infinie de la mendicité d'épée, les grands seigneurs qui daignaient protéger Law en tendant la main, les nobles et quasi-nobles, un monde de pauvres menaçants. Plus, l'armée de ses amoureuses, duchesses et comtesses et marquises, des femmes impudentes et jolies, qui personnellement le sommaient, ne lui faisaient pas grâce, exigeaient qu'on les achetât.

Voilà les deux abîmes que Law vit béants à ses pieds. À droite, le précipice où la Maltôte et les Anglais voulaient le faire tomber. À gauche, ce gouffre de noblesse, cette bourbe profonde, la prostitution mendiante.

On a peint plus ou moins l'extérieur du Système, mais jamais le dedans. On a été discret, prudent, respectueux. Du Hautchamp et les autres (Barbier, Marais, Buvat) sont pleins d'omissions volontaires. Le sage Forbonnais, compilateur tardif, donne les chiffres, et non les personnes. Le violent Pâris Duverney, si impétueux contre Law, dans le livre où il semble vouloir le tuer (après sa mort), a l'art de ne point voir les maîtres et tyrans de Law, ceux qui surent s'en faire un jouet. On croyait tout cela éteint et oublié, et l'on peut dire en cendres. En effet, les registres, actes, pièces, tous les monuments du Système avaient été brûlés en 1722.

On avait établi une bonne cage de fer, de dix pieds sur huit, dans la cour de la Banque (aujourd'hui la Bibliothèque). Là tout passa aux flammes. Nul procès désormais possible.—Mais celui de l'histoire, serait-il impossible? non. Par une industrie patiente, en rapprochant des faits qui jusqu'ici ne présentent aucun sens, nous espérons refaire la Sodome pour la foudroyer.

Ce qui a bien servi pour obscurcir la vue, faire cligner les plus clairvoyants, c'est la foule elle-même, l'amusement de ces tableaux mouvants, le va-et-vient de la rue Quincampoix. Il en reste de bonnes gravures (entre autres un beau volume hollandais, à la Bibliothèque de la Ville de Paris). On voit là le flux et reflux de cette mer, les confuses mêlées, les tournois de l'agiotage. Mais tout cela fort trouble.

Je vais, dans cette foule, saisir quelques individus. Cela sera plus clair. Leurs vies sont instructives. C'est le petit, c'est le menu. Mais il n'y a rien de petit, pour qui cherche et qui veut comprendre. On voit alors et on distingue (parfois plus qu'on ne veut). La vie du temps s'y montre et devant et derrière, par le propre et par le malpropre, par tous les rangs mêlés et tous les métiers confondus, des balayeurs aux princes, des Holbak aux Condés. C'est ici l'âge d'or. Plus de prince et plus de valet. La fraternité du ruisseau.

Le balayeur. Il y avait dans la boutique d'un changeur un bon gros Allemand, qui s'appelait Holbak. Il faisait les fortes besognes, remuait, portait des sacs, balayait le devant de la porte. On le croyait trop bête pour friponner. Des banquiers le prirent pour domestique. Puis, voulant un homme de paille et le plus ignorant qui ne sût que signer et signât sans comprendre, ils lui achetèrent (ce qui alors était fort peu de chose) une charge d'agent de change. Mais voilà que l'argent lui éclaircit la vue. Il vit que tout le secret était d'acheter à vil prix les titres du rentier désespéré, et de les vendre à bénéfice. Il fit cela tout comme un autre, et mieux. Car il réalisa à temps, et envoya tout en Allemagne.

Le laquais. Les Anglais, qui, sans paraître, sournoisement travaillaient à la baisse, devaient vendre des actions par un agent à eux. Il se trouva malade, mais il avait un domestique de confiance, son laquais Languedoc. Il l'y envoie. Languedoc doit vendre au cours du jour, 8,000 livres par action. Mais il voit qu'elles montent. En homme intelligent, il attend, vend à dix mille livres, garde pour lui la différence qui était de cinq cent mille francs. Huit jours après, il avait dix millions et s'appelait M. de la Bastide. Six mois après il était ruiné, reprenait du service, avec son nom de Languedoc.

La brocanteuse. Un jour entra chez Law une bonne femme de province, une wallonne de la Meuse, une dame Chaumont. Elle implore sa justice dans une affaire, et elle parle si bien d'affaire, que Law l'appuie. C'était sur la frontière une brocanteuse de dentelles, qui au passage des armées s'était intéressée avec deux fournisseurs et leur avait fait des avances. Ces gaillards (un soldat gascon et un barbier de régiment) avaient fort réussi dans les fourrages, et le barbier, se disant noble, avait eu l'industrie d'obtenir une demoiselle de Saint-Cyr, et la protection de Versailles. Depuis, les deux associés, travaillant à Paris, ne songeaient plus à payer la Chaumont. Elle vient. On ne veut la payer qu'en billets d'État, qui alors perdaient 60 pour 100. Cette femme courageuse accepta, sachant ou devinant le nouveau miracle de Law, qui décupla la valeur des billets. Elle eut en un mois six millions. Les deux fripons pleurèrent alors, et ils voulaient lui disputer ses bénéfices. De là un procès solennel dont Law amusa le Régent. Ils donnèrent raison à la femme, qui avait cru, quand personne ne croyait encore. «Il lui fut fait selon sa foi.»

Cette Chaumont paraît avoir eu le don qu'on recherchait le plus alors, quelque chose de rond, d'ouvert, de simple qui donnait confiance. Elle était relativement honnête. Elle dut être le prête-nom des employés de Law qui n'osaient jouer sans masque. Elle devint bientôt, comme on va voir, un centre autorisé, et comme l'hôtesse et la nourrice, la bonne mère des agioteurs, tenant (sans doute aux frais de Law et de la Banque) une table immense, prodigieuse, pour recevoir des milliers d'hommes. Les joueurs de toute nation que Law voulait attirer à Paris allaient manger chez la Chaumont. Sa cuisine de Gargantua, Bourse gastronomique où l'on fricotait des affaires, rappelait par sa monstrueuse grandeur les mangeries impériales, les distributions, les repas où jadis les Césars firent asseoir le peuple romain.

Les belles agioteuses. L'écueil, il faut le dire, de ces triomphes de Plutus, c'était le défaut national, la galanterie. Des dames intrépides, pour brusquer la fortune, sans perdre le temps à jouer, se saisissaient du joueur même. Éprises de celui qui gagnait, dans ces moments d'ivresse où un coup de fortune trouble la tête, elles échangeaient vivement l'amour contre le portefeuille.

La langue de la Bourse y aidait, et Law avait donné l'essor. Ses actions, au féminin, avaient de jolis noms de femmes. Les anciennes, nées de quelques mois, étaient nommées les mères, celles d'après les filles, les récentes les petites filles. Pour avoir une petite fille, il fallait présenter et des filles et des mères, pas moins de quatre mères. Or, cela se réalisait. Tel achetait des actions, et se trouvait payé en filles; il avait une mère et plusieurs.

Plusieurs furent comiquement dupes. Un Rauly, par exemple, l'un des meilleurs, bon, généreux, crédule, fut surpris par deux Hollandaises, la mère et la fille, celle-ci un miracle de naïve ingénuité, de beauté enfantine et tendre. Il eut un moment poétique, voulut fuir au désert, je veux dire acheter quelque part hors de France, loin des procès possibles, un nid voluptueux pour cacher son trésor. Il envoya les dames devant, avec son intendant, qui devait mettre là un million à couvert. Cet intendant était un homme sûr, honnête, mais, hélas! un Français tout aussi galant que son maître. Le voilà amoureux, éperdu, idiot. Bref, il ne voit plus goutte, se laisse enlever son million. Les belles et le million étaient partis ensemble, si loin, qu'on n'a jamais su où.

Tels furent les jeux de l'amour, du hasard, parfois tragiques, atroces. Un Bordelais, le fils d'un conseiller au Parlement, poussé au désespoir par une maîtresse exigeante qui l'avait mis à sec et voulait le quitter, tua son père qu'il croyait un grand thésauriseur. Il ne trouva rien et s'enfuit. Sous des noms supposés, il joua, et devint trop riche pour être poursuivi. Mais tout le monde le connaissait. Sa lugubre figure, sa démarche égarée, disaient assez qui il était.

L'entremetteuse. Madame de Tencin fit-elle, comme le veut Soulavie, un livre sur l'orgie antique? Organisa-t-elle à Saint-Cloud (pour relever le pauvre prince) des bacchanales assaisonnées de pénitences obscènes? J'en doute. On a chargé la légende de cette sainte. Les chansons de l'époque assurent, chose plus vraisemblable, que l'ex-religieuse, avec sa grâce et sa finesse, son expérience (elle n'était pas loin de 40 ans), avait le mérite spécial d'une infinie complaisance en amour. Elle en savait beaucoup. On pensait qu'avec elle il y avait toujours à apprendre. Dubois, d'Argenson, Bolingbroke, vrais gourmets, aimaient ce fruit mûr. Elle tenait maison aux dépens de Dubois, lui faisant croire que son salon, agréable aux Jésuites, avancerait l'affaire du chapeau. Par lui, par d'Argenson, elle avait des secrets de Bourse. Elle jouait les fonds que Bolingbroke avait la simplicité de lui confier. Mais pour ne pas descendre à la rue Quincampoix, elle avait un amant exprès, M. de la Fresnaye. Il était sûr, exact à rapporter ses gains; elle lui faisait croire qu'elle l'épouserait. En 1726, elle traita impartialement ces deux derniers. À Bolingbroke elle nia le dépôt, et rit au nez de la Fresnaye. Celui-ci, furieux, surtout d'avoir été si sot, se coupa la gorge chez elle et inonda tout de son sang.

Il n'est pourtant pas sûr qu'elle aimât fort l'argent, ni le plaisir. Elle ne fit pas fortune. Ce qu'elle aimait, c'était de s'entremettre, d'intriguer, de corrompre. Par elle ou par sa sœur, qui avait les mêmes dons, furent travaillées l'affaire d'Aïssé, plus tard celles des trois fameuses sœurs avec le roi. Mais le maquerellage politique ne lui plaisait pas moins. Elle et son frère avaient des arts charmants pour amollir les gens et leur faire trahir leur principe. Ils corrompirent Law, l'amenèrent à se faire catholique. Ils corrompirent jusqu'aux Jésuites, leur firent laisser l'Espagne, le Prétendant, pour accepter Dubois, l'homme de l'alliance anglaise. Enfin, faut-il le dire? le croira-t-on? ils corrompirent Dubois!

Law n'aurait pu, sans l'aveu de Dubois, emporter sa victoire, entamer sa grande œuvre. Dubois, en convertissant Law par son ami Tencin, pouvait se faire un honneur infini dans le monde catholique, un titre solide au chapeau.

La grande difficulté, c'est que Dubois était Anglais de cœur, de système, de position. Il fallait obtenir de lui une petite infidélité à cette passion dominante, pour quelques mois du moins. Il donnait, il est vrai, en ce moment au ministère anglais un très-solide gage en détruisant la marine espagnole. Mais, quoi! si la Bourse de Londres, malgré cela, se mettait à crier? si les spéculateurs (et le prince de Galles en était) s'en prenaient à Dubois, la pension d'un million lui serait-elle continuée? Grave, très-grave considération qui pouvait rendre Dubois incorruptible. Cet esprit net et froid, qui se moquait de tout, serait-il pris aux mirages de Bourse? Il y fallait, ce semble, beaucoup d'art?... Ce fut tout le contraire. On alla droit au but en employant tout franchement la compagnie du Savoyard.

Un des chefs de la compagnie était du pays des Tencin, du Dauphiné.

La plupart de ces gens d'affaires, d'argent, d'intrigues, venaient de Lyon, Grenoble, Genève, des pays hauts et pauvres, étaient de rusés montagnards. Le plus fameux, c'est Duverney.

Avez-vous vu un dessin de Watteau, merveilleusement fort, le Savoyard? C'est un drôle, un rieur de gaieté singulière, gaieté physique propre à ces fortes races qu'on croirait innocentes,—en réalité, prêtes à tout.

Jeune et riant toujours, cet enfant des montagnes, aussi rude joueur que porteur ou scieur de bois, ira haut, ira loin dans les affaires, n'ayant ni hésitation, ni scrupule. Il rit en vous volant, rirait en vous cassant les reins.

C'était la vraie figure pour faire fortune, et ce fut, je n'en fais pas doute, celle de Chambéry, un Savoyard qui créa cette compagnie. Il avait sa sellette au coin de la rue aux Ours, mais il monta, devint frotteur, porteur de sacs, se frotta à l'argent. Il était honnête, économe, à ce point qu'il avait amassé mille francs. Il lui fallait pour associé un homme qui parlât bien, écrivît, fût grave et posé. Il en trouva un plus que grave, un habit noir, étonnamment sérieux. C'était ce Bordelais qui avait tué son père. Les associés s'associèrent deux fripons, un Dauphinois qui prétendait avoir une manufacture de savon, et un M. Bombarda, trésorier du trésor vide de l'électeur de Bavière, usurier enrichi de la ruine de son maître. Je passe toutes les autres vertus des quatre associés qui se chargèrent de la grande entreprise, corrompre la vertu de Dubois.

Law, jadis, pour jouer, avait fait faire de gros louis, lourds, à emplir la main. Cela ravissait les joueurs. Il pensa judicieusement que, dans l'agiotage au vol qui se faisait, on trouverait charmant d'avoir de gros billets, et il en fit de dix mille francs. Le bon Savoyard Chambéry, simple et rond, tout droit en affaires, en mit pour cinq millions en portefeuille, et, comme il eût porté un panier de pêches ou de fraises, il alla jovialement porter à Dubois cette primeur. Dubois se mit à rire. Il était besogneux pour son affaire de Rome. Il savait les Romains sensibles aux friandises. Il fut tenté pour eux. Il songeait bien aussi que le million anglais, après tout, n'était qu'un million, et que le bonhomme, au contraire, en ce premier payement, ouvrait à deux battants l'infini du Mississipi. Tout cela l'amollit. Il sentit son cœur. Qui n'en a? Le plus farouche homme d'État a son jour d'attendrissement. Il eut certain retour pour Law,—qui sait? reconnut la Tencin?

Le vampire. Dubois ainsi permit et laissa faire. On obtint son inaction. Mais pour que le Système vainquît décidément et supprimât l'Anti-système, il fallait davantage; il fallait acheter l'action énergique et directe, la férocité de M. le Duc. Or, M. le Duc, fort cher en 1718, fut énormément cher en 1719, ayant alors une maîtresse terrible, madame de Prie, moins une femme qu'un gouffre sans fond.

Lui, il n'était qu'une bête de proie, un brutal chien de meute, violent, mais aveugle et borné. Il pouvait happer des morceaux, terres, pensions, etc., mais il n'aurait pas su, je crois, faire si bien fonctionner la grande pompe de l'agiotage, qui le 18 septembre lui donna huit millions, vingt en octobre, etc. C'est qu'il était alors mené par un esprit (vampire? harpie?), un être fantastique, insatiablement avide et cruellement impitoyable, qui, six années durant, aspira notre sang.

Elle semblait née de la famine, des jeûnes que son père, le fournisseur Pléneuf, fit aux armées, aux hôpitaux. Déjà grande, elle eut pour éducation la ruine. Pléneuf, trop bien connu, se sauva à Turin. Sa mère, belle et galante, vivota d'une cour d'amants, qui, n'étant pas jaloux, la partageaient en frères. On parvint à marier la fille à un homme qui prit pour dot l'ambassade de Turin, ambassade nécessiteuse où elle eut les souffrances du pauvre honteux qui doit représenter. Elle devint demi-italienne, grâce, finesse et séduction,—au dedans vrai caillou, l'altération du torrent sec en août, ou d'un vieil usurier de Gênes.

Elle croyait, en rentrant, profiter d'abord sur sa mère, lui prendre, par droit de jeunesse, ses fructueux amants. Ils furent fidèles. La mère, beauté bourgeoise et bien moins fine, avait je ne sais quoi d'aimable qui retint. Cela aigrit la fille; elle ne lui pardonna pas de rester belle et d'être aimée encore. Elle la cribla d'abord de dards vénéneux, de vipère. Puis, comme elle n'en mourut pas, elle lui joua le tour, dès qu'elle fut puissante, de faire revenir son mari. Enfin, elle lui tua ses amants un à un, travailla à la faire périr à coups d'aiguille.

L'avénement de madame de Prie chez M. le Duc, c'est celui de la hausse. Jusque-là il avait pour maîtresse la Mancini (Nesle, née Mazarin). Mais dans l'été, celle-ci l'emporta décidément. Elle s'empara de lui juste au moment de la curée, la razzia d'août et de septembre. Maîtresse alors et du duc et de tout, elle fait revenir son père, Pléneuf, donne à ce vieux voleur la caisse de la guerre, le profit de l'affaire d'Espagne (septembre-octobre, ms. Buvat).

Law craignait le vautour.—Il trouva l'araignée.—Mais qu'est-ce que le vautour, la bête qui n'a que bec et griffes, comparé aux puissances des affreuses araignées de mer, des suceurs formidables qui aspirent en faisant le vide, qui tirent parti de tout, qui des os extraient la moelle, et du craquant squelette savent encore se faire une proie?[Retour à la Table des Matières]

CHAPITRE XII

LA CRISE DE LAW
Août-Septembre-Octobre 1719

Montesquieu parle quelque part d'une pièce de ce temps-là: Ésope à la cour, et dit qu'en sortant de la voir, il se sentit la plus forte résolution qu'il ait jamais eue d'être honnête homme. Cette pièce avait fait aussi impression sur Law. Ruiné par le Système, il écrivait en 1724: «On a mis sur la scène l'exemple du désintéressement dans le personnage d'Ésope. Ses ennemis l'accusèrent d'avoir des trésors dans un coffre qu'il visitait souvent. Ils n'y trouvèrent que l'habit qu'il avait avant d'être ministre. Moi, je suis sorti nu; je n'ai pas sauvé mon habit.»

Cela est beau, pourtant ne suffit pas. Sortir nu, ce n'est pas assez. L'essentiel est de sortir net. Ésope retrouva mieux que l'habit: l'honneur. Law a-t-il retrouvé le sien?

Ne devait-il pas expliquer les circonstances qui le rendirent complice (désintéressé, il est vrai, mais complice, après tout) du pillage honteux qui se fit? N'eût-il pas mieux valu avouer franchement, ce qui lui donnerait devant l'avenir des circonstances atténuantes, sa faiblesse de caractère, sa servitude domestique, l'entraînement surtout de l'utopiste mené par un mirage à travers les marais fangeux? «Un petit mal pour un grand bien. Une heure de brigandage, et demain le salut du monde.» Selon toute apparence, il se paya de cette raison.

Il est mort sans parler, a abandonné sa mémoire. Il nous reste une énigme. Pourquoi? Il n'eût pu se laver que par le déshonneur des autres, et de ceux qui restaient puissants.

Il est mort à Venise, en 1729, triste solliciteur, tremblant apologiste, qui justement s'adresse aux coupables, aux auteurs de sa ruine. La faute en est à sa grande faiblesse, disons-le, à ses deux amours. D'une part, cette fière Anglaise qu'il avait enlevée, ne veut pas rester pauvre; elle le fait écrire, elle écrit elle-même au grand voleur, M. le Duc, pour recouvrer le bien de ses enfants. Lui-même, d'autre part, le pauvre homme est le même, joueur obstiné, chimérique, amoureux de sa grande idée, et si follement amoureux qu'il s'imagine que les voleurs, qui ont tant d'intérêt à le tenir loin, vont le rappeler, l'essayer de nouveau, lui donner sa revanche!

Voilà ce que c'est que la France. Il n'était pas né fou, mais ici le devint. Un certain vin nouveau cuvait. Le sage Catinat, Vauban, Boisguilbert, le bon abbé de Saint-Pierre, chacun à sa manière rêvait, quoi? la Révolution. Le meilleur ne se disait pas, et ne s'imprimait pas, circulait sourdement.

Qui réaliserait? Qui se compromettrait dans les essais trop souvent avortés? Un héros existait, l'homme d'exécution, et martyr au besoin, l'intrépide et savant Renaut. Il s'était adressé au favori de la fortune, ce brillant Law, qui par lui, ce semble, aspira l'âme de la France. De là le mémoire du 13 juin sur l'égalité de l'impôt. De là l'essai trop court où Renaut mourut à la peine. Mais Law lui fut fidèle, et, dans son apogée, presque roi, ambitionna d'être successeur de Renaut à l'Académie des sciences.

En Law fut, si je ne me trompe, bien moins l'invention que la concentration des idées capitales du temps. Quelles sont ces idées? J'y distingue ce que j'appellerai le plan et l'arrière-plan, une révolution financière, une révolution territoriale.

Le plan, c'était: 1o L'extinction de la Maltôte, la destruction de l'épouvantable machine qui triturait la France. Peu, très-peu d'employés. Quarante mille préposés de moins. Plus de pachas de la finance, plus de Fermiers généraux, plus de Receveurs à gros profits, qui faisaient des affaires avec l'argent des caisses. Trente petits directeurs (à 6,000 francs) remplaçaient tout cela;

2o L'extinction de la dette, la libération de l'État. Law se substituait aux créanciers en prêtant 1,500 millions à 3 pour 100, remboursait le créancier en espèces ou en actions. On était sûr qu'il préférerait ces actions en hausse, qui, revendues au bout d'un mois, donnaient un bénéfice énorme.

Ce que j'appelle l'arrière-plan, c'était non-seulement l'égalité de l'impôt territorial, mais une vente des terres du clergé. À peine contrôleur général, il fit examiner au Conseil un projet pour forcer le clergé de vendre tout ce qu'il avait acquis depuis cent vingt ans. (Ms. Buvat, Journal de la Régence, janvier 1720, t. II, p. 133; et dans la copie, t. III, p. 1134.)

Cette dernière proposition était tout un 89. Des quatre ou cinq milliards de biens que le clergé avait en France, une moitié au moins avait été acquise dans le XVIIe siècle. Cette masse de deux milliards de biens, tout à coup mise en vente, donnait la terre à vil prix, la rendait accessible. De plus, une bonne part des gains de bourse se seraient tournés là. Beaucoup de fortunes récentes, ou moyennes, ou petites, cherchant, un sûr placement, s'y seraient portées. La révolution financière, qui semble si fâcheuse, tant qu'elle n'apparaît que comme agiotage, aurait profité à la terre et fécondé l'agriculture.

L'autre proposition, un impôt égal sur la terre, réparait aussi en partie les maux de l'agiotage. Les grands propriétaires de terre, qui furent (par prête-noms) les grands agioteurs, se trouvant soumis à l'impôt, eussent restitué à l'État quelque chose de leurs monstrueux bénéfices.

Résumons: 1o le fisc simplifié, devenu très-léger; 2o la libération de la France, la dette renversée avec profit et pour l'État et pour le créancier; 3o Égalité de l'impôt territorial; 4o la moitié des biens du clergé vendue en une fois, et la terre mise à si bas prix que chacun pût en acheter.

Splendide construction de rêves et de nuages! Sur quoi (je vous prie) porte-t-elle?

Sur la supposition que l'abolition de l'abus se fera par l'abus suprême, que la révolution peut s'opérer par le pouvoir illimité, indéfini, le vague absolutisme, le gouvernement personnel qui ne peut pas se gouverner lui-même.

Law était fou évidemment. Le vertige de l'utopie, l'entraînement du duel contre Duverney, la partie engagée, l'ivresse avaient brouillé sa vue.

Il ne s'aperçut pas qu'il avait son Système, l'enfant chéri de la pensée ... où?... dans la fosse aux bêtes, serpents, crabes, araignées. Il le suivit, il entra là, pour être mangé, l'imbécile, bien plus, honteusement souillé, sali, flétri.

Le 27 août, fort inopinément, par un simple arrêt du Conseil, la révolution s'accomplit, la Compagnie des Indes prend les Fermes à ses adversaires, et se charge de lever l'impôt. Toute rente sur l'État est supprimée; la Compagnie remboursera la dette en émettant des actions rentières à 3 pour 100 que recevront les créanciers de l'État.

L'Anti-Système périt; Duverney est vaincu. Le Système est vainqueur, ce semble. La masse des rentiers voit brusquement fermés les bureaux des payeurs, avec quelle inquiétude!

Il faudrait pour les rassurer que leur liquidation bien faite leur donnât sans difficulté ce qu'on leur promet en échange, ces actions qui désormais sont leur unique fonds, leur propriété légitime. Qu'arrive-t-il? Les bureaux sont ouverts, les actions paraissent; le premier venu en achète! et le rentier seul est exclu. On lui répond: «Vous n'avez pas les pièces, vous reviendrez bonhomme; vous n'êtes pas encore liquidé.»

La précipitation cruelle qu'on mit à tout cela ne servait Law en rien. Tout au contraire, ses grandes vues de colonies, de commerce, dont il était alors violemment préoccupé et qui devaient donner corps et réalité au fantasmagorique échafaudage du Système, voulaient du temps. Il était évident que, sans le temps, il périssait. On voit, par le Journal de la Régence et autres documents, que si la foule était à la rue Quincampoix, Law était d'âme et de corps, de toute son activité, à l'affaire du Nouveau Monde. Tout occupé de trouver des colons, il n'avait rien à gagner à ce crime de bourse, que la ruine infaillible et prochaine du Système. Il était trop certain que la folle poussée de hausse, la ruine des rentiers, n'aboutirait qu'à enrichir les gros voleurs, qu'une chute suivrait, épouvantable, qui emporterait Law, ses idées, sa fortune, sa personne et sa vie peut-être.

Ni Law ni le Régent n'avaient rien à gagner à cela, qu'une immense malédiction, la ruine du présent et la honte dans tout l'avenir.

Les plaisirs personnels du Régent étaient peu coûteux; on l'a vu. Fini à peu près pour les femmes, il ne l'était pas pour le vin. L'ivresse de chaque soir, non-seulement le menait à l'apoplexie, mais le tenait la matinée dans un état demi-apoplectique, obscurcissait sa vue, affaiblissait sa faible volonté. Ses facultés baissaient. Un signe de cet affaissement, c'est la facilité qu'eut Dubois, aux dernières années, de l'occuper de plats intérêts de famille, de mariages, d'archevêchés pour ses bâtards, etc. Chose étrange et qui touche à l'idiotisme: son fils (un petit sot), il le nomma colonel général de l'infanterie française! La charge, dont Turenne et Condé ne furent pas jugés dignes, charge abolie, comme trop haute, depuis l'amiral Coligny!

Donc, représentons-nous dans son Palais-Royal, cette figure qui fut le Régent, ce distrait, ce myope, alourdi, ahuri et ne sachant à qui entendre dans la foule exigeante, fort insolemment familière, de ces demandeurs acharnés.—Quelle résistance? aucune;—une mollesse incroyable, une aveugle, une lâche générosité pour être quitte et se débarrasser en donnant tout à tous.

Et tranchons par le mot brutal, mais vrai, de Saint-Simon: «La filasse? non pas ... le fumier.»

Triste soutien dans la violente crise et les périls de Law. En 1718, on parlait de le pendre. En 1719, on parlait de l'assassiner.

Les Anglais le menaçaient fort. Pendant plusieurs années, fort à leur aise ils avaient spéculé sur les variations de nos monnaies; ils exportaient les monnaies fortes. Ils ne pardonnèrent pas à Law les mesures qui frappèrent ce trafic en juillet. Nos projets d'établissement au Nouveau Monde leur plaisaient peu. Leur Compagnie du Sud regardait de travers notre Compagnie des Indes. Elle y voyait le grand obstacle à la hausse de ses actions.

Stairs, leur ambassadeur, n'était qu'un Écossais, mais d'autant plus porté à dépasser les Anglais mêmes par son zèle furieux. Il était né sinistre, et il avait eu une terrible enfance. Il eut le malheur en jouant de tuer son frère. On prétendait (à tort?) qu'au passage du Prétendant (1716), il avait aposté un Douglas pour l'assassiner. Il avait la figure d'un coquin à tout faire, et ce qui le rendait plus dangereux encore, c'est qu'il l'eût fait en conscience. C'était un coquin patriote.

Il prit occasion des demandes d'argent que le Prétendant avait fait à Law (le 5 août), et du secours que celui-ci lui fit passer. Il jeta feu et flamme, cria que l'alliance était rompue, que Law armait l'ennemi de l'Angleterre. De septembre en décembre, il le poussa de ses menaces. Rien ne dut agir plus sur Law et sur sa femme pour leur faire accepter, désirer à tout prix la protection du duc de Bourbon et de sa bande. C'était bien peu que le Régent.

Protection forcée d'ailleurs et imposée, comme celle des brigands d'Italie, qui ne permettraient pas au voyageur de marchander leur passe-port. Les Condé avaient toujours été de ces redoutables mendiants à qui il faut bien prendre garde. Forts de la gloire militaire de Rocroi, de Fribourg, mais non moins forts des souvenirs du grand massacre de Paris, ils demandaient et exigeaient. Leurs sinistres portraits d'éperviers, de vautours, de dogues, ont tous un air d'âpreté famélique. La vie humaine était légère pour eux. On le savait par le père de M. le Duc, ce nain terrible qui, sans cause, par jeu, empoisonna Santeuil. On ne le sut pas moins par son frère Charolais. On l'aurait su peut-être mieux par M. le Duc lui-même, s'il eût trouvé le moindre obstacle. Il n'avait fait nul crime encore, et chacun avait peur de lui. Dans ce temps d'indécision, lui seul ne flottait pas. Dur et borné (bouché, dit Saint-Simon), n'ayant ni scrupule, ni ménagement, ni convenance, il allait devant lui. On le vit au coup d'État d'août 1718, où il dit nettement qu'il serait contre le Régent si on ne lui donnait la dépouille du duc du Maine. On le vit en décembre, quand il empoigna sa tante et la garda chez lui; de quoi elle eut si peur qu'à tout prix, en s'humiliant, elle se jeta dans les bonnes mains du Régent, et fut si aise alors qu'elle lui sauta au cou de joie.—On craignait d'autant plus ce borgne à l'œil sanglant, qu'avec les apoplexies du Régent, la vessie de Dubois, il était trop visible qu'il allait avoir le royaume.

Les Condé, en 1600, avaient douze mille livres de rente, dix-huit cent mille en 1700. Ajoutez les grosses pensions stipulées en 1718. Profonde pauvreté. Mais, comme elle augmenta en 1719, lorsque M. le Duc, en madame de Prie, épousa la famine, l'impitoyable abîme qui, pour son coup d'essai, avale en un mois vingt millions (Ms. Buvat, 1083).

Que fût-il arrivé si Law, tellement menacé des Anglais, se fût mis en travers du prince agioteur, s'il eût bravé le borgne et sa vipère? Je le laisse à penser. Certes, des hommes plus vaillants que lui auraient fort bien pu avoir peur, se sauver. Il resta pour son déshonneur. Sa femme et sa fortune, ses rêves utopiques le firent rester sous le couteau.

Voilà le spectacle de honte.

Les malheureux rentiers, refoulés de la Banque, qui exigent leurs reçus, sont en foule au Trésor pour avoir ces reçus. Ils y font la queue jour et nuit. Ils couchent, mangent dans la rue, pour ne pas perdre leur tour. Enfin celui qui l'a, à la longue, ce bienheureux reçu, aura-t-il l'action en échange? Il se précipite à la Banque, même foule. Il se trouve à la queue immense qui suit toute la rue de Richelieu, et des derniers peut-être. Le public non rentier a eu, certes, le temps de passer devant lui, n'ayant à remplir aucune formalité préalable.

C'est l'odieuse vue qui nous frappe, ce qui se passe en pleine rue. Mais si l'on voyait les coulisses; si l'on voyait, la nuit ou le matin, ce misérable serf, Law, chapeau bas, donnant, offrant à ses tyrans, les actions qui sont le pain et la vie du rentier, si l'on voyait la meute des vampires et harpies titrées, que ne peuvent éconduire les besoins les plus indécents;—si l'on voyait à l'aube, aux bougies pâlissantes des soupers du Régent, ses malpropres Circés sur lesquelles il roule ivre, le fouiller, le dévaliser,—cet ignoble pillage ferait bondir le cœur, on serait obligé de détourner la vue.

Le 22 septembre, pourtant, Law eut horreur de ce qui se passait. Il fit décider par la Compagnie (et contre l'arrêt du Conseil) qu'on ne donnerait plus d'actions pour or ni pour billets, mais uniquement en échange des récépissés des rentiers; autrement dit que les actions rentières, selon son plan, son but, seraient réservées aux créanciers de l'État.

Insistons sur ceci, Forbonnais l'a bien dit: «Il fut arrêté à la Compagnie» (non au Conseil). L'excellent historien du Système, M. Levasseur, a vérifié aux Archives qu'il n'y eut nul arrêt du Conseil. Donc, la Compagnie seule a l'honneur de cette mesure.

Elle n'aurait jamais hasardé un tel acte contre les Arrêts du Conseil sans l'aveu du premier des actionnaires, de son président, le Régent. Ce prince, qui libéralement comblait d'actions les membres du Conseil, M. le Duc, le prince de Conti, etc., ne croyait pas leur nuire en fermant le bureau à la foule des agioteurs. Mais ce qu'il leur donnait de la main à la main n'était rien en comparaison des profits qu'ils faisaient par leurs prête-noms dans les hausses et les baisses, les secousses violentes, habilement calculées, de l'agiotage. Ainsi, les 17 et 18, en pleine hausse, par une manœuvre inattendue et meurtrière, on organisa pour deux jours une baisse subite; l'action qui était à 1,100 livres, tomba à 900. Même coup de bourse au 14 décembre. À chaque fois, de cruels naufrages, des désespoirs et des suicides (Ms. Buvat). Voilà le profitable jeu qu'il fallait continuer.

Ajoutons que si les princes, se contentant de voler seuls, avaient exclu les autres, rejeté dans la rue la longue file des agioteurs, ils se seraient trop démasqués; leur épouvantable fortune eût été trop au jour. Il leur était plus sûr de ne pas gagner seuls, d'avoir derrière eux pour réserve l'armée de la Bourse, d'être appuyés du monde des banquiers, courtiers et joueurs.

Leur chef, M. le Duc, pesait sur le Conseil. Un arrêt du Conseil, le 25 septembre, rouvre la vente des actions, interrompue trois jours. Ces actions (le bien des rentiers), on peut les vendre à tout venant pour des billets de banque. Dans ce cas, les acheteurs payeront un droit de dix pour cent, que le rentier ne payerait pas; avec les bénéfices énormes qu'ils faisaient, cela ne les arrêtait guère.

Donc la vertu de Law avait duré trois jours. Le rentier, désormais sacrifié à l'agioteur, fut refoulé dans le désespoir; tous passaient avant lui. Le Trésor lui faisait sa liquidation lentement; lentement on lui délivrait le reçu nécessaire. Quand il avait passé deux nuits, trois nuits à camper dans la rue, il était prêt à jeter tout. Les besoins aussi se faisaient sentir, et beaucoup ne pouvaient attendre. Là surviennent à point des gens compatissants pour le conseiller ou l'aider. Que ne vend-il ses titres? Il se rend et vend à vil prix.

C'en est fait. Et l'avenir même dès lors lui est fermé. On aura beau émettre de nouvelles actions en faveur des rentiers, il n'est plus le rentier. On arrive en son lieu avec les titres qu'il a donnés pour rien. Les grands voleurs, princes, ducs et banquiers, se présentent hardiment comme créanciers de l'État. Va donc, va à la Seine! ou mourir sur la paille!

Successeur du rentier, bien armé d'actions, fort d'un gros portefeuille, le joueur peut se lancer à la Bourse. Les rois de la coulisse qui font les Arrêts du Conseil, qui dominent la Compagnie, qui, par les nouvelles d'Espagne ou de Londres, machinent tous les jours les variations de demain, enfin qui font le cours, et jouent les yeux ouverts,—ces gens d'en haut doivent bien rire des prétendus hasards de la rue Quincampoix. Au fond, c'est l'amusement barbare du XIVe siècle, la farce des tournois d'aveugles dont on régalait Charles VI ou Philippe le Bon. On riait à mourir de voir ces vaillants imbéciles, fiers de leurs longs gourdins, n'y voyant goutte, d'autant plus furieux, se cherchant à tâtons, parfois frappant dans le vide, ou assommant la terre, parfois s'assénant d'affreux coups et se tuant à coups de bâton.

Les habiles de toutes provinces et de tout pays de l'Europe, sans compter nos Gascons, Dauphinois, Savoyards, avaient pris poste de bonne heure, avaient loué toutes les boutiques pour y tenir bureau. Le long de l'étroite rue (telle aujourd'hui qu'elle fut) se heurtait, se poussait par le ruisseau la foule des acheteurs, vendeurs, troqueurs, spéculateurs, dupes et fripons. Point de seigneurs, mais force gentilshommes, force robins, des moines, jusqu'à des docteurs de Sorbonne. Nulle pudeur, la fureur à nu; injures, larmes, blasphèmes, rires violents. Ajoutez les imbroglios. Tel abbé, pour billets de banque donne des billets d'enterrement. Telles dames se jouent elles-mêmes, actions incarnées, et payent en mères et filles. Quand la cloche du soir ferme la rue, cette effrénée babel s'engouffre bouillonnante aux cafés, aux traiteurs des ruelles voisines, aux joyeuses maisons où les espiègles demoiselles soulagent le gagnant de son portefeuille.

Sauf le joueur volé ou le blême rentier, Paris était fort gai. Trente mille étrangers qui étaient venus jouer, dépensaient, achetaient et ne marchandaient guère. Les spectacles ne manquaient pas. On épurait Paris en faveur du Mississipi. Les galants cavaliers de la maréchaussée enlevaient poliment les demoiselles, «de moyenne vertu,» qui devaient peupler l'Amérique. Des vagabonds, en nombre égal, ramassés dans les rues ou tirés de Bicêtre, devaient partir en même temps. Tout cela exécuté avec une violence, une précipitation légère, des facéties cruelles.

Le Régent n'aimait pas les larmes, et ces scènes de désespoir eussent fait tort au mouvement des affaires. Il voulut que ces demoiselles, ces pauvres diables s'amusassent avant de quitter Paris. Elles furent mariées sommairement. À Saint-Martin des Champs, on mit les malheureuses en face de la bande des hommes. Parmi ces inconnus, mendiants ou voleurs, elles durent choisir en deux minutes, sous l'œil paternel de la police, se marier en deux temps, comme on fait l'exercice. Puis soûlés et lâchés dans la vaste abbaye. Dans cet état, les pauvres immolées, avec des rubans jaunes pour couronne de mariage, furent promenées, montrées, pour qu'on vît combien les partants étaient gais. Barbare exhibition. Elles riaient, pleuraient, parmi les quolibets, chantaient pouille au passant, la mort au cœur, sentant ce qui les attendait.

Temps joyeux. Les morts mêmes n'étaient pas dispensés d'être de la partie. Au 20 septembre, lorsque après une baisse de deux jours reprit la hausse, trois joueurs la fêtèrent toute la nuit à se soûler. Il n'y avait pas moins qu'un parent du Régent, le jeune Horn (Aremberg). Le matin, plus qu'ivres, un peu fous, passant au cloître de Saint-Germain l'Auxerrois, ils voient un corps exposé sous la garde d'un prêtre que le clergé va venir relever. Ils demandent quel est l'imbécile qui se laisse mourir à la hausse.—«Le procureur Nigon.»—«Attends, attends, Nigon! Nous allons te tirer de là. Laisse ton corbeau, ta prison, et viens boire avec nous.» Chandeliers, bénitier, bière, cadavre, tout est jeté sur le pavé. Le clergé arrivait. Le mort est porté dans l'église. On commence le De profundis. Mais au seuil de l'église, Horn chante un Arrêt du Conseil. On va chercher la garde. Elle n'ose venir. Le lieutenant de police veut un ordre du Palais-Royal. On y court.

La chose racontée au Régent lui parut trop plaisante. Il rit. Nos trois fous en furent quittes pour boire huit jours à la Bastille.

Le Régent, ivre chaque soir, ne veut pas l'être seul. Il supprime la taxe du vin.

Law se fait adorer. Il rembourse, bon gré, mal gré, chasse les inspecteurs du pain, du porc, de la marée, du bois et du charbon, etc., qui levaient de gros droits.

Vrai Parisien, l'auteur du précieux Journal de la Régence s'arrête ici, s'épanouit. Paris nage dans l'abondance des vivres, fait fête au cochon, au poisson.

C'est alors que je vois un des agents de Law, la Chaumont, la grande hôtesse de la Bourse, recevoir chez elle, près de Paris, tout le peuple des agioteurs. Prodigieux festins qui ne purent guère se faire que sous le ciel.

«Pour un seul jour, un bœuf, deux veaux et six moutons.» (Ms. Buvat.)

Où est Law pendant ce temps-là? En suivant ses démarches dans le Journal de la Régence, on le trouve partout où il est inutile. Il va, vient, il s'agite. Est-il devenu fou? Est-il un mannequin qu'on drape à la royale pour s'en servir et s'en moquer? Il semble qu'il détourne les yeux de la scène de honte, d'effronté filoutage.

Il ne voit pas la Banque. Distrait et ridicule, il semble l'Arlequin de ce grand carnaval.

Où est-il aux jours décisifs où le Système proclamé va s'appliquer, sera une réalité, ou une infâme illusion?

Il s'en va au Jardin des Plantes, à la Salpêtrière, et dit aux directeurs de ce grand hôpital: «Je vous donne un million. Cédez pour le Mississipi quelques centaines de vos filles; je me charge de les doter.» (Septembre.)

Chose grotesque. Les tout-puissants voleurs, princes, ducs, etc., l'obligent, de minute en minute, d'acheter des fiefs, des terres titrées, ridicules, inutiles à un homme de sa sorte, et cela à des prix insensés.

Les millions lui coulent comme l'eau. Il est duc en Mercœur, il est duc en Mississipi, etc.

Et en même temps, il fait ici le prévôt des marchands, le lieutenant de police. Il a l'esprit aux vivres de Paris, ne songe à autre chose.

Son cœur est à la viande, il ne dort pas de ce qu'elle est trop chère. Il convoque chez lui les bouchers, et les gronde. «La viande à 4 sous! dit-il, cela ne sera plus. Je me chargerai, moi, de la vendre à un autre prix!»

Voilà un homme étrange. Si on le pousse un peu, il va se faire boucher. Cela manque à ses titres. Que lui sert d'être partout en France comte, duc et que sais-je? un vrai marquis de Carabas? Pour honorer la Bourse, la réhabiliter et lui gagner le peuple, il faut qu'il soit roi de la halle.

Roi de tout, roi de rien, de vide et de risée.[Retour à la Table des Matières]

CHAPITRE XIII

LAW VEUT S'ENFUIR. ON LE FAIT CONTRÔLEUR GÉNÉRAL
Novembre-Décembre 1719.

Quel était l'intérieur de Law? Si on le savait mieux, bien des choses obscures s'éclairciraient. Ce qu'on en sait, c'est que cet homme, jeune encore, tellement en vue et observé, fut en vain obsédé, poursuivi d'une foule de femmes, vives et jolies, terribles. Il ne vit rien. La belle réputation de galanterie qu'il avait apportée, disparut tout à fait. On maudissait ce farouche Hippolyte, qui semblait tout entier à la grande chasse des affaires.

En réalité, le roman, la tragédie d'amour, cette beauté étrange qu'il avait enlevée, pesaient sur son foyer. Le temps n'y faisait rien. Elle le gouvernait comme un amant, comme un complice. J'ai dit combien elle tenait à la fortune. Elle avait sujet d'être satisfaite. Dans sa position équivoque (non mariée?) elle voyait les princesses et duchesses, bien plus, les vertueuses, lui faire une humble cour. Son fils dansa avec le roi. Le nonce raffolait de sa fille, la caressait, jouait à la poupée.

Madame Law était dans l'empyrée. De si haut, elle apercevait à peine encore la terre, prenait en pitié les mortels, mais son mari surtout. Le brillant duelliste alors ne se ressemble guère. Aujourd'hui il est effaré. Au fort de son succès (novembre), il pose, inquiet et léger, comme un lièvre au sillon, qui flaire, écoute aux quatre vents. À peu ne tient qu'il ne s'envole.

Instinct miraculeux. Il entend la pensée, tout ce qu'on ne dit pas encore. Sous la terre, rien ne bouge, tout va bouger. Les rats ne sont jamais surpris sous le sol qui doit enfoncer. Vous verrez, en décembre, ces intelligents animaux, prudents réaliseurs, laisser tout doucement le Système, déserter le papier, chercher les solides maisons, les bons biens patrimoniaux.

D'autre part, Law attend un terrible assaut des Anglais. Leur guerre (dès qu'ils n'ont plus besoin de nous contre l'Espagne) va tourner contre le Système. Or le Système, qu'est-ce? un homme, on le sait, un homme mortel. Son attrait, trop puissant, intéresse à sa mort. Adoré comme César, il peut finir comme lui. Qu'il eût été béni de la banque étrangère, le hardi patriote qui se serait fait son Brutus! La baisse effroyable et subite qui eût eu lieu, l'énorme pression qu'auraient exercée des milliards de papier arrivant d'un seul coup au remboursement, aurait produit bien plus qu'une banqueroute. Cette Compagnie, qui maintenant levait l'impôt, était l'Administration même, elle eût emporté dans sa ruine le gouvernement, tout ordre public.

L'Angleterre serait restée seule, et, seule, eût fait la paix. Il lui était extrêmement avantageux et agréable, après avoir fait la guerre par la France, de briser celle-ci. Elle avait promis, avec la garantie du Régent, que si l'Espagne subissait la quadruple alliance, elle lui rendrait Gibraltar. Un tel coup frappé sur la France dispensait l'Angleterre de se souvenir de sa promesse.

Voilà ce qui pouvait tenter un violent patriote comme Stairs. Voilà ce qui très-justement effrayait Law. Il le voyait armé, entouré de gens dévoués. Il le voyait réunir à sa table jusqu'à cinquante chevaliers de l'ordre anglais de Saint-André. Il eut un instant l'idée de partir, de s'en aller à Rome. Nous le savons par Lemontey, si instruit et qui eut en main des documents aujourd'hui dispersés ou peu accessibles. Rien de plus vraisemblable. Je crois fort aisément qu'il voulait fuir non-seulement Stairs et ses ennemis, mais surtout ses amis, ses violents protecteurs, la grande armée des joueurs à la hausse qui le précipitait. Il sentait dans le dos la pression épouvantable, aveugle, d'une foule énorme, d'une longue colonne qui poussait furieusement. Les historiens économistes expliquent tout par son entraînement systématique, l'exagération de ses théories. Mais comment ne pas voir aussi cette poussée terrible qui le force d'aller en avant? Que trouvera-t-il au bout? un mur? un poignard? un abîme? Sans voir encore, il sent que cela ne peut bien finir. Donc, à gauche, à droite, il regarde s'il ne peut se jeter de côté. Laisser tout, grandeur et fortune, sacrifier son bien, reprendre, libre et pauvre, son métier de joueur à Rome ou à Venise, c'était sa meilleure chance, le plus beau coup qu'il eût joué jamais.

Il aurait fallu pour cela partir seul un matin, n'en donner le moindre soupçon à sa famille même, à sa femme. Elle était la plus forte chaîne qui le rivât ici. Hautaine, ambitieuse, comme elle était, comment dût-elle le traiter, s'il osa parler de départ! Quoi! tout abandonner, se faire d'impératrice mendiante! avoir quitté honneur, devoir, patrie, puis maintenant quitter la France même, qui était dans leurs mains une si prodigieuse fortune, pour aller vivre de hasard dans quelque grenier de Venise!...

Law, toujours jeune d'esprit, pensait bien et pensa toujours que quelque souverain, le czar ou l'empereur, serait trop heureux de l'employer. Mais c'est là que madame Law avait beau jeu pour lui faire honte, s'il rêvait ces châteaux de cartes en désertant ici l'édifice admirable qu'il avait déjà élevé. Il est certain, et il faut l'avouer, qu'il avait obtenu de grands résultats, et allait en obtenir d'autres. Son beau projet d'égalité d'impôt, même après la mort de Renaut, n'était nullement abandonné. Celui d'obliger le clergé à vendre une partie de ses biens ne pouvait que plaire au Régent. Sa Compagnie des Indes montrait une activité inouïe. En mars 1719 elle n'avait que 16 vaisseaux, et elle en eut 30 en décembre; elle en acheta 12 en mars 1720. En juin, son bilan révéla qu'elle possédait ou avait en construction (vrai prodige!) trois cents navires. Elle fondait, à la fois, ici le port de Lorient, là-bas la Nouvelle-Orléans. Quelle gloire pour le Système! et comment laisser tout cela! Law, quoi qu'il arrivât, pouvait se consoler, se donner l'épitaphe de ce roi d'Orient: «Qu'importe de mourir!... En un jour j'ai bâti deux villes.»

Mais le plus beau, dont on parlait le moins, et ce qui plus que tout le reste devait le retenir ici, c'était la France transformée, transfigurée, en quelque sorte. Il avait, à partir d'octobre, réalisé d'un coup les vues de Boisguilbert, devancé Turgot, Necker. Les vieilles barrières des douanes intérieures entre les provinces tombèrent par enchantement, les cent tyrannies ridicules qui tenaient le royaume à l'état de démembrement permanent. La libre circulation du blé, des denrées commença. On ne vit plus le grain pourrir captif dans telle province, tandis qu'il y avait famine dans la province d'à côté. Les hommes aussi librement circulèrent. Le travailleur put travailler partout, sans se soucier des entraves municipales. Un maître menuisier de Paris fut maître aussi, s'il le voulait, à Lyon. Ainsi le pauvre corps de la France étouffée eut pour la première fois les deux choses sans lesquelles il n'y a point de vie: circulation, respiration. On le vit sur-le-champ. Il fallut ouvrir de tous côtés des routes immenses. Admirable spectacle! Comment l'auteur de tout cela eût-il pu les quitter, fuir sa création commencée, par faiblesse et lâcheté! C'eût été le dernier des hommes, le plus méprisé des siens même. Sa femme, j'en réponds, l'accabla.

Et non moins accablé fut-il d'offres et de caresses, de prières, au Palais-Royal. Au premier mot de retraite qu'il hasarda, le prince tomba à la renverse d'étonnement, d'effroi. Quel cataclysme eût fait ce foudroyant départ! On lui dit que non-seulement il resterait, mais qu'il aurait la place de Colbert, serait contrôleur général, qu'on ferait tout ce qu'il voudrait. Pour Stairs et ses menaces, on rit. Quoi de plus simple que de le faire gronder par Stanhope, même destituer, remplacer? De Londres on en eut l'espérance.

Les finances, c'était le premier ministère, en ce moment la royauté. Seulement, pour que le nouveau roi entrât en possession, il fallait une petite chose; il fallait que, comme Henri IV, il crût que la France «valait bien une messe, qu'il fît le saut périlleux.» Cela ne pesait guère, selon le Régent et Dubois. Et cela pesa peu pour Law, fort peu Anglais, et bien plus Italien, qui n'aimait que Venise et Rome, qui avait pour amis le Président, le Nonce, pour courtisan, convertisseur, Tencin. Madame Law aussi était sensible aux avances de ces prêtres, à leur facilité pour régulariser sa position.

Tencin n'eut pas grand mal. Law alla avec lui promener à Melun, et fut sur-le-champ converti. De retour, le jour même, il communia lestement à Saint-Roch, le soir donna un bal. L'apôtre en eut deux cent mille francs, et, ce qui valut mieux, fut chargé par Dubois de faire valoir à Rome le service si grand qu'il venait de rendre à l'Église.

En même temps, par tous les moyens, dons, pensions, achats, etc., Law s'assure des protecteurs. C'est comme une sorte de ligue, de confédération, qui se fait entre les seigneurs pour lui, pour le Système. Le grand distributeur est le Régent, la machine à donner, «le grand robinet des finances,» ouvert, et qui laisse aller tout. Le Palais-Royal en attrape (la Fare, la Parabère), mais autant, mais bien plus les ennemis du Régent (la Feuillade un million, Dangeau un demi-million), puis des seigneurs quelconques. Châteauthiers, Rochefort, la Châtre, Tresmes, ont à peu près 500,000 francs chacun; d'autres plus, d'autres moins. Qui refuse est mal vu. Noailles, le ministre économe, est le chien qui défend le dîner de son maître, mais finit par y mordre. Saint-Simon est persécuté; on tâche de lui faire comprendre qu'il est indécent qu'il refuse. Enfin il se rappelle je ne sais quel argent que doit le Roi à sa famille; il se résigne et palpe aussi.

Mais le général du Système, le roi du grand tripot, souverain protecteur de Law, c'est M. le Duc. Flanqué des Conti, du Conseil, de la Banque, de la Compagnie, d'un monde de seigneurs, d'intéressés de toute sorte,—en outre, énormément compté comme héritier certain (prochain) de ce Régent bouffi qui peut passer demain, il entraîne visiblement tout.

Du reste, il n'est qu'un masque. En regardant derrière son inepte brutalité, on voit ses vrais moteurs, deux femmes infiniment malignes, sa mère et sa maîtresse, la rieuse et l'atroce, madame la Duchesse et madame de Prie. La première, toute Montespan, toute satire et toute ironie, jolie sur un corps indirect, eut l'esprit méchant des bossus. Née singe, sur le tard «elle épousa un singe» (M. de Lassay). Elle excellait à rire, à nuire; intarissable en bouts-rimés mordants, polissons et malpropres (V. Recueil Maurepas). Madame de Prie tenait plutôt du chat, de sa férocité exquise. Sa mère fut la souris. Dès qu'elle fut en force et puissante par M. le Duc, elle la prit dans ses griffes, commença à persécuter ceux qui l'avaient aimée et soutenue (décembre).

Dans leurs vengeances, leurs plaisirs et leurs gains, cette trinité de l'agio, M. le Duc et les deux femmes, jouissaient avec insolence. M. le Duc paya madame de Prie à son mari douze mille livres de pension, et pour bouquet de sa double victoire, d'amour, de bourse, il s'acheta un Saint-Esprit de diamants de cent mille écus (septembre). Du gain de la rue Quincampoix, madame la Duchesse se bâtit sur le quai, au lieu le plus apparent, le délicieux petit palais Bourbon, où son vieil épicuréisme inventa, réunit les recherches voluptueuses, les sensuelles aisances auxquelles ni l'Italie ni la France n'avaient songé.

Jouir n'est rien sans outrager. On voulut braver le public, insulter la rue Quincampoix. Lassay, le singe-époux de madame la Duchesse, «pour donner la comédie aux dames,» les mena, et Law avec elles. Ils l'associèrent, bon gré mal gré, à une farce irritante, qui pouvait le rendre odieux. Ils lui firent jeter d'un balcon, sur la foule, de vieilles monnaies anglaises du roi Guillaume, qu'on ne trouvait plus à changer. On se les disputa, on se rua, on se pocha. Et sur cette mêlée, un autre balcon, chargé de seaux d'eau, lança un froid déluge (cruel au 25 novembre).

Tout allait entraîné dans la férocité rieuse d'un gouvernement de joueurs. Le parti de la hausse, l'ascendant de M. le Duc emportait tout. Pour empêcher la baisse que l'affaire de Bretagne aurait pu amener, on fait de la vigueur, on envoie six bourreaux à Nantes. On y dresse l'échafaud. Pour pousser à la hausse, pour faire croire que l'on colonise, faire monter le Mississipi, on fait à grand bruit, sur les places, l'enlèvement de ceux qui vont peupler les Îles. Pourquoi à Paris plus qu'ailleurs? Pour que les étrangers, les trente mille joueurs, spéculateurs, qui de toute l'Europe sont venus ici, voient bien de leurs yeux que l'affaire n'est pas chimérique.

Law, on l'a vu, offrait des dots, des primes aux émigrants. Il donnait là-bas trois cents arpents à chaque ménage. S'il eût duré, sa colonie heureuse se serait recrutée par l'émigration volontaire. Mais tout était précipité barbarement pour la montre et la mise en scène, l'effet nécessaire à la Bourse.

Un tableau de Watteau, fort joli, très-cruel, donne une idée de cela. Quelque enrichi sans doute, un des heureux du jour, qui trouvait ces choses plaisantes, le commanda, et l'artiste malade, âpre et sec, y a mis un poignant aiguillon. On y voit comme la police prenait au hasard ses victimes. Un argousin, avec des mines et des risées d'atroce galanterie, est en face d'une petite fille. Ce n'est pas une fille publique, c'est une enfant, ou une de ces faibles créatures qui, ayant déjà trop souffert, seront toujours enfants. Elle est bien incapable du terrible voyage; on sent qu'elle en mourra. Elle recule avec effroi, mais sans cri, sans révolte, et dit qu'on se méprend, supplie. Son doux regard perce le cœur. Sa mère, ou quasi-mère plutôt (la pauvrette doit être orpheline), est derrière elle qui pleure à chaudes larmes. Non sans cause. Le seul transport de Paris à la mer était si dur que plusieurs tombaient dans le désespoir. On vit à la Rochelle une bande de filles, trop maltraitées, se soulever. N'ayant que leurs dents et leurs ongles, elles attaquèrent les hommes armés. Elles voulaient qu'on les tuât. Les barbares tirèrent à travers, en blessèrent un grand nombre, en tuèrent six à coups de fusil!

Il est instructif de placer auprès du tableau de Watteau un autre, non moins désolant: c'est le portrait de Law, contrôleur général. Grande gravure, solennelle et lugubre. Que de siècles semblent écoulés depuis le délicieux petit portrait de 1718, si féminin, suave, d'amour et d'espérance. Mais celui-ci est tel qu'il ferait croire que, de toutes les victimes du Système, la plus triste, c'est son auteur. Il est plus que défait; il est sinistrement contracté, raccourci; il semble que cette tête, sous une trop dure pression, à coups de maillet, de massue, ait eu le crâne renfoncé, aplati.

Au moment même où sa nomination le mit si haut, au trône de Colbert! il sentait que la terre lui fuyait sous les pieds. Ses amis, ses fidèles, les vaillants de la hausse, sous une fière affiche d'audace et d'assurance, sourdement en dessous se soulageaient des actions,—non pour de l'or, ils n'auraient pas osé,—mais pour des fantaisies qu'ils avaient tout à coup, une terre, un hôtel, des bijoux pour madame, un diamant pour une maîtresse.

Il le voyait, ne pouvait l'empêcher, était plein de soucis. Mais, ce qui était plus atroce, c'est que, plus ces traîtres dans leur désertion occulte risquaient de faire la baisse, plus ils insistaient pour la hausse. Ils glorifiaient le papier pour le céder avec plus d'avantage. Tout systématique qu'il fût, Law n'était pas un sot; il sentait à coup sûr cette chose simple et élémentaire que, s'il était de son intérêt de soutenir le cours, il ne faisait, en surhaussant une hausse déjà insensée, qu'augmenter son danger et la profondeur de sa chute. Mais il allait cruellement poussé, comme un tremblant équilibriste qu'on hisse au mât, le poignard dans les reins: qu'il veuille ou non, il faut qu'il monte, qu'il gravisse éperdu le dernier échelon.

Ses maîtres, les haussiers, qui avaient déjà réalisé des sommes énormes, Bourbon, Conti, etc., donnèrent cet indigne spectacle au 30 décembre. Ils vinrent, le Régent en tête, distribuer le dividende à l'assemblée des actionnaires. Dans ce troupeau crédule, où déjà nombre d'esprits forts risquaient de se produire, on imposa la foi par l'audace, à force d'audace, par l'excès de l'absurdité. Law se déshonora. Le saltimbanque infortuné alla jusqu'à crier: «Je n'ai promis que douze ... Je donnerai quarante pour cent!»[Retour à la Table des Matières]

CHAPITRE XIV

LA BAISSE—L'ABOLITION DE L'OR
Janvier-Mars 1720

Quand Law, nommé contrôleur général, se présenta aux Tuileries, on lui ferma la grille. Sa voiture n'entra pas. Insulte calculée. Ce même jour, le Parlement avait ému et enhardi le peuple par une remontrance sur la cherté des vivres. On espérait que Law, obligé de descendre en pleine foule, serait hué, sifflé (16 janvier 1720).

Même au Palais-Royal et à la table du Régent, en février, on l'insulta en face.—Un des roués, Broglio, lui jeta une sinistre plaisanterie: «Monseigneur, dit-il au Régent, vous savez que je suis un bon physionomiste. Eh bien, d'après les règles, je vois que M. Law sera pendu dans six mois ...»—Le Régent rit, douta. «Et par ordre de Votre Altesse.»

Celui qui si bravement insultait Law ne risquait pas grand'chose. Il savait bien qu'il plaisait à Dubois.

Dubois avait un peu flotté, avait été un peu écarté de sa route par les séductions du Système, les pommes d'or de ce jardin des Hespérides. Mais le volage revenait à son premier amour, l'Église, qui seule pouvait l'établir, selon les vues de toute la vie. Sa chimère, son roman, couvé soixante années, l'échelle de Jacob qu'il montait dans ses rêves, c'était en trois degrés d'avoir quelque grand siège, puis le chapeau, puis ... la tiare peut-être! Qu'un coquin, comme lui, qui n'était ni diacre, ni prêtre, n'avait que la tonsure, allât si haut, dans le peu qu'il avait à vivre, ce miracle ne pouvait se faire que par une basse servitude et au clergé, et au roi George. C'était surtout dans le prince hérétique qu'il espérait, pour gagner Rome, attraper le cardinalat.

Or, en janvier 1720, le clergé, l'Angleterre, étaient également contre Law. Dubois devait l'abandonner.

Malgré l'argent que Law envoya à Rome pour le Prétendant, malgré les caresses du Nonce, en décembre, en janvier, l'on commence à sonner le tocsin contre lui. On prêche contre le Système. Des évêques assemblés condamnent la Banque. Cela se comprend à merveille, quand on voit Law, le nouveau converti, pour son entrée au ministère, occuper le Conseil d'une vente de biens du clergé. Il allait toucher l'Arche sainte. Comment Dubois eût-il osé le soutenir, lui qui précisément alors se faisait prêtre, archevêque de Cambrai? Il avait besoin des évêques pour lui donner les ordres et le sacrer. En un jour, ils le firent sous-diacre, diacre, prêtre. Il fut sacré par Massillon.

Les Anglais désiraient, espéraient la chute de Law. Leur premier ministre Stanhope avait adopté en décembre le plan de Blount, imitateur et concurrent de Law. Blount voulait faire rembourser la Dette anglaise en actions du Sud. Chose improbable: la Compagnie du Sud, fort languissante, avait traîné depuis 1711, devait traîner encore si la nôtre se soutenait. Donc, il fallait qu'elle pérît. Cela allait au politique Stanhope, inquiet de notre marine. Cela allait aux maîtresses allemandes de George, à qui l'affaire devait valoir un demi-million. L'héritier présomptif était aussi pour Blount, voulant entrer dans la spéculation.

Stanhope, loin de laisser soupçonner ses projets, se montra favorable à Law, blâma la violence de Stairs contre lui, promit même de le remplacer (18 décembre). De sa personne, il passa le détroit, vint s'arranger avec Dubois pour les affaires d'Espagne, et autre chose aussi sans doute. En mars, le plan de Blount devait être présenté aux Chambres, et son affaire lancée. En mars (on pouvait l'espérer), au jour fatal du dividende, Law, incapable de tenir ses imprudentes promesses, allait être précipité. Sa terrible culbute, un coup d'énorme baisse, faisant fuir tous les capitaux, les renverrait à Londres et ferait la hausse de Blount.

Le premier point était de discréditer le Mississipi, de détruire ce vaste mirage qui avait fait monter si haut les actions. On annonce à Londres à grand bruit que de vives représentations vont être faites aux Chambres sur ces établissements français «qui empiètent sur les Carolines.» Ici, Dubois écrit et dit qu'on a tort d'attendre des denrées tropicales de la Louisiane, que ce grand pays inondé ne sera jamais qu'une espèce de Hollande, tout au plus bonne à nourrir des bestiaux.

Ce n'étaient point des attaques personnelles, mais d'autant plus efficacement de pareilles confidences minaient le crédit. On savait bien aussi que Law, tout en promettant de ne pas augmenter le nombre des billets de banque, ne pouvait faire face aux besoins qu'en en fabriquant de nouveaux (de février en mai, près de quatorze cent millions!). Dès le 28 janvier, il leur donna un cours forcé, obligea de les recevoir comme monnaie. En même temps, la monnaie métallique était persécutée et par les variations qu'on lui faisait subir, et par le rappel qu'on fit des anciennes monnaies décriées. On en fit des recherches, des poursuites, des confiscations chez les particuliers et dans les couvents même.

Un état si violent ne pouvait durer guère. Peu avant le payement du dividende de mars, on dut prendre un parti. Il s'en présentait deux: on pouvait sauver l'une ou l'autre des deux institutions, ou la Compagnie ou la Banque, soutenir ou l'action ou le billet. «Mais (on l'a très-bien dit) la plupart des possesseurs d'actions étaient des gens qui avaient librement spéculé. Les porteurs de billets, au contraire, les avaient reçus forcément, en vertu des édits, comme monnaie obligatoire, sans chance de fortune; leur droit était sacré. Donc on devait plutôt laisser tomber l'action, non le billet, sauver la Banque plutôt que la Compagnie.»—Seulement, en sacrifiant celle-ci, on fermait l'espérance, on sacrifiait la colonisation et le commerce renaissant.

Le 22 février, on associa, on fondit les deux établissements. La Banque devint Caissière de la Compagnie, et celle-ci caution de la Banque. Ce fut le plus fragile, le plus ruineux des deux établissements qui prétendit soutenir l'autre.

En Angleterre, la Banque, vieille, puissante corporation et fort indépendante, ne voulut nullement s'associer aux périlleuses destinées de la Compagnie du Sud. Celle-ci même ne le désira pas, sentant que la pesante sagesse de la Banque alourdirait ses ailes dans le vol hardi qu'elle méditait. Ces deux puissances financières restèrent donc séparées, et la ruine de la Compagnie n'entraîna pas la Banque.

Ici, la Compagnie des Indes, ayant l'honneur d'avoir des princes pour gouverneurs et hauts actionnaires, sans difficulté associa à son péril la Banque plus solide.

Leurs destinées, leurs fonds se mêlèrent fraternellement. Mesure agréable aux voleurs.

Pour décorer ce mariage par un grand air d'austérité, il est dit qu'on ne fera plus de billets, sinon avec beaucoup de formes, sur proposition de la Compagnie, et par arrêt du Conseil. Il est dit que le roi renonce à ce qu'il a d'actions (il arrête le cours de ses largesses illimitées), qu'il ne tirera rien de la caisse qu'en proportion des fonds qu'il y dépose, comme tout autre actionnaire.

Une chose frappe: à la grande assemblée des actionnaires où tout cela passa, et où le Régent, les banquiers, courtiers, agents de change et tout le peuple financier siégea, vota, signa, les deux princes qui devaient le plus profiter de l'arrangement, Bourbon, Conti, ne parurent pas (22 février).

On poussait âprement la persécution de l'argent. Tout ce qu'on essayait d'exporter était confisqué. On pinça ainsi Duverney, qui tâchait de sauver sept millions en Lorraine. On pinça un Anglais, dit-on, pour vingt-quatre millions. Le 27 février, défense d'avoir chez soi plus de cinq cents livres. Rigoureuses saisies. Nulle sûreté. Le dénonciateur avait moitié de la confiscation. Un fils trahit son père. Nombre de gens timides aiment mieux sortir d'inquiétudes, et viennent docilement changer leurs espèces en billets. L'or, l'argent, ces maudits, sont serrés de si près, qu'ils ne savent plus où se cacher; ils n'ont d'abri sûr que dans les caves de la Banque.

Mais l'arrêt du 22 qui l'unit à la Compagnie en a donné la clef à celle-ci, et lui ouvre l'encaisse. Avant la fin du mois, son gros actionnaire, Conti, arrive avec trois fourgons dans la cour. Il veut réaliser en espèces ses actions. Effroyable impudence! de venir enlever l'or que ses légitimes possesseurs apportent avec tant de regret et pour obéir à la loi! Vouloir que Law, publiquement, viole cette loi qu'il a faite hier!... Rien n'y servit. Il fallut le payer, remplir ses trois voitures. En plein jour, au milieu de la foule ébahie, il emporte quatorze millions.

Le Régent en fut indigné, mais beaucoup plus M. le Duc, qui regrettait de n'en pas faire autant. Le 2 mars, il prend son parti, et lui aussi fond sur la Banque. Lui, protecteur de Law, il vient le sécher, le tarir, rafler tout et faire place nette. Lui, qui a pu réaliser huit millions en septembre, vingt millions, dit-on, en octobre, il présente à la caisse, le bourreau, pour vingt-cinq millions de papier qu'on doit, sur l'heure, changer en or. Coup féroce du chef de la hausse, qui vient outrageusement donner le signal de la baisse. Law se voilà la tête. Le Régent se fâcha. On fit même semblant de rechercher cet or et de courir après. Il cheminait paisible sur la route du Nord, tendrement attendu de la reine de Chantilly.

Law, indomptablement, répondit à ce coup par un autre, désespéré, le plus audacieux du Système. Il alla jusqu'au bout, atteignant les voleurs et détruisant leur vol. Il abolit l'or et l'argent, leur ôta cours et défendit qu'on s'en servît.

«Les louis d'or en mars vaudront encore quarante-deux livres, trente-six en avril. Et en mai? pas un sou.—L'argent a un répit. Il vivra un peu plus que l'or, jusqu'en décembre, sera enterré en janvier.»

Mesure étrange, hardie, mais d'exécution difficile, qu'on ne pouvait maintenir.

Mais, quoi qu'il en pût être de l'avenir, elle eut pour le moment un effet violent pour les réaliseurs, les rendit furieux. Leur or ne pouvait ni sortir de France (on l'avait vu par Duverney), ni s'employer aisément en achats, sinon avec grande perte; on hésitait à recevoir ces métaux dangereux qui bientôt ne serviraient plus.

Les riches du Système, gorgés par lui, en devinrent les plus cruels ennemis, ardents apôtres de la baisse, outrageux insulteurs de Law et du papier. Dans leurs orgies, ne pouvant brûler l'homme, ils brûlaient des billets, pour bien convaincre le public que ce n'étaient que des chiffons.

Leur espoir le plus doux, c'était que le Parlement, qui, dès août 1718, eût voulu déjà pendre Law, effectuerait enfin ce vœu, prendrait son temps et, par un jour d'émeute, ferait brusquement son procès. Ces magistrats haïssaient Law, et pour le mal et pour le bien. Il était le monde nouveau qui les sortait de toutes leurs idées. Aux plus dévots d'entre eux, il semblait l'Antichrist. Tous trouvaient fort mauvais que le grand novateur touchât à la vénalité des charges, qu'il parlât de supprimer cette justice patrimoniale, où le droit souverain de vie, de mort, la robe rouge, passait par héritage, échange, achat, legs, dot. Petit fonds, de fort revenu pour qui savait, de certaine manière, le rendre fructueux.

L'austérité de quelques-uns n'empêchait pas le corps d'être détestable, d'orgueil borné et d'inepte routine, bas pour les grands, cruel aux petits, très-obstiné pour la torture, pour toute vieille barbarie. Le fisc, le règne de l'argent à son début sous Henri IV, avait consacré ce bel ordre. Ici, l'homme d'argent, Law, eût voulu le supprimer. De là duel à mort, où l'on croyait que Law serait fortement appuyé par l'ennemi personnel du Parlement, M. le Duc, qui avait tant aidé à le briser en 1718. En mars 1720, M. le Duc, Conti, ont sur cela changé d'opinion. L'abolition de l'or les blesse trop. Ils se vengent de Law en défendant le Parlement (ms. Buvat, 2, 221). S'étant garni les mains, ils s'en détachent, flattent le public à ses dépens. On se dit que cet homme, abandonné des princes, ne peut durer, qu'actions et billets, tout cela va tomber. Ce qui fait justement que d'autant plus ils tombent. La baisse se précipite.

C'est le moment où Blount, à Londres, a présenté son plan aux Chambres. Heureuse chance pour lui. Il leur montre Paris en baisse, la ruine imminente de Law. L'enthousiasme des Communes, l'approbation des Lords accueillent le bill présenté, qu'on votera le 3 avril. Déjà on prépare tout dans l'Alley-change. C'est son tour. La fortune riante lui montre le visage, le dos à la rue Quincampoix.

Souvent, aux funérailles antiques, on décorait les morts de couronnes de fleurs. C'est ce que le Régent fait pour Law. Il lui donne le titre de Surintendant des finances que n'a pas eu Colbert. Titre funèbre; c'est celui de Fouquet.

La rue Quincampoix, de plus en plus tragique, ne montrait que des visages pâles. Plus d'un désespéré, sous le coup du matin, rêvait le suicide du soir. La Seine ne roulait que noyés.

Mais tous ne se résignaient pas. Les gens de qualité cherchaient des querelles d'Allemand aux joueurs plus heureux, et faisaient appel à l'épée. On était averti qu'ils avaient formé un complot pour faire d'ensemble une grande charge sur la foule, enlever tous les portefeuilles. On décida la fermeture prochaine de la rue Quincampoix, désormais d'ailleurs odieuse, n'étant plus que le champ des spéculations de la baisse.

À l'avant-dernier jour, le jeune Horn (si emporté, qu'on a vu faire la guerre aux morts), ayant eu connaissance sans doute de cet arrêt de fermeture qui allait être publié, veut jouer de son reste, refaire de l'argent à tout prix. Avec deux scélérats, il raccroche un agioteur, l'attire au cabaret avec son portefeuille et le poignarde. Arrêté, il sourit. Il prétend qu'on l'a attiré, attaqué, qu'il s'est défendu. Il croyait fermement qu'on ne pousserait pas la chose; que, parent de Madame et par conséquent du Régent, il n'avait rien à craindre. En effet, le lieutenant criminel alla prendre l'ordre du Régent. Déjà il était entouré des plus vives supplications des seigneurs, des princes étrangers. Mais il y avait grand danger à faiblir. Vingt ou trente mille étrangers étaient ici, beaucoup ruinés, désespérés et prêts à tout, beaucoup suspects et mal connus, rôdeurs sinistres qui viennent toujours flairer autour des grandes foules. Nombre de crimes se faisaient avec une exécrable audace. Et cette police, si terrible pour les enlèvements, n'empêchait nul assassinat. Le matin, on trouvait aux bornes des bras et des jambes, étalés sans cérémonie. En une fois, vingt-sept corps d'assassinés (hommes, femmes, pêle-mêle) se pêchent aux filets de Saint-Cloud. Hors de Paris, de même. Quatre officiers, braves, armés jusqu'aux dents, sont, dans la forêt d'Orléans, attaqués, entourés, et, après un combat, définitivement massacrés. La nuit même qui suivit le jugement de Horn, on trouva, près du Temple, un carrosse versé, sans chevaux, et dedans une pauvre dame qu'on avait à loisir, coupée, détaillée en morceaux.

Le Régent était si peu rassuré, qu'en février déjà il avait augmenté de cinquante hommes chaque compagnie du régiment des gardes. Il fut sévère pour Horn, plus qu'on ne l'eût pensé. On eut beau lui représenter que le coupable lui tenait à lui-même, tenait à l'Empereur, à je ne sais combien de princes d'Empire, qu'on devait épargner cette tache à tant d'illustres familles, à toute la noblesse européenne, qui en souffrirait tellement dans son honneur et dans ses priviléges. On donna de l'argent, on pria, on menaça presque. On eût voulu obtenir au moins la décapitation secrète dans une cour de la Bastille, l'échafaud de Biron. Le Régent, tellement pressé, trouva un mot, qui reste: «C'est le crime qui fait la honte, non l'échafaud.» Puis il se sauva à Saint-Cloud.

Horn, pris le 22 mars, fut, le 26, exécuté, rompu, et en pleine Grève, à la stupéfaction de tous. Grave, très-grave événement, qu'on n'eût jamais vu sous Louis XIV. Remarquable victoire de la moralité moderne, de la loi inflexible contre le privilége et l'injustice antique, contre les élus impeccables, «prolongement de la divinité.» Tous responsables et jugés par leurs faits. Pour tous, l'égalité du glaive.[Retour à la Table des Matières]

CHAPITRE XV

LAW ÉCRASÉ.—VICTOIRE DE LA BOURSE DE LONDRES
Mai 1720

Duverney exilé, Argenson aplati (se maintenant à peine au ministère), pouvaient espérer en Dubois, désormais opposé à Law.

Dubois avait cela d'original, d'être le meilleur Anglais de l'Angleterre, et le meilleur Romain de Rome. Le 3 avril, dans un repas immense, il triompha et fêta sa victoire, son archevêché de Cambrai, sa guerre d'Espagne, l'acceptation de l'Unigenitus par nos évêques opposants. Ce 3 avril, c'est le jour même où le plan de Blount devient loi, le jour d'où la hausse de Londres va précipiter notre baisse. C'est la veille de l'exécution de Nantes, où l'on coupe le cou aux insurgés bretons (4 avril 1720).

Il faut avouer que Dubois avait bien préparé son succès ecclésiastique. D'abord il avait su ignorer, ne rien voir du renouvellement de la persécution des protestants dans le Midi. Les curés reprirent dans toute sa force leur atroce police des nouveaux convertis. Certains revinrent aux dragonnades. Près de Mendes, un curé Mignot dragonna une fille obstinée dans sa foi. Il appela des soldats à son aide, leur fit couper des branches d'aune pliantes, cruels fouets de bois vert dont ces braves travaillèrent si bien qu'elle en mourut huit jours après.

Qui songeait à ces bagatelles dans l'entraînement du Système, au milieu de tant d'aventures? Dubois employa admirablement pour sa grandeur, pour Rome, l'absence de l'âme de la France, l'affaissement, l'ivresse effarée du Régent. Celui-ci est le valet de Dubois. Le 13 mars, il a fait venir en son Palais-Royal le faible archevêque de Paris. Là, Dubois avait réuni cinq cardinaux, six archevêques, trente évêques. Noailles, vaincu, signe enfin sa soumission, tant attendue de Rome. En échange, Dubois eut à l'instant les bulles de l'archevêché de Cambrai.

Seulement le nouveau prélat, ne sachant un mot de la messe, eut assez de peine à s'y faire. Il s'exerçait. Il en faisait, au Palais-Royal, de bouffonnes répétitions, où son étourderie, ses lapsus, ses fureurs, ses jurons parmi les prières, amusaient le Régent. L'assistance riait à mourir.

Avec un tel apôtre, Rome triomphe. On fait promettre à Law de donner des missionnaires, des Jésuites à sa colonie. On le mène à Saint-Roch communier et faire ses pâques. Il croyait répondre par là aux bruits semés dans le sot peuple, qu'il restait huguenot, qu'il était esprit fort, ne croyait pas en Dieu, etc.

Ses ennemis, par différents moyens, jouaient un jeu à le faire mettre en pièces. D'une part, le Parlement, aux jours de cherté où bouillonnaient les halles, semblait le désigner comme affameur du peuple, disant qu'il avait fait plus de mal en six mois que toute la guerre en vingt années. D'autre part, la police continuait, aggravait les enlèvements, malgré Law, contre son avis et son opposition formelle. D'Argenson, qui semblait avoir quitté la police, la gardait réellement et la faisait agir.

Law n'avait jamais compté que les paresseux flâneurs de Paris seraient de bons cultivateurs. À la Salpêtrière, il ne demanda que des filles, et en répondant de les doter. Sa Compagnie, en mars, engagea, envoya avec (outils, vivres, dépenses de la première année), d'excellents émigrants, des Suisses, des Allemands laborieux. Elle acheta même des nègres, ouvriers supérieurs pour ce climat (mai); mais elle refusa nos vagabonds (ms. Buvat, 2, 245). Or, juste à ce moment, la police s'obstine à ignorer cela. Elle crée des enleveurs patentés, en costume éclatant (bandouillers du Mississipi). Pour faire plus de scandale, outre leur paye, ils ont dix francs de prime pour chaque enlevé. Cela les anime si bien qu'ils capturent, au hasard, cinq mille personnes! des servantes qui viennent s'engager à Paris, des petites filles de dix ans, des gens établis, de notables bourgeois. Ils en font tant que, dans certains quartiers, on assomme ces bandouillers. Cependant une commission du Parlement court les prisons, délivre les pauvres enlevés, s'apitoie sur leur sort, déplore la tyrannie de Law.

Persécution étrange! il a beau refuser. Tout le long de mai, jusqu'en juin, on enlève pour lui, pour lui on fait passer aux ports, on embarque des troupeaux humains.

Quel poids que la haine d'un peuple! Law ne pouvait la supporter. Il voulait à tout prix refaire sa popularité. L'horreur de sa situation n'avait fait qu'exalter ses puissances inventives. Battu sur tant de points, il s'élance dans un nouveau rêve,—celui-ci vraiment analogue à ceux de nos socialistes. La Compagnie sera le grand industriel de France, fabriquera, vendra elle-même. Supprimant les nombreux intermédiaires oisifs et parasites qui tous gagnent sur le travailleur, elle livrera directement la marchandise à très-bas prix. Déjà il avait fait un premier essai à Versailles dans sa belle colonie de neuf cents horlogers appelés d'Angleterre. Il en fit un nouveau dans son château de Tancarville pour la fabrique des étoffes et la confection des habits. Il avait fait venir de Flandre un habile homme, Van Robais, qui aurait habillé le peuple presque pour rien. Law voulait le nourrir lui-même. Il achète des bœufs à Poissy. Il tue, détaille, vend la viande au rabais, fait taxer les bouchers, les oblige de vendre de même.

Soins perdus. Et en même temps, il perdait le temps à dicter, faire écrire par l'abbé Tenasson une longue apologie en quatre lettres qu'on mit dans le Mercure. Mais les oreilles étaient bouchées par les grandes et terribles préoccupations de la ruine. Les ennemis de Law sentirent que tout cela ne lui servait à rien, qu'il était mûr, et qu'on pouvait frapper. La dernière lettre est du 18. Le 21, ils saisirent le moment, et lui portèrent le coup mortel.

Il y avait vacance au conseil et au Parlement. Chacun allait un moment respirer. M. le Duc, Villars, Saint-Simon, etc., sont dans leurs terres. Il ne reste près du Régent, avec Law, que son ennemi d'Argenson, et Dubois, non moins ennemi, voué à l'Angleterre. Saint-Simon est bien étourdi, quand il dit que Dubois «fut dupe.» Il fut fripon, comme toujours. Jamais, sans son concours, d'Argenson, si prudent, heureux qu'on l'oubliât, n'aurait eu cette audace de lancer contre le Système la machine qui le mit à terre. À qui sert-elle, cette machine? À Blount et Stanhope. Elle est mise en branle de Londres, montrée par d'Argenson, mais poussée victorieusement par l'excellent anglais Dubois (La Hode, II, 84).

«La baisse allant toujours (dit d'Argenson), sans qu'on pût l'arrêter, ne valait-il pas mieux la dominer, la régler et la mesurer, par une réduction progressive des actions et des billets qui baisseraient de mois en mois jusqu'en décembre, où ils seraient réduits à peu près de moitié?»

Il est certain que beaucoup abusaient de la situation, forçaient leurs créanciers de prendre en payement de mille livres ce qui bientôt ne vaudrait que cinq cents. Le Roi même avait fait ainsi. Mais, s'il en fait l'aveu, s'il le proclame effrontément, combien il va la précipiter, cette baisse, hâter le naufrage de tant de gens qui, en faisant moins de bruit, eussent liquidé tout doucement? Ce n'était plus la baisse qu'on aurait, mais la chute subite et complète.

Quelque claire qu'elle fût, cette baisse, plusieurs ne voulaient pas la voir, disant qu'on remonterait. Il y avait des croyants obstinés, espérant contre l'espérance. Quelle fureur sera-ce et quel cri quand le Roi les démentira, détruira toute illusion, dira: «N'espérez plus.»

Law trouva le Régent bien stylé, préparé. D'Argenson proposait et Dubois appuyait. Donc Law était seul contre trois. Qu'avait-il à faire? Rien, que de se retirer. Il les eût foudroyés de honte, accablés, en leur laissant tout. Mais sans doute les deux fins renards lui firent entendre qu'en restant il ferait encore un grand bien, ralentirait la baisse, que jamais, tant qu'on le verrait au timon des affaires, on ne perdrait cœur tout à fait. Du reste, qui avait amené cette triste nécessité? n'était-ce pas lui? Il fallait qu'il aidât à adoucir des maux dont il n'était pas innocent. L'édit, fort insidieusement, commençait par un hymne à la gloire du Système; bon moyen pour faire croire que Law était auteur, rédacteur de cette pièce. Ce fut exactement comme aux enlèvements pour le Mississipi. On s'arrangea pour lui faire imputer ce qu'il refusait, ce qui le perdait.

Signerait-il? Le Régent pria, ordonna; l'homme qui dès longtemps ne s'appartenait plus et se sentait perdu, signa son acte mortuaire.

L'effet fut effrayant. Tous ces gens se virent ruinés. Ils crurent que l'édit produisait ce qu'il constatait seulement. Ce ne fut qu'un cri contre Law. À peu ne tint qu'on ne le mît en pièces. Le 25 mai, émeute; on casse ses vitres, à coups de pierres. Le Régent eut pitié de lui; il le prit, et pour faire voir qu'il l'avouait de tout, il se montra le soir avec lui à l'Opéra, en même loge.

Cependant M. le Duc arrivait indigné de Chantilly. Il avait encore les mains pleines d'actions. Il fit au Régent une scène terrible et ne quitta pas le Palais-Royal qu'on n'eût amendé le tort qu'on lui faisait (dit-il); on lui promit quatre millions.

À ce prix, on dut croire qu'il couvrirait la Banque, défendrait Law au Parlement. Il alla y siéger, mais se garda de s'embourber en justifiant l'innocent. Le Parlement discutait sa question favorite, celle de pendre Law et les chefs de la Compagnie. Le Régent fut si alarmé, que non-seulement il révoqua l'édit, mais demanda au Parlement une commission qui s'entendrait avec lui sur les affaires publiques. Il lâcha Law décidément, le destitua, lui donna une garde, pour le tenir prisonnier (29 mai 1720).

L'effet était produit, la confiance perdue sans retour, notre Bourse enfoncée. L'édit du 21 devait valoir à Dubois les vifs remercîments de l'Angleterre, une couronne civique de la Bourse de Londres.

Toute la spéculation s'embarque, passe le détroit. L'action de Blount monte, en mai, de 130 à 300! En août, jusqu'à 1,000! À lui maintenant le tréteau. Il crie plus fort que Law. Law promettait 40; Blount promet 50 pour 100! (Mahon.)

Il croyait dans sa Compagnie concentrer tout. Mais sur ce gras terrain, les champignons, j'entends les Compagnies nouvelles, poussent effrontément chaque nuit. Et chacune a ses dupes. Ce peuple taciturne est, dans certains moments, âprement imaginatif. Des Compagnies se forment pour le mouvement perpétuel, d'autres pour engraisser les chiens, trafiquer des cheveux, tirer l'argent du plomb, repêcher les naufrages, dessaler l'Océan, etc. Tout n'est pas vain dans ces affaires. L'héritier présomptif se met dans les mines de Galles; sa Compagnie perd tout, mais il gagne un million.

«Tous jouent. Le duc joue, triche, pour un petit écu. Ministres et patriotes oublient le Parlement; leur lutte est à la Bourse. Le Lord juge agiote. Le pasteur (loup-cervier) mord au sang son troupeau. À la caisse, on voit (doux accord) la grande dame, duchesse et pairesse, qui fraternellement touche avec son laquais.» (Pope.)

L'originalité de Blount, le spéculateur puritain, c'est qu'avec lui on joue selon la Bible. Il est le bon pasteur Jacob, pattepelue, délivrant le païen Laban de ses idoles d'or. Les Saints des derniers jours ne peuvent agioter qu'en langage sacré. La hausse est en David, la baisse en Jérémie. Stanhope aurait voulu qu'il donnât à la Banque quelque part au gâteau. Il répondit, comme la bonne mère à la mauvaise dans le jugement de Salomon: «Oh! ne coupons pas notre enfant!»[Retour à la Table des Matières]

CHAPITRE XVI

LA RUINE—LA PESTE—LA BULLE
Juin-Décembre 1720

La Bourse de Paris, languissante et malade, est établie en juin à la somptueuse place Vendôme. Ses grands hôtels, celui du Chancelier, les fiers palais des fermiers généraux, ont le misérable spectacle de la déroute financière. C'est le champ de la baisse. Sous de méchantes toiles qui défendent un peu de soleil, l'agiotage agonisant s'agite encore. Ces tentes misérables qui donnent à la place un faux air militaire, la font dire le Camp de Condé. Juste hommage au grand capitaine, immortel à la Bourse, qui y fit tant d'exploits, «y put compter tant d'actions.» Qu'était-ce au prix, que son aïeul, qui, disait-on, n'en eut que trois ou quatre! Mais c'était Fribourg et Rocroi.

Ce camp ne peut jeûner. Près des tentes s'ajoutent les mal odorantes logettes où s'abritent les petits traiteurs. Puis de légères échoppes de toutes marchandises où vous pouvez, à grosse perte, employer ce mauvais papier. De plus en plus le brocantage absorbera l'agiotage. Pour un billet qui ne vaut guère, le fripier vous fait prendre l'habit qui ne vaut rien du tout. La fine marchande à la toilette reconnaît à la mine l'homme entamé où l'on peut profiter. Pour son portefeuille aplati, elle lui donne un diamant faux, une dentelle éraillée, et qui sait? une belle pour souper, rire avant de se noyer. Mais se noie-t-on après? De jolies curieuses affluent à la place Vendôme. Elles égayent ce champ de ruines. Un des désespérés voit passer une dame de grand air, élégante. Il ne dit que ces mots: «Cent louis! ma voiture!» Elle le regarda, s'attendrit et sourit, dit: «Pourquoi pas?» Elle monte lestement. Il est consolé (Du Hautchamp).

Cela rappelle tout à fait Machiavel, son sinistre récit de la peste de Florence, où la mort est l'entremetteuse, où l'étranger, la veuve, tous deux en deuil, s'entendent au premier mot. Parfaite ressemblance. La France a la peste à Marseille, ici la ruine. Entre deux morts, on joue, on s'efforce de rire, entre le fléau de Provence et les étouffés de Paris.

Aux portes de la Banque, dit un témoin, «c'était une tuerie.» On se pressait, on se foulait aux pieds les uns les autres pour arriver à toucher un petit billet de dix francs. Dans cette furie de misère, on s'occupait bien peu de ce qui se passait au Midi. L'herbe poussait sur les quais de Toulon, et dans son arsenal; on vendait pour le bois les vaisseaux de Louis XIV. Sous Colbert et sous Seignelay, il y avait là un mouvement immense. Un argent énorme y passait. Tout cela tarit. En même temps, notre marine marchande, notre commerce du Levant, si naturel à ces contrées, et qui, à travers tout événement, durait depuis le Moyen âge, fut assommé d'un coup. En vain Marseille fut déclarée port franc. Partout, à Smyrne, à Constantinople, en Égypte, nos adversaires nous avaient remplacés, fournissant à bas prix ce que ne donnaient plus nos fabriques ruinées par la Révocation.

Mal durable et définitif. Marseille, énormément grossie et encombrée, plus qu'une ville, un peuple tout entier, resta là dans sa cuve et dans son port fétides, sans plus savoir que faire, macérée de famine, de misère, de la malpropreté croissante qu'engendrent l'inertie, l'abandon. De là un foyer permanent de maladies. On y était habitué. Le long de 1719, disent les médecins de Montpellier, la peste régnait à Marseille et personne n'y songeait. On mourait fort tranquillement. Plus fatalistes que les Turcs, nul n'essayait, comme eux, de prévenir le mal par des cautères ou des sétons. En juin 1720, l'état sanitaire empira du surcroît de misère que produisit sur cette place la débâcle financière de Paris. C'est alors qu'un navire marchand qui arrivait de Smyrne aurait, dit-on, apporté la contagion.

Le Nord est tout entier à sa peste morale, à la misère, aux soucis, à la peur. Dès deux ou trois heures de nuit, les pauvres gens arrivent à la porte du jardin de la Banque (du côté de la rue Vivienne), attendant leur payement, leur pain. Foule énorme. Dès le 2 juin, il y eut là des gens étouffés; le 3 encore, deux hommes et deux femmes étouffés. Le 5, on enfonçait les portes, si la troupe n'eût chargé. Pour payement, on donna du feu aux affamés.

La Compagnie était-elle ruinée? Avait-elle mal géré? Nullement. Le 3, Law, au fond de cet hôtel si menacé, dresse un bilan, et comme un testament. Il prouve que la Compagnie est très-riche, a des ressources immenses, mais ses trésors de marchandises dispersées, mais ses terrains à vendre, mais ses trois cents navires, ne mettent pas dans la caisse de quoi apaiser cette foule.

Le 5, devant ces scènes affreuses, cette espèce de siège que soutenait la Banque, il regarda sa femme comme veuve, et pour elle obtint du Régent, non faveur, mais restitution, le titre d'une rente exactement proportionné au capital qu'il avait apporté en France, «rente qui ne pourrait être saisie pour aucune cause» (lettre de madame Law, 5 avril 1727). Ainsi, nul bénéfice, nul avantage stipulé. Pour cet immense effort de cinq années, il ne réclamait rien.

L'honneur de Law était relevé, sinon sa caisse. Le Régent voyait trop les fruits du beau conseil de d'Argenson. Dubois sacrifia celui-ci, se lava de complicité eu se chargeant de le punir. Lui-même il alla lui ôter les sceaux. Law, réhabilité, eut l'honorable charge d'aller (le 7) à Fresnes chercher, rappeler le bon chancelier d'Aguesseau, dont le nom, synonyme d'honnêteté, donnerait espoir au public, plairait au Parlement, ferait bien au crédit. Ce que l'on pouvait craindre, c'est que le digne janséniste hésitât pour venir orner le triomphe des ultramontains, la chute de l'Église gallicane, la farce impie du sacre de Dubois. Law fut persuasif et d'Aguesseau faiblit. Comme Law, il était père de famille, et sa famille s'ennuyait de l'exil. Il revint juste à point pour voir les noces de Gamache que Dubois fit pour célébrer son sacre (9 juin). Des miracles s'y virent, de dépense et de mangerie. Une poire coûtait trente livres. Toute la cour et tout le clergé mangeait, buvait, riait. L'humanité frémit. L'effrontée bacchanale qui eut lieu au Palais-Royal s'entendait au jardin funèbre, dans cette Banque à sec où l'on s'étouffait à deux pas.

Juillet fut un mois de terreur. Barbier et Buvat font frémir. Buvat, comme employé de la Bibliothèque du roi, vit de bien près les choses, entrant tous les jours par cette terrible porte. Le jardin menait d'une part à la Bibliothèque, de l'autre à la galerie basse où étaient les bureaux, la caisse de la Banque. Pour aller à la caisse on passait par une enfilade de sept ou huit toises entre le mur et une barricade de bois. Les ouvriers robustes, pour prendre un rang meilleur, se mettaient sur la barricade, et de là se lançaient à corps perdu sur les épaules de la foule; les faibles tombaient, étaient foulés, étouffés, écrasés. D'autres filaient sur le mur du jardin, par les branches des marronniers, par des décombres. Buvat se trouva une fois, au passage, pris comme à un étau de fer. Une autre fois, un cocher fut tué à côté de lui d'un coup de feu.

Dans la nuit du 16 au 17, il y avait quinze mille personnes. On était poussé, on poussait. Au jour, on vit avec horreur qu'on poussait des cadavres. Ils allaient, mais ils étaient morts. On en retire douze à quinze; on les promène devant l'hôtel de Law, dont on casse les vitres. On porte un corps de femme au Louvre, au petit Louis XV. Villeroi effrayé descend, paye l'enterrement. Trois corps vont au Palais-Royal. Il était six heures du matin. Le Régent, «blanc comme sa cravate,» s'habille en hâte. Deux ministres descendent, haranguent, amusent ce peuple, au fond crédule et débonnaire. Cependant des soldats déguisés avaient filé dans le Palais. À neuf heures, le Régent, assez fort, fit ouvrir la grille; le torrent s'y jeta; et, la grille se refermant, il fut coupé. On en eut bon marché.

Law osa sortir à dix heures. Reconnu, arrêté, il descendit de voiture, montra le poing, et dit: «Canaille!» On recula. Lui entré au Palais-Royal, son carrosse fut brisé, le cocher blessé. Law n'osa plus sortir, coucha chez le Régent.

Le Parlement, loin d'apaiser les choses, repousse durement les expédients de Law, ses essais misérables pour ramener un peu de vie, de confiance. Le 20 juillet, on exila ce corps au très-doux exil de Pontoise, vraie faveur qu'il méritait peu et qui le posait glorieusement devant le public. Le Régent donna de l'argent pour faciliter le petit voyage, en donna au premier président pour tenir table ouverte et régaler les magistrats. En arrivant, pour poser leur justice, leur inaliénable droit, ils dressèrent leur gibet, jugèrent, firent pendre un chat. Facétie déplacée dans ce moment tragique.

Une autre, ce fut le spectacle du grand patriote Conti, qui vint mettre le poing sous le nez au Régent. Le héros de la rue Quincampoix, illustre par ses trois fourgons, grotesque par sa galante femme et par sa figure ridicule, tout à coup se pose en Caton. Lui seul peut réformer l'État. Il va se mettre à la tête des troupes, et prendre la Régence. On rit.

Ce fou n'est pas le seul. Il arrive en ce temps ce qu'on voit aux époques infiniment malades, c'est que tout l'esprit s'obscurcit. Law, le Régent, quand on les suit de près, sans être tout à fait en démence, sont manifestement effarés, incertains; ils perdent le sens du réel et toute présence d'esprit. Ni l'un ni l'autre n'étaient nés pour endurer froidement la haine publique, et ils en étaient éperdus.

L'anathème, la malédiction des grandes foules a un magnétisme terrible, pour frapper d'impuissance, d'aveuglement, d'hébétement. Ils essayent coup sur coup je ne sais combien de choses vaines, puériles, font édits sur édits, et plus sots les uns que les autres. Par exemple, Law imagine d'inviter les négociants à faire les dépôts à la Banque, à faire leurs comptes en Banque, à la manière de la Hollande; on recevra et l'on payera pour eux. La belle imitation! comme il est vraisemblable, dans un tel discrédit, que cette misérable caisse va attirer l'argent comme l'antique, la vénérable, la solide caisse d'Amsterdam!

Autre essai ridicule. On s'avise un peu tard de séparer la Compagnie de la Banque; on se figure qu'après avoir cruellement ruiné la seconde, on pourra isoler, faire fleurir à part la première, comme pure Compagnie de commerce. Qui ne voit que ces deux noyés, quoi qu'on fasse, fortement liés, ont même pierre au cou qui les emporte au fond de l'eau?

On avait balayé la place Vendôme. Agiotage et brocantage, toutes les ordures à la fois furent transportées chez le prince de Carignan, dans les baraques que ce spéculateur avait faites et louait à cinq cents francs par mois dans son jardin de Soissons (Halle au blé). Mais là encore le brocantage, la friperie prima la Bourse. Il fallut fermer cet égout.

Aucun payement depuis le 21 juillet. Souffrances intolérables. Les petits billets de dix francs n'étant plus même payés, et ne s'échangeant pas, on meurt de faim. De là ces fureurs, ces menaces de mort contre Law et le Régent. Le peuple parisien sort de son caractère, jusqu'à insulter, poursuivre des femmes. Aux Champs-Élysées, on reconnaît la livrée de Law; on jette des pierres à son carrosse, qui promenait sa fille: une pierre atteint, blesse l'enfant.

On fit à Londres la gageure, et de forts paris même, que le Régent «ne passerait pas le 25 septembre.» Cela arriva en un sens. Cet homme, jadis de tant d'esprit, aujourd'hui lourd, apoplectique, est déjà mort en tous ses dons charmants. Plus d'amabilité, de politesse même. Les quatre métiers de Paris, le haut commerce, venant se plaindre à lui, il s'emporte, il adresse à ce corps respectable les injures du coin de la rue. La seule voix qu'il entend, c'est celle de son Dubois, impétueux, impérieux, qui le fait obéir, le traîne hébété dans sa voie, comme instrument de sa fortune. Le Parlement qui s'ennuie à Pontoise, pour revenir, s'arrange avec Dubois, enregistre l'Unigenitus. Le Grand Conseil l'imite, sur l'intimation du Régent et des princes qui viennent tout exprès pour y siéger.

L'athée Dubois, Rohan (la femme évêque), l'intrigant Bissy et deux autres, forment maintenant le Conseil de conscience, qui nommera aux bénéfices, selon les volontés papales. Le Régent ne s'en mêle plus «ayant désormais la tête trop fatiguée.» Triste finale de nos longues luttes religieuses. Ignoble enterrement de la vieille Église de France.

Si bas est tombé le Régent qu'il semble n'avoir rien gardé de ce qu'on aurait cru en lui indestructible, le courage. La foule sait trop bien le chemin du Palais-Royal; le 24 septembre il va coucher au Louvre sous la protection du petit roi. Et ses craintes sont telles qu'il faut qu'on lui pratique un escalier secret par lequel à toute heure il peut descendre au lieu inattaquable, la chambre à coucher de l'enfant.

Law cependant osait rester encore. M. le Duc y avait intérêt et d'autres; ils le couvraient. Cependant les Pâris, ses violents ennemis, étaient revenus de l'exil. Leur faction fit supprimer la Banque (10 octobre). Ils avaient obtenu le 30 une défense générale de sortir du royaume sans passe-port, annonce claire des mesures violentes dont on frapperait les enrichis, des spoliations, des procès, d'un visa nouveau et peut-être d'une nouvelle Chambre de justice. Qui le premier y eût été traîné? Law sans nul doute. Et qu'eût-il dit? Eût-il pu se défendre sans accuser les princes, et les profusions du Régent, et les brigandages de M. le Duc? Celui-ci réfléchit, arrangea le départ de Law. Dans une belle voiture de promenade à six chevaux, il monta avec le chancelier de la maison d'Orléans, et une dame, jeune et jolie, hardie, fort intéressée à coup sûr à ce qu'il échappât. C'était la marquise de Prie.

Hors de Paris attendait une autre voiture, du duc de Bourbon, une rapide voiture de voyage pour le mener à la plus proche frontière. Un fils de d'Argenson, intendant sur cette frontière du Nord, l'arrêta à Maubeuge, demanda à Paris ce qu'il fallait en faire. Réponse: «Le laisser passer, mais lui retenir sa cassette,» une cassette des bijoux de sa femme, dernière ressource du proscrit.[Retour à la Table des Matières]

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